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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 mai 2023
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l’administration pénitentiaire et de l’appareil judiciaire ayant conduit à l’assassinat d’un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d’Arles,
Président
M. Jean-Félix ACQUAVIVA
Rapporteur
M. Laurent MARCANGELI
Députés
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Voir les numéros : 170 et 516.
La commission d’enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l’administration pénitentiaire et de l’appareil judiciaire ayant conduit à l’assassinat d’un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d’Arles, est composée de : M. Jean-Félix Acquaviva, président ; M. Laurent Marcangeli, rapporteur ; Mme Caroline Abadie ; Mme Sabrina Agresti-Roubache ; Mme Ségolène Amiot ; Mme Bénédicte Auzanot ; M. Romain Baubry ; M. Ugo Bernalicis ; M. Mickaël Cosson ; M. Jocelyn Dessigny ; M. Pierre Dharréville ; M. Guillaume Gouffier Valente ; M. Meyer Habib (jusqu’au 3 février 2023) ; M. Sacha Houlié ; M. Philippe Juvin ; M. Mohamed Laqhila ; M. Emmanuel Mandon ; Mme Élisa Martin ; M. Karl Olive ; M. Didier Paris ; M. Thomas Portes ; Mme Angélique Ranc ; Mme Cécile Rilhac ; Mme Sandrine Rousseau ; Mme Anaïs Sabatini ; M. Hervé Saulignac ; Mme Sarah Tanzilli ; Mme Cécile Untermaier ; M. Guillaume Vuilletet.
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Pages
Synthèse des recommandations du rapport
1. La prise en charge sans indulgence d’Yvan Colonna
a. Une procédure judiciaire qui, à l’évidence, n’a pas permis de jouer son rôle d’apaisement
2. À la maison centrale d’Arles : un détenu calme et apprécié
a. Un comportement très correct pendant dix ans
b. Un détenu apprécié du personnel et de ses codétenus
c. Une peine qui n’aurait sans doute pas été aménagée
a. L’inscription et le maintien au répertoire des DPS
ii. La persistance de zones d’ombres au niveau national comme local
b. Un statut aux conséquences parfois contraires au principe d’individualisation de la peine
i. Les restrictions imposées par le statut de DPS
ii. Un statut « attrape-tout »
2. Des conséquences inacceptables sur le droit à la vie familiale d’Yvan Colonna
a. Pour Yvan Colonna, l’apparence d’une double peine
b. L’aménagement de la prison de Borgo, une question centrale
i. Une volonté politique asymétrique entre l’État et la Corse
ii. Le processus de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo
a. Des arguments extra-pénitentiaires insuffisamment étayés
i. Des critères opposés à Yvan Colonna peu convaincants
ii. Une procédure au carrefour de nombreuses influences, dont certaines de nature politique
iii. Une pratique critiquable et critiquée
4. Une réforme indispensable du statut de DPS
a. Un statut qui doit être défini par le législateur
b. Un meilleur encadrement de ce statut et un renforcement de son contrôle juridictionnel
II. la gestion erratique, voire permissive, du parcours carcÉral de Franck elong abÉ
A. un profil extrÊmement dangereux, violent et instable
a. La jeunesse chaotique d’un petit délinquant multirécidiviste
b. Un « combattant de confiance » des talibans
i. Les actions commises en zone afghano-pakistanaise
ii. Un événement primordial pour appréhender la personnalité de l’individu
a. Maison d’arrêt de Rouen (2014-2015 et 2015-2016)
b. Centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin (2015 et 2016-2017)
c. Centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil (2017-2019)
d. Centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe (2019)
e. Centre pénitentiaire de Nantes (2019)
3. À la maison centrale d’Arles : stabilisation ou dissimulation ?
a. Le transfert à la maison centrale Arles : un défi réussi, en apparence
c. Des signaux d’alertes et des manifestations d’instabilité préoccupants
d. 13 décembre 2023 : la perspective inquiétante de la fin de peine
i. Le régime d’application des différentes peines
ii. La nécessité de préparer cette échéance préoccupante
a. Les demandes auxquelles la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) n’a pas donné suite
b. Les demandes auxquelles la directrice de la maison centrale d’Arles n’a pas donné suite
c. La demande intervenue hors procédure, et trop tardivement
2. Le transfert à maison centrale d’Arles : les prémices du drame
a. Un contexte complexe qui n’absout toutefois pas l’administration pénitentiaire
i. Trois options, un choix discutable
ii. Une décision non conforme, à l’époque, à l’état du droit
b. Le rôle de l’autorité judiciaire en question
i. Un cadre d’intervention dont l’imprécision persiste
ii. Des avis réservés et très réservés qui ont pesé dans la décision
c. Les raisons et les conséquences de la mise en échec de la stratégie de la DAP
i. Une décision qui n’a pas été encadrée par des garanties suffisantes
ii. Des conséquences indirectement dramatiques
3. La situation à la maison centrale d’Arles : origine et expansion d’un « trou noir » administratif
a. Pourquoi il était indispensable d’évaluer Franck Elong Abé en QER
i. Déterminer le régime de détention approprié
ii. Prévenir le risque de passage à l’acte violent
b. Une dilution des responsabilités à tous les niveaux de l’administration pénitentiaire
i. La défaillance grave de la cheffe d’établissement
ii. Un défaut de vigilance généralisé
c. Le cas de Franck Elong Abé dans une perspective comparative
i. Au niveau national, un cas unique en son genre
C. UN CLASSEMENT AU SERVICE GÉNÉRAL QUI A suscité la stupéfaction de LA COMMISSION D’ENQUÊTE
i. Une prise de risque inconsidérée en l’absence d’évaluation de la dangerosité de l’individu
ii. Un cas authentiquement hors normes
2. L’impérieuse nécessité d’encadrer les conditions du classement au travail des détenus sensibles
a. Définir les conditions de classement et de déclassement d’un détenu
b. Instaurer des mesures de vigilance suffisantes pour le classement des détenus dangereux
1. Une maison centrale supposée sécuritaire
a. Un établissement remis en service en 2009
b. Description des deux bâtiments d’hébergement
2. La maison centrale d’Arles : un « village » soumis à un contexte difficile et dégradé
a. Des détenus aux profils lourds
b. Des personnels expérimentés, mais en nombre insuffisant au regard des effectifs théoriques
3. Un établissement confronté à des difficultés significatives
a. Des conditions de travail et de sécurité inquiétantes
b. La confirmation d’une gestion défaillante du personnel
i. Au niveau des personnels de surveillance
ii. Au niveau de la direction de l’établissement
B. Le jour du drame : un dÉfaut de surveillance anormal dans une maison centrale
1. Une agression d’une extrême violence qui s’est prolongée de façon inexplicable
b. Un déroulé des faits qui demeure quelque peu confus
2. Comment un détenu a-t-il pu en agresser un autre pendant de si longues minutes ?
a. Des agents dépassés, mais pas de leur fait
i. Un système de vidéosurveillance développé
ii. Le jour de l’agression : des images non exploitables
iii. Une doctrine d’emploi de la vidéosurveillance en détention à repenser
3. Une reprise en main qu’il convient de souligner
1. Une circulation des informations globalement défaillante
ii. Un manque de réactivité déconcertant
iii. Une impression de confusion générale inacceptable, des contradictions inexplicables
b. Les services de renseignement et Franck Elong Abé : qui savait quoi ?
ii. Le suivi de Franck Elong Abé à la maison centrale d’Arles
iv. Y a-t-il eu des failles dans la transmission de l’information au sujet de Franck Elong Abé ?
v. L’autorité judiciaire : à la source d’informations progressivement tombées dans l’oubli ?
a. Un individu décrit comme situé dans le « haut du spectre »
b. D’une dangerosité extrême à l’extérieur à une dangerosité largement relativisée en détention
i. Pour les services de renseignement
ii. Pour l’administration pénitentiaire
iii. Pour l’autorité judiciaire
iv. Ce qu’il est possible d’en conclure
II. UN ÉVéNEMENT dramatique QUI RÉVÈLE LES problématiques PLUS GÉNÉRALES DU SYSTÈME CARCÉRAL
A. LA DÉFINITION D’UNE STRATÉGIE DE GESTION DE L’ISLAMISME RADICAL LOUABLE MAIS ENCORE INABOUTIE
1. 2016-2022 : six années d’action déterminée mais discutée
a. La mise en œuvre d’une stratégie opérante dans un contexte contraignant
i. Les premiers tâtonnements face à l’intensification du défi
ii. La constitution d’un corpus doctrinal et juridique complet
b. Un climat de tension qui reste très marqué
ii. Des inquiétudes fortes de la part des personnels pénitentiaires
iii. La nécessité d’évaluer en profondeur le dispositif
2. Les leçons qui peuvent d’ores et déjà être tirées du cas Franck Elong Abé
a. Renforcer tous les niveaux du nouveau quadriptyque
i. Pourquoi Franck Elong Abé y avait potentiellement davantage sa place qu’en détention ordinaire
B. LA PRISON ET SES FLÉAUX : DES FEMMES ET DES HOMMES EN SOUFFRANCE
1. La situation alarmante des violences entre détenus
a. L’état des lieux au niveau national
ii. Le cas spécifique des homicides
c. Le plan pluriannuel de lutte contre les violences commises en milieu pénitentiaire
a. Un phénomène massif qui exige une réaction d’ampleur
i. La situation à la maison centrale d’Arles
b. La nécessité de renforcer les structures de prise en charge des troubles psychiatriques
a. Un malaise qui reste palpable malgré une mobilisation tous azimuts
b. Les leçons qui peuvent être tirées du drame du 2 mars 2022
i. Améliorer la prise en compte du travail de surveillance des personnels pénitentiaires
ii. Renforcer les liens entre tous les acteurs de la détention
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
ANNEXE : ÉLÉMENTS VERSÉS PAR LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE
glossaire des principales abréviations
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VÉRITÉ, JUSTICE ET DÉMOCRATIE
INTRODUCTION
Dans la vie d’un homme ou d’une femme, que cela soit sur le plan personnel, professionnel ou a fortiori sur le plan politique, il est des événements qui restent à jamais gravés dans la mémoire. De ces événements au cours desquels on se souvient précisément où l’on se trouvait, ce que l’on faisait.
Le 2 mars 2022, jour de l’agression mortelle d’Yvan Colonna, requalifiée en assassinat par le parquet national antiterroriste, restera pour moi l’un de ceux-là.
J’ai une pensée sincère et émue pour la famille d’Yvan Colonna, son père et sa mère, son frère, sa sœur, sa femme, son ancienne femme, ses deux fils, ses amis…Tous ceux, et j’y reviendrai un peu plus loin dans cet avant-propos, qui ont été entravés sciemment de relations suffisamment régulières avec leur père, leur fils, leur frère, leur ami. La véritable obstruction au rapprochement dans un centre de détention en Corse qui s’est organisée de manière continue au fil des ans, de nature politique et administrative, par la gestion « spéciale » du cas d’Yvan Colonna a conduit à l’application effective d’une double peine pour lui et sa famille. Et nous le savons malheureusement tous aujourd’hui, à une triple peine, celle de mourir en prison par agression. Il apparaît clairement dans le cadre de nos travaux qu’une « doctrine » politique et administrative particulière a été appliquée avec une continuité inébranlable au plus haut niveau de l’État, de certaines sphères de la haute administration, en particulier au niveau de la Chancellerie, de l’administration pénitentiaire, du parquet et des juridictions anti-terroristes. La mise en exergue de cette doctrine tout du long de nos auditions, s’appliquant aux membres du commando dit Érignac, visant à une gestion extrêmement rigoureuse de leurs demandes de levée du statut de DPS, rempart au rapprochement effectif dans un centre de détention en Corse, ou de leurs demandes fondées d’aménagement de peine pour deux d’entre eux après 24 ans d’emprisonnement, constitue déjà en tant que tel un scandale d’État. Quelles que soient en effet les conclusions de l’enquête judiciaire en cours, la gestion administrative et politique d’Yvan Colonna a conduit, d’un point de vue moral et déontologique, à sa mort.
Cette doctrine est liée au traumatisme qu’a constitué l’assassinat du préfet Claude Érignac, notamment au sein de l’administration préfectorale, bien au-delà de la douleur de la famille, à laquelle nous avons toujours compati. Comme nous l’avons toujours précisé, le rapporteur, moi-même et de nombreux élus et acteurs de la société insulaire, le drame du 2 mars est à restituer dans l’histoire longue, celle des relations conflictuelles de la Corse avec la République. Depuis 25 ans bien entendu, date de l’assassinat du préfet Claude Érignac, mais aussi bien au-delà. Depuis plus de 60 ans. Avec une cohorte de drames accompagnant un problème politique encore non résolu à ce jour. Je veux donc avoir une pensée émue aussi pour toutes les familles endeuillées, celles des militants, des civils, des gendarmes. Il ne peut y avoir dans notre esprit de hiérarchie des peines et des douleurs.
CETTE COMMISSION D’ENQUÊTE : UNE CONVERGENCE MORALE ET POLITIQUE
Cette commission d’enquête parlementaire, nous l’avons voulue. Nous étions déterminés à faire en sorte qu’elle contribue à la lumière sur tous les mécanismes qui ont pu conduire à ce drame. Je veux remercier ici le groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT), son Président et l’ensemble de ses membres, parmi lesquels mes deux autres collègues députés nationalistes de Corse, pour m’avoir fait confiance et avoir permis d’exercer le droit de tirage du groupe, afin que la représentation démocratique de l’Assemblée nationale, dans la pluralité de ses opinions, puisse réaliser un travail en profondeur, sans faux-fuyants, en transparence, dans le but de répondre à l’exigence de Justice et de Vérité qui s’est fortement exprimée à la suite de ce drame.
Je veux particulièrement remercier Laurent Marcangeli, rapporteur de cette commission, pour son engagement, son honnêteté, son travail tout au long des auditions. Au-delà des divergences liées à nos appartenances politiques respectives, je crois pouvoir dire que notre convergence sur la méthode et sur le fond a été réelle tout au long de nos travaux, de même que dans notre volonté commune d’associer toutes les forces politiques représentées. Cette convergence est gage d’espoir en l’avenir pour la démocratie et pour notre île.
La portée symbolique et politique d’une commission d’enquête animée par un président et un rapporteur du même territoire, issus d’une île bouleversée, choquée et en colère par ce qui s’était produit, était forte. Cela représentait un défi et nous obligeait. Le produit de cet engagement et de nos investigations est aujourd’hui soumis à l’avis des acteurs politiques, de la société civile, des parties concernées, du peuple.
Je veux enfin remercier les députés siégeant dans cette commission d’enquête pour leur présence constante, leur implication, leur contribution. Ce rapport, adopté à l’unanimité, est aujourd’hui celui de l’Assemblée Nationale dans son ensemble. Ce qui lui confère une force démocratique incontestable.
UNE HISTOIRE ET DES TRAJECTOIRES SPÉCIFIQUES
Le champ d’investigation de cette commission d’enquête parlementaire se centrait nécessairement sur la genèse, les processus décisionnels administratifs et politiques, tant dans les années précédant, que durant le déroulé de la journée du drame, en se gardant d’entrer dans le domaine de l’enquête judiciaire.
D’un point de vue global, il s’agissait à la fois de traiter de trajectoires, d’histoires, de contextes très particuliers et spécifiques, liés aux protagonistes, à la maison centrale d’Arles, à la dimension politique de certains aspects et de problématiques générales légitimement évoquées autour de thèmes récurrents posés depuis de nombreuses années, au sein du fonctionnement de l’administration pénitentiaire et des autorités judiciaires, réapparaissant de manière saillante à l’occasion de ce drame. Permettre d’éclairer le chemin conduisant à la justice et à la vérité dans ce qui a conduit à cet assassinat, tant les zones d’ombre étaient et restent d’ailleurs, grandes, tout autant qu’en déduire des propositions et des recommandations de portée générale, voilà ce qu’était l’enjeu de la restitution de nos travaux. Ce chemin de crête a été respecté.
Pourquoi s’agit-il de trajectoires et de contextes spécifiques ?
– Yvan Colonna et Franck Elong Abé étaient tous les deux sous le régime du statut de Détenus Particulièrement Signalés, l’agresseur étant en outre terroriste islamiste. Il n’existe que 225 DPS en France sur 70 000 détenus. Nous sommes donc sur une analyse des petits nombres. Un effet de zoom. Le statut de DPS implique surtout des obligations de surveillance accrue vis-à-vis des détenus concernés, ce qui n’a pas été respecté bien évidemment en l’espèce.
– La gestion du parcours carcéral et des demandes de levée du statut de DPS d’Yvan Colonna a été excessivement rigoureuse, de nature politique, inversement proportionnelle à son comportement en détention jugé très correct et fortement conditionnée aux faits pour lesquels il était incarcéré. Franck Elong Abé est un terroriste islamiste, désormais connu grâce à nos travaux pour être « haut du spectre » dans les fichiers de renseignement. Il a combattu en Afghanistan et n’est donc pas un terroriste islamiste lambda parmi ceux en détention en France. Il a bénéficié d’une « mansuétude » à ce stade encore inexpliquée, tant du point de vue de sa non affectation en Quartier d’Evaluation de la Radicalité (QER), malgré les nombreuses demandes émises par les Commissions Pluridisciplinaires Uniques (CPU), que du point de vue de la relativisation des incidents survenus à Arles, de son statut en détention ordinaire et en emploi au service général. Ce qui n’aurait pas dû être le cas. La comparaison des modalités de gestion de l’un et de l’autre, tous deux DPS, laisse émerger une différence de traitement incontestable. Une grande interrogation naît, in fine, de cet état de fait.
– La Centrale d’Arles avec ses 127 détenus au moment des faits est un « village ». Nous ne sommes pas en situation de surpopulation carcérale. Ni dans un grand établissement. Elle est en outre très sécurisée dans son fonctionnement. Tous les manquements et dysfonctionnements, toutes les défaillances qui se sont faits jour dans ce drame prennent donc une toute autre dimension. Et creuse l’interrogation.
UNE GESTION SPÉCIALE ET POLITIQUE D’YVAN COLONNA
Au fil des auditions et des échanges, matérialisés dans le rapport, en croisant les propos et analyses, mais aussi les contradictions, la gestion « spéciale » et de « nature politique » du cas d’Yvan Colonna, et plus globalement des détenus du « commando Érignac » apparaît nettement. De la reconnaissance implicite de ce fait pour les détenus basques et corses évoquée par l’ancienne garde des Sceaux Nicole Belloubet lors de son audition du jeudi 16 février 2023 ([1]) ; en passant par les propos clairs des syndicats de la magistrature lors de leur audition du mercredi 15 mars ([2]) ; mais aussi le début d’analyse émise par l’actuel Directeur de l’Administration Pénitentiaire sur la « largesse » de certains critères réglementaires issus de l’instruction ministérielle pour le classement DPS, reposant sur la situation pénale et non sur l’évolution du parcours carcéral, sur la nature des faits liés à l’assassinat du préfet Claude Érignac (cf. audition du 12 janvier 2023) ; tout cela concourt à reconnaître sur l’histoire longue une gestion politique. Jusqu’à des propositions de réforme de la procédure de classement au statut de DPS et de renouvellement de celui-ci émise en audition par des acteurs de premiers plans, et non des moindres, comme l’ancien Premier ministre Jean Castex. Propositions qui sonnent comme la reconnaissance officielle d’une dimension arbitraire venue se nicher dans les méandres des critères larges le permettant.
Cette logique a été corroborée durant nos travaux par la référence à des actes démontrant une certaine ingénierie, une énergie développée par l’administration pénitentiaire au niveau central pour s’assurer qu’aucun risque de levée de statut de DPS n’intervienne. À titre d’exemples, la mise en exergue par le tribunal administratif de Toulon qui débouta la Chancellerie en décembre 2013 au sujet de la tenue d’une fausse réunion de la commission locale DPS ou le sujet de la « vraie-fausse » évasion d’Arles ayant justifié un transfert en urgence à la maison centrale de Réau avant que la DAP ne se ravise, comme s’il s’agissait de trouver des arguments supplémentaires, quitte à les créer de toutes pièces, pour tenter d’alourdir le dossier d’incidents de celui qui, tout au long des auditions, apparaît comme ayant un parcours de détenu modèle de l’aveu des agents de l’administration pénitentiaire et du SPIP, notamment. Les propos de Maîtres Davideau, Spinosi et Cormier sont à cet égard aussi évocateurs (cf. audition du jeudi 16 mars 2023).
Quant aux tenants d’une ligne de défense visant à justifier le fait que toutes les décisions de maintien du statut de DPS étaient les bonnes (Parquet National Anti-Terroriste, ancien directeur de l’administration pénitentiaire, juge d’application des peines anti-terroriste), leurs argumentaires se résument à un concours d’ouverture de parapluies, en invoquant les critères de l’instruction ministérielle du statut de DPS liés à la situation pénale et au « potentiel » risque d’évasion, au « potentiel » trouble à l’ordre public « qu’aurait » suscité cette « éventuelle » évasion. A contrario, l’analyse des acteurs de terrain, elle, reste claire et inchangée : faible risque d’évasion, aucun élément ne le corroborant, parcours carcéral parfait.
Une doctrine, une « automaticité », une mécanique stéréotypée, particulièrement bien mises en lumière par les travaux du rapporteur et bien rodées depuis le début de son incarcération, se sont mises en place. Tout cela au dépend de ses droits.
La contribution de Patrick Baudouin (Président de la Ligue des Droits de l’Homme) rappelle à dessein le contexte des trois procès le concernant, faisant apparaître une logique à sens unique au mépris d’éléments tangibles, mais aussi des procédures et des droits de la défense. Le rapport rappelle aussi à juste titre la vive atteinte à la présomption d’innocence lors de l’arrestation. Enfin, à titre d’exemple, la non réponse, malgré de multiples relances de la LDH, au courrier commun des parlementaires de Corse et de la présidence de la Ligue en octobre 2019 visant à obtenir le rapprochement de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi est révélatrice d’un état d’esprit et d’une chape de plomb posée sur les détenus du « commando Érignac ».
Les auditions et le rapport évoquent aussi deux points importants pour parachever l’aspect de la gestion particulière de ces détenus et du manque patent de volonté politique concernant le rapprochement familial et le respect de l’esprit et de la lettre du droit.
Tout d’abord, il est rappelé que ni l’existence d’une peine de sureté, ni le fait d’être incarcéré en maison centrale ne sont des éléments réglementaires obligatoires pour la gestion des détenus DPS même si usuellement cela est le cas. Sauf que pour les détenus en question et en particulier Yvan Colonna, factuellement, le droit au rapprochement familial a été bafoué, malgré moult arguments et réalités développés sur le temps long pour faire cesser cette situation. En vain.
Ensuite, la confirmation de l’existence d’une inspection de fonctionnement sur le centre de détention de Borgu, menée en 2021, quelques mois à peine avant les faits, certes larges dans ses domaines d’investigation, au-delà de l’aspect sécuritaire, vient appuyer sur le fait qu’il était bien prévu des aménagements de sécurité tenant compte de la « spécificité » de ce centre accueillant « des détenus nationalistes corses ». Bien entendu, à aucun moment, au niveau de la lettre de mission des inspecteurs n’est évoquée la question des « DPS ». Mais, des anciens députés (Bruno Questel et François Pupponi), comme moi-même, avons évoqué les échanges durant la même période, visant à obtenir des garanties de transfert pour raisons de rapprochement familial des détenus DPS en Corse en l’état de leur statut par des aménagements à réaliser somme toute peu coûteux eu égard à l’enjeu. Durant les auditions sur ce point, une négation de l’administration pénitentiaire a émergé, au niveau central et interrégional visant à se couvrir, brandissant l’absence de commande d’études sur ce point de la sécurité des DPS à Borgu, ce qui est réglementairement vrai, mais contextuellement et implicitement faux dans les faits, puisque celle-ci ne pouvait pas ne pas connaître l’attente et les échanges sur ce sujet. D’ailleurs, Jean Castex viendra confirmer que dans la période allant de septembre 2021 à début 2022 des discussions avec son cabinet ont eu lieu. Celles-ci se focalisaient bien sur la question du rapprochement opérationnel en Corse des membres du « commando Érignac », soit par une levée du statut de DPS, soit par un aménagement du centre de détention et la création d’un quartier spécifique (travaux à réaliser notamment au niveau des miradors et des caméras). Ces discussions ont été interrompues en février 2022 soit quelques semaines avant le drame. Un marché public a néanmoins été programmé concernant la vidéosurveillance.
Cet épisode est révélateur du jeu sibyllin instauré politiquement et administrativement par l’État sur ce sujet. Un pas en avant, deux pas en arrière.
Lors de cette histoire, nombre d’acteurs y a vu l’ombre d’une « vengeance d’État » qui ne disait pas son nom. Du fait des travaux de cette commission d’enquête parlementaire et de ce rapport, c’est aujourd’hui une réalité, à mon sens, difficilement contestable.
LE CARACTÈRE INEXPLIQUÉ VOIRE SUSPECT DE LA GESTION DE FRANCK ELONG ABÉ
La gestion du parcours de Franck Elong Abé laisse pantois tellement la succession d’actes, de décisions, mais aussi d’omissions durant celle-ci, est vaste. Les travaux et le rapport ont réussi à mettre en lumière que cet individu constitue un « cas exceptionnel » parmi l’ensemble des terroristes islamistes incarcérés en France. Cette seule affirmation pourrait suffire à résumer la situation inadmissible vécue. Elle pourrait suffire à fonder la grande interrogation qui taraude nombre de personnes, de démocrates, en Corse et ailleurs.
Comment en effet justifier sérieusement que l’on n’ait à aucun moment transféré en QER cet individu malgré les avis unanimes ou quasi-unanimes des CPU concernées constituées d’experts, à 5 reprises depuis 2019 jusqu’à 2022, mais bien plus que cela finalement nous explicite le rapporteur lorsque l’on note que dès 2016 avant la naissance des QER, il a été recommandé à trois reprises supplémentaires de traiter sa situation ?
La fréquence et la récurrence de ces avis, ciblant notamment sa dangerosité (« idée de mourir en héros ; ambitionne d’être grand par l’islam »), démontrent une continuité structurelle de sa dangerosité en détention, identique à celle « terroriste » d’avant son insertion dans le milieu carcéral français. Les légères « améliorations » n’étaient que conjoncturelles et passagères, laissant entrevoir d’une part le spectre de la dissimulation de son côté, et d’autre part une « mansuétude » coupable du côté de l’administration et du renseignement pénitentiaire, des autorités judiciaires.
Comment justifier sérieusement ne pas avoir transmis par la directrice de l’établissement d’Arles les PV de réunions des CPU dangerosité concernés ? Pourquoi la direction interrégionale et la Direction de l’Administration Pénitentiaire ne sont-elles pas intervenues, avertis notamment de la situation par la coordinatrice de la MLRV ? Les réponses sont insuffisantes et alimentent le trouble.
Comment justifier que l’on nous ait dissimulé le 30 mars 2022 en audition libre en commission des Lois les quatre incidents survenus à Arles ayant fait l’objet de sanctions disciplinaires ?
Parmi ceux-ci, un enchaînement de faits à un moment clé synthétise tout l’étonnement qui est le nôtre : en août 2021, Franck Elong Abé tente d’agresser et repousse un membre du personnel avec un bâton, c’est son quatrième incident à Arles, il passera en commission de discipline et sera néanmoins classé au service général, au nettoyage des salles de sports, cinq jours après avoir été sanctionné. Comment cela a-t-il pu être possible ? Surtout que l’on apprend de l’audition d’un syndicaliste des agents de la pénitentiaire que durant ce même mois d’août, il changeait d’attitude lié la prise de Kaboul à tel point qu’il était surnommé « Air Kaboul ».
Si l’on y ajoute l’inscription dans le logiciel prévu à cet effet par le renseignement pénitentiaire durant le même mois, d’attitudes de pression témoignées par des détenus à leur encontre pour obtenir un poste d’auxiliaire : même si un doute est émis sur la psychologie de ceux-ci et sur la nature du poste, l’ensemble des éléments porté à notre connaissance aurait dû conduire à une stabilisation de l’individu, soit à l’isolement, soit en quartier de prise en charge de la radicalisation.
Au lieu de cela, il sera classé en emploi au service général avec liberté de mouvement. Pourquoi ?
UN INDIVIDU CONNU POUR ÊTRE EXTRÊMEMENT DANGEREUX
Deux autres volets essentiels pour identifier les problématiques et interrogations lourdes liées à Franck Elong Abé sont issus des travaux et bien identifiées dans le rapport.
Tout d’abord, la DGSE et la DGSI nous ont appris désormais avec certitude que l’individu était connu des services de renseignement pour être « haut du spectre ». Il fait partie du haut du pavé des détenus terroristes islamistes incarcérés en France. On pourrait même aujourd’hui expliciter qu’il fait partie du « très » haut du pavé. Il n’est pas un terroriste islamiste médian parmi les 550 qui sont détenus, ce qui accentue le caractère saillant des interrogations. Cet état de fait est à mettre en relation avec des propos tenus en audition qui relativisent pourtant fortement cette identification : ceux de la préfète de police des Bouches-du-Rhône, pilotant le GED qui parle des TIS comme faisant tous partie du haut du spectre, tout comme l’ancien DAP, le DLRP et la CIRP. Et ce, sans oublier le PNAT qui s’est lancé dans une démonstration peu probante et contradictoire, à savoir la différence entre dangerosité terroriste et dangerosité en détention pour parler d’écarts constatés entre les deux dans de nombreux cas, pour finir par préciser que Franck Elong Abé était connu pour être dangereux de manière continue dans l’une et l’autre des situations. Il s’agit ni plus, ni moins d’un aveu de parfaite connaissance de la dangerosité de l’individu par les responsables du parquet anti-terroriste alors qu’Elong Abé était en milieu carcéral.
Force est de constater que cette parfaite connaissance de la part du PNAT, « meneur de jeu » de la distribution en aval vers l’administration et du renseignement pénitentiaire de l’information et des renseignements sur l’individu qui lui ont été transmis par la DGSE, cohabite avec une méconnaissance totale de ce très haut degré de dangerosité par les acteurs de terrain, les agents de la centrale d’Arles, la direction de l’établissement et les membres de l’inspection générale de la Justice ayant réalisé l’inspection de fonctionnement peu après les faits. Le très grand étonnement a même été de rigueur en audition.
Un « glissement » s’est donc effectivement opéré. Un grand écart, à mon sens inexplicable pour l’heure, s’est créé.
Ensuite, les travaux du rapporteur dévoilent un point complémentaire important : Franck Elong Abé est statistiquement un cas unique parmi les Terroristes Islamistes incarcérés en France. Il est le seul parmi ceux qui n’ont pas fait l’objet d’évaluation en QER sur plusieurs années à ne pas l’avoir été pour des raisons réglementaires normales et identifiées.
Il est aussi le seul détenu à la fois DPS et TIS à occuper un emploi au service général avec liberté de mouvement puisque d’autres TIS ont des emplois mais en ateliers, encadrés et surveillés donc.
À ce stade, si l’on s’exerce à faire la somme de l’ensemble des incohérences et actes de gestion contraires à ce qui aurait dû se passer concernant Franck Elong Abé se dessine une trajectoire qui ne peut qu’interpeler tous ceux en recherche de vérité dans ce dossier.
Les tenants de la même ligne de défense pour expliquer ce qui s’est passé comme étant le produit de hasards malheureux, sans responsabilités fonctionnelles et humaines significatives, au niveau central notamment sur le plan des autorités judiciaires et de l’administration pénitentiaire, se sont bornés à nous dire :
Qu’ils connaissaient le degré de dangerosité de Franck Elong Abé et que c’est en raison de celui-ci et de son état psychique qu’ils assument d’avoir donné des avis négatifs, en 2019, pour qu’il n’aille pas en QER sur l’argument qu’il allait déstabiliser la session, outrepassant leurs compétences pour certains d’entre eux par rapport au code de procédure pénale (PNAT et JAPAT), créant un « équilibre » avec la DAP pour décider de cela alors que celle-ci n’était pas liée par les avis du parquet et des juridictions anti-terroristes;
Qu’ils relativisaient le rôle des QER dans la détection du passage à l’acte violent, à l’encontre des conclusions de l’Inspection Générale de la Justice dont ils se permettent de réduire la portée alors qu’il s’agît d’une affaire d’assassinat, ce qui est pour le moins révélateur d’un état d’esprit, de même qu’à l’encontre de ce qui est prévu dans le code de procédure pénale ;
Que, dans le même temps, ils comprenaient l’évolution de la progression de Franck Elong Abé vers la détention ordinaire, puis vers le classement en emploi général au nom de sa sortie à préparer et du droit à la réinsertion, relativisant l’ensemble des incidents à Arles, prenant fait et cause pour le fait qu’il allait mieux, adoptant une attitude pro-active à son égard.
Ce sont les mêmes, la DAP et la PNAT notamment, justifiant les évolutions positives vers la sortie de cet individu au nom d’une amélioration dans son parcours carcéral qui, soit-dit en passant, est largement infirmée par nos travaux et ceux de l’IGJ qui ont justifié de manière immuable et extrêmement rigoureuse le maintien du statut de DPS des membres du « commando Érignac » et leurs demandes d’aménagement de peine, à l’encontre de leur réel parcours carcéral sans histoires, de leur projet d’insertion fondé, au nom de leur seule situation pénale et du « fumeux » argumentaire du « trouble à l’ordre public » s’ils venaient à être un jour libérés. « Trouble à l’ordre public » remis en cause par la décision de la Cour de cassation du 29 septembre 2022, après l’assassinat d’Yvan Colonna. Tout comme la décision de levée du statut de DPS d’Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri.
La mise en miroir de leurs argumentaires et positionnements lors de cette enquête parlementaire aboutit à un tableau sans concessions et cruel les concernant, un tableau sans appel : leur responsabilité morale, déontologique, politique est engagée dans ce qui a pu se produire par les conséquences de leurs actes et décisions, nonobstant les conclusions à venir de l’enquête judiciaire.
Ce constat est d’autant plus lisible et accablant que d’autres acteurs politiques et administratifs, et non des moindres, comme les anciens gardes des Sceaux, Nicole Belloubet et Jean-Jacques Urvoas par exemple, l’inspecteur général de la Justice, Jean-Louis Daumas (à la connaissance en audition du classement en « haut du spectre »), affirment très nettement que Franck Elong Abé n’avait rien à faire, ni en détention ordinaire, ni en emploi au service général.
La cheffe du pôle psychiatrique de la Centrale d’Arles venant corroborer le fait, en experte, que les troubles de nature psychotique de Franck Elong Abé ne l’empêchaient pas d’aller en QER pour être évalué et pris en charge, démontant là aussi l’argumentaire du PNAT et de la DAP.
Une affaire est entendue : cet individu n’avait rien à faire en détention ordinaire et en emploi.
DES RECOMMANDATIONS GÉNÉRALES POUR L’AVENIR
Au-delà de la particularité et du caractère politique et sensible de ce drame, des questions se posent. Les travaux du rapporteur, s’appuyant sur les auditions, sur la documentation reçue et sur d’autres travaux parlementaires touchant aussi au sujet du monde carcéral se concluent par des recommandations pour l’avenir.
Des recommandations autour de la réforme à mener concernant la procédure d’inscription et de renouvellement du statut de DPS pour les détenus concernés et les voies de recours, tirant les conséquences de ce qui s’est passé, soldant la reconnaissance d’une gestion politique qui a dérivé. Certaines prônent de solder définitivement la question du rapprochement des détenus corses dans l’île. D’autres concernant la clarification des textes et des procédures sur le transfert en QER, et le rôle effectif de celui-ci, en le renommant d’ailleurs. D’autres enfin visent à faire évoluer les systèmes de vidéosurveillance et la formation des agents à ceux-ci.
La question de la surveillance, des moyens humains y afférents, mais aussi de la psychiatrie en milieu carcéral sont aussi abordés. Tout comme des recommandations liées à la prise en compte des terroristes islamistes, ainsi que visant l’encadrement des procédures d’attribution d’emplois d’auxiliaires. Autant de propositions précises qui m’agréent et qui se situent dans le fil de nos travaux collectifs.
Il faut de ce point de vue remercier et féliciter le rapporteur, d’une part, et les administrateurs, d’autre part, qui ont fourni un très bon travail et permis de traduire l’esprit et la lettre de ce qui a animé l’ensemble des membres de la commission d’enquête parlementaire que j’ai eu l’honneur de présider.
Ces recommandations sont essentielles pour l’avenir du monde carcéral et pour la résolution de dysfonctionnements administratifs et politiques lourds qui sont advenus au travers de cet événement douloureux.
La majeure partie de mon avant-propos se concentre sur la recherche de la justice et de la vérité, mais les deux dimensions de nos travaux sont bien évidemment liées.
RAISONS DU DRAME : TOUTES LES HYPOTHÈSES RESTENT À INVESTIGUER
Cette commission d’enquête parlementaire ne peut rentrer dans le domaine de l’enquête judiciaire, mais elle a travaillé avec le souci permanent d’y contribuer en investiguant des aspects complémentaires qui semblent indispensables à la bonne compréhension de ce qui s’est réellement passé.
En ce sens, je souhaite que l’ensemble des conclusions et constats de nos travaux soient utilisés à bon escient dans ce cadre par l’ensemble des parties.
Que peut-on dire, arrivés aux confins de nos travaux, des hypothèses concernant le drame ?
Qu’il s’agisse de la thèse du blasphème ou du hasard, cet assassinat reste du domaine de l’affaire d’État tant la gestion administrative et politique du « commando Érignac », et, en particulier, d’Yvan Colonna et la gestion calamiteuse du parcours d’Elong Abé, balisée de dysfonctionnements lourds sur le plan judiciaire, de l’administration pénitentiaire, du renseignement, ont conduit au drame.
Il est à noter sensiblement que les agents de l’administration pénitentiaire, y compris des membres de la direction, relativisent fortement ou ne croient pas qu’Yvan Colonna ait pu « blasphémer ». À part le PNAT, se basant sur les déclarations de « l’intéressé » et le DLRP qui affirment que c’est le cas.
Est-ce que l’on peut considérer qu’il y a un faisceau d’indices pour penser qu’il y a eu préméditation ?
De nos travaux, des éléments précis portent à le croire : notamment, des éléments se rapportant à problématique de la vidéosurveillance. Le rapport de l’IGJ conclut non seulement au fait que le « scénario jour » retenu pour les images récurrentes qui passaient sur les écrans n’intégrait pas la salle d’activité sportive où se trouvait Yvan Colonna, que les agents n’étaient pas suffisamment formés pour interagir avec le matériel, mais que, de surcroît, ce qui est beaucoup plus troublant, même si l’agent du PIC avait voulu voir ce qu’il se passait dans la salle de sport cela aurait été une autre image qui lui serait apparue du fait d’un « défaut de paramétrage » (constat fait par l’IGJ dans son rapport mais aussi par la délégation de la commission d’enquête sur place, à la centrale d’Arles).
Cet élément, couplé au constat réalisé en auditions par les agents de l’administration pénitentiaire et du nouveau directeur de l’établissement, en évoquant la visualisation de la vidéo du drame, laisse à penser que Franck Elong Abé ne semble pas du tout inquiet de la vidéosurveillance lorsqu’il commet l’agression, ne prêtant aucune attention aux caméras, plus soucieux du retour éventuel de l’agent qui l’avait conduit jusqu’à la porte de la salle. L’échange en audition avec les acteurs indiqués a laissé entendre que l’information sur la défaillance du système vidéo ou le choix du « scénario jour », a pu être connue de l’intéressé dans le contexte de ce « village » que constitue la Centrale d’Arles.
Ce simple constat ouvre aussi la voie au questionnement d’un degré d’organisation plus élevé.
UN CONTEXTE PRÉGNANT, UNE « HAINE » ET DES ZONES D’OMBRE TRÈS INQUIÉTANTES
Pourquoi à ce stade aucune hypothèse, selon moi, y compris la plus « haute », liée au caractère commandité d’un assassinat de portée politique lié à la rancœur, au ressentiment, à la « haine » que certaines sphères entretenaient à l’encontre des membres du « commando Érignac », en particulier à l’encontre d’Yvan Colonna, ne peut être exclue à ce stade ?
D’une part, cela a été dit par le rapporteur et moi-même, l’histoire de ce drame est liée à celle de l’histoire conflictuelle qui existe entre la Corse et la République depuis plusieurs décennies dans la période récente. Des morts violentes ont jalonné cette histoire, des actions « barbouzardes » dans lesquelles certaines officines et réseaux d’État étaient impliqués ont existé, à plusieurs reprises et périodes, y compris suite à l’assassinat du préfet Claude Érignac. Nous pensons à titre d’exemple à l’épisode des paillottes incendiées clandestinement par un groupe de gendarmes (GPS) piloté par le préfet Bonnet, dont l’objet était de conduire à un affrontement sanglant si l’affaire n’avait pas été dévoilée. Ces épisodes, les Corses les ont en mémoire. De sorte que spontanément, de nombreux Corses quelles que soient leurs opinions, connaissant l’état d’esprit de rancœur évoqué plus haut, n’excluent pas la thèse de l’action « barbouze ».
D’autre part, comme évoqué clairement durant les travaux de cette commission, mais aussi par de nombreux acteurs politiques depuis 25 ans, du fait d’une gestion particulière, spéciale, politique du cas des détenus du commando Érignac mue par une « haine » et logique de vengeance qui se cachait de moins en moins au fil du temps. Au-delà des échanges que j’ai pu avoir, comme d’autres députés corses d’ailleurs, après d’autres élus insulaires avant nous qui ont connu ce même état d’esprit, avec un certain nombre d’interlocuteurs nous expliquant, de manière informelle, les raisons liées au traumatisme de l’assassinat du préfet Érignac pour ne pas accéder à la demande de rapprochement. J’ai pu évoquer, dans le cadre de l’audition de Jean Castex, des échanges de messages entre préfets dans les jours qui ont suivi l’assassinat d’Yvan Colonna comme éléments caractéristiques de cet état d’esprit de « haine » à l’encontre d’Yvan Colonna notamment (cf. éléments joints en annexe au rapport).
Ensuite, le contexte d’une revendication démocratique et large, déjà existante depuis plusieurs années se faisait de plus en plus pressante autour de la demande de rapprochement des détenus corses, en particulier ceux du « commando Érignac », au cours des mois précédant le drame (cf. visites à Poissy et Arles par les trois députés nationalistes corses en juillet 2020, lettre des parlementaires corses avec la LDH à la Chancellerie en octobre 2019, question orale sans débat au garde des Sceaux en octobre 2020, question au gouvernement à Jean Castex en février 2021, manifestations de collectifs en janvier 2021, réunion entre association humanitaire de prisonniers et groupes politiques de l’Assemblée Nationale en novembre 2021, tribune dans Le Monde en décembre 2021 pour le respect du droit les concernant signée par des présidents de six groupes parlementaires, discussion entre le cabinet de Jean Castex et l’exécutif de Corse pour trouver une issue rapide au rapprochement en septembre 2021 et février 2022, visite médiatisée de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi le 20 janvier 2022 à la maison centrale de Poissy et le 21 janvier 2022 d’Yvan Colonna à Arles, soit moins d’un mois et demi avant les faits). À cela, il faut rappeler qu’Yvan Colonna était sorti de sa période de sureté en juillet 2021, rendant théoriquement possible un aménagement de peine.
Enfin, à la suite du rapport de l’IGJ et maintenant à la conclusion de nos travaux, si nous ne pouvons prouver quoi que ce soit du point de vue matériel ou de témoignages, ce n’était pas d’ailleurs l’objet de notre commission, nous ne pouvons néanmoins que constater un alignement de constats, de décisions, d’actes, d’omissions, d’anomalies, tellement extraordinaire et largement encore inexpliqué à ce stade, tant dans la « mansuétude » dont a bénéficié Franck Elong Abé tout au long de son parcours (épisode des QER, dangerosité réelle, emploi au service général…), que sur le plan de la surveillance et du renseignement le concernant et, enfin, durant le moment de l’acte lui-même.
Sur ce point, au sujet des dysfonctionnements de la vidéosurveillance que nous avons déjà évoqués, s’ajoutent l’absence de surveillance durant de longues minutes, mais aussi l’absence de témoignages plus précis alors que cinq détenus sont dans des salles proches et que les oculus n’ont pas de vitres. Sur le plan de ces zones d’ombre ou contradictions préoccupantes, il est à évoquer plus précisément les comptes rendus écrits de l’agent de l’administration pénitentiaire des 11 mars 2022 puis du 21 mars 2022, plus complets qui évoquent une conversation entre trois détenus, dont Franck Elong Abé, la veille de l’agression, soit le 1er mars avec des menaces (« Je vais le tuer »).
Ces comptes rendus évoquent aussi le 21 mars 2022 un changement d’attitude repéré de la part de l’agresseur depuis quelques semaines. Il est à noter que cet agent a déclaré à plusieurs reprises avoir reporté cette deuxième information, contrairement à la première, dans le logiciel Genesis prévu à cet effet. Or, celle-ci n’y figure pas. Durant certaines auditions sur ces points d’information entre cet agent et sa hiérarchie, mais aussi sur le fonctionnement du logiciel d’information Genesis, nous avons noté de très grandes contradictions qui peuvent laisser penser qu’il y ait pu avoir dissimulation ou effacement de données. Nous ne nous interdisons pas d’entamer une démarche judiciaire sur ce point précis par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale pour solder cette question qui peut revêtir une grande importance pour la suite.
En conséquence de ce qui est développé précédemment je ne peux que réitérer mon appel à ce que toutes les hypothèses, sans exception, fassent l’objet d’une étude sérieuse et approfondie.
C’est au rôle de l’enquête judiciaire et des parties concernées que de pouvoir réaliser cela.
CONCLUSION : LA TRANSPARENCE ET LA DÉMOCRATIE, GAGES DE JUSTICE
La Corse, son peuple, sa jeunesse attendent la justice et la vérité. L’état d’esprit qui a présidé à nos travaux, celui du rapporteur et de moi-même est de considérer que l’on ne peut craindre d’aller vers la transparence. Que celle-ci est gage d’apaisement par l’acte de Justice qui en découle.
La démocratie est le meilleur moyen de combattre pour atteindre l’idéal de justice. C’est aussi la volonté de démonter cela qui a animé notre action lors de cette commission. Sans détours ni faux-fuyants, et ce, même si la recherche de vérité peut s’accompagner de moments d’échanges tendus, vigoureux. La Démocratie se doit d’être exigeante au service de l’intérêt général. La Corse a droit à la Justice. Sur tous les plans. C’est dans cet esprit que nous œuvrons modestement.
Je forme donc le vœu que pour notre Corse et les générations à venir vienne enfin le moment de la solution politique globale tant espérée. Respectueuse de sa langue, de sa culture, de sa terre, de sa volonté mainte fois exprimée par les urnes d’obtenir les moyens réels de maîtriser son avenir économique, social et culturel au cœur de la Méditerranée. Dans la Paix et la réconciliation.
« Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu », Évangile selon Matthieu (5,9).
« L’art de la paix devrait s’enseigner. Des écoles de guerre il y en a partout tandis que des écoles de paix, je n’en ai jamais vues » Michel Rocard, Mes idées pour demain, mai 2000.
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« Yvan Colonna est mort. »
Le 22 mars 2022, vingt jours après le drame survenu à la maison centrale d’Arles et l’onde de choc qui s’était muée, en traversant la mer Méditerranée, en une vague de douleur, d’incompréhension et de violence, ce tragique dénouement, selon les mots affichés en une du quotidien Corse-Matin, marquait, pour ses proches, le début d’une période de deuil et annonçait le temps, à venir, de la recherche de la vérité.
La création d’une commission d’enquête sur les faits survenus le 2 mars 2022 était indispensable pour éclairer les circonstances de la mort d’Yvan Colonna et pour créer les conditions d’un apaisement que ces mêmes circonstances n’avaient évidemment pas permis de trouver. Une telle initiative n’avait cependant rien d’évident tant le chemin étroit qu’elle devait emprunter, entre l’information judiciaire, l’inspection administrative et les procédures disciplinaires, pouvait s’annoncer périlleux. Malgré les contraintes inhérentes à cet exercice, il n’en a pourtant rien été.
L’information judiciaire, ouverte par le parquet national antiterroriste du chef d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ([3]), permettra, il faut l’espérer, la manifestation complète de la vérité. L’autorité judiciaire ne dispose pas des mêmes moyens d’investigation, dans son champ de compétences, qu’une commission d’enquête, n’est pas contrainte par la même limite de temps et, en tout état de cause, n’a pas la même vocation. Une commission d’enquête parlementaire ne saurait s’y substituer. Le respect de la justice implique également le respect de l’autorité de la chose jugée à l’issue des procès au terme desquels Yvan Colonna avait été condamné en raison d’un crime d’une extrême gravité, l’assassinat du préfet Claude Érignac. Il convient de continuer d’honorer la mémoire de ce dernier et de respecter la peine de ses proches.
Sur le plan administratif, une mission d’inspection de fonctionnement à la maison centrale d’Arles a été menée par l’Inspection générale de la justice, dont le rapporteur souligne la grande qualité du travail et des conclusions : ils ont constitué une assise solide et une boussole constante pour la conduite des travaux de la commission d’enquête. Ils ont également fondé l’engagement de deux actions disciplinaires qui sont toujours en cours à ce jour.
Entre les procédures judiciaires et administratives, il existait un espace pour une initiative parlementaire. Après les auditions liminaires organisées peu de temps après l’agression par la commission des Lois à l’initiative de sa présidente d’alors, Mme Yaël Braun-Pivet, celle-ci est matérialisée par la présente commission d’enquête « chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements au sein de l’administration pénitentiaire et de l’appareil judiciaire ayant conduit à l’assassinat d’un détenu le 2 mars 2022 à la maison centrale d’Arles », dont la création a été actée par la Conférence des présidents du 28 novembre 2022 en application du « droit de tirage » attribué au groupe Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires (LIOT). Le rapporteur tient à saluer l’engagement et la persévérance du président de la commission d’enquête, M. Jean-Félix Acquaviva, et à le remercier pour la relation de confiance qu’ils ont construite de manière responsable, malgré leurs divergences politiques, afin de conduire ses travaux en parfaite harmonie, conscients de l’importance de l’enjeu et des attentes placées en elle.
Incontestablement, cette commission d’enquête a su prouver toute son utilité et toute sa légitimité. Cela résulte notamment de la qualité et de la densité des trente-sept auditions auxquelles elle a procédé et au cours desquelles soixante-et-onze personnes ont été entendues. Une délégation de neuf de ses membres s’est par ailleurs rendue à la maison centrale d’Arles.
À l’heure de faire le bilan de six mois de travail, le rapporteur garde en tête le message transmis par Me Patrice Spinosi, avocat d’Yvan Colonna et de sa famille, lors de son audition : « La famille [d’Yvan Colonna] attend beaucoup du travail de cette commission parlementaire, car cette dernière dispose de moyens d’investigation qu’elle n’a pas, et que le juge judiciaire a peut-être mais n’utilisera pas. Le juge saisi de l’assassinat d’Yvan Colonna a en effet pour but de déterminer les circonstances ayant conduit à cet assassinat, mais non de rechercher les responsabilités, les inactions ou les erreurs qui ont pu être commises par l’administration. Ce travail incombe en revanche certainement à cette commission d’enquête. » ([4])
Le présent rapport identifie les responsabilités, les inactions et les erreurs qui ont été commises par les différentes autorités concernées dans la gestion des parcours carcéraux respectifs d’Yvan Colonna et de son agresseur, Franck Elong Abé. S’agissant du premier, le rapport souligne la sévérité qui a prévalu en la matière avec, notamment, le maintien tout au long de sa détention du statut de détenu particulièrement signalé (DPS) qui a empêché tout rapprochement familial d’Yvan Colonna sur son île d’origine. S’agissant du second, le rapport met en lumière les défaillances qui ont été constatées dans la gestion de ce détenu au profil certes complexe, mais dont la mauvaise appréciation de la dangerosité explique certainement pour partie la survenue du drame du 2 mars 2022.
Yvan Colonna n’aurait jamais dû mourir en prison de la main d’un de ses codétenus. Et si Yvan Colonna a été tué en prison, c’est bien parce que l’administration pénitentiaire, malgré la difficulté de sa tâche qu’il convient de souligner, a failli à l’obligation qui lui incombe sur le fondement de l’article L. 7 du code pénitentiaire et aux termes duquel celle-ci « doit assurer à chaque personne détenue une protection effective de son intégrité physique en tous lieux collectifs et individuels ».
Mais l’histoire d’Yvan Colonna, qui est intrinsèquement liée à celle, tout aussi douloureuse, de Claude Érignac, est aussi celle de vingt-cinq années d’une relation tourmentée, complexe, difficile et parfois cruelle entre la République française et la Corse, et elle est éminemment politique.
C’est pour éclairer cette double responsabilité, administrative et politique, qu’une telle commission d’enquête était nécessaire. Le présent rapport apporte certaines réponses ; pas toutes néanmoins. Pour le reste, il appartiendra à l’autorité judiciaire de confirmer ou d’infirmer certains éléments et, très certainement, d’en apporter de nouveaux. Dans un premier temps et dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, il convenait d’analyser de la façon la plus objective et dépassionnée possible la manière dont les parcours carcéraux d’Yvan Colonna et de Franck Elong Abé ont été gérés et de relever les dysfonctionnements manifestes qui ont pu se produire.
Même si le rapporteur reste pleinement conscient que la violence du monde carcéral compromet fatalement la réalisation d’une telle ambition, le présent rapport formule vingt-neuf propositions afin de tirer tous les enseignements de cette tragédie pour éviter, autant que faire se peut, que de tels événements puissent de nouveau advenir. À cet égard, il s’est concentré principalement sur trois axes : la réforme impérieuse du statut de DPS, le renforcement de la détection et de la surveillance des détenus radicalisés dangereux, et l’amélioration de la prise en charge de ceux présentant des troubles psychiatriques. Mais l’agression mortelle du 2 mars 2022 est également révélatrice de défaillances plus générales au sein du système carcéral. En s’inscrivant dans la continuité des travaux conduits en la matière, notamment ceux de la commission d’enquête visant à identifier les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire, présidée par M. Philippe Benassaya et dont la rapporteure était Mme Caroline Abadie ([5]), le rapporteur entend également apporter une pierre à l’édifice pour œuvrer à l’amélioration de la situation des prisons. Cette contribution sera par nature modeste compte tenu du champ, limité, de la commission d’enquête, mais il y tient particulièrement eu égard à l’importance de ce sujet trop souvent méconnu, voire ignoré.
Au moment de rendre ses conclusions, et en ayant une pensée pour Claude Érignac, pour Yvan Colonna et pour leurs proches, le rapporteur forme le vœu ardent que les constats qu’il dresse et les recommandations qu’il formule apporteront, pour la Corse, pour les Corses, mais également pour la République et pour le pays tout entier, l’éclairage et l’apaisement et qu’il s’est efforcé de favoriser et de construire. Pour que la République française et la Corse avancent ensemble, à nouveau.
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Synthèse des recommandations du rapport
Pour tirer les leçons de l’agression mortelle du 2 mars 2022, le rapport formule vingt-neuf recommandations qui visent à encadrer le statut de détenu particulièrement signalé (DPS), à renforcer la stratégie de lutte contre la radicalisation en détention et à accroître la vigilance envers les détenus aux profils sensibles.
1. L’encadrement du statut de DPS
La sévérité qui a prévalu concernant le maintien du statut de DPS d’Yvan Colonna durant toute sa détention, qui a empêché tout rapprochement familial sur son île d’origine, appelle des évolutions de deux ordres.
Tout d’abord, et il était hautement symbolique que cette recommandation soit la première formulée par le rapporteur, il importe que l’État s’engage formellement sur la question du rapprochement familial des détenus corses en parachevant les travaux de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo et en le dotant, si besoin, d’un quartier maison centrale (recommandation n° 1).
Sur le statut DPS en tant que tel, les recommandations visent tout d’abord à ce que celui-ci soit défini par le législateur, qu’il s’agisse des critères d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS, des modalités de mise en œuvre de la procédure ou de l’affirmation du principe selon lequel ce statut n’a pas vocation à revêtir un caractère définitif a priori (recommandations nos 2 à 4). Il est également proposé de mieux encadrer ce statut, par l’exigence d’une plus grande motivation des décisions ou par une meilleure prise en compte de la dangerosité pénitentiaire réelle des détenus concernés (recommandations nos 5 et 6). Ces mesures, prolongées par les recommandations nos 7 et 8 relatives à la durée de validité des décisions et à la présomption d’urgence applicable à leur contentieux, permettront un renforcement du contrôle juridictionnel opéré sur les décisions d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS.
2. Le renforcement de la stratégie de lutte contre la radicalisation en détention
Les défaillances qui se sont manifestées dans la prise en charge de Franck Elong Abé, détenu radicalisé et dangereux, doivent être l’occasion de renforcer et de transformer le triptyque « détection, évaluation, prise en charge » en un quadriptyque élargi à l’enjeu de la préparation de la fin de peine.
Au premier niveau, il importe de renforcer la procédure de détection de la radicalisation ou de la dangerosité des personnes détenues et de garantir le traitement des signalements de manière rapide et pluridisciplinaire (recommandation n° 21).
Les principales recommandations portent sur le renforcement de l’évaluation (recommandations nos 9 à 11) et de la prise en charge (recommandations nos 23 et 24) des détenus radicalisés, avec une attention spécifique à porter aux détenus dangereux. À cet égard, il est notamment recommandé de renommer les structures spécifiques que sont les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) et les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) en quartiers d’évaluation de la radicalisation et de la dangerosité (QERD) et en quartiers de prise en charge de la radicalisation et de la dangerosité (QPRD) afin d’accroître, en leur sein, l’évaluation puis la prise en charge du risque de passage à l’acte violent (recommandations nos 11 et 23). Il convient également de rendre obligatoire l’évaluation ou la réévaluation d’un détenu condamné pour terrorisme islamiste avant son intégration en détention ordinaire (recommandation n° 10) et de faire de l’affectation en QPRD une véritable phase de transition entre l’isolement et la détention ordinaire (recommandation n° 24). Par ailleurs, la recommandation n° 9 prévoit de clarifier la procédure d’orientation et l’intervention de l’autorité judiciaire.
Enfin, au dernier niveau, il apparaît nécessaire de faire de la préparation de la fin de peine une composante à part entière de la stratégie de lutte contre la radicalisation en définissant une doctrine globale relative à l’évaluation de la radicalisation et de la dangerosité à la fin de la peine (recommandation n° 22).
3. Une plus grande vigilance envers les détenus aux profils sensibles, qu’ils soient violents ou instables
Il convient de relever que la mise en œuvre des recommandations précitées permettra de mieux prévenir les violences commises par les personnes radicalisées (recommandation n° 25). Sur ce sujet, le rapporteur propose également d’édicter une nouvelle doctrine d’emploi pour la vidéosurveillance et d’envisager la possibilité de recourir à la surveillance vidéo intelligente pour mieux lutter contre les violences (recommandation n° 16) et de permettre aux surveillants de contribuer de manière effective aux propositions de prise en charge adaptée des détenus, notamment pour garantir une meilleure prise en compte des enjeux de sécurité (recommandation n° 28). Il importe également de faire du renseignement pénitentiaire un réel outil d’anticipation, de détection et de prévention du risque de passage à l’acte violent (recommandation n° 18).
La mauvaise appréciation de la dangerosité de Franck Elong Abé a par ailleurs révélé la nécessité de prendre des mesures pour fluidifier la circulation de l’information entre les différents acteurs du système carcéral afin d’améliorer l’appréhension de certains profils par le renseignement pénitentiaire, par les groupes d’évaluation départementaux de la radicalisation violente, par les établissements pénitentiaires ou par l’autorité judiciaire (recommandation nos 17, 19, 20 et 29).
Sur l’enjeu spécifique des détenus présentant des troubles psychiatriques, il paraît nécessaire d’initier une mobilisation inédite, à la hauteur des difficultés rencontrées. À cet égard, le rapporteur recommande d’élaborer un plan pluriannuel pour la santé mentale des personnes détenues (recommandation n° 26) et d’augmenter le nombre de structures de prise en charge de ces troubles (recommandation n° 27).
Enfin, une attention spécifique doit être portée au classement des détenus au travail, et surtout les plus dangereux d’entre eux. Il s’avère nécessaire de définir des critères objectifs, notamment en ce qui concerne le comportement, pour permettre ce classement (recommandation n° 12), de prévoir une période de suspension de la candidature en cas d’incident (recommandation n° 13) et de permettre le déclassement du détenu lorsqu’il ne satisfait plus aux critères (recommandation n° 14). Il est également recommandé de proscrire le classement des détenus présentant un risque de passage à l’acte violent aux missions du service général impliquant une autonomie de déplacement (recommandation n° 15).
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Recommandation n° 1
Permettre le rapprochement familial des détenus corses en parachevant les travaux de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo et en le dotant, si besoin, d’un quartier maison centrale.
Recommandation n° 2
Définir au niveau législatif le statut de DPS en fixant les critères d’inscription et de maintien à ce répertoire.
Recommandation n° 3
Déterminer clairement les modalités de mise en œuvre de la procédure, au niveau local comme au niveau national.
Recommandation n° 4
Fixer dans la loi le principe selon lequel le statut de DPS n’a pas vocation, a priori, à revêtir un caractère définitif et consacrer explicitement le fait que celui-ci doit faire l’objet d’un réexamen régulier fondé sur des critères objectifs.
Recommandation n° 5
Renforcer l’exigence de motivation des décisions d’inscription et de maintien d’une personne détenue au répertoire des DPS.
Recommandation n° 6
Subordonner les décisions d’inscription et de maintien au répertoire des DPS à une meilleure prise en compte de la dangerosité pénitentiaire réelle de la personne détenue.
Recommandation n° 7
Fixer de manière expresse à un an la durée de validité de la décision d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS et imposer le réexamen de la situation avant l’expiration de cette période.
Recommandation n° 8
Introduire dans la loi la possibilité pour les personnes détenues de saisir le juge des référés dans le cadre de la procédure prévue à l’article L. 521-2 du code justice administrative pour contester leur inscription ou leur maintien au répertoire des DPS.
Recommandation n° 9
Clarifier, dans le code pénitentiaire, les modalités d’intervention de l’autorité judiciaire dans la procédure d’orientation en QER en définissant un cadre juridique spécifique et respectueux des prérogatives de chacun des intervenants.
Recommandation n° 10
Rendre obligatoire l’évaluation ou la réévaluation d’un détenu condamné pour terrorisme islamiste (TIS) avant son intégration en détention ordinaire.
Recommandation n° 11
Renommer les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) en quartiers d’évaluation de la radicalisation et de la dangerosité (QERD), et renforcer, en leur sein, l’évaluation du risque de passage à l’acte violent afin de mieux le prévenir.
Recommandation n° 12
Définir des critères objectifs, notamment en ce qui concerne le comportement, pour permettre le classement d’un détenu au travail.
Recommandation n° 13
Prévoir de manière expresse que, dès lors qu’un détenu candidat au classement provoque un incident ou adopte un comportement répréhensible, la possibilité de candidater à un tel classement est suspendue pendant une période donnée, en fonction de la gravité des faits.
Recommandation n° 14
Prévoir la possibilité de déclasser à tout moment un détenu lorsqu’il ne satisfait plus aux critères qui ont fondé son classement au travail, y compris pour des motifs étrangers à l’exercice direct de l’activité réalisée à ce titre.
Recommandation n° 15
Proscrire le classement des détenus présentant un risque de passage à l’acte violent aux missions du service général impliquant une autonomie de déplacement.
À défaut, assortir l’autonomie de déplacement de garanties suffisantes en termes de surveillance, y compris a posteriori, par exemple en étudiant la possibilité de doter ces détenus d’une caméra piéton pour l’exercice de leurs tâches.
Recommandation n° 16
Édicter une nouvelle doctrine d’emploi pour la vidéosurveillance dans les prisons et envisager la possibilité de recourir à la surveillance vidéo intelligente pour appuyer les personnels de surveillance dans leurs tâches et mieux lutter contre les violences.
Recommandation n° 17
Clarifier et formaliser l’organisation des échanges entre le délégué local ou le correspondant local au renseignement pénitentiaire et le chef de l’établissement pénitentiaire.
Recommandation n° 18
Faire du renseignement pénitentiaire un réel outil d’anticipation, de détection et de prévention du risque de passage à l’acte violent.
Recommandation n° 19
Prévoir la présence d’un médecin psychiatre de liaison dans les groupes d’évaluation départementaux de la radicalisation violente (GED) afin de permettre une évaluation plus fine de la dangerosité réelle de l’individu dont la situation est examinée.
Recommandation n° 20
Intégrer un représentant de la direction interrégionale des services pénitentiaires dans les GED concernés afin de mieux prendre en compte la gestion de la détention dans l’évaluation de la dangerosité de l’individu, et inversement.
Recommandation n° 21
Instaurer une procédure obligatoire et spéciale de signalement des changements de comportement chez les détenus radicalisés ou dangereux et garantir son traitement de manière rapide et pluridisciplinaire.
Recommandation n° 22
Faire de la préparation de la fin de peine une composante à part entière de la stratégie de lutte contre la radicalisation et définir une doctrine globale reposant sur l’obligation ou, à défaut, la généralisation de l’évaluation de la radicalisation et de la dangerosité avant et éventuellement après la sortie de prison.
Recommandation n° 23
Renommer les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) en quartiers de prise en charge de la radicalisation et de la dangerosité (QPRD), et accroître, en leur sein, la prise en charge des détenus présentant un risque de passage à l’acte violent.
Recommandation n° 24
Faire de l’affectation en QPRD une véritable transition entre l’isolement et la détention ordinaire lorsque cela s’avère opportun dans le parcours carcéral du détenu.
Recommandation n° 25
Veiller à la stricte application de la proposition n° 51 du plan pluriannuel de lutte contre les violences commises en milieu pénitentiaire.
Recommandation n° 26
Élaborer un plan pluriannuel pour la santé mentale des personnes détenues fondé sur un état des lieux précis de la situation.
Recommandation n° 27
Prévoir, dans le cadre de l’élaboration du plan pluriannuel, une actualisation des besoins en matière de prise en charge des troubles psychiatriques et, sur ce fondement, achever le programme de construction des unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA).
Recommandation n° 28
Définir les modalités concrètes permettant aux surveillants pénitentiaires de contribuer de manière effective aux propositions de prise en charge adaptée des détenus par son travail de surveillance.
Recommandation n° 29
Augmenter les effectifs des juges de l’application des peines, notamment antiterroristes, afin, entre autres, de renforcer leur présence en détention.
— 1 —
PREMIÈRE PARTIE : La GESTION comparée des parcours de DÉTENTION respectifs D’YVAN COLONNA et DE FRANCK ELONG ABÉ a SUSCITÉ UNE INCOMPRÉHENSION LÉGITIME
I. L’ORGANISATION PARTICULIÈREMENT RIGOUREUSE DE LA DÉTENTION D’YVAN COLONNA CONTRASTE AVEC SON BON COMPORTEMENT
La gestion particulièrement stricte de la détention d’Yvan Colonna interpelle au regard de son parcours carcéral sans réel incident pendant dix-neuf ans. Le statut de détenu particulièrement signalé (DPS) lui sera appliqué pendant l’intégralité de son incarcération en dépit de sa dangerosité inexistante. Le cas d’Yvan Colonna invite à repenser un statut dont le cadre juridique ne permet pas aujourd’hui d’objectiver totalement les décisions d’inscription, de maintien ou de radiation au répertoire des DPS.
A. UNE DÉTENTION dont lE caractÈre PRESQUE EXEMPLAIRE, SANS INCIDENT NOTABLE, n’a jamais été pris en considÉration
De son arrestation en 2003, après une cavale de quatre années, jusqu’à sa dramatique agression du 2 mars 2022, Yvan Colonna sera un détenu apprécié et respectueux envers le personnel et ses codétenus. Les incidents qui émaillent son parcours carcéral sont à la fois très peu nombreux et relativement anodins. Une gestion individualisée de la peine aurait manifestement dû conduire, au fil du temps, à un assouplissement des mesures excessivement contraignantes qui lui ont été appliquées. Pourtant, la gestion de son parcours carcéral n’a jamais été adaptée au regard de son absence de dangerosité et du droit au respect de sa vie familiale.
1. La prise en charge sans indulgence d’Yvan Colonna
La gestion particulièrement rigoureuse de la détention d’Yvan Colonna, berger originaire de Cargèse et militant indépendantiste, né le 7 avril 1960 en Corse, est intrinsèquement liée au contexte de son arrestation et au crime pour lequel il a été condamné.
a. Une procédure judiciaire qui, à l’évidence, n’a pas permis de jouer son rôle d’apaisement
Le 6 février 1998, le préfet de Corse et de Corse-du-Sud Claude Érignac est abattu de trois balles de revolver, en pleine rue, à Ajaccio. Dénoncé par ses co-auteurs et leurs épouses comme l’auteur principal de l’assassinat, Yvan Colonna prend la fuite le 23 mai 1999. Il n’est arrêté que le 4 juillet 2003, après plus de quatre années de cavale, et sera transféré dès le lendemain à la prison de la Santé à Paris. Quelques semaines plus tard, deux autres membres du « commando Érignac », MM. Pierre Alessandri et Alain Ferrandi, sont condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité. Pour Yvan Colonna, commencent plus de dix ans de procédures judiciaires au cours desquelles il ne cessera de clamer son innocence.
● Les 6 février et 4 avril 2007, Yvan Colonna assigne M. Nicolas Sarkozy respectivement en référé et au fond sur le fondement de l’article 9-1 du code civil ([6]) pour atteinte à la présomption d’innocence à la suite des propos que le ministre de l’intérieur a tenu le jour de son arrestation ([7]).
● Le 13 décembre 2007, la cour d’assises spéciale de Paris ([8]) condamne Yvan Colonna à la peine de réclusion criminelle à perpétuité pour « assassinat en relation avec une entreprise terroriste ». Cette peine est assortie d’une période de sûreté de 18 ans pendant laquelle le condamné n’est éligible à aucune forme d’aménagement de peine ou de libération conditionnelle en application de l’article 132-23 du code pénal. Ses avocats interjettent appel, suivis par le parquet de Paris qui souhaite obtenir qu’Yvan Colonna soit condamné à la peine maximale de réclusion criminelle à perpétuité assortie de 22 ans de sûreté s’il était de nouveau reconnu coupable en appel.
Le 27 mars 2009, une nouvelle cour d’assises spéciale confirme en appel la réclusion criminelle à perpétuité mais alourdit sa peine d’une période de sûreté de 22 ans, pour « assassinat, dégradation aggravée, vol avec arme, enlèvement et séquestration aggravée, violences aggravées, en relation avec une entreprise terroriste, et participation une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme ».
Le 30 juin 2010, la Cour de cassation annule, pour des raisons de vice de procédure ([9]), la condamnation prononcée le 27 mars 2009.
Le 20 juin 2011, Yvan Colonna est à nouveau condamné, comme en première instance, par la cour d’assises spéciale à la réclusion criminelle à perpétuité simple ([10]).
C’est la Cour de cassation qui, dans son arrêt du 11 juillet 2012, maintient la période de sûreté à 18 ans et clôt définitivement la procédure en rejetant le pouvoir formé par Yvan Colonna.
● Parallèlement à cette procédure, Yvan Colonna est condamné à un an de prison ferme le 8 juillet 2010 en raison de sa cavale, notamment pour transport et détention d’arme de première catégorie.
● Ayant épuisé toutes les voies de recours internes après sa condamnation définitive du 11 juillet 2012, Yvan Colonna saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 11 janvier 2013. Ses avocats sollicitent notamment son transfèrement au centre de détention de Borgo en Haute-Corse au nom du rapprochement familial. Le 8 décembre 2016, la CEDH juge la requête d’Yvan Colonna irrecevable ([11]). Les juges de la CEDH estiment qu’Yvan Colonna disposait de recours internes « qu’il n’a pas menés à leur terme » ([12]). Cette dernière décision met fin à plus de dix ans de procédures judiciaires.
L’intention du rapporteur, pas plus que ne fut celle de la commission d’enquête, n’est pas de raviver les plaies d’une période qui a généré souffrances et incompréhensions pour les Corses, pour Yvan Colonna et pour ses proches, mais aussi pour les parties civiles et pour la famille de Claude Érignac qui ont eu à pleurer la perte d’un époux, d’un père et d’un grand serviteur de l’État. Il ne peut cependant ignorer certaines observations qui ont pu être développées lors des auditions et qui ont eu pour objet de rechercher dans la procédure judiciaire les prémices d’une gestion particulièrement sévère de ce dossier.
Les propos tenus par Me Patrick Baudouin, président de la Ligue des droits de l’Homme, devant la commission d’enquête méritent à cet égard d’être cités : « La Fédération internationale des droits de l’Homme […] a suivi de très près l’évolution du procès. Nous avons suivi les procès de 2007 et 2009. En 2009, une mission avait été diligentée […]. De nombreux doutes et interrogations avaient alors émergé, et des incohérences et zones d’ombre avaient été constatées. Je citerai quelques passages du rapport de la mission : "En présence d’enquêtes de police menées en application d’une législation d’exception, d’un accusé qui a choisi de politiser son procès et de quitter l’audience, d’une défense qui a tout fait pour déstabiliser un président entouré de magistrats peu au fait des procédures d’assises, sans soutien évident du ministère public, d’accusations rétractées et d’une absence de preuves matérielles, la décision finale rendue conformément à la loi puisque les juges avaient pour seule obligation de se prononcer en se fondant sur leur intime conviction a mis un terme aux poursuites […]. Cette vérité judiciaire n’a cependant pas mis fin aux controverses soulevées par ce procès […]. À l’issue de six semaines de procès et au vu des éléments contenus dans le présent rapport, la question du caractère équitable de ce procès est clairement posée". » ([13])
b. Peu d’incidents disciplinaires mais de multiples transfèrements jusqu’à la stabilisation d’Yvan Colonna à la maison centrale d’Arles
Si le rapporteur ne conteste évidemment pas la peine qui a été prononcée à l’encontre d’Yvan Colonna, il relève toutefois qu’une gestion réellement individualisée de sa détention aurait dû conduire à une réévaluation de sa dangerosité effective au cours de sa longue incarcération.
● Dans un premier temps, Yvan Colonna va faire l’objet de nombreux transfèrements sans toutefois que ceux-ci semblent justifiés par son comportement ([14]). La direction de l’administration pénitentiaire (DAP) a indiqué au rapporteur ne pas connaître les motifs des transfèrements dont Yvan Colonna a fait l’objet en raison de l’ancienneté des faits. Son parcours carcéral est ainsi jalonné de multiples changements d’affectation avec des périodes de détention souvent très courtes.
ÉTABLISSements pÉnitentiaires frÉquentÉs par yvan colonna
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Établissements fréquentés |
Date d’arrivée |
Date de départ |
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Maison centrale d’Arles |
19/12/2013 |
21/03/2022 |
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Centre pénitentiaire du Sud-Francilien |
12/07/2013 |
19/12/2013 |
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Maison centrale d’Arles |
06/12/2012 |
12/07/2013 |
|
Centre pénitentiaire du Sud-Francilien |
11/10/2012 |
06/12/2012 |
|
Centre pénitentiaire de Toulon-La-Farlède |
30/08/2011 |
11/10/2012 |
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Maison d’arrêt de Fresnes |
03/01/2008 |
30/08/2011 |
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Centre pénitentiaire de Paris-La Santé |
09/11//2007 |
03/01/2008 |
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Maison d’arrêt de Fresnes |
12/07/2004 |
09/11//2007 |
|
Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis |
08/07/2003 |
12/07/2004 |
|
Centre pénitentiaire de Paris-La Santé |
05/07/2003 |
08/07/2003 |
Source : commission d’enquête, à partir des éléments transmis par la DAP.
Placé à l’isolement judiciaire lors son écrou initial le 5 juillet 2003 à la maison d’arrêt de Paris-la-Santé pendant dix jours, Yvan Colonna a ensuite été maintenu à l’isolement administratif jusqu’au 12 juillet 2004, jour de son arrivée à la maison d’arrêt de Fresnes. Yvan Colonna sera donc placé plus d’un an à l’isolement.
En dix ans, il connaîtra neuf transfèrements successifs sans justification apparente et pour des motifs qui ont pu témoigner d’une forme d’obsession relativement inexplicable à son endroit. Ainsi, en juillet 2013, l’administration pénitentiaire suspecte Yvan Colonna de préparer son évasion. Alors qu’il est incarcéré à la maison centrale d’Arles depuis moins de deux mois, il est transféré au centre pénitentiaire du Sud-Francilien situé à Réau, en Seine-et-Marne. L’administration pénitentiaire revient finalement sur sa décision de transfèrement. Yvan Colonna retourne en effet à la maison centrale d’Arles à la fin de l’année 2013, après avoir passé cinq mois incarcéré au centre pénitentiaire du Sud-Francilien. Si, à la connaissance de la commission d’enquête, l’administration pénitentiaire n’a été en mesure d’apporter aucun élément tangible à l’appui de ses soupçons ([15]), Mme Christiane Taubira, qui était alors garde des Sceaux, a évoqué l’existence de « sources » ([16]). Il est important de mentionner cet épisode car il a pu contribuer, selon les mots du président de la commission d’enquête, « à construire un argumentaire sur la possibilité d’une évasion, alors même que son parcours carcéral n’indiquait pas de risque particulièrement fort » ([17]). De son côté, Me Françoise Davideau, avocate d’Alain Ferrandi, a dénoncé le « fantasme des évasions » ([18]).
● Tout au long de sa détention, ne seront dénombrés que treize incidents disciplinaires à l’encontre d’Yvan Colonna ce qui, de l’aveu du directeur de l’administration pénitentiaire, M. Laurent Ridel, est « assez peu, ces incidents n’étant en outre pas majeurs » ([19]).
Avant son incarcération définitive à la maison centrale d’Arles en décembre 2013, Yvan Colonna fait l’objet de cinq comptes rendus d’incident :
– le 7 juillet 2010 à la maison d’arrêt de Fresnes en raison de la détention d’objets et de substances interdits ;
– le 18 avril 2012 au centre pénitentiaire de Toulon-La-Farlède en raison d’insultes à l’encontre d’un agent. Il sera sanctionné de dix jours de confinement en cellule ;
– le 16 juin 2013 à la maison centrale d’Arles pour dissimilation de deux courriers transmis au parloir par un membre de son comité de soutien ;
– le 9 août 2013 au centre pénitentiaire du Sud-Francilien pour avoir été l’initiateur d’un mouvement collectif en réponse à des problèmes d’ordre matériel ;
– le 30 septembre 2013 au centre pénitentiaire du Sud-Francilien pour avoir enfreint le règlement intérieur de l’établissement.
Au regard du profil pénal d’Yvan Colonna, qui pouvait laisser craindre à l’administration pénitentiaire un détenu au comportement difficile, les incidents dont il a été l’auteur ont été d’une gravité très relative. Ces incidents n’ont pas pu être détaillés davantage par la DAP en raison d’un changement de logiciel dans lequel les observations sont consignées. En tout état de cause, le directeur de l’administration pénitentiaire a indiqué, en réponse à une interrogation du rapporteur sur le parcours carcéral d’Yvan Colonna, que « son comportement pénitentiaire peut être qualifié de correct, voire de très correct. […] Yvan Colonna entretenait des relations courtoises avec pratiquement tout le monde. Il n’avait pas d’ennemi déclaré, ce qui est assez rare en détention […]. Sa vie était très réglée autour de la lecture, d’une intense activité sportive, et de relations amicales et familiales relativement denses » ([20]).
2. À la maison centrale d’Arles : un détenu calme et apprécié
a. Un comportement très correct pendant dix ans
Yvan Colonna est incarcéré à la maison centrale d’Arles en décembre 2012, à la suite de sa condamnation définitive. Après son transfèrement lié à une suspicion d’évasion non étayée, il restera en détention dans cet établissement jusqu’à l’agression mortelle du 2 mars 2022.
À l’image de l’intégralité de sa détention, les incidents qui ont émaillé le parcours carcéral d’Yvan Colonna à la maison centrale d’Arles sont peu nombreux, et d’une gravité très relative :
– le 21 janvier 2015, un couteau de la marque Laguiole est retrouvé dans sa cellule. Il est sanctionné de six jours de confinement en cellule dont quatre avec sursis. Les extractions du logiciel Genesis obtenues par le rapporteur indiquent qu’il « n’était pas au courant d’avoir eu un rapport d’incident » ([21]) ;
– plus de cinq ans plus tard, le 25 février 2020, trois cartes Micro-SD, un lecteur MP3 dans lequel est insérée une carte micro SD et divers médicaments sont découverts en sa possession. Il est sanctionné d’un avertissement. Au cours de leur audition, les avocats d’Yvan Colonna ont souligné le fait que la détention d’un lecteur MP3 est autorisée alors que celle de cartes mémoires SD, pourtant indispensables à l’utilisation de celui-ci, ne l’est pas. S’agissant des médicaments en sa possession, Me Sylvain Cormier, avocat d’Yvan Colonna et de sa famille, a apporté les précisions suivantes : « Son compagnon d’emprisonnement lui laisse ses cachets – délivrés sur prescription médicale – parce qu’il a mal au dos. Il les prend sans consultation médicale et, lors d’une fouille, on trouve ces cachets sur lui. Cela constituera un incident disciplinaire » ([22]) ;
– le 20 janvier 2021, une montre connectée est découverte en sa possession. Il est sanctionné de 20 jours de privation d’activités sportives. Les avocats d’Yvan Colonna ont rappelé aux membres de la commission d’enquête qu’il s’agissait d’une montre de sport qu’Yvan Colonna portait depuis plusieurs années et dont les surveillants connaissaient donc parfaitement l’existence ([23]) ;
– le 2 février 2021, Yvan Colonna est sanctionné pour avoir refusé de changer de cellule avec un autre détenu. Placés en prévention, ils entament une grève de la faim et de la soif. Yvan Colonna sera sanctionné de trois jours de cellule disciplinaire. À la suite de cet événement, un de ses avocats forme un recours judiciaire contre les sanctions disciplinaires et les rotations sécuritaires très fréquentes dont il fait l’objet ;
– le 15 mars 2021, Yvan Colonna refuse de réintégrer sa cellule par solidarité avec d’autres détenus qui protestaient contre les fouilles intégrales et les restrictions liées aux protocoles sanitaires mis en œuvre dans le cadre de l’épidémie de covid-19. Il est sanctionné de cinq jours de cellule disciplinaire dont cinq avec sursis ;
– le 15 décembre 2021, il provoque un tapage, estimant que l’agent mettait trop de temps à ouvrir la porte de sa cellule ;
– le 27 décembre 2021, il participe à un refus de plateaux avec dix autres détenus, dont Franck Elong Abé, en protestation contre la fermeture d’une salle de sport ;
– début janvier 2022, Yvan Colonna conteste les nouveaux horaires appliqués à la détention et le 8 février, tandis qu’il souhaitait se rendre à la salle de sport, il s’énerve face à l’absence de réponse des personnels et provoque un tapage.
À la lumière de cette multiplication d’incidents disciplinaires à la fin de la peine de sûreté d’Yvan Colonna, Me Sylvain Cormier s’est demandé « s’il ne s’agissait pas, pour la direction de la prison, d’habiller un peu mieux le dossier disciplinaire, pour le faire correspondre un peu plus à ce que l’on attend d’un DPS », tout en reconnaissant qu’il s’agissait-là d’une « accusation forte » ([24]). En l’absence d’éléments susceptibles d’étayer une telle hypothèse, le rapporteur ne saurait y souscrire. Il s’étonne néanmoins d’une telle prolifération d’incidents somme toute mineurs à la fin de la peine de sûreté d’Yvan Colonna.
Il convient également de souligner qu’Yvan Colonna a été classé auxiliaire sport chargé du nettoyage du gymnase et du stade le 24 février 2014, ce qui semble témoigner de son bon comportement en détention. À ce titre, les surveillants observent qu’il effectue un « très bon travail » ([25]) en tant qu’auxiliaire.
b. Un détenu apprécié du personnel et de ses codétenus
Yvan Colonna était particulièrement apprécié du personnel de la maison centrale d’Arles. Le rapporteur a eu accès aux observations retranscrites dans le logiciel Genesis depuis janvier 2015 le concernant. De nombreuses observations confirment qu’il s’agissait d’un détenu au comportement très correct. Il est précisé, entre autres : « détenu souriant et ne posant aucun problème en détention » ([26]), « détenu très correct et respectueux, comportement exemplaire » ([27]), « attitude exemplaire, le mot pour rire » ([28]) ou encore « détenu calme et respectueux avec les surveillants » ([29]).
Ces observations, qui témoignent du bon comportement en détention d’Yvan Colonna, ont été confirmées lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête à la maison centrale d’Arles. Les surveillants qui ont connu Yvan Colonna ont tous attesté, certains avec une vive émotion, de sa politesse et de son respect envers le personnel. Évoquant le drame du 2 mars 2022, l’actuel directeur de la maison centrale a précisé au rapporteur, que « l’établissement reste très marqué à ce jour par cette agression dramatique » ([30]).
Si Yvan Colonna était apprécié du personnel, il l’était également de ses codétenus, dont Franck Elong Abé. Les observations renseignées dans Genesis depuis janvier 2015 montrent qu’il fréquentait de nombreux détenus à la maison centrale d’Arles. La première mention de sa bonne entente avec M. Elong Abé date d’une observation du 12 août 2020. Les deux détenus s’échangeaient notamment des journaux ([31]) et partaient en promenade ensemble ([32]).
La thèse du blasphème, selon laquelle Yvan Colonna aurait déclaré qu’il « crachait sur Dieu » a notamment été soulevée pour expliquer l’agression du 2mars 2022 ([33]). D’après les surveillants interrogés par les membres de la commission d’enquête, cette thèse est considérée comme peu probable, ou du moins surprenante, au regard du comportement respectueux d’Yvan Colonna à l’égard des autres détenus ([34]). En tout état de cause, quoi qu’Yvan Colonna ait éventuellement pu dire ou faire et que Franck Elong Abé aurait en outre pu mal interpréter compte tenu de son profil, ce dernier reste seul responsable de l’agression atroce qu’il a choisi de perpétrer. Le rapporteur rappelle la nécessité d’attendre les éléments d’explication qui ressortiront de l’instruction et de la procédure judiciaires en cours pour faire toute la lumière sur les motifs de cette agression.
c. Une peine qui n’aurait sans doute pas été aménagée
Sa période de sûreté de 18 ans ayant pris fin, Yvan Colonna avait formulé une demande d’aménagement de peine le 20 septembre 2021, sous la forme d’une détention à domicile sous surveillance électronique probatoire à la libération conditionnelle. Selon les informations transmises par le parquet national antiterroriste (PNAT), il souhaitait regagner le domicile de son épouse à Cargèse, « même si les liens avec [celle-ci] étaient distendus depuis août 2021 » ([35]), ce que le rapporteur a pu constater dans les extractions du logiciel Genesis auxquelles il a eu accès au regard de l’absence de parloirs ou encore de courriers depuis la date évoquée.
Dans la perspective de sa libération, Yvan Colonna envisageait une reprise d’activités au sein de l’élevage caprin qu’il avait cofondé en 1989. Sa demande d’aménagement de peine impliquait un placement en centre national d’évaluation (CNE) ([36]). Ce placement consiste en une évaluation pluridisciplinaire de dangerosité confiée à un service spécialisé chargé de l’observation des personnes détenues. L’évaluation d’Yvan Colonna en CNE avait été ordonnée le 3 décembre 2021 par le juge de l’application des peines compétent en matière de terrorisme (JAPAT) et l’administration pénitentiaire avait fixé son admission au 28 février 2022. Yvan Colonna s’était toutefois désisté de sa demande par un courrier du 22 février 2022, indiquant dans cette lettre vouloir privilégier sa demande de rapprochement familial en Corse. Ce désistement a été constaté par ordonnance du JAPAT le 23 février 2022.
Pour expliquer son désistement à sa demande d’aménagement de peine, l’ancien député Bruno Questel a indiqué à la commission d’enquête qu’Yvan Colonna « avait en effet conscience d’être en décalage de trois ans par rapport à Alain Ferrandi et à Pierre Alessandri dans les procédures. Ayant constaté que ces derniers s’étaient vu refuser des aménagements de peine depuis plusieurs années, il considérait comme inéluctable le refus qu’il lui serait opposé » ([37]). Il convient également de rappeler qu’Yvan Colonna continuait de nier être l’auteur de l’assassinat pour lequel il avait été condamné définitivement ([38]). Au cours de la même audition, l’ancien député François Pupponi, a ajouté qu’Yvan Colonna « était convaincu qu’il ne sortirait pas de prison » ([39]).
B. UN STATUT SUSCEPTIBLE DE FAVORISER L’ARBITRAIRE : LE CAS D’YVAN COLONNA, RÉVÉLATEUR DE LA NÉCESSITÉ DE FAIRE ÉVOLUER LE STATUT de détenu particuliÈrement signalÉ (DPS)
Si l’inscription d’Yvan Colonna au répertoire des DPS pouvait être justifiée au début de sa peine, son maintien sous ce statut pendant l’intégralité de son parcours carcéral interroge. Les conditions de la levée de son statut de DPS le 8 mars 2022 à la suite de son agression puis, quelques jours plus tard, de celui des deux autres membres du « commando Érignac », questionne légitimement le bien fondé des critères d’inscription à ce répertoire.
La commission d’enquête a procédé à l’audition de responsables politiques, de magistrats, d’avocats et d’associations qui ont mis en évidence les failles ou, à tout le moins, les insuffisances de la procédure actuelle, qui fait coexister des décisions prises par des autorités judiciaires, administratives et politiques. À cet égard, le parcours carcéral d’Yvan Colonna est révélateur de l’impérieuse nécessité d’encadrer rigoureusement le droit applicable au statut DPS, tant son maintien au répertoire s’est avéré injustifié à la lumière de son parcours carcéral et de l’évolution de sa situation en détention.
1. Le statut de DPS, une solution de facilité appliquée de manière uniforme à des profils très différents
a. L’inscription et le maintien au répertoire des DPS
Le statut de DPS a été créé en 1967 afin de renforcer la surveillance des détenus écroués pour grand banditisme. Les personnes détenues appartenant à la criminalité organisée ou aux mouvances terroristes sont aujourd’hui les premières visées par ce statut mais le répertoire englobe des détenus aux profils très différents. Au 25 juillet 2022, 235 personnes détenues étaient inscrites au registre des DPS, dont 54 détenus pour terrorisme, soit 23 %. Le nombre de détenus inscrits à ce répertoire apparaît donc relativement modeste au regard du nombre total de personnes écrouées en France qui s’élève à près de 73 000 ([40]). Il est dès lors possible d’affirmer que l’administration pénitentiaire n’est censée avoir recours à ce statut que pour des profils de détenus très particuliers et dont la dangerosité est avérée. En conséquence, l’inscription et le maintien au répertoire des DPS ne constituent pas une décision anodine mais témoignent de la volonté de l’administration pénitentiaire de voir son personnel porter une attention particulière au détenu concerné.
● Le cadre légal du registre des DPS relève du niveau règlementaire et souffre d’une absence de définition dans la loi.
La décision d’inscription, de maintien ou de radiation des détenus au répertoire des DPS revient au ministre de la justice en vue de la mise en œuvre de mesures de sécurité adaptées ([41]). Par délégation, la DAP est chargée de l’instruction des procédures à l’aune des signalements et éléments communiqués par les directions interrégionales des services pénitentiaires (DISP).
La procédure d’inscription, de maintien et de radiation des détenus au répertoire des DPS ainsi que les mesures de sécurité applicables dans ce cadre sont précisées par instruction interministérielle, via des circulaires : pour la période intéressant les travaux de la commission d’enquête, il s’agit des circulaires du 15 octobre 2012 ([42]) et, plus récemment, du 11 janvier 2022 ([43]).
Jusqu’en 2022, cinq cas de personnes détenues étaient visés :
– détenu appartenant à la criminalité organisée locale, régionale, nationale, internationale ou aux mouvances terroristes. Cette appartenance doit être établie de par la situation pénale de l’intéressé ou par un signalement des autorités judiciaires et administratives ou des forces de sécurité intérieure ;
– détenu ayant été signalé pour une évasion réussie, tentée ou projetée depuis un établissement pénitentiaire ou à l’occasion d’une extraction, d’un transfert administratif ou d’une translation judiciaire ;
– détenu susceptible de mobiliser par tout moyen, un soutien humain, logistique ou financier extérieur en vue de s’évader et/ou de causer un trouble grave au bon ordre de l’établissement ;
– personnes détenues dont la soustraction à la justice pourrait avoir un impact important sur l’ordre public en raison de leur personnalité et/ou des faits pour lesquels elles sont écrouées ;
– détenu susceptible d’actes de grandes violences, ou ayant commis des atteintes graves à la vie d’autrui, des viols ou actes de torture ou de barbarie ou des prises d’otage en établissement pénitentiaire.
La circulaire du 11 janvier 2022 a ajouté un sixième critère d’inscription au répertoire des DPS, soit un détenu signalé ou ayant été signalé pour avoir été à l’initiative d’un mouvement collectif, d’une mutinerie ou d’actes de dégradations de grande ampleur en établissement, ou d’avoir participé à plusieurs reprises à de tels incidents.
● Concrètement, une commission locale DPS se réunit, à l’initiative du chef d’établissement et au moins une fois par année civile, dans tout établissement dans lequel sont écroués des DPS ou des détenus faisant l’objet de demandes d’inscription au répertoire.
Cette commission est composée des membres suivants :
– le chef d’établissement pénitentiaire ou son représentant ;
– le procureur de la République ou son représentant ;
– le PNAT ou son représentant, dont la présence est prévue formellement depuis la circulaire de 2022 ([44]) ;
– le préfet ou son représentant qui, jusqu’en 2022, n’était présent qu’en « cas de nécessité » ;
– le directeur interrégional des services pénitentiaires ou son représentant ;
– un représentant de chacun des services de police exerçant leurs activités dans le ressort du tribunal concerné ;
– le commandant de groupement de gendarmerie départemental ou son représentant ;
– le délégué ou, depuis 2022, le correspondant local du renseignement pénitentiaire ;
– pour les personnes détenues prévenues, le magistrat saisi du dossier de la procédure au sens de l’article R. 57-5 du code de procédure pénale ;
– pour les personnes détenues condamnées pour des infractions autres que celles prévues en matière de terrorisme, le juge de l’application des peines territorialement compétent dans le ressort de l’établissement pénitentiaire ;
– pour les personnes détenues condamnées pour des infractions en matière de terrorisme, le JAPAT ;
– pour les personnes détenues condamnées par une juridiction locale pour une infraction de nature terroriste, le juge de l’application des peines (JAP) territorialement compétent dans le ressort de l’établissement pénitentiaire.
ii. La persistance de zones d’ombres au niveau national comme local
● Les membres de la commission d’enquête se sont interrogés au sujet de l’existence d’une commission nationale DPS qui constituerait l’instance décisionnaire finale s’agissant de l’inscription, du maintien ou de la radiation des détenus à ce répertoire. Juridiquement, la commission nationale DPS a été supprimée par la circulaire du 15 octobre 2012. L’instruction ministérielle du 18 décembre 2007 ([45]), qui fixait le cadre légal du répertoire des DPS, mentionne l’existence d’une commission nationale DPS dont la composition était la suivante ;
– deux représentants de la DAP ;
– un représentant de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) ;
– deux représentants de la direction centrale de la police judiciaire ;
– un représentant de la direction de la gendarmerie et de la justice militaire.
La présidence de cette commission nationale revenait au chef du bureau de gestion de la détention ou son représentant. Ses membres formulaient des avis sur les propositions d’inscription, de maintien ou de radiation au répertoire des DPS qui lui étaient transmises par les commissions locales.
Les auditions n’ont pas permis d’établir clairement si une procédure, plus officieuse, avait été substituée à la commission nationale DPS. Par exemple, au cours de son audition, l’ancienne cheffe du service national du renseignement pénitentiaire (SNRP), Mme Charlotte Hemmerdinger, a affirmé que lorsqu’il y avait « un problème d’arbitrage, cela pouvait être repris à des niveaux supérieurs. S’il y avait des dissonances marquées dans les avis et que la commission n’arrivait pas à s’entendre, des éléments pouvaient remonter » ([46]). Or, Mme Charlotte Hemmerdinger a dirigé les services du renseignement pénitentiaire de novembre 2016 à juin 2022, période au cours de laquelle la commission nationale DPS était formellement supprimée depuis au moins quatre ans. Dans des observations complémentaires transmises à la suite de son audition, Mme Charlotte Hemmerdinger précise qu’au « niveau central, il pouvait y avoir des réunions informelles inter bureaux pour balayer les avis des services déconcentrés […] auxquelles le SNRP pouvait participer, mais pas de commission nationale DPS en tant que telle ».
M. Stéphane Bredin, précédent directeur de l’administration pénitentiaire, a précisé qu’« il n’existe pas de commission nationale des DPS puisqu’elle a été supprimée en 2012. Donc, au sein de l’administration pénitentiaire, c’est le bureau de la gestion de la détention (BGD) qui prend, chaque année, la décision pour chacun des 200 à 250 DPS, selon les époques » ([47]).
Si le rapporteur ne juge pas étonnant en soi que les dossiers des DPS puissent faire l’objet d’échanges au niveau central, il appelle néanmoins l’administration pénitentiaire à faire preuve d’une plus grande transparence sur cette question.
M. Jean Castex a par ailleurs évoqué également l’existence d’un avis du PNAT qui aurait été prépondérant dans sa décision ([48]). L’ancien Premier ministre a en effet déclaré, à plusieurs reprises, avoir « le souvenir d’une intervention du PNAT, défavorable à la levée » ([49]) concernant le maintien au répertoire des DPS de M. Pierre Alessandri, l’un des membres du « commando Érignac » alors que la commission locale DPS avait émis un avis favorable à la levée de ce statut. Cette déclaration n’a pas manqué de surprendre le rapporteur, et ce dans les deux hypothèses qu’elle implique :
– soit l’avis évoqué est celui qu’a émis le PNAT dans le cadre de la commission locale DPS, et dans ce cas il n’est pas justifié de lui donner une importance prépondérante, la position exprimée – in fine favorable – étant celle de la commission, le PNAT exprimant en la matière un avis consultatif, et non un avis conforme ;
– soit le PNAT est également intervenu a posteriori de la décision de la commission DPS locale, directement auprès du Premier ministre, semblant ainsi témoigner de l’existence d’une procédure officieuse et non encadrée juridiquement au niveau national.
● Le caractère potentiellement opaque ou verrouillé de cette procédure, y compris au niveau local, a également été soulevé au cours des travaux de la commission. À ce titre, a été évoqué à plusieurs reprises le jugement du tribunal administratif de Toulon ([50]), saisi du recours d’Yvan Colonna contre la décision de maintien au répertoire des DPS du 3 avril 2012, qui n’a pu établir que la commission locale DPS se serait régulièrement réunie pour statuer sur son cas ([51]).
Les interrogations de la commission d’enquête ont également porté sur les raisons qui ont présidé au changement de la nature de l’avis émis par la commission locale DPS, en 2022, par rapport aux années précédentes concernant le maintien au répertoire des DPS des détenus Pierre Alessandri et Alain Ferrandi. Le rapporteur regrette de ne pouvoir apporter aucun élément d’approfondissement ou d’éclaircissement à ce sujet, la DAP ayant décidé d’opérer un tri dans les questions qu’il lui a soumises en ne portant à sa connaissance, concernant le statut DPS, que les éléments qui, d’après elle, relevaient du périmètre de la commission d’enquête. Si les cas de MM. Alessandri et Ferrandi n’étaient pas formellement visés par l’intitulé de la commission d’enquête et la proposition de résolution tendant à sa création, le rapporteur conteste la nature de cette réponse et l’interprétation, totalement infondée selon lui, sur laquelle elle repose, M. Jean Castex ayant lui-même explicitement lié la levée du statut d’Yvan Colonna et celle de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi lors de son audition ([52]).
b. Un statut aux conséquences parfois contraires au principe d’individualisation de la peine
i. Les restrictions imposées par le statut de DPS
Si les DPS peuvent avoir accès aux mêmes types d’activités que les autres détenus ([53]), des mesures spécifiques leur sont toutefois applicables. La circulaire du 11 janvier 2022 fixe la plupart des règles de sécurité applicables aux DPS. Ainsi, les établissements accueillant des DPS doivent rédiger une note de gestion générale déclinant les modalités de prise en charge applicables à ces détenus ainsi qu’une note individuelle de gestion.
● À la maison centrale d’Arles, Yvan Colonna faisait l’objet de plusieurs consignes de gestion fixées dans une note de service individuelle en date du 11 décembre 2020 ([54]) :
– il devait être placé seul en cellule ;
– sur le logiciel Genesis, un certain nombre de mentions devaient être impérativement renseignées, dont celle d’une surveillance spécifique renforcée ou encore l’indication d’un niveau « Escorte 3 » avec la mention d’un renfort police indispensable ;
– des contrôles de cellule trimestriels étaient effectués notamment pour vérifier l’état matériel de la cellule et la présence d’objets interdits en détention ;
– toutes les observations et événements relatifs à sa détention devaient être consignés quotidiennement dans Genesis via la consigne de service de surveillance particulière. Les observations devaient notamment porter sur ses liens avec l’extérieur, son comportement à l’égard du personnel et des autres personnes détenues, ou encore ses activités comme le sport. Le rapporteur a pu constater que le comportement d’Yvan Colonna faisait l’objet d’observations quotidiennes et précises dans le logiciel Genesis ;
– tout fait marquant le concernant devait être relaté dans un compte rendu d’incident et/ou une observation Genesis et faire l’objet d’une remontée d’observation immédiate auprès de l’encadrement.
À ces règles de sécurité individuelles, s’ajoutaient des mesures d’ordre général qui étaient applicables à Yvan Colonna. À titre d’exemple, dans la circulaire du 11 janvier 2022, il est indiqué que :
– les DPS font systématiquement l’objet d’un placement sous surveillance spécifique renforcée, de jour comme de nuit ;
– leurs cellules sont situées en priorité à proximité des postes de surveillance ;
– la vigilance des personnels doit être renforcée lors des appels, des opérations de fouille et de contrôle des locaux ;
– la candidature des DPS aux activités offertes en détention ou à un travail doit faire l’objet d’un examen attentif.
● Concernant ces mesures d’ordre général, le rapporteur a constaté avec étonnement que certaines d’entre elles n’étaient pas appliquées avec la même rigueur.
La circulaire du 11 janvier 2022, comme celle d’octobre 2012, précise que « la réunion dans un même lieu de personnes détenues DPS doit, dans la mesure du possible, être limitée, notamment en maison d’arrêt ». Si l’établissement d’Arles est une maison centrale, il s’avère que la réunion de deux DPS dans un même lieu semble être une situation fréquente qui laisse supposer une interprétation qui peut parfois s’avérer relativement arrangeante ou, pour le moins, souple, des instructions figurant dans les circulaires.
À l’inverse, la prescription selon laquelle, s’agissant des détenus inscrits au répertoire des DPS, « l’affectation en maison centrale ou quartier maison centrale sera privilégiée lors de l’orientation en établissement pour peines » ([55]) est interprétée beaucoup plus strictement. Lors de son audition, l’ancien Premier ministre Jean Castex a affirmé qu’« au sujet du rapprochement [familial d’Yvan Colonna], j’ai compris, en découvrant le dossier, que le statut de DPS imposait que ceux qui en font l’objet soient incarcérés dans une maison dite centrale, qui intègre des équipements capables d’assurer la protection particulière ». S’il est évident qu’une affectation dans un établissement sécuritaire apparaît nécessaire pour des détenus au profil sensible comme les DPS, il reste étonnant qu’une telle différence d’appréciation dans l’application d’instructions ministérielles existe.
Le rapporteur observe au demeurant que la rédaction de la circulaire ne fait pas de l’affectation en maison centrale un critère obligatoire.
ii. Un statut « attrape-tout »
Lors de l’audition des représentants des syndicats de magistrats, Mme Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, a indiqué que « les catégories pénitentiaires font donc obstacle à la nécessité de personnaliser la prise en charge et le suivi des personnes » ([56]). Dans le cas d’Yvan Colonna, cette affirmation s’avère particulièrement pertinente au regard de son maintien au répertoire des DPS pendant l’intégralité de sa peine, sans que son bon comportement en prison ait pu avoir une quelconque influence à cet égard. Pour rappel, l’article 707 du code de procédure pénale prévoit que le régime de détention « est adapté au fur et à mesure de l’exécution de la peine, en fonction de l’évolution de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale de la personne condamnée, qui font l’objet d’évaluations régulières ».
Lors de son audition, M. Stéphane Bredin a pourtant reconnu à quel point il n’était pas pertinent d’appréhender de la même manière les détenus nationalistes – qu’ils soient basques ou corses – et les détenus condamnés pour terrorisme islamiste (TIS), qui représentent un contingent important des DPS ([57]) : « Si les mots sont les mêmes, ils renvoient à des réalités très différentes : on n’a jamais vu un détenu basque prosélyte en détention, ni un détenu corse ou d’Action directe attenter à la vie d’un personnel de surveillance. » ([58]). Pour Mme Kim Reuflet, « il n’y a rien de commun entre les profils pénitentiaires de ces deux personnes détenues [Franck Elong Abé et Yvan Colonna] au moment de l’évènement. Cependant, elles se voient appliquer le même régime, cette même étiquette de DPS » ([59]).
2. Des conséquences inacceptables sur le droit à la vie familiale d’Yvan Colonna
Du fait des mesures de sécurité liées à ce statut, l’inscription au répertoire des DPS emporte des effets notables sur les conditions de vie en détention. Yvan Colonna restera soumis à ce statut pendant l’intégralité de son incarcération.
a. Pour Yvan Colonna, l’apparence d’une double peine
Yvan Colonna a eu un premier enfant, en 1990, d’une première relation avant de se marier en 2011 au centre pénitentiaire de Fresnes. Son second fils est né la même année en Corse où il grandit, une mer et 400 kilomètres le séparant de son père détenu à la maison centrale d’Arles. Celui-ci n’a eu de cesse, avec ses avocats, de tenter de faire valoir le respect de son droit à la vie familiale, en vain.
● Dans une décision du 30 novembre 2009 ([60]), le Conseil d’État a reconnu que la décision d’inscription au répertoire des DPS était susceptible de recours pour excès de pouvoir dans la mesure où le statut de DPS affecte les conditions du détenu « en orientant notamment les choix du lieu de détention ». En ce sens, à compter de juillet 2014, plusieurs saisines des proches d’Yvan Colonna ont sollicité son transfert dans un établissement situé en Corse. Ces saisines, dont celle de sa compagne en date du 22 juin 2020, demandaient notamment son affectation au centre de détention de Borgo. Deux demandes de changement d’affectation ont été initiées par Yvan Colonna lui-même, par courriers du 31 juillet 2018 et du 31 juillet 2020, pour rapprochement familial. Il demandait également à être affecté au centre pénitentiaire de Borgo ou au centre de détention de Casabianda. Toutefois, selon l’administration pénitentiaire, son « niveau de dangerosité » n’était pas compatible avec le niveau de sécurité considéré comme moyen pour l’établissement de Borgo, et très faible pour celui de Casabianda.
● Yvan Colonna a par ailleurs déposé une requête auprès du tribunal administratif de Marseille visant à annuler la décision du 20 août 2019 par laquelle la garde des Sceaux avait maintenu son inscription au répertoire des DPS. Dans sa décision, le tribunal relève, outre sa « soustraction à la justice pendant une durée de quatre ans jusqu’à son arrestation », qu’« il ressort des pièces du dossier que l’intéressé a pu exercer son droit au respect de la vie familiale à travers des parloirs, échanges téléphoniques et correspondances écrites » ([61]). Lors de leur audition, les avocats d’Yvan Colonna ont toutefois rappelé que celui-ci ne voyait plus sa mère depuis quinze ans et le plus jeune de ses fils depuis trois ans. Comme le confirment les observations inscrites dans le logiciel Genesis, le nombre de parloirs dont il bénéficiait semblait relativement réduit à la fin de sa peine à la maison centrale d’Arles.
Le 8 octobre 2021, les conseils d’Yvan Colonna ont saisi le tribunal administratif de Paris pour contester la décision défavorable à son transfert du 5 août 2021. Ils avançaient, une nouvelle fois, que son maintien à la maison centrale d’Arles constituait une violation de son droit au respect de sa vie privée et familiale. L’audiencement de ces deux recours était prévu le mardi 15 mars 2022 au tribunal administratif de Paris.
Outre l’aspect juridictionnel, cette question, élargie à la situation de MM. Alessandri et Ferrandi, a fait l’objet d’une forte mobilisation citoyenne et politique en Corse, ainsi que l’ont notamment rappelé MM. François Pupponi et Bruno Questel lors de leur audition ([62]).
b. L’aménagement de la prison de Borgo, une question centrale
i. Une volonté politique asymétrique entre l’État et la Corse
Si le rapprochement familial des détenus corses a fait l’objet d’un engagement massif de la part des élus corses, il n’en a pas été de même de la part de l’État dont les atermoiements regrettables apparaissent sous un angle encore plus cruel après l’agression mortelle dont a été victime Yvan Colonna. Si la question de la place de Franck Elong Abé à la maison centrale d’Arles sera ultérieurement abordée ([63]), qu’il soit permis au rapporteur d’apporter dès à présent une réponse s’agissant d’Yvan Colonna : sa place n’était pas à Arles.
L’audition de M. Jean Castex ([64]) a permis de confirmer l’existence de l’embryon d’une impulsion, du côté de l’État, visant à permettre le rapprochement des détenus corses dans le centre pénitentiaire de Borgo. Les propos tenus par l’ancien Premier ministre à ce sujet sont reproduit ci-dessous.
« Des discussions ont eu lieu, à mon niveau, sur les questions relatives à la Corse en général. Évidemment, la question du statut de DPS a été évoquée et les réponses que j’ai faites, avant l’agression qui a coûté la vie à M. Colonna, étaient conformes à celles que j’ai faites devant votre commission. Elles n’ont pas totalement emporté la conviction de mes interlocuteurs, mais il m’appartenait de prendre mes responsabilités et je vous en ai donné les raisons. Au sujet du rapprochement, j’ai compris, en découvrant le dossier, que le statut de DPS imposait que ceux qui en font l’objet soient incarcérés dans une maison dite centrale, qui intègre des équipements capables d’assurer la protection particulière. La question de Borgo a bien sûr été mentionnée : j’ai posé des questions et il m’a été répondu que ce n’était pas une maison centrale et qu’elle n’était pas équipée pour recevoir des détenus DPS. Il me semble qu’il existe à ce sujet, mais il faudrait le vérifier, un rapport de l’Inspection générale sur la prison de Borgo – sans lien avec ce dossier – qui confirme tout cela. Dès lors que décision avait été prise de maintenir le statut de DPS des intéressés, ils ne pouvaient être transférés à Borgo. La possibilité d’aménager cet établissement a été évoquée et j’ai demandé qu’on l’étudie. Il m’a été répondu qu’il faudrait mener de lourds travaux. Je précise que je n’ai abordé ce sujet qu’avec mon cabinet ; je n’en ai jamais parlé avec le directeur de l’administration pénitentiaire. Pour répondre à votre question, des échanges ont donc bien eu lieu. À ma connaissance, début 2022, aucuns travaux visant à faire de Borgo une prison centrale n’avaient été entamés. Mais peut-être disposez-vous d’informations qui prouvent le contraire. »
Il a été question, lors des auditions de Mme Nicole Belloubet ([65]) et de M. Stéphane Bredin ([66]), du fort contraste entre la situation corse et le processus politique qui avait été engagé pour permettre le rapprochement effectif des prisonniers basques membres de l’ETA ([67]). Le rapporteur forme le vœu que l’électrochoc provoqué par la mort d’Yvan Colonna et la levée du statut DPS des deux autres membres du « commando Érignac » puissent enfin jeter les bases d’un règlement politique définitif de cette question qui n’a que trop longtemps été ignorée par l’État.
ii. Le processus de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo
Lors de son audition ([68]), M. Laurent Ridel a indiqué ne pas avoir été, depuis qu’il est directeur de l’administration pénitentiaire, « chargé de réaliser une étude visant à renforcer la sécurité de Borgo, de sorte que cet établissement soit en capacité d’accueillir de façon habituelle et durable des DPS ». Il indique néanmoins avoir « travaillé à transformer une partie de cet établissement en quartier centre de détention pour permettre l’accueil de détenus corses afin qu’ils purgent leurs peines à Borgo, qui était jusqu’en 2003 une maison d’arrêt chargée d’héberger des prévenus et des très courtes peines ».
Le 19 octobre 2020, l’Inspection générale de la justice (IGJ) est saisie par le directeur de cabinet du garde des Sceaux pour réaliser une mission d’inspection de l’établissement, notamment aux fins d’évaluer « l’impact éventuel des difficultés du centre pénitentiaire sur la prise en charge des détenus au regard notamment de la spécificité de cet établissement où sont actuellement incarcérés cinq détenus nationalistes corses ([69]) et mesurer l’éventuelle vulnérabilité de la structure au regard de cette spécificité ». L’IGJ remet son rapport en février 2021. La conclusion de celui-ci, au demeurant particulièrement inquiétant sur le fonctionnement de l’établissement, que le rapporteur a pu consulter, est la suivante : « Si la présence à l’établissement des détenus nationalistes, notamment au QCD ([70]), ne pose en l’état, pas de difficulté particulière, ces derniers se montrent agacés par le désordre actuel, leur intérêt étant de ne pas compromettre leur affectation au CP de Borgo pour maintenir leurs liens familiaux. Cependant, la mission estime que le fonctionnement actuellement défaillant […] de l’établissement n’y permet pas l’affectation de personnes détenues aux profils sensibles. »
Le rapporteur observe que ce ne sont pas des enjeux de sécurité que l’IGJ met en exergue pour exclure l’affectation de détenus sensibles, mais des défaillances de fonctionnement. La mission d’inspection relève que l’établissement connaît un affaiblissement des repères professionnels : des personnels qui ont renoncé à être présents dans les unités de vie, des règles de sécurité mal appliquées – mouvements de personnes détenues qui ne sont plus contrôlés, gestes professionnels oubliés dans le cadre du régime dit « des portes fermées » ([71]), contrôles de sécurité aléatoires lors de l’entrée des personnels à l’établissement, gestes de sécurité de base peu ou mal réalisés – un encadrement intermédiaire qui ne joue pas son rôle, un niveau inégal d’implication des officiers, une stratégie disciplinaire à élaborer, une articulation difficile avec le médecin coordonnateur et une ambiance de travail délétère sur fond d’opposition syndicale.
Selon les informations transmises par la DAP au rapporteur, des travaux de sécurisation de l’établissement ont néanmoins bien été entrepris : aménagement d’une cellule de protection d’urgence (CProU), remplacement des vitrages des miradors, réhabilitation de l’unité sanitaire, réalisation d’un pôle de rattachement des extractions judiciaires (PREJ). Le projet de renouvellement et d’extension du système de vidéosurveillance est quant à lui en cours : initié à la fin de l’année 2022 ([72]), il devrait être achevé à la fin de l’année 2023.
tableau de suivi des travaux au centre pÉnitentiaire de Borgo depuis 2016
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Date |
Nature |
Avancement |
Montant définitif |
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2023 |
Mise en accessibilité (ADAP) |
Programmation |
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2023 |
Réhabilitation de l’unité sanitaire |
Programmation |
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2023 |
Aménagement d’une cellule en CProU |
Réalisé |
50 000 |
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2022 |
Renouvellement et extension du système de sûreté vidéosurveillance |
Études PRO |
2 155 000 |
|
2022 |
Travaux miradors dont remplacement des vitrages et des châssis |
Réalisé |
460 000 |
|
2022 |
Sécurisation QCD/MAH (caillebotis, concertina, pose de grille avec effet SAS) |
Réalisé |
110 000 |
|
2020 |
Travaux importants de serrurerie et de peinture |
Réalisé |
160 000 |
|
2019 |
Réalisation du PREJ avec la construction de locaux de formation de 100 m2 et d’un parking personnel |
Réalisé |
1 300 000 |
|
2018 |
Mise aux normes et modernisation SSI |
Réception en cours – fin d’opération |
2 132 130 |
|
2017 |
Travaux de réfection des étanchéités QI QD + Dalles béton patio infirmerie + traitement fissures |
Réalisé |
63 858 |
|
2017 |
Plan pluriannuel de remise aux normes de l’éclairage du mur de ronde (perte électrique depuis la construction de l’établissement) |
Réalisé |
1 350 000 |
|
2017 |
Plan pluriannuel de remise aux normes de l’éclairage du mur de ronde (perte électrique depuis la construction de l’établissement) |
Réalisé |
881 591 |
|
2016 |
Réaménagement – Travaux divers |
Réalisé |
52 902 |
Source : DAP.
Dans une première recommandation aussi emblématique qu’essentielle, le rapporteur appelle désormais avec force l’État à parachever les travaux de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo et à adopter une position claire en faveur du rapprochement familial des détenus corses. Si l’État estime que ce rapprochement nécessite, au-delà des travaux de sécurisation, la création d’un quartier maison centrale ([73]), alors que celle-ci soit initiée afin d’en permettre la réalisation sans perdre plus de temps.
Recommandation n° 1
Permettre le rapprochement familial des détenus corses en parachevant les travaux de sécurisation du centre pénitentiaire de Borgo et en le dotant, si besoin, d’un quartier maison centrale.
3. Un détenu marqué au fer rouge du statut de DPS : des motivations sommaires et une situation générant de l’automaticité
a. Des arguments extra-pénitentiaires insuffisamment étayés
i. Des critères opposés à Yvan Colonna peu convaincants
Du fait de l’ancienneté de certaines d’entre elles, la DAP n’a pas été en mesure de fournir au rapporteur l’ensemble des décisions des commission DPS ayant concerné Yvan Colonna depuis le début de sa détention.
DÉcisions relatives au statut de dps d’yvan colonna
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Commission DPS |
Décision DAP |
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Lieu |
Date |
Proposition |
Décision |
Date |
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Inscription |
Inscription |
07/07/2003 |
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Maintien |
2004 |
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Maintien |
2005 |
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Maintien |
2006 |
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Maintien |
2007 |
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Maintien |
2008 |
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Maintien |
15/12/2009 |
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Maintien |
15/12/2010 |
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Maintien |
15/12/2011 |
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Maintien |
03/04/2012 |
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Maintien |
26/11/2013 |
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MC Arles |
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Maintien |
11/12/2014 |
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MC Arles |
17/03/2015 |
Maintien |
Maintien |
19/06/2015 |
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MC Arles |
16/03/2016 |
Maintien |
Maintien |
25/10/2016 |
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MC Arles |
10/03/2017 |
Maintien |
Maintien |
18/05/2017 |
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MC Arles |
09/03/2018 |
Maintien |
Maintien |
24/08/2018 |
|
MC Arles |
20/02/2019 |
Maintien |
Maintien |
20/08/2019 |
|
MC Arles |
10/02/2020 |
Maintien |
Maintien |
05/06/2020 |
|
MC Arles |
15/07/2021 |
Maintien |
Maintien |
05/08/2021 |
|
MC Arles |
08/03/2022 |
Radiation |
Radiation |
08/03/2022 |
Source : commission d’enquête, à partir des éléments, incomplets, transmis par la DAP.
Selon la DAP, Yvan Colonna a été maintenu au répertoire DPS pendant l’intégralité de sa détention sur les fondements suivants :
– son appartenance à une mouvance terroriste, établie par sa situation pénale au regard de sa condamnation ;
– sa capacité à mobiliser les moyens logistiques extérieurs de cette mouvance et le retentissement persistant que pourrait avoir sur l’ensemble du territoire national l’évasion de l’un des membres du « commando Érignac ».
Lors de son audition, le directeur de l’administration pénitentiaire a affirmé qu’« il suffit qu’un seul de ces critères soit avéré pour motiver une inscription ou un maintien au répertoire DPS » ([74]). M. Laurent Ridel a également motivé la décision de maintenir Yvan Colonna à ce répertoire par le fait qu’il se trouvait, jusqu’à récemment, en période de sûreté. L’ancienne garde des Sceaux, Mme Nicole Belloubet, a avancé le même argument pour justifier sa décision de ne pas lever le statut de DPS d’Yvan Colonna : « Lorsque j’étais ministre, Yvan Colonna était toujours en période de sûreté, et pour cette raison-là il me semblait donc difficile de lever ce statut. » ([75]) Or, il convient de rappeler que le fait qu’un détenu soit soumis à une période de sureté n’est pas un critère de maintien du statut.
Dans son avis le plus récent en date du 21 juillet 2021, outre l’appartenance d’Yvan Colonna à la mouvance terroriste corse, le PNAT justifie sa décision de le maintenir au registre des DPS « au regard [de son] comportement en détention, l’intéressé ayant fait l’objet de découvertes d’objets interdits ainsi qu’une participation à un mouvement de contestation » ([76]). Il va sans dire que, compte tenu des éléments rappelés précédemment par le rapporteur, cet argument est peu convaincant eu égard au bon comportement d’Yvan Colonna en détention sur longue période et des incidents mineurs dont il a été l’auteur.
Devant la commission d’enquête ([77]), Mme Émilie Thubin, vice-présidente en charge de l’application des peines en matière antiterroriste au tribunal judiciaire de Paris, a évoqué le critère du soutien logistique dont aurait pu bénéficier Yvan Colonna pour s’évader : « celui dont pouvait bénéficier M. Colonna était très important », celle-ci ayant noté « qu’il avait 41 permis de visite, de mémoire, et un comité de soutien très étoffé ». Qu’il soit, là aussi, permis au rapporteur de faire part de sa grande perplexité devant l’argumentation ainsi développée en faveur du maintien du statut de DPS d’Yvan Colonna. En effet, ces éléments ne constituaient pas, en tant que tels et jusqu’à preuve du contraire, des faits de nature à étayer de manière irréfutable l’existence d’un soutien à l’appui d’une potentielle évasion.
ii. Une procédure au carrefour de nombreuses influences, dont certaines de nature politique
S’il n’existe pas, en France, de prisonniers politiques au sens où le système judiciaire français criminaliserait certains comportements et opinions de nature politique ‒ seuls des faits, relevant de qualifications pénales précises, le sont ‒, il est évident et parfaitement normal que certains détenus puissent faire l’objet d’une attention particulière de la part des autorités politiques compte tenu de leur profil. Ceci est absolument compréhensible dès lors que celle-ci repose sur des fondements objectifs et légitimes et qu’elle ne conduit pas, par des voies officieuses et pour des raisons extérieures aux seules considérations judiciaires, à détourner certaines procédures et à aggraver les conditions de détention des personnes concernées.
Interrogé par les membres de la commission d’enquête au sujet du maintien d’Yvan Colonna au répertoire des DPS, l’ancien Premier ministre M. Jean Castex a indiqué ne l’avoir « certainement pas fait pour des raisons politiques – mais il faudrait s’entendre sur la portée du mot " politique " ([78]). Il n’apparaît pas satisfaisant qu’une telle décision, emportant des effets notables sur la vie en détention des détenus et, par ricochet, sur celle de leurs proches, dépende de raisons directement ou indirectement liées à des considérations politiques. L’ancien Premier ministre a reconnu qu’après l’agression du 2 mars 2022, il aurait radié Yvan Colonna du répertoire de DPS pour des « raisons humanitaires » ([79]). Si, pour Yvan Colonna, cette radiation pouvait s’entendre au regard de son état de santé qui rendait inopérants les critères justifiant son maintien au répertoire, une telle explication est en revanche moins convaincante s’agissant des deux autres membres du « commando Érignac », dont la situation au regard des critères DPS, jusqu’alors appréciée défavorablement, n’avait pas subitement changé du seul fait de l’agression. Lors cette même audition, le président de la commission d’enquête a évoqué à cet égard, « une sorte d’ardoise magique » ([80]). L’ancien Premier ministre a admis que, compte tenu « de possibles troubles à l’ordre public que les faits perpétrés à l’encontre de M. Colonna auraient pu provoquer, il [lui était apparu], en [son] âme et conscience, très difficile de maintenir ce même statut pour MM. Alessandri et Ferrandi ».
Mme Béatrice Brugère, secrétaire générale d’Unité magistrats-Force ouvrière, a fait part de la conclusion qui semble prévaloir sur la question du déclassement de Pierre Alessandri et Alain Ferrandi : « Sur l’aspect politique de la gestion des DPS, vous vous demandiez s’il pouvait y avoir des zones d’influence, ou du moins des consignes lorsqu’on travaille à la DAP – je n’y ai pas travaillé. Les faits vous fournissent la réponse. Très peu de temps après le décès de M. Colonna, le statut de DPS de MM. Alessandri et Ferrandi a été levé alors qu’ils y avaient été soumis en raison, j’imagine, d’arguments forts mis en avant, comme pour M. Colonna. Il a donc fallu un décès, qui n’est pas totalement étranger à leur situation mais qui ne les concerne pas personnellement, pour que leur statut soit levé. Vous avez la réponse. » ([81])
Ces affirmations laissent donc entendre que le statut de DPS aurait une certaine portée politique, ce qui n’est pas acceptable. L’audition des représentants des syndicats de magistrats a, là aussi, permis d’étayer ce constat. Ainsi, pour M. Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des magistrats, « il est évident pour tout le monde, comme pour ceux qui ont pu le vivre de l’intérieur [...] que le politique porte un regard particulièrement acéré en ce qui concerne les DPS terroristes, islamistes ou autres, et assimilés. Il est également clair que l’impulsion est souvent politique » ([82]).
Enfin, lors de son audition, M. Laurent Ridel a reconnu que les critères opposés à Yvan Colonna ne relevaient pas de l’administration pénitentiaire et qu’ils étaient « plus larges » que ceux relevant de la seule appréciation de son administration : « Ce n’est pas sur la base de critères strictement pénitentiaires qu’Yvan Colonna était inscrit au répertoire des DPS. Sur les six critères que j’ai énoncés, il y en a trois qui sont d’ordre pénitentiaire : celui que nous avons ajouté, qui est lié aux mouvements collectifs ; celui qui est lié à une grande violence – Yvan Colonna n’était pas concerné ; et celui qui est lié aux tentatives d’évasion – Yvan Colonna, qui n’en avait pas perpétré, n’était pas concerné. Il reste trois critères, qui sont indépendants de l’administration pénitentiaire : l’appartenance à une criminalité organisée ou à un mouvement terroriste ; la mobilisation possible de moyens humains ou logistiques pour s’évader ; l’idée que la soustraction du détenu à la justice, en raison de sa personnalité ou des faits commis, serait insupportable et causerait des troubles très graves à l’ordre public. Ces critères sont plus larges, et ne relèvent pas de l’appréciation pénitentiaire. » ([83])
iii. Une pratique critiquable et critiquée
Le comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a souligné à plusieurs reprises que les garanties apportées aux DPS étaient insuffisantes. Dans un rapport du 7 avril 2017, le comité indique que, lors de la consultation des dossiers des détenus classés DPS, « il est apparu que les avis de la commission nationale DPS comme les décisions du ministre de la justice en la matière étaient souvent motivées de manière sommaire voire stéréotypée, y compris lorsqu’ils ne suivaient pas les avis formulés par les commissions locales. Le CPT recommande aux autorités d’assurer une meilleure motivation des décisions liées au statut de DPS » ([84]).
Le rapporteur ne peut que s’associer à cette recommandation ([85]), tant le cas d’Yvan Colonna est révélateur des justifications parfois peu convaincantes qui entourent les décisions de maintien au statut de DPS.
Ce constat a été partagé par Mme Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, lors de son audition : « Quel contrôle peut-on exercer à ce sujet ? Pouvons-nous nous montrer plus exigeants sur le regard que l’on porte et sur l’attente que l’on a vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, quant à la motivation de ses décisions ? Qu’est-ce qui fait qu’on choisit d’inscrire ou non un détenu ? Il existe une certaine automaticité, des décisions un peu stéréotypées. L’appartenance à une mouvance terroriste, par exemple, induit la reconduction de décisions d’année en année, sans éléments circonstanciés et sans étayage contemporain. » ([86])
b. Un statut qui emporte une certaine automaticité, et finalement peu efficace à la lumière de l’agression du 2 mars 2022
Le rapporteur déplore le caractère manifestement assez automatique des décisions de maintien au répertoire des DPS. Mme Kim Reuflet a aussi indiqué à la commission que « le statut de DPS qui est décidé en début de parcours pénal pour des raisons qui peuvent paraître légitimes génère de l’automaticité et, souvent, l’administration ne veut pas prendre de risques. Pour l’autorité judiciaire qui n’est pas décisionnaire, le traitement est parfois quelque peu administratif » ([87]).
Au sujet des membres du « commando Érignac », M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces, a indiqué aux membres de la commission d’enquête que « les actes pour lesquels ces personnes avaient été condamnées justifiaient le fait de ne pas lever le statut de DPS » ([88]). Il était pourtant précisé dans la circulaire d’octobre 2012 que « l’inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés ne revêt jamais un caractère définitif ». Comme l’a souligné Me Patrice Spinosi au cours de son audition, « l’appartenance à une mouvance terroriste, la fuite dans le maquis et le trouble à l’ordre public en cas d’évasion sont des arguments d’ordre général, que l’on peut utiliser tout au long de la vie du détenu » ([89]). Dès lors que de tels arguments peuvent être avancés, il est légitime de s’interroger sur le caractère définitif de l’inscription à ce statut. Le maintien d’Yvan Colonna au répertoire des DPS questionnait d’ailleurs également les surveillants de la maison centrale d’Arles. Un surveillant indique ainsi dans une observation du 15 novembre 2017 inscrite dans le logiciel Genesis : « Détenu correct avec le personnel, mériterait que son statut DPS soit examiné en commission car bon comportement en détention. » ([90])
Il est enfin possible de s’interroger sur la pertinence du maintien d’un tel statut alors qu’il est apparu inefficace pour prévenir la survenue du drame du 2 mars 2022. L’ancien Premier ministre Jean Castex a reconnu que, « d’un point de vue administratif et en ce qui [le] concerne », le drame du 2 mars 2022 a « suscité beaucoup de perplexité sur la nature de ce statut de DPS. DPS signifie "détenu particulièrement signalé", surveillé : il y a effectivement de quoi se poser des questions » ([91]). Les membres de la commission d’enquête ont pu, tout au long des travaux, partager cette « perplexité » qui invite à repenser le statut de DPS.
4. Une réforme indispensable du statut de DPS
Le cas d’Yvan Colonna est révélateur de la nécessité de réformer le statut de DPS. Le rapporteur estime que ce statut souffre aujourd’hui de trop nombreuses insuffisances et d’un cadre juridique excessivement souple pour apporter de véritables garanties aux détenus qui y sont soumis. Le rapporteur ne recommandera toutefois pas de supprimer ce statut car, comme l’ancienne garde des Sceaux Mme Nicole Belloubet l’a affirmé, on peut estimer que « la France a besoin d’un régime DPS, car il est protecteur de la société, ce qui est la première fonction de la prison » ([92]). Par ailleurs, il est évident que certains détenus, compte tenu de leur profil, doivent pouvoir être soumis à un régime de détention particulier afin de protéger non seulement la société, comme évoqué précédemment, mais également leurs codétenus et les personnels de l’administration pénitentiaire.
En revanche, un certain nombre d’améliorations pourraient être apportées au statut de DPS. Me Spinosi préconisait ainsi, dans la mesure où ce statut « touche à des libertés fondamentales, une évolution réglementaire et législative […] afin de garantir l’absence d’arbitraire ou du moins d’un caractère discrétionnaire trop important de la part de l’administration » ([93]).
a. Un statut qui doit être défini par le législateur
M. Jean Castex a suggéré lors de son audition de « donner un contenu plus précis » au statut de DPS car le « décret dont il relève […] n’est pas très consistant » ([94]). L’avocat d’Yvan Colonna, Me Sylvain Cormier a également recommandé aux membres de la commission d’enquête de « sortir [le statut de DPS] du domaine réglementaire » ([95]). En effet, aucune disposition législative n’encadre le recours à ce statut et les critères applicables en la matière. Cette situation n’est pas satisfaisante au regard des effets importants qu’emporte l’inscription à ce statut sur la vie quotidienne des détenus.
Recommandation n° 2
Définir au niveau législatif le statut de DPS en fixant les critères d’inscription et de maintien à ce répertoire.
Selon le rapporteur et sur la base de ses précédents constats, cet encadrement du statut DPS par la loi doit également être l’occasion de clarifier une bonne fois pour toute la mise en œuvre de la procédure au niveau local comme au niveau national. À ce titre, il rappelle que si les dossiers des DPS ont bien sûr potentiellement vocation à faire l’objet d’échanges au niveau central, il souhaite néanmoins que les interventions concernant l’inscription ou le maintien au répertoire soient assorties des garanties procédurales que justifient l’application d’un tel statut.
Recommandation n° 3
Déterminer clairement les modalités de mise en œuvre de la procédure, au niveau local comme au niveau national.
Enfin, il apparaît nécessaire de mettre fin à l’automaticité que le statut DPS tend à générer. S’il demeure envisageable, voire nécessaire, que certains détenus y soient astreints pendant toute leur détention ([96]), il importe néanmoins que leur situation soit réexaminée de manière régulière, loyale et étayée.
Recommandation n° 4
Fixer dans la loi le principe selon lequel le statut de DPS n’a pas vocation, a priori, à revêtir un caractère définitif et consacrer explicitement le fait que celui-ci doit faire l’objet d’un réexamen régulier fondé sur des critères objectifs
b. Un meilleur encadrement de ce statut et un renforcement de son contrôle juridictionnel
L’ancien Premier ministre a également fait remarquer que la procédure actuelle « mêle des décisions prises par l’autorité judiciaire, comme les demandes de liberté conditionnelle dont j’ai parlé tout à l’heure, et d’autres qui sont prises par les autorités administratives et politiques » ([97]). La décision pourrait revenir à l’autorité judiciaire car « cela permettrait d’objectiver les choses » ([98]). Le syndicat Unité magistrats-Force ouvrière s’est également prononcé pour cette mesure, contrairement toutefois aux deux autres organisations, l’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature ([99]). La possibilité, pour le juge judiciaire, de connaître du contentieux relatif à ce statut, en lieu et place du juge administratif, a également été évoquée.
Il apparaît délicat, aux yeux du rapporteur, de confier une mesure de gestion de la détention – l’inscription au registre des DPS, mesure administrative, n’est ni une peine, ni une mesure privative de liberté – à l’autorité judiciaire, ou de lui transférer la compétence du contrôle d’une mesure administrative. Il estime par ailleurs qu’une judiciarisation complète de la procédure ferait porter une charge symbolique très forte et indue sur l’autorité judiciaire, en particulier s’agissant de certains dossiers sensibles. Il observe enfin que cette question n’a pas fait l’objet d’un consensus chez les différentes personnes et organisations auditionnées par la commission d’enquête.
La décision d’inscrire et de maintenir un détenu au répertoire des DPS devrait donc continuer de relever du niveau administratif mais cette décision doit s’accompagner de garanties procédurales renforcées, que le rapporteur présente ci-après et qui relèvent de deux mouvements distincts, afin de renforcer le contrôle juridictionnel dont il fait l’objet.
● Il apparaît tout d’abord nécessaire de renforcer le contrôle opéré par le juge administratif en encadrant les conditions qui doivent présider à l’inscription et au maintien au répertoire. Pour cela, il est impératif de renforcer l’exigence de motivation des décisions prises par l’administration pénitentiaire.
Recommandation n° 5
Renforcer l’exigence de motivation des décisions d’inscription et de maintien d’une personne détenue au répertoire des DPS.
Si le rapporteur entend que des critères extra-pénitentiaires puissent être pris en compte pour l’application du statut, il recommande toutefois de les considérer à la lumière d’une meilleure prise en compte de la dangerosité pénitentiaire réelle du détenu, par exemple sur le fondement d’une évaluation réalisée en bonne et due forme comme cela est effectué en quartier d’évaluation de la radicalisation (QER) pour les TIS.
Recommandation n° 6
Subordonner les décisions d’inscription et de maintien au répertoire des DPS à une meilleure prise en compte de la dangerosité pénitentiaire réelle de la personne détenue.
● Enfin, le rapporteur s’associe à la remarque de M. Matthieu Quinquis, président de la section française de l’Observatoire internationale des prisons (OIP) lors de son audition : les décisions de maintien au statut de DPS étant annuelles, le délai de traitement entraîne une prise de décision « à rebours et sans effet concret sur la situation des personnes détenues » ([100]). Lors son audition, Me Françoise Davideau a insisté sur la nécessité de garantir un accès plus rapide aux juridictions administratives ([101]).
Pour rappel, Yvan Colonna avait contesté la décision du 3 avril 2012 du garde des Sceaux de le maintenir au statut des DPS. Ce n’est que le 16 octobre 2014 que le tribunal administratif rendra sa décision, soit plus de deux ans après.
Il convient de remédier à cette situation par deux moyens.
Tout d’abord, le rapporteur recommande de lever le flou qui règne autour du délai dans lequel doit être prise, par l’administration pénitentiaire, la décision de réexamen du maintien au répertoire ([102]). Si les décisions sont prises pour un an, M. Stéphane Bredin indiquait, s’agissant du réexamen, que « la coutume pénitentiaire veut que cela se fasse dans l’année civile, mais les textes n’ont jamais prévu que ce soit absolument avant le 31 décembre de l’année écoulée. Ils prévoient seulement le réexamen régulier et l’administration pénitentiaire considère, par défaut, que cet examen doit se faire au moins une fois par an » ([103]). Il convient, dès lors, de fixer à un an la durée de validité de la décision et de préciser le délai dans lequel doit s’effectuer son réexamen en appréciant cette échéance soit en année civile, c’est-à-dire avant le 31 décembre de chaque année, soit en année glissante, c’est-à-dire chaque année à partir de la date d’inscription ou de maintien au répertoire. Le rapporteur entend laisser ce dernier point à l’appréciation de l’administration pénitentiaire.
Recommandation n° 7
Fixer de manière expresse à un an la durée de validité de la décision d’inscription ou de maintien au répertoire des DPS et imposer le réexamen de la situation avant l’expiration de cette période.
Il conviendrait enfin d’instaurer une présomption d’urgence dans le cadre d’un référé-suspension lorsqu’un détenu décide de contester son inscription ou son maintien au répertoire des DPS. Cette présomption, justifiée par les effets notables qu’emporte ce statut sur la vie quotidienne des détenus, existe d’ailleurs dans le cadre de la procédure d’isolement ([104]). Elle pourrait donc être utilement et légitimement étendue s’agissant des décisions d’inscription et de maintien au répertoire des DPS.
Recommandation n° 8
Introduire dans la loi la possibilité pour les personnes détenues de saisir le juge des référés dans le cadre de la procédure prévue à l’article L. 521-2 du code justice administrative pour contester leur inscription ou leur maintien au répertoire des DPS.
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II. la gestion erratique, voire permissive, du parcours carcÉral de Franck elong abÉ
Le parcours de Franck Elong Abé contraste de manière flagrante avec celui d’Yvan Colonna. Alors que la dangerosité et l’instabilité de l’individu sont manifestes, l’administration pénitentiaire va quant à elle faire preuve, dans la gestion de son cas, d’une attitude diamétralement opposée à celle dont elle a fait montre à l’endroit d’Yvan Colonna.
Le rapporteur ne méconnaît pas la difficulté extrême liée à la gestion de la population carcérale et, a fortiori, d’individus présentant un profil complexe comme Franck Elong Abé. Il tient à cet égard à exprimer son plein soutien à l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire dont l’action est souvent insuffisamment reconnue. Néanmoins, au cas d’espèce, des manquements ont bien été constatés, qui doivent être analysés rigoureusement afin que des leçons puissent être tirées du drame du 2 mars 2022.
Outre le parcours de l’individu, il sera ici question de deux sujets qui ont cristallisé, à juste titre, l’attention de la commission d’enquête : les procédures d’orientation ‒ ou, plutôt de non-orientation ‒ en QER, qui sont indissociables des circonstances qui ont conduit à l’agression mortelle du 2 mars 2022, et la décision de classement au service général de la maison centrale d’Arles, symbole de l’impression de mansuétude incompréhensible qui, par certains aspects, a caractérisé la manière dont Franck Elong Abé a été pris en charge dans cet établissement.
A. un profil extrÊmement dangereux, violent et instable
La commission d’enquête a pu appréhender de manière approfondie le profil, le parcours carcéral et l’évolution du comportement de Franck Elong Abé, qu’il s’agisse des actions commises en Afghanistan, de ses multiples condamnations, des nombreux incidents qui se sont produits avant son transfert à Arles puis de son parcours de détention à la maison centrale, jusqu’à la perspective inquiétante que représentaient sa fin de peine et sa sortie.
L’ensemble des informations et signaux d’alerte présentés ci-après auraient incontestablement dû appeler à une plus grande prudence dans la gestion de la détention de Franck Elong Abé lors de sa période d’incarcération à la maison centrale d’Arles.
1. Du Cameroun au djihad afghano-pakistanais : l’itinéraire singulier d’un terroriste islamiste français
Les auditions de la commission d’enquête et les informations recueillies par le rapporteur auprès des services de renseignement intérieur et extérieur et de l’autorité judiciaire ([105]), dont le PNAT, permettent de retracer avec précision le parcours de Franck Elong Abé jusqu’à son arrestation en Afghanistan.
a. La jeunesse chaotique d’un petit délinquant multirécidiviste
Franck Elong Abé est né le 15 août 1986 au Cameroun où il est élevé, jusqu’à son adolescence, par ses grands-parents. Il rejoint, à quatorze ans, ses parents en Normandie. Entre fin 2003 et début 2004, dans le contexte de leur séparation, il commet des premiers faits de vols avec violence, de dégradations, de violences et de menaces, délits pour lesquels il fait l’objet d’une assistance éducative par jugement du 23 mars 2004. Il est par la suite hospitalisé en psychiatrie. À sa sortie, il sombre alors dans la petite délinquance. Il sera condamné pour dix faits, commis entre 2006 et 2008, de :
– recel (peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis) ;
– vol et faux (peine de quatre mois d’emprisonnement partiellement avec sursis avec mise à l’épreuve) ;
– menaces sous condition (peine de trois mois d’emprisonnement partiellement avec sursis avec mise à l’épreuve) ;
– menace de mort avec ordre de remplir une condition (peine d’un an d’emprisonnement dont six de sursis avec mise à l’épreuve) ;
– dégradations et conduite sans assurance (peine d’un mois d’emprisonnement) ;
– menaces matérialisées, dégradations intimidation d’une victime pour la déterminer à ne pas porter plainte (peine de quatre mois d’emprisonnement) ;
– vol par effraction, contrefaçon de chèque et usage de chèque falsifié (peine de deux ans d’emprisonnement) ;
– escroquerie et faux administratif (peine d’un an et six mois d’emprisonnement, avec mandat d’arrêt) ;
– contrefaçon de chèque et usage de chèques contrefaits (peine d’un an d’emprisonnement).
Entre 2008 et 2010, Franck Elong Abé se rend au Canada où il se convertit à l’islam ([106]) en visionnant des vidéos sur internet. Placé en rétention, il en est expulsé en septembre 2010 pour s’être pris, à plusieurs reprises, à des croyants qualifiés de « mauvais musulmans ». À son retour sur le territoire national, il est interpellé et brièvement incarcéré, jusqu’au 23 décembre 2010, pour l’exécution des trois premières peines prononcées avant son départ pour le Canada.
b. Un « combattant de confiance » des talibans
Sauf mention contraire, la présentation du parcours de Franck Elong Abé ci-après s’appuie sur les éléments en possession de l’autorité judiciaire. Elle se fonde soit sur les attendus du jugement du tribunal correctionnel de Paris du 20 avril 2016, que le rapporteur a pu consulter, soit sur les informations transmises par écrit par le PNAT. Le rapporteur a choisi de privilégier l’exploitation de telles sources, par rapport aux comptes rendus d’audition ([107]), dans la mesure où elles permettent de présenter un déroulé précis et exhaustif du parcours de Franck Elong Abé, ainsi que d’évoquer certains points qui n’auraient pas été abordés au cours des auditions.
i. Les actions commises en zone afghano-pakistanaise
Franck Elong Abé adhère à la mouvance salafiste et prend la décision, après avoir rencontré un individu de nationalité afghane, de partir mener le djihad en territoire afghan.
Une telle attitude semble exceptionnelle à l’époque. En effet, selon le PNAT, si quelques dizaines de Français ont été identifiés et poursuivis pour avoir rejoint l’Afghanistan au cours des années 1990 ou au tout début des années 2000, leur nombre est très faible s’agissant des années 2010 ([108]). Pour sa part, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) estime à une quarantaine le nombre de Français et de binationaux ayant rallié la zone afghano-pakistanaise entre 2001 et 2017 ([109]). La situation est, par ailleurs, sans commune mesure avec la vague des quelque 1 400 ressortissants français qui rejoindront, à partir du début de la guerre civile syrienne en 2011 et sur près de cinq années l’organisation État islamique (EI). Ce sont d’ailleurs les profils du djihad syro-irakien affiliés à l’EI qui composeront, à compter de 2015, l’important contingent de TIS à prendre en charge dans les prisons françaises après les attentats terroristes qui frapperont la France à partir de 2014. Il est donc important de souligner, dès à présent, le profil particulier de Franck Elong Abé que présente parmi les TIS.
Dix ans après les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Afghanistan par les forces de la coalition internationale, conduite par les États-Unis d’Amérique, pour chasser les talibans du pouvoir et mettre fin aux capacités opérationnelles dont bénéficiait l’organisation Al-Qaïda dans ce pays, Franck Elong Abé obtient auprès des autorités afghanes un visa « travail » de trois mois. Alors inconnu des services de renseignement ([110]), il quitte la France pour l’Afghanistan, via Istanbul, le 13 octobre 2011. Il rejoint alors, sous le nom de « Zakaria », les talibans au nord du Waziristân, au Pakistan. Il subit alors une mise à l’épreuve et suit un entraînement au maniement des armes et aux explosifs avant de pouvoir rejoindre le camp de Mir Ali et de prendre part à des combats contre les forces de la coalition, notamment en participant à l’offensive du printemps 2012 ([111]). Il aurait évolué au sein de groupes talibans du réseau Haqqani ([112]), connu pour sa proximité avec Al-Qaïda, bien que l’intéressé nie tout lien avec cette organisation ([113]).
Il est important de souligner que, parmi les talibans, Franck Elong Abé n’est ni une brebis égarée, ni un combattant subalterne et anonyme. Il s’y fait un nom qui est connu, selon lui, des forces américaines par lesquelles il serait recherché. Il fait ainsi partie des « combattants de confiance » ([114]) de l’organisation. Il est notamment en possession, lors de son arrestation, d’une lettre assimilable à un laissez-passer, garantissant sa liberté de mouvement et la possibilité d’être assisté dans ses missions. Une vidéo transmise par les forces alliées, mentionnée dans le jugement, montre également Franck Elong Abé, probablement en août 2012, tirant au moyen d’un canon sans recul avec deux autres hommes à qui il donne des ordres.
Le 17 octobre 2012, Franck Elong Abé est capturé par les forces afghanes dans la province de Khost, frontalière du Pakistan. Il est immédiatement pris en charge par les autorités américaines et emprisonné à la prison de Bagram, au nord de Kaboul. Lors de son arrestation, et ainsi que le détaille le jugement, des traces de substances explosives ([115]) sont relevées sur ses habits. Il est porteur de cartes SD contenant des procédés de fabrication et des précautions de stockage de composants essentiels d’explosifs, à savoir la nitroglycérine et la dynamite. Sur son téléphone sont également retrouvées des photographies de lui en tenue de combattant, muni d’une kalachnikov.
Franck Elong Abé est remis aux autorités françaises le 19 mai 2014. Il est incarcéré à la maison d’arrêt de Rouen le 22 mai 2014. Pour les faits de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme (AMT) décrits ci-dessus, Franck Elong Abé est condamné par le tribunal correctionnel de Paris, le 20 avril 2016, à un emprisonnement délictuel de neuf ans, assorti d’une période de sûreté à hauteur de deux tiers de la peine.
ii. Un événement primordial pour appréhender la personnalité de l’individu
Franck Elong Abé assume et revendique sa participation au djihad afghano-pakistanais. Lors de son procès, « il s’est revendiqué comme étant un taliban [et] a justifié son engagement par le fait qu’il devait défendre son territoire », indiquant s’être rendu en Afghanistan « pour libérer le peuple des envahisseurs américains » ([116]). Dès son arrivée à la maison centrale d’Arles, il relate au personnel de surveillance son séjour au Pakistan ([117]).
L’expertise psychiatrique réalisée dans le cadre de l’information judiciaire mentionne, selon les informations transmises par le PNAT, la « qualité intellectuelle certaine » de Franck Elong Abé dont la personnalité, « structurée sur un mode psychotique », présente « une distanciation affective et un isolement affectif, une désorganisation dans son lien aux autres, des troubles, des conduites sociales anciennes et récurrentes » mais pas de « dangerosité psychiatrique ». Si l’expertise évoque une forme d’altération de son discernement, elle exclut toute forme « d’abolition des actes [ou] d’abolition du discernement ».
Franck Elong Abé n’était donc manifestement ni « illuminé », ni manipulé. L’épisode afghano-pakistanais et les actions commises sur zone ont constitué le point culminant des épisodes préalables de violence et d’instabilité et ils ont ensuite, lors de sa détention en France, continué d’influer sur sa personnalité, et, ainsi qu’il en sera question dans la seconde partie, sur sa potentielle dangerosité.
Il s’est, à ce titre, montré sensible à l’évolution de la situation géopolitique dans la zone :
– un changement de comportement aurait été constaté après le retour au pouvoir des talibans, au mois d’août 2021, à tel point que Franck Elong Abé aurait alors été surnommé « Air Kaboul » ([118]) ;
– il parlait « ouvertement », d’une telle manière que le personnel pénitentiaire l’avait relevé, de la situation en Afghanistan et des talibans durant cette même période ([119]).
Il est également à noter que Franck Elong Abé se faisait appeler Zakaria, son nom de djihadiste, par certains détenus ([120]).
Il est rapidement apparu aux membres de la commission d’enquête que l’épisode afghano-pakistanais était incontournable et structurant pour appréhender la personnalité complexe de Franck Elong Abé. Or, à la question du président de la commission d’enquête l’interrogeant si elle était en possession d’informations sur la dangerosité de l’individu au regard de son comportement sur théâtre de guerre en Afghanistan, la précédente cheffe d’établissement de la maison centrale d’Arles fit cette réponse lacunaire : « Non. Comme je l’ai déjà dit, je savais seulement que, comme il le disait lui-même, il avait combattu et été incarcéré un certain nombre de mois en Afghanistan, et que les autorités américaines l’avaient remis aux autorités françaises. Lors de la dernière audition, vous avez donné des précisions sur son parcours là-bas, mais je n’en disposais pas préalablement. » ([121])
2. Avant la maison centrale d’Arles, l’affectation au sein de cinq établissements en cinq ans et d’innombrables incidents, pour la plupart d’une gravité certaine
Entre 2014 et 2019, le parcours carcéral de Franck Elong Abé s’effectue principalement en quartier d’isolement (QI). Il est ponctué de tentatives de suicide et d’incidents, souvent d’une gravité extrême, qui atteignent leur paroxysme à l’été 2019 et qui vont justifier, aux yeux de la DAP, son transfèrement à la maison centrale d’Arles.
Les informations présentées ci-après proviennent principalement de la fiche pénale de l’intéressé et des éléments transmis par l’administration pénitentiaire et par le PNAT au rapporteur.
a. Maison d’arrêt de Rouen (2014-2015 et 2015-2016)
Dès sa mise sous écrou à la maison d’arrêt de Rouen, le 22 mai 2014, Franck Elong Abé est placé en isolement judiciaire, c’est-à-dire à la demande de l’autorité judiciaire pour les besoins de l’information. Selon les documents internes à la DAP recueillis par le rapporteur, il supporte mal cette décision.
Aucun fait notable n’est cependant à relever avant le 21 février 2015, date à laquelle il effectue une première tentative de suicide en ingérant une fiole de javel diluée, en plaçant un sac poubelle sur sa tête, en attachant un lien autour de son cou et en s’accrochant au barreaudage. Il est admis en unité carcérale de soins psychiatriques sans consentement et provisoirement transféré de l’établissement pour le centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin afin d’être admis en unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA).
ii. Seconde période
Franck Elong Abé est de retour à la maison d’arrêt de Rouen le 13 mars 2015 où il reste placé au QI. Suite au décès de son frère survenu le 13 août 2015, son état de santé physique et psychologique se dégrade : un avis médical préconise la levée de son isolement qui intervient le 17 août 2015.
Le 21 septembre 2015, il est reporté, sans plus de précision, une agression sur personnel avec arme.
Franck Elong Abé est inscrit au répertoire des DPS le 6 novembre 2015 et y sera systématiquement maintenu par la suite.
Le 12 novembre 2015, il est de retour à l’isolement suite à la détection d’une activité prosélyte et de propagande religieuse. Lors de cette période au QI intervient, le 2 septembre 2016, un refus de réintégrer sa cellule.
Le 6 octobre 2016, suite à sa condamnation pour AMT, il est à nouveau transféré au centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin ([122]). Il quitte définitivement la maison d’arrêt de Rouen.
b. Centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin (2015 et 2016-2017)
Alors qu’il est hospitalisé à l’UHSA depuis le 26 février 2015, il commet une grave agression envers une interne. Muni d’une arme artisanale, il la ceinture et la menace physiquement en déclarant, selon les éléments transmis par la DAP au rapporteur : « Je te préviens si tu essaies d’appuyer sur ton bip de sécurité, tu n’auras pas assez de temps que je t’aurai déjà enfoncé ce pic dans la gorge [...] Tu vas venir avec moi sans faire d’histoires et tu vas m’accompagner jusqu’au terrain de foot. »
Jugé en comparution immédiate, il est condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans, le 2 juin 2015, par le tribunal de grande instance de Rouen pour évasion avec menace d’une arme ou d’une substance incendiaire, explosive ou toxique. Le 21 septembre 2015, la cour d’appel de Rouen requalifie les faits en violence avec usage ou menace d’une arme sans incapacité et le condamne à trente mois d’emprisonnement. Selon les informations transmises par le PNAT au rapporteur, la cour d’appel de Rouen a jugé qu’il ne résultait pas de la procédure une intention délictuelle constituant le délit d’évasion, Franck Elong Abé n’ayant à aucun moment manifesté son intention de se soustraire à la garde du personnel hospitalier pour envisager une évasion, fût-elle faite dans des conditions parfaitement impossibles. La cour a jugé que la violence exercée à l’encontre du médecin s’inscrivait dans un contexte spécifique d’isolement total demandé par la DAP, lui interdisant de fait – le temps d’une phase d’observation – l’accès aux cours de promenade et au terrain de sport.
ii. Seconde période
Après sa seconde période à la maison d’arrêt de Rouen, Franck Elong Abé est de retour au centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin le 6 octobre 2016 où il demeure à l’isolement.
Quatre incidents sont à signaler : destruction du mobilier et des équipements de sa cellule (2 et 8 novembre 2016), refus de réintégrer sa cellule (18 février 2017) et refus de sortir du quartier disciplinaire (24 février 2017).
Franck Elong Abé est transféré au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil le 28 février 2017.
c. Centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil (2017-2019)
À son arrivée, le 28 février 2017, au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, Franck Elong Abé est affecté non pas en QI mais en quartier maison centrale (QMC) dans cet établissement au profil sécuritaire. Son intégration s’y passe correctement et il s’y stabilise puisqu’il bénéficie d’un classement au travail sur une période relativement longue, que ce soit en atelier (du 2 mars au 5 juillet 2017) ou au service général comme peintre (du 30 août 2017 au 23 juillet 2018). Les incidents se font plus rares : trois refus de réintégrer sa cellule (31 mai 2017, 2 août 2017 et 11 avril 2018), découverte d’une clé USB et propos menaçant envers le personnel ayant effectué la fouille (31 juillet 2017) et dégradation d’un portique de détection et déclenchement d’une alarme coup de poing (31 octobre 2017).
Le comportement de Franck Elong Abé se dégrade à nouveau à l’été 2018. Le 9 juillet, il menace de « péter les plombs » ([123]) et d’effectuer une prise d’otage, après un refus de cantine de glace alimentaire, en précisant « qu’il ne prendrait pas que cinq ans » ([124]). Il est à nouveau placé à l’isolement le 20 juillet avant d’en sortir, contre son gré et pour des besoins de gestion de la détention, le 13 novembre 2018.
Le 21 novembre 2018, il dégrade des équipements de la cour de promenade (douze néons, un projecteur et le combiné de la cabine téléphonique). La DISP Grand-Ouest – Rennes évoque, selon les éléments transmis au rapporteur, un incident déclenché pour retourner à l’isolement car il ne supportait pas la détention ordinaire. Alors que deux incidents sont à déplorer les 10 et 12 décembre 2018 (tapage et dégradation du mobilier de sa cellule), Franck Elong Abé est transféré le 12 février 2019 pour sortir de cette situation de blocage manifeste.
d. Centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe (2019)
À son arrivée à Alençon-Condé-sur-Sarthe le 12 février 2019, Franck Elong Abé est maintenu à l’isolement où il apparaît calme et observateur. Il communique peu, voire pas du tout.
Comme l’a rappelé Mme Marie-Line Hanicot, directrice interrégionale des services pénitentiaires Grand-Ouest ‒ Rennes ([125]), l’attentat islamiste commis par les époux Chiollo sur deux personnels de surveillance, le 5 mars 2019, dans la zone des unités de vie famille (UVF) déclenche un mouvement social qui paralyse, pendant un mois, le fonctionnement du centre pénitentiaire. Un mouvement collectif de contestation des mesures de renforcement de la sécurité mises en œuvre après les attentats se développe, et Franck Elong Abé y prend une part active.
Tout au long de l’été 2019, il multiplie les incidents avec une fréquence et une intensité inédites : tapage en cellule (2 juillet), tapage en cellule et dégradations en cellule (11 juillet), feu de cellule et dégradations du mobilier (21 juillet), dégradation du passe-menotte, mise à feu du matelas et dégradation du mobilier, des sanitaires et des luminaires, menace d’en découdre avec les personnels en utilisant une barre métallique du mobilier (27 juillet), incendie de cellule (6 août), dégradation et incendie de cellule (18 août), incendie de cellule (20 août), feu de cellule, jets d’affaires enflammées, dégradation en cellule avec destruction du passe-menotte (26 août), feu de cellule (28 août).
La crise atteint son point culminant en septembre 2019 avec deux épisodes de tentative de suicide. Le 2 septembre, il tente de se pendre. Une demande d’hospitalisation en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’État (SDRE) est initiée suite au diagnostic d’une crise suicidaire aigüe mais aucune place n’est disponible en UHSA et le centre hospitalier local refuse l’accueil des détenus du centre pénitentiaire. Le 10 septembre, lors de sa comparution devant le tribunal judiciaire d’Alençon pour les faits commis durant l’été ([126]), Franck Elong Abé se frappe la tête contre le box et est évacué. Il menace à plusieurs reprises de se donner la mort dans la nuit : il finira par se frapper la tête et par tomber au sol. L’hospitalisation SDRE n’aboutit toujours pas et l’individu fait l’objet d’une injection sous contention. Selon la DAP, il est alors pris en charge au sein d’un service médico-psychologique régional (SMPR).
C’est dans ce contexte particulièrement troublé et violent que la DAP décide d’initier le transfert de Franck Elong Abé vers la maison centrale d’Arles. Il quitte Alençon-Condé-sur-Sarthe le 16 septembre 2019.
e. Centre pénitentiaire de Nantes (2019)
Avant son arrivée à la maison centrale d’Arles, Franck Elong Abé est transféré, en transit, au centre pénitentiaire de Nantes où il est maintenu à l’isolement. Il le quitte le 17 octobre 2019.
3. À la maison centrale d’Arles : stabilisation ou dissimulation ?
L’intégration de Franck Elong Abé à la maison centrale d’Arles revêt les apparences d’un processus de stabilisation et de normalisation. Les travaux de la commission d’enquête ont néanmoins permis de fortement nuancer ce constat en réalité tronqué et trompeur.
a. Le transfert à la maison centrale Arles : un défi réussi, en apparence
i. Le transfert de Franck Elong Abé à la maison centrale d’Arles portait, dès l’origine, les germes d’un possible échec futur
À ce stade de la présentation du parcours carcéral de Franck Elong Abé, c’est-à-dire à son arrivée à la maison centrale d’Arles, le rapporteur souhaite insister sur le fait que ce transfert par mesure d’ordre a été décidé au détriment de deux alternatives :
– une orientation en QER, initiée le 12 juillet par la DISP du Grand Ouest sur la base de la demande formulée par la commission pluridisciplinaire unique (CPU) du centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe ;
– une prise en charge sanitaire et médicale renforcée, voire une hospitalisation, adaptée aux crises suicidaires aiguës qui se sont manifestées en septembre 2019 et compte tenu de la dégradation générale de son état psychique décrite précédemment.
Si la question de l’opportunité de l’orientation en QER sera abordée ultérieurement ([127]), la question de la prise en charge sanitaire de Franck Elong Abé a, quant à elle, été peu abordée par les personnes auditionnées par la commission d’enquête, si ce n’est par le Syndicat de la magistrature. Ce dernier s’est interrogé, auprès du rapporteur de la commission d’enquête, en ces termes : « Quel était le profit psychiatrique de M. Elong Abé ? Quel a été son parcours de soins en détention ? Le service public hospitalier, chargé des soins en prison, est-il mis en mesure d’exercer cette mission essentielle à l’individualisation de la peine et plus largement au traitement digne des personnes détenues ? À la question des motifs de l’absence d’orientation de M. Elong Abé en QER à laquelle de nombreuses personnes auditionnées ont apporté des réponses diverses, il faut impérativement que la commission ajoute celle de l’accès aux soins, sous peine de ne pas saisir l’ensemble des problématiques autour de la prise en charge des personnes détenues […] Pourquoi un détenu multipliant les comportements violents notamment contre lui-même, qui présente des troubles manifestes, ne bénéficiait-il pas d’une prise en charge médicale adaptée ? Y a-t-il eu un défaut d’accès aux soins, notamment psychiatriques, et pour quelles raisons ? » ([128])
Les crises suicidaires de septembre 2019 se sont soldées par deux échecs manifestes s’agissant de sa prise en charge, avec une absence d’hospitalisation.
Selon la DAP et les éléments qu’elle a portés à la connaissance du rapporteur, l’unité sanitaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe a en effet instruit une demande d’hospitalisation SDRE sur le fondement « d’un discours désorganisé et incohérent, avec des éléments délirants mystiques et persécutifs à mécanisme interprétatif et intuitif avec adhésion totale et sans critique au passage à l’acte suicide ainsi qu’une persistance d’idées suicidaires à scénarios multiples ». Une affectation au sein de l’UHSA était bien envisagée et le rejet systématique d’une prise en charge psychiatrique par l’intéressé a été relevé par l’équipe d’encadrement de la structure. La DAP indique néanmoins qu’il n’a pas été donné suite à cette demande en raison du transfert de Franck Elong Abé au centre pénitentiaire de Nantes dans l’attente de son transfert vers la maison centrale d’Arles. Pour la DAP, ce dernier établissement « constituait un établissement adapté [à son] profil pénal et pénitentiaire […] notamment au regard de sa qualité de détenu particulièrement signalé, lui permettant de bénéficier d’une prise en charge soutenue à même de stabiliser son comportement ».
ii. Il est néanmoins incontestable que l’intégration de Franck Elong Abé à Arles s’y déroule de façon relativement correcte au regard de ses précédentes affectations
Le comportement de Franck Elong Abé est stabilisé à son arrivée à la maison centrale d’Arles, le 17 octobre 2019, où il intègre le QI. Les relevés d’observation font état d’un détenu calme qui va être canalisé par une activité sportive régulière et intense. Ni les relevés d’observation, ni les informations recueillies par le rapporteur ne permettent d’établir qu’une prise en charge sanitaire particulière ou renforcée aurait été mise en œuvre suite aux crises de septembre 2019 ([129]). Il bénéficie néanmoins d’un suivi psychologique et psychiatrique dans l’établissement.
Le 3 avril 2020, il est classé auxiliaire du QI dont il sort le 30 avril 2020 pour intégrer le quartier spécifique d’intégration (QSI). Le 5 juin 2020, il est classé au sein d’une formation « jardins et espaces verts » (JEV).
Le 3 février 2021, il intègre la détention ordinaire au sein du premier étage du bâtiment A. Il sera par la suite classé au service général, comme auxiliaire sport, le 17 septembre 2021.
S’il est vrai que le comportement de Franck Elong Abé semble, en apparence, s’être stabilisé à Arles, les travaux de la commission d’enquête ont permis de montrer que ce constat devait être relativisé pour deux raisons. D’une part, persistent des incidents et des signaux d’alertes préoccupants qui auraient dû conduire à maintenir une surveillance plus vigilante à son égard. D’autre part, on observe que Franck Elong Abé avait déjà connu, à Vendin-le-Vieil, une apparente phase de stabilisation finalement marquée par une grave rechute : cet élément aurait, lui aussi, dû être pris en compte.
b. La persistance d’incidents qui, initialement, n’avaient pas été portés à la connaissance de l’Assemblée nationale
Le parcours carcéral de Franck Elong Abé à Arles reste émaillé d’incidents. Aucun de ceux-ci n’a été mentionné par Mme Corinne Puglierini, ancienne cheffe d’établissement, ou M. Laurent Ridel, directeur de l’administration pénitentiaire, lors des auditions organisées par la commission des Lois les 16 et 30 mars 2022 ([130]).
Les éléments transmis par la DAP au rapporteur permettent de les restituer en détail.
● Le 17 juillet 2020, alors qu’il est encore au QSI et qu’il vient d’être classé à la formation JEV, Franck Elong Abé assène un coup de tête à un autre détenu en raison d’un différend sur l’utilisation d’un tuyau d’arrosage et met en cause le formateur. Il est suspendu de la formation pendant quatorze jours.
● Le 12 octobre 2020, il bloque la cour de promenade du QSI à la suite d’un problème de cantine. À l’arrivée des forces d’intervention, il brandit un bâton et profère des menaces. Il écope de cinq jours fermes de cellule disciplinaire.
● Le 14 février 2021, alors qu’il vient d’intégrer la détention ordinaire, il adopte un comportement menaçant vis-à-vis d’un surveillant. Il force le passage et déclare à l’attention de celui-ci, selon le PNAT : « Tu fais le coq, moi je vais te casser la gueule. »
● Le 25 août 2021, après un tapage, il force le passage pour aller à la douche et fonce vers un personnel de surveillance de manière menaçante. La commission de discipline se réunit la veille de son classement comme auxiliaire et prononce à son encontre cinq jours de cellule disciplinaire avec sursis.
Il convient également de mentionner que, le 1er décembre 2021, il participe à un refus collectif de plateaux suite à la fermeture de la salle de sport et que, le 14 janvier 2022, un détenu l’accuse de lui avoir donné un coup de poing et précise se sentir persécuté par lui ([131]).
c. Des signaux d’alertes et des manifestations d’instabilité préoccupants
L’attitude générale de Franck Elong Abé n’a cessé de susciter des craintes, en premier lieu de la part des personnels de surveillance qui ont notamment pointé l’« anomalie du comportement » du détenu ([132]) ou son comportement « troublant » ([133]). Si, dans les observations renseignées dans le logiciel Genesis, il reste la plupart du temps décrit comme calme et respectueux, assez solitaire, intelligent, curieux, cultivé, attentif à l’actualité et lisant beaucoup, il est aussi présenté comme distant, discret, observateur, soucieux, dans ses pensées, hautain, arrogant, prétentieux, contestataire, complotiste, manipulateur, impatient, imbus de sa personne, testeur, ayant confiance en lui, n’acceptant pas la contrariété et se sentant persécuté.
La radicalisation de l’individu n’a jamais été ignorée et elle est restée prégnante à Arles. Si, prises isolément, les observations qui suivent ne témoignent pas forcément d’un comportement radical, leur accumulation associée au profil de Franck Elong Abé est révélatrice d’une telle radicalisation : absence de télévision, nuits passées à même le sol, attitude pieuse, pratique religieuse régulière, remarques diverses, etc. Elle était sue de tous. Il convient de préciser qu’il commence à se faire pousser la barbe à compter du printemps 2021 ([134]). La nature solitaire de Franck Elong Abé ne l’a cependant pas empêché de nouer des liens, avec certains codétenus TIS, qu’il s’agisse de Lionel Dumont, membre du gang du Roubaix, à Alençon-Condé-sur-Sarthe ou de Smaïn Aït Ali Belkacem, artificier de l’attentat de Saint-Michel, à Vendin-le-Vieil ([135]), avec qui il maintiendra un contact à distance ([136]) et qu’il croisera à nouveau à la maison centrale d’Arles ([137]), sans qu’il soit néanmoins possible d’établir s’ils ont pu y renouer un lien ou non ([138]). Ces liens sont suffisamment sérieux pour que la cellule interrégionale du renseignement pénitentiaire (CIRP) fasse part, lors du groupe d’évaluation départemental de la radicalisation islamiste (GED) du 26 octobre 2021 et selon les informations recueillies par le rapporteur, de son inquiétude au vu des connaissances de Franck Elong Abé « avec des détenus locaux du même acabit ».
Si la question du rapport inquiétant à l’islam a été largement documentée par le rapport de l’IGJ ([139]) à partir des compte rendus des CPU, le rapporteur souhaite ici insister sur la situation psychique de l’individu, notamment dans le prolongement du questionnement précédent concernant l’adaptation de sa prise en charge sanitaire tout au long de son parcours carcéral. On peut en effet estimer que cet élément a eu un impact certain, là aussi, sur sa dangerosité ([140]).
Il convient tout d’abord d’observer que la psychologue du binôme de soutien de la mission de lutte contre la radicalisation violente (MLRV) qualifie son évolution psychique de « peu probante » en novembre 2021 ([141]). Il va évoquer publiquement, selon divers documents consultés par le rapporteur :
– le « chien qui sommeille en » lui et qui pourrait enrager ([142]) ;
– le fait qu’il ne se faisait pas de soucis pour lui, mais « pour les autres », et celui d’être « conditionné à pouvoir mourir demain » ([143]) ;
– sa crainte des djinns ([144]), créatures surnaturelles de la culture arabo-musulmane dont certaines peuvent prendre la forme de possessions démoniaques.
Comment, dès lors, expliquer l’apparente stabilité de l’individu, notamment en comparaison avec la situation de 2019, et la persistance de troubles psychiques, notamment de type agressif, voire morbide ? Deux CPU, les 12 mai 2020 et 7 septembre 2021, mentionnent clairement la possibilité d’un état de dissimulation dans lequel pourrait se trouver Franck Elong Abé.
En parallèle de son observation précitée, la psychologue de la MLRV met en garde contre la nécessité de ne pas alimenter, par un cadre instable, sa « posture de toute puissance ».
Plusieurs observations de surveillance permettent d’étayer un potentiel comportement dissimulateur et intéressé de l’individu, couplé au constat qu’il avait tendance à « prendre ses aises » ([145]) dans l’établissement :
– « Il prend vraiment confiance au sein de l’établissement, essaie d’obtenir intelligemment un certain confort de vie. À suivre avec vigilance » ([146]) ;
– « Personne détenue qui semble penser bénéficier de passe droits en étant auxiliaire sport » ([147]).
Enfin, il convient de noter que Franck Elong Abé a été, tout au long de sa détention à Arles, sujet à des changements de comportement. Le dernier est relaté au début de l’année 2022, peu de temps avant les faits, lorsqu’une surveillante constate un changement d’attitude de sa part et le fait qu’il diminue le nombre d’objets dans sa cellule, déclarant y « faire le vide » ([148]).
d. 13 décembre 2023 : la perspective inquiétante de la fin de peine
i. Le régime d’application des différentes peines
En application de l’article 132-4 du code pénal ([149]), Franck Elong Abé a bénéficié du mécanisme de la réduction de ses neuf peines ([150]) au maximum légal fixé, par décision du 20 juin 2017, à hauteur de sept ans et cinq mois. Il s’agit là d’un principe d’ordre public applicable depuis 1861 ([151]). Franck Elong Abé a contesté la non-prise en compte des dix-neuf mois d’incarcération en Afghanistan dans la détermination de son quantum de peine en France. L’ensemble des juridictions ont rejeté cette demande, dont la Cour de Cassation en dernier ressort ([152]).
Franck Elong Abé a bénéficié de douze décisions, automatiques, de crédits de réduction de peine (CRP), dont dix-neuf mois au titre de sa peine AMT et huit mois et quatorze jours au titre de l’alignement des CRP opéré par la loi du 15 août 2014 ([153]). Il convient de noter qu’avant l’entrée en vigueur des lois du 21 juillet 2016 et du 22 décembre 2021 ([154]), les CRP étaient automatiques et bénéficiaient aux personnes condamnées pour terrorisme dans les conditions de droit commun, sans dispositif dérogatoire.
Compte tenu de son comportement en détention, Franck Elong Abé a fait l’objet de neuf décisions de retrait de CRP prises par l’autorité judiciaire, pour un total de 320 jours. Il a cependant bénéficié, en parallèle, de cinq décisions de réduction de peine supplémentaire (RPS) pour un total de 103 jours : 15 jours le 9 juin 2016, 35 jours le 9 juin 2017, 30 jours le 10 juillet 2018, 8 jours le 7 juillet 2020 et 15 jours le 26 août 2020.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments qu’au moment des faits, la fin de peine de Franck Elong Abé était prévue pour le 13 décembre 2023.
ii. La nécessité de préparer cette échéance préoccupante
Cette perspective suscitait l’inquiétude de l’ensemble des personnes entendues par la commission d’enquête, compte tenu du profil TIS de l’individu, de sa longue période de détention passée à l’isolement et des nombreux incidents disciplinaires ayant émaillé son parcours carcéral. Franck Elong Abé ne coopérait pas à la préparation de sa sortie, indiquant ne vouloir « rien devoir à la France » ([155]). Il n’avait pas de réelle perspective de réinsertion, de soutien ou d’accompagnement pour l’après, y compris d’un point de vue familial. Il a également été relevé, par le PNAT ([156]), son refus de procéder à des versements volontaires aux parties civiles.
En raison du principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, Franck Elong Abé ne pouvait faire l’objet de la mesure de suivi socio-judiciaire prévue par la loi du 3 juin 2016 ([157]). La mesure judiciaire de réinsertion introduite par la loi du 30 juillet 2021 ([158]) n’était pas non plus envisagée en raison de la non-publication de ses dispositions réglementaires d’application ([159]) à la date des faits ([160]).
Face à ce constat, les différents acteurs, pénitentiaires ou judiciaires, préparaient d’ores et déjà la mise en œuvre de plusieurs dispositifs afin d’éviter tout risque de sortie sèche.
● La mesure de surveillance judiciaire des personnes dangereuses
Ce dispositif, prévu par les articles 723-29 à 723-39 du code de procédure pénale, permet la mise en place d’une mesure de suivi en milieu ouvert pendant une durée égale aux réductions de peine dont a bénéficié le détenu, c’est-à-dire la somme des CRP et des RPS de laquelle sont déduits les retraits de CRP. Selon le PNAT ([161]), un tel suivi aurait pu porter, pour Franck Elong Abé, sur une durée d’environ douze mois. Sa mise en œuvre exige qu’une expertise médicale ait conclu à la dangerosité de la personne et à un risque de récidive.
Sur un tel fondement, le JAPAT peut ordonner que le condamné libéré respecte, au cours de la durée précitée, des mesures telles que l’interdiction de fréquenter certaines personnes, l’obligation de suivre des soins ou encore l’obligation de respecter les conditions d’une prise en charge sanitaire, sociale, éducative ou psychologique destinée à permettre sa réinsertion et l’acquisition des valeurs de la citoyenneté. Il est possible de faire intervenir cette prise en charge au sein d’un établissement d’accueil adapté dans lequel le condamné est tenu de résider. Le non-respect de ces mesures entraîne le retour en détention pour la durée de la peine non exécutée du fait des dispositifs de réduction de peine.
La mise en œuvre de cette mesure a été déclenchée le 15 décembre 2021 par le PNAT qui a requis du JAPAT d’ordonner une expertise psychiatrique de Franck Elong Abé afin de caractériser sa dangerosité et le risque de récidive qu’il présentait.
● Les mesures de surveillance administrative
Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Laurent Nuñez, ancien coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), a évoqué les mesures administratives qui auraient pu être mises en œuvre, par le ministère de l’intérieur, à l’encontre de Franck Elong Abé, et notamment les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) créées par la loi du 30 octobre 2017 ([162]) : « Pour les TIS qui sortent de prison, on prend des Micas qui peuvent durer une année. Ces individus doivent pointer assez régulièrement au commissariat ou à la gendarmerie et ont l’interdiction de rencontrer certaines personnes et de quitter un territoire donné. Cela nous permet de continuer à les surveiller et de les réincarcérer au moindre écart. Ce travail de surveillance est évidemment très confidentiel. La plupart des Micas sont actuellement prises pour des personnes sortant de prison. L’irrespect des obligations – de pointage par exemple – entraîne des sanctions pénales. » ([163])
Inscrit au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), Franck Elong Abé aurait également, selon toute probabilité, continué de faire l’objet d’un suivi en groupe d’évaluation départemental de la radicalisation islamiste (GED), avec un transfert du chef de filât du renseignement pénitentiaire vers la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
● Le programme d’accueil individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs)
Depuis 2018, le dispositif Pairs propose une prise en charge par une équipe pluridisciplinaire de psychologues, éducateurs, médiateurs du fait religieux et conseillers en insertion professionnelle, en parallèle d’une possible solution d’hébergement. Ce dispositif a été présenté en audition par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) des Bouches-du-Rhône : « Le Spip 13 est également chargé de la coordination sur le département du dispositif Pairs. Ouvert depuis octobre 2018, le dispositif Pairs Marseille est destiné à proposer un accompagnement en milieu ouvert aux TIS et radicalisés, condamnés ou prévenus. La prise en charge, comprise entre trois et vingt heures par semaine, se fait par une équipe pluridisciplinaire composée d’éducateurs, du médiateur du fait religieux, de psychologues et de conseillers en insertion professionnelle. En 2022, le dispositif Pairs Marseille a suivi 49 personnes dans un rayon pouvant atteindre 300 kilomètres autour de Marseille, dont 31 dans le département des Bouches-du-Rhône. » ([164])
Le SPIP a indiqué au rapporteur qu’une prise en charge intensive aurait pu être adaptée au profil initial de Franck Elong Abé : il pouvait conduire à un accompagnement de vingt heures par semaine. Cet accompagnement peut figurer au titre des mesures du suivi judiciaire et donc revêtir un caractère obligatoire.
B. LES NON-ORIENTATIONS EN quartier d’Évaluation de la radicalisation (QER), RÉVÉLATRICES DE L’ÉCHEC MANIFESTE DE LA PRISE EN CHARGE DE L’INDIVIDU
L’objet des développements qui suivent n’est ni d’interroger l’ensemble de la stratégie de lutte contre l’islamisme radical en détention – il en sera question ultérieurement – ni de retracer l’ensemble des procédures administratives qui ont concerné les non-orientations de Franck Elong Abé en QER – cela est détaillé avec précision dans le rapport de l’IGJ. L’intention du rapporteur est de mettre en lumière les errements qui se sont multipliés sur cette question et qui illustrent la défaillance plus générale de la gestion du parcours carcéral de ce détenu, celle-ci s’étant principalement manifestée, à partir de 2020, dans l’appréciation erronée de sa dangerosité.
Le rapporteur a relevé pas moins de huit demandes d’évaluation sur la période 2016-2022, toutes vaines, sauf la dernière, intervenue trop tardivement. Elles seront d’abord présentées sommairement puis ce sont celles formulées par le centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe et les CPU de la maison centrale d’Arles qui feront l’objet d’une analyse plus poussée, dans le prolongement des travaux que la commission d’enquête a conduits et des questions légitimes qu’elle a soulevées. C’est en effet dans ces deux séquences que le rapporteur a identifié un double manquement de l’administration pénitentiaire.
1. Une succession de demandes, pour la plupart transmises dans les formes à l’administration centrale, qui n’aboutissent pas
a. Les demandes auxquelles la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) n’a pas donné suite
● La demande formulée par la maison d’arrêt de Rouen
La première demande d’évaluation est formulée dès mai 2016, avant même la création des QER – donc via une unité dédiée – par la maison d’arrêt de Rouen et la DISP de Lille suite à la condamnation de Franck Elong Abé. À défaut est préconisée son affectation au sein d’un établissement permettant son suivi par le renseignement pénitentiaire.
C’est cette seconde option qui est retenue par la DAP : celle-ci prend une décision d’affectation en QMC le 30 septembre 2016. Après un transit en QI au centre pénitentiaire de Lille-Loos-Sequedin, Franck Elong Abé intègre le QMC de Vendin-le-Vieil le 28 février 2017.
● La demande formulée par le centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil
Dans le contexte de rupture à Vendin-le-Vieil précédemment décrit, un dossier de transfert est initié le 15 octobre 2018 : le chef d’établissement évoque à cette occasion l’opportunité d’une orientation en QER de l’individu. La DISP de Lille confirme la demande d’exclusion tout en jugeant opportune une évaluation de la dangerosité de l’individu. L’autorité judiciaire émet également un avis favorable à une orientation.
La DAP estime que seul le QER de Vendin-le-Vieil présente le profil sécuritaire à même d’accueillir Franck Elong Abé, hypothèse rejetée par l’établissement ([165]). Le 11 février 2019, elle prend donc la décision de l’affecter au QMC d’Alençon-Condé-sur-Sarthe.
● La demande formulée par le centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe
Suite aux multiples incidents qui se produisent à Alençon-Condé-sur-Sarthe, un dossier d’exclusion est initié par l’établissement le 12 juillet 2019 : l’orientation en QER y est une nouvelle fois évoquée, sur la base d’un avis unanime de la CPU. Sur le fondement des avis négatifs de l’autorité judiciaire (JAPAT et PNAT) et compte tenu du comportement de Franck Elong Abé, la DAP engage un transfert par mesure d’ordre qui aboutit à sa réaffectation au QI de la maison centrale d’Arles le 17 octobre 2019.
La question du traitement de cette demande par la DAP sera abordée ultérieurement ([166]).
● Les demandes formulées par la DISP de Marseille
Dès le 20 décembre 2019, alors que le comportement de l’individu s’est stabilisé, la DISP initie une demande d’orientation. La DAP oppose une fin de non-recevoir le 23 décembre 2019, estimant la demande prématurée, d’autant qu’elle impliquerait toujours, selon elle, une prise en charge à Vendin-le-Vieil ([167]). Elle fait part de la nécessité de réévaluer cette situation à une date ultérieure.
Alors qu’en parallèle est mis en place un dispositif peu efficace d’évaluation ambulatoire réalisée par le binôme de soutien de psychologues de la MLRV ([168]), préalable à l’orientation, une seconde demande de la DISP est émise début mars 2020, peu de temps avant la levée de l’isolement de Franck Elong Abé. Le contexte sanitaire lié à la pandémie de covid-19 interrompt le traitement de cette demande.
b. Les demandes auxquelles la directrice de la maison centrale d’Arles n’a pas donné suite
La CPU de la maison centrale d’Arles a demandé l’affectation en QER de Franck Elong Abé à cinq reprises : les 18 décembre 2019, 25 février 2020, 30 novembre 2020, 18 mai 2021 et 24 janvier 2022.
L’absence de traitement de ces demandes par la cheffe d’établissement sera analysée ultérieurement ([169]).
c. La demande intervenue hors procédure, et trop tardivement
Malgré l’absence de suite donnée par la cheffe d’établissement, ainsi que par le SPIP des Bouches-du-Rhône ([170]), l’avis de la CPU émis le 24 janvier 2022 parvient néanmoins, selon une procédure hétérodoxe, jusqu’à la DISP de Marseille qui la transmet à l’administration centrale. M. Thierry Alves, directeur interrégional des services pénitentiaires Sud-Est ‒ Marseille, a expliqué le circuit par laquelle était remontée l’information : « Il n’y a pas eu de rapport conjoint du directeur fonctionnel des services pénitentiaires d’insertion et de probation (DFSPIP) et de la cheffe d’établissement qui soit remonté à mon niveau. Mais à partir du moment où nous sommes avertis par l’intermédiaire d’un officier du bureau de la gestion de la détention (BGD), nous traitons l’information immédiatement en la faisant remonter. […] La prise en charge de M. Elong Abé devait très concrètement faire l’objet d’une analyse de la situation de celui-ci lors d’une prochaine commission prévue au niveau national. » ([171])
Deux ans et trois mois après avoir fait part de la nécessité de réévaluer la question de l’orientation en QER de Franck Elong Abé à une date ultérieure, la DAP avait inscrit cette question à l’ordre du jour de la commission centrale de supervision (CCS) du 17 mars 2022. Entretemps, Franck Elong Abe aura mortellement agressé Yvan Colonna.
2. Le transfert à maison centrale d’Arles : les prémices du drame
a. Un contexte complexe qui n’absout toutefois pas l’administration pénitentiaire
i. Trois options, un choix discutable
À l’issue de sa détention au centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, Franck Elong Abé n’est pas orienté en QER, malgré l’avis unanime de la CPU de l’établissement ([172]). Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Naoufel Gaied, chef de la mission de lutte contre la radicalisation violente (MLRV), a présenté la doctrine applicable en matière d’orientation : « Notre doctrine prévoit deux conditions au placement en QER. Il faut que le détenu puisse être évalué à l’instant t […], donc qu’il ne présente pas de troubles psychiatriques non stabilisés le rendant inaccessible à l’évaluation […]. Second critère : nous ne pouvons orienter en QER des personnes qui, en raison de ce placement, pourraient devenir violentes, et commettre par exemple un attentat pour des motifs idéologiques. » ([173])
La nette dégradation de l’état psychique de Franck Elong Abé décrite précédemment permet effectivement de douter de son accessibilité à l’évaluation. Il convient par ailleurs de relever que la CPU a notamment fondé son avis favorable à l’orientation sur l’absence « de risque suicidaire » ([174]), alors que lorsque la décision de non-orientation est prise par la DAP, le 13 septembre 2019, l’individu traverse une crise suicidaire aiguë qui s’est manifestée par une double tentative de passage à l’acte.
Au cours de ses travaux, la commission d’enquête s’est légitimement interrogée : si l’état psychique de Franck Elong Abé était si dégradé, rendant son orientation en QER impossible, pourquoi n’a-t-il pas, dès lors, été hospitalisé ? Lors de son audition, la docteure Christine-Dominique Bataillard, chef de pôle de l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP) de la maison centrale d’Arles, apportait cette précision importante pour éclairer la procédure de prise de décision : « Nous ne participons pas aux décisions de transfert vers le QER. Le traitement des gens considérés comme étant islamistes reste complètement séparé. Ainsi, on ne nous questionne pas sur de potentiels transferts et nous ne répondrions pas si on nous questionnait. La seule réponse que nous apportons, quand nous pensons qu’un détenu a des troubles psychiatriques, c’est l’hospitalisation. Si la personne a des troubles psychiatriques susceptibles de gêner ou d’entraîner des violences, nous déclenchons une hospitalisation. » ([175]) Comme il a été expliqué précédemment, une procédure d’hospitalisation a bien été initiée en septembre 2019, sans aboutir, et sans que cette absence d’hospitalisation résulte d’une amélioration durable et manifeste de l’état de santé de Franck Elong Abé.
Le rapporteur estime que la procédure de l’été 2019 qui a conduit à la non-orientation en QER de Franck Elong Abé a bien été défaillante dans la mesure où les troubles psychiatriques non stabilisés justifiant sa non-orientation auraient dû entraîner son hospitalisation et non son transfert à la maison centrale d’Arles. Ce constat rejoint les propos tenus par la docteure Christine-Dominique Bataillard lors de son audition: « Qu’est-ce qu’un trouble ? Pour moi, un individu ayant un trouble est quelqu’un dont l’état n’est pas compatible avec le maintien en détention, soit parce qu’il risque de se mettre en danger, soit parce qu’il peut mettre en danger les autres. » ([176])
ii. Une décision non conforme, à l’époque, à l’état du droit
Il apparaît par ailleurs que la pratique de l’administration pénitentiaire n’était pas conforme, en 2019, au droit, certes balbutiant, qui était applicable sur le fondement de la note DAP du 23 février 2017.
Le cadre juridique applicable, en 2019, à la procédure d’orientation en QER
Selon les termes de la note DAP du 23 février 2017 relative à l’évaluation des personnes détenues en QER (1):
« Toute personne écrouée pour des faits de terrorisme liés à l’islam radical peut être incarcérée dans l’un des établissements pénitentiaires comportant un QER en vue d’y être affectée.
« Ce public, poursuivi ou condamné pour des faits d’association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes, doit, autant que possible, être évalué QER, sauf à ce qu’il soit parfaitement connu par les professionnels (en raison d’une incarcération déjà longue) et sauf pour les cas où il y a une impossibilité d’ordre judiciaire en lien avec la sensibilité de l’affaire.
« Dans tout établissement pénitentiaire, en cas de suspicion de radicalisation ou de radicalisation avérée, la CPU formule un avis soumis à la décision du chef d’établissement qui, en fonction d’éléments vérifiés et circonstanciés, sollicite le transfert de l’intéressé dans l’un des établissements comprenant un QER, selon la procédure habituelle. »
(1) Les passages soulignés le sont par le rapporteur.
En effet, cette note ne prévoit que deux cas justifiant la non-orientation en QER : lorsque le détenu est parfaitement connu par les professionnels et lorsqu’il existe une impossibilité d’ordre judiciaire en lien avec la sensibilité de l’affaire. Si ladite note indique que la CPU rend son avis sur la capacité de la personne détenue à adhérer à un programme de prise en charge, elle prévoit néanmoins qu’en cas de difficulté, il peut être envisagé le placement sous le régime de l’isolement administratif ou son affectation dans un quartier pour les détenus violents ([177]).
Il faut attendre le décret du 31 décembre 2019 précité pour que soit introduite la disposition selon laquelle la personne doit être apte à bénéficier d’un programme et d’un suivi adaptés ([178]), et surtout la note DAP du 31 janvier 2022 pour que les profils présentant une pathologie psychiatrique avérée et non stabilisée rendant impossible leur évaluation et ceux pour lesquels une levée d’isolement ferait courir un risque imminent de passage à l’acte violent au cours de la session soient exclus, « à l’instant t », du dispositif d’orientation.
La doctrine applicable à l’été 2019 ne semble cependant pas connue de tous les acteurs puisque l’ancienne cheffe d’établissement de la maison centrale d’Arles a expliqué à la commission d’enquête que l’affectation en QER de Franck Elong Abé « n’avait pas été décidée dans son établissement précédent de Condé-sur-Sarthe, sans que nous sachions pourquoi » ([179]), alors que ses troubles du comportement étaient pourtant bien connus. Cette incompréhension est à mettre en perspective avec les éléments comparatifs dont fera état le rapporteur dans la prochaine section ([180]) et qui démontrent qu’au 2 mars 2022, Franck Elong Abé constituait le seul cas de détenu non-orienté en raison troubles du comportement non stabilisés.
b. Le rôle de l’autorité judiciaire en question
i. Un cadre d’intervention dont l’imprécision persiste
Deux éléments sont à prendre en compte pour comprendre le cadre dans lequel est intervenue l’autorité judiciaire – JAPAT et PNAT – dans la procédure de l’été 2019.
● L’orientation en QER n’est pas assimilable à une orientation au sens de l’article 211-9 du code pénitentiaire, qui intervient préalablement à une première affectation, où l’avis de l’autorité judiciaire, siège et parquet, est explicitement prévu.
Si le décret du 31 décembre 2019 ([181]) n’était pas en vigueur au moment des faits, celui-ci éclaire, a posteriori, sur la nature de cette procédure qui était encore balbutiante à l’été 2019, celle-ci ayant en effet procédé de la mise en œuvre de la stratégie de lutte contre l’islamisme radical en prison à partir de 2016. Les articles R. 57-7-84-13 à R. 57-7-84-24 du code de procédure pénale ([182]) sont venus préciser qu’il s’agit d’une mesure administrative – une mesure de gestion pénitentiaire – dont la compétence relève exclusivement du ministre de la Justice ou du DISP. L’autorité judiciaire n’intervient donc pas dans la procédure d’orientation, elle en est seulement informée.
● La note du 23 février 2017 précitée ne prévoyait que la sollicitation du magistrat instructeur, dans les cas d’AMT, pour obtenir la décision de transfert d’un prévenu. Pour les autres cas, et notamment les condamnés, le transfert se fait selon la procédure habituelle. À ce titre, l’article D. 82-1 du code de procédure pénale, aujourd’hui codifié à l’article D. 211-28 du code pénitentiaire, dispose que la décision de changement d’affectation d’une personne détenue condamnée « est prise, sauf urgence, après avis du juge de l’application des peines et du procureur de la République du lieu de détention ».
L’avis émis par l’autorité judiciaire ne porte donc pas sur l’opportunité de l’évaluation, mais sur la seule procédure de transfert, lorsque la décision d’orientation implique un changement d’établissement, notamment pour s’assurer du bon déroulement de l’information judiciaire ou des mesures d’exécution et d’aménagement de peine. Cette intervention, tout à fait légitime, intervient dans le cadre des décisions d’orientation et de transfert (DOT).
Néanmoins, le pôle d’application des peines antiterroristes du tribunal judiciaire de Paris a précisé au rapporteur que « dans les faits, l’administration pénitentiaire [le] sollicitait au-delà de ce que prévoient les textes, sur l’opportunité d’une affectation spécifique en quartier spécialisé QER ou QPR », le PNAT indiquant que « la collaboration quotidienne entre le PNAT et la DAP et la fluidité des échanges, presque informels, explique la teneur des avis émis dans le dossier ». Le tribunal judiciaire de Paris et le PNAT ont confirmé que depuis la publication du rapport de l’IGJ, ils avaient recentré les avis qu’ils émettent sur la procédure de transfert et non sur l’opportunité de l’évaluation.
Si ces éléments ont été formalisés dans une dépêche de la DACG du 18 janvier 2023, les auditions conduites par la commission d’enquête ont mis en lumière le caractère insuffisant de la clarification opérée. Mme Cécile Delazzari, vice-présidente de l’Association nationale des juges de l’application des peines (ANJAP), faisait ainsi part de sa préoccupation quant au fait que « l’avis demandé au JAP et au procureur de la République n’est régi, dans les textes relatifs aux QER et aux QPR, que par un renvoi à un texte général qui concerne l’affectation et le transfèrement. Les textes actuels ne prévoient pas que ces magistrats doivent spécifiquement donner leur avis sur l’affectation en QER ou en QPR. On en reste au dernier alinéa de l’article R. 224-19 du code pénitentiaire ([183]) [...] Une véritable clarification des textes s’impose en la matière, notamment quand on lit les conclusions du rapport de l’IGJ qui appellent à une réévaluation du plan de prévention de la radicalisation » ([184]).
Recommandation n° 9
Clarifier, dans le code pénitentiaire, les modalités d’intervention de l’autorité judiciaire dans la procédure d’orientation en QER en définissant un cadre juridique spécifique et respectueux des prérogatives de chacun des intervenants.
ii. Des avis réservés et très réservés qui ont pesé dans la décision
C’est donc en outrepassant leur rôle que le tribunal judiciaire de Paris et le PNAT ont rendu, par courriel, en juillet 2019, les avis suivants dans le cadre du transfert par mesure d’ordre et de sûreté de Franck Elong Abé :
– JAPAT : « avis réservé à l’affectation en QER compte-tenu de son profil : tapage, soutien à des actions de rébellion, dégradations, refus de toute mesure de sécurité » ([185]) ;
– PNAT : « avis très réservé à un transfert en QER de la région parisienne, compte tenu de son profil pénal et pénitentiaire, ce dernier multipliant les incidents alors qu’il vient déjà d’être transféré » ([186]).
Le second problème soulevé par ces avis est la place prépondérante qu’ils ont prise dans la décision de la DAP ([187]). Mais la responsabilité en est imputable à cette dernière, et à cette dernière seulement : la DAP est ici seule instigatrice – elle sollicite à ce titre l’avis de l’autorité judiciaire qui n’est pas intervenue d’elle-même – et décisionnaire.
c. Les raisons et les conséquences de la mise en échec de la stratégie de la DAP
i. Une décision qui n’a pas été encadrée par des garanties suffisantes
M. Stéphane Bredin, directeur de l’administration pénitentiaire entre le 2 août 2017 et le 8 mars 2021, assume pleinement cette décision : « Nous avons choisi la maison centrale d’Arles, et c’était un choix très réfléchi. » ([188]) Si la stratégie présentée par M. Stéphane Bredin lors de son audition paraît tout à fait mûrie et cohérente – affectation dans une maison centrale sécuritaire, spécificité de l’organisation des bâtiments et de la détention, gestion initiale en QI, transition par le QSI, suivi psychologique et psychiatrique, prise en charge par le sport et par le travail ([189]) –, elle se heurte néanmoins, aux yeux du rapporteur, aux conditions de sa mise en œuvre qui ont été insuffisamment encadrées.
Il a été question, dans le rapport de l’IGJ et dans les travaux de la commission d’enquête, de l’éventuelle défiance du directeur de l’administration pénitentiaire vis-à-vis de la cheffe d’établissement qui aurait eu pour effet de rendre incohérente la stratégie précitée. Les éléments portés à la connaissance du rapporteur par M. Stéphane Bredin, alors directeur de l’administration pénitentiaire, ne lui permettent pas de reprendre cette hypothèse à son compte ([190]).
Compte tenu de la sensibilité et de la difficulté de la tâche il n’est cependant pas compréhensible qu’un suivi plus assidu de la situation à la maison centrale d’Arles n’ait pas été mis en place à la suite du transfert de Franck Elong Abé. Cette défaillance s’est manifestée, encore une fois, sur le sujet de son orientation en QER : cela sera démontré dans la prochaine section ([191]). Mme Corinne Puglierini comme M. Stéphane Bredin le reconnaissent :
– « Je n’avais pas reçu de consigne particulière indiquant qu’en cas d’amélioration de son état psychique, je devrais réaliser un dossier d’affectation au QER » ([192]) ;
– « Il aurait peut-être fallu, en 2021, réinterroger la décision qui avait été prise de ne pas l’envoyer en QER – lorsqu’on l’a fait en 2022, c’était trop tard. » ([193])
In fine, c’est M. Sébastien Nicolas, secrétaire général du Syndicat national pénitentiaire FO Direction, qui a résumé, devant la commission d’enquête, la mise en échec de la stratégie globale de la DAP. Pour lui, Franck Elong Abé « a connu un parcours en détention chaotique dans plusieurs établissements, est violent, avec des troubles psychologiques, présente des risques auto-agressifs et hétéro-agressifs, a été géré une grande partie de sa détention à l’isolement, etc. À Arles, il se passe quelque chose. Il passe, je crois, six mois à l’isolement puis neuf mois en quartier de réadaptation, et son comportement progresse. L’établissement accompagne cette progression car en [décembre] 2023, Franck Elong Abé doit être libéré. On ne peut pas laisser sortir un individu directement depuis l’isolement, surtout un tel profil, sauf à mettre la société en danger. Je comprends à la lecture des éléments qui m’ont été communiqués qu’il y a eu de la part de l’établissement une stratégie d’accompagnement de Franck Elong Abé vers cette échéance. Dans ce cadre, il n’y a pas eu ou il y a eu peu d’alertes particulières justifiant une attention particulière sur ce détenu. Rétrospectivement, cette stratégie apparaît comme une erreur. Elle a été mise en échec, c’est évident » ([194]).
ii. Des conséquences indirectement dramatiques
Pour le rapporteur, l’origine de l’échec de la prise en charge de Franck Elong Abé est bien à rechercher dans la décision de l’été 2019 : l’administration pénitentiaire n’a pas tiré les conséquences de la poursuite de son approche sécuritaire qui s’est traduite, à ce moment-là, par le transfert pour mesure d’ordre et de sûreté à la maison centrale d’Arles. Les troubles psychiatriques non stabilisés justifiant sa non-orientation auraient dû entraîner soit une prise en charge sanitaire renforcée et adaptée à son profil, soit une réévaluation effective de la situation au moment de son apparente stabilisation.
Or, il apparaît que l’approche sécuritaire du cas de Franck Elong Abé, qui a prévalu tout au long de sa détention jusqu’en 2020, s’est brusquement relâchée lors de son accès à la détention ordinaire ([195]), et ce ne sont pas les neuf mois passés au QSI, où il provoque d’ailleurs deux incidents, qui apparaissent comme suffisants pour constater une stabilisation durable et effective de son comportement ([196]). Il faut insister sur le fait que ces neufs mois paraissent une goutte d’eau en comparaison des plus de cinq années passées à l’isolement. Lors de son audition, le chef de la détention de la maison centrale d’Arles a reconnu que l’isolement n’avait pas arrangé Franck Elong Abé d’un point de vue psychique ([197]).
Il convient également d’ajouter que la stabilisation constatée à la maison centrale d’Arles n’est qu’apparente et que les travaux de la commission d’enquête ont permis de révéler la nature grave des troubles psychiatriques de Franck Elong Abé. Lors de son audition, M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, a indiqué que Franck Elong Abé a été « diagnostiqué schizophrène durant une incarcération en France » ([198]), avant son départ en zone afghano-pakistanaise. Au vu du parcours de l’individu présenté précédemment, ce diagnostic intervient probablement lors du passage en détention qu’il effectue après son expulsion du Canada, à la fin de l’année 2010. Cette information était tout à fait connue à la maison centrale d’Arles puisqu’elle a été confirmée par le délégué local au renseignement pénitentiaire (DLRP) ([199]). Lors de son audition, la docteure Christine-Dominique Bataillard expliquait les tenants et les aboutissants de cette appréciation : « Le terme "schizophrène" signifie "psychotique" ; il s’agit d’individus ayant des troubles du comportement et chez lesquels on constate, au niveau psychiatrique, une imprévisibilité et une possibilité de passage à l’acte, sans qu’on en comprenne vraiment le sens. Quand on connaît la personne et qu’on entre en discussion avec elle, on comprend que le passage à l’acte est souvent lié à un sentiment de persécution. » ([200])
Pour le rapporteur, le basculement d’une approche sécuritaire à une approche permissive du parcours carcéral de Franck Elong Abé, sans mise en œuvre d’un processus de rattrapage des opportunités écartées – l’orientation et l’évaluation en QER –, ni des garanties et des mesures de vigilance suffisantes, est constitutive d’une faillite manifeste de l’administration pénitentiaire. En ce sens, ce n’est pas tant la non-orientation en tant que telle que le processus, en amont et en aval, de la décision de non-orientation en QER de 2019 qui est révélatrice, aux yeux du rapporteur, de la défaillance majeure de la prise en charge de l’individu. Même s’il ne croit pas à la fatalité ‒ au sens étymologique du terme ‒, en cette matière comme en d’autres, le rapporteur constate que le contraste entre les deux approches précitées était trop fort, et dans ce clair-obscur a malheureusement fini par surgir l’agresseur d’Yvan Colonna.
3. La situation à la maison centrale d’Arles : origine et expansion d’un « trou noir » administratif
a. Pourquoi il était indispensable d’évaluer Franck Elong Abé en QER
La non-orientation de Franck Elong Abé au cours de l’année 2021 constitue la seconde faillite de l’administration pénitentiaire dans le sens où l’orientation en QER aurait permis d’accompagner le relâchement de la prise en charge sécuritaire de l’individu. Il s’agissait d’une évolution envisageable de la gestion de son parcours carcéral, compte tenu de la perspective de sa fin de peine, mais celle-ci devait être encadrée par des garanties suffisantes que l’évaluation en QER était en mesure d’apporter.
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L’évolution du cadre juridique applicable à la procédure d’orientation en QER Sur le fondement du décret du 31 décembre 2019 précité, les articles R. 57-7-84-13 à R. 57-7-84-24 du code de procédure pénale ont apporté les précisions suivantes (1) alors que la note DAP du 23 février 2017 demeure en vigueur : ● Lorsqu’une personne détenue majeure est dangereuse en raison de sa radicalisation et qu’elle est susceptible, du fait de son comportement et de ses actes de prosélytisme ou des risques qu’elle présente de passage à l’acte violent, de porter atteinte au maintien du bon ordre de l’établissement ou à la sécurité publique, elle peut être placée au sein d’un quartier de prise en charge de la radicalisation, dès lors qu’elle est apte à bénéficier d’un programme et d’un suivi adaptés. Le placement en quartier de prise en charge de la radicalisation intervient à l’issue d’une évaluation de la dangerosité réalisée au sein d’un quartier de prise en charge de la radicalisation spécialisé dans l’évaluation. ● Le placement est une décision administrative qui relève de la compétence exclusive du ministre de la justice ou du DISP. (1) Les passages soulignés le sont par le rapporteur. |
i. Déterminer le régime de détention approprié
Le constat du rapporteur est confirmé par l’analyse que lui a transmise M. Stéphane Bredin, pour qui « la sortie du QSI vers la détention ordinaire […] aurait dû être le fruit d’une évaluation en QER […] pour deux raisons : une raison de principe, puisque c’est l’objet même de l’évaluation en QER de permettre de décider du régime de détention d’un détenu radicalisé (a fortiori pour ce détenu qui depuis 2015 a passé l’essentiel de sa peine à l’isolement) et une raison tenant au parcours même d’Elong Abé, avec la perspective de sa remise en en liberté assez proche ».
Cette approche est par ailleurs cohérente avec l’un des objectifs assignés aux QER par la note DAP du 31 janvier 2022 précitée qui est de « contribuer à évaluer les enjeux de sécurité et les modalités de gestion en détention ».
L’évaluation en QER de Franck Elong Abé avant son intégration à la détention ordinaire aurait constitué une mesure de prudence indispensable à la préparation de cette échéance, conformément à la vocation des QER de déterminer le régime de détention adapté au profil particulier des TIS. Il convient donc de la rendre obligatoire. Dans cette optique, il pourrait également être envisagé une réévaluation, éventuellement sous un format allégé, de tout détenu ayant initialement été affecté à l’isolement sur le fondement de son évaluation.
Recommandation n° 10
Rendre obligatoire l’évaluation ou la réévaluation d’un détenu condamné pour terrorisme islamiste (TIS) avant son intégration en détention ordinaire.
ii. Prévenir le risque de passage à l’acte violent
Le postulat du rapporteur est également fondé sur l’analyse de la première vice-présidente du tribunal judiciaire de Paris qui a confirmé que l’évaluation de Franck Elong Abé lui « paraissait indispensable puisque sa dangerosité n’avait jamais été évaluée » ([201]).
L’évaluation en QER, malgré ce qu’indique son nom, ne vise pas seulement à apprécier le degré de radicalisation d’une personne détenue. La radicalisation de Franck Elong Abé ne faisait aucun doute et elle n’a été minorée par personne. Selon la note DAP du 23 février 2017, le principal objectif du QER « est de déterminer le niveau de risque que la personne détenue présente de poser des actes de violence ». Cette notion est toujours prépondérante aujourd’hui, l’article R. 224-13 du code pénitentiaire disposant que « lorsqu’une personne détenue majeure est dangereuse en raison de sa radicalisation et qu’elle est susceptible, du fait de son comportement et de ses actes de prosélytisme ou des risques qu’elle présente de passage à l’acte violent, de porter atteinte au maintien du bon ordre de l’établissement ou à la sécurité publique, elle peut être » orientée en QER.
Les auditions de la commission d’enquête ont néanmoins permis de révéler une différence d’appréciation sur le rôle des QER quant à la prévention du risque de passage à l’acte violent. Alors que le rapport de l’IGJ indique qu’une « évaluation pluridisciplinaire aurait éventuellement permis de déconstruire le processus de violence à l’origine du passage à l’acte gravissime du 2 mars 2022 », le PNAT a estimé qu’une « évaluation n’est en rien une déradicalisation. Le QER ne vise pas à déconstruire un processus violent, ce qui est pourtant écrit dans le rapport. Le QER est là pour évaluer » ([202]).
Le rapporteur estime que l’évaluation de Franck Elong Abé était indispensable, à compter de sa sortie de l’isolement, une fois apaisés les troubles psychiatriques qui justifiaient jusqu’ici sa non-orientation, afin d’identifier et de prévenir le risque de passage à l’acte violent que présentait son intégration à la détention ordinaire après presque cinq années d’isolement, conformément à l’objectif des QER dont le rapporteur estime qu’il doit être renforcé et mieux identifié.
Recommandation n° 11
Renommer les quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) en quartiers d’évaluation de la radicalisation et de la dangerosité (QERD), et renforcer, en leur sein, l’évaluation du risque de passage à l’acte violent afin de mieux le prévenir.
b. Une dilution des responsabilités à tous les niveaux de l’administration pénitentiaire
i. La défaillance grave de la cheffe d’établissement
La note DAP du 23 février 2017 précitée ne souffre d’aucune ambiguïté sur le rôle du chef d’établissement dans la mise en œuvre de la procédure d’orientation : sur la base de l’avis de la CPU, celui-ci décide, en fonction d’éléments vérifiés et circonstanciés, de solliciter le transfert à la DISP en produisant un rapport pour justifier le besoin d’évaluer la personne. Le 17 juillet 2021, la DAP est venue rappeler la procédure en y joignant un schéma explicatif lui aussi tout à fait limpide.
le rÔle du chef d’Établissement dans la procÉdure d’orientaton
Source : note DAP du 17 juillet 2021.
Pourtant, la cheffe d’établissement n’a transmis spontanément aucun des comptes rendus de CPU ([203]) et n’a, à aucun moment, initié la mise en œuvre de la procédure alors qu’elle avait fait de la gestion et du suivi des détenus TIS sa prérogative exclusive au sein de l’équipe de direction, ainsi que le souligne le rapport de l’IGJ.
Dans les éléments écrits qu’elle a transmis au rapporteur, Mme Puglierini apporte cette explication : « J’ai gardé à mon niveau les préconisations de la CPU. Je me suis convaincue, à tort, d’attendre plutôt la fin de peine pour solliciter ce passage en QER, sa radicalisation étant avérée. » ([204]) Le rapporteur ne peut que déplorer cette méconnaissance profonde des objectifs de l’évaluation qui ne se limitent pas, ainsi qu’il l’a développé précédemment, à l’appréciation de la radicalisation de la personne détenue.
ii. Un défaut de vigilance généralisé
L’absence de suivi par la DAP de sa stratégie globale de gestion du « cas » Franck Elong Abé s’est particulièrement manifestée dans la question de son orientation en QER. Si la responsabilité de la cheffe d’établissement est accablante, les informations qu’elle a portées à la connaissance de la commission d’enquête le sont tout autant pour l’administration pénitentiaire, à la fois au niveau déconcentré et au niveau central :
– « Le QER a aussi pour objectif de déterminer si les personnes radicalisées doivent être gérées à l’isolement, ou peuvent être gérées en détention ordinaire. À son arrivée, Franck Elong Abé a été directement placé en isolement. Nous avons ensuite demandé la prolongation de cet isolement, avant d’en demander la levée, sur la base d’un rapport adressé à la direction interrégionale et à la direction de l’administration pénitentiaire. La hiérarchie aurait alors pu demander une affectation au QER avant d’accepter la levée d’isolement. Cela n’a pas été le cas. De même, la direction interrégionale a accepté les demandes de travail de Franck Elong Abé sans y faire obstacle » ([205]) ;
– « Lors des décisions importantes prises à l’égard de M. Elong Abé dans son parcours de détention (sortie du quartier isolement, classement en formation professionnelle, prise en charge en détention ordinaire, classement au poste d’auxiliaire des salles de sport du bâtiment A) jamais l’absence de passage en QER n’a été objecté au niveau local, interrégional ou par les services de la DAP pour empêcher ces évolutions » ([206]) ;
– « J’assume ma part de responsabilité dans l’appréciation que j’ai faite de la situation de M. Elong Abé, et le non envoi d’une proposition de passage en QER plus tôt dans son parcours. Je regrette que les parties prenantes de la DISP ne m’aient pas alerté voyant que rien n’était initié au niveau de l’établissement. Je souligne que le SPIP n’a pas non plus initié ce rapport alors que la note du 17 juillet 2021 lui en donne la possibilité. La MILRV qui par deux fois est intervenue auprès des services de la DAP ne m’a pas de mémoire associé à ces démarches qui pourtant m’auraient éclairées. Ce défaut de communication et de fluidité, rajoutés à mon appréciation inadaptée, ont été préjudiciables à la bonne gestion du dossier » ([207]).
Deux éléments ont par ailleurs été mis en avant par l’administration pénitentiaire pour justifier la faille représentée par le « cas » Franck Elong Abé dans la mise en œuvre de la stratégie globale d’évaluation des TIS : la réorientation de cette stratégie à compter de l’été 2019 et la crise du covid-19. Le rapporteur tient à apporter des précisions sur ces deux points.
● Lors de son audition, M. Stéphane Bredin a expliqué qu’après l’attentat de Condé-sur-Sarthe commis par un détenu radicalisé non TIS, « au cours du second semestre 2019 et de l’année 2020, la priorité était d’évaluer les radicalisés de droit commun » ([208]).
Si cette réorientation stratégique se comprend – le rapporteur y reviendra dans la seconde partie –, elle ne saurait justifier qu’elle puisse avoir été opérée au détriment de la prise en charge des TIS non encore évalués, surtout lorsqu’une procédure de sortie de l’isolement était enclenchée en l’absence d’évaluation de la dangerosité. Il convient également de préciser que le plan national de prévention de la radicalisation prévoyait déjà, dès février 2018, la création d’un nouveau QER pour l’évaluation des détenus de droit commun.
● Concernant le covid-19, s’il faut souligner le caractère proactif de DISP de Marseille jusqu’à la pandémie puisqu’elle initie les demandes d’orientation de la fin de l’année 2019 et du début de l’année 2020, après cette date, plus aucun acteur, en dehors des CPU au sein de l’établissement, ne se saisira de la question pendant près de deux ans.
Le contexte pandémique, qui a durement éprouvé l’administration pénitentiaire et exigé une implication extraordinaire de ses agents, n’explique pas tout. Selon les informations recueillies par le rapporteur, les évaluations en QER, suspendues le 16 mars 2020, n’ont pas attendu 2022 pour reprendre. Sur la seule année 2020, ce sont quatorze sessions qui sont initiées à compter du 27 avril 2020. Ces sessions ont permis l’orientation de 143 détenus sur l’année 2020 : il s’agit d’un record.
Bilan statistique des évaluations en QER
Entre le 17 septembre 2017 et 6 janvier 2023, 604 détenus ont été évalués au cours de 71 sessions de quinze semaines, comprenant chacune quatre à douze détenus, au sein des sept QER existants : quatre au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil, un au centre pénitentiaire de Fresnes, un à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis et un à la maison d’arrêt d’Osny-Pontoise.
Au cours de la période 2019-2021, ce sont 142 détenus qui ont été évalués, en moyenne, chaque année.
Depuis 2022, la réduction du nombre d’évaluations s’explique par l’assèchement du vivier des détenus restant à évaluer et par la fermeture de deux QER à Vendin-le-Vieil afin de créer le centre national d’évaluation de la radicalisation (CNER) prévu pour l’évaluation des détenus en fin de peine.
Le seul impact de l’épidémie de covid-19 concerne le moindre nombre de détenus dont l’évaluation s’est achevée au cours de l’année 2020, dans la mesure où l’épidémie a « gelé » les affectations au cours du premier trimestre de l’année : cela a eu pour effet de reporter mécaniquement sur 2021 l’effet du rattrapage initié à partir du déconfinement du printemps 2020.
Évolution du nombre de dÉtenus orientÉs (1) et ÉvaluÉs (2) en QER
Source : commission d’enquête, à partir des données transmises par la MLRV.
(1) Au sens où le détenu a commencé son évaluation au cours de l’année.
(2) Au sens où le détenu a achevé son évaluation au cours de l’année.
c. Le cas de Franck Elong Abé dans une perspective comparative
i. Au niveau national, un cas unique en son genre
Les informations transmises par la DAP au rapporteur font état, au 2 mars 2022, de 482 TIS incarcérés. Parmi eux, quarante n’avaient pas fait l’objet d’une évaluation en QER, soit 8 %. La grande majorité est constituée d’individus non orientés en raison de leur dangerosité, c’est-à-dire ceux pour lesquels est identifié un risque de passage à l’acte grave et imminent.
Dans cette liste, Franck Elong Abé constitue le seul cas de détenu non orienté en raison de troubles du comportement non stabilisés. Ce constat ne peut qu’interpeller le rapporteur, notamment du fait de la forte prévalence des troubles du comportement chez les personnes détenues.
La situation psychique des TIS évalués en QER
Le rapport de MM. Xavier Crettiez et Romain Seze (1), publié le 5 décembre 2022, a montré que, sur 353 TIS évalués, 8 % d’entre eux souffrent de troubles psychiatriques et 38 % de vulnérabilités psychologiques (vulnérabilités faibles pour 22 %, moyennes pour 12 % et fortes pour 4 %).
Les auteurs écrivent que « ces chiffres sont cependant sous-évalués dans la mesure où les agents de l’administration pénitentiaire n’affectent pas en QER les personnes dont les troubles psychologiques ou psychiatriques sévères rendraient cette orientation incompatible avec leur intérêt. On estime à moins d’une quinzaine le nombre de personnes incarcérées pour des faits de terrorisme et non affectées en QER pour raisons de santé. En entretiens, les professionnels sollicités confirment le très faible nombre d’individus psychotiques, "même si quelques-uns ont des fragilités psychologiques" ».
(1) Sociologie du djihadisme français : https://www.vie-publique.fr/rapport/287439-sociologie-du-djihadisme-francais)
Si l’on exclut de l’analyse les situations particulières – jeunes majeurs, personne transgenre, malade ou handicapée, prévenus du procès du 13 novembre (identifiés par le code « V13 » dans le tableau ci-après) – ou récentes – en se limitant ainsi aux personnes écrouées avant 2020 –, ce sont en fait dix-sept TIS qui n’avaient pas fait l’objet d’une évaluation au 2 mars 2022 : deux en raison de l’opposition du magistrat instructeur ([209]), quatorze en raison de leur dangerosité, et Franck Elong Abé.
situation des quarante TIS NON évalués au 2 mars 2022
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Date d’écrou initial |
Motif de la non-orientation |
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06/11/1995 |
Dangerosité |
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01/12/2005 |
Dangerosité |
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01/01/2006 |
Dangerosité |
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08/03/2007 |
Opposition judiciaire |
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06/05/2011 |
Dangerosité |
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02/04/2012 |
Dangerosité |
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28/04/2012 |
Dangerosité |
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15/05/2012 |
Transgenre |
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14/02/2013 |
Dangerosité |
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14/03/2014 |
Dangerosité |
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22/05/2014 (1) |
Fragilités psychiatriques |
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23/01/2015 |
Dangerosité |
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02/03/2015 |
Dangerosité |
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27/04/2016 |
Dangerosité |
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05/10/2016 |
Dangerosité |
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29/08/2017 |
Handicap |
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08/09/2017 |
Opposition judiciaire |
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05/06/2018 |
V13 |
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15/11/2018 |
Jeune majeur |
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27/12/2018 |
Dangerosité |
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31/05/2019 |
Dangerosité |
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04/09/2019 |
V13 |
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25/01/2020 |
Jeune majeur |
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08/04/2020 |
Dangerosité |
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09/10/2020 |
Dangerosité |
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22/10/2020 |
Dangerosité |
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07/12/2020 |
Dangerosité |
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19/12/2020 |
Opposition judiciaire |
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19/12/2020 |
Opposition judiciaire |
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19/12/2020 |
Opposition judiciaire |
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19/12/2020 |
Opposition judiciaire |
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19/12/2020 |
Opposition judiciaire |
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12/02/2021 |
Dangerosité |
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30/04/2021 |
Dialyses |
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23/06/2021 |
Écrou récent |
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01/07/2021 |
V13 |
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02/07/2021 |
V13 |
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05/07/2021 |
V13 |
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15/12/2021 |
Écrou récent |
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04/02/2022 |
Écrou récent |
(1) Date d’écrou initial de Franck Elong Abé.
Source : DAP.
Les données présentées ci-dessus s’avèrent néanmoins limitées par la réponse apportée au rapporteur par la DAP qui estime que la collecte de certaines d’entre elles « supposerait l’examen de chacune des 482 situations ». Le rapporteur ne peut que déplorer fortement cette réponse qu’il juge très insuffisante et qui n’est pas à la hauteur de la soif de compréhension et de vérité qui s’est légitimement exprimée après le décès d’Yvan Colonna.
ii. La confirmation d’une situation particulièrement anormale à la maison centrale d’Arles en matière d’évaluation des profils radicalisés
Alors que la maison centrale d’Arles ne comprenait, au 2 mars 2022, que quatre TIS, soit moins de 1 % de la population TIS globale, un seul avait fait l’objet d’une évaluation en QER, et ce avant son arrivée dans l’établissement. Alors qu’au niveau national, le taux de détenus TIS non évalués est de 8 %, il atteignait, au moment des faits, 75 % à Arles.
Ces chiffres confirment une situation qui ne semble pas pouvoir être expliquée par des éléments objectifs. Même en excluant le cas particulier de Smaïn Aït Ali Belkacem, la situation au sein de la maison centrale apparaît comme d’une particulière gravité puisqu’aucun détenu TIS n’y a fait l’objet d’une évaluation initiée par la direction de l’établissement. Outre Franck Elong Abé, le cas d’Hussen Aroua ([210]), impliqué dans la vague d’attentats de 1985-1986, est lui aussi resté ignoré jusqu’à la CCS du mois de mars 2022 ([211]).
Ce constat inquiète fortement sur la réalité du suivi hiérarchique mis en place par l’administration pénitentiaire concernant la gestion de la maison centrale d’Arles en particulier, et la mise en œuvre de la stratégie de lutte contre l’islam radical en détention en général.
C. UN CLASSEMENT AU SERVICE GÉNÉRAL QUI A suscité la stupéfaction de LA COMMISSION D’ENQUÊTE
Le rapporteur a souhaité conclure ce chapitre relatif au parcours carcéral de Franck Elong Abé par une section spécifique consacrée à la question de son classement au service général de la maison centrale d’Arles tant elle symbolise, à ses yeux, les dérives qui se sont manifestées dans sa prise en charge.
Le rapporteur tient néanmoins à souligner le fait qu’un tel classement n’a pas constitué, en soi, la condition sine qua non de l’agression mortelle d’Yvan Colonna. Toutes choses égales par ailleurs, Franck Elong Abé aurait parfaitement pu perpétrer cet acte barbare sans être classé auxiliaire. Toutefois, un tel constat ne minimise en rien les défaillances relevées, qui ont conduit à l’affectation de cet individu au service général de l’établissement.
1. Une situation qui renforce la conviction selon laquelle la prise en charge de Franck Elong Abé a fait l’objet de graves défaillances à Arles
a. Une décision dont le caractère incompréhensible est aggravé par les éléments statistiques révélés par le rapporteur
i. Une prise de risque inconsidérée en l’absence d’évaluation de la dangerosité de l’individu
Le 17 septembre 2021, Franck Elong Abé est classé par la CPU en tant qu’auxiliaire de nettoyage des salles de sport du bâtiment A alors que, la veille, la commission de discipline prononce à son encontre cinq jours de cellule disciplinaire avec sursis pour un double incident – tapage et menace envers un personnel de surveillance – commis le 25 août 2021.
Lors de son audition, le chef de la CIRP de Marseille a affirmé qu’aucun chef d’établissement « n’aurait pris le risque de sortir ce détenu de l’isolement et de le classer dans une formation jardins et espaces verts, puis au travail, sans avoir évalué les choses avec justesse » ([212]).
Qu’il soit permis au rapporteur de douter de cette affirmation, notamment parce que la cheffe d’établissement n’a pas procédé à une évaluation sérieuse de la dangerosité de Franck Elong Abé dans la mesure où elle n’a pas engagé de procédure d’orientation en QER comme préalable à son intégration à la détention ordinaire. Pour M. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux : « L’évaluation vise à détecter la dangerosité éventuelle d’un détenu. Quand sa dangerosité est avérée, sa prise en charge doit être adaptée, et il faut que le suivi soit individualisé. Dans le cas d’espèce, l’isolement ou le quartier pour détenus violents doivent être privilégiés. Je conçois mal qu’un détenu dangereux – on ne peut contester que ce soit le cas, en l’espèce, au regard du profil que vous avez décrit – puisse servir en tant qu’auxiliaire. C’est quelque chose qui surprend, qui conduit à s’interroger. » ([213])
La réalité de ce qui s’est passé à la maison centrale d’Arles est donc probablement plus proche de la situation décrite par M. Emmanuel Baudin, secrétaire général du Syndicat national Force ouvrière Justice : « On veut toujours donner sa chance à un détenu, même s’il a été l’auteur de multiples agressions. On va le transférer dans un nouvel établissement – car c’est la seule solution – et une fois arrivé, on va lui redonner sa chance. Cela aboutit à classer "auxi" quelqu’un qui n’aurait pas dû l’être, et qui un jour tue son codétenu. » ([214])
ii. Un cas authentiquement hors normes
Selon les informations transmises au rapporteur par la DAP, au 10 février 2023 :
– sur 223 détenus inscris au répertoire DPS, 56 étaient classés à un emploi, dont seulement 29 au service général ;
– parmi ces détenus DPS ne figuraient que 7 TIS ([215]), la totalité d’entre eux étant classés en atelier et aucun au service général.
La situation de Franck Elong Abé à la maison centrale d’Arles constituait donc un cas littéralement exceptionnel ([216]), et en tout cas sans équivalent aujourd’hui.
Si le rapporteur ne remet pas en cause le fait qu’un détenu TIS, même DPS, puisse accéder au classement au travail – à condition que son comportement soit favorable et qu’une évaluation de sa dangerosité le permette – il juge plus pertinent que cela se fasse par un classement aux ateliers – qui impliquent une moindre autonomie de déplacement – plutôt qu’au service général. En effet, faut-il ici rappeler que les TIS ne sont pas des détenus qui auraient vocation à être gérés comme les autres ? Lors de son audition, M. Stéphane Bredin rappelait en effet les éléments suivants : « Il a beaucoup été dit que l’administration pénitentiaire avait acquis de longue date un savoir-faire dans la gestion des détenus terroristes, avec les détenus basques, dès les années 1970-1980, avec l’ultra-gauche et Action directe, ou avec les détenus corses, à certaines époques. Si les mots sont les mêmes, ils renvoient à des réalités très différentes : on n’a jamais vu un détenu basque prosélyte en détention, ni un détenu corse ou d’Action directe attenter à la vie d’un personnel de surveillance. La singularité du terrorisme islamiste a conduit à repenser totalement la prise en charge des détenus terroristes, car les risques qui lui sont associés n’ont rien de commun avec ceux que présentaient les terroristes que l’administration pénitentiaire a eu à gérer pendant les quarante années précédentes. Le premier est le risque prosélyte, qui nécessite de surveiller les contacts, l’environnement, les relations des détenus "terro" avec leurs codétenus – d’où la notion qui s’impose, dans les années 2017 et 2018, d’ "étanchéité", de places étanches à créer par rapport au reste de la population pénale. Le second risque est celui d’un passage à l’acte violent en détention : c’est la nouveauté radicale du terrorisme islamiste, dès lors qu’il pénètre dans nos centres de détention. » ([217])
Or, dans le cas présent, Franck Elong Abé a été classé au service général et ce alors que son comportement ne le justifiait pas – au contraire – et qu’aucune évaluation de sa dangerosité n’avait été entreprise.
Par ailleurs, le classement de ce détenu inscrit au répertoire DPS aurait dû faire l’objet d’une vigilance renforcée à la maison centrale d’Arles. Le directeur interrégional des services pénitentiaires Sud-Est – Marseille, qui a été saisi de la demande et ne s’y est pas opposé, a en effet indiqué ceci : « Les chefs d’établissements ont proposé un classement, mes services en ont été avisés, j’ai moi-même été informé du fait que Franck Elong Abé ferait l’objet d’une surveillance durant l’exercice de son travail. Il a été répondu – car je ne suis pas décideur en la matière – que ce classement ne pourrait se faire qu’à travers la mise en place d’une sécurité renforcée autour de l’intéressé. » ([218])
b. Une décision à ce point choquante qu’elle a suscité l’émergence de certaines théories qui se sont néanmoins révélées infondées
Face à cette situation qui a dépassé l’entendement de la commission, l’hypothèse selon laquelle ce régime de faveur aurait pu s’expliquer par le fait que Franck Elong Abé aurait été une source du renseignement pénitentiaire a finalement été explicitement démentie par le chef de la CIRP de Marseille : « Franck Elong Abé n’est pas une source du renseignement pénitentiaire et ne l’a jamais été. » ([219])
Une seconde explication aurait pu être trouvée dans le fait que Franck Elong Abé aurait exercé des pressions auprès de ses codétenus pour obtenir le classement d’« auxi-sport ». Au-delà des éléments recueillis à l’occasion de l’audition du DLRP ([220]), le rapporteur a sollicité le SNRP afin d’éclairer la commission d’enquête sur cette hypothèse.
Selon les informations transmises par le SNRP, un signalement dans l’applicatif du service a bien effectué le 19 août 2021. Sa teneur est la suivante : « Provenant d’un capteur humain, elle relate le fait que FEA [Franck Elong Abé] exercerait des pressions sur plusieurs détenus aux fins de salir la douche, le local poubelle et les coursives et fait un lien entre le déclassement d’un auxiliaire de nettoyage et ces pressions. »
Le DLRP de la maison centrale d’Arles a souhaité apporter, dans les observations complémentaires à son audition qu’il a adressées au rapporteur, les précisions suivantes :
– les faits ont été relatés par un détenu dont la fiabilité et la crédibilité sont à relativiser compte tenu de son profil psychiatrique ;
– dans l’hypothèse, non privilégiée, où les faits seraient avérés, le détenu déclassé le 19 août 2021 occupait en tout état de cause le poste d’auxiliaire d’étage, et non d’auxiliaire des salles d’activités ;
– Franck Elong Abé avait également postulé, depuis son arrivée à Arles, sur d’autres postes de travail, notamment les ateliers ou comme auxiliaire d’étage, démontrant qu’il ne visait donc pas en particulier le poste d’auxiliaire chargé du nettoyage des salles de sport, mais qu’il souhaitait avant tout travailler, quel que fût le poste occupé ([221]).
Pour expliquer cette décision, le rapporteur n’est pas en mesure d’apporter d’autres éléments que ceux qu’il a d’ores et déjà étayés : une absence d’évaluation de la dangerosité de l’individu et une mauvaise appréciation de celle-ci couplées à un manque de vigilance et de prudence généralisé confirmant le sentiment d’un laisser-aller manifeste dans la gestion de l’individu. Son caractère dissimulateur et manipulateur mérite également d’être rappelé. Le rapporteur mentionne une nouvelle fois, ici, l’observation Genesis formulée l’avant-veille de l’agression mortelle, survenue dans la salle de cardio-musculation alors que Franck Elong Abé venait y faire le ménage : « Personne détenue qui semble penser bénéficier de passe droits en étant auxiliaire sport ».
2. L’impérieuse nécessité d’encadrer les conditions du classement au travail des détenus sensibles
Le rapporteur estime nécessaire de formuler deux types de recommandations concernant la procédure de classement au travail des détenus en général, et celle des détenus présentant un profil sensible en particulier. Il s’est efforcé de garder en tête l’avertissement formulé par Mme Dominique Simonnot lors de son audition ([222]) : aucune des recommandations ci-après ne pose en effet d’interdiction de principe fondée sur le statut du détenu ([223]).
a. Définir les conditions de classement et de déclassement d’un détenu
La nécessité de définir des critères clairs et objectifs de classement des détenus procède de l’audition des chefs d’établissements :
– M. Marc Ollier, chef d’établissement de la maison centrale d’Arles : « Le comportement du détenu jouera également, même s’il n’existe pas de critère strict d’évaluation à cet égard. Parmi les conditions pour être classé figurent l’absence d’agression envers un codétenu, sauf si elle remonte à plus de dix ans, ou si elle reste mineure, et l’absence d’agression envers le personnel. Un détenu qui se sera bien comporté sera classé à peu près n’importe où. Un détenu qui aura été "hyper-agressif" avec d’autres détenus ou envers le personnel ne sera pas classé » ([224]) ;
– M. Philippe Lamotte, secrétaire national du Syndicat national pénitentiaire FO Direction : « J’ai pour politique que tout incident provoqué par un détenu déclenche une période de deux mois d’attente avant un éventuel classement. Durant ce laps de temps, soit le détenu améliore son comportement, auquel cas il peut reformuler une demande de classement qui passera en CPU et il sera, ou non, classé ; soit il cause un nouvel incident, alors la période d’attente est prolongée de deux mois » ([225]).
Recommandation n° 12
Définir des critères objectifs, notamment en ce qui concerne le comportement, pour permettre le classement d’un détenu au travail.
Au-delà de l’intérêt de définir des critères objectifs, notamment en termes de comportement, que le détenu doit satisfaire pour pouvoir être classé au travail, ces éléments sont éclairants quant au fait que le classement de Franck Elong Abé n’aurait manifestement jamais dû advenir compte tenu de son comportement, a fortiori à la lumière des faits constatés juste avant son classement.
Recommandation n° 13
Prévoir de manière expresse que, dès lors qu’un détenu candidat au classement provoque un incident ou adopte un comportement répréhensible, la possibilité de candidater à un tel classement est suspendue pendant une période donnée, en fonction de la gravité des faits.
L’introduction de critères pour le classement implique nécessairement qu’une procédure de déclassement puisse être mise en œuvre lorsque ceux-ci ne sont plus respectés, y compris en dehors du cadre de l’emploi. C’est M. Yoan Karar, secrétaire général adjoint pour le Syndicat national Force ouvrière Justice qui a appelé l’attention de la commission d’enquête sur ce sujet : « Au sujet du classement, nous remarquons que cela sert au personnel de direction à acheter la paix sociale, pensant que les détenus amélioreront peut-être leur comportement. En revanche, en cas de problème, il est très difficile de déclasser un détenu, même pour faits de violence ou des insultes. Le déclassement doit obligatoirement être en rapport avec une faute commise dans le cadre de son emploi. Au niveau de vos conclusions, nous vous invitons à faire évoluer cela. Il faudrait pouvoir déclasser le détenu à tout moment lorsque son comportement en détention n’est pas satisfaisant. À Arles, je suppose que la directrice a été prise au piège, ne pouvant déclasser le détenu Franck Elong Abé malgré les alertes qu’elle a pu recevoir. » ([226])
Recommandation n° 14
Prévoir la possibilité de déclasser à tout moment un détenu lorsqu’il ne satisfait plus aux critères qui ont fondé son classement au travail, y compris pour des motifs étrangers à l’exercice direct de l’activité réalisée à ce titre.
b. Instaurer des mesures de vigilance suffisantes pour le classement des détenus dangereux
Pour le rapporteur, l’une des principales leçons qui doit être tirée du drame du 2 mars 2022 doit consister à mieux encadrer – sans le supprimer – le classement au travail des détenus sur certaines missions, et ce sur le fondement de critères objectifs – et non sur celui de leur statut –, c’est-à-dire lorsqu’ils présentent un risque de passage à l’acte violent envers les autres, cette dangerosité ayant préalablement été évaluée, pour les TIS, dans le cadre de leur évaluation en QER.
Cette mesure d’encadrement consisterait à proscrire le classement de ces détenus aux missions du service général impliquant une trop grande autonomie, notamment en termes de déplacement. Elle aurait donc pour effet de privilégier le classement aux ateliers, conformément à la pratique la plus répandue concernant les TIS, et à la pratique quasiment systématique pour les TIS classés DPS.
À défaut, et compte tenu du nombre insuffisant de personnels pour surveiller l’ensemble des activités ([227]), le rapporteur souhaite introduire dans le débat l’idée d’assortir les déplacements de ces détenus de garanties suffisantes en termes de surveillance, y compris a posteriori, par exemple en étudiant la possibilité de les doter, pour l’exercice de leurs tâches en autonomie, d’une caméra piéton. Le rapporteur relève, par ailleurs, que l’introduction de ces caméras est déjà expérimentée, au bénéfice des surveillants pénitentiaires dans le cadre du décret du 23 décembre 2019 ([228]).
Recommandation n° 15
Proscrire le classement des détenus présentant un risque de passage à l’acte violent aux missions du service général impliquant une autonomie de déplacement.
À défaut, assortir l’autonomie de déplacement de garanties suffisantes en termes de surveillance, y compris a posteriori, par exemple en étudiant la possibilité de doter ces détenus d’une caméra piéton pour l’exercice de leurs tâches.
— 1 —
Seconde partie : l’agression mortelle du 2 mars 2022, une tragÉdie qui appelle une prise de conscience collective
I. un drame qui trouve son origine dans des dysfonctionnements qui auraient dÛ alerter l’administration pÉnitentiaire
Les travaux de la commission d’enquête, comme ceux de l’IGJ, ont révélé un certain nombre de défaillances dans le fonctionnement de la maison centrale d’Arles. La longue agression dont a été victime Yvan Colonna n’est pas uniquement le fruit d’une succession de manquements le jour du drame ; plus largement, elle s’explique également par les failles dans l’appréciation de la dangerosité de son auteur. S’il se gardera d’affirmer catégoriquement que le drame du 2 mars 2022 était évitable, le rapporteur se doit de faire état des facteurs qui ont, à ses yeux, clairement conduit à cette issue fatale pour Yvan Colonna.
A. À lA MAISON CENTRALE D’arles, des dÉfaillances ÉclairÉes par les travaux de la commission d’enquÊte
1. Une maison centrale supposée sécuritaire
a. Un établissement remis en service en 2009
Implantée dans une zone industrielle située au nord de la commune d’Arles, la maison centrale d’Arles a été mise en service une première fois le 1er juin 1991 dans le cadre du programme 13 000 ([229]) initié par la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire ([230]). Une crue du Rhône, nécessitant l’évacuation des 193 détenus ([231]), endommage gravement l’établissement en 2003. La maison centrale ne sera rouverte que le 6 octobre 2009 « sur un projet spécifique d’accueil des profils lourds et son architecture a été conçue en ce sens » ([232]). À cette fin, les locaux font l’objet de travaux de rénovation conséquents portant à la fois sur les aspects sécuritaires, le lien avec les familles et les conditions d’hébergement :
– 4 800 mètres de rouleaux fils barbelés « concertina » et un nouveau système d’étanchéité entre les deux bâtiments du site ont été mis en place. Des barrières électriques ont été installées sur les toits de tous les bâtiments de moins de deux étages. Enfin, les systèmes de caméras et d’alarme ont été complétement modernisés ;
– trois salons familiaux et deux UVF ont été créés pour faciliter et renforcer les liens entre les détenus et leurs proches ;
– les zones d’hébergement ont été concentrées dans les étages afin de limiter les risques d’évasion. Le gymnase, les cours de promenade, l’unité sanitaire et la cuisine ont également été entièrement rénovés afin d’améliorer les conditions de vie des détenus.
Après la réouverture de 2009, le DAP a établi une « feuille de route de la maison centrale d’Arles » en date du 16 mai 2011, instituant un régime sécuritaire dit de « portes fermées » et des modalités de gestion de la détention visant à prévenir la violence ainsi qu’à assurer la sécurité du personnel. Cette nouvelle stratégie s’est traduite notamment par la création du QSI, de « mini-CPU » et par la mise en place de « débriefings » techniques ([233]). L’établissement s’est donc inscrit, depuis 2009, dans une véritable stratégie sécuritaire afin d’accueillir des détenus aux profils difficiles.
● Les bâtiments et les aires aménagées de la maison centrale couvrent aujourd’hui une superficie de 30 000 mètres carrés sur un domaine d’une emprise de 11 hectares. L’établissement se décompose en :
– deux zones d’hébergement avec un bâtiment A et un bâtiment B formant un arc de cercle et comprenant respectivement 55 et 104 places. Ces deux bâtiments sont chacun composé de deux ailes ;
– une partie centrale comprenant sur deux niveaux les locaux communs de la détention et les services administratifs ;
– une zone d’ateliers de production et de formation professionnelle située à droite de la partie centrale, représentant une superficie de 2 000 mètres carrés ;
– des espaces extérieurs dévolus à la pratique du sport (stade et gymnase) et du jardinage.
b. Description des deux bâtiments d’hébergement
● Au rez-de-chaussée, l’aile droite du bâtiment A comprend onze cellules dont une destinée aux personnes à mobilité réduite, une de protection d’urgence, cinq au quartier des arrivants et, dans son prolongement, quatre au QSI. Le QSI constitue une particularité de la maison centrale d’Arles dont la finalité est de préparer l’intégration des personnes instables, fragiles ou vulnérables en détention ordinaire et de leur éviter ainsi un placement à l’isolement. Dans l’aile droite, huit salles d’activités, se trouvent à proximité des grilles d’accès.
L’aile gauche du bâtiment A est composée de 13 salles d’activités dont une salle de cardio training, une bibliothèque, deux espaces d’activités libres, un local de coiffure, une salle de douche et un local pour le rangement du matériel d’entretien. Au fond de l’aile se situe l’accès aux UVF. Au total, le bâtiment A représente une zone à surveiller qui s’étend sur une aile et demie de 35 (partie droite du plan ci-après) et 20 mètres (partie gauche du plan). Selon les informations recueillies par le rapporteur, le nombre maximum de détenus présents dans l’aile gauche au même moment est fixé à 20 et à une dizaine dans l’autre aile.
La jonction entre les deux ailes, séparées, est effectuée par le poste d’information et de contrôle (PIC) du bâtiment (PIC A).
Le premier étage du bâtiment comprend 46 cellules et le second accueille les quartiers disciplinaires et d’isolement.
Ce bâtiment est donc de taille plutôt modeste, ce qui « permet une prise en charge beaucoup plus individualisée » ([234]) pour des profils lourds. Ces derniers sont d’ailleurs « mélangés à d’autres gros profils, mais plus faciles à gérer sur le plan pénitentiaire, notamment des détenus issus du grand banditisme, qui sont très calmes en détention » ([235]).
plan du rez-de-chaussÉe du bÂtiment a
Source : commission d’enquête, d’après les éléments transmis par la maison centrale d’Arles.
● Le bâtiment B comprend quant à lui un total de 20 salles à surveiller sur deux ailes complètes de 35 et 37 mètres. Le rez-de-chaussée est composée de salles d’activités et les étages comprennent un total de 104 cellules. Les détenus affectés dans ce bâtiment, plus grand, présentent généralement un profil et un comportement plus faciles à gérer pour le personnel.
2. La maison centrale d’Arles : un « village » soumis à un contexte difficile et dégradé
a. Des détenus aux profils lourds
La maison centrale d’Arles héberge exclusivement des personnes détenues condamnées à de longues peines. La circulation y est très contrainte au sein des bâtiments pour éviter que de trop nombreux détenus se croisent. M. Bruno Questel a indiqué avoir été frappé, lors de sa visite de l’établissement, par « l’organisation et la structuration des déplacements : il était impossible de parcourir deux mètres dans les couloirs sans être soumis à une surveillance, légitime compte tenu de la nature de l’établissement » ([236]). Les cellules sont toutes individuelles, de 11,52 mètres carrés pour la plupart, et tenus fermées en permanence. Les regroupements entre les détenus, hors salles d’activités, de travail et de formation et cour de promenade, sont par ailleurs interdits.
À la suite de sa réouverture en 2009, l’établissement a vu sa capacité opérationnelle diminuer de 210 à 159 places afin d’en faire une prison de taille plus modeste et donc plus sécuritaire.
Selon les informations transmises au rapporteur par la DAP, l’occupation optimale de l’établissement est actuellement fixée à 135 places. Au moment de l’agression d’Yvan Colonna le 2 mars 2022, 131 personnes étaient détenues dont 6 étaient placés au QI et une au quartier disciplinaire (QD). À cette même date, 13 personnes détenues étaient inscrites au répertoire des DPS dont deux TIS ([237]) et deux détenus corses, dont Yvan Colonna. Comme souvent s’agissant des maisons centrales, l’établissement ne souffre pas de surpopulation carcérale. L’effectif de la maison centrale est maintenu à un niveau sensiblement inférieur au nombre de places disponibles afin de permettre au personnel de gérer plus facilement la dangerosité des détenus qui y sont incarcérés. La semaine précédant le drame du 2 mars 2022, la situation était qualifiée par l’établissement de « plutôt calme en détention ordinaire et toujours tendue au quartier d’isolement » ([238]) .
Le 27 février 2023, près d’un an après l’agression d’Yvan Colonna, lors du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête, le directeur de l’établissement a indiqué que 120 détenus étaient présents parmi lesquels dix DPS mais aucun TIS ([239]). Une dizaine de détenus sont actuellement suivis pour radicalisation et font l’objet d’observations quotidiennes des agents. Par ailleurs, 75 % des détenus travaillent ce qui représente, selon le directeur, une situation proche du « plein emploi ».
Si l’établissement n’est pas confronté à une surpopulation carcérale, le profil pénal des détenus de la maison centrale est très lourd. À cet égard, la DAP a indiqué que l’établissement accueillait uniquement des « détenus présentant une dangerosité liée à la gravité des faits commis, à l’existence de troubles avérés de la personnalité, d’un important potentiel de passage à l’acte violent ou de risques d’évasion » ([240]).
En effet, 88 % des détenus écroués à la maison centrale d’Arles ont été condamnés à des peines criminelles :
– 54 % pour des faits de meurtres ;
– 12 % pour des vols aggravés ;
– 15 personnes détenues sont condamnées à une peine de réclusion criminelle à perpétuité ;
– 35 personnes présentent un reliquat de peine égal ou supérieur à vingt ans.
Au profil pénal difficile des détenus, s’ajoute un nombre important d’écroués souffrant de troubles psychiatriques. Selon les données du dernier bilan de l’équipe psychiatrique de la maison centrale d’Arles, « plus d’une centaine [de détenus] reçoit des soins réguliers pour des troubles regroupant toutes formes de souffrances ou de pathologies mentales, telles que des états dépressifs ou de stress » ([241]). Une quarantaine de personnes écrouées présentent ou ont présenté des troubles psychotiques.
b. Des personnels expérimentés, mais en nombre insuffisant au regard des effectifs théoriques
Lors de son audition, l’actuel chef d’établissement a indiqué que l’effectif théorique du personnel de la maison centrale d’Arles était de 151 surveillants. En mars 2022, 144 personnels travaillaient dans l’établissement dont 11 premiers surveillants, 14 officiers, 20 personnels administratifs et techniques et 4 membres de la direction. L’équipe psychiatrique de la maison centrale d’Arles comprend un équivalent temps plein (ETP) de médecin psychiatre, un ETP de psychologue et trois ETP d’infirmiers.
Le rapport de l’IGJ fait état de « personnels aguerris » ce que le rapporteur a effectivement constaté lors de son déplacement à la maison centrale et des auditions qui ont été conduites. Notamment, l’agent mis en cause en raison de son absence dans l’aile du bâtiment A dans laquelle s’est déroulée l’agression d’Yvan Colonna est surveillant pénitentiaire depuis mars 1990 et a été affecté à la maison centrale d’Arles en 1997. Il a toujours donné pleine satisfaction dans son travail dont il faut ici souligner la difficulté et l’exigence. Il en va de même pour le DLRP, présenté par son supérieur hiérarchique comme « l’un des meilleurs » compte tenu de ses « états de service exceptionnels » ([242]). Le rapporteur est conscient de l’impact que le drame du 2 mars 2022 et ses suites ont eu sur les personnels de surveillance. Il estime que les responsabilités, ainsi qu’il l’a d’ores et déjà démontré dans la première partie, sont essentiellement d’ordre politique et administratif, et qu’elles sont davantage à rechercher dans le sort qui a été réservé à Yvan Colonna, dans la prise en charge carcérale de Franck Elong Abé et dans la mauvaise appréciation de la dangerosité de ce dernier.
Le rapporteur remarque toutefois que les effectifs de l’établissement sont plutôt en diminution en dépit de la prise de conscience qu’aurait dû constituer l’agression d’Yvan Colonna. Au moment de l’audition du chef d’établissement par la commission d’enquête, le 11 janvier 2023, 141 personnes étaient en poste dont 10 premiers surveillants, 13 officiers et 3 membres de la direction. Lors du déplacement de la délégation, un peu plus d’un mois plus tard, le directeur a indiqué que 138 surveillants et 7 surveillants stagiaires travaillaient dans l’établissement. À cette même date, 9 surveillants étaient absents et 5 accidents du travail étaient dénombrés.
3. Un établissement confronté à des difficultés significatives
Si l’ensemble des établissements pénitentiaires sont confrontés à des problématiques bien connues, la maison centrale d’Arles se distingue par des défaillances assez marquées bien qu’atténuées depuis la reprise en main opérée par l’actuel chef d’établissement.
a. Des conditions de travail et de sécurité inquiétantes
À la maison centrale d’Arles, les conditions de travail du personnel ne semblent pas satisfaisantes.
● Les accidents du travail constatés à dans l’établissement sont, pour un certain nombre d’entre eux, le fruit d’agressions de détenus sur le personnel. Ainsi, sur 25 accidents du travail en 2020, 10 étaient liées à une agression en détention ([243]). À titre d’exemple, les surveillants ont évoqué aux membres de la commission d’enquête une tentative de meurtre le 1er août 2020 à l’encontre de plusieurs agents, au niveau des parloirs. Le détenu a blessé trois gardiens puis s’est retranché dans le bureau des surveillants et au parloir. L’équipe régionale d’intervention de sécurité (ERIS) de Marseille a dû intervenir pour mettre un terme à l’agression particulièrement traumatisante pour les personnels.
Cette situation n’est pas nouvelle puisque les deux rapports du Contrôleur général des lieux de privations de liberté (CGLPL) sur l’établissement d’Arles, de septembre 2013 et de juillet 2022, font également état de violences envers le personnel et entre codétenus. Le rapport le plus ancien mentionnait déjà une prise d’otage d’un premier surveillant et l’agression de deux surveillants par une personne détenue dans un laps de temps d’un mois ([244]). S’il s’agit d’événements malheureusement fréquents en détention, le rapporteur estime que ces incidents interrogent plus particulièrement dans une maison centrale dont la vocation est justement d’être un établissement sécuritaire. Dans son rapport, le CGLPL précise d’ailleurs que ces agressions sont, pour la plupart, perpétrées par des individus ayant des troubles psychiatriques très importants ce qui témoigne, de manière plus générale, d’une mauvaise prise en charge de ce type de profils ([245]).
● Ce constat inquiétant contraste fortement avec la situation de l’établissement telle qu’une délégation de la commission d’enquête a pu la constater lors de son déplacement le 27 février 2023. S’il est bien conscient qu’un tel déplacement fait, évidemment et fort logiquement, l’objet d’une certaine préparation par les acteurs locaux, le rapporteur a en effet été étonné par la bonne organisation apparente de la maison centrale et le calme qui y régnait, bien que les surveillants rencontrés le jour du déplacement aient eu l’occasion de préciser que les membres de la délégation avaient visité un « établissement modèle » ([246]).
Une grande partie des témoignages de surveillants recueillis lors de ce déplacement convergeaient également pour affirmer que la gestion de l’ancienne cheffe d’établissement était défaillante, voire « laxiste », qui avait conduit à « laisser l’établissement à la dérive pendant plusieurs années ». L’ancienne directrice « ne voulant pas trop se mouiller avec les détenus », la maison centrale était « à la ramasse au niveau de la sécurité » depuis plusieurs années ([247]). L’UFAP-UNSa Justice a indiqué au rapporteur que les agents avaient alerté « la direction locale sur la gestion de cet établissement à travers plus de 60 tracts syndicaux » ([248]) notamment au regard de l’augmentation des agressions, l’absence de prise de décision de la chaîne hiérarchique et de sanction disciplinaire pour les détenus ne se pliant pas au règlement intérieur. Si les représentants des syndicats de personnels de direction ont pu relativiser de tels constats ([249]), ces témoignages multiples et convergents sont, aux yeux du rapporteur, particulièrement préoccupants et révélateurs de la gestion au moins pour partie défaillante de l’ancienne cheffe d’établissement.
Les personnels de surveillance ont néanmoins mentionné la reprise en main opérée par l’actuel chef d’établissement depuis sa prise de poste en mars 2022. « Pour que les choses s’améliorent, il fallait attendre le départ de Mme Puglierini […]. Le nouveau directeur écoute les personnels et sanctionne les détenus lorsque c’est nécessaire » ([250]) a ainsi affirmé M. Thomas Forner, surveillant de la maison centrale d’Arles et représentant syndical de l’UFAP-UNSa Justice.
b. La confirmation d’une gestion défaillante du personnel
i. Au niveau des personnels de surveillance
Comme la plupart des établissements pénitentiaires, la maison centrale d’Arles doit faire face à un manque de personnels significatif. Ce phénomène est en outre aggravé par un taux d’absentéisme particulièrement élevé au sein de l’établissement
Le manque de personnel ne permet pas d’assurer des conditions de sécurité optimales dans une prison dont la vocation est pourtant sécuritaire. Un certain nombre de postes, pourtant essentiels dans le dispositif de sécurité de l’établissement, doivent ainsi régulièrement être découverts.
M. Marc Ollier, actuel chef de l’établissement, a déclaré en audition que « le poste le plus souvent découvert est le poste central de circulation (PCC), qui effectue la jonction entre le PCI, qui correspond plutôt à l’entrée de l’établissement, les deux bâtiments de détention, à gauche et en face, et les ateliers, à droite. Plus rarement, nous découvrons aussi le poste de porte d’entrée principale (PEP) numéro 2 ». Le directeur a poursuivi en indiquant que le fait de découvrir ces postes était « anormal » et que cette situation s’expliquait par la fréquence des accidents du travail et par le fait que l’établissement dénombre, en permanence, quelque huit agents en congé maladie.
Certains surveillants sont en effet arrêtés depuis 2016. Selon les informations transmises au rapporteur par la direction de l’établissement, l’un d’entre eux n’aurait que 39 ans et n’envisagerait pourtant aucune reprise, ce qui, au-delà d’éventuelles considérations personnelles propres à l’intéressé, témoigne à n’en pas douter de la difficulté du métier mais également de problématiques particulières de l’établissement. À cet égard, l’UFAP-UNSa Justice mentionne l’absence de fidélisation du personnel « ce qui, dans une centrale, est rarissime » et entraîne « une valse d’arrivées et de départs » ([251]) empêchant toute forme de suivi. Cette situation n’est pas nouvelle puisque le rapport de juillet 2018 du CGLPL sur la maison centrale mentionne un taux d’absentéisme élevé dans l’établissement, de l’ordre de 25,5 % contre 19,5 % au plan national ([252]). Le CGLPL faisait également état d’une « proportion importante d’agent confrontés à de réelles difficultés sociales et personnelles » ([253]). Entre 2015 et 2018, l’établissement aurait perdu 40 % de ses effectifs en raison du « malaise » du personnel y travaillant. Selon l’UFAP-UNSa Justice, la maison centrale d’Arles est également l’établissement cumulant le plus d’heures supplémentaires par agent de la DISP de Marseille. M. Thomas Forner souligne que « les compteurs d’heures supplémentaires explosent […] ce qui n’est pas anodin dans une maison centrale dont on ne cesse de rappeler le caractère sécuritaire » ([254]) .
Il est à noter que les difficultés de recrutement et de fidélisation touchent également les services de l’équipe de psychiatrie. Le poste de médecin psychiatre – 1 équivalent temps plein (ETP) – est par exemple « réduit à 0,6 au lieu de 1, en raison des difficultés rencontrées pour recruter des praticiens » ([255]).
Plus largement, la gestion du personnel et le dialogue social semblent avoir été particulièrement problématiques lorsque l’ancienne directrice était en poste. Si, d’après les éléments qu’il a transmis au rapporteur, M. Stéphane Bredin, en tant qu’ancien directeur de l’administration pénitentiaire, n’avait pas « l’image d’une directrice insuffisante », il concède que les relations qu’elle entretenait « avec les personnels et les syndicats [étaient] réputées rugueuses » et qu’elle « n’excellait pas dans la conduite du dialogue social local ». L’ancien directeur de l’administration pénitentiaire, a d’ailleurs confirmé au rapporteur s’être impliqué personnellement pour choisir la première adjointe chargée de la soutenir, selon ses mots, en matière de gestion des ressources humaines.
Le rapporteur estime qu’au regard des conditions de sécurité critiquées et d’une gestion du personnel manifestement sous-optimale il paraît étonnant que « les profils les plus compliqués, les détenus présentant un fort degré de dangerosité » ([256]) aient pu être affectés dans un établissement qui semblait, à plusieurs égards, dysfonctionnel. Selon les propos recueillis par le rapporteur, la maison centrale était devenue « un établissement de la seconde chance » accueillant les détenus dont la prise en charge avait échoué jusqu’ici, à l’image de Franck Elong Abé. Ainsi, au moment des faits du 2 mars 2022, la maison centrale d’Arles était dans une situation « critique » susceptible d’expliquer la survenue d’un incident grave voire d’un drame, à l’image de celui représenté par l’agression d’Yvan Colonna.
ii. Au niveau de la direction de l’établissement
La situation de Mme Corinne Puglierini a déjà précédemment fait l’objet de développements. Au regard des auditions conduites par la commission d’enquête et des informations recueillies par le rapporteur, il est possible d’affirmer que celle-ci avait bel et bien la confiance de sa hiérarchie compte tenu de ses états de service ([257]), de son expérience, ses évaluations étant qualifiées de « toujours bonnes » par la DISP de Marseille ([258]). Il est néanmoins confirmé que les relations managériales au sein de l’équipe de direction étaient difficiles ([259]) et que le dialogue social avec les organisations syndicales était extrêmement dégradé.
Il convient ici de revenir sur deux éléments qui ont été mentionnés dans les travaux de la commission d’enquête.
Tout d’abord, il importe de souligner la longévité de Mme Puglierini à la tête de la maison centrale : elle y a été affectée du 21 septembre 2015 au 28 février 2022, soit au-delà des six années statutaires. Pour le rapporteur, cette situation procède d’une gestion des ressources humaines problématique au sein de l’administration pénitentiaire qui s’avère d’autant plus inquiétante dans le cas d’un établissement sensible comme la maison centrale d’Arles. Le rapporteur appelle l’administration pénitentiaire à mieux anticiper ce type de situation qui concernerait près de 13 % des établissements ([260]).
En revanche, il n’est pas possible d’identifier de manquement s’agissant de la vacance de dix jours qui a été constatée entre le départ de Mme Corinne Puglierini et l’arrivée M. Marc Ollier ([261]). Lors de son audition par la commission des Lois, le mercredi 30 mars 2022, ce dernier avait communiqué ces éléments : « Entre le 18 février et le 1er mars, le poste de chef d’établissement était en effet vacant mais l’équipe de direction est composée de quatre personnes et l’adjointe, en poste depuis trois ou quatre ans, connaît bien la maison centrale d’Arles. Elle "tient la route" et l’établissement était donc "couvert", si je puis dire. Un intérim de quinze jours est relativement court et fréquent dans l’administration pénitentiaire lors des campagnes de mutations. »
Les éléments recueillis par le rapporteur, qui résultent du croisement des informations communiquées par la DISP de Marseille et de celles présentées dans le rapport de l’IGJ, démontrent que Mme Corinne Puglierini était bien officiellement affectée à la direction de la maison centrale d’Arles jusqu’au 28 février 2022 et qu’elle n’a pris ses fonctions à la mission de contrôle interne de la date que le 1er mars 2022, date de la prise de poste de M. Marc Ollier à la maison centrale d’Arles.
B. Le jour du drame : un dÉfaut de surveillance anormal dans une maison centrale
1. Une agression d’une extrême violence qui s’est prolongée de façon inexplicable
Le Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU) évoque « la dimension médiatique de la victime » ([262]) pour expliquer le retentissement qu’a entraîné le drame du 2 mars 2022. Si le rapporteur ne peut contester cette affirmation, il rappelle toutefois que la mort d’Yvan Colonna n’est pas le fruit d’une agression comme une autre et ce, à plusieurs titres.
Comme M. Stéphane Bredin l’a rappelé lors de son audition, les fait « se sont produits dans une maison centrale sécuritaire, et en métropole. Le plus souvent, les homicides ont lieu dans les établissements des départements français d’Amérique. Par ailleurs, ils se sont déroulés en salle d’activité, et non entre cocellulaires ou au cours d’une promenade. Les circonstances elles-mêmes de cette agression mortelle sont donc assez rares » ([263]). Le rapporteur s’associe à ces remarques en précisant que l’agression d’Yvan Colonna s’est anormalement prolongée pendant plus de dix minutes dans un établissement pourtant qualifié de « sécuritaire ». L’IGJ a d’ailleurs précisé qu’il n’était pas systématique que des inspections de fonctionnement soient menées à la suite d’agressions mortelles commises sur des personnes détenues ([264]), ce qui démontre, s’il en était encore besoin, la gravité et la spécificité du drame du 2 mars 2022.
Enfin, si la mort d’Yvan Colonna devait entraîner un retentissement certain, en Corse bien sûr, mais également dans le pays tout entier, il reste que la personnalité de l’auteur de l’agression, comme il a déjà été rappelé, aurait dû susciter une vigilance bien plus active de l’administration pénitentiaire.
b. Un déroulé des faits qui demeure quelque peu confus
Si le déroulé de l’incident a été détaillé longuement par le rapport de l’IGJ et que le rapporteur n’entend pas interférer avec l’instruction judiciaire en cours, il convient de rappeler brièvement la manière dont les événements se sont déroulés dans la matinée du 2 mars 2022 ([265]).
L’agression d’Yvan Colonna débute à 10 h 13, lorsque Franck Elong Abé pénètre dans la salle de cardio training du bâtiment A pour y effectuer son travail d’auxiliaire. Il saute alors à pieds joints sur Yvan Colonna, à ce moment allongé au sol en train de pratiquer des exercices de musculation entre deux machines. Franck Elong Abé, prenant rapidement le dessus, écrase le cou d’Yvan Colonna avant de recouvrir la tête de sa victime de plusieurs sacs poubelle. L’agression dure au total neuf minutes, avant que Franck Elong Abé ne décide de sortir de la salle en revenant muni de son chariot de nettoyage. Après avoir ôté les sacs du visage d’Yvan Colonna, il quitte de nouveau la salle et croise dans le couloir l’agent chargé de la surveillance du secteur activités. Auditionné par la commission d’enquête, le surveillant a indiqué avoir découvert Yvan Colonna inconscient vers 10 heures 25.
Les horaires de travail des auxiliaires du bâtiment A et du bâtiment B
Dans son rapport d’inspection, l’IGJ relève que « faute de précision normative, l’activité de l’auxiliaire chargé du nettoyage des salles de sport s’organisait, au moment des faits, selon le rythme de vie des personnes concernées auquel devaient s’adapter les agents affectés à la surveillance du secteur activités. Ainsi, il est apparu que l’auxiliaire du bâtiment B procédait à l’entretien des salles tôt le matin, avant l’arrivée des premières personnes venant faire du sport, alors que celui du bâtiment A se rendait au rez-de-chaussée dans le cours de la matinée quand les salles sont déjà occupées ».
En audition, le surveillant activités a confirmé l’absence, au moment des faits, d’organisation formelle des tâches tout en apportant des précisions sur le fonctionnement du bâtiment B. Il indique que « les salles de sport sont ouvertes aux horaires auxquels les détenus ont le droit de se déplacer, soit de huit heures à onze heures trente, et de treize heures à dix-huit heures quinze. Au niveau du bâtiment A, il y a deux salles de musculation et une salle de boxe. Au niveau du bâtiment B, il y a autant de salles et une salle supplémentaire. Le détenu du bâtiment B descend faire en même temps son sport et le ménage, vers 7 h 30, au plus tard 7 h 40. S’il n’a pas fini à 8 heures, il arrive que des détenus descendent faire du sport dans une salle dont il finit le ménage. Nous fermons les portes une fois l’auxiliaire parti. Les détenus classés au travail ont une fourchette horaire dédiée au ménage, qu’ils peuvent faire au début ou à la fin de ce laps de temps, l’important étant qu’il soit fait. Il est difficile d’éviter que les "auxis" côtoient d’autres détenus dans ces salles, à moins de les fermer à certaines heures pour entretien, ce qui ne semble pas gérable. » (1)
(1) Audition du mercredi 29 mars 2023, compte rendu n° 27.
Si le déroulé des faits est établi, demeurent certaines zones d’ombre que les travaux de la commission d’enquête n’ont pas pu complètement lever. Au moment de l’agression d’Yvan Colonna, cinq détenus étaient dans l’aile gauche : deux à la bibliothèque et trois dans « le gourbi », une salle commune servant de cuisine collective. Une des directrices adjointes se trouvait dans l’aile droite ([266]) en audience avec un détenu inscrit au répertoire des DPS. La salle de cardio training ([267]), dans laquelle a eu lieu l’incident, est située à une vingtaine de mètres du bureau du surveillant ([268]) et du PIC du bâtiment A. Il est à noter que les salles d’activités sont toutes dotées d’un oculus qui permet d’effectuer un contrôle visuel sans y pénétrer. En dépit de la présence de cet oculus, non vitré dans la salle de sport, aucun détenu n’aurait entendu la longue agression d’Yvan Colonna ([269]).
Les travaux de la commission d’enquête n’ont pas permis d’établir clairement si une réunion se tenait dans l’autre aile du bâtiment au moment de l’agression d’Yvan Colonna. Eu égard à la gravité de l’agression, le rapporteur s’étonne de l’apparente confusion dans la reconstitution du déroulé de la matinée du 2 mars 2022.
Dans son rapport, l’IGJ fait état d’un courriel de la directrice adjointe adressé à la mission précisant qu’elle avait, au moment de l’agression, réuni environ cinq ou six stagiaires de la formation « jardin espaces verts » (JEV) dans la salle polyvalente ([270]). Néanmoins, au cours de ses auditions par l’Inspection, la directrice adjointe n’a jamais évoqué cette formation. Interrogé par les membres de la commission d’enquête, le directeur a indiqué « [qu’on] lui avait dit que dans le même temps, sept détenus participaient à une formation horticole » mais « qu’après maintes vérifications, il s’est avéré que cette formation n’avait pas eu lieu ce jour-là » ([271]). En réponse à une question du rapporteur et dans une lettre adressée à la DISP de Marseille, le surveillant chargé du secteur a indiqué qu’il s’était éloigné de l’aile gauche pour « terminer la mise en place des détenus JEV », sans pourtant qu’il confirme cette information en audition devant les membres de la commission d’enquête. Le surveillant déclare simplement avoir ouvert des salles, « notamment une où une directrice venait auditionner un détenu » et signé « un document pour un détenu "psy" ne sachant pas écrire » ([272]). Ces explications n’apparaissent pas pleinement convaincantes pour le rapporteur qui estime difficile de se satisfaire d’une reconstitution aussi imprécise s’agissant de faits aussi graves.
localisation des diffÉrentes salles du bÂtiment a