N° 1521

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 juillet 2023

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences,

 

 

Président

M. Benjamin HADDAD

 

Rapporteure

Mme Danielle SIMONNET

Députés

 

——

 

 

 

 

 Voir les numéros : 594 et 755.


La commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences, est composée de : M. Benjamin Haddad, président ; Mme Danielle Simonnet, rapporteure ; Mme Sabrina Agresti-Roubache ; Mme Aurore Bergé ; Mme Émilie Chandler ; M. Sébastien Delogu ; Mme Alma Dufour ; Mme Anne Genetet ; M. Alexis Izard ; M. Andy Kerbrat ; Mme Amélia Lakrafi ; M. Philippe Latombe ; Mme Brigitte Liso ; M. Aurélien Lopez-Liguori ; M. Benjamin Lucas (à compter du 7 juillet 2023) ; M. Olivier Marleix ; M. Paul Molac ; Mme Louise Morel ; M. Jérôme Nury ; M. Stéphane Peu ; Mme Lisette Pollet ; M. Alexandre Portier ; M. Philippe Pradal ; Mme Valérie Rabault ; Mme Béatrice Roullaud ; M. Philippe Schreck ; M. Charles Sitzenstuhl ; Mme Sophie
Taillé-Polian (jusqu’au 7 juillet 2023) ; M. Lionel Tivoli ; Mme Cécile Untermaier ; M. Frédéric Zgainski.

 


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Sommaire

 

Avant-propos du président

Synthèse du rapport

Les 12 principales propositions du rapport

Introduction

I. les pouvoirs publics se sont montrÉs permÉables au lobbying agressif d’uber alors que l’ubÉrisation nuit à l’ensemble de la sociÉtÉ

A. Face à l’implantation agressive d’Uber, des autoritÉs publiques dÉpassÉes voire permissives

1. Les méthodes d’implantation agressives d’Uber en France

a. Le mépris de la légalité : le fait avant le droit

i. Le non-respect des règles du transport particulier de personnes

ii. Une optimisation fiscale agressive

iii. Travail dissimulé et non-paiement des cotisations sociales

iv. La volonté de se soustraire aux contrôles

v. Une stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi

b. Un lobbying agressif

i. La logique oligarchique

ii. Le recours à des spécialistes des affaires publiques

iii. Les stratégies de manipulation de l’information (iStrat, économistes, experts)

iv. La corruption des VTC par le paiement de manifestations organisées par Uber

2. Des décideurs publics favorables au développement d’Uber, par idéologie ou par naïveté, malgré le caractère illicite de ses activités

a. Des projets antérieurs de libéralisation du transport public particulier de personnes qui ont conduit à la création des VTC

b. Des parlementaires sensibles au lobbying d’Uber et des plateformes

c. M. Emmanuel Macron, un ministre de l’économie favorable à Uber et prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC

i. Les premiers contacts

ii. Le « deal » caché scellé entre M. Emmanuel Macron et Uber pour alléger les conditions de formation et d’examen des chauffeurs

iii. L’arrêté de Marseille : une nouvelle preuve de la proximité d’Uber et du ministre de l’économie

iv. Quelles contreparties pour M. Emmanuel Macron ?

3. Les manquements de l’État à faire respecter la loi

a. La non-application des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume »

b. Les contrôles de la DGCCRF

c. Les contrôles de l’inspection du travail

d. Les contrôles de l’Urssaf

e. Le contrôle de l’administration fiscale

f. Le contrôle de la CNIL

4. Dix ans après, toujours pas de statistiques fiables sur les plateformes

B. Pourtant, les consÉquences du dÉveloppement d’Uber sont nÉfastes pour le secteur du transport public particulier de personnes

1. Les conséquences sociales de l’ubérisation sont nuisibles pour l’ensemble des acteurs du secteur

a. La profession de taxi déréglementée avec brutalité

b. Des chauffeurs soumis à la plus grande précarité

i. De fausses promesses

ii. Aucune création d’emplois

iii. Des conditions de travail dégradées

c. Une dégradation du service et des conditions de sécurité

2. Les conséquences économiques

a. Les pertes liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés

b. Les pertes liées au non-paiement des cotisations sociales

3. Les conséquences environnementales

a. Le discours selon lequel Uber œuvre en faveur de la décarbonation des transports est contestable

b. En réalité, l’ubérisation alimente la crise climatique

c. Uber et les plateformes doivent contribuer à la lutte contre le changement climatique

II. D’autres plateformes se sont inscrites dans le sillage d’Uber, avec des mÉthodes de lobbying tout aussi agressives et des consÉquences tout aussi nÉfastes pour la sociÉtÉ

A. L’ubérisation s’Étend rapidement à de nouveaux secteurs, rÉpandant avec elle les pratiques illicites d’Uber

1. Les plateformes de livraison

a. L’exemple de Deliveroo France

i. Des livreurs travaillant sous un faux statut d’indépendant

ii. Chiffres sur l’activité

b. L’exemple de Stuart

c. L’exemple de Getir

d. L’extrême précarité des livreurs travaillant pour les plateformes

e. La question des travailleurs sans papiers des plateformes de livraison

f. Des troubles de voisinage

2. Les plateformes de travail temporaire

a. L’exemple de StaffMe

b. L’exemple de Mediflash

3. Des conséquences tout aussi néfastes pour la société

a. La précarisation des travailleurs

b. La menace constituée par l’accumulation des données et le management algorithmique

i. La collecte massive de données et leur utilisation par les plateformes, notamment dans le cadre du management algorithmique

ii. L’émergence des « travailleurs du clic »

iii. Une régulation insuffisante

c. Les autres conséquences néfastes de l’ubérisation

B. De la confrontation À la collaboration : Le lobbying d’UBER et des plateformes continue

1. Le lobbying des plateformes de VTC sur la question des conditions de formation et d’examen des chauffeurs ne s’est pas arrêté

2. Le nouvel objectif des plateformes : éviter toute requalification en salariat

3. La charte sociale : une réglementation non contraignante, écrite par les plateformes pour les plateformes au détriment des travailleurs

4. La « mission Frouin » et le refus assumé de toute requalification en salariat

5. L’organisation d’un dialogue social de type nouveau sous le contrôle d’Uber

a. La mission de préfiguration de l’ARPE : le rôle prépondérant d’Uber ?

b. L’ARPE : un dialogue social au service des intérêts d’Uber ?

6. La poursuite des manœuvres d’Uber

7. Le lobbying des plateformes contre la proposition de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes

8. Des notes internes des ministères témoignent d’une approche du Gouvernement extrêmement favorable à celle d’Uber

9. Le lobbying des autres plateformes

a. Les tentatives de Deliveroo pour préserver son modèle

b. Le lobbying des sociétés du « quick commerce » pour influencer la réglementation relative aux « dark stores »

III. Les propositions concernant l’encadrement des relations entre dÉcideurs publics et reprÉsentants d’intÉrêts et la rÉgulation des plateformes

A. Mieux encadrer le Lobbying et renforcer la publicitÉ des processus d’Élaboration des normes

1. Contrer la culture de l’impunité des élus et tout particulièrement de l’exécutif

2. Renforcer l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts

a. Le critère de l’initiative

b. Le seuil du nombre de contacts

c. Simplifier le cadre réglementaire

d. Élargir la liste des décideurs publics concernés par les règles de transparence

e. Attribuer à la HATVP un pouvoir de sanction administrative

f. Confier à la HATVP la délivrance des agréments aux associations de lutte contre la corruption

3. Renforcer les règles sur le « pantouflage » des décideurs publics pour éviter les conflits d’intérêts

a. Le contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé par la HATVP

b. La nécessité de renforcer la formation des décideurs publics à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts

c. La question des avocats exerçant des activités de lobbying

4. Renforcer la transparence sur les processus d’élaboration des normes législatives et réglementaires

a. Imposer la publicité des rendez-vous tenus par les décideurs publics avec des représentants d’intérêts

b. Rendre publique l’origine des amendements débattus par le Parlement à travers une plateforme dédiée

c. Renforcer la transparence sur l’origine des textes du Gouvernement

5. Garantir la transparence des médias vis-à-vis des intérêts de celles et ceux qui s’y expriment

B. Garantir l’application de la loi aux plateformes

C. Limiter les consÉquences nÉgatives de l’ubÉrisation

D. Remettre le Parlement au cœur des dÉcisions prises par la France au niveau europÉen

Liste des 47 propositions

Examen en commission

Contributions des groupes politiques et des députés

contribution de M. Benjamin Haddad, Président

I. Confrontée comme les autres grandes économies à l’arrivée des plateformes de VTC, la France a trouvé un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques dans le secteur du T3p, sans compromission

A. L’équilibre du secteur du transport public particulier de personnes trouvé en 2017

1. Un secteur historiquement marqué par une offre de taxis très insuffisante et la position dominante de la G7 à Paris

2. L’arrivée des plateformes numériques a conduit à l’émergence d’une nouvelle offre de transport avec chauffeurs très disruptive, répondant à une demande des consommateurs et offrant un potentiel important de création d’emplois

3. Après plusieurs années de troubles et de concertation, un équilibre a été trouvé entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques du secteur

B. Si uber a usé de tous les moyens pour si’mplanter et étendre ses services de vtc en France, la réponse des décideurs publics s’est avérée adaptée et efficace

1. La stratégie d’implantation d’Uber et ses pratiques de lobbying

2. Des échanges entre Uber et les décideurs publics respectueux du cadre réglementaire en vigueur, traduisant deux visions, l’une conservatrice à l’égard des taxis, l’autre plus favorable à l’innovation

3. La transparence et le respect des positions ministérielles dans le cadre de l’action intergouvernementale

4. L’absence de pression politique sur le Parlement ou l’administration dans l’intérêt d’Uber

a. Des parlementaires ayant agi librement, dans le respect de leurs convictions

b. Des contrôles administratifs nombreux sur Uber n’ayant jamais été limité ou entravé par aucun décideur public

c. Une action volontariste de la Préfecture des Bouches-du-Rhône, sous l’autorité du seul ministre de l’intérieur, pour faire cesser des troubles à l’ordre public liés à l’activité d’Uber et d’autres VTC fin 2015

d. L’absence de « deal » entre Uber et Emmanuel Macron et de pression de sa part pour modifier les conditions de formation des chauffeurs VTC au bénéfice d’Uber

5. Des réformes législatives et réglementaires contraires aux intérêts d’Uber

6. Ni conflit d'intérêts ni « contreparties » : ne pas confondre différends de fond et logique complotiste

II. Une régulation inédite des relations sociales au sein des plateformes depuis 2016 qui doit être renforcée à l’échelle nationale, européenne et internationale pour accompagner les nouveaux usages et améliorer la protection des travailleurs

A. Une régulation volontariste et inédite des relations entre les plateformes et les travailleurs en France

1. Une modernisation du droit du travail pour protéger les travailleurs indépendants engagée en 2016 et renforcée en 2019

2. L’instauration inédite d’un dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs à partir de 2020

a. La genèse

b. La création de l’ARPE et ses premiers résultats positifs malgré une faible mobilisation lors des premières élections

3. La responsabilisation des plateformes

a. La responsabilisation des plateformes pour réduire leur impact sur l’environnement

b. La responsabilisation des plateformes et le renforcement des contrôles pour lutter contre la fraude

B. Une régulation plus ambitieuse est désormais indispensable à l’échelle internationale, européenne et nationale pour accompagner les nouveaux usages en améliorant la protection des travailleurs

1. Harmoniser la définition statistique des « travailleurs des plateformes » au niveau international

2. Poursuivre les négociations pour réformer le système fiscal international et répondre aux défis soulevés par la numérisation de l’économie

3. Renforcer les droits des travailleurs de plateformes au niveau européen et national en préservant les nouveaux usages

Remerciements

Contribution de M. Frédéric Zgainski, vice-président, député du groupe démocrate

Contribution de mme Béatrice Roullaud, députée du groupe rassemblement national

Contribution du groupe écologiste – NUPES

Liste des personnes auditionnées

Organismes et personnes interrogés par questionnaire

Bibliographie indicative

Annexes du rapport

Annexe  1 : documents transmis par le lanceur d’alerte

Annexe  2 : Note relative au traitement judiciaire du contentieux dit « des plateformes »

Annexe  3 : Jugement du 19 avril 2022 du Tribunal correctionnel de Paris, concernant deliveroo FRANCE

Annexe  4 : Jugement du 1er septembre 2022 du Tribunal correctionnel de Paris, concernant deliveroo FRANCE

Annexe  5 : courrier de la ministre du travail et du ministre de la santé du 30 décembre 2021 aux directeurs des agences régionales de santé

Annexe  6 : Déclaration commune de la Belgique, du Luxembourg, de Malte, des PaysBas, du Portugal, de la Roumanie, de la Slovénie et de l’Espagne sur la proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme du 12 juin 2023

Annexe  7 : notes du ministère du travail

Annexe  8 : Notes du Secrétariat général aux affaires européennes

Annexe  9 : Notes du ministère des transports

Annexes de la contribution du président

Relevés de conclusions du bureau

 

 


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   Avant-propos du président

Après six mois de travail, 120 personnes auditionnées, 67 auditions au cours de plus de 85 heures d’échanges, notre commission d’enquête rend ses conclusions. La commission a poursuivi deux objets : d’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France, le rôle des décideurs publics de l’époque et formuler des recommandations quant à l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation dans notre pays et les réponses, apportées ou à apporter, par les décideurs publics. La commission a permis notamment d’auditionner trois premiers ministres, des ministres et parlementaires, les dirigeants passés et actuels d’Uber, ainsi que de nombreuses plateformes de VTC, livraisons et mises en relation, ainsi qu’experts et représentants de la société civile.

Comme le détaille la contribution de votre Président à la suite du rapport de Mme Danielle Simonnet, rapporteure, les auditions ont permis de reconstituer dans le détail l’évolution du cadre législatif et réglementaire du secteur du transport public particulier de personnes (T3P) lors des années d’implantation des VTC, en particulier d’Uber. La commission d’enquête a démontré dans le détail qu’aucun conflit d’intérêts, aucune contrepartie, aucun accord secret ou manquement au devoir des acteurs publics n’avait présidé à ces décisions. Toute prétention au contraire impliquerait que des acteurs de premier plan auraient menti sous serment à notre commission d’enquête, mettant en cause directement leur responsabilité pénale. Rien ne permet de l’affirmer.

La vérité est à la fois plus simple et plus complexe. Les VTC, en premier lieu Uber, sont venus, en France comme ailleurs, bouleverser un marché jusqu’alors fortement réglementé. Ce débat était loin d’être unique à notre pays. Cette nouvelle offre a été rapidement plébiscitée par les utilisateurs dans un marché français, en particulier parisien, où l’offre de taxis était considérée comme insuffisante comparé à d’autres grandes capitales touristiques, et où les VTC apportaient une innovation technologique comme la réservation électronique, la géolocalisation et la garantie du paiement électronique. Ceux-ci répondaient aussi à de nouveaux usages dans le monde du travail, avec une demande croissante d’indépendance et de flexibilité de la part des travailleurs.

Face à cette situation, les pouvoirs publics ont dû, par touches successives, faire évoluer la législation en vigueur pour accompagner ces nouveaux usages, mais aussi faire respecter le droit et l’ordre public. Nos investigations ont démontré que chaque ministre était dans son rôle, le Gouvernement de M. Manuel Valls ayant à la fois défendu le secteur réglementé des taxis tout en acceptant l’ouverture du marché de la réservation préalable aux chauffeurs VTC inscrits sur des plateformes numériques telles qu’Uber. Si le ministre de l’économie a choisi de préserver le dialogue avec Uber et les plateformes de VTC quand le ministre de l’intérieur et le secrétaire d’État chargé des transports ont davantage tendu la main aux représentants des taxis, le résultat de cette action concertée et coordonnée par le Premier ministre, dans une logique interministérielle normale, a permis d’aboutir à des réformes équilibrées malgré l’urgence dans laquelle elles ont dû être élaborées. Comme l’a rappelé le ministre de l’intérieur l’époque, M. Bernard Cazeneuve, en soulignant la nature interministérielle de toutes les décisions de cette période : « Quelle que soit la sensibilité que l’on a, si rencontrer un acteur économique est considéré comme une faute morale, je souhaite bien du courage à ceux qui seront amenés à exercer la responsabilité de l’État dans les années à venir. »

Notre commission d’enquête a rappelé les différentes sensibilités philosophiques incarnées par les ministres de l’époque, certains promouvant une vision plus réformatrice, d’autres plus conservatrice du secteur. Il ne nous appartient pas ici d’apporter un jugement de fond mais de souligner que ces différends n’étaient pas cachés : ils étaient assumés, publics et connus de tous les acteurs. Réduire des débats politiques sincères et légitimes sur des sujets complexes à des logiques d’influence opaques jette un discrédit malveillant sur l’action de dirigeants de l’époque qui ont œuvré à trouver le meilleur équilibre entre innovation et régulation, entre accompagnement de nouveaux acteurs, créateurs d’emplois, et protection du secteur existant et de l’ordre public.

L’équilibre trouvé en 2017 tient toujours et a finalement satisfait les acteurs concernés. En pratique, entre 2008 et 2021, l’offre dans le secteur du T3P a été doublée sur le territoire national, passant d’environ 51 000 taxis à 61 500 taxis et de 100 véhicules de grande remise à 40 000 chauffeurs actifs sur les plateformes de VTC, selon le dernier rapport de l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes.

Bien sûr, Uber, comme la G7, ont utilisé des méthodes de lobbying pour faire valoir leurs points de vue auprès des décideurs comme du grand public. La commission d’enquête a permis de détailler la façon dont Uber a approché les pouvoirs exécutif et législatif, mais aussi le grand public, par le biais d’études financées ou d’utilisation massive d’agences de relations publiques, pour promouvoir son modèle. Ce lobbying a-t-il été efficace en France ? Selon le lanceur d’alerte, M. Marc McGann, ancien cadre dirigeant d’Uber en Europe chargé du lobbying, les dirigeants de la plateforme ont été déçus des résultats de leurs efforts dans un pays qui par le biais de mesures successives dans les années 2014-2017, a encadré et limité le champ d’activité des VTC. « Tout ça pour ça ? Au lieu des réformes souhaitées, on se retrouvait avec un casse-tête invraisemblable pour des années. La « loi Grandguillaume » était vraiment un camouflet pour Uber qui avait pensé que la France allait enfin se réformer et que l’accès au ministre Macron allait changer la donne, mais lui a démissionné et a décidé de faire autre chose de sa vie (...) Beaucoup d’argent a été dépensé pour peu de résultats concrets en matière de textes législatifs et de réglementation. » a ainsi affirmé M. MacGann.

En clarifiant un débat qui avait suscité beaucoup de fantasmes et de commentaires, notre commission d’enquête a aussi permis de faire la lumière sur les risques de l’économie des plateformes aujourd’hui, montrant que ce sujet mérite des réponses concrètes, pas des théories du complot à visée partisane. L’uberisation s’est étendue à d’autres champs de l’économie, répondant à de nouvelles demandes des utilisateurs exacerbés depuis la crise de la covid-19, dans le secteur de la livraison par exemple, mais aussi dans celui de la santé. Comme le montre notre commission d’enquête, le secteur de la livraison est encore trop souvent marqué par des conditions de travail ou de revenus indignes et des cas massifs de fraude et d’exploitation de travailleurs, souvent sans papiers. La question de la protection des données se pose aussi. Face à ces dérives, les plateformes font encore trop souvent preuve de désinvolture et de mauvaise volonté.

Dans la période 2017-2022, les gouvernements français successifs ont entamé un travail inédit de régulation des relations sociales entre les travailleurs et les plateformes de mobilité (VTC, livraison) qu’il faut saluer car il était plus que nécessaire compte tenu des dérives constatées par les tribunaux en matière de droit du travail. L’existence de liens de subordination a été arguée par le juge pour procéder à des requalifications salariales, tandis qu’un débat important est en cours au niveau européen pour définir les critères d’une présomption salariale pour les travailleurs. Certains pays, comme l’Espagne ont fait le choix d’une requalification généralisée dans le secteur de la livraison. Le débat est légitime mais une requalification massive en salariat ne nous paraît à ce jour correspondre ni aux aspirations des travailleurs des plateformes, ni aux réalités du secteur, et menacerait le statut même des salariés dans notre pays.

Cependant la situation actuelle des travailleurs des plateformes, en particulier dans le secteur de la livraison, est insatisfaisante. Les acteurs économiques du secteur doivent s’engager pleinement dans le dialogue social permis par la création de l’Autorité des Relations Sociales des Plateformes d’Emplois (ARPE) et aboutir à des avancées rapides, concrètes et tangibles dans les domaines du revenu minimum décent, de la protection sociale, de la protection des données privées ou du droit à la déconnexion, entre autres. Le législateur suivra de près ces évolutions et aura toute légitimité à avoir recours à la loi si le secteur n’utilise pas les outils à sa disposition pour se responsabiliser.

Dans sa contribution (pages 295 et suivantes), votre Président détaille les arguments justifiant cet avant-propos et ses propositions. 

 


   Synthèse du rapport

Les Uber files ont révélé que, pour s’implanter en France, la plateforme de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) Uber a imposé, au mépris de la légalité, un état de fait à l’État de droit, en violant les règles du transport particulier de personnes, en adoptant une stratégie d’évasion et d’optimisation fiscales agressive, en recourant au travail dissimulé, en échappant au versement des cotisations sociales et en se soustrayant sciemment aux contrôles des autorités.

Cette stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi s’est doublée d’un lobbying agressif consistant à pénétrer au cœur des élites françaises et à exercer une influence dans la société afin de faire valoir l’image d’Uber et d’obtenir l’adaptation des lois à son modèle d’affaires dès 2013. Pour ce faire, la plateforme a déployé tous azimuts des moyens variés, en recourant à des investisseurs très influents et à des spécialistes des affaires publiques, mais aussi à des universitaires reconnus, ainsi qu’à des tactiques de manipulation de l’information et au paiement de chauffeurs pour participer à des manifestations montées de toutes pièces.

Ces méthodes n’ont suscité que peu de réactions de la part des pouvoirs publics ; au contraire, Uber a pu trouver des alliés au plus haut niveau de l’État. En effet, nombre de décideurs publics ont été favorables au développement d’Uber, par idéologie ou par naïveté, malgré le caractère illicite de ses activités. Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron, un ministre de l’économie prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC, avec lequel Uber a entretenu des liens extrêmement privilégiés.

Cela explique en partie que, face à la stratégie d’Uber, les autorités publiques aient manqué à leur mission de protéger l’État de droit en faisant respecter les règles en vigueur. De fait, les contrôles effectués par les diverses administrations (DGCCRF, inspection du travail, Urssaf, DGFiP, etc.) et autorités (comme la CNIL) à l’égard d’Uber se sont révélés insuffisants ou inefficaces. De nombreuses dispositions des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » ne sont, du reste, toujours pas appliquées.

 Les conséquences du développement d’Uber ont pourtant été néfastes pour l’ensemble des acteurs du secteur du transport public particulier de personnes (chauffeurs de taxis, chauffeurs de VTC et leurs clients), sans compter les pertes pour la société toute entière liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés et des cotisations sociales ou à l’impact négatif sur l’environnement.

Toutefois, les Uber files ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Le danger de l’ubérisation ne se limite ni à Uber, ni au secteur du transport public particulier de personnes, ni à la période 2014-2016. En effet, l’ubérisation s’étend rapidement à de nouveaux secteurs, en particulier la livraison (avec des plateformes comme Uber Eats, Deliveroo, Getir ou Stuart) et le travail temporaire (avec notamment Mediflash et StaffMe), répandant avec elle les pratiques illicites d’Uber. Les corollaires en sont une extrême précarisation des travailleurs, au premier chef ceux qui sont sans papiers, et une menace montante constituée par l’accumulation de données par ces plateformes et les pratiques induites par le management algorithmique.

Au demeurant, le lobbying des plateformes est toujours aussi intense et la propension du Gouvernement à écouter les gros aux dépens des petits se poursuit. Ainsi, le lobbying des plateformes de VTC sur la question des conditions de formation et d’examen des chauffeurs ne s’est pas arrêté depuis 2017. Les plateformes ont également multiplié les démarches afin d’éviter toute requalification de leurs travailleurs en salariés, à travers la création d’une nouvelle forme de dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs, sous le contrôle d’Uber et sous l’égide de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Uber poursuit aussi ses tentatives de corruption des représentants des chauffeurs. Il faut encore ajouter la guerre menée par les plateformes contre la proposition de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes, qui tend à instaurer une présomption réfragable de salariat pour ces derniers, et le combat des sociétés du « quick commerce » pour influencer les règles d’urbanisme relatives aux « dark stores », ces locaux des centres-villes destinés au stockage des produits et à la préparation des commandes pour des livraisons rapides.

Les révélations des Uber files ont ainsi confirmé de graves failles au sein du dispositif censé prévenir les conflits d’intérêts et garantir la transparence des échanges entre représentants d’intérêts et responsables politiques failles qui demeurent béantes près de dix ans après les premiers faits découverts par ces révélations. Elles montrent que des entreprises ont pu, grâce à des moyens financiers colossaux et en toute connaissance de cause, braver la loi votée par les représentants du peuple pour implanter un modèle capitaliste d’externalisation de l’emploi destructeur du salariat et des droits des travailleurs, avec l’unique intention de réaliser un maximum de profits. Dans cette entreprise de sape des acquis sociaux, de la solidarité nationale et des réglementations sectorielles, elles ont trouvé des relais chez des personnalités politiques acquises à leur cause, et ont profité de la complaisance silencieuse d’une bonne partie de l’appareil d’État. Depuis l’élection à la Présidence de la République de l’ancien ministre de l’économie, de graves manquements de l’État à faire respecter le droit demeurent, offrant aux plateformes une certaine impunité. Pire, la stratégie de lobbying de ce capitalisme de plateforme semble totalement intégrée à la stratégie politique de l’exécutif d’attaque du salariat sous couvert de « présomption d’indépendance ».

Face à ces graves dérives, la rapporteure formule 47 propositions afin de mieux encadrer le lobbying, de renforcer la publicité des processus d’élaboration des normes, de garantir l’application de la loi aux plateformes et de construire des alternatives à l’ubérisation en remettant le Parlement au cœur des décisions prises par la France au niveau européen : 12 d’entre elles sont prioritaires.

  Les 12 principales propositions du rapport

Parmi les 47 propositions du rapport, les 12 principales sont :

 Instaurer une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes (proposition n° 33).

– Créer une autorité indépendante ou une mission interministérielle afin de délivrer sous condition un agrément à toute plateforme afin de vérifier qu’elle respecte bien l’ensemble des réglementations (proposition n° 36).

– Renforcer les moyens des services publics chargés de contrôler et de sanctionner les plateformes en cas de violation de la loi pour augmenter le nombre de contrôles et les rendre plus performants (proposition n° 19).

– Instaurer un véritable dispositif de reporting public (collecte d’informations sur les filiales des grandes sociétés localisées à l’étranger), pays par pays, de manière à contraindre les multinationales à publier les informations clés sur les impôts qu’elles payent et leurs activités, pour chaque pays dans lequel elles opèrent (proposition n° 28).

 Réviser la circulaire interministérielle du 28 novembre 2012 (dite « circulaire Valls ») afin de permettre la régularisation par le travail du séjour des travailleurs des plateformes (proposition n° 39).

 Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) ou comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qu’il faut restaurer, chargés de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, des salaires et des carrières, etc (proposition n° 20).

 Réorienter les moyens de Bpifrance vers les coopératives respectant le droit plutôt que vers les plateformes privées lucratives et apporter un soutien financier et réglementaire aux collectivités territoriales soutenant les coopératives (proposition n° 25).

 Instaurer dans la Constitution un droit de révocation populaire des élus sous la forme d’un référendum d’initiative citoyenne (proposition n° 1).

 S’agissant du registre des représentants d’intérêts, supprimer le critère de l’initiative pour imposer aux représentants d’intérêts de déclarer leurs contacts avec des décideurs publics, même s’ils n’en sont pas à l’initiative (proposition n° 2).

 Imposer la publicité des agendas des députés, sénateurs et membres du Gouvernement en indiquant le nom de l’organisation, l’objet de la rencontre et si des propositions de modifications de textes ont été transmises par l’organisation (proposition n° 11).

– Créer une plateforme pour permettre aux citoyens, associations, syndicats, ONG et aux lobbys de rendre publics leurs amendements (proposition n° 12).

 Garantir un débat suivi d’un vote au sein du Parlement sur la position défendue par la France relative à la proposition de directive européenne visant à l’instauration d’une présomption de salariat (proposition n° 47).

   Introduction

Un an après la publication par le consortium international des journalistes d’investigation (International Consortium of Investigative journalists – ICIJ) de l’enquête des Uber files, fondée sur 124 000 documents internes à l’entreprise Uber (voir infra), la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences achève ses travaux.

Pendant six mois, la commission d’enquête aura mené 67 auditions et entendu 120 personnes pour faire la lumière sur les événements intervenus entre 2013 et 2017. Dans le cadre des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la rapporteure a également recueilli de très nombreux documents, à commencer par les échanges internes d’Uber relatifs à son implantation et son développement en France, que détenait M. Mark MacGann.

Comme plusieurs personnes auditionnées l’ont souligné, cette commission d’enquête était une nécessité démocratique afin de rendre public ce qui ne devait pas rester secret et redonner la parole à l’ensemble des acteurs, à commencer par les chauffeurs écrasés par l’arrivée d’Uber.

La rapporteure regrette cependant que la commission d’enquête n’ait pu auditionner aucun des anciens membres du cabinet du ministre de l’économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, puisque le bureau de la commission d’enquête s’y est systématiquement opposé. Ces auditions auraient pu apporter des éclairages supplémentaires de la part d’acteurs qui étaient directement impliqués et dont les noms ont plusieurs fois été cités lors des auditions comme dans les documents transmis par le lanceur d’alerte d’Uber.

La commission d’enquête s’était fixé pour mission, d’une part, d’identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s’implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque et, d’autre part, d’étudier les conséquences sociales, économiques et environnementales du développement du modèle Uber en France. Sur ces deux axes, les découvertes de la rapporteure sont édifiantes.

Le rapport d’enquête confirme la stratégie brutale poursuivie par Uber pour faire plier le droit afin d’imposer son modèle en France. Comme le montrera la première partie du rapport, c’est au mépris de toute légalité, et grâce à un lobbying agressif auprès des décideurs publics, que l’entreprise américaine est parvenue à concurrencer de manière déloyale la profession réglementée des taxis. En exploitant toutes les failles possibles pour refuser d’appliquer la réglementation relative au transport public particulier de personnes (T3P), en rejetant toutes les règles du droit du travail et toutes ses obligations en tant qu’employeur, et en s’exonérant de payer en France les impôts et cotisations sociales dont elle était redevable, Uber a tenté d’imposer un état de fait à l’État de droit.

Face à ces méthodes scandaleuses, la passivité et l’impuissance des autorités publiques posent question. Comment des décideurs publics ont-ils pu laisser une entreprise multinationale refusant de s’acquitter de ses obligations légales s’imposer sur un secteur réglementé par l’État ? Pourquoi les contrôles des administrations publiques – de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à l’inspection du travail en passant par la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale (Urssaf) – ont-ils échoué à mettre Uber face à ses responsabilités ? Pour quelles raisons des travailleurs honnêtes ont-ils été abandonnés par la puissance publique face à la logique froide et implacable des plateformes ?

Les travaux de la commission d’enquête ont permis d’apporter des réponses à ces questions légitimes. Il en ressort un manque de moyens évident, des procédures longues et complexes difficilement compatibles avec les agissements cyniques d’Uber, et surtout un déficit criant de volonté politique pour faire de la lutte contre les actions illégales des plateformes numériques une véritable priorité.

En réalité, Uber a trouvé des alliés au plus haut niveau de l’État, à commencer par M. Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’économie puis en tant que Président de la République. La confidentialité et l’intensité des contacts entre Uber, M. Emmanuel Macron et son cabinet témoignent d’une relation opaque mais privilégiée, et révèlent toute l’incapacité de notre système pour mesurer et prévenir l’influence des intérêts privés sur la décision publique. Du « deal » caché secrètement négocié avec Uber, contre les orientations privilégiées par le Gouvernement d’alors et sans même que les acteurs de l’époque ne puissent s’en rendre compte, à l’influence occulte jouée sur un certain nombre d’amendements à la loi ou de textes réglementaires, M. Emmanuel Macron aura été un soutien précieux pour Uber et la question de savoir quelles contreparties il a pu obtenir demeure ouverte au regard des éléments que nous a apportés le lanceur d'alerte.

Quant aux conséquences sociales, économiques et environnementales de l’ubérisation, le rapport d’enquête révèle l’extrême brutalité avec laquelle la profession réglementée de taxi a été attaquée, la grande précarité des chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC) et plus encore des livreurs, la dégradation du service public de transport particulier de personnes pour les usagers, le manque à gagner pour les finances publiques de l’optimisation et de l’évasion fiscales et sociales ainsi que l’impact négatif de l’ubérisation sur le changement climatique et la transition écologique que les plateformes cherchent à dissimuler.

Ces révélations sont d’autant plus graves qu’elles ne concernent pas uniquement des faits passés, sur la période 2013-2017, mais aussi des pratiques toujours en cours aujourd’hui comme le montrera la deuxième partie du rapport. Depuis l’arrivée d’Uber, de nouvelles plateformes se sont développées en France, sur le même modèle, avec les mêmes modes de fonctionnement, au détriment des travailleurs et de l’intérêt général. La commission d’enquête a ainsi pu entendre des plateformes de livraison et des plateformes de travail temporaire, toutes concernées à divers degrés, et pour nombre d’entre elles condamnées par la justice en premier ou en dernier ressorts, par du travail dissimulé, des prêts de main d’œuvre illicite, du travail au noir, et plus généralement un désintérêt total pour le respect de notre droit du travail.

De la même manière, les manœuvres de lobbying d’Uber ne se sont pas arrêtées avec le changement de son président directeur général en 2017. Face à l’émergence progressive d’un courant jurisprudentiel tendant à requalifier les travailleurs des plateformes en salariés, leur octroyant ainsi les droits garantis par ce statut dont on voulait les priver, Uber comme les autres plateformes ont tenté par tous les moyens d’influencer l’évolution de la réglementation. De la « mission Frouin » jusqu’à la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), c’est toute une manœuvre de contournement des droits sociaux des travailleurs à travers la création d’un soi-disant dialogue social inédit qui ne vise en réalité qu’une seule chose : éviter la requalification en salariat de l’activité des travailleurs des plateformes susceptible de leur conférer une protection maximale, alors même que le Gouvernement connaît l’illégalité des pratiques des plateformes.

Ces derniers mois, les débats se sont cristallisés sur la proposition de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, pour laquelle la Commission européenne défend une présomption légale de salariat pour les travailleurs des plateformes, et sur laquelle le Parlement européen a adopté une position encore plus protectrice en février dernier. Comment ne pas s’interroger, à nouveau, sur la proximité de la position défendue par le Gouvernement français au Conseil de l’Union européenne avec celle exprimée par les plateformes visant, au contraire, à maintenir une « présomption d’indépendance » des travailleurs ?

Conformément au mandat qui a été confié à la commission d’enquête, et forte de ces constats, la rapporteure émet, dans la troisième et dernière partie du présent rapport, 47 propositions concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ainsi que sur les réponses à apporter puis mieux réguler les plateformes numériques et contrer les nuisances sociales, économiques et environnementales que leurs pratiques suscitent.

 

 

Ce que sont les Uber files

L’expression Uber files désigne un ensemble de 124 000 documents de nature diverse (courriels, copies de SMS, notes, etc.), d’un volume de 18 gigaoctets, recueillis par M. Mark MacGann, ancien salarié d’Uber chargé du lobbying, dans ses fonctions au sein de cette entreprise, et confiés par celui-ci au quotidien britannique The Guardian.

Comme l’a indiqué M. Damien Leloup, journaliste au quotidien Le Monde, lors de son audition par la commission d’enquête, le responsable des investigations du quotidien britannique The Guardian, M. Paul Lewis, a cherché « à mettre sur pied, avec le consortium international des journalistes d’investigation un groupe d’enquête rassemblant plusieurs médias internationaux », « pour analyser cette gigantesque masse d’informations » (1).

Les documents couvraient essentiellement la période allant de 2014 à 2016, et de nombreux fichiers concernaient Uber France. Les révélations concernant la France ont été examinées par des journalistes du Monde, à savoir MM. Jérémie Baruch, M. Abdelhak El Idrissi, M. Damien Leloup, M. Adrien Sénécat et M. Martin Untersinger, et de Radio France, à savoir Mme Élodie Gueguen.

Comme l’a indiqué M. Damien Leloup au cours de son audition, « il […] est rapidement apparu qu’ils contenaient une grande quantité d’informations d’intérêt public. Les agendas, courriels, présentations et comptes rendus de réunions internes d’Uber éclairaient d’un jour nouveau la période d’installation de l’entreprise dans l’Hexagone, caractérisée par de violentes manifestations de chauffeurs de taxi et par deux projets de loi relatifs à l’activité de l’entreprise, qui faisait la une de l’actualité quasi quotidiennement.

« Ces documents montraient notamment qu’Uber a multiplié les rendez-vous secrets avec de nombreux parlementaires, ainsi qu’avec le ministre de l’économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, considéré par l’entreprise comme un important soutien.

« Ils montraient qu’Uber a fourni des amendements clé en main à des parlementaires sympathisants de la cause et des objectifs de l’entreprise, embauché des agences aux méthodes douteuses pour mener des campagnes d’influence, payé des universitaires pour écrire des études soigneusement encadrées pour lui être favorables, fait appel aux ressources de la diplomatie américaine et secrètement aidé à créer une organisation de chauffeurs de VTC, présentée comme indépendante mais dont elle contrôlait en réalité l’action.

« Ils montraient également à quel point Uber pratiquait une optimisation fiscale agressive, cherchait à entraver des enquêtes la visant et tentait de profiter de ses contacts politiques pour échapper à des contrôles et des perquisitions.

« Les Uber files montrent aussi que les règles de transparence régissant l’action des lobbyistes, en France comme dans d’autres pays, sont aisément contournables. Face à des multinationales disposant de moyens quasi illimités, grâce à des levées de fonds considérables, les registres de transparence, à Paris comme à Bruxelles, ne font pas le poids ».

(1)    Compte rendu n° 3.

I.   les pouvoirs publics se sont montrÉs permÉables au lobbying agressif d’uber alors que l’ubÉrisation nuit à l’ensemble de la sociÉtÉ

En retraçant de manière détaillée les méthodes de lobbying d’Uber et les circonstances de son implantation en France, les Uber files ont jeté une lumière crue sur l’agressivité des moyens employés par cette entreprise et la perméabilité des pouvoirs publics à son discours et à ses intérêts, alors même que les conséquences de son développement nuisent à l’ensemble de la société.

A.   Face à l’implantation agressive d’Uber, des autoritÉs publiques dÉpassÉes voire permissives

Les Uber files montrent que les méthodes brutales et illicites d’Uber pour s’implanter en France n’ont suscité que peu de réactions de la part des pouvoirs publics ; au contraire, Uber a pu trouver des alliés au plus haut niveau de l’État.

1.   Les méthodes d’implantation agressives d’Uber en France

La société Uber, dénommée initialement Ubercab, a été créée en mars 2009 à San Francisco par MM. Travis Kalanick et Garrett Camp. Elle propose une application mobile utilisant les nouvelles possibilités offertes par les smartphones, dont le taux d’équipement était alors en cours d’explosion, en permettant de mettre en relation des chauffeurs privés et des clients.

Bien qu’elle soit une entreprise américaine, elle aurait eu, dès l’origine, des liens tout particuliers avec la France. En effet, la légende, abondamment relayée par les médias, et que votre rapporteure a eu l’occasion d’entendre répéter au cours de certaines auditions, veut que ses fondateurs aient eu l’idée de créer Uber au cours d’une soirée de décembre 2008 à Paris où ils ne parvenaient pas à trouver un taxi au milieu de la nuit.

Quelle qu’en soit la véracité, cette anecdote illustre le fait que le marché parisien, où la société Uber s’est implantée en janvier 2012, constituait une cible privilégiée pour cette société californienne, qui a poursuivi de manière déterminée une stratégie concertée de conquête du marché français par tous les moyens, y compris illégaux. Cette stratégie comportait deux volets :

– elle a consisté, tout d’abord, à fouler aux pieds de manière systématique les règles encadrant le transport public particulier de personnes, mais aussi les règles en matière de fiscalité et de prélèvements sociaux ainsi que le droit du travail, afin de placer les autorités devant des situations de fait. Il s’agissait, plutôt que d’adapter son projet d’entreprise aux règles en vigueur ou de présenter aux autorités des possibilités d’aménagement du cadre légal propres à rendre son service acceptable, d’enfreindre sciemment et d’emblée la réglementation pour mettre l’État devant le fait accompli ;

– cette stratégie d’installation brutale s’est doublée d’un lobbying agressif, tendant à cibler, au cœur du pouvoir politique, des personnalités clefs, propres à protéger ses intérêts, tout en influençant l’opinion par des campagnes orientées voire mensongères visant à lui assurer un appui suffisant parmi la population.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, l’a résumé en ces termes : « La stratégie d’Uber était d’un cynisme total. Elle consistait à multiplier les fronts de façon agressive et disruptive pour obliger l’État à modifier sa réglementation de sorte que celle-ci devienne favorable aux intérêts d’Uber, ce qui était inacceptable. » ([1]) En somme, il s’agissait, pour la société, de faire prévaloir un état de fait qu’elle créait au mépris de l’État de droit.

Face à cette stratégie, une bienveillance de certaines autorités pour l’entreprise, par idéologie ou par naïveté, mais aussi de réelles lacunes dans les contrôles normalement assurés par les administrations, ont permis à l’entreprise d’installer son modèle en France et d’asseoir son emprise sur le secteur du transport de personnes. Aujourd’hui encore, toutes les dispositions légales concernant ce secteur sont loin d’être appliquées, ce qui ne laisse pas d’interroger sur le degré d’influence acquis par cette entreprise, qui semble demeurer en partie.

a.   Le mépris de la légalité : le fait avant le droit

i.   Le non-respect des règles du transport particulier de personnes

Au commencement était le mépris de la loi. Uber a commencé à s’implanter en France en 2012 en plaçant ses chauffeurs sous le statut dit « VTC », sigle qui signifiait alors « voiture de tourisme avec chauffeur ».

Ce statut a été créé par la « loi Novelli » ([2]). Pour citer le rapport de M. Thomas Thévenoud sur la proposition de loi qui porte son nom, cette loi, en ouvrant le marché de la réservation préalable, « visait à l’origine la modernisation du secteur de la “grande remise”, c’est-à-dire des véhicules de luxe avec chauffeur. Cependant elle était porteuse d’un autre objectif, non assumé auprès du législateur : la libéralisation du secteur » ([3]). Si elle a préservé le monopole de la maraude ([4]) attribuée aux taxis, elle a également « fixé des conditions très souples d’entrée sur ce marché, avec une procédure d’immatriculation particulièrement allégée » auprès du groupement d’intérêt économique Atout France, dématérialisée, purement déclarative et très peu coûteuse.

Le récent statut de VTC, le développement des smartphones et des applications mobiles, mais aussi la création du statut d’autoentrepreneur par la loi du 4 août 2008 ([5]) , avaient créé un cadre très favorable au développement d’Uber. Selon le même rapport, le nombre de VTC a rapidement explosé, passant de 1 286 entreprises en 2011 à 7 213 en 2014, ce qui a entraîné des mouvements de contestation au début de l’année 2014 de la part des chauffeurs de taxi. Une mission de concertation a été confiée par le Gouvernement au député Thévenoud, afin de rétablir des règles du jeu permettant une concurrence loyale entre les acteurs et une meilleure sécurité pour le consommateur. Elle a débouché sur le dépôt d’une proposition de loi devenue la « loi Thévenoud » ([6]), qui comportait notamment les mesures suivantes :

– une obligation de retour, pour les chauffeurs VTC, dès l’achèvement de la prestation commandée au moyen d’une réservation préalable, à leur lieu d’établissement ou dans un lieu, hors de la chaussée, où le stationnement est autorisé (« retour au garage ») ;

– l’interdiction de la maraude pour les chauffeurs VTC, y compris aux abords des gares et aérogares ;

– l’interdiction, pour ces mêmes chauffeurs, d’informer un client, avant la réservation préalable, de la localisation et de la disponibilité de leur véhicule situé sur la voie publique.

Dans les faits, Uber ne s’est jamais conformée à certaines de ces dispositions, en particulier l’obligation de « retour au garage » et l’interdiction d’informer de la localisation et de la disponibilité d’un véhicule située sur la voie publique favorisant la maraude électronique.

Elle est, toutefois, allée beaucoup plus loin en proposant sur le marché français le service UberPop à partir de février 2014 à Paris. Ce service, présenté comme une « solution collaborative de transport entre particuliers » par la société, consistait à mettre en relation des clients avec des particuliers non professionnels, utilisant ponctuellement leur véhicule pour transporter des personnes afin d’obtenir des revenus complémentaires. Il s’agissait ainsi, sous couvert d’un service présenté comme du covoiturage, de pousser une offre commerciale totalement dérégulée de transport de passagers, sans aucune condition de déclaration ni de formation pour les chauffeurs, sans paiement d’aucune taxe ou cotisation sociale et sans assurance obligatoire.

Le lancement d’UberPop a entraîné une nette montée des tensions avec les chauffeurs de taxi, avec de nombreux incidents, jusqu’à l’interruption du service par Uber le 3 juillet 2015. La société américaine aura ainsi maintenu un service totalement illégal et dangereux pour les consommateurs pendant près de dix-huit mois.

Les propos d’Adrien Sénécat, journaliste au Monde, devant la commission d’enquête, illustrent le cynisme de la stratégie d’Uber : « Ce qui nous a semblé significatif, c’est que les dirigeants d’Uber avaient conscience que le contentieux dégénérait mais n’y voyaient pas un problème. Il s’agit de l’un des grands enseignements de cette enquête : laisser la situation empirer pour en tirer parti était une stratégie de l’entreprise, assumée comme telle.

« Un exemple l’illustre : au début du mois de juin 2015, Uber poursuit le déploiement d’UberPop dans de nouvelles villes. Tout en sachant qu’ils sont, ce faisant, dans l’illégalité, les dirigeants d’Uber assurent aux particuliers qu’ils enrôlent pour assurer ce service qu’aucun problème ne se pose, alors même qu’ils disposent de questionnaires remplis par de nombreux chauffeurs détaillant leurs déboires et leur angoisse permanente d’être aux prises avec les forces de l’ordre et inquiétés. Il s’agit d’une première dissonance de taille entre l’utopie vendue aux chauffeurs UberPop et la réalité. » ([7])

M. Karim Asnoun, représentant de la CGT-Taxis, a également souligné : « Lors du procès UberPop au pénal (dont une grande partie des syndicats ici présents étaient partie civile), Uber a d’ailleurs montré à travers sa défense une véritable organisation de type mafieux, utilisant tous les stratagèmes pour se soustraire à la justice et organiser son irresponsabilité juridique. » ([8]) Il a également fait état de « publicités visant à recruter des conducteurs UberPop qui étaient diffusées sur les radios nationales ».

M. Christophe Jacopin, président du GESCOP, a souligné la brutalité avec laquelle Uber a imposé ce service : « UberPop permettait au “tout-venant” d’être rémunéré pour effectuer du transport de personnes. La véritable violence était là. Uber a voulu imposer une nouvelle réglementation, en mettant en pratique ce service totalement illégal. » ([9])

Après l’abandon d’UberPop, Uber s’est rendue coupable d’un détournement du statut dit « LOTI », du nom de la loi du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs ([10]), qui l’avait créé. Pour citer M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, il s’agissait d’un « système de capacitaires prévu par la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) qui permettait à toute personne, sans autorisation particulière, de transporter moins de dix personnes. Ce statut peu utilisé jusqu’alors a été exploité par Uber pour implanter ses chauffeurs sous le statut LOTI » ([11]). L’utilisation de ce statut visait à contourner les obligations, pourtant limitées, imposées par la « loi Thévenoud ». Comme l’a souligné M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, « la LOTI avait laissé quelques imprécisions en ce qui concernait le transport collectif, ce qui permettait aux VTC d’en prendre prétexte pour développer une activité de service aux personnes, en en contournant l’esprit et le texte » ([12]), ce qui constituait une « fraude massive », selon les mots de M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche ([13]). M. Laurent Grandguillaume l’a confirmé : « de nombreux chauffeurs exerçaient de manière illégale cette activité de T3P (transports publics particuliers de personnes) puisque la loi LOTI (loi d’orientation des transports intérieurs) était réservée à des transports collectifs (deux personnes et plus). Uber et les autres plateformes ont sciemment contourné la loi et organisé ce contournement. Cela posait des problèmes d’ordre public et fonctionnait avec des systèmes de sous-traitance en chaîne, si bien que les chauffeurs parlaient des capacitaires travaillant avec Uber comme étant des esclavagistes. » ([14])

Un terme a été mis à ce détournement avec l’adoption de la proposition de loi de M. Laurent Grandguillaume, définitivement adoptée en décembre 2016 ([15]). En effet, cette loi contenait une interdiction, pour les capacitaires LOTI, de proposer des courses dans des véhicules de moins de dix places dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants ([16]). Cette interdiction est devenue effective le 1er janvier 2018. Il s’agissait également d’accompagner les chauffeurs LOTI vers le statut de VTC, soit par la reconnaissance de leur expérience (il fallait justifier de 1 600 heures d’activité), soit par la réussite de l’examen d’accès à la profession de VTC.

ii.   Une optimisation fiscale agressive

Le cynisme de la stratégie d’Uber est également illustré par ses efforts pour contourner l’imposition dont elle aurait dû faire l’objet en application de la loi.

Tout d’abord, l’entreprise a mis en place une stratégie d’évitement de l’impôt visant à faire, le plus possible, l’économie de toute contribution à la solidarité nationale, en transférant une grande partie de ses bénéfices à sa société mère, Uber BV, située aux Pays-Bas, où elle a négocié des conditions d’imposition avantageuses.

Cet évitement est obtenu à travers un jeu sur les prix de transfert entre Uber BV et ses filiales. Les prix de transfert, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels ou rend des services à des entreprises associées » ([17]), c’est-à-dire les prix des transactions entre les entités d’un même groupe implantées dans des États différents. En facturant, en particulier, des prestations de services à ses filiales, via des frais d’administration générale, la mise à disposition de personnes ou de biens ou encore des redevances de concession de brevets ou de marques, un groupe peut ainsi parvenir à minimiser son assiette fiscale dans les pays où elle est taxée de manière relativement élevée.

M. Jérémie Baruch, journaliste au Monde, a résumé la stratégie retenue par Uber en ces termes : « En ce qui concerne l’aspect fiscal, à l’époque des Uber files, Uber France dit qu’il n’est pas une société de transport mais seulement une plateforme pour laquelle il fait du marketing. À ce titre, il estime ne pas avoir à gérer les chauffeurs, ne pas être concerné par tout ce qui a trait aux ressources humaines. Il renvoie toute la responsabilité des actions d’Uber à Uber BV, la société mère implantée aux Pays-Bas. C’est pour cela qu’il se permet de payer aussi peu d’impôts en France : son chiffre d’affaires est entièrement issu de la société mère, qui lui verse les montants afférents à la publicité, au marketing et aux salaires, à quoi s’ajoute une marge de 8,5 %. » ([18]) Il s’agit, pour les dirigeants d’Uber, d’obtenir que l’entreprise soit imposée « seulement aux Pays-Bas, où ils ont négocié un rescrit fiscal qui leur permet de payer des impôts très bas ».

M. Jérôme Fournel, directeur général des Finances publiques, a indiqué : « Pour ce qui a trait à la localisation du profit, nous distinguons des activités de deux natures. Il s’agit d’une marque ou d’une licence rémunérée d’une part, et des activités support, comme le marketing, qui sont présentes dans les pays d’implantation d’autre part. La question est de déterminer le niveau de rémunération de ces activités au bénéfice de ces sociétés et la part des revenus à laisser remonter vers le centre.

« Le débat entre les différents pays porte sur le niveau suffisant de redevance à laisser en France. Dans ce cadre, notre “rôle préféré” est de faire remonter la part de redevances qui doit revenir sur le territoire français pour y être fiscalisée. Bien entendu, mes homologues néerlandais tiennent une position rigoureusement inverse, d’où l’existence de différents types de résolution des conflits. » ([19])

Cependant, pour citer M. Jérémie Baruch, contrairement à leurs allégations, « les directeurs généraux (d’Uber) de l’époque jouent un rôle exécutif ; ils ne se contentent pas d’obéir aux ordres venus des Pays-Bas. Cela pourrait impliquer pour la société Uber France un statut d’établissement permanent : il devrait alors payer des impôts sur les activités de la société en France, donc sur les revenus tirés de toute l’activité VTC. Dans tous les courriels échangés sur ces sujets, Uber insiste sur le fait que sa structure fiscale en Europe est son talon d’Achille : s’ils n’arrivent pas à la défendre, ils vont perdre encore plus d’argent et devront fermer boutique.

« En façade, Uber France est donc censée se contenter de promouvoir l’application, de faire du marketing ; en réalité, il s’agit bien d’un centre décisionnel. C’est clair dans leurs échanges. Ils se battent pour qu’à aucun moment ce rôle opérationnel en France n’apparaisse » ([20]).

Bien évidemment, « les seuls qui se félicitent de cette situation, ce sont les autorités des Pays-Bas, puisque Uber paye des impôts là-bas, même s’il en paye peu parce qu’il a su négocier. Cela se fait au détriment de tous les pays européens ».

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, l’a déclaré de la manière la plus claire, en soulignant la concurrence déloyale que cet évitement de la fiscalité a fait peser sur les taxis. Il a dénoncé « la stratégie cynique d’Uber, tous azimuts, destinée à obtenir la déréglementation la plus totale pour permettre non pas aux chauffeurs d’Uber de prospérer, mais pour permettre à Uber de faire son business sans acquitter de charges sociales ni payer d’impôts en France – puisqu’il avait une petite activité en France, donc une assiette fiscale qui ne justifiait pas l’imposition de la totalité des revenus engendrés par son activité. Ce qui n’était absolument pas le cas des chauffeurs de taxi, qui payaient leurs impôts en France » ([21]).

M. Pascal Savoldelli, sénateur et auteur d’un rapport sur l’ubérisation de la société ([22]), a rappelé que la fraude fiscale et sociale était au cœur du modèle des plateformes de l’ubérisation, fraude qui constitue même, bien souvent, leur principale innovation : « La plupart de ces activités n’ont rien de très novateur : les plateformes reposent surtout sur une tentative de contourner des règles sociales et fiscales. » ([23])

M. Jérôme Fournel a confirmé que « s’agissant des activités d’Uber, nous relevons que l’activité est exercée par Uber BV aux Pays-Bas » et souligné que l’optimisation fiscale faisait l’objet, chez Uber, d’une stratégie délibérée et savamment orchestrée : « Les groupes tels qu’Uber changent fréquemment de forme en lien avec les règles fiscales et sociales et le droit du travail qui s’appliquent à eux. De manière générale, lorsque ces groupes s’agrandissent, ils créent des structures intermédiaires chargées de gérer un marché ou une série de marchés. En l’occurrence, les activités menées en dehors du continent américain ont été placées sous la houlette d’Uber BV. Plus récemment, d’autres évolutions de structure ont eu lieu, notamment à travers le lancement d’Uber Eats. » ([24]) L’administration est contrainte de chercher à s’adapter « à la volatilité de structure des groupes, laquelle peut avoir des conséquences fiscales importantes ».

Afin de limiter les abus, des procédures de coopération existent avec les autres États de l’UE. M. Jérôme Fournel a souligné que « l’échange d’informations avec l’administration néerlandaise nous a permis de connaître la volumétrie du chiffre d’affaires et des chauffeurs sollicités, ce qui évite la création d’une zone de non-droit fiscal en matière de TVA et de revenus des chauffeurs ». Toutefois, « dans le cas d’Uber, les délais de réponse de l’administration néerlandaise ont été relativement longs, notamment au sujet d’Uber BV. Ces délais ont parfois dépassé un an et se sont étendus à deux ans et demi, dans le cadre d’une réponse à une simple demande d’information ». De plus, « en tout état de cause, le traitement des questions de fixation des niveaux de redevances prend du temps, comme l’affaire McDonald’s l’a récemment attesté. Cette affaire a débouché sur une convention judiciaire d’intérêt public ; les débats avec cette entreprise ont duré une dizaine d’années ». Ces constats ont conduit le directeur général des Finances publiques à conclure : « Cet aspect de lenteur de l’assistance administrative montre la limite de notre capacité d’action. »

L’efficacité des procédures multilatérales existantes demeure insuffisante : « L’autre solution de résolution des conflits prévoit de réaliser un contrôle multilatéral […]. Cependant, dans certains cas, les positions des pays sont trop antagonistes pour parvenir à un accord. À cet égard, la presse s’est faite l’écho de dissensions entre la France et différents pays d’une part, et les Pays-Bas d’autre part, s’agissant des niveaux de redevance acceptables. Ces divergences peuvent perdurer et ne débouchent pas nécessairement sur un accord in fine. »

Le retard des autorités néerlandaises à communiquer les informations demandées par l’administration fiscale française s’éclaire d’un jour nouveau à la lecture d’échanges internes à l’entreprise. Il ressort des propos de certains dirigeants d’Uber que les Pays-Bas se seraient rendus complices de la stratégie d’Uber, en la soutenant dans leur intérêt bien compris, ce qui pose la question de la bonne volonté de nos partenaires européens en matière fiscale. La « capture du régulateur » ([25]) à laquelle Uber s’est livrée lui a permis de jouer les États européens les uns contre les autres. Évoquant, dans un courriel du 7 juillet 2015, une réunion qui s’est tenue aux Pays-Bas entre des représentants d’Uber et des autorités fiscales des États membres de l’Union européenne, qui aurait été un franc succès pour l’entreprise, M. Anthony Maggiore, chef de la fiscalité chez Uber, affirme que les ministres des finances, de l’économie et de la fiscalité hollandais « voient Uber comme une entreprise citoyenne sur le plan fiscal et apprécient nos investissements dans Uber BV à Amsterdam mais doivent également remplir leurs obligations au titre du traité européen. Ils avaient l’intention d’adopter une manière de répondre aux demandes des États membres qui maximiserait le temps que nous avons pour garantir des réglementations des transports qui favorisent notre modèle d’affaires et qui rendraient les demandes des États membres (comme celle portant sur les noms des chauffeurs) sans objet » ([26]). Le cynisme d’Uber apparaît, une fois encore, à visage découvert lorsqu’on lit sous la plume de M. Rob Van der Woude, directeur fiscal d’Uber pour l’Europe : « En matière fiscale, chaque État veut bien sûr la plus grosse part du gâteau, ce qui contredit le but commun d’éviter les doubles taxations et d’assurer une harmonisation au sein de l’UE » et la connivence avec les autorités fiscales néerlandaises confirmée : « Notre contact au sein des autorités fiscales néerlandaises a confirmé qu’aucune information concernant nos partenaires ne serait collectée auprès de nous à Amsterdam ou partagée avec les États membres de l’UE avant le 1er janvier 2016 au plus tôt. » ([27]) Un autre document confirme que « les autorités fiscales néerlandaises coopèrent avec vous et nous défendent dans le cadre de l’audit multilatéral » mené à l’échelle de l’Union européenne ([28]).

En matière fiscale, Uber a sciemment usé d’une stratégie d’opacité, jouant les États membre les uns contre les autres, afin d’échapper au maximum à l’impôt.

Cette stratégie est allée au-delà de la seule optimisation fiscale et a inclus une stratégie d’évasion dans des paradis fiscaux. M. Jacques Monin, journaliste du consortium international des journalistes d’investigation, en a fait état en ces termes : « [Uber] a créé une filiale aux Bermudes, qui détenait jusqu’en 2019 ses brevets en matière de technologie de transport. Les redevances liées à l’utilisation de son application étaient ainsi versées à l’unité basée dans les Caraïbes, ce qui réduisait considérablement la facture fiscale du groupe. “C’est la partie Bermudes ou Caïmans qui met tant de gens en colère en Europe”, écrit Rachel Whetstone, alors responsable de la communication d’Uber, dans un courriel adressé aux cadres. Elle se dit cependant fière de la politique fiscale mise en place par son entreprise. “Même si nous n’étions pas impliqués dans l’affaire des Caraïbes – référence aux Bermudes – nous aurions une longueur d’avance sur les autres entreprises technologiques américaines”, ajoute-t-elle, avant de préciser : “Cela reste entre nous, car on parle là d’une question qui ne doit pas être nommée”. Contactée, Rachel Whetstone n’a pas souhaité faire de commentaire […]. En 2012, quelques mois après ses débuts en France, Uber crée une société néerlandaise, Uber BV, destinée à recevoir les paiements des clients qui réservent des voitures, quel que soit l’endroit où elles se trouvent dans le monde. Pendant longtemps, Uber BV aurait reversé jusqu’à 80 % de ses ressources aux chauffeurs, la majeure partie du restant ayant été transférée à son établissement des Bermudes où les revenus des entreprises n’étaient pas imposés. » ([29])

Maître Jérôme Giusti, avocat spécialiste du droit du travail des employés des plateformes et co-directeur de l’Observatoire Justice et sécurité de la Fondation Jean-Jaurès, a soulevé, devant la commission d’enquête, des difficultés relatives au paiement de la TVA par les chauffeurs d’Uber qu’il estime injuste. Ceux-ci acquittent, en effet, la TVA, non seulement sur le prix de la course, mais aussi sur la commission d’Uber. Comme l’a dit Maître Giusti, « par un système d’autoliquidation, ce sont les chauffeurs eux-mêmes qui paient la TVA sur la totalité du prix de la course, y compris sur la commission qu’Uber leur prélève », a-t-il souligné ([30]). Or « si ce sont des travailleurs salariés [au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation], ils n’ont pas à payer la TVA pour leur employeur ».

Selon Maître Giusti, Uber contesterait ces arguments au motif qu’elle « se considère comme un intermédiaire et non comme une organisation de transport, ce qui est contraire aux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne de 2013 et aux arrêts de la cour d’appel de Paris. Uber prétend, en tant que société établie aux Pays-Bas, ne pas devoir payer d’impôts, y compris sur la commission prélevée au chauffeur ». Maître Giusti a conclu : « Si l’administration fiscale considère qu’Uber est un organisme de transport, elle doit dégrever les chauffeurs de la TVA sur les 25 % qu’ils ont payés pour Uber. »

Interrogé à ce sujet, M. Jérôme Fournel, directeur général des Finances publiques, a répondu : « La règle qui s’applique dans le fonctionnement de la TVA, y compris au niveau européen, est celle de la logique d’autoliquidation. Celle-ci concerne également de multiples plateformes ou prestations de service à distance.

« La TVA est un impôt relativement “ductile” : qu’elle soit appréhendée chez le consommateur ou chez le collecteur final, qui aura majoré sa facture du montant de la TVA, les termes économiques ou financiers restent globalement inchangés. Cet aspect nous rend donc “agnostiques” sur ce sujet car la même masse d’argent est payée et le même prix est supporté par le consommateur in fine. Le consommateur supporte la TVA de sa course au titre du prix du transport et au titre de la commission d’intermédiation qui revient à Uber.

« Par ailleurs, la TVA peut bénéficier d’un abattement de base pour les chauffeurs qui perçoivent de faibles revenus. L’article 239 B du code général des impôts permet d’accéder à un régime de franchise en base de TVA et de ne pas facturer cette dernière dès lors que le chiffre d’affaires ne dépasse pas le seuil de 34 400 euros pour les prestations de services réalisées l’année passée. En revanche, ce régime ne permet pas au chauffeur de déduire la TVA sur ses achats.

« Le fait que la société Uber préfère ce système d’autoliquidation de la TVA pour sa simplicité et pour s’exonérer d’obligations administratives et fiscales est probable. Cependant, ce système est conçu pour simplifier les démarches de paiement de la TVA mais également pour simplifier le contrôle de ses activités. […]

« Il existe bien deux TVA. Je distingue celle qui est liée à la prestation de service de transport. En règle générale, elle est réglée par le consommateur final car il bénéficie de la prestation. Le prix de la course est bien majoré de la TVA. Il est normal qu’elle soit acquittée par le chauffeur. L’autoliquidation porte bien sur la commission d’intervention de la plateforme. En effet, cette commission est autoliquidée par le chauffeur. Le restant est liquidé dans des conditions normales par le chauffeur et le client.

« Le seul aspect particulier réside donc dans le fait que la commission est autoliquidée par le chauffeur et non pas par Uber. Je rappelle que le régime d’autoliquidation n’a pas été conçu pour Uber mais pour de nombreux secteurs de l’économie et dans le but de lutter contre la fraude. Quel que soit le rapport de force entre le chauffeur et Uber, les mêmes flux financiers peuvent se retrouver in fine. Tout dépend de la capacité des chauffeurs à imposer un prix supérieur. » ([31])

La rapporteure estime, cependant, que, si l’autoliquidation de la TVA est neutre pour les finances publiques, elle revient à imputer, en pratique, la TVA sur la marge des chauffeurs, alors que ces derniers n’ont pas la liberté de fixer le tarif payé par les clients.

S’agissant du rapport avec les autorités fiscales, la rapporteure relève qu’Uber semble agir tout aussi cyniquement avec celles d’autres États. Elle souhaite citer, à ce sujet, un échange de SMS entre M. Mark MacGann et Mme Rachel Whetstone, responsable des affaires publiques d’Uber au siège de San Francisco, le 8 décembre 2015 ([32]) :

M. Mark MacGann : « Prochaine bataille : la Pologne. Pierre veut que nous interrompions le travail de conformité en matière fiscale parce que Heetch est en train de se lancer là-bas. »

Mme Rachel Whetstone : « Ce n’est pas une bonne idée. Nous devrions attirer l’attention des autorités fiscales sur Heetch. »

M. Mark MacGann : « C’est exactement ce que j’ai dit à Pierre. Le nouveau gouvernement de droite dure appréciera que nous mettions nos affaires en ordre, et frappera la startup française pour avoir utilisé la Pologne comme terrain d’expérimentation pour de l’évasion fiscale. »

iii.   Travail dissimulé et non-paiement des cotisations sociales

Outre qu’il fonctionne par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne permettant de relier offre et demande de services, l’une des principales caractéristiques de ce qu’on a appelé le « modèle Uber » réside dans le statut d’indépendant, et non de salarié, des travailleurs de la plateforme.

En effet, Uber a choisi de ne pas placer ses chauffeurs sous le statut protecteur de salarié, qui permet aux travailleurs de bénéficier de la protection constituée par le corps de règles consigné depuis 1910 dans le code du travail. Elle a choisi, tout au contraire, de conclure avec eux des contrats de nature commerciale, considérant qu’elle travaille avec des entrepreneurs indépendants. Il devrait en découler que les chauffeurs Uber disposent, dans les faits, de l’autonomie qui caractérise le travail indépendant, à l’inverse du salariat, qui s’inscrit toujours dans un lien de subordination entre l’employeur et le salarié.

Or il apparaît que le recours à des contrats commerciaux pour recruter des travailleurs constitue un abus manifeste et un détournement du statut d’indépendant. Les chauffeurs d’Uber présentent, en effet, dans leur relation avec la plateforme, des caractères qui devraient conduire à les placer sous le statut de salarié.

Pour d’évidentes raisons de coût financier et de facilité d’organisation, Uber a sciemment commis une fraude à la loi lui permettant d’échapper à ses obligations d’employeur, au détriment des chauffeurs, conduits à subir des conditions de travail imposées par la plateforme sans aucune des contreparties auxquelles ils auraient dû avoir droit.

Outre le préjudice subi par les chauffeurs, cette fraude nuit également à la collectivité puisqu’elle permet à Uber d’échapper au versement des cotisations sociales normalement dues par les employeurs. Ici encore, Uber a organisé à son avantage une forme d’évasion hors de la solidarité nationale, procédant à un pillage tant des chauffeurs que de la collectivité publique.

L’encadré ci-dessous précise, en s’appuyant sur les propos de M. Jean‑Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, la définition du contrat de travail, pierre de touche du travail salarié.

Travail salarié et travail indépendant

Comme l’a rappelé M. Jean-Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, devant la commission d’enquête, « il n’y a pas de définition légale du contrat de travail » (1). En conséquence, les juridictions ont été amenées à définir progressivement les contours de cette notion et, partant, de celle de salariat ainsi, a contrario, que celle de travail indépendant.

Telle qu’appréciée par la chambre sociale de la Cour de cassation, « la qualification du contrat de travail […] est un contrat par lequel une personne physique (le salarié) s’engage à exécuter un travail sous la subordination d’une personne physique ou morale (l’employeur) en échange d’une rémunération. L’un des critères essentiels est celui du lien de subordination du salarié à l’égard de son employeur. Il permet de distinguer le contrat de travail d’une prestation exercée en tant que travailleur indépendant. Le lien est principalement juridique et pas seulement économique.

« La définition du lien de subordination a été posée par un arrêt Société Générale assez ancien, datant de 1996. Le lien de subordination est l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a, premièrement, le pouvoir de donner des ordres et des directives, deuxièmement, le pouvoir d’en contrôler l’exécution et troisièmement, celui de sanctionner les manquements de son subordonné. Dans cet arrêt de 1996, apparaît aussi ce qui est à la fois un critère et un indice : le travail dans un service organisé lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exercice du travail. C’est un critère subsidiaire, organisationnel, qui complète les autres. La jurisprudence retient enfin que la qualification de la relation contractuelle ne repose pas sur les termes mêmes du contrat. L’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination que celles-ci ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles a été exercée l’activité professionnelle ».

Pour distinguer entre travail indépendant et travail salarié, « le juge recherche généralement un faisceau d’indices […]. La distinction entre fait et droit, dans ce cas, qui est un élément cardinal du travail de la Cour, s’estompe quelque peu. La désactivation d’un compte, le choix des horaires de travail, la géolocalisation, le libre choix de l’itinéraire, des clients, l’évaluation et la notation, la comptabilisation des kilomètres parcourus, le port d’une tenue imposée au travailleur, la tarification, la mise à disposition du matériel, des clauses de non-concurrence, l’interdiction d’un pourboire etc. sont autant d’indices qui doivent être recherchés. Ensuite, les éléments de fait sont confrontés aux catégories que j’ai énumérées auparavant. La qualification d’une relation contractuelle n’est donc pas une mince affaire. En l’état actuel du droit, il appartient au travailleur de démontrer l’existence du contrat de travail, étant précisé que lorsque celuici est immatriculé au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou auprès des Urssaf, il est présumé être un travailleur indépendant et n’est pas soumis au code du travail », comme prévu par l’article L. 8221-6 de ce code.

Enfin, il faut rappeler qu’un contrat de travail n’a pas nécessairement à être écrit, à condition qu’il s’agisse d’un contrat à durée indéterminée (CDI) à temps complet. Lorsqu’il n’est pas écrit, le contrat est qualifié d’oral, de verbal ou de tacite.

(1) Compte rendu n° 9.

 

Échapper à l’application des règles inhérentes au salariat présente deux avantages pour Uber :

– une souplesse dans l’organisation du travail, d’une part, car le recours à des travailleurs indépendants permet une gestion extrêmement flexible de la force de travail, à laquelle Uber n’est nullement tenue de fournir une certaine quantité de travail et vis-à-vis de laquelle la question du licenciement ne se pose pas. Les chauffeurs d’Uber sont payés à la tâche, à l’instar des travailleurs précaires de la révolution industrielle au XIXe siècle.

L’encadré ci-dessous rappelle les obligations réciproques qui unissent normalement les parties à un contrat de travail.

Les obligations nées du contrat de travail

Le contrat de travail fait naître des obligations pour chacune de ses parties – soit l’employeur et le salarié.

L’employeur est tenu de :

– fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi ;

– verser le salaire correspondant au travail effectué ;

– respecter les autres éléments essentiels du contrat (notamment la qualification et le lieu de travail quand il est précisé dans le contrat) ;

– faire effectuer le travail dans le respect du code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise.

Le salarié doit, quant à lui :

– observer les horaires de travail ;

– réaliser le travail demandé conformément aux instructions données ;

– respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail et, lorsqu’il en existe un, les clauses du règlement intérieur ;

– ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

– un coût financier minimal, d’autre part, puisqu’Uber échappe ainsi à certains coûts liés notamment à des licenciements et s’exonère du paiement des cotisations patronales.

Le recours frauduleux à des travailleurs indépendants qui devraient normalement être recrutés en tant que salariés au regard des critères dégagés par la jurisprudence est susceptible de justifier trois types d’interventions :

– une action pénale pour travail dissimulé ;

– une action civile des travailleurs indépendants devant le conseil de prud’hommes tendant à la reconnaissance de leur statut de salarié et à l’indemnisation du préjudice qu’ils ont subi en n’étant pas employés sous ce statut ;

– un redressement par les Urssaf, susceptible de recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale.

L’encadré ci-dessous précise la définition du travail illégal et celle du travail dissimulé et expose les sanctions pénales applicables.

Travail illégal et travail dissimulé

Le code du travail prévoit, à son article L. 8211-1, que sont constitutives de travail illégal les infractions suivantes :

1° Travail dissimulé ;

2° Marchandage ;

3° Prêt illicite de main-d’œuvre ;

4° Emploi d’étranger non autorisé à travailler ;

5° Cumuls irréguliers d’emplois ;

6° Fraude ou fausse déclaration aux aides à l’activité partielle et aux actions de reclassement ou de reconversion professionnelle ou aux allocations d’aide aux travailleurs privés d’emploi.

Le travail dissimulé peut lui-même prendre deux formes (1) :

– la dissimulation d’activité, à travers un défaut d’immatriculation au registre national des entreprises ou au registre du commerce et des sociétés ou un défaut de déclaration aux organismes de protection sociale ou à l’administration fiscale ;

– la dissimulation d’emploi salarié. Celle-ci est reconnue lorsque l’employeur n’accomplit pas, de manière intentionnelle, la déclaration nominative obligatoire auprès des organismes de protection sociale lors de l’embauche d’un salarié, lorsqu’il se soustrait intentionnellement à la délivrance d’un bulletin de paie ou mentionné sur celui-ci un nombre d’heures de travail inférieur à la réalité, ou lorsqu’il se soustrait intentionnellement aux déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales auprès des organismes de recouvrement des cotisations sociales ou de l’administration fiscale.

Le travail dissimulé est une infraction pénale punie des peines suivantes (2) :

– un emprisonnement de trois ans et d’une amende de 45 000 euros ;

– un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 75 000 euros lorsque les faits sont commis à l’égard de plusieurs personnes ou d’une personne dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur ;

– un emprisonnement de dix ans et une amende de 100 000 euros lorsque les faits sont commis en bande organisée.

Une peine de dissolution de la personne morale est également prévue lorsqu’une société a été créée ou détournée de son objet pour commettre l’infraction de travail dissimulé (3).

 

 

De plus, les personnes physiques coupables de travail dissimulé encourent des interdictions d’exercice de leur activité voire de toute profession commerciale ou de toute direction d’entreprise et une exclusion des marchés publics.

(1) Article L. 8221-1 du code du travail.

(2) Articles L. 8224-1 et suivants du code du travail.

(3) Article L. 8224-5 du code du travail et article 131-39 du code pénal.

La société Uber n’a, pour l’heure, pas fait l’objet d’une condamnation pénale en France.

En revanche, sur le plan civil, les juridictions ont eu l’occasion de se pencher sur le statut des chauffeurs Uber, quoique de manière partielle ou inaboutie.

Dans un arrêt du 4 mars 2020 ([33]), la Cour de cassation, statuant en formation solennelle, a approuvé la cour d’appel de Paris d’avoir retenu l’existence d’une relation salariée entre un travailleur et la société Uber BV, pour une période d’emploi allant d’octobre 2016 à avril 2017. M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, a souligné devant la commission d’enquête que la Cour de cassation avait « eu égard à l’indice lié à l’appartenance à un “service organisé » « constaté d’autres indices de liens de subordination : le chauffeur ne connaît pas la destination de la course ; il lui est interdit de demander les coordonnées des passagers ; le chauffeur refusant trois courses ou en annulant une déjà acceptée se voit infliger une déconnexion temporaire ; en cas d’itinéraire alternatif à celui de la plateforme, ni le tarif ni la redevance ne sont corrigés ; des sanctions sont prévues, à savoir la suspension du compte, à titre temporaire ou définitif, selon les retours et les notes des clients. De surcroît, les “terms and conditions” de la société Uber prévoyaient aussi la capacité de prendre des sanctions en cas de conduite inappropriée puisque la géolocalisation permettait à Uber d’identifier qui freine trop brusquement ou qui conduit trop vite » ([34]).

Dans un arrêt du 25 janvier 2023 ([35]), la Cour de cassation a cassé un arrêt de la cour d’appel de Lyon rejetant la demande de requalification de la relation contractuelle d’un chauffeur avec la société Uber BV en contrat de travail, pour une période antérieure à celle concernée par l’arrêt de 2020 précité. Elle a considéré que les éléments relevés par les juges du fond caractérisaient l’existence d’un pouvoir de direction, d’un pouvoir de contrôle de l’exécution de la prestation ainsi que d’un pouvoir de sanction à l’égard du chauffeur, élément caractérisant un lien de subordination.

Par des jugements en date du 20 janvier 2023, le conseil de prud’hommes de Lyon a requalifié dans 139 dossiers la relation contractuelle en contrat de travail dans des litiges opposant des chauffeurs à Uber, pour un montant de près de 20 millions d’euros. Ces jugements ont tous fait l’objet d’un appel.

Il faut rappeler que les décisions de requalification des chauffeurs Uber, même confirmées en appel et approuvées par la Cour de cassation, n’ont d’effet qu’entre les parties et n’ont donc pas d’effet général. Elles n’entraînent la requalification que du ou des chauffeurs parties au litige, pour les périodes considérées, en raison du principe de relativité de la chose jugée, qui interdit aux juges de créer du droit.

Interrogé par écrit par la rapporteure sur le nombre et le résultat des demandes de requalification d’un contrat commercial en contrat de travail par siège de conseil de prud’hommes et par an sur la période 2013-2023 et sur le nombre et le résultat des procédures pénales engagées contre des plateformes ou leurs dirigeants pour travail illégal et prêt de main-d’œuvre illicite par an sur la même période, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, n’a fourni aucune réponse.

S’agissant des risques de travail dissimulé, M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, est revenu devant la commission d’enquête sur le contrôle d’Uber effectué en 2015 : ce contrôle « a reposé sur des auditions de chauffeurs et sur un certain nombre de pièces récupérées auprès de la société. Ces éléments ont amené l’Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s’est traduit par une lettre d’observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d’euros » ([36]). Cependant, « l’entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), qui a rendu une décision défavorable pour l’Urssaf fin 2016 pour des motifs formels. [L’Urssaf a] fait appel de cette décision et, en avril 2021, la cour d’appel de Paris a annulé la mise en demeure, donc le contrôle, là encore pour un motif formel, la mise en demeure ne comportant pas de manière expresse la mention du délai imparti de trente jours donné à l’entreprise pour régulariser sa situation et se contentant de faire référence à l’article du code de la sécurité sociale fixant ce délai ».

M. Mark MacGann a dévoilé la stratégie d’Uber en la matière devant la commission d’enquête : « Beaucoup de rencontres très diverses ont eu lieu avec la DGCCRF et l’Urssaf car elles estimaient que nos opérations posaient problème d’un point de vue légal. L’Urssaf considérait que nous organisions du travail dissimulé. Toutes ces administrations voulaient l’identité de nos chauffeurs pour pouvoir prélever l’impôt sur le revenu, la TVA et les cotisations sociales. Or nous ne voulions absolument pas que les autorités obtiennent les données sur nos chauffeurs ; nous prétendions que nous voulions les protéger. En fait c’était pour des raisons égoïstes car si l’un d’entre eux était poursuivi et condamné, il allait arrêter de travailler pour Uber et la stratégie de l’entreprise s’effondrerait. » ([37])

Ce non-paiement des cotisations sociales se fait bien évidemment au détriment de la solidarité nationale mais aussi « sur le dos » des chauffeurs VTC. Comme l’a dit M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, « la vidéo tournée dans le restaurant montre un grand patron de plateforme dire qu’il est hors de question d’avoir des gens qui comprennent ce qu’est l’Urssaf ou la TVA et qu’il veut juste des chauffeurs. Dans leur intérêt, ils cherchaient donc des personnes crédules, ignorantes, mal formées qui mettraient du temps à comprendre qu’elles ne gagneront pas leur vie de cette manière » ([38]).

En matière fiscale comme en matière de droit du travail, le cynisme d’Uber ne fait aucun doute. L’entreprise américaine est parfaitement informée des règles en vigueur en France et les contourne très consciemment.

De manière générale, Uber se livre à une analyse économique des règles de droit auxquelles elle devrait se soumettre, selon un calcul coûts-avantages ; s’il peut lui être plus profitable de contourner ou de transgresser le droit, elle s’y prête sans hésitation.

iv.   La volonté de se soustraire aux contrôles

Le cynisme de la plateforme se manifeste également dans sa volonté délibérée d’échapper aux contrôles effectués par les pouvoirs publics, comme les Uber files en attestent, à travers la technique dite du « kill switch », selon la terminologie utilisée par Uber.

Cette technique consiste à « couper l’accès des ordinateurs d’une de ses filiales aux fichiers et systèmes internes du groupe afin d’empêcher les autorités de récupérer les données qui les intéressent pour faire avancer leurs enquêtes » ([39]).

M. Mark MacGann a précisé les circonstances du recours au kill switch par Uber dans ses bureaux français : « Les perquisitions sont devenues tellement habituelles en France que Salle Yoo, à l’époque directrice juridique à San Francisco, et Travis Kalanick nous ont ordonné de mettre en place le fameux “kill switch” pour que les forces de l’ordre et les agences de l’État ne trouvent qu’un écran noir en allumant les ordinateurs. Nous faisions donc un peu d’obstruction pour empêcher l’accès aux données. » ([40])

Selon les Uber files, « Uber, à l’initiative de ses plus hauts dirigeants, a utilisé cette technique à au moins douze reprises entre novembre 2014 et décembre 2015 pour tenter de déjouer des enquêtes judiciaires et administratives, dans plusieurs pays, dont la France ». Sur ces douze utilisations, cinq ou six ont eu lieu en France ([41]).

À partir des documents qu’elle a consultés, la rapporteure recense :

– une utilisation du « kill switch » le 17 novembre 2014 lors d’une visite de la DGCCRF. M. Zac de Kievit, directeur juridique d’Uber pour l’Europe, envoie un courriel intimant l’ordre de « coupe(r) l’accès immédiatement », ordre qui est exécuté en moins de quinze minutes ([42]) ;

– une autre le 16 mars 2015, lors d’une perquisition policière concernant le service UberPop, M. Mark MacGann écrit ([43]) :

M. Mark MacGann : « La police est toujours là. Groupe nombreux (environ 25). Police judiciaire. Le fondement de la descente est la loi Thévenoud, des choses comme l’intermédiation et le respect de la vie privée […]. La police essaye d’ouvrir les ordinateurs portables. »

M. Mark Mac Gann : « On a confisqué les téléphones de notre équipe. […] La police a l’air de douter de ce qu’elle doit chercher. Nous avions renforcé notre préparation en fin de semaine dernière après la descente à Bruxelles et la menace de descente à Amsterdam, donc les choses se passent aussi bien que nous pouvions nous y attendre de notre point de vue. L’accès aux outils informatiques a été coupé immédiatement, donc la police ne pourra pas accéder à grand’chose. »

– référence est faite au « kill switch » le 13 octobre 2015, à l’occasion d’un contrôle de l’Urssaf dans l’immeuble d’Uber France, tout d’abord pour écarter cette procédure, pour des raisons d’opportunité plutôt que de principe. M. Thibaud Simphal, alors directeur général d’Uber France, écrit ([44])  :

M. Thibaud Simphal : « SVP pas de kill switch pour toute l’équipe, trop perturbant pour le travail de toutes les équipes – de plus l’Urssaf n’a pas le droit de saisir des ordinateurs portables, recueillir des données, etc. en principe. »

Le kill switch est finalement activé pour les deux seuls employés présents sur les lieux. Il s’agissait en réalité d’une fausse alerte puisque l’Urssaf ne s’était pas déplacée pour Uber mais pour une entreprise de sécurité installée dans le même immeuble ;

– le 6 juillet 2015, ce verrouillage à distance a même été activé, lors d’une intervention des autorités fiscales dans les locaux d’Uber à Paris, visant le siège européen Uber BV pour des raisons d’évasion fiscale. Après s’être aperçu que l’ordinateur de Pierre-Dimitri Gore-Coty, alors directeur d’Uber pour l’Europe de l’Ouest, a échappé à la déconnexion, et constatant que les enquêteurs « ont accès à tout » et « passent tout en revue », selon les mots de Thibaud Simphal, le mécanisme est à nouveau déclenché. « On dirait que l’accès a été coupé, ils ne peuvent plus avoir accès », écrit alors le directeur d’Uber en France à plusieurs de ses collègues. Dans un second temps, Uber tente de tromper les enquêteurs. Zac de Kievit fournit ainsi à M. Simphal le code de déverrouillage de son ordinateur en faisant le pari que ce dernier est vierge de toute donnée. « Vous avez le code, espérons que tout le monde a un ordinateur propre », explique ainsi M. de Kievit dans un SMS ([45]).

De manière générale, des instructions très précises sont données aux employés afin de s’assurer que les ordinateurs ne contiennent aucune donnée compromettante pour la société : recourir au logiciel Casper, qui permet l’activation du kill switch, n’utiliser qu’une messagerie en ligne pour éviter que des courriels demeurent enregistrés dans l’ordinateur, régler l’ordinateur afin qu’il se mette en veille après deux minutes et demande de mot de passe après seulement cinq secondes de non-utilisation de l’ordinateur ([46]), « ne conserver que le strict minimum de documents sur leurs ordinateurs et […] privilégier les sauvegardes dans le cloud, dont l’accès est plus facile à couper » ([47]).

Selon le journal Le Monde, « ce mécanisme est un instrument stratégique, dont l’utilisation est validée, voire encouragée, au plus haut niveau de l’entreprise. […] Le 2 avril 2015, à Amsterdam, c’est Travis Kalanick lui-même qui ordonne d’utiliser le kill switch.La procédure en cas de visite des forces de l’ordre, c’était de gagner du temps et d’appeler San Francisco. Même s’il était 2 heures du matin là-bas, il y avait des gens censés réagir”, explique aujourd’hui un ancien avocat européen d’Uber. […] L’utilisation de cet interrupteur pour faire obstacle à une enquête légalement diligentée peut s’apparenter en France à un délit d’obstruction de la justice » ([48]), puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, comme prévu par l’article 434-4 du code pénal.

Une saisine du procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale aurait été pleinement justifiée ([49]) ; toutefois, ces faits sont aujourd’hui prescrits.

La plateforme Uber s’était ainsi savamment organisée pour se soustraire aux contrôles des autorités, confirmant le mépris total de la légalité avec lequel elle s’est implantée en France. Il s’agissait, ici encore, de placer les autorités devant le fait accompli, au mépris des règles, afin de devenir par la force un acteur suffisamment puissant pour obtenir la modification du droit à son avantage.

v.   Une stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi

Le caractère illégal de l’ensemble de ces agissements était parfaitement connu de l’entreprise.

En témoigne notamment un schéma interne à Uber et reproduit dans une présentation datée du 11 décembre 2014 et intitulée « Pyramide de merde » (« pyramid of shit ») ([50]) ; la légende du schéma « La meilleure défense, c’est l’attaque » traduit bien la stratégie délibérée d’Uber.

Ce schéma résume les procédures administratives et judiciaires auxquelles Uber est confrontée en Europe. À sa base figurent les procès intentés par des chauffeurs ; à l’étage supérieur, les enquêtes administratives en matière de droit du travail, de droit de la consommation, de droit de la concurrence et en matière de transports ; au troisième étage les procédures administratives ; enfin, au sommet de la pyramide, les contentieux directs, qu’ils soient civils, administratifs ou pénaux. Ce schéma, autant que le vocabulaire employé, est très évocateur de la manière dont Uber concevait le respect de la loi et des droits des travailleurs en Europe.

Ensuite, le service UberPop, malgré son illégalité, qui était parfaitement connue des dirigeants d’Uber, a été utilisé en permanence comme un « pied dans la porte », soit un outil de chantage, afin de faire évoluer la législation en faveur de la plateforme.

Le 15 décembre 2014, les équipes souhaitent réagir publiquement à un communiqué du porte-parole du ministère de l’intérieur, qui a déclaré, selon M. Thibaud Simphal : « À partir du 1er janvier 2015, la loi va être plus contraignante pour ces sociétés. Mais d’ores et déjà la justice considère que l’activité UberPOP est illégale. » La réponse convenue, qui nie l’évidence, est la suivante ([51]) :

M. Thibaud Simphal :

«  La loi Thévenoud n’a pas besoin d’attendre le 1er janvier 2015 pour s’appliquer, elle s’applique depuis le 1er octobre 2014

«  La date du 1er janvier 2015 concerne des provisions qui nécessitent un décret d’application – ces provisions concernent notamment l’enregistrement et la formation des VTCs et certaines dispositions concernant les taxis

 Cela n’a donc aucun rapport avec UberPOP

 La seule décision de justice portant sur UberPOP et appliquant la loi Thévenoud à ce stade, celle de vendredi 12 décembre 2014, a débouté les parties de leurs demandes d’un référé d’interdiction d’UberPOP ».

Le 28 juin 2015, M. Alexandre Quintard Kaigre, directeur des affaires publiques d’Uber France, écrit à M. Mark MacGann ([52]) :

M. Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, je t’ai envoyé la note sur nos propositions pour modifier la réglementation. Je n’ai volontairement pas écrit que la contrepartie serait la mort de uPOP. C’est un leave-behind que l’on peut laisser au cabMacron demain matin. Qu’en penses-tu ? »

Le 30 juin 2015 a lieu l’échange suivant ([53]) :

M. Alexandre Quintard Kaigre : « Que dirait le gouvernement de Valls si Uber annonce demain matin la suspension temporaire d’UberPop ? Pourrait-il toujours demander la ‘tête’ d’UberPop ? Politiquement parlant. »

M. Mark MacGann : « On perdrait notre seul outil de négociation je crains. »

M. Alexandre Quintard Kaigre : « En même temps ça isolerait l’Intérieur, qui serait perçu jusqu’au boutiste y compris par Matignon. Il faudrait que cette idée soit présentée comme un équilibre par Macron, vraiment. »

 

 

Le 1er septembre 2015, M. Mark MacGann déclare ([54]) :

M. Mark MacGann : « [Travis Kalanick] voit en Macron un vrai partenaire pour trouver la bonne solution. [Il] est prêt à créer 10k emplois et investir en France. [...] Important de continuer discours carotte et bâton (1). Il veut travailler côte à côte si lui Macron le veut. »

(1) Gras ajouté.

Enfin, le 22 octobre 2015, M. Mark MacGann écrit à M. Thibaud Simphal, alors que le service UberPop a été interrompu en juillet de la même année ([55])  :

M. Mark MacGann : « Je veux juste pousser Macron et être transparent avec lui. Il joue gros avec cet arrêté et je sens que Matignon sera impliquée […]. C’est de la merde. Si Macron n’arrête pas ça, alors la POP sera de retour dans les rues dans une semaine. Ou moins. »

M. Thibaud Simphal : « Oh yeah. »

Ces échanges démontrent qu’UberPop a été utilisé comme un outil de chantage vis-à-vis des autorités françaises en vue de les pousser à céder aux demandes d’évolution de la réglementation demandées par Uber.

Maître Jérôme Giusti, lors de son audition par la commission d’enquête, a également souligné le recours stratégique d’Uber à l’illégalité, conçue cyniquement comme un outil pour parvenir à ses fins. Il a affirmé : « Au-delà de ce qui a été révélé dans la presse sur le lobbying d’Uber, j’ai dans mon dossier la preuve que cette société organise depuis au moins 2015 l’illégalité de son activité. […] certains responsables savaient pertinemment qu’ils étaient en infraction, par exemple sur la loi relative aux données personnelles et au droit du travail. Tous ces éléments encore en ma possession révèlent qu’Uber se fonde sur le principe d’illégalité. » ([56]) Dans le cas d’Uber, comme dans celui d’autres plateformes, « l’illégalité est érigée en principe de fonctionnement ».

b.   Un lobbying agressif

Le second volet de ce « braquage » des lois de la République de la part d’Uber a consisté à pratiquer une stratégie de pénétration et d’influence au sein des élites françaises, notamment politiques, afin de faire valoir l’image d’Uber et d’obtenir l’adaptation des lois en vigueur à son modèle d’affaires.

Pour ce faire, Uber a déployé tous azimuts des moyens variés, en recourant à des investisseurs très influents et à des spécialistes des affaires publiques, mais aussi à des universitaires reconnus et au paiement de manifestants.

i.   La logique oligarchique

Les Uber files témoignent des contacts pris à un haut niveau dans le monde des affaires français par les dirigeants de cette entreprise afin de favoriser leur implantation.

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann a rappelé les circonstances dans lesquelles Uber est parvenue à tisser un réseau très dense au sein des milieux économiques mais aussi politiques français, en tirant parti des liens croisés entre ces milieux :

« Avant que je n’arrive dans la société Uber, les relations entre cette société et les pouvoirs publics se faisaient au niveau de la DGCCRF, de l’Urssaf et du ministère des transports mais pas au sommet de l’État – il n’y avait d’ailleurs pas lieu, en 2014, de recevoir les jeunes Français qui pilotaient les opérations d’Uber en France. Les discussions se faisaient en direct ou au travers d’avocats – Bredin Prat, par exemple – et de consultants.

« Puis l’un de nos investisseurs, Google, nous a mis à disposition non seulement des fonds – 250 ou 300 millions de dollars – mais, ce qui nous était encore plus utile, son carnet d’adresses. Mon homologue affaires publiques monde nous a envoyé un long mail mentionnant les pays dans lesquels ils avaient accès aux plus hauts dirigeants. Fin septembre 2014, le responsable des affaires publiques pour Google en France, Francis Donnat, a ainsi contacté le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, Emmanuel Lacresse – tous deux de la promotion Valmy de l’ENA – pour lui demander si le ministre pouvait recevoir Travis Kalanick, de passage à Paris. La réunion a eu lieu le 1er octobre 2014 ; étaient présents, outre Emmanuel Macron, Travis Kalanick et moi-même, son directeur de cabinet adjoint et Étienne Chantrel. C’était la première rencontre entre Uber et le ministre de l’époque.

« Nous avons eu cet accès grâce à Google. Il en a été de même en GrandeBretagne. Même si moi et mes équipes avions nos propres carnets d’adresses, c’était inouï et utile. » ([57])

M. MacGann a souligné l’avantage considérable qu’a constitué pour Uber l’accès à des contacts d’un tel niveau : « Si ce n’était pas illégal, c’était en revanche déloyal car aucune autre start-up, comme Heetch ou BlaBlaCar, ne disposait d’un tel réseau d’influence », a-t-il déclaré devant la commission d’enquête. On peut rappeler, au demeurant, qu’Heetch et BlaBlaCar sont des entreprises françaises.

De plus, les Uber files révèlent qu’une liste d’investisseurs français potentiels est élaborée à partir de décembre 2014 au cours d’échanges internes à l’entreprise. De grandes entreprises telles qu’AXA, BNP Paribas, Dassault, Vivendi ou Total sont citées. Cependant, les relations avec les investisseurs sont aussi l’occasion pour Uber de cibler des figures disposant d’un réseau étendu, y compris dans le monde politique, susceptibles de favoriser, par leur influence, son installation en France. M. Alexandre Molla, chargé de l’expansion au sein d’Uber France, souligne ainsi, le 31 décembre 2014 ([58]) :

M. Alexandre Molla : « Bernard Arnaud (sic) (LVMH) et François Pinault (Groupe Kering), tous deux présents dans le secteur du luxe et des spiritueux, sont des investisseurs très actifs et bénéficient d’une haute considération au sein des élites françaises.

« J’ajouterais sans aucun doute quelques noms d’hommes d’affaires / d’investisseurs français qui ont un accès direct aux élites françaises, au plus haut niveau, et sans distinction de bord politique : – Vincent Bolloré (transports, infrastructures, médias) – la famille Wendel – Eurazeo (liens forts avec d’anciens dirigeants de la banque Lazard) – Carmignac Gestion (grande holding de gestion d’actifs). Du reste, le ciblage d’investisseurs français est également envisagé comme utile pour influencer le cadre réglementaire hors de France.

« J’ajouterais que JCDecaux, bien qu’elle soit encore une entreprise familiale, pourrait avoir une valeur ajoutée significative étant donné les relations solides qu’ils ont dans chacune des villes où ils ont des opérations, ce qui inclut la plupart des plus grands aéroports du monde (présence globale, dans le monde entier, mais liens très forts au niveau local étant donné la nature de leurs affaires – la publicité dans l’espace public). »

M. Xavier Niel, dont le rôle de moteur des investissements dans le secteur numérique est connu, est approché par l’entreprise Uber en tant qu’investisseur, mais aussi pour les contacts politiques qu’il peut procurer ([59]). M. Henri Moissinac, chargé des partenariats chez Uber, écrit :

M. Henri Moissinac : « J’imagine qu’il n’y a pas de difficulté à tâter le terrain avec Xavier, pour voir s’il voudrait participer au tour […]. Par ailleurs nous aimerions passer par lui pour accéder à des figures politiques. »

M. Bernard Arnault est également approché en tant qu’investisseur. Un accord de confidentialité est même signé avec lui. L’entreprise paraît attachée au fait qu’il investisse personnellement, c’est-à-dire en son nom propre, dans l’entreprise, plutôt que par l’intermédiaire de son groupe ou d’un fonds d’investissement. M. Pierre-Dimitri Gore-Coty écrit, le 7 janvier 2015 ([60]) :

M. Pierre-Dimitri Gore-Coty : « Je pense qu’il serait bon que nous le fassions s’engager personnellement dans cette affaire. »

Il le réitère plus explicitement le 14 janvier : « S’il investit à titre personnel (et non par l’intermédiaire de LVMH / LCapital), je pense que cela pourrait être d’une grande aide. » ([61])

On peut penser qu’il s’agit, comme avec M. Xavier Niel, de se ménager des contacts de haut niveau dans le monde politique à travers un investissement souscrit personnellement par une figure éminente du capitalisme français.

Uber joue à plein la carte du réseau, profitant des liens entre la sphère politique et le monde des affaires. Le 14 janvier 2016, M. Mark MacGann est mis en relation par M. Bill Gurley, un investisseur siégeant au conseil d’administration d’Uber, avec M. Peter Fenton, son associé au sein du fonds d’investissement Benchmark Capital, lors d’un séjour de celui-ci à Paris et en raison de ses liens avec certaines personnalités. M. Peter Fenton répond ([62]) :

M. Peter Fenton : « Je dîne ce soir avec Xavier, qui est très proche de Macron. J’ai aussi proposé à Bill de mettre Travis en relation avec Carlos Ghosn et le PDG de Peugeot par l’intermédiaire de Chris Cole (il connaît aussi l’équipe de Daimler). »

M. Mark MacGann souligne à cette occasion que certains contacts se sont montrés décevants sur le plan politique :

M. Mark MacGann : « Xavier a 10 M$ dans Uber ; il a promis d’aider sur le plan politique, mais ne l’a pas fait. Son beau-père (Bernard Arnault) a mis 5M$. Xavier a reçu Travis en septembre lors d’un dîner mais ça n’a pas été utile. »

Cependant, il indique que ces contacts pourraient être utiles pour contrer la concurrence de l’entreprise française Heetch :

M. Mark MacGann : « Xavier a 6 % de Heetch, qui est un vrai casse-tête pour nous en France en termes de concurrence. Peugeot a investi dans un autre de nos concurrents ici (Le Cab). Il serait utile de se rapprocher des constructeurs automobiles français, ils peuvent nous aider à briser certaines des restrictions sur l’offre. »

M. Peter Fenton semble lui-même connaître M. Emmanuel Macron, puisqu’il indique, au cours du même échange :

M. Peter Fenton : « J’obtiendrai toutes les informations que je peux ce soir de la part de Xavier, répondrai à Macron, je l’ai aidé à rencontrer Slack et YC la semaine dernière, donc je peux sans difficulté lui demander de l’aide, dites-moi surtout s’il y a des points clefs faire remonter. Apparemment Heetch en est un — un terrain de concurrence équitable est essentiel. »

Il s’agit bien d’exercer une influence de nature politique afin de ménager les intérêts économiques d’Uber. La réponse de M. Mark MacGann en atteste :

M. Mark MacGann : « Heetch est très clairement la preuve que la tendance protectionniste est profonde. Le Gouvernement a interdit UberPop, nous avons obéi. Le Gouvernement a interdit [Heetch] en juin, mais ils poursuivent leur croissance sans entrave (en recourant à d’anciens chauffeurs Pop). À présent ils se développent en Europe de l’est (Pologne, etc.). La France est très attachée à la politique industrielle : créer un terrain de jeu inéquitable en interne pour permettre aux acteurs nationaux de croître et de se développer à l’échelle internationale en restreignant la concurrence (étrangère). »

Les contacts pris n’ont, néanmoins, pas toujours l’effet escompté. M. Mark MacGann a indiqué à la commission d’enquête : « Nous pensions très naïvement que la présence de Bernard Arnault ou de Xavier Niel dans notre capital permettrait de changer la donne ; ce ne fut pas vraiment le cas. Il s’agissait de petits investissements pour eux – 10 millions de dollars chacun – mais il n’y a pas eu de grand retour politique de la part de M. Arnault. Xavier Niel organisait des dîners chez lui, quand Travis venait à Paris, avec différents grands dirigeants, des personnes qui avaient de l’influence politique, mais ce n’était pas vraiment transactionnel. » ([63])

Cela n’empêche pas Uber de mettre en place une stratégie d’influence sur le cadre réglementaire tous azimuts, dans laquelle les investisseurs sont utilisés comme levier d’influence sur la sphère publique. C’est ainsi que le 23 décembre 2014, M. Emil Michael, vice-président senior chez Uber, contacte M. Mohammad AlSowaidi, chef des investissements dans les secteurs de l’industrie, des technologies, des médias et des télécoms au sein du fonds souverain qatari (Qatar Investment Authority, QIA), qui a investi dans Uber, afin de lui demander son aide sur un enjeu réglementaire auquel l’entreprise est confrontée en France. Ce fonds souverain détient, en effet, des parts du groupe de transport Transdev via Veolia. M. Emil Michael indique ([64]) :

M. Emil Michael : « Transdev a été un opposant majeur à Uber en France et a fortement contribué à perturber notre activité. Nous voudrions parler à quelqu’un de bien placé chez QIA (Deven Kernik ?) qui pourrait potentiellement influencer la situation puisque nous faisons maintenant partie de la famille QIA. À qui pourrions-nous parler ? »

M. Al-Sowaidi souligne que le fonds qatari détient, de manière indirecte, 40 % de Transdev, le reste étant détenu par la Caisse des dépôts et consignations ; il souligne que le fonds n’a pas une influence directe forte, ce qui ne dissuade pas M. Emil Michael de répondre favorablement à sa proposition d’entretien sur ce sujet. L’enjeu, souligne-t-il, est « critique » pour Uber :

M. Emil Michael : « Même une influence de 40 % du capital pourrait avoir un impact significatif. »

M. Thibaud Simphal conclut, après cet entretien, qu’il convient d’exercer à la fois une « influence douce » sur Veolia et la Caisse des dépôts, mais aussi « une pression actionnariale directe ».

On note également que M. Mark MacGann est en contact avec Mme Anne Méaux, femme d’affaires française, présidente et fondatrice de la société de conseil en communication Image 7, qui avait conseillé le candidat François Fillon lors de sa campagne en 2017 et dont le passé dans des groupuscules d’extrême droite (Groupe union défense, Ordre nouveau) est connu. En effet, le 1er juillet 2015, M. Mark MacGann écrit :

M. Mark MacGann : « Je vois Anne Méaux pour un café demain si j’ai le temps pour maintenir le lien. » ([65])

Dans un échange de SMS avec M. Mark MacGann, daté du 17 juillet 2015, on remarque que M. Alexandre Quintard Kaigre écrit :

M. Alexandre Quintard Kaigre : « Avec Thibaud, nous avons rencontré hier soir Bernard Attali à sa demande. Il s’agit du frère jumeau de Jacques A. Bernard A. travaille pour TPG (investisseur dans Uber). Nous avons été très bien reçus et il est clairement favorable à Uber personnellement. Il nous a donné quelques conseils sur comment nous y prendre en com et en lobbying sur le mode “faut parler à Maurice, à Didier et à Pierre” (Lévy, Martin, Boury). Outre qu’il était demandeur du rendez-vous, c’était important aussi d’aller le rencontrer pour créer la relation avec ce clan. Je fais le follow up cet après-midi par un email de remerciement pour son temps et ses conseils, etc. » ([66])

La rapporteure relève donc qu’Uber a ainsi tissé sa toile au sein de l’oligarchie française, dans laquelle les intérêts politiques et économiques sont trop souvent mêlés et où l’interconnaissance est forte, en dépit du caractère illégal, à bien des égards, de son activité.

M. Mark MacGann l’a dit de la manière la plus claire : « Nous [avons] pu obtenir, par le biais de Google, de l’énarchie et des potes, un accès direct à l’hôtel des ministres à Bercy, et [avons] pu maintenir cet accès alors que nous étions sans le moindre doute dans la plus totale illégalité au regard de la loi sur les transports, de la fiscalité, de l’Urssaf et de la DGCCRF. » ([67])

De plus, la lecture des Uber files conduit la rapporteure à s’interroger sur une possible ingérence des États-Unis dans le traitement par la France du dossier Uber, de deux manières :

– Tout d’abord, la rapporteure observe qu’Uber a sollicité l’ambassadrice des États-Unis en France, Mme Jane Hartley, à plusieurs reprises, afin qu’elle use de son influence en faveur d’Uber auprès des autorités françaises.

C’est ainsi que M. Alexandre Quintard Kaigre écrit le SMS suivant à M. Mark MacGann le 24 octobre 2015 ([68]) :

M. Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, même si on est en voie d’obtenir un nouvel arrêté à Marseille, je pense qu’il faudrait activer Jane Hartley pour qu’elle écrive formellement au Président de la République pour se plaindre 1/ du harcèlement policier et administratif qu’Uber subit en France et 2/ des entraves politiques et juridiques qui brident notre développement business dans les villes françaises, alors que notre entreprise souhaite investir massivement dans les prochaines années en France et que sa contribution à l’économie française pourrait atteindre 100 à 150 000 entreprises et emplois dans les 4 ans sans tous ces verrous et divergences entre Intérieur et Économie. Elle pourrait aussi attirer l’attention du PR sur l’exception française : en Europe, la France est le seul pays où le ministère de l’intérieur est chargé du sujet taxis/VTC. Globalement, le courrier pourrait être tourné positivement sur la place de la France à l’avant-garde des pays favorables à l’entrepreneuriat, à l’innovation et aux startups, place qu’il devient urgent de reconquérir après les émeutes violentes des taxis en juin restées sans réponse de la part de l’État, sauf par la mise en garde à vue des deux dirigeants d’Uber à Paris. Qu’en penses-tu ? »

Mme Jane Hartley a également été contactée en 2016 afin qu’elle influence le processus législatif français lors de l’examen de la proposition de loi de M. Laurent Grandguillaume.

L’échange suivant entre Mme Jane Hartley et M. Mark MacGann en atteste ([69]). Le premier message est daté du 21 juin 2016.

M. Mark MacGann : « Bonsoir madame l’Ambassadrice, et bonjour chère Jane. Je vous ai envoyé un courriel aujourd’hui pour voir si vous pouviez nous rencontrer, le PDG d’Uber France et moi-même. Valls pousse une nouvelle loi qui tuerait les trois quarts de nos affaires en France, alors qu’elles sont légales. Nous avons vraiment besoin du soutien des États-Unis. »

Rendez-vous est pris pour le 7 juillet 2016. Le soir de cet entretien, l’échange suivant a lieu :

M. Mark MacGann : « Merci infiniment d’être si généreuse de votre temps. Navré de venir avec d’épineux problèmes. Je vous promets d’apporter des bonnes nouvelles la prochaine fois. Je serai dans le Vignoble (1) la deuxième semaine d’août, il me tarde. Bien à vous, Mark. »

Mme Jane Hartley : « Je vous en prie. Dites-moi si vous apprenez quoi que ce soit de Macron. Où serez-vous dans le Vignoble ? J’y serai mais pas avant la fin de la deuxième semaine. »

(1) Référence à l’île de Martha’s Vineyard, dans l’État du Massachussetts, connue pour être un lieu de villégiature élégante, où se rendent certains acteurs célèbres et certains Présidents des États-Unis.
 

À ce propos, la rapporteure relève que M. Mark MacGann suggère, le 14 juillet 2015, à sa collègue Mme Rachel Whetstone, responsable des affaires publiques d’Uber au siège de San Francisco, de solliciter une rencontre avec l’ambassadeur de France aux États-Unis ([70]) :

M. Mark MacGann : « As-tu demandé une rencontre avec l’ambassadeur de France aux États-Unis ? Il semble que ce soit en cours, Corey ne peut pas donc il a demandé à Ashwini. L’ambassadeur est, de fait, merveilleux et super intelligent mais d’un point de vue protocolaire ce ne sera pas forcément perçu de manière positive… »

Mme Rachel Whetstone : « Oui je l’ai suggéré. Mais Ashwini ne pourra pas. » 

– Ensuite, la rapporteure constate que Google a investi dans Uber et mis les représentants de cette plateforme en relation avec des décideurs publics. Elle estime qu’on peut supposer que l’administration américaine était au courant de ce soutien.

ii.   Le recours à des spécialistes des affaires publiques

Les Uber files rendent compte du fait que les dirigeants d’Uber se sont appuyés, pour élaborer leur stratégie de lobbying, sur des professionnels des affaires publiques, rompus à la défense des intérêts privés auprès du législateur et des gouvernants.

Au premier rang de ces professionnels figure le cabinet Fipra, qui a accompagné et soutenu l’implantation d’Uber en France en rédigeant des amendements propres à favoriser l’implantation de la plateforme et en les transmettant à des parlementaires.

Il a également multiplié les approches auprès de responsables politiques et administratifs, au sein de la Présidence de la République, de la DGCCRF, au secrétariat d’État aux transports, auprès de plusieurs groupes politiques de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais aussi auprès des économistes Augustin Landier et David Thesmar, ou encore de M. Jean-Jacques Augier, ancien président-directeur général de la G7, désigné comme un « très proche ami du Président François Hollande et trésorier de sa campagne présidentielle victorieuse en 2012 » ([71]).

L’ensemble des activités de lobbying menées par le réseau de Fipra international pour Uber, pour des services réalisés dans plusieurs pays, dont la France, aurait été facturé pour un montant de près de 2,5 millions d’euros entre août 2014 et mars 2015.

Uber s’est également entouré des conseils d’une avocate, Maître Thaima Samman, entre 2013 et 2015, devenue en 2017 représentante du cabinet Fipra en France. Maître Samman a rédigé des amendements et pris des contacts au service d’Uber.

L’audition de Maître Samman par la commission d’enquête n’a pas permis d’apporter de grandes précisions sur son rôle précis auprès d’Uber, dans la mesure où celle-ci a souligné que le secret professionnel s’imposait à elle en tant qu’avocate. Elle a rappelé que, depuis lors, « le Conseil national de l’ordre des avocats a […] dû modifier partiellement son règlement intérieur pour nous permettre de lever partiellement notre secret et de donner ces informations au même titre que les autres » ([72]), sans que ce nouveau régime trouve à s’appliquer aux années 2013 à 2015.

Néanmoins, des documents issus des Uber files, consultés par la rapporteure, indiquent que Maître Thaima Samman a proposé à Uber des mises en relation avec des personnalités extrêmement variées : le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, M. Emmanuel Lacresse, le président de SOS Racisme, le président du Cercle des économistes et des représentants de l’association de consommateurs « Consommation, logement et cadre de vie » (CLCV), ou encore de l’association Mozaïk RH ([73]).

De plus, un tableau intitulé « Uber France Stakeholder Map – Fipra-Samman », daté du 1er octobre 2014, également contenu dans les Uber files, contient une liste de personnes travaillant au service de la collectivité publique (Président de la République, ministres, membres de cabinets ministériels, parlementaires, élus locaux, hauts fonctionnaires, etc.). Outre le nom, l’organisation et les fonctions de chaque personne, sont indiqués la pertinence de chacun pour Uber, le résumé des contacts pris ainsi que les prochaines étapes à franchir. Ce document met en évidence combien Maître Samman a mis au service d’Uber son carnet d’adresses en ciblant et en rencontrant des décideurs publics pour favoriser cette entreprise.

Pour ne citer qu’une petite partie des contacts pris par Maître Samman pour le compte d’Uber, il est ainsi mentionné qu’elle a eu des contacts avec M. Nicolas Revel, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qu’elle a cherché à rencontrer M. Jean-Jacques Barbéris, conseiller du Président de la République chargé du commerce extérieur et des politiques sectorielles, qu’elle a eu des contacts directs avec M. Manuel Valls lorsqu’il était ministre de l’intérieur, qu’elle a demandé à rencontrer M. Renaud Vedel, chef du pôle « Affaires intérieures », ainsi que M. Cédric Audenis, conseiller économique au cabinet du Premier ministre, qu’elle a échangé des courriels et des appels téléphoniques avec M. Jean‑Marie Le Guen lorsqu’il était parlementaire, qu’elle a contacté M. Gabriel Kunde, chef de cabinet du ministre de l’intérieur, ainsi que M. Jean‑Robert Lopez, délégué interministériel à la sécurité routière.

La rapporteure relève le grand flou qu’a laissé Maître Samman sur certains éléments de sa collaboration avec Uber, que le respect du secret professionnel ne suffit pas à justifier. C’est le cas, notamment, des dates de début et de fin de cette collaboration, Maître Samman ayant déclaré, au cours de la même audition :

– avoir travaillé pour Uber d’avril 2013 à avril 2015 ; « Quand je travaillais pour Uber, d’avril 2013 à avril 2015, je n’étais pas membre du réseau Fipra » ;

– puis souligné qu’elle ne travaillait plus pour Uber au moment de la « loi Thévenoud » : « Nous n’étions plus les conseils d’Uber lors de la “loi Thévenoud” et de l’interdiction d’UberPop », a-t-elle dit, alors que la « loi Thévenoud » date du 1er octobre 2014 ;

– avant d’indiquer, une fois interrogée précisément sur ce point, qu’elle travaillait toujours pour Uber en juillet 2015 : « Je suis là en juillet 2015. J’accompagne Uber en juillet 2015 », a-t-elle déclaré en fin d’audition.

La rapporteure ne peut que s’interroger sur les raisons de ces incohérences.

iii.   Les stratégies de manipulation de l’information (iStrat, économistes, experts)

Les Uber files mettent en évidence des opérations de manipulation du débat public commanditées par Uber auprès de la société iStrat, une entreprise d’intelligence économique et de relations publiques, aujourd’hui radiée du registre du commerce et des sociétés et dont la société Avisa Partners a repris l’essentiel de l’activité.

Le Monde a révélé qu’iStrat a fait publier pour le compte d’Uber dix-neuf articles sur treize sites d’information différents, allant de Challenges aux Échos en passant par Mediapart ou Le Journal du Net, entre novembre 2014 et juin 2015 ([74]). Cette activité s’est accompagnée d’une aide à l’amélioration du référencement de l’entreprise sur Google ([75]). IStrat a aussi fait modifier plusieurs pages Wikipédia en lien avec Uber. Cette période était critique pour Uber car le tribunal de commerce de Paris devait se prononcer sur la légalité du service UberPop le 12 décembre 2014 ([76]).

Au cours de son audition, M. Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat et aujourd’hui associé d’Avisa Partners, a résumé ainsi l’activité d’iStrat pour le compte d’Uber : « Nous avons produit pour Uber une bonne dizaine de contenus, peut-être même une vingtaine – vous avez cité des chiffres mais je n’ai plus les traces de ces éléments –, optimisés techniquement, c’est-à-dire écrits pour être en bonne position sur Google. Nous avons assuré la mise en ligne, sur les différentes plateformes, de ces contenus qui reprenaient évidemment des arguments très favorables à Uber. Je dirais même qu’il s’agissait de contenus militants. Cette activité s’inscrivait dans un double contexte : nous l’avons réalisée à un moment où l’activité d’Uber était très contestée en France et où la société avait donc besoin de se défendre, mais aussi à une époque où peu de gens savaient ce qu’était Uber […]. Notre mission était de faire en sorte que Google référence au mieux les éléments favorables à Uber afin que toutes les personnes désireuses de se renseigner à ce sujet aient accès, lors de leurs recherches sur internet, aux arguments de l’entreprise. Nous avons donc, en quelque sorte, piloté et optimisé la communication d’Uber. » ([77])

Les articles concernés relayaient les messages d’Uber. Selon le journal Le Monde ([78]), « les taxis, trop rares et trop chers, sont présentés comme une profession sclérosée, corporatiste et privilégiée, allergique à la concurrence, disposant d’appuis politiques et d’une force de lobbying importants. Les usagers, qui plébiscitent Uber, seraient les grands oubliés des débats, tandis que la loi Thévenoud, entrée en vigueur le 1er octobre 2014, serait inadaptée et déjà obsolète. À l’inverse, Uber est dépeint comme une société sympathique, moderne et innovante, dont le modèle vertueux a fait bouger les lignes et qui prône les valeurs de solidarité et de partage. Les pouvoirs publics, eux, sont incités à prendre les bonnes décisions pour éviter à la France une réputation de nation rétrograde ».

Comme l’a indiqué M. Matthieu Creux devant la commission d’enquête, les messages étaient directement dictés par Uber : « Ils nous envoyaient des éléments de langage, directement ou par l’intermédiaire de leur agence […]. Par rapport à la moyenne de nos clients, les éléments de langage transmis étaient de très bonne qualité […]. Notre travail a consisté à les rendre accessibles par l’intermédiaire d’op-eds ou de publications mises en ligne sur les réseaux sociaux ou dans les espaces contributifs des médias. » ([79])

Sollicitée par les journalistes ([80]), Avisa Partners a défendu ses activités, qualifiées d’« approches inédites dans le champ de l’e-réputation ». « L’utilisation ponctuelle de pseudonymes et de “plumes” ne saurait être assimilée à de la “désinformation”. C’est même l’usage dans de nombreux espaces sur internet, les réseaux sociaux et dans les médias », a assuré la société, pour qui « les entreprises sont des parties prenantes légitimes pour participer au débat public », renvoyant aux médias la « responsabilité » de « juger des contenus qui leur sont soumis avant de décider de les publier ».

M. Matthieu Creux l’a réitéré devant la commission d’enquête, en distinguant son activité de celle consistant à créer et diffuser des fake news : « Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse, nous étions loin de la manipulation de l’information, dans le sens où nous n’avons pas créé de fausses informations ni diffusé de faux chiffres. » ([81]) Il s’est également défendu de toute usurpation d’identité : « Nous n’avons pas fait d’usurpation d’identité : nous n’avons pris l’identité de personne et nous n’avons pas créé des profils LinkedIn pour faire croire que des gens existaient. C’est ce qui a été dit dans la presse  Mediapart a repris cette idée – mais ce n’est pas vrai. Nous avons d’ailleurs porté plainte en diffamation […]. L’affaire devrait être jugée fin 2023 ou en 2024. » Il a distingué l’usurpation d’identité du ghostwriting, soit l’écriture pour le compte de tiers, et du « pseudonymat ».

Les montants versés par Uber en contrepartie de ces services s’élèvent à 55 250 euros hors taxes, dont 12 750 euros en 2014 et 42 500 euros en 2015, selon les chiffres communiqués par M. Matthieu Creux à la commission d’enquête.

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann a déclaré : « Pour contrer ce que disaient des sociétés comme G7 ou des responsables politiques conservateurs et hostiles à toute réforme, nous voulions démontrer la valeur ajoutée d’Uber pour l’économie et la société. Il fallait donner corps à nos déclarations avec des chiffres et des études. Nous avons donc engagé des économistes. […] MM. Landier, Bouzou, Thesmar et autres ont effectué des travaux qui nous ont ensuite permis de montrer aux décideurs politiques français que leurs propres économistes confirmaient ce que nous disions. Comme nous sélectionnions attentivement les données d’Uber fournies aux économistes, le résultat de leurs études était conforme à la commande. » ([82])

La commission d’enquête s’est, en conséquence, penchée sur la relation de ces économistes avec Uber et la teneur de leurs travaux.

L’étude d’Augustin Landier et de David Thesmar

Les économistes Augustin Landier et David Thesmar ont réalisé, à la demande d’Uber, une étude économique ([83]), cosignée par un employé d’Uber, M. Daniel Szomoru, et publiée en mars 2016, avec mention du fait qu’il s’agissait d’une commande de la société. Elle décrit le profil des chauffeurs travaillant avec Uber en France en s’appuyant sur des statistiques fournies par le Gouvernement, des sondages et des données anonymisées fournies par Uber. Comme l’a indiqué M. Landier, « l’étude portait sur les chauffeurs actifs sur la plateforme Uber X en 2015 » ([84]).

Ses conclusions, telles qu’elle les résume, sont les suivantes :

– la population des chauffeurs qui utilisent Uber en France est jeune, donc plus exposée que la moyenne au chômage : 25 % des chauffeurs qui utilisent Uber X étaient au chômage avant qu’ils ne commencent à utiliser la plateforme. Les chauffeurs travaillant avec Uber ont généralement un niveau d’étude plus élevé que la moyenne de la population active et a fortiori que les chauffeurs de taxis traditionnels ;

– pour la plupart des chauffeurs travaillant avec Uber, cette profession est leur activité principale. Presque 50 % des chauffeurs qui utilisent la plateforme Uber X en France travaillent plus de trente heures par semaine et pour 71 % d’entre eux, la majeure partie de leurs revenus provient de leur activité via la plateforme Uber. De plus, une grande partie des chauffeurs qui utilisent Uber X pensent continuer de travailler de cette façon pendant plusieurs années ;

– la plateforme Uber donne plus de liberté d’expérimenter aux chauffeurs que la licence de taxi traditionnelle. Les chauffeurs travaillant avec Uber sont très hétérogènes quant à leur productivité. Avec le temps, les chauffeurs les plus productifs maintiennent leur activité, tandis que les autres quittent la profession. Ces résultats suggèrent que le fait de travailler à son compte par l’intermédiaire d’une plateforme permet aux chauffeurs d’expérimenter plus facilement.

En somme, cette étude soutenait que le développement d’une plateforme comme Uber était très favorable à l’emploi, en particulier de jeunes exclus du marché traditionnel de l’emploi, et qu’elle constituait, selon ses termes, « un moyen d’éviter le chômage ».

M. David Thesmar l’a confirmé devant la commission d’enquête : « Uber attirait sur le marché du travail des segments de la population qui n’y avaient pas accès ou du moins pas autant que les autres. Notre étude montrait également que les plateformes avaient la spécificité d’offrir aux individus une occasion d’expérimenter l’activité indépendante de chauffeur, comme s’ils étaient entrepreneurs. » ([85])

De plus, cette étude indiquait que « La moyenne de ce revenu horaire est de € 19,90 par heure, avec un écart type de € 4,0 ».

La rapporteure souligne que ce niveau de rémunération brute pouvait paraître très attractif, comparé au SMIC horaire brut (9,67 euros), et que cette estimation ne tenait pas compte des chauffeurs qui décrochaient de l’application. comme l’ont souligné les Uber files ([86]). En outre, il faut déduire de cette rémunération brute les charges des chauffeurs, en particulier les frais d’achat ou de location de véhicule et les frais de carburant et d’assurances, ce qui n’était pas indiqué avec la clarté requise.

Interrogé sur ce point, M. David Thesmar a répondu à la commission d’enquête : « Dans l’étude, nous indiquons clairement que la recette horaire moyenne s’établit à 20 euros. Il est précisé qu’il faut soustraire l’usure du véhicule, l’essence et d’autres paramètres. Nous rappelions également que le statut du chauffeur a une incidence sur le taux d’imposition sur son revenu – 25 % s’il est autoentrepreneur, et 50 % s’il est à son compte.

« Nous ne nous serions jamais aventurés à estimer le profit net avant impôt de cette activité, tout simplement parce qu’il aurait été très difficile de le faire. Je ne sais pas si la moyenne aurait ou non été supérieure au SMIC ; bien entendu, elle n’aurait pas atteint le double du SMIC, en raison des frais mentionnés. L’étude le montrait très clairement. »

La rapporteure estime, quant à elle, que l’étude est très loin d’être claire sur ce point, et que l’absence de prise en compte des chauffeurs déconnectés traduit une volonté délibérée de filtrer les données pour en influencer les conclusions.

Au demeurant, M. David Thesmar a souligné devant la commission d’enquête son soutien idéologique au projet de l’entreprise Uber : « Je ne réalise ces missions qu’à la condition que la démarche de l’entreprise me semble conforme à mes valeurs, qui reposent sur le soutien au libéralisme, à l’initiative individuelle et à l’épanouissement des individus dans l’économie par le travail, et, potentiellement, par la consommation. L’étude que j’ai réalisée pour Uber, en toute transparence, rentrait dans ce cadre ». Toutefois, il s’agissait bien d’« aider [Uber] à défendre sa position dans le débat », donc « d’un service marchand qui fait l’objet d’un contrat et d’une rémunération ».

Interrogé sur la manière dont il avait été amené à rencontrer des représentants d’Uber et sur ses interlocuteurs en son sein, M. Augustin Landier a répondu : « Pour ma part, je connaissais le chief economist d’Uber, lequel est un économiste académique. Ayant soutenu sa thèse à Harvard, il entendait bâtir des partenariats de recherche universitaire. Aussi avions-nous entamé une discussion qui n’avait finalement pas abouti. En effet, il faisait face à des contraintes en lien avec les relations publiques. […] Pour résumer, les économistes d’Uber étaient nos interlocuteurs et devaient composer avec des contraintes liées aux relations publiques. » ([87])

À la suite des auditions de MM. Landier et Thesmar, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 ([88]) un article où il conteste les propos tenus devant la commission d’enquête :

« L’historique des échanges que Le Monde a pu consulter raconte une toute autre histoire. C’est un lobbyiste du cabinet Fipra, Jean-François Guichard, qui a organisé les premiers contacts entre Augustin Landier et Uber au printemps 2014. L’économiste a rencontré M. Guichard seul le 2 avril, puis accompagné de PierreDimitri Gore-Coty [le directeur Europe d’Uber] le 10 avril. Ces rencontres ont été suivies de plusieurs autres échanges dans les mois qui ont suivi. C’est ce même lobbyiste qui transmettra à Uber, le 21 janvier 2015, l’accord de confidentialité signé par Augustin Landier en vue de sa future collaboration avec la plateforme.

« Au mois de février 2015, les échanges entre MM. Landier et Thesmar et Uber visent à préciser le contenu de l’étude à venir. La boucle de courriels inclut cette fois Jonathan Hall, le chef économiste d’Uber, mais aussi Jean-François Guichard et plusieurs lobbyistes d’Uber, comme le Français Maxime Drouineau. Le dossier est supervisé par Jena Wuu, chargée des relations publiques de la plateforme en Europe – un poste étroitement associé aux activités de lobbying auprès des pouvoirs publics.

« Les travaux de recherches n’ont pas commencé, mais les conclusions semblent déjà claires dans l’esprit des deux économistes : “Le message clé est que si Uber ne crée pas d’emplois salariés traditionnels, ces emplois ne doivent pas être vus comme mauvais : ils sont flexibles, paient bien […], le revenu total est stable […] et ces emplois peuvent être combinés avec d’autres activités”, écrivent-ils dans un mail du 28 février 2015 envoyé par M. Landier et signé “Augustin et David”. Leurs travaux viendront confirmer ces intuitions.

« Bien qu’ils se défendent publiquement d’avoir joué le rôle de lobbyistes pour Uber, MM. Landier et Thesmar assuraient dès cette époque à l’entreprise que le contenu de leur étude pourra[it] être utile dans le cadre de [leurs] relations publiques”. Interrogés par Le Monde sur les contradictions entre les propos tenus au cours de leur audition et les informations issues des Uber files, les deux économistes et Jean-François Guichard n’ont pas souhaité réagir. »

M. Augustin Landier a publié, à la suite de cet article, un droit de réponse dans Le Monde, dont le texte suit :

« Un article intitulé “Universitaires ou lobbyistes ? Des économistes rattrapés par leurs contrats avec Uber” publié le 13 avril 2023, contient des allégations erronées me visant.

« Cet article fait état de mes “dénégations” et affirme constater un écart entre les faits révélés pas les Uber files et mon témoignage auprès de la Commission d’enquête parlementaire. Je considère ces affirmations inexactes et renvoie les lecteurs à ma déposition publique auprès de la Commission, dans laquelle je caractérise le processus de production de mon étude de 2016 sur les chauffeurs Uber et n’affirme pas qu’elle ait été faite “en totale indépendance”.

« Cette étude est explicitement présentée (dès sa première page) comme une commande de Uber et ne prétend donc pas être indépendante. J’explique, dans mon témoignage, assumer pleinement que le but de cette étude, réalisée dans un cadre de conseil, était d’aider l’entreprise à formuler de manière quantitative et rigoureuse certains aspects positifs de sa contribution à l’économie française dans le domaine de l’emploi.

« J’insiste également dans mon témoignage sur la distinction à faire entre une étude de ce type et une étude purement académique : si la méthodologie scientifique a la même exigence de rigueur, dans le cadre d’une étude de conseil, l’entreprise sélectionne le sujet étudié et décide si elle rend les résultats de l’analyse publics ou non. Le contrat avec Uber dans le cadre duquel cette étude a été réalisée date du 3 novembre 2015. J’ai eu dès 2014 des interactions avec des cadres dirigeants de Uber et n’ai jamais caché être favorable à l’implantation de cette entreprise en France.

« Ceci n’est pas en contradiction avec mes propos, contrairement à ce que l’article m’impute. »

La rapporteure s’interroge, pour sa part, sur la confusion des genres qui consiste, pour des universitaires ([89]), de surcroît membres d’institutions placées directement au service des pouvoirs publics comme le Conseil d’analyse économique ([90]), à réaliser des études rémunérées pour une entreprise ayant notoirement mis en place et maintenu, malgré des interventions de l’État, des mouvements d’opinion et de rue et des polémiques.

Elle ne peut que relever que la réalisation d’une étude scientifique rémunérée par une entreprise placée, de son propre fait, dans une situation de guerre d’opinion, oblige nécessairement ses auteurs à un exercice d’équilibrisme pour le moins délicat : « Les conclusions ne prétendent pas être objectives, mais ce qui est écrit dans la note est correct. Nous avons construit une analyse cohérente, qui conclut qu’Uber offre un apport positif à la société », a indiqué M. David Thesmar devant la commission d’enquête ([91]). La rapporteure veut souligner que l’« objectivité », critère de la démarche scientifique, s’efface ici au profit d’une analyse « correcte » dont le sens reste à préciser, et que l’ambition de vérité semble avoir disparu en faveur de la « cohérence ». Ces substitutions appellent, selon elle, une réflexion sur l’éthique dans le cadre des travaux rémunérés que peuvent réaliser des universitaires pour le compte d’entreprises privées.

La rapporteure relève également que le fait que cette étude était rémunérée par Uber, s’il était mentionné, ne l’était que dans « une note située en bas de la première page du rapport », comme l’a dit David Thesmar, ce qui n’est certainement pas suffisant.

Elle veut également faire part de sa perplexité quant à certaines distinctions apportées par les auteurs de l’étude. M. Augustin Landier a ainsi déclaré devant la commission d’enquête : « L’étude que nous avons menée n’était pas une étude académique mais une étude couverte par un contrat de consulting s’inscrivant dans le cadre d’un partenariat lucratif. » ([92]) La rapporteure estime que la séparation entre les fonctions de chercheur et de consultant, si tant est qu’elle soit possible, est en pratique imperceptible pour l’opinion. Les institutions académiques auxquelles ces chercheurs appartenaient, à savoir l’École d’économie de Toulouse de l’Université de Toulouse pour M. Landier, et HEC Paris et la Haas School of Business de l’Université de Californie à Berkeley pour M. Thesmar, étaient d’ailleurs indiquées en première page de l’étude, contribuant à alimenter la confusion.

Les intentions d’Uber, en revanche, étaient tout à fait claires. Un document des Uber files souligne que l’entreprise recherchait des cautions académiques pour appuyer son lobbying auprès des pouvoirs publics. Ainsi que l’écrit M. Maxime Drouineau, membre de l’équipe d’Uber chargée des affaires publiques, dans un courriel du 2 mars 2015 intitulé « Landier proposal » ([93]) :

M. Maxime Drouineau : « Ce dont nous manquons cruellement en France en ce moment c’est justement de preuves scientifiques/académiques à l’appui de nos arguments. Pour l’instant nos messages sont bien conçus et l’histoire que nous racontons aux décideurs est convaincante mais n’emporte pas la décision. Elle le pourrait si nous pouvions produire des études de tiers en soutien de nos messages, prouvant que nos belles terrasses ne sont pas purement du marketing mais reflètent des réalités plus profondes. »

Or les auteurs de l’étude semblent en avoir eu parfaitement conscience. M. Augustin Landier écrit dans un courriel du 10 février 2015, soit avant même sa réalisation, que le rapport « pourrait être rapide et utilisable directement à des fins de relations publiques pour prouver le rôle économique positif d’Uber » ([94]).

Il est également frappant de constater, à la lecture des Uber files, que les conclusions de l’étude sont envisagées par Uber et M. Landier avant même que celle-ci ait été réalisée. Dans le même courriel, il écrit :

M. Augustin Landier : « Voici trois thèmes que nous trouvons hautement prometteurs : 1. Uber crée de “bons” emplois, même si ces emplois ne ressemblent pas nécessairement à un 9h-17h classique : les chauffeurs sont mieux payés qu’ils ne le seraient autrement ; les chauffeurs ont un emploi au lieu d’en avoir aucun […]. Les chauffeurs apprécient la flexibilité “choisie” […]. 2. Uber n’affecte pas si gravement les emplois existants de chauffeur de taxi […]. »

Le conflit d’intérêts devient patent à la lecture d’un courriel d’Alexandre Quintard Kaigre, membre de l’équipe d’Uber France chargée des Affaires publiques, daté du 20 décembre 2015, en réponse à M. Grégoire Kopp, chargé de la communication, qui lui transmet un extrait de l’édition du Journal du dimanche du même jour ([95]). L’article, en pages 2 et 3, s’intitule « L’unité nationale contre le chômage ». Y figure un encadré, en bas de page, présentant « Cinq idées choc pour l’emploi », qui consiste en extraits d’entretien avec cinq personnalités, dont M. Augustin Landier. L’idée choc de M. Landier est de « développer les plateformes numériques ». En effet, écrit-il, « Le chômage concerne surtout les moins qualifiés […]. Or nous avons un déficit d’emplois de services auxquels les personnes peu qualifiées pourraient prétendre. Les plates-formes numériques, comme celle d’Uber, sont une solution d’avenir ». M. Alexandre Quintard Kaigre indique :

M. Alexandre Quintard Kaigre : « J’ai poussé Augustin Landier comme “expert” pour qu’il donne son avis sur la recette au chômage dans le JDD…heureusement il a eu le bon réflexe : il travaille sur une étude pour nous ! »

À cette date, M. Augustin Landier était d’ores et déjà en relation contractuelle avec Uber : l’accord de confidentialité qu’il a signé avec Uber BV date du 27 janvier 2015, pour une durée d’au moins trois ans ([96]). Or ces liens ne sont indiqués nulle part dans cet article.

Enfin, la rapporteure relève que le montant de la rémunération de cette étude, à savoir 100 000 euros, fait débat au sein de la communauté universitaire. L’économiste Charles Wyplosz a déclaré : « Une telle somme se situe à l’extrême limite du spectre de ce qui est habituellement offert, surtout pour une étude aussi simple. Il se peut aussi que des économistes particulièrement réputés se voient proposer des honoraires de cette taille, mais alors la question éthique se pose » ([97]). Il est intéressant de confronter cette opinion à celle de M. David Thesmar, telle qu’il l’a exposée devant la commission d’enquête : « Chaque co-auteur a reçu 50 000 euros. Ce montant est aligné sur les pratiques du marché. Il n’a rien d’excessif. Nous avons fixé ce montant en estimant que nous devrions y consacrer dix journées à temps plein, soit 5 000 euros par jour et 600 euros de l’heure avant impôts. Ce montant ne se situe pas du tout en haut de la fourchette des prestations de consulting classique. » ([98])

La rapporteure constate enfin qu’un accord de confidentialité a interdit à ces chercheurs de partager les données transmises par Uber, contrairement à la pratique de la « revue par les pairs » qui permet d’en vérifier l’exactitude ou de rechercher des biais.

L’ensemble de ces éléments conduit la rapporteure à condamner la confusion des genres entretenue par MM. Landier et Thesmar entre leurs activités académiques et de conseils dans le cadre de leur relation avec Uber et à formuler une recommandation visant à renforcer les obligations de transparence qui devraient s’imposer à tout universitaire dans le cadre d’une relation lucrative.

L’étude de Nicolas Bouzou et du cabinet Asterès

Selon la présentation figurant sur le site internet du cabinet Asterès, qu’il a fondé, M. Nicolas Bouzou est un « économiste et essayiste français, directeur du cabinet de conseil Asterès et co-fondateur du Cercle de Bélem, directeur d’études au sein du MBA Law & Management de l’Université de Paris II-Assas. Il écrit régulièrement dans la presse française (Le Figaro, Les Échos, L’Express, L’Opinion) et dans la presse étrangère (Financial Times, Le Temps). Il a siégé au Conseil d’Analyse de la Société auprès du Premier Ministre (2010-2012). Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages dont le très remarqué La Comédie (In)humaine écrit avec Julia de Funès et le dernier, publié en mars 2021 aux éditions XO, Homo Sanitas. » ([99])

Son cabinet de conseil Asterès a réalisé une étude pour Uber, intitulée « Uber : une innovation au service de la croissance. Réguler les VTC pour répondre aux défis économiques, sociaux et territoriaux » ([100]), publiée en janvier 2016.

M. Nicolas Bouzou a présenté son cabinet de conseil et l’étude réalisée à la commission d’enquête dans les termes suivants :

« La société Asterès, que j’ai fondée en 2006 et dont je suis le principal actionnaire, a réalisé l’étude Uber en 2016. Elle a pour objet de réaliser des études économiques à la demande d’entreprises ou de fédérations professionnelles. Elle s’appuie actuellement sur sept salariés, dont cinq chargés d’études salariés à temps complet et un directeur d’études. Elle s’occupe de 40 clients par an en moyenne, ce qui représente une quarantaine d’études par an. Elle travaille en moyenne sur 8 études simultanément sur un panel de secteurs larges.

« De manière plus concrète, une entreprise ou une fédération professionnelle contacte Asterès, pour qu’elle réalise une étude qui peut relever d’une question stratégique confidentielle ou d’une démarche de communication, voire de lobbying. Dans le cas débattu, Uber avait demandé, en 2015, la réalisation d’une analyse de l’économie de ses plateformes dans le domaine des VTC, en mettant l’accent sur les mécanismes de destruction créatrice schumpetérienne et en assortissant ce travail de propositions. Ladite étude a été publiée en janvier 2016. Facturée 10 000 euros hors taxes, elle s’intitulait :"Uber - Une innovation au service de la croissance" Elle s’accompagnait du sous-titre suivant : "Réguler les VTC pour répondre aux défis économiques".

« J’ai transmis à la commission d’enquête le contrat et la facture correspondante. Le travail demandé par Uber consistait en une analyse explicative des phénomènes économiques à l’œuvre. L’étude réalisée se composait de trois parties. La première, à portée générale, était consacrée aux mécanismes de destruction créatrice appliqués aux plateformes, et plus particulièrement au secteur des VTC. La deuxième portait sur les perspectives d’emploi dans le domaine des VTC au sein des pays développés. La troisième prenait la forme de propositions de régulation pour améliorer le fonctionnement des plateformes, dont le caractère oligopolistique nous intéressait tout particulièrement. Pour information, les études de cette nature peuvent donner lieu à des présentations devant les parlementaires ou devant la presse. » ([101])

M. Nicolas Bouzou a tenu à souligner l’indépendance de son cabinet et l’intégrité du contenu de cette étude : « Nos équipes travaillent en totale indépendance. Cette dernière est d’ailleurs contractuelle. Ainsi, nous ne nous engageons jamais sur un résultat préalable. Nos conclusions ne sont ainsi délivrées qu’au terme de nos analyses. Si l’un de nos clients insistait pour faire évoluer nos conclusions, je mettrais immédiatement fin à la relation commerciale qui nous unit, comme cela a déjà pu être le cas par le passé. Le contrat liant Asterès et Uber, que je vous ai transmis, stipulait ainsi : "Asterès ne peut s’engager sur le résultat d’une étude avant de l’avoir réalisée. Nous ne délivrons nos conclusions qu’au terme d’une analyse". »

Il a également indiqué ne pas soutenir l’ensemble du modèle Uber. Il a affirmé : « J’ai entendu ou lu dans la presse que nous aurions été payés par Uber pour aboutir à des conclusions lui convenant, ce qui est à la fois faux et absurde. D’ailleurs, l’étude le démontre, puisque plusieurs de ses passages allaient à l’encontre de ses intérêts. Ainsi, en page 5, il était indiqué : "Nous proposons une accentuation de la régulation des plateformes numériques pour réduire l’économie grise". En page 31, il était écrit : "Nous demandons la transformation d’UberPop en Uber, afin que les chauffeurs paient des charges". Nous plaidions également, dans l’étude, pour que les taxis aient le monopole de la maraude physique et de l’utilisation des couloirs de bus. Enfin, en page 30, nous demandions qu’il soit mis fin à l’optimisation fiscale pratiquée par Uber. »

Il a, cependant, admis, « à titre personnel, [être] très favorable à l’ouverture du marché aux VTC [car] en tant que libéral en effet, [il est] favorable à la libre entreprise, à l’innovation et à la concurrence ». Selon lui, « cela ne remet toutefois pas en cause l’indépendance de [son] équipe ».

L’étude était précédée d’un préambule, indiquant qu’elle avait été réalisée « suite à une demande et un financement de l’entreprise Uber France ». Comme celle de MM. Landier et Thesmar, elle s’appuyait sur des données fournies par Uber.

La lecture de cette étude et la consultation des Uber files conduisent la rapporteure à émettre des doutes très sérieux sur l’indépendance et l’objectivité de cette étude.

Tout d’abord, les conclusions de l’étude sont orientées en faveur d’Uber d’une manière qui confine à la caricature. Qu’on en juge. Cette étude affirmait que :

– l’application Uber « a fait exploser la demande de VTC et donc l’emploi dans le secteur. En quatre ans en Île-de-France, l’entreprise a créé directement une soixantaine de postes (préposés principalement au marketing et à la communication) et indirectement 10 000 emplois de chauffeurs indépendants » ;

– « le marché français des taxis et des VTC est obstrué par de fortes barrières à l’entrée (licences pour les taxis, formation longue et onéreuse pour les VTC). La France dispose d’1 chauffeur (taxi et VTC) pour 1 000 habitants contre 4 en Angleterre. Au regard des comparaisons internationales, une réglementation adaptée pourrait permettre de créer plus de 100 000 emplois de chauffeurs » ;

– « l’offre de VTC désenclave certains territoires : chaque jour 44 % des courses Uber arrivent ou partent de la banlieue parisienne. La mutualisation des véhicules libère de l’espace urbain et génère des gains de temps pour les passagers. À Londres, les services de VTC sont utilisés majoritairement par les ménages modestes. Le développement d’une offre low cost ([102]) permettrait ainsi de démocratiser la mobilité » ;

– « le statut d’auto-entrepreneur n’introduit pas de distorsion de concurrence entre taxis et VTC car les artisans taxis peuvent bénéficier d’un régime similaire (la micro-entreprise). Ce régime est moins favorable fiscalement que celui d’artisan et sert à lancer son activité, non à la faire prospérer » ;

– « l’essor du marché alimente les recettes publiques via l’activité des chauffeurs. Actuellement, les impôts et charges issues du secteur VTC s’élèvent à environ 150 millions d’euros par an » ;

– « l’essor du marché des VTC est suspendu aux décisions de politique publique. La demande est forte, les acteurs prêts à développer l’offre mais la réglementation limite structurellement le marché […] des offres low cost et moyen-de-gamme pourraient […] apparaître. Les succès passés d’UberPop (500 000 utilisateurs et 4 000 conducteurs) et présents de Heetch (200 000 utilisateurs et 5 000 conducteurs) ont démontré l’existence d’une demande sur ces segments. La levée des barrières permettra aux conducteurs occasionnels de devenir des chauffeurs VTC low cost et donc de payer leurs charges, taxes et impôts. »

La rapporteure estime que le message transmis aux pouvoirs publics par cette étude est très clair : libéralisez le secteur du transport particulier de personnes en levant les barrières réglementaires, vous créerez de la croissance, de l’emploi, des recettes fiscales et œuvrerez en faveur de l’égalité entre les territoires. Elle estime que le caractère extrêmement orienté de ces conclusions prête à sourire et suffirait à justifier de fortes réserves sur l’objectivité de ce travail.

Ces doutes et réserves deviennent des certitudes à la lecture d’un échange de courriels figurant dans les Uber files entre M. Bouzou et les équipes d’Uber France.

M. Bouzou a rencontré des représentants d’Uber en avril 2015. Un courriel de M. Maxime Drouineau du 9 avril 2015 précise :

M. Maxime Drouineau : « Nicolas Bouzou […] est intéressé par la rédaction d’une note économique synthétique sur l’impact économique d’Uber en France […]. L’objectif est de résumer et de regrouper les bénéfices essentiels que notre entreprise apporte à l’économie française. »

M. Drouineau, tout en regrettant qu’un tel travail ne relève pas d’un registre académique, se dit « convaincu que cela pourrait avoir un énorme impact sur les médias et que ce serait super utile pour les décideurs » ([103]).

Selon M. Drouineau, qui dit citer M. Bouzou, celui-ci serait « très motivé pour faire ce travail. C’est pourquoi nous proposons un prix de 10 000 euros incluant la présentation de l’étude à des parlementaires et/ou à la presse ».

M. Bouzou lui aurait écrit : « [nous] avons réfléchi à la méthode de soutien qui serait la plus efficace pour Uber France. Nous pensons que le plus utile serait de publier une note récapitulative montrant la contribution d’Uber à l’économie française. Nous réintroduirions de la rationalité économique nourrie par une analyse quantitative et des publications scientifiques. L’exemple d’Uber doit aussi permettre une prise de conscience plus large du rôle central des entreprises innovantes. […] Notre travail s’inscrirait dans une perspective macroéconomique, faisant le lien entre le progrès des VTC et les enjeux majeurs de politique économique (objectifs d’augmenter la croissance potentielle, de réduire le chômage et de maximiser les recettes fiscales). » (gras ajouté)

Le contrat entre Uber et le cabinet Asterès pour la réalisation de cette étude a été signé en mai 2015. Or dès le mois d’avril, ses conclusions étaient anticipées par M. Bouzou.

À la suite de l’audition de M. Bouzou par la commission d’enquête, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 un article ([104]) où il affirme que « le courriel envoyé par Nicolas Bouzou à Uber le 1er avril 2015, que Le Monde a pu consulter, est […] sans équivoque. Après avoir "réfléchi au mode d’accompagnement qui pourrait être le plus efficace pour Uber France", M. Bouzou écrit à la multinationale que "le plus utile serait de publier une note synthétique qui démontrerait la contribution d’Uber à l’économie française". Les seuls destinataires du courriel sont des lobbyistes du groupe ».

Le cas Louvet

M. Nicolas Louvet est le fondateur du bureau de recherche 6t, spécialisé dans le secteur des transports. Il a indiqué à la commission d’enquête : « Je ne suis ni un économiste ni un spécialiste du droit du travail. Le cabinet 6-t essaie de convaincre les acteurs qu’il approche de l’intérêt, pour eux, de comprendre pourquoi leurs services sont utilisés et d’avoir une idée des changements induits par ces derniers sur les territoires, ce qui n’est pas simple. En effet, les opérateurs de transport se considèrent comme des experts de la mobilité ; à cette aune, ils ne perçoivent parfois pas l’intérêt de l’approche proposée. » ([105])

Le cabinet 6t a publié trois études financées par Uber :

 la première, publiée en septembre 2015, est une enquête auprès des usagers d’Uber sur les « Usages, usagers et impacts des services de transport avec chauffeur » ([106]). Elle concluait notamment que les services de transport avec chauffeur répondaient à une demande de mobilité jusqu’alors insatisfaite et qu’ils avaient développé la mobilité des usagers – 27 % des déplacements réalisés avec ces services n’auraient pas eu lieu en leur absence.

– la deuxième, publiée en juin 2017, porte sur les impacts de l’utilisation de VTC électriques et hybrides à travers le service UberGreen ([107]). Lancé en juin 2016, ce service propose une mise en relation des clients avec des chauffeurs de voitures hybrides et électriques dans le Grand Paris. Il s’agissait de déterminer si l’utilisation de véhicules hybrides et électriques permettait aux chauffeurs de réduire leurs dépenses ; si l’utilisation de véhicules hybrides et électriques conduisait les chauffeurs à éco-conduire davantage ; si l’option uberGREEN contribuait à diffuser l’usage des voitures hybrides et électriques ; et comment encourager l’usage de VTC hybrides et électriques.

Les conclusions de cette étude étaient les suivantes :

           l’utilisation d’une voiture hybride est plus intéressante financièrement que l’utilisation d’une voiture thermique pour les chauffeurs de VTC ;

           le moteur électrique et l’enjeu d’optimiser sa charge incitent les chauffeurs à adopter une conduite plus économe, plus souple et plus sûre ;

           chauffeurs et utilisateurs des VTC électriques et hybrides jouent un rôle actif dans la diffusion de la connaissance et de l’usage de ces véhicules ;

           pour élargir le public des voitures électriques et hybrides, il est nécessaire de communiquer sur leurs avantages en termes de silence et de confort, mais aussi de battre en brèche les craintes relatives à l’autonomie et au coût de ces véhicules.

– la troisième étude, publiée en février 2018, est consacrée à l’impact d’Uber sur l’utilisation de la voiture en Île-de-France ([108]). Cette étude a été menée conjointement avec le laboratoire Ville Mobilité Transport de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, l’Institut Paris Région (anciennement dénommée IAU
Île-de-France) et M. JeanPierre Orfeuil (professeur émérite de l’Université Paris Est). Cette étude a fait l’objet d’un article publié dans une revue scientifique internationale à comité de relecture (Case Studies on Transport Policy), ce qui suggère qu’elle a fait l’objet d’une évaluation rigoureuse. Elle repose sur une enquête en ligne, diffusée en décembre 2017 par Uber à ses usagers franciliens ayant utilisé le service au moins une fois au cours des douze derniers mois et visant à déterminer l’équipement automobile des ménages, les circonstances d’abandon d’une voiture (le cas échéant) et les pratiques modales de l’usager.

Les conclusions en étaient les suivantes :

           17 % des utilisateurs d’Uber déclaraient avoir abandonné au moins une voiture de leur ménage sans la remplacer depuis la diffusion du service en Île-de-France. Seul, Uber ne suffirait pas à inciter la démotorisation. Cependant, Uber jouerait un rôle majeur, aux côtés d’autres facteurs, pour 25 % des utilisateurs appartenant à un ménage qui a abandonné une voiture au cours des quatre dernières années ;

           le rôle déterminant d’Uber dans certains abandons de voitures aurait permis d’éviter 1,5 à 3 millions de véhicules-kilomètres en
Île-de-France par jour, soit l’équivalent d’1,5 à 3,0 % du trafic régional ;

           tous les chauffeurs connectés à l’application Uber un jour moyen de l’année 2017 ont généré 2,4 millions de kilomètres, soit l’équivalent de 2,4 % du trafic journalier francilien ;

           en établissant le solde entre trafic évité et trafic généré, l’étude concluait qu’en 2017, l’impact d’Uber sur le volume de trafic régional était compris entre - 0,6 % et + 0,9 %, soit un impact marginal.

Le Monde a résumé les échanges entre M. Louvet et les représentants d’Uber ayant précédé la première étude ainsi : « En février 2015, Nicolas Louvet, fondateur du bureau de recherche 6t, spécialisé dans les transports, aborde Uber pour lui vendre des études. Il se prévaut alors de son entregent auprès des décideurs des collectivités locales et dit être interrogé sur Uber par de "nombreuses institutions et collectivités" comme la région Ile-de-France, la RATP, le Grand Lyon ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). "Bref, les études que nous vous avons proposées arriveront à point nommé pour lancer les discussions avec tous ces décideurs…", conclut-il. » ([109])

Au cours de son audition par la commission d’enquête, M. Nicolas Louvet a déclaré : « En pratique, c’est le cabinet 6-t qui a approché Uber et non l’inverse. Comme il le fait depuis 20 ans, il identifie des phénomènes émergents en mobilité. Lorsqu’il n’existe pas de données publiques fiables et transparentes, il essaie de les construire. Pour cela, il est souvent nécessaire de convaincre les opérateurs de réaliser des études afin de créer lesdites données. C’est ce que le cabinet 6-t a fait en 2015 auprès d’Uber concernant les VTC.

« Nos recherches et études, qu’elles aient été réalisées sur nos fonds propres ou financées par un client privé ou public, font l’objet de rapports, lesquels sont intégralement disponibles sur notre site internet. Les protocoles utilisés sont détaillés pour que les résultats puissent être évalués et discutés, voire remis en question. C’est la base du dialogue scientifique sain auquel nous sommes attachés. C’est également un principe qui nous permet de publier régulièrement des articles à partir de nos études, dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture.

« Les données analysées dans le cadre des études réalisées pour Uber n’ont pas été fournies par cette dernière. Elles ont été récoltées et hébergées par notre bureau de recherche, à partir d’une enquête élaborée par ses soins. Notre indépendance se traduit aussi par la neutralité des résultats de nos recherches et études. Dès 2015, nous avons par exemple montré qu’Uber était un concurrent des taxis : une étude orientée n’aurait certainement pas abouti à ce résultat. Les études que nous réalisons depuis plusieurs années sur les livreurs de plateformes, dont la plateforme Uber Eats, attestent également de notre indépendance. En effet, elles exposent très clairement les difficultés actuelles de ce secteur.

« Ma présence devant vous ce jour vient probablement du fait que j’ai été cité dans un article publié par le quotidien Le Monde. J’avais reçu, le 1er juillet 2022, un mail de M. Sénécat, journaliste au journal Le Monde, m’informant qu’il réalisait une enquête et que mon nom pourrait être cité dans ses articles. À travers ce mail, il me proposait de répondre à un certain nombre de questions. Aussi l’avais-je appelé pour cela. Par téléphone, il ne m’avait pas, comme cela a pu être rapporté, donné lecture d’un courriel dont j’aurais été l’auteur. Il m’avait simplement demandé si j’avais pu écrire des courriers ou des courriels à Uber donnant à penser que cette dernière pourrait utiliser des études à des fins de lobbying. Je lui avais alors répondu que c’était proprement impossible et que le cabinet 6-t ne faisait pas de lobbying.

« Le 6 juillet 2022, j’ai reçu un nouveau message de M. Sénécat, citant un courriel que j’aurais écrit le 10 février 2015. Bien évidemment, je ne me souvenais pas de ce dernier puisqu’il était ancien. J’ai alors fait le choix de lui répondre par courriel, en indiquant notamment : "Il s’agit d’un dialogue autour d’un nouveau service, en aucun cas de lobbying", ce qu’il a repris dans son article. En revanche, il n’a pas publié la suite de ma réponse, qui était la suivante : "Ce mail montre que l’on m’a demandé mon avis sur Uber et que je ne me suis pas prononcé dans l’attente des études qui devraient être menées. […] Cela suggère que mes réponses et conseils sont motivés par des données, pas par des connivences ou des intérêts commerciaux supposés, que les études en question sont toutes publiques et utilisent un protocole transparent".

« À la fin de mon courriel, je lui avais demandé que mes réponses figurent dans son article. Si vous avez pris connaissance de ce dernier, publié quelques jours plus tard, vous conviendrez qu’il ne reprend pas l’entièreté de mes échanges avec le journaliste et qu’il ne fait pas référence au fait que nous avons eu deux échanges distincts, le premier par téléphone, le second par courriel.

« Pour conclure, je tenais à vous dire qu’il faut mener un travail considérable – et nécessaire - pour convaincre des acteurs comme Uber de publier des études et de les rendre accessibles au plus grand nombre. Les collectivités bénéficient de ces efforts qui leur permettent d’accéder à des données coûteuses à produire et de prendre des décisions éclairées. » ([110])

À la suite de l’audition de M. Louvet, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 un article ([111]) où il indique que « le détail des courriels que nous avons pu consulter contredit M. Louvet, qui s’est prévalu de son entregent auprès d’Uber à au moins deux reprises :

« Le 9 février 2015, il écrit : "Le cabinet de Christophe Najdovski (adjoint transport ville de Paris), avec qui j’échange beaucoup, vient de me dire qu’ils allaient vous rencontrer bientôt. […] Ils m’ont donc posé différentes questions au sujet d’Uber et de ce que ça pourrait ou non [...] apporter à l’offre de transport globale francilienne. Je leur ai donné quelques clefs de lecture et je pense qu’une première brèche est désormais ouverte (du moins pour l’instant avec le cabinet). À votre disposition pour vous raconter plus en détail cet échange avec la ville de Paris."

« Le 10 février 2015 : "En dehors de la ville de Paris, depuis quelques semaines de plus en plus d’institutions et collectivités (la région Île-de-France, la RATP, le Grand Lyon, La communauté urbaine de Strasbourg, de Bordeaux, l’Ademe, etc.) me demandent ce que 6t pense d’Uber. Bref, les études que nous vous avons proposées arriveront à point nommé pour lancer les discussions avec tous ces décideurs…"

« Interrogé en juillet 2022, Christophe Nadjovski avait confirmé au Monde que Nicolas Louvet avait plaidé la cause d’Uber auprès de lui, assurant toutefois ne pas y avoir donné suite. Contacté le 12 avril dernier, M. Louvet n’a pas souhaité faire de commentaire supplémentaire. »

Sur les liens entre Uber et des experts, en particulier économistes, la rapporteure relève encore que l’entreprise aurait souhaité s’impliquer plus avant dans le monde universitaire à travers le financement partiel d’une chaire relative à l’économie numérique au sein de l’École d’économie de Toulouse, laquelle a effectivement été lancée en février 2015 avec le soutien du ministère de la Culture et de plusieurs partenaires du secteur privé, dont Accor, Orange, Samsung et la Société Générale, mais non Uber ([112]) , malgré le souhait apparent du directeur de l’école de voir figurer l’entreprise de VTC parmi ceux-ci. Il s’agissait notamment pour Uber de voir son nom associé à celui de Jean Tirole, qui avait reçu le prix Nobel d’économie en 2014. L’absence d’Uber s’expliquerait par les réticences exprimées par la ministre de la Culture Fleur Pellerin, dont fait état un courriel de M. Jean-François Guichard, lobbyiste du cabinet Fipra, du 2 février 2015 ([113]).

M. Jean-François Guichard : « Ce ne serait pas qu’elle ait rien de personnel contre Uber mais parce qu’Uber est actuellement (comme nous le savons et comme cela a été confirmé récemment par le ministre de l’économie Macron) trop sensible politiquement en France et trop controversé au sein du Gouvernement. Elle ne voudrait pas créer des conflits politiques au sein du Gouvernement sur un sujet (la création d’une chaire universitaire) sur lequel elle peut d’ores et déjà apparaître excéder ses compétences normales dans un champ relevant de sa collègue ministre de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat VallaudBelkacem (qui a un pouvoir politique plus fort dans le gouvernement actuel). » 

La rapporteure relève également que des contacts ont été établis avec des journalistes, en particulier Mme Dominique Nora. Le 1er juillet 2015 a lieu l’échange suivant entre M. Mark MacGann et M. Thibaud Simphal ([114]) :

M. Mark MacGann : « Je vais prendre un verre avec Dominique Nora à 19h00. »

M. Thibaud Simphal : « Ah oui ? Je la connais bien je lui avais parlé maintes fois pour l’écriture de son article qui lui a fait gagner le prix Israelewicz (Remis par Emmanuel Macron !) Remercie-la de ma part pour le livre qu’elle m’a envoyé si tu le veux bien ! Je n’ai jamais eu le temps de le faire. » 

Le livre en question, publié en février 2015, s’intitulait Le système Rousselet. La martingale du roi des taxis.

 

Le même jour a lieu l’échange de SMS suivant :

M. Mark MacGann : « Vous avez vachement la cote auprès de Dominique Nora. Elle vous tarit d’éloges alors qu’elle considère Nico Rousselet “d’une médiocrité totale”. »

M. Thibaud Simphal : « Elle est franchement brillante – en dehors du fait qu’elle est favorable à nos idées. » ([115])

En vue de convaincre l’opinion et les décideurs de l’intérêt de sa plateforme, Uber a donc recruté des experts afin qu’ils réalisent des études favorables à son modèle. L’entreprise est même allée plus loin, en rémunérant la participation à des manifestations montées de toutes pièces.

iv.   La corruption des VTC par le paiement de manifestations organisées par Uber

Uber n’a pas hésité à encourager les tensions pour mettre la pression sur le Gouvernement et faire croire au soutien massif de ses chauffeurs, mais aussi des citoyens, à son modèle. Plusieurs des personnes entendues par la commission d’enquête ont témoigné du fait que l’entreprise a corrompu des chauffeurs en les payant pour participer à des manifestations montées de toutes pièces par elle en vue d’une mise en scène à destination des politiques et des médias.

M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2016, a déclaré : « Serait-il acceptable qu’aujourd’hui en France, une entreprise paie des manifestants contre des dispositions visant à rétablir l’ordre public ? Je ne le pense pas. Pourtant, Uber l’a fait […]. Uber a […] utilisé […] la corruption de chauffeurs pour créer des manifestations et des situations de tension. » ([116])

M. Mark MacGann, ancien dirigeant et lobbyiste d’Uber, et lanceur d’alerte sur les pratiques de la société Uber pour entrer sur les marchés français et européen, a indiqué au cours de son audition : « Aux manifs répondaient des contre-manifs et des voitures étaient en feu. Tout cela faisait la Une des journaux. L’équipe locale était paniquée, ce qui est compréhensible. Au siège, à San Francisco, ils n’étaient pas tellement émus. Comme le démontrent les textos publiés par les journalistes auxquels je les ai remis, le patron-fondateur de la société considérait que la violence garantissait le succès. Il voulait dire par là que, si une manif de taxis et des voitures qui brûlent attirent l’attention des médias, nous devions faire en sorte que les chauffeurs Uber agissent de même et organisent une contre-manif. Il fallait les encourager à descendre dans la rue pour plaider la cause de leur avenir pour occuper davantage encore la Une des journaux et mettre ainsi sous pression les Hollande, les Valls et les Cazeneuve de ce monde, pour qu’ils changent rapidement la loi, car Uber a raison et les autres ont tort. » ([117])

De fait, la rapporteure a pu consulter des captures d’écran datées du 29 janvier 2016, montrant que M. Travis Kalanick avait écrit ([118]) :

M. Travis Kalanick : « Désobéissance civile. 15 000 chauffeurs. 50 000 passagers. Une manifestation ou un sit-in pacifique. Si nous avons 50 000 passagers ils ne voudront ni ne pourront rien faire. Je pense que cela en vaut la peine. La violence garantir le succès. Et il faut résister à ces gars, non ? Je reconnais qu’il faut réfléchir à l’endroit et à l’organisation adaptés. » 

M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV, a précisé : « Le journal La Tribune a publié, le 10 février 2016, un article intitulé “Uber met la main au porte-monnaie pour inciter les chauffeurs à manifester”. Il faisait référence aux agissements d’Alternative mobilité transport (AMT), une association présidée par Joseph François ([119]) et montée de toutes pièces par Uber pour défendre ses intérêts alors que le député Laurent Grandguillaume planchait sur une régulation du secteur […]. Ainsi, Uber n’a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n’ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs été déconnectés à la suite du mouvement social de 2019 : un agent de sécurité nous a informés qu’Uber avait récupéré des enregistrements vidéo afin d’identifier les manifestants. La plateforme aurait agi différemment avec d’autres associations et syndicats, proposant à leurs membres des courses d’un meilleur niveau ou leur faisant des offres à caractère financier, selon des bruits de couloir qui m’ont été relayés par des collègues ayant démissionné de ces organisations. Du reste, de telles pratiques ont cours dans d’autres pays. James Farrar et Yaseen Aslam, du syndicat App drivers and courriers Union (ADCU), sont confrontés aux mêmes difficultés au Royaume-Uni, où des associations et syndicats montés de toutes pièces et financés par Uber font office d’opposition contrôlée ou d’organisations de défense du modèle actuel. » ([120])

Les propos de M. Brahim Ben Ali ont été confirmés par ceux de M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC, qui a dit devant la commission d’enquête : « Le premier syndicat “maison” s’appelait l’AMT […]. Ces personnes ont clairement été soudoyées, financées, aidées et épaulées par Uber. Les manifestants envoyés par l’AMT recevaient 100 euros pour participer à la manifestation contre la loi Grandguillaume. Certains de mes amis ont d’ailleurs perçu cette somme après avoir participé à la manifestation. » ([121]). M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés l’a également confirmé en ces termes : « Il est vrai que des chauffeurs ont participé à une manifestation pour récupérer une prime de 100 euros ou 250 euros de la part d’Uber. » ([122])

De plus, les Uber files contiennent l’échange de SMS suivant, daté du 30 janvier 2016 ([123]) :

M. Thibaud Simphal : « Guys urgent : il faut décider le hashtag. On propose : #laissezlestravailler. On a discuté avec l’équipe. On a 10 minutes. »

M. Mark MacGann : « #laissezNOUStravailler. Pourquoi “les” ? »

M. Thibaud Simphal : « Parce que c’est compliqué pour Uber. Ce ne sont pas nos employés. » 

Cet échange montre combien Uber a piloté la communication sur un
soi-disant mouvement de protestation des chauffeurs d’Uber.

Malgré l’ampleur et la variété des moyens déployés à son service, le lobbying d’Uber n’aurait sans doute pas été réellement efficace si l’entreprise n’avait pas rencontré un accueil souvent favorable des pouvoirs publics, pour des raisons diverses.

2.   Des décideurs publics favorables au développement d’Uber, par idéologie ou par naïveté, malgré le caractère illicite de ses activités

Les Uber files concernent la période 2013-2017, dont il faut rappeler quelques éléments de contexte. Cette période était tout d’abord marquée par les débats relatifs à l’inversion de la courbe du chômage, engagement qu’avait pris devant les Français le Président de la République François Hollande, et auquel l’ensemble des ministres de l’économie ou de l’industrie ont tenté de se conformer.

Par ailleurs, la période a également été marquée par les attentats terroristes de 2015, comme M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, et plusieurs autres personnes entendues par la commission d’enquête l’ont souligné : « Je voudrais replacer le sujet qui vous occupe dans le contexte qui était le mien à l’époque. Nous étions confrontés à un niveau de violence terroriste extrêmement élevé et devions faire face à une vague d’attentats. Au moment où la crise éclate de façon très visible, avec des incidents dans les aéroports et un rassemblement des artisans taxis se tenant aux alentours de la porte Maillot – ce qui justifie que je réunisse en urgence les représentants de la profession pour essayer de dénouer cette crise –, les attentats de janvier 2015 s’étaient produits. Ceux qui devaient suivre en novembre 2015, les attentats du Bataclan et des terrasses de café, n’avaient pas encore eu lieu. La préoccupation majeure du ministère de l’intérieur était la prévention du risque terroriste, dans un contexte où nous avions perdu de nombreux effectifs du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et où nous n’avions pas encore pu procéder à la reconstitution de la totalité des moyens dont nous avions besoin pour faire face à cette crise terroriste. » ([124])

Enfin, il convient de rappeler que l’arrivée des VTC a de prime abord été perçue de manière favorable par une partie de la population, y compris des élites. À cet égard, les travaux de la commission d’enquête ont montré la sensibilité de certaines personnalités politiques, favorables à l’arrivée des VTC, au lobbying d’Uber. Parmi elles, M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, a été l’un des plus fervents défenseurs des intérêts des plateformes, allant même jusqu’à sceller un « deal » caché pour alléger les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC en échange de l’arrêt du service UberPop maintenu en toute illégalité.

a.   Des projets antérieurs de libéralisation du transport public particulier de personnes qui ont conduit à la création des VTC

Le secteur des taxis est réglementé par la puissance publique depuis les années 1930. Ainsi que le rappelait M. Thomas Thévenoud : « [C]ette régulation se justifiait, et se justifie toujours, à la fois pour des raisons d’ordre public et de concurrence. L’occupation de la voie publique, l’impossibilité de mettre en concurrence la voiture qu’on hèle dans la rue et la nécessité d’éviter la négociation des tarifs à la vitre du taxi ont rendu nécessaire le contrôle du nombre d’autorisations de stationnement (ou ADS, plus couramment dénommées licences) et la réglementation tarifaire. » ([125])

Mme Thaima Samman, avocate et ex-représentante des intérêts d’Uber, reconnaissait elle-même ce besoin de réglementation : « Les autorisations de transporter les personnes privées sont réglementées partout dans le monde dans la mesure où cette activité soulève deux problématiques. La première porte sur la sécurité des personnes : une personne qui rentre dans un véhicule est soumise à une forme de fragilité puisque ce véhicule circule. Dans d’autres pays où la réglementation est moins stricte, des cas d’enlèvements, de chantages et de demandes de rançon ont ainsi été répertoriés. […] La deuxième problématique, qui nécessite une réglementation de l’activité, a trait à l’encombrement des routes mais aussi à la pollution dans un contexte de changement climatique. » ([126])

En outre, l’histoire a montré que la « main invisible » n’était pas en mesure d’équilibrer le marché des taxis : à de nombreuses époques, et notamment pendant la Grande dépression des années 1930, l’afflux de travailleurs a entraîné une augmentation du nombre de voitures en circulation trop important, empêchant ainsi les chauffeurs de vivre dignement de leur travail. En conséquence, il existe, depuis 1937, un numerus clausus limitant le nombre de taxis en activité. Celui-ci est « indispensable pour maintenir un juste revenu aux chauffeurs tout en tenant évidemment compte des besoins de la clientèle […] sur la base d’indices objectifs » ([127]).

Cela explique que l’État ait jugé nécessaire d’assortir l’exercice de la profession de taxi de conditions strictes : avoir le permis de conduire depuis une certaine durée (aujourd’hui trois ans), passer un contrôle médical auprès d’un médecin agréé, justifier d’un casier judiciaire vierge, suivre une formation et réussir un examen professionnel (le certificat de capacité professionnelle), et surtout obtenir de la préfecture une autorisation de stationnement (souvent appelée « licence ») – indispensable pour circuler ou s’arrêter sur la voie publique en attente de clientèle. Une fois sa carte professionnelle et sa licence obtenues, le chauffeur de taxi s’engage aussi à respecter les tarifs fixés par un arrêté du ministre de l’économie et par un arrêté préfectoral au sein de chaque département.

Face à cet encadrement, « il y a toujours eu une volonté de déréguler les secteurs administrés » ([128]). Ainsi, en 1960, le « rapport Armand-Rueff » proposait de libéraliser le secteur des taxis et d’augmenter sensiblement le nombre de licences afin de « lutter contre les rentes artificiellement créées au détriment du consommateur » ([129]).

Ce mouvement s’est amplifié à compter de 2007, avec la mise en place de la commission pour la libération de la croissance française, présidée par M. Jacques Attali. Parmi les 316 mesures du « rapport Attali » ([130]) – dont il convient de rappeler que M. Emmanuel Macron, alors inspecteur général des finances, était l’un des rapporteurs –, deux concernaient directement le transport de particuliers : augmenter l’offre de taxis en levant le numerus clausus, d’une part, et développer l’entrée sur le marché des véhicules de petite remise, d’autre part.

Le « rapport Attali » a beaucoup contribué à répandre l’idée selon laquelle le secteur des taxis devait être libéralisé. Auditionné par la commission d’enquête, M. Jacques Attali l’a d’ailleurs lui-même reconnu : « [l]es taxis étaient trop peu nombreux à Paris. Il en fallait plus. Il fallait donc plus de plaques, sans que cela nuise à ceux qui en possédaient une. » ([131]) Néanmoins, aucune étude n’atteste de ce manque supposé de taxis. La demande de taxi s’est toujours concentrée sur certains créneaux horaires. Augmenter l’offre de taxis sur ces créneaux ne peut se faire sans anticiper la viabilité économique globale pour la profession de taxis, qui risque de se trouver en surnombre sur d’autres plages horaires et ne pas avoir suffisamment de courses pour dégager un chiffre d’affaires viable. L’offre ne crée pas forcément la demande.

Comme l’a indiqué M. Karim Asnoun de la CGT-Taxis à la commission d’enquête : « Ces prétendus manques de taxis n’ont jamais été fondés sur des études sérieuses. Lorsque des études relativement sérieuses ont été réalisées, elles ont montré que les clients n’attendaient les taxis que quatre heures par jour. Vingt heures par jour, ce sont donc les chauffeurs de taxi qui attendent leurs clients. Nous avions présenté en 2014 au député Thévenoud des études de géographes recommandant de se méfier des comparaisons entre des villes très différentes. Lorsqu’on parle de New-York, on évoque souvent Manhattan et non les quartiers périphériques. L’agglomération de Paris inclut l’Île-de-France qui réunit 11 millions d’habitants : elle ne peut pas être comparée avec celle de Madrid qui réunit 1 ou 2 millions d’habitants. Le maillage du réseau de transports publics à Paris est exceptionnel. » ([132])

La libéralisation du secteur du transport public particulier de personnes a in fine été mise en œuvre en 2009 : la « loi Novelli » ([133]) a libéralisé l’exploitation de voitures dites « de grande remise » ([134]) en remplaçant ces dernières par des « véhicules de tourisme avec chauffeur » et en allégeant les dispositions encadrant l’exercice de cette profession. Il s’agit là d’une rupture majeure, qui a ouvert le marché de la réservation préalable, et permis l’arrivée des entreprises exploitant des voitures de tourisme avec chauffeur, qui sont ensuite devenues des « voitures de transport avec chauffeur » (VTC).

Ainsi que l’expliquait M. Thomas Thévenoud : « Cette loi visait à l’origine la modernisation du secteur de la “grande remise”, c’est-à-dire des véhicules de luxe avec chauffeur. Cependant elle était porteuse d’un autre objectif, non assumé auprès du législateur : la libéralisation du secteur. Elle a fixé des conditions très souples d’entrée sur ce marché, avec une procédure d’immatriculation particulièrement allégée. Les VTC ne peuvent pas intervenir sur le marché de la maraude, mais interviennent librement sur celui de la réservation préalable. » ([135])

Ces informations ont été confirmées par M. François Donnadille, président de la Fédération française des exploitants de VTC (FFEVTC) : « Le problème posé par la loi Novelli est qu’elle a supprimé toutes les contraintes pour devenir VTC. En effet, toute personne disposant d’un permis depuis plus de trois ans pouvait s’installer comme VTC. Sur le coup, ce changement n’a pas eu beaucoup d’impact car le retour sur investissement est long dans notre métier et nous n’avons pas observé de réelle différence dans l’activité économique de notre secteur entre 2009 et 2011. » ([136])

C’est donc la « loi Novelli », combinée à la création du statut d’autoentrepreneur par la loi de modernisation de l’économie de 2008 ([137]) – mais aussi au développement des smartphones ainsi que des applications de mise en relation entre les clients et les chauffeurs –, qui a permis un développement très rapide de l’activité des VTC à partir de 2010. Ces derniers – en premier lieu Uber – ont été d’autant plus libres d’entrer sur le marché que la « loi Novelli », comme le rappelle M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur « laissait énormément de zones grises et d’imprécisions [notamment en ce qui concerne les conditions imposées pour devenir chauffeur]. Dans un contexte où l’économie numérique évoluait rapidement, la juxtaposition du statut d’autoentrepreneur d’une part, et de la création des VTC d’autre part, créait des conditions pour qu’une multitude d’acteurs s’engouffre dans ces zones grises pour faire pression et faire prospérer leur activité » ([138]).

b.   Des parlementaires sensibles au lobbying d’Uber et des plateformes

Dans la continuité des travaux de la commission Attali, une partie des élites françaises se sont positionnées en faveur d’une libéralisation du secteur du transport public particulier de personnes, et pour une évolution de la réglementation favorable à Uber et aux plateformes de VTC, au détriment des taxis. Elles représentaient en cela une partie de l’opinion publique dont Alain Vidalies a parlé en ces termes devant la commission d’enquête : « L’opinion publique et les médias étaient très favorables à Uber qui rencontrait un véritable succès chez les utilisateurs et recrutait des milliers de chauffeurs dans les banlieues, notamment en Seine-Saint-Denis. Le service public de l’emploi, que j’avais interrogé à l’époque, participait d’ailleurs à ces opérations de recrutement aux côtés d’Uber dans une période où l’objectif de l’inversion de la courbe du chômage était le sujet majeur du débat public. » ([139]) M. Thomas Thévenoud l’a confirmé : « Le climat était alors très favorable à Uber. » ([140])

Ce climat favorable, en France comme à l’étranger, explique que d’anciens décideurs publics soient venus travailler pour Uber. Aux États-Unis, l’entreprise a ainsi obtenu les services de M. David Plouffe, ancien conseiller de M. Barack Obama à la Maison blanche. Dans l’Hexagone, la plateforme s’est adjointe les services de M. Grégoire Kopp, ancien conseiller chargé de la communication de M. Alain Vidalies, entre mai 2012 et avril 2014 lorsqu’il était ministre chargé des Relations avec le Parlement et entre septembre 2014 et juin 2015 lorsqu’il était ministre des transports, de la mer et de la pêche et de M. Alexandre Quintard-Kaigre, ancien directeur des affaires publiques d’Etalab, un service chargé de la politique d’open data auprès du Premier ministre, entre février 2011 et mai 2015, sous les mandats de MM. François Fillon, Jean‑Marc Ayrault et Manuel Valls. En Europe, c’est Mme Neelie Kroes, ancienne commissaire européenne, qui avait publiquement apporté son soutien public à Uber en 2014, qui a intégré le comité de conseil en politiques publiques de l’entreprise américaine.

Un échange interne à Uber, daté du 15 octobre 2015, auquel la rapporteure a pu avoir accès tardivement, montre que M. Bruno Lassere, président du Conseil de la concurrence puis de l’Autorité de la concurrence de 2004 à 2016, n’était lui‑même pas insensible aux positions de l’entreprise, hormis sur UberPop ([141]).

Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, j’ai croisé le Président de l’Autorité de la concurrence dans un cadre privé. On a discuté et il est très au soutien de ce que l’on fait (hormis Pop). A-t-on déjà eu un contact avec lui ? Si non, je lance une demande de rdv pour que l’on aille le rencontrer. »

Mark MacGann : « Tu parles de Bruno Lasserre ? »

Alexandre Quintard Kaigre : « Oui. »

Au sein même de l’Assemblée nationale, plusieurs parlementaires ne cachaient pas leur attrait pour Uber et les plateformes. Ainsi, M Luc Belot a reconnu devant la commission d’enquête que « [à] cette époque, le niveau de service des taxis était bien éloigné de celui que nous connaissons désormais : les taxis n’acceptaient presque jamais la carte bancaire et n’avaient pas de monnaie. En région, il était très difficile de trouver un taxi. C’est alors qu’un acteur disruptif est arrivé sur le marché, avec un niveau de service bien supérieur » ([142]).

Cela transparaît de manière encore plus évidente dans les propos de M. Christophe Caresche : « Quand est arrivée Uber en 2011, il s’agissait pour certains d’entre nous d’une divine surprise, puisque cette plateforme répondait finalement à la nécessité d’augmenter le nombre de taxis ou de VTC. […] D’ailleurs, dès 2011, Uber a connu un très grand succès. Les Parisiens y ont vu une nouvelle offre qui leur a permis de se déplacer. La tendance était d’ailleurs favorable à Uber : les utilisateurs étaient satisfaits de la qualité du service. » ([143])

Ces députés, comme d’autres – on peut aussi citer M. Philippe Vigier, qui l’avait publiquement reconnu ([144]) –, ont été jusqu’à déposer des amendements proposés par Uber en défendant les intérêts des plateformes. C’est ainsi qu’ils ont, sur le « projet de loi Macron » ([145]) et sur la « proposition de loi Grandguillaume » proposé de supprimer l’obligation de retour à la base imposée aux VTC, d’autoriser les VTC à stationner sur des emplacements réservés aux taxis dans les gares et les aéroports, de limiter les exigences financières ou d’honorabilité pesant sur les chauffeurs ou l’obligation pour les plateformes de vérifier le respect par leurs travailleurs de ces obligations. M. Christophe Caresche a même déposé, sur le « projet de loi El Khomri » ([146]), un amendement visant à éviter toute requalification de la relation entre une plateforme et un chauffeur en salariat, dont il a affirmé devant la commission d’enquête qu’il n’en avait pas le souvenir mais sans le renier ([147]). La rapporteure s’étonne d’un tel oubli de la part de M. Caresche : à l’époque, c’est précisément du fait de cet amendement que la mobilisation des taxis a convergé avec la mobilisation sociale contre le projet de loi « El Khomri » ; des cortèges de taxis avaient alors rejoint les manifestations organisées par les confédérations syndicales des salariés et des taxis avaient même rejoint le mouvement « Nuit debout » en initiant le mouvement « Taxis debout ».

MM. Belot et Caresche n’ont d’ailleurs pas eu de difficulté à assumer le dépôt de ces amendements, arguant d’un accord idéologique avec les propositions défendues par les plateformes. Le premier a ainsi indiqué à la commission d’enquête : « [j]’ai toujours adopté une pratique très transparente : quand je déposais un amendement, qu’il ait été travaillé avec mon équipe, un acteur du numérique, un collaborateur du groupe ou un administrateur, c’était le mien, et il reflétait mon avis. C’était bien le cas sur les VTC, car j’avais toujours assumé vouloir plus de libertés pour ce secteur. […] Ces amendements reflétaient mes positions. Je ne me suis jamais caché de travailler avec ces acteurs, mais ces amendements restaient les miens. » ([148])

Quant au second, il a expliqué : « il est courant que les entreprises privées aussi bien que les syndicats ou les ONG envoient des propositions d’amendements aux députés qu’ils savent sensibles sur le sujet. J’ai toujours prêté attention à ces propositions, sans jamais les reprendre dans leur totalité. Le Monde a indiqué que j’avais déposé un des amendements proposés par Uber. Si je l’ai fait, c’est qu’il était bien écrit et que j’ai considéré qu’il méritait d’être défendu au cours du débat. Cependant, ce n’était pas l’amendement d’Uber mais le mien, dès lors que je l’ai signé. Dans tous les cas, c’est bien la délibération en séance et les réponses du rapporteur et du ministre qui comptent. Je ne vois donc pas de problème majeur à cela. » ([149])

D’autres échanges auxquels la rapporteure a pu avoir accès confirment d’ailleurs la proximité entre les dirigeants d’Uber et M. Caresche, notamment un échange de SMS du 30 janvier 2016 ([150]).

Alexandre Quintard Kaigre : « Cher Monsieur, je découvre les tweets de Laurent Grandguillaume. C’est assez consternant… Pensez-vous qu’il soit quand même ouvert au dialogue ? Je vais finir par être sceptique. »

Christophe Caresche : « Oui, effectivement, c’est assez consternant. Je vais le voir. Il faut en tous les cas que l’arrêté soit maitenant débloqué. C’est le moins que l’on puisse faire. »

Ces révélations, si elles ne sont guère surprenantes, sont néanmoins choquantes. La rapporteure souscrit entièrement aux propos tenus par les représentants du secteur des taxis devant la commission d’enquête : « Vous travaillez à l’Assemblée nationale et vous direz peut-être que ces pratiques sont courantes mais, en tant que simples citoyens, nous avons été choqués de retrouver, sur des points précis, des demandes d’amendements identiques à la virgule près émanant de groupes différents. Cela montre d’abord qu’ils n’ont pas rédigé ces amendements. […] Nous en venons nécessairement à nous demander si ce sont les lobbyistes qui rédigent les lois. » ([151])

Il convient de souligner que, dans le même temps, les représentants syndicaux du secteur des taxis étaient également mobilisés pour défendre leurs droits et leur profession contre la concurrence déloyale des VTC. Des manifestations et rassemblements étaient régulièrement organisés. Ainsi que l’a indiqué M. Thomas Thévenoud devant la commission d’enquête : « Les taxis aussi avaient une force de frappe médiatique et de lobbying importante » ([152]). Cela a été reconnu par l’ensemble des décideurs publics de l’époque, à commencer par M. Nicolas Rousselet, PDG de la G7, et par M. Alain Vidalies, alors ministre des transports. Ces mobilisations ont d’ailleurs surtout profité aux grandes compagnies, au détriment des petits chauffeurs-artisans, notamment du fait du lobbying du groupe G7, la principale société de taxis en France.

La suppression par la « loi Thévenoud », à compter du 1er janvier 2017, du statut de locataire-simple au profit de celui de locataire-gérant – très favorable aux grosses sociétés de taxis – en atteste. Le statut de locataire et, pire encore, de locataire-gérant s’apparente à un début d’ubérisation avant même l’existence d’Uber.

 

La généralisation du statut de locataire-gérant : le début de l’ubérisation

Le statut de locataire consiste, pour un chauffeur de taxi, à louer une licence à une société propriétaire de plusieurs licences. Ce loyer, fixe ou proportionnel au chiffre d’affaires, peut être très lourd pour le chauffeur, notamment lorsque l’exploitation se révèle financièrement difficile.

Dès les années 1930, d’importantes grèves de salariés taxis avaient eu lieu contre la location de la licence de taxi, qui permettait à des sociétés de taxi d’imposer aux chauffeurs des contrats d’un an, payés à la semaine, et sans aucune visibilité sur leur chiffre d’affaires prévisionnel. En 1996, des mobilisations de taxis, notamment initiées par la CGT-Taxis, exigeaient la reconnaissance des contrats de locataire comme des contrats salariés. La justice a donné raison à ces mobilisations : en 2000, un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 décembre 2000 (arrêt Labanne) a requalifié un contrat locataire en contrat salarié et, jusqu’en 2014, les recours engagés par la CGT-Taxis ont permis de nombreuses autres requalifications pour motif de salariat déguisé.

En 2014, la « loi Thévenoud » abroge la location mais elle crée la location-gérance : tandis que le locataire cotisait au régime général à 70 % du plafond de la sécurité sociale, le locataire-gérant est affilié au statut indépendant et ne bénéficie plus de la même protection sociale. Ce changement a fait baisser le prix de la location, mais cette baisse est bien inférieure au coût réel des cotisations salariales soustraites. Cette inscription dans la loi du statut de locataire-gérant est le résultat du lobbying des sociétés de taxis propriétaires de nombreuses licences, comme le groupe G7, aux dépens des salariés et anciens locataires ainsi que des chauffeurs aspirant à acquérir leur propre licence et à devenir artisan-taxi.

 

En tout état de cause, la sensibilité de certains députés au lobbying des plateformes de VTC et des grandes compagnies de taxis pose la question de la traçabilité des amendements défendus à l’Assemblée nationale et au Sénat. On peut, certes, admettre que des représentants d’intérêts – organisations syndicales, associations, organisations non gouvernementales, voire entreprises – communiquent des propositions d’amendements aux parlementaires. Cela doit néanmoins se faire en toute transparence, et les auteurs d’amendements ont le devoir d’indiquer l’origine de leur proposition, ce que MM. Belot, Caresche et Vigier n’ont pas explicitement fait au moment du dépôt de leurs amendements.

c.   M. Emmanuel Macron, un ministre de l’économie favorable à Uber et prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC

Parmi les élites politiques favorables aux intérêts des plateformes, M. Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint du cabinet du Président de la République, François Hollande, entre mai 2012 et juillet 2014, puis ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique entre août 2014 et août 2016, s’est révélé être l’un des plus grands soutiens d’Uber. Face au ministère de l’intérieur et au ministère des transports, qui tentaient de faire appliquer la réglementation relative aux taxis en vigueur, le ministère de l’économie défendait quant à lui un assouplissement de la réglementation relative aux VTC.

Ainsi que l’indique Le Monde, les documents des Uber files « montrent à quel point Uber a trouvé une oreille attentive chez Emmanuel Macron, qui scellera quelques mois plus tard un “deal” secret avec l’entreprise californienne pour “faire en sorte que la France travaille pour Uber afin qu’Uber puisse travailler en et pour la France » ([153]).

i.   Les premiers contacts

Cela apparaissait déjà, en 2014-2016, aux yeux des acteurs impliqués dans la résolution du conflit entre les taxis et les VTC. Ainsi, M. Thomas Thévenoud, chargé par le Gouvernement d’une mission de médiation, a pu indiquer à la commission d’enquête que « le pôle Bercy était très favorable à la disruption, à la révolution numérique et à Uber. Lorsque j’ai été nommé médiateur, Emmanuel Macron n’était pas ministre de l’économie mais secrétaire général adjoint de l’Élysée. Cependant, il faisait partie du courant favorable à Uber et aux VTC » ([154]).

M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, l’a confirmé en ces termes : « Ce que je ressentais à l’époque de la part des ministres de l’économie successifs, Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron, était qu’ils étaient sensibles à la croissance supplémentaire que pouvaient permettre ces activités. Ils étaient assez désireux de prendre l’ensemble des mesures fiscales et réglementaires qui permettaient de créer de la croissance et de l’activité. » ([155])

En tout état de cause, les positions idéologiques défendues par M. Macron – qui promouvra plus tard la start-up nation et la fin du salariat –, étaient évidemment compatibles sinon favorables au modèle disruptif d’Uber. Ainsi que l’expose Le Monde : il « n’a jamais caché sa sympathie pour Uber et son modèle, à même, selon lui, de créer énormément d’emplois, notamment pour les personnes peu qualifiées. Je ne vais pas interdire Uber, ce serait renvoyer [les jeunes de banlieue sans qualifications] vendre de la drogue à Stains avait-il déclaré à Mediapart en novembre 2016. Fin 2014, Emmanuel Macron défend très publiquement le modèle d’Uber lors de la conférence Le Web, durant laquelle il se prononce contre l’interdiction d’Uber à Paris et explique que [son] job nest pas daider les entreprises établies mais de travailler pour les outsiders, les innovateurs”» ([156]).

Cette réalité transparaît de manière encore plus évidente dans les documents des Uber files, comme en attestent les échanges entre les dirigeants d’Uber (en premier lieu M. Mark MacGann, alors directeur des affaires publiques d’Uber, M. Thibaud Simphal, directeur général d’Uber France,
M. Pierre-Dimitri Gore‑Coty, directeur général d’Uber pour l’Europe de l’ouest, et M. Alexandre Quintard Kaigre, directeur des affaires publiques d’Uber France) et M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, ou des membres de son cabinet (notamment M. Emmanuel Lacresse, directeur adjoint de cabinet, M. Étienne Chantrel, conseiller chargé des réformes structurelles et de la gouvernance, et Mme Julie Bonamy, conseillère budgétaire et numérique).

Ainsi, la satisfaction des dirigeants d’Uber à la suite des premiers contacts établis avec M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie depuis quelques semaines, puis avec des membres de son cabinet, est manifeste :

– à la suite de la première rencontre entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, le 1er octobre 2014 à Bercy, M. Mark MacGann, présent lors de la rencontre, envoie à ses collaborateurs un message particulièrement explicite :

Mark MacGann : « En un mot : spectaculaire. Du jamais vu. On quitte Bercy et on file à l’aéroport. Je vous tape un rapport dans la journée. Beaucoup de boulot à venir, mais on va danser bientôt. »

– à la suite d’un rendez-vous entre des membres du cabinet du ministre et M. Thibaud Simphal et M. Pierre-Dimitri Gore-Coty, ayant eu lieu le 4 novembre 2014, un compte rendu rédigé par ces derniers montrent que leurs intérêts convergent :

Thibaud Simphal : « Globalement, l’objectif du ministère de l’économie est d’avancer afin de clore le dossier VTC / taxis tout en évitant que trop de barrières soient imposées au développement du secteur VTC. »

– à la suite d’un appel téléphonique entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, le 7 janvier 2015, un message de M. Pierre-Dimitri Gore-Coty relate l’échange de la manière suivante ([157]) :

Pierre-Dimitri Gore-Coty : « J’ai parlé à Travis pendant quelques minutes à propos de sa discussion avec Macron la nuit dernière […] : très bon appel, Macron veut trouver des solutions et a l’intention de soutenir un projet de loi sur le covoiturage (dissocié des VTC). »

Ces premiers échanges on ne peut plus positifs ont contribué à installer entre le ministre de l’économie ou son cabinet et les représentants d’Uber une relation de confiance qui a fini par se concrétiser dans un « deal » sur l’assouplissement de la réglementation relative au VTC, dont les Uber files ont dévoilé toute la complexité. Ces rencontres sont d’ailleurs d’autant plus suspectes qu’elles ne figuraient pas à l’agenda du ministre de l’économie.

On notera par ailleurs que la première rencontre entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick a été organisée par l’entremise de Google, comme l’a expliqué M. Mark MacGann lors de son audition devant la commission d’enquête : « [f]in septembre 2014, le responsable des affaires publiques pour Google en France, Francis Donnat, a ainsi contacté le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, Emmanuel Lacresse – tous deux de la promotion Valmy de l’ENA – pour lui demander si le ministre pouvait recevoir Travis Kalanick, de passage à Paris. » ([158])

On sait aussi qu’Uber, dans sa stratégie de développement, a fait appel au milieu de la french tech. Le soir même de leur rencontre, M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick se sont retrouvés à un dîner organisé par M. Xavier Niel. L’entre-soi des élites politiques et économiques voire médiatiques a ainsi pu favoriser le modèle d’Uber. M. Mark MacGann le résume à sa façon : « [l]e fait que nous ayons pu obtenir, par le biais de Google, de l’énarchie et des potes, un accès direct à l’hôtel des ministres à Bercy, et que nous ayons pu maintenir cet accès alors que nous étions sans le moindre doute dans la plus totale illégalité au regard de la loi sur les transports, de la fiscalité, de l’Urssaf et de la DGCCRF, c’était peut-être peu orthodoxe. »

ii.   Le « deal » caché scellé entre M. Emmanuel Macron et Uber pour alléger les conditions de formation et d’examen des chauffeurs

Dès les premiers contacts entre M. Emmanuel Macron ou son cabinet et Uber, les discussions ont porté sur un élément essentiel pour la plateforme : comment accroître rapidement le nombre de chauffeurs ? Ainsi que l’expliquaient très justement les représentants du secteur des taxis devant la commission d’enquête : les plateformes cherchent constamment à augmenter le nombre de leurs chauffeurs, non seulement dans une optique de hausse du nombre de courses effectuées et de rentabilité, mais aussi en vue de s’accaparer une part du marché – de chauffeurs et de clients – suffisamment grande pour prendre un avantage décisif vis-à-vis de leurs concurrents, voire pour s’emparer d’un quasi-monopole.

Les échanges internes auxquels la rapporteure a pu avoir accès montrent que les lobbyistes du cabinet Fipra avaient spécifiquement recommandé le ministre de l’économie Emmanuel Macron à Uber comme un interlocuteur pouvant défendre les positions de l’entreprise vis-à-vis des autres ministères. Un message de Mme Thaima Samman à M. Mark MacGann, daté du 30 septembre 2014, témoigne de la proximité des liens entre l’entreprise et le cabinet de M. Macron ([159]).

Thaima Samman : « [M. Macron] peut être un très bon porte-parole dans la bataille contre le ministère de l’intérieur dans le processus réglementaire à venir, lorsque le Premier Ministre sera amené à arbitrer, au regard de sa proximité avec [M. ]Valls.

« Comme [M.] Jean-François [Guichard] te l’a indiqué, je dîne avec [M.] Emmanuel Lacresse ce soir, qui sera sans doute au rendez-vous. Il nous a beaucoup aidé ces dernières semaines. Je peux aussi le briefer pour demain. »

Le compte rendu de la rencontre du 4 novembre 2014, citée précédemment, montre ainsi que les représentants de la plateforme ont soulevé « un certain nombre d’inquiétudes quant à la mise en œuvre prévue de la “loi Thévenoud”, comme la durée de formation des chauffeurs qui constitue, selon eux, un frein à l’expansion de leur activité ». Les conditions de formation et d’examen des chauffeurs de VTC étaient en effet une des questions que la « loi Thévenoud » n’avait pas tranché définitivement car relevant du domaine réglementaire.

C’est donc sur ce point qu’a porté le « deal » scellé entre M. Emmanuel Macron et Uber, révélé par les Uber files : la plateforme devrait mettre fin à son service UberPop – illégal depuis l’entrée en vigueur de la « loi Thévenoud » – et, en échange, les conditions de formation imposées aux chauffeurs VTC seraient abaissées de 250 à 7 heures – ce sera l’objet d’un arrêté du 2 février 2016 ([160]).

Il est intéressant de noter que les acteurs de l’époque ont une perception de ce « deal » très différente de la version révélée dans les Uber files. En apparence, l’arrêté du 2 février 2016, cosigné par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, par le ministre de l’intérieur et par le ministre des transports, serait le résultat d’un travail interministériel, validé collectivement et arbitré par le Premier ministre. Cela explique que M. Cazeneuve, ministre de l’intérieur, M. Vidalies, ministre des transports, et M. Valls, Premier ministre, aient tous nié l’existence d’un « deal » devant la commission d’enquête :

– M. Bernard Cazeneuve : « il n’y a pas eu de “deal” auquel j’ai participé sur ce sujet car il n’y avait pas de “deal” à avoir » ([161]) ;

– M. Alain Vidalies : « Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu un “deal” entre Emmanuel Macron et Uber. En revanche, un tel “deal” n’est pas intervenu entre le Gouvernement et Uber » ([162]) ;

– M. Manuel Valls : « Vous avez fait allusion à un “deal ; j’ai également lu des déclarations à ce sujet. Je n’ai jamais eu connaissance d’un tel “deal”, en 2015 ; si cela avait été le cas, je ne l’aurais pas accepté » ([163]).

M. Mark MacGann quant à lui, s’il a refusé d’employer le mot « deal » devant la commission d’enquête, n’en a pas nié le principe : « Je n’aime pas le mot “deal” parce qu’il peut donner l’impression au citoyen qu’une valise de billets circule. Ce n’était pas le cas. C’était un accord politique qui n’avait rien d’inacceptable : “Vous arrêtez un service qui nous met à dos toute la France” – sauf les consommateurs et les chauffeurs UberPop –, “et ensuite on pourra dialoguer”. Emmanuel Macron a obtenu de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve une réforme intelligente : elle ne nous accordait pas tout ce que nous voulions mais beaucoup plus que nous n’aurions obtenu sans lui.

« Bernard Cazeneuve m’a raconté, des années après, que quand il marchait dans la rue, les chauffeurs de taxi le félicitaient. C’est normal, c’est un homme politique. Il estimait avoir fait ce qu’il devait faire en tant que ministre de l’intérieur, à savoir défendre les intérêts des acteurs du marché des taxis. Le ministre modernisateur de l’économie, qui fustigeait, dans les réunions de la gauche européenne, en mai 2015, le conservatisme et l’immobilisme de son propre gouvernement sur la question d’Uber, était lui aussi dans son rôle en défendant l’investissement étranger et les jeunes pousses. On ne pouvait pas taper sur Uber, la start-up la plus connue au monde, et en même temps espérer encourager et soutenir les start-up en France. » ([164])

Néanmoins, les documents internes à Uber auxquelles la rapporteure a pu avoir accès témoignent bien d’une grande opération de manipulation orchestrée par Uber avec la complicité de M. Emmanuel Macron.

Tout commence lors de la deuxième rencontre entre le ministre de l’économie et M. Travis Kalanick le 20 janvier 2015 à Bercy. Voici le résumé qu’en donne alors M. Mark MacGann ([165]) :

Mark MacGann : « La discussion s’est concentrée sur la déréglementation des VTC, c’est-à-dire sur l’abaissement des barrières à l’entrée qui contraignent l’offre (250 heures de formation, entre 4 000 et 6 000 euros pour une licence). Il veut qu’on l’aide en communiquant clairement et agressivement pour dire que les VTC sont l’avenir dans ce domaine. Une licence VTC “light” permettrait de vraies créations d’emploi et des opportunités économiques. La fenêtre pour une campagne de communication claire se situe durant les quatre prochaines semaines, quand les médias seront centrés sur lui et sa loi de libéralisation. Son but n’est pas de mettre quelque chose dans la loi ; cela ne marche pas pour tout un tas de raisons. Son but est de montrer que donner la possibilité à des gens de devenir des chauffeurs VTC est positif en termes d’emploi et de mobilité. Une fois que ce message sera clair dans l’opinion publique, cela renforcera ses marges de manœuvre pour négocier un décret qui modifie les contraintes mentionnées ci-dessus. »

De là découle la stratégie décrite par M. Thibaud Simphal, qui résume ainsi le « plan » élaboré avec le ministre à Bercy ([166]) :

Thibaud Simphal : « Nous nous sommes mis d’accord (avec Emmanuel Macron et Julie Bonamy) sur un process en deux temps :

« 1. Avant [demain soir], proposer, via un député qui nous est favorable (idéalement de la majorité – difficile), un ou plusieurs amendements au projet de loi loi Macron afin de modifier la réglementation actuelle en matière de licence VTC (en particulier en ce qui concerne la formation des chauffeurs), dans l’esprit de l’item 2 ci-dessous et dans la mesure où cela peut être fait dans la loi. L’idée est d’essayer d’inscrire les principes listés ci-dessous dans un texte tant que nous avons une fenêtre ; les chances d’y parvenir son faibles, mais nous devons essayer.

« 2. Dans les quatre prochaines semaines (c’est-à-dire pendant que Macron défend sa loi de libéralisation), mener, avec Macron et Uber en parallèle, une campagne de communication puissante, afin de faire accepter l’idée qu’une licence VTC “light” serait une solution pour l’emploi et la mobilité (cela a été accepté cette nuit). Ensuite, se servir de cet élan pour faire passer un décret qui permettre d’éliminer ou de réduire significativement les conditions requises pour être VTC. »

Et d’énumérer, entre autres choses, la nécessité de « transformer les 250 heures de formation et l’examen existant en un simple examen […] portant sur des choses qui font sens. »

Deux jours plus tard, le 22 janvier, Uber identifie, en la personne de M. Luc Belot, un parlementaire de la majorité susceptible d’accepter de déposer des amendements favorables aux VTC sur le projet de loi Macron. Thibault Simphal lui envoie les amendements rédigés par Uber ([167]).

Thibaud Simphal : « Un appel très utile en ce moment avec Luc Belot, député socialiste (parti au pouvoir), partisan des VTC et promoteur d’Uber – il a fait référence à Macron à plusieurs reprises et très indirectement à notre réunion d’hier soir. Il veut des progrès sur les VTC, on aurait vraiment dit qu’il avait reçu un appel de Julie Bonamy ou de Macron lui-même étant donné le niveau de détail et d’intention. »

Quatre des amendements proposés par Uber seront finalement déposés par M. Luc Belot. Dans des échanges de mails internes, les collaborateurs et lobbyistes de la plateforme ne cachent pas leur satisfaction ([168]).

Clémence Arto [du cabinet Fipra] : « C’est quand même une excellente nouvelle. On a trois amendements déposés par un député socialiste qui portent sur des éléments clés du régime, et il a notamment gardé l’amendement sur les gares et aéroports. [...] Cela permet, comme c’était le but, d’amorcer un débat sur un régime VTC assoupli. »

Arrive le débat sur le « projet de loi Macron », en séance ; le plan se déroule sans accroc. Trois des amendements déposés par M. Luc Belot sont défendus (le quatrième ayant été déclaré irrecevable). Aucun d’entre eux n’est adopté, M. Emmanuel Macron émettant sur chacun d’eux un avis défavorable (l’un est rejeté, les deux autres retirés). Néanmoins, ces propositions sont un prétexte tout trouvé pour permettre au ministre de l’économie de marquer son accord avec les positions défendues par les plateformes et distiller de premières annonces sur l’évolution future de la réglementation : « Je serai défavorable aux amendements qui suivront, non par absence de sympathie intellectuelle mais par une forme de pragmatisme de court terme » ou encore « Je pourrais faire mien l’exposé sommaire de votre amendement car un véritable bon sens y est sous-jacent. Je suis d’accord avec ce que vous proposez, mais c’est de niveau réglementaire. Un arrêté, dont la publication est imminente, prévoit une telle mesure. Vous avez l’engagement du Gouvernement sur ce point et votre amendement sera satisfait. Je vous invite donc à retirer l’amendement. À défaut, l’avis serait défavorable » ([169]).

En réalité, les amendements déposés par les parlementaires visaient donc moins une adoption immédiate qu’à créer une ambiance favorable à Uber dans l’opinion publique. Pour la plateforme, le vrai enjeu porte sur la formation.

À partir du premier semestre 2015 s’engage, au niveau interministériel, un long travail d’élaboration des mesures réglementaires, prévues dans la « loi Thévenoud », relatives aux conditions imposées pour devenir chauffeur de VTC. En parallèle, la tension entre les taxis et les VTC atteint son paroxysme et la pression s’accentue sur UberPop, ce service dont l’illégalité ne faisait plus aucun doute après l’entrée en vigueur de la même « loi Thévenoud » mais qu’Uber aura maintenu au mépris de toute légalité pendant neuf mois supplémentaires. Le 23 juin 2015, Uber est officiellement sommé par le ministre de l’intérieur de mettre fin au service UberPop ([170]). Le 3 juillet 2015, M. Travis Kalanick envoie un SMS à M. Emmanuel Macron ([171]) :

Travis Kalanick : « Pouvons-nous faire confiance à [M. Cazeneuve] ? »

Emmanuel Macron : « Nous avons eu une réunion hier avec le Premier ministre. [M.] Cazeneuve va calmer les taxis et je vais réunir tout le monde la semaine prochaine pour préparer la réforme et corriger la loi. [M.] Cazeneuve a accepté le “deal”. »

Le même jour, le service UberPop est définitivement arrêté.

Quelques jours plus tard, le mot « deal » est à nouveau utilisé dans un échange interne à l’entreprise Uber. À l’occasion d’un contrôle de ce qui semble être la DGFIP dans les locaux de la société, Mark MacGann se demande si le « deal » va encore tenir longtemps ([172]).

Mark MacGann : « La police financière est dans nos bureaux de Paris (vingt agents) ; ils veulent des renseignements sur nos chauffeurs partenaires. Il semble qu’ils appliquent une décision de justice. Uber BV serait la cible.

« J’ai informé le directeur de cabinet de [M. Macron] qu’il ne nous semble pas que le “deal” puisse tenir encore très longtemps. »

Les auditions menées par la commission d’enquête ont montré qu’aucun des protagonistes n’a alors conscience de l’accord qui se joue entre le ministre de l’économie et Uber. M. Belot s’est ainsi contenté d’affirmer : « En tant que parlementaire, je déposais des amendements en espérant qu’ils soient adoptés. Mes amendements, par ailleurs, ne portaient pas sur le sujet de la formation. […] Je n’ai pas participé aux discussions entre Uber et le ministère : il me semble qu’Adrien Sénécat l’a confirmé lors de son audition. Si un “deal” a été conclu, je n’y étais pas associé et n’en étais pas à l’origine. » ([173])

Il en va de même pour M. Cazeneuve : « Pourquoi, malgré tout, évoque-t-on un “deal” alors qu’il n’y en a pas eu ? Je sais qu’il n’y en a pas eu car il ne pouvait y en avoir sans le ministère de l’intérieur. Des discussions ont sans doute eu lieu entre le ministre de l’économie et des Finances et les représentants de la nouvelle économie. J’en ai eu aussi et elles n’ont pas été aimables ni nombreuses : une par téléphone et la deuxième dans mon bureau, en juin 2015. Les choses ne se sont pas bien passées et ont été dites de manière extrêmement ferme, puisque je leur ai demandé d’arrêter les activités illégales, sans aucune contrepartie – car il n’y en a aucune à donner pour l’arrêt d’activités illégales. Ce serait renoncer à l’État de droit. Les choses ont été actées puisqu’ils ont cessé leurs activités. » ([174])

Sur ce point, des échanges internes auxquels la rapporteure a pu avoir accès montrent une implication limitée de M. Bernard Cazeneuve. Dans un SMS du 26 juin 2015, M. Alexandre Quintard Kaigre propose de contacter le cabinet du ministre de l’intérieur en vue de proposer l’arrêt d’UberPop en contrepartie d’une révision de la réglementation sur les VTC ; la proposition semble refusée ([175]).

Alexandre Quintard Kaigre : « Ne penses-tu qu’il serait efficace que tu envoies un SMS à Cazeneuve pour lui dire que Uber France est prêt à bouger sur Pop pour apaiser et donner une voie de sortie au Gouvernement ? La contrepartie : révision de la réglementation VTC. J’ai écrit un sms au chef de cabinet de [M.] Cazeneuve pour lui dire que l’on était à la dispo du ministre. Pas encore eu de réponse. Je te tiens au courant dès que j’ai une réponse. »

Mark MacGann : « Pas le genre de message à envoyer sans avoir un dialogue, et nous n’avons pas de dialogue encore avec Beauveau. »

Quant à M. Vidalies : « Si ce “deal” existait avec les conséquences que vous craignez, s’est-il manifesté dans les chiffres ? Selon certains, en réduisant de 250 à 7 heures la durée de formation, on aurait facilité l’accès des VTC. Si tel avait été le cas, le nombre de licences aurait connu une croissance exponentielle. Or le résultat a été exactement l’inverse. Au préalable, le marché de la formation fonctionnait au noir, sans contrôle. L’arrêté a changé radicalement le système, en faisant en sorte que le juge de paix ne soit plus la formation mais l’examen. Comment peut-on nous reprocher une forme de laxisme alors que nous avons remplacé une formation qui était suspecte pour tout le monde par un véritable examen ? » ([176]).

Et pourtant, tout se déroule comme prévu pour Uber. Lorsque la plateforme se voit communiquer le projet d’arrêté sur les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC, le 11 janvier 2016, la réaction des équipes d’Uber parle d’elle-même ([177]) :

Alexandre Quintard Kaigre : « À première vue, cet arrêté́ va exactement dans le sens que nous poussons depuis plusieurs mois. »

Thibaud Simphal : « Wow, this is a massive achievement ! On ne va pas faire la fine bouche Well done Alex, well done team for the resilience, the persistence, the super hard work (“depuis plusieurs mois” >> depuis 1 an et demi tu veux dire ! Première rencontre TK Macron sept 2014 ! Mais clairement depuis juin on a pesé́ très lourd). »

D’ailleurs, ces faits concordent avec le résumé qu’en a fait M. Mark MacGann devant la commission d’enquête : « La réforme Thévenoud, contrairement à nos attentes, allait durcir l’accès à la profession de chauffeur de VTC. Or nous voulions qu’un maximum de conducteurs se mettent derrière un volant pour conduire des individus, avec le minimum de réglementation, de coûts, de formation, etc. Pour être chauffeur UberPop, il fallait juste avoir un permis de conduire. […] Nous avons retiré UberPop du marché à la fois sous la pression de Bernard Cazeneuve mais aussi parce que le ministre de l’économie nous avait fait comprendre – on parle de “deal” mais je n’aime pas ce mot – que si nous mettions fin à ce service illégal, il nous obtiendrait le type de formation minimale que nous souhaitions dans ses discussions interministérielles avec Bercy et Matignon. » ([178])

Cela montre bien que M. Emmanuel Macron a multiplié les rendez-vous et les échanges avec les dirigeants d’Uber pour faciliter l’activité de la plateforme en France dans l’ignorance du reste du Gouvernement ; MM. Cazeneuve, Valls et Vidalies n’étaient pas au courant de la nature des relations du ministre de l’économie avec Uber, qui se sont tissées dans la plus totale opacité.

L’histoire ne s’arrête pas là. Le lendemain, Uber apprend que l’arrêté pourrait finalement limiter le nombre de sessions d’examen organisées par an. La plateforme organise alors un intense lobbying pour s’y opposer. Elle contacte d’autres plateformes (Chauffeurs privés, Le Cab, Heetch, SnapCar) pour organiser un lobbying concerté contre « la mort assuré du secteur VTC », en les incitant à écrire aux cabinets des ministres de l’économie et des Transports ; cela transparaît dans un mail de M. Alexandre Quintard Kaigre envoyé le 12 janvier 2016 ([179]).

Alexandre Quintard Kaigre : « Je viens d’avoir la confirmation que le cabinet du Premier ministre va introduire dans l’arrêté́ examen une demande venant des organisations professionnelles : une limitation du nombre de sessions d’examen sur un an.

« Pour Uber, nous y sommes fortement défavorables et cela reviendrait à casser tout le potentiel de l’arrêté dans sa rédaction actuelle : les centres de formation n’auront pas l’argent pour louer des grands centres d’examen (Villepinte et autres) donc on sera sur une échelle de 80 personnes par session ; c’est la mort assurée du secteur VTC et du développement de l’offre de chauffeur ; le Gouvernement veut aussi accélérer les contrôles sur les LOTI voire prendre des actes juridiques nous interdisant le recours aux capacitaires.

« 1/ Partagez-vous notre analyse et nos préoccupations ?

« 2/ Dans l’affirmative, seriez-vous prêts à resigner un courrier commun adressé au PM avec cette fois une fuite dans la presse et une prise de parole publique ?

« 3/ D’autres actions de lobbying sont possibles. »

Les lobbyistes d’Uber insistent auprès du cabinet de M. Emmanuel Macron. M. Mark MacGann écrit à M. Emmanuel Lacresse, directeur adjoint de cabinet de M. Emmanuel Macron, afin d’argumenter contre la limitation du nombre de sessions ([180]) :

Mark MacGann : « Je souhaite attirer votre attention sur l’intention de Matignon (nous dit-on) d’introduire une limitation du nombre de sessions d’examen dans une année calendaire (éventuellement autour de quatre ou cinq sessions par an et par centre). Nous estimons que cela reviendrait à casser l’équilibre de l’arrêté dans sa version actuelle, car il s’agirait d’une nouvelle barrière à l’entrée sur le marché VTC. Cela viderait la réforme de tout son sens. Une telle mesure empêcherait les milliers de postulants au métier de chauffeur VTC de réaliser leur ambition, et renforcerait la discrimination de l’accès à l’emploi pour un segment important de la population, puisque les centres de formation n’auraient tout simplement pas les moyens d’assurer l’infrastructure nécessaire à garantir un accès équitable aux examens, et donc à l’emploi. »

M. Alexandre Quintard Kaigre écrit également à MM. Lacresse et Chantrel :

Alexandre Quintard Kaigre : « En conclusion, un arbitrage du Gouvernement pour la limitation du nombre de sessions d’examen par an, en plus de n’avoir comme seule justification de brider la croissance des VTC, serait très fortement défavorable au secteur de la mobilité́ partagée. »

Cette stratégie concertée avec d’autres plateformes avait déjà été entamée dès l’été 2015, comme le montre un autre SMS de M. Alexandre Quintard Kaigre envoyée à MM. MacGann et Simphal le 13 juillet 2015 ([181]) :

Alexandre Quintard Kaigre : « Mark, Thibaud, je viens d’avoir Lacresse à l’instant au téléphone. Macron souhaite avancer. Lacresse veut monter une réunion mercredi en fin d’après-midi. J’ai insisté pour que ce soit en fin de journée afin que l’on ait le temps d’avoir notre réunion collective à 12h ce mercredi. Notre front commun (SnapCar, Chauffeur Privé, Heetch et Uber – LeCab étant dans la boucle mais pour l’instant très silencieux) pourrait donc être reçu mercredi et présenter ses propositions pour l’avenir et la croissance du secteur de la mobilité (le document sur lequel nous travaillons). Lacresse me redit que le gouvernement pourra faire passer des mesures pro vtc par la présentation de mesures pro taxi (coexistence des deux). Thibaud et moi pensons que ce point n’a pas été assez bien compris par nos concurrents, malgré les multiples alertes que TS et moi avons faites depuis 6 jours. Pas d’inquiétude pour autant, ils vont juste l’entendre de la bouche de Lacresse. Ce dernier a identifié que Cardoso (LeCab) avait visiblement un problème avec Uber mais que ça allait se résorber quand il verra que le cabMacron est à la manœuvre. Je continue à mettre la pression à nos amis du front commun. À disposition maintenant pour échange tel si nécessaire. »

Le 13 janvier 2016, Uber obtient finalement le retrait de la limitation du nombre de sessions d’examen initialement envisagé. Les équipes d’Uber se félicitent de ce revirement ([182]) :

Thibault Simphal : « Beau travail à toute l’équipe pour l’énorme effort collectif fourni en 24 heures ! »

Pierre-Dimitri Gore-Coty : « Beau travail tout le monde. »

Le 2 février 2016, l’arrêté est définitivement publié, et Uber ne trouve rien à y redire. Le « deal » caché scellé avec M. Emmanuel Macron a fonctionné, et avec lui la grande opération de manipulation qui aura permis d’alléger les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC, pour le plus grand intérêt des plateformes et de la plus puissante d’entre elles : Uber.

iii.   L’arrêté de Marseille : une nouvelle preuve de la proximité d’Uber et du ministre de l’économie

Un autre exemple témoigne de la proximité des liens entretenus par Uber et par M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie.

Au moment de la crise entre les taxis et les VTC, le préfet de police des Bouches-du-Rhône, M. Laurent Nuñez, publie, le 20 octobre 2015, un arrêté d’interdiction du service Uber X dans le centre-ville de Marseille, sur l’aéroport de Marseille-Provence et la gare SNCF d’Aix-en-Provence TGV ([183]). Ce service était évidemment déjà interdit par la « loi Thévenoud » mais, comme l’a indiqué M. Nuñez lors de son audition par la commission d’enquête, il s’agissait, conformément aux directives données par le ministre de l’intérieur, d’une « posture d’affichage […] pour prévenir des troubles à l’ordre public » ([184]), conforme aux directives reçues du ministre visant à intensifier les contrôles sur les VTC ([185]).

M. Mark MacGann envoie alors un SMS à M. Emmanuel Macron ([186]) :

Mark MacGann : « Monsieur le ministre, nous sommes consternés par l’arrêté préfectoral à Marseille interdisant Uber X, service VTC. Nous avons appris cela par l’AFP et avons informé votre cabinet. Pourriez-vous demander à votre cabinet de nous aider à comprendre ce qui se passe ? »

Emmanuel Macron : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d’ici ce soir. Restons calme et à ce stade je vous fais confiance. »

Cette réponse de M. Emmanuel Macron interpelle. Comment un ministre de l’économie peut-il s’engager « personnellement » à interférer sur une décision d’un préfet de police alors qu’il n’est pas sous sa hiérarchie directe ?

Un autre échange interne à l’entreprise Uber, du 21 octobre 2015, auquel la rapporteure a eu tardivement accès confirme d’ailleurs que le premier réflexe des dirigeants de la plateforme, à l’annonce du premier arrêté interdisant Uber X, est bien d’interpeler directement le cabinet de M. Emmanuel Macron, et notamment son directeur adjoint de cabinet M. Emmanuel Lacresse ([187]).

Alexandre Quintard Kaigre : « URGENT. Le préfet de Police de Marseille vient d’interdire par arrêté Uber X. »

Mark MacGann : « Vu message [de M.] Lacresse ? Suis dans un avion au-dessus de Londres. Te tel dès que je peux […]. »

Alexandre Quintard Kaigre : « Ok. J’appelle [M.] Lacresse et je te recontacte derrière. »

Mark MacGann : « Ok merci. »

Alexandre Quintard Kaigre : « Réponse SMS de [M.] Lacresse que je n’ai pas réussi à avoir au tel : “Pour le moment nous sommes en train d’analyser, dès que j’ai plus de commentaires je vous en fait part.” »

Mark MacGann : « Répond : merci. Dans tous les cas de figure, nous devrons prendre position publiquement demain mi matinée. »

Alexandre Quintard Kaigre : « C’est fait. Réponse de [M.] Lacresse : “Oui pas de précipitation”. »

D’autres documents des Uber files témoignent de ces échanges entre Uber et M. Emmanuel Lacresse ([188]).

M. Mark MacGann : « […] d’une autorisation administrative délivrée par les services de la même préfecture qui leur interdirait aujourd’hui d’exercer leur activité par l’intermédiaire de l’application Uber. Des échanges sont en cours avec le Gouvernement afin d’analyse le sens et la portée de cet arrêté. »

M. Emmanuel Lacresse : « Vu, merci. Je ne suis pas super certain du besoin du Gouvernement du sujet… C’est-à-dire de le mentionner… »

Or, quelques jours après ces échanges entre les dirigeants d’Uber et M. Emmanuel Macron ainsi que son cabinet, un nouvel arrêté est publié, qui remplace l’ancien : l’arrêté du 3 novembre 2015 qui n’interdit plus uniquement Uber X dans le centre-ville de Marseille mais « l’activité de transport routier de personnes à titre onéreux exercée à titre illégal dans le département des
Bouches-du-Rhône » ([189]).

Ces faits sont très troublants ; quel rôle a donc joué M. Emmanuel Macron ou son cabinet dans l’affaire ? M. Damien Leloup, journaliste au Monde, a expliqué devant la commission d’enquête que « cet arrêté n’aurait pas résisté à un recours contentieux. Telle est aussi l’hypothèse avancée par un ancien salarié d’Uber France, avec lequel nous avons longuement discuté. Il explique ce revirement complet par le zèle dont aurait fait preuve un membre du cabinet du préfet de police. À l’examen, les services de la préfecture de police se seront rendu compte que l’arrêté était excessif dans sa rédaction et sa portée ». Il a toutefois cru bon d’ajouter que : « Si nous avons rapporté cet épisode, c’est aussi parce qu’il nous semble significatif sous l’angle opposé. Il démontre clairement qu’Uber, peut-être sans jamais parvenir à ses fins, n’hésite pas à solliciter directement des élus et des ministres, y compris en cas de grave difficulté, en espérant réussir à faire bouger les choses. C’est aussi en ce sens que l’imbroglio de l’arrêté marseillais nous semble être une information importante. » ([190])

Devant la commission d’enquête, M. Laurent Nuñez s’est étonné de l’interprétation donnée à ces faits dans les Uber files : « J’ai été très surpris par l’interprétation de mes deux arrêtés successifs. Les médias présentaient le second arrêté comme un renoncement par rapport au premier arrêté ; or, il n’en est absolument rien. […] [Le premier] arrêté interdisait “l’activité de transport routier à titre onéreux effectuée par des conducteurs ne remplissant pas les conditions réglementaires, organisée par la société Uber France SAS, ou ses intermédiaires, au moyen de l’application pour mobile Uber X” et s’appliquait à quelques arrondissements de Marseille, l’aéroport de Marseille et la gare SNCF
d’Aix-en-Provence TGV.

« Nous nous sommes aperçus que cet arrêté était sans doute trop limité, que les VTC commettaient d’autres types de fraudes et que certains chauffeurs utilisaient d’autres applications qu’Uber. Nous avons donc décidé de prendre un second arrêté le 3 novembre 2015 – qui ne revenait en rien sur le premier. Au contraire, il embrassait tout le champ du transport de personnes et ne faisait plus seulement référence à l’application Uber X. Il indiquait ainsi : “L’activité de transport routier de personnes à titre onéreux effectués par des conducteurs et/ou sociétés partenaires de la société Uber SAS, ou par tout autre opérateur, dans des conditions ne respectant pas les règles fixées par la législation en vigueur, est interdite dans le département des Bouches-du-Rhône”.

« Cet arrêté était beaucoup plus restrictif. Les responsables d’Uber ont alors demandé un entretien auprès des responsables du département, qui a effectivement eu lieu, en ma présence. Ils n’ont donc pas vu cet arrêté comme étant plus souple. Nous leur avons fermement rappelé la réglementation à l’occasion de ce rendezvous. » ([191])

Cette thèse semble défendable, mais comporte néanmoins plusieurs zones d’ombre. Tout d’abord, elle n’explique pas pourquoi les dirigeants d’une entreprise américaine adepte d’un lobbying brutal et coupable d’activités illégales se sont sentis suffisamment en confiance pour interpeller directement le ministre de l’économie, qui plus est par SMS. En outre, elle n’explique pas la satisfaction d’Uber après la publication du second arrêté – M. Mark Mac Gann, toujours par SMS, remercie alors M. Emmanuel Macron ([192]) :

Mark MacGann : « Bonne coopération avec votre cabinet et celui de Beauvau. Préfet des Bouches-du-Rhône va modifier son arrêté et son communiqué pour gommer les déclarations qui ont semé la confusion. Merci pour votre soutien. »

Emmanuel Macron : « C’est normal. Merci de la réaction proportionnée. »

Il convient de souligner que M. Laurent Nuñez, aujourd’hui préfet de police de Paris, a entre-temps été secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur ; dans quelle mesure sa réponse à la commission d’enquête a-t-elle été influencée par sa loyauté vis-à-vis du ministre de M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie puis Président de la République ?

La situation est d’autant plus troublante que la rapporteure a très tardivement eu accès à des échanges internes à l’entreprise Uber – transmis par M. Mark MacGann – qui attestent de contacts entre la plateforme et le cabinet de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur ([193]).

Alexandre Quintard Kaigre : « Je viens d’être appelé à nouveau par le cabinet de Bernard Cazeneuve (David Coste et Jean-Julien Xavier-Rolai). Ils ont discuté avec le Préfet de Police des Bouches-du-Rhône. J’ai invité Greg dans notre discussion.

« Ils nous ont annoncé que le Préfet de Police allait communiquer dans 1h pour dire que l’arrêté ne reflète pas ce qu’il voulait dire. ll semblerait que le PP voulait pointer des faits de maraude reprochés à des chauffeurs (par ailleurs partenaires d’Uber). Il va appeler rapidement l’AFP pour faire une déclaration.

« Cela tombe bien : l’application ne permet pas de faire de maraude! J’ai enfoncé le clou pour leur faire comprendre qu’une seule communication ne résoudrait rien et qu’il fallait retirer cet arrêté qui nous vise explicitement ! :)

« Donc, après de longues minutes de négo pour obtenir le retrait, le cabinet Cazeneuve a lâché que le PP allait “probablement revoir les termes de l’arrêté dans les prochains jours”.

« Nous n’avons pas encore obtenu le retrait de l’arrêté mais c’est un beau début de rétropédalage. Nous sommes convenus de nous rappeler après la communication du Préfet. Je fais le maximum pour obtenir le retrait de l’arrêté d’ici à demain soir. »

Et dans un message ultérieur du même Alexandre Quintard Kaigre : « On devrait obtenir un nouvel arrêté qui exclut tout lien avec Uber et qui devrait ne pas nous mentionner. Je viens de raccrocher avec Plic et Plouc. »

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Bernard Cazeneuve s’est gardé de toute référence à ces échanges : « Les SMS qu’Emmanuel Macron envoyait à d’autres étaient reçus par ces derniers, et en aucun cas par moi. Je n’en savais rien. Ai-je eu un contact avec Emmanuel Macron au sujet de cet arrêté ? Absolument pas. Je n’avais pas à en avoir. D’ailleurs, s’il m’avait contacté sur cet arrêté au motif qu’Uber ceci ou cela, en dépit de tout le respect que j’avais pour le ministre de l’économie, il aurait été mal reçu. […] Ensuite, si vous avez l’occasion d’interroger Laurent Nuñez, vous pourrez lui demander les raisons pour lesquelles l’arrêté a été modifié. Mais comme je souhaitais que nous puissions intervenir sans la moindre faiblesse à l’égard d’Uber et que l’attitude procédurière de cette entreprise était bien connue – vous avez vu l’ensemble des procédures qu’ils ont engagées –, je n’entendais pas qu’une procédure à l’encontre d’un arrêté pût affaiblir l’État et consacrer la victoire d’Uber. Les conseils et les consignes que je donnais à mes collaborateurs – et Laurent Nuñez en était un – étaient donc de prendre des arrêtés en ayant procédé à l’ensemble des vérifications juridiques. Si vous avez le sentiment que le contenu d’un arrêté est de nature à le fragiliser en droit, n’offrez pas cette victoire à Uber. Telles étaient mes consignes. » ([194])

La rapporteure a quant à elle eu connaissance de la part des représentants des taxis – M. Sébastien Delogu, député, était alors chauffeur de taxi à Marseille – d’une explication qui convainc davantage. En octobre-novembre 2015, les taxis marseillais étaient mobilisés contre la prolifération des VTC aux abords des points clés de la ville : le centre-ville, les gares, l’aéroport. Ils demandaient à la préfecture de police d’intensifier les contrôles sur les VTC exerçant dans l’illégalité. Or le second arrêté profite à Uber bien plus que le premier dans la mesure où, d’une part, il ne mentionne plus explicitement Uber X mais vise l’ensemble des plateformes et où, d’autre part, il ne vise plus spécifiquement des endroits plus que stratégiques pour les VTC mais l’ensemble du département ; en d’autres termes, le second arrêté dilue doublement les contrôles pouvant être exercés sur Uber. Pour les taxis marseillais, le second arrêté est bien vécu comme une trahison ; ils y voient un rétropédalage complet, signifiant que la préfecture renonce à renforcer les contrôles. Selon eux, il est clair, une nouvelle fois, que le lobbying agressif d’Uber a payé.

Pour cette affaire comme pour celle du « deal » caché, il est regrettable que la commission d’enquête n’ait pu auditionner aucun des anciens membres du cabinet de M. Emmanuel Macron. La rapporteure rappelle que, depuis le début des travaux de la commission d’enquête, le bureau de la commission, s’est systématiquement opposé à la tenue de ces auditions qui auraient pu apporter des éclairages supplémentaires. Comment justifier le refus d’auditionner M. Emmanuel Lacresse, ancien directeur adjoint de cabinet de M. Emmanuel Macron, alors même que M. Laurent Grandguillaume, lors de son audition par la commission d’enquête, a affirmé que M. Emmanuel Lacresse « a eu tendance à se comporter comme le directeur des relations publiques d’Uber » ([195]) ?

En tout état de cause, l’efficacité d’un lobbying ne se mesure pas à ses résultats immédiats, et il est clair que le ministre de l’économie de l’époque a entretenu des liens très proches avec Uber, qui ont fait pencher l’évolution de certaines réglementations en faveur de cette entreprise, et au détriment des chauffeurs, beaucoup moins écoutés.

iv.   Quelles contreparties pour M. Emmanuel Macron ?

Quelles ont été les contreparties, pour M. Emmanuel Macron, de sa proximité avec les dirigeants d’Uber et de ce « deal » caché négocié en sous-main ? Les documents des Uber files ne permettent pas d’y répondre de manière précise.

Toutefois, ainsi que Le Monde l’expliquait : « Les cadres d’Uber France entrevoient rapidement comment ils peuvent, dans une forme de symbiose, établir une relation “gagnant-gagnant” avec Emmanuel Macron, en fournissant au ministre des occasions de se présenter comme le champion de l’innovation, tout en assurant à l’entreprise des retombées médiatiques et politiques positives. » ([196])

On sait notamment que certains dirigeants d’Uber ont financé la campagne de M. Emmanuel Macron pour l’élection présidentielle de 2017. M. Mark MacGann a publiquement reconnu devant la commission d’enquête avoir donné de l’argent et avoir participé à une levée de fonds, et cela alors qu’il continuait encore de travailler à mi-temps pour Travis Kalanick : « J’étais vraiment impressionné par le jeune candidat Emmanuel Macron en 2016. Nous étions nombreux à être séduits par ses promesses, sa fraîcheur, son dynamisme mais aussi par son projet. Je pouvais contribuer à sa campagne à hauteur de 7 500 euros par année fiscale, ce que j’ai fait en 2016 et 2017 à partir de mes deniers personnels. Je ne percevais plus aucun revenu d’Uber – je n’avais même plus aucun revenu.

« Emmanuel Macron m’a dit de me mettre en rapport avec Christian Dargnat qui présidait l’association de financement d’En Marche. Comme il ne s’était pas présenté devant les électeurs auparavant, le candidat Macron n’avait pas droit à des financements publics. J’ai donc travaillé avec Christian mais je n’ai pas participé à la création de La République en marche. J’ai donné un coup de main, surtout en ce qui concerne les Français de l’étranger qui avaient réussi et qui étaient installés à Londres ou à San Francisco, afin de les pousser à contribuer dans les limites fixées par la loi – 7 500 euros par personne et 15 000 par foyer fiscal. J’ai organisé quelques dîners. J’ai assisté à un dîner organisé chez lui par Stéphane Boujnah, président d’Euronext, pour collecter des fonds auprès des grands patrons français. » ([197])

La rapporteure a pu avoir accès à des documents complémentaires, qu’elle n’a toutefois pas pu exploiter lors des auditions car ils lui ont été transmis par M. Mark MacGann très tardivement. Elle constate néanmoins, dans un échange de SMS entre M. Emmanuel Macron et M. Mark MacGann, que ce dernier lui propose ses services alors qu’il travaille encore pour Uber. Plus tard, M. MacGann propose de mettre le futur candidat à l’élection présidentielle en lien avec M. Jim Messina, ex-directeur de campagne de Barack Obama à la tête d’un cabinet de conseil en stratégie numérique ayant fourni une aide à plusieurs chefs d’État ou de gouvernement européens pour des campagnes électorales, ainsi que d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley ([198]).

Mark MacGann : « Cher Emmanuel, c’est passionnant et tellement nécessaire de que vous avez entrepris. Vous ne trouverez pas meilleur soldat pour coordonner les mondes entreprise, politique et business à l’international / Europe que votre serviteur. À votre disposition si utile. Je dois beaucoup à la France. À vous, Mark MacGann (libre de contraintes, toujours conseiller de Travis / Uber à mi-temps. »

Emmanuel Macron : « Oui, super, parlons en. »

 

Mark MacGann : « Bonjour de San Francisco ! Peter Mandelson transmet ses salutations, il voyage avec moi. Sophie m’a contacté et j’aimerais beaucoup aider (comme je te l’ai déjà dit). Petite question : avec-vous contacté des entrepreneurs de la [Silicon] Valley afin d’obtenir un soutien pour En Marche ? Si non, je peux parler avec Loïc Le Meur et d’autres. Appele-moi rapidement si tu as le temps. »

Emmanuel Macron : « Le bonjour à mon ami Peter. Ça va ? Oui, parle à Le Meur. Dargnat t’appelle. »

Mark MacGann : « Génial. On se voit pour le dîner à Bruxelles, mercredi. »

Des échanges de SMS entre M. Mark MacGann et M. Thibaud Simphal, entre octobre 2016 et janvier 2017, sont encore plus troublants. M. Mark MacGann indique que M. Emmanuel Macron – qui n’est alors plus ministre de l’économie mais futur candidat à l’élection présidentielle – l’a invité à dîner afin de lui demander s’il souhaite participer au financement de sa campagne. M. Thibaud Simphal approuve l’idée, et propose d’impliquer son beau-frère, banquier à JP Morgan, ainsi que sa sœur, avocate, tous deux ayant des contacts avec des investisseurs. Il propose aussi de mobiliser les équipes d’Uber France « financièrement ou par d’autres moyens ». Tandis que M. Mark MacGann le relance au sujet du financement de la campagne de M. Macron et lui propose de se joindre à un dîner qu’il organise avec lui, M. Thibaud Simphal semble conditionner son aide à un éclaircissement de la position de M. Macron vis-à-vis des intérêts d’Uber. Finalement, M. Thibaud Simphal prend lui-même l’initiative pour rencontrer M. Emmanuel Macron ([199]).

M. Mark MacGann : « Oh au fait, Macron m’a appelé hier et m’a invité à un petit dîner la semaine prochaine à Bruxelles. Il a aussi demandé si je voudrais verser une contribution financière pour sa campagne. Je pense que je vais y réfléchir. »

M. Thibaud Simphal : « Ok cool, ça a l’air super pour tes prochains projets. Tiens-moi au courant !

« À propos de Macron ça a l’air cool, de fait j’avais réfléchi à l’idée d’apporter une aide (y compris financière) avec quelques amis, et d’organiser un dîner de levée de fonds à Paris avec quelques personnes influentes aussi. Ça vaut le coup d’y réfléchir même si je ne suis pas sûr que sa campagne peut fonctionner, qu’en penses-tu ?

« Sur le dîner à Bruxelles, pour info mon beau-frère (qui habite avenue Lepoutre) est favorable à Macron, c’est un banquier d’affaires chez JP Morgen qui est lié à de gros investisseurs en Beligque (y compris de gros investisseurs français qui vivent en Belgique) et en Europe, y compris en France, et ma sœur, qui est avocate, est bien connectée également. Ce seraient de bons candidats pour son influence en France au cas où tu trouves cela intéressant pour le dîner (et ils pourraient participer au dîner ? J’imagine que non mais au cas où).

« Cela vaut peut-être aussi la peine de lui dire que l’équipe d’Uber France et moi envisageons de l’aider, y compris financièrement, ou par d’autres moyens, et tu nous mets en relation s’il est intéressé ?

Je le dis juste au cas où. Dans tous les cas profite bien de San Francisco ! »

M. Mark MacGann : « Merci, c’est super utile ! J’ai eu une super réunion avec Emil puis avec Travis qui est en pleine forme apparemment. La Chine a été un gros soulagement pour eux tous, ce qui est comprehensible. Beaucoup d’anxiété sur la politique en Europe et maintenant aussi à Londres. Peux-tu me metre en relation avec ta soeur et ton beau-frère ? Je leur enverrai un courriel et les mettrai en relation avec l’équipe de Macron en te mettant en copie et ferai un courriel séparé pour toi et l’entourage de Macron.

«  […] Salut T. Toujours ok pour contribution à Emmanuel ? Aussi, je viens d’envoyer sms à Cazeneuve à la demande de Greg. Ce dernier fait du très bon boulot, je suis tout cela de très près. Mark

« Viens avec moi dîner avec Emmanuel, jeudi. »

M. Thibaud Simphal : « Hey Mark. Désolé pour la réponse tardive, il se passe beaucoup de choses comme tu le sais. Merci pour le SMS à Cazeneuve. Et oui Greg fait du super bon boulot. La situation continue d’être tendue et les jours qui viennent seront pas évidents. Pour Emmanuel je suis toujours tenté mais pas sûr qu’il défende nos intérêts. Merci pour l’invitation au dîner de jeudi - c’est un fundraiser et donc demande contribution j’imagine ? Tu as moyen de le sonder sur sa position sur Uber à ce stade ? À très vite. »

M. Mark MacGann : « Je le sonde sur uber ce jeudi. »

[…]

M. Thibaud Simphal : « Hey Mark, bonne année ! J’espère que tout va bien. Dis moi si une ou des rencontres avec EM seraient toujours de mise, si c’est le cas je pense que le moment est plus opportun en ce moment où courant février. Par ailleurs dis moi quand tu passes à Paris ! Ciao. »

Interrogé sur le sujet par la rapporteure, M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, a indiqué à la commission d’enquête que « le financement de la vie politique pose également des problèmes d’opacité. À la différence des pratiques en vigueur aux États-Unis ou en Allemagne, il est interdit en France aux personnes morales – et donc aux lobbyistes – de financer les campagnes électorales. Cependant, nous constatons un manque de clarté sur le rôle, mineur mais réel, du lobbyiste d’Uber Mark MacGann dans la première campagne présidentielle du candidat Emmanuel Macron et sur une éventuelle instrumentalisation de cette campagne par Uber, dans laquelle des consultants d’Amazon et de McKinsey étaient également très impliqués. Le juge de paix, dans ce cas, est la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. Celle-ci n’a rien trouvé à redire » ([200]).

Ainsi, pour M. Emmanuel Macron, il était très utile, en tant que ministre de l’économie, d’aider Uber, car l’augmentation du nombre de chauffeurs de VTC sous le statut d’autoentrepreneur était un argument dans sa lutte pour l’emploi. Il était aussi très utile pour M. Emmanuel Macron de gagner la confiance du milieu oligarchique des GAFAM et de grands patrons français (LVMH, Free) en vue de sa tentative d’accession à la Présidence de la République. Non seulement ces réseaux vont l’aider dans la collecte de fonds pour financer sa campagne, mais ils sont également très influents dans nombre de médias et instituts de sondages qui sont la propriété de certains de ces grands groupes.

On peut d’ailleurs s’interroger sur une certaine fascination en miroir de M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, l’un jeune président directeur général d’Uber à la carrière fulgurante qui s’est distingué par sa « disruption » et s’est imposé en bafouant le droit, l’autre qui deviendra Président de la République « par effraction » – pour reprendre ses propres termes –, en dehors des partis traditionnels structurant la classe politique depuis des années.

Au-delà du lobbying pratiqué par Uber, il apparaît que l’entreprise n’aurait pas pu s’implanter de manière aussi efficace si elle n’avait pas rencontré de réels manquements de l’administration à lui imposer le respect de la loi.

3.   Les manquements de l’État à faire respecter la loi

Face à la stratégie d’Uber, consistant à créer un état de fait au mépris de l’État de droit, les autorités publiques ont manqué à leur mission de protéger cet État de droit en faisant respecter les règles en vigueur. Les contrôles effectués par les diverses administrations (DGCCRF, inspection du travail, Urssaf, DGFIP) et autorités (comme la CNIL) à l’égard d’Uber se sont, en effet, montrés insuffisants ou inefficaces.

a.   La non-application des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume »

La segmentation du marché entre les taxis et les VTC repose essentiellement sur le régime de la maraude. Les taxis ont le monopole de la maraude : ils sont les seuls autorisés à stationner sur la voie publique, à pouvoir y circuler et être hélés par un client ; c’est la raison pour laquelle les « licences » de taxis sont officiellement appelées « autorisations de stationnement ». Ce monopole s’accompagne, pour les taxis, d’un accès privilégié à certains espaces publics tels que les aéroports et les gares.

Ce principe, fixé de longue date par le législateur, n’a pas été remis en cause par l’Autorité de la concurrence, comme l’a indiqué M. Benoit Coeuré, président de cette autorité, lors de son audition par la commission d’enquête : « [l’Autorité de la concurrence] a ainsi distingué un marché de la réservation préalable, sur lequel les taxis sont en concurrence avec les VTC, et un marché de la maraude, sans réservation préalable, sur lequel les taxis jouissent de manière constante d’un monopole légal. L’Autorité de la concurrence n’a jamais cherché à commenter cette distinction ni contesté la pertinence du monopole légal des taxis sur le marché de la maraude. Ces dispositions, qui relèvent de la police de la circulation et de la gestion de voie publique, n’ont en effet rien à voir avec la concurrence. » ([201])

La « loi Thévenoud » a adapté la définition juridique de la maraude, qui datait de 1995, pour y inclure la notion de « maraude électronique », rendue possible par l’utilisation des smartphones et des nouvelles technologies, tout en continuant de la réserver aux taxis. Les VTC, n’ayant pas la possibilité de stationner ou de circuler sur la voie publique dans l’attente de nouveaux clients, étaient quant à eux soumis à une obligation de « retour à la base » entre chaque course.

Devant la commission d’enquête, M. Thomas Thévenoud l’a résumé en ces termes : « La segmentation du marché du transport public particulier de personnes (T3P) est toujours valable. Elle repose, non pas sur un prix ou un temps minimum, mais sur l’occupation du domaine public. Nous sommes revenus aux fondements de la licence du taxi, qui est une autorisation de stationnement. Depuis 2014, la loi établit que la distinction entre taxis et VTC est fondée sur l’occupation du domaine public. Les taxis ont le droit de rouler et de stationner dans des espaces publics – voies dédiés, de bus et stations de taxis – qui ne sont pas accessibles aux VTC. Nous y avons aussi ajouté la maraude électronique. L’occupation du domaine public est le seul critère qui permette de faire cohabiter une concurrence entre les taxis, qui paient ce droit, et les VTC. Cette notion prend une importance croissante dans les métropoles : le domaine public est un bien, et pouvoir l’occuper est un privilège qui justifie le prix de la licence de taxi. » ([202])

L’article L. 3120-2 du code des transports permet la sanction disciplinaire des conducteurs de VTC pour faits de maraude et de démarchage des clients. Pourtant, presque dix ans après l’entrée en vigueur de la « loi Thévenoud », force est de constater que l’interdiction de la maraude électronique et l’obligation de retour à la base entre chaque course imposées aux VTC ne sont toujours pas appliquées, certains chauffeurs allant même jusqu’à utiliser des rabatteurs à l’intérieur des aéroports pour orienter les clients vers leurs véhicules. Les commissions de discipline dédiées aux VTC et les « boers » – surnom donné par les taxis aux unités de contrôle du transport de passagers – ont beaucoup de mal à faire respecter la réglementation.

D’après les informations transmises par M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, à la suite de son audition par la commission d’enquête, le nombre de sanctions administratives prononcées à Paris par les commissions de discipline dédiées aux VTC, conduisant à un retrait de la carte professionnelle, s’est élevé à 75 en 2019, 36 en 2020, 27 en 2021 et 35 en 2022. Selon la préfecture de police elle‑même, ces flux demeurent plus modestes au regard des arrivées de
procès-verbaux et rapports concernant les taxis (par exemple, plus de 1000 en 2022).

Année

Nombre de commissions VTC

Nombre de sanctions administratives et nombre de jours moyen de retrait de la carte professionnelle

2022

6

35 (56,8 jours ferme en moyenne)

2021

4

27 (86,8 jours ferme en moyenne)

2020

4

36 (58 jours ferme en moyenne)

2019

8

75 (32 jours ferme en moyenne)

Source : « Statistiques relatives aux taxis et aux VTC à Paris », réponse écrite de M. Laurent Nuñez, faisant suite à son audition par la commission d’enquête.

Au-delà de la sanction administrative qui peut résulter d’une commission disciplinaire, et qui ne s’adresse qu’à des porteurs de cartes professionnelles, des procédures judiciaires peuvent être engagées à l’encontre de conducteurs se livrant à des activités de transport de personnes clandestin (dépourvu d’autorisation d’exercer), sous la responsabilité des unités de contrôle des transports de personnes de la direction de l’ordre public et de la circulation. Selon M. Nuñez, « s’agissant de l’application actuelle de la réglementation, il est évident que des abus persistent dans le monde de transport de personnes en véhicule notamment particulier. Cependant, le problème majeur auquel nous sommes confrontés est l’exercice illégal de plusieurs activités, qu’il s’agisse de VTC ou de taxis et mototaxis clandestins, notamment aux abords des aéroports » ([203]).

De la même manière, la « loi Grandguillaume » n’est, elle non plus, pas entièrement appliquée. L’article L. 3120-6 du code des transports, dans sa rédaction résultant de l’article 2 de cette loi prévoit que « [l]es personnes intervenant dans le secteur du transport public particulier de personnes […] communiquent à l’autorité administrative, à sa demande, toute donnée utile pour :

«  Le contrôle du respect des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’accès aux professions du transport public particulier de personnes, à leurs conditions d’exercice et aux activités de mise en relation mentionnées au titre IV du présent livre ;

«  L’application du deuxième alinéa de l’article L. 410-2 du code de commerce ou du III de l’article L. 420-4 du même code.

« Lorsque c’est nécessaire, l’autorité administrative peut imposer la transmission périodique de ces données ».

En outre, l’autorité administrative « peut imposer aux personnes mentionnées au premier alinéa du I la transmission périodique, à des fins statistiques, des données nécessaires à la connaissance de l’activité du secteur du transport public particulier de personnes. Elle rend publiques les études qu’elle réalise à ce sujet ».

Selon le rapport de M. Laurent Grandguillaume de 2016, les informations ainsi recueillies doivent notamment permettre « de déterminer les volumes d’activité des principaux acteurs des marchés concernés, leurs parts de marchés, l’état de l’offre, incluant les courses réalisées ainsi que leur typologie, les conditions de travail dans le secteur et les conditions de recours par les transporteurs et les conducteurs à des centrales de réservations, des sous-traitants ou des fournisseurs » ([204]).

Or les auditions menées par la commission d’enquête ont montré que, d’une part, les textes réglementaires nécessaires à l’application de ces dispositions avaient été publiées après plusieurs années de retard et que, d’autre part, les textes n’étaient à l’heure actuelle toujours pas appliqués de façon conforme à l’intention du législateur. Selon M. Karim Asnoun, représentant de la CGT-Taxis, « le fait que l’article 2 de la loi 2016-1920, dite Grandguillaume, n’ait jamais été appliqué, montre bien le dysfonctionnement de notre République. Il visait précisément à poser les bases d’un contrôle de ces plateformes. Cette loi, promulguée en décembre 2016, n’a vu son décret d’application publié que trois années plus tard. Or, il était lui-même soumis à un arrêté, qui a encore mis deux ans à être publié, en octobre 2021. Il a donc fallu cinq ans pour obtenir des textes réglementaires, qui aujourd’hui, malgré nos nombreuses alertes, ne sont toujours pas appliqués. Les plateformes ne sont donc toujours pas contrôlées, ce qui est évidemment au détriment des travailleurs du taxi ». ([205])

De même, pour M. Rachid Boudjema, président de l’Union nationale des taxis (UNT) : « On nous promettait sans cesse que les arrêtés seraient promulgués, mais nous avons fini par comprendre que la puissance publique ne voulait pas disposer de données sur les conditions dans lesquelles l’activité des secteurs du taxi et du VTC était exercée, ce qui était le seul objectif de la loi Grandguillaume. Mais même sur ce point, un lobby avait été exercé pour retarder la publication de ces arrêtés. Pourquoi maintenant que ces arrêtés ont été publiés ne se sert-on toujours pas de cet outil ? Nous sommes demandeurs de ces statistiques. » ([206])

M. Christophe Jacopin, président du GESCOP, a souligné que l’absence de données sur les VTC nuit aux contrôles de ce secteur : « À la commission locale du T3P, nous demandons chaque année au ministère des transports de quels contrôles font l’objet les plateformes : nous n’avons jamais de réponse. Le ministère nous assure seulement que des contrôles sont réalisés mais aucune donnée ne nous est fournie. Pour les taxis (les centrales de réservation, les centres de formation, etc.), les statistiques existent : les nombres de dérives, de fraudes et de condamnations peuvent être présentés, même si ces données sont logiquement anonymisées. Il y a donc une différence de traitement en matière de transparence. » ([207])

En outre, la rapporteure regrette que le projet « Le.taxi », qui visait la création d’un registre de données public permettant aux clients de commander facilement un taxi en ligne, n’ait pu concurrencer la position dominante acquise par Uber pour rééquilibrer le rapport de force entre les VTC et les taxis.

Ainsi que M. Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta.gouv.fr, l’a expliqué à la commission d’enquête, Le.taxi n’a pas été conçu comme une application mais comme une API, c’est-à-dire une interface
machine-machine, susceptible d’être utilisée par toutes les applications dans l’objectif d’améliorer l’accès des clients à l’offre de taxis : « [d]eux catégories d’applications sont connectées à l’API. D’un côté, celles des opérateurs : il s’agit d’applications privées ou publiques auxquelles sont inscrits des chauffeurs – Alpha taxis à Paris fut l’un des premiers à se connecter ; partout en France, les centrales de réservation pouvaient établir une connexion avec l’API, ce qui permettait aux chauffeurs de ne pas avoir à utiliser un deuxième logiciel au quotidien. De l’autre côté, des moteurs de recherche ou applications permettent aux clients de trouver un taxi. Entre les deux, se trouve le registre, une base de données, invisible des utilisateurs, dans laquelle les coordonnées des taxis libres sont mises à jour toutes les cinq ou dix secondes – les opérateurs envoient des positions et les moteurs de recherche savent quels sont les taxis les plus proches. » ([208])

Selon M. Pierre Pezziardi, ancien responsable de la plateforme Le.taxi, l’échec du projet s’explique par le manque d’adhésion des applications de mobilité mais aussi des grandes centrales de taxis disposant de leurs propres outils numériques : « La conception de la plateforme Le.taxi a nécessité un dialogue avec l’écosystème. Il fallait notamment convaincre de l’intérêt de ce nouvel outil aussi bien les centrales – cela a été le cas avec G7 – que les fournisseurs d’applications de dispatch tels que Axygest – nous avons ainsi pu accéder aux Taxis jaunes et à des flottes en province – ou à des fournisseurs plus petits qui cherchaient à attirer des chauffeurs de taxi ne dépendant pas d’une centrale. Nous avions ainsi réuni une demi-douzaine de partenaires du côté des chauffeurs comme des clients – par exemple, Paris taxi, application proposée par la mairie de Paris. Mais nous n’avons pas réussi à convaincre les applications de mobilité ayant une grande audience, notamment américaines, pour une raison simple : le registre étant mis à disposition sans aucune commission, conformément à la loi et aux décrets d’application, il n’y avait pas d’argent en jeu.

« En 2017, au pic de la notoriété de la plateforme, 2 500 taxis étaient connectés tous les jours et, dans la journée la plus faste, une centaine de courses ont été distribuées. Cela n’a pas été le succès escompté, notamment en raison de la difficulté à atteindre une double masse critique – si vous attirez plein de clients sans que les taxis promis soient au rendez-vous ou, à l’inverse, si vous incitez les chauffeurs à s’inscrire au registre sans que les courses soient au rendez-vous, les uns comme les autres cesseront d’utiliser la plateforme –, mais aussi de l’éparpillement du secteur et du caractère optionnel de l’inscription au registre » ([209]).

Depuis 2018, et notamment dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités, la connexion au registre a été rendue obligatoire pour l’ensemble des chauffeurs de taxi, afin d’atteindre une masse critique susceptible d’attirer des applications de mobilité. Depuis 2020, la gestion du dispositif a été transférée à la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), et aurait aujourd’hui permis de connecter plus de 8 000 taxis contre 2 000 en 2017.

La rapporteure estime que le développement de ce registre est une priorité pour le secteur de transport public particulier de personnes. Comme l’a expliqué M. Ishan Bhojwani à la commission d’enquête, l’État doit investir dans le développement des infrastructures numériques, car cela conditionne sa capacité à en fixer les règles : « L’État a historiquement construit des infrastructures comme les routes et les ponts ; il importe que l’État investisse dans les infrastructures numériques que sont les plateformes de données publiques car en les produisant, il fixe leurs règles : les conditions dans lesquelles les chauffeurs Uber doivent travailler ne sont pas définies par un parlement mais choisies par une société américaine, alors que, dans le cadre de Le.taxi et de transport.data.gouv, l’État a réussi, notamment dans le second cas, à fixer les règles de cette activité. La dynamique des infrastructures numériques publiques est fondamentale : il faut continuer à la soutenir et à faire des paris – certains réussiront, d’autres échoueront. » ([210])

b.   Les contrôles de la DGCCRF

Comme l’a rappelé Mme Nathalie Homobono, ancienne directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de 2009 à 2018, cette direction est chargée de « veiller à la régulation et au bon fonctionnement des marchés » sous leurs divers aspects ([211]). Sa mission est donc « d’observer le fonctionnement des marchés, de vérifier que leur encadrement [est] satisfaisant et, le cas échéant, de déterminer la nécessité d’en fluidifier le fonctionnement ou l’accès, de lever des barrières à l’entrée ou de limiter les situations qui seraient devenues injustifiées du fait de l’apparition de nouveaux acteurs ou de nouvelles technologies ». La DGCCRF est également chargée de « contrôler le respect des règles d’encadrement des marchés et de la protection des consommateurs ».

Mme Homobono a souligné que « les services centraux de la DGCCRF, notamment le service national des enquêtes (SNE) » ont « mené de nombreux contrôles » sur Uber, « tandis que d’autres contrôles étaient effectués par les directions régionales et départementales ».

Toutefois, elle a indiqué que le SNE, pour ces contrôles, avait procédé « sans jamais avoir recours aux pouvoirs extraordinaires. Le code de la consommation et le code de commerce accordent en effet certains pouvoirs aux agents de la DGCCRF : si les enquêtes l’exigent, ces derniers peuvent conduire, après en avoir fait la demande auprès du juge, des “opérations de visite et saisie”, autrement dit des perquisitions ».

« En 2014, le SNE a mené une enquête relative au service UberPop. Cette offre était présentée comme un service de mise en relation entre particuliers à des fins de covoiturage. Elle proposait aux conducteurs, moyennant le versement de frais de commission, une prestation de mise en relation avec des passagers ainsi qu’une prestation d’intermédiation de paiement. Quant aux passagers, ils se voyaient offrir une prestation gratuite de mise en relation avec un conducteur via l’application de téléphonie mobile d’Uber ; ils payaient la course, qui était tarifée. Le SNE a considéré qu’il s’agissait là de pratiques commerciales trompeuses et que ce dispositif n’était pas licite. Il a ainsi dressé, en mars 2014, un procès-verbal à l’encontre d’UberPop et de ses principaux dirigeants, qui a connu des suites judiciaires. La société a été condamnée en première instance, en octobre 2014, puis en seconde instance, en décembre 2015 ; le jugement a été confirmé en cassation en juillet 2017.

« Le SNE s’est également joint à une procédure civile engagée par des VTC et des taxis, qui a donné lieu à une QPC. En septembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la disposition incriminée du code des transports conforme à la Constitution.

« En 2015, le SNE a été saisi, avec d’autres services, par le parquet de Paris pour mener une nouvelle enquête avec la qualification de pratique commerciale trompeuse en récidive. Un rapport a été adressé au parquet, Uber France et ses dirigeants ont été condamnés à des amendes, et la société a dû publier la décision sur ses sites. Cette condamnation a été confirmée en appel.

« Pendant la même période, les directions régionales et départementales ont également mené des actions de contrôle, à la demande de la DGCCRF, qui établit un programme d’enquêtes chaque année – il est préparé à l’automne de l’année précédente, en fonction du plan de charge des équipes dans les services centraux et territoriaux. Chaque enquête fait l’objet d’un descriptif de tâches. Ainsi, au premier trimestre 2014, le SNE ainsi que certaines directions départementales, en Île-de-France, en Provence-Alpes-Côte-d’Azur et en Rhône-Alpes, ont été invités à étudier le transport privé de moins de dix personnes – taxis, VTC, covoiturage – sous l’angle de la protection du consommateur.

« Nous n’avons participé à aucune opération de perquisition et n’avons pas fait appel au juge pour obtenir ces pouvoirs […]. Nous n’avons recueilli aucun document provenant de messageries, puisqu’il faut pour cela des pouvoirs particuliers. Nous nous sommes concentrés sur l’analyse de contrats et de documents papiers afin de qualifier les pratiques commerciales trompeuses. Le kill switch ne nous a posé aucun problème puisqu’il rend uniquement indisponibles les messageries.

« Les demandes que nous avons formulées auprès des différentes plateformes – nos enquêtes ne concernaient pas uniquement Uber – ont toutes été satisfaites, pour autant que nous pouvons nous prononcer à ce sujet. Les documents recueillis étaient suffisants pour caractériser ces pratiques commerciales trompeuses. Nous considérons donc que nous n’avons pas été mis en difficulté sur cet aspect. La location de locaux spécifiques, à supposer qu’elle soit avérée, ne nous a pas empêchés de mener notre action. En outre, le fait de ne pas fournir à des services d’enquête les documents demandés pourrait s’apparenter au délit d’opposition à fonction, passible de sanctions pénales ».

La rapporteure relève que, pour contrôler Uber, « les agents de la DGCCRF ont utilisé leurs pouvoirs simples qui leur permettent d’entrer dans des locaux et de demander des documents ». Comme l’a expliqué Mme Homobono, « lorsque nous nous rendions dans une entreprise avec nos pouvoirs propres, classiques, nous prenions généralement rendez-vous : les entreprises avaient donc le plus souvent connaissance de notre venue. Il était rare que nous arrivions sans avoir informé quiconque de notre visite – mais cela pouvait arriver. En revanche, en cas de perquisition, d’opération de visite et saisie, nous ne prévenions pas l’entreprise ; la date de l’opération était connue des seuls agents intervenant,
vingt-quatre ou quarante-huit heures auparavant ». Elle a confirmé que, concernant Uber, la DGCCRF n’a « pas eu recours à [ses] pouvoirs exceptionnels ».

À propos du kill switch, elle a affirmé qu’elle et ses anciens collaborateurs « [avaient] tous découvert ce procédé a posteriori, lors des révélations des Uber files ». Avant ces révélations, « nous n’en avions donc pas connaissance ni même conscience. Nous ne le suspections aucunement, d’autant que nous avions pu mener nos actions avec des pouvoirs simples », a-t-elle ajouté.

La rapporteure estime que, si l’on peut comprendre qu’à l’époque des faits, la DGCCRF n’ait pas jugé nécessaire de mettre en œuvre ses pouvoirs extraordinaires, on ne peut a posteriori que s’interroger sur le fait que tous les moyens disponibles n’aient pas été mis en œuvre pour faire le jour sur les pratiques d’Uber et placer celle-ci devant ses responsabilités. Les Uber files ont révélé jusqu’à quel degré de cynisme les dirigeants d’Uber étaient allés ; ces faits étant connus, la rapporteure déplore que l’État n’ait pas fait preuve de davantage de fermeté à l’égard de la plateforme. Elle estime que l’ignorance du kill switch révèle une forme de naïveté quant à l’absence de scrupules dont peuvent désormais faire preuve certains acteurs économiques.

De plus, dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête, la rapporteure a pu consulter des documents internes à la DGCCRF, qui éclairent de manière plus précise l’attitude de cette direction face à l’émergence d’Uber. Elle en tire les enseignements suivants :

 il est incontestable que la DGCCRF a nettement intensifié ses contrôles sur les VTC à partir de 2013. Une note de la sous-direction 6 de la DGCCRF datée du 30 avril 2014 souligne que la DGCCRF a mené 300 % de contrôles en plus sur les VTC en 2013 par rapport à 2009 ;

– il émane, toutefois, de la lecture de certains documents administratifs de l’époque une forme de parti pris en faveur du développement des VTC, pour des raisons économiques. Une note pour le ministre daté du 7 mai 2014 et émanant de la DGCCRF et de la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services fait ainsi valoir que « le potentiel de création d’emplois liés à l’activité des VTC est significatif au regard du développement et des nouveaux besoins de mobilité en zone urbaine […]. Les comparaisons internationales permettent […] d’estimer un potentiel de 50 000 conducteurs supplémentaires (et donc autant d’emplois) sur la seule zone de la métropole du Grand Paris […] ». La note conclut que « certaines propositions du rapport “Thévenoud” appellent des réserves car elles risquent de ralentir le développement des VTC sans aucun gain économique » ;

– dans cette même note, la DGCCRF constatait qu’elle n’était pas compétente « pour contrôler les obligations prévues pour les VTC par le code du tourisme, y compris en matière de tarification ». En conséquence, « les contrôles effectués [l’ont été] uniquement sur la base des règles d’information du consommateur prévues par le code de la consommation ».

Dans ce cadre, deux procès-verbaux pour pratiques commerciales trompeuses concernant le service UberPop ont été dressées, datés du 25 mars 2014 et du 9 avril 2015, respectivement, et transmis au parquet.

On ne peut qu’approuver cette initiative, qui rentre dans les compétences de la DGCCRF. Toutefois, celle-ci apparaît décalée au regard de la très grave illégalité constituée par le service UberPop. La rapporteure constate en effet qu’aucune modification législative de nature à permettre de sanctionner de manière plus directe la société n’a été engagée ;

 la même inertie est constatable en matière de sanctions. La note précitée du 30 avril 2014 soulignait que « si UberPop organise un service de transport non prévu par la loi et donc illégal, les sanctions prévues par les textes visent avant tout les conducteurs. Après échange avec les services de la DGITM, il ne semble pas possible aux services du ministère des transports de poursuivre Uber sur cette base, sans poursuivre simultanément les conducteurs ».

Du reste, le niveau des sanctions prévues par le code de consommation, à savoir une amende d’1,5 million d’euros d’amende au maximum, apparaît très insuffisant au regard des capacités financières d’Uber. Ici encore, aucune initiative n’a été prise pour adapter le cadre légal.

La rapporteure juge également utile de souligner que les Uber files contiennent un échange de courriels interne à Uber semblant indiquer que le ministre de l’économie aurait donné pour instruction à la DGCCRF de faire preuve d’indulgence à l’égard d’Uber ([212]).

Le 13 novembre 2014, M. Mark MacGann répond à M. Zac de Kievit, qui indiquait l’intervention de la DGCCRF dans les bureaux de l’entreprise à Lyon :

M. Mark MacGann : « Pour notre liste avec Lacresse. Macron a donné instruction à son cabinet de discuter avec la DGCCRF afin qu’ils soient “moins conservateurs dans leur approche” (citation). »

c.   Les contrôles de l’inspection du travail

Mme Annaïck Laurent, directrice générale adjointe du travail, au ministère du travail, du plein emploi et de l’insertion, a évoqué devant la commission d’enquête « le rôle de la direction générale du travail (DGT) et plus particulièrement celui de l’inspection du travail dans le contrôle des plateformes » ([213]).

Elle a indiqué : « Deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) traitent de l’inspection du travail : la convention 81 et la convention 129. Elles prévoient que l’inspection du travail doit être placée sous la surveillance et le contrôle d’une autorité centrale. En France, il s’agit de la direction générale du travail.

« Ce rattachement à une autorité centrale doit ainsi garantir la coordination et l’application d’une politique uniforme sur l’ensemble du territoire. Elle a également pour objectif de favoriser l’utilisation rationnelle des ressources disponibles pour permettre au système d’inspection du travail de conduire ses missions. En l’occurrence, ces missions sont les suivantes :

«  assurer l’application des dispositions du droit du travail ;

«  fournir des informations aux employeurs et aux travailleurs sur le droit du travail ;

«  porter à l’attention des autorités les déficiences ou les abus dont ils ont connaissance dans le cadre de leur travail sur le terrain.

« Concrètement, la direction générale du travail contribue à la définition des principes d’organisation du réseau territorial des inspecteurs du travail. Elle détermine également les orientations de la politique du travail, coordonne l’action de l’inspection et évalue les actions conduites sur le terrain. Elle assure l’appui et le soutien des services déconcentrés dans l’exercice de leurs missions et veille au respect des droits, des garanties et des obligations des inspecteurs du travail, notamment en matière de déontologie.

« En particulier, elle doit veiller au respect du cadre d’intervention de l’inspection du travail. Les deux principes d’action définis par les conventions de l’OIT sont l’indépendance et la libre décision. S’agissant de l’indépendance, les conventions indiquent que l’inspection du travail doit être composée de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité de l’emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue.

« Ensuite, selon le principe de libre décision, il appartient à l’agent de contrôle de choisir, compte tenu des constats réalisés, les suites qu’il entend donner à son contrôle : donner un conseil, effectuer une observation, mettre en demeure l’employeur, établir un procès-verbal, etc. ».

Dans le cadre de ses missions, l’inspection du travail a procédé à des contrôles des plateformes. Selon les termes de Mme Annaïck Laurent, cette inspection « a ainsi commencé à réaliser des contrôles sur la problématique la plus visible, c’est-à-dire les plateformes de livraison de repas ou de pizzas dont les conditions de travail étaient particulièrement difficiles pour les livreurs (risque routier, matériel en mauvais état, conditions de rémunération, sous-location de comptes, etc.). D’autres enquêtes ont ensuite été menées sur d’autres types de plateformes.

« Ces contrôles ont conduit les inspecteurs à s’interroger sur le statut de ces travailleurs, notamment sur l’existence d’un lien de subordination entre
ceux-ci et la plateforme. Des actions ont ainsi été menées à partir de 2015-2016. Compte tenu du développement de ces plateformes, ce travail a fait l’objet de priorités d’action de la part de la DGT. Cette dernière construit ainsi des plans nationaux d’action pluriannuels, dont les axes prioritaires tiennent compte de l’analyse et des remarques de l’inspection, mais également de l’actualité et des remontées des agents de contrôle, lesquelles interviennent tous les quinze jours.

« Le plan national d’action 2020-2022 a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal et notamment les faux statuts. Cet objectif est par ailleurs repris dans le plan national 2023-2025 et a en outre été intégré dans le plan national de lutte contre le travail illégal (PNLTI), lequel est un plan interministériel.

« Dans le cadre de la lutte contre les faux statuts, les inspecteurs du travail, mais plus largement les agents de contrôle, doivent conduire des investigations pour savoir si des personnes sous couvert d’un statut de travailleur indépendant et affichant une relation contractuelle de sous-traitance, sont en réalité liées par un contrat de travail. Ils doivent donc établir la réalité de circonstances qui caractérisent l’existence des éléments constitutifs du lien de subordination et du contrat de travail (donner des ordres, contrôler, sanctionner). Ils doivent également démontrer l’intention frauduleuse de l’infraction.

« Une fois qu’ils ont achevé leurs constats, ils doivent saisir le Procureur de la République pour pouvoir engager des poursuites pénales. Ces contrôles exigent de mobiliser des moyens importants ; ainsi nous avons réalisé plusieurs actions sur l’ensemble des plateformes […]. Ces procédures sont ensuite transmises au Procureur de la République. Elles n’emportent pas systématiquement sa conviction car nous avons eu des procès-verbaux classés sans suite ou des affaires ayant finalement conduit à des relaxes par le juge pénal ».

Mme Laurent a souligné qu’« actuellement, un certain nombre d’affaires sont en cours d’examen et un délai de plusieurs mois, voire de plusieurs années, peut s’écouler avant que les audiences aient lieu » et qu’elle ne pouvait donc pas « donner de plus amples détails sur les procédures en cours ».

Elle a rappelé la distinction entre l’action pénale et l’action civile : « l’action pénale de l’inspection du travail réprime une infraction de travail dissimulé par l’utilisation de faux statuts. Elle nécessite de réunir les éléments de fait montrant l’existence d’un contrat de travail mais aussi de démontrer l’intention frauduleuse. Ces actions sont particulièrement chronophages : dans le cas de Deliveroo, les contrôles ont été effectués en 2016 et 2017 mais la condamnation de première instance est intervenue en mai 2022. Simultanément, les travailleurs concernés ont la possibilité d’agir au civil pour obtenir la requalification de leur relation de travail en contrat de travail et d’en tirer des conséquences en matière de salaires, etc. Des travailleurs d’Uber ont ainsi obtenu une telle requalification en janvier 2023. Ici, la démarche est plus rapide que pour l’action pénale ».

Outre le caractère chronophage des procédures, Mme Laurent a souligné que l’inspection du travail serait « confrontée à une difficulté récurrente ; celle de la rencontre et de la discussion avec les personnes concernées, lesquelles n’ont pas toujours conscience d’être des travailleurs indépendants et ignorent par conséquent la réglementation qui leur est applicable […]. Il est donc malaisé de nouer des discussions, sauf lors des moments de rupture de contrats, lorsque les travailleurs viennent consulter l’inspection du travail. Pour le moment, notre principal point d’entrée porte sur les plateformes ».

M. Pierre Ramain, directeur général du travail, a reconnu que « le sujet Uber n’(avait) pas fait l’objet d’un traitement spécifique au sein de la direction générale du travail » ([214]). La rapporteure ne peut que s’en étonner dans la mesure où Uber est l’une des premières plateformes faisant travailler sous statut d’indépendant, et la plus emblématique.

Les observations transmises à la commission d’enquête par le syndicat national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle de la Confédération générale du travail (SNTEFP-CGT) témoignent d’une réelle inertie des autorités face au piratage du code du travail auquel s’est livrée Uber. Elles conduisent à nuancer fortement les propos tenus par les représentants de la direction générale du travail lors de son audition. Selon ce syndicat, « ce n’est en réalité qu’à partir de 2020 (et non de 2015) que le plan national d’action a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal, dont les faux statuts. Sur ce point, il convient d’ailleurs de garder à l’esprit que la lutte contre les faux statuts (faux travailleurs indépendants, mais aussi faux stagiaires, bénévoles, faux gérant mandataire…) excède, en tout hypothèse, la problématique des travailleurs “ubérisés”, qui présente des spécificités. Avant 2020, notamment pendant la période 2014-2016, la lutte contre les différentes formes de travail illégal, dont les faux statuts, n’était pas un objectif prioritaire. Et même après 2020, la lutte contre les abus générés par les plateformes numériques et les faux statuts n’a fait l’objet d’aucune campagne d’action spécifique.

« Or, compte tenu des enjeux économiques et sociaux liés à l’essor des plateformes numériques et aux dérives générées par cet essor, il est incompréhensible que l’autorité centrale de l’inspection du travail, dont l’un des rôles est justement de déterminer les orientations de la politique du travail, n’ait pas donné aux agents de contrôle des orientations précises sur ce sujet […]. En outre, la question des faux statuts des travailleurs des plateformes numériques est une problématique complexe en droit du travail. Il s’agit d’un sujet nouveau susceptible de générer des questionnements méthodologiques légitimes chez les inspecteurs du travail […]. Or, les initiatives en ce sens ont été pour le moins modestes et timides : aucune formation spécifique […], aucune fiche à jour des évolutions juridiques sur le sujet […], aucun plan de contrôle axé spécifiquement sur le sujet, aucun guide à jour […].

« Les inspecteurs du travail sont bien seuls face aux multinationales qui exploitent ces plateformes […]. Les seuls contrôles qui ont abouti sur ce sujet ont été diligentés à l’initiative des agents de contrôle, sans impulsion de l’institution.

« Un appui de la DGT aurait pourtant été d’autant plus nécessaire que les plateformes ont une approche disruptive du droit qui les pousse à créer des outils technologiques innovants […] et gestionnaires […] destinés, par leur opacité, à faire échec aux tentatives de requalification. »

De manière générale, la rapporteure en déduit que les insuffisances de l’administration et de l’inspection chargées du travail dans le contrôle des plateformes, et d’Uber au premier chef, révèlent un parti pris de
« laisser faire » ces entreprises dans la mise en place de nouvelles formes de travail pourtant contraires à notre droit.

Cela semble toujours le cas. Ainsi, dans un jugement de 2022, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision de l’inspection du travail qui avait refusé de réaliser un contrôle de la société Uber pour des faits de travail dissimulé mais le ministère du travail a jugé opportun de faire appel. Au début de 2023, le ministère du travail a en effet interjeté appel de cette décision, en tant qu’autorité centrale de l’inspection du travail. Mme Annaïck Laurent a résumé ainsi cette affaire : « En mai 2020, un chauffeur VTC est venu demander à une inspectrice du travail l’application du code du travail sur une question de santé au travail au sein d’Uber. Celle-ci a échangé à plusieurs reprises avec ce travailleur indépendant. Au regard des éléments qui ont été fournis et des investigations réalisées, elle a adressé un écrit à cette personne pour lui indiquer que si elle souhaitait l’application du code du travail sur la santé au travail, elle devait au préalable faire requalifier son contrat, via le conseil de prud’hommes.

« Le 30 novembre 2022, le tribunal administratif a indiqué que l’inspectrice du travail avait commis une erreur de droit en se déclarant incompétente. Selon lui, il s’agissait là d’une erreur manifeste d’appréciation. » ([215])

Mme Laurent a justifié ainsi cet appel : « En tant qu’autorité centrale, nous avons fait appel pour essayer de protéger l’inspectrice et, au-delà, l’inspection du travail. En effet, nous devons garantir les principes d’indépendance et de libre décision. Nous estimons que, compte tenu de ses missions de contrôle et de conseil, l’inspectrice a pris la mesure de la demande qui lui était faite et qu’elle a mené une bonne analyse. Nous défendons l’idée qu’elle n’a pas un devoir d’intervention en toutes circonstances et qu’en l’espèce, elle ne disposait pas des éléments suffisants pour agir autrement. Elle a, à bon droit, envoyé le chauffeur en question vers le conseil de prud’hommes pour qu’il puisse obtenir la requalification de son contrat en tant que salarié. »

La rapporteure estime, quant à elle, qu’au-delà des bonnes intentions affichées et des déclarations de principe, l’action des services de l’État face aux pratiques sauvages d’Uber en matière de droit du travail a été nettement insuffisante et que ces manquements découlent d’un parti pris de ne pas inquiéter Uber en fermant les yeux sur ses méfaits. À cet égard, l’appel intenté contre le jugement du tribunal administratif de Paris, apparaît particulièrement choquant ; plutôt que l’inspection du travail, il s’agit bien de protéger Uber d’une application de la loi, qui entraînerait une requalification en masse de ses chauffeurs en salariés. La « baisse d’effectifs » traversée par l’inspection du travail, si elle constitue un élément d’explication, auquel il convient de remédier, ne saurait à elle seule justifier l’inertie dont ont fait preuve les organes de l’État chargés de faire respecter le code du travail.

M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche, l’a parfaitement résumé au cours de son audition : « Il n’est pas acceptable que les pouvoirs publics assistent en spectateur à un démembrement général du code du travail. En effet, le coût général pour la société en termes de perte de cotisations, de situations sociales à compenser par d’autres politiques et de cohésion se pose. » ([216])

Du reste, la rapporteure constate que ce n’est que dans la dernière édition du plan national de lutte contre le travail illégal, publiée le 22 mai 2023, pour les années 2023 à 2027, que « la sous-traitance irrégulière et le recours aux faux statuts dans le cadre des plateformes numériques » apparaît explicitement comme un objectif prioritaire, pour la première fois ([217]).

La rapporteure en conclut que l’insuffisance de l’action de l’État à faire respecter le droit du travail découle d’un choix politique assumé. En témoigne une déclaration du ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, M. Olivier Dussopt, devant la commission des affaires sociales lors d’une audition récente sur la mise en place de France Travail. Interrogé par M. François Ruffin, il a déclaré : « Nous avons un désaccord sur la manière de créer des droits pour les autoentrepreneurs et les indépendants. Vous faites le choix de la présomption de salariat, alors que nous avons plutôt fait celui de la présomption d’indépendance – je fais le lien avec le travail des plateformes – qui produit ses premiers effets. » ([218]) Ce choix politique assumé, idéologique contre le salariat, prend ainsi le contrepied des décisions prud’homales et de la Cour de cassation concernant les travailleurs des plateformes d’emploi.

d.   Les contrôles de l’Urssaf

M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, a indiqué devant la commission d’enquête que « les opérations de contrôle ne sont pas très nombreuses car elles sont souvent très longues : il faut recueillir de nombreux éléments probants car, les plateformes mobilisant beaucoup de travailleurs, nous devons enregistrer les témoignages d’un nombre suffisamment représentatif de livreurs » ([219]).

De plus, « il peut exister un écart entre les règles affichées par la plateforme et les pratiques, cette différence devant être étayée par des preuves autres que les documents standards et génériques élaborés par la plateforme ». En conséquence, « il convient de produire des témoignages et des échanges entre les travailleurs et la plateforme ».

De surcroît, « certains de ces contentieux auront une dimension pénale : le procès pénal se tient avant le procès civil ; or le juge pénal a une exigence plus forte en termes d’administration de la preuve. Tout cela concourt à allonger le contrôle ».

Du reste, « il est arrivé que le juge rejette la requalification de contrats pour un motif de défaut de preuves ». L’Urssaf est donc « contraint[e] de [se] montrer très scrupuleuse dans ces contrôles, ce qui [la] conduit à mobiliser de nombreux agents dans des procédures très longues ».

M. Amghar a ajouté que « l’activité des plateformes étant massive, les contrôles de l’inspection du travail demandent, comme les nôtres, beaucoup d’énergie car ce service doit également recueillir énormément de témoignages pour apprécier l’opportunité de requalifier des contrats en contrats salariés et apporter la preuve soutenant ses conclusions ; un grand nombre d’agents consacrent donc beaucoup de temps à ces contrôles ».

L’Urssaf a, néanmoins, réalisé un contrôle d’Uber en 2015 : ce contrôle « a reposé sur des auditions de chauffeurs et sur un certain nombre de pièces récupérées auprès de la société. Ces éléments ont amené l’Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s’est traduit par une lettre d’observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d’euros ». Cependant, « l’entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), qui a rendu une décision défavorable pour l’Urssaf fin 2016 pour des motifs formels. [L’Urssaf a] fait appel de cette décision et, en avril 2021, la cour d’appel de Paris a annulé la mise en demeure, donc le contrôle, là encore pour un motif formel, la mise en demeure ne comportant pas de manière expresse la mention du délai imparti de trente jours donné à l’entreprise pour régulariser sa situation et se contentant de faire référence à l’article du code de la sécurité sociale fixant ce délai ».

La rapporteure ne peut que constater que, malgré le caractère purement formel du rejet des recours de l’Urssaf tant en première instance qu’en appel, celle-ci n’a pas jugé bon de lancer une nouvelle procédure. Il est vrai que la lourdeur et la complexité des procédures, couplée à des délais de prescription relativement brefs ([220]), peuvent en partie l’expliquer. La rapporteure estime toutefois qu’une forme de passivité a pu être à l’œuvre. L’Urssaf Île-de-France est néanmoins saisie, avec l’Office central de lutte contre le travail illégal, d’une enquête pour travail dissimulé concernant Uber, depuis 2020.

Il n’en demeure pas moins qu’Uber a, pour le moment, réussi à s’en sortir en toute impunité, sans même subir une interdiction temporaire d’activité. Le calcul entre le coût de l’illégalité et le gain qui peut en être tiré est, ainsi, vite réalisé.

e.   Le contrôle de l’administration fiscale

L’administration fiscale n’est certes pas restée passive devant les pratiques douteuses d’Uber. Néanmoins, sans directive de ses ministres de tutelle, les résultats ne peuvent qu’être insatisfaisants.

M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, l’a rappelé devant la commission d’enquête : « Le sujet des contrôles des acteurs numériques se joue à plusieurs niveaux, à savoir les contrôles exercés sous la conduite exclusive de la DGFiP et les contrôles multilatéraux menés par les administrations de différents pays. En effet, pour l’attribution du lieu de taxation de l’activité, c’estàdire la France ou l’étranger, il s’agit généralement d’un jeu à somme nulle. Nous devons donc trouver un accord avec nos partenaires. Cet impératif s’applique aussi bien aux contrôles multilatéraux des profits qu’aux accords préalables sur les prix de transfert, ces accords étant couramment demandés par les entreprises du secteur numérique afin de se sécuriser. » ([221])

Il a précisé : « Dans le cas d’Uber, notre premier défi a consisté à obtenir des informations et à éviter qu’Uber ne crée une économie “grise” ou “noire” échappant à la fiscalité, que ce soit au niveau de la part des commissions d’intermédiation devant être assujettie à la TVA ou au niveau des revenus des chauffeurs.

« Nous nous sommes focalisés sur la recherche de ces informations, y compris auprès de nos interlocuteurs néerlandais. La DGFiP se montre habituellement réactive pour traiter les questions afférentes aux nouveaux arrivants, notamment lorsque ceux-ci présentent, comme Uber, une taille significative et une forte croissance. Ainsi, nous retrouvons la trace de contrôles dès le milieu des années 2010, y compris dans le cadre de décisions de justice.

« En d’autres termes, nous nous sommes intéressés à la société Uber dès le démarrage de son activité en France sous l’angle déclaratif. Au regard du faible volume d’informations à notre disposition, nous avons rapidement engagé des perquisitions fiscales. À travers ces outils, la direction nationale des enquêtes fiscales se projette dans les entreprises pour appréhender des éléments de fait. À titre d’information, nous réalisons environ deux cents perquisitions fiscales par an. Dans ce cadre, nous examinons les sujets de localisation de l’activité et des établissements. Ce type d’éléments nous permettent de caractériser un établissement stable ou d’obtenir des données de coûts et de comptabilité qui s’avèrent utiles pour évaluer le niveau de redevance.

« En l’espèce, nous avons été censurés sur notre procédure de perquisition fiscale au sein d’Uber par une décision de justice défavorable à la DGFiP. Ce type de procédures est fortement encadré. Or une erreur avait été commise. Précisément, un représentant de l’entreprise doit être présent lors de la perquisition fiscale. Or le procès-verbal dressé par les enquêteurs n’en mentionnait aucun.

«  [Cette procédure] a été engagée en juillet 2015. Par la suite, nous avons effectué des contrôles multilatéraux. En pratique, la majorité des grandes entreprises comme Uber sont contrôlées quasiment en permanence. Il est même rare qu’une période de trois ans ne fasse l’objet d’aucun contrôle de la DGFiP. Nous vérifions en permanence la réalité de l’activité et des déclarations de ces entreprises. Cependant, cette approche ne résout pas tous les problèmes, d’où les démarches engagées au sein de l’OCDE.

« En tout état de cause, le traitement des questions de fixation des niveaux de redevances prend du temps, comme l’affaire McDonald’s l’a récemment attesté. Cette affaire a débouché sur une convention judiciaire d’intérêt public ; les débats avec cette entreprise ont duré une dizaine d’années.

« Plus généralement, nous nous efforçons d’utiliser tous les outils à notre disposition, dont le plus intrusif, c’est-à-dire la perquisition fiscale. Celle-ci demeure néanmoins inutile si aucun document n’est à saisir dans l’entreprise concernée. De plus, cette procédure est soumise à des contraintes particulières. Lors d’une perquisition fiscale dans un grand groupe français de luxe, nous avons perdu en première instance au titre des règles de la perquisition, le juge ayant estimé que nous n’avions pas apporté suffisamment d’éléments de suspicion et de présomption justifiant la démarche. La Cour de cassation nous a donné raison in fine. Quoi qu’il en soit, ces procédures sont lourdes et complexes et sont placées sous le regard du juge, lequel s’assure que l’atteinte à la liberté que constitue la perquisition est correctement proportionnée. »

S’agissant d’Uber, M. Jérôme Fournel a ajouté : « D’autres contrôles ont eu lieu par la suite. J’ai évoqué le contrôle de 2014 car il a fait l’objet d’une décision de justice. Il est donc clos et public, d’une certaine manière. Dans un cadre couvert par le secret fiscal, je pourrai vous donner des éléments complémentaires sur les contrôles et les redressements effectués ou en cours. Malheureusement, je ne suis pas autorisé à m’exprimer sur ces aspects dans le cadre de la présente audition. »

La rapporteure ne peut que regretter que toute la lumière ne puisse pas être faite, dans le cadre de cette commission d’enquête, sur les pratiques fiscales d’Uber, dont elle a tout lieu de penser qu’elles n’ont pas été sanctionnées de manière suffisante.

Du reste, elle relève qu’interrogé à ce sujet, M. Jérôme Fournel a répondu que « la DGFiP n’[avait] reçu, à [sa] connaissance, depuis 2013, aucune directive émanant de ses ministres de tutelle ou de leur cabinet concernant ces plateformes ». La rapporteure estime qu’on ne saurait mieux exprimer l’absence de volontarisme des autorités à l’endroit des plateformes, ce qui traduit un biais très net en leur faveur, et un abandon par ces autorités de leurs prérogatives. Uber a pourtant poursuivi une stratégie concertée d’évasion fiscale, d’une part, et d’optimisation fiscale, d’autre part. La rapporteure constate l’absence de volonté politique de s’attaquer à la première comme à la seconde.

f.   Le contrôle de la CNIL

Uber a également fait l’objet de contrôles de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’agissant de ses pratiques en matière de protection des données personnelles.

M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint de la CNIL, a indiqué devant la commission d’enquête : « L’activité répressive mobilise une centaine d’agents qui traitent chaque année, depuis la mise en place du RGPD, entre 12 000 et 14 000 plaintes […]. Avant l’entrée en vigueur du RGPD [règlement général sur la protection des données personnelles], Uber a connu deux vagues de mesures correctrices de la CNIL, laquelle a procédé au contrôle de la société en 2016 et en 2017 au sujet des données collectées par ses chauffeurs ainsi que du traitement de celles de ses clients […]. La deuxième campagne de contrôle, qui concernait des aspects de sécurité, s’est conclue par une amende de 400 000 euros, dont la presse s’est fait l’écho.

« Depuis l’entrée en vigueur du RGPD les demandes sont traitées au sein d’un guichet unique, lequel procède à la répartition entre l’autorité cheffe de file, dont la juridiction est celle du lieu d’implantation de l’établissement principal de la société, et les autres autorités concernées – parmi lesquelles, en l’espèce, la CNIL. L’établissement principal d’Uber étant aux Pays-Bas, c’est l’autorité néerlandaise qui a compétence sur le système de traitement transfrontalier des données au sein de l’Union européenne.

« Elle doit en conséquence conduire les investigations et instruire les plaintes en coopération avec les autorités concernées et prendre les mesures correctrices. Ce dispositif modifie les moyens mobilisés et la chronologie de notre action, dont la durée est allongée par les instructions menées dans ce cadre coopératif, chose nécessaire compte tenu du caractère européen de l’opération et de la multiplication des échanges. Le rapport indirect qu’entretient l’autorité concernée à l’affaire contribue également à l’allongement de la procédure.

« Les plaintes qu’une centaine de chauffeurs nous ont adressées concernaient trois sujets en particulier : la qualité de l’information fournie et les modalités d’exercice des droits ; le transfert des données hors de l’Union européenne ; et la prise de décision automatique de déconnecter certains chauffeurs en raison de leur notation ou d’une suspicion de fraude.

« La diversité des sujets traités contribue à la complexité de notre activité, encore accrue par plusieurs processus de recevabilité qui jalonnent les différentes étapes de l’instruction, d’autant que les demandes doivent être conformes aux droits français et néerlandais.

« L’autorité néerlandaise compte 175 agents, soit moins que la CNIL, qui mobilise de son côté deux agents à mi-temps sur le seul cas d’Uber.

« Lorsque nous faisons face à de grands groupes comme Uber ou à des géants du numérique – nous avons déjà eu affaire à la plupart des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) –, nous devons instruire de grands volumes de documents et nous nous heurtons à une batterie d’avocats qui font feu de tout bois, d’où la nécessité, pour nous, de constituer des dossiers très robustes.

« Ces plaintes ont donné lieu à une trentaine de réunions avec l’autorité néerlandaise, avec qui nous avons réalisé des contrôles sur place. De ce point de vue, la pandémie et les confinements ont nui à la fluidité des instructions.

« Le cas des plateformes n’est pas spécifique au regard du RGPD, dans la mesure où ce règlement s’applique à elles comme à tout responsable de traitement de données à caractère personnel permettant l’identification directe ou indirecte de la personne, qu’il s’agisse d’une utilisation, d’un stockage, d’un transfert ou d’une suppression de données personnelles.

« Les traitements mis en œuvre par Uber entrent donc dans le périmètre du RGPD et concernent trois catégories de personnes : les salariés, les clients et les chauffeurs. La dématérialisation presque totale de son service constitue néanmoins une particularité, le client n’ayant de contact physique qu’avec le chauffeur.

« L’utilisation d’une application implique un traitement des données personnelles en vue de la mise en relation d’un client et d’un chauffeur, dispositif dont l’efficacité repose sur le recours à des algorithmes doublés d’un système de notation. Aussi le traitement des données constitue-t-il un maillon essentiel de l’activité d’Uber et, plus généralement, de l’ensemble des plateformes.

« Toutes les dispositions du RGPD s’appliquent à Uber s’agissant des droits qu’elles offrent aux clients, aux salariés et aux chauffeurs, en particulier quant à l’accès à l’information. Les plaintes formées sur ce fondement mettaient en cause la qualité des informations délivrées, la difficulté d’y avoir accès du fait d’un parcours complexe mais aussi l’incomplétude des réponses fournies et le fait que certaines d’entre elles n’étaient délivrées qu’en anglais. Plus généralement, la nature des données communiquées, leur format et leur incomplétude posaient problème. » ([222])

 

La rapporteure relève que l’implantation du siège européen d’Uber aux Pays-Bas a pour conséquence de rendre les contrôles plus complexes et plus longs, transfère à l’autorité néerlandaise le soin de prononcer des sanctions, même si, comme l’a dit M. Moulin, « la dimension européenne de cette procédure lui conférant une portée globale, les autorités peuvent prendre des mesures touchant l’ensemble des plateformes qui opèrent au sein de l’Union européenne ».

Ces procédures n’ont pas été sans efficacité : « À la suite des investigations, Uber s’est ainsi mise en conformité en revoyant l’ensemble de son processus d’information et en le rendant entièrement disponible en français. Les différents points à l’origine des plaintes ont donc été résolus au fil de l’instruction. »

Elles demeurent cependant inabouties en raison des délais de traitement. M. Moulin a indiqué : « Si la mise en conformité d’Uber est totale, la décision proposée aura pour but de sanctionner ses irrégularités passées au regard du RGPD. Dans ce cas, aucune injonction de faire ne sera prononcée. La CNIL peut aussi décider d’injonctions sous astreinte, pour un montant pouvant s’élever à 100 000 euros par jour, afin d’obliger l’entreprise à se mettre en conformité. L’autorité néerlandaise peut très bien, le jour où elle soumettra le projet de décision aux autres autorités européennes, prononcer de telles astreintes à l’encontre d’Uber. »

La même difficulté s’est posée concernant « la deuxième catégorie de plainte, relative aux transferts de données hors de l’Union européenne, [qui] s’appuie sur l’arrêt dit “Schrems 2” de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a constaté un niveau insuffisant de protection des données aux ÉtatsUnis et invalidé le bouclier de protection des données dit “privacy shield” […]. Les entreprises qui y transféraient des données doivent prendre des mesures complémentaires pour garantir leur protection.

« Uber avait en effet recours à des moyens de traitement situés sur le territoire américain, d’autant que l’entreprise était soumise à l’extraterritorialité des lois américaines, ce qui permettait aux États-Unis d’obtenir des informations stockées en Europe, notamment à la faveur du Cloud Act – Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act.

« La conclusion de l’analyse juridique a été retardée par les procédures judiciaires en cours devant les juridictions néerlandaises. Même si nous sommes une autorité administrative indépendante, nous suspendons généralement nos travaux lorsqu’une procédure judiciaire est en cours sur un de nos sujets d’investigation […].

« Pour ce qui concerne les déconnexions, la cour d’appel néerlandaise a rendu avant-hier la décision que nous avions longtemps attendue et qui se trouve être plutôt favorable à la protection des données telle que nous la concevons. La juridiction a en effet considéré que les dispositifs de déconnexion avaient un impact significatif sur les personnes visées et que, même s’il y avait intervention humaine, il ne suffisait pas que quelqu’un procède à une vague vérification depuis un bureau à Cracovie pour considérer qu’il ne s’agissait pas d’un processus entièrement automatisé. En conséquence, elle a considéré que ce régime de décision automatisée ne répondait pas aux critères du RGPD.

« L’autorité néerlandaise attendait elle aussi cette décision pour finaliser son analyse juridique. Nous allons donc pouvoir désormais avancer plus vite avec un dispositif robuste, puisqu’une partie du contentieux, et la plus complexe, a déjà été quelque peu purgée ».

La rapporteure s’interroge sur la durée de ces procédures, sur un sujet aussi sensible que la protection des données personnelles. Elle estime que la lenteur de la procédure constitue une faille dans le dispositif de protection de celles-ci.

4.   Dix ans après, toujours pas de statistiques fiables sur les plateformes

De manière générale, la rapporteure relève qu’il ne semble pas y avoir eu de réflexion, au sein de l’appareil d’État, sur la manière dont pourraient être recueillies des données pertinentes sur le développement des plateformes. Ce constat ressort de la réponse qui lui ont été transmises par l’INSEE, qu’elle avait interrogé, dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête, sur le nombre, le profil socioéconomique et les conditions de travail des travailleurs des plateformes et leur évolution sur la période 2013-2023 :

« Très présent dans les médias, le travail de plateformes digitales est mal mesuré statistiquement : on quantifie mal en France et dans le reste du monde le nombre d’emplois concernés, et moins encore les conditions de travail des personnes concernées.

« Ces difficultés de mesure ne sont pas seulement dues à la relative nouveauté des plateformes de mise en relation. Elles tiennent aussi à des problèmes plus fondamentaux. D’une part car les emplois qui s’y rattachent ne ressemblent pas toujours aux emplois classiques qui font l’objet d’un suivi administratif et statistique. Mais surtout, il n’existe pas de définition statistique du travail de plateforme. […] en termes statistiques, il faut préciser ce contour et il n’y a pas de définition internationale qui ait fait consensus. […]

« Les chiffres de l’emploi lié aux plateformes souvent cités (en France et au-delà) sont issus d’enquêtes en ligne, rapides et peu coûteuses à mettre en œuvre. Cependant, bien que la méthodologie ne soit pas toujours clairement exposée, le caractère commun à ces différentes enquêtes est de s’appuyer sur des panels en ligne, sans échantillonnage aléatoire, dont les répondants sont des volontaires rémunérés pour répondre : ils sont eux-mêmes, par construction, des microtravailleurs (autrement dit des travailleurs acceptant des micro-tâches numériques ne pouvant pas être robotisées, sur des sites comme microtaches.job), biaisant ainsi fondamentalement l’échantillon et donc la mesure. Ces enquêtes donnent ainsi des taux très élevés de travail de plateforme, au regard des autres sources, et surreprésentent le micro-travail par rapport aux chauffeurs ou aux livreurs.

« Les enquêtes plus classiques, en population générale (comme l’enquête Emploi) peuvent permettre de recueillir des informations plus représentatives sur ces emplois. Cependant, la mesure de l’emploi lié aux plateformes dans une enquête par questionnaire se heurte aussi à des obstacles. »

Une note interne du ministère de l’économie dont la rapporteure a pu prendre connaissance, datée du 15 septembre 2020, fait référence à une étude « sur les gisements d’emplois liés aux plateformes numériques » réalisée en 2019 par un cabinet de conseil, sans préciser si celle-ci a été commandée par le ministère.

S’agissant des plateformes, le résultat en est qu’elles ne sont ni appréhendées, ni, a fortiori, sanctionnées ainsi qu’elles le devraient. La rapporteure regrette qu’il n’existe pas, ou très peu, d’études fines sur l’augmentation du recours au statut d’autoentrepreneur, les secteurs dans lesquels il est utilisé et ses conséquences.

B.   Pourtant, les consÉquences du dÉveloppement d’Uber sont nÉfastes pour le secteur du transport public particulier de personnes

Les pratiques agressives d’Uber, combinées aux complicités dont la plateforme a pu bénéficier pour s’implanter en France et à l’insuffisance des contrôles réalisés par les services de l’État ont des conséquences extrêmement négatives à la fois sur le plan social, sur le plan économique et sur le plan environnemental dans le secteur du T3P.

1.   Les conséquences sociales de l’ubérisation sont nuisibles pour l’ensemble des acteurs du secteur

L’arrivée d’Uber a entraîné des conséquences néfastes à la fois pour les chauffeurs de taxis, relevant d’une profession réglementée qui a subi la concurrence déloyale des plateformes ; pour les chauffeurs de VTC, soumis à une grande précarité et à des conditions de travail difficiles ; ainsi que pour les clients, qui se retrouvent confrontés à une dégradation du service public de transport particulier de personnes.

a.   La profession de taxi déréglementée avec brutalité

La façon dont Uber a pu s’implanter en France, au mépris de toute la réglementation relative au transport public particulier de personne en vigueur, a tout d’abord eu pour conséquence de bouleverser profondément le secteur des taxis.

La concurrence déloyale des VTC a provoqué une chute brutale du niveau de revenus des taxis, notamment en raison de l’effondrement du prix de la licence, qui constituait pour beaucoup un capital-retraite comme peut l’être un fonds de commerce pour un artisan. Face à cette paupérisation, nombre de chauffeurs se sont retrouvés confrontés à un niveau d’endettement insoutenable, les forçant à travailler davantage, voire sans aucune solution de secours.

Auditionné par la commission d’enquête, aux côtés des représentants du secteur des taxis, M. Ahmed Senbel, président de la Fédération nationale des taxis indépendants (FNTI), s’est exprimé sur la paupérisation des chauffeurs et les drames humains qui en ont résulté : « Ces pratiques ont évidemment des conséquences sociales : la paupérisation des chauffeurs et de nombreux drames humains. La profession de taxi est constituée de chauffeurs à temps plein qui investissent dans leurs fonds de commerce. La licence leur donne le droit de travailler dans la rue, dans les gares et dans les aéroports, mais elle constitue aussi leur capital retraite. Loin d’être des “rentiers”, comme cela a pu être dit, les chauffeurs de taxi travaillent en moyenne 70 heures par semaine et partent rarement à la retraite avant 65 ans. L’arrivée des VTC, massivement subventionnée par les plateformes, mais aussi par les aides à l’emploi, a entraîné une perte brutale de revenus pour les taxis. De nombreux chauffeurs de VTC exercent cette activité en complément et à temps partiel, sans les mêmes charges, ce qui constitue une concurrence déloyale. Le prix des licences s’est effondré, privant de nombreux chauffeurs de leur capital retraite. Pire, leur baisse de revenus a empêché nombre d’entre eux de rembourser leurs crédits, ce qui a engendré de nombreux drames, des faillites, des familles brisées et parfois même des suicides. » ([223])

M. Karim Asnoun de la CGT-Taxis a confirmé l’effondrement du prix de la licence de taxis et l’échec de la création d’un fonds de garantie qui aurait pu soutenir les taxis surendettés : « Dans les années 2015 à 2016, les licences s’achetaient à Paris à 240 000 euros. Après l’envahissement du marché par les plateformes, elles ont été dévalorisées en quelques mois à 120 000 euros seulement, ce qui a entraîné de véritables drames pour certains chauffeurs, dont les échéances de crédit couraient encore pour cinq à sept ans. De plus, l’activité était devenue très difficile du fait de la suroffre créée par le recours des plateformes à des véhicules LOTI, pour contourner la loi de 2014.

« En 2016, la CGT avait proposé avec d’autres syndicats de créer un fonds de garantie de la valeur de cette licence. Malheureusement, il nous a été proposé en retour que les victimes abondent le fonds, ce qui n’était évidemment pas acceptable. Toute cette situation était issue d’un contournement du cadre législatif par une entreprise qui était pourtant louée par un ministre, puis un Président, et invitée à l’Élysée, etc., tandis que les chauffeurs n’obtenaient pas de réponse à leurs courriers. Ils étaient simplement soumis aux aléas du marché. » ([224])

Tous les représentants des taxis ont dénoncé la passivité des autorités publiques – et en particulier de M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie – face à la perturbation du secteur et aux drames que vivaient nombre de chauffeurs. Ainsi que l’a exposé M. Karim Asnoun : « Nous étions tous mobilisés pour dénoncer une dérive de plus des plateformes, qui, comme d’habitude, détournaient encore les règles pourtant faibles posées par la première loi Thévenoud. Pour éviter à leurs chauffeurs – qu’elles souhaitent non formés, malléables et corvéables à merci – de recevoir le peu de formation qui leur était ainsi imposé, elles ont en effet passé toutes leurs structures en statut “LOTI”. Sans doute du fait d’un vide juridique, les autorités françaises sont à nouveau restées passives alors que des milliers de véhicules sous ce statut “inondaient” le marché. Après plusieurs jours de mobilisation très dure, nous avons été reçus par le Premier ministre, le ministre de l’intérieur et le ministre des transports mais pas par M. Macron, qui avait seulement envoyé son directeur de cabinet. » ([225])

Aussi n’est-il pas étonnant que des violences entre les chauffeurs de taxis et les chauffeurs VTC aient pu survenir. Mme Emmanuelle Cordier, présidente de la FNDT-CPME, a rappelé que « [l]a vraie violence pour la profession est créée par le refus manifeste du Gouvernement de faire appliquer la réglementation. Comment voulez-vous qu’un chauffeur de taxi, qui passe des heures à attendre dans les aéroports, réagisse en voyant des centaines de véhicules VTC attendre dans la station essence la plus proche de l’aéroport, alors qu’ils n’en ont pas le droit ? Comment ne pourrait-il pas être tenté de faire lui-même appliquer la loi si l’État ne le fait pas ? » ([226]).

Selon M. Ahmed Senbel, c’est bien le manque d’écoute des représentants des taxis et le manque de considération pour leur situation qui ont conduit à des violences : « Des drames ont commencé à en résulter pour les familles des chauffeurs de taxis qui ne pouvaient plus vivre de leur activité. Certains ont commencé à faire la police eux-mêmes. Tout ceci aurait pu être évité et même les lois Thévenoud et Grandguillaume n’auraient pas été nécessaires si nous avions été reçus à temps. À l’occasion des lois Thévenoud et Grandguillaume, nous avons bien sûr été auditionnés à l’Assemblée nationale mais nous n’avons jamais pu rencontrer officiellement le ministre de l’économie. » ([227])

En outre, comme indiqué précédemment, il est avéré qu’Uber a délibérément organisé les troubles à l’ordre public en payant des chauffeurs de VTC pour manifester, voire en orchestrant des violences afin de pouvoir diffuser des images défavorables aux taxis et favorables aux intérêts des plateformes. M. BrahimBen Ali, secrétaire général du syndicat national INV, l’a confirmé à la commission d’enquête : « Uber n’a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n’ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. » ([228])

D’autres preuves de ces violences orchestrées ont été révélées par les Uber files. En 2016, alors que des manifestations de taxis ont lieu en Espagne, M. Mark MacGann invite à utiliser tous les débordements possibles pour mettre une pression supplémentaire sur les décideurs publics :

Mark MacGann : « Ce serait très efficace d’avoir des photos de violence à Barcelone cette semaine et d’autres incidents. »

Dans les documents transmis par l’ancien lobbyiste à la commission figure une note sur les violences des chauffeurs de taxis à Barcelone, qui liste ainsi 75 cas de violence desquels l’entreprise peut se prévaloir pour défendre ses intérêts ([229]). En réalité, la violence est dans l’ADN même d’Uber et de son fondateur, M. Travis Kalanick. Dans un message non daté transmis à la rapporteure, il invite ses équipes à appeler les chauffeurs et les clients de l’entreprise à la désobéissance civile. Alerté sur la présence de casseurs d’extrême droite au sein des manifestations de taxis, il répond par une formule qui en dit long : « La violence garantit le succès. » ([230])

Travis Kalanick : « Désobéissance civile. 15 000 chauffeurs. 50 000 passagers. Une marche pacifique ou un sit-in. »

Rachel Whetsone : « Pour information, Mark s’inquiète de la violence des taxis contre des chauffeurs de VTC, les syndicats étant débordés par des éléments issus de l’extrême droite cherchant à en découdre. C’est une chose dont il faut tenir compte. »

Mark MacGann : « Des casseurs d’extrême droite ont infiltré certaines manifestations de taxis. Nous allons réfléchir à une désobéissance civile efficace et en même temps protéger les gens. Croyez le ou non, grâce à Alexandre, nous avons de très bons contacts avec la préfecture de police de Paris. Nous ferons les choses de manière intelligente. »

Travis Kalanick : « S’il y a 50 000 passagers, ils ne pourront et ne feront rien. Je pense que ça peut valoir le coup… La violence garantit le succès. »

Dans un autre document que la commission a eu à sa disposition, daté du 23 août 2014, un employé d’Uber en Inde rappelle dans un message une consigne qui résume bien l’état d’esprit de la société : « Embrasser le chaos. » ([231])

Allen Penn : « Embrasser le chaos. Cela signifie que vous faites quelque chose qui a du sens. Il n’y a pas beaucoup de secteurs ou de gens qui, en une année, peuvent changer les choses comme vous le faites. Soyez fiers de cela, affermissez votre détermination et travaillez encore plus dur pour gagner. »

Ainsi que cela a été dit précédemment, lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann n’a pas caché ses regrets devant de telles pratiques : « Uber, en tant que société, en tant que start-up, en tant qu’entreprise responsable de tant de violence, au lieu de calmer le jeu, de suspendre le service illégal UberPop et de s’asseoir autour d’une table avec les représentants des taxis, m’a affecté des gardes du corps. Je n’en veux pas à ces chauffeurs de taxi d’être devenus un peu violents, car ils étaient paniqués. Ils se sont dit : cette société, aucun gouvernement seul ne peut y faire face. […]

« En quoi cacher des rencontres avec des dirigeants d’entreprises sert-il la démocratie ? En quoi cela sert-il le bien public de permettre à ces mêmes entreprises d’opérer de telle manière que la violence dans les rues de la capitale de votre pays, perçue par ces soi-disant entrepreneurs comme utile à leurs objectifs, fasse la Une des journaux de la planète entière ? Nos démocraties ont autant à craindre de ces blessures auto-infligées que des despotes et des autocrates avec leurs chars et leurs bombes. » ([232])

b.   Des chauffeurs soumis à la plus grande précarité

Face aux fausses promesses d’Uber de créer des emplois de qualité, de nombreux chauffeurs de taxis et de VTC se retrouvent aujourd’hui dans une situation très précaire, avec des conditions de travail rendues difficiles par les règles édictées unilatéralement par Uber dans un seul but de rentabilité.

i.   De fausses promesses

Uber est arrivée sur le marché avec la promesse de créer des milliers d’emplois indépendants, bien rémunérés et permettant à leur titulaire d’offrir des services de qualité tout en étant libéré des contraintes du salariat. « Devenez votre propre patron, devenez chauffeur » était devenu le slogan lancé à tous les jeunes en quête d’un travail, avec la participation active. Cela a déjà été dit, M. Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’économie, participait lui-même à ce mythe, en prétendant qu’il valait mieux être chauffeur Uber que vendre de la drogue à Stains, reproduisant par-là une représentation stéréotypique des personnes sur le mode de la passivité à l’égard de leurs conditions matérielles d’existence, et comme des délinquants en puissance. Même le service public de l’emploi, encouragé par le ministère de l’économie qui visait alors l’inversion de la courbe du chômage, participait à des opérations de recrutement aux côtés d’Uber, ce qui est inouï !.

Néanmoins, les promesses d’Uber n’étaient que des mirages. Si les chauffeurs de VTC ont pu, pendant quelques mois, exercer leur métier dans des conditions de rémunération et de travail acceptables, ce qui a permis à Uber d’attirer à lui suffisamment de chauffeurs pour atteindre une taille critique sur le marché, la situation s’est brutalement inversée, en 2015, lorsqu’Uber a décidé unilatéralement d’augmenter significativement le montant de sa commission et d’abaisser le prix minimal de la course. Les chauffeurs, pris au piège et n’ayant personne avec qui négocier, ni chez les plateformes, ni auprès du Gouvernement, n’ont eu d’autre choix que de poursuivre leur activité dans des conditions fortement dégradées.

Auditionné par la commission d’enquête, M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC, est revenu sur l’augmentation brutale de la commission prélevée par Uber et la baisse drastique du prix de la course : « En 2014 et 2015, Uber a commencé sa démocratisation du VTC et les tarifs ont commencé à baisser. À l’automne 2015, le tarif initial avait même diminué de 40 % – il était passé de huit euros à cinq euros. Simultanément, la commission que la plateforme prenait est passée de 20 % à 25 % sans aucune explication préalable. Il n’existait en effet aucune forme de relation bilatérale avec les chauffeurs. Ces mouvements ont engendré des manifestations et nous avons commencé à nous organiser sous la forme d’une association appelée CAPA-VTC. » ([233])

M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, a confirmé la participation du service public de l’emploi au processus de recrutement de certains chauffeurs de VTC : « Le candidat [Macron] et tous les ministères nous répondaient que nous étions des jeunes de banlieue sans avenir et que travailler pour quatre ou cinq euros de l’heure était mieux que rien. Cette croyance était d’ailleurs très forte au niveau de l’État et je pense que c’est toujours le cas. À l’époque, cet écosystème faisait la tournée des banlieues avec le bus “70 000 entrepreneurs” afin de convaincre des jeunes de banlieue crédules de s’engager dans ce système de plateformes pendant trois ou quatre ans. En 2015 et 2016, le bus “70 000 entrepreneurs” circulait dans les banlieues. Lorsque vous entriez dans ce bus, un comptable vous indiquait qu’il pouvait vous ouvrir votre société gratuitement à condition que vous vous engagiez pour trois bilans avec lui, pour 1 500 euros par an. Ensuite, un loueur de leasing vous proposait de vous trouver un véhicule pour cinq ans au meilleur prix. Enfin, le centre de formation indiquait qu’il pouvait vous former gratuitement et vous amener à l’examen si vous vous engagiez à travailler pour telle ou telle plateforme. À cette époque, l’antenne Pôle emploi de Poissy invitait même des personnes qui cherchaient du travail à s’orienter vers ce bus. Nous leur avons expliqué que ce système était une arnaque car le modèle économique proposé n’était pas viable mais sans succès car nous n’avions rien à proposer à la place. […]

« Uber avait prévu de passer sa commission de 10 % à 15 % puis 25 % abruptement et sans consultation des chauffeurs alors que le prix de la course était identique. Uber joue également avec les différents paramètres du prix, tels que le prix de la prise en charge, de la minute et du kilomètre. Nous avons toujours cherché à reprendre le contrôle du tarif et nous n’avons jamais voulu nous associer aux petites structures qui voulaient entamer des négociations sur ce sujet. En effet, selon nous, négocier, c’est perdre car vous reconnaissez la légitimité du patron. » ([234])

M. Brahim Ben Ali a quant à lui expliqué avoir été attiré par les promesses d’Uber, avant de se heurter à la réalité : « J’ai travaillé pour Uber comme chauffeur, m’étant laissé berner par l’indépendance promise. Cette entreprise a utilisé des habitants des quartiers populaires, à qui elle a fait croire qu’ils seraient leur propre patron et posséderaient une grosse berline. Or la plupart d’entre eux se trouvent encore endettés aujourd’hui, puisqu’à l’époque Uber demandait la fourniture du véhicule par le chauffeur – qui était nécessairement une grosse berline –, mais l’entreprise se voulait rassurante en indiquant que l’emprunt serait vite amorti. » ([235])

M. Yassine Bensaci vice-président de l’association des VTC de France (AVF), a témoigné dans le même sens, en reprochant à l’État son inaction : « La plateforme [Uber] nous promettait en effet monts et merveilles. Beaucoup de chauffeurs se sont donc tournés vers cette profession. Nous nous sommes levés contre les applications dès la fin de l’année 2014 ou le début de l’année 2015. À cette époque, Uber avait lancé plusieurs services qui s’avéraient contraires à nos activités, notamment du fait de l’instauration du service UberPop. En effet, il s’agissait d’un service de transport entre particuliers qui représentait clairement une forme de concurrence déloyale vis-à-vis de nos activités de chauffeurs professionnels. Un écosystème s’est créé à l’arrivée de ces plateformes et ces personnes ont pu trouver du travail mais l’État a laissé faire n’importe quoi à une application qui est désormais une multinationale. Par conséquent, les VTC sont désormais tributaires de ces applications. » ([236])

La situation est d’autant plus difficile pour les chauffeurs de VTC que, outre l’augmentation de la commission prélevée par Uber, leur temps d’approche n’est pas payé, contrairement aux taxis. C’est ce qu’a révélé M. Helmi Mamlouk à la commission d’enquête : « Lorsque vous commandez un VTC, le chauffeur doit rejoindre votre localisation et ce temps d’approche n’est pas payé alors que le chauffeur travaille. En revanche, le temps d’approche d’un taxi est payé. De plus, le client peut prendre un taxi à l’endroit même où il se trouve et, dans ce cas, le tarif minimal s’élève effectivement à 7,30 euros. Par ailleurs, il est également nécessaire de se pencher sur le tarif à la minute et au kilomètre. Le tarif kilométrique des taxis est en effet plus élevé que celui des VTC dans l’ensemble des départements de France. » ([237])

En conséquence, les chauffeurs de VTC, même en travaillant avec plusieurs plateformes simultanément, ce qui est le cas d’un grand nombre d’entre eux, ne parviennent pas à vivre correctement de leur activité. Selon M. Helmi Mamlouk, « [s]i le chauffeur maîtrise bien ses coûts, il peut retirer environ 25 % du prix des courses, ce qui est très peu au vu du travail fourni. Ce pourcentage dépend cependant du type de véhicule et du statut juridique du chauffeur. […]

« Vous payez 25 % de cotisations sociales lorsque vous êtes autoentrepreneur. Dans l’exemple d’une course à 10 euros, le chauffeur paie 2,50 euros à l’Urssaf, 2,50 euros à Uber et 50 centimes au titre de la TVA. En outre, l’assurance professionnelle coûte en moyenne 200 euros par mois. Un véhicule en location peut quant à lui coûter entre 1 300 euros et 1 500 euros par mois. Ce montant est moins important pour les véhicules en leasing ou en location avec option d’achat (LOA). Enfin, il faut prendre en compte l’amortissement du véhicule si le chauffeur en est propriétaire. Concrètement, 75 % du prix de la course correspondent à des charges » ([238]).

ii.   Aucune création d’emplois

Les promesses d’Uber et des plateformes en termes de créations d’emplois n’ont, elles non plus, pas été tenues. Il existerait aujourd’hui quelques 40 000 VTC enregistrés, mais rien ne prouve qu’il s’agit là de 40 000 créations d’emplois...

Le récent ouvrage de la sociologue Sophie Bernard, intitulé #UberUsés. Le capitalisme racial de plateformes ([239]), démontre tout le contraire. À partir d’une enquête comparée menée auprès d’une centaine de chauffeurs Uber à Paris, Londres et Montréal, Mme Sophie Bernard montre que la plateforme tire parti de la position spécifique occupée par la main-d’œuvre « racisée » dans le monde du travail, assignée en premier chef aux emplois précaires non qualifiés ou faisant l’expérience du déclassement. Ce n’est donc pas pour échapper au chômage que les chauffeurs se sont tournés vers Uber, mais en remplacement d’un contrat précaire, pénible et très mal payé auquel ils étaient déjà cantonnés. Ce n’est pas tant une aspiration en soi au statut d’indépendant, qu’une volonté de fuir de mauvaises conditions de travail, les travailleurs subissant les discriminations raciales se retrouvant les premiers exploités par les plateformes parce que « racisés ».

Les plateformes se sont senties d’autant plus libres d’imposer à leurs travailleurs des conditions de travail et d’emploi dégradées que ces-derniers ont souvent des origines étrangères : « Caractérisées par la combinaison du management algorithmique et de formes d’emploi ultra-flexibles, les plateformes numériques participent d’une reconfiguration de l’emploi précaire qui se révèle particulièrement adaptée à l’exploitation des travailleurs racisés. Elles peuvent ainsi tirer parti d’une main-d’œuvre disponible et docile qui, au moment même où elle croyait y échapper, se voit à nouveau assignée à “un travail pour immigré”. »

Ces affirmations ont été confirmées par les chauffeurs de VTC auditionnés par la commission d’enquête. Selon M. Helmi Mamlouk, « 80 % des personnes candidates pour devenir chauffeur VTC sont déjà des travailleurs et ce ne sont pas des jeunes qui “tiennent les murs” comme l’a prétendu notre Président. D’ailleurs, cette annonce s’est avérée blessante car les chauffeurs VTC sont des travailleurs, qui se lèvent souvent très tôt le matin pour aller chercher leur chiffre d’affaires » ([240]).

iii.   Des conditions de travail dégradées

Les conditions de travail des chauffeurs de VTC sont rendues très difficiles par les plateformes. Comme l’explique Mme Sophie Bernard, « s’ils veulent en sortir, il faudra travailler plus longtemps – souvent entre 12 et 14 heures par jour. Idem pour certaines zones où ils peuvent bénéficier d’une majoration. Leur attitude, elle aussi, est contrainte. Il faut respecter des critères. Veiller au taux d’annulation. Surveiller son taux de refus de course. Sinon, c’est la déconnexion arbitraire. Une autre déception réside dans le rôle déterminant de la clientèle, qu’Uber a enrôlé comme de véritables contremaîtres évaluant sans cesse les chauffeurs. […] Ce système renvoie à un modèle assez ancien. Il date du XIXe siècle. C’est le tâcheronnat. À l’époque, le tâcheron était l’intermédiaire entre le capitaliste qui passait les commandes et les travailleurs à domicile. Ce marchandage a été interdit après de vives protestations contre l’écart entre les très mauvaises conditions de travail des ouvriers et l’enrichissement de ces intermédiaires » ([241]).

Les conditions de travail des chauffeurs de VTC sont d’autant plus rudes que, outre l’accroissement de leurs horaires de travail nécessaire au maintien d’un revenu de subsistance, ils font en outre face à des déconnexions abusives d’Uber en cas de non-respect des règles édictées de manière unilatérale par la plateforme.

En juillet 2021, Uber a ajouté une annexe à ses conditions générales d’utilisation dans laquelle il est précisé que l’entreprise « peut restreindre de manière définitive [l’accès à l’application] sans motif particulier et à tout moment ». Un préavis de trente jours est prévu, mais de nombreuses exceptions permettent de s’en abstenir. Uber justifie ce besoin de déconnexion en cas de non‑conformité des documents fournis par le chauffeur (permis, carte VTC), de fraude, de location de compte ou encore pour des raisons de sécurité, comme des agressions physiques ou verbales rapportées par des clients.

La déconnexion, temporaire ou définitive, a d’abord été utilisée comme un moyen de sanctionner les chauffeurs qui refuseraient des courses. Alors qu’un indépendant devrait pouvoir décider s’il accepte ou s’il refuse un client ou un trajet, Uber lui déniait ce droit... tout en refusant toute requalification en salariat. La seule explication donnée par la plateforme en cas de déconnexion est le « non-respect des conditions générales d’utilisation » de l’application ; lesquelles sont fixées par l’entreprise sans aucune consultation des chauffeurs. Aucune possibilité de contester la décision, qui s’apparente pourtant à un licenciement abusif. Nombre de chauffeurs se sont ainsi retrouvés sans emploi et sans revenu.

M. Jérôme Giusti, avocat, qui défend près de trois cents chauffeurs victimes de déconnexion abusives devant les conseils de prud’hommes, demande des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle ou sérieuse. Bien que la relation entre la plateforme et les chauffeurs ne repose pas, officiellement, sur un contrat de travail, il estime qu’Uber n’a pas le droit de mettre fin à une relation commerciale établie de manière aussi brutale, unilatérale et instantanée. Selon une enquête menée par le syndicat national INV en 2021, près de 80 % des chauffeurs déconnectés disent l’avoir été sans avertissement et 90 % affirment n’avoir eu droit à aucun recours.

De plus en plus, la déconnexion est aussi utilisée comme un moyen de faire taire les voix contestataires. Ainsi, ce sont les chauffeurs les plus anciens ou les plus revendicatifs qui sont exclus. Selon l’enquête menée par le syndicat national INV précitée, 90 % des 51 chauffeurs déconnectés interrogés exerçaient pour Uber depuis au moins deux ans, ils travaillaient en moyenne 58 heures par semaine et généraient un chiffre d’affaires de 4 199 euros par mois.

Ce constat a été confirmé à la commission d’enquête par M. Brahim Ben Ali, président du syndicat INV, qui défend depuis plusieurs années les droits des chauffeurs déconnectés abusivement : « À la suite de la création de notre mouvement, nous avons subi des pressions. On nous a laissé entendre que, si nous allions à contre-courant d’Uber, une multinationale puissante, nous risquerions des sanctions. […] Les déconnexions subies et abusives – sans préavis ni justification – ont persisté, plaçant nos collègues endettés dans une situation délicate. » ([242])

En tout état de cause, les risques pour la santé des chauffeurs sont systématiquement minimisés par Uber et les plateformes de VTC. Les chauffeurs, en tant qu’indépendant, sont placés dans des situations à risque sans aucun contrôle de leur durée de travail (durée maximale quotidienne et hebdomadaire, durée de repos quotidien et hebdomadaire, travail de nuit, heures supplémentaires, travail des jours fériés) et sans contrôle régulier de leur aptitude médicale ; tout cela nuit à la santé des chauffeurs et entraîne des risques d’accident de la route. À cet égard, la rapporteure souligne qu’aucune étude sur les accidents de travail des chauffeurs de VTC et livreurs n’est commanditée par les pouvoirs publics, qui ne sont donc jamais recensés comme tels, car les travailleurs sont des autoentrepreneurs.

Qu’ajouter de plus à ce témoignage de M. Brahim Ben Ali devant la commission d’enquête : « Enfin, je tiens à témoigner sur le fait que certains de mes collègues sont morts très jeunes. Je veux rendre hommage à Samir, un camarade cher à mon cœur, décédé d’une crise cardiaque. Il s’était plaint à son médecin, à qui il avait décrit ses conditions de travail chez Uber. Il disait qu’il était fatigué, malade, et qu’il ne se reposait pas assez. Rentrant chez lui, il a ressenti une douleur à la poitrine et il est mort. Je veux aussi vous parler de Mohammed, qui se levait le matin après s’être reposé deux ou trois heures à peine. Il reprenait le boulot parce qu’il n’avait pas le choix, ses créanciers n’attendaient pas ! Il s’est fait écraser par un camion du côté de Disneyland, à Marne-la-Vallée. Je vous parlerai aussi de Serge, à Toulouse, qui est mort d’un AVC – il se trouvait malheureusement seul à bord de son véhicule et n’a pas pu appeler les secours. Il y a tant de personnes qui meurent en exerçant cette profession… Doit-on en vivre ou en mourir ? Telle est la question. » ([243])

c.   Une dégradation du service et des conditions de sécurité

Les conséquences du modèle Uber ne sont pas uniquement nuisibles pour les chauffeurs de taxis et les VTC, mais aussi pour les clients qui subissent la dégradation du service public de transport particulier de personnes.

La dégradation du service des VTC depuis quelques années a été soulignée par plusieurs des personnes entendues par la commission d’enquête, à commencer par M. Thomas Thévenoud : « La couverture médiatique a radicalement changé depuis : elle déplore généralement la qualité du service, rapporte des agressions, remet en cause la rentabilité du modèle ou évoque les difficultés des chauffeurs en matière de droit du travail. » ([244])

M. Luc Belot a lui aussi décrit l’inversion de la tendance entre la qualité du service rendu par les taxis et de celle des VTC « À cette époque, le niveau de service des taxis était bien éloigné de celui que nous connaissons désormais : les taxis n’acceptaient presque jamais la carte bancaire et n’avaient pas de monnaie. En région, il était très difficile de trouver un taxi. C’est alors qu’un acteur disruptif est arrivé sur le marché, avec un niveau de service bien supérieur. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les Uber rendent un service médiocre tandis que les taxis se sont largement améliorés.

« Depuis, le débat porte sur la reconnaissance du salariat pour ces travailleurs. Je ne pense pas qu’il s’agisse de la seule hypothèse à étudier, mais il est certain qu’on ne peut exiger une qualité de service élevée de la part de travailleurs qui ne gagnent pas assez pour vivre correctement.

« Nous sommes passés d’une situation où les taxis en service, à Paris en particulier, rendaient un service médiocre – quand est apparu un service disruptif, plus rapide, plus simple, et qui coûtait à peine moins cher –, à un système où les chauffeurs de VTC ne gagnent plus assez bien leur vie. Au début de cette aventure, dans de nombreux quartiers populaires, les seuls qui arrivaient à gagner suffisamment d’argent étaient soit chauffeurs Uber, soit dealers. Pour ma part, le choix était clair. Aujourd’hui, cette réalité n’est plus objective. » ([245])

La dégradation du service des VTC est inacceptable, puisqu’elle met en jeu la sécurité des clients des VTC. Depuis plusieurs années, les cas de harcèlement et d’agressions sexuels, voire de viols, dont sont accusés des chauffeurs de la plateforme, se sont multipliés. En 2019, à la suite du lancement de la campagne #UberC’estOver, les dirigeants d’Uber avaient été contraints de venir s’expliquer dans le bureau de Mme Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans le cadre d’une opération de communication bien coordonnée ; l’entreprise avait pris des « engagements fermes » pour assurer la sécurité et l’intégrité de toutes les femmes utilisatrices de l’application. On se demande bien ce qui a changé depuis ; cette stratégie de communication était-elle autre chose qu’une simple page de publicité ? Interrogée par la rapporteure dans le cadre de la commission d’enquête, Mme Schiappa n’a pu fournir aucun bilan attestant d’un quelconque renforcement des contrôles. Cela n’a pas empêché le Président de la République Emmanuel Macron, à l’occasion de la Journée mondiale contre l’élimination des violences faites aux femmes de novembre 2020, de citer Uber en exemple pour son offre de courses gratuites réservées aux femmes. Encore récemment, une femme a été victime d’une tentative d’enlèvement de la part d’un chauffeur VTC ([246]) ; comment cela est-il seulement possible ?

Les représentants du secteur ont expliqué à la commission d’enquête que l’insécurité de certains VTC s’explique par le manque de contrôle par les plateformes sur les chauffeurs recrutés. Ainsi que l’a indiqué M. Brahim Ben Ali : « Ce ne sont pas les VTC qui ternissent l’image d’Uber mais Uber qui ternit sa propre image en ne vérifiant pas le profil de ses chauffeurs. Il faut dire clairement les choses : certains faux chauffeurs ont un casier judiciaire bien rempli, des usagers se font agresser verbalement et physiquement, des femmes se font violer. Uber a banalisé ces violences et traité les victimes de viol de menteuses, jusqu’à ce qu’arrive le mouvement #UberCestOver. Pendant ce temps, de pauvres chauffeurs VTC subissent des amalgames, pour la seule raison que le Gouvernement ne veut pas réguler. La concurrence entre taxis et VTC est donc bien malsaine. » ([247])

M. Sayah Baaroun a quant à lui mis en cause les commissions locales chargées d’assurer la régulation du secteur du transport public particulier de personnes : « Les commissions locales taxis-VTC sont actuellement fantoches. En effet, la préfecture aborde uniquement le nombre de VTC et de taxis verbalisés. Notre combat n’a pas amené les plateformes dans ce cadre officiel qui devait permettre d’aborder l’aspect disciplinaire. En outre, celles-ci ont réussi à sélectionner des chauffeurs bien notés et à les faire participer aux commissions. […] Depuis que nous sommes revenus siéger dans ces commissions en 2020, nous constatons que les cas d’agressions ou de viols n’ont jamais été abordés alors que des centaines de témoignages ont été partagés dans le cadre du mouvement UberCestOver. Je me pose donc des questions sur la légitimité des acteurs présents dans ces commissions. » ([248])

L’arrivée d’Uber et le développement des VTC a donc fortement déstabilisé le transport public particulier de personnes, avec des conséquences sociales sur les chauffeurs de taxis mais aussi les chauffeurs de VTC eux-mêmes dévastatrices. Ce n’est toutefois pas la seule nuisance de l’ubérisation, qui a également entraîné des conséquences économiques et financières néfastes.

2.   Les conséquences économiques

a.   Les pertes liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés

La rapporteure a souhaité disposer d’un chiffrage du manque à gagner pour les finances publiques dû aux comportements d’optimisation et d’évasion fiscales d’Uber. Elle a, en conséquence, interrogé l’administration fiscale à ce sujet, au cours de son audition par la commission d’enquête, mais aussi par écrit.

Les réponses recueillies furent, pour le moins, décevantes. Interrogé sur la question de savoir si l’administration fiscale avait pu évaluer le montant d’impôt sur la société Uber devrait payer, M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, a affirmé : « Nous n’effectuons pas d’évaluation d’un éventuel manque à gagner. Dans le cadre de nos contrôles et de nos échanges, nous avons pu aboutir à un niveau de redevances que nous estimons convenable. »

La rapporteure estime que l’application de la loi fiscale, s’agissant d’une entreprise multinationale dont le respect des lois en vigueur n’est pas le point fort, et dont il est désormais avéré que les pratiques fiscales sont, sinon totalement illégales, du moins fort douteuses, bien loin de s’en tenir à un niveau « convenable », devrait être intégrale.

En ce sens, elle doit s’avouer choquée par la relativisation de l’importance de l’optimisation et de l’évasion fiscales d’Uber à laquelle s’est livré le directeur général des finances publiques : « Par essence, les plateformes sont constituées de cascades de sociétés. En l’espèce, la société Uber BV est la filiale néerlandaise de la société américaine Uber. Les stratégies d’évitement, d’évasion ou de localisation de trésorerie dans des paradis fiscaux et dans des États à fiscalité privilégiée ne concernent parfois pas l’assiette française de l’impôt mais l’assiette globale européenne. Pour ce qui concerne les sujets de profit, nous nous assurons que la rémunération de l’activité française, qui se traduit par une redevance payée par la société néerlandaise, se situe au niveau où nous sommes en droit de l’attendre. » ([249])

L’annonce faite en audition, d’après laquelle la DGFiP devait fournir à la rapporteure « tous les éléments chiffrés nécessaires », n’a pas, aux yeux de la rapporteure, été tenue. En effet, dans son courrier en réponse à notre demande, elle a indiqué : « S’agissant du manque à recouvrer, pour l’administration fiscale, découlant des pratiques d’évasion et d’optimisation fiscales d’Uber, la DGFIP ne dispose pas de telles données. »

La rapporteure estime que l’ignorance du manque à gagner pour les finances publiques des pratiques d’optimisation et d’évasion fiscale d’Uber n’est pas justifiée ni acceptable à l’heure où les comptes de la France sont exsangues.

b.   Les pertes liées au non-paiement des cotisations sociales

La rapporteure s’est interrogée sur le coût de la « plateformisation » pour les organes de recouvrement des cotisations sociales. En particulier, puisque des décisions de justice ont, de manière répétée, abouti à la requalification de chauffeurs d’Uber en salariés, elle a voulu mesurer les conséquences qu’aurait une requalification générale de ces chauffeurs en salariés en termes de montants recouvrés au titre des cotisations sociales. Elle a, en conséquence, interrogé l’Urssaf sur les évaluations auxquelles elle aurait pu procéder sur cette question. Les réponses furent surprenantes.

En effet, l’Urssaf a bien procédé à une évaluation du manque à gagner en termes de cotisations résultant de la sous-déclaration de leur chiffre d’affaires par les autoentrepreneurs des plateformes. Ainsi que M. Yann‑Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, l’a indiqué au cours de son audition, « en 2021, nous avons évalué le chiffre d’affaires réalisé par des personnes inscrites comme autoentrepreneurs sur des plateformes à un peu plus de 1,4 milliard d’euros ; 200 000 microentrepreneurs sont concernés, dont 70 % travaillent dans les secteurs de la livraison et des VTC. La comparaison avec les chiffres d’affaires qu’ils déclarent montre qu’un peu plus de 800 millions de chiffre d’affaires n’est pas déclaré, soit plus de 40 %, étant entendu que ces chiffres sont plus élevés dans les secteurs des livraisons et des VTC. Deux tiers de ces 200 000 microentrepreneurs ne déclarent pas tout leur chiffre d’affaires. La perte de cotisations est évaluée à 144 millions d’euros » ([250]).

M. Amghar a insisté sur le fait que ces évaluations représentaient un minimum. En effet, il a déclaré : « Tout d’abord, nous réalisons [ces évaluations] à partir des chiffres d’affaires des personnes que les plateformes identifient comme ayant une activité économique, ce qui n’est pas le cas de toutes, certaines étant identifiées – d’ailleurs parfois à raison – comme des personnes physiques sans activité économique. Un comptoir de plateforme est en effet un support technique qui renvoie à des activités très différentes : livraisons et VTC, certes, mais aussi ventes et ventes d’occasions entre particuliers. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève véritablement d’activités économiques et de transactions entre particuliers qui n’ont pas vraiment de caractère économique. Une part importante des utilisateurs des plateformes est identifiée comme personnes physiques sans que l’on puisse être parfaitement assuré de la précision d’une telle caractérisation. Ensuite, les données transmises par certaines plateformes sont partielles ou lacunaires. Enfin, la comparaison entre les données des plateformes et les chiffres d’affaires déclarés par des autoentrepreneurs ne permet pas de savoir si l’ensemble des revenus de ces derniers est issu de la plateforme ou s’ils ont d’autres sources de revenus. »

La rapporteure relève que l’Observatoire du travail dissimulé, organe relevant du Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFIPS), soulignait « le caractère toujours très fraudogène de la micro-entreprise, la part de cotisations éludées associée à ce mode d’exercice professionnel étant évaluée entre 17 et 26 % des cotisations dues (soit un manque à gagner estimé entre 1 Md € et 1,5 Md € en 2021) » et le fait que « les microentrepreneurs utilisateurs de plateformes se caractérisent par un taux de cotisations éludées extrêmement important – en moyenne 43 % -, particulièrement intense dans les secteurs des VTC (62 %) et de la livraison (58 %) » ([251]).

En revanche, ni l’Urssaf, ni, à la connaissance de la rapporteure, aucun organe de contrôle ou d’inspection n’a procédé à une évaluation du manque à gagner résultant du statut d’indépendant qui est celui de la plupart des travailleurs des plateformes en lieu et place du statut de salarié qui devrait caractériser les chauffeurs Uber au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation. M. Amghar a affirmé : « Nous n’avons pas de chiffrages macro en matière de fausse sous-traitance. La requalification en salariat doit être en effet appréciée à partir d’une analyse très précise des conditions concrètes de fonctionnement de la plateforme et des relations entre celle-ci et les travailleurs, laquelle ne peut se faire que dans le cadre d’un contrôle sur pièces et sur place. » ([252])

La rapporteure déplore cette absence d’évaluation du manque à gagner résultant du statut d’indépendant qui est celui de la plupart des travailleurs des plateformes en lieu et place du statut de salarié et la juge très surprenante alors que des décisions de justice multiples, émanant notamment, dans le cas d’Uber, de la Cour de cassation, organe suprême des juridictions civiles, ont prononcé la requalification de chauffeurs en salariés, et qu’un projet de directive européenne tend à instaurer une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes (voir infra).

Il est vrai que les allègements successifs de cotisations sociales, résultant de la politique libérale résolument suivie par les gouvernements qui se sont succédés depuis une vingtaine d’années, ont eu pour effet de réduire fortement les montants de cotisations perçus sur les salaires proches du SMIC, alors que les indépendants sont loin d’avoir bénéficié d’allègements d’une telle ampleur ([253]). Cependant, il faut également rappeler qu’outre des sanctions pénales, le travail dissimulé entraîne, non seulement la réintégration dans l’assiette des cotisations des rémunérations non déclarées, mais aussi l’annulation des réductions ou exonérations dont a pu bénéficier l’employeur ([254]).

Toutefois, la rapporteure constate, ici encore, une forme d’inertie de la part des autorités, voire une réticence à reconnaître la responsabilité des plateformes, comme si la perspective d’une requalification des chauffeurs d’Uber en salariés constituait une éventualité incertaine et comme si seule la fraude commise par les chauffeurs indépendants était une priorité, à l’exclusion de celle commise par Uber ou d’autres plateformes VTC. Elle rappelle que l’actuel ministre du travail, M. Olivier Dussopt, a pris publiquement parti pour une « présomption d’indépendance » et constate que, de fait, les plateformes qui ont foulé aux pieds le statut du salariat demeurent largement impunies faute d’être poursuivie systématiquement par ses chauffeurs lésés. Elle ne peut qu’appeler à une prise de conscience du caractère néfaste de la plateformisation pour la solidarité nationale.

3.   Les conséquences environnementales

Outre les conséquences sociales et économiques de l’ubérisation, le développement des VTC a également un impact négatif sur l’environnement, même si Uber tente de le dissimuler.

a.   Le discours selon lequel Uber œuvre en faveur de la décarbonation des transports est contestable

Dans le cadre de sa stratégie de développement, Uber prétend œuvrer en faveur de la décarbonation des transports. En constituant une alternative à la voiture individuelle et en permettant aux citadins de se passer d’une voiture, les VTC permettraient de diminuer l’usage de la voiture dans les zones urbaines et de réduire les nuisances qui y sont associées – embouteillage, pollution de l’air, nuisances sonores.

Pour conforter sa thèse, Uber s’appuie notamment sur des études réalisées pour elle par le bureau de recherche 6t, spécialisé dans l’étude des pratiques de mobilité, des modes de vie et des usages des territoires, et dont la commission d’enquête a auditionné le fondateur et directeur M. Nicolas Louvet. Même si, comme indiqué précédemment, M. Louvet a précisé, « c’est le cabinet 6-t qui a approché Uber et non l’inverse », ces études ont néanmoins été réalisées avec la coopération d’Uber car il n’existait pas de données publiques dans ce domaine ([255]).

Ces études ayant été réalisées « pour Uber », il n’est guère étonnant d’y retrouver les principaux éléments de langage de la plateforme. Ainsi l’étude de 2015 citée précédemment indique que « [d]ans l’agglomération parisienne, Uber a entraîné chez ses usagers une diminution du parc automobile de 5,4 %. Cette diminution est plus faible que celle du parc automobile des usagers d’Autolib (- 23 %) et des usagers de Communauto (- 67 %), un système d’autopartage en boucle (6t, 2013). Mais en valeur absolue, Uber aurait déjà supprimé plus de voitures en Île-de-France qu’Autolib’ et Communauto réunis » ([256]). De même, l’étude de 2018, déjà évoquée, montre que 17 % des ménages sondés déclaraient avoir abandonné une voiture sans la remplacer et qu’Uber aurait joué un rôle dans cet abandon pour 25 % d’entre eux ; et d’en conclure que « grâce aux abandons de voitures pour lesquels Uber a joué un rôle majeur, entre 1,5 et 3 millions de kilomètres journaliers ont été évités en Île-de-France » ([257]).

Deux autres études menées par 6t-bureau de recherche visent quant à elles à vanter les mérites de l’option Uber Green mise en place par Uber en 2016, et qui propose des trajets uniquement en véhicule hybride ou électrique. L’une d’elles, menée auprès des utilisateurs de l’application ([258]), révèle que l’utilisation de l’option Uber Green permet à « une part importante des utilisateurs » de « mieux connaître les voitures électriques et hybrides » et de « prendre conscience du silence, du confort et des qualités esthétiques de ces voitures » ; Uber Green participerait ainsi « à la banalisation du véhicule électrique et hybride ». L’autre, menée auprès des chauffeurs ([259]), voudrait montrer que « l’utilisation d’une voiture hybride est plus intéressante financièrement que l’utilisation d’une voiture thermique pour les chauffeurs » car « le coût d’achat moyen ne varie pas significativement entre les voitures hybrides et thermiques » ; ce qui n’a rien d’évident.

Pas un mot sur la très faible portée de l’option Uber Green, puisque – comme cela est indiqué en début d’étude – seuls 1 500 véhicules sont accessibles via cette option. Or 90 % des utilisateurs « déclarent qu’ils auraient utilisé une autre option Uber si Uber Green n’avait pas été disponible ». L’option est donc bien un simple affichage, sans effets réels en termes environnementaux, lesquels ne sont d’ailleurs pas documentés. En outre, il est avéré que le développement d’Uber et des VTC a été au moins en partie responsable de l’échec d’Autolib, le service de voitures 100 % électriques en autopartage, abandonné en 2018, se substituant ainsi à une solution qui était de fait moins polluante pour l’agglomération parisienne.

Ces études menées pour Uber ne permettent donc en aucun cas de conclure de manière certaine à un impact environnemental positif des VTC. Une étude menée par le même 6t-bureau de recherche pour le compte de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) parvenait d’ailleurs à des conclusions beaucoup plus mesurées : « L’adoption des VTC est corrélée à une légère diminution de l’équipement automobile des usagers, ainsi qu’à une légère diminution du nombre de kilomètres parcourus en voiture (personnelle et partagée) par les usagers, mais aussi à une diminution de l’usage du taxi, une légère diminution de l’usage des transports en commun et une légère augmentation de la marche. » ([260])

b.   En réalité, l’ubérisation alimente la crise climatique

En réalité, contrairement aux slogans et à ce qu’Uber voudrait nous faire croire, d’autres études présentent des résultats opposés et tendent à montrer que le développement des VTC a un impact environnemental négatif.

La thèse selon laquelle les VTC contribueraient à réduire l’usage de la voiture avait déjà été remise en cause – en creux – dans l’étude du 6t‑bureau de recherche de 2015, qui montre que les services de VTC « créent un marché et une nouvelle demande » : « 40 % des usagers déclarent que ces services leur permettent de faire des déplacements qu’ils n’auraient pas pu faire avant. Cette part s’élève à 53 % pour les 20 % des usagers qui ne possèdent pas le permis de conduire. » ([261])

En 2019, une étude menée par plusieurs organisations de défense de l’environnement, relayée en France par l’ONG Transport & environnement ([262]) et l’association Respire, est venue confirmer qu’Uber, en augmentant le nombre de voitures en circulation, contribue à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et à la pollution de l’air dans les grandes villes européennes.

Selon les données collectées dans le cadre de cette étude, le nombre de chauffeurs de VTC avait plus que doublé en trois ans. En France, il est ainsi passé de 15 000 en 2016 à 30 000 en 2019 ; cette tendance s’est depuis poursuivie, puisque 40 000 VTC sont aujourd’hui enregistrés. Or les VTC sont venus s’ajouter au parc de taxis et autres véhicules avec chauffeurs, sans les remplacer. En conséquence, le nombre de kilomètres parcourus par un chauffeur de VTC ou de taxi étant en moyenne cinq fois supérieur à celui d’un particulier, la tendance à la baisse du nombre de kilomètres réalisés en voiture observée depuis les années 2000, est remise en cause.

D’un point de vue environnemental, l’arrivée d’Uber aurait selon les estimations présentées dans l’étude contribué à l’émission de 180 000 kilotonnes de dioxyde de carbone (CO2) dans une ville comme Paris et à 335 kilotonnes de CO2 à Londres, soit pour ces deux villes l’équivalent des émissions de 250 000 véhicules supplémentaires. L’étude constate aussi qu’à Londres, la hausse du nombre de trajets effectués en VTC (+ 25 % depuis 2012) est fortement corrélée à l’évolution des émissions de CO2 dues à la circulation (+ 23 %).

Les effets sont tout aussi négatifs pour la qualité de l’air dans les zones urbaines. Selon l’étude, environ 90 % des VTC circulant en France en 2017 roulaient au diesel ; or le diesel est la première source d’émission d’oxydes d’azote. M. Olivier Blond, président de l’association Respire, dénonçait ainsi le fait que « le diesel tue, et Uber ne peut pas rester complice de cette forme de pollution de l’air. L’entreprise doit arrêter de travailler avec des véhicules qui sont toxiques » ([263]).

Cette étude fait écho à plusieurs études similaires réalisées aux États-Unis :

– une étude menée par un collectif de scientifiques américains indiquait en 2020 que les trajets menés en VTC émettent en moyenne 70 % de CO2 de plus que l’alternative qu’ils remplacent ([264]). Comme l’expliquait alors M. Yoann Le Petit de l’ONG Transport & environnement, « ils génèrent même globalement plus d’émissions qu’une voiture individuelle, de l’ordre de 40 % en moyenne, selon cette même étude. Tout simplement parce qu’avant de vous prendre en charge, le VTC doit se rendre au point de rendez-vous que vous lui avez fixé » ([265]) ;

– une étude du cabinet Schaller consulting analysant les effets de report modal et d’augmentation du trafic lié à l’explosion de l’offre de VTC concluait en 2021 que l’arrivée des plateformes Uber et Lyft avait doublé le nombre de kilomètres parcourus en voiture dans les grandes villes américaines ([266]) ;

– deux études du Metropolitan area planning council de Boston tendaient à montrer, pour l’une, que les transports en commun ont perdu plusieurs millions de dollars de revenus à cause du report modal vers les VTC, augmentant ainsi les émissions de CO2 dues à la circulation ([267]) et, pour l’autre, que 59 % des trajets réalisés grâce aux VTC ajoutaient des voitures supplémentaires sur le réseau routier régional ([268]) ;

– une étude de l’Institute of transportation studies de l’Université de Californie à Davis est arrivée à des conclusions similaires en termes de report modal et d’augmentation des externalités négatives dues aux VTC (pollution, congestion, baisse des recettes des transport en commun) ([269]).

On peut aussi s’interroger quant aux conséquences sur le réseau routier de l’accroissement du nombre de véhicules en circulation. Il s’agit d’un point sur lequel M. Nicolas Rousselet a justement interpelé les membres de la commission d’enquête : « Même New-York a instauré un numerus clausus sur les VTC tellement il y avait de dommages collatéraux. 30 000 véhicules supplémentaires ont été ajoutés sur la chaussée, ce qui est dévastateur. Les taxis paient, au travers de la licence, les dommages faits à la chaussée. Pourquoi notre concurrent [Uber] ne fait-il pas la même chose ? Nous serions déjà ravis qu’il paie des impôts en France. » ([270])

Enfin, M. Nicolas Louvet du 6t-bureau de recherche a indiqué devant la commission d’enquête qu’il existait un sujet concernant les livreurs : « alors qu’ils sont de plus en plus nombreux, ni leurs profils, ni le nombre de trajets qu’ils réalisent ne sont connus. Or il semble, selon certaines rumeurs, qu’Uber Eats génère désormais, dans le monde, davantage de trajets qu’Uber VTC. Cela constitue donc un véritable enjeu qui doit être encadré. Ainsi, en quatre ans, le poids des livreurs d’Uber Eats, qui ne sont pas nécessairement déclarés, a beaucoup progressé.

« Encore une fois, il me semble nécessaire de convaincre les plateformes et les opérateurs de mener des enquêtes et disposer de données accessibles. […] Dans quelle mesure la puissance publique pourrait-elle imposer à ces activités la réalisation d’enquêtes ? Cela me semble être un enjeu absolument énorme. » ([271])

c.   Uber et les plateformes doivent contribuer à la lutte contre le changement climatique

À la suite des campagnes organisées par les ONG et associations de défense de l’environnement, Uber s’est engagée à ce que la moitié des trajets effectués via son application en Europe, aux États-Unis et au Canada, le soient dans des véhicules propres d’ici 2025, et 100 % à l’horizon 2030. L’ambition est belle en apparence, mais en pratique elle s’apparente à du greenwashing. La responsabilité de la transition vers des modes de transport durable est rejetée sur les chauffeurs. Charge à ces derniers – dont on connaît le faible niveau de revenus – de s’équiper à leurs frais de véhicules électriques ou hybrides. Or, dans bien des cas, les coûts d’acquisition de véhicules sont bien trop élevés.

Face à la pression de la société civile, Uber a annoncé, en 2021, la mise en place d’un bonus pour aider les chauffeurs à effectuer leur transition vers des véhicules électriques ou hybrides. Là encore, il faut souligner le peu d’ambition de la plateforme. Le bonus est financé via une contribution sur le prix des courses payée par les utilisateurs de l’application à hauteur de 3 centimes par kilomètre. Le bonus est quant à lui plafonné à 4 500 euros, à raison d’un euro par course, et à condition de remplir des conditions précises dans la durée (prendre des courses dans l’application pendant 42 heures par semaine pendant trois ans). À l’évidence, le business l’a emporté sur l’écologie.

Qu’attend donc Uber pour contribuer à l’entretien du réseau routier utilisé par ses véhicules, en payant en France les impôts qui y sont dus, et pour aider massivement les chauffeurs à s’équiper de véhicules électriques ou hybrides ?

 

 

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Les Uber files révèlent donc comment une entreprise multinationale a réussi à faire plier le droit français pour imposer son modèle, sans réaction suffisante des pouvoirs publics ; comment elle est parvenue à contourner les contrôles ; comment sa stratégie du chaos a suscité de nombreux troubles à l’ordre public ; comment elle est parvenue à exploiter chaque faille de la réglementation et à mener chaque manœuvre dilatoire, y compris sur le plan judiciaire, pour que les pouvoirs publics ne parviennent à rétablir la légalité ; comment elle s’est soustraite à ses obligations en tant qu’employeur ; comment elle a échappé à l’impôt ; et comment, en dépit de ses méthodes, elle a trouvé des alliés dans l’appareil d’État.

L’affaire montre aussi le rôle prépondérant joué par M. Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’économie, et son cabinet dans l’implantation d’Uber en France, et cela contre les orientations privilégiées par le Gouvernement d’alors. Les actions de lobbying menées par la plateforme ont de fait abouti à de nombreux arbitrages très favorables pour cette entreprise et interrogent quant à la capacité des pouvoirs publics à faire face au lobbying.

Toutefois, si les Uber files portent exclusivement sur la période 2013-2017, il ne faudrait pas en déduire que les dérives dénoncées ici ont pris fin. Au contraire, les pratiques illégales d’Uber, et des autres plateformes qui se sont développées depuis, se poursuivent, de même que leur lobbying opaque destiné à préserver leurs intérêts au détriment de ceux des travailleurs. Ces pratiques sont même devenues plus graves par 1la suite grâce à la bienveillance des pouvoirs publics.


II.   D’autres plateformes se sont inscrites dans le sillage d’Uber, avec des mÉthodes de lobbying tout aussi agressives et des consÉquences tout aussi nÉfastes pour la sociÉtÉ

Les Uber files ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Le danger de l’ubérisation ne se limite ni à Uber, ni au secteur du transport public particulier de personnes, ni à la période 2014-2016. Les pratiques illicites de l’ensemble des plateformes d’intermédiation continuent encore aujourd’hui, puisque chacune d’entre elles refuse d’appliquer la réglementation du secteur dans lequel elle décide de s’implanter, avec pour corollaire une extrême précarité des travailleurs. En outre, le lobbying des plateformes demeure toujours aussi intense, et la propension du Gouvernement à écouter les gros aux dépens des petits se poursuit.

A.   L’ubérisation s’Étend rapidement à de nouveaux secteurs, rÉpandant avec elle les pratiques illicites d’Uber

Depuis les faits sur lesquels portent les Uber files, de nouvelles plateformes d’intermédiation se sont développées, dans d’autres secteurs que celui du transport public particulier de personnes. Deux grandes catégories de plateformes ont attiré l’attention de la commission d’enquête, les plateformes de livraison et les plateformes de travail temporaire, qui prolongent toutes les deux les conséquences néfastes initiées par le modèle Uber.

1.   Les plateformes de livraison

Les plateformes de livraison de plats, de repas, de courses ont explosé depuis plusieurs années, et encore plus sous l’effet de la crise sanitaire. Elles s’accompagnent d’une précarité toujours plus grande des travailleurs, notamment lorsqu’elles font appel à de la main-d’œuvre immigrée. Les plateformes auditionnées symbolisent tous les excès d’une ubérisation à outrance.

a.   L’exemple de Deliveroo France

Deliveroo France (ci-après « Deliveroo ») est une entreprise britannique de livraison de repas fondée en 2013 à Londres par l’Américain Will Shu. Elle s’est implantée en France en mars 2015. Elle s’est diversifiée en 2018 en proposant de la livraison de courses depuis des supermarchés. Elle est aujourd’hui présente dans dix pays et 500 villes. En France, selon Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale de Deliveroo, « les restaurateurs partenaires sont 26 000 et les livreurs partenaires 22 000 ». Elle est entrée en bourse en 2021, à Londres. Sa valorisation boursière initiale de 8,9 milliards d’euros a toutefois été très vite revue à la baisse par le marché.

Son modèle économique repose sur la coordination de travailleurs œuvrant sous un statut d’indépendants pour assurer la livraison de repas et de produits alimentaires, au travers d’une plateforme accessible par une application mobile et recourant à la géolocalisation et à des algorithmes. Pour citer l’analyse qu’en a faite le tribunal judiciaire de Paris, ce modèle « est fondé sur une relation tripartite entre des clients, des restaurateurs et des livreurs. Il est basé sur la géolocalisation et fonctionne à travers une application spécifique dédiée qui a fortement évolué depuis 2015. L’application Deliveroo permet aux livreurs de s’inscrire sur des jours et des créneaux horaires, pour recevoir ensuite les commandes des clients. Un créneau horaire est appelé "un shift". Pendant plusieurs années, jusqu’en août 2017, le logiciel Staffomatic permettait de gérer les plannings des livreurs. Un algorithme évalue la manière la plus efficace, c’est-à-dire la plus rapide, de distribuer la commande d’un client en fonction de la localisation du restaurant, du domicile du client et du livreur. Ce modèle impose donc la géolocalisation de ces trois entités » ([272]).

Le développement de Deliveroo en France a été très rapide. Comme l’a écrit Mme Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l’Université d’Avignon, « la rapidité du développement de l’entreprise est époustouflante. En 2015, Deliveroo France compte 30 livreurs et 40 restaurants partenaires. En 2018, ce sont plus de 10 000 livreurs qui travaillent pour elle, dans plus de 200 villes, auprès de 6 000 restaurateurs. Pourtant, à cette même date, elle n’enregistre étonnamment que 150 salariés. La raison est simple : les livreurs sont considérés comme des prestataires de services indépendants, des soustraitants » ([273]).

i.   Des livreurs travaillant sous un faux statut d’indépendant

Le 19 avril 2022, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu Deliveroo France coupable du délit de travail dissimulé et l’a condamnée à 375 000 euros d’amende ([274]). Deliveroo France a fait appel de ce jugement. Deux de ses dirigeants et un directeur opérationnel ont eux aussi été condamnés pour délit de travail dissimulé et complicité à des peines de prison et d’interdiction de diriger des sociétés avec sursis. Selon Mme Barbara Gomes, il s’agissait d’une « décision inédite en matière pénale pour une plateforme de travail ».

Cette décision de justice fait suite à plusieurs enquêtes :

 celle diligentée par la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Île-de-France portant sur 2 256 livreurs ;

 celle de la direction régionale et interdépartementale de l’équipement et de l’aménagement suite à un contrôle routier effectué à Vanves le 8 décembre 2016, s’agissant d’une livraison à scooter ;

 celle du commissariat du 10ème arrondissement de Paris, suite à ce contrôle routier du 8 décembre 2016 ;

 celle de l’office central de lutte contre le travail illégal, mandaté à la suite de ces différentes enquêtes, par le Procureur de la République pour poursuivre les investigations.

Les faits concernés étaient situés à Paris entre le 20 mars 2015 et le 12 décembre 2017.

Le tribunal a rejeté la qualification de « plateforme de mise en relation » revendiquée par Deliveroo pour lui reconnaître la nature de plateforme « de service », dans la mesure où « le restaurateur et le client final ne sont jamais en contact, Deliveroo se chargeant de la prise en charge du plat une fois préparé et de la livraison chez le client ». Il a, de plus, constaté l’existence d’un pouvoir de direction ([275]) de la plateforme vis-à-vis des livreurs ainsi que d’un pouvoir de surveillance et de contrôle lié notamment à l’exploitation des données issues de la géolocalisation, et d’un pouvoir de sanction s’appuyant sur des statistiques des performances des livreurs.

Au-delà de ces aspects techniques, la rapporteure souhaite citer un passage du jugement qui lui paraît révélateur du modus operandi de Deliveroo vis-à-vis de ses parties prenantes, qu’il s’agisse de ses livreurs, des pouvoirs publics ou de l’opinion :

« Le tribunal se doit également de tenir compte du fait que la SAS Deliveroo France, ses représentants et son complice ont agi ainsi afin de pouvoir au jour le jour ajuster l’offre à la demande, les livreurs constituant cette variable d’ajustement permettant de disposer d’une flotte adaptée et réactive face au nombre de commandes enregistrées chaque jour. Seule la très grande flexibilité générée par les pratiques délictuelles commises et imposée aux livreurs assurait la pérennité du modèle. Pour autant, afin de conserver des capacités futures, la SAS Deliveroo France préférait sanctionner les livreurs de façon proportionnée, en fonction de leurs performances et progressive afin de les garder en réserve pour pouvoir gérer les pics de commandes futurs au lieu de mettre fin à la relation contractuelle si la qualité de leurs prestations ne la satisfaisait pas.

« Le tribunal note également que Deliveroo a tenté par tous les moyens possibles d’obtenir une validation de son habillage juridique en arguant que ce “nouveau mode de travail” générait des milliers d’emplois. S’il est exact que plusieurs livreurs souhaitaient être indépendants, force est de constater à travers l’ensemble des éléments ci-dessus détaillé que cette indépendance était largement fictive, ce dont les livreurs avaient conscience ainsi qu’il résulte de leurs auditions et de leurs déclarations lors de l’audience, expliquant majoritairement ne pas avoir d’autres choix soit pour financer leur projet professionnel futur, soit en l’absence de qualification professionnelle.

« Le tribunal se doit ainsi d’apprécier avec beaucoup de prudence, la satisfaction de plusieurs livreurs exprimée tant lors de l’audience que dans des attestations versées aux débats par la SAS Deliveroo France, compte tenu de la situation de dépendance économique dans laquelle ils se trouvaient, à une période qui pour nombre d’entre eux correspond à la découverte du marché de l’emploi. Ceux-ci étaient incités à réaliser de plus en plus d’heures, allant jusqu’à 100 heures de travail par semaine, ce au mépris de leur santé et de leur sécurité, sans jamais prendre de jours de repos sous peine de voir leurs revenus diminuer de façon drastique malgré les efforts passés. »

De plus, la plateforme de livraison de repas a été l’objet d’un seconde décision de justice le 1er septembre 2022 par le tribunal judiciaire de Paris ([276]), qui l’a condamnée à verser à l’Urssaf 9,7 millions d’euros d’arriérés de cotisations sociales pour travail dissimulé, décision contre laquelle l’entreprise a également interjeté appel. Cette condamnation faisait suite à une enquête de l’inspection du travail, ayant conclu que Deliveroo s’était rendue coupable de travail dissimulé au cours des années 2015 et 2016. Le tribunal a confirmé « la dissimulation d’emplois salariés de 2 286 livreurs dits “prestataires-livreurs” ayant exercé une activité de livraison du 1er avril 2015 au 30 septembre 2016, en Île-de-France » constatée par les enquêteurs. Elle a rejeté l’argument avancé par Deliveroo selon lequel elle n’était qu’une plateforme de mise en relation, en constatant qu’elle « ne se borne pas à mettre en relation des clients finaux et des restaurants partenaires, qui ne sont jamais en contact mais [qu’] elle exécute elle-même la livraison des repas préparés par le truchement des livreurs, de sorte que la livraison relève indissociablement de son activité », ce qui en fait « une plateforme de service dont l’activité est essentiellement liée à la livraison de plats préparés ».

Les juges ont constaté un faisceau d’indices traduisant la présence d’un lien de subordination, donc d’un contrat de travail, notamment :

 le fait que les personnes souhaitant « prester » auprès de Deliveroo devaient préalablement s’immatriculer en qualité d’indépendant et que Deliveroo ait fortement incité le recours au statut d’autoentrepreneur ;

 le fait que les livreurs devaient suivre une formation et que la plateforme leur imposait contractuellement de posséder certains accessoires, d’utiliser le matériel fourni par elle et de télécharger ses applications, éléments traduisant « l’absence de volonté entrepreneuriale, les livreurs n’ayant pas réellement souhaité créer leur propre auto-entreprise mais ayant seulement entendu répondre aux conditions de travail imposées par la SAS Deliveroo France » ;

– le fait qu’une clause d’exclusivité ait été prévue pour les livreurs lors de leur temps de prestation pour Deliveroo ;

– le fait que Deliveroo ait unilatéralement décidé de certaines mesures ayant trait à la rémunération des livreurs, notamment le passage à une rémunération à la course et la mise en place d’un système de bonification et de retenue ;

– la situation de dépendance économique dans laquelle étaient placés les livreurs vis-à-vis de la plateforme ;

– les sanctions que pouvait infliger Deliveroo, « qui se rapprochaient de sanctions disciplinaires en milieu salarial, allant de la “désassignation” (le livreur n’est pas autorisé à réaliser une livraison), à la mise en inactivité, l’avertissement oral, la déconnexion, le blocage momentané ou définitif du compte avec rédaction d’une note transmise au service OPS, la convocation par le service OPS, la convocation au siège, jusqu’à la résiliation du contrat avec ou sans préavis », mais aussi des sanctions financières, notamment des retenues sur leur rémunération en cas de non-respect des pratiques vestimentaires ou en cas d’article manquant lors de la livraison ;

– l’existence d’un service organisé via l’application Deliveroo, qui « permettait, outre la simple gestion du service, d’auditer les livreurs, récompensant les livreurs les plus performants et les plus fiables en leur offrant davantage de disponibilités de connexion ou une priorité de choix. En effet, les livreurs n’étaient pas libres de travailler aux horaires souhaités car leurs plages horaires dépendaient de leur performance et ils étaient fortement incités à travailler à certains moments de la semaine ou de la journée (week-ends/soirs/soirs d’événements…). Ils étaient également dissuadés de prendre des congés ou de s’absenter sous peine de perdre leurs “shifts” ou se voir bloquer leur compte, et devaient obtenir une autorisation préalable lorsqu’ils souhaitaient en prendre. Les livreurs faisaient en outre l’objet d’une surveillance de la part des salariés de la SAS DELIVEROO France qui leur transmettaient régulièrement des messages personnels ou collectifs d’information et de rappels à l’ordre et étaient encadrés par plusieurs niveaux hiérarchiques composés d’autres livreurs (ambassadeurs) ou des salariés de DELIVEROO qui pouvaient prendre à leur égard des sanctions financières et disciplinaires, allant parfois jusqu’au blocage de leur compte ou la réalisation sans préavis de leur contrat ».

Le jugement concluait que Deliveroo devrait verser à l’Urssaf Île-de-France « la somme de 6 431 276 euros au titre des cotisations et contributions sociales, outre la somme de 2 489 570 euros au titre des majorations de redressement complémentaire pour infraction de travail dissimulé, et la somme de 756 033 euros au titre des majorations de retard provisoires ».

La rapporteure relève que la directrice générale de Deliveroo France a réitéré devant la commission d’enquête les arguments réfutés à deux reprises par les juges du tribunal judiciaire de Paris :

– elle a présenté Deliveroo comme « une plateforme de mise en relation » ([277]) ;

– elle a défendu la réalité du statut d’indépendant des livreurs en soulignant le haut degré d’autonomie dont ils jouiraient. « À tout instant, ils peuvent choisir d’accepter ou non une course. Chacun peut se connecter, ou non, un jour et pas un autre, pour une heure ou pour longtemps ; chacun peut accepter ou refuser une course, et même travailler simultanément pour plusieurs plateformes, en téléchargeant chaque application. Bref chaque livreur partenaire peut, à chaque instant, choisir ses courses et sa plateforme », a-t-elle déclaré ;

– elle a indiqué que « le statut de travailleur indépendant, qui donne aux livreurs la possibilité d’accepter ou non une commande, de se connecter ou non, est conforme à leur souhait. L’indépendance figure en deuxième position du classement des raisons pour lesquelles ils choisissent ce métier. D’après les échanges que nous avons avec eux, 88 % d’entre eux se déclarent satisfaits ou très satisfaits de leur travail avec Deliveroo en tant que travailleurs indépendants ».

Il est utile de rappeler que Deliveroo s’est retirée du marché espagnol, alors que l’Espagne a adopté une loi créant une présomption de salariat pour les livreurs des plateformes, même si Mme Melvina Sarfati El Grably a affirmé en audition que « la décision de quitter le pays est une décision purement économique ».

ii.   Chiffres sur l’activité

La commission d’enquête a pris un soin particulier à recueillir des données sur l’activité de Deliveroo France, afin, notamment, de mieux comprendre les conditions de travail des livreurs.

Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale de la plateforme Deliveroo France, a répondu de la manière suivante à ces interrogations : « En moyenne par an, aucun livreur ne travaille à plein temps, c’est-à-dire plus de 35 heures par semaine. Concrètement, les livreurs qui collaborent avec Deliveroo travaillent moins de 35 heures par semaine : 47 % travaillent entre zéro et dix heures par semaine ; 35 % travaillent entre dix et vingt heures par semaine ; 18 % travaillent entre vingt et trente-cinq heures par semaine. » ([278]) Elle a précisé : « Il s’agit ici de moyennes sur les semaines actives de 2022. Occasionnellement, certains livreurs peuvent néanmoins travailler plus de trente-cinq heures sur une semaine donnée. Par exemple, nous avons effectué l’exercice sur le mois de mars 2023, et nous avons constaté que 3,25 % des livreurs partenaires avaient collaboré à temps plein, c’est-à-dire plus de 35 heures. » Selon elle, « le nombre de livreurs travaillant avec Deliveroo aujourd’hui s’établit à 22 000, mais ils ne se connectent pas ni ne travaillent nécessairement tous les jours ».

Elle a également indiqué que « le temps moyen de prestation sur une semaine active est de 12 heures par livreur » et que « le temps de connexion par livreur était proche de 29 heures par semaine en 2022. » De plus, « sur une journée active, le temps de prestation moyen du livreur partenaire est de 2 heures 21 minutes ».

Il faut, en effet, pour les travailleurs des plateformes, distinguer le temps de connexion du temps de prestation. Mme Melvina Sarfati El Grably a souligné : « Nous définissons le temps de travail comme le temps de prestation, c’est-à-dire le temps entre le moment où le livreur accepte une offre de commande et le moment où il livre le client. Nous distinguons le temps de prestation (le temps entre le moment où le livreur accepte la commande et celui où il la livre) et le temps de connexion, qui correspond au temps où l’application est ouverte. Pendant que cette connexion est ouverte, le livreur partenaire peut avoir d’autres activités, comme effectuer une prestation pour un concurrent. Il peut tout simplement avoir oublié que l’application était ouverte. La plupart des livreurs partenaires sont connectés à plusieurs plateformes simultanément. »

Mme Apolline de Noailly, responsable juridique de la plateforme Deliveroo France, a quant à elle renseigné la commission d’enquête sur le « nombre moyen de livraisons par livreur et par jour », qui est selon elle « inférieur à huit prestations par livreur actif » ([279]). Mme Melvina Sarfati El Grably a estimé que « les livreurs qui effectuent plus de quinze à vingt courses par jour représentent vraiment une portion congrue » ([280]).

Elle a également donné des renseignements sur le revenu des livreurs de Deliveroo en France : « Le revenu mensuel moyen des livreurs collaborant avec Deliveroo est de 899 euros par mois actif en moyenne sur 2022. » Selon elle, « ce revenu doit être comparé au temps passé effectivement sur la plateforme, qui est plutôt un temps partiel qu’un temps plein ».

La rapporteure estime, pour sa part, que l’idée qu’un livreur se livre à d’autres activités pendant qu’il est connecté à une plateforme ne devrait pas, en l’absence d’évaluation, recevoir trop de crédit. Selon les témoignages qu’elle a reçus, un livreur doit avoir un temps de connexion bien plus ample que son temps effectif de prestation pour espérer obtenir des courses en dehors des heures extrêmement sollicitées, pour pouvoir s’en sortir financièrement. Les livreurs des plateformes sont donc, en réalité, soumis à une très forte pression. De plus, ils sont contraints d’assurer les livraisons de manière très rapide pour espérer obtenir le maximum de courses dans le court intervalle de temps où se concentrent les commandes, ce qui les expose à des accidents.

Interrogée sur ce sujet, Mme Melvina Sarfati El Grably a fourni « les chiffres relatifs au nombre d’accidents répertoriés sur les trois dernières années ». Selon elle, « il y a eu 119 accidents en 2020, 379 en 2021 et 209 en 2022 », ce qui couvre « tous les types d’accidents, des moins graves aux plus graves ».

b.   L’exemple de Stuart

Stuart est une entreprise de livraison à la demande, créée fin 2014 par MM. Benjamin Chemla et Clément Benoît, et depuis 2017, filiale à 100 % de Geopost, le réseau international de livraison de colis du groupe La Poste. Spécialisée dans la logistique « du dernier kilomètre », Stuart se charge de livrer des repas ou des colis pour d’autres entreprises ou d’autres plateformes.

Ainsi que l’a expliqué son ancien président directeur général, M. Damien Bon, devant la commission d’enquête : « La mission de la société est de permettre à des commerces locaux, c’est-à-dire des entreprises ayant une activité de commerce dans des centres et milieux urbains, de proposer une livraison rapide, tout en conservant l’actif qui leur est le plus cher, leur clientèle. Contrairement à des modèles aujourd’hui dominants dans le marché de la livraison locale comme Uber ou Deliveroo, Stuart n’est pas une place de marché. Elle ne propose pas au consommateur une application pour effectuer un achat de livraison de restauration à domicile. Stuart est donc une plateforme d’intermédiation de type B to B où le consommateur est livré sur requête d’un donneur d’ordre professionnel,
c’est-à-dire un commerce physique. » ([281])

En 2022, Stuart a fait l’objet d’une enquête de l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) pour des soupçons de travail dissimulé et de prêt de main-d’œuvre illicite portant sur la période 2015-2016. L’enquête a donné lieu à un jugement du tribunal judiciaire de Paris du 12 janvier 2023 qui relaxe Stuart sur le volet de travail dissimulé mais qui condamne l’entreprise sur le volet de prêt de
main-d’œuvre illicite, lui infligeant une amende de 50 000 euros à laquelle s’ajoute une amende de 10 000 euros infligée à son fondateur et ancien dirigeant, M. Benjamin Chemla. Le parquet a fait appel de la décision sur l’ensemble de la procédure.

Les accusations de travail dissimulé portaient sur les livreurs à vélo auxquels Stuart a recours sous le statut d’autoentrepreneurs. Selon les documents de l’OCLTI qu’avait pu consulter l’AFP, l’entreprise apparaissait comme le seul donneur d’ordre des livreurs, contrôlait l’organisation de leur travail, fournissait leur équipement et les sanctionnait en les écartant au moindre problème. Le parquet avait alors requis la peine maximale et des peines de prison avec sursis pour les deux cofondateurs, le procureur de la République relevant alors que « [l]a plateforme régit les conditions de travail avec des directives qui dépassent les conditions générales d’utilisation, contrôle et use d’un pouvoir de sanction [ce qui constitue bien] une dissimulation généralisée de l’emploi des livreurs, qui concerne plusieurs centaines d’emplois » ([282]). Toutefois, faute d’éléments suffisants pour acquérir la conviction qu’une relation de salariat unissait les livreurs aux plateformes, compte tenu du faible nombre de livreurs entendus durant l’enquête et de l’existence d’éléments parfois contradictoires dans les auditions réalisées, le tribunal n’a pu être plus ferme.

S’agissant des accusations de prêt de main-d’œuvre illicite, il convient de souligner que, contrairement aux livreurs à vélo, Stuart fait appel à des entreprises de transport sous-traitantes pour les livraisons motorisées. M. Damien Bon a indiqué à la commission d’enquête que cela résultait de la réglementation relative aux transports : « L’utilisation de ce que vous appelez des sociétés écran, qui sont contractuellement des sociétés de transport, a été envisagée par les fondateurs lors de la création de l’entreprise, pour répondre à la réglementation sur les transports en France. En effet, lorsque vous opérez une livraison pour compte de tiers, vous devez disposer d’une capacité de transport de marchandises. Pour obtenir cette capacité, il faut attester d’une honorabilité financière et d’un certain nombre d’heures de formation. […] Aujourd’hui, peu d’autoentrepreneurs disposent de capacités de transport pour des véhicules motorisés, par exemple les livreurs à scooter. Les fondateurs de Stuart ont effectué un choix spécifique, validé par leurs conseils : dans le cas d’une intermédiation motorisée, il s’agissait d’utiliser en partenaire de livraison une société de transport disposant d’une capacité de transport, qui peut-être potentiellement une microentreprise. Mais en réalité, sur le marché, peu d’autoentrepreneurs disposent de cette capacité. Par conséquent, les sociétés de transport présentes sur la plateforme ont la charge de confier à leurs salariés les courses qui leur sont proposées. » ([283])

Néanmoins, le recours de Stuart à des entreprises de transport sous‑traitantes ne se serait pas fait en toute légalité : selon plusieurs témoignages, les livreurs étaient recrutés sans contrat de travail, rémunérés au noir sans paiement de taxe et cotisations sociales et écartés puis remplacés à la moindre difficulté. Or Stuart apparaît manifestement comme le seul donneur d’ordre de ces sociétés et en contrôle toute l’organisation du travail (sélection, formation, équipement et même notation des livreurs).

En 2022, M. Samir Yalaoui, un ancien dirigeant de société ayant travaillé pour Stuart, témoignait ainsi : « Sur demande de Stuart, j’ai recruté et mis en danger la vie de beaucoup de coursiers sur les routes. Tout ça au black, tout ça sans déclaration d’embauche, sans assurance, sans déclaration Urssaf, sans rien ! J’ai poussé au travail dissimulé plus de 10 000 coursiers, dans toute la France. De facto, j’ai détourné énormément d’argent. » ([284]) Au total, il aurait reçu en six ans entre 17 et 18 millions d’euros de SRT France, l’entité juridique de Stuart. Une vingtaine de sociétés aurait ainsi travaillé pour Stuart, chacune ayant une espérance de vie assez faible, pour échapper aux contrôles de l’administration fiscale ; M. Samir Yalaoui affirme avoir créé huit sociétés en six ans.

M. Jérôme Giusti, avocat de M. Samir Yalaoui, résume ainsi la situation : « Stuart a choisi de rendre ses pratiques encore plus opaques. La plateforme passe de manière systématique par des sous-traitants qui ne sont là que pour servir d’écran. […] Stuart verse l’argent à ses sous-traitants et ceux-ci font des virements aux livreurs en prenant une commission de 20 à 30 % sur chaque course. Mais ces travailleurs n’ont aucun statut, même pas d’autoentrepreneur, donc il n’y a pas de cotisation, pas de facture ni fiche de paie, pas de TVA payée, rien. » ([285])

Devant la commission d’enquête, il a ajouté : « Des sociétés comme Stuart contrôlent un système de livraison basé sur le recours à des coursiers livrant en deux-roues ou en voiture, qui ne sont absolument pas déclarés. Le versement de la rémunération passe par diverses sociétés. À l’étude du dossier, il apparaît pourtant que le donneur d’ordre est unique : Stuart. Des poursuites ont eu lieu en 2015 et 2016. Pourtant, ces pratiques continuent. Ces abus ne sont aucunement empêchés et l’ubérisation est désormais étendue à toute la société. Or les travailleurs en subissent les conséquences, parfois très graves, pour leur santé financière, mais aussi leur santé physique. J’ai en tête l’exemple d’un jeune dont l’estomac a été perforé dans le cadre d’une livraison. » ([286])

La réponse de M. Damien Bon devant la commission d’enquête est peu convaincante : « Dès lors que nous avons eu connaissance des faits reprochés, que nous condamnons absolument, nous avons mis fin aux relations commerciales avec le dirigeant de cette société de transport. Nous continuons de coopérer dans le cadre de l’enquête en cours sur ce dossier. » ([287]) Stuart a bien été condamnée, en première instance, pour des prêts de main d’œuvre illicite ; la responsabilité de ces faits ne saurait donc reposer uniquement sur les entreprises de transport sous‑traitantes.

Ces pratiques irresponsables sont d’autant plus graves que Stuart est, depuis 2017, une filiale de La Poste, entreprise publique détenue à 34 % par l’État et à 66 % par la Caisse des dépôts et consignations. Faut-il considérer que l’État est complice de ce système ? Le journal L’Humanité rapporte ainsi qu’un cadre de Geopost, lors d’un contrôle réalisé en 2021, aurait dans un message vocal adressé à M. Samir Yalaoui les propos suivants : « Non, mais tranquille, fais-moi juste une attestation de l’Urssaf disant que tu n’as pas de salariés » ([288]) ; ces faits, s’ils sont avérés, sont d’une immense gravité.

Interrogé par la rapporteure, lors d’une audition menée la commission des affaires économiques ([289]), M. Philippe Wahl, président directeur général de La Poste, s’est contenté de répondre que le jugement du tribunal judiciaire de Paris portait sur des faits ayant eu lieu en 2015, avant la prise de contrôle par La Poste, et que l’entreprise faisait tout pour respecter la loi. Pourtant, il est difficile de croire que le rachat de Stuart en 2017 n’ait pas donné lieu à aucune vérification de cette société, notamment en ce qui concerne le statut des salariés. Est-ce le rôle d’une entreprise publique de subventionner un système de travail illégal ? Comment La Poste peut-elle agir en toute impunité et sous le silence assourdissant de son ministre de tutelle ?

c.   L’exemple de Getir

Depuis 2020, le marché de la livraison rapide a été marqué par l’arrivée des acteurs dits du quick commerce – organisé en France autour de plateformes numériques comme Frichti, Gorillas, Getir, Flink ou encore Dija –, qui proposent des services de distribution de produits de consommation courante dans un délai très court (initialement compris entre 10 et 15 minutes), en s’appuyant sur de petits entrepôts utilisés pour stocker des produits et préparer les commandes (« dark stores »). Si ces entreprises de livraison rapide ont pu répondre à une certaine demande, notamment durant les confinements dus à la crise sanitaire, ce nouveau modèle économique pose néanmoins des difficultés non seulement économiques mais aussi sociales et environnementales.

À cet égard, la société d’origine turque Getir – l’une des principales entreprises du secteur depuis qu’elle a racheté son concurrent Gorillas, qui avait lui-même racheté Frichti, et depuis le départ de la filiale française de Flink placée en redressement judiciaire – constitue un exemple édifiant.

Getir s’est démarquée d’autres plateformes en recrutant ses travailleurs en tant que salariés en contrat à durée indéterminée (CDI), avec les garanties que cela suppose (salaire fixe, congés payés, mutuelle d’entreprise, fourniture de l’équipement complet). Devant la commission d’enquête, M. Nicolas Musikas, son nouveau directeur général, expliquait : « Nous n’employons que des salariés en CDI pour les livreurs et préparateurs de commandes. Ce modèle a été choisi dès le début pour favoriser la formation des livreurs et entretenir une bonne relation avec le client. Cela permet aussi d’offrir une meilleure qualité de service. Les livreurs connaissent leurs clients. De fait, nous instaurons une vraie relation clients. Ce modèle est vertueux et permet d’insérer une certaine population dans le monde du travail. Ainsi, nous faisons office de tremplin en proposant à certaines personnes d’accéder à un premier emploi. » ([290])

Néanmoins, malgré le salariat, la situation des travailleurs des plateformes de Getir demeure très précaire. Cela résulte, d’abord, de conditions de travail particulièrement pénibles, dues aux impératifs d’immédiateté (l’unité de référence pour la livraison d’une commande est le quart d’heure) et de flexibilité (livraison possible 7 jours sur 7 et jusqu’à minuit), au travail dans l’urgence permanente ou encore au port de charges lourdes. Cela procède, surtout, du non-respect par les plateformes de leurs obligations en matière de droit du travail.

Lors de son implantation en France, en juin 2021, l’entreprise avait annoncé vouloir créer 5 000 emplois en dix-huit mois ; elle recrutera rapidement quelque 1 700 personnes, la majorité d’entre elles étant des livreurs ou des préparateurs de commande. Comme toutes les sociétés du quick commerce, Getir réalise alors d’importantes levées de fonds et dépense sans compter pour se développer et attirer des clients. En 2022, la conjoncture se retourne : l’inflation limite le pouvoir d’achat et la demande ne permet plus de rentabiliser les investissements réalisés. À la mi‑2022, le fondateur de Getir, M. Nazim Salur, annonce depuis le siège d’Istanbul une réduction des effectifs.

Mi-2022, Getir procède alors à plusieurs centaines de licenciements sans plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), lequel est pourtant obligatoire dès lors qu’un employeur interrompt les contrats de plus de neuf personnes au cours d’une période de trente jours. En moins de six mois, les effectifs passent de 1 800 (en avril 2022), à 1 200 (septembre 2022) puis environ 900. Auditionné par la commission d’enquête sur ce point précis, M. Nicolas Musikas, directeur général de Getir, a publiquement reconnu une diminution significative des effectifs de l’entreprise, de 1 700 salariés en mai 2022 à 900 salariés depuis la fin juillet 2022.

Devant la commission d’enquête M. Musikas a expliqué l’absence de PSE par le fait que « les licenciements étaient dus à des fautes graves et des raisons disciplinaires », avant de détailler : « Je sais que la société s’est développée rapidement, que certaines personnes qui n’avaient pas l’habitude du salariat ont été recrutées, et que du côté de Getir, les ressources humaines ont fait montre d’un certain laxisme. Des gens qui ne se présentaient pas au travail, qui consommaient des substances illégales sur le lieu de travail ou commettaient des violences verbales ou physiques sur le lieu de travail étaient insuffisamment suivis. En juillet, suite à une prise de conscience, la société a donc procédé à des licenciements. […] Il faut savoir qu’il y a eu également des gens qui sont partis d’eux-mêmes – il y a beaucoup de rotation dans ce métier. […] Le nombre de départs est élevé, certes, mais il est dû à un défaut de suivi des ressources humaines. […] Les raisons disciplinaires sont établies. Par ailleurs, il y a très peu de contentieux en cours » ([291]).

Néanmoins, comme l’avait alors révélé Mediapart ([292]), plusieurs raisons conduisent la rapporteure à penser que cette justification n’est pas raisonnable et que les licenciements étaient en réalité motivés par des motifs économiques. Ce sont près de 800 salariés qui ont été conduits à quitter Getir, soit environ la moitié des effectifs. Il est peu probable que l’entreprise ait eu à procéder à des licenciements pour faute grave ou pour des raisons disciplinaires dans une proportion aussi importante en si peu de temps. En outre, depuis juillet 2022, Getir n’a pas procédé à des recrutements dans des proportions équivalentes aux licenciements constatés. Sur ce point, M. Musikas a indiqué à la commission d’enquête que l’entreprise manquait de visibilité en raison de l’incertitude liée au cadre juridique relatif au ecommerce.

Par ailleurs, la société Getir a annoncé, le 2 mai 2023, son placement en redressement judiciaire, ce qui atteste des difficultés économiques que connaît l’entreprise depuis plusieurs mois. D’ailleurs, malgré leur croissance très rapide, aucune des entreprises du quick commerce n’a encore prouvé sa capacité à être rentable dans la durée ; la filiale française de Flink, principal concurrent de Getir, a elle aussi annoncé, le 6 juin 2023, son placement en redressement judiciaire et son intention de quitter le marché français. Cela est confirmé par le rapport de la mission d’information menée par Mmes les députées Maud Gatel et Anaïs Sabati récemment publié ([293]).

Comme l’expliquait Mediapart, les entreprises du quick commerce « n’ont pas eu pour objectif premier d’être rentables, mais de rassurer des investisseurs en leur montrant des salariés en propre. Une fois les levées de fonds obtenues, là on dégraisse » ([294]). Cela est encore plus choquant quand on sait que Getir a, en 2021 et 2022, bénéficié de 1,2 million d’euros d’aides publiques au titre des contrats uniques d’insertion et contrats initiative emploi. Quels contrôles l’État met-il en œuvre lorsqu’il décide de verser ces sommes et pourquoi ne s’emploie-t-il pas à récupérer l’argent public indûment versé à des entreprises qui rompent leurs engagements ?

Plusieurs anciens salariés de Getir, qui ont souhaité garder l’anonymat, ont confirmé à la rapporteure la volonté des dirigeants de procéder à des licenciements massifs sans mettre en place un PSE, jugé bien plus coûteux que des licenciements déguisés, même par rapport aux amendes que risquerait l’entreprise. Il est alors décidé, au mépris de toutes les règles du droit du travail, d’annuler les contrats de travail venant d’être signés avant les prises de poste, de rompre toutes les périodes d’essai en cours, de procéder à des faux licenciements pour faute grave au moyen de ruptures transactionnelles illégales, le tout en vue de se soustraire au paiement des impôts et cotisations sociales auxquels sont normalement assujetties les indemnités de licenciement.

Les échanges internes à l’entreprise auxquels la rapporteure a pu avoir accès attestent d’une démarche de contournement volontaire des règles du code du travail, et cela malgré les alertes des avocats de l’entreprise. Les dirigeants de Getir ont parfaitement conscience que les risques contentieux sont faibles et que l’entreprise est dans une position de force, car ses salariés sont dans une situation de grande précarité, ne sont pas informés de leurs droits et que les délais de prescription sont courts (douze mois depuis les ordonnances relatives au dialogue social de septembre 2017 ([295]) pour contester la rupture du contrat de travail). Ces pratiques illégales et intolérables dans un État de droit sont d’ailleurs toujours en cours ; le 17 mai 2023, Getir a annoncé qu’elle allait à nouveau procéder au licenciement de 900 salariés, vraisemblablement dans les différentes entités du groupe.

En l’état des éléments à sa disposition, la rapporteure considère que ces faits sont susceptibles d’être qualifiés de fraude à la mise en place d’un PSE et de fraude aux cotisations sociales incluant l’usage de faux documents au sens de l’article 441‑1 du code pénal. En conséquence, elle a, avec l’accord du bureau de la commission d’enquête, saisi la Procureure de la République de Paris en application de l’article 40 du code de procédure pénale.

Le non-respect par Getir des règles du droit du travail est d’autant plus choquant que l’entreprise, comme toutes les sociétés de la livraison rapide, s’est activement mobilisée pour influencer l’évolution de la réglementation en sa faveur.

d.   L’extrême précarité des livreurs travaillant pour les plateformes

La grande précarité des livreurs des plateformes a été soulignée par l’ensemble des personnes entendues par la commission d’enquête. Celle-ci constitue manifestement un problème extrêmement préoccupant.

M. Jérôme Pimot, président du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP) a ainsi déclaré : « Que ce soit une volonté ou une finalité, l’ubérisation est devenue pour beaucoup synonyme d’esclavage. Selon nous, l’ubérisation s’apparente davantage à de l’engagisme : un système qui a succédé à l’esclavage, après son abolition en 1848. L’engagisme est une forme d’emploi réservé aux travailleurs natifs des colonies (anciens esclaves) ou immigrés d’Afrique, d’Inde ou d’Asie, pour satisfaire les besoins en main-d’œuvre des colonies. En pratique, des millions de travailleurs étrangers, à qui l’on promettait monts et merveilles, ont émigré pour signer un contrat d’engagement, dont la durée varie selon l’origine et la colonie d’accueil, avec des patrons qui pouvaient disposer d’eux à leur gré et les employer à ce qu’ils voulaient, et ce jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. » ([296])

M. Laurent Hily, représentant de la Fédération nationale des autoentrepreneurs (FNAE), a souligné : « La concurrence [que les plateformes] se livrent a conduit à la dégradation des conditions de travail et surtout des revenus des travailleurs indépendants qui utilisent les services de mise en relation. » ([297])

Mme Circé Lienart, coordinatrice de la Maison des coursiers, a confirmé cette analyse : « La première conséquence de l’ubérisation est de tirer vers le bas les secteurs concernés avec du dumping social. En effet, les entreprises qui salarient se retrouvent en situation de concurrence déloyale vis-à-vis des plateformes, puisque ces dernières ne respectent pas les rémunérations minimales prévues par le droit du travail » ([298]).

Sa proximité avec les livreurs parisiens lui a permis de livrer un témoignage précis sur leurs conditions de travail : « J’ai reçu 690 livreurs “uberisés” et j’ai la possibilité de témoigner d’une part de leur réalité. 75 % d’entre eux travaillent au moins six jours par semaine et 56 % travaillent entre neuf et douze heures par jour, sachant que le temps de travail augmente avec l’allongement continu des plages de livraison. 80 % des livreurs accueillis touchent moins de 1 500 euros bruts par mois, en moyenne, sans prendre en compte les 22 % de cotisation de l’Urssaf et les frais que cette activité entraîne (réparation du vélo, essence, pass Navigo, etc.). […] 56 % de ces travailleurs ont livré pendant le confinement, ce qui a permis d’atténuer les effets négatifs du confinement en permettant aux Français de se faire livrer. Ils ont surtout permis à de nombreuses plateformes de se développer pendant cette période. »

M. Ludovic Rioux, secrétaire général de CGT Livreurs, a fait valoir qu’une forte dégradation des conditions de travail des livreurs avait eu lieu. Il a déclaré : « Sur l’évolution des plateformes de livraison, il est important de voir les conséquences des décisions prises par les plateformes sur les conditions de travail pour comprendre la situation dans laquelle on se retrouve. En 2017, il existait une certaine forme de rémunération minimale au sein de Deliveroo par exemple. Ce système permettait de s’assurer d’une forme minime de rémunération en l’absence de commandes suffisantes. À compter de 2017, les garanties horaires ont disparu, hormis sur certains créneaux, notamment ceux liés à des conditions météorologiques compliquées. La disparition de cette garantie a permis aux plateformes de jouer uniquement sur une tarification à la tâche qui n’a fait que baisser.

« En 2020, une nouvelle évolution de la tarification a eu lieu, avec la disparition des plannings qui permettaient de s’assurer de la répartition des commandes pour les livreurs qui travaillaient au même moment. Cela a souligné également une des limites de cette forme de rémunération qui mettait en concurrence les travailleurs entre eux. Les plannings ont disparu juste avant le confinement. La raison de la disparition des plannings n’était pas seulement pour accroître la mise en concurrence des travailleurs entre eux mais aussi d’éviter le risque de requalification de la relation de travail comme salarié car les plannings pouvaient être considérés comme l’un des indices participant au faisceau d’indices du lien de subordination. […]

« À l’époque, un système permettait de s’inscrire sur des plannings, afin de s’assurer que le nombre de livreurs était plus ou moins adapté, du point de vue de la plateforme au nombre de commandes distribuées sur une même période. Ce système de planning avait également des limites car il favorisait la mise en concurrence des travailleurs. Les statistiques permettaient aux travailleurs de s’inscrire sur certains plannings et pas sur d’autres, qui n’étaient pas jugés prioritaires.

« La disparition de ce système signifie que les travailleurs sur une plateforme doivent se répartir un nombre de commandes toujours plus ou moins grand, ce qui importe peu en matière de rémunération. En effet, la rémunération s’effectue uniquement à la tâche. La plateforme a donc désormais tout le pouvoir pour diminuer le tarif de la rémunération.

« Jusqu’à l’été 2019, avant la disparition des plannings, des minimums existaient dans certaines villes pour Deliveroo au moment de la commande.

« À Lyon, la commande était fixée à environ quatre euros. Avec la disparition de ce minimum et des plannings, les commandes sont désormais payées environ deux euros. Un travailleur peut réaliser un nombre de commandes important sans pour autant atteindre un revenu décent. En outre, le statut d’indépendant permet aux plateformes d’éviter le versement des cotisations patronales et salariales, ce qui prive les travailleurs de tout un pan de la protection sociale.

« Cette évolution s’est produite dans le secteur des plateformes, à l’initiative des deux acteurs principaux qu’étaient Uber et Deliveroo qui cherchaient à reprendre le marché en abaissant les conditions de travail au maximum. De son côté, Stuart, qui a été rachetée en 2017 par La Poste, ce qui en fait indirectement une filiale de l’État français, a poursuivi ce mouvement. » ([299])

Il a ajouté que cette évolution découlait « d’une décision des plateformes » mais aussi « de certaines décisions judiciaires qui ont pointé du doigt des rémunérations horaires, les plannings ou des statistiques comme des éléments participant d’un faisceau d’indices allant vers la requalification ».

e.   La question des travailleurs sans papiers des plateformes de livraison

La commission d’enquête s’est intéressée à la question du statut des livreurs, notamment ceux de Deliveroo, même si l’ensemble des plateformes de livraison sont confrontées de près ou de loin à cet enjeu, au regard du droit des étrangers.

La presse a pu, en effet, se faire l’écho que de nombreux travailleurs dépourvus d’un titre de séjour leur permettant de travailler œuvraient pour des plateformes de livraison de repas, en Belgique et en France. On peut citer les articles suivants :

– « Les coursiers sans papiers d’Uber Eats et de Deliveroo, nouveaux forçats de la livraison de repas » de Mme Mathilde Visseyrias, publié dans Le Figaro du 12 février 2021 ([300]) ;

Cet article affirme que « la rémunération et les conditions de travail des coursiers se sont détériorées. Certains sous-louent illégalement les comptes d’autoentrepreneurs qui leur prennent une commission. “Dans le centre de Paris, plus de la moitié des livreurs sont des migrants, estime Jérôme Pimot, président du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). Plus on parle d’eux, plus ils risquent d’être contrôlés. Mais moins on parle d’eux, plus les plateformes en profitent. C’est un triste paradoxe. […] Réduisant le prix des courses et refusant de salarier les livreurs, les plateformes ont ouvert la porte aux fraudeurs: ces derniers louent des comptes à des sans-papiers. […] Se disant obnubilés par le service client, les plateformes ne peuvent plus ignorer le phénomène, qui risque de ternir leur image. Frichti a fait travailler des centaines de sans-papiers pendant des années, assure Jérôme Pimot. L’entreprise a bougé le lendemain de la publication d’un article. L’été dernier, 200 sans-papiers travaillant pour Frichti ont manifesté pour demander à être régularisés. »

– « Livraison à domicile : les dessous d’un “trafic” lié à la main-d’œuvre sans-papiers », publié sur le site Franceinfo.fr et daté du 21 novembre 2022 ([301]) ;

Cet article indique, vidéo à l’appui : « Pour pouvoir exercer en France avec ces plateformes, il faut fournir des papiers d’identité en règle. Pourtant ce soir-là, parmi une dizaine de livreurs, au moins trois sont sans-papiers et nous expliquent avoir tout de même réussi à obtenir une licence : Vous pouvez louer le compte Uber d’une autre personne. Ce n’est pas mon identité, mais celle de quelqu’un d’autre”. Un filon bien rodé, selon ces livreurs sans-papiers : Je verse un pourcentage de ce que je gagne. 30 à 35 %. Je gagne environ 1 000 euros par mois moins 30 %”. […] Chaque jour, des centaines d’annonces sont publiées sur les réseaux sociaux : “Compte Uber Eat à louer”, “J’ai un compte, j’ai besoin d’un livreur”, “Cherche compte deliveroo : 150 euros la semaine”. Nous avons fait nousmêmes le test. Je réponds à une annonce en me faisant passer pour une mère sanspapiers qui cherche à louer deux comptes, pour elle et sa fille mineure de 16 ans. Je te prends 100 euros par semaine. Envoie-moi une photo de toi et ta fille et je mets les photos sur le compte. Comme ça, quand tu vas recevoir l’application, tu auras déjà ta photo dessus”. Ce livreur se dit donc prêt à me louer deux comptes, l’un pour moi, l’autre pour ma fille mineure alors que les plateformes interdisent l’emploi des moins de 18 ans. Il reconnaît agir à l’insu d’Uber et Deliveroo : “Il n’y a que moi qui le sais. Eux ne le sauront pas”. Face à ce fléau, les plateformes affirment être de plus en plus vigilantes. Sollicitée, Deliveroo confirme avoir “accéléré le déploiement de mécanismes de contrôle pour combattre l’utilisation frauduleuse de compte dont nous sommes nous-même victimes. Même tonalité du côté d’Uber qui a récemment désactivé 2 500 comptes qualifiés de “frauduleux”. Une mesure que ne comprennent pas ces sans-papiers qui depuis un mois manifestent chaque semaine. Ils crient à l’injustice : “Pendant le Covid, ils avaient besoin de livreurs, ils nous ont tous recrutés. Et aujourd’hui, ils trouvent que notre document est frauduleux alors que notre document a été validé par eux. Un autre l’affirme : “Ils étaient bel et bien conscients de ce qu’ils faisaient et après avoir fini de nous utiliser, ils nous ont jetés. Pour Jérôme Pimot, ancien livreur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP75), supprimer les comptes frauduleux ne suffit pas, il estime que les plateformes font preuve, je cite, d’hypocrisie : Il y a a peu près 30 000 livreurs sans papiers en France. Ils n’en n’ont viré que 2 500 sur 80 000 pour un effet d’annonce. On ne peut plus faire sans eux. Les sans-papiers font un travail que les Français ne veulent plus faire. Et maintenant, le mondial arrive et ils commencent à envoyer des messages à ceux qu’ils ont été virés pour leur dire de venir travailler”. »

– « 55 % des coursiers contrôlés par la justice sont sans-papiers », de M. Julien Balboni, publié dans le quotidien belge L’Écho du 30 avril 2022 ([302]).

S’agissant de Deliveroo, Mme Melvina Sarfati El Grably a soutenu devant la commission d’enquête : « nous n’avons aucun chiffre relatif à des travailleurs sans-papiers. Faire travailler des sans-papiers, c’est de la fraude. C’est un sujet grave et nous nous sommes engagés dans le combat contre la fraude. Nous avons adopté des procédures internes particulièrement élaborées. Nous avons aussi pris des engagements auprès des pouvoirs publics, notamment en signant avec le ministère du travail, il y a quelques mois, une charte concernant la lutte contre la sous-traitance illégale.

« Pour lutter contre la fraude, Deliveroo soumet quiconque veut devenir livreur partenaire à des obligations. Avant même de signer le contrat commercial formalisant le début de notre collaboration, nous vérifions les papiers d’identité – pour nous assurer que la personne est majeure, que ses papiers sont en règle et qu’elle a le droit de travailler en France – ainsi que l’extrait K-bis, les attestations de vigilance de l’Urssaf et les documents du véhicule. Cette vérification est faite de manière rigoureuse et systématique. » ([303]) Elle a précisé que cette vérification recourait à des moyens humains et à des moyens automatisés, ces derniers étant « fournis par des sociétés auxquelles ont recours certains services publics ».

Mme Melvina Sarfati El Grably a poursuivi : « Dans la vie de tous les jours, nous effectuons de nombreuses vérifications tout au long de la collaboration de chaque livreur partenaire avec Deliveroo. Nous lui demandons notamment de nous soumettre à échéance régulière, de mémoire tous les six mois, une attestation de vigilance prouvant qu’il est à jour de ses cotisations sociales. Nous mettons aussi en œuvre une procédure de reconnaissance faciale, qui nous permet de comparer la photo du livreur partenaire aux documents initialement fournis.

« Par ailleurs, nos équipes sont formées à repérer les changements de comptes bancaires trop fréquents qui pourraient soulever des questions. Outre ces mesures que nous appliquons sans discontinuer, nous collaborons étroitement avec les pouvoirs publics lorsque des faits sont portés à notre connaissance. En cas de fraude avérée, nous agissons. » Cependant, elle a indiqué que l’entreprise ne demandait pas d’extrait de casier judiciaire.

Mme Apolline de Noailly, responsable juridique de Deliveroo France, a indiqué que 63 salariés de Deliveroo France travaillent sur les vérifications d’identité, « soit 23 à 25 ETP » ([304]). Elle a précisé : « nous utilisons par ailleurs des prestataires pour nous aider à contrôler l’authenticité des documents qui nous sont fournis. […] S’il s’agit d’un ressortissant non européen, nous lui demandons si son titre de séjour lui permet de travailler en tant qu’indépendant. Nous lui réclamons également un extrait de son K-bis, qui prouve qu’il est en règle. En effet, pour pouvoir créer son entreprise, le centre de formalité des entreprises sollicite le titre de séjour ou le justificatif de domicile du demandeur, par exemple.

« Nous demandons en outre au livreur une attestation de vigilance, pour nous assurer qu’il est à jour de ses cotisations Urssaf, ainsi que ses coordonnées bancaires. Nous disposons ainsi d’un outil qui interroge la banque pour nous certifier que nous payons la bonne personne. S’agissant du contrôle de l’identité du livreur, nous lui demandons de nous envoyer une vidéo de son visage, puis nous utilisons un outil de reconnaissance faciale pour nous assurer que cette vidéo correspond bien à la photographie de ses documents d’identité.

« Ces contrôles sont effectués au moment de l’inscription sur la plateforme. Au cours du contrat, nous opérons des contrôles à différents moments. Le contrôle de la banque ne s’effectuera qu’en cas de changement de relevé d’identité bancaire (RIB). Le contrôle du titre de séjour se fera uniquement lors du renouvellement dudit titre. Le contrôle de l’attestation de vigilance est réalisé tous les six mois. Le contrôle de l’identité du livreur s’effectue aussi en cours de contrat, grâce à l’outil de reconnaissance faciale. Nous demandons au livreur de nous transmettre une vidéo de son visage tous les quatorze jours. » Ce contrôle n’est pas réalisé de manière aléatoire ; le livreur sait qu’il va être contrôlé. Mme Apolline de Noailly a, toutefois, souligné : « Notre objectif consiste à faire en sorte qu’en septembre le contrôle soit réalisé de manière aléatoire. »

Un cadre semble avoir été fourni par les pouvoirs publics sur ce sujet. Mme Apolline de Noailly a, en effet, déclaré : « Nous avons signé en mars 2022 une charte avec le ministère du travail, qui a fixé les standards des contrôles devant être opérés par les plateformes du secteur. Ce guide nous a permis d’accélérer le développement du contrôle par reconnaissance faciale au cours du contrat, tous les quatorze jours. Nous effectuons ce contrôle depuis le mois de juin 2022, conformément à la mesure prévue par la charte. En outre, nous avons régulièrement des rendezvous avec les ministères du travail et des Transports, qui vérifient l’avancée des plateformes dans la mise en place de ces mesures. »

De son côté, M. Pierre-Dimitri Gore-Coty, senior vice-président d’Uber Eats France, a indiqué : « La lutte contre la fraude au sens large est un sujet que nous prenons évidemment très à cœur. C’est une priorité depuis plusieurs années. Globalement, la fraude sur la plateforme Uber Eats ou sur les plateformes de livraison peut se manifester de deux manières : la fraude documentaire, qui consiste à utiliser de faux documents d’identité pour accéder à l’application et se créer un compte de livreur ; la fraude à la sous-location de compte, qui consiste, pour un livreur disposant légalement d’un compte sur notre application, à louer celui-ci et à permettre à des personnes qui n’auraient pas pu accéder elles-mêmes à l’application d’utiliser nos services.

« Depuis plusieurs années, nous avons adopté toute une série de mesures pour lutter contre ces deux phénomènes. Concernant la fraude documentaire, nous avons lancé un audit majeur de notre plateforme au début de l’année 2022, qui a conduit à la désactivation de près de 2 500 comptes de coursiers sur les 65 000 que nous avons audités. Nous avons eu recours, à cette occasion, à une société tierce, Ubble, qui est certifiée par l’ANSSI – Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. Cette société valide de manière vidéo les papiers d’identité fournis par les coursiers souhaitant s’inscrire sur notre plateforme. Nous continuons d’améliorer la fiabilité de nos méthodes.

« Concernant la sous-location, nous avons été les premiers à déployer, en 2019, une solution de contrôle par selfie. Celle-ci consiste à envoyer, à des moments aléatoires, une notification au coursier lui demandant de se prendre en photo, laquelle est ensuite comparée automatiquement à la photo transmise lors de l’inscription. Cette méthode n’a eu de cesse de s’améliorer au fil des années, sa fiabilité étant désormais très supérieure à ce qu’elle pouvait être à l’origine. Ces contrôles ont lieu au moins une fois par semaine et peuvent être faits jusqu’à une fois par jour quand nos systèmes détectent des signaux faibles ou forts de fraude potentielle. La validation des documents d’identité et les contrôles en temps réel des photos sont réalisés par 123 personnes.

« Tout en restant modeste quant aux progrès que nous devons continuer de faire, je suis à peu près certain que Uber Eats est leader en matière de lutte contre la fraude dans le secteur. Nous sommes les seuls à respecter l’ensemble des engagements pris par les plateformes signataires de la charte de 2022. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait pas encore des progrès à réaliser, et nous continuons dans cette voie. Les contrôles par selfie, que nous avons lancés il y a maintenant près de quatre ans, en sont l’illustration. Le caractère aléatoire des contrôles est extrêmement important : s’il avait lieu chaque jour ou chaque semaine à la même heure, il deviendrait plus facile pour le coursier de frauder.

« Nous mettons en œuvre des micro-innovations pour rendre ces contrôles plus fiables. Ainsi, il était possible d’envoyer sur notre plateforme une photo d’identité téléchargée depuis la librairie de photos de son téléphone. Nous avons opéré un simple changement en interdisant d’employer une photo déjà enregistrée dans le téléphone et en demandant que la photo soit prise en temps réel. Si on observe qu’un coursier, à qui l’on demande d’envoyer un selfie pour valider son identité, se déconnecte soudainement de son application sur son téléphone et se reconnecte avec un autre à un autre endroit – ce sont des choses que nous sommes capables de contrôler, nous déclenchons une désactivation immédiate de son compte. Ce sont deux exemples de toutes ces micro-améliorations qui sont faites chaque semaine, chaque mois, pour continuer d’améliorer la fiabilité du système et réduire au maximum le phénomène de fraude sur la plateforme. » ([305])

Les informations et témoignages recueillis par la commission d’enquête sont, malheureusement, très éloignés de ce tableau dans lequel les efforts conjoints des plateformes et de l’administration garantissent qu’aucun travailleur en situation irrégulière ne travaille au service des plateformes.

Mme Circé Lienart, coordinatrice de la Maison des coursiers à Paris, a ainsi affirmé au cours de son audition : « les trois quarts des personnes que je reçois sont sans papiers et travaillent beaucoup. 80 % de ces sans-papiers sont en France depuis plus de trois ans et 28 % depuis plus de cinq ans. […] 56 % de ces travailleurs ont livré pendant le confinement, ce qui a permis d’atténuer les effets négatifs du confinement en permettant aux Français de se faire livrer. Ils ont surtout permis à de nombreuses plateformes de se développer pendant cette période. Parmi ces sans-papiers, 175 ont travaillé en leur nom, sans sous-louer de compte. Uber et d’autres plateformes cherchent à faire oublier cette réalité. Tous les sans-papiers n’ont pas sous-loué leur compte. De nombreuses personnes ont travaillé, cotisé et payé des impôts en leur nom. » ([306]) Elle a souligné la duplicité des plateformes sur ce sujet : « Je m’étais entretenue avec la direction du déploiement de la logistique urbaine de La Poste qui s’intéressait à l’organisation de la Maison des coursiers. Les représentants de la structure nous avaient affirmé qu’il n’existait pas de salariés déguisés ou de sans-papiers sur leur plateforme. Or j’ai reçu des travailleurs sans-papiers de cette structure par la suite dans mon bureau. » Selon ses dires, énormément de ces livreurs sont des « primo-arrivants en France » et « un nouveau public apparaît également, avec des grands précaires (personnes au RSA ou au chômage de très longue durée), (qui) créent des autoentreprises, ce qui engendre des frais, et se retrouvent en attente pour travailler sur les plateformes, avec une pression accrue sur les livreurs et une concurrence forte avec une réserve de travailleurs importante, notamment chez Uber Eats et Deliveroo ». De plus, elle a affirmé : « Parmi les livreurs que j’ai reçus, 205 seraient théoriquement régularisables au titre de la circulaire Valls de 2012, en tenant compte de leur ancienneté de séjour et de leur temps de travail. Or, étant autoentrepreneurs, ces travailleurs ne peuvent pas bénéficier de la régularisation par le travail qui se fonde uniquement sur des bulletins de salaire ».

M. Moussa Koita, juriste au syndicat Sud Commerces, a souligné le cynisme des plateformes vis-à-vis de cette situation, et le double langage qu’elles pratiquent : « Les plateformes ont […] déconnecté un grand nombre de livreurs durant l’été 2022, mettant en avant des situations administratives irrégulières. Une forme d’hypocrisie existe dans cette décision. Des situations de négligence, voire de complicité, semblent exister. Il s’agit d’un important problème et les situations qui en découlent sont aussi de la responsabilité des plateformes. En toute connaissance de cause, ces plateformes ont cautionné ce système et en ont tiré des bénéfices. Ces livreurs, qui ont travaillé pendant la première phase de la crise sanitaire, ont rapporté de l’argent à ces plateformes », cela alors que leur situation irrégulière place ces travailleurs dans une situation particulièrement dramatique : « ces travailleurs ne disposent pas de protection sociale et ne sont pas soumis au même régime que les travailleurs salariés. Des accidents mortels se sont produits. Nous ne pouvons plus accepter que ces personnes travaillent au péril de leur vie. »

Il s’est également interrogé sur les « nombreux travailleurs sans-papiers [qui] ont transité par l’Italie et ont obtenu des cartes italiennes » : « Comment des travailleurs, supposés être autoentrepreneurs ont-ils pu bénéficier de Kbis avec des cartes italiennes ? La détention d’une carte française est normalement nécessaire pour bénéficier du statut d’autoentrepreneur. À si grande échelle, il s’agit probablement de complicité », a-t-il estimé ([307]).

M. Jérôme Pimot, président du collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), a souligné devant la commission d’enquête qu’ « il n’était pas possible, en 2020, d’ignorer le recours aux travailleurs sans-papiers dans ces activités » et que « ce phénomène était de notoriété publique dès 2019 » ([308]).

Il a expliqué : « En 2020, les rues se sont vidées avec l’apparition du Covid. Seuls la police et les livreurs continuaient à circuler ainsi que certaines professions médicales. Il n’était donc pas difficile de s’apercevoir que les livreurs étaient originaires d’Afrique ou du Bangladesh. Les plateformes étaient parfaitement conscientes de cette réalité.

En outre, les prix n’ayant cessé de baisser, notamment chez Uber, de nombreux travailleurs de la première heure sur ces plateformes ont fini par être remplacés par des personnes venant des couches les plus basses, vulnérables et fragiles de la population. À partir de cette période, les sans-papiers sont apparus dans ces plateformes et ces dernières ne pouvaient pas ignorer cette réalité. Ces personnes, qui ont travaillé pendant toute la crise Covid méritent une reconnaissance et l’obtention de papiers. La loi asile et immigration mériterait de se pencher concrètement sur ces personnes qui ne sont pas des travailleurs sanspapiers comme les autres. »

M. Ludovic Rioux, secrétaire général de la CGT Livreurs, a confirmé ce constat : « les plateformes ne pouvaient effectivement pas ignorer l’existant […] Une politique de sous-location de comptes s’est mise en place et concerne essentiellement les travailleurs sans-papiers. La question du contrôle au faciès existe depuis quelques années. Les livreurs sont ainsi invités à se prendre en photo pour vérifier leur identité. » ([309])

Il a également indiqué que les plateformes rejetaient toute responsabilité dans ce phénomène : « Face à cette réalité, les plateformes adoptent une politique essentiellement répressive. Ces plateformes considèrent que ces travailleurs, qui ne sont pas en situation régulière, doivent être renvoyés. Selon le modèle économique en place, les personnes qui travaillent pour les plateformes n’ont pas d’autres possibilités, ce qui permet de tirer les conditions toujours plus vers le bas. Par ailleurs, une démarche, qui viserait à soutenir la régularisation des travailleurs, signifierait que les plateformes ont peut-être une responsabilité vis-à-vis des travailleurs. En revanche, d’autres entreprises qui recourent au statut de salarié ont pu accompagner des dossiers de régularisation en préfecture. Les plateformes ne peuvent donc pas ignorer cette situation qui leur est utile. Une volonté politique existe également en laissant penser que cette réalité n’est pas de leur ressort. »

 M. Laurent Hily, représentant de la Fédération Nationale des autoentrepreneurs (FNAE), a quant à lui indiqué : « La location de compte semble s’effectuer dans le cadre d’une organisation mafieuse avec l’exploitation de travailleurs sans-papiers. Les plateformes ne peuvent pas ignorer cette réalité. » ([310])

M. Jérôme Pimot a pointé la responsabilité du Gouvernement sur la situation des travailleurs des plateformes sans-papiers en des termes que la rapporteure estime justifiés : « Le Gouvernement a fait acte, non plus de lobbying, mais de protection vis-à-vis de la plateforme californienne. Afin qu’Uber ne soit pas inquiétée par les futures mesures répressives de la loi asile et immigration, le gouvernement a demandé à l’entreprise de procéder à une purge massive des livreurs sans-papiers. La future loi prévoit en effet une nouvelle amende administrative de 4 000 euros maximum par travailleur, doublée en cas de récidive. Plusieurs milliers de travailleurs sans-papiers se sont donc retrouvés du jour au lendemain sans moyen de subsistance. Ces travailleurs doivent désormais lutter contre une politique qui vise à faire passer leur engagisme d’un état de fait à un état de loi, la future loi asile et immigration détaillant bien comment les promesses de régularisation ponctuelle d’un an viseront à institutionnaliser ce
néo-engagisme dans certains métiers. » ([311])

La rapporteure veut dénoncer l’hypocrisie des plateformes, qui s’abritent derrière des procédures en bonne partie automatisées pour nier leur responsabilité dans l’emploi de travailleurs sans-papiers en grande précarité. Elle rappelle que le projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration dispose que « le statut d’entrepreneur individuel n’est pas accessible aux étrangers ressortissants de pays non membre de l’Union européenne ne disposant pas d’un titre de séjour les autorisant à exercer cette activité professionnelle » ([312]), ce qui traduit la volonté de l’actuel gouvernement d’empêcher toute régularisation des travailleurs sans papier des plateformes.

Contre ce projet politique, la rapporteure estime qu’il est indispensable de réviser la circulaire interministérielle du 28 novembre 2012 (dite « circulaire Valls »), qui fixe à l’intention des préfets des orientations générales pour l’instruction des demandes de titres de séjour des étrangers dans le cadre de l’obtention des cartes de séjour temporaire « salarié », « salarié temporaire » et « vie privée et familiale ». Il conviendrait de modifier cette circulaire afin de permettre la régularisation par le travail du séjour des travailleurs des plateformes. Du reste, la rapporteure relève que cette mesure constitue l’une des propositions de la mission d’information de Mmes Maud Gatel et Anaïs Sabatini sur le quick commerce, dont le rapport a été publié le 3 mai 2023 ([313]) .

f.   Des troubles de voisinage

L’augmentation du trafic induite par le développement des plateformes de livraison est à la source de nuisances urbaines et de troubles du voisinage. Les riverains se plaignent particulièrement des attroupements de livreurs devant certains restaurants, devant lesquels ils attendent de recevoir des commandes.

Des municipalités y ont réagi avec fermeté en publiant des arrêtés tendant à éloigner les livreurs des lieux d’habitation. C’est le cas, notamment, à Montpellier ([314]) et à Nantes ([315]).

Une réglementation est également envisagée à Brest. M. François Cuillandre, maire de Brest, pointait ainsi, en février 2023, « des conflits de voisinage, des problèmes de circulation ou encore des “comportements inacceptables de la part de certains livreurs, notamment à l’égard des femme”. Avec, “en problème de fond, le statut du personnel » ([316]). Les discussions paraissent, pour l’heure, s’être enlisées sur l’idée de créer des zones d’attente, destinées à éviter les regroupements devant les habitations et les commerces ([317]).

 

La rapporteure ne peut que relever que ces réglementations, dont la légitimité n’est pas discutable pour préserver la tranquillité des habitans, ont pour effet de dégrader encore les conditions de travail des livreurs, dont les trajets sont nécessairement rendus plus compliqués.

Outre les plateformes du secteur de la mobilité et des plateformes de livraison, l’ubérisation s’étend désormais à de nombreux secteurs de l’économie et tend à substituer de faux travailleurs indépendants aux salariés intérimaires dans le cadre de mission temporaire.

2.   Les plateformes de travail temporaire

Outre les plateformes du secteur de la mobilité et des plateformes de livraison, des plateformes numériques de travail temporaires se développent faisant une concurrence déloyale au secteur traditionnel de l’intérim. Ces plateformes, dont le principe même pose question, sont d’autant plus inacceptables qu’elles tendent à apparaître dans des secteurs traditionnellement acquis à la puissance publique.

a.   L’exemple de StaffMe

StaffMe est une plateforme créée en mai 2016, spécialisée d’abord dans la mise en relation entre des jeunes indépendants, généralement étudiants, et des entreprises recherchant un renfort ponctuel ; cette activité est aujourd’hui dénommée « StaffMe Freelance ».

Les activités de la plateforme se sont progressivement élargies pour inclure un organisme de formation pour les autoentrepreneurs (la « StaffMe Academy », créée en 2019) puis un programme d’insertion par le travail indépendant de jeunes éloignés de l’emploi (« l’Accélérateur », créé en 2021, dans le Val-de-Marne puis, en 2023, dans les Bouches-du-Rhône). Ce programme d’insertion s’inscrit dans le cadre d’une expérimentation prévue par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, à travers une entreprise d’insertion par le travail indépendant (EITI), nouveau type de structure d’insertion par l’activité économique.

StaffMe a été rachetée en septembre 2022 par le groupe belge House of HR, l’un des leaders européens de l’intérim. En conséquence, StaffMe propose désormais également des prestations d’intérim, sous la marque « StaffMe Intérim ».

StaffMe a été fondée par M. Jean-Baptiste Achard et M. Amaury d’Everlange. M. Jean-Baptiste Achard en assure aujourd’hui la direction.

M. Jean-Baptiste Achard a résumé ainsi, lors de son audition par la commission d’enquête, les objectifs ayant présidé à la création de StaffMe : « StaffMe Freelance, le projet initial, a été lancé en 2016 autour de quatre constats principaux : la nécessité pour les étudiants de se professionnaliser durant leurs études pour préparer leur entrée sur un marché du travail de plus en plus fermé ; un coût et une durée des études en augmentation constante ; l’absence en France d’un dispositif permettant aux étudiants de travailler ponctuellement pendant leurs études, à la différence de nombreux autres pays européens (Belgique, Allemagne, Suède) ; et la difficulté d’accès à des jobs adaptés à leur emploi du temps et répondant à leurs attentes.

« Sur la base de ces constats, nous avons mis en place une nouvelle solution de travail pour les étudiants, qui leur permet de travailler quand et où ils le veulent. L’objectif consiste à permettre à chaque jeune de gagner en expérience, et donc en employabilité, tout en finançant ses études par la réalisation de prestations ponctuelles correspondant à ses compétences, ses envies, et adaptées à son emploi du temps. » ([318])

M. Achard a également expliqué le fonctionnement de la plateforme pour les étudiants : « Nous avons fait le pari d’utiliser dans un cadre responsable le véhicule de la microentreprise afin de proposer aux étudiants un service sécurisé leur permettant de trouver facilement du travail, a-t-il dit. En pratique, notre plateforme est une application mobile qui permet une mise en relation automatique, assurée par un algorithme dit neutre, entre des entreprises et des étudiants. Cet algorithme est qualifié de neutre dans la mesure où il obéit au principe du “premier arrivé, premier servi” : le premier staffer (l’étudiant qui utilise la plateforme) qui accepte l’offre de prestation se la voit automatiquement attribuer. […] L’algorithme propose les offres en se fondant sur les souhaits du type de prestation cochés par les staffers au moment de leur inscription, leur disponibilité et leur lieu de résidence. Ils peuvent ainsi définir la zone dans laquelle ils souhaitent recevoir des offres. »

La plateforme fixe un cadre pour la rémunération des indépendants, que M. Achard a expliqué ainsi : « Du côté des staffers, les prestations sont rémunérées au minimum 14,4 euros de l’heure. Les entreprises ne peuvent donc pas poster des offres en deçà de ce tarif, qui permet une rémunération supérieure de 30 % au salaire minimum de croissance (SMIC) après paiement des cotisations sociales par l’indépendant. La rémunération moyenne constatée sur la plateforme est autour de 16 euros de l’heure, ce prix étant fixé librement par les utilisateurs de la plateforme. »

Elle fixe également un cadre relatif à la durée des missions : « Nous proposons également une limitation de la durée des prestations. Un indépendant ne peut travailler plus de trois mois avec une entreprise, pour éviter toute situation de dépendance. Si tel est le cas, les deux parties sont invitées à contractualiser d’une manière différente, en dehors de la plateforme. […] Cette limitation de trois mois correspond en réalité à 450 heures. On observe que les missions sont extrêmement courtes dans les faits : 75 % durent moins de deux jours et 50 % moins d’une journée. Elles sont utilisées comme une solution d’appoint : comme je vous l’ai indiqué précédemment, 92 % de nos utilisateurs gagnent moins de 400 euros par mois. L’idée consiste à leur fournir une solution complémentaire à côté des aides dont ils peuvent bénéficier, comme les aides sociales ou les aides parentales. », a indiqué M. Achard.

Il a également souligné l’existence d’une assurance prise en charge par la plateforme. En effet, a-t-il dit, « nous sommes partis du constat que très peu d’étudiants utilisant la plateforme étaient munis d’une assurance de responsabilité civile professionnelle pour les dommages qu’ils pourraient causer à des biens ou des personnes dans le cadre des prestations effectuées. Nous avons donc choisi de souscrire auprès de la compagnie d’assurance Axa afin de leur proposer, de manière automatique et gratuite, dès la première heure de prestation via la plateforme, une assurance de responsabilité civile professionnelle. StaffMe offre également une assurance-prévoyance accidents du travail automatique et gratuite à l’ensemble des utilisateurs de la plateforme, également dès la première heure ».

Le paiement du service fourni par la plateforme fonctionne de la manière suivante : « Sur une prestation à 20 euros de l’heure qui a duré cinq heures, l’entreprise paiera 100 euros ; l’indépendant émettra une facture de 80 euros correspondant au montant de sa prestation et StaffMe émettra une facture de frais de mise en relation de 20 euros. Cette répartition de 80/20 est opérée, quel que soit le type de prestation. »

M. Achard a également indiqué : « Nous comptons aujourd’hui près de 8 000 entreprises clientes, de toutes tailles, très petites entreprises (TPE) ou entreprise de taille intermédiaire (ETI), mais aussi grandes entreprises. Avec StaffMe, les staffers peuvent accéder à des offres de travail à la carte. Notre plateforme constitue une solution d’appoint, pour des prestations courtes et dans un temps limité : 92 % de nos utilisateurs gagnent moins de 400 euros par mois grâce à la réalisation de prestations via StaffMe. Cette expérience du travail est radicalement différente de celles des formes de travail salarié (contrat à durée indéterminée [CDI], à temps partiel, contrat à durée déterminée [CDD], prestations d’intérim) dans lesquelles l’étudiant est souvent soumis au cahier des charges de son employeur, rarement compatible avec ses contraintes et son emploi du temps. »

De plus, il a précisé la nature et le fonctionnement de l’EITI, « l’Accélérateur », en ces termes : « L’EITI est une nouvelle forme de structure de l’insertion par l’activité économique (SIAE), créée par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. L’EITI permet à des personnes sans emploi, rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières, d’exercer une activité professionnelle en bénéficiant d’un service de mise en relation avec des clients et d’un accompagnement. La première EITI, qui est à l’origine du modèle même, est Lulu dans ma Rue. Le dispositif EITI est une expérimentation votée en 2018 et prévue initialement pour une durée de trois ans. Elle a été prolongée jusqu’en décembre 2023. Selon toute vraisemblance, parce que c’est le souhait du Gouvernement et des acteurs de l’insertion, cette expérimentation devrait être prolongée ou inscrite dans la loi.

« Notre EITI s’appelle donc l’Accélérateur et a été conventionnée dès 2021 par la direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets), pour accompagner 60 équivalents temps plein (ETP). Les bénéficiaires intègrent des parcours d’insertion de 24 mois maximum qui reposent sur trois leviers principaux : un accompagnement social pour lever les freins à l’emploi avec des travailleurs sociaux salariés de notre structure, qui leur prodiguent un accompagnement via des rendez-vous hebdomadaires et mensuels ; un accompagnement professionnel, en proposant des formations, en les aidant à la rédaction de leur CV (curriculum vitae), en développant leur employabilité ; et une mise en activité à travers la réalisation de prestations ponctuelles via la plateforme de mise en relation StaffMe.

« Les bénéficiaires sont orientés à 98 % par des prescripteurs dits habilités tels que Pôle emploi ou les missions locales. Parmi les personnes accompagnées, nous comptons 80 % de jeunes de moins de 26 ans, 33 % de demandeurs d’emploi depuis plus de deux ans, 15 % de bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et 34 % de personnes peu ou pas qualifiées (niveau inférieur au certificat d’aptitude professionnelle [CAP] ou brevet d’aptitude professionnelle [BEP]).

« En 2022, 131 bénéficiaires ont été accompagnés. Ils ont réalisé plus de 1 500 prestations, permettant de générer au global 500 000 euros de chiffres d’affaires auprès de 350 entreprises différentes. Parmi les “accélérés” qui ont terminé leur parcours d’insertion, 81 % ont connu des sorties dynamiques qui se matérialisent par des emplois durables (en CDI ou CDD de plus de six mois) ou des sorties positives (reprises d’étude, notamment en alternance). En décembre 2022, nous avons été conventionnés pour lancer une seconde structure à Marseille, avec laquelle nous devons accompagner 30 ETP. »

Au cours de son audition, M. Achard a eu l’occasion de préciser que StaffMe avait fait l’objet de contrôles de l’Urssaf et de l’inspection du travail et que ces organismes avaient également contrôlé des entreprises utilisatrices des services de StaffMe. Selon lui, « ces contrôles ont simplement donné lieu à des observations, que nous avons corrigées ».

La rapporteure relève que StaffMe n’estime n’avoir aucune responsabilité dans le déroulement de la relation de travail qui se noue par son intermédiaire entre des travailleurs et des entreprises. M. Achard a, en effet, affirmé : « Nous faisons de la mise en relation, nous n’avons pas vocation à examiner si, dans le cadre de sa prestation, l’étudiant reçoit des directives, si elles sont contrôlées et si leur mauvaise exécution est sanctionnée. Notre rôle se limite à être une plateforme qui reçoit des offres, que nous adressons ensuite aux personnes les plus susceptibles de les réaliser. » ([319])

Ce n’est pourtant pas l’avis du conseil de prud’hommes de Paris, qui a condamné StaffMe, dans une décision du 9 janvier 2023, pour travail dissimulé, et requalifié en contrat de travail la relation qui avait lié, entre 2017 et 2019, un travailleur avec un glacier mais aussi avec la plateforme, reconnue co-employeuse.

La rapporteure juge également utile de citer les propos de Maître Kevin Mention, avocat du salarié, qui avait été interrogé en octobre 2022 par L’Humanité sur cette affaire : « Ce dossier cumule tous les éléments du lien de subordination constitutif du salariat, honnêtement j’en ai rarement vu autant. […] M. C. avait un planning, une pointeuse devant laquelle il devait se prendre en photo dans l’uniforme fourni. Il était dans les conversations WhatsApp avec son équipe, où on peut le voir, et c’est cocasse pour un indépendant, négocier ses jours de congé. Le supérieur hiérarchique de mon client avec qui il a travaillé quatorze mois témoigne qu’il était soumis aux mêmes exigences que tous les autres salariés. » Le journaliste auteur de l’article précisait : « Il y avait aussi subordination envers StaffMe, à qui le travailleur devait justifier toute absence ou tout retard. S’il se voyait attribuer de mauvaises notes par l’entreprise chez qui il réalisait la mission, la plateforme lui refusait l’accès à l’ensemble des offres d’emploi, avec risque à terme d’être déconnecté. En outre, c’est StaffMe qui émettait les factures, et le soi-disant indépendant ne pouvait pas négocier son prix. Si la plateforme continue à assurer qu’elle ne fait pas de l’intérim, elle vient pourtant de se faire racheter, début septembre, par l’un des leaders européens du secteur... Et se présente dans ses communiqués comme “la start-up qui chatouille l’intérim. » ([320])

Enfin, la rapporteure rappelle les propos tenus au cours d’une autre audition par M. Édouard Bernasse, secrétaire général du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP), qui jettent une autre lumière sur l’EITI « l’Accélérateur » lancée par StaffMe : « Connaissez-vous l’entreprise d’insertion par le travail indépendant (EITI) ? C’est un statut qui résulte d’un lobbying relativement intense mené en 2018 dans le cadre de l’adoption de la loi Pénicaud pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Le fondateur de “Lulu dans ma rue” et celui de StaffMe avaient particulièrement influencé les pouvoirs publics pour l’instauration de ce statut qui permet à une société de se protéger de toute requalification en justice, en invoquant l’argument de l’insertion par le travail indépendant.

« Or la loi impose certaines conditions pour avoir ce statut et nous savons que l’administration du travail avait mis son veto pour que StaffMe l’obtienne, rappelant que l’insertion se fait à long terme alors que le travail sur une plateforme est à court terme. Une des conditions prévues par la loi pour l’obtention de ce statut était d’employer des personnes chargées d’accompagner ces travailleurs indépendants dans leur insertion. Le salariat ne fait pas partie du vocabulaire de ces plateformes.

« Néanmoins, nous savons que Staffme a établi un partenariat relativement privilégié avec Mme Pécresse et la région Île-de-France. Le préfet de région avait alors mis la pression à l’administration du travail pour que l’entreprise obtienne ce statut d’EITI, lui permettant ainsi de se protéger contre les requalifications. Ce statut lui permettait d’anticiper la question des sans-papiers et donc de se prémunir d’éventuelles condamnations pour travail dissimulé. Il s’agit d’un exemple assez flagrant de la bienveillance de certaines personnes du gouvernement à l’égard des plateformes françaises. » ([321])

Enfin, la rapporteure rappelle que les EITI, en tant que structures d’insertion par l’activité économique, reçoivent de l’argent public, alors même que leurs travailleurs sont placés sous un statut indépendant. Or, si l’EITI n’était au départ qu’une expérimentation prévue pour durer trois ans, elle a été reconduite pour deux années supplémentaires en loi de finances pour 2022 ([322]) . La rapporteure craint que la reconduction de cette expérimentation, éventuellement à l’occasion de l’examen du projet de loi pour le plein emploi, traduise de nouveau l’engouement du gouvernement actuel pour contourner le statut de salarié et précariser les travailleurs concernés.

b.   L’exemple de Mediflash

L’entreprise Mediflash se décrit comme une plateforme de mise en relation entre des soignants indépendants et des établissements de santé, permettant à
ceux-ci de proposer des « missions de renfort valorisantes et très bien rémunérées ».

M. Maxime Klein, cofondateur, a résumé ainsi le fonctionnement de cette plateforme au cours de son audition : « Nous mettons en relation des établissements de santé publics et privés qui ont des besoins de renfort ponctuels et d’urgence, avec des soignants paramédicaux qui ont un statut d’indépendant, autoentrepreneur ou libéral selon leur profession. Les soignants paramédicaux que nous couvrons sont les aides-soignants, les auxiliaires, les aides médico-psychologiques et les infirmiers. Différents types de profil sont représentés. Il y a d’abord des étudiants en soins infirmiers qui cherchent à continuer de se former et à financer leurs études, comme j’ai pu le faire plus jeune, et qui souhaitent faire bénéficier le système de santé de leurs compétences. D’autres personnes souhaitent compléter leurs revenus ou concilier vie professionnelle et vie personnelle. Je pense ici aux mères et pères célibataires qui ont besoin de souplesse dans leur planning. D’autres soignants sont en transition entre deux emplois et ont envie de tester différents types d’établissement, différents services, pour ensuite se stabiliser dans un établissement où ils se sentent à l’aise. »

Selon lui, « la volonté de Mediflash consiste à rendre plus attractives les professions de santé et à accompagner les soignants tout au long de leur carrière, dans leur orientation, leur formation, leur insertion ou reconversion professionnelle et leur recherche d’emploi à terme [et à] améliorer les conditions de travail des soignants en les aidant à mieux gérer leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle mais également revaloriser les métiers du soin en offrant plus de liberté, tout en aidant les établissements à faire face aux tensions de recrutement et à travailler avec des effectifs complets » ([323]).

M. Stanislas Chastel, cofondateur, a indiqué que, depuis la création de l’entreprise en juillet 2020, « 22 000 professionnels de santé se sont inscrits sur [cette] plateforme et 2 500 ont réalisé des missions grâce à elle, dans plus de 500 établissements » ; « 60 % des soignants qui quittent la plateforme Mediflash le font parce qu’ils ont trouvé un poste en CDI ou CDD dans un établissement de santé, Mediflash (venant ainsi) en soutien et en relais du modèle classique de l’emploi » ([324]).

Sur le plan financier, la plateforme propose « une tarification que
l’aide-soignant est libre d’accepter ou de négocier. La commission dépend du profil du soignant, de la journée ou de l’urgence. Globalement, elle oscille entre 18 et 22 % et est prélevée sur la rémunération du soignant. Ensuite, nous effectuons une facturation pour compte de tiers : nous récupérons le chiffre d’affaires pour le compte du soignant auprès des établissements et [Mediflash] lui revers[e] la différence », a expliqué M. Léopold Treppoz, cofondateur ([325]).

Pour un établissement de santé, « la solution d’une plateforme comme celle de Mediflash est en moyenne 20 % moins chère que l’intérim pour l’établissement de santé » et le soignant « gagne à peu près 20 à 25 % de plus qu’en intérim », selon M. Léopold Treppoz.

Il a souligné que Mediflash « vérifi[ait] la qualification des soignants ». Lors de l’inscription d’un soignant sur la plateforme, des informations sur les établissements dans lesquels il a travaillé et les missions qu’il a effectuées lui sont demandées. Une attestation d’assurance leur est également demandée, ainsi que,
au-delà d’un seuil de chiffres d’affaires, une attestation de vigilance. De plus, « nous vérifions systématiquement leurs diplômes et après les deux premières missions, nous contactons les établissements de santé afin de connaître leur avis », a ajouté M. Treppoz.

« 80 % de nos clients sont des Ehpad ou des maisons d’accueil spécialisées », a indiqué M. Klein ([326]).

La création d’une telle plateforme n’a pas été sans susciter d’importantes interrogations des pouvoirs publics. Elles se sont traduites par un courrier ([327]) conjoint des ministres de la santé et du travail daté du 30 décembre 2021, aux établissements de santé, appelant ceux-ci à la vigilance vis-à-vis des plateformes proposant la mise en relation avec des professionnels paramédicaux exerçant sous statut indépendant. Ce courrier avançait deux arguments à l’appui de cette vigilance :

– tout d’abord, il rappelait que « les conditions d’exercice de certaines professions réglementées du secteur de la santé font obstacle à l’exercice même de ces activités sous un statut d’indépendant », en particulier pour les aides-soignants, qui ne peuvent « exercer seul(s), sans contrôle ou responsabilité d’un infirmier diplômé d’État » et ne peuvent « exercer qu’en établissement ou en service à domicile à caractère sanitaire, social ou médico-social » ;

– ensuite, il soulignait que « malgré le fait qu’une profession médicale ou paramédicale puisse être exercée sous statut libéral, à l’instar des infirmiers diplômés d’État, l’exercice de ces professionnels en tant que travailleur indépendant au sein des établissements de santé ou médico-sociaux peut tomber sous le coup de la qualification de travail dissimulé », puisqu’« un travailleur indépendant doit disposer d’une marge d’autonomie dans l’exercice de ses fonctions, caractérisée notamment par la liberté de choix de ses horaires de travail, l’utilisation de son propre matériel ou le fait de pouvoir développer une patientèle propre ».

Cet argumentaire est contesté par la plateforme, qui considère que son activité n’a rien d’illégal. « Rien dans la loi n’interdi[rait] à un aide-soignant d’être autoentrepreneur » selon M. Maxime Klein ([328]), puisque « les notions de responsabilité et de subordination doivent […] être distinguées », comme l’a dit M. Treppoz ([329]). Quant au risque de requalification en salariat, M. Treppoz a considéré que « cette notion [devait] être appréciée au cas par cas par le juge ».

M. Stanislas Chastel a souligné que, « depuis janvier 2023, de nombreux contrôles de l’Urssaf et de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) ont été diligentés dans des établissements utilisateurs de Mediflash », « une cinquantaine de contrôles » ayant eu lieu le même jour, « avec une centaine d’agents mobilisés » dans quatre départements ([330]). Selon M. Klein, ces contrôles ont eu pour conséquence que « certains établissements ont pris peur et ont préféré suspendre leur collaboration » ([331]).

La rapporteure constate que cette plateforme poursuit son activité. Elle n’a pas été interdite ni n’a pas fait l’objet d’une saisine du Procureur de la République à ce jour, ce qui traduit un manquement de l’État à faire respecter le cadre légal. Interrogée à ce sujet par la rapporteure au cours de son audition par la commission d’enquête, l’ancienne ministre du travail devenue Première ministre, Mme Élisabeth Borne, n’a pas fourni de réponse sur ce point.

La rapporteure relève également l’incohérence de l’action des pouvoirs publics dans la mesure où, malgré le courrier des ministres de la santé et du travail constatant l’illégalité de l’activité de la plateforme, Mediflash a reçu des soutiens financiers importants de la part de Bpifrance, en juillet 2021 puis en août 2022.

Enfin, elle condamne le fait que des établissements publics de santé aient recours à de telles plateformes, plutôt qu’à de l’intérim, et recommande d’améliorer les conditions de travail des personnels soignants relevant de la fonction publique hospitalière et des établissements médicosociaux par des renforts d’effectifs pérennes.

3.   Des conséquences tout aussi néfastes pour la société

Au-delà des difficultés posées par les plateformes de livraison et les plateformes d’intermédiation, l’ubérisation emporte, de manière générale, des conséquences néfastes pour l’ensemble de la société, qu’il convient de définir avec précision.

À ce sujet, Mme Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie, spécialisée en sociologie du travail, à l’IRISSO, a proposé une définition intéressante de l’ubérisation au cours de son audition. Elle a indiqué : « L’ubérisation est un terme assez peu retenu par les chercheurs, qui n’a donné lieu à aucun vrai travail de conceptualisation. Le collectif de chercheurs auquel j’appartiens et au nom duquel je m’exprime utilise les termes de “capitalisme de plateforme” depuis qu’il a commencé à travailler sur les plateformes en 2016. Ces termes mettent l’accent sur le système économique des plateformes. Ils possèdent aussi l’avantage de mettre à distance des termes élogieux tels qu’“économie collaborative” ou “économie du partage”, assez éloignés de la réalité des plateformes qui nous intéressent. » ([332])

Pour la rapporteure, ce phénomène entraîne des conséquences multiples, dont deux méritent un examen spécifique : la précarisation d’une nouvelle catégorie de travailleurs, et la menace émergente constituée par l’accumulation des données et le management algorithmique des plateformes, encore insuffisamment régulés. Ces conséquences s’ajoutent à celles découlant du piétinement du code du travail, de la casse de la sécurité sociale et de l’appauvrissement de l’État. Elles sont cohérentes avec les attaques nombreuses portées par la majorité présidentielle contre le salariat.

a.   La précarisation des travailleurs

La première conséquence de l’ubérisation est la création d’une précarité de masse pour les travailleurs des plateformes.

Mme Sarah Abdelnour a indiqué : « Nous avons retenu dans ce capitalisme de plateforme, dans cette ubérisation, la dynamique d’externalisation du travail et l’évitement du salariat par le recours massif et structurel à des travailleurs formellement indépendants dont l’indépendance véritable reste néanmoins à prouver. C’est d’ailleurs cet élément qui nous intéressait, l’externalisation massive du travail au prétexte de l’innovation technologique.

« Cet évitement du salariat peut s’effectuer en recourant au travail indépendant, comme le font de manière importante, mais non exclusive, les plateformes de VTC ou de livraison de repas. Il peut aussi s’effectuer en recourant à des travailleurs sans statut comme dans le cas du micro-travail.

« Il en découle un mélange de désalarisation et de subordination dans l’activité, accompagnée d’une indépendance parfois fictive.

« Le fonctionnement des plateformes révèle que ce sont des outils de subordination. Elles reposent sur un système d’incitations et de sanctions qui vise à remettre de l’organisation pour contrer les effets délétères que pourrait avoir pour les plateformes une vraie indépendance des travailleurs. Les plateformes ont en effet besoin que les travailleurs soient présents massivement et sur des durées longues afin de fonctionner comme un service organisé. » ([333])

Sur l’idée, fréquemment avancée par les plateformes, selon laquelle leurs travailleurs souhaiteraient exercer leur activité sous statut indépendant, elle a déclaré : « Quant à savoir si ces travailleurs souhaitent ou non être salariés, nous avons mené une enquête avec Sophie Bernard auprès de chauffeurs de VTC lors de mobilisations. Il ressort qu’ils demandent des tarifs régulés, de la protection sociale et des droits. Ils ont été nombreux à souligner que l’ubérisation était une forme de cancer pour la société, très dangereuse pour les acquis sociaux. Leurs mobilisations ressemblaient finalement à des mobilisations de salariés qui se battent pour des droits et de la protection. »

Mme Uma Rani, chercheuse à l’Organisation internationale du travail et auteure du rapport The role of digital labour platforms in transforming the world of work, a souligné la duperie sur laquelle reposent les modèles économiques des plateformes, qui attirent des travailleurs par la promesse d’un travail autonome, pour instaurer en réalité une dépendance qui les place dans la précarité, au point que, selon elle, le phénomène d’ubérisation peut se définir par la précarisation qu’il implique : « Ces plateformes ne sont effectivement pas des plateformes d’emploi. Les plateformes sont des technologies, des outils qui mettent en relation les travailleurs et les consommateurs ou les clients. Certaines plateformes agissent comme intermédiaires, mais pas toutes. Le terme “ubérisation” est couramment utilisé dans des contextes différents. Je considère pour ma part que l’ubérisation correspond à une précarisation des conditions de travail. […] Lorsque ces plateformes vantent le fait que chacun puisse être son propre employeur et soit maître de son temps et de ses horaires, elles attirent de nombreuses personnes. Mais en réalité, après que la personne s’est inscrite, elle n’a aucun contrôle sur son travail ou sur son temps. Elle est dépendante de la plateforme et de la réputation qu’elle y acquiert.

« De plus les travailleurs des plateformes n’ont pas de revenu régulier et, dans beaucoup de cas, ils gagnent peu avec ces plateformes. L’ubérisation, c’est la précarité, dans le monde développé comme dans les pays en développement. Je pense qu’il est fondamental de comprendre ce que la technologie, les outils et les plateformes apportent à l’organisation du travail. » ([334])

L’ubérisation est l’autre nom d’un retour à des conditions de travail inconnues depuis le XIXe siècle. Elle s’assimile au système du « tâcheronnage », ou paiement à la tâche, dans lequel le travailleur n’avait aucun droit et supportait tous les risques. Pire, aujourd’hui, les plateformes font même payer des frais à leurs travailleurs, ce qui est strictement interdit par le droit international. Mme Uma Rani a ainsi déclaré : « La journée des travailleurs et leur rémunération sont définies par les plateformes au moyen d’algorithmes. Par ailleurs, la convention 180E du BIT [Bureau international du travail] interdit de faire payer des frais aux travailleurs. Or, la plupart des plateformes dérogent à cette interdiction et en tirent des revenus substantiels. Certaines plateformes demandent notamment le paiement d’un abonnement, c’est problématique. J’ajouterai que, dans le système des plateformes, ce sont les travailleurs qui supportent les risques. Une plateforme peut très facilement quitter un marché sur lequel elle ne parvient pas à percer et laisser alors des travailleurs sans emploi. Cette vulnérabilité des travailleurs accentue leur précarité. Les travailleurs n’ont pas de droits dans ce modèle. Il n’y a pas de négociation collective, aucun débat possible, tout est décidé unilatéralement par les plateformes. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles ne disposent d’aucun mécanisme de résolution des conflits et lorsqu’il en existe, il est souvent à l’étranger dans le pays où se trouve le siège de l’entreprise. »

Les plateformes adoptent donc un comportement de prédation vis-à-vis de leurs travailleurs, mais aussi vis-à-vis de l’ensemble de la société. Comme l’a indiqué Mme Barbara Gomes, « aujourd’hui, ces plateformes fonctionnent en faisant supporter tous les risques de l’activité aux travailleurs et aux contribuables. Elles conservent les bénéfices sans assumer aucun risque » ([335]).

Un risque de nivellement par le bas d’une grande partie du monde du travail est à redouter, à commencer par les travailleurs les plus vulnérables. Mme Gomes a déclaré : « C’est cela, la grande précarisation, qui frappe notamment les travailleurs sans papiers. La rémunération perçue devient trop faible pour survivre. Il est à craindre que des secteurs entiers s’ubérisent en s’appuyant sur celles et ceux qui n’auront pas d’autre choix que de rejoindre ces plateformes, celles et ceux qui seront obligés de vendre leurs droits et leur dignité pour espérer subvenir à leurs besoins. »

b.   La menace constituée par l’accumulation des données et le management algorithmique

Les plateformes numériques ont placé au cœur de leur modèle l’accumulation d’une quantité considérable de données, ainsi que des traitements informatiques automatisés de celles-ci dénommés « algorithmes ».

Cette accumulation de données et ces traitements automatiques constituent une menace pour le monde du travail et la société d’autant plus importante qu’ils sont, pour l’heure, mal appréhendés par le législateur et, en conséquence, insuffisamment régulés.

i.   La collecte massive de données et leur utilisation par les plateformes, notamment dans le cadre du management algorithmique

Les plateformes collectent une très grande quantité de données, qu’elles exploitent notamment par le biais d’algorithmes.

M. Antonio A. Casilli, professeur de sociologie à Télécom Paris et auteur du livre En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, a ainsi souligné devant la commission d’enquête : « Au-delà du phénomène culturel, social et politique associé à son positionnement dans le secteur des mobilités puis de la livraison, Uber collecte énormément de données – de chauffeurs, de passagers – qui sont utilisées à des fins de monétisation, l’entreprise en faisant commerce pour les apparier avec celles d’autres fournisseurs d’informations, par exemple dans un but publicitaire, mais aussi et surtout à des fins d’automatisation. » ([336])

Dans son rapport sur la plateformisation du travail, publié en septembre 2021, M. Pascal Savoldelli, sénateur, soulignait que les algorithmes constituent « le principal actif stratégique des plateformes numériques » ([337]). Selon lui, les algorithmes sont utilisés par les plateformes numériques pour les usages suivants :

– la comparaison, la classification et le référencement de contenus et d’informations issus de différentes sources afin de faciliter les choix des utilisateurs ;

 la mise en relation et l’appariement entre l’offre et la demande de travail ;

– l’application d’une tarification dynamique au produit ou service proposé, en fonction de critères prédéterminés (algorithmes de prix) ;

– l’établissement d’hypothèses sur des évènements futurs (algorithmes de prédiction).

Dans le cas d’Uber, M. Casilli a indiqué l’une des utilisations qui était faite des données recueillies : « Le rôle que le programme de création d’un type particulier d’intelligence artificielle, c’est-à-dire les véhicules autonomes, a joué dans le développement de l’entreprise Uber, avec ses hauts et ses bas, est crucial. Uber n’est pas seulement une entreprise de transport, elle produit des services d’automatisation. Il y a longtemps, Uber a lancé un projet de véhicules autonomes, initialement mené en interne, au sein d’une division appelée ATG (Advanced technologies group), puis externalisé en 2020 pour être confié à une start-up née d’un partenariat avec Amazon. Ce partenariat n’est pas le fruit du hasard ni, comme la presse l’a souvent présenté, une simple conséquence de critiques formulées à la suite d’accidents mortels causés par les véhicules autonomes d’Uber ou encore d’échecs technologiques – au sens où les véhicules étaient beaucoup moins autonomes que l’entreprise ne le déclarait. La fusion entre la masse de données collectées par Uber et l’expertise d’Amazon dans le traitement de ces données, surtout à l’aide de ceux que j’appelle les travailleurs du clic – des personnes “micropayées” pour entraîner des intelligences artificielles – est le nerf de la guerre » ([338]), a-t-il indiqué.

Il a souligné l’opacité entretenue par les plateformes sur ces données : « Nous ignorons combien Uber gagne précisément avec ses données, et même où ces dernières sont stockées et traitées ».

De manière plus générale, les données sont utilisées par les plateformes dans le cadre de leurs relations avec leurs travailleurs, à travers ce que l’on a nommé le « management algorithmique ».

Le management algorithmique (ou « management par des algorithmes ») a été défini comme le recours à des outils d’intelligence artificielle pour assurer la gestion et le suivi des travailleurs ([339]). Comme l’indique M. Pascal Savoldelli dans son rapport, « cinq caractéristiques ont été identifiées pour qualifier le management algorithmique :

« 1. la surveillance constante du comportement des travailleurs ;

« 2. l’évaluation permanente de leurs performances via les évaluations clients et le taux d’acceptation ou de rejet des tâches ;

« 3. l’application automatique des décisions sans intervention humaine ;

« 4. l’interaction des travailleurs avec un système et non d’autres êtres humains, ce qui les prive de la possibilité de faire part de leur ressenti ou de négocier avec un responsable ;

« 5. la faible transparence étant donné la nature évolutive des algorithmes et des pratiques concurrentielles des firmes qui refusent de communiquer toute information sur leur fonctionnement » ([340]).

Dans cette perspective, les plateformes numériques ne sont pas seulement des intermédiaires assurant un appariement entre une offre et une demande, mais contribuent à organiser l’activité des travailleurs dont l’évaluation et la surveillance par des outils d’intelligence artificielle influencent les modalités mêmes d’intermédiation entre l’offre et la demande.

Le recours aux algorithmes a ainsi favorisé l’apparition d’un management désincarné qui, de manière masquée, renforce les pouvoirs de l’employeur et amplifie la précarité, l’isolement et le mal-être des travailleurs.

Sur le sujet des données, la rapporteure rappelle que Google a investi au capital d’Uber et souligne que cette situation n’est peut-être pas étrangère à l’objectif de captation de données en masse.

ii.   L’émergence des « travailleurs du clic »

Il existe, cependant, un chaînon manquant entre le recueil des données et leur utilisation par le biais d’algorithmes. Les données, en effet, doivent être traitées pour être utilisables par les algorithmes. Ce traitement est réalisé par une nouvelle catégorie de travailleurs, qu’on a appelés « travailleurs du clic », généralement implantés dans des pays en développement, et qui connaissent une grande précarité.

M. Antonio A. Casilli a indiqué devant la commission d’enquête : « À mon sens, le législateur doit aussi se concentrer sur cette partie non émergée – le travail de la donnée nécessaire au fonctionnement d’une plateforme comme Uber – même si la partie visible – le combat des chauffeurs et des livreurs pour leurs droits – pose déjà son lot de problèmes. […] La partie non émergée, ou invisible, dont je parle est un phénomène véritablement global, qui place le législateur face aux limites de son action au niveau national comme international. Les entreprises qui produisent des solutions d’intelligence artificielle sont essentiellement situées dans des pays du Nord et dans certains pays dits émergents mais qui ont en réalité déjà émergé, comme la Chine ou l’Inde. Les pays dans lesquels on trouve la vaste majorité des personnes qui, à longueur de journée, regardent ce que les véhicules autonomes enregistrent, et annotent – c’est-à-dire enrichissent – ces données pour réaliser ce qu’on appelle l’apprentissage automatique, sont dans des pays à faible revenu situés généralement dans le Sud.

« Avec mon groupe de recherche, DipLab (Digital platform labor), j’ai enquêté sur les personnes qui, en Afrique et en Amérique latine, effectuent ce travail. Il consiste grosso modo à prendre les images qu’enregistre le véhicule autonome – qui est une sorte d’ordinateur sur roues, équipé de dispositifs enregistrant tout ce qui se passe aux alentours – et à annoter chacun de ces photogrammes. En pratique, chaque personne détoure chaque objet qui y apparaît, comme les autres véhicules ou les feux de circulation, de sorte que le véhicule autonome apprenne ce qu’est un autre véhicule ou un feu. Sont par ailleurs ajoutés des labels, c’est-à-dire des étiquettes. Ce n’est pas considéré comme un travail à forte valeur ajoutée ; les ingénieurs d’Uber le qualifient souvent de travail
low-skilled, requérant une faible compétence, et en ont une vision assez négative : Anthony Levandowski, longtemps directeur de la division véhicules commerciaux au sein de l’entreprise, définissait ces travailleurs comme des robots humains. Leur salaire médian dans le monde est de 2 dollars de l’heure, selon une estimation effectuée par un collègue d’Oxford en 2020 et qui reste largement valable d’après nos propres recherches.

« Plusieurs questions se posent, notamment liées à ce que le législateur peut faire. Dans quels pays se trouvent les personnes qui réalisent ce travail d’entraînement des intelligences artificielles, y compris celles de Uber ? Nous n’avons pas de données sur ce dernier point. Nous connaissons le nom des plateformes sur lesquelles Uber se sert car, à un moment, Uber les a rachetées ; mais, ce faisant, elle les a internalisées et ainsi protégées des regards des chercheurs, des législateurs et de toute autorité désireuse de rendre plus transparent ce processus d’entraînement.

« Par ailleurs, qu’en est-il du statut de salarié de ces personnes ? Souvent, elles font partie de longues chaînes de sous-traitance qui s’appuient sur des plateformes qui n’ont donc pas de salariés à proprement parler, mais plutôt des usagers, lesquels se connectent pendant – prétendument – quelques minutes pour réaliser une tâche et sont payés à la tâche. C’est un retour au tâcheronnat du XIXe siècle, au travail payé à la pièce. Le problème va bien au-delà de la requalification du travailleur indépendant en salarié. » ([341])

Il a également soutenu : « Selon l’Oxford Internet Institute, le marché du travail de la donnée – constitué de tâches effectuées en ligne pour des plateformes sur lesquelles, comme le fait Amazon Mechanical Turk, on réalise de l’étiquetage, du filtrage et du tri de données – emploie 165 millions de personnes dans le monde. Ce ne sont pas toutes des micro-travailleurs payés à la pièce : certaines peuvent effectuer, en free-lance, un travail plus spécialisé. Néanmoins, la majorité des tâches effectuées sont faiblement rémunérées. » ([342])

La précarité créée par les plateformes ne se limite donc pas à leurs travailleurs immédiatement visibles, tels que les chauffeurs et les livreurs, mais aussi à la catégorie nouvelle des « travailleurs du clic » qui interviennent dans le traitement de leurs données.

Au-delà de ces travailleurs, ce sont l’ensemble des citoyens utilisateurs des plateformes qui accomplissent, à leur service et de manière imperceptible, un travail sur les données.

M. Stéphane Mallard, entrepreneur et conférencier, auteur du livre Disruption : intelligence artificielle, fin du salariat, humanité augmentée, l’a affirmé devant la commission d’enquête : « Au-delà des travailleurs du clic payés une misère, que M. Casilli a très bien décrits, nous travaillons tous gratuitement pour entraîner des algorithmes d’intelligence artificielle ! Les moindres actions sur votre ordinateur ou votre smartphone, dans vos GPS ou vos applications bancaires sont envoyées aux plateformes – et pas seulement à Uber – à cette fin, pour entraîner les algorithmes d’intelligence artificielle. » ([343])

M. Antonio A. Casilli l’a confirmé en ces termes : « Nous sommes toutes et tous des travailleurs de la donnée, je rejoins M. Mallard sur ce point, parce que nous fournissons tous des données qui aident l’algorithme de tarification dynamique d’Uber à fonctionner et qui participent à déterminer le prix des courses, donc le management algorithmique des chauffeurs. Tout cela constitue la spécificité du modèle d’Uber et explique son succès et sa longévité, malgré sa technologie assez défectueuse par rapport à d’autres concurrents. […]

« Si dans certaines villes Uber a intégré des taxis traditionnels – je suis actuellement à Vienne où la fusion entre les Uber et les taxis est totale – c’est parce qu’elle était, en tant qu’application libre, extrêmement difficile à utiliser, non à cause de son interface mais du travail qu’elle demandait aux chauffeurs pour deviner ce que l’algorithme allait faire : chercher à comprendre les règles et les critères qu’un algorithme applique pour fixer un certain tarif à un certain moment est de la véritable “rétro-ingénierie”, qui peut amener les chauffeurs à agir de manière plus avertie. Avec Uber, cette tâche est devenue un travail de spécialistes : les chauffeurs doivent non seulement savoir que le prix sera plus élevé autour des gares, en cas de pluie, à la fin d’un événement sportif ou d’un concert ou encore si le niveau de chargement de la batterie du téléphone de la personne qui se connecte est de 20 % plutôt que de 80 %, mais ils doivent également arbitrer entre la plateforme d’Uber et ses concurrents.

« C’est un travail mental important qu’Uber ne rémunère pas. Cette dernière se présente comme une plateforme de conduite ou de livraison, alors que les chauffeurs ne passent qu’entre 45 % et 61 % de leur temps au volant : le reste, ils le passent à produire des données en cliquant sur l’application, répondant à des messages, s’inscrivant sur des créneaux et choisissant des missions, le tout en essayant surtout de deviner ce que l’algorithme va faire avec l’ensemble de ces données. » ([344])

Les plateformes contribuent ainsi à la création d’une nouvelle catégorie de travailleurs précaires, les « travailleurs du clic », tâcherons du traitement des données. Elles font, de plus, réaliser un travail invisible à leurs utilisateurs, aussi bien leurs travailleurs que leurs clients, au service de leurs intérêts de long terme.

iii.   Une régulation insuffisante

Le recueil de données par les plateformes, d’une ampleur probablement tentaculaire, et l’utilisation de celles-ci via des algorithmes déshumanisants demeurent pourtant appréhendés de manière imparfaite par le législateur et sont, en conséquence, insuffisamment régulés.

M. Antonio A. Casilli a insisté sur ce point devant la commission d’enquête : « Bien qu’elle ne soit pas technologiquement très performante, la plateforme Uber est une application qui demande et qui capte beaucoup de données, résultant de l’inscription, du paiement, de la géolocalisation. La vigilance politique et citoyenne s’est focalisée sur le fait qu’Uber traitait mal ses chauffeurs et livreurs, mais elle ne s’est pas assez portée sur l’utilisation par Uber des données des usagers et des chauffeurs qu’elle recueille. […]

« Quant à la transparence, le processus d’élaboration de l’intelligence artificielle est souvent présenté comme trop compliqué pour pouvoir être exposé aux profanes. Les personnes qui produisent les algorithmes ont intérêt à véhiculer cette idée. Toutefois, la transparence ne concerne pas que le code – ce dernier, même ouvert, peut rester une boîte noire – mais peut aussi se traduire par la vigilance que l’on exerce sur la sous-traitance du travail, visible comme invisible. La transparence pourrait impliquer pour Uber un devoir d’expliquer son utilisation de nos données, les lieux où elle les envoie, ainsi que la rémunération et les conditions de travail des personnes qui les traitent pour faire fonctionner son algorithme de tarification dynamique et pour préparer ses véhicules autonomes d’intelligence artificielle. Nous ignorons tous ces éléments, qui devraient être au centre des interrogations que le régulateur soumet à la plateforme Uber. » ([345])

Dans son rapport sur la plateformisation du travail ([346]) , M. Pascal Savoldelli soulignait déjà que, bien que les algorithmes contribuent à la détermination des conditions de travail et de rémunération des travailleurs des plateformes, la réglementation de leur utilisation demeurait limitée.

Certes, la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés dispose : « L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques. » Elle dispose également que « toute personne a le droit de connaître et de contester les informations et les raisonnements utilisés dans les traitements automatisés dont les résultats lui sont opposés », consacrant ainsi un droit d’information et de contestation permettant de s’assurer du respect de la vie privée et des libertés individuelles des personnes concernées.

La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a renforcé les exigences de transparence applicables aux algorithmes publics ainsi que les modalités d’information et de communication à l’égard des personnes concernées par le traitement automatique des données ([347]). Toutefois, ces dispositions ne concernent que les algorithmes publics, et non les algorithmes utilisés par les acteurs privés, qui sont protégés par le secret des affaires.

En effet, la directive européenne du 8 juin 2016 sur la protection des savoir‑faire et des informations commerciales, transposée en droit interne par la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires ([348]), fixe plusieurs critères permettant de définir les informations susceptibles d’être protégées à ce titre. Il s’agit des informations connues par un nombre restreint de personnes, qui ont une valeur commerciale en raison de leur caractère secret et qui font l’objet de mesures de protection raisonnables permettant de conserver ce caractère secret.

Comme le souligne M. Pascal Savoldelli, « la protection offerte par le secret des affaires est particulièrement appréciée des plateformes numériques dans la mesure où les protections permises par le droit de la propriété intellectuelle sont partielles et insuffisantes concernant les programmes informatiques et les algorithmes ».

L’adoption, à l’échelle européenne, du Règlement général sur la protection des données ([349]) en 2016 a permis de renforcer l’encadrement des traitements automatisés de données à caractère personnel.

Son article 15 a approfondi le droit à l’information des personnes concernées et renforcé les obligations de communication des responsables des traitements automatisés de données. Ainsi, toute personne peut obtenir du responsable du traitement la confirmation que ses données à caractère personnel sont utilisées ou non. Si elles le sont, les personnes concernées peuvent demander que les informations suivantes leur soient communiquées :

– les finalités de traitement des données ;

– les catégories de données utilisées ;

– les destinataires des données utilisées ;

– la durée de conservation des données et les critères utilisés pour déterminer cette durée ;

– l’existence du droit de demander au responsable du traitement la rectification ou l’effacement des données à caractère personnel ;

– le droit d’introduire une réclamation auprès d’une autorité de contrôle ;

– l’existence d’une prise de décision automatisée et les conséquences prévues de ce traitement pour la personne concernée.

De plus, l’article 22 a consacré le droit pour les personnes concernées de ne pas faire l’objet d’une décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé produisant des effets juridiques la concernant ou l’affectant de manière significative de façon similaire.

Toutefois, ce principe est assorti de plusieurs exceptions, dont celle notable où ce droit ne s’applique pas si la décision est nécessaire à la conclusion ou à l’exécution d’un contrat entre la personne concernée et le responsable de traitement, ce qui peut concerner les contrats commerciaux entre les travailleurs indépendants et les plateformes numériques.

Aussi M. Pascal Savoldelli concluait-il : « La mission d’information, tout en prenant acte des avancées importantes de ces dernières années, considère que l’encadrement juridique actuel ne permet pas d’assurer un niveau de compréhension suffisant des décisions prises par les algorithmes et des logiques sous-jacentes qui les déterminent. »

c.   Les autres conséquences néfastes de l’ubérisation

Pour la rapporteure, plusieurs points doivent être précisés pour compléter ce tableau de l’ubérisation :

 Le premier est que l’ubérisation signe, partout où elle gagne du terrain, un recul voire, dans certains cas, une faillite de l’État de droit.

M. Émilien Julliard, chercheur en sciences sociales du politique et du travail au CNRS, l’a indiqué dans le cas des VTC : « L’enquête que nous avons menée nous a permis de comprendre les effets de la dérégulation du secteur. Il apparaît que les agents du ministère des transports et de l’Urssaf ne peuvent tout contrôler et que, lors de leurs contrôles, ils constatent des irrégularités dans 80 à 90 % des cas. Ces irrégularités peuvent être une absence d’assurance du véhicule ou de carte de VTC, mais aussi une absence de déclaration à l’Urssaf ou de déclaration préalable à l’embauche, Cette dérégulation du travail crée des fraudes massives. » ([350])

Lors de son audition, Mme Barbara Gomes, maîtresse de conférences en droit privé à l’Université d’Avignon, a souligné le tour de passe-passe auquel se livrent bien des plateformes afin de faire l’économie du respect de la loi. Selon elle, « les plateformes de travail jouent justement sur leur qualification pour éviter de se voir appliquer certains régimes juridiques. Ce sont des modèles qui ont des stratégies extrêmement brutales. Lorsqu’elles arrivent sur un territoire où elles veulent s’implanter, ces plateformes n’étudient pas les règles et ne s’intéressent pas aux législations applicables. À l’inverse, elles essaient de faire plier les normes en vigueur pour qu’elles correspondent à leur modèle, un modèle où l’entrave terrible que représente le droit social aurait disparu. Ces plateformes prétendent être de simples intermédiaires. […] [Elles] se qualifient de plateforme d’intermédiation dans l’unique but de ne pas respecter le droit, et le droit social en particulier. Cela a des conséquences pour les travailleurs qui seront soumis à un contremaître numérique qui appliquera automatiquement et sans possibilité de négociation les directives patronales transformées en langage informatique » ([351]).

 Ensuite, l’ubérisation s’inscrit dans une évolution du capitalisme financier à la recherche du profit maximum où l’intention cupide des chefs d’entreprise s’affiche dans un cynisme sans bornes.

Mme Barbara Gomes a souligné que « la façon dont s’envisage désormais la création d’entreprise se modifie ». Selon elle, « les étudiants ne cherchent plus forcément à créer des entreprises pérennes mais plutôt à générer des flux financiers pour mieux les céder. Les plateformes s’inscrivent donc dans ce contexte de création de flux financiers sans nécessairement chercher à dégager des bénéfices » ([352]). Il s’agit d’attirer des fonds rapidement en séduisant les marchés, quitte à se retirer en cas de difficulté, pour autant que les fondateurs aient pu, dans l’intervalle, se remplir les poches.

Mme Uma Rani l’a ainsi précisé : « Beaucoup [des plateformes] ne génèrent aucun bénéfice et, pourtant, les capitalistes et les fonds d’investissement y investissent de plus en plus. Cela s’explique entre autres par l’espoir que ces plateformes atteignent une situation de monopole sur leur marché et puissent s’étendre dans le monde entier. C’est l’objectif de ces plateformes, s’accaparer le marché pour devenir le seul modèle possible. Dans ce contexte, il est important de réglementer la concurrence sur les marchés pour éviter des situations de monopole qui perturberaient l’économie dans son ensemble. » ([353])

Les plateformes de l’ubérisation peuvent ainsi enregistrer des pertes sèches conséquentes mais leur enjeu est double, celui de la levée de fonds et celui de se fixer un objectif de situation monopolistique. Aussi, si le second objectif n’est pas atteint, la levée de fonds permet néanmoins une forte rémunération des dirigeants et des actionnaires. Quelle que soit la situation, les dirigeants de ces plateformes gagnent donc à tous les coups dans le système du capitalisme de plateforme.

En ce sens, la rapporteure estime que le néologisme d’« ubérisation » masque en réalité des comportements purement parasitaires qui, bien loin de créer la moindre valeur sociale, en détruisent, au bénéfice de leurs seuls actionnaires.

– enfin, il convient de dégonfler le ballon de baudruche que constitue en général la réputation d’innovation que les plateformes charrient et qu’elles cultivent. On découvre alors, au lieu de la « disruption » alléguée, et dont le sens demeure d’ailleurs mystérieux, une simple modification de l’organisation du travail permise par l’arrivée d’internet. M. Émilien Julliard a ainsi déclaré : « Nous éprouvons beaucoup de difficultés à définir les plateformes […] ce sont elles qui ont décidé qu’elles étaient nouvelles et révolutionnaires, qu’elles s’inscrivaient en rupture par rapport au passé. Or, elles ont simplement proposé un outil d’organisation du travail qu’elles ont utilisé pour obtenir des traitements singuliers par rapport aux autres entreprises [traditionnelles]. » ([354]) Ici encore, la « valeur » créée se révèle, en somme, inexistante.

La rapporteure estime également que des obligations plus rigoureuses devraient être imposées aux plateformes afin qu’elles communiquent à l’administration le type de données qu’elles recueillent et le traitement qu’elles en font, ainsi que les algorithmes qu’elles utilisent.

De plus, la rapporteure veut souligner que, depuis 2016, la CGT Pôle emploi a réalisé dix études ([355]) portant sur les offres diffusées sur le site institutionnel pole-emploi.fr. Ces études ont révélé un pourcentage très important – plus d’une offre sur deux – d’offres frauduleuses inexistantes ou mensongères. Parmi elles, on retrouve des offres d’emploi en statut d’autoentrepreneurs via des plateformes de l’ubérisation. La direction générale de Pôle emploi n’a néanmoins jamais effectué d’enquête. Pour le syndicat, cette absence de contrôle des annonces par Pôle emploi contribue à gonfler artificiellement le nombre d’offres présentées comme disponibles afin de contrôler et de radier toujours plus de chômeurs en alimentant le discours des offres non pourvues. Or une offre d’emploi non salarié n’a pas à être prise en compte par le service public de Pôle emploi et un refus d’une annonce en statut d’autoentrepreneur ne devrait pas être comptabilisée parmi les refus pouvant occasionner des radiations. Cette extension et cette banalisation des « offres d’emplois » en statut d’autoentrepreneur à Pôle emploi révèle à quel point la logique idéologique des plateformes a imprégné le cœur même de ce service public et que, là aussi, aucune impulsion politique n’a exigé de veille particulière vis-à-vis des plateformes.

Il faut également souligner que le développement de l’ubérisation a eu pour conséquence de favoriser le recours à la sous-traitance en cascade et au statut d’autoentrepreneur en bout de chaîne. Les auditions d’anciens salariés et entreprises de sous-traitance l’ont révélé de manière frappante.

M. Hervé Street, ancien sous-traitant de FedEx, a déclaré : « Je suis soustraitant FedEx et président de l’association de défense des sous-traitants transport France. À l’automne 2016, un différend m’a opposé à FedEx en raison de mon refus de consentir aux conditions de travail de plus en plus exigeantes ainsi qu’aux conditions financières qui encourageaient les sous-traitants à commettre des fraudes. […] Ces conditions de travail inhumaines obligent de nombreux sous-traitants à recourir à la fraude pour survivre, tandis que les chauffeurs subissent une pression constante et sont contraints de commettre de nombreuses infractions au code de la route, allant du simple stationnement anarchique à la mise en danger de la vie d’autrui. […] Pourtant, l’article 10.2 du contrat type de
sous-traitance – qui existait depuis 2007 et qui a été remplacé par un nouveau contrat en 2019 – stipule que dans tous les cas, le prix convenu doit permettre aux sous-traitants de couvrir l’ensemble des charges directes et indirectes engendrées par la prestation rendue conformément aux dispositions de l’article 3 de la loi n° 92-1445 du 31 décembre 1992. […] En outre, la prolifération des dépôts de bilan est un problème finalement assumé par le contribuable, tandis que de nombreuses petites entreprises sont laissées pour compte avec des factures impayées émanant de leurs sous-traitants. La fraude – qui, j’en suis convaincu, est délibérément organisée – et le travail dissimulé sont également des fléaux qui coûtent des millions d’euros à l’État. […] Aujourd’hui, je lance un appel solennel à l’État, au Gouvernement et aux députés : ne laissez pas le travail illégal se légaliser par inaction. » ([356])

M. Alexandre Dol, ancien sous-traitant TNT, a confirmé ces constats : « FedEx brise les tarifs et la relation commerciale convenus avec les sous‑traitants lors de la signature du contrat, en leur demandant de réduire leurs tarifs pour dégager davantage de marges, année après année. Or les sous-traitants sont obligés de faire face à l’ensemble de leurs charges et doivent faire de plus en plus d’économies ; mais lorsqu’ils n’ont plus de marges sur lesquelles rogner pour payer les échéances – la location des camions, le gazole, l’assurance et les charges sociales – ils finissent par réduire la masse salariale. Pour autant, ils ne peuvent pas baisser le salaire de leurs chauffeurs, dont ils sont déjà incapables de payer les heures supplémentaires : la seule solution est alors de les déclarer à mi-temps pour payer moins de charges, voire de ne plus les déclarer, en leur demandant de s’inscrire à Pole emploi ou à la Caisse d’allocations familiales. Ces impôts deviennent la seule variable d’ajustement. Il m’a personnellement été demandé de renégocier les contrats à la baisse chaque année. » ([357])

M. Hervé Street a également déclaré : « Un sous-traitant sur deux ne se paie pas ; un sous-traitant sur deux a recours à la fraude et au travail dissimulé. À ces méthodes s’en ajoute une troisième, qu’un chef de centre m’a conseillée personnellement : déclarer mes chauffeurs sans déclarer d’Urssaf ni de TVA, avant de déposer le bilan au bout de deux ans, en me donnant la garantie d’être repris sans passer par la procédure d’appels d’offres. Ainsi, régulièrement, des
sous-traitants déposent le bilan avec 300 000 euros de dettes au tribunal de commerce. Étant donné qu’ils n’ont commis aucune faute de gestion mais qu’ils ne sont simplement pas assez payés, la dette est prise en charge par le fonds de garantie. L’État indemnise les salariés qui seront repris plus tard par leur patron. Ce dernier recrée une boîte, à son nom ou celui d’un membre de sa famille. Comme me l’a récemment confirmé un cadre toujours en activité chez FedEx, certaines sociétés sont reprises jusqu’à onze fois sous différents noms. […]

Il faudrait d’abord modifier le contrat type de sous-traitance qui a été voté en 2003 et modifié en 2007, en 2009 et en 2019. Dans le texte initial, il était inscrit que l’ensemble des charges directes et indirectes devaient être couvertes par le contrat. Or, dans le texte de 2019, cette obligation a été effacée – de même que la garantie annuelle de chiffre d’affaires, qui permettait au sous-traitant d’investir, par exemple dans des véhicules. Le contrat type de sous-traitance, qui imposait des règles aux donneurs d’ordre, a disparu dès lors qu’Amazon s’est lancé dans des pratiques d’ubérisation en cassant les prix ou en proposant des livraisons gratuites. Les donneurs d’ordre de la messagerie express ont dû s’adapter et s’aligner. » ([358])

De façon plus globale, le développement de l’ubérisation et ses conséquences indirectes sur ces banalisations non contrôlées bien qu’abusives et illégales de la sous-traitance et du statut d’autoentrepreneur contribuent au recul du salariat et de la protection sociale des travailleurs, ainsi qu’à la précarisation et à la paupérisation de ces derniers.

La rapporteure a pu avoir accès à une note du ministère du travail datée du 27 janvier 2019 ([359]) qui montre que ce ministère avait, depuis 2019 au moins, pleinement connaissance des pratiques illégales des plateformes dans des domaines aussi divers que la restauration, le transport, le tourisme, le BTP-bricolage, travaux chez des particuliers, le déménagement, le secteur des enquêtes marketing, l’agriculture, l’aide à la personne, l’enseignement à titre onéreux de la conduite de véhicules à moteur (auto-école), le secteur funéraire, le secteur maritime, le secteur de l’aviation civile. Pour autant, aucune note n’a été portée à la connaissance de la rapporteure indiquant que le ministère du travail comptait s’en préoccuper.

En somme, le développement des plateformes se poursuit et a de graves conséquences sur les conditions de travail de nombre de personnes, en France comme à l’étranger, ainsi que sur la sécurité des données personnelles de leurs travailleurs et de leurs clients. Comme dans le cas d’Uber, ce développement s’est appuyé sur un lobbying très stratégique à l’endroit des pouvoirs publics.

B.   De la confrontation À la collaboration : Le lobbying d’UBER et des plateformes continue

Si les Uber files ont révélé les méthodes de lobbying agressives d’Uber entre 2013 et 2017, le lobbying des plateformes perdurent encore aujourd’hui. Outre la question des conditions de formation et d’examen des VTC, Uber et les plateformes ont également mobilisé tous les moyens à leur disposition pour contrer toute requalification des travailleurs en salariés.

1.   Le lobbying des plateformes de VTC sur la question des conditions de formation et d’examen des chauffeurs ne s’est pas arrêté

Malgré le « deal » caché de 2015-2016, Uber et les plateformes de VTC ont continué et continuent de lutter pour un allègement des conditions de formation et d’examen des chauffeurs. Cela explique que la réglementation ait beaucoup évolué depuis 2016 (voir encadré).

Évolution des conditions de formation et d’examen des chauffeurs de VTC

La « loi Novelli » de 2009 n’a fixé les conditions d’accès à la profession de VTC que de manière imprécise, permettant ainsi à des chauffeurs peu formés d’effectuer du transport particulier de personnes. Un arrêté du 25 octobre 2013 a imposé aux chauffeurs de VTC une formation préalable de 250 heures. Cette obligation n’a pas été systématiquement respectée et, surtout, cette formation n’était pas sanctionnée par un examen.

L’arrêté du 2 février 2016, qui a fait l’objet d’un « deal » caché entre Uber et M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, a réduit la durée de la formation des chauffeurs VTC à sept heures et créé un examen pour les chauffeurs souhaitant obtenir une carte professionnelle.

Dès lors, le lobbying des plateformes de VTC s’est concentré, d’une part, sur la difficulté de cet examen afin que le taux de réussite soit le plus élevé et, d’autre part, sur la fréquence de cet examen, afin qu’il soit organisé le plus souvent possible. Certaines épreuves de l’examen, qui était organisé sous forme de simples questions à choix multiples, ont été rapidement allégées, avec un abaissement du niveau d’anglais requis (arrêté du 18 mars 2016) et une simplification de l’épreuve de relation client remplacée par une épreuve sur le développement commercial (arrêté du 28 septembre 2016). Des possibilités de fraude à l’examen étaient également dénoncées.

 

La « loi Grandguillaume » du 29 décembre 2016 a mis fin à ces incertitudes en fusionnant les formations des chauffeurs de taxi et de VTC et en confiant l’organisation d’un examen unique pour devenir chauffeur de taxis ou de VTC aux chambres de métiers et de l’artisanat ; jusqu’alors, l’examen des taxis était organisé par les préfectures et celui des VTC, par les organismes de formation.

Les plateformes de VTC étaient et demeurent encore fortement opposées à l’organisation de  l’examen par les chambres des métiers et de l’artisanat, considérées comme pro-taxis, par peur de voir le nombre de chauffeurs VTC contingenté. Le 5 juillet 2019, elles ont obtenu du Conseil d’État l’annulation du décret du 6 avril 2017 de mise en application de la « loi Grandguillaume ». Le Conseil d’État a jugé que l’organisation des examens d’accès aux professions de conducteur de taxi et de VTC n’apportait pas toutes les garanties nécessaires au respect de la liberté d’établissement prévue à l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

En application de cette décision du Conseil d’État, les chambres de métiers et de l’artisanat ont adopté, en concertation avec les services du ministère des transports, des mesures portant sur l’organisation et la fréquence des examens. Des sessions supplémentaires ont été programmées dans certaines régions, et un délai maximum de deux mois entre la demande d’inscription du candidat et la date de passage des épreuves est désormais garanti. La composition du jury d’évaluation des candidats est davantage encadrée : les candidats VTC ne peuvent plus être évalués par un professionnel taxi, et réciproquement, tandis qu’un troisième évaluateur, agent assermenté, réserviste des forces de l’ordre ou professionnel de l’enseignement de la conduite et de la sécurité routière, est systématiquement membre du jury.

Pour fluidifier et faciliter encore davantage l’organisation des examens, la loi d’orientation des mobilités de 2019 permet aux chambres de métiers et de l’artisanat de déléguer l’organisation des sessions d’examen à des personnes agréées par l’autorité administrative à cette fin dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État.

Selon les personnes entendues par la commission d’enquête, les conditions de formation et d’examen des chauffeurs ont aujourd’hui trouvé un point d’équilibre. D’après M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, les conditions d’accès à la profession de taxi et de VTC « sont alignées sur la réglementation, la sécurité, le français et l’anglais. Ensuite, il existe en théorie un module spécifique VTC ou taxi. Dans la pratique, la formation VTC intègre un volet plus commercial car vous devez aller chercher vos propres clients contrairement aux chauffeurs de taxi qui maraudent » ([360]).

M. Laurent Grandguillaume a quant à lui indiqué que « [l]a mise en œuvre [de la “loi Grandguillaume”] a été difficile et largement critiquée par les plateformes, alors même que le taux de réussite à l’examen dépassait 70 %. La situation s’est ensuite apaisée et, désormais, nous constatons même que des chauffeurs de VTC deviennent taxi. L’existence d’un tronc commun entre les examens de taxi et de VTC a favorisé ces transitions. […] Force est de constater que concernant les examens, tout est rentré dans l’ordre et ces examens se passent dans de bonnes conditions » ([361]).

Néanmoins, le lobbying d’Uber et des plateformes de VTC demeure une menace constante susceptible de fragiliser l’équilibre trouvé.

Cela a été confirmé par les représentants du secteur des taxis. Selon M. Karim Asnoun, représentant de la CGT‑Taxis, « les plateformes prétendent dans les médias manquer de chauffeurs pour demander une simplification des examens. La réalité est plutôt que leur modèle économique repose sur le fait de prélever leurs profits sur les revenus des chauffeurs. Elles auront donc toujours besoin de davantage de chauffeurs, et continueront à exercer une pression sur les pouvoirs publics pour obtenir ces chauffeurs » ([362]).

De même, selon M. Christophe Jacopin, président du GESCOP, « le lobbying d’Uber se poursuit, puisqu’en 2021, le Gouvernement a demandé au ministère des transports et aux fédérations nationales de revoir l’examen
VTC-taxis alors que les chauffeurs de taxi ou même de VTC disaient plutôt qu’il fallait le renforcer car le taux de réussite était de 80 %. La Fédération française des transports de personnes sur réservation (FFTPR), qui regroupe notamment Snapcar, Free Now, Marcel, Bolt et Uber, soutenait en effet que la difficulté des épreuves créait une pénurie des chauffeurs. Il fallait donc les simplifier pour produire en somme des esclaves. Le ministère des transports souhaite toujours simplifier ces épreuves » ([363]).

M. Sayah Baaroun a ajouté que « tout est fait depuis quelques années pour que l’examen soit le plus facile possible. Pour les plateformes, il est intéressant de disposer du plus grand nombre possible de chauffeurs VTC dans une ville. En effet, les clients auront toujours un chauffeur à une minute de leur position sans que cela ait un coût pour la plateforme. Par conséquent, l’objectif de ces plateformes, au vu de leur modèle économique, est de faciliter l’examen afin de recruter un grand nombre de personnes ignorantes » ([364]).

Les documents récupérés par la rapporteure dans le cadre de ses investigations confirment qu’Uber et la FFTPR continuent de réclamer un assouplissement des conditions d’examen des VTC ([365]) et des délais d’accès à la profession ([366]).

La rapporteure estime pour sa part que la profession de chauffeur doit rester  un véritable métier, qui s’apprend et répond à des règles, c’est pourquoi il doit demeurer soumis à des conditions de formation et d’examen strictes, à la fois pour des questions de concurrence loyale entre les taxis et les VTC, mais aussi dans une optique de sécurité publique.

2.   Le nouvel objectif des plateformes : éviter toute requalification en salariat

À partir de la « loi El Khomri » ([367]) de 2016, le législateur a progressivement posé les premiers contours d’une « responsabilité sociale » ([368]) des plateformes. Sans apporter de réponse définitive à la question de la nature de la relation entre les plateformes et leurs travailleurs, il a créé, dans le code du travail, l’ébauche d’un cadre juridique spécifique conférant aux travailleurs des plateformes des droits particuliers (protection contre les accidents du travail, droit à la formation professionnelle, reconnaissance d’un droit syndical et d’un droit de grève, ébauche d’un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs).

Face à ces évolutions, les pratiques de lobbying d’Uber n’ont pas cessé mais ont évolué. Plutôt que de s’opposer frontalement, en agissant dans l’illégalité pour forcer la réglementation à s’adapter comme sur la période 2013-2016, Uber – imitée par les autres plateformes – a opté pour une nouvelle stratégie collaborative et décidé d’accompagner le renforcement des droits des travailleurs en le contrôlant et en s’en servant, dans son intérêt, pour éviter toute requalification des travailleurs en salariés. La stratégie de collaboration avec M. Emmanuel Macron, quand il était ministre de l’économie et de fait minoritaire au sein de son Gouvernement, a pu s’installer de façon pérenne dès son élection à la Présidence de la République. Ses différents ministres ont toujours été à l’écoute des représentants d’Uber et des plateformes, comme le montrent les nombreux échanges entre Uber et les ministères recensés dans le registre des représentants d’intérêts depuis 2018, qu’Uber a détaillé à la demande de la rapporteure et qu’elle a pu confirmer à la suite de son contrôle sur pièces et sur place au ministre du travail et grâce aux documents qu’elle a demandé aux ministères de l’économie et des transports.

Les contacts d’Uber avec le Président de la République et le Gouvernement semblent même s’intensifier. Selon les documents transmis par Uber à la rapporteure, à sa demande, l’entreprise américaine a eu 34 échanges avec les services du Président de la République entre 2018 et 2022. Or, durant le mandat précédent, Uber n’avait eu aucun contact avec le Président de la République ; c’est ce que semblaient montrer les Uber files, et l’ancien Président de la République François Hollande a pu confirmé par écrit à la rapporteure n’avoir eu « aucun contact personnel avec l’entreprise Uber pendant [s]on mandat ». À cet égard, la rapporteure regrette que le cabinet de l’actuel Président de la République, à qui elle a demandé des informations sur ses contacts avec Uber (personnes présentes, sujets discutés, propositions ou amendements transmis par la plateforme), n’ait pas répondu à sa sollicitation. En raison de la séparation des pouvoirs qu’instaure la Constitution du 4 octobre 1958 entre le Parlement, qui contrôle l’action du Gouvernement, et le Président de la République, qui n’est pas responsable devant les assemblées, elle ne peut exiger la communication des informations demandées, ni faire usage de son pouvoir d’enquête auprès de son cabinet. Elle tient néanmoins à souligner que ce nombre élevé de contacts semble témoigner d’une volonté de M. Emmanuel Macron d’établir et de maintenir, via son cabinet, un lien plus étroit avec l’entreprise Uber que ne le faisait son prédécesseur.

La rapporteure relève également, sur la même période 2018-2022, pas moins de 26 échanges d’Uber avec le ministère du travail, 25 avec le ministère de l’économie et 83 avec le ministère des transports ce qui lui semble être un nombre particulièrement élevé, témoignant des liens très réguliers entre ces ministères et la multinationale.

C’est dans le cadre de cette nouvelle stratégie que, lors du sommet « Tech for Good » du 23 mai 2018 organisé sous l’impulsion du Président de la République, M. Emmanuel Macron, pour réunir à l’Élysée les dirigeants des grands groupes du secteur des nouvelles technologies, Uber a annoncé – en partenariat avec la compagnie d’assurance Axa – le renforcement de la couverture d’assurance de ses chauffeurs, étendue à de nouvelles protections, notamment aux arrêts de travail lié à une blessure, une maladie à un événement de la vie. Si la mesure est financée par la plateforme, un chauffeur ne peut en bénéficier que s’il a réalisé 150 courses dans les huit semaines précédant l’incident ; et un livreur 30 courses.

Dans les années qui ont suivi, Uber et les plateformes ont ainsi tenté d’influencer l’évolution de la réglementation, de la charte sociale introduite dans le projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel au projet de loi d’orientation des mobilités à la « mission Frouin », en passant par la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), et jusqu’à la proposition de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes. Cela explique qu’un certain nombre de dispositions législatives et réglementaires prennent bien plus en compte les intérêts des plateformes que celles des travailleurs, qui eux sont beaucoup moins entendus et écoutés.

Comme l’a rappelé le président de la chambre sociale de la Cour de cassation lors de son audition ([369]), le contrat de travail n’est pas défini par le code du travail. Selon la définition jurisprudentielle, il s’agit d’un contrat par lequel une personne physique, le salarié, s’engage à exécuter un travail sous la subordination d’une personne physique ou morale, l’employeur, en échange d’une rémunération. Le critère essentiel est celui du lien de subordination du salarié à l’égard de son employeur, qui permet de distinguer le contrat de travail d’une prestation exercée en tant que travailleur indépendant. Ce lien de subordination est déterminé par le juge, seul à pouvoir requalifier, au cas par cas, une relation contractuelle en contrat de travail.

Conformément à un arrêt Société Générale de la chambre sociale de la Cour de cassation du 13 novembre 1996, le lien de subordination est défini comme l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution, de sanctionner les manquements de son subordonné. La Cour a également retenu comme indice de l’existence d’un lien de subordination, le travail dans un service organisé lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail.

Depuis 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation a été amenée, à plusieurs reprises, mais pas de manière systématique, à requalifier les relations entre des plateformes d’intermédiation et des travailleurs indépendants en contrat de travail ([370]). Le premier exemple de ce type fut l’arrêt du 28 novembre 2018 concernant la plateforme Take eat easy, cassant la décision de la cour d’appel qui avait rejeté la demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail ; la Cour a ainsi jugé qu’au regard des éléments de fait relevés par les juridictions du fond, ces dernières auraient dû retenir l’existence d’un contrat de travail.

La société Uber a elle-même été concernée par deux décisions rendues en dernier ressort : un arrêt du 4 mars 2020 rendue en formation plénière, qui a fait l’objet d’une communication large, approuvant l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait retenu l’existence d’une relation salariée entre un travailleur et la société Uber BV ; ainsi qu’un arrêt récent du 25 janvier 2023, en formation restreinte, cassant un arrêt de la cour d’appel de Lyon rejetant la demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail.

Face à ce risque de voir leur business model remis en cause, Uber et l’ensemble des plateformes d’intermédiation ont organisé un intense lobbying pour se prémunir de toute requalification en salariat.

Lors de son audition, M. Dara Khosrowshahi, le nouveau président directeur général d’Uber a d’ailleurs parfaitement expliqué le changement de stratégie de lobbying d’Uber depuis qu’il en a pris la direction en 2017 et ses attentes :

« Je ne suis pas ici pour défendre nos erreurs passées. C’est précisément pour transformer en profondeur le fonctionnement de l’entreprise que j’ai été invité à prendre la direction de Uber. Nous avons refondé les valeurs de l’entreprise, nous avons mis en place une gouvernance rigoureuse – mettant l’accent sur l’éthique et le respect des règles – et nous avons fait de la sécurité une priorité absolue. Uber est aujourd’hui une entreprise complètement différente, au sens propre du terme : 90 % des employés actuels ont rejoint l’entreprise après la crise de 2017. Et les employés qui ont décidé de rester sont toujours là parce qu’ils ont pleinement adhéré à l’idée de se conformer à de nouvelles règles et à de nouvelles valeurs.

« Aujourd’hui, Uber fait partie intégrante de la vie de plus de 130 millions de personnes dans le monde. Nous sommes passés d’une ère de confrontation à une ère de dialogue, en démontrant notre volonté de nous asseoir à la table des négociations et de trouver un terrain d’entente avec nos anciens opposants, y compris les représentants syndicaux et les sociétés de taxis. […]

« Nous avons considérablement amélioré la qualité de ce que nous proposons aux chauffeurs et aux livreurs qui utilisent notre application, en commençant par les écouter et tenir compte de leur expérience. Et ce qu’ils nous disent, de façon assez systématique, c’est qu’ils apprécient la flexibilité que nous offrons et qu’ils veulent continuer à être leur propre patron. Ils nous disent aussi qu’ils veulent plus de protections et de garanties. Les accords que nous avons récemment signés en France dans le cadre du dialogue social constituent des avancées majeures pour améliorer leurs conditions de travail de manière significative. Nous sommes déterminés à progresser sur tous les aspects que les chauffeurs et les livreurs indépendants considèrent comme étant importants pour eux. […] nous pensons que la création de ce nouveau cadre de dialogue social est une bonne nouvelle. Ce dialogue est nécessaire et il continuera de l’être, pour dessiner les évolutions de notre modèle économique et de nos relations avec les gouvernements. C’est une bonne chose et nous continuerons à nous engager dans ce dialogue social. » ([371])

Il est vrai que, malgré leur précarité et leurs conditions de travail dégradées, certains travailleurs des plateformes peuvent aspirer à rester indépendants. En effet, le salariat s’accompagne de droits garantis, mais également d’obligations faites aux salariés, par exemple des obligations de loyauté, de non‑concurrence, de temps de travail ou encore de présence systématique pendant les horaires de travail qui ne conviennent pas à l’ensemble des travailleurs. C’est d’ailleurs l’un des principaux arguments mis en avant par les plateformes : les travailleurs aspirant à plus d’autonomie et de flexibilité dans la gestion de leur temps et de leur travail, elles répondraient ainsi à une demande croissante de la population active. Ce rapport à l’indépendance peut aussi être lié à des expériences antérieures de conditions de travail dégradées. Aussi, des chercheurs, comme Mme Sarah Abdelnour, ont pu démontrer que les revendications en termes de droits, de hausses de revenus et de protection sociale pouvaient s’apparenter à des revendications salariales.

Néanmoins, le souhait de certains travailleurs d’être indépendants ne signifie pas pour autant que la relation qui les lie aux plateformes est, dans les faits, une relation d’indépendance. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation établie depuis 1996, « l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont données à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle », et notamment de l’existence d’un lien de subordination. Comment peut-on être indépendant lorsqu’on se voit imposer ses courses, le prix de ces dernières, son itinéraire, voire ses horaires de travail ?

En outre, les arguments des plateformes font fi de la demande de protection des travailleurs qui revendiquent certes plus d’autonomie sans pour autant vouloir renoncer au statut social qu’apporte le régime du salariat. Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Stéphane Chevet, ancien président de l’Union‑Indépendants, a par exemple expliqué toute l’ambiguïté du statut des livreurs, indépendants par nécessité plus que par choix libre et éclairé :

« L’Union-Indépendants porte l’idée que les travailleurs “intermédiés” sont des indépendants ayant choisi ce statut. […] Or ce n’est pas le cas pour les livreurs à vélo. Une enquête récente de l’IGAS – l’inspection générale des affaires sociales – a montré qu’entre 50 et 60 % des livreurs à vélo sont des travailleurs pauvres qui recourent à ce mode d’activité pour compléter des rémunérations trop faibles pour vivre décemment. Dans ce cadre, le statut d’indépendant est un choix par défaut car ces travailleurs pauvres, déjà salariés par ailleurs, ne peuvent devenir livreurs salariés. Le statut d’indépendant leur permet une souplesse de connexion qu’ils utilisent au moment où ils sont disponibles. Ainsi, livreur à vélo n’est pas un métier mais une activité de complément largement contrainte.

« La question est donc de savoir si la personne qui décide d’être indépendante fait un vrai choix. Livreur à vélo : est-ce un métier, ou plutôt un job complémentaire, comme tendent à le démontrer les chiffres publiés par l’IGAS ? Les travailleurs sont-ils informés sur leurs droits, les risques qu’ils courent, y compris au niveau des cotisations retraite, etc. ? En théorie, l’activité d’un indépendant est régie par des contrats commerciaux mais, dans la réalité, cette source est secondaire par rapport aux conditions générales d’utilisation. Or ces conditions générales d’utilisation peuvent évoluer à tout moment sans aucune négociation et celui qui les refuse n’a alors plus aucun accès à la plateforme.

«  […] il est exact que l’utilisation de ce statut d’indépendant par un certain nombre d’acteurs économiques revient à jouer avec la misère humaine, ce qui fait en sorte que des personnes déjà en situation de fragilité sociale accumulent les difficultés et peuvent se retrouver en situation de grande pauvreté. Ce n’est pas le cas de tous les indépendants. Nous demandons au législateur de tenir compte de ces différences entre les différents indépendants. Certains indépendants ont réellement fait le choix de ce statut pour des raisons diverses. » ([372])

Par ailleurs, même les associations VTC défendant le statut d’indépendant exigent que les VTC puissent décider de leurs tarifs et revendiquent un meilleur partage des bénéfices réalisés par les plateformes. M. Sayah Baaroun a ainsi rappelé que « [l]a règle première pour un indépendant est d’avoir le pouvoir de fixer son propre tarif. En effet, un indépendant décide de ce qu’il fait : il se lève quand il le veut, il va travailler quand il le veut et il fixe le prix qui correspond à ses charges et la marque qu’il souhaite s’attribuer. Cependant, les chauffeurs travaillant pour des plateformes d’emploi n’ont pas ce pouvoir de fixation des tarifs dans ce modèle économique » ([373]).

M. Chevet a quant à lui indiqué « qu’un grand nombre de travailleurs a choisi le statut d’indépendant, lequel n’est pas imposé de fait à tous les travailleurs “intermédiés” – même si certains n’ont pas le choix d’un autre statut. Se pose alors la question du partage de la richesse, car un grand nombre d’indépendants n’ont pas, ou n’ont plus accès à leurs clients et sont dépossédés à travers leur contrat commercial de leurs capacités de négociation. Leur activité est régie par le code du commerce et non par le code du travail » ([374]).

3.   La charte sociale : une réglementation non contraignante, écrite par les plateformes pour les plateformes au détriment des travailleurs

À partir de 2017, le premier épisode de lobbying d’Uber et des plateformes contre la requalification en salariat a porté sur la question de la charte sociale. Afin de sécuriser les relations entre les plateformes et leurs travailleurs et de renforcer les garanties sociales offertes à ces travailleurs, une évolution de la réglementation était envisagée dans le cadre du projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, examiné par l’Assemblée nationale, en première lecture, en juin 2018. Le Gouvernement, via la ministre du travail Mme Muriel Pénicaud chargée du texte, transmet alors à M. Aurélien Taché, co-rapporteur du texte, un amendement visant à définir un cadre responsable pour les relations entre les plateformes de mise en relation et les travailleurs qui les utilisent. M. Aurélien Taché – avec qui la rapporteure a pu s’entretenir – ne réalise alors pas combien la mesure qu’il lui a été demandé de soutenir favorise les plateformes au détriment des travailleurs.

Ce qui deviendra, dans le texte définitif, l’article 66 du projet de loi, permet aux plateformes de définir, sous la forme d’une charte, les conditions et modalités d’exercice de leur responsabilité sociale ainsi que leurs droits et obligations et ceux des travailleurs avec lesquels elles sont en relation. Il s’agit donc, en principe, d’ouvrir des droits aux travailleurs (caractère non exclusif de la relation, revenu d’activité décent, développement des compétences professionnels, prévention des risques professionnels, dialogue social, droit à l’information, garanties applicables en cas de rupture de la relation contractuelle), tout en tenant compte des spécificités du modèle économique des plateformes. Il est notamment prévu que les travailleurs des plateformes bénéficient d’actions de formation et d’un abondement de leur compte personnel de formation, avec un financement de la plateforme dans des conditions définies par décret.

Les obligations imposées aux plateformes sont toutefois peu contraignantes. Or, dans le même temps, l’article 66 consacre surtout le statut d’indépendant des travailleurs en évitant toute possibilité de requalification en salariat par le juge. La rédaction prend d’ailleurs le soin de préciser que « l’établissement de la charte et le respect des engagements pris par la plateforme […] ne peuvent caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs ». En réalité, l’article est donc extrêmement favorable aux plateformes, à qui il est laissé la plus grande latitude pour définir le contenu de leur charte sociale, y compris en utilisant les subtilités rédactionnelles dont elles ont besoin pour préserver leurs intérêts au détriment de ceux des travailleurs.

La mesure ne s’est toutefois jamais appliquée, l’article 66 du projet de loi ayant été censuré par le Conseil constitutionnel car il ne présentait aucun lien même indirect avec les dispositions initiales du texte. Elle est toutefois reprise, quelques mois plus tard, à l’article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités. Supprimé par le Sénat (en séance), l’article sera rétabli et enrichi par l’Assemblée nationale (en séance, via un amendement de la co-rapporteure Mme Bérangère Couillard, sous-amendé par le co-rapporteur M. Jean-Marc Zulesi et par le Gouvernement
lui-même).

On retrouve dans l’article 44 du texte définitif du projet de loi d’orientation des mobilités la même volonté de sécuriser les plateformes contre les risques de requalification en salariat. Or, depuis l’adoption de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, un arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2018 a, pour la première fois, requalifié la relation contractuelle entre un travailleur et une plateforme (en l’occurrence, un livreur à vélo et l’application Take eat easy). Le Gouvernement ne semble pas disposé à en tenir compte. Au contraire, pour les contentieux relatifs aux chartes, les conseils de prud’homme sont dessaisis au profit des tribunaux de grande instance.

L’article 44 sera cette fois promulgué, mais fera néanmoins l’objet d’une censure partielle par le Conseil constitutionnel, pour incompétence négative. Selon le Conseil, le respect par une plateforme des engagements qu’elle aurait elle-même pris dans une charte ne peut exclure l’existence d’un lien de subordination juridique entre elle et les travailleurs. La décision est extrêmement claire :

« 28. Les dispositions contestées permettent aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l’existence d’un contrat de travail. Le législateur leur a donc permis de fixer des règles qui relèvent de la loi et, par conséquent, a méconnu l’étendue de sa compétence. […]

« 29. En revanche, en prévoyant que la seule existence d’une charte homologuée ne peut, en elle-même et indépendamment de son contenu, caractériser un lien de subordination juridique entre la plateforme et le travailleur, le législateur s’est borné à indiquer que ce lien de subordination ne saurait résulter d’un tel critère, purement formel. Il n’a par conséquent pas méconnu l’étendue de sa compétence. Ainsi, le reste du trente-neuvième alinéa de l’article 44, codifié au dernier alinéa de l’article L. 7342-9 du code du travail, qui ne méconnaît ni le droit à l’emploi ni le droit à un recours juridictionnel effectif, ni aucune autre exigence constitutionnelle, est conforme à la Constitution » ([375]).

Grâce aux documents qu’elle a pu obtenir dans le cadre de la commission d’enquête, la rapporteure a la preuve qu’Uber a transmis au Gouvernement des propositions de modification de l’amendement de M. Aurélien Taché au projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ainsi que des propositions de rétablissement et « d’amélioration » de l’article 20 du projet de loi d’orientation des mobilités. Certaines de ces propositions ont d’ailleurs été prises en compte par le Gouvernement. Ainsi, tandis que la version initiale parlait d’« assurer un revenu décent » aux travailleurs, la version définitive reprend la proposition d’Uber et prévoit plutôt de « permettre aux travailleurs d’obtenir un prix décent » ; Uber avait fait remarquer que « [l]e fait de devoir “assurer” un revenu à un travailleur est particulièrement dangereux pour les plateformes car elles n’ont pas les moyens de “s’assurer” du revenu d’activité des travailleurs » ([376]).

4.   La « mission Frouin » et le refus assumé de toute requalification en salariat

Outre la question de la charte sociale, la loi d’orientation des mobilités, en son article 48, a aussi habilité le Gouvernement à prendre par voie d’ordonnance les mesures permettant la mise en place d’une nouvelle forme de dialogue social entre les plateformes et les travailleurs. Afin de préparer cette ordonnance, le Premier ministre a confié à un comité d’experts présidé par M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation entre 2014 et 2018, la rédaction d’un rapport sur la régulation des plateformes ([377]) et la mission de formuler des propositions en matière de dialogue social et de droits sociaux afin de sécuriser les relations juridiques entre les plateformes et les travailleurs.

Là encore, la « mission Frouin » s’est déroulée dans un cadre étonnamment favorable aux intérêts des plateformes. Il s’agissait de protéger les travailleurs « sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut d’indépendant ». Même après l’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, qui avait requalifié en contrat de travail la relation d’un chauffeur Uber avec la plateforme – et dont la motivation forte pouvait laisser à penser que presque tous les travailleurs des plateformes de mobilité, s’ils venaient à saisir le juge, pourraient voir requalifier leur contrat en contrat de travail –, la consigne donnée par le Gouvernement à M. Jean-Yves Frouin n’a pas été remise en cause.

M. Jean-Yves Frouin a pu confirmer à la commission d’enquête que tout avait été fait pour préserver le statut d’indépendant des travailleurs des plateformes : « La mission partait d’une hypothèse de travail, prévue par la loi, selon laquelle ces travailleurs sont des travailleurs indépendants ; mais également de la volonté des pouvoirs publics de préserver le statut de travailleur indépendant. En effet, même après l’élargissement de ma mission, les pouvoirs publics voulaient toujours, dans la mesure du possible, préserver ce statut de travailleur indépendant. À la suite de l’arrêt Uber, je me suis dit que cela ne serait pas possible compte tenu des termes dudit arrêt, qui sont transposables à d’autres cas de figure. Cependant, le temps ayant passé, les pouvoirs publics se sont dit qu’après tout, puisque la loi d’orientation des mobilités leur en faisait l’obligation, il fallait conserver la ligne initiale de la mission. » ([378])

En conséquence, la « mission Frouin » n’a pas eu la possibilité d’approfondir la solution d’une présomption réfragable de salariat pour l’ensemble des travailleurs des plateformes, bien qu’elle ait semblé souhaitable et aurait transposé l’évolution de la jurisprudence. Le rapport indique que « [l]a reconnaissance d’un statut de salarié à tous les travailleurs des plateformes est une deuxième option. Elle aurait pour avantage de régler immédiatement les questions de sécurité juridique en éteignant les contentieux en requalification. Elle aurait également pour effet d’étendre aux travailleurs des plateformes les droits et protections des salariés. Cette option techniquement aisée à mettre en œuvre amènerait enfin de la clarification. Ce n’est, cependant, pas l’hypothèse de travail des pouvoirs publics ayant initié cette mission. L’argument selon lequel les travailleurs des plateformes seraient eux-mêmes opposés à une telle option, semble sans doute factice : les sondages ne sont pas si clairs et ne tiennent pas lieu de référendum ou de prise de position de représentants légitimes ; l’argument tiré de l’alourdissement du coût de fonctionnement des plateformes paraît également spécieux, tant les allègements de cotisations sociales pour les salaires proches du SMIC sont élevés. Le seul argument recevable et possiblement pertinent est celui de l’autonomie dans l’exercice du travail sur les plateformes. » ([379])

M. Jean-Yves Frouin a pu le confirmer à la commission d’enquête : « Nous nous sommes posé la question de savoir s’il n’était pas opportun de reconnaître le statut de salariés à l’ensemble des travailleurs des plateformes. Nous avons considéré que cela pouvait présenter des avantages mais nous n’avons pas donné suite dans la mesure où il ne s’agissait pas de l’esprit de la mission qui nous avait été confiée par les pouvoirs publics » ([380]).

La « mission Frouin » a également écarté la création d’un tiers statut entre le statut de travailleur indépendant et celui de salarié qui soit spécifique aux travailleurs des plateformes, comme il en existe dans un certain nombre de pays européens tels que le Royaume-Uni, l’Espagne ou l’Allemagne. Comme l’a expliqué M. Jean-Yves Frouin à la commission d’enquête, il n’a pas paru opportun de retenir cette solution pour trois raisons :

« D’abord, [une mission de 2008] avait préconisé dans son rapport la création d’un tiers statut mais les pouvoirs publics n’avaient pas donné suite, vraisemblablement parce que les partenaires sociaux y étaient fermement opposés.

« Ensuite, il existe une difficulté d’appréciation sur la réalité de la nature du contrat entre le travailleur salarié et le travailleur indépendant : le lien de subordination est une notion assez difficile à cerner et à apprécier. Si l’on crée un tiers statut, on ajoute deux frontières floues à une seule frontière floue. On aurait complexifié les choses pour les uns et les autres sans aucun avantage.

« La troisième raison était une raison d’opportunité. En effet, on peut craindre qu’un troisième statut entraîne une externalisation vers ce tiers statut de travailleurs actuellement salariés. Cela pourrait leur être préjudiciable en termes de protection légale. » ([381])

In fine, le « rapport Frouin » propose une solution de moyen terme dans laquelle les travailleurs des plateformes seraient les salariés d’un tiers employeur, soit une coopérative d’activité et d’emploi, soit une entreprise de portage salarial. Concernant le dialogue social, le rapport préconise l’organisation d’élections syndicales dans chaque entreprise et la protection des représentants élus. Il propose également la création d’une autorité de régulation des plateformes, l’encadrement du temps de conduite des chauffeurs VTC et livreurs ainsi qu’une rémunération minimale pour tous les travailleurs des plateformes.

On peut se demander pourquoi le cadre de la « mission Frouin » fixé par le Gouvernement s’est révélé aussi favorable aux intérêts des plateformes. Il est probable que le lobbying d’Uber et des plateformes y soit pour quelque chose. Cela a été confirmé en creux par M. Jean-Yves Frouin devant la commission d’enquête : « Il est regrettable de ne pas disposer, à ma connaissance, d’étude pour savoir si la requalification en salariat entraîne une diminution importante des emplois. Toutefois, les plateformes soutenaient très largement cet argument qui avait rencontré un écho manifeste auprès des pouvoirs publics. Elles faisaient valoir que ce type d’activité constitue un gisement d’emplois particulièrement opportun pour des populations qui en sont généralement dépourvues et pour lesquelles l’idée d’une certaine autonomie d’exercice liée au statut de travailleur indépendant peut être séduisante d’autant que le statut de salarié représente un coût élevé pour les plateformes concernées. »

Surtout, les documents auxquels la rapporteure a pu avoir accès dans le cadre de la commission d’enquête suggèrent une forte mobilisation d’Uber pour peser dans la préparation de l’ordonnance prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités. Peu avant l’adoption définitive de cette loi, Uber a fait appel au cabinet de conseil AT Kearney pour mener une réflexion sur la forme que devrait prendre « un “dialogue social 2.0” adapté aux travailleurs de la plateforme Uber ».

Dans un courrier à Uber du 27 novembre 2019 ([382]) , AT Kearney indique que le cadre juridique français « ne décrit pas le dialogue social 2.0” par lequel il pourrait être amené à évoluer. C’est pourquoi une ordonnance prescrit de compléter et prolonger la charte d’un dispositif à imaginer qui permette justement aux travailleurs et aux plateformes de faire évoluer les conditions de travail dans un format à inventer », tout en précisant qu’Uber « souhaite rapidement prendre l’initiative et réfléchir à ce que pourrait être dans le contexte français cet espace d’échanges. Uber a d’ores et déjà mis en chantier les briques de la charte et a plusieurs ambitions en lien avec cette nouvelle attente ». Parmi ces ambitions : « montrer sa proactivité et sa capacité d’innovation sociale “hors contraintes” » et « effacer une partie du passif d’image associé à “l’uberisation” en étant désormais vu comme l’entreprise qui se sera saisie de ces sujets et aura imaginé ce “dialogue social 2.0” ».

Pour « préparer le terrain afin que les propositions trouvent un écho positif immédiat et remplissent pleinement le vide actuel », AT Kearney propose à Uber la création d’un « comité d’orientation […] pour valider les hypothèses de travail, revoir les recommandations et les amender, veiller à l’adéquation des propositions et dispositifs mis en avant aux attentes des travailleurs des plateformes, des structures traditionnelles de représentation des travailleurs quel que soit leur statut, du Président de la République et plus largement de l’opinion publique ». Il propose que ce comité soit présidé par M. Bruno Mettling, praticien du dialogue social et expert des conséquences de cette transformation numérique sur l’organisation du travail. La rapporteure a pu avoir confirmation que les travaux de ce comité ont bien été à leur terme, puisqu’elle a eu accès à une note d’AT Kearney qui les résume et détaille les propositions qui en résultent.

Il n’est guère étonnant qu’Uber se soit mobilisée pour peser sur la définition du dialogue social prévu par la loi d’orientation des mobilités. Il est toutefois plus surprenant de voir figurer dans ce dossier le nom de M. Bruno Mettling, compte tenu du rôle que ce dernier a joué par la suite. Le cabinet de conseil Topics qu’il a fondé a ainsi transmis au cabinet AT Kearney deux factures intitulées « Mission d'accompagnement d'Uber dans sa réflexion sur le dialogue avec ses partenaires et leur représentation - Animation du Comité d'Orientation ». La première est datée du 23 avril 2020 et s’élève à 54 000 euros TTC, et la seconde est datée du 25 mai 2020 et s’élève à 6 000 euros TTC.

5.   L’organisation d’un dialogue social de type nouveau sous le contrôle d’Uber

Comme l’a souligné M. Jean-Yves Frouin lors de son audition, les conclusions de la mission n’ont pas été mises en œuvre : « Le rapport n’a pas été suivi du tout puisque l’actuelle Première ministre, à l’époque ministre du travail, a décidé de désigner une task force pour préparer les termes de l’ordonnance d’avril 2021, laquelle a été suivie d’une nouvelle ordonnance, puis d’un scrutin pour désigner les représentants des travailleurs des plateformes. » ([383])

La préparation de l’ordonnance prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités est ainsi confiée, en décembre 2021 à une task force dirigée par… M. Bruno Mettling.

a.   La mission de préfiguration de l’ARPE : le rôle prépondérant d’Uber ?

Les travaux de la task force aboutissent finalement à la publication de deux ordonnances. La première du 21 avril 2021 ([384]) instaure le principe d’un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs dans le secteur des VTC et dans le secteur de la livraison, organise la représentation des travailleurs à travers une élection nationale et crée une Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) chargée de piloter ce nouveau dispositif. La seconde du 6 avril 2022 ([385]) détermine les modalités de représentation des organisations de plateformes et complète les missions de l’ARPE. Entre ces deux textes, un décret du Président de la République nomme le président du conseil d’administration de l’ARPE en la personne de… M. Bruno Mettling.

La préparation des ordonnances relatives au dialogue social entre les plateformes et les travailleurs par une task force dirigée par M. Bruno Mettling ainsi que la nomination de ce dernier à la tête de l’ARPE posent évidemment question. Quelques mois auparavant, M. Mettling, à travers son cabinet de conseil Topics, avait notamment effectué des activités de conseil, à la demande d’AT Kearney, pour le compte d’Uber, pour peser sur la définition du cadre devant être donné au dialogue social en cours de construction entre les plateformes et les travailleurs, notamment dans le cadre de la « mission Frouin ».

Devant la commission d’enquête, M. Bruno Mettling a assumé cette situation et s’est justifié de la manière suivante : « Je souhaite […] partager avec vous ce qui peut expliquer pourquoi plusieurs gouvernements successifs ont bien voulu m’honorer en faisant appel à mon expertise pour accompagner leur réflexion et leur action quant à l’impact social de la transformation numérique. Je suis en effet devant vous en tant que praticien du dialogue social et expert des conséquences de cette transformation numérique sur l’organisation du travail. […]

« J’ai décidé il y a maintenant cinq ans de me consacrer à l’activité de conseil aux entreprises autour des enjeux de la gestion du volet humain des transformations. J’ai ainsi créé le cabinet Topics il y a cinq ans et nous avons réalisé plus de deux cents missions de service aux entreprises, autour justement de cette transformation du travail et des enjeux du travail hybride, des problématiques de management et des conséquences de cette transformation sur la santé des salariés. Tel est le cœur de mon expertise : non seulement le dialogue social mais également toutes les conséquences de cette transformation du travail sur les salariés, dans un rôle de conseil aux entreprises.

« Dans ce cadre, j’ai été sollicité par un cabinet qu’Uber avait chargé d’organiser une concertation en amont du “rapport Frouin”. En tant qu’expert du numérique et du travail, j’ai répondu présent : le conseil aux entreprises est le cœur de mon activité. […]

« Je ne suis pas ici pour défendre la société Uber compte tenu de la neutralité que m’impose ma fonction de président de l’ARPE. Cependant, à l’époque, je pensais plutôt qu’il était pertinent qu’une entreprise américaine aussi peu familière de nos pratiques sociales cherche à disposer d’un certain nombre d’expertises. Pour compléter mon propos, sous serment, je n’ai pas passé un seul appel pour porter le point de vue d’Uber à l’issue des travaux d’expertise précédemment mentionnés. Je n’ai pas non plus participé à des réunions pour accompagner Uber dans un rôle de lobbying et d’influence. » ([386])

La rapporteure estime néanmoins que la question d’un conflit d’intérêts de M. Mettling n’est toutefois pas réglée, puisque le président du conseil d’administration de l’ARPE n’est soumis à aucune obligation déclarative auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Comment peut‑on accepter que le Gouvernement confie la mission d’organiser le dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs à quelqu’un qui a été – certes indirectement – rémunéré pour défendre les intérêts d’Uber, et dans un cadre qui, en excluant toute requalification en salariat, correspond exactement à ce que souhaitaient les plateformes ?

En outre, la rapporteure relève également une inexactitude dans les propos tenus par M. Mettling devant la commission d’enquête : selon lui, ses prestations, qui « n’étaient pas des prestations de lobbying et d’influence » mais « des prestations de conseil qui mobilisent l’expertise, par exemple sur le benchmark du statut d’indépendant et ses conséquences en termes de couverture sociale, de maladie professionnelle ou de chômage […] se sont déroulées deux ans au préalable alors qu’il n’était pas encore question de l’ARPE » ([387]). Or les documents que la rapporteure a pu consulter laissent penser que les travaux de M. Mettling au sein du groupe d’expert d’AT Kearney au service d’Uber se sont poursuivis jusque fin mai 2020, soit quelques mois seulement avant sa nomination dans la task force, survenue le 11 janvier 2021. La rapporteure s’étonne de cette déclaration inexacte, qui lui semble révélatrice d’une volonté d’amoindrir artificiellement le délai entre son placement à la tête de la mission et le travail de M. Mettling pour AT Kearney, et donc in fine de minorer son lien avec l’entreprise Uber.

b.   L’ARPE : un dialogue social au service des intérêts d’Uber ?

Selon M. Bruno Mettling, la création de l’ARPE était une nécessité : « Les représentants des travailleurs nous ont indiqué qu’ils ne voulaient pas que le dialogue social et le vote soient organisés par les plateformes. Nous avons ainsi constaté un déficit de confiance considérable entre les plateformes et les représentants des travailleurs. Nous avons aussi entendu un certain nombre d’entre eux indiquer que l’organisation traditionnelle du dialogue social ne leur convenait pas et que les organisations de travailleurs qu’ils représentent devaient avoir leur place, à côté des organisations syndicales traditionnelles.

« Nous avons donc forgé de toutes pièces un nouveau système de dialogue social. Dès lors que le statut d’indépendant avait été conservé, la conséquence logique a consisté à réfléchir à la manière d’organiser un dispositif de négociation collective avec des représentants légitimes des travailleurs – c’est-à-dire en démocratie, résultant d’un processus d’élections organisées par l’État – et la nécessité d’un tiers de confiance. » ([388])

L’ARPE demeure néanmoins une autorité très peu représentative des travailleurs. La participation aux premières élections des représentants des travailleurs indépendants, qui se sont déroulées du 9 au 16 mai 2022, s’est élevée à 3,91 % pour les VTC et à 1,83 % pour les livreurs. En outre, les auditions de la commission d’enquête ont révélé que de nombreux chauffeurs de VTC ou livreurs n’étaient pas inscrits sur les listes électorales, refusant par principe de participer à un cadre qu’ils estimaient être défini par les plateformes elles-mêmes :

– M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV : « Plusieurs éléments donnaient l’impression qu’Uber cherchait à créer une autorité qui se positionnerait en sa faveur. M. Bruno Mettling m’a contacté, notamment par SMS, pour me proposer une rencontre et essayer de nous dissuader de poursuivre notre campagne contre le vote » ([389]) ;

– M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC : « L’ARPE ne sert à rien dès lors qu’elle est présidée par un ancien lobbyiste ou partenaire d’Uber. Cette plateforme est derrière toutes les situations et je n’étais pas intéressé par l’ARPE au vu de cette réalité » ([390]) ;

– M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés : « l’arrêté ne mentionne pas que l’ARPE dispose d’un pouvoir réel. En revanche, j’accepterais de m’y joindre si j’avais l’assurance qu’à travers cette structure, nous pourrions forcer les plateformes à instaurer un tarif plancher et un traitement de l’aspect disciplinaire hors des plateformes. À nouveau, il s’agit d’un leurre et de nombreuses associations, que je juge illégitimes, se sont lancées dans cette dynamique. On aboutit à une solution absurde puisqu’elles ont réussi à négocier un tarif minimum inférieur au tarif minimum actuel. » ([391])

M. Bruno Mettling lui-même a reconnu des résultats décevants, tout en les nuançant : « la faiblesse de la participation aux élections […] constitue une réelle déception. Je rappelle néanmoins que le taux de participation aux élections au sein des TPE est également très faible, puisqu’il est de 5 %. On constate donc la difficulté d’organiser l’expression d’un collectif professionnel dans un contexte d’extrême capillarité des représentants, a fortiori quand il s’agit de premières élections, auprès d’un public qui est particulièrement difficile à toucher et à motiver. De plus, le processus était complexe ; il a fallu construire des listes électorales en quelques mois tout en prenant des précautions importantes lors du vote pour éviter les manipulations. » ([392])

M. Pierre Ramain, directeur général du travail, a apporté un contrepoint similaire : « Si les taux de participation peuvent paraître faibles […], cette impression est à relativiser : il s’agit d’une première élection du genre, pour un public d’indépendants qui n’a pas l’habitude du dialogue social. Pour rappel, à titre de comparaison, le taux de participation pour les dernières élections au sein des TPE était de 5,5 %. Il faut donc progresser en la matière mais la comparaison est intéressante. […]

« S’agissant de l’ARPE, il convient de relever que la création d’un établissement public spécifique constitue une originalité dans le paysage. Elle est issue de la volonté partagée par les différentes parties de disposer d’un tiers de confiance à même de faciliter l’instauration d’un véritable dialogue social entre les acteurs. Cette création présente également l’intérêt de s’accompagner d’un financement à la charge des plateformes, en partant du principe qu’elles doivent être impliquées financièrement dans la régulation du dialogue social. » ([393])

Malgré toutes ces bonnes intentions, la création de l’ARPE semble en réalité être au cœur de la stratégie d’Uber et des plateformes pour empêcher toute requalification des relations entre les plateformes et leurs travailleurs en salariat. L’existence même de l’ARPE permet de concentrer le débat sur d’autres débats que la requalification en salariat ou la reprise du contrôle par les chauffeurs du tarif de leurs courses : la protection sociale des travailleurs, l’instauration d’un tarif minimal par course et, en creux, la volonté des plateformes de parvenir à un tiers statut spécifique qui les libéreraient des contraintes liées aux droits garantis par le salariat.

C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles certains chauffeurs, comme M. Sayah Baaroun, refusent de participer à l’ARPE : « Il nous a été demandé d’arrêter de réclamer la reprise du contrôle du tarif et de l’aspect disciplinaire par les chauffeurs VTC en échange du financement de notre protection sociale par les plateformes. […] Nous souhaitons, depuis des années, reprendre le contrôle du prix et de l’aspect disciplinaire mais la réponse que nous recevons est toujours différente. […] Ils tentent simplement de contourner la question plus fondamentale du contrôle du tarif par les chauffeurs » ([394]).

L’ARPE n’a d’ailleurs permis que des avancées très limitées à l’égard des chauffeurs de VTC. Un premier accord ([395]) a certes créé un revenu minimal par course dans le secteur des plateformes VTC, fixé à 7,65 euros ; néanmoins, ainsi que l’ont révélé les auditions, ce tarif n’est contraignant que pour Uber car il est inférieur aux tarifs déjà proposés par de nombreuses plateformes – lesquelles pourraient en conséquence être incitées à s’aligner à la baisse. Le second accord ([396]) signé concerne quant à lui la méthode et les moyens de la négociation dans le secteur des plateformes VTC.

Dans le secteur de la livraison, ainsi que l’a indiqué M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion : « Trois accords ont été proposés par l’API [Association des plateformes d’indépendants], le 20 avril 2023 : le premier crée de nouveaux droits, plus protecteurs pour les livreurs, en amont et en aval de la rupture du lien commercial à l’initiative de la plateforme ; le deuxième instaure un revenu minimal garanti horaire de 11,75 euros ; le troisième alloue des ressources supplémentaires aux représentants des travailleurs indépendants. » ([397])

De fait, le fonctionnement de l’ARPE permet à Uber – représenté par le truchement de l’Association des plateformes d’indépendant (API) – de verrouiller les accords. En effet, les articles L. 7343-27 et suivants du code du travail, dans leur rédaction résultant de l’ordonnance du 6 avril 2022 précitée, prévoient que des accords collectifs de secteur peuvent être conclus au niveau des VTC, d’une part, et des livreurs, d’autre part, à condition d’être signés « par, d’une part, au moins une organisation professionnelle de plateformes reconnue représentative et, d’autre part, une ou plusieurs organisations de travailleurs reconnues représentatives ayant recueilli […] plus de 30 % des suffrages exprimés en faveur d’organisations de travailleurs reconnues représentatives, quel que soit le nombre de votants, et à l’absence d’opposition d’une ou plusieurs organisations de travailleurs reconnues représentatives ayant recueilli la majorité des suffrages exprimés en faveur des mêmes organisations à ces mêmes élections, quel que soit le nombre de votants » ([398]). Or, si le secteur des VTC comprend deux organisations professionnelles de plateformes représentatives ([399]), le secteur des activités de livraison n’en compte qu’une seule : l’API ([400]). Dans ce dernier secteur, aucun accord ne peut donc être validé sans la signature d’Uber.

Face à une telle organisation, on comprend la colère de M. Yassine Bensaci, vice-président de l’association des VTC de France (AVF), devant la commission d’enquête :

« De notre point de vue, le problème, ce n’est pas vraiment Uber mais l’État : quelles que soient les méthodes d’Uber, c’est à l’État de les réguler, ce qu’il n’a pas fait. Comme on dit souvent : pour applaudir il faut deux mains. Uber n’est donc pas la seule responsable car l’État l’a laissée faire.

« Je ne comprends d’ailleurs pas la volonté de l’État de donner un poids surdimensionné à Uber dans cette structure. […] Nous ne pouvons donc pas signer un accord avec la FFTPR (Fédération française des transports de personne sur réservation), qui regroupe des plateformes françaises et étrangères. Du moins, Uber peut le casser facilement, car elle est majoritaire dans la représentativité des plateformes. Dans ce système, Uber a reçu un chèque en blanc depuis le début ; l’État n’a jamais rien fait. Même avec l’ARPE, cette autorité de régulation de la profession, le poids d’Uber reste surdimensionné. Il existe encore une volonté de l’État de laisser Uber faire la pluie et le beau temps dans ce secteur. » ([401])

Pourtant, le Gouvernement, quant à lui, semble se féliciter de la création de l’ARPE et de la manière dont le dialogue social entre les plateformes et les travailleurs s’organise. Pour Élisabeth Borne, Première ministre, « ce modèle de dialogue social est unique en Europe et [il] fait de la France un des pays les plus protecteurs des droits des travailleurs des plateformes. C’est bien le Gouvernement qui a donné un cadre et permis les conditions d’une discussion plus équilibrée entre plateformes et travailleurs » ([402]). Selon M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, « [c]’est un choix de confiance dans la concertation entre les représentants des travailleurs et ceux des plateformes : c’est le pari du dialogue et du consensus » ([403]).

En réalité, le Gouvernement défend la même stratégie qu’Uber et les plateformes : concéder des droits aux travailleurs pour éviter toute requalification en salariat ou la reprise du contrôle par les chauffeurs du tarif de leurs courses. Devant la commission d’enquête, le ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, ne s’en est pas caché : « L’objectif de la concertation est d’élaborer des droits et d’assurer le développement économique du secteur, sans remettre en cause les statuts existants. Il revient toujours au juge, qui apprécie au cas par cas, de requalifier le statut d’un travail, dont les conditions d’exercice ne s’apparentent pas à celles propres à un indépendant » ([404]).

Dans le cadre du contrôle sur pièces et sur place que la rapporteure a effectué au ministère du travail, en application des prérogatives que lui confèrent l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires ([405]), elle a pu consulter des dizaines d’échanges de courriels entre M. Alexis Cintrat, directeur des affaires publiques d’Uber en France, et le cabinet de M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, qui attestent de discussions régulières et approfondies sur les projets d’ordonnance de 2021 et 2022 concernant l’organisation du dialogue social entre les plateformes et les travailleurs.

 

Le contrôle sur pièces et sur place a également permis à la rapporteure de prendre connaissance des projets d’amendements transmis par Uber au Gouvernement dans le cadre des négociations sur la proposition de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme. Au niveau national comme au niveau européen, la plateforme poursuit la même stratégie : éviter la requalification en salariat.

6.   La poursuite des manœuvres d’Uber

Si depuis 2017 Uber essaie de se refaire une image de « bonne conduite », en sous-main elle continue à manœuvrer pour truquer le « dialogue social » qu’elle a pourtant appelé de ses vœux.

M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national de VTC INV a indiqué à la commission d’enquête : « À la suite de la création de notre mouvement, nous avons subi des pressions. On nous a laissé entendre que, si nous allions à contre-courant d’Uber, une multinationale puissante, nous risquerions des sanctions. Une personne qui s’est présentée sous le nom de Nadia Chalghoumi et prétendait travailler dans un service de renseignements généraux nous a indiqué avoir des contacts au sein de la police ; elle a essayé de nous intimider, sans succès. J’ai rapporté ces faits à d’autres chauffeurs et mes camarades, solidaires, ont décidé de mener des actions qui ont fait la une de la presse lilloise. Dès lors, Uber a changé de stratégie et opéré une tentative de rapprochement. La plateforme sous-entendait que, si nous nous mettions de son côté, nous serions privilégiés et bénéficierions d’une bonne place bien confortable. J’ai demandé ce que cela signifiait mais je n’ai pas eu de réponse.

« Les déconnexions subies et abusives – sans préavis ni justification – ont persisté, plaçant nos collègues endettés dans une situation délicate. Nous nous sommes dès lors mobilisés à l’échelon national. J’ai pris la tête d’un mouvement social qui a débuté en novembre 2019 : afin de manifester notre mécontentement, nous avons bloqué tous les bureaux partenaires d’Uber. Notre démarche a porté ses fruits et j’ai été contacté, de manière répétée, par une certaine Élodie Jones, qui souhaitait promouvoir le dialogue social. Mais la possibilité de défendre les 300 chauffeurs déconnectés m’a été refusée, au motif que leur politique américaine ne prévoyait pas de négocier avec les syndicats. [...]

« Devant mon refus persistant de leur accorder ma confiance, une certaine Maya Layat m’a donné rendez-vous à Aubervilliers et proposé la somme de 150 euros, sous forme de bonus défiscalisé, en contrepartie de ma participation à une commission gérant la déconnexion et la reconnexion des chauffeurs partenaires d’Uber. Mon adjoint a participé à une commission de ce genre, qui compte quatre personnes favorables à Uber et une seule défendant les intérêts des
chauffeurs – c’est d’ailleurs ainsi que fonctionne l’ARPE, l’actuelle autorité des relations sociales des plateformes d’emploi. On m’a ensuite adressé des propositions un peu farfelues, comme celle de bénéficier de courses plus rentables et non référencées dans la plateforme, liées à des contrats avec de grands groupes. Finalement, on m’a clairement dit que j’avais tout intérêt à ne pas m’entêter, faute de quoi je rencontrerais quelques difficultés comme d’autres collègues en ont eues. Non seulement j’ai refusé leur dernière proposition, mais j’ai aussi filmé un échange avec Mme Layat – cette vidéo est disponible sur YouTube –, au cours duquel j’ai demandé à mon interlocutrice de répéter ce qu’elle m’avait dit précédemment. Elle s’est affolée et a quitté les lieux précipitamment.J’ai continué à recevoir des appels et on m’a menacé de sanctions, alors que mon seul objectif était de défendre les droits des chauffeurs. En 2019, j’ai été déconnecté, au motif que j’aurais harcelé, menacé et pris en otage des salariés d’Uber – la plainte a été classée sans suite. Les forces de l’ordre et un huissier de justice étaient systématiquement appelés sur les lieux les jours de mobilisation. Nous n’avons jamais été violents et nous ne sommes pas responsables du comportement des autres organisations. Nous réclamions davantage de concertation. Suite à ma déconnexion et à celle de mon adjoint, Rachid Laddi, les autres chauffeurs se sont démobilisés, de peur de subir le même sort. [...]

« Assez étrangement, il y a deux ans, la directrice générale d’Uber France, Laureline Serieys, a souhaité s’entretenir avec moi pour favoriser le dialogue social. Lors de cette rencontre, organisée à Lille, elle m’a proposé de fumer ensemble le “calumet de la paix” et de collaborer, alors que Bolt déployait une politique tarifaire agressive. J’ai été surpris qu’elle veuille travailler avec un syndicaliste réputé hostile à Uber. Elle m’a proposé d’intégrer l’entreprise en tant que responsable du syndicat le plus représentatif de France, selon l’exemple britannique. J’ai décliné son offre, considérant qu’il n’était pas acceptable de nous qualifier de chauffeurs indépendants alors que nous étions constamment subordonnés. » ([406])

Uber continue donc à agir de manière sous terraine afin d’influencer la représentation de ses chauffeurs et le dialogue social dans un sens conforme à ses intérêts, malgré ses protestations répétées de rupture avec les pratiques illégales qui ont caractérisé ses premières années d’existence.

7.   Le lobbying des plateformes contre la proposition de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes

Si le lobbying d’Uber, comme celui des autres plateformes, a été très actif en France, elles agissent également pour défendre leurs intérêts au niveau européen.

En février 2021, alors que la Commission européenne confirme son intention de proposer une directive visant à protéger les droits des travailleurs des plateformes, Uber, par la voix de son président directeur général (PDG) M. Dara Khosrowshahi, annonce un « better deal » pour les travailleurs des plateformes en Europe ([407]). Il y défend un modèle de dialogue social européen spécifique au secteur des plateformes. Certains éléments de langage préparés par AT Kearney, sous l’égide du comité d’orientation présidé par M. Bruno Mettling, en insistant sur le fait que ce dialogue social doit intégrer les contraintes propres au travail des plateformes : « Le travail sur une plateforme, avec une véritable flexibilité dans les deux sens, est fondamentalement différent d’une relation d’emploi. […] Dans ce contexte, le dialogue social doit intégrer ces différences, et non les éliminer, s’il veut améliorer les conditions de travail des travailleurs de plateformes et préserver la flexibilité qu’ils apprécient. » ([408])

Quelques jours plus tard, M. Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber, dresse les contours d’un modèle qui pourrait ressembler à l’ARPE : « Nous devons construire de nouveaux modèles qui reflètent la nature distincte du travail sur plateforme et les intérêts des travailleurs indépendants. Nous soutenons les initiatives visant à développer une représentation plus appropriée pour les travailleurs des plateformes. » La France est même citée en exemple : « Certains pays européens montrent la voie. La France a mis en œuvre une série de réformes progressistes, augmentant le niveau de transparence et de choix que les plateformes devraient offrir aux travailleurs, tout en garantissant des protections telles que l’assurance obligatoire et la formation professionnelle. » ([409])

Au niveau national comme au niveau européen, la stratégie d’Uber est similaire : défendre toutes les solutions permettant de conserver le statut d’indépendant des travailleurs et d’éviter toute requalification en salarié. L’existence d’un lobbying organisé des plateformes contre la présomption réfragable de salariat prévue dans la directive, a été confirmé lors des auditions menées par la commission d’enquête.

On notera d’ailleurs que cette stratégie d’Uber est préparée de longue date. Ainsi, les Uber files ont révélé les nombreux liens qui unissaient déjà Mme Neelie Kroes, alors commissaire européenne, et Uber, avant même qu’elle ne vienne travailler pour la plateforme ([410]). Mme Kroes avait d’ailleurs déjà publiquement pris position en faveur d’Uber – contre la décision de la ville de Bruxelles d’interdire UberPop – et avait préconisé… de développer les droits sociaux des travailleurs des plateformes.

La députée européenne Mme Leïla Chaibi a pu témoigner du lobbying d’Uber et des plateformes auprès des institutions européennes, et de la nécessité d’organiser un contre lobby populaire afin de défendre les intérêts des travailleurs : « Un rapport de force s’est constitué pour définir le contenu et le cadre de la proposition législative. D’un côté, les lobbys des plateformes ont entrevu une occasion de légaliser ce que les juges, au contraire, considéraient comme illégal, par la création d’un statut tiers entre le travailleur indépendant et le salarié : ils souhaitaient ainsi obtenir l’obligation de subordonner des travailleurs sans aucune contrepartie. De l’autre côté, des forces – dont mon groupe fait partie – ont voulu saisir l’opportunité d’obliger les plateformes à assumer les mêmes obligations que l’ensemble des employeurs, à partir du moment où elles exercent un lien de subordination – à savoir, l’application du droit du travail et de la protection sociale.

« Dès lors, le lobbying intensif, qui visait principalement la Commission européenne, s’est orienté vers le Parlement, qui, de même que le Conseil, avait reçu la proposition pour une nouvelle phase de négociation. Les lobbys d’Uber n’étaient pas restés inactifs avant cette date : en effet, le 15 février 2021, le directeur général d’Uber, Dara Khosrowshahi, avait publié un livre blanc, intitulé “A better deal”, dans lequel il exposait sa propre vision de la législation européenne à établir. Opposé à toute modification du statut des indépendants, il proposait de leur accorder plus de droits, notamment en matière de dialogue social. Le 16 février, il tenait ces mêmes propos dans une tribune publiée dans Politico, qui est le média le plus lu par la sphère politique européenne. […]

« Je pourrai vous fournir d’autres éléments révélateurs de la pression que les lobbys ont fait peser sur le Parlement européen durant la deuxième phase de négociation, notamment des courriers adressés à des députés qu’ils estimaient susceptibles de diffuser leur narratif. Les forces progressistes y ont répondu par une forme de contre-lobbying en faisant entendre les revendications des travailleurs au sein du Parlement. […]

« Les commissaires européens sont sans arrêt confrontés aux lobbyistes, et jamais aux travailleurs. Or, la construction d’un lobby populaire alternatif pour faire entendre les revendications des travailleurs sur la scène bruxelloise a été un élément déterminant dans les avancées que nous avons obtenues. » ([411])

Mme Lora Verheecke, chercheure à l’Observatoire des multinationales et porte-parole de l’Observatoire du lobbying au niveau européen a également confirmé la puissance du lobbying d’Uber : « Une entreprise comme Uber emploie non seulement des personnes essayant de représenter ses intérêts auprès des dirigeants européens, mais elle est également membre de BusinessEurope, de Delivery Platforms Europe ou de think tanks. Uber fait en outre appel à des cabinets d’avocats, des agences de communication. » ([412])

Outre le lobbying d’Uber et des plateformes, le plus étonnant dans la négociation sur la proposition de directive reste la position défendue par la France au sein du Conseil de l’Union européenne, qui est de fait « assez proche de celle d’Uber et d’autres lobbys des plateformes » selon Mme Verheecke ([413]).

Les médias s’étaient fait l’écho d’une lettre de la Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne adressée à la Commission européenne ([414]), le 16 septembre 2021, dans laquelle on apprenait que « les autorités françaises “ne sont […] pas favorables à une présomption de salariat” […]. Cette présomption irait à l’encontre de la législation française, adoptée pour préserver “des modèles reposant sur un degré d’autonomie et de flexibilité pour les travailleurs, coïncidant avec le modèle économique principalement mis en œuvre par les plateformes” ». La lettre soutenait également le dialogue social comme un moyen de « concilier ces nouvelles activités économiques avec une amélioration des droits sociaux et des conditions de travail des travailleurs » et encourageait la Commission « à “tenir compte de l’hétérogénéité du groupe des travailleurs recourant aux plateformes numériques” [avec] “des critères partagés” pour distinguer les travailleurs fortement dépendants économiquement des plateformes de ceux “pour lesquels le dialogue social peut suffire afin d’en améliorer les conditions de travail” ». Enfin, elle s’inquiétait « du renversement de la charge de la preuve, qui entraînerait une “multiplication des contentieux”, alors que 5,5 millions de travailleurs pourraient être requalifiés à la suite de cette directive, selon les estimations de la Commission ».

Devant la commission d’enquête, Mme Leïla Chaibi a confirmé l’opposition de la France au projet de directive ainsi que la proximité de la position française avec celle défendue par les plateformes : « Les lobbys d’Uber et de Deliveroo, que j’ai rencontrés en décembre 2019 puis en janvier 2020 pour échanger avec eux au sujet de cette proposition législative, m’ont confié que la démarche d’Emmanuel Macron représentait pour eux un modèle en Europe. Nous étions alors au lendemain de l’adoption de la loi d’orientation des mobilités (LOM) en France. […]

«  [E]n septembre 2021, la Représentation permanente de la France a diffusé un courrier dans lequel elle préconisait de ne pas suivre le scénario de la présomption de salariat. En effet, à partir du Sommet social de Porto en mai 2021 et jusqu’au mois de décembre – date à laquelle la Commission européenne devait émettre sa proposition sur la présomption de salariat –, la question du travail des plateformes s’est progressivement effacée des déclarations préfigurant la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE). La France, qui était en faveur de l’adoption d’un tiers statut – option abandonnée au fil des échanges – a choisi de favoriser un autre des scénarios publiés par la Commission européenne au cours de l’année 2021, à savoir le renversement de la charge de la preuve. Dans ce cadre, il revient au travailleur de se rendre chez le juge pour faire valoir la bonne classification de son statut – même si ce n’est pas à lui d’en apporter les preuves. » ([415])

La proposition de directive présentée par la Commission européenne le 9 décembre 2021 n’a finalement pas pris en compte les préoccupations exprimées par la France. L’article 4 introduit bien une présomption légale de salariat : « La relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique qui contrôle […] l’exécution d’un travail et une personne exécutant un travail par l’intermédiaire de cette plateforme est légalement présumée être une relation de travail » ([416]). S’il y a présomption de salariat, alors les travailleurs bénéficient des règles du droit du travail, de congés payés, de congés maladie, etc.

Dans le projet initial de la Commission européenne, cette présomption de salariat ne s’applique toutefois que sous certaines conditions. L’article 4 précise que « [c]ontrôler l’exécution d’un travail […] signifie accomplir au moins deux des actes suivants :

« a) Déterminer effectivement le niveau de rémunération, ou en fixer les plafonds ;

« b) Exiger de la personne exécutant un travail via une plateforme qu’elle respecte des règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire du service ou d’exécution du travail ;

« c) Superviser l’exécution du travail ou vérifier la qualité des résultats du travail, notamment par voie électronique ;

« d) Limiter effectivement, notamment au moyen de sanctions, la liberté de la personne exécutant un travail via une plateforme d’organiser son travail, en particulier sa liberté de choisir son horaire de travail ou ses périodes d’absence, d’accepter ou de refuser des tâches ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants ;

« e) Limiter effectivement la possibilité de la personne exécutant un travail via une plateforme de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers ».

Selon une note interne transmise par le Secrétariat général des affaires européennes à la commission d’enquête, le texte de la Commission pose les trois difficultés suivantes à la France :

«  En distinguant les “personnes exerçant sur les plateformes” et les “travailleurs des plateformes”, pour lesquels elle instaure une présomption de salariat, la proposition de directive introduit un risque vis-à-vis de notre cadre juridique national, au sein duquel les termes “travailleurs des plateformes” sont utilisés sans préjuger des relations contractuelles entre travailleurs et plateformes ;

«  Le champ des plateformes concernées, incluant le travail sur plateformes donnant lieu à des prestations tant physiques que dématérialisées, dépasserait celui des plateformes ayant une responsabilité sociale telle que prévu dans le code du travail pour concerner des entreprises qui ne sont pas considérées comme des plateformes dans le droit national, mais comme de simples sous-traitants ;

«  Le mécanisme proposé par la Commission (cumul de deux critères vérifiés entraînant de facto une présomption de salariat) rend l’approche de la Commission plus stricte que celle du juge français qui utilise, compte tenu de l’absence de définition légale du contrat de travail en droit français, la théorie du faisceau d’indices dont la qualification est une construction jurisprudentielle.

« Les plateformes ayant une responsabilité sociale, présentes sur les secteurs de la mobilité, entreraient ainsi de facto dans le champ de la présomption de salariat car elles remplissent les critères de détermination du prix et de supervision de la performance du travail, qui, pourtant, ne constituent pas à eux seuls des indices suffisants de l’existence d’un lien de subordination, mais font partie intégrante des relations contractuelles. » ([417])

Les documents confirment aussi que, durant les négociations, la France a tenté de limiter la portée de la présomption de salariat à travers « des amendements permettant une évolution du contenu, du nombre et des modalités d’application des critères proposés par la directive afin de cantonner la présomption de salariat aux réelles situations de subordination et d’éviter de capter les “vrais” indépendants. Lors des négociations, la France a ainsi proposé de modifier le seuil de déclenchement des critères de la présomption de salariat, la rédaction de ces critères (en particulier le critère de supervision de l’exécution du travail et de vérification de la qualité des résultats du travail) et d’introduire la possibilité d’une dérogation à l’application de ces critères quand leur mise en œuvre découle d’accords collectifs (prévue dans un considérant dans le texte de la Commission), afin de préserver notre modèle national reposant sur la négociation collective. La plupart des préoccupations françaises ont été entendues et prises en compte par la présidence tchèque. […]

« Ainsi, dans la dernière version du texte de compromis en date du 7 décembre 2022, le seuil de déclenchement de la présomption était fixé à trois critères sur sept, le critère c) avait été modifié dans un sens plus restrictif que ce qu’il n’était dans la proposition initiale de la Commission. Un article sur la possibilité d’une dérogation à l’application des critères via des dispositions légales ou conventionnelles a été ajouté au cours des négociations et préservé dans la dernière version du texte de compromis » ([418]).

Il est précisé que la proposition française d’introduire dans le texte des clauses suspensives, permettant de protéger le business des plateformes en attendant une décision définitive du juge, a été retirée : « La proposition de directive précise également que la présomption de salariat doit pouvoir être renversée devant les juridictions, à charge pour les plateformes d’apporter la preuve de l’absence de lien de subordination dans la relation avec le travailleur. Dans la proposition de la Commission, cette procédure n’a pas d’effet suspensif sur l’application de la présomption de salariat, ce qui peut conduire les acteurs économiques à devoir bouleverser leur modèle économique plusieurs fois en peu de temps. La France a également plaidé en faveur d’un effet suspensif de la procédure, ou a minima laissé à la main des États membres. […] la réserve de la France s’agissant de l’absence d’effet suspensif en cas de recours de la plateforme pour réserver la présomption de salariat avait été levée. » ([419])

Le commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux, M. Nicolas Schmit, a confirmé lors de son audition, l’opposition de la France à la présomption de salariat en ces termes : « Dans les discussions en cours, la France défend une dérogation généralisée – ce qui va dans le sens d’une présomption d’indépendance, qui donne raison, a priori, à la plateforme. En effet, il revient aux travailleurs des plateformes de prouver qu’ils ne sont pas indépendants devant une juridiction : c’est en fait la situation qui prévaut actuellement.

« Le rapport de force a permis de renverser la situation pour imposer une présomption de salariat, fondée sur des critères, et avec une possibilité, pour la plateforme, de démontrer que ses travailleurs sont bien indépendants. Je ne tiens pas à commenter les positions des États membres : la France n’est pas la seule à émettre des réserves. Cependant, la présomption d’indépendance revient à un statu quo voire pire, ce que la Commission ne peut accepter : il faut au contraire créer davantage de clarté et de sécurité juridique. Sans cela, comment expliquer qu’une extrême majorité des 300 jugements prononcés par des cours reconnaissait un statut salarié ? » ([420]).

Pour autant, M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes, s’est défendu devant la commission d’enquête d’une opposition de la France à la proposition de directive : « Je ne vois pas sur quels faits vous vous fondez pour estimer que la France essaye de “torpiller” cette directive. Si nous avions voulu torpiller ce texte, nous n’aurions pas tenu sept groupes de travail sous présidence française. En effet, si une présidence est impartiale, elle conserve néanmoins la maîtrise de l’ordre du jour. Nous avons instruit l’intégralité du texte, qui s’est traduit par un rapport de progrès soumis aux ministres compétents lors du Conseil Epsco de juin 2022.

« Je le répète : nous avons choisi de traiter ce texte. Quand un pays ne veut pas avancer sur un texte, il peut le faire, grâce à la maîtrise de l’ordre du jour. Si tel avait été le cas, nous n’aurions pas autant recherché un compromis, y compris lors des derniers jours qui ont précédé le Conseil Epsco du 8 décembre dernier. De même, si nous avions dilué le texte, je ne vois pas comment la Commission aurait marqué son accord sur celui-ci. […]

« Je m’inscris en faux contre l’idée que nous aurions cherché à torpiller le texte : encore une fois, si tel avait été le cas, nous n’aurions pas été sur le point d’obtenir une majorité qualifiée. Si nous avions poursuivi ce funeste dessein, nous aurions été isolés. »

Cela n’explique pas pourquoi le commissaire européen, les députés européens, les médias et les lobbys eux-mêmes estiment que la France défend au Conseil des positions similaires à celles que promeuvent les plateformes, et à l’opposé de la position adoptée par le Parlement européen le 2 février 2023, avec le soutien du groupe Renew au sein duquel siègent les députés européens membres du parti Renaissance.

La position du Parlement européen réécrit l’article 4 de la proposition de directive afin d’instaurer une présomption réfragable de salariat sans condition : « Une personne qui exécute un travail via une plateforme est soit un travailleur de plateforme, soit une personne véritablement indépendante. La relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique et une personne exécutant un travail par l’intermédiaire de cette plateforme est légalement présumée être une relation de travail et, par conséquent, les plateformes de travail numériques sont présumées être des employeurs. À cet effet, les États membres établissent un cadre de mesures, conformément à leurs systèmes juridiques et judiciaires nationaux, afin de veiller à ce que les autorités compétentes et les organismes qui vérifient le respect de la législation pertinente ou qui la font respecter ainsi que les personnes qui exécutent un travail via une plateforme et leurs représentants puissent se fonder sur la présomption légale. » ([421])

Le 12 juin 2023, les ministres de l’emploi et des affaires sociales des États membres de l’Union européenne sont parvenus à un accord sur la proposition de directive, très éloigné de la proposition du Parlement européen. Les critères de déclenchement de la présomption légale de salariat visant à lutter contre le salariat caché et les faux indépendants ont été durcis par rapport à la proposition initiale de la Commission européenne : le texte prévoit que si les travailleurs remplissent trois critères sur sept, ils doivent alors être considérés comme des salariés. Ce texte est donc moins ambitieux, puisqu’il impose aux travailleurs de remplir trois et non plus deux critères pour bénéficier de la présomption de salariat. Selon les estimations de la Commission européenne, cela exclurait près d’un million et demi de travailleurs (4,1 millions d’entre eux seraient requalifiés contre 5,5 millions dans la proposition initiale). Si cette version convient à la France, force est de constater que la Belgique, l’Espagne, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et la Roumanie considèrent que la solution n’est pas assez ambitieuse ([422]).

8.   Des notes internes des ministères témoignent d’une approche du Gouvernement extrêmement favorable à celle d’Uber

Non seulement le lobbying des plateformes ne s’est pas arrêté, mais la rapporteure a pu constater que, sur la question de la formation, comme sur celle de la présomption de salariat, le ministère de l’économie a pris fait et cause pour Uber et les plateformes, reprenant même en interne leurs éléments de langage et préconisant d’appliquer les mesures favorables aux plateformes.

Ainsi, la rapporteure a pu consulter une série de notes internes adressées aux ministres de l’économie, des transports et du travail concernant le secteur des plateformes entre 2018 et 2022. Elles concernent deux thématiques principales : la formation et l’examen des chauffeurs de VTC, d’une part, le statut des travailleurs des plateformes, d’autre part.

À titre liminaire, la rapporteure s’étonne des conditions dans lesquelles certaines de ces notes lui ont été remises. Ainsi, le cabinet du ministre  de l’économie a demandé à ce que les notes qu’il a transmises restent « strictement confidentielles » et que le « pré‑rapport » de la commission d’enquête, qui les mentionnerait lui soit envoyé en amont de sa publication. La rapporteure tient à souligner que cette demande est illégale : la divulgation de tout ou partie d’un rapport avant son adoption par la commission d’enquête et sa publication officielle est en effet interdite, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires ([423]). Elle tient par ailleurs à souligner que cette demande lui semble contraire au principe de séparation des pouvoirs et à rappeler que le rôle du Parlement est de contrôler l’exécutif, et non d’être contrôlé par lui, conformément au premier alinéa de l’article 24 de la Constitution du 4 octobre 1958, aux termes duquel : « [l]e Parlement [...] contrôle l’action du Gouvernement ».

Sur le fond, les documents transmis par ces ministères apparaissent d’intérêt public, puisqu’ils permettent d’établir, depuis 2017, la position du Gouvernement sur les sujets qui concernent les plateformes, et sur les revendications de celles-ci.

Ainsi, une note du 1er septembre 2017 sur la formation des chauffeurs de VTC, rédigée par la DGCCRF et signée par sa directrice de l’époque, Mme Nathalie Homobono, écarte, sans argumentation convaincante, l’hypothèse d’un « durcissement de l’accès à la profession de VTC », tout en soulignant que ce dernier était demandé à la fois « par les conducteurs de taxis et de VTC ». Au contraire, la note affirme que « supprimer l’examen VTC ou le simplifier significativement est nécessaire ». La note souligne également, non sans cynisme, la nécessité de prendre en compte « sur le terrain social, les risques inhérents à l’opposition des conducteurs de VTC et de taxis ». Une annexe de la note reprend les propositions des plateformes de VTC et émet des avis favorables sur la quasi-totalité de leurs propositions. Le ton est donc donné : l’objectif est de satisfaire les demandes des plateformes, quitte à générer un « risque social » du fait de la contradiction entre ces mesures et les revendications chauffeurs de taxi et de VTC.

Dans une autre note portant sur le même sujet, datée du 13 juin 2018, la DGCCRF préconise à nouveau un abaissement du degré d’exigence de l’examen professionnel VTC et déplore qu’une mission confiée au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) se soit montrée « faiblement réceptive à ces propositions ». Cette mission a en effet considéré que l’abaissement des exigences d’accès à la profession de VTC posait des problèmes en termes d’image de la France et de sécurité. D’après la note rédigée par la DGCCRF, « ces considérations devraient être parfaitement marginales ».

La rapporteure tient aussi à souligner qu’il n’est pas acceptable de considérer la sécurité des utilisateurs de VTC comme « parfaitement marginale ». La justification de ce caractère « marginal » pose question : en effet, la note affirme que « le principe des VTC est une notation par le client : des chauffeurs inadéquats seraient rapidement retirés des plateformes ». Il faudrait donc attendre que des atteintes à la sécurité des personnes soient commises, que celles-ci soient reportées par des notes et qu’une plateforme basée sur un algorithme prenne la « décision » de retirer les chauffeurs, pour écarter de la profession des personnes qui n’ont pas une qualification suffisante pour exercer ce métier, parce qu’ils mettent en danger leurs clients ?

Dans le même registre, la note qualifie l’épreuve pratique de l’examen de VTC d’« injustifiée », arguant qu’« une épreuve pratique de conduite [apparaît] redondante pour des détenteurs du permis de conduire ». Or, il est évident qu’au vu des exigences de sécurité que doit impliquer le transport de personne, être détenteur d’un permis de conduire ne semble pas être une garantie suffisante en elle-même à assurer la capacité à exercer le métier. Ces affirmations sont reprises dans plusieurs notes du ministère de l’économie.

La même note, se fonde, en annexe, sur l’étude Landier et al. (2016), dont il a été établi plus haut par la rapporteure qu’elle est extrêmement problématique. Pourtant, il est mentionné dans une note en première page de cette étude qu’elle a été commissionnée par Uber. La rapporteure souligne l’absence totale de rigueur que ce fait laisse transparaître de la part de la DGCCRF, qui fonde ses décisions politiques sur une étude ouvertement payée par une entreprise privée pour aller dans le sens de ses intérêts.

La note, quand elle évoque un taux de réussite faible à l’examen VTC, n’a d’ailleurs pas d’autres sources qu’un taux de réussite cité sans que la source en soit indiquée mais relayé par les plateformes dans la presse, et contesté par l’Assemblée permanente des chambres de métiers et de l’artisanat, pourtant organisatrices des examens ([424]).

Deux autres notes de la direction générale des entreprises (DGE), relevant du même ministère de l’économie, datées du 15 septembre 2020 et du 11 mars 2021, portent sur le statut des travailleurs des plateformes. Elles laissent transparaître une unique obsession qui est identique à celle d’Uber : « sécuriser » les plateformes face au « risque » de requalification des travailleurs qu’elles emploient en salariés. Pour contrer ce « risque », la DGE donne au ministre de l’économie une interprétation plus que contestable des travaux en cours de la « mission Frouin ».

La « mission Frouin », qui visait à formuler des propositions en matière de dialogue social et de droits sociaux afin de sécuriser les relations juridiques entre les plateformes et les travailleurs, est résumée dans la note du 11 mars 2021 de la manière suivante : « Le risque de requalification de la relation de travail en salariat demeure cependant un facteur d’insécurité, en France comme à l’étranger, que la mission confiée à Jean-Yves Frouin en juin dernier avait reçu pour mandat de circonscrire et de réduire. » De plus, la même note affirme que « le rapport de la mission Frouin, rendu le 1er décembre 2020, recommande, dans le cas où le cadre législatif s’appliquant aux travailleurs des plateformes serait globalement préservé, d’introduire dans le code du travail des critères jusqu’ici jurisprudentiels permettant d’établir une présomption simple de travail indépendant, et de clarifier la notion de travail indépendant intermédié par plateformes ».

Cette affirmation est extrêmement contestable. En effet, M. Jean‑Yves Frouin, commentant son rapport, a affirmé que « devant la difficulté de sécuriser juridiquement le statut d’indépendant des travailleurs, la mission, à tort ou à raison, a décidé de s’affranchir de cette hypothèse de travail et d’explorer d’autres voies. C’est du reste ce qui l’a conduit à approfondir la voie du recours à un tiers sécurisateur » ([425]). Ainsi, le rapport présente l’éventualité d’une présomption simple d’indépendance comme un « statu quo » qui ne permet pas de répondre au problème. Au contraire, la présomption de salariat, explicitement écartée par les pouvoirs publics et que les plateformes souhaitent à tout prix éviter, est présentée comme une solution qui permettrait de résoudre les problèmes de sécurisation juridique et d’assurer des droits aux travailleurs. Le seul argument présenté à l’encontre de cette option est qu’elle a d’emblée été écartée car n’étant « pas l’hypothèse de travail des pouvoirs publics qui ont commandé cette mission ».

En résumé, la note de la DGE donne une interprétation faussée des travaux en cours de la « mission Frouin », afin de valoriser la présomption d’indépendance, souhaitée par les plateformes mais contraire à la jurisprudence et aux conditions réelles des travailleurs des plateformes, qui sont de fait dans une situation de subordination, ce qui devrait justifier un statut de salarié.

Dans une note du ministère des transports, datée de février 2022, on apprend également qu’Uber a envoyé fin 2021 un projet d’ordonnance à ce ministère, qui en a repris de nombreux points : « Uber nous a adressé fin 2021, une proposition d’ordonnance. Uber est dans une démarche volontariste consistant à faire de cette ordonnance "une opportunité de garantir des droits supplémentaires aux travailleurs, tout en sécurisant leur statut" ainsi qu’ils nous l’ont écrit  dans leur mail du 4 février. Ils défendent également, de manière légitime, un souhait de clarification et de lisibilité du droit existant, au travers notamment d’une restructuration des dispositions du code des transports. Même si nous en comprenons les raisons, ce point ne relève toutefois pas non plus du champ de notre habilitation. » ([426])  Parmi les quelques éléments que ce ministère ne reprend pas de la proposition d’Uber, les raisons invoquées ne sont pas un désaccord politique avec la demande de la plateforme, mais soit une proposition qui sort du champ de l’habilitation à légiférer par ordonnance, soit un élément qui, s’il était mis en place, faciliterait la requalification en salarié des travailleurs, au regard de la proposition de directive de la Commission européenne.

Une autre note, datée de mars 2022 et transmise par le ministère des transports, montre la persistance et l’acceptation par le Gouvernement de la logique, indiquée dans la première partie de ce rapport, de la stratégie des plateformes consistant à imposer un état de fait pour changer l’État de droit. En effet, cette note, constituée d’éléments de langage pour le ministre des transports à l’occasion d’une rencontre avec les plateformes, comprend les phrases suivantes : « Nous souhaitons permettre le développement des plateformes et l’accès à l’emploi à des personnes qui en sont éloignées, par un régime adapté et proportionné d’accès à la profession. Cela passe par une simplification du droit applicable en vue d’en assurer son effectivité et éviter ainsi le retour des mêmes problématiques d’opérationnalité des contrôles et de contournement de la réglementation. » ([427])  En d’autres termes, puisque les plateformes ne respectent pas la loi et que les contrôles de leurs activités ne sont pas opérants, le Gouvernement prévoit de changer la loi pour l’adapter aux demandes des plateformes, à travers la « simplification » du droit qu’elles réclament !

Enfin, la rapporteure souligne la cohérence du Gouvernement dans son ensemble dans une approche très favorable aux plateformes : ainsi, des notes émanant des différents ministères depuis 2018 ([428]) ont pour objet principal de rechercher des modalités d’évolution de la loi pour donner aux plateformes « la garantie que le fait d’avoir une charte et la respecter ne peut être utilisé pour prouver l’existence d’une subordination juridique » (ministère des transports, 2019), « limiter [les] risques de requalification juridique et maintenir un  statut de travailleurs indépendants des plateformes numériques » (ministère du travail, 2019), « limiter l’éventualité d’une requalification en contrat de travail par le juge judiciaire » (ministère des transports, 2021), constituer « un nouveau modèle social visant à faire des travailleurs des plateformes de véritables indépendants en fortifiant leur autonomie » (ministère des transports, septembre 2021), éviter d’« ajouter des indices que la plateforme supervise l’exécution du travail ou en vérifie la qualité ce qui est une des conditions conduisant à la requalification de la relation en relation de travail » (ministère des transports, 2022). Ainsi, la « sécurisation » des plateformes contre le « risque » de requalification en salariés des travailleurs est une constante de l’action gouvernementale. C’est aussi un des objectifs premiers d’Uber, comme le montre la note faite par le ministère des transports en juin 2019 à l’occasion d’une rencontre entre Mme Élisabeth Borne, alors ministre des transports, et M. Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber : parmi les demandes de celui-ci figure le « besoin fondamental de sécurisation juridique ». La charte, qui sera prévue dans la loi d’orientation des mobilités, est présentée explicitement comme une réponse à ce besoin.

De plus, la même note assume le caractère secret de ces décisions, ainsi que le fait qu’elles vont à l’encontre des intérêts des taxis et qu’il serait donc nécessaire de les leur cacher : « Pour éviter tout emballement dans un contexte où les taxis sont très fébriles et les plateformes pourraient faire des déclarations sur les propositions du Gouvernement, le ministère du travail recommande d’être soit allusif sur ce qu’il est envisagé de faire, soit de demander à Uber d’être très discret sur la présentation faite. » Comme aux temps des Uber files, on observe donc une stratégie du Gouvernement de collaboration cachée avec l’entreprise Uber, pour défendre les intérêts de la plateforme, au détriment des travailleurs et des professions réglementées qu’elles concurrencent !

Les documents internes communiqués par les ministères de l’économie, des transports et du travail à la rapporteure révèlent donc un biais inquiétant, dont on ne sait s’il relève d’un lobbying acharné ou d’un biais idéologique, ou les deux, qui amène les ministères à appuyer les demandes des plateformes, y compris en se basant sur des affirmations erronées ou dont les sources sont plus que contestables, et une persistance à défendre ces demandes, y compris en s’évertuant à tenir secrètes les décisions prises.

9.   Le lobbying des autres plateformes

Si la puissance du lobbying d’Uber est considérable, toutes les plateformes tentent d’influencer l’évolution de la réglementation dans un sens favorable à leurs intérêts, comme le montrent les agissements de la société Deliveroo ainsi que la bataille juridique qui s’est engagée sur les « dark stores » et les « dark kitchens » à l’été 2022.

a.   Les tentatives de Deliveroo pour préserver son modèle

Deliveroo a pratiqué, à l’instar d’Uber, un lobbying très stratégique auprès des pouvoirs publics, destiné à préserver son modèle et à ménager des conditions favorables à son activité, dont elle connaît pourtant le caractère extrêmement problématique au regard du droit français.

Cette conscience d’agir dans l’illégalité a été relevée de manière très claire par le tribunal judiciaire de Paris dans sa décision du 19 avril 2022. Ce jugement a, notamment, d’un document interne à Deliveroo intitulé ops versus legal, soit « pratique contre droit », retrouvé sur les serveurs informatiques de l’entreprise lors d’un contrôle de l’inspection du travail en avril 2017. Ce document, que la rapporteure a pu consulter, présente un tableau comparatif des éléments de langage à bannir ou à privilégier pour donner une bonne impression en matière d’indépendance des livreurs et ne pas prêter le flanc aux arguments favorables à leur requalification en salariés. Comme l’ont écrit les juges, il « indiqu(e) aux salariés de Deliveroo ce qu’ils devaient dire ou faire pour ne pas que les livreurs soient considérés comme des salariés à travers un tableau comparatif bannissant certains éléments de langage et en promouvant d’autres plus adaptés à l’affirmation de l’indépendance des livreurs » et « précis(e) les situations considérées comme à risque » en invitant à privilégier l’oral.

De fait, Deliveroo a été condamnée non seulement pour travail illégal, mais aussi pour avoir eu pleinement conscience qu’elle s’adonnait à une activité frauduleuse. La rapporteure relève qu’interrogée sur ce document, Mme Apolline de Noailly a affirmé : « Nous ne savons pas si ce document a été utilisé ni à quoi il a servi. Je ne crois pas non plus qu’il ait été retrouvé sur les serveurs de Deliveroo. Il semble avoir été adressé à l’inspection du travail, mais on en ignore l’expéditeur. La source et l’utilisation de ce document demeurent très obscures à nos yeux. Il s’agit d’ailleurs de l’un des éléments que nous portons dans le cadre de notre défense. » ([429])

La rapporteure rappelle que les juges ont, dans la même décision, considéré comme établi que « les dirigeants de Deliveroo France ont participé aux réflexions [au sujet du statut juridique de ses prestataires] afin d’obtenir, à travers les décrets d’application puis d’autres réformes ultérieures, une législation plus favorable à leur modèle économique », avec, manifestement, la bienveillance du pouvoir exécutif.

Interrogée sur les activités de lobbying de Deliveroo France, sa directrice générale, Mme Melvina Sarfati El Grably, a répondu : « Depuis 2018, un représentant d’intérêts travaille au sein de Deliveroo France. Cette équipe est composée de deux personnes à ce jour. À la suite de votre demande, nous avons listé les textes législatifs sur lesquels nous sommes intervenus et avons déterminé une liste de six initiatives majeures. Pour chacune d’entre elles, nous avons noué des contacts formels avec les pouvoirs publics, parfois à leur demande, parfois à notre initiative. Nos positions ont été entendues, certaines ont été intégrées et d’autres refusées.

« Dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités (LOM), nous avons eu des interactions avec les pouvoirs publics au sujet du décret des indicateurs. À l’époque, nous estimions que le temps de connexion n’était pas représentatif du temps de prestation. Notre position a ici été entendue par le législateur, puisque le temps de connexion n’a finalement pas été retenu comme un indicateur.

« À l’inverse, lors de la même discussion, nous faisions valoir que le temps d’attente entre deux commandes n’était pas, selon nous, un indicateur méritant d’être publié. Cette position n’a pas été intégrée dans la proposition finale : aujourd’hui, le temps d’attente fait partie d’un des indicateurs de la loi LOM.

« Un deuxième exemple d’interaction concerne la capacité de transport ([430]). Nous avons été consultés au sujet du besoin d’évolution de cette capacité de transport pour les livreurs partenaires. Nous considérons que telle qu’elle est définie aujourd’hui, cette capacité n’est pas adaptée aux livreurs des plateformes, compte tenu de l’investissement qu’elle requiert pour le livreur, à la fois en termes de budget et de temps. Depuis 2020, nous soutenons qu’il faudrait disposer d’une capacité de transport allégée. Toutefois, malgré plusieurs consultations, cette demande d’allègement n’a pas reçu de réponse favorable. […]

« Nous avons également interagi avec les pouvoirs publics dans le cadre de la mission Mettling initiée par le Gouvernement en 2021. Cette mission, conduite par Bruno Mettling assisté de deux experts, Pauline Trequesser et Mathias Dufour, travaillait sur la mise en place d’un dialogue social entre les travailleurs et les plateformes numériques.

« Dans le cadre de cette mission, nous avons été consultés à l’initiative de M. Mettling et des échanges formels de notes de suivi ont eu lieu par courrier électronique. Certains de nos points de vue ont été acceptés, dont celui ayant trait à la présence de plusieurs plateformes lors des négociations, à la place d’une seule entité représentant toutes les plateformes.

« Nous souhaitions également nous accorder sur un certain nombre de critères pour doter les livreurs partenaires de la capacité à voter lors des élections de leurs représentants. Ces critères concernaient la récence et la volumétrie ; ils ont été retenus et font aujourd’hui partie des paramètres du dialogue social.

« A contrario, certains de nos éléments n’ont pas été retenus. Nous souhaitions par exemple que les élections aient lieu tous les ans plutôt que tous les deux ou quatre ans. Cela nous semblait pertinent, compte tenu du turnover chez les livreurs partenaires. Cette demande a été rejetée. De même, nous estimions que si la notion de revenu était importante au niveau de la plateforme, elle n’était pas pertinente au niveau sectoriel. Cet argument n’a pas non plus été retenu dans les propositions finales, puisque le revenu figure parmi les différents sujets couverts dans le dialogue social. […]

« Depuis 2021, nous poursuivons notre dialogue avec les pouvoirs publics. Par exemple, nous avons échangé dans le cadre du projet de loi “climat et résilience”, mais aussi sur les ordonnances relatives au prolongement des discussions sur le dialogue social. En résumé, nos équipes échangent régulièrement avec les pouvoirs publics, audelà de la mission Mettling. » ([431])

En réponse à une demande écrite de la rapporteure, la plateforme a également indiqué avoir répondu à des demandes d’information émanant du Gouvernement en 2016 dans le cadre du projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs, dit « El Khomri ».

b.   Le lobbying des sociétés du « quick commerce » pour influencer la réglementation relative aux « dark stores »

Le « quick commerce », dont la société Getir est l’un des principaux acteurs, s’est construit sur des « dark stores », des locaux non accessibles au public destinés au stockage des produits et à la préparation des commandes, situés en centre-ville de façon à ce que la durée d’attente entre la validation de la commande par le client via son application smartphone et la réception de celle-ci soit la plus courte possible. Il repose aussi, dans une moindre mesure, sur des « dark kitchens », qui ont la même fonction mais uniquement pour des livraisons de repas cuisinés à livrer ou à emporter. Or les « dark stores » et les « dark kitchens » occasionnent d’importantes nuisances pour leur voisinage : nuisances sonores pour les riverains compte tenu des horaires d’ouverture étendus, attroupements ou stationnement abusif des livreurs sur les trottoirs et dans les rues, concurrence déloyale envers les petits commerces de centre-ville, etc. (voir supra).

En 2022, une bataille juridique s’est engagée entre les communes, en premier lieu la mairie de Paris, et les plateformes, visant à déterminer si les « dark stores » et « dark kitchens » devaient être considérés comme des commerces ou des entrepôts au sens du code de l’urbanisme. En effet, il est plus facile pour les communes de réglementer l’installation d’un entrepôt, notamment dans leur plan local d’urbanisme, que celle d’un commerce.

Le 13 août 2022, alors qu’un projet de décret devant permettre de régler la question venait d’être présenté, M. Emmanuel Grégoire, premier adjoint à la mairie de Paris chargé de l’urbanisme, avait alerté sur un lobbying intense des plateformes et sur les liens entre ces-dernières et le ministère de l’économie. Dans un entretien au quotidien Libération, il s’exprimait ainsi sur ce projet d’arrêté de la direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages, concernant la définition des destinations et sous-destinations dans le code de l’urbanisme : « À l’intérieur de ce texte, un tout petit article très discret vient donner une définition légale aux dark stores. Concrètement, il explique que des “points de collecte d’achats commandés par voie télématique”, qui entraient jusqu’alors dans la catégorie des entrepôts, seraient désormais qualifiés de “commerces de détail”. » Selon lui, « le Gouvernement reprend un argument gros-rouge-qui-tâche des lobbys, pour faire passer cette légalisation en douce. Les entreprises de quick commerce me tiennent exactement le même discours dans les échanges que je peux avoir avec eux lors de dialogues bilatéraux ou collectifs. Je leur ai toujours dit qu’avec leurs dark stores, elles créaient des entrepôts dans des endroits pas prévus pour. Ce à quoi elles me répondent que ce sont des commerces alors que la législation dit le contraire. Il est très clair que les entreprises du quick commerce ont un relais d’influence extrêmement puissant au ministère de l’économie, qui fait leur pub » ([432]).

La rapporteure a d’ailleurs eu confirmation que la société Getir avait tenté de peser pour influencer la définition de la future réglementation. Des dizaines d’échanges ont eu lieu entre Getir et les services du ministère de l’économie ainsi que le cabinet de Mme Olivia Grégoire, ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisanat et du tourisme, avec notamment l’envoi par Getir d’une note intitulée « Notre proposition pour la modification de la définition “Artisanat et commerce de détail” de l’arrêté du 10 novembre 2012 ». La rapporteure a en outre la preuve que la société a au moins envisagé de demander plus de flexibilité en matière de droit du travail ; en effet, plusieurs propositions étaient envisagées en ce sens : une dérogation permanente au repos dominical, la diminution ou la suppression de la majoration de salaire pour le travail de nuit et les heures supplémentaires, la mobilité des livreurs sur plusieurs établissements sans délai de prévenance en fonction du niveau des commandes, la création d’une convention collective propre au quick commerce.

Ces faits ont été partiellement confirmés par les dirigeants de Getir lors de leur audition par la commission d’enquête :

« M. Nicolas Musikas. Il n’y a pas eu d’échanges concernant le droit du travail à ma connaissance. Sur l’urbanisme, en effet, des échanges ont eu lieu sur les emplacements, leur localisation... Rien de plus à ma connaissance.

« Mme Mathilde Clauser. Dans le cadre du décret, nous avons été sollicités par la direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP), au sein du ministère de la transition écologique et solidaire, pour une consultation en septembre 2022. Nous avions été sollicités en amont, au moment du projet de la consultation sur le texte – le décret de juillet, ceci avec l’ensemble des acteurs du e-commerce et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) – dont nous sommes membres. Nous avons fait connaître nos préoccupations étant donné que le texte impacte notre secteur et pas celui des acteurs n’ayant pas de magasins physiques (Uber, etc.). À l’issue de cette consultation et des échanges, nous n’avons pas eu de visibilité sur la date de publication et le contenu du décret. Nous sommes suspendus à des décisions et attendons une clarification du cadre et de la relation avec les élus locaux. Nous souhaitons savoir ce qui est attendu de nous. Nous adaptons nos horaires, nos magasins, nos modes de fonctionnement, autant que possible. Nous avons notamment développé de la vente sur place pour répondre à une demande au nom de la dynamisation de certaines villes » ([433]).

Malgré la tentative des lobbys de peser sur le Gouvernement, les tribunaux ont rapidement donné tort aux plateformes. En octobre 2022, la mairie de Paris a mis en demeure les sociétés Gorillas et Frichti, les sommant de restituer neuf locaux logistiques dans leur état d’origine sous peine d’une astreinte administrative de 200 euros par jour de retard. Après la suspension de cette décision par le tribunal administratif de Paris, le Conseil d’État ([434]) a jugé le 23 mars 2023 que les « dark stores » étaient bien des entrepôts au sens du code de l’urbanisme et du plan local d’urbanisme parisien. En conséquence, les sociétés Gorillas et Frichti n’étaient pas autorisées à utiliser des locaux qui étaient à l’origine des commerces traditionnels en tant que « dark stores » sans déposer une déclaration auprès de la mairie de Paris, laquelle aurait pu s’opposer à cette transformation.

Face à l’opposition des élus locaux, et après plusieurs mois d’hésitations, le Gouvernement a finalement publié un décret ([435]) et un arrêté ([436]) du 22 mars 2023 permettant une meilleure régulation des plateformes de livraison express. Ces textes révisent les destinations et sous-destinations des documents d’urbanisme et confèrent un cadre juridique homogène à l’ensemble des territoires pour appréhender les nouvelles formes de stockage que sont les « dark stores » et « dark kitchens ». Ils confirment que les « dark stores » sont des entrepôts au sens du code de l’urbanisme et permettent la création d’une sous-destination spécifique aux « dark kitchens ». Cela conforte les communes dans leur lutte contre les excès du quick commerce ; en adaptant leurs documents d’urbanisme, elles peuvent ainsi déterminer les secteurs d’implantation au sein desquels les « dark stores » et « dark kitchens » sont autorisés, interdits ou soumis à condition, et ainsi mieux interdire et sanctionner les entrepôts fantômes qui nuisent aux centres urbains.

 

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Pour conclure, la rapporteure estime que les révélations des Uber files ont confirmé de graves failles au sein du dispositif censé prévenir les conflits d’intérêts et garantir la transparence des échanges entre représentants d’intérêts et responsables politiques. Ces failles demeurent béantes près de dix ans après les premiers faits découverts par ces révélations, comme l’a mis en évidence le développement des plateformes de livraison ainsi que dans bien d’autres secteurs.

Dans la période de 2014 à 2016, les documents internes de l’entreprise Uber confirment bien que le ministre de l’économie de l’époque, contre l’avis du Gouvernement, a effectivement contribué en toute opacité à la défense des intérêts de la plateforme américaine malgré toutes les pratiques illégales de celle-ci.

Confirmées et approfondies par le travail de la commission d’enquête, ces révélations ont mis au jour comment des entreprises ont pu, grâce à des moyens financiers colossaux et en toute connaissance de cause, braver la loi votée par les représentants du peuple pour implanter un modèle capitaliste d’externalisation de l’emploi destructeur du salariat et des droits des travailleurs, avec l’unique intention d’optimiser un maximum de profits.

Dans cette entreprise de sape des acquis sociaux, de la solidarité nationale et des réglementations sectorielles, elles ont trouvé des relais chez des personnalités politiques acquises à leur cause, et ont profité de la complaisance silencieuse d’une bonne partie de l’appareil d’État.

Depuis l’élection à la Présidence de la République de l’ancien ministre de l’économie, la rapporteure constate de graves manquements de l’État à faire respecter le droit offrant aux plateformes une certaine impunité. Pire, la stratégie de lobbying de ce capitalisme de plateforme semble totalement intégrée à la stratégie politique de l’exécutif d’attaque du salariat sous couvert de « présomption d’indépendance ».

Il est urgent d’agir. La rapporteure formule donc 47 propositions pour renforcer la transparence des activités de lobbying et contraindre les entreprises plateformes à respecter l’ensemble de leurs obligations au regard de la loi afin de contrer toutes les conséquences négatives de l’ubérisation.

 

 


III.   Les propositions concernant l’encadrement des relations entre dÉcideurs publics et reprÉsentants d’intÉrêts et la rÉgulation des plateformes

Les révélations des Uber files imposent non seulement un cadre législatif et réglementaire plus contraignant pour les plateformes, dont les pratiques illégales ne doivent plus être autorisées, mais aussi un meilleur encadrement des pratiques de lobbying et une plus grande transparence sur les relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts.

A.   Mieux encadrer le Lobbying et renforcer la publicitÉ des processus d’Élaboration des normes

Les auditions menées par la commission d’enquête ont révélé combien la transparence à tous les niveaux est importante face à la puissance du lobby des grandes entreprises multinationales. M. Damien Leloup, journaliste au Monde, tirait des Uber files la conclusion suivante : « [Ces documents] montrent aussi que les règles de transparence régissant l’action des lobbyistes, en France comme dans d’autres pays, sont aisément contournables. Face à des multinationales disposant de moyens quasi illimités, grâce à des levées de fonds considérables, les registres de transparence, à Paris comme à Bruxelles, ne font pas le poids. Nous pensons que la presse, s’agissant du lobbying, a un rôle important à jouer, celui de vigie. Face à ces multinationales, les enquêtes collaboratives internationales, menées par des dizaines, voire des centaines de journalistes, sont devenues une nécessité. Toutefois, elles ne seront jamais suffisantes si elles ne sont pas assorties d’une réelle volonté politique de transparence, laquelle est une composante vitale de toute démocratie fonctionnelle. » ([437])

1.   Contrer la culture de l’impunité des élus et tout particulièrement de l’exécutif

Les Uber files révèlent le poids culturel et idéologique de l’impunité des élus, qu’il s’agisse du sentiment de ne pas avoir à rendre de compte devant le peuple et les représentants du peuple comme devant la justice. Cette impunité est étroitement liée à l’esprit d’irresponsabilité de l’exécutif inscrit dans la Vème République et la Constitution du 4 octobre 1958.

Ce que nous racontent les Uber files, c’est qu’un ministre a pu se sentir autorisé à être en lien direct avec une entreprise multinationale d’origine américaine en toute opacité. A minima, il s’est senti autorisé à faire entrevoir aux dirigeants d’Uber, par des échanges de SMS, la possibilité d’interférer directement auprès d’une administration comme la DGCCRF ou auprès d’un préfet, mais aussi d’échafauder une stratégie conduisant à un « deal » portant sur l’arrêt d’une pratique illégale pour laquelle le respect de la loi aurait dû s’imposer sans contrepartie, en échange d’un arrêté sur les conditions de formation des VTC. Ses manœuvres instrumentalisant des parlementaires se sont faites à l’insu des autres ministres.

La défense des intérêts des lobbys, en l’occurrence d’une grande entreprise multinationale américaine comme Uber, contre l’intérêt du peuple, peut d’autant plus se réaliser que les citoyens et les représentants du peuple que sont les parlementaires sont mis à l’écart de ces décisions.

En conséquence, la rapporteure estime que l’instauration, dans la Constitution, d’un droit à la révocation des élus, sous la forme d’un référendum d’initiative citoyenne, constituerait une avancée pour renforcer la responsabilité des élus devant les électeurs. Un tel droit de révocation ne serait d’ailleurs pas inédit, puisqu’il existe d’ores et déjà dans vingt-huit États des États-Unis d’Amérique ainsi que dans différents pays d’Amérique latine comme la Bolivie et l’Équateur.

Proposition  1 : Instaurer dans la Constitution un droit de révocation populaire des élus sous la forme d’un référendum d’initiative citoyenne.

2.   Renforcer l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts

La « loi Sapin 2 » de 2016 ([438]) a renforcé le cadre juridique applicable aux relations entre les décideurs publics et les lobbys, en prévoyant la création d’un répertoire numérique des représentants d’intérêts, mis en œuvre par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), et dans lequel les représentants d’intérêts rendent publics leurs contacts avec des décideurs publics.

Ainsi que M. Didier Migaud, président de la HATVP, l’a indiqué à la commission d’enquête, la loi a ainsi encadré l’activité de représentant d’intérêts « afin que les échanges auxquels elle donne lieu s’inscrivent dans une transparence utile aux citoyens et aux responsables publics. Des règles déontologiques et des obligations déclaratives s’imposent aux représentants d’intérêts. À l’heure actuelle, près de 2 700 représentants d’intérêts sont inscrits sur le répertoire de la HATVP, qui est accessible sur notre site, et près de 60 000 activités de lobbying ont été déclarées depuis que ce répertoire existe » ([439]).

Selon la mission flash de M. Gilles Le Gendre et Mme Cécile Untermaier, qui a récemment rendu une communication, le dispositif mis en place par la « loi Sapin 2 », bien qu’il soit arrivé plus tardivement que dans d’autres pays, a permis de nets progrès : « Par rapport à d’autres pays, notamment anglo-saxons, la mise en conformité de la France avec les standards internationaux en matière d’encadrement juridique des activités de lobbying est donc assez récente. L’outil créé n’en est pas moins ambitieux : le répertoire français concerne l’ensemble de la sphère publique, nationale comme locale, et constitue de ce fait l’un des plus étendus au monde. » ([440])

La portée des dispositions figurant aux articles 18-1 et suivants de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ([441]) a été amoindrie par le décret d’application du 9 mai 2017 ([442]), trop restrictif et donc moins exigeant vis‑à‑vis des représentants d’intérêts, mais aussi très complexe à certains égards. Plusieurs des propositions d’amélioration évoquées par les personnes entendues par la commission d’enquête paraissent pertinentes ; certaines d’entre elles figurent aussi dans le rapport de la mission flash précitée et pourraient faire l’objet d’une proposition de loi transpartisane dans les mois à venir.

a.   Le critère de l’initiative

En premier lieu, il convient de supprimer le critère dit « de l’initiative ». L’article 1er du décret de 2017 prévoit que seul le représentant d’intérêts qui est entré en communication, « à son initiative », avec un décideur public est soumis à une obligation déclarative. Cet ajout réglementaire, non seulement limite le dispositif prévu par la loi mais, comme l’a expliqué M. Didier Migaud à la commission d’enquête, il profite aux grandes entreprises et nuit aux petites, car « les grands représentants d’intérêts sont systématiquement invités par les pouvoirs publics mais ont parfois peu de déclarations à faire. En revanche, les plus petites entités doivent déclarer systématiquement leurs activités. Dans le répertoire de la Haute autorité, de grandes entreprises, comme Dassault ou Vinci, déclarent peu d’actions, alors qu’on sait parfaitement qu’ils exercent une activité de lobbying » ([443]).

Proposition  2 : S’agissant du registre des représentants d’intérêts, supprimer le critère de l’initiative pour imposer aux représentants d’intérêts de déclarer leurs contacts avec des décideurs publics même s’ils n’en sont pas à l’initiative.

b.   Le seuil du nombre de contacts

En deuxième lieu, il faut modifier le critère relatif au nombre de contacts minimum et le comptabiliser au niveau des personnes morales et non plus des personnes physiques. L’article 1er du décret de 2017 prévoit que le dispositif s’applique à tous les représentants d’intérêts « dont un dirigeant, un employé ou un membre entre en communication […] au moins dix fois au cours des douze derniers mois [avec des décideurs publics] en vue d’influer sur une ou plusieurs décisions publiques, notamment une ou plusieurs mesures législatives ou réglementaires » ([444]).

Selon le président de la HATVP, ce système confine parfois à l’absurde, car « une personne morale n’est considérée comme un représentant d’intérêts que si au moins une personne en son sein a réalisé, à elle seule, plus de dix actions de représentation d’intérêts au cours d’une année. Il suffit de plafonner le nombre d’actions à neuf pour ne jamais avoir à les déclarer. De plus, on s’interroge sur le sens qu’il y a à raisonner à partir de la personne physique. Nous suggérons que l’on prenne en compte les actions entreprises par la personne morale, ce qui nous paraît correspondre au souhait qui avait été exprimé par le législateur. Il importe de considérer la personnalité morale dans son ensemble et de tenir compte de toutes les actions de représentation d’intérêts effectuées par une société » ([445]).

De la même manière, et encore une fois pour ne pas favoriser les gros acteurs par rapport aux plus petits, il convient d’apprécier l’activité de lobbying d’un représentant d’intérêts au niveau du groupe, filiales comprises, et non plus au niveau de chaque filiale prise séparément. Il s’agit, là encore, d’une proposition soutenue par la HATVP : « Nous proposons aussi que les groupes de sociétés soient pris en considération. À titre d’exemple, huit filiales du groupe Total Energies sont inscrites au répertoire ; chacune déclare ses propres actions de représentation d’intérêts, en plus de celles qu’elles exercent pour le compte d’autres filiales du groupe. Il nous paraîtrait pertinent d’apprécier l’activité de représentation d’intérêts à l’échelle du groupe et d’introduire une obligation de déclaration consolidée, ce qui permettrait aux représentants d’intérêts d’établir plus aisément leur rapport annuel d’activité et de faciliter l’exercice déclaratif auprès de la HATVP. » ([446])

Proposition  3 : S’agissant du registre des représentants d’intérêts, modifier le critère du nombre de contacts afin de l’apprécier au niveau de la personne morale et non plus des personnes physiques ainsi qu’au niveau du groupe et non plus des filiales.

Il conviendrait aussi de s’interroger sur la pertinence d’un abaissement du seuil à partir duquel se déclenchent les obligations déclaratives ; il pourrait par exemple être envisagé de passer de dix à cinq actions. Ce point n’a toutefois pas fait l’objet d’un consensus parmi les personnes entendues par la commission d’enquête.

En outre, la fréquence de transmission des informations pourrait être accélérée. À l’heure actuelle, un représentant d’intérêts est tenu de se conformer à ses obligations déclaratives auprès de la HATVP dans un délai de trois mois à compter de la clôture de son exercice comptable. Les informations peuvent donc être rendues publiques près d’un an et demi après que les contacts ont eu lieu, ce qui ne permet pas une réelle transparence de leurs activités de lobbying. La mission flash de M. Gilles Le Gendre et Mme Cécile Untermaier précitée propose, par exemple, d’imposer aux représentants d’intérêts de déclarer leurs actions de lobbying dans un délai d’un mois suivant la fin de chaque trimestre calendaire.

Proposition  4 : Augmenter la fréquence de déclaration et de publication des informations contenues dans le répertoire numérique des représentants d’intérêts.

c.   Simplifier le cadre réglementaire

Par ailleurs, selon le président de la HATVP, il convient de clarifier le cadre réglementaire : « Pour être le plus opérationnel et le plus utile possible, un dispositif doit être simple, lisible et compréhensible de tous » ; or « les représentants d’intérêts eux-mêmes […] ont encore beaucoup de difficultés à s’approprier le dispositif. » ([447])

À ce titre, M. Didier Migaud a insisté sur un point en particulier : prendre en compte « l’importance de la décision publique, par sa nature ou par ses effets. L’annexe du décret relative aux types de décisions publiques concernées se termine ainsi : “Autres décisions publiques”. Ces mots soulèvent beaucoup d’interrogations. Les débats parlementaires montrent que le dispositif a été créé essentiellement pour informer les citoyens et les médias sur la façon dont est fabriquée une disposition législative ou réglementaire. Sur le plan national, l’incertitude soulevée par les termes “Autres décisions publiques” est assez limitée puisque le dispositif est cantonné aux grandes décisions législatives et réglementaires mais, à l’échelon des collectivités territoriales, on ne sait pas où cela s’arrête. Nous avons parfois des difficultés à répondre aux questions des représentants d’intérêts ou des décideurs locaux » ([448]).

d.   Élargir la liste des décideurs publics concernés par les règles de transparence

Il pourrait également être envisagé d’élargir la liste des décideurs publics avec lesquels une entrée en communication impose, à partir d’un certain seuil, des obligations déclaratives. Si aucun consensus n’a été relevé sur ce point – il convient de souligner la charge de travail qui pèse déjà sur les services de la HATVP et le besoin de mettre celle-ci en adéquation avec les missions de la Haute autorité –, la rapporteure estime néanmoins que des élargissements s’imposent.

Il convient en particulier d’intégrer dans le dispositif les contacts de représentants d’intérêts avec le Président de la République. Le 3° de
l’article 18-2 de la loi relative à la transparence de la vie publique, dans sa rédaction résultant de la « loi Sapin 2 » prévoit que sont comptabilisés les contacts avec « un collaborateur du Président de la République », mais non pas ceux qui ont lieu avec le Président de la République lui-même. Or notre enquête a montré la proximité que peuvent entretenir l’ensemble des décideurs publics avec les lobbys, et la rapporteure a la preuve que le Président Emmanuel Macron a directement été en contact avec les dirigeants d’Uber, à leur initiative, au moins deux fois depuis 2018.

Une autre proposition mentionnée par le président de la HATVP lors de son audition par la commission d’enquête concerne le renforcement de l’encadrement des contacts entre des représentants d’intérêts et des décideurs publics locaux : « S’agissant du lobbying à l’échelon local, les représentants d’intérêts doivent déclarer leurs entrées en communication avec les collectivités de plus de 100 000 habitants. Les élus, voire les responsables administratifs des collectivités de plus de 20 000 habitants sont, quant à eux, soumis à une obligation de déclarer leurs intérêts et leur patrimoine. Cela étant, les actions de prévention de l’atteinte à la probité doivent concerner l’ensemble des communes, y compris celles de moins de 20 000 habitants. Nous participons à des séminaires de formation ou à des actions de sensibilisation à chaque fois qu’on nous le demande, même si la commune est un peu en dessous du seuil » ([449]). Cela ne pourrait toutefois se faire sans un accroissement significatif des moyens mis à la disposition de la HATVP.

e.   Attribuer à la HATVP un pouvoir de sanction administrative

En matière de sanction, la HATVP a aujourd’hui la possibilité d’adresser une mise en demeure au représentant d’intérêts qui ne respecte pas ses obligations déclaratives, de la rendre publique et de la transmettre au parquet. Pour gagner en efficacité, ces prérogatives pourraient – dans certains cas être – renforcées.

Ainsi que l’a proposé M. Didier Migaud, un pouvoir de sanction administrative pourrait être conféré à la HATVP « à l’égard des représentants d’intérêts qui ne respecteraient pas leurs obligations déclaratives. Cela permettrait d’avoir une décision beaucoup plus rapide car les parquets ne jugent pas toujours ces dossiers prioritaires. Le citoyen ne comprend pas l’inertie face au non-respect des obligations déclaratives par un responsable public ou par un représentant d’intérêts. Une sanction doit pouvoir être prise rapidement » ([450]).

Cette proposition trouverait d’ailleurs aussi à s’appliquer s’agissant des missions de la HATVP en matière de déclaration d’intérêts et de déclaration de situation patrimoniale : « lorsqu’un responsable public ne dépose pas sa déclaration de patrimoine ou d’intérêts, la HATVP pourrait décider, par le biais d’une commission des sanctions, d’infliger une amende administrative, plutôt que de transmettre l’affaire au parquet, après relance et injonction » ([451]).

En revanche, il n’est pas question que la HATVP se substitue au juge pénal sur le fond des affaires ou en matière d’atteinte au principe de probité. L’amende ne fonctionnerait d’ailleurs pas dans tous les cas ; en effet, « une amende administrative peut être dissuasive et inciter le responsable public ou le représentant d’intérêts à respecter ses obligations déclaratives. Cela dépend bien sûr également de la taille de l’entreprise et de la quotité de l’amende : certaines entreprises préféreront payer l’amende » ([452]). En cas de récidive d’un représentant d’intérêts manquant à ses obligations, la HATVP aurait la possibilité de saisir le juge pour obtenir une sanction plus lourde.

Proposition  5 : Attribuer à la HATVP un pouvoir de sanction administrative en cas de non-respect par les représentants d’intérêts de leurs obligations déclaratives.

f.   Confier à la HATVP la délivrance des agréments aux associations de lutte contre la corruption

En complément des missions de la HATVP, les associations comme Anticor, Sherpa ou Transparency International jouent un rôle essentiel dans la lutte contre la corruption et les conflits d’intérêts ainsi que pour la démocratie.

Le 23 juin 2023, le tribunal administratif de Paris a annulé un arrêté d’avril 2021 portant renouvellement de l’agrément de l’association Anticor ([453]), au motif qu’elle ne remplirait pas certaines conditions « tenant au caractère désintéressé et indépendant de ses activités ». Or cet agrément permettait à Anticor d’intervenir en justice dans des dossiers de lutte contre la corruption, et notamment de déposer des plaintes avec constitution de partie civile ou de se constituer partie civile dans des procédures déjà en cours, pour accéder au dossier et transmettre des documents, des demandes d’actes ou d’audition de témoins au juge d’instruction. Son annulation – rétroactive – pourrait avoir de lourdes conséquences sur plusieurs affaires politico-financières en cours.

L’association Anticor a annoncé son intention de déposer deux recours devant la cour administrative d’appel de Paris, pour contester le fond de la décision et pour demander que les effets de la décision soient suspendus dans le temps. Néanmoins, ces recours n’étant pas suspensifs, elle a d’ores et déjà perdu ses prérogatives et se voit contrainte de procéder à une nouvelle demande d’agrément.

Dans un contexte où les affaires politico-financières s’accumulent, il est impensable de restreindre la capacité de la société civile à agir en justice contre la corruption. Le système judiciaire permettant le classement sans suite de nombreuses affaires, il est en effet primordial que l’intérêt à agir des associations puissent être maintenus, et ce, indépendamment des intérêts du pouvoir exécutif.

À l’heure actuelle, l’agrément est délivré par le Garde des Sceaux ([454]) ; la décision d’agrément ou de refus est donc soumise à l’appréciation du Gouvernement. Elle l’est d’autant plus que l’actuel ministre de la justice avait, en 2021, été contraint de se déporter dans la délivrance de l’agrément d’Anticor puisqu’il était lui-même visé par une plainte de cette association.

La rapporteure estime que cette procédure n’apporte pas toutes les garanties nécessaires à une lutte efficace et indépendante contre la corruption. Il est impératif qu’un nouveau décret soit publié afin de sécuriser les associations et repenser leur accès à l’agrément. Afin de garantir pleinement l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif de l’octroi de ces agréments, la rapporteure estime que cette mission devrait être confiée à la HATVP.

Proposition  6 : Confier à la HATVP la délivrance des agréments aux associations de lutte contre la corruption.

3.   Renforcer les règles sur le « pantouflage » des décideurs publics pour éviter les conflits d’intérêts

Les Uber files ont montré, une nouvelle fois, combien les allers-retours entre le public et le privé peuvent être problématiques en termes de conflits d’intérêts. Le recrutement par Uber de M. David Plouffe, Mme Neelie Kroes, M. Quintard Kaigre et M. Grégoire Kopp a été évoqué. À cet égard, le cas de Mme Neelie Kroes est particulièrement choquant, comme l’a rappelé M. Adrien Sénécat, journaliste au Monde, devant la commission d’enquête :

« Nous avons également appris que des rencontres formelles entre Uber et des membres du cabinet de Neelie Kroes n’avaient pas été déclarées à l’ONG Corporate Europe Observatory lorsque celle-ci s’est enquise, au moment du recrutement, des précédents contacts entre eux. […] Enfin, il est apparu que Neelie Kroes avait demandé à rejoindre Uber beaucoup plus vite mais qu’elle a dû attendre dix-huit mois car la Commission lui a demandé de respecter une "cooling off period", une période de réserve – un dispositif qui, au passage, n’existe pas en France, notamment pour les parlementaires. Il aura fallu une fuite de données internes à l’entreprise pour le découvrir mais voilà un cas assez emblématique : une vice-présidente de la Commission européenne recrutée par une entreprise du secteur dont elle avait la charge et qui a négocié son recrutement avant la fin de son mandat. Cela nous ramène aux enjeux de transparence et à votre question : oui, ce lobbying, pratiqué un peu partout en Europe, est remonté jusqu’à la Commission. Et la question de savoir qui devait traiter le dossier Uber au sein de la Commission a été un gros enjeu, Uber ayant ses propres préférences. » ([455])

Il faut donc continuer à renforcer le contrôle des conflits d’intérêts et des prises illégales d’intérêts, non seulement par la formation des agents publics et la diffusion des bonnes pratiques, mais aussi par des règles plus strictes sur la mobilité public-privé.

a.   Le contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé par la HATVP

La loi de transformation de la fonction publique de 2019 ([456]) a confié à la HATVP de nouvelles missions en matière de contrôle de la déontologie de certains agents et responsables publics.

Ainsi que l’a rappelé M. Didier Migaud, président de la Haute autorité, devant la commission d’enquête : « Vous nous avez confié la mission de contrôler les mobilités entre les secteurs public et privé. Les pratiques diffèrent en effet selon les pays. Il existe parfois un délai de carence de six mois ou d’un an pendant lequel un responsable public n’a pas le droit d’exercer des activités de lobbying, par exemple. En France, le législateur a fait le choix du contrôle des mobilités, qu’il juge, au demeurant, souhaitables et qui sont, le plus souvent, encouragées, tout en étant encadrées. Un certain nombre de responsables publics, parmi lesquels les ministres et les présidents des exécutifs locaux, doivent soumettre à l’avis de la Haute autorité leur projet de reconversion professionnelle. […]

« Le législateur nous demande de prendre en considération le risque pénal, notamment celui de la prise illégale d’intérêts. Ce délit n’existe pas dans tous les pays qui nous sont comparables. Les articles 432-12 et 432-13 du code pénal interdisent à un responsable public de rejoindre une entreprise pour laquelle il aurait pris une décision, exprimé un avis ou un conseil. À lire la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, on constate que les condamnations peuvent être sévères. Lorsque le risque pénal est avéré, nous concluons à l’incompatibilité.

« Nous apprécions également le risque déontologique sous deux aspects. D’une part, nous regardons si le responsable public a préparé son départ alors qu’il était en fonctions. Le cas échéant, cela a pu le conduire à prendre des décisions favorables envers l’entreprise qu’il souhaite rejoindre. D’autre part, nous vérifions que le projet professionnel qui nous est soumis n’est pas susceptible de remettre en cause la perception que l’on peut avoir de l’indépendance et de la neutralité de l’administration. Pour définir le conflit d’intérêts et apprécier les risques existants en la matière, le législateur nous demande de prendre en considération l’apparence. […]

« Nous contrôlons, depuis le 1er février 2020, la mobilité entre le secteur public et le secteur privé. Tout projet de reconversion professionnelle d’un membre d’un cabinet ministériel ou de celui du Président de la République doit obligatoirement être soumis à l’avis de la HATVP. Nous pouvons être amenés à considérer qu’une personne ayant eu des échanges très réguliers avec une entreprise s’expose à un risque pénal, voire à un risque déontologique élevé. La Haute autorité a déjà rendu, pour ces motifs, un certain nombre d’avis d’incompatibilité. » ([457])

S’agissant des craintes émises par certains sur le fait que les règles de contrôle pourraient être trop contraignantes, le président de la HATVP a souligné que ces contrôles n’avaient pas pour effet d’empêcher la mobilité public-privé : « Je ne pense pas que cette procédure freine la mobilité. La Haute autorité conclut, dans la plupart des cas, à la compatibilité avec la fonction envisagée, parfois avec un certain nombre de réserves. Elle ne délivre un avis d’incompatibilité que pour 8 à 9 % des projets de reconversion professionnelle ; cela représente 5 % de l’ensemble des avis qu’elle rend en matière de mobilité. On ne peut pas dire que cela décourage la réalisation des projets. » ([458])

Toutefois, le contrôle des mobilités entre le secteur public et le secteur privé par la HATVP ne concerne cependant que certains hauts fonctionnaires et les ministres ; il ne s’applique ni aux anciens Présidents de la République, ni aux députés ou aux sénateurs. À cet égard, le dernier rapport du Déontologue de l’Assemblée nationale confirme l’absence de règles limitant les possibilités de reconversion professionnelle des députés, qui peuvent donc sans restriction exercer toute activité de leur choix après la fin de leur mandat parlementaire, sans aucun contrôle déontologique. Le Déontologue « estime que ce qui peut poser difficulté au stade de la reconversion professionnelle des parlementaires, c’est moins la liberté totale dont ils jouissent pour exercer l’activité de leur choix après le terme de leur mandat, que le fait qu’un parlementaire ait utilisé son mandat pour préparer – et éventuellement obtenir – ses futures fonctions » ([459]).

Mme Lora Verheecke, chercheure à l’Observatoire des multinationales et porte-parole de l’Observatoire du lobbying au niveau européen, a quant à elle plaidé pour un renforcement des contrôles sur les allers-retours public-privé au niveau européen : « Je suis convaincue qu’il faudrait renforcer la vigilance au niveau européen vis-à-vis du “phénomène des portes tournantes”, c’est-à-dire des allersretours entre les secteurs publics et privés. Le rôle de Neelie Kroes révélé par les Uber files est particulièrement instructif à cet égard. Elle n’est certes pas la seule : des anciens commissaires partent travailler à la fin de leur mandat pour des entreprises. Cependant, Neelie Kroes parlait déjà avec Uber via l’agence Fipra avant même la fin de son mandat. Afin, d’éviter les conflits d’intérêts potentiels, il me semblerait pertinent d’instaurer une période de six mois ou d’un an durant lesquels un ancien fonctionnaire ne pourrait pas rejoindre un lobby traitant des dossiers sur lequel il avait travaillé. » ([460])

Afin de renforcer le cadre juridique relatif à la prévention des conflits d’intérêts, l’instauration d’une période d’attente obligatoire (cooling off period) entre la fin de ses responsabilités publiques et la reprise d’une activité privée dans le même secteur paraît donc devoir s’imposer pour un certain nombre de décideurs publics, à commencer par le Président de la République, les membres du Gouvernement, les hauts fonctionnaires, certains élus locaux, voire les députés et les sénateurs. Cette période pourrait, par exemple, durer un ou deux ans.

Proposition  7 : Instaurer, pour certains décideurs publics, une période d’attente obligatoire entre la fin de leurs responsabilités publiques et la reprise d’une activité privée dans le même secteur.

Enfin, s’agissant plus spécifiquement des plateformes numériques, la rapporteure regrette qu’aucune règle n’ait trouvé à s’appliquer dans le cas de M. Bruno Mettling. Les travaux de la commission d’enquête ont montré combien sa nomination à la tête du conseil d’administration de l’ARPE, alors même qu’il avait travaillé pour Uber via AT Kearney en vue de l’ordonnance de 2021 créant l’ARPE, était problématique. Or ce dernier n’a rempli ni déclaration d’intérêts, ni déclaration de situation patrimoniale, et n’a fait l’objet d’aucun contrôle de sa probité malgré ses allers-retours entre le secteur public et le secteur privé. S’il semble difficile d’intégrer l’ARPE dans le champ des contrôles de la HATVP, ce qui supposerait d’y intégrer d’autres établissements publics administratifs, il est néanmoins nécessaire de permettre au Parlement de s’exprimer sur la nomination du président du conseil d’administration de l’ARPE. S’agissant d’une nomination par le Président de la République, celle-ci pourrait être conditionnée à l’avis des commissions permanentes compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat, sur le modèle de la procédure prévue en application de l’article 13 de la Constitution.

 

Proposition  8 : Soumettre la nomination du président du conseil d’administration de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi par le Président de la République à l’avis des commissions permanentes compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que celle de tout dirigeant d’une autorité équivalente.

 

b.   La nécessité de renforcer la formation des décideurs publics à la déontologie et à la prévention des conflits d’intérêts

En matière de transparence de la vie publique, la « loi Sapin 2 » a également créé l’Agence française anticorruption (AFA), un service à compétence nationale qui a pour mission principale d’aider les autorités publiques et les personnes qui y sont confrontées à prévenir et à détecter les atteintes à la probité, c’est-à-dire les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme.

Lors de son audition par la commission d’enquête, Mme Alice Navarro, directrice adjointe de l’AFA, a indiqué que l’encadrement des pratiques de lobbying ne devait pas uniquement passer par la contrainte sur les acteurs privés, mais aussi par la formation des agents publics aux règles de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts :

« Il me semble qu’il faut avoir une approche globale du lobbying et s’intéresser aux interlocuteurs des lobbyistes, sans forcément créer de contrainte juridique. Cette approche peut s’appuyer sur la formation à la déontologie et sur la mise en œuvre de mesures efficaces de prévention des atteintes à la probité qui existent déjà, tant pour les décideurs au plus haut niveau – ce que prévoit la “loi Sapin 2” –, mais aussi pour les agents qui ne sont pas visés par le dispositif sur les représentants d’intérêts.

« À l’AFA, nous avons toujours traité ensemble les acteurs publics et économiques car les faits de corruption impliquent toujours les deux. Une approche systémique est donc importante mais il me semble que la réglementation des représentants d’intérêts, étant focalisée sur les entreprises, est insuffisante.

« Il faut inciter les acteurs publics, sans nécessairement recourir à la réglementation, à informer par exemple leurs interlocuteurs que leurs rencontres doivent faire l’objet d’une information au registre, ce qui je fais pour ma part. Cependant, il n’est pas évident, en lisant les textes, de savoir que la directrice adjointe de l’AFA est concernée par une telle obligation. Par conséquent, quand des individus viennent me rencontrer à des fins de lobbying, notamment pour travailler sur l’évolution d’un texte législatif, je considère qu’il en va de ma responsabilité de le leur rappeler.

« Cette pratique pourrait également être reprise dans les cabinets ministériels. Un code de conduite des cabinets pourrait être élaboré afin de les inciter à demander à leurs interlocuteurs s’ils sont bien enregistrés. Cela contribuerait au respect de la loi sur les représentants d’intérêt. Néanmoins, si les personnes concernées souhaitent garder secret leur échange, aucune règle ne sera suffisante. […]

« C’est la raison pour laquelle j’ai insisté sur une idée à laquelle je crois profondément, qui est la formation à la probité et l’inscription de rappels dans les codes de conduite et de bonnes pratiques. Il faut arriver à faire prendre conscience aux gens, en particulier aux acteurs publics, des effets délétères pour la démocratie des suspicions auxquelles peuvent conduire des rencontres ou des agendas cachés. » ([461])

Proposition  9 : Renforcer la formation des agents publics aux règles de la déontologie et de la prévention des conflits d’intérêts, et diffuser les bonnes pratiques.

Enfin, M. Patrick Lefas, président de Transparency International France a rappelé que, contrairement à l’Assemblée nationale, le Gouvernement n’était aucunement assisté d’un déontologue indépendant dans la prévention de potentiels conflits d’intérêts : « La nécessité d’établir un déontologue au sein de l’Exécutif a notamment été mise en lumière par divers cas problématiques de ministres : certains ont attendu d’être condamnés pour démissionner, d’autres ont pris de grandes libertés dans leurs déclarations auprès de la HATVP ; certaines informations relatives aux déclarations patrimoniales de certains, enfin, ont été très difficiles à obtenir. Il existe un comité de déontologie à l’Assemblée nationale et au Sénat : pourquoi pas au Gouvernement ? Nous avons porté cette recommandation avec l’Observatoire de l’éthique publique (OEP). Le déontologue joue un rôle de conseiller. Malheureusement, à ce jour, notre recommandation n’a pas été entendue. » ([462])

Proposition  10 : Nommer un déontologue indépendant au niveau interministériel chargé de contrôler le respect des règles de la déontologie par les membres du Gouvernement, les membres de cabinet ministériel et les membres du cabinet du Président de la République.

c.   La question des avocats exerçant des activités de lobbying

La commission d’enquête a par ailleurs été confrontée à la question des avocats qui exercent des activités de conseil en affaires publiques. Le fait que des avocats ou des cabinets d’avocats exercent des activités de lobbying n’est pas problématique en soi. Toutefois, le fait qu’ils puissent, comme l’a fait Maître Thaima Samman, se prévaloir du secret professionnel pour ne pas répondre aux questions d’une commission parlementaire portant sur leurs activités de conseil est très problématique. Quoi de mieux, pour des entreprises multinationales telles qu’Uber, que de pouvoir faire appel à des avocats lobbyistes pouvant se réfugier derrière le secret professionnel ?

Les auditions de la commission d’enquête ont permis d’établir que, grâce à la « loi Sapin 2 », de telles pratiques étaient désormais interdites, mais uniquement pour les faits ayant eu lieu postérieurement à l’adoption de la loi.

Ainsi que l’a expliqué Mme Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale de l’Association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL), devant la commission d’enquête : « À l’époque des faits relatés par les Uber files, la loi “Sapin 2” n’était pas en vigueur. Les activités de conseil de Mme Thaima Samman étaient donc couvertes par le secret professionnel, puisqu’elle est avocate. Aujourd’hui, les avocats sont concernés par le dispositif de la “loi Sapin 2” » ([463]).

M. Nicolas Bouvier, président de l’AFCL, a quant à lui précisé : « À l’époque de l’élaboration de la “loi Sapin 2”, la question s’est posée de savoir si le secret professionnel des avocats devait être maintenu pour leurs activités d’accompagnement en affaires publiques. Le conseil de l’ordre a tranché en levant cette obligation de secret professionnel pour les avocats, dans le cadre des activités de représentation d’intérêts. Si un avocat agit dans le cadre de son activité de conseil juridique, cela relève du secret professionnel. En revanche, si ce même avocat exerce une activité de représentation d’intérêts, il relève alors du droit commun de la “loi Sapin 2” et il est, à ce titre, soumis à une obligation de transparence. » ([464])

Pour autant, la rapporteure constate que M. Matthieu Creux, fondateur du cabinet Istrat, et auditionné par la commission d’enquête, l’a alerté – au présent –sur le recours des lobbys aux cabinets d’avocats : « C’est encore marginal en France, mais c’est un énorme problème à Bruxelles. Sans accuser quiconque, certains cachent des activités d’influence et de lobbying derrière le secret professionnel. Quelques-uns vivent même exclusivement de ça. Il ne peut pas y avoir de solution sérieuse sans réflexion approfondie sur le secret professionnel, qu’il faut probablement réformer, pour qu’il ne concerne que des affaires judiciaires, pas des sujets réglementaires » ([465]).

Aussi, si la France semble s’être prémunie contre le détournement du statut d’avocat à des fins de lobbying, il convient désormais que ce texte soit réellement appliqué et sanctionner ceux qui ne le respecterait pas.

4.   Renforcer la transparence sur les processus d’élaboration des normes législatives et réglementaires

a.   Imposer la publicité des rendez-vous tenus par les décideurs publics avec des représentants d’intérêts

Si la création d’un répertoire numérique des représentants d’intérêts est une avancée, les informations qui y sont rendues publiques sont encore très parcellaires. Les fiches accessibles sur le site de la HATVP font uniquement apparaître des indications générales : « un membre du Gouvernement », « un membre de cabinet ministériel », « un député » ou « un sénateur », sans nom ni date, ce qui restreint la possibilité de retracer précisément les contacts ayant eu lieu.

Une première solution consisterait à détailler davantage les informations publiées sur le site de la HATVP, notamment pour mieux identifier les décideurs publics concernés. Certaines personnes auditionnées ont toutefois mis en garde la commission d’enquête contre des obligations trop détaillées. Ainsi, Mme Alice Naverro, de l’APA, a estimé que « trop d’information tue l’information et une obligation déclarative constituerait à mon sens une obligation disproportionnée qui pourrait entraver l’action de l’administration » ([466]).

De même, selon Mme Agnès Dubois-Colineau de l’AFCL, « le registre des représentants d’intérêts ne présente pas de déclaration nominative des personnes rencontrées. De notre point de vue, nous trouvons cela assez sain. Le répertoire des représentants d’intérêts a, selon nous, vocation à expliquer les actions menées et leur objectif, de manière à ce que les citoyens puissent connaître les interactions existant entre la société civile et les décideurs publics. Demander aux représentants d’intérêts de publier sur un site l’ensemble des personnes qu’ils ont sollicitées dans le cadre de leurs actions de représentation d’intérêts reviendrait à créer un bruit énorme. Par exemple, en tant que représentant d’intérêts, je peux adresser un courrier à dix députés sur un sujet, mais seulement deux députés vont y répondre. Déclarer les huit autres, qui n’ont peut-être même pas lu le courrier, va générer du bruit et donner le sentiment que les interactions sont beaucoup plus importantes qu’elles ne le sont réellement » ([467]).

Une deuxième solution serait de renforcer la transparence sur l’agenda des décideurs publics. À cet égard, les auditions menées par la commission d’enquête ont permis d’établir que les pratiques sont bien plus transparentes dans d’autres pays européens voire au niveau des institutions européennes.

Mme Lora Verheecke, chercheure à l’Observatoire des multinationales et porte-parole de l’Observatoire du lobbying au niveau européen a ainsi expliqué que « le Parlement européen prévoit la publication en ligne des rendez-vous des députés européens quand ils sont rapporteur ou président de commission. […] Au niveau de la Commission européenne, l’inscription au registre est obligatoire pour les rencontres avec les commissaires ou les membres de leur cabinet » ([468]).

En outre, l’accès aux documents officiels serait désormais bien plus facile au niveau de la Commission européenne qu’en France. Ainsi, Mme Verheecke a affirmé obtenir régulièrement de l’exécutif européen la liste des représentants des lobbys des plateformes venus à sa rencontre pendant une certaine période. Ces informations lui permettent de savoir quels représentants d’intérêts ont rencontré un commissaire européen, et de demander à la Commission un compte rendu de ces rendez-vous ; cela lui permet « non seulement [d’] obtenir le compte rendu de la réunion, mais également le briefing du commissaire, sur lequel il fonde son entretien ». Elle a précisé que « bien souvent, j’ai pu obtenir ces documents, sous quinze jours ».

Selon elle, cette transparence est vitale pour la démocratie : « Cela m’a permis de réaliser un véritable travail d’enquête à partir de faits réels, mais aussi de me forger un avis plus nuancé, en évitant un certain nombre d’idées reçues au sujet du pouvoir des lobbys à Bruxelles. »

Des pratiques similaires existent aussi en Suède, où « le gouvernement a quinze jours pour répondre à une demande de compte rendu d’une réunion entre un décideur politique et un lobby. Si le document n’est pas transmis dans ce délai, vous pouvez faire appel au juge administratif pour obtenir cette transmission » ([469]).

Ces propos ont été corroborés par l’AFCL lors de son audition par la commission d’enquête. Mme Agnès Dubois-Colineau a ainsi déclaré : « Nous pensons donc que le décideur public devrait déclarer les interactions qu’il a pu avoir avec les représentants d’intérêts. Par exemple, à Bruxelles, en tant que représentants d’intérêts, il ne nous est pas possible d’organiser et de participer à un rendez-vous au siège de la Commission avec un commissaire européen ou un membre de son cabinet sans être préalablement enregistrés au registre. À partir du moment où l’on renseigne notre numéro d’enregistrement pour obtenir le rendezvous, l’agenda du commissaire et des membres de son équipe est automatiquement publié sur le site de la Commission, avec la liste des personnes ayant assisté au rendez-vous et l’objet du rendez-vous. Nous pensons donc qu’il faudrait s’inspirer de cette procédure. » ([470])

M. Bruno Lasserre, président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a quant à lui expliqué la difficulté des citoyens à identifier les documents qu’ils seraient en droit de demander à l’administration : « Le droit général d’accès aux documents permet ainsi d’obtenir toute une série de documents. Cependant, la difficulté principale pour les demandeurs relève de l’identification de ces documents. En effet, le répertoire numérique ne garde pas de trace des rendez-vous ni des documents échangés à leur occasion. Il appartient donc aux demandeurs d’identifier les documents auxquels il souhaite avoir accès, ce qui est souvent compliqué. » ([471]) Renforcer la transparence sur l’agenda des décideurs publics permettrait justement d’aider les citoyens à cibler leurs demandes d’accès à des documents administratifs.

Il ressort de l’ensemble de ces auditions que les citoyens doivent pouvoir disposer d’informations plus précises sur les rendez-vous des décideurs publics, mais aussi les parlementaires sur les rendez-vous des membres du Gouvernement. L’étape suivante consisterait en outre à leur permettre d’accéder aux comptes rendus de ces rendez-vous, comme c’est le cas à la Commission européenne, pour être en mesure de déterminer les positions qui ont été défendues par les différents représentants d’intérêts. La rapporteure considère que ces évolutions sont vitales pour préserver notre modèle démocratique contre les agissements opaques des grands lobbys tels qu’Uber, y compris si cela doit se faire de manière contraignante.

Proposition  11 : Imposer la publicité des agendas des députés, sénateurs et membres du Gouvernement en indiquant le nom de l’organisation, l’objet de la rencontre et si des propositions de modifications de textes ont été transmises par l’organisation.

Lors de son audition, Mme Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique, a abondé en ce sens : « Concrètement, je pense que la participation à une audition parlementaire devrait déclencher une inscription sur un registre spécifique. A minima, elle devrait s’accompagner de l’insertion dans les courriels types d’invitation d’un entrefilet soulignant la nécessité de s’inscrire sur le registre de la HATVP. Cette modification des courriels d’invitation est très simple et marquerait un changement d’état d’esprit. En effet, la participation à une audition parlementaire n’est pas neutre. Elle rentre dans un jeu d’interactions. » ([472])

b.   Rendre publique l’origine des amendements débattus par le Parlement à travers une plateforme dédiée

Face au scandale des Uber files, les défenseurs de la transparence sont souvent accusés de faire preuve de naïveté, au motif qu’il est évident que des lobbys proposent des amendements à des parlementaires en vue d’influencer l’évolution de la législation en leur faveur. Que ces propositions existent est une chose ; encore faut-il qu’elles se fassent publiquement, afin que les citoyens puissent savoir quels amendements ont été écrits tels quels par des lobbys et lesquels les parlementaires ont décidé de réécrire en tout ou en partie ou même de ne pas déposer.

Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Didier Migaud, président de la HATVP, a rappelé que « les initiatives émanant des représentants d’intérêts sont susceptibles de faire l’objet d’une déclaration, dès lors qu’elles peuvent être considérées comme des entrées en communication et comme des actions cherchant à influencer une disposition législative ou réglementaire : le dispositif d’encadrement par la HATVP s’applique alors, notamment si le représentant d’intérêts prend l’initiative d’adresser son amendement à de nombreux députés ; s’il l’adresse à l’ensemble d’entre eux, cela fait 577 entrées en communication. Le représentant d’intérêts doit donc les déclarer sur le répertoire » ([473]).

Néanmoins, les informations publiées dans le répertoire des représentants d’intérêts ne permettent pas de connaître les positions défendues par les lobbys. Comme l’a expliqué Mme Inès Bernard, juriste salariée d’Anticor, « en l’état, les représentants d’intérêts ne sont pas tenus de déclarer les positions qu’ils ont défendues auprès des décideurs publics mais uniquement l’objet de leur activité d’influence. Dans le même ordre d’idée, il n’est pas possible, sur le site de la HATVP, de rattacher une activité d’influence à une décision publique. Si tel était le cas, les citoyens pourraient mieux comprendre donc mieux contrôler la manière dont la loi a été formée » ([474]).

Sans être opposés à un sourcing volontaire des amendements de la part des parlementaires, les représentants de l’AFCL ont tenu à indiquer qu’un tel exercice n’est pas pour autant exempt de difficultés. Selon Mme Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale, « on imagine bien qu’il est plus aisé de “sourcer” un amendement quand il émane d’une ONG ou d’une association que lorsqu’il est proposé par une multinationale. Néanmoins le caractère obligatoire du sourcing nous pose question. Le problème n’est pas tant lié à une obligation de transparence supplémentaire pour nos clients. En revanche, de notre point de vue, cela ne nous paraît pas cohérent avec la réalité du travail parlementaire. En effet, la plupart des amendements sont produits par les parlementaires et leurs équipes. Par conséquent, mettre en place une obligation de sourcing reviendrait à porter le doute sur les amendements qui ne sont pas “sourcés” et à affecter l’image du travail parlementaire. Ensuite, lors de nos interactions avec les services ministériels ou les parlementaires, il nous est parfois demandé de rédiger une proposition d’amendements clef en main. Mais il est fréquent que cette proposition soit ensuite retravaillée par l’équipe du parlementaire, sans qu’elle ait toujours saisi le sens de celle-ci. En résumé, nous sommes favorables à la possibilité d’un sourcing volontaire des amendements, mais le caractère obligatoire nous dérange pour les raisons que je viens d’exposer. » ([475])

M. Nicolas Bouvier, président de l’AFCL, a ajouté que « l’idée d’un sourcing pourrait donner l’impression que les parlementaires sont des boîtes aux lettres qui reçoivent des centaines d’amendements clefs en mains. Dans certains cas, assez rares, vous êtes inondés de propositions d’amendements sur des sujets très emblématiques ou médiatiques. Mais je ne pense pas que cela soit très révélateur du travail parlementaire sur le fond des textes, où vous travaillez avec des spécialistes de tel ou tel sujet » ([476]).

Ces difficultés ne doivent pas empêcher le Parlement d’avancer vers une plus grande transparence. Dans le cadre des groupes de travail sur la réforme de l’Assemblée nationale mis en place au début de la XVe législature, l’association Transparency International France avait recommandé « de promouvoir la consultation en ligne des citoyens et des parties prenantes sur les projets et propositions de loi [...] en créant une plateforme permettant aux acteurs concernés de soumettre directement leurs propositions d’amendements ou d’articles, en amont de l’examen du texte au Parlement » ([477]).

Cette idée de plateforme permettant la publicité des amendements débattus au Parlement a été reprise par plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête comme un moyen de réduire l’opacité des lobbys. Selon, Mme Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique, « cette proposition apporterait plus de transparence et permettrait d’éviter l’écueil des amendements non sourcés. Elle améliorait également l’exemplarité collective du Parlement » ([478]).

Elle a également été soutenue par M. Laurent Dublet, secrétaire général d’Anticor : « Nous formulons plusieurs propositions en matière de contrôle des lobbys, dont la principale réside dans la création d’une plateforme ouverte aux citoyens sur laquelle les lobbys et les représentants d’intérêts privés pourraient avancer leurs arguments, d’une part, et sur laquelle l’expertise citoyenne pourrait se faire entendre, d’autre part. À partir de là pourrait se dégager une solution allant dans le sens de l’intérêt général. À l’heure actuelle, nombre de citoyens et d’électeurs considèrent que de toute manière, les décisions sont prises en faveur de certains types de populations ou d’entreprises. De fait, lorsqu’une décision est prise en faveur d’une entreprise ou d’un intérêt privé plane très souvent la suspicion d’une contrepartie occulte, corruptrice, dans l’esprit de nombreux citoyens. » ([479])

La mise en place de cette plateforme ne permettrait toutefois de mieux contrôler les propositions des représentants d’intérêts que si ceux-ci acceptent d’y participer. Comme l’a indiqué M. Dublet, se poserait alors la question de rendre le dispositif contraignant : « Naturellement, tous les lobbys n’auraient pas forcément cette bonne pratique, qui consisterait à déposer en open data les arguments qu’ils développent. Mais puisque cette plateforme serait également ouverte à l’expertise citoyenne, nous pensons que cela permettrait de faire naître un certain débat. Enfin, si les lobbys ne déposaient pas en open data, ils pourraient aussi faire l’objet d’une sanction pénale. Cette sanction pourrait être très lourde afin d’inciter ces lobbys à rendre publiques toutes leurs actions auprès des décideurs publics. » ([480])

Proposition  12 : Créer une plateforme pour permettre aux citoyens, associations, syndicats, ONG et lobbys de rendre publics leurs amendements.

 

À l’appui de sa proposition, la rapporteure note qu’une plateforme dédiée aux propositions d’amendements des représentants d’intérêts est évoquée par le Déontologue de l’Assemblée nationale dans le dernier rapport qu’il a remis à la Présidente et au Bureau de l’Assemblée nationale : à l’occasion d’une rencontre avec une association de lobbyistes, le Déontologue a ainsi pu « enrichir sa réflexion sur la représentation d’intérêts, en se confrontant notamment au point de vue des lobbyistes concernant la création d’une plateforme dédiée à leurs propositions d’amendements, qu’il appelle de ses vœux. Si le Déontologue s’est sans surprise heurté à l’opposition de certains représentants d’intérêts qui y voient une entrave au libre exercice du mandat et un risque de dénigrement du travail parlementaire, il continue toutefois d’estimer que cette proposition serait une étape supplémentaire vers la transparence de l’action des lobbys et l’information des députés, qui demeureraient pleinement souverains dans leur choix de reprendre ou non des idées extérieures » ([481]).

c.   Renforcer la transparence sur l’origine des textes du Gouvernement

S’il est nécessaire de renforcer la transparence sur les débats parlementaires, le Gouvernement doit lui aussi prendre sa part. Comme l’a indiqué M. Laurent Dublet, secrétaire général d’Anticor : « De très nets progrès ont été réalisés en matière du contrôle du lobbyisme auprès des parlementaires, notamment à l’Assemblée nationale, même s’ils demeurent insuffisants. En revanche, la situation est nettement moins satisfaisante au niveau du pouvoir exécutif. […] Or force est de constater qu’en France, l’essentiel de l’initiative législative appartient au pouvoir exécutif. Rien ne dit que dans ces projets de loi, des représentants d’intérêts privés ne soient pas intervenus auprès de cabinets et de ministres. En tant que législateur, vous votez des textes dont vous ne connaissez pas les sources, ce qui nous pose problème, chez Anticor. Un effort de transparence doit absolument être consenti vis-à-vis du pouvoir des lobbys.

« Je rappelle que l’essence même de la démocratie réside dans la délibération. Pour y parvenir sereinement, il faut pouvoir disposer de critères objectifs en faveur de l’intérêt général. Lorsqu’une délibération est quasiment imposée par un ministre comme cela est intervenu dans le cas d’Uber, on peut légitimement se demander si les actions des représentants privés vont réellement dans le sens de l’intérêt général. Les actions de lobbying insuffisamment transparentes participent de fait à délégitimer les assemblées parlementaires et le pouvoir exécutif. Les fondements démocratiques de nos sociétés ont ainsi été remis en cause ces dernières années. » ([482])

Sur le même sujet, Mme Inès Bernard, juriste salariée d’Anticor, a ajouté : « Une de nos propositions concerne l’empreinte normative, qui est par ailleurs listée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans ses recommandations pour la transparence et l’intégrité des activités de lobbying. Il faudrait ainsi indiquer quels sont les lobbyistes qui ont été consultés lors d’initiatives législatives. En assurant en temps utile l’accès à de telles informations, on pourrait prendre en compte les différents points de vue de la société et des entreprises et disposer ainsi d’informations équilibrées pour l’élaboration et la mise en œuvre des décisions publiques. Dans un rapport de 2015 ayant trait à la restauration de la confiance publique, l’OCDE proposait de faire apparaître l’empreinte normative de la loi et du règlement. » ([483])

M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, a indiqué que le renforcement de la transparence de l’exécutif sur l’origine de ses projets législatifs et réglementaires procéderait d’un rééquilibrage entre les parties prenantes à l’élaboration des normes :

« L’équité entre les parties prenantes dans l’élaboration de la norme doit également nous interroger. Une constante existe quand il s’agit d’évaluer l’influence et l’accès dont peut bénéficier un lobby auprès des systèmes publics ; à la Commission européenne, chaque camp accuse ainsi l’autre d’être plus influent et de bénéficier d’un accès privilégié aux responsables publics. Vous avez vous-mêmes assisté à un tel débat entre les taxis et les plateformes. La seule manière de le trancher est de disposer de données objectives, notamment en ce qui concerne le nombre de rendez-vous obtenus par un lobbyiste auprès des pouvoirs publics ou le montant des dépenses qu’il consacre aux actions de lobbying. À cet égard, un rapport publié le 31 août 2021 par les ONG LobbyControl et Corporate Europe Observatory a levé un coin du voile sur les efforts déployés par les Big Techs pour imposer leur point de vue dans les couloirs des institutions européennes : 1 452 lobbyistes sont ainsi actifs et les dépenses s’élèvent à 97 millions d’euros chaque année depuis 2019. Les plus puissants peuvent mobiliser des fonds plus importants que les autres : les Gafam ont dépensé 23 millions d’euros pour leurs actions de lobbying, dont 5,5 millions par Google. Il faut que ces chiffres soient publiés et nous devons définir la manière dont sont comptabilisées les actions directes et indirectes employées pour influencer les décideurs publics dans les institutions européennes ou dans les instances nationales – l’Exécutif et le Parlement.

« Enfin, les Uber files sont révélateurs d’une problématique d’accès aux responsables publics. Un principe d’équité entre les parties prenantes doit être défini pour écarter la tentation de n’interroger que certains acteurs. L’élargissement du cadre de vos auditions montre bien que cette pratique est utile pour éclairer l’élaboration de la décision publique – qui n’est pas l’addition des intérêts particuliers mais la traduction de l’intérêt public. Il faut donc veiller à ouvrir les consultations. À cet égard, le Parlement est en avance sur l’Exécutif, qui n’a pas intégré l’idée selon laquelle de nombreux autres acteurs doivent être entendus. Nous en verrions pourtant découler une amélioration significative des études d’impact sur les projets de loi que le Gouvernement vous présente. » ([484])

La rapporteure ajoute que la publication par le Gouvernement de l’ensemble des lobbys ayant été consultés lors de la préparation d’un projet de loi, non seulement informerait les parlementaires sur les intentions des ministres, mais permettrait aussi aux députés et aux sénateurs de rééquilibrer les consultations en auditionnant les représentants d’intérêts qui auraient été peu ou pas écoutés dans la préparation du texte.

Proposition  13 : Imposer au Gouvernement de rendre publique la liste des représentants d’intérêts consultés dans le cadre de la préparation d’un projet de loi.

Les parlementaires, y compris ceux de l’opposition, auraient ainsi plus de liberté pour proposer des auditions entre le dépôt d’un projet ou d’une proposition de loi et le début de son examen en commission.

De la même manière, la rapporteure estime que les pouvoirs du rapporteur d’opposition chargé de contrôler l'application de la loi, désigné en application de l’alinéa 2 de l’article 145-7 du règlement, devraient être élargis afin qu’il puisse mener en parrallèle du rapporteur ses propres auditions et travaux préparatoires sur le projet de texte examiné. Ce mode de fonctionnement, qui pourrait s’inspirer de celui des « rapporteurs fictifs » existant au Parlement européen, permettrait d’assurer une meilleure transparence et un plus grand pluralisme dans le processus d’élaboration des lois. Cela supposerait, évidemment, que le Gouvernement laisse au Parlement le temps de débattre, en cessant de faire de la procédure accélérée une norme pour la discussion des projets de loi et en respectant les délais entre le dépôt et la discussion des textes prévus au troisième alinéa de l’article 42 de la Constitution.

Proposition  14 : Élargir les pouvoirs du rapporteur d’opposition chargé de contrôler l'application de la loi, désigné en vertu de l’alinéa 2 de l’article 145-7 du règlement, afin qu’il puisse mener en parrallèle du rapporteur ses propres auditions et travaux préparatoires sur le projet de loi.

Dans la même perspective, Mme Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique, a confirmé le manque de transparence de l’exécutif, tout en plaidant pour que le secret des délibérations du Gouvernement soit réduit : « Le cœur du sujet, c’est le Gouvernement. Le Parlement est à peu près transparent et il a progressé sur cet aspect. Par contre, la culture de la transparence et des relations ouvertes avec la société civile est insuffisante au niveau du Gouvernement et de la haute administration. La frilosité y est énorme et l’immobilisme est à craindre tant que les pratiques culturelles n’évolueront pas, même si l’open data est une première étape. […] Le secret des délibérations du Gouvernement pour une durée de 25 ans a quant à lui pu avoir du sens mais cette durée semble désormais excessive. Sa réduction rendrait possible un accès plus rapide à certains sujets. Il me semblerait raisonnable de pouvoir consulter des comptes rendus de réunions ministérielles cinq à dix ans plus tard. Nous pourrions ainsi accéder aux réunions interministérielles qui ont eu lieu pendant la période des Uber files. Cela aurait un vrai intérêt public et ne remettrait pas en cause le bon fonctionnement des institutions. » ([485])

Proposition  15 : Réduire à dix ou quinze ans la durée durant laquelle les délibérations du Gouvernement sont tenues secrètes.

5.   Garantir la transparence des médias vis-à-vis des intérêts de celles et ceux qui s’y expriment

Les révélations des Uber files témoignent du rôle des médias dans les campagnes de communication. Les « études » des économistes payées par Uber ont été fortement relayées dans les médias sans pour autant que ceux-ci précisent à leurs lecteurs et téléspectateurs l’absence totale d’indépendance desdites études et leur fiabilité plus que discutable.

En vue de défendre leurs intérêts, les grands investisseurs instrumentalisent les médias dont ils sont d’ailleurs, pour certains, propriétaires ou liés avec leurs propriétaires. Il y a urgence à revenir à l’esprit du Conseil national de la Résistance (CNR) qui voulait, en refondant la démocratie, mettre les médias à l’abri « des puissances de l’argent et des influences étrangères ».

Les Uber files rappellent ainsi l’enjeu de la lutte contre la concentration des médias dans les mains de quelques ultra-riches.

Proposition  16 : Obliger les médias à indiquer par qui est rémunéré tout invité sur un plateau de télévision, ainsi que les commanditaires de toute étude ou sondage dont ils font état.

 

Proposition  17 : Faire adopter une loi-cadre anti-concentration des médias, relative à l’organisation et la régulation des médias, notamment sur les grands principes entourant leur propriété et leur financement.

 

B.   Garantir l’application de la loi aux plateformes

L’étude de l’implantation et du développement d’Uber et de nombreuses autres plateformes montre que la légalité n’est plus suffisamment protégée par les corps censés contrôler leur application, du moins concernant certains acteurs.

Les raisons en sont à chercher dans un parti pris en faveur de certaines entreprises, mais aussi dans la réduction des moyens humains et financiers dont les services de contrôle ont eu à pâtir depuis de nombreuses années. Il est sidérant de constater que, malgré le modèle prédateur des plateformes et leur violation délibérée du droit, les services de contrôle n’ont pas eu une démarche suffisamment vigoureuse à leur encontre.

En premier lieu, il convient donc de veiller à une application intégrale des lois votées par la représentation nationale concernant les plateformes, au premier rang desquelles Uber. La « loi Thévenoud » prévoyait notamment, pour les VTC, l’obligation d’un retour au garage entre deux courses et l’interdiction de la maraude électronique. La « loi Grandguillaume » prévoit, quant à elle, la transmission de données à l’administration par les opérateurs de VTC et la création de commissions locales des transports publics particuliers de personnes ([486]) . Il est absolument inadmissible que plusieurs dispositions des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume », adoptées précisément pour mieux réguler le secteur du transport public particulier de personnes, demeurent, aujourd’hui encore, inappliquées.

Proposition  18 : Assurer une application intégrale des lois relatives aux plateformes, au premier rang desquelles les lois « Thévenoud » et « Grandguillaume ».

Ensuite, il est nécessaire de renforcer les moyens des services de l’État chargés du contrôle des entreprises, qu’il s’agisse des contrôles fiscaux, des contrôles menés par l’Urssaf en matière de cotisations sociales, de ceux de la DGCCRF ou de l’inspection du travail, de la lutte contre les discriminations, mais aussi des règlementations spécifiques à certains secteurs (transport particulier de personnes, santé). Dans cette optique, la police chargée de l’application des règles du transport public particulier de personnes, surnommée les « Boers », doit faire l’objet d’un effort spécifique. Les plateformes doivent faire l’objet d’une vigilance toute particulière, et aucune exception à des réglementations sectorielles ne doit être tolérée dans leur cas.

Proposition  19 : Renforcer les moyens des services publics chargés de contrôler et de sanctionner les plateformes en cas de violation de la loi pour augmenter le nombre de contrôles et les rendre plus performants.

Afin de lutter efficacement contre les discriminations que pourraient commettre des plateformes et de protéger le statut et la santé de leurs travailleurs, il convient de renforcer les pouvoirs et les moyens de l’inspection du travail, de la médecine du travail et du Défenseur des droits.

Les discriminations au travail permettent aux plateformes d’exploiter les travailleurs les plus vulnérables. Il convient donc de renforcer les obligations incombant aux administrations comme aux entreprises en matière de lutte contre les discriminations.

Proposition  20 : Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) ou comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qu’il faut restaurer, en charge de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, etc.

Des sanctions plus fortes et dissuasives doivent également être adoptées pour éviter que le crime paye.

La rapporteure rappelle que certaines plateformes bénéficient de moyens financiers colossaux, obtenus grâce à des levées de fonds aux montants astronomiques, qui rendent les niveaux de sanction actuels insuffisants et nourrissent chez ces acteurs un sentiment d’impunité.

Ce relèvement des sanctions financières doit être guidé par l’idée qu’il ne doit plus être possible, pour une entreprise, de se livrer à une analyse coût-bénéfice du respect de la légalité. En somme, le crime ne doit plus payer, du moins lorsqu’il est clair que les manquements sont délibérés.

Proposition  21 : Rehausser les sanctions financières pour les entreprises en cas de manquement délibéré à la loi, à 20 millions d’euros ou 4 % du chiffre d’affaires (en prenant le chiffre le plus élevé), comme le propose le Parlement européen, afin qu’il devienne impossible de tirer un avantage d’un comportement illégal.

Outre ce rehaussement des sanctions financières, il conviendrait d’appliquer la peine prévue par l’article 131-39 du code pénal et l’article L. 8224-5 du code du travail en cas de travail dissimulé, à savoir la dissolution lorsqu’une société a été créée ou détournée de son objet pour commettre les faits incriminés. En effet, ces dispositions trouveraient particulièrement à s’appliquer à certaines plateformes.

Proposition  22 : Solliciter systématiquement le ministère public pour demander au juge de prononcer la peine de dissolution de la personne morale prévue par le code pénal aux plateformes créées dans le but de permettre le travail dissimulé.

Il convient également de faire du contrôle des plateformes une véritable priorité de l’action publique, en particulier en matière de lutte contre le travail illégal.

Proposition  23 : Faire du contrôle des plateformes une véritable priorité de l’action publique déclinée dans tous les ministères concernés.

 

Proposition  24 : Comme le propose le Parlement européen, mettre en place un objectif national de contrôle annuel des plateformes par l’inspection du travail ainsi qu’un contrôle des plateformes par l’inspection du travail dans le mois suivant chaque requalification d’un travailleur en salarié aux fins d’examiner si la requalification doit être élargie à l’ensemble des travailleurs de la plateforme concernée placés dans la même situation.

En parallèle, on ne peut que s’étonner du soutien financier direct accordé par la collectivité publique, par l’intermédiaire de Bpifrance, à certaines plateformes. Dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête, la rapporteure a, en effet, pu accéder aux moyens octroyés par Bpifrance à des plateformes numériques au cours des dernières années. Les données recueillies sont reproduites dans le tableau ci-dessous, après anonymisation, afin de respecter les contraintes liées au respect du secret bancaire. Si elle regrette de ne pouvoir divulguer les montants par plateforme du soutien financier de Bpifrance en raison du secret bancaire, elle estime néanmoins important de souligner que ces soutiens ne sont pas négligeables puisqu’ils s’élèvent, depuis 2013, à près de 8,5 millions d’euros en prêts et avances divers et à près de 500 000 euros en subventions. 

soutien financier accordÉ par bpifrance à des plateformes depuis 2013

Nom commmercial

Nom de la société

Activité

Produit

Montant

(en milliers d’euros)

Date de décaissement

Date d’échéance

Encours restant dû (en milliers d’euros)

 

[Confidentiel]

 

[Confidentiel]

Livraison de repas préparés en cuisine centrale et livraison de courses à domicile

Prêt garanti par l’État Soutien Innovation

 

[1000-3000]

Septembre 2020

Septembre 2026

[1000-3000]

Avance récupérable

 

[0-1000]

Décembre 2016

Septembre 2023

[0-100]

Subvention

[0-1000]

Septembre 2016

-

-

Garantie fonds propres

[1000-3000]

Mars 2016

Mars 2026

-

 

[Confidentiel]

 

[Confidentiel]

Mise en relation d’indépendants avec des établissements de restauration et de soin pour des missions ponctuelles

Prêt amorçage investissement

[0-1000]

Juillet 2017

Mars 2026

[0-500]

Prêt amorçage investissement

[0-1000]

Juin 2018

Décembre 2026

[0-500]

Prêt amorçage investissement

[0-1000]

Février 2020

Septembre 2027

[0-1000]

Prêt innovation

[0-1000]

Mai 2022

Juin 2029

[0-1000]

Avance récupérable

[0-1000]

Août 2017

Mars 2025

[0-500]

Prêt innovation

[0-1000]

Mars 2019

Mars 2027

[0-500]

Assurance prospection à l’international

[0-1000]

Mai 2020

Décembre 2029

[0-100]

 

[Confidentiel]

 

[Confidentiel]

Mise en relation de soignants indépendants avec des établissements de santé pour des missions de renfort ponctuelles

Prêt amorçage investissement

[0-1000]

Juillet 2021

Septembre 2029

[0-1000]

Subvention

[0-100]

Août 2022

-

-

 

[Confidentiel]

 

[Confidentiel]

Mise en relation entre indépendants et entreprises pour des missions ponctuelles

Prêt garanti par l’État Soutien Innovation

[0-1000]

Novembre 2020

Novembre 2026

[0-1000]

Avance récupérable

[0-500]

Octobre 2018

Septembre 2024

[0-100]

Subvention

[0-100]

Mars 2021

-

-

 

[Confidentiel]

 

[Confidentiel]

VTC et location courte durée de scooter, vélo éléctrique et trottinette électrique

Prêt à taux zéro innovation

[0-1000]

Février 2017

2022

-

Source : Bpifrance. Données à jour au 12 mai 2023.

On ne peut que s’étonner que, lors de son audition par la commission d’enquête, la Première ministre n’ait pas semblé être au courant des moyens alloués notamment à la plateforme Mediflash alors qu’elle avait elle-même condamné son activité illicite par courrier en 2021. Comment comprendre que, d’un côté, de l’argent public soit accordé à des plateformes et que, de l’autre, des ministres dénoncent ces mêmes plateformes dont l’activité semble, au moins en partie, illégale, tout en semblant être impuissants à les réguler ?

L’État devrait, au contraire, encourager et soutenir la création de coopératives visant à émanciper les travailleurs des plateformes en leur permettant de co-diriger celles-ci sans subir des ponctions financières au profit d’un tiers. Le code informatique de ces plateformes coopératives devrait être accessible à tous en open source et leur interopérabilité garantie.

Proposition  25 : Réorienter les moyens de Bpifrance vers les coopératives respectant le droit plutôt que vers les plateformes privées lucratives et apporter un soutien financier et réglementaire aux collectivités territoriales et aux travailleurs impliqués dans des coopératives de livreurs, de chauffeurs ou d’autres professions, notamment des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic). Ces coopératives devraient non seulement permettre à ces travailleurs de jouir des protections offertes par le droit du travail et la protection sociale des salariés, mais aussi d’organiser une maîtrise collective des applications de mise en relation. L’octroi d’aides devrait être conditionné au strict respect de tous les cadres légaux, y compris sectoriels.

Le développement de l’entreprise Uber pose aussi la question de la fiscalité et des moyens à mettre en œuvre pour lutter contre l’évasion et l’optimisation fiscales. Comme vu plus haut, l’activité de cette entreprise repose largement sur l’évitement de l’impôt par l’optimisation fiscale. Outre le renforcement des moyens et des effectifs des instances de contrôle, il nous semble nécessaire de relancer les négociations avec les autres États européens afin de contrer la stratégie d’entreprises telles qu’Uber qui jouent les États membres les uns contre les autres afin d’échapper à l’impôt.

Proposition  26 : Relancer les négociations sur l’optimisation fiscale dans le cadre de l’Union européenne et de l’OCDE.

Il convient également d’agir pour éviter de telles stratégies de contournement de l’impôt via la localisation des activités dans des pays à la fiscalité plus avantageuse, alors que l’activité se déroule en France.

Proposition  27 : Établir une liste véritablement exhaustive et crédible des paradis fiscaux, choisis selon des critères d’équité fiscale (taux d’imposition effectif minimum et critère de substance économique) et de lutte contre le blanchiment (transparence sur les bénéficiaires effectifs des entreprises).

 

Proposition  28 : Instaurer un véritable dispositif de reporting public (collecte d’informations sur les filiales des grandes sociétés localisées à l’étranger), pays par pays, de manière à contraindre les multinationales à publier les informations clés sur les impôts qu’elles payent et leurs activités, pour chaque pays dans lequel elles opèrent.

Enfin, il est impératif que l’État investisse dans les infrastructures numériques que sont les plateformes de données publiques car en les produisant, il fixe leurs règles. Malgré l’échec du projet Le.taxi, ce registre doit être sérieusement relancé par le ministère des transports et les investissements suffisamment importants pour instaurer un bouton « Y aller en taxi » sur l’ensemble des applications de mobilité tel qu’initialement envisagé.

Proposition  29 : Relancer le projet Le.taxi et se donner les moyens de faire aboutir la création d’un bouton « Y aller en taxi » sur l’ensemble des applications de mobilité.

C.   Limiter les consÉquences nÉgatives de l’ubÉrisation

L’ubérisation est porteuse de conséquences extrêmement négatives pour la société.

Tout d’abord, elle subvertit les règles encadrant le travail salarié, créant des conditions de travail extrêmement précaires pour ses travailleurs, pour la plupart issus des couches les plus vulnérables de la population.

La France doit s’enorgueillir d’avoir été l’un des premiers pays à se doter d’un code du travail. Il convient désormais, face au défi de la plateformisation, de lui donner un nouveau souffle en garantissant la pleine application de ses dispositions pour les travailleurs des plateformes, et cela sans délai.

En effet, les décisions de justice sont souvent longues à obtenir, et les travailleurs des plateformes disposent de peu de moyens pour défendre leurs intérêts, quand ceux des plateformes sont très importants. Lorsqu’une décision de requalification est obtenue, d’ordinaire de haute lutte, elle ne s’applique qu’aux parties en cause.

Le législateur doit adopter des solutions beaucoup plus vigoureuses et rapides pour mettre un terme aux manquements persistants des plateformes, qui demeurent pour beaucoup impunis, en particulier en matière de droit du travail. Il conviendrait de prévoir, par une modification législative, le caractère non suspensif de l’appel en cas de condamnation d’une plateforme pour travail dissimulé. Les travailleurs ayant obtenu une requalification en salariés en première instance obtiendraient ainsi immédiatement satisfaction, au lieu de devoir attendre la confirmation par les juges d’appel.

Proposition  30 : Prévoir dans la loi le caractère non suspensif de l’appel en cas de condamnation d’une plateforme pour travail dissimulé.

Avant même que cette modification législative entre en vigueur, il serait possible d’obtenir le même effet dès maintenant si les administrations demandaient, lors de leurs recours, à ce que les décisions judiciaires soient exécutoires en cas de condamnation d’une plateforme pour travail dissimulé.

Proposition  31 : Dans l’attente, inviter systématiquement le ministère public à demander à ce que les décisions de justice à l’encontre des plateformes soient exécutoires même en cas d’appel.

Plus fondamentalement, la rapporteure estime nécessaire d’instaurer une présomption légale réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes. En effet, puisque la plateforme exerce en réalité un lien de subordination envers ses travailleurs, ceux-ci devraient être salariés par la plateforme, dès le premier jour de la relation de travail. Ainsi, ils bénéficieraient enfin des droits qui découlent de ce statut, sans avoir à solliciter un juge pour être requalifié. La présomption de salariat permettrait ainsi aux travailleurs d’être par défaut sous statut de salarié… à moins que la plateforme prouve qu’elle n’exerce pas de lien de subordination. La présomption serait ainsi réfragable. Dans le cas où une plateforme considère qu’elle réalise bel et bien une mission de mise en relation entre le travailleur et son client et qu’elle n’exerce pas de subordination sur le travailleur, elle aurait la possibilité de contester la présomption de salariat devant une juridiction. Si les preuves de l’absence de subordination et de la réalité du statut d’indépendant sont apportées par la plateforme et jugées valides, les travailleurs seraient considérés comme indépendants, car la réalité de leur statut d’indépendant serait dans ce cas manifeste. En conséquence, la présomption de salariat instaurerait un renversement de la charge de la preuve par rapport à la situation actuelle au bénéfice des travailleurs.

Il s’agirait ainsi de rééquilibrer la relation entre deux parties aux moyens très inégaux, à savoir des entreprises multinationales aux moyens financiers considérables et des chauffeurs de VTC et des livreurs souvent dans une situation précaire et n’ayant donc ni les ressources financières, ni les ressources temporelles pour entamer une action de justice afin d’obtenir leur requalification en salariés.

La rapporteure souligne que, lors de son audition par la commission d’enquête, M. Jacques Attali, pourtant à l’origine de la création du statut d’autoentrepreneur, s’est exprimé en faveur de la présomption de salariat et a déploré que beaucoup de travailleurs des plateformes soient de faux indépendants. Elle rappelle également que M. Bernard Cazeneuve s’est lui-même exprimé en faveur de la position du Parlement européen sur cette proposition de directive : « La Commission européenne a présenté une proposition insuffisante. Je crois comprendre que le Parlement européen l’a complétée en introduisant la présomption de salariat, à laquelle je souscris totalement. » ([487])

Dans cet esprit, il est indispensable que la France défende la mise en place d’une telle présomption de salariat au niveau européen dans le cadre des discussions sur le projet de directive européenne.

Proposition  32 : Défendre la position du Parlement européen concernant la simplification et la généralisation de la présomption de salariat dans le cadre de la négociation du projet de directive relative à l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes.

Cependant, la France peut agir dès maintenant, sans attendre les résultats des négociations européennes. L’Espagne a montré la voie en adoptant une loi instaurant une présomption simple de salariat pour les livreurs ainsi qu’une information des représentants des travailleurs sur les algorithmes utilisés par les plateformes. Il convient d’adopter dès maintenant une législation comparable.

L’exemple de la plateforme Just eat, qui salarie ses travailleurs, montre qu’un tel modèle est viable, pour peu que ses dirigeants veulent bien en accepter le principe. Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Patrik Bergareche, vice-président pour l’Europe du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat – Takeaway.com, s’est d’ailleurs prononcé en faveur de la proposition de directive présentée par la Commission européenne : « Nous soutenons fortement la directive européenne. Cette législation a l’ambition d’apporter une sécurité juridique aux travailleurs et aux opérateurs des plateformes. L’entreprise que je représente est très engagée pour essayer de construire un terrain de jeu équitable pour tous les acteurs – ce que permettra la directive européenne. Just Eat Takeaway.com encourage les législateurs des pays européens à s’engager en faveur de cette directive importante pour le futur de notre activité. » ([488])

L’encadré ci-dessous résume le contenu et les modalités d’adoption et d’application de la loi espagnole ayant instauré cette présomption.

La requalification des travailleurs des plateformes en salariés : l’exemple espagnol

Fin octobre 2020, l’Espagne a entamé un processus législatif afin de renforcer la protection des travailleurs des plateformes numériques. Ce processus a abouti au décret-loi 9/2021 du 11 mai 2021 (1), qui a intégré à l’ordre juridique interne un accord auquel avaient abouti le ministère du travail et de l’économie sociale et les organisations syndicales et patronales.

Il s’agissait également d’un engagement du gouvernement espagnol dans le cadre de son programme de coalition, d’une part, et d’un engagement personnel de la ministre du travail, Mme Yolanda Díaz, membre du parti communiste espagnol, d’autre part.

Cet accord et cette loi prévoient :

 l’établissement d’une présomption de « travail salarié » en faveur des personnes effectuant des livraisons de produits ou de marchandises (dites « riders ») et rémunérées par des plateformes numériques recourant à une gestion du service ou des conditions de travail par des algorithmes. Cette présomption assure aux livreurs les mêmes droits et protections qu’à l’ensemble des travailleurs salariés, tels que définis par le « Statut des travailleurs » (équivalent du code du travail). Il s’agit d’une présomption simple (réfragable, ou encore « juris tantum »), qui peut être renversée dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, la charge de la preuve incombant à la partie qui conteste la nature de la relation de travail et invoque une « relation commerciale » entre travailleur et plateforme ;

 et une obligation d’information des représentants des travailleurs sur les règles sur lesquelles sont fondés les algorithmes et les systèmes d’intelligence artificielle qui peuvent affecter les conditions de travail dans les plateformes. Cette obligation s’applique quel que soit le domaine d’activité de la plateforme (c’est-à-dire pas seulement à celles qui effectuent des livraisons à domicile).

Cette loi s’inscrit également dans un mouvement jurisprudentiel tendant à reconnaître la qualité de salarié aux livreurs des plateformes. En effet, le Tribunal suprême espagnol, l’équivalent de notre Cour de cassation, avait déclaré, pour la première fois, dans un arrêt du 25 septembre 2020 (2), que la relation entre un livreur et l’entreprise Glovo était une relation de travail et que les coursiers étaient de faux indépendants. Dans cet arrêt, qui a permis d’unifier la jurisprudence sur ce sujet, il affirmait que la plateforme « ne se limite pas à fournir un service électronique d’intermédiaire consistant à mettre en contact les consommateurs (clients) et d’authentiques travailleurs indépendants, mais réalise une tâche de coordination et d’organisation du service productif ». Le Tribunal suprême avait également relevé que Glovo était propriétaire des actifs indispensables à l’exercice de l’activité et que la marge de décision du coursier était minimale. De plus, « Glovo [avait] établi des moyens de contrôle qui opér[ai]ent sur l’activité et non pas seulement sur le résultat, à travers la gestion algorithmique du service, des évaluations des livreurs […] et la géolocalisation constante ». Selon le Tribunal, ceci révélait « l’exercice d’un pouvoir de l’entreprise dans le mode de prestation de service et un contrôle de son exécution en temps réel qui met[tait] en évidence l’existence d’un système de dépendance propre d’une relation salariée ».

 

Il faut relever que l’inspection du travail espagnole avait commencé à contrôler les activités des plateformes à partir de 2017 et avait lancé quatre procédures d’office dans vingt-sept des cinquante provinces espagnoles, concernant près de 20 000 travailleurs et un manque à gagner pour l’État de près de 52 millions d’euros en cotisations sociales (dont 27 millions d’euros pour Deliveroo et 25 millions d’euros pour Glovo). À la suite des constats effectués, les plateformes avaient déjà été amenées à requalifier une partie de leurs relations avec des livreurs en relations de travail, sur la base de critères nouveaux (incluant notamment l’utilisation des algorithmes), requalifications que les tribunaux avaient confirmées au cas par cas.

La décision de septembre 2020 du Tribunal suprême a marqué un tournant, en ce qu’elle a harmonisé la jurisprudence. Elle a ainsi permis à l’inspection du travail de mener des contrôles encore plus vigoureux, assortis de sanctions allant jusqu’à 12 000 euros par travailleur requalifié.

De plus, le gouvernement espagnol a montré sa fermeté dans l’application de cette loi, comme en témoigne l’amende de 79 millions d’euros infligée le 19 septembre 2022 par l’inspection du travail à la plateforme de livraison Glovo pour infraction à la législation et non-paiement des cotisations sociales pour plus de 10 000 travailleurs, abusivement qualifiés d’indépendants, à Barcelone et à Valence.

Il est intéressant de constater que Deliveroo a dû reconnaître la qualité de salariés à ses livreurs avant de quitter le marché espagnol. Ces livreurs ont donc été dûment licenciés, et la plateforme a dû régulariser son arriéré de cotisations sociales.

Des difficultés demeurent cependant. On peut notamment mentionner que l’instauration d’une présomption de salariat a poussé certaines plateformes (comme Glovo et Uber Eats) à tenter de se défausser de leurs responsabilités d’employeurs vers les fournisseurs de produits et de marchandises, au moyen d’une modification des algorithmes ou des contrats d’adhésion signés avec les restaurateurs. Il s’agit de transférer vers les fournisseurs une partie de la relation de travail, en leur faisant assumer, à travers leur politique de prix, la responsabilité de la rémunération des livreurs, et d’affaiblir le lien de subordination entre le coursier et la plateforme, afin que celle-ci apparaisse comme un simple intermédiaire, et non comme un employeur.

(1)     Le texte de ce décret-loi est accessible ici.

(2)     Cet arrêt est consultable ici.

Sans attendre un texte européen, la rapporteure souhaite s’inspirer de l’exemple espagnol, qui a introduit par la loi une présomption de salariat des livreurs en leur garantissant le contrôle des algorithmes utilisés par la plateforme, en l’étendant  à l’ensemble des plateformes.

Proposition  33 : Instaurer, par la loi, une présomption réfragable de salariat des travailleurs de l’ensemble des plateformes.

 

Proposition  34 : Requalifier en contrat de travail salarié la relation entre les plateformes numériques (comme Uber, Deliveroo...) et leurs travailleurs et tous leurs salariés faussement considérés comme indépendants.

Au-delà de l’instauration d’une présomption de salariat, il convient d’assainir les relations entre entreprises dégradées par l’ubérisation, en particulier en ce qui concerne la sous-traitance.

Proposition  35 : Introduire par voie réglementaire un contrat type de sous-traitance afin d’y inscrire obligatoirement l’ensemble des charges directes et indirectes devant être couvertes par le contrat ainsi que la garantie annuelle de chiffre d’affaires qui permettrait au sous-traitant d’investir. Ce contrat type de sous-traitance devrait permettre d’ imposer des règles aux donneurs d’ordre.

En outre, les plateformes ont montré le caractère prédateur de leur modèle. Face à leurs trop nombreux manquements à nos règles, la France doit se doter d’un dispositif protecteur de son modèle social, à travers un contrôle a priori des activités des plateformes, en tenant compte de tous les secteurs réglementés (T3P, santé, culture, etc.), où un intérêt public particulier s’attache à un respect sans faille de la légalité.

Une mission interministérielle ou une autorité administrative indépendante, dont la composition et le fonctionnement seraient fixés par la loi, doit être constituée afin de délivrer aux plateformes numériques un agrément leur permettant de lancer ou de poursuivre leurs activités, comme cela se pratique dans certains secteurs jugés sensibles, comme les assurances. Cette conditionnalité de l’agrément permettrait de vérifier que la plateforme respecte bien l’ensemble des réglementations (réglementation du travail, règles fiscales, réglementations spécifiques aux secteurs réglementés, règles de la concurrence, règlementation relative au traitement des données personnelles).

Proposition  36 : Créer une autorité indépendante ou une mission interministérielle afin de délivrer sous condition un agrément à toute plateforme afin de vérifier qu’elle respecte bien l’ensemble des réglementations (du travail, fiscale, des secteurs réglementés, de la concurrence, du RGPD, etc.).

 

Proposition  37 : Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) et la restauration de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qu’il faut restaurer, chargés de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, des salaires et des carrières, etc.

À cet égard, la rapporteure souhaite attirer l’attention sur la situation des guides-conférenciers dans le secteur de la culture. En effet, cette profession s’est mobilisée contre les plateformes de tourisme proposant des mises en relation avec des agences de tourisme et des guides ne disposant pas de la carte professionnelle, alors même qu’elle est obligatoire pour intervenir dans les musées de France et les monuments historiques. Les guides-conférenciers eux-mêmes font face à une précarisation de leur statut, dans la mesure où certains musées les obligent désormais à adopter un statut d’indépendant, et non plus de salarié ([489]).

Du reste, les entreprises faisant l’objet d’un tel agrément pourraient se voir imposer la publication de leur chiffre d’affaires et de leurs bénéfices réalisés sur le territoire national, ce qui permettrait de contrôler avec efficacité le respect par celles-ci de leurs obligations fiscales.

Il convient également de responsabiliser les plateformes en les rendant garantes des qualifications des travailleurs qui offrent leurs services par leur intermédiaire. Cette mesure apparaît indispensable afin de sécuriser les personnes qui recourent aux services des plateformes et de cesser de faire peser une concurrence déloyale sur les professionnels qualifiés.

Il s’agit, ainsi, de garantir la pleine application des réglementations sectorielles, dont le contrôle des qualifications fait partie, aux plateformes. Comme l’écrit Mme Odile Chagny, chercheure à l’Institut de recherches économiques et sociales, « les plateformes numériques ont en effet contribué, au travers de solutions technologiques nouvelles, à bouleverser les conditions de concurrence et d’exercice d’activités pourtant très anciennes, comme la livraison instantanée de repas, la livraison de marchandises, ou encore le transport particulier de personnes en milieu urbain, et à brouiller certes non seulement les règles du droit du travail, mais aussi celles du droit de la consommation, de la concurrence et celles qui s’appliquent dans les différents secteurs d’activité. La régulation sectorielle constitue pour autant un instrument potentiellement puissant pour tout à la fois tirer parti des possibilités ouvertes par le modèle technologique des plateformes, limiter les stratégies de dumping et les risques de concurrence déloyale, et, aussi, promouvoir une économie de plateforme plus créatrice de valeur sociale » ([490]).

Une peine d’amende devrait être prévue pour la plateforme lorsqu’il s’avère qu’une personne proposant ses services par son intermédiaire ne dispose pas de la qualification qu’elle prétend détenir ou de celle qui est requise par la réglementation.

Proposition  38 : Responsabiliser les plateformes en les rendant garantes des qualifications des travailleurs qui offrent leurs services par leur intermédiaire sous peine d’amende.

De plus, il est scandaleux que les règles actuelles en matière de délivrance de titres de séjour ne permettent pas la régularisation des travailleurs indépendants, comme le sont, contraints et forcés, les travailleurs des plateformes.

Proposition  39 : Réviser la circulaire interministérielle du 28 novembre 2012 (dite « circulaire Valls »), afin de permettre la régularisation par le travail du séjour des travailleurs des plateformes.

Il convient également de remédier urgemment au manque de données publiques sur le travail indépendant, en particulier l’évolution du nombre d’autoentrepreneurs exerçant par le biais de plateformes, par secteur d’activités, métiers, par âges, par revenus, par statut au regard du droit de la nationalité, etc.

Proposition  40 : Réaliser des études précises et régulières sur les autoentrepreneurs exerçant par le biais de plateformes (nombre, secteurs d’activités, professions et caractéristiques économiques et sociales).

La rapporteure estime également nécessaire de renforcer la transparence sur les données recueillies par les plateformes et la gestion algorithmique au cœur du fonctionnement des plateformes. Outre que les données personnelles doivent être protégées, l’accumulation de données peut constituer, à terme, un avantage compétitif essentiel dans ces secteurs, qui risquent d’être aux mains d’acteurs dont le civisme est plus que défaillant. Cela concerne les données des travailleurs œuvrant au service des plateformes comme celles de leurs utilisateurs.

Comme l’a indiqué M. Pascal Savoldelli, sénateur et rapporteur de la mission d’information sur L’Ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ?, « si les levées de fonds qui permettent aux plateformes d’émerger ne sont pas toujours très rentables, elles révèlent un autre enjeu : le captage de données, qui pourraient prendre une valeur vénale à l’avenir » ([491]).

Proposition  41 : Introduire dans la loi une obligation de transparence s’imposant aux plateformes sur les données qu’elles recueillent et l’usage qu’elles en font.

La rapporteure fait également siennes deux des propositions de M. Pascal Savoldelli dans son rapport sur la plateformisation du travail ([492]), l’une prévoyant un « droit à l’oubli » pour les travailleurs des plateformes qui sont notés par les clients, l’autre garantissant aux représentants des travailleurs un droit à la communication des algorithmes.

Proposition  42 : Imposer aux plateformes de travail l’effacement, à intervalles réguliers, de l’historique des notes attribuées par les clients aux travailleurs qui les utilisent.

La rapporteure estime également nécessaire que les travailleurs puissent avoir accès et connaître les règles qui affectent leurs conditions de travail. Ainsi, il est primordial que les plateformes rendent ces informations accessibles, de façon complète et intelligible, aux travailleurs et aux organisations syndicales.

 

Proposition  43 : Imposer aux plateformes la transparence de leurs algorithmes.

Face à l’utilisation grandissante des systèmes algorithmiques pour remplir des tâches de management, la rapporteure considère aussi que les travailleurs des plateformes doivent pouvoir contester et réviser les règles qui définissent leur travail, y compris lorsque celles-ci sont prises par un algorithme. En effet, dans le cadre du travail via une plateforme, c’est l’algorithme qui établit les conditions de travail (il distribue les tâches, fixe la rémunération pour chacune d’entre elles, etc.), et fait donc fonction de règlement intérieur. Puisqu’il remplace les négociations qui ont ordinairement lieu dans les entreprises entre l’employeur et les organisations syndicales représentatives du personnel, il serait nécessaire que les travailleurs aient la possibilité d’amender et d’influer sur le contenu des systèmes algorithmiques qui ont un impact sur leurs conditions de travail et leur activité.

 

Proposition  44 : Donner aux travailleurs de plateforme le droit de contester et de réviser les systèmes algorithmiques qui organisent leur activité.

Proposition  45 : Garantir aux représentants des travailleurs des plateformes un droit de se faire communiquer un document compréhensible et actualisé détaillant les logiques de fonctionnement des algorithmes.

En outre, la rapporteure relève qu’il n’existe pas de données sur les accidents du travail des travailleurs ubérisés, en particulier chauffeurs et livreurs, puisque précisément ils travaillent sous un statut indépendant. Néanmoins, ce recensement devrait être effectué afin d’établir une comparaison avec les données relatives aux accidents du travail des salariés des secteurs du transport et de la livraison.

Proposition  46 : Recenser les accidents du travail des travailleurs des plateformes de VTC et des livreurs.

Enfin, la rapporteure juge essentiel de renforcer la communication vis-à-vis des médias et du grand public sur les effets de l’ubérisation. Il convient, en effet, de favoriser une prise de conscience de nos concitoyens sur les modalités et les effets de l’expansion des plateformes, afin de stimuler les comportements citoyens. De fait, pour l’heure, il semble que peu d’utilisateurs des plateformes de livraison soient conscients du nombre important de sans-papiers parmi leurs livreurs et de leurs conditions de travail et de vie.

La rapporteure relève qu’un mouvement de solidarité avait fini par se développer lorsque nos concitoyens avaient pris conscience des conditions faites à ses chauffeurs par la plateforme Uber, ce qui les avaient conduits, pour certains, à préférer l’offre des taxis ou celle de plateformes VTC considérées comme plus éthiques. C’est un tel mouvement qu’il convient d’impulser, en donnant aux clients les moyens d’une consommation responsable des services des plateformes. La rapporteure espère que ce rapport y contribuera.

D.   Remettre le Parlement au cœur des dÉcisions prises par la France au niveau europÉen

Les auditions de la commission d’enquête ont par ailleurs mis en évidence le manque de transparence du Gouvernement vis-à-vis des positions qu’il défend au nom de la France au Conseil de l’Union européenne. Lorsqu’un ministre français intervient à Bruxelles, un parlementaire français n’a pas toujours la possibilité de connaître les propos qui sont tenus ou les compromis qui sont réalisés.

Mme Lora Verheecke, chercheure à l’Observatoire des multinationales et porte-parole de l’Observatoire du lobbying au niveau européen, a rappelé que d’autres États membres étaient bien plus transparents vis-à-vis de leurs parlements nationaux. Tout en expliquant comprendre que « certaines informations puissent être confidentielles et que les citoyens n’y aient pas forcément accès », elle a estimé « que les parlements nationaux devraient pouvoir obtenir ces informations afin que leurs gouvernements puissent rendre des comptes lorsqu’ils s’expriment au nom de leur pays ». Ainsi, en Allemagne, « les députés du Bundestag ont accès au résumé des réunions du Conseil. Cet accès s’effectue grâce à une base de données confidentielle. Par conséquent, un député allemand peut connaître la position de son gouvernement lors des négociations au Conseil. De fait, il me semble nécessaire de savoir ce qui se passe à Bruxelles car bien souvent, les dirigeants politiques nationaux se cachent derrière les institutions européennes pour masquer leurs propres défaillances. Nous devons être capables de savoir ce que nos gouvernements négocient au niveau européen, pour rendre l’Europe plus démocratique, arrêter de discréditer l’Union européenne ou lui prêter des intentions qu’elle n’a pas » ([493]).

La rapporteure considère qu’il est impératif que le Gouvernement accepte de débattre sur la proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme et concernant les positions qu’il défend sur ce texte. Alors que le Parlement européen s’est positionné en février pour valider le principe de présomption de salariat des travailleurs des plateformes, les discussions qui ont lieu au sein du Conseil sont par trop opaques alors que c’est bien l’avenir du travail et de notre modèle social qui est en jeu.

Compte tenu de la puissance du lobby d’Uber ainsi que de la proximité des positions exprimées par la France avec celles des plateformes, la transparence doit s’imposer, pour éviter un contournement institutionnalisé par ces entreprises de leurs obligations en tant qu’employeurs. La rapporteure a la preuve qu’Uber a été en capacité de transmettre des propositions d’amendements très précises au Gouvernement pour influencer la position de la France dans les négociations au Conseil. Or si Uber a été consultée, les parlementaires n’ont quant à eux aucune information sur le déroulement précis de ces négociations.

Il est impératif que le Parlement soit replacé au cœur du processus de décision, pour permettre un débat démocratique et transparent à la place des discussions opaques entre l’exécutif et les lobbys.

Interrogée par la commission d’enquête sur la possibilité de tenir un débat au Parlement sur le sujet, la Première ministre a préféré contourner la question : « La position de la France est donc parfaitement transparente : je vous l’ai expliquée. Est-il pertinent d’organiser un débat sur le fondement de
l’article 50-1 de la Constitution ? Vous pourriez demander un débat dans le cadre d’une semaine de contrôle. Je note cependant que nous avons déjà longuement débattu de ces questions, que ce soit lors de l’examen de la loi d’orientation des mobilités ou de la ratification de l’ordonnance prévue par ce même texte. Si le Parlement souhaite un nouveau débat, pourquoi pas ? Je ne suis pas la seule à pouvoir en apprécier l’opportunité. Les parlementaires suivant les affaires européennes pourraient avoir, eux aussi, un avis sur ce sujet. » ([494])

Néanmoins, la rapporteure estime, à nouveau, que la tenue d’un débat suivi d’un vote à l’Assemblée nationale, en application de l’article 50-1 de la Constitution, est une exigence démocratique, pour obliger le Gouvernement à s’expliquer devant la Représentation nationale et permettre à l’ensemble des groupes politiques de s’exprimer. Les organisations syndicales que la rapporteure a pu interroger lui ont toutes confirmé qu’elles n’avaient pas été consultées dans le cadre de cette proposition de directive et qu’elles étaient favorables à ce qu’un débat transparent puisse avoir lieu au Parlement.

Proposition  47 : Garantir un débat suivi d’un vote au sein du Parlement sur la position défendue par la France sur la proposition de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

 

 


   Liste des 47 propositions

Proposition  1 : Instaurer dans la Constitution un droit de révocation populaire des élus sous la forme d’un référendum d’initiative citoyenne.

Proposition  2 : S’agissant du registre des représentants d’intérêts, supprimer le critère de l’initiative pour imposer aux représentants d’intérêts de déclarer leurs contacts avec des décideurs publics même s’ils n’en sont pas à l’initiative.

Proposition  3 : S’agissant du registre des représentants d’intérêts, modifier le critère du nombre de contacts afin de l’apprécier au niveau de la personne morale et non plus des personnes physiques ainsi qu’au niveau du groupe et non plus des filiales.

Proposition  4 : Augmenter la fréquence de déclaration et de publication des informations contenues dans le répertoire numérique des représentants d’intérêts.

Proposition  5 : Attribuer à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) un pouvoir de sanction administrative en cas de non-respect par les représentants d’intérêts de leurs obligations déclaratives.

Proposition  6 : Confier à la HATVP la délivrance des agréments aux associations de lutte contre la corruption.

Proposition  7 : Instaurer, pour certains décideurs publics, une période d’attente obligatoire entre la fin de leurs responsabilités publiques et la reprise d’une activité privée dans le même secteur.

Proposition  8 : Soumettre la nomination du président du conseil d’administration de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) par le Président de la République à l’avis des commissions permanentes compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que celle de tout dirigeant d’une autorité équivalente.

Proposition  9 : Renforcer la formation des agents publics aux règles de la déontologie et de la prévention des conflits d’intérêts, et diffuser les bonnes pratiques.

Proposition  10 : Nommer un déontologue indépendant au niveau interministériel chargé de contrôler le respect des règles de la déontologie par les membres du Gouvernement, les membres de cabinet ministériel et les membres du cabinet du Président de la République.

 

Proposition  11 : Imposer la publicité des agendas des députés, sénateurs et membres du Gouvernement en indiquant le nom de l’organisation, l’objet de la rencontre et si des propositions de modifications de textes ont été transmises par l’organisation.

Proposition  12 : Créer une plateforme pour permettre aux citoyens, associations, syndicats, ONG et lobbys de rendre publics leurs amendements.

Proposition  13 : Imposer au Gouvernement de rendre publique la liste des représentants d’intérêts consultés dans le cadre de la préparation d’un projet de loi.

Proposition  14 : Élargir les pouvoirs du rapporteur d’opposition chargé de contrôler l'application de la loi, désigné en vertu de l’alinéa 2 de l’article 145‑7 du règlement, afin qu’il puisse mener en parrallèle du rapporteur ses propres auditions et travaux préparatoires sur le projet de loi.

Proposition  15 : Réduire à dix ou quinze ans la durée durant laquelle les délibérations du Gouvernement sont tenues secrètes.

Proposition  16 : Obliger les médias à indiquer par qui est rémunéré tout invité sur un plateau de télévision, ainsi que les commanditaires de toute étude ou sondage dont ils font état.

Proposition  17 : Faire adopter une loi-cadre anti-concentration des médias, relative à l’organisation et la régulation des médias, notamment sur les grands principes entourant leur propriété et leur financement.

Proposition  18 : Assurer une application intégrale des lois relatives aux plateformes, au premier rang desquelles les lois « Thévenoud » et « Grandguillaume ».

Proposition  19 : Renforcer les moyens des services publics chargés de contrôler et de sanctionner les plateformes en cas de violation de la loi pour augmenter le nombre de contrôles et les rendre plus performants.

Proposition  20 : Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) ou comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qu’il faut restaurer, en charge de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, etc.

Proposition  21 : Rehausser les sanctions financières pour les entreprises en cas de manquement délibéré à la loi, à 20 millions d’euros ou 4 % du chiffre d’affaires (en prenant le chiffre le plus élevé), comme le propose le Parlement européen, afin qu’il devienne impossible de tirer un avantage d’un comportement illégal.

Proposition  22 : Solliciter systématiquement le ministère public pour demander au juge de prononcer la peine de dissolution de la personne morale prévue par le code pénal aux plateformes créées dans le but de permettre le travail dissimulé.

Proposition  23 : Faire du contrôle des plateformes une véritable priorité de l’action publique déclinée dans tous les ministères concernés.

Proposition  24 : Comme le propose le Parlement européen, mettre en place un objectif national de contrôle annuel des plateformes par l’inspection du travail ainsi qu’un contrôle des plateformes par l’inspection du travail dans le mois suivant chaque requalification d’un travailleur en salarié aux fins d’examiner si la requalification doit être élargie à l’ensemble des travailleurs de la plateforme concernée placés dans la même situation.

Proposition  25 : Réorienter les moyens de Bpifrance vers les coopératives respectant le droit plutôt que vers les plateformes privées lucratives et apporter un soutien financier et réglementaire aux collectivités territoriales et aux travailleurs impliqués dans des coopératives de livreurs, de chauffeurs ou d’autres professions, notamment des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic). Ces coopératives devraient non seulement permettre à ces travailleurs de jouir des protections offertes par le droit du travail et la protection sociale des salariés, mais aussi d’organiser une maîtrise collective des applications de mise en relation. L’octroi d’aides devrait être conditionné au strict respect de tous les cadres légaux, y compris sectoriels.

Proposition  26 : Relancer les négociations sur l’optimisation fiscale dans le cadre de l’Union européenne et de l’OCDE.

Proposition  27 : Établir une liste véritablement exhaustive et crédible des paradis fiscaux, choisis selon des critères d’équité fiscale (taux d’imposition effectif minimum et critère de substance économique) et de lutte contre le blanchiment (transparence sur les bénéficiaires effectifs des entreprises).

Proposition  28 : Instaurer un véritable dispositif de reporting public (collecte d’informations sur les filiales des grandes sociétés localisées à l’étranger), pays par pays, de manière à contraindre les multinationales à publier les informations clés sur les impôts qu’elles payent et leurs activités, pour chaque pays dans lequel elles opèrent.

Proposition  29 : Relancer le projet Le.taxi et se donner les moyens de faire aboutir la création d’un bouton « Y aller en taxi » sur l’ensemble des applications de mobilité.

Proposition  30 : Prévoir dans la loi le caractère non suspensif de l’appel en cas de condamnation d’une plateforme pour travail dissimulé.

Proposition  31 : Dans l’attente, inviter systématiquement le ministère public à demander à ce que les décisions de justice à l’encontre des plateformes soient exécutoires même en cas d’appel.

Proposition  32 : Défendre la position du Parlement européen concernant la simplification et la généralisation de la présomption de salariat dans le cadre de la négociation du projet de directive relative à l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes.

Proposition  33 : Instaurer, par la loi, une présomption réfragable de salariat pour l’ensemble des travailleurs des plateformes.

Proposition  34 : Requalifier en contrat de travail salarié la relation entre les plateformes numériques (comme Uber, Deliveroo...) et leurs travailleurs et tous leurs salariés faussement considérés comme indépendants.

Proposition  35 : Introduire par voie réglementaire un contrat type de sous-traitance afin d’y inscrire obligatoirement l’ensemble des charges directes et indirectes devant être couvertes par le contrat ainsi que la garantie annuelle de chiffre d’affaires qui permettrait au sous-traitant d’investir. Ce contrat type de sous-traitance devrait permettre d’ imposer des règles aux donneurs d’ordre.

Proposition  36 : Créer une autorité indépendante ou une mission interministérielle afin de délivrer sous condition un agrément à toute plateforme afin de vérifier qu’elle respecte bien l’ensemble des réglementations (du travail, fiscale, des secteurs réglementés, de la concurrence, du RGPD, etc.).

Proposition  37 : Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) et la restauration de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qu’il faut restaurer, chargés de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, des salaires et des carrières, etc.

Proposition  38 : Responsabiliser les plateformes en les rendant garantes des qualifications des travailleurs qui offrent leurs services par leur intermédiaire sous peine d’amende.

Proposition  39 : Réviser la circulaire interministérielle du 28 novembre 2012 (dite « circulaire Valls ») afin de permettre la régularisation par le travail du séjour des travailleurs des plateformes.

Proposition  40 : Réaliser des études précises et régulières sur les autoentrepreneurs exerçant par le biais de plateformes (nombre, secteurs d’activités, professions et caractéristiques économiques et sociales).

Proposition  41 : Introduire dans la loi une obligation de transparence s’imposant aux plateformes sur les données qu’elles recueillent et l’usage qu’elles en font.

Proposition  42 : Imposer aux plateformes de travail l’effacement, à intervalles réguliers, de l’historique des notes attribuées par les clients aux travailleurs qui les utilisent.

Proposition  43 : Imposer aux plateformes la transparence des algorithmes de plateformes.

Proposition  44 : Donner aux travailleurs de plateforme le droit de contester et de réviser les systèmes algorithmiques qui organisent leur activité.

Proposition  45 : Garantir aux représentants des travailleurs des plateformes un droit de se faire communiquer un document compréhensible et actualisé détaillant les logiques de fonctionnement des algorithmes.

Proposition  46 : Recenser les accidents du travail des travailleurs des plateformes de VTC et des livreurs.

Proposition  47 : Garantir un débat suivi d’un vote au sein du Parlement sur la position défendue par la France sur la proposition de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme.

 

 


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   Examen en commission

 

M. le président Benjamin Haddad. Après six mois de travaux, nous allons clore notre commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences. Cette dernière réunion sera consacrée à l’examen du projet de rapport de notre rapporteure, Mme Danielle Simonnet, et au vote sur son adoption. Notre commission avait deux objets : d’une part, identifier les actions de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque et émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du développement de l’ubérisation en France et les réponses apportées et à apporter par les décideurs publics.

Pour ce faire, nous avons entendu cent vingt personnes au cours de soixante‑sept auditions réalisées dans le cadre de trente et une réunions, qui ont duré, au total, plus de quatre‑vingt‑cinq heures. Je tiens à remercier tous les membres de cette commission, à commencer par Mme la rapporteure, ainsi que les administrateurs de l’Assemblée nationale.

Nous entendrons d’abord Mme la rapporteure exposer les grandes lignes de son rapport et ses conclusions, puis les orateurs des groupes et, le cas échéant, les commissaires qui souhaiteraient s’exprimer. Mme la rapporteure pourra ensuite apporter les réponses et les précisions qu’elle jugera nécessaires avant que nous passions au vote.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Je remercie vivement les administrateurs de l’Assemblée nationale pour leur précieux travail. Notre commission d’enquête a été particulièrement dense, puisque, comme le président vous l’a rappelé, en six mois, nous avons auditionné cent vingt personnes au cours de soixante‑sept auditions, qui ont duré, au total, plus de quatre‑vingt‑cinq heures. Nous avons également étudié vingt‑huit questionnaires, épluché cinq cent vingt-cinq documents fournis par le lanceur d’alerte, Mark MacGann, transmis assez tardivement après la plupart des auditions, ainsi que trente‑sept documents transmis par Uber et plus de quarante‑trois notes et mails internes des ministères.

Un an a passé depuis les révélations faites par un consortium international de journalistes – du Monde et de Radio France pour notre pays –, qui avait enquêté à partir des 124 000 documents internes à Uber transmis par M. Mark MacGann, ancien lobbyiste de l’entreprise. La commission d’enquête parlementaire s’était fixé pour mission d’identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’implanter en France, ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque et d’étudier les conséquences sociales, économiques et environnementales du modèle Uber en France et la réalité des rapports des pouvoirs publics avec celui-ci.

Faut-il ou non adopter ce rapport, et faut-il le publier ? Nos avis diffèrent. Le rôle d’une rapporteure est d’assumer ce qu’elle estime avoir été révélé par les auditions. Néanmoins, vous savez comme moi que le rapport s’ouvrira sur l’avant‑propos du président, ce qui permettra d’offrir deux versions au lecteur. Face à une question démocratique autant que sociale et économique, nous avons un devoir de transparence. La non-adoption du rapport, qui entraînerait sa non-publication, porterait préjudice au nécessaire lien de confiance entre parlementaires et citoyens en renforçant l’opacité de cette affaire.

Comment Uber, une multinationale américaine qui a érigé l’illégalité en principe de fonctionnement, a-t-elle pu bénéficier d’un soutien direct et opaque d’un ministre contre l’avis même de son Gouvernement ? Pourquoi, alors même que le Gouvernement avait pleinement connaissance, à partir de 2017, de toutes les irrégularités des plateformes, y a-t-il eu des manquements de l’État à faire respecter l’État de droit ? Pis, comment le Gouvernement a-t-il pu collaborer à ce point avec la logique des plateformes ?

Le rapport confirme toute la stratégie de lobbying agressif d’Uber. Nous avons pu mettre au jour une véritable stratégie de l’illégalité, totalement assumée, comme en témoigne le schéma de la pyramid of shit – la « pyramide de merde », si vous me permettez cette grossièreté que je ne fais que citer –, représentant toutes les illégalités à affronter. Quelles formes prennent-elles ? Non-respect de toutes les règles du transport de personne à titre onéreux ; optimisation voire évasion fiscale ; recours à de faux statuts de travailleur indépendant des chauffeurs et, partant, travail dissimulé et non‑paiement des cotisations sociales ; volonté de se soustraire aux opérations de contrôle de la DGCCRF, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, ou de l’OCLTI, l’office central de lutte contre le travail illégal, grâce au logiciel « Casper », qui permet, en activant un bouton dit « kill switch », de restreindre l’accès aux données informatiques de la plateforme. Malgré cela, Uber a trouvé des alliés au plus haut niveau de l’État, à commencer par l’ancien ministre de l’économie, devenu Président de la République, M. Emmanuel Macron.

Le rapport comprend des documents accablants, déjà publiés pour certains par les journalistes, d’autres transmis par M. Mark MacGann, démontrant que le ministre de l’économie de l’époque a été un soutien précieux et disponible pour les plateformes, entretenant de nombreux échanges directs ou indirects par le biais de membres de son cabinet, notamment M. Lacresse, qu’un deal a bien été conclu et qu’un arrêté préfectoral a été modifié. Nous avons auditionné tous les ministres de l’époque et les dirigeants d’Uber, qui ont nié ces faits. Je pense qu’il est tout à fait probable que MM. Cazeneuve, Valls et Vidalies n’étaient pas au courant de l’organisation du « deal » entre M. Emmanuel Macron et les dirigeants d’Uber.

Essayons de nous refaire le film. Uber tente de mettre le plus de VTC possible sur le marché afin de s’approprier le monopole des taxis. Bien que sachant que son application est dans l’illégalité, l’entreprise développe UberPop, une plateforme permettant de mettre en relation avec des clients des gens dont le transport de personnes n’était pas le métier et qui devenaient chauffeurs pour compléter leurs revenus. Cette application fait naître une colère parmi les taxis, qui se mobilisent très fortement.

À ce moment-là, même si Uber perd son procès UberPop, il continue à en développer la pratique, en attendant la décision à propos du recours, qui n’est pas suspensif. Vous trouverez, page 82 du rapport et suivantes, tous les échanges qui ont eu lieu entre les dirigeants d’Uber et des membres du cabinet d’Emmanuel Macron, mais aussi entre les dirigeants d’Uber eux-mêmes. Ces messages permettent de prendre conscience que la stratégie d’Uber n’est pas tant de faire changer la « loi Thévenoud », tout juste adoptée et qui n’est pas en sa faveur, mais dont il fait l’hypothèse qu’elle ne sera sans doute pas appliquée, que d’aller vers une réglementation allégée des VTC. Alors qu’il faut 250 heures pour former un chauffeur de VTC, Uber a besoin de rabattre ces exigences pour en mobiliser un grand nombre très rapidement.

Sa stratégie apparaît très clairement à la page 83 du rapport : par le biais du député Luc Belot, Uber propose des amendements au projet de loi pour la croissance, en parallèle du développement d’une communication puissante pour faire accepter l’idée qu’une licence VTC light serait une solution favorable à l’emploi et à la mobilité. Le deal entre les équipes d’Uber et le cabinet d’Emmanuel Macron est le suivant : Uber accepte de fermer l’application UberPop en échange d’une réglementation allégée sur la formation des chauffeurs VTC.

Les échanges entre les dirigeants montrent clairement qu’ils sont très contents que l’arrêté soit en préparation. M. Travis Kalanick envoie le 3 juillet 2015 un SMS à Emmanuel Macron demandant s’ils peuvent faire confiance à M. Cazeneuve. Réponse : « Nous avons eu une réunion hier avec le Premier ministre. Cazeneuve va calmer les taxis et je vais réunir tout le monde la semaine prochaine pour préparer la réforme et corriger la loi. Cazeneuve a accepté le “deal”. » Je pense que M. Cazeneuve n’a pas forcément conscience de la réalité du deal existant. Par la suite, avant la publication de l’arrêté, Uber se rend compte que le nombre de sessions annuelles d’examen est limité, ce qui le pousse à relancer son lobbying. À l’arrivée, l’arrêté fait passer la durée de la formation de 250 à 7 heures, ce qui permet de recruter des chauffeurs de VTC en une seule journée et très facilement, puisque le taux de réussite est de plus de 80 % à l’examen.

Un autre fait a été révélé par les Uber files concernant les arrêtés de la préfecture des Bouches‑du‑Rhône. Les taxis marseillais se sont très fortement mobilisés contre la prolifération des VTC et l’application Uber X, qui proposait une sorte de covoiturage. La colère des taxis est telle que le préfet, M. Laurent Nuñez, décide de prendre un arrêté pour exiger l’application de la loi. Bien qu’un tel arrêté n’ait aucun sens juridiquement, il permettait de calmer les taxis en leur annonçant des opérations de contrôle dans les gares, à l’aéroport et au centre‑ville ciblant cette application illégale, qui était le summum de la concurrence déloyale. Uber envoie un message relatif à cet arrêté à Emmanuel Macron, qui répond : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d’ici ce soir. Restons calme et à ce stade je vous fais confiance. » L’arrêté va être retiré et un nouvel arrêté sera signé.

Deux explications sont possibles : selon M. Nuñez et M. Cazeneuve, cet arrêté souffrait d’un biais juridique, ce qui l’exposait à être contesté par Uber devant les tribunaux ; selon les chauffeurs de taxi et M. MacGann, les deux arrêtés, aussi inutiles l’un que l’autre, avaient une fonction politique. Les dirigeants d’Uber, furieux du premier, ont essayé d’interpeller M. Emmanuel Macron et les membres du cabinet de M. Cazeneuve afin de le faire modifier. Aux pages 91, 92 et 93 du rapport sont publiés des échanges inédits qui montrent à quel point Uber a été entendu sur ce point par les pouvoirs publics. Alexandre Quintard Kaigre conclut ainsi : « On devrait obtenir un nouvel arrêté qui exclut tout lien avec Uber et qui devrait ne pas nous mentionner. […] Je viens de raccrocher avec Plic et Plouc. » L’enquête ne permettra pas de découvrir l’identité de ces deux personnages… Nous disposons des éléments témoignant qu’une plateforme a pu faire modifier, en toute illégalité, un arrêté préfectoral. Nous avons aussi en notre possession les messages des dirigeants d’Uber qui sont ravis du deuxième arrêté, alors que les taxis s’étaient sentis trahis.

S’agissant des contreparties obtenues en échange de la facilitation du développement d’Uber, des questions demeurent. Aucune étude fiable des pouvoirs publics n’a pu démontrer qu’elle avait créé des emplois. En revanche, des études d’économistes universitaires et de sociologues montrent que la majorité des chauffeurs Uber n’étaient pas sans emploi mais qu’ils étaient victimes de discriminations raciales ou de mauvaises conditions de travail et qu’ils ont aspiré à changer de métier, en se fiant à la promesse de devenir leur propre patron, tout en ayant de bons revenus. Ils ont très vite déchanté, étant donné la dégradation très rapide des conditions de travail imposées par Uber.

Par ailleurs, nous savons que la logique oligarchique qui a permis à Uber, par le biais de M. Travis Kalanick, d’entrer en contact avec M. Emmanuel Macron a usé de l’entremise de Google. Nous avons également découvert avec les Uber files tout un écosystème où l’on croise aussi bien LVMH que Xavier Niel. Ces grands dirigeants ont joué un rôle d’investisseurs auprès d’Uber et, surtout, de facilitateurs pour lui permettre d’atteindre les décideurs publics. Il était fort utile pour un candidat à la présidentielle de montrer de la loyauté à l’égard de ce milieu, afin de bénéficier de son soutien par la suite.

Nous n’avons cependant pas les messages où les dirigeants d’Uber s’engagent à participer au financement de la campagne. Les éléments dont nous disposons montrent que les financements sont restés dans le cadre de la légalité pour ce qui est de leur montant. Qu’on ne me fasse donc pas dire autre chose que ce que j’écris ! Ces messages ne laissent toutefois pas de susciter quelques interrogations quant aux contreparties. On y voit les dirigeants se demander si M. Emmanuel Macron va continuer à défendre Uber, s’ils peuvent être sûrs de lui… Le lien est clair entre le soutien d’une logique et l’accès à des financements, alors que normalement, d’après la loi, les acteurs impliqués dans les actions de lobbying ne devraient pas participer à des financements de campagne.

La commission d’enquête s’est aussi penchée sur la situation actuelle. En 2017, le Gouvernement a connaissance de toutes les pratiques illégales du modèle de l’ubérisation. Nous avons d’ailleurs une note du ministère du travail de 2019 qui montre l’étendue du développement de l’ubérisation, dans les transports, mais aussi dans les domaines du BTP, de l’aide à la personne, de la culture et des guides‑conférenciers. C’est le même rapport de pleine subordination entre une hiérarchie et un travailleur faussement indépendant qui n’a pas la maîtrise de son tarif et qui est soumis au contrôle d’une direction. Aucune consigne n’a été donnée pour faire respecter l’État de droit, alors même que toutes les décisions de justice mettent Uber à l’amende, en considérant qu’un lien de subordination existe et que le travailleur des plateformes est bel et bien un salarié. Or, qu’il s’agisse de la DGT, la direction générale du travail, de la DGFIP, la direction générale des finances publiques, ou de la DGCCRF, il n’y a pas de consigne politique pour cibler particulièrement les pratiques illégales des plateformes vis-à-vis du code du travail, des cotisations sociales, de la question fiscale ou des données personnelles. Cette impuissance des autorités publiques à faire respecter l’État de droit interroge, d’autant que le pseudo-gain en termes d’emploi n’a jamais été évalué.

Pis, le Gouvernement a cherché à protéger les plateformes de la requalification des chauffeurs en salariés. Au moment qui nous intéresse, le nouveau PDG d’Uber, M. Dara Khosrowshahi, a lancé sa stratégie du « better deal » : sous couvert d’ouvrir le dialogue social et de nouveaux droits sociaux, il s’agit avant tout d’empêcher la requalification des chauffeurs en salariés. Première étape : la « loi Pénicaud » et la LOM, ou loi d’orientation des mobilités, où sont introduites des chartes accordant de nouveaux droits et précisant que la requalification en salariés n’est pas possible. Elles sont retoquées par le Conseil constitutionnel.

Surgit alors toute la stratégie autour de ARPE, l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi. Uber est d’abord passé par un cabinet de conseil, A.T. Kearney, qui lui a soumis une note dans laquelle est proposée la création d’un observatoire, qui pourrait être animé par M. Bruno Mettling. Sous la responsabilité du Premier ministre Édouard Philippe, une mission est commandée à
M. Jean-Yves Frouin afin d’étudier toutes les possibilités pour réguler les rapports entre les plateformes et les travailleurs, à l’exception de l’hypothèse de la requalification des chauffeurs en salariés. Le « rapport Frouin » comprendra une contribution qui a été sous-traitée au cabinet Topics et rédigée par Bruno Mettling. Il conclura que, si toutes les hypothèses étaient intéressantes, la meilleure aurait été de requalifier le travail des chauffeurs en salariat, ce qui n’était pas possible dans la mesure où elle avait été évacuée d’office par les décideurs publics. Le rapport est alors jeté à la poubelle par la ministre du travail, Élisabeth Borne, qui lance une task force sur la question, à la tête de laquelle elle nomme M. Bruno Mettling, à l’origine financé par Uber et qui sera finalement nommé président de l’ARPE. Cette autorité aura des taux de participation aux élections très faibles, entre 1,8 et 3,9 % pour les chauffeurs et les livreurs et conduira à des accords, notamment sur les prix minimaux des courses, en-deçà du prix du marché.

La suite, vous la connaissez mieux : c’est l’implication du Gouvernement contre la directive qui crée une présomption légale de salariat pour les travailleurs des plateformes, en discussion à la Commission européenne et sur laquelle aucun débat n’a été proposé à l’Assemblée nationale. Uber a déposé beaucoup d’amendements à cette directive, dont beaucoup ont été repris. Que ce soit lors de l’audition du SGAE, le secrétariat général des affaires européennes, ou de M. Schmit, commissaire européen, on voit que la France a tenté de la torpiller.

Le rapport que je vous propose se conclut par quarante-sept propositions pour mieux encadrer les activités de lobbying, renforcer le processus démocratique d’élaboration des normes et construire des alternatives à l’ubérisation, qui instaure une concurrence déloyale en se servant du statut d’autoentrepreneur pour échapper aux obligations du code du travail, notamment de protection sociale. C’est un sujet très important, sur lequel toute la transparence doit être faite.

M. le président Benjamin Haddad. La parole est aux orateurs des groupes.

Mme Anne Genetet (RE). La commission d’enquête visait un double objectif : comprendre le fonctionnement des plateformes afin de l’améliorer ; analyser les faits révélés par les Uber files. Sur ce dernier point, nous avons été surpris car, alors même que nous étions ouverts aux potentielles révélations, aucun fait nouveau n’est apparu. Toutes les personnes auditionnées parlaient sous serment : aucune n’a fait de révélation ; personne n’a contredit les informations déjà contenues dans les Uber files. Lorsque vous sous-entendez dans votre propos introductif que certains ont menti sous serment, permettez-nous de ne pas être d’accord avec vous.

D’autre part, dès les premières lignes de votre synthèse, à la page 9, j’ai été frappée par votre tonalité militante. Vous l’avez répété à de nombreuses reprises : vous souhaitiez instaurer une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes. Aussi avez-vous mené, selon nous, les auditions en adoptant ce filtre, au service de votre obsession afin de valoriser votre idéologie. La rédaction est très militante, parfois outrancière, avec des mots très forts : « imposer », « mépris », « violer » ou « évasion ». Nous ne retrouvons pas là l’essence même du travail parlementaire. La teneur du rapport sur la commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères est bien différente, par exemple.

Ces auditions démontrent que, non seulement il n’y a pas de révélations, mais que des gouvernements successifs ont essayé de répondre à une demande des utilisateurs et proposé une création d’emplois – nous revendiquons de vouloir créer des emplois, et nous l’avons largement démontré. De même, elles n’ont pas révélé un quelconque conflit d’intérêts ni une quelconque contrepartie. Vous le sous-entendez en avançant : « Voilà ce que l’on peut comprendre. » Mais il n’y a pas à « pouvoir comprendre » ! Les faits sont les faits, nous n’avons pas à interpréter un récit. Ce n’est pas un roman mais une commission d’enquête. Depuis 2017, le Gouvernement, entendant les critiques et les doutes, a créé les conditions d’un dialogue social au sein des professions des plateformes.

Néanmoins, certaines ont des méthodes de travail qui laissent songeurs. Sans aucun doute, nous serions d’accord pour aller plus loin et trouver comment définir une meilleure protection sociale pour ces travailleurs et mieux lutter contre l’optimisation fiscale, différente de la fraude. Nous ne partageons pas pour autant le militantisme de votre rapport. Vous écrivez que : « Des entreprises ont pu, grâce à des moyens financiers colossaux et en toute connaissance de cause, braver la loi votée par les représentants du peuple pour implanter un modèle capitalistique d’externalisation de l’emploi destructeur du salariat et des droits des travailleurs, avec l’unique intention de réaliser un maximum de profit dans cette entreprise de sape des acquis sociaux de la solidarité nationale et des réglementations sectorielles. Elles ont trouvé des relais chez des personnalités politiques acquises à leur cause. » Cela reste à prouver ! Des gens les ont écoutées, comme on se doit d’écouter tout le monde. Ce que vous oubliez de dire et que nous voulons rappeler, c’est que nous sommes dans un État de droit, doté d’une justice qui fonctionne et qui, jusqu’à présent, n’a rien démontré de la culpabilité des uns ni des autres. On peut certainement améliorer le système mais nous refusons de laisser planer un doute sur des intentions.

Même si nous ne faisons absolument pas nôtres le ton de votre rapport ni votre objectif d’établir une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes, nous considérons qu’il faut que ce rapport soit lu. Aussi nous abstiendrons‑nous pour exprimer le fait que nous sommes ouverts à sa publication, sans être d’accord avec son contenu.

Mme Valérie Rabault (SOC). La rédaction d’un rapport reflète toujours le style du rapporteur, même si les services de l’Assemblée y contribuent aussi. Le plus important est le fond : il ne s’agit pas de nous substituer à la justice, mais de voir si l’État fonctionne comme il le doit. Je suis toujours triste de lire que des amendements ont été dictés à un député – ici, on cite Luc Belot – qui les défend sans trop savoir de quoi ils traitent ni ce qui les sous-tend. Ce n’est pas sain pour la démocratie et cela révèle que le fonctionnement de l’État n’est pas conforme à l’État de droit, qui consiste à défendre avant toute chose l’intérêt public. Le rapport est, à cet égard, très précieux.

En deuxième lieu, malgré les nombreuses règles qui, comme le soulignait Mme Genetet, encadrent désormais davantage l’activité des lobbys, ces derniers sont toujours très présents depuis les faits que nous évoquons, qui remontent à sept ans. Quels que soient ces lobbys, c’est un vrai problème pour la démocratie, et je n’ai pas de solution miracle. De fait, l’agressivité est aussi de leur côté – il n’est qu’à voir l’insistance très répétitive – pour dire le moins – avec laquelle ils se présentent. Ainsi, même s’il n’y a pas de nouvelles révélations dans le dossier des Uber files, hormis certains messages dont nous n’avions initialement pas connaissance, c’est là un sujet très important.

En troisième lieu, cette affaire souligne l’importance des études d’impact qui doivent être réalisées pour informer les décisions, en particulier dans le domaine économique. En l’espèce, il n’y a rien. Les opinions politiques peuvent certes diverger à ce sujet – on peut considérer que l’action économique doit être guidée par la liberté et que chacun peut faire ce qu’il veut, ou vouloir organiser les choses pour protéger l’emploi et les personnes qui travaillent –, mais nous devrions tous pouvoir convenir que la philosophie ou l’idéologie ne doivent pas l’emporter sur les études d’impact et que certains sujets doivent être vraiment creusés, en particulier sur des questions aussi sensibles, où se mêlent droit de la concurrence et droit du travail, avec des salariés de fait travaillant sans contrat de travail tandis que, par ailleurs, les licences de taxi coûtent très cher. Les pouvoirs publics doivent pouvoir organiser ces activités.

Le groupe Socialistes et apparentés votera donc pour la publication du rapport, auquel il est important de donner des suites.

Mme Aurore Bergé (RE). La question des lobbys se pose depuis que le Parlement existe, car nous sommes constamment sollicités par des représentants d’intérêts, qu’il s’agisse d’associations, de syndicats – de salariés ou agricoles – ou d’organisations et fédérations professionnelles. À moins d’être tous malhonnêtes, nous devons évidemment assumer le fait que nous les écoutons– et cela fait du reste partie de notre travail de parlementaires. C’est, ensuite, en fonction de nos convictions ou des valeurs que nous voulons défendre que nous reprenons ou non leurs arguments à notre compte. Nous pouvons le faire en toute transparence, et c’est ce que je fais moi-même : je publie mon agenda et je ne vois aucun inconvénient à dire qui je rencontre. C’est un choix à la discrétion de chacun.

En revanche, il ne me semble pas être du niveau de nos débats de faire en termes indifférenciés le procès de tous ceux que nous rencontrons et qui contribuent à éclairer le travail parlementaire. À cet égard, madame la rapporteure, vos propos laissent penser que vous avez sans doute beaucoup reçu le lobby des taxis, très actif dans notre pays et qui l’a été particulièrement contre le lancement d’Uber. Votre proposition 29 reprend ainsi l’une des propositions de ce syndicat et je ne doute pas que vous aurez l’honnêteté intellectuelle de dire que vous l’avez reçu et écouté, que cela figure à votre agenda et que sa proposition est à l’origine de la vôtre, ce qui, actuellement, n’apparaît pas.

Par ailleurs, je m’étonne de la liste de vos propositions. Je souhaiterais, par exemple, que l’on m’explique le rapport que peut avoir avec cette commission d’enquête sur les prétendues révélations des Uber files la première d’entre elles, qui vise à instaurer dans la Constitution un droit de révocation populaire des élus. Du reste, vous mettez en cause à ce propos des membres du Gouvernement qui, par définition puisqu’ils étaient nommés, n’étaient pas élus.

Enfin il faut être lucide sur le fait que ce rapport n’aura aucune portée, car il n’y avait rien à démontrer ni rien à cacher, en tout cas pas ce que vous auriez voulu. En revanche, comme l’illustre notamment l’audition consacrée à Deliveroo à laquelle j’ai participé, certaines questions méritent en effet que nous nous y attachions. Ainsi, nous devrions sans doute examiner dans une démarche transpartisane la question des droits sociaux des travailleurs des plateformes, comme nous l’avons d’ailleurs fait durant la précédente législature.

Pour ce qui est cependant des Uber files, votre rapport ne fera que démontrer avec évidence votre mauvaise foi et le fait que vous ne vous soyez fondée que sur des on-dit, des rumeurs. Toutes les déclarations faites sous serment par d’anciens Premiers ministres ou d’anciens ministres démontrent qu’il n’y avait pas de « deal ». À moins donc que vous ne remettiez en question toutes les déclarations faites sous serment au cours des auditions qui ont eu lieu et ne dénonciez de faux témoignages de la part d’anciens Premiers ministres de la République française, conformément à l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, vous aurez surtout réussi à démontrer qu’il n’avait rien à démontrer.

M. Frédéric Zgainski (Dem). Dès avant la création de notre commission d’enquête, le groupe Démocrate (MODEM et indépendants) a déjà travaillé sur ces questions, notamment sur le lobbying. M. Sylvain Waserman, alors vice-président de l’Assemblée nationale, a ainsi commis un rapport émettant des propositions pour un lobbying plus responsable et transparent. Quant aux conséquences économiques et socio-environnementales du développement des plateformes, elles font l’objet d’un rapport de Mme Maud Gatel, députée de Paris.

Après avoir participé à de nombreuses auditions menées par cette commission d’enquête, dans l’espoir de faire des propositions concrètes et fondées sur trois piliers – économique, social et environnemental – pour rendre plus durable ce secteur d’activité, je suis un peu déçu de constater, à la lecture du rapport, la quasi-absence de toute proposition de cette nature.

Pour ce qui est du lobbying, notre groupe est favorable à un renforcement du contrôle de la HATVP, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, et au respect des obligations des représentants d’intérêts issus de la « loi Sapin 2 », avec une meilleure formation au respect des règles de déontologie pour tous les acteurs impliqués.

Quant aux conséquences socioéconomiques, nous aurions souhaité des propositions plus nombreuses. La directive européenne en cours de discussion au niveau du Parlement européen a pour vocation d’assurer une meilleure protection sociale. Nous avons la chance d’avoir en France une institution comme l’ARPE, outil essentiel du dialogue social. Malgré des premières élections qui n’étaient peut-être pas représentatives, il faut laisser à cet outil une chance de renforcer son fonctionnement et de développer un programme de travail sur différentes thématiques.

Il faut aussi renforcer les moyens humains et techniques de l’État pour le contrôle des différentes plateformes. Sans doute faudra-t-il aussi, élargir le champ et dresser un bilan du statut de microentreprise en examinant les formes de concurrence que ce statut peut produire et en renforçant les statuts des personnes qui choisissent cette forme de travail.

À propos des conséquences économiques, nous joindrons au rapport une note qui formulera diverses propositions avec, pour ce qui concerne l’ARPE, un calendrier de négociations sur les thématiques de la prévention, de la sécurité, de la santé, de la médecine du travail, du droit à la formation et de la rémunération. Nous souhaitons également renforcer les droits des livreurs indépendants en encourageant le recours à des dispositifs de portage salarial. Voilà le type de propositions que nous aurions souhaité voir figurer dans ce rapport.

Dans une perspective durable, il faudrait peut-être travailler à la création d’un label relatif à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui inciterait ces plateformes à adopter une gestion plus soutenable des ressources humaines.

Il faudra, enfin, réaliser une évaluation socioéconomique complète du statut d’autoentrepreneur.

Si nous pouvons, comme plusieurs de nos collègues qui se sont déjà exprimés, souscrire à certains constats du rapport sur l’activité de plateformes, ce n’est souvent pas le cas pour les solutions proposées – d’abord parce qu’elles sont peu nombreuses, puis parce que, comme l’a souligné Mme Bergé en évoquant la première d’entre elles, la lecture de ce rapport évoque celle d’un programme de La France insoumise. Il est dommage de ne pas avoir utilisé cette commission d’enquête pour formuler des propositions plus constructives dans ce domaine.

Notre groupe s’oriente donc vers un vote d’abstention, afin de permettre la publication du rapport tout en exprimant le fait que nous ne souscrivons pas du tout aux solutions proposées et aurions souhaité en voir proposer d’autres.

M. Philippe Pradal (HOR). Comme vous l’avez rappelé dans votre introduction, madame la rapporteure, le rapport est un ensemble dont l’avant-propos éclairera les divergences d’appréciation, et peut-être de compréhension, dont font l’objet les déclarations entendues dans le cadre des auditions.

Je salue la densité du travail et la tonalité engagée de la rédaction, même si, précisément, cette dernière a parfois pu desservir la densité. Ayant cherché à lire ce rapport avec un œil neuf, j’ai parfois été gêné par une volonté démonstrative trop affichée. On y trouve même certains éléments relevant de la psychologie comme, page 97, l’évocation d’une « fascination en miroir » entre deux acteurs du projet – qui, du reste, n’ont pas été auditionnés, attitude que je ne suis pas certain que les auditions sous serment auxquelles a procédé la commission d’enquête aient permis d’établir de façon certaine. L’excès peut parfois desservir la volonté de démonstration.

Comme l’ont relevé tous mes collègues, certaines propositions du rapport, qui n’ont pas de lien direct avec le sujet de la commission d’enquête, ont le parfum d’une tentative d’infusion de VIe République. Il vous appartiendra, si c’est votre souhait, de les soumettre au débat dans l’hémicycle. En revanche, le fait de les présenter comme paraissant découler des conclusions et des auditions de la commission d’enquête me paraît être un dévoiement de la fonction de ce rapport.

Cependant, le groupe Horizons et apparentés n’aura pas d’objection à l’approbation et à la publication de ce rapport, et adoptera une position d’abstention semblable à celle que d’autres groupes ont déjà fait connaître.

Enfin, comme l’a souligné l’orateur du groupe Dem, il convient de nous interroger sur le statut d’autoentrepreneur, qui marque une évolution importante pour créer une alternative entre la présomption de salariat, vers laquelle ce rapport semble nous conduire, et les autres statuts possibles.

M. Philippe Schreck (RN). Bien que nous soyons évidemment opposés à certaines recommandations du rapport et à certaines de ses prises de parti – c’est l’exercice qui le veut – , nous n’en serons pas moins favorables à sa publication.

En réponse à certaines accusations de partialité, voire de militantisme, formulées par madame la rapporteure, je rappelle que cet exercice existe dans d’autres commissions et qu’il est déjà arrivé que certains groupes considèrent que le rapporteur a interprété certains propos, voire tiré des conséquences de choses qui n’existaient pas – nous l’avons vu récemment dans le cadre d’une commission qui avait trait au financement des partis

Pour le reste, il faut distinguer entre les conséquences de l’ubérisation et les actions de lobbying d’Uber.

Sur le premier point, il est bien évident que ce rapport, compte tenu des auditions réalisées et des questions posées tant par la rapporteure que par le président, qui a conduit les débats, peut nourrir une vraie réflexion sur cette voie médiane entre le salariat et le travail indépendant que veulent créer certaines plateformes, dont Uber, ainsi que sur le droit syndical et la sécurité au travail dans cette nouvelle forme de droit du travail. Un débat s’impose sur ces questions, et le rapport y contribuera.

Le rapport revêt également un aspect plus polémique, lié à la question de savoir quelles actions de lobbying ont été menées. Comme Mme Bergé, je considère que le lobbying est tout à fait permis et qu’il permet souvent à un parlementaire d’avancer dans la réflexion et la compréhension d’un sujet. Nous savons tous qu’Uber avait – et ce n’est pas un reproche – les moyens d’un lobbying gigantesque pour obtenir des parts de marché à l’échelle française, et plus largement encore. C’est l’essence même du lobbying que de s’efforcer de défendre ses intérêts. La question – qui se posera à chacun et sur laquelle chacun trouvera matière à interprétation lorsque le rapport sera publié – est de savoir si ce lobbying a donné lieu à un renvoi d’ascenseur, puisque tel est le filigrane de vos travaux, madame la rapporteure. Ce débat n’étant possible que si le rapport est publié, nous souscrivons à sa publication.

M. Paul Molac (LIOT). Il est évident que nous recevons tous la visite de lobbys mais, en l’espèce, une ligne a été franchie : Uber s’efforce de jouer sur les lois pour parvenir à ses fins, et j’ai bien cru voir, à un certain moment, une sorte de chantage. Or les lobbys qui viennent me voir n’exercent pas de chantage et, s’ils le faisaient, je leur montrerais la porte. Il s’agit donc ici d’une manière particulièrement agressive de pratiquer le lobbying. C’est choquant, et ce n’est pas ainsi que j’envisage cette activité. Ces gens ne sont pas des gentlemen.

Du reste, ces lobbys adhèrent certainement à une vision plutôt nord-américaine qu’européenne de la société, remettant par exemple en cause le financement de notre sécurité sociale par des cotisations sociales, qui fait partie de notre histoire et de notre façon de faire société. On voit bien là une distinction entre deux formes de société, avec des pratiques qui me choquent.

Je ne suivrai évidemment pas toutes les recommandations du rapport, dont certaines sont en effet militantes. Cependant, certaines autres, qui visent à assurer plus de transparence et à encadrer les lobbys, sont bienvenues, car la société dans laquelle nous vivons est de plus en plus une société de la défiance, et la loi est généralement en retard sur la réalité : il y a des trous dans la raquette. L’idée d’une loi qui cadre mieux le lobbying me semble donc tout à fait salutaire, ne serait-ce que pour dire à nos concitoyens que les choses ne se font pas dans leur dos, dans l’opacité et avec une volonté de les assujettir. Je voterai donc, à titre personnel, pour la publication du rapport.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Madame la rapporteure, je salue votre travail et votre exposé. Les accusations de filtre idéologique me font toujours sourire : que sommes-nous, tous et toutes autant que nous sommes, sinon le produit d’une histoire politique et d’une vision du monde, quels que soient nos cheminements, parfois sinueux pour certains – à moins que l’on ne souhaite voir l’Assemblée nationale devenir un lieu complètement dépolitisé, et nous des « startuppers » de la politique ? Cette accusation, toujours surprenante, n’est pas à la hauteur de nos débats. Quant aux mots employés, c’est le fond qui est plus important.

Ce rapport soulève un problème démocratique majeur. Lorsque vous dites, madame Bergé, que vous ne voyez pas le lien avec la proposition – à laquelle, du reste, je ne souscris pas – visant à la révocation des élus, la question posée est pourtant bien celle de la démocratie, de notre rapport à l’intérêt général, aux lobbys et de la soumission à certains intérêts particuliers. Nous devons certes, madame Genetet, écouter tout le monde, mais tout le monde n’a pas le numéro de portable du ministre de l’économie et des finances ni accès, avec la même force de frappe financière, aux décideurs publics.

Enfin, une vraie réflexion s’impose sur le fait que toutes les influences ne se valent pas. Je distingue quant à moi, l’influence de corps constitués comme les syndicats, les ONG et les organisations et intérêts professionnels, et celles qui visent à mettre à mal notre modèle social et notre modèle environnemental, qui font notre fierté. Uber dissuade de prendre les transports collectifs et utilise une flotte de véhicules particulièrement polluants, avec 90 % de diesel en 2017 en France – c’est le député écologiste qui parle. En termes de climat, l’influence d’Uber n’est pas celle que peuvent avoir d’autres organisations : nous nous trouvons en cet instant dans une salle où l’on suffoque de chaleur, mais on y suffoquera plus encore demain en raison de la réalité climatique. En termes de modèle social non plus, considérer les êtres humains, non comme des salariés qui ont des droits, mais comme des ressources à consommer et à jeter, sans garanties, sans droits ni protections, et sans aucun bénéfice pour la société, n’est pas une bonne influence.

M. Alexandre Portier (LR). Presque tout ayant été dit, je me contenterai d’exprimer un ressenti paradoxal. Le travail réalisé est très dense et le rapport, très instructif, se lit comme un roman – c’est d’ailleurs, comme vous vous en souvenez, parce que ce travail est éclairant que j’étais favorable à la poursuite des auditions.

Certaines propositions sont intéressantes et utiles, notamment sur le plan déontologique, mais je partage l’étonnement de nombre de nos collègues face à des propositions très éloignées du sujet, dont celle qui vise à permettre la révocation des élus – d’autant plus qu’il y est question de ministres : je ne vois guère ce que la révocation des députés et des sénateurs pourrait y faire. La présomption de salariat me semble également très éloignée de la question fondamentale qui nous réunissait.

Cependant, par respect pour le travail des parlementaires, ainsi que pour la liberté de ton et la transparence de nos débats, je ne suis pas opposé à la publication de ce rapport et je m’abstiendrai donc.

M. Stéphane Peu (GDR-NUPES). Je remercie la rapporteure pour son travail très complet. On sait que l’action du lobbying, notamment celui d’Uber, a été très importante et a pesé sur la rédaction de certaines lois, en corrigeant même certaines, au détriment à la fois des usagers et des salariés. Le département dont je suis élu est un gros fournisseur de salariés pour Uber. La relation unissant ces travailleurs sous statut d’autoentrepreneur et la société qui les commande et qui joue comme bon lui semble avec leur rémunération et leur temps de travail n’est aucunement équilibrée, grâce précisément à la loi imaginée par cette entreprise.

Comme d’autres collègues, je ne souscris pas à toutes les propositions et préconisations du rapport, notamment celle qui porte sur la révocation des élus. Toutefois, la question n’est pas de savoir si nous approuvons les préconisations du rapport, mais sa publication. Ce rapport est précieux pour faire évoluer notre démocratie et la mettre un peu plus à l’abri du lobbying, quelques jours après que la Cour des comptes a confirmé, sur un sujet certes différent, mais pas très éloigné, le poids des cabinets privés dans l’élaboration des politiques publiques.

Mme Béatrice Roullaud (RN). Il faut en effet voter ce rapport. La première des choses qui m’ont étonnée après avoir assisté à de nombreuses auditions est le fait qu’on ne respecte pas la loi dans un État de droit. Il faudra nous interroger pour voir comment faire, à l’avenir, pour que les lois françaises soient respectées.

Nous devrons également avoir une réflexion transpartisane pour que les plateformes respectent les personnes et ne soient pas un vecteur d’immigration, comme cela a été le cas. Il a en effet été révélé que certains comptes ouverts sur ces plateformes étaient sous-loués, ce qui permet toutes les dérives. Il faudra y réfléchir, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est très utile de voter ce rapport.

Je rappelle la phrase qui nous a tous interrogés : « La police financière est dans nos bureaux de Paris. Ils veulent des renseignements sur nos chauffeurs partenaires. Il semble qu’ils appliquent une décision de justice. Uber BV serait la cible. J’ai informé le directeur de cabinet de [M. Macron] qu’il ne nous semble pas que le “deal” puisse tenir encore très longtemps. »

Il faut donc publier ce rapport. S’il n’y a pas de preuves, cela sera indiqué. Et s’il y en a…

Enfin, nous ne sommes pas d’accord avec un grand nombre des recommandations du rapport. En revanche, la présomption de salariat mériterait une réflexion commune que nous devrions mener non seulement au sein de nos groupes, mais entre groupes.

En outre, j’ai trouvé ce rapport bien rédigé et facile à lire, même si certains peuvent le trouver excessif.

M. le président Benjamin Haddad. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Danielle Simonnet, rapporteure. Madame Bergé, la question démocratique est en effet au cœur des Uber files, affaire qui témoigne d’un sentiment d’irresponsabilité et d’impunité des élus bien ancré dans la culture politique de la Ve République. L’obligation de rendre des comptes et le droit de révoquer les élus, y compris les ministres, qui ne sont pas forcément élus, pèserait sur l’ensemble de l’environnement politique et sur des élus qui n’écoutent qu’une infime minorité de la population, à savoir les dirigeants des grandes multinationales, comme c’est le cas pour Uber.

La présomption de salariat est au cœur de la question, car la « plateformisation » de l’emploi, le capitalisme de plateformes, a pour logique de ne plus avoir à assumer un contrat de travail ni des cotisations sociales, et de se limiter à mettre en relation, sur la base d’un contrat commercial, des gens en situation d’autoentrepreneur.

Le contrat de travail n’étant pas défini dans le code du travail, qui existe pourtant depuis 1910, il est intéressant de nous appuyer sur la jurisprudence. À cet égard, l’audition du président de la Cour de cassation était très importante, car elle rappelait cette évidence que ce n’est pas le travailleur qui choisit s’il est indépendant ou salarié, mais les faits : est-il, ou non, dans un rapport de subordination ? De fait, toutes les décisions de justice, que ce soit au niveau administratif, aux prud’hommes ou au pénal et jusqu’à la Cour de cassation, concluent sur le fond que les travailleurs des plateformes sont dans un rapport de subordination et que leur situation devrait donc faire l’objet d’une requalification salariale. La loi, avec ses décisions de justice, nous le dicte. Notre État de droit respectera-t-il ces exigences ? Non.

Aujourd’hui, les plateformes imposent un état de fait à l’État de droit et il est donc très important que le débat se poursuive. En tant que républicaine, très attachée à l’État de droit, je considère qu’il est du rôle de ce dernier de mettre fin à ces manquements et de respecter enfin la présomption de salariat dans un rapport de subordination. À propos de Mediflash, par exemple, plateforme qui met en relation des travailleurs sous statut d’autoentrepreneur, Mme Borne, qui était alors ministre du travail, et M. Véran, alors ministre de la santé, ont rédigé un excellent courrier dénonçant cette mise en relation qui mettait dans une situation hallucinante des EHPAD ayant recours par ce biais à des aides-soignantes qui auraient dû être sous la responsabilité des infirmiers et sous statut salarié.

On voit bien que, par ailleurs, les plateformes piétinent la réglementation sectorielle. Le rapport révèle aussi à quel point Bpifrance a financé ces plateformes, en contradiction même avec des décisions prises par des gouvernements successifs. La présomption de salariat est donc une question centrale du point de vue de l’État de droit.

Quant au portage salarial, il s’agit d’une excellente proposition pour un travailleur ayant un véritable statut d’indépendant, dans lequel il contrôle ses tarifs : dans une coopérative, il aura les mêmes droits qu’un salarié, tout en restant, fiscalement, un travailleur indépendant. Le portage salarial n’est cependant pas applicable à des plateformes qui s’exonèrent illégalement de leurs obligations. De fait, leur permettre ce mécanisme reviendrait à leur dire qu’elles peuvent continuer à abuser du statut de faux indépendants, situation qui devrait conduire à une fermeture immédiate si l’État de droit savait se faire respecter. Il faut toujours nous référer à l’État de droit.

J’espère que nous pourrons poursuivre la réflexion pour aboutir à des propositions de loi transpartisanes, notamment pour qu’il existe enfin une autorité délivrant des agréments qui permettent de vérifier que les plateformes respectent leurs obligations.

J’espère aussi que nous aurons un vrai débat à l’Assemblée nationale, au titre de l’article 50-1 de la Constitution, sur la directive relative à la présomption de salariat actuellement débattue à l’échelle européenne. L’intérêt suscité par cette commission d’enquête montre bien que ce débat devrait être partagé et suivi d’un vote démocratique.

M. le président Benjamin Haddad. Sans formuler de commentaires sur le fond du rapport, je constate que l’interprétation de certaines auditions sous-entend que trois personnes au moins – un ancien Premier ministre, un préfet de police et le lanceur d’alerte lui‑même – se seraient parjurées et auraient menti sous serment, ce qui relève du pénal. Je suppose que Mme la rapporteure en tirera les conclusions qui s’imposent dans la semaine qui vient.

La commission adopte le rapport et autorise sa publication.

Je rappelle que le contenu du rapport d’une commission d’enquête doit rester confidentiel jusqu’au jour de sa publication. Après le dépôt du rapport s’ouvrira un délai de cinq jours francs au cours desquels nous sommes soumis au secret. Ce n’est qu’à l’issue de ce délai que le rapport pourra être publié et que nous pourrons faire état de son contenu. Il s’agit là d’une obligation prévue par l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et par notre règlement.

Je me permets de vous donner lecture du dernier alinéa de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 : « Sera punie des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans, sous réserve des délais plus longs prévus à l'article L. 213-2 du code du patrimoine, divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information. »

Le rapport sera publié le 18 juillet.

Par ailleurs, je vous rappelle que des contributions, individuelles ou de groupe, peuvent être transmises, qui figureront en annexe du rapport. Ces contributions doivent être adressées au secrétariat de la commission d’enquête jusqu’au jeudi 13 juillet à 17 heures.

Je vous demanderai, enfin, de bien vouloir remettre à l’administration les exemplaires du projet de rapport qui vous ont été distribués.

 


   Contributions des groupes politiques et des députés

contribution de M. Benjamin Haddad, Président

Notre commission d’enquête fait suite aux révélations de M. Mark MacGann, ancien cadre dirigeant puis conseiller d’Uber, chargé notamment des relations avec les gouvernements dans près de cinquante pays en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient entre 2013 et 2017, devenu lanceur d’alerte.

Lors de son audition devant notre commission, celui-ci a indiqué avoir transmis à « plus de 180 journalistes appartenant à quarante-quatre médias implantés dans vingt-neuf pays, parmi lesquels Le Monde et Radio France, [...] plus de 124 000 dossiers pour révéler comment Uber s’est imposée dans les villes du monde entier. Les révélations, qui couvrent la période allant de 2013 à 2017, dévoilent l’expansion agressive d’Uber dans le monde ainsi que la pression exercée sur plus de 1 850 élus et fonctionnaires dans vingt-neuf pays et au sein des institutions de l’Union européenne (UE). Les données montrent à quel point l’entreprise a eu un accès incroyablement aisé à des dirigeants politiques de premier plan et une influence disproportionnée sur des gouvernements, tout en trompant les autorités fiscales et en défiant la loi ». Justifiant son revirement, M. Mark MacGann explique avoir « [sa] part de responsabilité dans cette entreprise de perlimpinpin, [et] consid[ère] qu’il était de [son] devoir de parler publiquement » pour « montrer aux citoyens toute la défaillance systémique grâce à laquelle la société Uber a pu obtenir ce qu’elle voulait, au détriment des chauffeurs, du contribuable et de la démocratie » ([495]).

Profitant de son « droit de tirage » permettant à chaque groupe politique majoritaire ou d’opposition d’obtenir la création d’une seule commission d’enquête, au cours de chaque session ordinaire annuelle, le groupe La France Insoumise a proposé une résolution, le 2 décembre 2022, tendant à « la création d’une commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences » ([496]).

Celle-ci a été déclarée recevable par la Commission des Lois de l’assemblée nationale et notre commission d’enquête a donc été créée par la Conférence des présidents le 24 janvier 2023. Elle s’est constituée le 1er février 2023 et a démarré ses travaux le 9 février 2023. J’ai eu l’honneur de présider ses travaux en respectant le droit applicable aux commissions d’enquête et les droits de chacun des commissaires, notamment ceux de l’opposition, à commencer par sa rapporteure, Mme Danielle Simonnet, que je remercie pour son travail malgré nos divergences d’opinion. Je tiens aussi à remercier les administrateurs de la commission d’enquête ainsi que tous les commissaires ayant participé aux travaux.

Les Uber files n’ont pas « révélé » en tant que telle la stratégie d’implantation d’Uber ni ses méthodes de lobbying qui étaient déjà bien connues. À titre d’exemple, dans un article du 11 octobre 2015 intitulé
« Uber : Dans les coulisses d’une machine de guerre juridique », le quotidien Les Échos présentait déjà la stratégie d’Uber en France ainsi : « Une machine de guerre comme deux faces de Janus : une forme d’agressivité « a-juridique » et une communauté d’aficionados qui le soutiennent ». Interviewée dans cet article, Maître Thaïma Samman, avocate chargée d’assister Uber en France en matière de lobbying, avait précisé en plaisantant que : « C’est la stratégie des pieds dans le plat. Uber joue avec les limites du système. » Dans le même article, l’un des concurrents soulignait aussi « l’industrialisation du lobbying à l’échelle mondiale » de la plateforme pour « bousculer l’ordre établi » ([497]).

Dans ce contexte, notre commission d’enquête a poursuivi deux objets : d’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France et le rôle des décideurs publics de l’époque et formuler des recommandations quant à l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation dans notre pays et les réponses, apportées ou à apporter, par les décideurs publics.

Pour ce faire, la commission d’enquête a entendu 120 personnes au cours de 67 auditions réalisées dans le cadre de 31 réunions dont la durée totale est supérieure à 85 heures ([498]). Comme le montre la liste des personnes auditionnées en annexe du rapport, la commission a pris soin d’entendre toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des personnes directement visées par les Uber files que des personnes susceptibles d’apporter leur expertise sur les conséquences du développement du modèle Uber – l’ubérisation – sur le plan économique, social et environnemental.

Cette contribution est l’occasion de présenter, de manière objective et en détail, les résultats des travaux de la commission d’enquête sur les deux items qu’elle poursuivait et de formuler plusieurs recommandations.

En premier lieu, nos investigations ont eu le mérite de clarifier la stratégie d’implantation d’Uber en France entre 2013 et 2017, et en particulier, d’identifier la réaction des décideurs publics de l’époque face aux pratiques disruptives de cette nouvelle plateforme numérique et de ses concurrentes dans le secteur du T3P. Confrontés comme toutes les autres grandes économies à l’arrivée de ces nouveaux acteurs économiques, les décideurs publics ont apporté des réponses législatives progressives adaptées aux objectifs d’accroissement de l’offre dans le secteur du T3P et d’apaisement des conflits, bien éloignées des réclamations d’Uber, pour trouver un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques, les taxis.

Selon les très nombreux témoignages sous serment des acteurs concernés à l’époque, dont celui du lanceur d’alerte lui-même, aucun membre du gouvernement de l’époque, à commencer par M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, des finances et du numérique (ci-après, « le ministre de l’économie »), n’a ni succombé aux charmes des sirènes d’Uber ni servi ses intérêts. Il n’y a eu ni compromission, ni « deal » secret, ni conflit d’intérêts, ni contreparties, contrairement à ce que tente de démontrer vainement notre rapporteure dans son rapport, qui poursuit depuis le début de nos travaux une logique complotiste.

Alors que la grande majorité des travaux de la commission a porté sur les conséquences économiques de l’uberisation, le sort des travailleurs des plateformes, la réalité de conditions de travail encore souvent indignes, et l’existence d’abus de fraude en particulièrement dans le domaine de la livraison, nous regrettons que la rapporteure ait choisi de politiser son rapport. Réduire des débats politiques et idéologiques sincères et légitimes à des logiques d’influence opaques jette un discrédit malveillant sur l’action des dirigeants de l’époque qui ont tenté, par touches successives, de trouver le meilleur équilibre entre innovation et régulation, entre accompagnement de nouveaux acteurs, créateurs d’emplois, et protection du secteur existant et de l’ordre public.

Par ailleurs, le récit de la rapporteure repose sur l’accusation implicite que des acteurs majeurs, dont un ancien premier ministre, M. Cazeneuve, et le lanceur d’alerte lui-même auraient menti sous serment à la commission d’enquête pour mieux occulter les collusions entre Uber et les autorités. Rien ne permet de le démontrer. Si la rapporteure maintient sa version des faits, elle devra en tirer les conséquences et demander, au bureau de l’Assemblée, la saisine du Procureur de la République pour faux témoignage en application de l’article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 ([499]). Votre président ne s’associera pas à une telle démarche.

 Nos investigations ont démontré, au contraire, que chaque ministre était dans son rôle, le Gouvernement de M. Manuel Valls ayant à la fois défendu le secteur réglementé des taxis tout en acceptant l’ouverture du marché de la réservation préalable aux chauffeurs VTC inscrits sur des plateformes numériques telles qu’Uber.

Si le ministre de l’économie a choisi de préserver le dialogue avec Uber et les plateformes de VTC quand le ministre de l’intérieur et le secrétaire d’État chargé des transports ont davantage tendu la main aux représentants des taxis, le résultat de cette action concertée et coordonnée par le Premier ministre a permis d’aboutir à des réformes équilibrées malgré l’urgence dans laquelle elles ont dû être élaborées.

Les mesures législatives ou réglementaires adoptées à l’époque ne l’ont pas été sous la pression d’Uber ni en sa faveur mais visaient bien au contraire à répondre à une demande d’accroissement des services de transport particulier de personnes tout en luttant très fermement contre des pratiques de contournement systématique de notre réglementation de la part d’Uber ou d’autres plateformes VTC. Aucun « deal secret » n’a jamais été conclu avec Uber, ni au sein du Gouvernement, ni par le ministre de l’économie pour assouplir les conditions de formation des chauffeurs VTC. Tout le monde reconnaît d’ailleurs que dix ans plus tard, la situation du secteur du T3P s’est largement améliorée au bénéfice des consommateurs, grâce à un doublement de l’offre et une amélioration des services offerts tant par les 40 000 VTC que les 61 500 taxis ([500]), qui loin d’avoir disparu, se sont développés et ont retrouvé une situation financière confortable. La première partie de cet
avant-propos y reviendra plus en détail.

En second lieu, les travaux de notre commission ont permis de mieux comprendre qu’au-delà du seul secteur du T3P, le développement de plateformes numériques a des conséquences économiques, sociales et environnementales qui comportent des risques et des abus et qui justifient une vigilance accrue des pouvoirs publics.

S’appuyant sur les nouvelles technologies, les plateformes numériques n’ont pas, à proprement parler, créé de nouveaux métiers mais ont conduit à une nouvelle forme d’organisation du travail, un accroissement sans précédent de certains services grâce à des applications smartphone permettant une mise en relation extrêmement rapide entre l’offre et la demande à des prix parfois très bas. Leur modèle économique interroge encore, car s’il repose sur de très importante levée de fonds, nombre d’entreprises ne sont pas encore rentables sur le plan économique et demeurent parfois dépendantes du recours à un statut – celui de travailleur indépendant.

Dans son rapport 2021, l’Organisation internationale du travail estimait que « le nombre de plateformes de travail numériques a été multiplié par cinq au cours de la dernière décennie » dans le monde, leurs revenus passant d’un montant estimé à 3 milliards d’euros en 2016 à environ 14 milliards d’euros en 2020. En France, les plateformes numériques permettent une croissance des emplois créés de 7 % par an ([501]).

Néanmoins, les travaux de notre commission d’enquête ont confirmé de nombreuses inquiétudes liées au développement de cette « nouvelle économie ». Outre les difficultés liées au management algorithmique des travailleurs des plateformes, à l’optimisation fiscale de certaines plateformes comme Uber, à des pratiques de fraude fiscale et sociale et au travail dissimulé, etc., la principale inquiétude soulevée lors de nos débats concerne le statut des travailleurs des plateformes, de plus en plus nombreux et parfois en situation de précarité. Or, l’enjeu est important : la Commission européenne estime que plus de 28 millions de personnes travaillent par l’intermédiaire de plateformes de travail numériques dans l’Union européenne et qu’en 2025, ce nombre devrait atteindre 43 millions de personnes ([502]).

Travaillant majoritairement sous le statut d’indépendant, ces travailleurs peuvent, dans certains cas, se retrouver en réalité placés dans une situation de subordination par rapport à la plateforme avec laquelle ils travaillent sans pour autant bénéficier des protections attachées au statut de salarié, contrairement à ce qu’impose la plupart des réglementations nationales des États membres de l’Union européenne. Selon la Commission européenne, il existerait actuellement plus de 5 millions de « faux indépendants » dans l’Union européenne. En France, plus d’un millier de contentieux aurait émergé depuis 2013. Plusieurs plateformes de VTC, dont Uber, comme certaines plateformes de livraison de repas, par exemple, ont déjà été condamnées à plusieurs reprises à requalifier leur contrat commercial en contrat de travail, voire à des sanctions pénales pour travail dissimulé comme le montre le cas Deliveroo France ([503]). Au-delà de ces « faux indépendants », les travailleurs des plateformes qui sont attachés à leur statut d’indépendant et le revendiquent, réclament néanmoins des garanties et une protection sociale minimale pour couvrir leurs risques. En France, le Gouvernement a souhaité répondre à ces attentes et a proposé, à partir de 2016, diverses réformes en ce sens tout un introduisant un nouveau modèle de dialogue social, qui commence à produire ses effets avec succès dans le secteur des VTC et celui de la livraison.

Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de nos travaux, la commission estime de manière unanime que la protection des travailleurs des plateformes doit être encore renforcée, élargie à d’autres secteurs et harmonisée au niveau européen voire international. La France a d’ailleurs joué un rôle moteur pour inciter la Commission européenne à proposer un texte contraignant afin d’améliorer les conditions de travail au sein des plateformes numériques. On peut espérer que la négociation en cours du projet de directive européenne proposée par la Commission européenne sera l’occasion d’y parvenir mais votre Président estime que, sans attendre, les pouvoirs publics pourraient prendre les devants pour inviter fortement les plateformes à continuer de s’engager dans le dialogue social et aboutir à des avancées en matière de droit à la déconnexion, de revenu minimum ou encore de protection sociale. Dans le cas contraire, le législateur aura toute légitimité pour s’emparer de ces sujets. La France joue également un rôle majeur au sein de l’OCDE pour réformer en profondeur le système fiscal international et répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie. Votre Président formule donc des propositions en ce sens.

I.   Confrontée comme les autres grandes économies à l’arrivée des plateformes de VTC, la France a trouvé un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques dans le secteur du T3p, sans compromission

Les Uber files comme notre rapporteure dénoncent les méthodes d’implantation agressives d’Uber sur la période 2013-2017 et une forme de complicité voire de compromission de la part de certains décideurs publics pour faciliter les activités d’Uber au détriment des taxis alors que cette plateforme ne respectait pas le cadre légal en vigueur.

Les investigations de notre commission montrent que dans les faits, face à l’émergence d’une nouvelle offre proposée par les plateformes numériques de VTC porteuses de croissance et d’emplois, dans un secteur où l’offre des taxis était très insuffisante et dans un contexte de chômage particulièrement élevé, les décideurs publics français ont cherché collectivement, à créer un cadre équilibré du secteur du T3P entre 2013 et 2016. L’équilibre trouvé en 2017 tient toujours et a finalement satisfait les acteurs concernés (A).

En outre, contrairement à ce que pouvait laisser croire les Uber files et que la rapporteure soutient toujours, les échanges entre le ministre de l’économie et Uber comme les échanges entre les représentants des taxis et les ministres de l’intérieur et des transports s’inscrivaient dans un cadre de négociation tout à fait normal à l’époque. En outre, toutes les décisions ont été prises dans le cadre d’une démarche transparente de la part de l’ensemble des ministres concernés et dans le respect des arbitrages intergouvernementaux du Premier ministre, si bien que la stratégie d’Uber s’est révélée particulièrement inefficace. La nature interministérielle de toutes les décisions prises à l’époque a été confirmée par les acteurs de l’époque : en particulier M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur puis Premier Ministre. 

Outre les modifications législatives et réglementaires adoptées contraires aux intérêts d’Uber, sous l’impulsion des ministres concernés, les administrations ont conduit de nombreux contrôles ayant permis aux tribunaux de condamner non seulement l’application UberPop mais aussi l’ensemble des plateformes ne respectant pas les règles du droit du travail tant au civil qu’au pénal. L’État de droit l’a donc emporté sur l’état de fait qu’Uber a voulu imposer pour reprendre les termes employés par la rapporteure (B).

A.   L’équilibre du secteur du transport public particulier de personnes trouvé en 2017

Le transport public particulier de personnes regroupe les taxis, les VTC et les véhicules motorisés à deux ou trois roues ainsi que les centrales de réservation mettant en relation des passagers avec des professionnels du T3P dans le champ de la réservation préalable. Ce secteur est réglementé par l’État, chaque profession répondant à des réglementations spécifiques, à la fois en termes d’accès aux professions et d’exercice de ces professions.

Particulièrement attaché à leur statut et en particulier au numerus clausus restreignant l’offre de taxis par le biais de l’attribution de licences, ces derniers ont pu bénéficier d’une situation de rente dénoncée par tant par les consommateurs que par de nombreux rapports publics dès les années 60.

Faute d’avoir répondu à la demande croissante des consommateurs pour davantage de taxis dans les grandes métropoles en particulier, le secteur du T3P a été profondément transformé avec l’émergence des plateformes numériques de mise en relation de chauffeurs et de particuliers au début des années 2010 en France.

Comme nous le verrons plus en détail infra, de nombreuses manifestations de la part des taxis ont vu le jour conduisant le Gouvernement à réagir au début de l’année 2014 pour trouver une solution d’apaisement à ce conflit avec la nomination d’un premier médiateur, le député Thomas Thévenoud. Ce dernier a recherché une solution permettant de concilier la protection des acteurs historiques, à travers la sanctuarisation du monopole de la maraude – y compris électronique – des taxis, et l’accompagnement de l’innovation liée à la nouvelle offre des plateformes numériques qui avait déjà rencontré un grand succès auprès des consommateurs français. C’est ainsi que la loi n° 2014‑1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud » a été votée (voir infra).

Néanmoins, étant donné le développement des plateformes de VTC, les pratiques illégales d’Uber – dont le maintien du service UberPop puis le détournement de la loi d’orientation sur les transports intérieurs, dite « LOTI – et la baisse de la valeur de revente des licences de taxis, une « guerre sans merci » s’est instaurée, selon les propos de M. Nicolas Rousselet, président directeur général du groupe des taxis G7. Le Gouvernement a alors décidé de nommer un second médiateur, en 2016, en la personne du député Laurent Grandguillaume qui donnera son nom à la loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, la responsabilisation et la simplification des activités du secteur du transport public particulier de personnes, laquelle parviendra finalement à trouver un équilibre concurrentiel pertinent (voir infra).

Tous s’accordent en effet à reconnaître aujourd’hui que la libéralisation partielle du secteur du T3P était nécessaire et que la concurrence entre les taxis et les VTC sur le marché de la réservation préalable fonctionnent de manière relativement apaisée tout en ayant conservé le monopole des taxis sur le marché de la maraude sur la voie publique : l’offre de transport particulier de personnes a plus que doublé, l’innovation a été majeure et la réglementation du secteur est stabilisée. Enfin, et contrairement à ce que certains pensaient, les taxis n’ont pas disparu et ont retrouvé le chemin de la croissance.

1.   Un secteur historiquement marqué par une offre de taxis très insuffisante et la position dominante de la G7 à Paris

Comme l’ont souligné plusieurs personnes auditionnées, dès 1960, le rapport Rueff-Armand sur le marché des taxis soulignait qu’il fallait augmenter le nombre de licences pour lutter contre « les rentes artificiellement créées au détriment du consommateur ». Ce rapport déclarait également que « la limitation réglementaire du nombre de taxis nuit à la satisfaction de la demande et entraîne la création de situations acquises, dont le transfert payant des autorisations de circulation est la manifestation la plus critiquable » ([504]). Ces constats ont été confirmés à plusieurs reprises jusqu’au rapport de la Commission pour la libération de la croissance française présidée par M. Jacques Attali du 23 janvier 2008 ([505]).

En 2008, l’on décomptait 51 232 autorisations de stationnement (ADS) délivrées aux taxis sur l’ensemble du territoire, dont 15 600 à Paris et une centaine de véhicules de petite remise.

Or, le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française  résumait parfaitement les problématiques récurrentes du secteur du T3P en France par rapport aux autres grandes économies dans le monde : « Un nombre extrêmement limité de licences gratuites étant accordé chaque année, le prix de revente des licences est très élevé dans les villes où l’offre est manifestement insuffisante (140 000 euros à Toulouse, environ 190 000 euros à Paris, 400 000 euros à Orly) (...) alors même que plus de 6 500 chauffeurs taxis locataires ou salariés attendent de pouvoir acquérir une licence ». À titre de comparaison, « à Londres et à New York, les systèmes de plaques de taxis n’ont pas été libéralisés et ces villes comptent environ autant de taxis que Paris, mais des voitures dites « de petite remise » (VPR) permettent de répondre à la demande : elles sont 50 000 à Londres, 42 000 à New York, contre à peine 100 à Paris. La réforme ne doit donc pas seulement se concentrer sur les taxis mais développer de nouvelles offres de transport dédiées à des segments spécifiques de la demande ». La recommandation n° 209 de la Commission Attali préconisait donc « une ouverture complète du marché des taxis et des véhicules de petite remise parisiens », de nature à « créer 35 000 à 45 000 emplois » ([506]) .

Comme l’a rappelé son président, M. Jacques Attali, lors de son audition : « Ce n’était qu’une proposition parmi les 316 que nous avions présentées mais nous avions conscience qu’elle ferait grand bruit – ce qui n’a pas manqué, puisque des manifestations de taxis ont éclaté le soir même de la remise du rapport –, au point que l’un de nos débats avait porté sur le fait même de traiter du sujet craignant que cette question ne noie tous ceux que nous avions à traiter par ailleurs. » ([507])

Compte tenu de la résistance des taxis, cette recommandation n’a pas été mise en œuvre en 2008 et l’offre de taxis est restée très insuffisante par rapport à d’autres grandes métropoles comme New-York ou Londres malgré le protocole d’accord signé entre le Gouvernement et les taxis du 28 mai 2008 ([508]).

À Paris, la tension sur le marché des taxis était particulièrement ressentie par les consommateurs qui rêvaient d’une ouverture à la concurrence du secteur et avaient accueilli très favorablement l’arrivée des premières plateformes de VTC. Il faut rappeler ici la position dominante historique du groupe G7 (devenu le groupe Rousselet) qui lui a permis de résister, dès le départ à la concurrence des VTC. Ainsi, sur les 15 600 taxis parisiens circulant à l’époque, près des deux-tiers appartenaient au groupe G7 (7 500 taxis G7 et 2 500 taxis bleus). Comme le soulignait M. Richard Darbéra, chercheur au CNRS, en 2014, cette situation était de nature à lui conférer un « monopole naturel » puisqu’avec un grand nombre de taxis circulant, le temps d’approche des taxis du groupe G7 était plus court que celui de ses concurrents, lui conférant le pouvoir proposer des tarifs moins onéreux. M. Darbéra prédisait d’ailleurs que : « Tant qu'il aura face à lui dix ou vingt opérateurs de VTC alignant chacun une petite flotte, ce groupe n’a pas grand-chose à craindre. » ([509])

Le secteur du transport public particulier de personnes (T3P) est historiquement marqué par le monopole des taxis, dont la profession est réglementée et sous la tutelle du ministre de l’intérieur. Le numerus clausus imposé dans cette profession a conduit à des situations de rareté de l’offre et de rente de situation critiquée par de nombreux rapports depuis les années 60.

Si la Commission pour la libération de la croissance française a proposé en 2008 une ouverture complète du marché des taxis et des véhicules de petite remise parisiens, cette proposition n’a pas été mise en œuvre par les pouvoirs publics et l’offre a continué à se raréfier. En 2008, on ne décomptait qu’une centaine de véhicules de petites remises et environ 51 000 taxis, dont 15 600 à Paris, les deux-tiers étant détenus par le groupe G7 en position dominante, soit trois à quatre fois moins qu’à Londres ou New-York.

2.   L’arrivée des plateformes numériques a conduit à l’émergence d’une nouvelle offre de transport avec chauffeurs très disruptive, répondant à une demande des consommateurs et offrant un potentiel important de création d’emplois

C’est avec la loi du 22 juillet 2009, dite « loi Novelli » qu’a été créé le statut de « voiture de tourisme avec chauffeurs » (VTC) et que l’activité de transport public particulier de personnes – préalablement qualifiée d’activité de « grande remise » et encadrée par les articles L. 231-1 à L. 231-4 du code du tourisme ([510]) – a été largement déréglementée. Instituant une procédure dématérialisée, purement déclarative et très peu coûteuse, cette loi, combinée à la création du statut d’autoentrepreneur par la loi de modernisation de l’économie de 2008 ([511]), a favorisé l’essor des entreprises de VTC avant même l’arrivée des plateformes numérique et du GPS à partir de 2011.

Uber comme d’autres plateformes telles que Chauffeur privé, Allocab, SnapCar, etc. ont profité de cette opportunité pour développer leur activité de VTC en France et ont très largement perturbé la situation des taxis à partir de 2014, promettant, au passage, d’importantes perspectives d’emplois qui se sont concrétisés par la création d’un grand nombre d’autoentreprises.

Selon l’observatoire du T3P, fin 2017, le nombre de véhicules circulant en France était de 84 400 véhicules dont 69 % de taxis (58 236) et 31 % de VTC (26 164). Un an plus tard, les taxis représenteraient 58 % de l’offre de T3P (59 160) et les VTC, 42 % (42 840), portant le nombre total de véhicules à plus de 102 000 au 31 décembre 2018 ([512]).

Comme le montre le tableau suivant issu du rapport de l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes en 2017-2018, en 2018, la moitié de l’offre est concentrée à Paris mais celle-ci demeure très inférieure à l’offre de T3P proposée dans d’autres grandes agglomérations telles que New-York et Londres.

Source : Les taxis et VTC en 2017-2018 

L’on comprend alors les difficultés pour le secteur traditionnel des taxis de réagir face à cette nouvelle offre qui, au-delà du volume de voitures avec chauffeur disponible, proposait aussi des services très innovants : réservation en ligne directement depuis un smartphone, service à bord de qualité (voitures neuves, chauffeurs en uniforme, bouteille d’eau, mouchoirs et autres friandises à disposition...), prix de la course fixé avant la commande, etc.

Dans ce contexte, des troubles ont éclaté en 2014 et après plusieurs années de concertation, un équilibre a finalement été trouvé par les pouvoirs publics français pour établir les conditions d’une concurrence loyale et équitable entre les taxis et les VTC début 2017.

L’arrivée des plateformes numériques proposant des services de VTC comme Uber au début des années 2010 a profondément transformé le paysage concurrentiel du secteur du T3P. L’offre a explosé de manière exponentielle puisque près de 40 000 VTC ont été créés entre 2012 et 2018 pour répondre à une demande prégnante des consommateurs, même si elle était encore inférieure à celles d’autres grandes métropoles.

3.   Après plusieurs années de troubles et de concertation, un équilibre a été trouvé entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques du secteur

Face au développement massif de l’activité de VTC, de nombreuses protestations de la part de chauffeurs de taxis ont démarré au début de l’année 2014 pour critiquer la concurrence déloyale des VTC et les risques pour les consommateurs.

C’est ainsi que le député Thomas Thévenoud a été nommé médiateur par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault le 10 février 2014 pour trouver une solution à cette crise. À l’issue d’une très large concertation, il a rédigé un rapport comportant 30 recommandations assorties d’une proposition de loi déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 26 juin 2014, « pour rééquilibrer les conditions d’exercice des acteurs économiques dans le secteur du transport des personnes et à moderniser la profession de taxi » ([513])

Malgré des pratiques de lobbying intense de la part des plateformes VTC, dont Uber, et la mobilisation de leurs chauffeurs pour s’opposer à cette proposition, la loi n° 2014‑1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud » a été votée.


Les principales dispositions de la « loi Thévenoud »

La loi a principalement consacré le principe selon lequel la distinction entre taxis et « voiture de transport avec chauffeur » ([514]) – qui a remplacé le statut de « voiture de tourisme avec chauffeur » – est fondée sur l’occupation du domaine public : les taxis, dont la profession et les tarifs sont réglementés, ont le droit de rouler et de stationner dans des espaces publics – voies dédiées, de bus et stations de taxis – qui ne sont pas accessibles aux VTC. Elle a également posé l’interdiction de stationnement des VTC sur la voie publique et à l’abord des gares et aéroports. Elle a ensuite consacré et étendu le monopole de la maraude pour les taxis à la maraude électronique, qui permet d’informer le client, avant la réservation préalable de la localisation et de la disponibilité du véhicule grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. Ainsi, tout chauffeur VTC s’est vu imposer une obligation de « retour à la base arrière » ([515]) « sauf s’il justifie d’une réservation préalable ou d’un contrat avec le client final ». Les entreprises de VTC concernées sont celles qui « mettent à la disposition de leur clientèle une ou plusieurs voitures de transport avec chauffeur, dans des conditions fixées à l’avance entre les parties ». L’innovation importante consiste à inclure dans ce champ non seulement les exploitants de VTC mais aussi les intermédiaires qui mettent en relation les exploitants et les clients, comme Uber ou toute autre plateforme numérique.

Cette loi a aussi créé un registre national de disponibilité des taxis alimentée de manière obligatoire par les autorités administratives qui délivrent les licences et de manière facultative par les taxis eux-mêmes. Il s’agit d’une base de données publiques en open data. Elle a également réformé le statut du locataire-taxi, dont la situation était particulièrement précaire, pour les faire basculer pour l’avenir sous le statut de locataire-gérant, plus protecteur à compter du 1er janvier 2017. Enfin, cette loi a assaini le système de délivrance des licences de taxis ([516]) qui avait conduit à une très forte spéculation sur le prix de vente des licences de taxis en raison du numerus clausus ([517]).Elle a donc instauré le principe de l’incessibilité des licences gratuites délivrées pour l’avenir en prévoyant, pour les licences déjà délivrées, la possibilité de les revendre au bout de quinze ans (ramenée à 5 ans après la première cession). Elle a également modifié les règles présidant à l’organisation des listes d’attente pour la délivrance des licences en prévoyant une attribution prioritaire aux chauffeurs de taxis pouvant justifier de deux ans d’activité dans la profession au cours des cinq dernières années. Afin d’améliorer le service aux consommateurs, elle a, enfin, imposé aux taxis d’être équipés de terminaux de paiement électronique.

Pour s’assurer du respect de ces dispositions, la loi a introduit un dispositif de contrôle et de sanctions anti-maraude renforcé, une coresponsabilité de plein droit pour les centrales de réservation, et une obligation d’assurance pour les intermédiaires comme pour les transporteurs applicable à l’ensemble des types de transport routier léger de personnes : les taxis, les voitures de petite remise, les VTC, les mototaxis et les véhicules de transport léger de groupe régis par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs (LOTI).

À la suite de l’adoption de la « loi Thévenoud », les conflits dans le secteur du transport particulier de personnes se sont néanmoins multipliés, principalement en raison de pratiques illégales ou à la limite de la légalité de la part de plusieurs plateformes, en particulier Uber et Heetch. Celles-ci avaient en effet instauré un « faux » service de covoiturage permettant à des particuliers de proposer des services de transport contre rémunération en passant par leur application (UberPop et Heetch) début 2014.

Malgré la condamnation par le tribunal correctionnel de Paris du service UberPop, le 16 octobre 2014, Uber a interjeté appel et poursuivi cette activité illégale et formé des recours sur plusieurs dispositions de la « loi Thévenoud ». Pour sa part, la plateforme Heetch a continué cette activité de « faux covoiturage » jusqu’à ce qu’elle soit condamnée le 2 mars 2017 par le tribunal correctionnel.

En outre, à Paris, pour développer leur activité VTC et échapper aux contraintes de la « loi Thévenoud », les plateformes numériques ont détourné le statut « LOTI » qui était au départ cantonné au transport en groupe (au moins deux personnes), et dont la formation était moins exigeante et moins chère que celle des chauffeurs VTC. Enfin, les plateformes numériques, et Uber en particulier, ont également détourné le statut d’autoentrepreneur car les chauffeurs utilisant ces plateformes ont été soumis à des contraintes très fortes conduisant les tribunaux à requalifier leur contrat en statut de salarié ([518]) .

Dans ce contexte, les taxis se sont plaints d’une concurrence déloyale et ont subi un décrochage en 2015 (stagnation du chiffre d’affaires, affaiblissement du prix des licences en région parisienne) qui les ont conduits à des manifestations dont la crise a atteint son paroxysme en janvier 2016.

Le 26 janvier 2016, le Premier ministre, Manuel Valls, a sollicité le député Laurent Grandguillaume pour proposer des solutions de sortie de crise dans le cadre du conflit des taxis. À la suite d’une nouvelle concertation avec l’ensemble des organisations de taxis (organisations représentatives et associations) puis la rencontre des organisations de VTC, de LOTI et les plateformes afin que chacun puisse transmettre ses propositions, il a présenté un plan d’accompagnement, de modernisation et de cohésion du secteur T3P.

L’essentiel de ses propositions a été repris dans la « feuille de route » pour l’avenir du secteur du T3P présentée par le secrétaire d’État aux transports, M. Alain Vidalies, à tous les acteurs, le 4 avril 2016 ([519]). Puis, le député Laurent Grandguillaume a déposé une proposition de loi visant à responsabiliser les plateformes, à doter les pouvoirs publics d’instruments de régulation, à simplifier les statuts des chauffeurs pour clarifier l’offre pour le consommateur et à permettre aux chauffeurs de travailler avec plusieurs plateformes.

Une nouvelle fois, malgré l’opposition des plateformes numériques de VTC et le lobbying d’Uber, la loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, la responsabilisation et la simplification des activités du secteur du transport public particulier de personnes, dite « loi Grandguillaume », a été adoptée.

Les principales dispositions de la « loi Grandguillaume »

Dans les agglomérations comptant plus de 100 000 habitants, la loi prévoit que les transporteurs LOTI ne peuvent plus faire usage d’un véhicule de moins de 10 places. Il s’agit d’une mesure qui entend empêcher toute sorte de détournement du statut des chauffeurs capacitaires dit « LOTI ». Elle a néanmoins prévu une mesure de transition à travers la possibilité pour les chauffeurs concernés de devenir chauffeur de taxi ou de VTC.

Cette loi a, par ailleurs, considérablement renforcé les obligations des plateformes, telles qu’Uber, désormais appelées « centrales de réservation ». Elles doivent s’assurer obligatoirement que leurs chauffeurs disposent bien des quatre éléments suivants : le permis de conduire nécessaire à la conduite du véhicule qui est exploité ; la carte professionnelle nécessaire à l’activité ; un justificatif de l’assurance du véhicule qui est exploité ; et un justificatif de l’assurance de responsabilité civile professionnelle.

La loi prévoit également le rapprochement des formations des chauffeurs de taxi et VTC et fusionnent leurs examens. En effet, jusqu’à l’adoption de cette loi, l’examen des taxis s’organisait par les préfectures et celui des VTC, par les organismes de formation même. Mais désormais il revient aux chambre de métiers et de l’artisanat d’organiser l’examen unique. Les niveaux d’exigences, de coûts et de difficultés sont absolument identiques désormais.

Pour ce qui est de l’observatoire indépendant, la loi le charge de surveiller au niveau national, la totalité du secteur. Cet organisme est doté de pouvoirs élargis en matière d’information et peut avoir accès à de nombreuses données confidentielles des entreprises de transport et des centrales de réservation. Si cette mesure permet d’améliorer la connaissance du secteur par l’ensemble des acteurs – publics ou privés –, elle doit surtout permettre un contrôle plus effectif des chauffeurs en vue de les empêcher de contourner comme autrefois, la réglementation en vigueur.

Enfin, cette loi vient assouplir certaines dispositions de la « loi Thévenoud ». Depuis 2014, toute personne physique ou morale qui détenait une licence devrait l’exploiter personnellement, ce qui a conduit de nombreux détenteurs de licences à se séparer de leurs salariés ou de leurs locataires-gérants. Considérant que c’était une erreur, le député Laurent Grandguillaume a tenu à la supprimer. Depuis, toute personne qui détient une ou plusieurs licences de stationnement peut, comme cela se passait auparavant, en déléguer l’exploitation. Cela peut être fait au profit de salariés, de locataires-gérant ou de sociétés.

Par ailleurs, pour la location-gérance, la loi oblige le propriétaire de licence à mettre le véhicule à la disposition de son utilisateur. Voulant "pacifier" les relations entre les taxis, VTC et autres acteurs de ce domaine, la « loi Grandguillaume » a donc apporté de profondes modifications à plusieurs niveaux de la réglementation en vigueur dans ce domaine en rendant notamment plus complexe la création d’une société VTC unipersonnelle ou pluripersonnelle.

L’ensemble de ce corpus réglementaire a finalement permis d’aboutir à un équilibre certain entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques depuis 2017 comme l’ont confirmé de nombreuses personnes auditionnées.

L’ancien Premier ministre Manuel Valls, a ainsi reconnu « qu’il était nécessaire, d’une façon ou d’une autre, de libéraliser le secteur des VTC – même si je reconnais que le débat est tout à fait légitime sur ce type de choix –, qui avait été traditionnellement très corseté en France. Cela ne s’est pas fait sans heurts mais, contrairement à ce que certains pronostiquaient à l’époque, les taxis n’ont pas disparu et les deux professions coexistent aujourd’hui. J’ai même le sentiment que ce sont les taxis qui sont plutôt les gagnants de cette période, à Paris notamment. L’offre est peut-être même de meilleure qualité » ([520]).

L’ancien secrétaire d’État aux transports Alain Vidalies, a estimé que : « La régulation actuelle me semble assez pertinente, à condition que les règles soient respectées. La question porte désormais plus sur les moyens de contrôle. Tout le monde sait aujourd’hui que le travail clandestin, notamment lors de la captation d’une partie de la clientèle touristique qui arrive à l’aéroport de Roissy, ne fait pas honneur à la France. Du point de vue de l’État, un renforcement marqué des contrôles sur de telles pratiques constituerait une amélioration notable de la situation. De la même manière, il est nécessaire de faire respecter les règles en matière d’occupation du domaine public, qui distingue les taxis des VTC. Globalement, même si je pense que les décrets d’application de la « loi Grandguillaume » ont tardé à être publiés lors du changement de majorité, le cadre législatif et réglementaire est aujourd’hui cohérent. » ([521])

Le président du groupe Rousselet (ex G7) et de l’UNIT a lui aussi confirmé : « L’État a grandement écouté la profession. Les lois de 2014 et 2016 ont été équilibrées et chacun a dû faire des sacrifices, y compris G7. Après trente ans de métier, il a été annoncé que la location prendrait fin. Nous avons toujours été écoutés mais pas toujours entendus, ce qui est normal. Par ailleurs, les lois de 2014 et de 2016 ont été appliquées. Mme la rapporteure a rappelé que l’observatoire prévu à l’article 2 traînait quelque peu mais je n’y vois aucune malveillance. » ([522])

Il a ajouté, à propos de l’évolution de la situation financière du groupe : « Nous avons connu des baisses de chiffre d’affaires importantes, à l’instar des chauffeurs de taxi puisque nos destins sont liés, au moment de l’éruption des VTC et d’UberPop. Le redressement de G7 fait que nous sommes aujourd’hui revenus à de bons niveaux d’activité, c’est-à-dire aux chiffres d’avant Covid. » ([523]) 

Le député Luc Belot a résumé la situation ainsi : « Nous sommes passés d’une situation où les taxis en service, à Paris en particulier, rendaient un service médiocre – quand est apparu un service disruptif, plus rapide, plus simple, et qui coûtait à peine moins cher –, à un système où les chauffeurs de VTC ne gagnent plus assez bien leur vie. Au début de cette aventure, dans de nombreux quartiers populaires, les seuls qui arrivaient à gagner suffisamment d’argent étaient soit chauffeurs Uber, soit dealers. Pour ma part, le choix était clair. Aujourd’hui, cette réalité n’est plus objective. Nous avons sans doute besoin de trouver une nouvelle régulation. En attendant, depuis, les taxis ont fait l’effort qui était attendu de leur part et ont retrouvé leur qualité de service. » ([524])

Confronté au développement rapide de l’activité de VTC dans un contexte de tensions fortes avec les chauffeurs critiquant une concurrence déloyale, le Gouvernement a choisi le chemin de la concertation avant de légiférer suivant les propositions des médiateurs qu’il avait nommés. Ainsi, la « loi Thévenoud » du 1er octobre 2014 et puis la « loi Grandguillaume » du 29 décembre 2016 ont finalement permis de trouver, en 2017, un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques que sont les taxis. Cet équilibre tient toujours aujourd’hui et satisfait la grande majorité des acteurs du secteur du T3P.

B.   Si uber a usé de tous les moyens pour si’mplanter et étendre ses services de vtc en France, la réponse des décideurs publics s’est avérée adaptée et efficace

Les travaux de notre commission d’enquête ont permis d’identifier et de clarifier l’ensemble des actions de lobbying d’Uber entre 2013 et 2017 pour démontrer que, malgré leur récurrence et leur intensité, chacun des décideurs publics concernés a fait son travail consciencieusement et dans le respect de la loi.

Tous les témoignages sous serment des décideurs publics confirment que les ministres en charge des différents opérateurs du secteur ont partagé leurs convictions en toute transparence au sein du Gouvernement que les parlementaires ont exercé leurs fonctions librement sans aucune pression pour trouver un équilibre permettant aux taxis et aux VTC d’exercer leur activité loyalement, au bénéfice des consommateurs.

En outre, contrairement à ce qu’ont pu laisser penser certains échanges de courriels internes d’Uber, aucun « deal » secret n’a jamais été conclu entre Uber et le ministre de l’économie, M. Emmanuel Macron, pour simplifier les conditions de formation des chauffeurs VTC, et aucune « contrepartie » ne lui aurait été accordée contrairement aux supputations de la rapporteure dans le rapport. Les dirigeants politiques, y compris opposants actuels du président de la République, comme le lanceur d’alerte ont été particulièrement fermes sur le sujet.

En pratique, si les actions de lobbying d’Uber se sont avérées intenses, elles n’ont pas convaincu les décideurs publics puisque toutes les modifications législatives et réglementaires adoptées se sont avérées contraires aux intérêts directs d’Uber. Les ministres ont défendu leur position, parfois divergentes sur le fond, et se sont ralliés aux arbitrages interministériels tout en respectant le débat démocratique au sein du Parlement, pour trouver un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques dans le secteur du T3P.

1.   La stratégie d’implantation d’Uber et ses pratiques de lobbying

Uber est une entreprise américaine, créée en 2010 (anciennement Ubercab), proposant une application mobile de mise en relations de véhicules de transport avec chauffeurs avec des utilisateurs. Elle s’est notamment installée à Paris en 2012 et s’est trouvée en concurrence avec plusieurs autres sociétés de VTC classique – les anciens véhicules de « petite remise » – et d’autres applications numériques. Toutes ces entreprises de VTC ont alors proposé des services entrant frontalement en concurrence avec ceux des chauffeurs de taxis qui relèvent d’une profession réglementée et bénéficient en contrepartie du monopole de la maraude sur la voie publique.

Comme l’ont largement confirmé les Uber files, la stratégie d’implantation d’Uber en France, était fondée sur le principe de la confrontation, son PDG à l’époque, M. Travis Kalanick, affirmant sans complexe aux chauffeurs VTC qu’il incitait financièrement à manifester à Paris que « la meilleure défense c’est l’attaque » et que « la violence garantit le succès ».

Cette stratégie s’est en effet matérialisée de plusieurs manières : communication vantant les mérites d’Uber et dénigrante à l’égard des taxis ; réactions parfois volontairement violentes des chauffeurs VTC contre les chauffeurs de taxis réfractaires à toute forme de concurrence de la part des VTC ; création du service UberPop le 8 février 2014 par lequel tout particulier pouvait s’improviser chauffeur dans son propre véhicule en s’inscrivant sur la plateforme Uber. Qualifié d’illégal par l’ensemble des pouvoirs publics dès son déploiement et par le tribunal correctionnel de Paris le 16 octobre 2014, Uber maintiendra ce service jusqu’en juillet 2015 ; détournement du statut d’autoentrepreneur conduisant des centaines de chauffeurs à demander la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail devant les tribunaux ; pratiques commerciales trompeuses à l’égard des consommateurs ; dépôt de nombreuses plaintes ou recours d’Uber contre la « loi Thévenoud » du 1er octobre 2014 puis contre la « loi Grandguillaume » visant à clarifier et encadrer l’activité du T3P ; pratiques d’obstruction lors des contrôles des services de l’administration à travers l’utilisation d’un logiciel permettant de bloquer à distance les serveurs de toute la société, dit « Kill Switch », etc.

Comme le montre le schéma ci-après de manière particulièrement frappante, cette stratégie d’implantation présentée par les dirigeants d’Uber, au cours d’une réunion interne au mois de décembre 2014, sous le titre : « Pyramid of shit », a été conduite de la même manière dans de nombreux pays européens : Allemagne, Espagne, Italie, Suisse, Belgique etc. Elle repose sur une logique de confrontation où la multiplication des procédures judiciaires est considérée comme le prix à payer pour gagner la bataille et s’imposer comme leader sur le marché du T3P.

Cette stratégie de confrontation était couplée à des pratiques de lobbying intenses conduites par M. Mark MacGann, auprès des principaux dirigeants dans le monde, avec l’aide de nombreux cabinets d’avocats et agences de communication en France.

Au cours de son audition, cet ancien lobbyiste devenu lanceur d’alerte a expliqué les raisons pour lesquelles Uber a fait appel à lui de la manière suivante :

« La facilité avec laquelle Uber a levé des fonds ne doit pas occulter le fait que la société opérait dans l’illégalité dans environ 90 % des marchés où elle était présente. Ses relations avec les gouvernements et les régulateurs n’étaient pas au beau fixe, tant s’en faut. Elle a donc fait appel à moi pour réparer quelques torts et surtout, compte tenu de mon expérience de représentant du secteur privé auprès des élus, essayer de bâtir des relations de confiance en Europe et ailleurs car sa situation n’était pas tenable (...)

« La difficulté, pour moi, résidait dans le fait que j’étais en désaccord quasi-complet et quasi-permanent avec mon patron, Travis Kalanick, fondateur de la société. Il voyait les gouvernements et les politiques comme un obstacle à écarter. La méfiance était complète. Néanmoins, j’ai essayé de recruter des gens qualifiés en interne, à rebours de la pratique consistant à recourir à de nombreux cabinets externes. Avec tout le respect que je porte à cette commission d’enquête, je ne comprends pas pourquoi elle persiste à parler du cabinet Fipra, qui n’est qu’un cabinet parmi les centaines qui existent dans le monde et les douzaines qui existent en France, aux côtés notamment de Publicis, APCO, Bredin Prat et Havas. J’avais, comme disent les jeunes, le « 06 » des patrons de ces sociétés. Nous les avons embauchés pour qu’ils nous aident. C’est leur métier et ils ont fait de leur mieux. Mon travail consistait à essayer de redorer un peu l’image d’Uber auprès de ceux qui nous gouvernent, aux échelons national et européen. » ([525])

M. Mark MacGann a également précisé que l’objectif d’Uber était de s’imposer rapidement comme leader du marché à tout prix en utilisant des méthodes très contestables : « Uber engageait aussi des agences d’information et d’enquêtes, souvent peuplées d’anciens agents de l’État, tels que des anciens policiers et des anciens des services de renseignement, pour fouiller la structure des marchés et le parcours des acteurs, par exemple la famille Rousselet. Nous faisions cela à Paris comme ailleurs. Nous savions ce que nous faisions. Armés des milliards de dollars provenant de fonds de venture capital, ou capital risque, nous pouvions très facilement offrir des courses à des prix incroyables, contraires à toute réalité économique – en un mot, faire du dumping. En défonçant la porte avec un pied-de-biche, nous voulions non seulement faire concurrence au modèle existant des taxis mais surtout posséder ce marché. » ([526])

Les documents exploités par le collectif international des journalistes dans les Uber files montrent tout d’abord que parmi les 124 000 documents internes transmis par M. Mark MacGann, 525 documents seulement concerneraient la France. En effet, à la demande de la rapporteure, ce lanceur d’alerte a fait un tri pour transmettre à notre commission les documents lui paraissant pertinents. Outre 64 doublons, ces documents peuvent être classés comme suit :

– 68 concernent des documents relatifs à la stratégie d’Uber dans d’autres pays européens et confirment que les pratiques de lobbying d’Uber étaient de dimension européenne et mondiale ;

– 206 sont relatifs à la stratégie interne de l’entreprise Uber ;

– 187 concernent des échanges ou demandes de contacts avec des décideurs publics français ou des échanges internes à l’entreprise relatant ces échanges :

     M. Emmanuel Macron (une vingtaine d’échanges de mails ou SMS soit avec M. Mark MacGann soit avec M. Travis Kalanick)

     Des échanges entre plusieurs membres du cabinet de M. Emmanuel Macron et Uber ainsi que des documents internes relatant ces échanges entre les employés d’Uber (127 documents)

     M. Bernard Cazeneuve et les membres de son cabinet (une quinzaine de documents dont plusieurs échanges de SMS avec M. Mark MacGuann)

     M. Manuel Valls (7 documents dont 6 demandant une rencontre et la réponse du Premier ministre invitant Uber à voir M. Alain Vidalies)

     M. Alain Vidalies (5 documents dont 3 émanant d’Uber pour organiser une rencontre et 2 correspondant au courrier de mise en demeure adressé à Uber)

     Mme Marisol Touraine (1 document pour une demande de rendez-vous de la part d’Uber)

     M. Luc Belot, député (13 documents dont 6 projets d’amendements)

     M. Christophe Caresche, député (2 documents internes indiquant une rencontre avec le député).

Concernant les échanges entre les représentants d’Uber et le ministre de l’économie ou son cabinet, il convient de rappeler les faits tels qu’ils se sont présentés. Quels furent les « 17 échanges significatifs » mis en évidence par les Uber files entre M. Emmanuel Macron ou ses proches conseillers et les équipes d’Uber France dans les dix-huit mois qui ont suivi son arrivée au ministère ? Dans quel contexte ces échanges ont-ils eu lieu ?

Les documents transmis par M. Mark MacGann à la commission montrent que le premier contact a été établi à l’initiative de M. Francis Donnat, responsable des affaires publiques de Google en France, qui a proposé, par courriel, à M. Emmanuel Lacresse, directeur adjoint du cabinet du ministre, une mise en contact avec M. Mark MacGann le 29 septembre 2014 ([527]). Ce dernier a alors sollicité une rencontre entre le ministre et le PDG d’Uber, M. Travis Kalanick, de passage à Paris quelques jours ([528]). Cette première rencontre, qui fût organisée « à la dernière minute », aura lieu le 1er octobre 2014 ([529]), et correspond, par coïncidence, à la date d’entrée en vigueur de la « loi Thévenoud ».

Dans un bref compte rendu du même jour, M. Mark MacGann informait ses équipes avec beaucoup d’engouement : « Meeting méga top avec Emmanuel Macron ce matin. La France nous aime après tout (...) En un mot : spectaculaire. Du jamais-vu. Beaucoup de boulot à venir, mais on va bientôt danser. » ([530]) De son côté, la conseillère « Attractivité, territoire et services » du ministre a demandé, le soir-même de cette réunion, à M. Pierre-Dimitri Gore-Coty, responsable d’Uber France, de lui envoyer une note résumant les attentes réglementaires d’Uber, son potentiel d’emploi, son impact sur les coûts de transports et sur l’expérience « minicar » à Berlin ainsi que des informations pour créer un évènement avec le ministre et les candidats Uber au siège de l’entreprise à Paris afin de présenter le potentiel de création d’emplois pour des jeunes qui souhaiteraient devenir chauffeur VTC ([531])

 Ces premiers documents démontrent, en tout premier lieu, qu’en aucun cas, le ministre de l’économie ou les membres de son cabinet, n’ont pu intervenir, sous l’influence des pratiques de lobbying d’Uber, dans les discussions engagées par M. Thomas Thévenoud, lorsqu’il était médiateur du premier conflit entre les VTC et les taxis ou lors du débat parlementaire ayant abouti à la loi du même nom qui a été publiée le jour de cette première rencontre. M. Thévenoud a lui-même confirmé cette interprétation en soulignant qu’il avait travaillé sans pression et en toute indépendance dans le cadre de sa mission.

En second lieu, ces documents montrent que le ministre de l’économie a choisi de dialoguer avec Uber pour comprendre ses objectifs et connaître ses perspectives d’emplois, en phase avec sa mission ministérielle.

Par la suite, par courriel du 8 octobre 2014, M. Travis Kalanick a remercié le ministre de l’économie pour son accueil en l’invitant à visiter ses équipes s’il passait sur la côte ouest américaine. Dans l’attente, il a précisé que ses collaborateurs coopéreront avec les membres du cabinet du ministre pour répondre à toutes leurs questions. Le ministre a accusé réception par l’intermédiaire de son secrétariat le 15 octobre 2014 ([532]).

À la suite de cette première rencontre, les conseillers du ministre et les représentants d’Uber en France se sont rencontrés le 4 novembre 2014 après la condamnation d’Uber par le tribunal correctionnel le 16 octobre 2014 au titre du service UberPop déclaré illégal. M. Mark MacGann aurait rencontré M. Emmanuel Lacresse le 19 novembre par l’intermédiaire de Mme Thaïma Samman ([533]).

L’essentiel des autres documents transmis par M. MacGann et exposés dans le rapport de la commission montrent ensuite l’action des représentants d’Uber pour maintenir les contacts avec le cabinet du ministre, organiser de nouvelles rencontres ou obtenir des interventions de la part du ministre
vis-à-vis de l’administration pour faire cesser des contrôles : demande d’intervention de la part de M. Thibaut Symphal auprès de M. Emmanuel Lacresse pour faire cesser les contrôles de la DGCCRF en novembre 2014 ; demande de simplification des conditions d’accès à la licence VTC en février 2015 ; transmission d’une note de contexte et d’une de propositions résumant les modifications réglementaires et législatives souhaitées par Uber ; demande d’intervention de M. Mark MacGann auprès de M. Emmanuel Macron à la suite d’un arrêté interdisant Uber dans les gares et aéroports des Bouches du Rhône fin octobre 2015 ; tentative pour organiser une rencontre avec le ministre dans les locaux d’Uber en France afin de rencontrer des chauffeurs ; tentative pour organiser une rencontre avec M. Travis Kalanick en marge du déplacement officiel du ministre à Las Vegas au Consumer Electronics Show fin 2015.

Les travaux de notre commission et témoignages sous serment des acteurs concernés (préfet de police, DGCCRF, dirigeants politiques, dirigeants d’Uber, lanceur d’alerte) démontrent toutefois qu’aucune de ces demandes n’a donné lieu à une réponse positive du ministre de l’économie, contrairement à ce que laisse croire le rapport de notre rapporteure.

En pratique, et quel que soit l’activisme de leurs équipes, les documents transmis par M. Mark MacGann à la commission permettent d’établir que MM. Emmanuel Macron et Travis Kalanick ont échangé directement à trois ou quatre reprises maximum, à l’initiative d’Uber, entre le 20 janvier 2015 et le 21 janvier 2016 :

– lors d’une rencontre au ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique le 20 janvier 2015, à la demande de M. Travis Kalanick formulée le 22 décembre 2014, à la suite de diverses décisions de justice défavorables à Uber. Cette demande de rencontre a été réitérée lors d’un entretien téléphonique le 7 janvier 2015. L’objectif affiché par Uber était de trouver « une solution de transport légitime qui a créé une importante activité économique et généré des milliers d’emplois à ce jour avec la promesse de dizaines de milliers d’emplois dans les années à venir » ([534]). Les notes internes d’Uber indiquent que lors de cette rencontre, ils auraient échafaudé alors un plan de bataille commun en deux temps : « 1/ proposer un ou plusieurs amendements à la loi Macron avant demain soir afin de modifier la réglementation actuelle introduite par la loi Thévenoud. 2/ nous avons une fenêtre de quatre semaines pour mener une campagne de communication avec Macron afin de faire accepter l’idée qu’une licence VTC « light » serait une solution pour l’emploi et la mobilité. Dans ce contexte, il s’agira de trouver le moment opportun pour rédiger un décret abolissant le régime proposé par la loi Thévenoud et introduire une réglementation plus souple. » ([535])

Le lendemain, Uber a transmis des propositions d’amendements en ce sens au député de la majorité, Luc Belot, pour les déposer dans le cadre du débat sur la « loi Macron » ([536]) , sans succès puisqu’aucun amendement relatif à la formation n’a jamais été déposé. Nous y reviendrons (voir infra) ;

– par sms, le 3 juillet 2015, lorsque M. Travis Kalanick a annoncé l’arrêt de l’application UberPop et a demandé s’il pouvait faire confiance au ministre de l’intérieur pour faire cesser les violences de la part des taxis à l’encontre des chauffeurs Uber depuis les grèves du mois de juin : « Should we trust caz ? ». Le ministre de l’économie a alors répondu : « We had a meeting with the prime minister. Cazeneuve will keep the taxi quiet and i will gather everybody next week to prepare the reform and correct the law. Caz accepted the deal. When are you in Paris ? Best. » ([537]) Cet échange de sms a conduit les journalistes et la rapporteure à dénoncer l’existence d’un « deal » secret entre M. Emmanuel Macron et Uber, version démentie par tous les acteurs, à commencer par le lanceur d’alerte lui-même. Nous y reviendrons (voir infra) ;

– potentiellement, le 1er septembre 2015 au ministère de l’économie, de l’industrie et du numérique selon un courriel du secrétariat du ministre ([538]) confirmant sa disponibilité, sous réserve d’un retour de la part d’Uber. Rien n’indique néanmoins que cette réunion a bien eu lieu puisqu’aucun autre document ne permet d’en vérifier l’existence ni l’objet ;

– le 21 janvier 2016, en marge du forum économique de Davos lors d’une soirée organisée par Google. Cette rencontre était sollicitée par M. Travis Kalanic ([539]) et a été rendue publique. À cette occasion, à la suite de nouvelles manifestations de taxis, le ministre de l’économie a demandé à Uber de contribuer à un fonds d’indemnisation des taxis en raison de la perte de valeur de leur licence induite par la déréglementation du secteur. M. Travis Kalanic a refusé catégoriquement comme le relate un article du journal La Tribune ([540]). Dans un sms du 25 janvier 2016, le ministre de l’économie écrit à M. Mark MacGann pour « avancer sur des propositions rapides de sortie » ([541]) et lui demande de prendre rendez-vous avec ses équipes. Une rencontre est donc organisée à la demande d’Uber entre M. Mark MacGann et le directeur de cabinet du ministre le 16 février 2016 ([542]) mais finalement le Gouvernement, dans son ensemble, n’arrivera pas à instaurer un fonds d’indemnisation des taxis, qui eux-mêmes y étaient hostiles. 

Parallèlement, le ministre de l’économie a reçu, avec ses collaborateurs, le PDG du groupe G7 et de l’Union nationale des industries de taxis (UNIT), M. Rousselet, le 9 septembre 2015.

En outre, MM. MacGann et David Plouffe ont demandé à rencontrer le Président de la République, M. François Hollande, « afin d’échanger sur les perspectives [d’Uber] France », lequel les a renvoyés vers le ministre de l’économie, par courrier du 5 octobre 2015, « pour qu’il soit procédé à un examen attentif de [leur] intervention » ([543]). Ce courrier de la cheffe de cabinet du Président de la République démontre une nouvelle fois que le dialogue avec Uber n’était pas fermé et qu’il revenait au ministre de l’économie de le conduire au sein du Gouvernement.

Les documents transmis par le lanceur d’alerte ne font référence à aucune autre rencontre ou interactions entre Uber et le ministre de l’économie postérieurement au 21 janvier 2016 alors même qu’une nouvelle crise entre les taxis et les VTC intervient et conduit à la nomination du député Laurent Grandguillaume en tant que médiateur le 27 janvier 2016.

À titre de comparaison, durant la même période, le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, a confirmé avoir reçu les dirigeants d’Uber France en juin 2015 pour leur intimer de mettre fin au service UberPop et a précisé qu’il avait régulièrement des rencontres avec les représentants des taxis, dont M. Rousselet, dans le cadre de la régulation du secteur qui lui incombait.

Lors de son audition, le président du groupe Rousselet et de l’UNIT a lui aussi confirmé avoir « toujours travaillé avec les représentants de l’État en bonne intelligence et il est normal que chacun ne soit pas du même avis puisque chacun joue son rôle ». Il a précisé avoir rencontré le ministre de l’intérieur et le Premier ministre entre 2014 et 2017 et avoir possiblement échangé des sms avec ce dernier, sachant qu’il y a eu plus de 75 heures de négociations avec les collaborateurs du ministre de l’intérieur en 2015 :

« M. Nicolas Rousselet. Entre 2014 et 2017, tout est transparent, je rencontrais une fois le ministre de l’intérieur lorsqu’il y en avait un nouveau pour lui présenter l’économie du taxi et les problématiques auxquelles nous nous heurtions. J’ai dû rencontrer Bernard Cazeneuve et Manuel Valls. Je ne me souviens plus exactement qui était ministre de l’intérieur à cette époque.

« Mme Danielle Simonnet, rapporteure. C’était M. Cazeneuve.

« M. Nicolas Rousselet. Je les rencontrais à chaque fois car c’était notre ministère de tutelle. De plus, l’État décide du partage de la chaussée entre les différents usagers. Cette procédure est tout à fait normale et saine.

« M. le président Benjamin Haddad. Est-ce qu’il vous arrivait d’échanger des SMS avec Bernard Cazeneuve ou Manuel Valls ?

« M. Nicolas Rousselet. En 2015, je ne sais pas, ce n’est pas impossible. Lorsqu’il y a eu des troubles sociaux, nous étions tous à l’œuvre pour calmer le jeu. Nous avons tous une responsabilité vis-à-vis de notre collectivité. S’il y a des malentendus à dissiper, l’UNIT est toujours là en premier et solidairement avec les autres fédérations de taxis pour calmer le jeu et trouver des chemins de concertation. C’est donc tout à fait possible. Soixante-quinze heures de négociation avaient eu lieu au ministère de l’intérieur » ([544]).

Comme l’ont largement confirmé les Uber files, la stratégie d’implantation d’Uber en France était fondée sur le principe de la confrontation dès 2014 et sur des pratiques de lobbying intenses concentrées sur quelques décideurs publics de la majorité.

Dans les faits, à la demande du Président de la République, le ministre de l’économie a choisi la voie du dialogue avec les plateformes numériques qui relevaient de son champ de compétences. Son cabinet a eu des contacts réguliers avec Uber comme avec d’autres entreprises du secteur mais ils n’ont pas donné suite à la plupart des sollicitations d’Uber. Le ministre de l’économie a effectivement rencontré les dirigeants d’Uber à quatre reprises entre le 1er octobre 2014 et le 20 janvier 2016 comme il a rencontré une fois le président du groupe Rousselet et de l’UNIT en 2015.

Dans le même temps, le ministre de l’intérieur et son cabinet ont reçu très régulièrement les représentants des taxis, le ministre ayant lui-même rencontré les dirigeants d’Uber au moins une fois en juin 2015.

2.   Des échanges entre Uber et les décideurs publics respectueux du cadre réglementaire en vigueur, traduisant deux visions, l’une conservatrice à l’égard des taxis, l’autre plus favorable à l’innovation

Les articles révélant les Uber files en France ont insisté sur le fait que les rencontres entre Uber et le ministre de l’économie ou ses collaborateurs auraient été réalisés secrètement car elles ne figuraient pas à l’agenda public du ministre. Cela caractériserait un manquement au devoir de transparence du ministre de l’économie, nuisible au bon fonctionnement de la démocratie.

Or votre Président ne peut que constater que, juridiquement, aucun manquement ne saurait être reproché au ministre de l’économie comme à aucun autre décideur public à cette époque-là, pour au moins deux raisons.

En premier lieu, il n’existait aucun cadre législatif ou réglementaire relatif à la transparence des relations entre les représentants d’intérêts et les décideurs publics imposant une publicité des interactions entre ces acteurs.

En effet, si les lois du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique ont profondément rénové le dispositif français de prévention des atteintes à la probité publique, dans le prolongement des lois de moralisation et de transparence de la vie économique et publique des 11 mars 1988 et 29 janvier 1993, aucun texte n’imposait aux membres du Gouvernement de publier leur agenda ni de déclarer leurs interactions avec des représentants d’intérêts, tels que les dirigeants d’Uber ou leurs lobbyistes.

En second lieu, la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », en vigueur aujourd’hui, n’aurait probablement pas conduit à davantage de transparence si elle avait été applicable à l’époque, ce que l’on peut sans doute regretter.

En effet, si la « loi Sapin 2 » a confié à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) la mission de dresser un répertoire des représentants d’intérêts, en imposant à ces derniers l’obligation de recenser chacune des entrées en communication qu’ils effectuent auprès des décideurs publics et le montant annuel des dépenses de lobbying, son champ d’application reste relativement limité. Ainsi, en vertu de la loi et de son décret d’application du 9 mai 2017, seules les interactions à l’initiative du représentant d’intérêt, destinées à influencer la décision publique, doivent être recensées, et seulement si, la personne à l’origine de ces interactions a réalisé plus de dix interactions dans l’année.

Compte tenu de l’inventaire des échanges réalisés précédemment, et comme le supputait le président de la HATVP, M. Didier Migaud, lors de son audition ([545]), il est peu probable que les échanges directs entre M. Travis Kalanick et le ministre de l’économie aient fait l’objet d’une publicité ou d’un recensement dans le cadre dudit répertoire, si la « loi Sapin 2 » avait été applicable.

M. Migaud, président de la HATVP, a en effet déclaré : « Livrons-nous à un exercice de fiction : imaginons que ce répertoire ait existé au moment des faits mis en lumière par l’enquête sur les Uber Files. Si la « loi Sapin 2 » avait été en vigueur, les rencontres et les échanges entre Uber et le ministre de l’Économie de l’époque ou les membres de son cabinet auraient dû être déclarés sous la forme d’une fiche d’activité, à la condition toutefois qu’ils aient été organisés à l’initiative du représentant d’intérêts. Lorsque l’initiative émane du responsable public, le représentant d’intérêts n’est pas tenu de les déclarer. En outre, ce dispositif ne s’applique qu’aux échanges destinés à influencer la décision publique. Le représentant d’intérêts cherche, par nature, à exercer une telle influence, qu’elle porte sur un projet ou une proposition de loi ou un texte réglementaire, même un décret postérieur. Dans ce scénario, Uber aurait vraisemblablement dû déclarer différentes rencontres avec un membre du Gouvernement ou un membre de cabinet ministériel dans le secteur de l’économie et des finances – la loi n’imposant pas l’indication de la personne ou du service que l’on rencontre – en précisant l’objectif recherché, par exemple la facilitation de son entrée sur le marché français. Les déclarations n’auraient toutefois donné aucune information sur le nombre d’entrées en communication et le nom du ministre concerné, puisqu’il suffit de dire que l’on a rencontré un ministre. Les moyens alloués à la déclaration d’intérêts auraient dû être déclarés dans une fourchette ».

Il en résulte que même les interactions à l’initiative des membres du cabinet du ministre de l’économie n’auraient pas non plus été recensées. Tout au plus, les interactions entre M. Mark MacGann et les collaborateurs du ministre auraient pu faire l’objet d’une inscription, puisque l’on a pu recenser plus de dix interactions à son initiative en 2015 uniquement.

En pratique, la seule information utile aurait été de connaître le montant des dépenses de lobbying d’Uber en France entre 2013 et 2017. Pour la période postérieure, Uber SAS a déclaré un montant annuel moyen de dépenses de lobbying, d’environ 900 000 euros pour les années 2018-2022.

Compte tenu du cadre juridique en vigueur à l'époque, aucun manquement aux devoirs de transparence ou de déontologie ne peut être retenu à l’encontre des ministres en fonction entre 2013 et 2016 pour n’avoir pas inscrit publiquement à leur agenda certaines réunions ni publié toutes leurs interactions avec les représentants d’Uber comme avec tout autre opérateur privé, et ce d’autant moins que même la législation actuelle ne les y contraindrait pas.

L’ensemble de la commission a par ailleurs constaté que les règles de transparence régissant l’action des lobbyistes depuis la « loi Sapin 2 » en 2017 sont aisément contournables et mériteraient d’être renforcées. Même s’il n’est pas convaincu par toutes les propositions de la rapporteure sur ce sujet, votre président soutient néanmoins les propositions n° 2, 3, 5, 9, 11, 12 et 13 figurant dans le rapport de la commission.

3.    La transparence et le respect des positions ministérielles dans le cadre de l’action intergouvernementale

Lors de leur audition, les journalistes du quotidien Le Monde ont expliqué leur interprétation des Uber files. Ainsi, M. Damien Leloup a-t-il précisé : « Je suis l’auteur de l’article, qui précise que nous n’avons trouvé dans ces rendez-vous et ces échanges aucune trace d’acte manifestement illégal. Notre questionnement est plutôt de nature éthique ou politique : à quel point un ministre agissant sur un dossier qui est au cœur de l’actualité peut-il le faire dans un secret quasi total, en camouflant, y compris à ses collègues, les discussions parallèles qu’il mène avec un acteur important du débat ? » ([546])

Interrogés sur ce point, les anciens membres du Gouvernement entendus par la commission ont tous indiqué qu’il était tout à fait normal que M. Emmanuel Macron et son cabinet aient eu des échanges directs avec Uber dans le cadre de leurs fonctions au ministère de l’économie et que le ministre avait travaillé de manière transparente et loyale au sein du Gouvernement comme l’on fait également les ministres de l’intérieur et des transports avec les représentants de la profession de taxis.

L’ancien Premier ministre, M. Manuel Valls, a ainsi déclaré dès le début de son audition : « Pour commencer, je voudrais dire qu’il n’est pas incongru qu’il y ait eu des échanges entre des entreprises et les pouvoirs publics ni que ces échanges se soient principalement déroulés à Bercy, dans la mesure où la principale valeur ajoutée de ce type d’entreprises est le design d’une application numérique de mise en relation d’un prestataire et de clients. Cela avait des incidences sur des professions traditionnellement régulées par les ministères des transports et de l’intérieur. Cependant, la problématique des plateformes numériques, alors émergentes, était d’abord traitée à Bercy et, sous la responsabilité du ministre de l’économie, par le secrétariat d’État au numérique. C’était la logique des choses. » Il a confirmé à deux reprises cet avis : « Il n’est pas choquant qu’un ministre de l’économie reçoivent des entreprises de cette économie de services. » ; « Je l’ai dit au début de mon intervention et je le répète : que le ministre de l’économie ait des rapports avec des entreprises de cette économie émergente, qui cherchent à s’imposer ou à offrir leurs services – j’emploie à dessein un mot neutre – dans notre pays, cela ne me choque pas. » ([547])

De la même manière, M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur en fonction à l’époque des faits, a indiqué : « Je dois reconnaître qu’il est très difficile de diriger un État sans en rencontrer jamais aucun. Quelle que soit la sensibilité que l’on a, si rencontrer un acteur économique est considéré comme une faute morale, je souhaite bien du courage à ceux qui seront amenés à exercer la responsabilité de l’État dans les années à venir.

« La question n’est pas de savoir si l’on rencontre des gens, mais de savoir ce que l’on fait lorsque l’on en rencontre. Était-il légitime que le ministre de l’économie rencontrât les responsables d’Uber à dix-sept, dix-neuf ou vingt reprises ? À mon avis, la bonne question n’est pas celle-là mais celle de savoir si la rencontre entre le ministre de l’économie et les responsables d’Uber, comme celle que je pouvais avoir avec les responsables d’Uber ou de G7, était de nature à infléchir la position de l’État concernant les obligations qui étaient les siennes. Mon sentiment est que tel n’a pas été le cas.

« Lorsque nous avons eu à prendre des mesures très dures à l’égard d’Uber, nous les avons prises dans l’état d’esprit que j’ai indiqué parce qu’il ne pouvait pas y en avoir d’autre, quelle que soit la sensibilité des uns ou des autres. Il ne m’a pas échappé que celle du ministre de l’économie de l’époque était bien plus libérale que la mienne. Il a pu rencontrer ces acteurs pour développer la nouvelle économie mais sans que cela ait pu conduire à des décisions de l’État contraires à ses devoirs. » ([548])

L’ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche, M. Alain Vidalies, a, pour sa part, souligné : « Quiconque a exercé des responsabilités de ce type sait bien que les rencontres entre les responsables publics et les responsables d’entreprise sont souhaitables pour le bon fonctionnement de la Nation. Au ministère des transports, on reçoit de nombreux responsables d’entreprise, parfois pour sauver telle ou telle implantation. Par exemple, il vous est demandé de commander des trains pour ne pas fermer l’usine d’Alstom à Belfort ou telle autre usine en Alsace. Cependant, les citoyens ne doivent jamais avoir le sentiment que ces rencontres puissent se dérouler de manière opaque. » ([549])

L’actuel ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, M. Olivier Dussopt, a lui aussi précisé : « j’aimerais dire à nouveau combien il est, selon moi, normal et même nécessaire d’entretenir des contacts avec ces acteurs [les représentants des plateformes], pour les associer aux politiques publiques et aux réformes engagées, mais aussi pour bien mesurer les effets qu’ils ont sur l’organisation du marché du travail. Se passer de ces échanges avec les entreprises n’est ni possible ni souhaitable ; j’invite donc à une certaine prudence quant à la manière dont le doute est, parfois, jeté sur la nature des relations qu’entretiennent la société civile et les décideurs. » ([550])

Chargé par le Président de la République et le Premier ministre de conduire une réflexion sur la dérégulation de nombreux secteurs règlementés, et en particulier celui du transport public de personnes, à l’époque saturé, M. Emmanuel Macron a publiquement assumé ses convictions et en a débattu, en interne, avec ses collègues ministres de l’intérieur et des transports pour parvenir à une solution équilibrée. Tous ont confirmé qu’il a toujours respecté les arbitrages interministériels rendus par le Premier ministre dans le cadre d’une action intergouvernementale.

Dès sa prise de fonction en tant que ministre de l’économie, des finances et du numérique, M. Emmanuel Macron a publiquement affiché ses convictions visant à soutenir les entreprises, et en particulier les start-up au nom de l’innovation, de l’emploi, de l’attractivité de la France et de la croissance économique.

Comme le relate un article du journal La Tribune du 11 décembre 2014, « Interrogé sur la déclaration d’Arnaud Montebourg invitant à la prudence et à « aller lentement » avec l’innovation lorsque celle-ci « détruit des entreprises », en référence au débat sur Uber, Emmanuel Macron a pris le total contre-pied en assurant au contraire que « la France accélère » notamment avec l’initiative de la French Tech : « Mon obsession, lorsque je regarde le CAC 40 aujourd’hui, est de créer le CAC 40 de dans dix ans et d’avoir des milliers de grandes entreprises qui puissent remplacer le CAC 40 actuel. Ce serait une grossière erreur de protéger les entreprises et les jobs existants. Il faut protéger les personnes, leur permettre de prendre des risques » a déclaré Emmanuel Macron ce jeudi à la conférence à LeWeb. « Mon job n’est pas d’aider les entreprises établies mais de travailler pour les outsiders, les innovateurs » a même estimé le ministre, qui est aussi chargé du Numérique, dans un discours taillé sur mesure pour cet auditoire » ([551]).

Les journalistes à l’origine des Uber files le savaient très bien. M. Damien Leloup a néanmoins précisé lors de son audition : « Tout à fait, Emmanuel Macron n’a jamais caché l’intérêt et la sympathie qu’il éprouvait pour le modèle proposé par Uber et les entreprises qui l’ont adopté ensuite. Toutefois, il y a une nette différence entre, d’une part, un soutien de principe ou une déclaration publique de soutien à une société ainsi qu’au modèle qu’elle propose et, de l’autre, une activité complémentaire et parallèle consistant à multiplier les rendez-vous à l’insu du grand public ainsi que les actions envers députés, collègues ministres et autres décideurs politiques. » ([552])

Or l’ensemble des ministres en fonction à l’époque ont démenti l’idée qu’Emmanuel Macron aurait agi « en camouflant, y compris à ses collègues, les discussions parallèles qu’il mène avec un acteur important du débat » ([553]). Au contraire, ils soutiennent tous que le ministre de l’économie a toujours défendu ses idées au sein du Gouvernement de manière transparente et franche. Pour autant, il a toujours respecté les arbitrages interministériels du Premier ministre et défendu la position du Gouvernement devant l’Assemblée nationale comme au Sénat.

L’ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche, M. Alain Vidalies, a ainsi indiqué au cours de son audition : « Au sein du Gouvernement, la ligne favorable à Uber était défendue par le ministre Emmanuel Macron alors qu’avec Bernard Cazeneuve, nous avions une autre approche. Emmanuel Macron ne cachait pas ses convictions et elles nourrissaient régulièrement nos débats lors des séances de travail communes. Cependant, les positions que je défendais ont toujours reçues un arbitrage favorable du Premier ministre et le soutien de la majorité de l’Assemblée nationale. Les « lois Thévenoud » et « Grandguillaume » ont apporté des réponses utiles et efficaces. »

Il a ajouté : « Sur le fond, toutes les décisions prises en interministériel ont été respectées. Sur la forme, il y a eu quelques assouplissements à la règle commune. Dans une majorité, il n’est pas normal que certains s’exonèrent des décisions collectives qui ont été prises. Les amendements Belot ou Caresche ne représentaient pas une pratique de grande qualité mais ils n’ont pas eu de conséquence. Je le répète : il n’y a jamais eu de remise en cause des décisions prises dans les réunions interministérielles auxquelles j’ai participées. » ([554])

M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur a apporté les précisions suivantes : « Je n’étais pas d’accord avec le ministre de l’économie et des Finances sur certains sujets. Nos cabinets se le disaient. Lorsque l’occasion nous était donnée d’en parler, je l’exprimais.

« Ce n’est pas le seul sujet sur lequel nous n’étions pas d’accord. Je pourrais également citer la réforme du permis de conduire. (...) Ce n’est pas dû à la personnalité du Président actuel ni à la mienne – même si nous avons chacun notre personnalité et l’habitude de nous dire les choses. Ces divergences sont aussi vieilles que le ministère de l’intérieur et le ministère de l’Économie. Je suis convaincu que si vous reprenez celles qui ont eu lieu entre Michèle Alliot-Marie et Hervé Novelli au moment de la réforme, vous aurez des positions assez semblables.

« Il n’y avait donc pas d’opacité dans ma relation avec le ministre de l’économie et des Finances, même si je n’avais pas connaissance des discussions qu’il avait avec Uber. Il y avait de la frontalité, c’est-à-dire que nous n’étions pas d’accord et que nous nous le disions. Le Premier ministre, dont c’était le rôle, arbitrait ces différends. » (gras ajouté)

Il a également rappelé la règle des arbitrages interministériels : « Ces désaccords étaient traités dans un cadre interministériel par le Premier ministre, en suivant une stratégie qui reposait sur la modernisation, le refus de la dérégulation complète et l’amélioration de l’offre au client. Telle était la stratégie. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place des dispositions législatives [« loi Thévenoud » et « loi GrandGuillaume »]. » ([555])

Le Premier ministre Manuel Valls a confirmé tout cela à plusieurs reprises de la manière suivante : « Le ministre de l’économie de l’époque, en allant au contact de ces acteurs, a pu en tirer des leçons quant à la façon de développer l’économie numérique. C’était sa conviction – qui pouvait, parfois, susciter des débats –, sa vision d’une économie qui était en train d’évoluer. »

« Les ministres avaient des positions différentes, il était normal que le premier ministre doive faire les arbitrages. »

« Je vous confirme ce mode interministériel. Ce sujet était suivi par des ministères – pas seulement par des ministres –, qui pouvaient avoir des positions différentes, eu égard aux rapports que ces ministères ont entretenus, au cours de leur histoire, avec cette profession (...) Il fallait mener ce travail interministériel ; c’était au cabinet du Premier ministre et à ce dernier d’opérer les arbitrages. »

« La ligne de crête dont j’ai parlé tout à l’heure, les arbitrages interministériels et les lois de cette époque ont permis – à chaque fois, je le répète, en toute indépendance – d’offrir des solutions de transport plus diversifiées et plus complètes à nos concitoyens, tout en préservant le métier et les spécificités de chacun, des taxis en particulier. »

« Emmanuel Macron défendait des positions que je partageais parfois, par exemple au sujet de la « loi Travail ». Sans parler de jeu de rôles, il arrive que le ministre de l’économie défende des positions différentes de celles de ses homologues de l’intérieur ou des transports ; à la défense, vous ne défendez pas tout à fait les priorités du ministre du Budget. Emmanuel Macron défendait par conviction un certain nombre de positions, qui reflétaient l’attention et l’ouverture d’esprit dont il faisait preuve à l’égard de cette nouvelle économie.

« Ses positions étaient connues et il n’en faisait aucun mystère. Lui et son équipe étaient favorables à une plus grande libéralisation de ce secteur, au nom du potentiel qu’elle recélait pour notre économie et pour l’emploi – surtout des personnes peu qualifiées – mais aussi pour l’image de la France. Il a défendu ce point de vue au sein du Conseil des ministres, lors des réunions interministérielles ou à l’occasion de forums nationaux ou internationaux. Il était dans son droit et dans son rôle ; ce qui comptait, de mon point de vue, c’était que les arbitrages soient rendus en fonction de choix que nous avions faits – ou que j’avais faits – sous l’autorité du Président de la République.

« Je n’ai pas eu à me plaindre de positions qui nous auraient mis en difficulté. Que les discussions aient été parfois rudes – mais toujours polies et respectueuses de chacun –, c’est normal, mais elles se déroulaient dans la discrétion, sinon dans le secret des échanges entre ministres ou autour du Premier ministre. »

« Je le répète, il était logique que le ministre de l’économie ait ces relations avec des entreprises. On peut débattre du contenu et de la fréquence des SMS et de l’interprétation qu’en ont faite les dirigeants de cette société, qui peut-être se poussaient un peu du col et se donnaient des airs importants alors qu’ils étaient mis en difficulté par les décisions qui avaient été prises.

« Le ministre de l’économie de l’époque savait qu’il y avait un endroit, en l’occurrence le bureau du Premier ministre, où il pouvait tenter d’exercer une pression inspirée par ses convictions ; jamais il ne m’a demandé, dans un sens ou dans un autre, de remettre en cause les choix ou les enquêtes de l’administration, voire de laisser faire ce qui était – vous avez raison de le rappeler – des actes illégaux. Il avait des convictions et a d’ailleurs décidé, en 2016, de s’affranchir de la solidarité gouvernementale pour les mettre en œuvre et d’être candidat à la Présidence de la République. Les Français l’ont plutôt suivi. Mais il n’a jamais exercé de pression : il a défendu des convictions et respecté les arbitrages. » ([556]) (gras ajouté)

4.   L’absence de pression politique sur le Parlement ou l’administration dans l’intérêt d’Uber

Les Uber files » et la rapporteure véhiculent l’idée selon laquelle, sous la pression d’Uber, « Emmanuel Macron a été, à Bercy, plus qu’un soutien, quasiment un partenaire d’Uber » pour agir dans l’intérêt de cette société et plus généralement des VTC et qu’il serait ainsi intervenu auprès de parlementaires ou de l’administration pour soutenir Uber.

Or s’il est exact que le ministre de l’économie a toujours accepté de dialoguer avec Uber, ce qui lui a valu d’être considéré comme leur principal allié au sein du Gouvernement ([557]), toutes les personnes sur lesquelles le ministre aurait prétendument fait pression en raison de sa relation privilégiée avec Uber pour agir dans l’intérêt de cette entreprise ont démenti avoir subi la moindre pression de sa part ou de la part d’autres décideurs publics.

a.   Des parlementaires ayant agi librement, dans le respect de leurs convictions

En premier lieu, le député Thomas Thévenoud, nommé par le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2014 a démenti toute forme de pression de la part du Gouvernement : « Quand un gouvernement nomme un député médiateur dans un conflit social, il a généralement une idée derrière la tête. Cette fois, ce n’était pas le cas : le Gouvernement n’avait aucune idée de l’issue que prendraient les événements. À ce moment-là, le Président de la République se trouvait en Californie pour rencontrer Mark Zuckerberg et Travis Kalanick, et l’Élysée s’inquiétait avant tout de son retour, puisque les aéroports d’Orly et de Roissy ainsi que le périphérique étaient bloqués par les taxis. Le Gouvernement s’était fourvoyé dans deux options, consécutivement rejetées par le Conseil d’État et l’Autorité de la concurrence : l’instauration d’un prix minimum pour les VTC puis l’adoption d’un délai de quinze minutes au minimum pour les courses VTC. Quand j’ai demandé à Christophe Chantepy quelle option envisageait le Gouvernement, il m’a répondu que tout était possible, y compris la fin des taxis et le rachat des licences par l’État, ce qui revenait à 3,5 milliards d’euros à l’époque. Le Gouvernement n’avait aucune ligne de conduite : on m’a conseillé de recevoir tous les acteurs pour définir une solution. » ([558])

S’agissant d’éventuelles pressions de la part d’Emmanuel Macron à son égard, M. Thomas Thévenoud a répondu : « Lorsque j’ai été nommé médiateur, Emmanuel Macron n’était pas ministre de l’économie mais secrétaire général adjoint de l’Élysée. Cependant, il faisait partie du courant favorable à Uber et aux VTC » ; « Je ne l’ai vu qu’une seule fois et je ne l’ai plus revu jusqu’au vote de la loi du 1er octobre 2014. Je n’ai pas le sentiment d’avoir subi de pression ni d’influence de sa part. » (gras ajouté) ([559]) Cette déclaration est d’autant plus incontestable, qu’à la lumière des documents transmis par le lanceur d’alerte et lobbyiste d’Uber, la première interaction entre les représentants d’Uber et l’équipe d’Emmanuel Macron date du 29 septembre 2014 tandis que la première rencontre entre le ministre et le PDG d’Uber, de passage à Paris, est précisément intervenue le 1er octobre 2014, comme indiqué précédemment.

En deuxième lieu, le député Laurent Grandguillaume, lui aussi nommé médiateur lors de la deuxième crise entre les taxis et les VTC le 29 janvier 2016, a déclaré : « À l’époque, Emmanuel Macron ne s’est pas caché d’être favorable à Uber et à l’ubérisation. Il s’était d’ailleurs exprimé au début de ma médiation pour expliquer qu’il n’appartenait pas aux politiques de choisir l’innovation. Je l’ai donc appelé pour lui signaler que je ne pourrais effectuer une médiation dans ces conditions. Il m’a entendu et m’a assuré qu’il ne s’exprimerait pas sur le sujet ». Il a confirmé : « c’est un homme de dialogue et je n’ai subi aucune pression particulière de sa part. Il a juste fallu être clair dès le départ. » (gras ajouté) ([560])

En troisième lieu, le député Luc Belot est revenu, lors de son audition, sur les raisons pour lesquelles il avait décidé de porter quatre amendements proposés par Uber dans le cadre de la discussion du projet de « loi Macron » le 23 janvier 2015 et a démenti l’idée selon laquelle il serait intervenu dans le cadre d’une stratégie prédéfinie en commun par Uber et le ministre de l’économie pour réduire les contraintes de formation des chauffeurs VTC, comme le laisse penser les comptes rendus internes d’Uber à la suite de la réunion du 21 janvier 2015 entre MM. Travis Kalanick et Emmanuel Macron. Il a indiqué : « S’agissant du contenu des amendements, je précise qu’aucun ne concernait le nombre d’heures de formation, contrairement à ce qui a pu être dit. Je ne me suis jamais caché du travail mené avec Uber lors de la rédaction des amendements – qui restaient les miens. J’ai toujours procédé de cette manière. 

« Ces amendements reflétaient mes positions. Je ne me suis jamais caché de travailler avec ces acteurs, mais ces amendements restaient les miens. L’amendement 3074 discuté en séance le 28 janvier, que les journalistes ont évoqué, portait sur les enjeux des garanties financières : il demandait de ne pas imposer de garanties financières complémentaires aux chauffeurs ayant acheté leur propre véhicule, afin de leur éviter une double peine. Après un avis défavorable de Gilles Savary, cet amendement a fait l’objet d’une demande de retrait par le ministre, évoquant un arrêté dont la publication était imminente sur ce point précis. Contrairement à ce que j’ai lu dans la presse, ni cet amendement ni les autres – le 3038 rectifié, le 2954 et le 2385 après l’article 35 undecies, jugé irrecevable – ne concernaient le nombre d’heures de formation. »

« Je n’ai pas participé aux discussions entre Uber et le ministère : il me semble qu’Adrien Sénécat l’a confirmé lors de son audition. Si un « deal » a été conclu, je n’y étais pas associé et n’en étais pas à l’origine. Au contraire, je suis très attaché à la séparation des pouvoirs » ; « Uber s’est félicitée que je dépose des amendements qui allaient dans son sens : je n’en suis pas surpris. Il s’agissait de positions que je défendais depuis longtemps. » (gras ajouté) ([561])

En dernier lieu, le député Christophe Caresche a précisé s’être impliqué très tôt en faveur de la libéralisation du secteur du T3P pour augmenter l’offre de taxis et de VTC en particulier à Paris et n’a pas caché son hostilité vis-à-vis des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » qu’il estimait trop favorables aux taxis alors que l’offre lui paraissait manifestement insuffisante. Il a également assumé s’être rendu dans les locaux d’Uber et avoir déposé des amendements pour développer l’activité des VTC mais a contesté fermement être « le VRP d’Uber » comme le présentaient les Uber files. En tout état de cause, à aucun moment, il n’a confirmé avoir été soumis à la moindre pression de la part du ministre de l’économie lorsqu’il était en fonction ni de la part d’Uber d’ailleurs ([562]).

Il ressort des témoignages sous serment de MM. les députés Thomas Thévenoud, Laurent GrandGuillaume, Luc Belot et Christophe Caresche qu’ils n’ont jamais subi la moindre pression de la part d’aucun membre du Gouvernement pour agir dans l’intérêt des taxis ou des VTC. Ils assument tous parfaitement les propositions de loi et amendements qu’ils ont portés et contestent catégoriquement avoir été manipulés par Uber ou par les représentants des taxis.

b.   Des contrôles administratifs nombreux sur Uber n’ayant jamais été limité ou entravé par aucun décideur public

En premier lieu, l’ancien Premier ministre Manuel Valls a indiqué que : « Jamais le Ministre de l’économie n’a demandé de remettre en cause les choix de l’administration ou de laisser faire des actes illégaux. » ([563])

En deuxième lieu, alors que les représentants d’Uber ont interpellé à plusieurs reprises le ministre de l’économie ou ses proches collaborateurs, par sms ou courriels, pour qu’ils interviennent afin de faire cesser des enquêtes de la part de la DGCCRF relevant de leur ministère, comme auprès de l’Urssaf et de la DGFIP, et s’en félicitent dans des notes internes que relatent le rapport de la commission, tous les directeurs de ces administrations ont démenti avoir reçu la moindre consigne ministérielle. En outre, les documents transmis par ces administrations, à la demande de la rapporteure, confirment des contrôles nombreux sur les activités d’Uber et d’autres plateformes de VTC entre 2013 et 2017.

Mme Nathalie Homobono, ancienne directrice de la DGCCRF à l’époque des faits a transmis une note présentant l’ensemble des enquêtes menées par ses services qui montre que les contrôles ont eu lieu très tôt et ont été fréquents. L’on décompte ainsi 16 dossiers d’enquête différents de la DGCCRF entre 2013 et 2016 dans le secteur du T3P. Concernant Uber en particulier, le service national des enquêtes (SNE) a notamment mené une enquête relative au service UberPop qui a donné lieu à un procès-verbal de manquements ayant conduit à la condamnation d’Uber en première instance en octobre 2014, puis en appel en décembre 2015, confirmé en cassation en 2017. Le SNE s’est également joint à une procédure civile engagée par des VTC et des taxis, qui a donné lieu à une QPC. En septembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la disposition incriminée du code des transports conforme à la Constitution. En 2015, le SNE a été saisi, avec d’autres services, par le parquet de Paris pour mener une nouvelle enquête avec la qualification de pratique commerciale trompeuse en récidive. Un rapport a été adressé au parquet, Uber France et ses dirigeants ont été condamnés à des amendes, et la société a dû publier la décision sur ses sites. Cette condamnation a été confirmée en appel. Enfin, trois circulaires ministérielles datées de mars 2014, juin 2015 et janvier 2016 ont demandé aux préfets de département ainsi qu’aux préfets de police de Paris et des Bouches-du-Rhône de mobiliser les services au sens large – et non pas seulement ceux où étaient affectés les agents de la DGCCRF – afin de vérifier les conditions de fonctionnement et le respect des règles s’appliquant aux professions de VTC et de taxi.

En réponse à la question de la rapporteure pour savoir si M. Emmanuel Macron ou ses collaborateurs avaient demandé aux agents de la DGCCRF de ne pas être « trop conservateurs », Mme Nathalie Homobono a indiqué au cours de son audition : « Pour toute direction rattachée à un ministre, les contacts avec le cabinet sont fréquents. Si nous avions très régulièrement des discussions avec de très nombreux cabinets ministériels, et si j’ai moi-même été reçue par Emmanuel Macron en l’une ou l’autre circonstance, je n’ai pas le souvenir de débats en sa présence sur cette question. Nous avons continué à travailler de manière loyale, en informant les ministres et les cabinets de notre activité, et à exercer les missions qui nous étaient fixées par décret. Je n’ai pas le souvenir d’avoir reçu de message invitant à la bienveillance et nous avons déroulé notre programme de contrôle comme il était prévu. Je n’ai pas non plus trouvé d’élément allant dans ce sens dans l’ensemble des documents que j’ai consultés. » (gras ajouté) ([564])

En réponse à la question : « Pouvez-vous confirmer que votre politique de contrôle au sein de la DGCCRF n’a pas évolué au gré des pressions de ses ministres de tutelle ? », Madame Homobono a répondu : « Je vous le confirme. » À la question « Avez-vous fait preuve d’une bienveillance particulière à leur égard [les plateformes de VTC] ? », elle a répondu : « Notre attitude à l’égard des acteurs économiques est neutre – elle n’est ni bienveillante, ni malveillante. Nous examinons la conformité des pratiques, des prestations et des actions au droit. Nous observons cette règle dans le secteur particulier des plateformes, qui nous a beaucoup occupés durant mes neuf années à la DGCCRF, comme nous l’appliquons vis-à-vis des autres acteurs économiques. Notre objectif d’efficacité implique en outre que nous agissions lorsque nous pensons qu’il existe des difficultés que nous sommes capables de relever et que nous puissions demander au juge ou à l’Autorité de la concurrence de se prononcer. » ([565])

M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, a également confirmé l’existence de nombreux contrôles dans le secteur du T3P pour lutter contre le travail dissimulé – dissimulation totale ou partielle d’activités salariées ou indépendantes – et la fausse sous-traitance – exercice sous statut de travailleur indépendant d’une activité relevant du salariat. Une enquête a notamment été conduite à l’encontre de la plateforme Uber ayant conduit l’Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s’est traduit par une lettre d’observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d’euros. L’entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale, qui a rendu une décision défavorable pour l’Urssaf fin 2016 pour des motifs formels, qui a été confirmée en appel. Depuis 2015, treize contrôles de plateformes numériques ont été réalisés : 4 ont été transmis au juge et 9 sont actuellement en cours. Un certain nombre d’entre eux sont effectués en partenariat avec l’inspection du travail et/ou l’OCLTI ([566]).

En troisième lieu, les représentants de la CNIL ont précisé avoir conduit des contrôles sur Uber sur la période 2013-2017 et l’avoir déjà condamnée à une amende avant même l’entrée en vigueur du règlement général sur la protection des données (RGPD) : « Avant l’entrée en vigueur du RGPD, Uber a connu deux vagues de mesures correctrices de la Cnil, laquelle a procédé au contrôle de la société en 2016 et en 2017 au sujet des données collectées par ses chauffeurs ainsi que du traitement de celles de ses clients (...) La deuxième campagne de contrôle, qui concernait des aspects de sécurité, s’est conclue par une amende de 400 000 euros, dont la presse s’est fait l’écho. (...) ».  De plus, depuis l’entrée en vigueur du RGPD, la CNIL a indiqué avoir reçu des plaintes de la part d’une centaine de chauffeurs Uber concernant trois sujets particuliers : « la qualité de l’information fournie et les modalités d’exercice des droits ; le transfert des données hors de l’Union européenne ; et la prise de décision automatique de déconnecter certains chauffeurs en raison de leur notation ou d’une suspicion de fraude. » ([567]) Les plaintes concernant Uber en Europe sont traitées au sein d’un guichet unique, lequel procède à la répartition entre l’autorité cheffe de file, dont la juridiction est celle du lieu d’implantation de l’établissement principal de la société, et les autres autorités concernées – parmi lesquelles, en l’espèce, la Cnil. L’établissement principal d’Uber étant aux Pays-Bas, c’est l’autorité néerlandaise qui a compétence sur le système de traitement transfrontalier des données au sein de l’Union européenne. La CNIL reste donc en attente, à ce jour, des décisions de l’autorité néerlandaise concernant les plaintes à l’encontre d’Uber en France.

En quatrième lieu, le préfet de police de Paris a souligné lors de son audition, tout comme l’ancien ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, avoir largement mobilisé les Boers pour contrôler l’activité des VTC et leur conformité aux obligations posées par la loi Thévenoud et GrandGuillaume (voir infra).

En dernier lieu, même l’ancien lobbyiste d’Uber, M. Mark MacGann, a finalement reconnu lors de son audition : « Il n’y a pas eu d’instructions politiques, en tout cas qui aient porté des fruits. Le fisc, l’Urssaf et la police ont continué à mener des opérations concernant UberPop mais aussi d’autres services d’Uber. » (gras ajouté) ([568])

Les services de l’État (DGCCRF, Urssaf, inspection du travail, CNIL, Boers) ont rempli leur mission en lançant de nombreuses enquêtes sur les pratiques des plateformes de VTC depuis 2013 et ont permis la condamnation d’Uber ou de ses concurrentes en cas d’infraction. Tous les directeurs auditionnés ont confirmé n’avoir jamais reçu d’instruction de la part du ministre de l’économie pour être bienveillant avec Uber. Le lanceur d’alerte lui-même a confirmé que malgré les échanges de sms d’Uber mentionnés par la rapporteure : « Il n’y a pas eu d’instructions politiques, en tout cas qui aient porté des fruits. Le fisc, l’Urssaf et la police ont continué à mener des opérations concernant UberPop mais aussi d’autres services d’Uber. »

c.   Une action volontariste de la Préfecture des Bouches-du-Rhône, sous l’autorité du seul ministre de l’intérieur, pour faire cesser des troubles à l’ordre public liés à l’activité d’Uber et d’autres VTC fin 2015

Le 20 octobre 2015, le préfet des Bouches-du-Rhône de l’époque, M. Laurent Nuñez, a adopté un arrêté interdisant « l’activité de transport routier à titre onéreux effectuée par des conducteurs ne remplissant pas les conditions réglementaires, organisée par la société Uber France SAS, ou ses intermédiaires, au moyen de l’application pour mobile UberX ». Cet arrêté s’appliquait à quelques arrondissements de Marseille, l’aéroport de Marseille et la gare SNCF
d’Aix-en-Provence TGV ([569]).

Cet arrêté fut remplacé par un second arrêté le 3 novembre 2015 rédigé ainsi : « L’activité de transport routier de personnes à titre onéreux effectué par des conducteurs et/ou sociétés partenaires de la Société Uber SAS, ou par tout autre opérateur, dans des conditions ne respectant pas les règles fixées par la législation en vigueur, est interdite dans le département des Bouches-du-Rhône. » ([570])

Les Uber files révèlent les échanges suivants entre MM. Mark MacGann et Emmanuel Macron à propos du premier arrêté : « Monsieur le Ministre, nous sommes consternés par l’arrêté préfectoral à Marseille interdisant UberX, service VTC. Nous avons appris cela par l’AFP et avons informé votre cabinet. Pourriez-vous à votre cabinet de nous aider à comprendre ce qui se passe  ? Respectueusement, Mark . » M. Emmanuel Macron lui a répondu par SMS : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d’ici ce soir. Restons calmes à ce stade : je vous fais confiance. » ([571]) Son directeur adjoint de cabinet a quant à lui répondu à la sollicitation de M. MacGann ainsi : « Je ne suis pas certain du besoin du GVT du sujet. C’est à dire de le mentionner » ([572]) Mais M. Mark MacGann ne respecte pas cette consigne et prend contact avec le cabinet du ministre de l’intérieur comme avec le cabinet du ministre de l’économie.

Interrogé sur ces faits lors de son audition, M. Laurent Nuñez a déclaré : « Il ne m’appartient pas de me prononcer sur le message envoyé par Mark MacGann au ministre de l’économie. Je n’ai subi aucune pression et n’ai eu aucun contact. Nous avons pris une décision, au contraire, encore plus restrictive que la première ».

Il a précisé : « Je n’ai subi aucune pression. Je n’ai rencontré les représentants d’Uber que lors de l’entretien avec le préfet de département, pour leur dire fermement que nous appliquerions les textes compte tenu des irrégularités constatées, et leur rappeler que les chauffeurs Uber devaient revenir à leur base et ne travailler que sur réservation préalable. J’ai donc très mal réagi en découvrant mon nom dans les Uber files, qui laissent entendre que j’aurais assoupli l’arrêté sous l’effet d’une pression exercée à mon encontre. Au contraire, je n’ai jamais été sous influence et je l’ai rendu plus restrictif encore – ce qui s’est traduit par des contrôles systématiques des VTC et des véhicules Loti. Petit à petit, beaucoup de chauffeurs se sont inscrits dans le cadre de la loi Loti – en contournant d’ailleurs ce texte. Nos contrôles étaient très productifs et donnaient lieu à de nombreuses verbalisations, voire à des retraits, comme le prévoyait la sanction. »

« Nous avons pris un premier arrêté, qui était trop limitatif, puisqu’il ne concernait qu’une seule application. Nous avons souhaité cibler un champ territorial plus vaste et embrasser l’ensemble des opérateurs qui ne respectaient pas la réglementation. Le deuxième arrêté était plus restrictif. La vérité est donc à l’inverse de ce qu’affirment les Uber files. Je n’ai pas assoupli le premier arrêté et, sur le terrain, nous avons intensifié les contrôles – auxquels je participais en personne. Je l’avais déjà précisé aux journalistes, qui n’en ont pas tenu compte – alors que la simple lecture des arrêtés suffit à le démontrer. » (gras ajouté) ([573]) 

De son côté, l’ancien ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, a déclaré au cours de son audition : « Ai-je eu un contact avec Emmanuel Macron au sujet de cet arrêté ? Absolument pas. Je n’avais pas à en avoir. D’ailleurs, s’il m’avait contacté sur cet arrêté au motif qu’Uber ceci ou cela, en dépit de tout le respect que j’avais pour le ministre de l’économie, il aurait été mal reçu. Nous avions une certaine franchise dans nos relations. J’avais une responsabilité, il en avait une. J’estimais que mon rôle était de faire en sorte que tous les principes de l’État de droit fussent à chaque instant respectés. Je n’aurais pas du tout aimé recevoir un message de cette nature. C’est sans doute la raison pour laquelle je ne l’ai pas reçu.

« Ensuite, si vous avez l’occasion d’interroger Laurent Nuñez, vous pourrez lui demander les raisons pour lesquelles l’arrêté a été modifié. Mais comme je souhaitais que nous puissions intervenir sans la moindre faiblesse à l’égard d’Uber et que l’attitude procédurière de cette entreprise était bien connue – vous avez vu l’ensemble des procédures qu’ils ont engagées –, je n’entendais pas qu’une procédure à l’encontre d’un arrêté pût affaiblir l’État et consacrer la victoire d’Uber. Les conseils et les consignes que je donnais à mes collaborateurs – et Laurent Nuñez en était un – étaient donc de prendre des arrêtés en ayant procédé à l’ensemble des vérifications juridiques. Si vous avez le sentiment que le contenu d’un arrêté est de nature à le fragiliser en droit, n’offrez pas cette victoire à Uber. Telles étaient mes consignes. » (gras ajouté)

Il a enfin ajouté : « nous avons développé une activité très forte de contrôle des acteurs concernés par l’État. Il m’est arrivé de lire dans les comptes rendus de vos auditions que l’État n’avait pas fait ce qu’il fallait pour faire respecter la loi. Je veux témoigner devant vous que c’est tout le contraire et en apporter la démonstration. » (gras ajouté) ([574])

Le Premier ministre, M. Manuel Valls, a confirmé : « Là non plus, il n’y a pas eu de pression exercée sur ce préfet de police, qui agissait selon les instructions du ministre de l’intérieur. Comme les autres préfets de France, il ne pouvait recevoir d’instructions d’autres ministres. Le ministre de l’intérieur ne l’aurait pas accepté et je ne l’aurais pas admis non plus, en ma qualité de Premier ministre et, qui plus est, d’ancien locataire de la Place Beauvau. C’est d’autant plus vrai que l’arrêté a été modifié dans un sens plus restrictif : il s’est appliqué à un territoire plus vaste et a ciblé d’autres acteurs que la seule application UberX, qui avait succédé à UberPop. Il s’agissait, en l’occurrence, d’éviter les fraudes et le contournement de la réglementation que le préfet avait observés lors des contrôles. Cet exemple montre que nous n’avons pas cédé aux pressions d’Uber, bien au contraire. » (gras ajouté) ([575])

En conclusion, les témoignages des décideurs publics concernés confirment, d’une part, que le ministre de l’économie n’est jamais intervenu auprès du préfet de police des Bouches-du-Rhône ou du ministre de l’intérieur pour qu’il retire le premier arrêté ou qu’il le modifie ; d’autre part, que ces deux arrêtés n’ont été ni adoptés ni modifiés sous la pression d’Uber pour servir ses intérêts, contrairement à ce qu’affirme encore la rapporteure dans le rapport de la commission.

À cet égard, votre Président constate que la rapporteure a mis directement en cause la responsabilité pénale de l’ancien préfet de police, de l’ancien ministre de l’intérieur et de l’ancien Premier ministre qui n’auraient pas dit la vérité devant la commission.

En effet, elle écrit : « La rapporteure a quant elle eu connaissance de la part des représentants des taxis – M. Sébastien Delogu, député, était alors chauffeur de taxi à Marseille – d’une explication qui convainc davantage. En octobre-novembre 2015, les taxis marseillais étaient mobilisés contre la prolifération des VTC aux abords des points clés de la ville : le centre-ville, les gares, l’aéroport. Ils demandaient à la préfecture de police d’intensifier les contrôles sur les VTC exerçant dans l’illégalité. Or le second arrêté profite à Uber bien plus que le premier dans la mesure où, d’une part, il ne mentionne plus explicitement Uber X mais vise l’ensemble des plateformes et où, d’autre part, il ne vise plus spécifiquement des endroits plus que stratégiques pour les VTC mais l’ensemble du département ; en d’autres termes, le second arrêté dilue doublement les contrôles pouvant être exercés sur Uber. Pour les taxis marseillais, le second arrêté est bien vécu comme une trahison ; ils y voient un rétropédalage complet, signifiant que la préfecture renonce à renforcer les contrôles. Selon eux, il est clair, une nouvelle fois, que le lobbying agressif d’Uber a payé. » ([576])

Pour autant, votre Président constate que cette thèse n’a jamais été évoquée durant aucune audition ni même dans une note écrite de représentants du secteur des taxis versés aux travaux de la commission ! Il s’agit donc manifestement de pures spéculations s’inscrivant dans la théorie du complot de la rapporteure.

 

Si elle maintient sa version des faits, elle devra en tirer les conséquences et demander, au bureau de l’Assemblée, la saisine du Procureur de la République pour faux témoignage en application de l’article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958. Votre président ne s’associera pas à une telle démarche.

Tant le préfet de police de l’époque que les anciens ministres de l’intérieur et Premier ministre ont fermement contesté l’interprétation des Uber files selon laquelle un premier arrêté interdisant l’activité d’Uber X dans les gares et aéroports des Bouches-du-Rhône aurait été modifié à la demande d’Uber et dans son intérêt grâce à l’intervention du ministre de l’économie. Le préfet de police a rappelé avoir reçu des instructions du seul ministre de l’intérieur et avoir convoqué les représentants d’Uber pour leur indiquer avoir pris un nouvel arrêté encore plus contraignant à l’égard de l’ensemble des VTC.

La rapporteure sous-entend, dans son rapport, que ces décideurs publics auraient menti à la commission ou qu’ils auraient été manipulés par Uber en reprenant « une explication plus convaincante » des « représentants des taxis marseillais » qui n’est fondée sur aucun témoignage ni aucune pièce.

Si elle maintient sa version, il lui appartient alors de demander, au bureau de l’Assemblée, la saisine du Procureur de la République pour faux témoignage en application de l’article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958. Votre président ne s’associera pas à une telle démarche. .

d.   L’absence de « deal » entre Uber et Emmanuel Macron et de pression de sa part pour modifier les conditions de formation des chauffeurs VTC au bénéfice d’Uber

Lors de leur audition, les journalistes du quotidien Le Monde ont expliqué leur interprétation des Uber files, et en particulier la raison pour laquelle ils ont estimé nécessaire de dénoncer un « deal secret entre Uber et Emmanuel Macron » à partir du SMS de M. Emmanuel Macron envoyé en réponse à celui de M. Travis Kalanick le 3 juillet 2015 ([577])  :

Ainsi, M. Damien Leloup a-t-il précisé que ce « deal » porte « précisément sur l’abaissement du seuil d’heures de formation nécessaires pour obtenir une licence de VTC en échange de l’abandon ou de la suspension durable d’UberPop » ([578]).

L’interprétation des journalistes est naturellement fondée sur ce SMS et les explications du lanceur d’alerte, M. Mark MacGann, qui a lui aussi confirmé lors de son audition : « Nous avons retiré UberPop du marché à la fois sous la pression de Bernard Cazeneuve mais aussi parce que le ministre de l’économie nous avait fait comprendre – on parle de « deal » mais je n’aime pas ce mot – que si nous mettions fin à ce service illégal, il nous obtiendrait le type de formation minimale que nous souhaitions dans ses discussions interministérielles avec Bercy et Matignon. » ([579])

Il convient de rappeler que le service UberPop avait été déclaré illégal par le tribunal correctionnel de Paris le 16 octobre 2014 à la suite de l’enquête de la DGCCRF, mais qu’en raison de l’effet suspensif de la procédure d’appel, Uber avait le droit de maintenir le service UberPop dans l’attente du jugement de la Cour d’appel, lequel n’est intervenu qu’en décembre 2015.

Dans les faits et compte tenu de la désorganisation totale du secteur du T3P et des manifestations des taxis, l’ensemble du Gouvernement était déterminé à mettre fin au service UberPop au plus vite. C’est ainsi que, sous la pression du ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, et du ministre de l’économie, M. Emmanuel Macron, Uber a finalement pris la décision de fermer ce service le 3 juillet 2015.

Les travaux de notre commission montrent que les dirigeants d’Uber, et M. Mark MacGann en particulier, se sont fourvoyés, quant à l’existence d’un « deal » avec le ministre Emmanuel Macron et sa contrepartie, qui aurait consisté à abaisser les contraintes de formation pesant sur les chauffeurs VTC. L’enthousiasme de certains sms échangés entre cadres de l’entreprises serait dû à des enjeux politiques internes à Uber et à la volonté d’exagérer les succès du bureau de Paris aux yeux de San Francisco, plutôt qu’à une représentation fidèle des interactions avec les pouvoirs publics.

D’une part, l’ensemble des ministres et députés impliqués dans ce dossier à l’époque ont confirmé qu’il n’y avait jamais eu de contrepartie offerte à Uber pour obtenir la cessation du service UberPop. Celui-ci était illégal et devait donc s’arrêter au plus vite. C’est la raison pour laquelle les ministères de l’intérieur (à travers les services de police et les Boers), de l’économie (à travers les contrôles de la DGCCRF et de la DGFiP) et du travail (à travers les contrôles de l’Urssaf) avaient engagé des poursuites, sur tous les fronts, pour faire cesser cette activité.

D’autre part, si les conditions de formation des chauffeurs VTC ont bien été modifiées, elles résultent de l’adoption de la « loi Thévenoud » du 1er octobre 2014 dont le décret d’application n’est intervenu que par arrêté interministériel du 2 février 2016. Ces nouvelles dispositions visaient précisément à renforcer les contraintes pesant sur les chauffeurs VTC en leur imposant un véritable examen plutôt qu’une formation « suspecte » de 250 heures prévue par un arrêté du 25 octobre 2013 qui n’avait jamais été appliquée ni contrôlée et qui était devenu obsolète à la suite de l’adoption de la « loi Thévenoud ». A cet égard, les conditions d’accès aux professions de chauffeurs VTC et de taxis ont été alignées.

L’audition de M. Alain Vidalies, secrétaire d’État chargé des transports à l’époque, est particulièrement éclairante : « Il n’y a pas eu de deal entre Uber et le gouvernement » ; « je pense que les journalistes ont effectué une erreur d’appréciation sur la portée de l’arrêté du 2 février 2016. Celui-ci a été signé par des hauts fonctionnaires du ministère des transports, du ministère de l’intérieur et de la direction de la concurrence et de la consommation au ministère de l’économie. J’aurais donc accepté le supposé « deal » avec Uber alors même que je n’étais pas en meilleurs termes avec la société ?

« Ensuite, si ce « deal » existait avec les conséquences que vous craignez, s’est-il manifesté dans les chiffres ? Selon certains, en réduisant de 250 à sept heures la durée de formation, on aurait facilité l’accès des VTC. Si tel avait été le cas, le nombre de licences aurait connu une croissance exponentielle. Or le résultat a été exactement l’inverse. Au préalable, le marché de la formation fonctionnait au noir, sans contrôle. L’arrêté a changé radicalement le système, en faisant en sorte que le juge de paix ne soit plus la formation mais l’examen. Comment peut-on nous reprocher une forme de laxisme alors que nous avons remplacé une formation qui était suspecte pour tout le monde par un véritable examen ? 

« Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu un « deal » entre Emmanuel Macron et Uber. En revanche, un tel « deal » n’est pas intervenu entre le Gouvernement et Uber. Je n’ai eu aucun contact avec Emmanuel Macron sur la question de la formation ni non plus personne de mon cabinet, à ma connaissance. Lorsque le dossier m’a été transféré, nous avons été particulièrement attentifs au contenu de l’examen, dont l’encadrement est resté au niveau des administrations et de mon ministère. Je n’ai eu aucun contact avec Uber, ni avec Emmanuel Macron à ce sujet. » ([580])

Le ministre de l’intérieur, M. Bernard Cazeneuve, a également été très clair : « Il n’y a pas eu de « deal » auquel j’ai participé sur ce sujet car il n’y avait pas de « deal » à avoir avec des acteurs qui estimaient qu’ils avaient à se placer au-dessus des lois au motif qu’ils étaient financièrement puissants. Ma réponse est très claire : je n’ai participé à aucun « deal » d’aucune sorte. Il n’était pas question qu’il en fût autrement compte tenu de la conception de l’action qui était la nôtre, que je viens de rappeler et qui est traçable.

« Je veux aller plus loin dans la réponse : y a-t-il eu, à un moment donné, en interministériel, de la part du Gouvernement, l’évocation d’un « deal » ? Je pense que vous entendrez d’autres membres du Gouvernement mais, à ma connaissance, jamais ! Jamais dans mes conversations avec le Premier ministre, le ministre de l’économie et des Finances ou le ministre des transports n’a été évoqué un « deal » de cette nature. J’en aurais refusé jusqu’au principe, cela était hors de question.

« Pourquoi, malgré tout, évoque-t-on un « deal » alors qu’il n’y en a pas eu ? Je sais qu’il n’y en a pas eu car il ne pouvait y en avoir sans le ministère de l’intérieur. Des discussions ont sans doute eu lieu entre le ministre de l’économie et des Finances et les représentants de la nouvelle économie. J’en ai eu aussi et elles n’ont pas été aimables ni nombreuses : une par téléphone et la deuxième dans mon bureau, en juin 2015. Les choses ne se sont pas bien passées et ont été dites de manière extrêmement ferme, puisque je leur ai demandé d’arrêter les activités illégales, sans aucune contrepartie – car il n’y en a aucune à donner pour l’arrêt d’activités illégales. Ce serait renoncer à l’État de droit. Les choses ont été actées puisqu’ils ont cessé leurs activités.

« Des discussions ont-elles également eu lieu dans d’autres ministères ? Je l’imagine puisqu’ils avaient plus de raisons de les voir que je n’en avais moi-même. Toutefois, à aucun moment, ni avec les ministres de l’économie et des finances de l’époque ni avec le Premier ministre, il n’a été question d’un quelconque « deal ». Je tiens à être très clair à ce sujet parce que cela correspond à la réalité des faits auxquels j’ai été confronté lorsque j’étais au Gouvernement. »

« (...) Nous parlons de « deal » mais je n’ai pas précisé sur quoi il aurait pu porter. Si je comprends bien le contenu des informations qui ont été diffusées, il se serait agi d’un accord sur la formation en contrepartie de la suppression d’UberPop.

« La suppression d’UberPop était inconditionnelle. Nous avions engagé toutes les procédures que je viens d’indiquer. Les tribunaux français étaient saisis. Le tribunal correctionnel de Paris s’était prononcé en octobre 2014. Sa décision en première instance sera confirmée l’année suivante. Uber avait multiplié les procédures à l’encontre de la « loi Thévenoud », en allant jusqu’à soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dont il espérait qu’elle ruinerait tous les efforts législatifs et du gouvernement destinés à réguler le secteur. Il n’en a rien été.

« Mon analyse, qui correspond à la réalité, est que c’est la multiplication des actions conduites par l’administration pour faire respecter la loi qui a abouti à la suppression d’UberPop. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de dire de façon très nette aux responsables d’Uber que, s’ils ne cessaient pas ces activités illégales, je les en tiendrais personnellement comptables car il était de leur responsabilité de le faire. J’en ai profité pour matérialiser notre détermination à faire respecter le droit.

« Il n’y a donc eu sur ce sujet aucune contrepartie à ce qui relevait simplement de l’application de la loi. S’il y avait eu une contrepartie, cela aurait été bien plus grave que le « deal » lui-même. De mon point de vue, cela aurait voulu dire de manière inacceptable que, face à des gens en contravention avec le droit et qui, parce qu’ils étaient financièrement puissants, voulaient faire mettre ce droit en conformité avec leurs intérêts, nous aurions fait un deal pour bien leur montrer que nous sommes faibles. Si les choses fonctionnent ainsi, il n’y a plus d’État de droit. Pour moi, ce n’était pas concevable.

« Pour ce qui est de la formation, j’ai cherché à préciser très finement les différentes étapes afin de comprendre ce qu’avait été le cheminement.

« Avant la « loi Thévenoud », il n’existait pas en France de formation spécifique pour les VTC pour la bonne et simple raison que la « loi Novelli » était une loi d’imprécision. Elle avait créé un objet mais n’avait aucunement défini les règles qui s’y appliquaient. La formation des chauffeurs de taxi était régie par un texte de 2009, qui établissait les conditions d’accès à la profession et définissait les modalités de formation pour les candidats mais il ne fixait aucun minimum d’heures de formation, seulement des principes généraux.

« La « loi Thévenoud » a instauré une formation obligatoire et un examen pour les conducteurs de VTC, dont les conditions et les modalités devaient être précisées par un texte réglementaire. C’est ainsi que l’arrêté de février 2016 – donc, de nombreux mois après que l’activité a cessé – établit la durée de formation à sept heures. Ce texte a été abrogé, quelques mois après, par un arrêté du 5 avril 2017. »

« (...) En conséquence, même si Emmanuel Macron avait voulu à ce moment-là faire tous les deals du monde, il n’aurait pas pu les faire seul. Il aurait eu en face de lui des personnes qui s’y seraient opposées pour toutes les raisons que j’évoque depuis le début de cette audition. À aucun moment, il n’aurait pu au banc du Gouvernement, si l’État fonctionnait normalement – et il a fonctionné normalement à ma connaissance –, émettre un avis sur un amendement qui n’aurait pas fait l’objet d’un accord du Gouvernement lors d’une réunion interministérielle car c’est ainsi que fonctionne l’État, quels que soient ceux qui le dirigent. Sinon, il dysfonctionne. » ([581])

L’ancien Premier ministre, Manuel Valls a confirmé l’analyse de ses ministres et récusé toute idée de « deal » : « Je n’ai jamais eu connaissance d’un deal en 2015 et je ne l’aurais pas accepté. » ([582])

La rapporteure persiste néanmoins, dans son rapport, à considérer « qu’aucun des protagonistes n’a alors conscience de l’accord qui se joue entre le ministre de l’économie et Uber » et que le décret interministériel du 2 février 1996 résulterait en fait « d’une grande opération de manipulation orchestrée par Uber avec la complicité de M. Emmanuel Macron » comme le démontreraient deux éléments : d’une part, des échanges internes d’Uber se félicitant de la préparation de cet arrêté ([583]) ; d’autre part, le fait que malgré « l’intention de Matignon (nous dit-on) d’introduire une limitation du nombre de sessions d’examen dans une année calendaire (éventuellement autour de quatre ou cinq sessions par an et par centre) », Uber et d’autres plateformes ont fait pression sur le cabinet du ministre l’économie pour éviter cette limitation et ont obtenu gain de cause ([584]).

Votre Président considère que cette interprétation de la rapporteure est fausse et vise, une nouvelle fois, à soutenir sa théorie du complot. En pratique, ces échanges ne montrent qu’une seule chose : la manière dont s’opèrent les discussions entre les ministères et les opérateurs concernés par l’adoption d’un acte réglementaire et l’échec, in fine, du lobbying d’Uber et des autres plateformes de VTC puisque les représentants des taxis ont eu gain de cause.

En l’occurrence, comme toujours, le projet d’arrêté a été transmis à tous les opérateurs concernés et chacun a pu faire valoir ces observations. Ensuite, il appartient aux différents ministres concernés de faire valoir leurs arguments et au Premier ministre d’arbitrer la solution qui leur paraît la plus équilibrée.

En l’espèce, la profession de taxis avait menacé le Gouvernement d’une grève nationale prévue le 26 janvier 2016 et demandé d’introduire un numerus clausus des VTC à travers une limitation du nombre de session d’examen à « quatre ou cinq sessions par an et par centre » dans le projet d’arrêté. En réponse, Uber et l’ensemble des plateformes de VTC ont réclamé une « audience en urgence » avec le Président de la République, François Hollande, par courrier, pour faire valoir leur point de vue et s’opposer à cette mesure comme le relatent de nombreux articles de l’époque ([585]).

Finalement, l’arrêté du 2 février 2016 relatif à la formation et à l’examen de conducteur de voiture de transport avec chauffeur ([586]) ne prévoira pas de limitation du nombre de session d’examen mais, sous la pression des taxis, il sera modifié quinze jours plus tard, pour introduire une limitation du nombre de session à une par mois ([587]) ! Ce que la rapporteure a manifestement oublié d’indiquer dans son rapport... La réaction des représentants des VTC ne s’est pas faite attendre : le président de la Fédération des entreprises de transport de personne sur réservation (FETPR) a ainsi déclaré : « Elle [la modification de l’arrêté] renchérit le coût de l’examen. Et les sessions ne débuteront qu’en avril ! Or, depuis le 1er janvier, nous ne pouvons plus former de nouveaux venus au métier de VTC. » Son sentiment est partagé par d’autres acteurs : « Tout est fait pour entraver la titularisation de nouveaux chauffeurs et la mise sur le marché de nouvelles voitures VTC », dit l’un de ses dirigeants ([588]).

Le « deal » secret qu’aurait conclu Uber et Emmanuel Macron consistant pour Uber à cesser le service UberPop en contrepartie d’un allègement des conditions de formation des chauffeurs VTC par l’arrêté du 2 février 2016 a été fermement et longuement démenti par tous les ministres concernés lors de leur audition (MM. Valls, Cazeneuve, Vidalies).

En outre, la rapporteure a manifestement oublié d’indiquer que le fameux arrêté du 2 février 1996 qui aurait tant satisfait les dirigeants d’Uber selon elle a été modifié quinze jours plus tard sous la pression des taxis pour introduire un nombre limité de formations des chauffeurs VTC.

5.   Des réformes législatives et réglementaires contraires aux intérêts d’Uber

Au terme des travaux de notre commission d’enquête, il est désormais avéré qu’Uber a effectivement développé, en France, comme dans la plupart des pays, des pratiques de lobbying intenses qui n’ont toutefois pas porté leurs fruits.

Malgré les documents transmis par le lanceur d’alerte montrant qu’en interne les représentants d’Uber se félicitaient parfois auprès leur hiérarchie des résultats de leur action de lobbying, tant les lois et décrets adoptés que les témoignages actuels des représentants d’Uber aujourd’hui démontrent que l’ensemble des modifications adoptées étaient jugées contraires aux intérêts d’Uber et des plateformes numériques plus généralement.

Lors de son audition, M. Mark MacGann a ainsi reconnu que : « On peut en effet se dire : « Tout ça pour ça ? Au lieu des réformes souhaitées, on se retrouvait avec un casse-tête invraisemblable pour des années. La « loi Grandguillaume » était vraiment un camouflet pour Uber qui avait pensé que la France allait enfin se réformer et que l’accès au ministre Macron allait changer la donne, mais lui a démissionné et a décidé de faire autre chose de sa vie (...) Beaucoup d’argent a été dépensé pour peu de résultats concrets en matière de textes législatifs et de réglementation. » ([589])

De la même manière, M. Grégoire Kopp, ancien directeur de la communication d’Uber, a indiqué à ce sujet : « Les dirigeants étaient très déçus. Les lois, décrets et mesures qui se sont succédés sont allées à l’encontre d’un développement serein et pérenne d’Uber (...) Mes collègues des affaires publiques qui étaient au contact des politiques au quotidien faisaient face à une mission impossible. Ils en étaient réduits à devoir exagérer dans leur compte-rendu écrit les résultats de leurs actions, comme on le voit dans les Uber files, car ils étaient sous pression. Dans nos discussions off avec les journalistes, j’avais pour habitude de dire qu’ils « faisaient des forêts avec des brins d’herbe. » Le supposé « super pouvoir » de lobbying dont Uber aurait été doté, lui permettant de transformer la loi, n’existait pas. Ce n’était pas vrai. C’était une chimère à laquelle ils ont cru, parce qu’ils pensaient que l’argent permet de tout faire (...) De manière générale, les équipes d’Uber étaient constituées de jeunes, qui ont agi avec beaucoup de naïveté et se sont finalement heurtés à un mur. » ([590])

À propos du contenu des comptes rendus internes se félicitant des actions de lobbying d’Uber, M. Kopp a expliqué : « Chez Uber, il existait une valeur principielle qui était d’être "super pumped". C’est d’ailleurs le nom du film sur Uber. "Super pumped" signifie être super excité, super motivé. Ici, on voit un salarié vanter son travail et son manager l’encourager en lui disant "c’est bien, continue de cravacher". Mais même dans les extraits que vous avez lus, on voit bien qu’ils n’étaient pas si satisfaits. » ([591])

L’ancien dirigeant d’Uber en France, M. Pierre-Dimitri Gore-Coty a pour sa part déclaré : « M. Emmanuel Macron a tenu les rencontres auxquelles vous faites allusion dans le cadre de ses fonctions de ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, alors qu’il avait en charge la supervision du secteur des VTC. Il a toujours affirmé très clairement qu’à ses yeux, le service UberPop n’avait pas d’avenir en France et qu’il ne s’inscrivait pas dans le modèle social français.

« Dans les années qui ont suivi, les évolutions réglementaires concernant les VTC ont été tout sauf favorables à Uber puisqu’elles ont rendu l’accès à la profession de plus en plus compliquée. C’est ce qui a conduit à la crise de 2016, 10 000 chauffeurs sous statut « Loti »  loi d’orientation sur les transports intérieurs – se retrouvant du jour au lendemain quasiment sans possibilité d’exercer leur activité. En outre, l’examen prévu par la « loi Grandguillaume » a connu un taux de succès de 14 %. Le décret définissant ses modalités a été annulé par le Conseil d’État au motif qu’il méconnaissait le principe de libre établissement.

« Il apparaît donc clairement qu’il n’y a pas eu de « deal », quel qu’il soit, et que les résultats espérés par Uber, au vu des messages et des positions que l’entreprise défendait sur l’accès à la profession, n’ont certainement pas été au rendez-vous. Les propos tenus par Mark MacGann ou d’autres personnes leur appartiennent. » ([592])

Son collègue, M. Andrew Byrne, a confirmé : « C’était principalement Mark MacGann qui assumait la responsabilité du lobbying à cette époque. Il a affirmé très clairement, me semble-t-il, lors de son audition, qu’il n’y a pas eu de « deal » avec M. Macron. Je ne puis que réaffirmer le fait qu’Uber n’a pas été favorisé par le cadre réglementaire en France, à quelque égard que ce soit. » ([593])

Comme cela a déjà été souligné, les décideurs publics en fonction à l’époque ont également le sentiment d’avoir résisté aux pratiques de lobbying d’Uber en poursuivant un objectif d’intérêt général visant à réguler au mieux le secteur du T3P dans l’intérêt de tous, sans jamais répondre aux sollicitations d’Uber en particulier.

L’ancien Premier ministre, M. Manuel Valls a ainsi résumé la situation : « La lecture des Uber files, de la presse de l’époque et des comptes rendus de votre commission donne plutôt le sentiment que ces acteurs, Uber en l’occurrence, se plaignaient plutôt de l’absence de réponse du Premier ministre et, surtout, du fait qu’ils étaient très loin d’atteindre leurs objectifs » ; « Le comportement d’Uber atil produit des résultats ? A-t-on, par exemple, allégé les contrôles sur cette entreprise ou sur d’autres plateformes de VTC ? Non. J’ai, en revanche, retrouvé des articles de presse relatant des décisions de mon gouvernement strictement inverses, à la suite du conflit social de janvier 2016. J’ai le sentiment que la position du Gouvernement, au cours de ce conflit, qui a duré plusieurs mois, a été de plus en plus ferme vis-à-vis de ces pratiques. » ([594])

Tous les témoignages des décideurs publics et des dirigeants d’Uber confirment que les lois « Thévenoud » et « GrandGuillaume » et leurs mesures d’application ont été perçues par Uber comme contraires à ses intérêts.

6.   Ni conflit d'intérêts ni « contreparties » : ne pas confondre différends de fond et logique complotiste

Dans son rapport, la rapporteure maintient que le ministre de l’économie aurait aidé Uber dans le cadre de ses fonctions ministérielles et suppute qu’il aurait reçu des « contreparties » à sa « proximité avec les dirigeants d’Uber » et au « "deal" caché négocié en sous-main ».

Au soutien de cette supputation, la rapporteure estime qu’une première contrepartie aurait été le soutien de M. MacGann au financement de la campagne présidentielle de M. Emmanuel Macron en 2016 et 2017 tout en lui proposant d’être « [son] meilleur soldat pour coordonner les mondes entreprise, politique et business à l’international / Europe que votre serviteur », et ce, « alors qu’il continuait encore de travailler à mi-temps pour Travis Kalanick » ([595]), contrairement à ses déclarations au cours de son audition.

Une seconde contrepartie aurait été une proposition d’organisation d’un repas, par M. MacGann et M. Thibaut Simphal, dirigeant d’Uber France, avec des membres de la famille de ce dernier et des collègues d’Uber pour contribuer à cette campagne.

Selon la rapporteure : « pour M. Emmanuel Macron, il était très utile, en tant que ministre de l’Économie, d’aider Uber, car l’augmentation du nombre de chauffeurs de VTC sous le statut d’autoentrepreneur était un argument dans sa lutte pour l’emploi. Il était aussi très utile pour M. Emmanuel Macron de gagner la confiance du milieu oligarchique des GAFAM et de grands patrons français (LVMH, Free) en vue de sa tentative d’accession à la Présidence de la République. Non seulement ces réseaux vont l’aider dans la collecte de fonds pour financer sa campagne, mais ils sont également très influents dans nombre de médias et instituts de sondages qui sont la propriété de certains de ces grands groupes. » ([596])

Votre Président rappelle tout d’abord que M. MacGann ne s’est jamais caché d’avoir soutenu financièrement la création du mouvement En Marche ni d’avoir organisé quelques dîners pour lever des fonds, mais il a bien précisé l’avoir fait « à partir de ses deniers personnels » et à une époque où il ne percevait plus aucune rémunération de la part d’Uber. Il s’agissait d’un engagement personnel, et non lié à ses activités au sein d’Uber.

Il a ainsi confirmé, sous serment : « J’étais vraiment impressionné par le jeune candidat Emmanuel Macron en 2016. Nous étions nombreux à être séduits par ses promesses, sa fraîcheur, son dynamisme mais aussi par son projet. Je pouvais contribuer à sa campagne à hauteur de 7 500 euros par année fiscale, ce que j’ai fait en 2016 et 2017 à partir de mes deniers personnels. Je ne percevais plus aucun revenu d’Uber – je n’avais même plus aucun revenu. Emmanuel Macron m’a dit de me mettre en rapport avec Christian Dargnat qui présidait l’association de financement d’En Marche. Comme il ne s’était pas présenté devant les électeurs auparavant, le candidat Macron n’avait pas droit à des financements publics. J’ai donc travaillé avec Christian mais je n’ai pas participé à la création de La République en marche. J’ai donné un coup de main, surtout en ce qui concerne les Français de l’étranger qui avaient réussi et qui étaient installés à Londres ou à San Francisco, afin de les pousser à contribuer dans les limites fixées par la loi – 7 500 euros par personne et 15 000 par foyer fiscal. J’ai organisé quelques dîners. J’ai assisté à un dîner organisé chez lui par Stéphane Boujnah, président d’Euronext, pour collecter des fonds auprès des grands patrons français. » (gras ajouté) ([597])

Une nouvelle fois, votre Président constate que la rapporteure met en cause la responsabilité pénale de l’une des personnes auditionnées, considérant en l’espèce que M. MacGann n’aurait pas dit la vérité à la commission. Si la rapporteure maintient sa version des faits, elle devra en tirer les conséquences et saisir le procureur de la République pour faux témoignage en application de l’article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958.

Votre Président constate ensuite qu’aucun élément dans le dossier ne permet de confirmer que des dirigeants d’Uber ont contribué financièrement ou par leurs relations à la campagne du candidat Emmanuel Macron à la Présidence de la République en 2017. Quand bien même l’auraient-ils fait à titre personnel, cela ne serait ni la preuve d’un « conflit d’intérêts » ni celle d’éventuelles contreparties aux échanges entretenus avec le ministre de l’économie entre le 1er octobre 2014 et le 20 janvier 2016.

Enfin, nous ne pouvons que constater que la théorie du complot de la rapporteure atteint son paroxysme lorsqu’elle évoque l’entremise de M. Mark MacGann pour permettre à M. Emmanuel Macron de « gagner la confiance du milieu oligarchique des GAFAM et des grands patrons français (LVMH, Free) » pour participer au financement de sa campagne et plus encore pour bénéficier d’un réseau très influent « dans nombre de media et instituts de sondage qui sont la propriété de certains de ces grands groupes ». 

Les « documents complémentaires » transmis par la rapporteure pour dénoncer l’existence de contreparties dont aurait bénéficiées M. Emmanuel Macron de la part d’Uber pour avoir entretenu le dialogue en tant que ministre de l’économie ne peuvent convaincre. Ils confirment simplement la déclaration du lanceur d’alerte, M. Mark MacGann lors de son audition, qui avait précisé avoir soutenu financièrement la campagne présidentielle du candidat Macron, à titre personnel et avoir organisé des dîners pour mobiliser d’autres donateurs, après avoir démissionné d’Uber.

Une nouvelle fois, la rapporteure sous-entend que M. MacGann aurait menti à la commission l’accusant de continuer à travailler pour M. Travis Kalanic, PDG d’Uber à l’époque. Il lui appartient alors demander, au bureau de l’Assemblée, la saisine du Procureur de la République pour faux témoignage en application de l’article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958. Votre président ne s’associera pas à une telle démarche.

 

 

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Pour conclure sur cette première partie, votre Président considère que les travaux de la commission ont permis de faire toute la lumière sur les responsabilités de chacun face à la stratégie d’implantation d’Uber et ses pratiques de lobbying sur la période 2013-2017.

La réponse des décideurs publics face à la stratégie d’Uber et plus généralement face à l’émergence d’une nouvelle offre de VTC porteuse de création d’emplois a été progressive, adaptée et proportionnée pour trouver un équilibre entre l’accompagnement de l’innovation, la satisfaction des consommateurs et la protection des acteurs historiques que sont les taxis. En pratique, entre 2008 et 2021, l’offre dans le secteur du T3P a été doublée sur le territoire national, passant d’environ 51 000 taxis à 61 500 taxis et de 100 véhicules de grande remise à 40 000 chauffeurs actifs sur les plateformes de VTC, selon le dernier rapport de l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes.

Les décideurs publics comme les administrations de contrôle concernés par ce sujet ont donc tous fait leur travail consciencieusement, conformément à la loi, à leurs valeurs et leurs convictions personnelles, sans aucune compromission vis-à-vis d’Uber et sans aucune pression de la part de M. Emmanuel Macron, contrairement à ce que laissaient penser les Uber files et à ce que la rapporteure maintient toujours dans son rapport en dépit des faits désormais établis.

Pour autant, dix ans plus tard, nos travaux ont également permis de constater que si le développement du modèle Uber dans d’autres secteurs que le T3P
– l’ubérisation de l’économie – est un facteur de croissance et d’innovation, il soulève néanmoins des difficultés économiques, sociales et environnementales qui justifient un renforcement de la régulation de l’activité des plateformes numériques tant à l’échelle nationale qu’européenne ou internationale.

 

 

 


LE SECTEUR DU TRANSPORT PUBLIC PARTICULIER DE PERSONNES EN 2021

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Les taxis et VTC en 2021– Rapport de l’Observatoire national des transports publics particuliers de personnes, page 5.

 

II.   Une régulation inédite des relations sociales au sein des plateformes depuis 2016 qui doit être renforcée à l’échelle nationale, européenne et internationale pour accompagner les nouveaux usages et améliorer la protection des travailleurs

Le développement des plateformes numériques est un phénomène mondial dont les conséquences économiques, sociales et environnementales en France sont encore mal évaluées dans tous les secteurs de l’économie.

Les gouvernements français successifs ont entamé un travail inédit de régulation des relations sociales entre les travailleurs et les plateformes de mobilité (VTC, livraison) qu’il faut saluer car il était plus que nécessaire compte tenu des dérives constatées par les tribunaux en matière de droit du travail ([598]) (A).

Ce travail, indispensable et original au sein de l’Union européenne, n’a toutefois pas réglé toutes les difficultés soulevées par les travailleurs des plateformes ou les observateurs.

Une régulation plus ambitieuse de l’ensemble des plateformes, tous secteurs confondus, à l’échelle européenne et internationale, doit désormais être menée à son terme pour adopter des règles d’harmonisation minimale, tout en laissant la possibilité aux États de mettre en place un cadre plus contraignant, comme l’a fait l’Espagne, en matière de droit du travail, dans le secteur de la livraison. La régulation doit être élargie à la lutte contre la fraude fiscale et sociale tant de la part des plateformes elles-mêmes que des travailleurs souhaitant rester indépendants. La lutte contre le travail illégal, en particulier à travers l’exploitation de travailleurs sans papier, doit être largement accentuée à travers des obligations nouvelles imposées aux plateformes, des contrôles plus nombreux via le renforcement des effectifs de l’inspection du travail et de l’OCLTI, et des sanctions plus lourdes, si les plateformes refusent de s’y soumettre, tant sur le plan pécuniaire que sur le plan structurel par le biais de la dissolution de l’entreprise frauduleuse dans les cas les plus graves (B).

A.   Une régulation volontariste et inédite des relations entre les plateformes et les travailleurs en France

Compte tenu de l’augmentation du nombre de recours de la part de travailleurs des plateformes de mobilité pour obtenir leur requalification en tant que salarié et l’adaptation constante des plateformes à la jurisprudence ([599]), le Gouvernement a engagé plusieurs actions successives pour bâtir un nouveau modèle de dialogue social entre plateformes de mobilité et leurs travailleurs, considérant que ces derniers souhaitent majoritairement rester indépendants.

1.   Une modernisation du droit du travail pour protéger les travailleurs indépendants engagée en 2016 et renforcée en 2019

Comme l’a souligné la Première ministre Élisabeth Borne, lors de son audition : « Les plateformes ont considérablement modifié nos pratiques et l’organisation de certains secteurs en créant de nouvelles offres, parfois en concurrence avec des acteurs déjà présents – je pense en particulier aux VTC –, mais aussi en provoquant parfois un changement d’échelle considérable pour certains services, comme celui des livraisons à domicile.

« Ces plateformes ont, en outre, créé de nouveaux emplois et des possibilités d’insertion professionnelle, selon un modèle qui a considérablement évolué en douze ans : de jobs étudiants ou de travail d’appoint, ces emplois sont devenus souvent la seule source de revenus des travailleurs, notamment chez les livreurs, et les rémunérations ont été tirées vers le bas du fait d’une concurrence féroce entre les différents acteurs.

« Ces évolutions ont posé des questions en France, comme partout en Europe ou aux États-Unis, où les mêmes phénomènes étaient à l’œuvre. Le législateur a d’abord cherché à apaiser les tensions entre les VTC et les taxis qui s’estimaient victimes d’une concurrence déloyale – c’est l’objet de la loi du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux VTC. La question du cadre social a ensuite émergé et, en 2016, la « loi travail » a apporté des premières réponses avec la participation des plateformes à la formation et à une assurance contre les accidents de travail, mais aussi avec le droit de se syndiquer et de faire grève. » ([600])

À cet égard, M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, a précisé lors de son audition : « Ainsi, la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », a posé une première pierre en créant une responsabilité sociale des plateformes à l’égard des travailleurs recourant à leurs services. L’idée est la suivante : bien qu’indépendants, ces travailleurs dépendent pour partie des conditions d’activité fixées unilatéralement par les plateformes, qui déterminent notamment les caractéristiques et les prix des prestations ou des biens fournis par ces travailleurs. Les plateformes ont donc une responsabilité sociale vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes, laquelle s’exerce par la prise en charge des cotisations d’assurance volontaire en matière d’accidents du travail, de la contribution à la formation professionnelle et des frais d’accompagnement à la validation des acquis de l’expérience. Un travailleur peut aussi bénéficier de cette prise en charge s’il a réalisé sur la plateforme un chiffre d’affaires au moins égal à 13 % du plafond annuel de sécurité sociale, soit, en 2023, 5 718 euros.

« La « loi El Khomri » a également instauré l’équivalent d’un droit de grève pour les travailleurs indépendants ayant recours à une plateforme ainsi que la liberté de constituer une organisation syndicale et d’y adhérer. » ([601])

Néanmoins, il ne s’agissait encore que de mesures aux effets limités et insuffisants, au regard de l’ampleur des changements en cours. En tant que ministre chargée des transports puis de la Transition écologique dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités, et ensuite en tant que ministre du travail, Mme Élisabeth Borne a démontré à la commission qu’elle n’avait « eu de cesse de prendre des mesures pour mieux réguler ces activités et protéger les travailleurs des plateformes » en précisant : « Je me suis fixé trois principes : doter les travailleurs des plateformes de réels droits sociaux ; permettre à ceux qui souhaitaient être indépendants de l’être réellement ; faire confiance au dialogue social pour faire émerger des solutions efficaces et adaptées. C’est dans cette optique que la loi d’orientation des mobilités a considérablement œuvré à rétablir l’équilibre entre les travailleurs et les plateformes – je pense au droit de refuser une prestation, à celui de choisir ses plages d’activité et d’inactivité ou encore aux protections contre les représailles et les ruptures » ([602]).

Le ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, M. Olivier Dussopt, a indiqué sur ce point : « Notre majorité a ensuite continué à protéger les travailleurs par le biais de la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (« LOM »), qui oblige, entre autres, les plateformes à communiquer, pour chaque proposition de course, la distance et le prix minimal. Ainsi, les travailleurs indépendants n’ont plus à accepter d’offrir un service dont ils ignorent la nature et la rémunération, ce qui a contribué à améliorer leur protection. Cette obligation est assortie d’une série de protections dans le code des transports, dont le droit de refuser une prestation ou encore la garantie de ne pas subir de représailles. En outre, la « LOM » améliore considérablement le droit à la formation des travailleurs indépendants, en rendant, par exemple, obligatoire l’abondement du compte personnel de formation (CPF) par la plateforme, au-delà d’un certain chiffre d’affaires. » ([603])

La loi « El Kohmri » ([604]) en 2016 a posé les premiers jalons de la protection des travailleurs indépendants en instaurant une responsabilité sociale des plateformes à travers leur participation financière à la formation professionnelle et à une assurance contre les accidents de travail tout en introduisant le droit de se syndiquer et de faire grève au bénéfice des travailleurs indépendants.

La « LOM » ([605]) en 2019 a complété ce nouveau corpus de protection des travailleurs des plateformes en instaurant l’obligation pour ces dernières de  communiquer, pour chaque proposition de course, la distance et le prix minimal, et le droit, pour les travailleurs, de refuser une prestation sans subir de représailles, l’encadrement des conditions de rupture de leur contrat et l'abondement de leur compte personnel de formation par la plateforme,
au-delà d’un certain chiffre d’affaires. Elle a également posé le principe de légiférer par ordonnance pour instaurer un dialogue social entre les plateformes de mobilité et les travailleurs.

2.   L’instauration inédite d’un dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs à partir de 2020

a.   La genèse

Face à la multiplication des contentieux entre les plateformes, telles qu’Uber, et leurs travailleurs, le Gouvernement français a fait le choix audacieux de créer un nouveau cadre juridique permettant d’introduire un dialogue social inédit entre des travailleurs, souhaitant majoritairement rester indépendants, et les plateformes numériques, initialement hostiles à toute forme de régulation.

En janvier 2020, le Premier ministre a ainsi demandé à
M. Jean-Yves Frouin, ancien Président de la chambre sociale de la Cour de cassation entre 2014 et 2018, de présider une mission sur la base de l’article 48 de la « LOM » afin de déterminer « les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l’article L. 7341-1 du code du travail recourant pour leur activité aux plateformes mentionnées à l’article L. 7342-1 du même code et les conditions d’exercice de cette représentation ».

À la suite de la condamnation d’Uber par la Cour de cassation le 4 mars 2020 conduisant à requalifier en salariat son contrat avec un chauffeur, le Premier ministre a complété la lettre de mission de M. Frouin pour y inclure « une réflexion sur le statut des travailleurs de plateformes. Celle-ci intégrait notamment la question de savoir s’il était opportun de créer un tiers statut et, si tel n’était pas le cas, de rechercher les voies et moyens de sécuriser le statut des travailleurs des plateformes dans la perspective du maintien de leur statut de travailleur indépendant. Enfin, un des derniers objectifs visait à réfléchir pour l’avenir à la possibilité de mettre en place un statut unique de l’actif afin que les droits futurs des travailleurs indépendants soient progressivement alignés sur les droits des salariés » ([606]).

Cette mission a donné lieu à un rapport publié le 2 décembre 2020 ([607]) dont les principales recommandations étaient les suivantes :

 écarter le « tiers statut » des travailleurs des plateformes en privilégiant le portage salarial par une affiliation à une coopérative d’activité et d’emploi (CAE), à des sociétés de portage ou d’autres formes pour que les travailleurs des plateformes puissent bénéficier d’une protection sociale équivalente à celles des salariés ;

 créer un « statut commun des travailleurs », reposant sur la généralisation des comptes personnels et droits rechargeables, ainsi que sur le droit effectif au repos et le droit à la reconversion, reconnus à tous les travailleurs ;

 améliorer le dialogue social grâce à la représentation des travailleurs fondée sur des élections dans chaque plateforme, après une période d’expérimentation ;

 créer une autorité de régulation des plateformes chargées de l’encadrement du temps de conduite et de la définition d’une rémunération minimale. Pour les VTC, plateformes numériques de travail, fixer un tarif minimal par prestation « de l’ordre de 7 euros, assorti d’un tarif horaire minimum de 15 à 18 euros », un même calcul devant également être effectué pour la livraison.

À la suite de ce rapport, un certain nombre de ses recommandations n’ont pas fait l’unanimité au sein du Gouvernement, notamment la proposition de développer des logiques coopératives et de portage salarial pour répondre à la problématique du statut salarié et de ces formes très particulières d’activité. Par conséquent, la ministre du travail a confié le soin de rédiger les ordonnances prévues par la loi « LOM » à une task force composée de trois personnalités aux profils très différents afin de refléter tous les points de vue pour aboutir à des propositions équilibrées : M. Bruno Mettling ([608]), M. Mathias Dufour ([609]) et Mme Pauline Trequesser ([610]).

À la suite d’une nouvelle concertation avec les principaux acteurs concernés, cette task force a proposé en 2021 au Gouvernement de « forg[er] de toutes pièces un nouveau système de dialogue social. Dès lors que le statut d’indépendant avait été conservé, la conséquence logique a consisté à réfléchir à la manière d’organiser un dispositif de négociation collective avec des représentants légitimes des travailleurs – c’est-à-dire en démocratie, résultant d’un processus d’élections organisées par l’État – et la nécessité d’un tiers de confiance. ». Cela donnera lieu à la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi – l’ARPE.

Il faut souligner que la nomination de M. Mettling a été contestée par plusieurs représentants des chauffeurs VTC auditionnées par la commission lui reprochant d’avoir « défendu les intérêts d’Uber par l’intermédiaire de son cabinet de conseil Topics » ([611]), ce que reprend à son compte la rapporteure.

Or lors de son audition, M. Mettling a rappelé qu’il n’avait jamais caché à qui que ce soit avoir réalisé une mission pour le compte du cabinet AT Kearney à la demande d’Uber, plus d’un an auparavant, « sur les enjeux du dialogue social 2.0 dans le cadre d’une initiative du gouvernement. » ([612]).

Ce point a été confirmé par MM. Redoine Atyf et Yassine Bansaci, président et vice-présidence de l’association des VTC de France ([613]). De plus, M. Mettling s’est défendu de toute connivence avec Uber ou d’autres plateformes en rappelant l’évidence, à savoir qu’« Apporter son expertise ne signifie pas perdre son autonomie ni être dépendant ou sous influence d’Uber » ([614]).  

Après avoir missionné M. Jean-Yves Frouin pour déterminer « les modalités de représentation des travailleurs indépendants » et conduire « une réflexion sur le statut des travailleurs de plateformes » en 2020, le Gouvernement a confié le soin de rédiger les ordonnances prévues par la loi « LOM » à une task force présidée par M. Bruno Mettling pour « forg[er] de toutes pièces un nouveau système de dialogue social », qui préfigurera la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (l’ARPE) en 2021.

b.   La création de l’ARPE et ses premiers résultats positifs malgré une faible mobilisation lors des premières élections

Suivant les propositions de la task force, le Gouvernement a pris deux ordonnances.

La première est celle du 21 avril 2021, qui instaure le principe d’un dialogue social entre plateformes de la mobilité et travailleurs qui y recourent. L’article L. 7345-1 du code du travail a créé l’ARPE, qui est chargée d’organiser le dialogue social dans le secteur. Sous la double tutelle du ministère du travail et de celui des transports, l’ARPE permet aux plateformes de disposer d’un tiers de confiance qui facilite l’instauration et la conduite du dialogue. Son financement est assuré par une taxe acquittée par les plateformes. Cette ordonnance a également organisé la représentation des travailleurs de plateformes selon le principe d’une élection nationale.

 Une deuxième ordonnance, prise le 6 avril 2022, fixe les modalités de représentation des plateformes de mobilité pour les VTC et les livreurs au sein de l’ARPE. La représentativité, précisée à l’article L. 7343-22 du code du travail, résulte, à la fois, du nombre de travailleurs et du montant total de leurs revenus d’activité. L’ordonnance établit également les règles du dialogue social en créant une commission pour la négociation des accords sectoriels ainsi que leurs conditions de validité. Quant à l’article L. 7343-29 du code du travail, il prévoit qu’un accord de secteur signé par des organisations de travailleurs totalisant plus de 30 % des suffrages exprimés, homologué par l’ARPE, sera rendu obligatoire, à condition que l’accord soit accepté par des organisations qui représentent la majorité des travailleurs de plateforme. L’ordonnance prévoit enfin des obligations de négociation pour favoriser la conclusion d’accords annuels sur au moins un des quatre thèmes centraux du secteur, à savoir : la détermination des revenus des travailleurs ; les conditions d’exercice de l’activité professionnelle, notamment en matière de temps de travail ; la prévention des risques professionnels et les dommages causés à des tiers ; les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels.

Les travaux de notre commission ont confirmé des faibles taux de participation des travailleurs lors de la première élection de mai 2022 – 1,83 % pour les livreurs et 3,9 % pour les VTC – mais cela ne remet pas en cause la légitimité des représentants élus, par comparaison à d’autres élections du même type ([615]), d’autant qu’il s’agissait de premières élections organisées dans un secteur qui n’est ni habitué ni sensibilisé au dialogue social.

S’agissant de la représentativité, dans le secteur des VTC, depuis septembre 2022, l’association des plateformes d’indépendants (API), dont sont membres Uber et Caocao, est représentative à hauteur de 60,53 % tandis que la fédération française du transport de personnes sur réservation (FFTPR) qui regroupe notamment Allocab, Bolt, FreeNow, Heetch, LeCab et Marcel est représentative à hauteur de 39,47 %. Pour ce qui est des livreurs, seule l’API est représentative sachant qu’elle regroupe Deliveroo, Stuart et Uber Eats notamment.

Les travaux de notre commission ont également pu montrer que le choix inédit du dialogue social dans le secteur de la mobilité a mené à des premiers résultats même si de nombreux chantiers sont encore ouverts ou à ouvrir.

Comme le souligne le rapport de l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes, Les taxis et VTC en 2021, contrairement aux taxis, le prix des courses VTC n’est pas fixé par arrêté : il peut être forfaitaire (indiqué au moment de la réservation), ou bien calculé en fonction de la distance
et du temps passé en course (déterminé à l’issue de la prestation). Il est fixé librement par chaque plateforme. En 2021, le montant perçu (et non le prix
total) par le chauffeur par kilomètre de course oscillait entre 1,40 euros et 1,60 euros toutes plateformes confondues ([616]) .

Du côté des VTC, les organisations représentatives ont réussi à signer un premier accord, le 18 janvier 2023, qui fixe un revenu minimal de 7,65 euros net par course, ce qui représente une hausse de 27 % du tarif le plus bas pratiqué sur le marché. Comme l’a indiqué le ministre Dussopt : « c’est sur l’entreprise Uber que cet accord aura le plus de répercussions, puisque les autres acteurs avaient déjà aligné leurs minima auparavant. Ce premier accord ne met pas un terme à la discussion sur les revenus sur lesquels il prévoit d’ailleurs des négociations sectorielles début 2023. Il démontre cependant la volonté des acteurs de trouver un consensus et la pertinence du choix que nous avons fait en faveur du dialogue social. » ([617])

Pour ce qui est des livreurs, trois accords collectifs ont été signés le 20 avril 2023 : le premier crée de nouveaux droits, plus protecteurs pour les livreurs, en amont et en aval de la rupture du lien commercial à l’initiative de la plateforme ; le deuxième instaure un revenu minimal garanti horaire de 11,75 euros ; le troisième alloue des ressources supplémentaires aux représentants des travailleurs indépendants.

La création de l’ARPE par l’ordonnance du 21 avril 2021 et la fixation des modalités de représentation des travailleurs et des plateformes par l’ordonnance du 6 avril 2022 ont permis d’instaurer un véritable dialogue social entre les plateformes et les travailleurs indépendants avec lesquelles elles travaillent. Si les premières élections ont donné lieu à une faible mobilisation, cela n'entache pas la qualité des travaux menés qui ont abouti rapidement à un accord sur le tarif minimum des courses de VTC le 18 janvier 2023 et à trois accords collectifs dans le secteur de la livraison le 20 avril 2023.

3.   La responsabilisation des plateformes

Outre la création d’un nouveau cadre de négociation des relations sociales entre les plateformes et les travailleurs, le Gouvernement a mis la pression sur les plateformes pour qu’elles prennent des engagements tant pour réduire leur impact sur l’environnement que pour lutter contre la fraude, en veillant à ce que ces engagements soient respectés sous peine de sanctions.

a.   La responsabilisation des plateformes pour réduire leur impact sur l’environnement

Votre Président constate que la réduction de l’impact sur l’environnement de l’activité des plateformes est un sujet dont s’est saisi le Gouvernement en choisissant la voie de la négociation.

C’est ainsi que le ministère de la transition énergétique a engagé un travail important visant à inciter les plateformes à se doter de chartes d’engagements volontaires pour réduire leur impact négatif sur l’environnement.

Les chartes d’engagements témoignent d’une volonté des entreprises concernées d’agir et de rendre compte dans le temps des efforts consentis et des résultats concrets obtenus. Les entreprises, de toutes tailles, aspirent à être des moteurs de la transition écologique. Ce type d’engagements peut créer un effet d’entraînement et montrer l’importance des efforts de chacun. S’il ne s’agit pas à proprement parler de contrats, n’étant pas juridiquement opposables, elles « obligent » incontestablement les entreprises qui y souscrivent.

L’État assure un suivi et un contrôle de ces actions par la réalisation de points d’étape réguliers avec les acteurs : des comités de pilotage, qui rassemblent les représentants des entreprises signataires et les services techniques de l’État compétents, sont organisés chaque année et un bilan annuel est dressé à l’aide d’indicateurs de suivi. Ces indicateurs font le plus souvent l’objet d’une
co-construction et apportent des éléments chiffrés en réponse aux engagements pris.

C’est ainsi que le 15 février 2021, 19 acteurs de la restauration livrée ont signé avec le ministère de la Transition écologique cette charte d’engagements. D’autres entreprises ont rejoint la dynamique le 1er juillet 2021 et le 15 mars 2022, portant le nombre de signataires à 38 ([618]). La charte recense dix engagements concrets autour de 4 axes : réduire, réemployer, recycler, sensibiliser. Les principaux engagements pris sont un objectif de 50 % des emballages livrés sans plastique à usage unique d’ici le 1er janvier 2022 puis 70 % au 1er janvier 2023 ; la fin de la livraison systématique de couverts et de sauces dès le 1er mars 2021 ; le lancement de 12 expérimentations de réemploi des contenants pour plats, notamment via des dispositifs de consigne et un objectif de 100 % d’emballages recyclables au 1er janvier 2022.

De la même manière, une charte d’engagements pour la réduction de l’impact environnemental du commerce en ligne a été signée le 28 juillet 2021 entre le ministère, la Fédération d’e-commerce et de la vente à distance (FEVAD) et quatorze grandes enseignes du commerce en ligne. Le 14 mars 2022, dix-huit nouvelles entreprises ont rejoint cette dynamique et encore huit en 2023 ([619]). Les engagements dont le calendrier court jusqu’en 2024, portent sur trois thématiques : l’information du consommateur, les emballages, les entrepôts et la livraison. Les acteurs du commerce en ligne s’engagent notamment à Informer le consommateur de l’impact environnemental de la livraison ; favoriser les bons gestes de commande, à encourager les bons gestes en rappelant les consignes de tri et de réemploi au consommateur ; conduire des actions de réduction du volume des emballages et favoriser le développement de modes de livraison décarbonés.

Depuis 2020, le Gouvernement a engagé les plateformes numériques dans une démarche de responsabilisation pour réduire leur impact environnemental qui a déjà permis d’aboutir à la signature d’une charte d’engagements dans le secteur de la restauration livrée et du commerce en ligne en 2021.

Si cette démarche est positive, elle reste néanmoins parcellaire, le secteur du T3P n’étant pas, par exemple, concerné à ce jour.

Or comme l’a montré la rapporteure dans le rapport de la commission, les études sur les conséquences environnementales du développement des VTC, et plus largement des services de livraison via des plateformes, ne font pas consensus. Ainsi, les conclusions des études conduites en la matière en France par le 6t‑bureauet celles promues par les plateformes ([620]) divergent largement de celles rendues par d’autres organismes français ou internationaux, nettement plus critiques ([621]).

 

Dans ce contexte, votre Président estime qu’une évaluation objective et académique des conséquences sur l’environnement de l’activité induite par l’ensemble des plateformes numériques, en France et plus largement en Europe, devrait être conduite car elle s’avère indispensable pour orienter les choix futurs de tout décideur public.

b.   La responsabilisation des plateformes et le renforcement des contrôles pour lutter contre la fraude

Alors que de nombreux articles de presse se sont fait l’écho des pratiques frauduleuses de sous-location de comptes ou de l’utilisation de faux documents pour s’inscrire sur les plateformes numériques de VTC et de livraison conduisant le plus souvent à placer les travailleurs en situation irrégulière en situation d’exploitation ([622]), le Gouvernement a sommé les plateformes de se mobiliser contre le travail illégal et a renforcé les contrôles conduits par les administrations compétentes : inspection du travail, Urssaf, office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI).

Dans ce cadre, les plateformes ont proposé, à partir de septembre 2021, une « charte d’engagement des plateformes », devant permettre de « susciter une dynamique vertueuse dans le secteur, intégrant des actions communes de lutte contre les fraudes » ainsi que la réalisation d’un audit de tous leurs comptes pour vérifier s’il y a des fraudes. En avril 2022, Uber Eats, Deliveroo, Stuart et Frichti ont signé une charte, transmise au Gouvernement, prévoyant de renforcer et d’harmoniser les moyens mis en œuvre par ces plateformes pour lutter contre la fraude à travers plusieurs obligations en matière de contrôle d’authenticité des documents et de lutte contre la sous-traitance irrégulière ([623]).

Les travaux de notre commission ont néanmoins permis de constater que toutes les plateformes n’avaient pas engagé les mêmes moyens pour lutter contre la fraude et respecter tous les engagements de la charte, Uber Eats assurant en avoir fait une priorité ([624]) tandis que Deliveroo, par exemple, n’est pas encore capable d’assurer des contrôles aléatoires d’identité comme sa directrice générale l’a reconnu lors de sa deuxième audition ([625]).

Or la situation des livreurs, en particulier, est très préoccupante comme l’ont confirmé les représentants de la profession lors de leur audition ([626]). À titre d’exemple, Mme Circé Liénart, responsable de la Maison des coursiers, a indiqué :

« Dans le cadre de cette activité, j’ai reçu 690 livreurs « uberisés » et j’ai la possibilité de témoigner d’une part de leur réalité.

« 75 % d’entre eux travaillent au moins six jours par semaine et 56 % travaillent entre neuf et douze heures par jour, sachant que le temps de travail augmente avec l’allongement continu des plages de livraison.

« 80 % des livreurs accueillis touchent moins de 1 500 euros bruts par mois, en moyenne, sans prendre en compte les 22 % de cotisation de l’Urssaf et les frais que cette activité entraîne (réparation du vélo, essence, pass Navigo, etc.).

« Les trois quarts des personnes que je reçois sont sans papiers et travaillent beaucoup. 80 % de ces sans-papiers sont en France depuis plus de trois ans et 28 % depuis plus de cinq ans.

« 56 % de ces travailleurs ont livré pendant le confinement, ce qui a permis d’atténuer les effets négatifs du confinement en permettant aux Français de se faire livrer. Ils ont surtout permis à de nombreuses plateformes de se développer pendant cette période.

« (...) Les trois quarts des livreurs que je reçois à la Maison des coursiers sont sans-papiers, avec énormément de primo-arrivants en France. Un nouveau public apparaît également, avec des grands précaires (personnes au RSA ou au chômage de très longue durée). Ces personnes créent des auto-entreprises, ce qui engendre des frais, et se retrouvent en attente pour travailler sur les plateformes, avec une pression accrue sur les livreurs et une concurrence forte avec une « réserve de travailleurs » importante, notamment chez Uber Eats et Deliveroo.

« (...) Par ailleurs, j’ai eu l’occasion, il y a quelques jours, de rencontrer un travailleur parfaitement en règle et bénéficiant ainsi d’une protection sociale. Cette personne a eu un grave accident et enchaîne les hospitalisations et la rééducation depuis plus d’un an. Or, parlant mal la langue française, ce travailleur n’avait pas compris qu’il devait déclarer son accident sous soixante jours et n’a pas été accompagné dans ses démarches. Cette personne n’a donc bénéficié d’aucune indemnité, simplement parce qu’elle ne connaissait pas les règles à suivre. Son accident est intervenu après une livraison, sur son temps de travail. La plateforme ne l’a pas indemnisée, malgré l’existence d’une assurance qu’elle était en droit de la demander. » ([627])

Dans ce contexte, le Gouvernement a pris l’initiative de renforcer les contrôles sur l’activité des plateformes, notamment concernant les risques de travail illégal que ce soit dans le secteur des mobilités (VTC, livreurs) que dans d’autres secteurs de l’économie où les plateformes numériques se développent également.

Ainsi, comme l’ont confirmé le directeur général du travail comme le directeur de l’OCLTI, le plan national de lutte contre le travail illégal pour les années 2019 à 2021 a inscrit parmi ses priorités la lutte contre les faux statuts en précisant, pour la première fois, que les contrôles devront notamment s’axer sur les plateformes numériques et le respect aux engagements prévus par les chartes : « Dans la qualification des faits, il sera tenu compte de l’évolution récente du cadre juridique applicable à la relation nouée entre les travailleurs et les plateformes numériques et, en particulier, des engagements souscrits dans le cadre de la responsabilité sociale des plateformes de mise en relation qui déterminent les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et en fixent le prix (articles L. 7342-1 et suivants du code du travail). » Cette orientation est encore plus claire dans le cadre du PNLTI 2023-2027 qui vise spécifiquement « la
sous-traitance irrégulière et le recours aux faux statuts dans le cadre des plateformes numériques » et prévoit trois mesures concrètes entre les organes de contrôles » ([628]).

Depuis 2013, dix-huit plateformes ont fait l’objet d’actions de contrôle en vérification de leur situation au regard du travail illégal, dont huit plateformes de mobilité depuis 2016 sachant que la moitié des procédures sont toujours en cours. Le directeur de l’OCLTI a précisé que : « Les enquêtes portant sur les plateformes représentent environ 15 % du portefeuille de la division investigations de l’Office. La durée minimale d’une enquête est d’un an, plus généralement au moins deux ans voire au-delà en raison de la complexité croissante des dossiers et du volume de personnes à auditionner, la taille de la plateforme étant naturellement un critère d’allongement des investigations. » ([629]) Il faut ajouter à cela la durée des procédures judiciaires. À titre d’exemple, la plateforme de livraison Deliveroo a été condamnée en mai 2022 pour des contrôles réalisés en 2016 et 2017. De même, dans le secteur de la livraison « du dernier kilomètre », les contrôles réalisés entre 2016 et 2021 ont conduit à la condamnation de la plateforme Stuart en janvier 2023 pour « prêt de main-d’œuvre illicite » même si elle a été relaxée du chef de « travail dissimulé » ([630]).

Par ailleurs, les auditions des représentants de plateformes de mise en relation, autres que dans le secteur de la mobilité, ont confirmé l’existence de contrôle nombreux les concernant. Ainsi, dans le secteur du quick commerce, la plateforme Getir a reconnu « être en contact avec l’inspection du travail » et avoir eu « des visites de contrôles de la direction départementale de la protection des populations (DDPP), dont le retour s’est avéré très positif » ([631]). Dans le secteur du travail temporaire, M. Achard, cofondateur de la plateforme StaffMe a également reconnu avoir fait l’objet de contrôles de l’Urssaf et de l’inspection du travail, de même que les entreprises utilisatrice de la plateforme, en précisant que s’agissant de StaffMe, « ces contrôles ont simplement donné lieu à des observations, que nous avons corrigées » ([632]). Enfin, dans le secteur de la santé, les représentants de la plateforme Mediflash, qui met en relation des personnels de soins (aides-soignants, infirmiers) avec des établissements de santé, ont souligné que « depuis janvier 2023, de nombreux contrôles de l’Urssaf et de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) ont été diligentés dans des établissements utilisateurs de Mediflash », « une cinquantaine de contrôles » ayant eu le même jour, « avec une centaine d’agents mobilisés » dans quatre départements. Ces contrôles auraient eu pour conséquence que « certains établissements ont pris peur et ont préféré suspendre leur collaboration » ([633]).

Les pratiques des plateformes numériques, tous secteurs confondus, ont conduit à de nombreux contrôles aboutissant à la condamnation de plusieurs plateformes en raison de fraudes au regard de la réglementation du travail.

La situation des livreurs employés par les plateformes est, à cet égard, la plus préoccupante en raison de conditions de travail indignes qui pèsent notamment sur des personnes en situation irrégulière ou non et qui se retrouvent en situation d’exploitation alors qu’ils sont exposés à de nombreux risques.

Si les pouvoirs publics ont réagi en conséquence en accentuant les contrôles et en responsabilisant les plateformes vis-à-vis des travailleurs depuis 2016, votre Président considère que le contrôle des engagements pris par les plateformes devrait être renforcé. De plus, les sanctions encourues par les contrevenantes devraient être beaucoup plus sévères sur le plan pécuniaire et conduire le cas échéant à une dissolution de l'entreprise dans les cas les plus graves.

Enfin, le Gouvernement français a renforcé les obligations déclaratives des plateformes et des travailleurs en matière fiscale depuis 2021. M. Jérôme Fournel, directeur général des Finances publiques a ainsi rappelé que « [les plateformes] ont désormais l’obligation de nous déclarer chaque année les revenus perçus par leurs chauffeurs. Nous disposons également d’outils de « listes noires » pour les sociétés les plus récalcitrantes ». Il a ajouté qu’« en pratique, la majorité des grandes entreprises comme Uber sont contrôlées quasiment en permanence. Il est même rare qu’une période de trois ans ne fasse l’objet d’aucun contrôle de la DGFiP. Nous vérifions en permanence la réalité de l’activité et des déclarations de ces entreprises » ([634]).

Ce travail essentiel reste néanmoins insuffisant compte tenu des difficultés soulevées et des drames rencontrés par certains travailleurs. Une régulation encore plus ambitieuse des plateformes numériques dans l’ensemble des secteurs de l’économie apparaît donc indispensable tant au niveau national qu’européen.

B.   Une régulation plus ambitieuse est désormais indispensable à l’échelle internationale, européenne et nationale pour accompagner les nouveaux usages en améliorant la protection des travailleurs

Comme l’a très justement souligné le rapport de la mission d’information de nos collègues du Sénat intitulé Ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ? ([635]), le développement des plateformes numériques dans l’ensemble des secteurs de la société perturbe notre modèle social et économique et impose à leurs travailleurs les pratiques du management algorithmique, qu’il est nécessaire de mieux encadrer.

Notre rapporteure montre également dans la deuxième partie du rapport que le développement des plateformes numériques dans d’autres secteurs que le T3P, soulève encore des difficultés majeures sur les plans juridiques, économique, social et environnemental : certaines plateformes continuent d’être condamnées pour des pratiques illégales, le secteur de la livraison est notamment marqué par une extrême précarisation des livreurs des plateformes, la gestion algorithmique accroît la pression sur les travailleurs des plateformes dont les niveaux de rémunération sont globalement faibles, la fraude fiscale et sociale liée à l’activité des plateformes numériques s’étend, des troubles du voisinage apparaissent en raison des plateformes de livraison et de quick commerce, etc.

Les plateformes doivent aujourd’hui comprendre qu’il est impératif d’adopter une démarche de conformité sans faille à la réglementation. En outre, la régulation de leurs activités doit être renforcée que ce soit au niveau national, européen et international tant le marché est mondial et impose une action coordonnée.

1.   Harmoniser la définition statistique des « travailleurs des plateformes » au niveau international

Comme le montre la réponse de l’INSEE au questionnaire de la rapporteure, l’absence de définition statistique des « travailleurs des plateformes » au niveau national ou international faisant consensus est une difficulté pour évaluer l’impact de l’ubérisation sur le fonctionnement de l’économie, et en particulier sur l’emploi. L’INSEE reconnaît ainsi que l’« on quantifie mal en France et dans le reste du monde le nombre d’emplois concernés, et moins encore les conditions de travail des personnes concernées ».

L’INSEE précise : « Avec cette absence de consensus sur une définition statistique, il n’existe pas d’harmonisation internationale des mesures statistiques, bien que des travaux soient en cours, à Eurostat notamment ([636]).

« Les chiffres de l’emploi lié aux plateformes souvent cités (en France et au-delà) sont issus d’enquêtes en ligne, rapides et peu coûteuses à mettre en œuvre. Cependant, bien que la méthodologie ne soit pas toujours clairement exposée, le caractère commun à ces différentes enquêtes est de s’appuyer sur des panels en ligne, sans échantillonnage aléatoire, dont les répondants sont des volontaires rémunérés pour répondre : ils sont eux-mêmes, par construction, des microtravailleurs (autrement dit des travailleurs acceptant des micro-tâches numériques ne pouvant pas être robotisées, sur des sites comme « microtaches.job »), biaisant ainsi fondamentalement l’échantillon et donc la mesure. Ces enquêtes donnent ainsi des taux très élevés de travail de plateforme, au regard des autres sources, et surreprésentent le micro-travail par rapport aux chauffeurs ou aux livreurs.

« Les enquêtes plus classiques, en population générale (comme l’enquête Emploi) peuvent permettre de recueillir des informations plus représentatives sur ces emplois. Cependant, la mesure de l’emploi lié aux plateformes dans une enquête par questionnaire se heurte aussi à des obstacles : la petite taille de la population concernée demande non seulement un échantillon large, mais aussi des questions suffisamment spécifiques.

« Par ailleurs, les définitions légales peuvent fonder des obligations, sources de données administratives. Ainsi, l’article 242 bis du code des impôts, modifié par la loi du 23 octobre 2018, impose à compter de 2019 l’obligation aux plateformes de communiquer à l’administration fiscale les relevés individuels des versements effectués auprès de leurs utilisateurs (dès lors que ces versements dépassent 3 000 euros annuels, pour au moins 20 transactions selon l’arrêté d’application du 27 décembre 2018). Cette obligation est prometteuse pour alimenter des analyses statistiques futures ; l’exploitation du premier « millésime » a toutefois posé certaines questions quant à son exhaustivité (des travaux sont en cours pour exploiter les millésimes suivants), quant à la cohérence avec le champ statistique du travail de plateforme (tout locataire AirBnb et tout vendeur sur LeBonCoin ne sont pas en emploi). » ([637])

La réflexion doit absolument se poursuivre au niveau européen et international pour dégager une définition consensuelle du travail via une plateforme afin de pouvoir mener des études statistiques fiables au soutien de toute politique publique.

2.   Poursuivre les négociations pour réformer le système fiscal international et répondre aux défis soulevés par la numérisation de l’économie

Sur le plan fiscal et budgétaire, nos travaux ont confirmé que nombre de plateformes étrangères, à commencer par Uber, ont mis en place des pratiques d’optimisation voire d’évasion fiscale qui leur permettent d’échapper en tout ou partie à l’impôt en France alors que d’autres, et en particulier les plateformes numériques françaises, paient leurs impôts en France. Or cette question ne peut être résolue à l’échelle nationale.

Comme l’a indiqué le directeur des finances publiques lors de son audition, elle impose a minima une coopération à l’échelle européenne entre les États membres qui n’est pas facile à obtenir, comme le montre le cas d’Uber : « Le sujet des contrôles des acteurs numériques se joue à plusieurs niveaux, à savoir les contrôles exercés sous la conduite exclusive de la DGFiP et les contrôles multilatéraux menés par les administrations de différents pays. En effet, pour l’attribution du lieu de taxation de l’activité, c’est-à-dire la France ou l’étranger, il s’agit généralement d’un jeu à somme nulle. Nous devons donc trouver un accord avec nos partenaires. Cet impératif s’applique aussi bien aux contrôles multilatéraux des profits qu’aux accords préalables sur les prix de transfert, ces accords étant couramment demandés par les entreprises du secteur numérique afin de se sécuriser. » ([638])

Il a précisé : « S’agissant des activités d’Uber, nous relevons que l’activité est exercée par Uber BV aux Pays-Bas. Initialement, Uber BV ne s’était d’ailleurs pas interposée. Les groupes tels qu’Uber changent fréquemment de forme en lien avec les règles fiscales et sociales et le droit du travail qui s’appliquent à eux. De manière générale, lorsque ces groupes s’agrandissent, ils créent des structures intermédiaires chargées de gérer un marché ou une série de marchés. En l’occurrence, les activités menées en dehors du continent américain ont été placées sous la houlette d’Uber BV. Plus récemment, d’autres évolutions de structure ont eu lieu, notamment à travers le lancement d’Uber Eats. Nous devons donc nous adapter à la volatilité de structure des groupes, laquelle peut avoir des conséquences fiscales importantes.

« Par ailleurs, pour ce qui a trait à la localisation du profit, nous distinguons des activités de deux natures. Il s’agit d’une marque ou d’une licence rémunérée d’une part, et des activités support, comme le marketing, qui sont présentes dans les pays d’implantation d’autre part. La question est de déterminer le niveau de rémunération de ces activités au bénéfice de ces sociétés et la part des revenus à laisser remonter vers le centre.

« Le débat entre les différents pays porte sur le niveau suffisant de redevance à laisser en France. Dans ce cadre, notre « rôle préféré » est de faire remonter la part de redevances qui doit revenir sur le territoire français pour y être fiscalisée. Bien entendu, mes homologues néerlandais tiennent une position rigoureusement inverse, d’où l’existence de différents types de résolution des conflits.

« Il peut s’agir d’accords préalables sur les prix de transfert. La société Uber ne fait pas l’objet d’un tel accord préalable. En outre, le programme expérimental de l’Organisation européenne de coopération économique (OCDE), intitulé ICAP (International compliance assurance program), consiste à tenter de sécuriser a priori le niveau de redevance à plusieurs pays, couvrant l’ensemble des flux financiers de l’entreprise concernée lorsqu’elle opère dans plusieurs marchés.

« L’autre solution de résolution des conflits prévoit de réaliser un contrôle multilatéral, afin d’éviter que les entreprises soumises à de multiples contrôles se voient opposer des positions incohérentes entre elles et fassent l’objet d’une double imposition. Les contrôles multilatéraux aboutissent parfois. Cependant, dans certains cas, les positions des pays sont trop antagonistes pour parvenir à un accord. À cet égard, la presse s’est faite l’écho de dissensions entre la France et différents pays d’une part, et les Pays-Bas d’autre part, s’agissant des niveaux de redevance acceptables. Ces divergences peuvent perdurer et ne débouchent pas nécessairement sur un accord in fine. » ([639]).

Ce sujet, comme celui de la régulation du statut des travailleurs, mériterait, comme l’a souligné M. Jacques Attali, de faire l’objet d’une régulation au niveau international pour éviter les risques de concurrence déloyale liée à des formes de dumping social et fiscal.

Selon M. Jacques Attali, ce sujet « renvoie à la domination du marché sur la démocratie, que j’évoque souvent dans mes travaux. Le marché est mondial, la démocratie nationale, et le marché mondial l’emporte et impose sa loi à la démocratie. C’est l’un des grands dangers que courent nos sociétés. Nous en voyons quelques manifestations en abordant le sujet dont nous parlons. Mais il en existe de bien plus importantes dans de nombreux autres domaines où, aussi longtemps qu’il n’existera pas des réglementations nationales fortes ou une réglementation internationale capable de rivaliser avec la puissance des multinationales, nous irons vers un marché mondial sans État de droit. Ce marché imposera sa règle en droit du travail comme en d’autres domaines à des sociétés qui ensuite, pour le pire, choisiront de se refermer avec un totalitarisme ou un populisme pour éviter provisoirement la règle du marché – provisoirement, car cela ne fonctionnera pas. La seule solution pour se protéger est d’instaurer une règle internationale forte, que les démocraties imposeront ensemble ».

Il a ajouté : « Ces règles existent. Dans le domaine qui nous intéresse, elles ont été édictées par l’Organisation internationale du travail (OIT). Il faudrait simplement que cette dernière soit écoutée. Si l’on considérait qu’un pays qui ne respecte pas les réglementations internationales du travail n’est pas autorisé à exporter en bénéficiant des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), nous aurions réglé pratiquement tous les sujets dont nous parlons. Mais nous en sommes encore très loin. C’est de la science-fiction politique. » ([640])

En matière fiscale, il faut relever que le 8 octobre 2021, après plusieurs années d’âpres négociations, les 141 pays membres du cadre inclusif Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) / G20 se sont accordés pour une solution à deux piliers afin de réformer en profondeur le système fiscal international et répondre aux défis fiscaux soulevés par la numérisation de l’économie.

Le pilier 1 vise à instaurer de nouvelles règles de répartition des droits d’imposition des bénéfices des groupes. Le pilier 2 vise lui à instaurer un taux d’imposition minimum notamment par l’application des règles dites Global AntiBase Erosion Rules pour un niveau d’impôt sur les bénéfices minimum de 15 %.

Le directeur général des Finances publiques a souligné que le Gouvernement français a été très proactif pour établir cette nouvelle régulation internationale : « Le gouvernement français a appuyé les démarches de l’OCDE qui visent à mettre en place des outils de fiscalité internationale instaurant des règles « a priori ». Je pense notamment à la règle qui s’applique aux entreprises internationales du secteur numérique qui prévoit qu’au-delà d’un niveau de profit de 10 %, 25 % sont répartis entre les pays de destination où se trouvent les consommateurs. Ces règles « a priori » permettent d’éviter des négociations bilatérales ou multilatérales au cas par cas. Le pilier 1 de l’OCDE fait actuellement l’objet de discussions dans ce cadre. Pour sa part, le pilier 2 est en cours de mise en place et a pour objectif de se prémunir des zones de non-fiscalisation complète en dessous de 15 %.

« (...) Dans le cadre des initiatives successives portées par l’OCDE et relayées à plusieurs reprises par les dirigeants du G7 et du G20, la France a joué un rôle extrêmement actif dans la conception du dispositif, à travers les nombreuses participations aux groupes de travail de l’OCDE.

« S’agissant du pilier 2, plusieurs groupes de travail sont en cours afin de définir les règles fines de fonctionnement des systèmes de déclaration des grandes entreprises françaises et la manière de recueillir les informations des grandes entreprises étrangères qui opèrent sur le marché français. L’objectif est de s’assurer que la redevance des 15 % est bien perçue. Pour ma part, j’ai confiance dans les systèmes de reporting et je considère ne pas avoir besoin de reproduire des contrôles en aval.

« En outre, la France a relancé le débat à plusieurs reprises sur ces différents sujets, notamment dans le cadre d’un chantier ayant duré plusieurs années. Des moments de « creux » ont nécessairement eu lieu au gré des évolutions politiques des différents pays. Les interventions françaises ont permis de poursuivre les initiatives, notamment sur le pilier 2. En tout état de cause, le travail de l’Union européenne a permis d’adopter des directives, lesquelles ont été transposées rapidement en France.

« Ainsi, dans le cadre de l’adoption d’un projet de directive européenne, des difficultés ont parfois été rencontrées avec la Hongrie, la Pologne et l’Irlande. La France a alors annoncé son intention de mettre en œuvre le pilier 2 y compris en l’absence d’accord. Dans un communiqué de presse piloté par la France, plusieurs pays ont fait part de la même position, ce qui a conduit les autres à se rallier au projet de directive. En effet, si la France et ses partenaires avaient déployé le pilier 2 de l’OCDE, ils auraient capté directement une partie de la sous-fiscalisation y compris celle localisée dans des filiales lointaines. Mécaniquement, la France aurait donc prélevé de la « matière fiscale » à des pays qui n’auraient pas appliqué le pilier 2 de l’OCDE. Son annonce a donc incité tous les pays à aller de l’avant. S’agissant du pilier 1, un accord multilatéral demeure nécessaire car il est impossible de répartir les profits entre les pays si l’intégralité de ces derniers n’est pas impliquée.

« En pratique, les travaux relatifs au pilier 2 ont progressé pour aboutir à la phase actuelle de mise en œuvre. Demain, je participerai à une réunion au titre de ma fonction de viceprésident du forum des administrations fiscales de l’OCDE. Nous évoquerons à cette occasion la mise en œuvre concrète du pilier 2 et des besoins d’appui de certains pays, dont ceux dont les administrations sont les moins susceptibles de s’embarquer rapidement dans ce pilier. Plus généralement, la France porte continuellement ces sujets dans toutes les instances. » ([641])

L’enjeu financier pourrait être significatif. L’OCDE estime en effet que l’application du pilier 1 pourrait rapporter jusqu’à 36 milliards de dollars aux États concernés et que l’instauration du taux minimum de 15 % (pilier 2) pourrait se traduire par des gains de recettes annuelles d’environ 220 milliards de dollars, soit 9 % des impôts sur les bénéfices mondiaux.

La France jour un rôle moteur dans la conduite des négociations internationales pour lutter contre l’optimisation fiscale et l’évasion fiscale.

Ces négociations doivent être encouragées et aboutir au plus vite pour rétablir une certaine équité et justice fiscale dans le secteur numérique.

L’enjeu financier pour l’ensemble des États est évalué à plus de 250 milliards de dollars.

3.   Renforcer les droits des travailleurs de plateformes au niveau européen et national en préservant les nouveaux usages

Les travaux de la commission ont montré que les différents États réagissent de manière très différente aussi bien au sein de l’Union européenne qu’au niveau international sur la question majeure du statut des travailleurs des plateformes. En situation souvent précaire, ces travailleurs subissent en outre le management algorithmique des plateformes, faute de régulation en la matière.

Ainsi, en Californie, où le modèle Uber est pourtant né, les pouvoirs publics ont proposé d’instaurer un régime obligatoire de salariat par la voie législative qui a été remis en cause par un référendum portant sur une loi consacrant le statut indépendant des chauffeurs, dite « Prop 22 », à l’initiative des plateformes Uber et Lyft ([642]).

Au sein de l’Union européenne, les États membres ont également retenu des approches différentes, souvent fondées sur des décisions de justice au départ comme l’a souligné, M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux : « En Europe, plus de 300 décisions administratives et judiciaires sur le statut des travailleurs des plateformes ont été rendues. Les différentes cours, y compris la Cour de cassation en France, ont généralement statué en faveur d’une requalification des travailleurs en tant que salariés. » ([643])

Ainsi, l’Espagne a adopté une réglementation intéressante afin de renforcer spécifiquement la protection des travailleurs des plateformes de livraison. En effet, le décret-loi 9/2021 du 11 mai 2021 établit une présomption de « travail salarié » dans le secteur de la livraison de repas et de marchandise ainsi qu’une obligation d’information des représentants des travailleurs sur les règles sur lesquelles sont fondées les algorithmes et les systèmes d’intelligence artificielle qui peuvent affecter les conditions de travail dans les plateformes. Cette dernière obligation s’applique quel que soit le domaine d’activité de la plateforme (c’est-à-dire pas seulement à celles qui effectuent des livraisons à domicile).

Le Portugal, la Belgique et les Pays-Bas sont en cours de réflexion pour adopter une législation visant à la requalification automatique des travailleurs de plateformes en salarié. L’Allemagne comme la France ont une approche intermédiaire, à ce stade, tandis que les pays nordiques sont très attachés à leur modèle fondé sur la négociation collective comme l’a rappelé en audition M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes.

Dans ce contexte et afin d’harmoniser le statut des travailleurs des plateformes de manière protectrice tout en garantissant davantage de sécurité juridique pour les plateformes, la Commission européenne a formulé, le 9 décembre 2021, une proposition de directive européenne tendant à instaurer une présomption réfragable de salariat au bénéfice des travailleurs des plateformes sur la base d’au moins deux critères sur cinq caractérisant un lien de subordination ([644]). Cette directive prévoit également d’améliorer les droits des travailleurs en garantissant également l’équité, la transparence et la responsabilité de la gestion algorithmique dans le cadre du travail via une plateforme.

Le 2 février 2023, la majorité des députés au Parlement européen, dont le groupe Renew, s’est prononcée pour un renforcement des droits des travailleurs des plateformes et une surveillance plus poussée sur la manière dont les plateformes numériques devraient utiliser les algorithmes et l’intelligence artificielle pour contrôler et évaluer les travailleurs. Le Parlement européen propose ainsi d’instaurer une présomption réfragable de salariat pour tout travailleur de plateforme et renverse la charge de la preuve sur les plateformes qui pourront le cas échéant démontrer, devant un juge, que le travailleur avec lequel elle est en relation est un « vrai indépendant » sur la base de certains critères.

Votre Président considère que l’harmonisation du statut des travailleurs des plateformes et de leurs droits au regard des pratiques de gestion algorithmique à l’échelle européenne est indispensable. Il salue le fait qu’après plus d’un an et demi de négociation, les 27 États membres du Conseil de l’Union européenne soient parvenus à un compromis le 12 juin 2023. Celui-ci repose sur le texte initial proposé par la Commission mais impose de réunir au moins trois critères pour appliquer la « présomption de salariat ».

Il estime en effet que ce compromis est approprié aux nouveaux usages : il permet de protéger les travailleurs se trouvant en réalité dans une relation de subordination vis-à-vis de certaines plateformes tout en préservant le statut d’indépendant aux « vrais » indépendants travaillant par l'intermédiaire d’une plateforme.

Ce compromis permet également de protéger la très grande majorité de travailleurs employés comme salariés actuellement d’un risque de dégradation de leur statut car, si tous les travailleurs des plateformes basculaient automatiquement sous le statut de salarié pour bénéficier des droits qui y sont associés – comme le propose la rapporteure – il en résulterait une inégalité de traitement entre « salariés » : ceux des plateformes seraient soumis à de moindres devoirs vis-à-vis des plateformes employeuses alors que les autres salariés resteraient tenus à des obligations importantes vis-à-vis de leur employeur (respecter les horaires de travail déterminé par le contrat ou le règlement intérieur, respecter des clauses de non-concurrence, effectuer le travail en conformité avec les instructions données par les supérieurs hiérarchiques, etc.).

Le trilogue entre les institutions européennes va donc pouvoir se poursuivre et il faut espérer, pour le bien des travailleurs et la sécurité juridique des plateformes, qu’un accord sera trouvé avant la fin de la législature européenne en mai 2024 pour une application des nouvelles règles harmonisées dans le courant de l’année 2025. Dans l’attente, et afin de lutter contre les pratiques actuelles de certaines plateformes conduisant à des conditions de travail indignes voire à de l’exploitation des travailleurs sans papier, comme dans le secteur de la livraison, votre Président propose au législateur de s’emparer de la question de l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes si le dialogue social n’aboutit pas à des avancées concrètes dans un horizon proche.

Les négociations au niveau européen pour améliorer les conditions de travail des travailleurs via les plateformes sont désormais bien engagées et semblent avoir abouti à un bon équilibre au Conseil européen du 12 juin 2023 pour accompagner les nouveaux usages tout en améliorant significativement la protection des travailleurs.

Sans attendre l’issue de ces négociations européennes, il estime néanmoins urgent d’inscrire dans le prochain cycle de négociation de l’ARPE quatre thématiques obligatoires pour améliorer la protection des travailleurs des plateformes de mobilité relatives :

 à la détermination d’un revenu minimal décent ;

 à la prise en charge obligatoire par les plateformes d’une complémentaire-santé sans répercussion sur le revenu des travailleurs ;

– aux conditions du management algorithmique et aux congés pour promouvoir l’équité, la transparence et la responsabilité des plateformes ;

Si les négociations au sein de l’ARPE n’aboutissaient pas d’ici la fin du prochain cycle, le législateur pourrait alors intervenir pour fixer ces règles
lui-même. Les pouvoirs publics doivent aussi s’engager à renforcer les mesures de lutte contre la fraude des plateformes comme des travailleurs eux même.

 

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Remerciements

Je tiens à remercier, au nom de l’ensemble des membres de la commission, toutes les personnes auditionnées ([645]) : les journalistes du journal Le Monde à l’origine de l’enquête en France, le lanceur d’alerte M. Mark MacGann, les représentants des chauffeurs de taxi et des VTC, les représentants des livreurs, les syndicalistes, les avocats, les hauts magistrats de la Cour de cassation, les dirigeants de nombreuses plateformes numériques, les économistes mis en cause par les Uber files, les sous-traitants des plateformes, les directeurs d’administrations et les présidents d’autorités administratives indépendantes telles que la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), l’Autorité de la concurrence –, les experts que nous avons sollicités, parmi lesquels M. Jean-Yves Frouin, M. Bruno Mettling, plusieurs professeurs d’Université ou représentants d’associations ou d’organisation non gouvernementale ainsi que les représentants de la société Uber de l’époque et d’aujourd’hui.

Je remercie également les décideurs publics de l’époque, anciens députés, anciens Premiers ministres, ministres ou membres de cabinets ministériels qui ont pu nous apporter leur indispensable éclairage sur les faits qui se sont réellement passés et qui diffèrent sensiblement de l’histoire racontée à travers l’enquête des Uber files.

Je salue la disponibilité des décideurs publics actuels qui ont répondu, sans délai, à notre convocation en audition malgré leur charge de travail, à commencer par Mme Élisabeth Borne, Première ministre, M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion et M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des transports.

Enfin, je remercie toutes les cabinets ministériels et les services de l’administration qui ont répondu, par écrit, aux questionnaires de notre rapporteure afin de nous faire part de leur expertise ([646]) . Pour conclure, je remercie également les services de l’Assemblée nationale pour leur contribution à la réussite de nos travaux.

 

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Contribution de M. Frédéric Zgainski, vice-président, député du groupe démocrate

Contribution de Frédéric ZGAINSKI

Député de Gironde pour le compte du groupe Démocrate

La commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files affichait un double objectif :

1-      D’une part, émettre des recommandations concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts, soit de mieux contrôler le lobbying en France ;

2-      D’autre part, d’évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales du modèle d’Uber, soit du statut de l’auto-entreprenariat (micro entreprise) et des relations entre les plateformes numériques et les opérateurs de ces plateformes.

Le groupe Démocrate n’a pas attendu cette commission pour étudier ces sujets, auditionner des parties prenantes et acteurs, et émettre des rapports et des recommandations à destination des décideurs publics.

Ainsi, en 2021, M. Sylvain WASERMAN alors Vice-Président de l’Assemblée Nationale restituait son rapport émettant des propositions pour un lobbying plus responsable et transparent.

Également, en 2023, Mme Maud GATEL, Députée de Paris, présentait son rapport d’information sur le quick commerce, les conséquences économiques, sociales et environnementales de son développement.

En complément de ces travaux, M. Frédéric ZGAINSKI, en sa qualité de Vice-président de la commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files, a suivi les nombreuses auditions que celle-ci a mené. Après avoir étudié les échanges avec les acteurs entendus, il entend éclairer sa position sur ce double sujet.

Concernant l’encadrement de l’action des représentants d’intérêts, outre le renforcement du contrôle de la HATVP et le respect des obligations des représentants d’intérêts issus de la loi Sapin II, la solution doit passer par la formation de tous au respect des règles déontologiques relatives au lobbying.

Concernant les relations entre les travailleurs et les plateformes numériques, M. Frédéric ZGAINSKI souhaite que la future directive européenne sur les travailleurs des plateformes, encore en discussion et en négociation, voit le jour. Elle apportera une meilleure protection sociale des travailleurs et pourra coordonner les actions des Etats-membres sur ce sujet majeur qui impacte toutes les économies européennes et doit donc être traité à ce niveau.

Parallèlement, il souhaite rappeler que la France a la chance de bénéficier de l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE), créée le 21 avril 2021, qui est un outil essentiel du dialogue social dans notre pays. Elle a notamment organisé les premières élections des représentants des travailleurs indépendants utilisant les services des plateformes, et il convient de s’appuyer dessus pour rééquilibrer les relations de travail dans ces secteurs, tout en renforçant son fonctionnement. Il apparaît ainsi nécessaire d’engager l’ARPE sur un programme de travail avec différentes thématiques pour pérenniser les nombreux emplois créés par les plateformes.

Également, M. ZGAINSKI souhaite renforcer les moyens humaines et surtout techniques de contrôle de l’Etat sur les plateformes numériques.

Enfin, il souhaite attirer l’attention sur la nécessité de faire un bilan complet du statut de microentreprise afin de pouvoir l’améliorer. Cette amélioration doit prendre en compte à la fois le statut du micro entrepreneur (droits à la retraite, prévoyance, etc.) et les formes de concurrences déloyales que le statut a pu introduire dans quelques secteurs de notre économie.

Ainsi, M. Frédéric ZGAINSKI soumet plusieurs recommandations afin de répondre aux enjeux soulevés par les multiples auditions et travaux de cette commission d’enquête.

Recommandations concernant les conséquences socio-économiques du développement des plateformes :

Améliorer la représentativité de l’ARPE et fixer un calendrier de négociations sur les thématiques suivantes :

-          Prévention et sécurité

-          Santé et médecine du travail

-          Droit à la formation pour assurer un parcours de carrière

-          Rémunération minimale

 

Soumettre la nomination du Président du conseil d’administration de l’ARPE par le Président de la République à l’avis des commissions permanentes compétentes de l’Assemblée Nationale et du Sénat.

 

Renforcer les droits des livreurs indépendants en encourageant le recours à des dispositifs de portage salarial.

 

Assurer une meilleure information sur le métier de chauffeur VTC.

 

Construire un label RSE dédié aux plateformes et les inciter à revoir leur gestion des ressources humaines.

 

Réaliser une évaluation socio-économique complète du statut d’autoentrepreneur.

 

Veiller au respect du droit en vigueur en ce qui concerne le traitement des données de géolocalisation des livreurs et des consommateurs.

 

Obliger les plateformes numériques à être transparentes sur les données qu’elles recueillent et l’usages qu’elles en font.

 

Conforter le cadre de représentation et de négociations collectives entre les travailleurs indépendants et les plateformes.

 

Recommandations concernant l’encadrement des pratiques de lobbying :

Renforcer la formation des agents publics aux règles déontologiques et relatives aux conflits d’intérêts tout en diffusant les bonnes pratiques.


Contribution de mme Béatrice Roullaud, députée du groupe rassemblement national

CONTRIBUTION BÉATRICE ROULLAUD, députée de Seine-et-Marne

 

 

Les auditions auxquelles j’ai pu assister dans le cadre de cette enquête UBERFILES furent passionnantes.

 

Pour ma part deux points méritent particulièrement de nourrir notre réflexion.

 

En premier lieu, il s’agit de l’autorité de l’État et de la protection qu’il doit à ses concitoyens.

 

Ce qui interpelle le plus au demeurant dans cette enquête, c’est qu’une situation de fait ait pu se maintenir dans un État de droit et que celui-ci n’a pas été capable de (ou n’a pas voulu) faire respecter les règles de droit qui à l’époque gouvernaient le transport de personnes.

 

Il paraît en effet étonnant que, l’État au détriment des règles légales existantes, ait pu laisser s’installer une concurrence déloyale faite aux taxis, et n’ait pas songé non plus à indemniser ces derniers, comme cela a pu se faire pour des études d’huissier lorsque la profession d’avoué a disparu. 

 

N’oublions pas que certains taxis titulaires de licences se sont trouvés ruinés, celles-ci étant devenues incessibles, et que d’autres ont mis fin à leurs jours par désespoir.

 

Une étude plus approfondie de ce rapport permettra peut-être de révéler les manquements de l’État dans son devoir de faire respecter les règles de droit censées s’appliquer à tous.

 

Le deuxième fait marquant est l’étendue des fraudes que peuvent générer les plateformes en l’absence de règles contraignantes.

 

Notamment parce que certains comptes sont sous-loués, les plateformes en l’absence d’une réglementation permettent tous les abus.

 

-          Fraude à la déclaration d’embauche ;

-          Fraude aux cotisations sociales ;

-          Fraude à la législation du travail ;

-          Encouragement à l’immigration illégale.

 

Sans aller jusqu’à la fraude, ces plateformes permettent en tout cas l’évasion fiscale préjudiciable à l’État.

 

Elles engendrent aussi des comportements hautement répréhensibles et l’on songe à l’audition d’Alexandre DOL, ancien cadre d’Uber, et d’Hervé Street, nous révélant à quel point les
sous-traitants d’entreprise de livraison sont pressurés, devant toujours revoir leurs prestations à la baisse, les menant à la faillite.

 

Il convient donc de réfléchir aux moyens de contrôler les plateformes et de règlementer les conventions qu’elles passent avec leurs sous-traitants afin que ceux-ci puissent dégager un bénéfice suffisant pour être viable et pour respecter le droit du travail lorsqu’ils embauchent.

Enfin, notre choix d’opter pour la publication de ce rapport n’implique nullement l’adhésion aux recommandations de Madame la rapporteure, certaines n’ont pas de rapport avec le sujet et d’autres vont totalement à l’encontre de notre vision politique.

 

Parmi celles qui pourraient remporter notre adhésion, figure la présomption de salariat. 

 

Faut-il aller jusqu’à légiférer sur une présomption réfragable de salariat ?

 

Il semble que cette position résoudrait bien des problèmes quant aux cotisations sociales et aux droits des personnes travaillant avec ses plateformes.

 

Mais n’est-ce pas trop rigide ?

 

Peut-être pourrait-on réfléchir à un choix laissé entre les deux statuts (salariat ou indépendant) à celui qui contracte avec la plateforme afin de laisser plus de libérté, à condition que ce choix puisse bien évidemment être éclairé et réellement consenti.

 

Nous ne sommes en tout cas pas opposés par principe à la présomption de salariat.

 

Enfin, si cette commission d’enquête permet de révéler les manquements décrits ci-dessus, elle manque sa cible en ne prouvant pas les accusations portées par la France insoumise.    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Contribution du groupe écologiste – NUPES

 Contribution commission d'enquête “Uber files”

Groupe Écologiste - NUPES

 


Cette contribution au rapport de la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files a été rédigée par Sophie Taillé-Polian au nom du groupe Écologiste - NUPES.

 

Les député·es du groupe saluent le travail important d’auditions réalisé par le président et la rapporteure de la commission d’enquête et espèrent que les préconisations de ce rapport seront suivies de mesures fortes quant à l’encadrement des stratégies de lobbying des différentes plateformes. Cependant, le groupe regrette que certaines auditions n’aient pu avoir lieu en raison de l’opposition du bureau de la commission d'enquête.

 

Dans un contexte de recul de notre Etat de droit et de défiance institutionnelle, cette commission d’enquête présente un intérêt démocratique primordial. Il était nécessaire pour les parlementaires d’engager un travail de fond pour rendre public un pacte conclu dans la plus haute opacité entre ministres et lobbyistes.

Lorsque des ministères peuvent conclure des accords sans la moindre transparence, alors c’est la défiance envers nos institutions et nos représentant·es qui grandit.

Le flou juridique voire l’absence complète de législation dans certains cas ont conduit à des situations ubuesques dans lesquelles les intérêts économiques des plateformes ont primé, alors que l'intérêt général doit être la boussole de la puissance publique.

 

A travers les conclusions de ce rapport se dessinent trois grands défis : celui pour notre Etat de droit de sortir renforcé, celui pour la protection des travailleurs et travailleuses et enfin, celui d’alerter sur les conséquences néfastes d’Uber et plus généralement du système des plateformes sur l'environnement et le climat.

 

La révélation de méthodes scandaleuses dans le but d’implanter la plateforme Uber a mis en lumière l’impuissance des autorités publiques et la fragilité de l’Etat de droit.

 

La politique agressive de lobbying exercée par l’entreprise dans le but d’acquérir une législation avantageuse pour son installation sur le territoire français est le symptôme de la défaillance des autorités publiques. Sous couvert de stratégie d’influence, Uber a déployé un arsenal de méthodes répréhensibles et malhonnêtes pour arriver à ses fins, outrepassant parfois même la loi : travail dissimulé, non paiement des cotisations sociales et optimisation fiscale. Cette stratégie s’est imposée au plus haut niveau décisionnel dans les ministères, grâce à la mise en place d’une stratégie dotée de moyens extrêmement importants et diversifiés : achat d’enquêtes par des universitaires afin de vanter les mérites de la plateforme, transmission massive d’amendements aux parlementaires, organisation de fausses manifestations, recours à des investisseurs influents, contacts directs et répétés avec différents membres du gouvernement, jouant les oppositions entre eux, etc.

 

La complaisance voire le soutien des pouvoirs publics à cette stratégie pose la question fondamentale de la préservation de l’Etat de droit. Comment cela a-t-il pu se produire ? Quand un lobby peut façonner la fabrique de la loi, quand la logique de l’argent passe avant les individus, lorsque des ministres tiennent secret des rendez-vous dans leur agenda, alors la défaillance des autorités publiques est nette.

 

Les pratiques du privé infiltrent le pouvoir et portent influence dans la prise de décision publique et politique. En l’espèce, un contrôle indépendant et transparent doit pouvoir être effectué par une autorité ou une mission interministérielle afin de vérifier que chaque plateforme respecte bien l’ensemble des réglementations comme cela est préconisé dans le rapport.

 

Il est urgent d’assumer une volonté politique de lutte contre les pratiques illégales des différentes plateformes, qui ne cessent de se multiplier au fur et à mesure des années, s'implantant dans tous les secteurs d’activité dans l’unique but de faire des bénéfices en bafouant la législation et les droits des travailleurs et des travailleuses.

 

La présomption de salariat pour les travailleurs et travailleuses indépendant·es est une absolue nécessité, gage de protection et de reconnaissance de leur statut.

 

Dans une société traversée par des transformations qui impactent le travail, le sens qu’on lui donne et les rapports que les travailleurs et travailleuses entretiennent à son égard, il était primordial pour les parlementaires de se pencher sur la question du lobbying des plateformes VTC qui se sont développées en France depuis la fin des années 2000.

 

La mise en concurrence des travailleurs et des travailleuses, en l'occurrence des taxis et des VTC, illustrée par nombre de tensions, mouvements de contestation et de manifestations met en lumière la primauté des intérêts économiques de l’entreprise Uber sur l'intérêt général, sur celui de celles et ceux qui produisent les richesses de notre pays.

 

Dans la continuité de ce que vient d’acter le Parlement européen en votant une directive de présomption de salariat, la France doit être au rendez-vous. L’usage frauduleux du statut de travailleur et travailleuse indépendant·e doit cesser, désormais les plateformes doivent assumer leurs obligations légales en tant qu’employeuses.

 

La dynamique européenne vient arrêter une politique de dérégulation durable et pérenne du droit du travail que les gouvernements successifs n’ont cessé de mettre en place à travers la notamment la facilitation des licenciements collectifs, la baisse des indemnités en cas de licenciement, le renforcement des contrats précaires et la sacralisation du statut de travailleur indépendant dénué de cadre protecteur.

 

 

L’entreprise Uber, tout en menant de vastes opérations de greenwashing, a un fort impact sur le dérèglement climatique

 

Outre exploiter les travailleurs et travailleuses, Uber contribue au dérèglement climatique, à travers la forte pollution de l’air que génère son activité, et l’identité de ses actionnaires.

 

L’impact environnemental des trajets Uber est supérieur à celui des modes de déplacement qu’ils remplacent (voitures privées, transports en commun, vélo ou marche). Nos villes assistent depuis plusieurs années à une augmentation des déplacements en voiture, entraînant une forte hausse de la pollution atmosphérique. Uber alimente la crise climatique.

 

En 2017, encore près de 90 % des VTC circulant en France étaient des véhicules à moteur diesel. Face à cette réalité, l’entreprise Uber multiplie les campagnes de greenwashing et se présente comme vertueuse en matière environnementale. Mais ses annonces – comme disposer d’un parc de véhicules à 50 % électrique d’ici 2025 – ne sont pas à la hauteur. Pire, l’entreprise fait peser sur les travailleurs et travailleuses l’équipement à leurs frais de véhicules électriques ou hybrides. Bien souvent, leur niveau de revenu est insuffisant pour supporter les coûts d’acquisition de tels véhicules. Uber doit assumer sa politique pseudo-volontariste.

 

De plus, l’actionnariat de la société Uber se livre à des activités écocides et s’enrichit en destinant nos sociétés à leur perte. Ses entreprises actionnaires détruisent la planète par leur investissement massif dans les énergies fossiles, à l'instar de la société multinationale BlackRock – 4 milliards de dollars d’actions Uber – ou encore de la banque américaine JPMorgan Chase – 3,7 milliards de dollars d’actions Uber.

En ouvrant un boulevard à Uber, la France nourrit les géants qui détruisent les générations présentes et futures.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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   Liste des personnes auditionnées

Les comptes rendus des auditions sont consultables ici.

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des réunions de la commission d’enquête.

Jeudi 9 février 2023

– Table ronde réunissant des syndicats et organisations professionnelles de taxis :

– Table ronde réunissant les journalistes à l’origine des Uber files en France, membres du collectif international des journalistes d’investigation (ICIJ) :

– M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV

Jeudi 2 mars 2023

 M. Harry Davies, journaliste, The Guardian, membre du collectif international des journalistes d’investigation (ICIJ) et chef de file sur le dossier Uber files

– Table ronde de représentants de livreurs de plateformes :

– M. Sayah Baaroun, secrétaire général du Syndicat des chauffeurs privés

– M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC

– Audition conjointe de :

Jeudi 9 mars 2023

– M. Thomas Aonzo, Président de l’Union-Indépendants et de M. Stéphane Chevet, ancien président de l’Union-Indépendants

– Audition conjointe :

– M. Jean-Yves Frouin, avocat, auteur d’un rapport remis au Premier ministre le 1er décembre 2020 intitulé Réguler les plateformes numériques de travail

– M. Pierre Ramain, Directeur général du travail, et Mme Annaïck Laurent, Directrice générale adjointe du travail, au ministère du travail, du plein Emploi et de l’insertion

Mercredi 15 mars 2023

– M. Jean-Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. le doyen de chambre Jean‑Guy Huglo et Mme la doyenne de section Christine Capitaine

– M. Nicolas Musikas, directeur général France des plateformes Getir (*), Gorillas (*) et Frichti

Jeudi 16 mars 2023

– M. Bruno Mettling, président, et M. Joël Blondel, directeur général de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE)

– M. Michel Dieleman, président de l’Association française du Travel management (AFTM)

– Maître Thaima Samman, avocate, représentante du cabinet Fipra en France

Jeudi 23 mars 2023

– M. Mark MacGann, ancien dirigeant et lobbyiste d’Uber, lanceur d’alerte sur les pratiques de la société Uber pour entrer sur les marchés français et européen, accompagné de Mme Delphine Halgand, fondatrice de l’organisation The Signals Network

– M. Jacques Attali, président de la commission pour la libéralisation de la croissance française en 2008

– Mme Nathalie Homobono, ancienne directrice générale de la concurrence, la consommation et la répression des fraudes entre 2009 et 2018

– M. Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat

– M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, et M. Emmanuel Dellacherie, directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle de l’Urssaf

– M. Benoit Coeuré, président de l’Autorité de la concurrence

Jeudi 30 mars 2023

– M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes

– MM. Maxime Klein, Léopold Treppoz et Stanislas Chastel, cofondateurs de la plateforme Mediflash

– M. Enzo Romoli, responsable des affaires européennes et de M. Parfait Bazebi, directeur des opérations de la plateforme Free Now

– Mme Alice Navarro, directrice adjointe de l’Agence française anticorruption, ancienne conseillère juridique du directeur général du Trésor et référente déontologue et alerte de la direction générale du Trésor du ministère de l’économie et des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

– M. David Thesmar, Professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT)

– Mme Leila Chaibi, députée européenne, vice‑présidente de la commission de l’emploi et des affaires sociales au Parlement européen et rapporteure fictive sur le projet de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via des plateformes

Jeudi 6 avril 2023

– M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), accompagné de Mmes Astrid Mariaux, cheffe du service des contrôles des affaires économiques, Sophie Genvresse, cheffe du service de l’exercice des droits et des plaintes

– Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale de la plateforme Deliveroo France (*)

– M. Nicolas Rousselet, président-directeur général du Groupe Rousselet (ex Groupe G7)

– Audition conjointe de :

– MM. Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta.gouv.fr et de Pierre Pezziardi, entrepreneur et ancien responsable de la plateforme Le.taxi

– M. Didier Migaud, président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)

– Mme Veruschka Becquart, présidente de l’association des plateformes d’indépendants (API) (*)

Jeudi 13 avril 2023

– Mme Melvina Sarfati El Grably, directrice générale de la plateforme Deliveroo France (*), et Mme Apolline de Noailly, responsable juridique de Deliveroo France

– M. Jean-Baptiste Achard, co-fondateur et dirigeant de la plateforme StaffMe

– M. Jérome Fournel, directeur général des finances publiques

– Mme Lora Verheecke, Observatoire des multinationales et porte-parole de l’Observatoire du lobbying au niveau européen (CEO)

– M. Damien Bon, ancien président-directeur général de la plateforme Stuart France

– Mme Andreea Năstase, professeure adjointe à l’université des arts et des sciences sociales de Maastricht, spécialiste des questions d’éthique et d’intégrité de la gouvernance

– M. Nicolas Bouvier, président de l’association française des conseils en lobbying et affaires publiques (AFCL) (*), et Mme Agnès Dubois-Colineau, secrétaire générale

Jeudi 4 mai 2023

– M. Bruno Lasserre, président de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA)

– Audition des représentants des entreprises de sous-traitance de certaines plateformes de livraison :

– M. Pascal Savoldelli, sénateur, rapporteur de la mission d’information sur : L’Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ?

– M. Patrik Bergareche, senior vice-président pour l’Europe du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande de la plateforme Just Eat Takeaway.com

– M. Thomas Thévenoud, ancien député et médiateur du conflit Taxi / VTC en 2014

– M. Laurent Nuñez, ancien Préfet de police des Bouches-du-Rhône

– M. Luc Belot, ancien député

Jeudi 11 mai 2023

– M. Laurent Dublet, secrétaire général d’Anticor et Mme Inès Bernard, juriste salariée d’Anticor (*)

– M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur

– M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche

– M. Manuel Valls, ancien Premier ministre

– M. Nicolas Schmit, commissaire européen à l’emploi et aux droits sociaux

– M. Patrick Lefas, président de Transparency International France (*)

– M. Christophe Caresche, ancien député

Mercredi 17 mai 2023

– Table ronde sur l’impact de l’intelligence artificielle sur le travail :

 M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit Taxis-VTC en 2016

– Table ronde sur sur l’ubérisation de l’économie et ses conséquences sur le travail :

– Mme Elsa Foucraut, consultante spécialisée dans la transparence de la vie publique

Jeudi 25 mai 2023

– M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion

– M. Clément Beaune, ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des transports

– Mme Élisabeth Borne, Première ministre, en tant qu’ancienne ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion et ancienne ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports

– M. Grégoire Kopp, ancien conseiller de M. Alain Vidalies et ancien directeur de la communication de la société Uber France

– Audition ouverte à la presse, de représentants de la société Uber et Uber France (*) :

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.


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   Organismes et personnes interrogés par questionnaire

 Les réponses sont présentées dans l’ordre alphabétique des organisations ayant répondu aux questionnaires de la rapporteure de la commission d’enquête.

– Autorité des relations sociales des plateformes d’emplois (ARPE)

– Banque Publique d’Investissement France (BPI France)

– Business France

– Cabinet Samman Avocats

– Confédération des petites et moyennes Entreprises (CPME)

– Confédération Général du Travail - Finances publiques

– Confédération Général du Travail - Syndicat national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle

– Deliveroo France

– Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail (DARES)

– Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)

– Direction générale des finances publiques (DGFiP)

– Direction générale du travail (DGT)

– Getir France 

– Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)

– Mme Marlène Schiappa, secrétaire d’état chargé de l’économie sociale et solidaire et de la vie associative

– Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique de la France (cabinet)

– Ministère de l’intérieur

– Ministère des transports et de la mobilité durable (cabinet)

– Ministère du travail, du plein emploi et de l’insertion (cabinet)

– Monsieur le Garde des Sceaux

– Monsieur François Hollande, ancien Président de la République

– Monsieur Mark MacGann, ancien lobbyiste et lanceur d’alerte d’Uber

– Monsieur Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat

– Mouvement des entreprises de France (MEDEF)

– Professionnels du recrutement et de l’intérim Emploi (Prism’Emploi)

– Syndicat National du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle 

– Uber France 

 

 

 


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   Bibliographie indicative

Vidéos sur les Uber files

Résumé de l’enquête Uber files par l’ICIJ, cellule investigation Radio France

Articles des Uber files

M. Damien Leloup, « Uber Files : révélations sur le deal secret entre Uber et Emmanuel Macron à Bercy », Le Monde, 10 juillet 2022.

M. Adrien Sénécat, «  Uber Files » : Des économistes payés par Uber pour cautionner l’argumentaire des VTC », Le Monde du 10 juillet 2022.

 MM. Abdelhak El Idrissi et Adrien Sénécat, « Uber Files : du Parlement aux ministères, le lobbying tous azimuts d’Uber pour se faire accepter en France », Le Monde, 11 juillet 2022.

M. Martin Untersinger, « Uber Files : Comment Uber a tenté d’entraver les enquêtes et les perquisitions dans ses locaux avec la technique du ‘kill switch’ », Le Monde, 11 juillet 2022

Jacques Monin, « Uber files : quand Uber fait porter le poids de l’impôt à ses chauffeurs,11 juillet 2022.

M. Adrien Sénécat, « Le chaos comme stratégie de conquête », Le Monde, 12 juillet 2022

MM. Abdelhak El Idrissi et Adrien Sénécat, « Un lobbying agressif pour s’imposer en France », Le Monde, 12 juillet 2022

« Emmanuel Macron réagit aux révélations « Uber Files » : « Je le referais demain et après-demain », Le Monde, 12 juillet 2022

M. Adrien Sénécat, « Face au lobbying, des garde-fous insuffisants en France », Le Monde, 13 juillet 2022

Mme Laurence Scialom, Professeure d’économie et membre du Conseil d’Administration de l’Observatoire de l’Éthique Publique, « Uber Files : des économistes à vendre », Alternatives économiques, 13 juillet 2022

M. Jean-Yves Guérin, « Uber, une histoire en forme de montagnes russes », Le Figaro, 13 juillet 2022

« Uber Files : c’est quoi ? Lobbying international, Macron impliqué...le point sur les révélations », L’internaute, 13 juillet 2022

M. Damien Leloup, « Révélations sur un « deal » secret à Bercy entre Macron et Uber », Le Monde, 15 juillet 2022

MM. Jérémie Baruch, Damien Leloup et Maxime Vaudano et Mme Anne Michel, « Dans le monde entier, une extraordinaire entreprise de lobbying », Le Monde, 15 juillet 2022

M. Damien Leloup, « D’Uber à En marche ! une forte proximité idéologique », Le Monde, 15 juillet 2022

M. Damien Leloup, « Derrière Uber, le réseau des géants de la tech », Le Monde, 15 juillet 2022

M. Adrien Sénécat, « Nelly Kroes, une commissaire européenne dans l’ombre d’Uber », Le Monde, 15 juillet 2022

Mmes Dominique Méda, Sophie Bernard et Me Jérôme Giusti, « Uber files : qu’un Président d’une République sociale puisse soutenir de telles pratiques est très préoccupant », Libération, 15 juillet 2022

Jimena Valdez, Les “Uber Files” révèlent la stratégie de l’entreprise : peut-elle (vraiment) changer ? », La Tribune, 20 juillet 2022

M. Charles Wyplosz, « Uber files, un débat qui porte à faux »,, 22 juillet 2022

Débat animé et retranscrit par Pierric Marissa : « Peut-on porter un coup fatal à l’ubérisation ? », L’humanité, 7 octobre 2022

MM. Martin Untersinger et Adrien Sénécat, « Uber files : ces faux articles sur des sites de presse commandés par Uber, Le Monde du 22 juillet 2022,

M. Adrien Sénécat, « Uber files : Universitaires ou lobbyistes ? Des économistes rattrapés par leurs contrats avec Uber », Le Monde du 13 avril 2023.

Textes et rapports parlementaires

Loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs.

La loi n° 2009-888 du 22 juillet 2009 de développement et de modernisation des services touristiques, dite « loi Novelli »

Loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur, dite « loi Thévenoud »

Rapport n° 2063 présenté par M. Thomas Thévenoud au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur la proposition de loi relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur.

Loi n° 2016-1920 du 29 décembre 2016 relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes, dite « loi Grandguillaume » 

Rapport n° 3921 présenté par M. Laurent GrangGuillaume au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur la proposition de loi relative à la régulation, à la responsabilisation et à la simplification dans le secteur du transport public particulier de personnes

Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite « loi Sapin 2 »)

Rapport d’information n° 4325 présenté par MM. Raphaël Gauvain et Olivier Marleix sur l’évaluation de l’impact de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 »

Communication de M. Gilles Legendre et de Mme Cécile Untermaier sur la mission « flash » sur la rédaction du décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts, 3 mai 2023.

Rapport d’information n° 867 du Sénat présenté par Pascal Savoldelli au nom de la mission d’information sur « l’uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l’emploi ? », septembre 2021

Rapport d’information n° 27 présenté par Mme Pascale Gruny et Laurence Harribey sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme COM (2021) 762 final

Rapport d’information n° 1182 présenté par Mmes Maud Gatel et Anaïs Sabatini sur le quick commerce, déposé en application de l’article 145 du règlement par la commission des affaires économiques, enregistré à la présidence le 3 mai 2023

Rapports et avis de l’administration et des autorités indépendantes

Rapport de conformité du GRECO concernant la France, publié le 7 janvier 2022.

Rapport de M. Jean-Yves Frouin au Premier ministre intitulé Réguler les plateformes numériques de travail, 1er décembre 2020

Rapport de M. Thomas Thévenoud, Un taxi pour l’avenir des emplois pour la France, avril 2014

Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, La documentation française, 2008.

Avis du Conseil de la concurrence n° 04-A-04 du 29 janvier 2004 relatif à une demande de la Fédération nationale des taxis indépendants concernant la réglementation de l’activité des taxis

Avis de l’Autorité de la concurrence n° 09-A-51 du 21 octobre 2009 relatif au projet de décret modifiant le décret n° 87-238 du 6 avril 1987 réglementant les tarifs des courses de taxi

Avis de l’Autorité de la concurrence n°13-A-23 du 16 décembre 2013 concernant un projet de décret relatif à la réservation préalable des voitures de tourisme avec chauffeur

Avis de l’Autorité de la concurrence n° 14-A-17 du 9 décembre 2014 concernant un projet de décret relatif au transport public particulier de personnes

Avis de l’Autorité de la concurrence n° 15-A-20 du 22 décembre 2015 concernant un projet de décret et un projet d’arrêté relatifs au registre national de disponibilité des taxis

Avis de l’Autorité de la concurrence n° 15-A-07 du 8 juin 2015 concernant un projet de décret et un projet d’arrêté relatifs au transport public particulier de personne

Rapport du comité chargé d’examiner les situations de fait ou de droit qui constituent d’une manière injustifiée un obstacle à l’expansion française, présidé par MM. Jacques Rueff et Louis Armand, remis au Premier ministre Michel Debré le 21 juillet 1960

Union européenne

Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme COM (2021) 762 final

Study to support the impact assessment of an EU Initiative on improving the working
conditions of platform workers
(Étude étayant l’analyse d’impact d’une initiative de
l’UE sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs des plateformes),
PPMI, 2021

Digital Labour Platforms in the EU: Mapping and Business Models (Plateformes de
travail numériques dans l’UE: cartographie et modèles d’entreprise), CEPS, 2021

Study to gather evidence on the working conditions of platform workers (Étude
visant à rassembler des éléments de preuve sur les conditions de travail des
travailleurs des plateformes), CEPS, 2019

Thematic Review 2021 on Platform work (Examen thématique 2021 sur le travail via
une plateforme), 2021, examen fondé sur des articles concernant chacun des vingt-
sept États membres de l’UE

Case Law on the Classification of Platform Workers: Cross-European Comparative
Analysis and Tentative Conclusions
(Jurisprudence relative à la qualification des
travailleurs des plateformes: analyse comparative transeuropéenne et conclusions
provisoires), 2021

Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.

Autres articles sur l’ubérisation de l’économie

Site de l’observatoire de l’ubérisation de l’économie

Mme Vanessa Ripoche, « Ça nous dérange, mais on n’a pas le choix » : les livreurs se sont adaptés au sans moteur à Nantes », Ouest France, 2 juin 2023.

 « L’ubérisation organise un suicide social collectif », Politis, 24 mai 2023

M. Mickaël Louëdec, « Livreurs Uber et Deliveroo à Brest : le député en quête d’un « compromis acceptable », Ouest France, 19 mai 2023.

Mme Delphine Van Hauwaert « Bientôt un arrêté municipal anti-plateformes à Brest ? Uber dénonce « une menace disproportionnée », Ouest France, 22 février 2023.

M. Pierric Marissal, « Jeune, indépendant et exploité via StaffMe », L’Humanité, 26 octobre 2022.

Guillaume Ducable, « Une géographie inédite de l’ubérisation de l’économie français », JGP Media pour Localtis, 1er décembre 2022

« Pour Stuart, filiale de La Poste accusée de travail dissimulé, la procureure requiert la peine maximale », Le Monde, 24 septembre 2022

« Travailleurs des plateformes : comment la France a fait pression contre la proposition de la Commission européenne », Euractif.fr, 20 septembre 2022.

 « Livraison. Stuart poursuivi au pénal pour travail dissimulé » L’Humanité, 15 septembre 2022.

 « Livraison express. Légalisation des dark stores : Les sociétés de quick commerce ont un relais d’influence extrêmement puissant à Bercy », Libération, 17 août 2022

 « L’entreprise de livraison ultrarapide Getir vire ses salariés à toute allure », Mediapart, juillet 2022

« J’ai poussé au travail dissimulé plus de 10 000 coursiers », Franceinfo, 24 juin 2022.

Evidence from Uber and Lyft and Implications for Cities, Schaller consulting, Transport Policy, mars 2021

M. Cédric Nithard, « Montpellier : la Municipalité met les livreurs à scooter à l’amende dans l’Écusson », Actu.fr Occitanie, 3 janvier 2021.

M. Fabrice Pouliquen, « Pollution : Les VTC doivent-ils donner l’exemple en passant au 100 % électrique ? », 20 minutes, 11 mars 2020

Union of concerned scientists, « Ride-Hailing’s Climate Risks Steering a Growing Industry toward a Clean Transportation Future », février 2020

ONG Transport & environnement, « Europe Giant’s ‘Taxi’ Company: is Uber part of the solution or the problem ? », novembre 2019

Metropolitan Area Planning Council, « The Growing Carbon Footprint of Ride-Hailing in Massachusetts », juillet 2019

Association Respire, « Uber doit arrêter de polluer les villes européennes »,  21 novembre 2019

Metropolitan Area Planning Council, « A survey of ride-hailing passengers in metro Boston », research brief, février 2018

Sophia Galiere, « De l’économie collaborative à l’ubérisation » du travail : les plateformes numériques comme outils de gestion des ressources humaines, @GRH, 2018/2 pages 37 à 56 (n° 27),

« L’impact du service Uber sur l’utilisation de la voiture en Île-de-France », étude réalisée par 6t-bureau de recherche, IAU, LVMT et Orfeuil pour le compte de la société Uber France, février 2018

UC Davis, « Disruptive Transportation: The Adoption, Utilization, and Impacts of Ride-Hailing in the United States », Institute of transportation studies, octobre 2017.

 « Étude UberGreen, enquête auprès des utilisateurs de l’application Uber », étude réalisée par 6t-bureau de recherche pour Uber France, juin 2017

« Étude UberGreen, enquête auprès des chauffeurs de voitures hybrides et thermiques », étude réalisée par 6t-bureau de recherche pour Uber France, juin 2017

« Étude sur les différentes formes de voitures de transport avec chauffeur (VTC) », étude réalisée par 6t-bureau de recherche pour le compte de l’ADEME, juin 2016

« Usages, usagers et impacts des services de transport avec chauffeur, enquête auprès des usagers de l’application Uber », étude réalisée par 6t-bureau de recherche pour Uber, septembre 2015

« L’IAST et TSA inaugurent la nouvelle chaire de recherche numérique Jean-Jacques Laffont », 23 février 2015.

Ouvrages

Sophie Bernard, UberUsés, Presses universitaires de France, mai 2023.

Alain Supiot, La justice au travail, Seuil / Libelle, 2022

Pascal Savoldelli, Barbara Gomes, Nicolas Collet-Thiry, Leïla Chaibi, Ubérisation et après ?, Edition du Détour, septembre 2021

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber, A better deal for European platform workers. We can and should reject the idea of a trade-off between flexibility and social protections, Politico, 21 février 2021.

Conseil national du numérique : Travail à l’ère des plateformes, 2020

Max Baumgart, Martin Böttcher, Julie Charpenet : Ubérisation et économie collaborative : évolutions récentes dans l’Union Européenne et ses Etats membres, 2020

Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, 2018

Jacques Barthélémy, Gilbert Cette, Travailler au XXIe siècle. L’ubérisation de l’économie ?‪‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬ Paris, Odile Jacob, 2017‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Denis Jacquet et Grégoire Leclerq : Ubérisation : un ennemi qui vous veut du bien ?, Dunod, 2016

Actes du colloque sur Les conséquences juridiques de l’ubérisation de l’économie, Institut de Recherche Juridique de la Sorbonne, sous la direction de Mme Behar-Touchais, 2016

Laurent Lasne, Uber, la prédation en bande organisée, 2015, éditeur Le Tiers Livre

 


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   Annexes du rapport

Annexe n° 1 : documents transmis par le lanceur d’alerte

Pièce n° 1 :              Courriel de M. Anthony Maggiore du 7 juillet 2015

 

 

 


Pièce n° 2 :              Échange de courriels entre M. Rob Van der Woude et M. Zac de Kievit daté du 9 juillet 2015



 

Pièce n° 3 :              Note intitulée « Tax », non datée


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Pièce n° 4 :              Échange de SMS entre M. Mark MacGann et Mme Rachel Whetstone du 8 décembre 2015


Pièce n° 5 :              Échange de courriels intitulé « Kill Paris access now », daté du 17 novembre 2014

 

 

 

 


Pièce n° 6 :              Échange de courriels entre M. David Plouffe et M. Mark MacGann, daté du 16 mars 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Pièce n° 7 :              Échange de SMS entre M. Thibaud Simphal, M. Mark MacGann et M. Pierre-Dimitri Gore-Coty daté du 13 octobre 2015



Pièce n° 8 :              Échange de SMS daté du 6 juillet 2015

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Pièce n° 9 :               Courriel de M. Zac de Kievit du 19 mars 2015


Pièce n° 10 :          Courriel de M. Pierre-Dimitri Gore-Coty du 8 janvier 2015


Pièce n° 11 :          Échange de SMS entre M. Mark MacGann et M. Alexandre Quintard Kaigre, daté du 28 juin 2015


Pièce n° 12 :          Échange de courriels entre M. Mark MacGann et M. Alexandre Quintard Kaigre, daté du 30 juin 2015


Pièce n° 13 :          Échange de courriels entre M. Mark MacGann et M. Alexandre Quintard Kaigre, daté du 1er septembre 2015


Pièce n° 14 :          Échange de SMS entre M. Mark MacGann et M. Thibaud Simphal, daté du 22 octobre 2015


Pièce n° 15 :          Échange de courriels datés du 31 décembre 2014 au 7 janvier 2015


Pièce n° 16 :          Échange de courriels daté du 28 janvier 2015, intitulé « Xavier Niel as strategic investor »