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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 juillet 2023
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences,
Président
M. Benjamin HADDAD
Rapporteure
Mme Danielle SIMONNET
Députés
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Voir les numéros : 594 et 755.
La commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences, est composée de : M. Benjamin Haddad, président ; Mme Danielle Simonnet, rapporteure ; Mme Sabrina Agresti-Roubache ; Mme Aurore Bergé ; Mme Émilie Chandler ; M. Sébastien Delogu ; Mme Alma Dufour ; Mme Anne Genetet ; M. Alexis Izard ; M. Andy Kerbrat ; Mme Amélia Lakrafi ; M. Philippe Latombe ; Mme Brigitte Liso ; M. Aurélien Lopez-Liguori ; M. Benjamin Lucas (à compter du 7 juillet 2023) ; M. Olivier Marleix ; M. Paul Molac ; Mme Louise Morel ; M. Jérôme Nury ; M. Stéphane Peu ; Mme Lisette Pollet ; M. Alexandre Portier ; M. Philippe Pradal ; Mme Valérie Rabault ; Mme Béatrice Roullaud ; M. Philippe Schreck ; M. Charles Sitzenstuhl ; Mme Sophie
Taillé-Polian (jusqu’au 7 juillet 2023) ; M. Lionel Tivoli ; Mme Cécile Untermaier ; M. Frédéric Zgainski.
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Sommaire
Les 12 principales propositions du rapport
A. Face à l’implantation agressive d’Uber, des autoritÉs publiques dÉpassÉes voire permissives
1. Les méthodes d’implantation agressives d’Uber en France
a. Le mépris de la légalité : le fait avant le droit
i. Le non-respect des règles du transport particulier de personnes
ii. Une optimisation fiscale agressive
iii. Travail dissimulé et non-paiement des cotisations sociales
iv. La volonté de se soustraire aux contrôles
v. Une stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi
ii. Le recours à des spécialistes des affaires publiques
iii. Les stratégies de manipulation de l’information (iStrat, économistes, experts)
iv. La corruption des VTC par le paiement de manifestations organisées par Uber
b. Des parlementaires sensibles au lobbying d’Uber et des plateformes
iii. L’arrêté de Marseille : une nouvelle preuve de la proximité d’Uber et du ministre de l’économie
iv. Quelles contreparties pour M. Emmanuel Macron ?
3. Les manquements de l’État à faire respecter la loi
a. La non-application des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume »
c. Les contrôles de l’inspection du travail
e. Le contrôle de l’administration fiscale
4. Dix ans après, toujours pas de statistiques fiables sur les plateformes
1. Les conséquences sociales de l’ubérisation sont nuisibles pour l’ensemble des acteurs du secteur
a. La profession de taxi déréglementée avec brutalité
b. Des chauffeurs soumis à la plus grande précarité
iii. Des conditions de travail dégradées
c. Une dégradation du service et des conditions de sécurité
2. Les conséquences économiques
a. Les pertes liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés
b. Les pertes liées au non-paiement des cotisations sociales
3. Les conséquences environnementales
a. Le discours selon lequel Uber œuvre en faveur de la décarbonation des transports est contestable
b. En réalité, l’ubérisation alimente la crise climatique
c. Uber et les plateformes doivent contribuer à la lutte contre le changement climatique
1. Les plateformes de livraison
a. L’exemple de Deliveroo France
i. Des livreurs travaillant sous un faux statut d’indépendant
d. L’extrême précarité des livreurs travaillant pour les plateformes
e. La question des travailleurs sans papiers des plateformes de livraison
2. Les plateformes de travail temporaire
3. Des conséquences tout aussi néfastes pour la société
a. La précarisation des travailleurs
b. La menace constituée par l’accumulation des données et le management algorithmique
ii. L’émergence des « travailleurs du clic »
iii. Une régulation insuffisante
c. Les autres conséquences néfastes de l’ubérisation
B. De la confrontation À la collaboration : Le lobbying d’UBER et des plateformes continue
2. Le nouvel objectif des plateformes : éviter toute requalification en salariat
4. La « mission Frouin » et le refus assumé de toute requalification en salariat
5. L’organisation d’un dialogue social de type nouveau sous le contrôle d’Uber
a. La mission de préfiguration de l’ARPE : le rôle prépondérant d’Uber ?
b. L’ARPE : un dialogue social au service des intérêts d’Uber ?
6. La poursuite des manœuvres d’Uber
9. Le lobbying des autres plateformes
a. Les tentatives de Deliveroo pour préserver son modèle
A. Mieux encadrer le Lobbying et renforcer la publicitÉ des processus d’Élaboration des normes
1. Contrer la culture de l’impunité des élus et tout particulièrement de l’exécutif
2. Renforcer l’encadrement des relations entre les décideurs publics et les représentants d’intérêts
b. Le seuil du nombre de contacts
c. Simplifier le cadre réglementaire
d. Élargir la liste des décideurs publics concernés par les règles de transparence
e. Attribuer à la HATVP un pouvoir de sanction administrative
f. Confier à la HATVP la délivrance des agréments aux associations de lutte contre la corruption
a. Le contrôle des mobilités entre les secteurs public et privé par la HATVP
c. La question des avocats exerçant des activités de lobbying
c. Renforcer la transparence sur l’origine des textes du Gouvernement
5. Garantir la transparence des médias vis-à-vis des intérêts de celles et ceux qui s’y expriment
B. Garantir l’application de la loi aux plateformes
C. Limiter les consÉquences nÉgatives de l’ubÉrisation
D. Remettre le Parlement au cœur des dÉcisions prises par la France au niveau europÉen
Contributions des groupes politiques et des députés
contribution de M. Benjamin Haddad, Président
A. L’équilibre du secteur du transport public particulier de personnes trouvé en 2017
1. La stratégie d’implantation d’Uber et ses pratiques de lobbying
4. L’absence de pression politique sur le Parlement ou l’administration dans l’intérêt d’Uber
a. Des parlementaires ayant agi librement, dans le respect de leurs convictions
5. Des réformes législatives et réglementaires contraires aux intérêts d’Uber
3. La responsabilisation des plateformes
a. La responsabilisation des plateformes pour réduire leur impact sur l’environnement
1. Harmoniser la définition statistique des « travailleurs des plateformes » au niveau international
Contribution de M. Frédéric Zgainski, vice-président, député du groupe démocrate
Contribution de mme Béatrice Roullaud, députée du groupe rassemblement national
Contribution du groupe écologiste – NUPES
Liste des personnes auditionnées
Organismes et personnes interrogés par questionnaire
Annexe n° 1 : documents transmis par le lanceur d’alerte
Annexe n° 2 : Note relative au traitement judiciaire du contentieux dit « des plateformes »
Annexe n° 7 : notes du ministère du travail
Annexe n° 8 : Notes du Secrétariat général aux affaires européennes
Annexe n° 9 : Notes du ministère des transports
Annexes de la contribution du président
Relevés de conclusions du bureau
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Après six mois de travail, 120 personnes auditionnées, 67 auditions au cours de plus de 85 heures d’échanges, notre commission d’enquête rend ses conclusions. La commission a poursuivi deux objets : d’une part, identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour s’établir en France, le rôle des décideurs publics de l’époque et formuler des recommandations quant à l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ; d’autre part, évaluer les conséquences économiques, sociales et environnementales de l’ubérisation dans notre pays et les réponses, apportées ou à apporter, par les décideurs publics. La commission a permis notamment d’auditionner trois premiers ministres, des ministres et parlementaires, les dirigeants passés et actuels d’Uber, ainsi que de nombreuses plateformes de VTC, livraisons et mises en relation, ainsi qu’experts et représentants de la société civile.
Comme le détaille la contribution de votre Président à la suite du rapport de Mme Danielle Simonnet, rapporteure, les auditions ont permis de reconstituer dans le détail l’évolution du cadre législatif et réglementaire du secteur du transport public particulier de personnes (T3P) lors des années d’implantation des VTC, en particulier d’Uber. La commission d’enquête a démontré dans le détail qu’aucun conflit d’intérêts, aucune contrepartie, aucun accord secret ou manquement au devoir des acteurs publics n’avait présidé à ces décisions. Toute prétention au contraire impliquerait que des acteurs de premier plan auraient menti sous serment à notre commission d’enquête, mettant en cause directement leur responsabilité pénale. Rien ne permet de l’affirmer.
La vérité est à la fois plus simple et plus complexe. Les VTC, en premier lieu Uber, sont venus, en France comme ailleurs, bouleverser un marché jusqu’alors fortement réglementé. Ce débat était loin d’être unique à notre pays. Cette nouvelle offre a été rapidement plébiscitée par les utilisateurs dans un marché français, en particulier parisien, où l’offre de taxis était considérée comme insuffisante comparé à d’autres grandes capitales touristiques, et où les VTC apportaient une innovation technologique comme la réservation électronique, la géolocalisation et la garantie du paiement électronique. Ceux-ci répondaient aussi à de nouveaux usages dans le monde du travail, avec une demande croissante d’indépendance et de flexibilité de la part des travailleurs.
Face à cette situation, les pouvoirs publics ont dû, par touches successives, faire évoluer la législation en vigueur pour accompagner ces nouveaux usages, mais aussi faire respecter le droit et l’ordre public. Nos investigations ont démontré que chaque ministre était dans son rôle, le Gouvernement de M. Manuel Valls ayant à la fois défendu le secteur réglementé des taxis tout en acceptant l’ouverture du marché de la réservation préalable aux chauffeurs VTC inscrits sur des plateformes numériques telles qu’Uber. Si le ministre de l’économie a choisi de préserver le dialogue avec Uber et les plateformes de VTC quand le ministre de l’intérieur et le secrétaire d’État chargé des transports ont davantage tendu la main aux représentants des taxis, le résultat de cette action concertée et coordonnée par le Premier ministre, dans une logique interministérielle normale, a permis d’aboutir à des réformes équilibrées malgré l’urgence dans laquelle elles ont dû être élaborées. Comme l’a rappelé le ministre de l’intérieur l’époque, M. Bernard Cazeneuve, en soulignant la nature interministérielle de toutes les décisions de cette période : « Quelle que soit la sensibilité que l’on a, si rencontrer un acteur économique est considéré comme une faute morale, je souhaite bien du courage à ceux qui seront amenés à exercer la responsabilité de l’État dans les années à venir. »
Notre commission d’enquête a rappelé les différentes sensibilités philosophiques incarnées par les ministres de l’époque, certains promouvant une vision plus réformatrice, d’autres plus conservatrice du secteur. Il ne nous appartient pas ici d’apporter un jugement de fond mais de souligner que ces différends n’étaient pas cachés : ils étaient assumés, publics et connus de tous les acteurs. Réduire des débats politiques sincères et légitimes sur des sujets complexes à des logiques d’influence opaques jette un discrédit malveillant sur l’action de dirigeants de l’époque qui ont œuvré à trouver le meilleur équilibre entre innovation et régulation, entre accompagnement de nouveaux acteurs, créateurs d’emplois, et protection du secteur existant et de l’ordre public.
L’équilibre trouvé en 2017 tient toujours et a finalement satisfait les acteurs concernés. En pratique, entre 2008 et 2021, l’offre dans le secteur du T3P a été doublée sur le territoire national, passant d’environ 51 000 taxis à 61 500 taxis et de 100 véhicules de grande remise à 40 000 chauffeurs actifs sur les plateformes de VTC, selon le dernier rapport de l’observatoire national des transports publics particuliers de personnes.
Bien sûr, Uber, comme la G7, ont utilisé des méthodes de lobbying pour faire valoir leurs points de vue auprès des décideurs comme du grand public. La commission d’enquête a permis de détailler la façon dont Uber a approché les pouvoirs exécutif et législatif, mais aussi le grand public, par le biais d’études financées ou d’utilisation massive d’agences de relations publiques, pour promouvoir son modèle. Ce lobbying a-t-il été efficace en France ? Selon le lanceur d’alerte, M. Marc McGann, ancien cadre dirigeant d’Uber en Europe chargé du lobbying, les dirigeants de la plateforme ont été déçus des résultats de leurs efforts dans un pays qui par le biais de mesures successives dans les années 2014-2017, a encadré et limité le champ d’activité des VTC. « Tout ça pour ça ? Au lieu des réformes souhaitées, on se retrouvait avec un casse-tête invraisemblable pour des années. La « loi Grandguillaume » était vraiment un camouflet pour Uber qui avait pensé que la France allait enfin se réformer et que l’accès au ministre Macron allait changer la donne, mais lui a démissionné et a décidé de faire autre chose de sa vie (...) Beaucoup d’argent a été dépensé pour peu de résultats concrets en matière de textes législatifs et de réglementation. » a ainsi affirmé M. MacGann.
En clarifiant un débat qui avait suscité beaucoup de fantasmes et de commentaires, notre commission d’enquête a aussi permis de faire la lumière sur les risques de l’économie des plateformes aujourd’hui, montrant que ce sujet mérite des réponses concrètes, pas des théories du complot à visée partisane. L’uberisation s’est étendue à d’autres champs de l’économie, répondant à de nouvelles demandes des utilisateurs exacerbés depuis la crise de la covid-19, dans le secteur de la livraison par exemple, mais aussi dans celui de la santé. Comme le montre notre commission d’enquête, le secteur de la livraison est encore trop souvent marqué par des conditions de travail ou de revenus indignes et des cas massifs de fraude et d’exploitation de travailleurs, souvent sans papiers. La question de la protection des données se pose aussi. Face à ces dérives, les plateformes font encore trop souvent preuve de désinvolture et de mauvaise volonté.
Dans la période 2017-2022, les gouvernements français successifs ont entamé un travail inédit de régulation des relations sociales entre les travailleurs et les plateformes de mobilité (VTC, livraison) qu’il faut saluer car il était plus que nécessaire compte tenu des dérives constatées par les tribunaux en matière de droit du travail. L’existence de liens de subordination a été arguée par le juge pour procéder à des requalifications salariales, tandis qu’un débat important est en cours au niveau européen pour définir les critères d’une présomption salariale pour les travailleurs. Certains pays, comme l’Espagne ont fait le choix d’une requalification généralisée dans le secteur de la livraison. Le débat est légitime mais une requalification massive en salariat ne nous paraît à ce jour correspondre ni aux aspirations des travailleurs des plateformes, ni aux réalités du secteur, et menacerait le statut même des salariés dans notre pays.
Cependant la situation actuelle des travailleurs des plateformes, en particulier dans le secteur de la livraison, est insatisfaisante. Les acteurs économiques du secteur doivent s’engager pleinement dans le dialogue social permis par la création de l’Autorité des Relations Sociales des Plateformes d’Emplois (ARPE) et aboutir à des avancées rapides, concrètes et tangibles dans les domaines du revenu minimum décent, de la protection sociale, de la protection des données privées ou du droit à la déconnexion, entre autres. Le législateur suivra de près ces évolutions et aura toute légitimité à avoir recours à la loi si le secteur n’utilise pas les outils à sa disposition pour se responsabiliser.
Dans sa contribution (pages 295 et suivantes), votre Président détaille les arguments justifiant cet avant-propos et ses propositions.
Les Uber files ont révélé que, pour s’implanter en France, la plateforme de véhicules de transport avec chauffeur (VTC) Uber a imposé, au mépris de la légalité, un état de fait à l’État de droit, en violant les règles du transport particulier de personnes, en adoptant une stratégie d’évasion et d’optimisation fiscales agressive, en recourant au travail dissimulé, en échappant au versement des cotisations sociales et en se soustrayant sciemment aux contrôles des autorités.
Cette stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi s’est doublée d’un lobbying agressif consistant à pénétrer au cœur des élites françaises et à exercer une influence dans la société afin de faire valoir l’image d’Uber et d’obtenir l’adaptation des lois à son modèle d’affaires dès 2013. Pour ce faire, la plateforme a déployé tous azimuts des moyens variés, en recourant à des investisseurs très influents et à des spécialistes des affaires publiques, mais aussi à des universitaires reconnus, ainsi qu’à des tactiques de manipulation de l’information et au paiement de chauffeurs pour participer à des manifestations montées de toutes pièces.
Ces méthodes n’ont suscité que peu de réactions de la part des pouvoirs publics ; au contraire, Uber a pu trouver des alliés au plus haut niveau de l’État. En effet, nombre de décideurs publics ont été favorables au développement d’Uber, par idéologie ou par naïveté, malgré le caractère illicite de ses activités. Au premier rang de ces soutiens figure M. Emmanuel Macron, un ministre de l’économie prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC, avec lequel Uber a entretenu des liens extrêmement privilégiés.
Cela explique en partie que, face à la stratégie d’Uber, les autorités publiques aient manqué à leur mission de protéger l’État de droit en faisant respecter les règles en vigueur. De fait, les contrôles effectués par les diverses administrations (DGCCRF, inspection du travail, Urssaf, DGFiP, etc.) et autorités (comme la CNIL) à l’égard d’Uber se sont révélés insuffisants ou inefficaces. De nombreuses dispositions des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume » ne sont, du reste, toujours pas appliquées.
Les conséquences du développement d’Uber ont pourtant été néfastes pour l’ensemble des acteurs du secteur du transport public particulier de personnes (chauffeurs de taxis, chauffeurs de VTC et leurs clients), sans compter les pertes pour la société toute entière liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés et des cotisations sociales ou à l’impact négatif sur l’environnement.
Toutefois, les Uber files ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Le danger de l’ubérisation ne se limite ni à Uber, ni au secteur du transport public particulier de personnes, ni à la période 2014-2016. En effet, l’ubérisation s’étend rapidement à de nouveaux secteurs, en particulier la livraison (avec des plateformes comme Uber Eats, Deliveroo, Getir ou Stuart) et le travail temporaire (avec notamment Mediflash et StaffMe), répandant avec elle les pratiques illicites d’Uber. Les corollaires en sont une extrême précarisation des travailleurs, au premier chef ceux qui sont sans papiers, et une menace montante constituée par l’accumulation de données par ces plateformes et les pratiques induites par le management algorithmique.
Au demeurant, le lobbying des plateformes est toujours aussi intense et la propension du Gouvernement à écouter les gros aux dépens des petits se poursuit. Ainsi, le lobbying des plateformes de VTC sur la question des conditions de formation et d’examen des chauffeurs ne s’est pas arrêté depuis 2017. Les plateformes ont également multiplié les démarches afin d’éviter toute requalification de leurs travailleurs en salariés, à travers la création d’une nouvelle forme de dialogue social entre les plateformes et leurs travailleurs, sous le contrôle d’Uber et sous l’égide de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Uber poursuit aussi ses tentatives de corruption des représentants des chauffeurs. Il faut encore ajouter la guerre menée par les plateformes contre la proposition de directive européenne relative aux travailleurs des plateformes, qui tend à instaurer une présomption réfragable de salariat pour ces derniers, et le combat des sociétés du « quick commerce » pour influencer les règles d’urbanisme relatives aux « dark stores », ces locaux des centres-villes destinés au stockage des produits et à la préparation des commandes pour des livraisons rapides.
Les révélations des Uber files ont ainsi confirmé de graves failles au sein du dispositif censé prévenir les conflits d’intérêts et garantir la transparence des échanges entre représentants d’intérêts et responsables politiques – failles qui demeurent béantes près de dix ans après les premiers faits découverts par ces révélations. Elles montrent que des entreprises ont pu, grâce à des moyens financiers colossaux et en toute connaissance de cause, braver la loi votée par les représentants du peuple pour implanter un modèle capitaliste d’externalisation de l’emploi destructeur du salariat et des droits des travailleurs, avec l’unique intention de réaliser un maximum de profits. Dans cette entreprise de sape des acquis sociaux, de la solidarité nationale et des réglementations sectorielles, elles ont trouvé des relais chez des personnalités politiques acquises à leur cause, et ont profité de la complaisance silencieuse d’une bonne partie de l’appareil d’État. Depuis l’élection à la Présidence de la République de l’ancien ministre de l’économie, de graves manquements de l’État à faire respecter le droit demeurent, offrant aux plateformes une certaine impunité. Pire, la stratégie de lobbying de ce capitalisme de plateforme semble totalement intégrée à la stratégie politique de l’exécutif d’attaque du salariat sous couvert de « présomption d’indépendance ».
Face à ces graves dérives, la rapporteure formule 47 propositions afin de mieux encadrer le lobbying, de renforcer la publicité des processus d’élaboration des normes, de garantir l’application de la loi aux plateformes et de construire des alternatives à l’ubérisation en remettant le Parlement au cœur des décisions prises par la France au niveau européen : 12 d’entre elles sont prioritaires.
Les 12 principales propositions du rapport
Parmi les 47 propositions du rapport, les 12 principales sont :
– Instaurer une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes (proposition n° 33).
– Créer une autorité indépendante ou une mission interministérielle afin de délivrer sous condition un agrément à toute plateforme afin de vérifier qu’elle respecte bien l’ensemble des réglementations (proposition n° 36).
– Renforcer les moyens des services publics chargés de contrôler et de sanctionner les plateformes en cas de violation de la loi pour augmenter le nombre de contrôles et les rendre plus performants (proposition n° 19).
– Instaurer un véritable dispositif de reporting public (collecte d’informations sur les filiales des grandes sociétés localisées à l’étranger), pays par pays, de manière à contraindre les multinationales à publier les informations clés sur les impôts qu’elles payent et leurs activités, pour chaque pays dans lequel elles opèrent (proposition n° 28).
– Réviser la circulaire interministérielle du 28 novembre 2012 (dite « circulaire Valls ») afin de permettre la régularisation par le travail du séjour des travailleurs des plateformes (proposition n° 39).
– Renforcer les obligations à la charge des administrations publiques et des entreprises privées par la création d’un pôle de prévention des discriminations au sein des comités sociaux et économiques (CSE) ou comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), qu’il faut restaurer, chargés de la formation, de la sensibilisation des salariés, de l’évaluation des pratiques, des salaires et des carrières, etc (proposition n° 20).
– Réorienter les moyens de Bpifrance vers les coopératives respectant le droit plutôt que vers les plateformes privées lucratives et apporter un soutien financier et réglementaire aux collectivités territoriales soutenant les coopératives (proposition n° 25).
– Instaurer dans la Constitution un droit de révocation populaire des élus sous la forme d’un référendum d’initiative citoyenne (proposition n° 1).
– S’agissant du registre des représentants d’intérêts, supprimer le critère de l’initiative pour imposer aux représentants d’intérêts de déclarer leurs contacts avec des décideurs publics, même s’ils n’en sont pas à l’initiative (proposition n° 2).
– Imposer la publicité des agendas des députés, sénateurs et membres du Gouvernement en indiquant le nom de l’organisation, l’objet de la rencontre et si des propositions de modifications de textes ont été transmises par l’organisation (proposition n° 11).
– Créer une plateforme pour permettre aux citoyens, associations, syndicats, ONG et aux lobbys de rendre publics leurs amendements (proposition n° 12).
– Garantir un débat suivi d’un vote au sein du Parlement sur la position défendue par la France relative à la proposition de directive européenne visant à l’instauration d’une présomption de salariat (proposition n° 47).
Un an après la publication par le consortium international des journalistes d’investigation (International Consortium of Investigative journalists – ICIJ) de l’enquête des Uber files, fondée sur 124 000 documents internes à l’entreprise Uber (voir infra), la commission d’enquête relative aux révélations des Uber files : l’ubérisation, son lobbying et ses conséquences achève ses travaux.
Pendant six mois, la commission d’enquête aura mené 67 auditions et entendu 120 personnes pour faire la lumière sur les événements intervenus entre 2013 et 2017. Dans le cadre des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la rapporteure a également recueilli de très nombreux documents, à commencer par les échanges internes d’Uber relatifs à son implantation et son développement en France, que détenait M. Mark MacGann.
Comme plusieurs personnes auditionnées l’ont souligné, cette commission d’enquête était une nécessité démocratique afin de rendre public ce qui ne devait pas rester secret et redonner la parole à l’ensemble des acteurs, à commencer par les chauffeurs écrasés par l’arrivée d’Uber.
La rapporteure regrette cependant que la commission d’enquête n’ait pu auditionner aucun des anciens membres du cabinet du ministre de l’économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, puisque le bureau de la commission d’enquête s’y est systématiquement opposé. Ces auditions auraient pu apporter des éclairages supplémentaires de la part d’acteurs qui étaient directement impliqués et dont les noms ont plusieurs fois été cités lors des auditions comme dans les documents transmis par le lanceur d’alerte d’Uber.
La commission d’enquête s’était fixé pour mission, d’une part, d’identifier l’ensemble des actions de lobbying menées par Uber pour pouvoir s’implanter en France ainsi que le rôle des décideurs publics de l’époque et, d’autre part, d’étudier les conséquences sociales, économiques et environnementales du développement du modèle Uber en France. Sur ces deux axes, les découvertes de la rapporteure sont édifiantes.
Le rapport d’enquête confirme la stratégie brutale poursuivie par Uber pour faire plier le droit afin d’imposer son modèle en France. Comme le montrera la première partie du rapport, c’est au mépris de toute légalité, et grâce à un lobbying agressif auprès des décideurs publics, que l’entreprise américaine est parvenue à concurrencer de manière déloyale la profession réglementée des taxis. En exploitant toutes les failles possibles pour refuser d’appliquer la réglementation relative au transport public particulier de personnes (T3P), en rejetant toutes les règles du droit du travail et toutes ses obligations en tant qu’employeur, et en s’exonérant de payer en France les impôts et cotisations sociales dont elle était redevable, Uber a tenté d’imposer un état de fait à l’État de droit.
Face à ces méthodes scandaleuses, la passivité et l’impuissance des autorités publiques posent question. Comment des décideurs publics ont-ils pu laisser une entreprise multinationale refusant de s’acquitter de ses obligations légales s’imposer sur un secteur réglementé par l’État ? Pourquoi les contrôles des administrations publiques – de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à l’inspection du travail en passant par la direction générale des finances publiques (DGFiP) et l’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale (Urssaf) – ont-ils échoué à mettre Uber face à ses responsabilités ? Pour quelles raisons des travailleurs honnêtes ont-ils été abandonnés par la puissance publique face à la logique froide et implacable des plateformes ?
Les travaux de la commission d’enquête ont permis d’apporter des réponses à ces questions légitimes. Il en ressort un manque de moyens évident, des procédures longues et complexes difficilement compatibles avec les agissements cyniques d’Uber, et surtout un déficit criant de volonté politique pour faire de la lutte contre les actions illégales des plateformes numériques une véritable priorité.
En réalité, Uber a trouvé des alliés au plus haut niveau de l’État, à commencer par M. Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’économie puis en tant que Président de la République. La confidentialité et l’intensité des contacts entre Uber, M. Emmanuel Macron et son cabinet témoignent d’une relation opaque mais privilégiée, et révèlent toute l’incapacité de notre système pour mesurer et prévenir l’influence des intérêts privés sur la décision publique. Du « deal » caché secrètement négocié avec Uber, contre les orientations privilégiées par le Gouvernement d’alors et sans même que les acteurs de l’époque ne puissent s’en rendre compte, à l’influence occulte jouée sur un certain nombre d’amendements à la loi ou de textes réglementaires, M. Emmanuel Macron aura été un soutien précieux pour Uber et la question de savoir quelles contreparties il a pu obtenir demeure ouverte au regard des éléments que nous a apportés le lanceur d'alerte.
Quant aux conséquences sociales, économiques et environnementales de l’ubérisation, le rapport d’enquête révèle l’extrême brutalité avec laquelle la profession réglementée de taxi a été attaquée, la grande précarité des chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC) et plus encore des livreurs, la dégradation du service public de transport particulier de personnes pour les usagers, le manque à gagner pour les finances publiques de l’optimisation et de l’évasion fiscales et sociales ainsi que l’impact négatif de l’ubérisation sur le changement climatique et la transition écologique que les plateformes cherchent à dissimuler.
Ces révélations sont d’autant plus graves qu’elles ne concernent pas uniquement des faits passés, sur la période 2013-2017, mais aussi des pratiques toujours en cours aujourd’hui comme le montrera la deuxième partie du rapport. Depuis l’arrivée d’Uber, de nouvelles plateformes se sont développées en France, sur le même modèle, avec les mêmes modes de fonctionnement, au détriment des travailleurs et de l’intérêt général. La commission d’enquête a ainsi pu entendre des plateformes de livraison et des plateformes de travail temporaire, toutes concernées à divers degrés, et pour nombre d’entre elles condamnées par la justice en premier ou en dernier ressorts, par du travail dissimulé, des prêts de main d’œuvre illicite, du travail au noir, et plus généralement un désintérêt total pour le respect de notre droit du travail.
De la même manière, les manœuvres de lobbying d’Uber ne se sont pas arrêtées avec le changement de son président directeur général en 2017. Face à l’émergence progressive d’un courant jurisprudentiel tendant à requalifier les travailleurs des plateformes en salariés, leur octroyant ainsi les droits garantis par ce statut dont on voulait les priver, Uber comme les autres plateformes ont tenté par tous les moyens d’influencer l’évolution de la réglementation. De la « mission Frouin » jusqu’à la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), c’est toute une manœuvre de contournement des droits sociaux des travailleurs à travers la création d’un soi-disant dialogue social inédit qui ne vise en réalité qu’une seule chose : éviter la requalification en salariat de l’activité des travailleurs des plateformes susceptible de leur conférer une protection maximale, alors même que le Gouvernement connaît l’illégalité des pratiques des plateformes.
Ces derniers mois, les débats se sont cristallisés sur la proposition de directive européenne relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, pour laquelle la Commission européenne défend une présomption légale de salariat pour les travailleurs des plateformes, et sur laquelle le Parlement européen a adopté une position encore plus protectrice en février dernier. Comment ne pas s’interroger, à nouveau, sur la proximité de la position défendue par le Gouvernement français au Conseil de l’Union européenne avec celle exprimée par les plateformes visant, au contraire, à maintenir une « présomption d’indépendance » des travailleurs ?
Conformément au mandat qui a été confié à la commission d’enquête, et forte de ces constats, la rapporteure émet, dans la troisième et dernière partie du présent rapport, 47 propositions concernant l’encadrement des relations entre décideurs publics et représentants d’intérêts ainsi que sur les réponses à apporter puis mieux réguler les plateformes numériques et contrer les nuisances sociales, économiques et environnementales que leurs pratiques suscitent.
Ce que sont les Uber files
L’expression Uber files désigne un ensemble de 124 000 documents de nature diverse (courriels, copies de SMS, notes, etc.), d’un volume de 18 gigaoctets, recueillis par M. Mark MacGann, ancien salarié d’Uber chargé du lobbying, dans ses fonctions au sein de cette entreprise, et confiés par celui-ci au quotidien britannique The Guardian.
Comme l’a indiqué M. Damien Leloup, journaliste au quotidien Le Monde, lors de son audition par la commission d’enquête, le responsable des investigations du quotidien britannique The Guardian, M. Paul Lewis, a cherché « à mettre sur pied, avec le consortium international des journalistes d’investigation un groupe d’enquête rassemblant plusieurs médias internationaux », « pour analyser cette gigantesque masse d’informations » (1).
Les documents couvraient essentiellement la période allant de 2014 à 2016, et de nombreux fichiers concernaient Uber France. Les révélations concernant la France ont été examinées par des journalistes du Monde, à savoir MM. Jérémie Baruch, M. Abdelhak El Idrissi, M. Damien Leloup, M. Adrien Sénécat et M. Martin Untersinger, et de Radio France, à savoir Mme Élodie Gueguen.
Comme l’a indiqué M. Damien Leloup au cours de son audition, « il […] est rapidement apparu qu’ils contenaient une grande quantité d’informations d’intérêt public. Les agendas, courriels, présentations et comptes rendus de réunions internes d’Uber éclairaient d’un jour nouveau la période d’installation de l’entreprise dans l’Hexagone, caractérisée par de violentes manifestations de chauffeurs de taxi et par deux projets de loi relatifs à l’activité de l’entreprise, qui faisait la une de l’actualité quasi quotidiennement.
« Ces documents montraient notamment qu’Uber a multiplié les rendez-vous secrets avec de nombreux parlementaires, ainsi qu’avec le ministre de l’économie de l’époque, M. Emmanuel Macron, considéré par l’entreprise comme un important soutien.
« Ils montraient qu’Uber a fourni des amendements clé en main à des parlementaires sympathisants de la cause et des objectifs de l’entreprise, embauché des agences aux méthodes douteuses pour mener des campagnes d’influence, payé des universitaires pour écrire des études soigneusement encadrées pour lui être favorables, fait appel aux ressources de la diplomatie américaine et secrètement aidé à créer une organisation de chauffeurs de VTC, présentée comme indépendante mais dont elle contrôlait en réalité l’action.
« Ils montraient également à quel point Uber pratiquait une optimisation fiscale agressive, cherchait à entraver des enquêtes la visant et tentait de profiter de ses contacts politiques pour échapper à des contrôles et des perquisitions.
« Les Uber files montrent aussi que les règles de transparence régissant l’action des lobbyistes, en France comme dans d’autres pays, sont aisément contournables. Face à des multinationales disposant de moyens quasi illimités, grâce à des levées de fonds considérables, les registres de transparence, à Paris comme à Bruxelles, ne font pas le poids ».
(1) Compte rendu n° 3.
I. les pouvoirs publics se sont montrÉs permÉables au lobbying agressif d’uber alors que l’ubÉrisation nuit à l’ensemble de la sociÉtÉ
En retraçant de manière détaillée les méthodes de lobbying d’Uber et les circonstances de son implantation en France, les Uber files ont jeté une lumière crue sur l’agressivité des moyens employés par cette entreprise et la perméabilité des pouvoirs publics à son discours et à ses intérêts, alors même que les conséquences de son développement nuisent à l’ensemble de la société.
A. Face à l’implantation agressive d’Uber, des autoritÉs publiques dÉpassÉes voire permissives
Les Uber files montrent que les méthodes brutales et illicites d’Uber pour s’implanter en France n’ont suscité que peu de réactions de la part des pouvoirs publics ; au contraire, Uber a pu trouver des alliés au plus haut niveau de l’État.
1. Les méthodes d’implantation agressives d’Uber en France
La société Uber, dénommée initialement Ubercab, a été créée en mars 2009 à San Francisco par MM. Travis Kalanick et Garrett Camp. Elle propose une application mobile utilisant les nouvelles possibilités offertes par les smartphones, dont le taux d’équipement était alors en cours d’explosion, en permettant de mettre en relation des chauffeurs privés et des clients.
Bien qu’elle soit une entreprise américaine, elle aurait eu, dès l’origine, des liens tout particuliers avec la France. En effet, la légende, abondamment relayée par les médias, et que votre rapporteure a eu l’occasion d’entendre répéter au cours de certaines auditions, veut que ses fondateurs aient eu l’idée de créer Uber au cours d’une soirée de décembre 2008 à Paris où ils ne parvenaient pas à trouver un taxi au milieu de la nuit.
Quelle qu’en soit la véracité, cette anecdote illustre le fait que le marché parisien, où la société Uber s’est implantée en janvier 2012, constituait une cible privilégiée pour cette société californienne, qui a poursuivi de manière déterminée une stratégie concertée de conquête du marché français par tous les moyens, y compris illégaux. Cette stratégie comportait deux volets :
– elle a consisté, tout d’abord, à fouler aux pieds de manière systématique les règles encadrant le transport public particulier de personnes, mais aussi les règles en matière de fiscalité et de prélèvements sociaux ainsi que le droit du travail, afin de placer les autorités devant des situations de fait. Il s’agissait, plutôt que d’adapter son projet d’entreprise aux règles en vigueur ou de présenter aux autorités des possibilités d’aménagement du cadre légal propres à rendre son service acceptable, d’enfreindre sciemment et d’emblée la réglementation pour mettre l’État devant le fait accompli ;
– cette stratégie d’installation brutale s’est doublée d’un lobbying agressif, tendant à cibler, au cœur du pouvoir politique, des personnalités clefs, propres à protéger ses intérêts, tout en influençant l’opinion par des campagnes orientées voire mensongères visant à lui assurer un appui suffisant parmi la population.
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, l’a résumé en ces termes : « La stratégie d’Uber était d’un cynisme total. Elle consistait à multiplier les fronts de façon agressive et disruptive pour obliger l’État à modifier sa réglementation de sorte que celle-ci devienne favorable aux intérêts d’Uber, ce qui était inacceptable. » ([1]) En somme, il s’agissait, pour la société, de faire prévaloir un état de fait qu’elle créait au mépris de l’État de droit.
Face à cette stratégie, une bienveillance de certaines autorités pour l’entreprise, par idéologie ou par naïveté, mais aussi de réelles lacunes dans les contrôles normalement assurés par les administrations, ont permis à l’entreprise d’installer son modèle en France et d’asseoir son emprise sur le secteur du transport de personnes. Aujourd’hui encore, toutes les dispositions légales concernant ce secteur sont loin d’être appliquées, ce qui ne laisse pas d’interroger sur le degré d’influence acquis par cette entreprise, qui semble demeurer en partie.
a. Le mépris de la légalité : le fait avant le droit
i. Le non-respect des règles du transport particulier de personnes
Au commencement était le mépris de la loi. Uber a commencé à s’implanter en France en 2012 en plaçant ses chauffeurs sous le statut dit « VTC », sigle qui signifiait alors « voiture de tourisme avec chauffeur ».
Ce statut a été créé par la « loi Novelli » ([2]). Pour citer le rapport de M. Thomas Thévenoud sur la proposition de loi qui porte son nom, cette loi, en ouvrant le marché de la réservation préalable, « visait à l’origine la modernisation du secteur de la “grande remise”, c’est-à-dire des véhicules de luxe avec chauffeur. Cependant elle était porteuse d’un autre objectif, non assumé auprès du législateur : la libéralisation du secteur » ([3]). Si elle a préservé le monopole de la maraude ([4]) attribuée aux taxis, elle a également « fixé des conditions très souples d’entrée sur ce marché, avec une procédure d’immatriculation particulièrement allégée » auprès du groupement d’intérêt économique Atout France, dématérialisée, purement déclarative et très peu coûteuse.
Le récent statut de VTC, le développement des smartphones et des applications mobiles, mais aussi la création du statut d’autoentrepreneur par la loi du 4 août 2008 ([5]) , avaient créé un cadre très favorable au développement d’Uber. Selon le même rapport, le nombre de VTC a rapidement explosé, passant de 1 286 entreprises en 2011 à 7 213 en 2014, ce qui a entraîné des mouvements de contestation au début de l’année 2014 de la part des chauffeurs de taxi. Une mission de concertation a été confiée par le Gouvernement au député Thévenoud, afin de rétablir des règles du jeu permettant une concurrence loyale entre les acteurs et une meilleure sécurité pour le consommateur. Elle a débouché sur le dépôt d’une proposition de loi devenue la « loi Thévenoud » ([6]), qui comportait notamment les mesures suivantes :
– une obligation de retour, pour les chauffeurs VTC, dès l’achèvement de la prestation commandée au moyen d’une réservation préalable, à leur lieu d’établissement ou dans un lieu, hors de la chaussée, où le stationnement est autorisé (« retour au garage ») ;
– l’interdiction de la maraude pour les chauffeurs VTC, y compris aux abords des gares et aérogares ;
– l’interdiction, pour ces mêmes chauffeurs, d’informer un client, avant la réservation préalable, de la localisation et de la disponibilité de leur véhicule situé sur la voie publique.
Dans les faits, Uber ne s’est jamais conformée à certaines de ces dispositions, en particulier l’obligation de « retour au garage » et l’interdiction d’informer de la localisation et de la disponibilité d’un véhicule située sur la voie publique favorisant la maraude électronique.
Elle est, toutefois, allée beaucoup plus loin en proposant sur le marché français le service UberPop à partir de février 2014 à Paris. Ce service, présenté comme une « solution collaborative de transport entre particuliers » par la société, consistait à mettre en relation des clients avec des particuliers non professionnels, utilisant ponctuellement leur véhicule pour transporter des personnes afin d’obtenir des revenus complémentaires. Il s’agissait ainsi, sous couvert d’un service présenté comme du covoiturage, de pousser une offre commerciale totalement dérégulée de transport de passagers, sans aucune condition de déclaration ni de formation pour les chauffeurs, sans paiement d’aucune taxe ou cotisation sociale et sans assurance obligatoire.
Le lancement d’UberPop a entraîné une nette montée des tensions avec les chauffeurs de taxi, avec de nombreux incidents, jusqu’à l’interruption du service par Uber le 3 juillet 2015. La société américaine aura ainsi maintenu un service totalement illégal et dangereux pour les consommateurs pendant près de dix-huit mois.
Les propos d’Adrien Sénécat, journaliste au Monde, devant la commission d’enquête, illustrent le cynisme de la stratégie d’Uber : « Ce qui nous a semblé significatif, c’est que les dirigeants d’Uber avaient conscience que le contentieux dégénérait mais n’y voyaient pas un problème. Il s’agit de l’un des grands enseignements de cette enquête : laisser la situation empirer pour en tirer parti était une stratégie de l’entreprise, assumée comme telle.
« Un exemple l’illustre : au début du mois de juin 2015, Uber poursuit le déploiement d’UberPop dans de nouvelles villes. Tout en sachant qu’ils sont, ce faisant, dans l’illégalité, les dirigeants d’Uber assurent aux particuliers qu’ils enrôlent pour assurer ce service qu’aucun problème ne se pose, alors même qu’ils disposent de questionnaires remplis par de nombreux chauffeurs détaillant leurs déboires et leur angoisse permanente d’être aux prises avec les forces de l’ordre et inquiétés. Il s’agit d’une première dissonance de taille entre l’utopie vendue aux chauffeurs UberPop et la réalité. » ([7])
M. Karim Asnoun, représentant de la CGT-Taxis, a également souligné : « Lors du procès UberPop au pénal (dont une grande partie des syndicats ici présents étaient partie civile), Uber a d’ailleurs montré à travers sa défense une véritable organisation de type mafieux, utilisant tous les stratagèmes pour se soustraire à la justice et organiser son irresponsabilité juridique. » ([8]) Il a également fait état de « publicités visant à recruter des conducteurs UberPop qui étaient diffusées sur les radios nationales ».
M. Christophe Jacopin, président du GESCOP, a souligné la brutalité avec laquelle Uber a imposé ce service : « UberPop permettait au “tout-venant” d’être rémunéré pour effectuer du transport de personnes. La véritable violence était là. Uber a voulu imposer une nouvelle réglementation, en mettant en pratique ce service totalement illégal. » ([9])
Après l’abandon d’UberPop, Uber s’est rendue coupable d’un détournement du statut dit « LOTI », du nom de la loi du 30 décembre 1982 d’orientation des transports intérieurs ([10]), qui l’avait créé. Pour citer M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, il s’agissait d’un « système de capacitaires prévu par la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) qui permettait à toute personne, sans autorisation particulière, de transporter moins de dix personnes. Ce statut peu utilisé jusqu’alors a été exploité par Uber pour implanter ses chauffeurs sous le statut LOTI » ([11]). L’utilisation de ce statut visait à contourner les obligations, pourtant limitées, imposées par la « loi Thévenoud ». Comme l’a souligné M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, « la LOTI avait laissé quelques imprécisions en ce qui concernait le transport collectif, ce qui permettait aux VTC d’en prendre prétexte pour développer une activité de service aux personnes, en en contournant l’esprit et le texte » ([12]), ce qui constituait une « fraude massive », selon les mots de M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche ([13]). M. Laurent Grandguillaume l’a confirmé : « de nombreux chauffeurs exerçaient de manière illégale cette activité de T3P (transports publics particuliers de personnes) puisque la loi LOTI (loi d’orientation des transports intérieurs) était réservée à des transports collectifs (deux personnes et plus). Uber et les autres plateformes ont sciemment contourné la loi et organisé ce contournement. Cela posait des problèmes d’ordre public et fonctionnait avec des systèmes de sous-traitance en chaîne, si bien que les chauffeurs parlaient des capacitaires travaillant avec Uber comme étant des esclavagistes. » ([14])
Un terme a été mis à ce détournement avec l’adoption de la proposition de loi de M. Laurent Grandguillaume, définitivement adoptée en décembre 2016 ([15]). En effet, cette loi contenait une interdiction, pour les capacitaires LOTI, de proposer des courses dans des véhicules de moins de dix places dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants ([16]). Cette interdiction est devenue effective le 1er janvier 2018. Il s’agissait également d’accompagner les chauffeurs LOTI vers le statut de VTC, soit par la reconnaissance de leur expérience (il fallait justifier de 1 600 heures d’activité), soit par la réussite de l’examen d’accès à la profession de VTC.
ii. Une optimisation fiscale agressive
Le cynisme de la stratégie d’Uber est également illustré par ses efforts pour contourner l’imposition dont elle aurait dû faire l’objet en application de la loi.
Tout d’abord, l’entreprise a mis en place une stratégie d’évitement de l’impôt visant à faire, le plus possible, l’économie de toute contribution à la solidarité nationale, en transférant une grande partie de ses bénéfices à sa société mère, Uber BV, située aux Pays-Bas, où elle a négocié des conditions d’imposition avantageuses.
Cet évitement est obtenu à travers un jeu sur les prix de transfert entre Uber BV et ses filiales. Les prix de transfert, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sont « les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels ou rend des services à des entreprises associées » ([17]), c’est-à-dire les prix des transactions entre les entités d’un même groupe implantées dans des États différents. En facturant, en particulier, des prestations de services à ses filiales, via des frais d’administration générale, la mise à disposition de personnes ou de biens ou encore des redevances de concession de brevets ou de marques, un groupe peut ainsi parvenir à minimiser son assiette fiscale dans les pays où elle est taxée de manière relativement élevée.
M. Jérémie Baruch, journaliste au Monde, a résumé la stratégie retenue par Uber en ces termes : « En ce qui concerne l’aspect fiscal, à l’époque des Uber files, Uber France dit qu’il n’est pas une société de transport mais seulement une plateforme pour laquelle il fait du marketing. À ce titre, il estime ne pas avoir à gérer les chauffeurs, ne pas être concerné par tout ce qui a trait aux ressources humaines. Il renvoie toute la responsabilité des actions d’Uber à Uber BV, la société mère implantée aux Pays-Bas. C’est pour cela qu’il se permet de payer aussi peu d’impôts en France : son chiffre d’affaires est entièrement issu de la société mère, qui lui verse les montants afférents à la publicité, au marketing et aux salaires, à quoi s’ajoute une marge de 8,5 %. » ([18]) Il s’agit, pour les dirigeants d’Uber, d’obtenir que l’entreprise soit imposée « seulement aux Pays-Bas, où ils ont négocié un rescrit fiscal qui leur permet de payer des impôts très bas ».
M. Jérôme Fournel, directeur général des Finances publiques, a indiqué : « Pour ce qui a trait à la localisation du profit, nous distinguons des activités de deux natures. Il s’agit d’une marque ou d’une licence rémunérée d’une part, et des activités support, comme le marketing, qui sont présentes dans les pays d’implantation d’autre part. La question est de déterminer le niveau de rémunération de ces activités au bénéfice de ces sociétés et la part des revenus à laisser remonter vers le centre.
« Le débat entre les différents pays porte sur le niveau suffisant de redevance à laisser en France. Dans ce cadre, notre “rôle préféré” est de faire remonter la part de redevances qui doit revenir sur le territoire français pour y être fiscalisée. Bien entendu, mes homologues néerlandais tiennent une position rigoureusement inverse, d’où l’existence de différents types de résolution des conflits. » ([19])
Cependant, pour citer M. Jérémie Baruch, contrairement à leurs allégations, « les directeurs généraux (d’Uber) de l’époque jouent un rôle exécutif ; ils ne se contentent pas d’obéir aux ordres venus des Pays-Bas. Cela pourrait impliquer pour la société Uber France un statut d’établissement permanent : il devrait alors payer des impôts sur les activités de la société en France, donc sur les revenus tirés de toute l’activité VTC. Dans tous les courriels échangés sur ces sujets, Uber insiste sur le fait que sa structure fiscale en Europe est son talon d’Achille : s’ils n’arrivent pas à la défendre, ils vont perdre encore plus d’argent et devront fermer boutique.
« En façade, Uber France est donc censée se contenter de promouvoir l’application, de faire du marketing ; en réalité, il s’agit bien d’un centre décisionnel. C’est clair dans leurs échanges. Ils se battent pour qu’à aucun moment ce rôle opérationnel en France n’apparaisse » ([20]).
Bien évidemment, « les seuls qui se félicitent de cette situation, ce sont les autorités des Pays-Bas, puisque Uber paye des impôts là-bas, même s’il en paye peu parce qu’il a su négocier. Cela se fait au détriment de tous les pays européens ».
M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre, l’a déclaré de la manière la plus claire, en soulignant la concurrence déloyale que cet évitement de la fiscalité a fait peser sur les taxis. Il a dénoncé « la stratégie cynique d’Uber, tous azimuts, destinée à obtenir la déréglementation la plus totale pour permettre non pas aux chauffeurs d’Uber de prospérer, mais pour permettre à Uber de faire son business sans acquitter de charges sociales ni payer d’impôts en France – puisqu’il avait une petite activité en France, donc une assiette fiscale qui ne justifiait pas l’imposition de la totalité des revenus engendrés par son activité. Ce qui n’était absolument pas le cas des chauffeurs de taxi, qui payaient leurs impôts en France » ([21]).
M. Pascal Savoldelli, sénateur et auteur d’un rapport sur l’ubérisation de la société ([22]), a rappelé que la fraude fiscale et sociale était au cœur du modèle des plateformes de l’ubérisation, fraude qui constitue même, bien souvent, leur principale innovation : « La plupart de ces activités n’ont rien de très novateur : les plateformes reposent surtout sur une tentative de contourner des règles sociales et fiscales. » ([23])
M. Jérôme Fournel a confirmé que « s’agissant des activités d’Uber, nous relevons que l’activité est exercée par Uber BV aux Pays-Bas » et souligné que l’optimisation fiscale faisait l’objet, chez Uber, d’une stratégie délibérée et savamment orchestrée : « Les groupes tels qu’Uber changent fréquemment de forme en lien avec les règles fiscales et sociales et le droit du travail qui s’appliquent à eux. De manière générale, lorsque ces groupes s’agrandissent, ils créent des structures intermédiaires chargées de gérer un marché ou une série de marchés. En l’occurrence, les activités menées en dehors du continent américain ont été placées sous la houlette d’Uber BV. Plus récemment, d’autres évolutions de structure ont eu lieu, notamment à travers le lancement d’Uber Eats. » ([24]) L’administration est contrainte de chercher à s’adapter « à la volatilité de structure des groupes, laquelle peut avoir des conséquences fiscales importantes ».
Afin de limiter les abus, des procédures de coopération existent avec les autres États de l’UE. M. Jérôme Fournel a souligné que « l’échange d’informations avec l’administration néerlandaise nous a permis de connaître la volumétrie du chiffre d’affaires et des chauffeurs sollicités, ce qui évite la création d’une zone de non-droit fiscal en matière de TVA et de revenus des chauffeurs ». Toutefois, « dans le cas d’Uber, les délais de réponse de l’administration néerlandaise ont été relativement longs, notamment au sujet d’Uber BV. Ces délais ont parfois dépassé un an et se sont étendus à deux ans et demi, dans le cadre d’une réponse à une simple demande d’information ». De plus, « en tout état de cause, le traitement des questions de fixation des niveaux de redevances prend du temps, comme l’affaire McDonald’s l’a récemment attesté. Cette affaire a débouché sur une convention judiciaire d’intérêt public ; les débats avec cette entreprise ont duré une dizaine d’années ». Ces constats ont conduit le directeur général des Finances publiques à conclure : « Cet aspect de lenteur de l’assistance administrative montre la limite de notre capacité d’action. »
L’efficacité des procédures multilatérales existantes demeure insuffisante : « L’autre solution de résolution des conflits prévoit de réaliser un contrôle multilatéral […]. Cependant, dans certains cas, les positions des pays sont trop antagonistes pour parvenir à un accord. À cet égard, la presse s’est faite l’écho de dissensions entre la France et différents pays d’une part, et les Pays-Bas d’autre part, s’agissant des niveaux de redevance acceptables. Ces divergences peuvent perdurer et ne débouchent pas nécessairement sur un accord in fine. »
Le retard des autorités néerlandaises à communiquer les informations demandées par l’administration fiscale française s’éclaire d’un jour nouveau à la lecture d’échanges internes à l’entreprise. Il ressort des propos de certains dirigeants d’Uber que les Pays-Bas se seraient rendus complices de la stratégie d’Uber, en la soutenant dans leur intérêt bien compris, ce qui pose la question de la bonne volonté de nos partenaires européens en matière fiscale. La « capture du régulateur » ([25]) à laquelle Uber s’est livrée lui a permis de jouer les États européens les uns contre les autres. Évoquant, dans un courriel du 7 juillet 2015, une réunion qui s’est tenue aux Pays-Bas entre des représentants d’Uber et des autorités fiscales des États membres de l’Union européenne, qui aurait été un franc succès pour l’entreprise, M. Anthony Maggiore, chef de la fiscalité chez Uber, affirme que les ministres des finances, de l’économie et de la fiscalité hollandais « voient Uber comme une entreprise citoyenne sur le plan fiscal et apprécient nos investissements dans Uber BV à Amsterdam mais doivent également remplir leurs obligations au titre du traité européen. Ils avaient l’intention d’adopter une manière de répondre aux demandes des États membres qui maximiserait le temps que nous avons pour garantir des réglementations des transports qui favorisent notre modèle d’affaires et qui rendraient les demandes des États membres (comme celle portant sur les noms des chauffeurs) sans objet » ([26]). Le cynisme d’Uber apparaît, une fois encore, à visage découvert lorsqu’on lit sous la plume de M. Rob Van der Woude, directeur fiscal d’Uber pour l’Europe : « En matière fiscale, chaque État veut bien sûr la plus grosse part du gâteau, ce qui contredit le but commun d’éviter les doubles taxations et d’assurer une harmonisation au sein de l’UE » et la connivence avec les autorités fiscales néerlandaises confirmée : « Notre contact au sein des autorités fiscales néerlandaises a confirmé qu’aucune information concernant nos partenaires ne serait collectée auprès de nous à Amsterdam ou partagée avec les États membres de l’UE avant le 1er janvier 2016 au plus tôt. » ([27]) Un autre document confirme que « les autorités fiscales néerlandaises coopèrent avec vous et nous défendent dans le cadre de l’audit multilatéral » mené à l’échelle de l’Union européenne ([28]).
En matière fiscale, Uber a sciemment usé d’une stratégie d’opacité, jouant les États membre les uns contre les autres, afin d’échapper au maximum à l’impôt.
Cette stratégie est allée au-delà de la seule optimisation fiscale et a inclus une stratégie d’évasion dans des paradis fiscaux. M. Jacques Monin, journaliste du consortium international des journalistes d’investigation, en a fait état en ces termes : « [Uber] a créé une filiale aux Bermudes, qui détenait jusqu’en 2019 ses brevets en matière de technologie de transport. Les redevances liées à l’utilisation de son application étaient ainsi versées à l’unité basée dans les Caraïbes, ce qui réduisait considérablement la facture fiscale du groupe. “C’est la partie Bermudes ou Caïmans qui met tant de gens en colère en Europe”, écrit Rachel Whetstone, alors responsable de la communication d’Uber, dans un courriel adressé aux cadres. Elle se dit cependant fière de la politique fiscale mise en place par son entreprise. “Même si nous n’étions pas impliqués dans l’affaire des Caraïbes – référence aux Bermudes – nous aurions une longueur d’avance sur les autres entreprises technologiques américaines”, ajoute-t-elle, avant de préciser : “Cela reste entre nous, car on parle là d’une question qui ne doit pas être nommée”. Contactée, Rachel Whetstone n’a pas souhaité faire de commentaire […]. En 2012, quelques mois après ses débuts en France, Uber crée une société néerlandaise, Uber BV, destinée à recevoir les paiements des clients qui réservent des voitures, quel que soit l’endroit où elles se trouvent dans le monde. Pendant longtemps, Uber BV aurait reversé jusqu’à 80 % de ses ressources aux chauffeurs, la majeure partie du restant ayant été transférée à son établissement des Bermudes où les revenus des entreprises n’étaient pas imposés. » ([29])
Maître Jérôme Giusti, avocat spécialiste du droit du travail des employés des plateformes et co-directeur de l’Observatoire Justice et sécurité de la Fondation Jean-Jaurès, a soulevé, devant la commission d’enquête, des difficultés relatives au paiement de la TVA par les chauffeurs d’Uber qu’il estime injuste. Ceux-ci acquittent, en effet, la TVA, non seulement sur le prix de la course, mais aussi sur la commission d’Uber. Comme l’a dit Maître Giusti, « par un système d’autoliquidation, ce sont les chauffeurs eux-mêmes qui paient la TVA sur la totalité du prix de la course, y compris sur la commission qu’Uber leur prélève », a-t-il souligné ([30]). Or « si ce sont des travailleurs salariés [au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation], ils n’ont pas à payer la TVA pour leur employeur ».
Selon Maître Giusti, Uber contesterait ces arguments au motif qu’elle « se considère comme un intermédiaire et non comme une organisation de transport, ce qui est contraire aux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne de 2013 et aux arrêts de la cour d’appel de Paris. Uber prétend, en tant que société établie aux Pays-Bas, ne pas devoir payer d’impôts, y compris sur la commission prélevée au chauffeur ». Maître Giusti a conclu : « Si l’administration fiscale considère qu’Uber est un organisme de transport, elle doit dégrever les chauffeurs de la TVA sur les 25 % qu’ils ont payés pour Uber. »
Interrogé à ce sujet, M. Jérôme Fournel, directeur général des Finances publiques, a répondu : « La règle qui s’applique dans le fonctionnement de la TVA, y compris au niveau européen, est celle de la logique d’autoliquidation. Celle-ci concerne également de multiples plateformes ou prestations de service à distance.
« La TVA est un impôt relativement “ductile” : qu’elle soit appréhendée chez le consommateur ou chez le collecteur final, qui aura majoré sa facture du montant de la TVA, les termes économiques ou financiers restent globalement inchangés. Cet aspect nous rend donc “agnostiques” sur ce sujet car la même masse d’argent est payée et le même prix est supporté par le consommateur in fine. Le consommateur supporte la TVA de sa course au titre du prix du transport et au titre de la commission d’intermédiation qui revient à Uber.
« Par ailleurs, la TVA peut bénéficier d’un abattement de base pour les chauffeurs qui perçoivent de faibles revenus. L’article 239 B du code général des impôts permet d’accéder à un régime de franchise en base de TVA et de ne pas facturer cette dernière dès lors que le chiffre d’affaires ne dépasse pas le seuil de 34 400 euros pour les prestations de services réalisées l’année passée. En revanche, ce régime ne permet pas au chauffeur de déduire la TVA sur ses achats.
« Le fait que la société Uber préfère ce système d’autoliquidation de la TVA pour sa simplicité et pour s’exonérer d’obligations administratives et fiscales est probable. Cependant, ce système est conçu pour simplifier les démarches de paiement de la TVA mais également pour simplifier le contrôle de ses activités. […]
« Il existe bien deux TVA. Je distingue celle qui est liée à la prestation de service de transport. En règle générale, elle est réglée par le consommateur final car il bénéficie de la prestation. Le prix de la course est bien majoré de la TVA. Il est normal qu’elle soit acquittée par le chauffeur. L’autoliquidation porte bien sur la commission d’intervention de la plateforme. En effet, cette commission est autoliquidée par le chauffeur. Le restant est liquidé dans des conditions normales par le chauffeur et le client.
« Le seul aspect particulier réside donc dans le fait que la commission est autoliquidée par le chauffeur et non pas par Uber. Je rappelle que le régime d’autoliquidation n’a pas été conçu pour Uber mais pour de nombreux secteurs de l’économie et dans le but de lutter contre la fraude. Quel que soit le rapport de force entre le chauffeur et Uber, les mêmes flux financiers peuvent se retrouver in fine. Tout dépend de la capacité des chauffeurs à imposer un prix supérieur. » ([31])
La rapporteure estime, cependant, que, si l’autoliquidation de la TVA est neutre pour les finances publiques, elle revient à imputer, en pratique, la TVA sur la marge des chauffeurs, alors que ces derniers n’ont pas la liberté de fixer le tarif payé par les clients.
S’agissant du rapport avec les autorités fiscales, la rapporteure relève qu’Uber semble agir tout aussi cyniquement avec celles d’autres États. Elle souhaite citer, à ce sujet, un échange de SMS entre M. Mark MacGann et Mme Rachel Whetstone, responsable des affaires publiques d’Uber au siège de San Francisco, le 8 décembre 2015 ([32]) :
M. Mark MacGann : « Prochaine bataille : la Pologne. Pierre veut que nous interrompions le travail de conformité en matière fiscale parce que Heetch est en train de se lancer là-bas. »
Mme Rachel Whetstone : « Ce n’est pas une bonne idée. Nous devrions attirer l’attention des autorités fiscales sur Heetch. »
M. Mark MacGann : « C’est exactement ce que j’ai dit à Pierre. Le nouveau gouvernement de droite dure appréciera que nous mettions nos affaires en ordre, et frappera la startup française pour avoir utilisé la Pologne comme terrain d’expérimentation pour de l’évasion fiscale. »
iii. Travail dissimulé et non-paiement des cotisations sociales
Outre qu’il fonctionne par l’intermédiaire d’une plateforme en ligne permettant de relier offre et demande de services, l’une des principales caractéristiques de ce qu’on a appelé le « modèle Uber » réside dans le statut d’indépendant, et non de salarié, des travailleurs de la plateforme.
En effet, Uber a choisi de ne pas placer ses chauffeurs sous le statut protecteur de salarié, qui permet aux travailleurs de bénéficier de la protection constituée par le corps de règles consigné depuis 1910 dans le code du travail. Elle a choisi, tout au contraire, de conclure avec eux des contrats de nature commerciale, considérant qu’elle travaille avec des entrepreneurs indépendants. Il devrait en découler que les chauffeurs Uber disposent, dans les faits, de l’autonomie qui caractérise le travail indépendant, à l’inverse du salariat, qui s’inscrit toujours dans un lien de subordination entre l’employeur et le salarié.
Or il apparaît que le recours à des contrats commerciaux pour recruter des travailleurs constitue un abus manifeste et un détournement du statut d’indépendant. Les chauffeurs d’Uber présentent, en effet, dans leur relation avec la plateforme, des caractères qui devraient conduire à les placer sous le statut de salarié.
Pour d’évidentes raisons de coût financier et de facilité d’organisation, Uber a sciemment commis une fraude à la loi lui permettant d’échapper à ses obligations d’employeur, au détriment des chauffeurs, conduits à subir des conditions de travail imposées par la plateforme sans aucune des contreparties auxquelles ils auraient dû avoir droit.
Outre le préjudice subi par les chauffeurs, cette fraude nuit également à la collectivité puisqu’elle permet à Uber d’échapper au versement des cotisations sociales normalement dues par les employeurs. Ici encore, Uber a organisé à son avantage une forme d’évasion hors de la solidarité nationale, procédant à un pillage tant des chauffeurs que de la collectivité publique.
L’encadré ci-dessous précise, en s’appuyant sur les propos de M. Jean‑Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, la définition du contrat de travail, pierre de touche du travail salarié.
Travail salarié et travail indépendant
Comme l’a rappelé M. Jean-Michel Sommer, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, devant la commission d’enquête, « il n’y a pas de définition légale du contrat de travail » (1). En conséquence, les juridictions ont été amenées à définir progressivement les contours de cette notion et, partant, de celle de salariat ainsi, a contrario, que celle de travail indépendant.
Telle qu’appréciée par la chambre sociale de la Cour de cassation, « la qualification du contrat de travail […] est un contrat par lequel une personne physique (le salarié) s’engage à exécuter un travail sous la subordination d’une personne physique ou morale (l’employeur) en échange d’une rémunération. L’un des critères essentiels est celui du lien de subordination du salarié à l’égard de son employeur. Il permet de distinguer le contrat de travail d’une prestation exercée en tant que travailleur indépendant. Le lien est principalement juridique et pas seulement économique.
« La définition du lien de subordination a été posée par un arrêt Société Générale assez ancien, datant de 1996. Le lien de subordination est l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a, premièrement, le pouvoir de donner des ordres et des directives, deuxièmement, le pouvoir d’en contrôler l’exécution et troisièmement, celui de sanctionner les manquements de son subordonné. Dans cet arrêt de 1996, apparaît aussi ce qui est à la fois un critère et un indice : le “travail dans un service organisé” lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exercice du travail. C’est un critère subsidiaire, organisationnel, qui complète les autres. La jurisprudence retient enfin que la qualification de la relation contractuelle ne repose pas sur les termes mêmes du contrat. L’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination que celles-ci ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles a été exercée l’activité professionnelle ».
Pour distinguer entre travail indépendant et travail salarié, « le juge recherche généralement un faisceau d’indices […]. La distinction entre fait et droit, dans ce cas, qui est un élément cardinal du travail de la Cour, s’estompe quelque peu. La désactivation d’un compte, le choix des horaires de travail, la géolocalisation, le libre choix de l’itinéraire, des clients, l’évaluation et la notation, la comptabilisation des kilomètres parcourus, le port d’une tenue imposée au travailleur, la tarification, la mise à disposition du matériel, des clauses de non-concurrence, l’interdiction d’un pourboire etc. sont autant d’indices qui doivent être recherchés. Ensuite, les éléments de fait sont confrontés aux catégories que j’ai énumérées auparavant. La qualification d’une relation contractuelle n’est donc pas une mince affaire. En l’état actuel du droit, il appartient au travailleur de démontrer l’existence du contrat de travail, étant précisé que lorsque celui‑ci est immatriculé au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers ou auprès des Urssaf, il est présumé être un travailleur indépendant et n’est pas soumis au code du travail », comme prévu par l’article L. 8221-6 de ce code.
Enfin, il faut rappeler qu’un contrat de travail n’a pas nécessairement à être écrit, à condition qu’il s’agisse d’un contrat à durée indéterminée (CDI) à temps complet. Lorsqu’il n’est pas écrit, le contrat est qualifié d’oral, de verbal ou de tacite.
(1) Compte rendu n° 9.
Échapper à l’application des règles inhérentes au salariat présente deux avantages pour Uber :
– une souplesse dans l’organisation du travail, d’une part, car le recours à des travailleurs indépendants permet une gestion extrêmement flexible de la force de travail, à laquelle Uber n’est nullement tenue de fournir une certaine quantité de travail et vis-à-vis de laquelle la question du licenciement ne se pose pas. Les chauffeurs d’Uber sont payés à la tâche, à l’instar des travailleurs précaires de la révolution industrielle au XIXe siècle.
L’encadré ci-dessous rappelle les obligations réciproques qui unissent normalement les parties à un contrat de travail.
Les obligations nées du contrat de travail
Le contrat de travail fait naître des obligations pour chacune de ses parties – soit l’employeur et le salarié.
L’employeur est tenu de :
– fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi ;
– verser le salaire correspondant au travail effectué ;
– respecter les autres éléments essentiels du contrat (notamment la qualification et le lieu de travail quand il est précisé dans le contrat) ;
– faire effectuer le travail dans le respect du code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise.
Le salarié doit, quant à lui :
– observer les horaires de travail ;
– réaliser le travail demandé conformément aux instructions données ;
– respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail et, lorsqu’il en existe un, les clauses du règlement intérieur ;
– ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.
– un coût financier minimal, d’autre part, puisqu’Uber échappe ainsi à certains coûts liés notamment à des licenciements et s’exonère du paiement des cotisations patronales.
Le recours frauduleux à des travailleurs indépendants qui devraient normalement être recrutés en tant que salariés au regard des critères dégagés par la jurisprudence est susceptible de justifier trois types d’interventions :
– une action pénale pour travail dissimulé ;
– une action civile des travailleurs indépendants devant le conseil de prud’hommes tendant à la reconnaissance de leur statut de salarié et à l’indemnisation du préjudice qu’ils ont subi en n’étant pas employés sous ce statut ;
– un redressement par les Urssaf, susceptible de recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale.
L’encadré ci-dessous précise la définition du travail illégal et celle du travail dissimulé et expose les sanctions pénales applicables.
Travail illégal et travail dissimulé
Le code du travail prévoit, à son article L. 8211-1, que sont constitutives de travail illégal les infractions suivantes :
1° Travail dissimulé ;
2° Marchandage ;
3° Prêt illicite de main-d’œuvre ;
4° Emploi d’étranger non autorisé à travailler ;
5° Cumuls irréguliers d’emplois ;
6° Fraude ou fausse déclaration aux aides à l’activité partielle et aux actions de reclassement ou de reconversion professionnelle ou aux allocations d’aide aux travailleurs privés d’emploi.
Le travail dissimulé peut lui-même prendre deux formes (1) :
– la dissimulation d’activité, à travers un défaut d’immatriculation au registre national des entreprises ou au registre du commerce et des sociétés ou un défaut de déclaration aux organismes de protection sociale ou à l’administration fiscale ;
– la dissimulation d’emploi salarié. Celle-ci est reconnue lorsque l’employeur n’accomplit pas, de manière intentionnelle, la déclaration nominative obligatoire auprès des organismes de protection sociale lors de l’embauche d’un salarié, lorsqu’il se soustrait intentionnellement à la délivrance d’un bulletin de paie ou mentionné sur celui-ci un nombre d’heures de travail inférieur à la réalité, ou lorsqu’il se soustrait intentionnellement aux déclarations relatives aux salaires ou aux cotisations sociales auprès des organismes de recouvrement des cotisations sociales ou de l’administration fiscale.
Le travail dissimulé est une infraction pénale punie des peines suivantes (2) :
– un emprisonnement de trois ans et d’une amende de 45 000 euros ;
– un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 75 000 euros lorsque les faits sont commis à l’égard de plusieurs personnes ou d’une personne dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur ;
– un emprisonnement de dix ans et une amende de 100 000 euros lorsque les faits sont commis en bande organisée.
Une peine de dissolution de la personne morale est également prévue lorsqu’une société a été créée ou détournée de son objet pour commettre l’infraction de travail dissimulé (3).
De plus, les personnes physiques coupables de travail dissimulé encourent des interdictions d’exercice de leur activité voire de toute profession commerciale ou de toute direction d’entreprise et une exclusion des marchés publics.
(1) Article L. 8221-1 du code du travail.
(2) Articles L. 8224-1 et suivants du code du travail.
(3) Article L. 8224-5 du code du travail et article 131-39 du code pénal.
La société Uber n’a, pour l’heure, pas fait l’objet d’une condamnation pénale en France.
En revanche, sur le plan civil, les juridictions ont eu l’occasion de se pencher sur le statut des chauffeurs Uber, quoique de manière partielle ou inaboutie.
Dans un arrêt du 4 mars 2020 ([33]), la Cour de cassation, statuant en formation solennelle, a approuvé la cour d’appel de Paris d’avoir retenu l’existence d’une relation salariée entre un travailleur et la société Uber BV, pour une période d’emploi allant d’octobre 2016 à avril 2017. M. Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, a souligné devant la commission d’enquête que la Cour de cassation avait « eu égard à l’indice lié à l’appartenance à un “service organisé” » « constaté d’autres indices de liens de subordination : le chauffeur ne connaît pas la destination de la course ; il lui est interdit de demander les coordonnées des passagers ; le chauffeur refusant trois courses ou en annulant une déjà acceptée se voit infliger une déconnexion temporaire ; en cas d’itinéraire alternatif à celui de la plateforme, ni le tarif ni la redevance ne sont corrigés ; des sanctions sont prévues, à savoir la suspension du compte, à titre temporaire ou définitif, selon les retours et les notes des clients. De surcroît, les “terms and conditions” de la société Uber prévoyaient aussi la capacité de prendre des sanctions en cas de conduite inappropriée puisque la géolocalisation permettait à Uber d’identifier qui freine trop brusquement ou qui conduit trop vite » ([34]).
Dans un arrêt du 25 janvier 2023 ([35]), la Cour de cassation a cassé un arrêt de la cour d’appel de Lyon rejetant la demande de requalification de la relation contractuelle d’un chauffeur avec la société Uber BV en contrat de travail, pour une période antérieure à celle concernée par l’arrêt de 2020 précité. Elle a considéré que les éléments relevés par les juges du fond caractérisaient l’existence d’un pouvoir de direction, d’un pouvoir de contrôle de l’exécution de la prestation ainsi que d’un pouvoir de sanction à l’égard du chauffeur, élément caractérisant un lien de subordination.
Par des jugements en date du 20 janvier 2023, le conseil de prud’hommes de Lyon a requalifié dans 139 dossiers la relation contractuelle en contrat de travail dans des litiges opposant des chauffeurs à Uber, pour un montant de près de 20 millions d’euros. Ces jugements ont tous fait l’objet d’un appel.
Il faut rappeler que les décisions de requalification des chauffeurs Uber, même confirmées en appel et approuvées par la Cour de cassation, n’ont d’effet qu’entre les parties et n’ont donc pas d’effet général. Elles n’entraînent la requalification que du ou des chauffeurs parties au litige, pour les périodes considérées, en raison du principe de relativité de la chose jugée, qui interdit aux juges de créer du droit.
Interrogé par écrit par la rapporteure sur le nombre et le résultat des demandes de requalification d’un contrat commercial en contrat de travail par siège de conseil de prud’hommes et par an sur la période 2013-2023 et sur le nombre et le résultat des procédures pénales engagées contre des plateformes ou leurs dirigeants pour travail illégal et prêt de main-d’œuvre illicite par an sur la même période, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, n’a fourni aucune réponse.
S’agissant des risques de travail dissimulé, M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, est revenu devant la commission d’enquête sur le contrôle d’Uber effectué en 2015 : ce contrôle « a reposé sur des auditions de chauffeurs et sur un certain nombre de pièces récupérées auprès de la société. Ces éléments ont amené l’Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s’est traduit par une lettre d’observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d’euros » ([36]). Cependant, « l’entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), qui a rendu une décision défavorable pour l’Urssaf fin 2016 pour des motifs formels. [L’Urssaf a] fait appel de cette décision et, en avril 2021, la cour d’appel de Paris a annulé la mise en demeure, donc le contrôle, là encore pour un motif formel, la mise en demeure ne comportant pas de manière expresse la mention du délai imparti de trente jours donné à l’entreprise pour régulariser sa situation et se contentant de faire référence à l’article du code de la sécurité sociale fixant ce délai ».
M. Mark MacGann a dévoilé la stratégie d’Uber en la matière devant la commission d’enquête : « Beaucoup de rencontres très diverses ont eu lieu avec la DGCCRF et l’Urssaf car elles estimaient que nos opérations posaient problème d’un point de vue légal. L’Urssaf considérait que nous organisions du travail dissimulé. Toutes ces administrations voulaient l’identité de nos chauffeurs pour pouvoir prélever l’impôt sur le revenu, la TVA et les cotisations sociales. Or nous ne voulions absolument pas que les autorités obtiennent les données sur nos chauffeurs ; nous prétendions que nous voulions les protéger. En fait c’était pour des raisons égoïstes car si l’un d’entre eux était poursuivi et condamné, il allait arrêter de travailler pour Uber et la stratégie de l’entreprise s’effondrerait. » ([37])
Ce non-paiement des cotisations sociales se fait bien évidemment au détriment de la solidarité nationale mais aussi « sur le dos » des chauffeurs VTC. Comme l’a dit M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, « la vidéo tournée dans le restaurant montre un grand patron de plateforme dire qu’il est hors de question d’avoir des gens qui comprennent ce qu’est l’Urssaf ou la TVA et qu’il veut juste des chauffeurs. Dans leur intérêt, ils cherchaient donc des personnes crédules, ignorantes, mal formées qui mettraient du temps à comprendre qu’elles ne gagneront pas leur vie de cette manière » ([38]).
En matière fiscale comme en matière de droit du travail, le cynisme d’Uber ne fait aucun doute. L’entreprise américaine est parfaitement informée des règles en vigueur en France et les contourne très consciemment.
De manière générale, Uber se livre à une analyse économique des règles de droit auxquelles elle devrait se soumettre, selon un calcul coûts-avantages ; s’il peut lui être plus profitable de contourner ou de transgresser le droit, elle s’y prête sans hésitation.
iv. La volonté de se soustraire aux contrôles
Le cynisme de la plateforme se manifeste également dans sa volonté délibérée d’échapper aux contrôles effectués par les pouvoirs publics, comme les Uber files en attestent, à travers la technique dite du « kill switch », selon la terminologie utilisée par Uber.
Cette technique consiste à « couper l’accès des ordinateurs d’une de ses filiales aux fichiers et systèmes internes du groupe afin d’empêcher les autorités de récupérer les données qui les intéressent pour faire avancer leurs enquêtes » ([39]).
M. Mark MacGann a précisé les circonstances du recours au kill switch par Uber dans ses bureaux français : « Les perquisitions sont devenues tellement habituelles en France que Salle Yoo, à l’époque directrice juridique à San Francisco, et Travis Kalanick nous ont ordonné de mettre en place le fameux “kill switch” pour que les forces de l’ordre et les agences de l’État ne trouvent qu’un écran noir en allumant les ordinateurs. Nous faisions donc un peu d’obstruction pour empêcher l’accès aux données. » ([40])
Selon les Uber files, « Uber, à l’initiative de ses plus hauts dirigeants, a utilisé cette technique à au moins douze reprises entre novembre 2014 et décembre 2015 pour tenter de déjouer des enquêtes judiciaires et administratives, dans plusieurs pays, dont la France ». Sur ces douze utilisations, cinq ou six ont eu lieu en France ([41]).
À partir des documents qu’elle a consultés, la rapporteure recense :
– une utilisation du « kill switch » le 17 novembre 2014 lors d’une visite de la DGCCRF. M. Zac de Kievit, directeur juridique d’Uber pour l’Europe, envoie un courriel intimant l’ordre de « coupe(r) l’accès immédiatement », ordre qui est exécuté en moins de quinze minutes ([42]) ;
– une autre le 16 mars 2015, lors d’une perquisition policière concernant le service UberPop, M. Mark MacGann écrit ([43]) :
M. Mark MacGann : « La police est toujours là. Groupe nombreux (environ 25). Police judiciaire. Le fondement de la descente est la loi Thévenoud, des choses comme l’intermédiation et le respect de la vie privée […]. La police essaye d’ouvrir les ordinateurs portables. »
M. Mark Mac Gann : « On a confisqué les téléphones de notre équipe. […] La police a l’air de douter de ce qu’elle doit chercher. Nous avions renforcé notre préparation en fin de semaine dernière après la descente à Bruxelles et la menace de descente à Amsterdam, donc les choses se passent aussi bien que nous pouvions nous y attendre de notre point de vue. L’accès aux outils informatiques a été coupé immédiatement, donc la police ne pourra pas accéder à grand’chose. »
– référence est faite au « kill switch » le 13 octobre 2015, à l’occasion d’un contrôle de l’Urssaf dans l’immeuble d’Uber France, tout d’abord pour écarter cette procédure, pour des raisons d’opportunité plutôt que de principe. M. Thibaud Simphal, alors directeur général d’Uber France, écrit ([44]) :
M. Thibaud Simphal : « SVP pas de kill switch pour toute l’équipe, trop perturbant pour le travail de toutes les équipes – de plus l’Urssaf n’a pas le droit de saisir des ordinateurs portables, recueillir des données, etc. en principe. »
Le kill switch est finalement activé pour les deux seuls employés présents sur les lieux. Il s’agissait en réalité d’une fausse alerte puisque l’Urssaf ne s’était pas déplacée pour Uber mais pour une entreprise de sécurité installée dans le même immeuble ;
– le 6 juillet 2015, ce verrouillage à distance a même été activé, lors d’une intervention des autorités fiscales dans les locaux d’Uber à Paris, visant le siège européen Uber BV pour des raisons d’évasion fiscale. Après s’être aperçu que l’ordinateur de Pierre-Dimitri Gore-Coty, alors directeur d’Uber pour l’Europe de l’Ouest, a échappé à la déconnexion, et constatant que les enquêteurs « ont accès à tout » et « passent tout en revue », selon les mots de Thibaud Simphal, le mécanisme est à nouveau déclenché. « On dirait que l’accès a été coupé, ils ne peuvent plus avoir accès », écrit alors le directeur d’Uber en France à plusieurs de ses collègues. Dans un second temps, Uber tente de tromper les enquêteurs. Zac de Kievit fournit ainsi à M. Simphal le code de déverrouillage de son ordinateur en faisant le pari que ce dernier est vierge de toute donnée. « Vous avez le code, espérons que tout le monde a un ordinateur propre », explique ainsi M. de Kievit dans un SMS ([45]).
De manière générale, des instructions très précises sont données aux employés afin de s’assurer que les ordinateurs ne contiennent aucune donnée compromettante pour la société : recourir au logiciel Casper, qui permet l’activation du kill switch, n’utiliser qu’une messagerie en ligne pour éviter que des courriels demeurent enregistrés dans l’ordinateur, régler l’ordinateur afin qu’il se mette en veille après deux minutes et demande de mot de passe après seulement cinq secondes de non-utilisation de l’ordinateur ([46]), « ne conserver que le strict minimum de documents sur leurs ordinateurs et […] privilégier les sauvegardes dans le cloud, dont l’accès est plus facile à couper » ([47]).
Selon le journal Le Monde, « ce mécanisme est un instrument stratégique, dont l’utilisation est validée, voire encouragée, au plus haut niveau de l’entreprise. […] Le 2 avril 2015, à Amsterdam, c’est Travis Kalanick lui-même qui ordonne d’utiliser le kill switch. “La procédure en cas de visite des forces de l’ordre, c’était de gagner du temps et d’appeler San Francisco. Même s’il était 2 heures du matin là-bas, il y avait des gens censés réagir”, explique aujourd’hui un ancien avocat européen d’Uber. […] L’utilisation de cet interrupteur pour faire obstacle à une enquête légalement diligentée peut s’apparenter en France à un délit d’obstruction de la justice » ([48]), puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, comme prévu par l’article 434-4 du code pénal.
Une saisine du procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale aurait été pleinement justifiée ([49]) ; toutefois, ces faits sont aujourd’hui prescrits.
La plateforme Uber s’était ainsi savamment organisée pour se soustraire aux contrôles des autorités, confirmant le mépris total de la légalité avec lequel elle s’est implantée en France. Il s’agissait, ici encore, de placer les autorités devant le fait accompli, au mépris des règles, afin de devenir par la force un acteur suffisamment puissant pour obtenir la modification du droit à son avantage.
v. Une stratégie fondée sur la violation délibérée de la loi
Le caractère illégal de l’ensemble de ces agissements était parfaitement connu de l’entreprise.
En témoigne notamment un schéma interne à Uber et reproduit dans une présentation datée du 11 décembre 2014 et intitulée « Pyramide de merde » (« pyramid of shit ») ([50]) ; la légende du schéma « La meilleure défense, c’est l’attaque » traduit bien la stratégie délibérée d’Uber.
Ce schéma résume les procédures administratives et judiciaires auxquelles Uber est confrontée en Europe. À sa base figurent les procès intentés par des chauffeurs ; à l’étage supérieur, les enquêtes administratives en matière de droit du travail, de droit de la consommation, de droit de la concurrence et en matière de transports ; au troisième étage les procédures administratives ; enfin, au sommet de la pyramide, les contentieux directs, qu’ils soient civils, administratifs ou pénaux. Ce schéma, autant que le vocabulaire employé, est très évocateur de la manière dont Uber concevait le respect de la loi et des droits des travailleurs en Europe.
Ensuite, le service UberPop, malgré son illégalité, qui était parfaitement connue des dirigeants d’Uber, a été utilisé en permanence comme un « pied dans la porte », soit un outil de chantage, afin de faire évoluer la législation en faveur de la plateforme.
Le 15 décembre 2014, les équipes souhaitent réagir publiquement à un communiqué du porte-parole du ministère de l’intérieur, qui a déclaré, selon M. Thibaud Simphal : « À partir du 1er janvier 2015, la loi va être plus contraignante pour ces sociétés. Mais d’ores et déjà la justice considère que l’activité UberPOP est illégale. » La réponse convenue, qui nie l’évidence, est la suivante ([51]) :
M. Thibaud Simphal :
« – La loi Thévenoud n’a pas besoin d’attendre le 1er janvier 2015 pour s’appliquer, elle s’applique depuis le 1er octobre 2014
« – La date du 1er janvier 2015 concerne des provisions qui nécessitent un décret d’application – ces provisions concernent notamment l’enregistrement et la formation des VTCs et certaines dispositions concernant les taxis
– Cela n’a donc aucun rapport avec UberPOP
– La seule décision de justice portant sur UberPOP et appliquant la loi Thévenoud à ce stade, celle de vendredi 12 décembre 2014, a débouté les parties de leurs demandes d’un référé d’interdiction d’UberPOP ».
Le 28 juin 2015, M. Alexandre Quintard Kaigre, directeur des affaires publiques d’Uber France, écrit à M. Mark MacGann ([52]) :
M. Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, je t’ai envoyé la note sur nos propositions pour modifier la réglementation. Je n’ai volontairement pas écrit que la contrepartie serait la mort de uPOP. C’est un leave-behind que l’on peut laisser au cabMacron demain matin. Qu’en penses-tu ? »
Le 30 juin 2015 a lieu l’échange suivant ([53]) :
M. Alexandre Quintard Kaigre : « Que dirait le gouvernement de Valls si Uber annonce demain matin la suspension temporaire d’UberPop ? Pourrait-il toujours demander la ‘tête’ d’UberPop ? Politiquement parlant. »
M. Mark MacGann : « On perdrait notre seul outil de négociation je crains. »
M. Alexandre Quintard Kaigre : « En même temps ça isolerait l’Intérieur, qui serait perçu jusqu’au boutiste y compris par Matignon. Il faudrait que cette idée soit présentée comme un équilibre par Macron, vraiment. »
Le 1er septembre 2015, M. Mark MacGann déclare ([54]) :
M. Mark MacGann : « [Travis Kalanick] voit en Macron un vrai partenaire pour trouver la bonne solution. [Il] est prêt à créer 10k emplois et investir en France. [...] Important de continuer discours carotte et bâton (1). Il veut travailler côte à côte si lui Macron le veut. »
(1) Gras ajouté.
Enfin, le 22 octobre 2015, M. Mark MacGann écrit à M. Thibaud Simphal, alors que le service UberPop a été interrompu en juillet de la même année ([55]) :
M. Mark MacGann : « Je veux juste pousser Macron et être transparent avec lui. Il joue gros avec cet arrêté et je sens que Matignon sera impliquée […]. C’est de la merde. Si Macron n’arrête pas ça, alors la POP sera de retour dans les rues dans une semaine. Ou moins. »
M. Thibaud Simphal : « Oh yeah. »
Ces échanges démontrent qu’UberPop a été utilisé comme un outil de chantage vis-à-vis des autorités françaises en vue de les pousser à céder aux demandes d’évolution de la réglementation demandées par Uber.
Maître Jérôme Giusti, lors de son audition par la commission d’enquête, a également souligné le recours stratégique d’Uber à l’illégalité, conçue cyniquement comme un outil pour parvenir à ses fins. Il a affirmé : « Au-delà de ce qui a été révélé dans la presse sur le lobbying d’Uber, j’ai dans mon dossier la preuve que cette société organise depuis au moins 2015 l’illégalité de son activité. […] certains responsables savaient pertinemment qu’ils étaient en infraction, par exemple sur la loi relative aux données personnelles et au droit du travail. Tous ces éléments encore en ma possession révèlent qu’Uber se fonde sur le principe d’illégalité. » ([56]) Dans le cas d’Uber, comme dans celui d’autres plateformes, « l’illégalité est érigée en principe de fonctionnement ».
Le second volet de ce « braquage » des lois de la République de la part d’Uber a consisté à pratiquer une stratégie de pénétration et d’influence au sein des élites françaises, notamment politiques, afin de faire valoir l’image d’Uber et d’obtenir l’adaptation des lois en vigueur à son modèle d’affaires.
Pour ce faire, Uber a déployé tous azimuts des moyens variés, en recourant à des investisseurs très influents et à des spécialistes des affaires publiques, mais aussi à des universitaires reconnus et au paiement de manifestants.
Les Uber files témoignent des contacts pris à un haut niveau dans le monde des affaires français par les dirigeants de cette entreprise afin de favoriser leur implantation.
Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann a rappelé les circonstances dans lesquelles Uber est parvenue à tisser un réseau très dense au sein des milieux économiques mais aussi politiques français, en tirant parti des liens croisés entre ces milieux :
« Avant que je n’arrive dans la société Uber, les relations entre cette société et les pouvoirs publics se faisaient au niveau de la DGCCRF, de l’Urssaf et du ministère des transports mais pas au sommet de l’État – il n’y avait d’ailleurs pas lieu, en 2014, de recevoir les jeunes Français qui pilotaient les opérations d’Uber en France. Les discussions se faisaient en direct ou au travers d’avocats – Bredin Prat, par exemple – et de consultants.
« Puis l’un de nos investisseurs, Google, nous a mis à disposition non seulement des fonds – 250 ou 300 millions de dollars – mais, ce qui nous était encore plus utile, son carnet d’adresses. Mon homologue “affaires publiques monde” nous a envoyé un long mail mentionnant les pays dans lesquels ils avaient accès aux plus hauts dirigeants. Fin septembre 2014, le responsable des affaires publiques pour Google en France, Francis Donnat, a ainsi contacté le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, Emmanuel Lacresse – tous deux de la promotion Valmy de l’ENA – pour lui demander si le ministre pouvait recevoir Travis Kalanick, de passage à Paris. La réunion a eu lieu le 1er octobre 2014 ; étaient présents, outre Emmanuel Macron, Travis Kalanick et moi-même, son directeur de cabinet adjoint et Étienne Chantrel. C’était la première rencontre entre Uber et le ministre de l’époque.
« Nous avons eu cet accès grâce à Google. Il en a été de même en Grande‑Bretagne. Même si moi et mes équipes avions nos propres carnets d’adresses, c’était inouï et utile. » ([57])
M. MacGann a souligné l’avantage considérable qu’a constitué pour Uber l’accès à des contacts d’un tel niveau : « Si ce n’était pas illégal, c’était en revanche déloyal car aucune autre start-up, comme Heetch ou BlaBlaCar, ne disposait d’un tel réseau d’influence », a-t-il déclaré devant la commission d’enquête. On peut rappeler, au demeurant, qu’Heetch et BlaBlaCar sont des entreprises françaises.
De plus, les Uber files révèlent qu’une liste d’investisseurs français potentiels est élaborée à partir de décembre 2014 au cours d’échanges internes à l’entreprise. De grandes entreprises telles qu’AXA, BNP Paribas, Dassault, Vivendi ou Total sont citées. Cependant, les relations avec les investisseurs sont aussi l’occasion pour Uber de cibler des figures disposant d’un réseau étendu, y compris dans le monde politique, susceptibles de favoriser, par leur influence, son installation en France. M. Alexandre Molla, chargé de l’expansion au sein d’Uber France, souligne ainsi, le 31 décembre 2014 ([58]) :
M. Alexandre Molla : « Bernard Arnaud (sic) (LVMH) et François Pinault (Groupe Kering), tous deux présents dans le secteur du luxe et des spiritueux, sont des investisseurs très actifs et bénéficient d’une haute considération au sein des élites françaises.
« J’ajouterais sans aucun doute quelques noms d’hommes d’affaires / d’investisseurs français qui ont un accès direct aux élites françaises, au plus haut niveau, et sans distinction de bord politique : – Vincent Bolloré (transports, infrastructures, médias) – la famille Wendel – Eurazeo (liens forts avec d’anciens dirigeants de la banque Lazard) – Carmignac Gestion (grande holding de gestion d’actifs). Du reste, le ciblage d’investisseurs français est également envisagé comme utile pour influencer le cadre réglementaire hors de France.
« J’ajouterais que JCDecaux, bien qu’elle soit encore une entreprise familiale, pourrait avoir une valeur ajoutée significative étant donné les relations solides qu’ils ont dans chacune des villes où ils ont des opérations, ce qui inclut la plupart des plus grands aéroports du monde (présence globale, dans le monde entier, mais liens très forts au niveau local étant donné la nature de leurs affaires – la publicité dans l’espace public). »
M. Xavier Niel, dont le rôle de moteur des investissements dans le secteur numérique est connu, est approché par l’entreprise Uber en tant qu’investisseur, mais aussi pour les contacts politiques qu’il peut procurer ([59]). M. Henri Moissinac, chargé des partenariats chez Uber, écrit :
M. Henri Moissinac : « J’imagine qu’il n’y a pas de difficulté à tâter le terrain avec Xavier, pour voir s’il voudrait participer au tour […]. Par ailleurs nous aimerions passer par lui pour accéder à des figures politiques. »
M. Bernard Arnault est également approché en tant qu’investisseur. Un accord de confidentialité est même signé avec lui. L’entreprise paraît attachée au fait qu’il investisse personnellement, c’est-à-dire en son nom propre, dans l’entreprise, plutôt que par l’intermédiaire de son groupe ou d’un fonds d’investissement. M. Pierre-Dimitri Gore-Coty écrit, le 7 janvier 2015 ([60]) :
M. Pierre-Dimitri Gore-Coty : « Je pense qu’il serait bon que nous le fassions s’engager personnellement dans cette affaire. »
Il le réitère plus explicitement le 14 janvier : « S’il investit à titre personnel (et non par l’intermédiaire de LVMH / LCapital), je pense que cela pourrait être d’une grande aide. » ([61])
On peut penser qu’il s’agit, comme avec M. Xavier Niel, de se ménager des contacts de haut niveau dans le monde politique à travers un investissement souscrit personnellement par une figure éminente du capitalisme français.
Uber joue à plein la carte du réseau, profitant des liens entre la sphère politique et le monde des affaires. Le 14 janvier 2016, M. Mark MacGann est mis en relation par M. Bill Gurley, un investisseur siégeant au conseil d’administration d’Uber, avec M. Peter Fenton, son associé au sein du fonds d’investissement Benchmark Capital, lors d’un séjour de celui-ci à Paris et en raison de ses liens avec certaines personnalités. M. Peter Fenton répond ([62]) :
M. Peter Fenton : « Je dîne ce soir avec Xavier, qui est très proche de Macron. J’ai aussi proposé à Bill de mettre Travis en relation avec Carlos Ghosn et le PDG de Peugeot par l’intermédiaire de Chris Cole (il connaît aussi l’équipe de Daimler). »
M. Mark MacGann souligne à cette occasion que certains contacts se sont montrés décevants sur le plan politique :
M. Mark MacGann : « Xavier a 10 M$ dans Uber ; il a promis d’aider sur le plan politique, mais ne l’a pas fait. Son beau-père (Bernard Arnault) a mis 5M$. Xavier a reçu Travis en septembre lors d’un dîner mais ça n’a pas été utile. »
Cependant, il indique que ces contacts pourraient être utiles pour contrer la concurrence de l’entreprise française Heetch :
M. Mark MacGann : « Xavier a 6 % de Heetch, qui est un vrai casse-tête pour nous en France en termes de concurrence. Peugeot a investi dans un autre de nos concurrents ici (Le Cab). Il serait utile de se rapprocher des constructeurs automobiles français, ils peuvent nous aider à briser certaines des restrictions sur l’offre. »
M. Peter Fenton semble lui-même connaître M. Emmanuel Macron, puisqu’il indique, au cours du même échange :
M. Peter Fenton : « J’obtiendrai toutes les informations que je peux ce soir de la part de Xavier, répondrai à Macron, je l’ai aidé à rencontrer Slack et YC la semaine dernière, donc je peux sans difficulté lui demander de l’aide, dites-moi surtout s’il y a des points clefs faire remonter. Apparemment Heetch en est un — un terrain de concurrence équitable est essentiel. »
Il s’agit bien d’exercer une influence de nature politique afin de ménager les intérêts économiques d’Uber. La réponse de M. Mark MacGann en atteste :
M. Mark MacGann : « Heetch est très clairement la preuve que la tendance protectionniste est profonde. Le Gouvernement a interdit UberPop, nous avons obéi. Le Gouvernement a interdit [Heetch] en juin, mais ils poursuivent leur croissance sans entrave (en recourant à d’anciens chauffeurs Pop). À présent ils se développent en Europe de l’est (Pologne, etc.). La France est très attachée à la politique industrielle : créer un terrain de jeu inéquitable en interne pour permettre aux acteurs nationaux de croître et de se développer à l’échelle internationale en restreignant la concurrence (étrangère). »
Les contacts pris n’ont, néanmoins, pas toujours l’effet escompté. M. Mark MacGann a indiqué à la commission d’enquête : « Nous pensions très naïvement que la présence de Bernard Arnault ou de Xavier Niel dans notre capital permettrait de changer la donne ; ce ne fut pas vraiment le cas. Il s’agissait de petits investissements pour eux – 10 millions de dollars chacun – mais il n’y a pas eu de grand retour politique de la part de M. Arnault. Xavier Niel organisait des dîners chez lui, quand Travis venait à Paris, avec différents grands dirigeants, des personnes qui avaient de l’influence politique, mais ce n’était pas vraiment transactionnel. » ([63])
Cela n’empêche pas Uber de mettre en place une stratégie d’influence sur le cadre réglementaire tous azimuts, dans laquelle les investisseurs sont utilisés comme levier d’influence sur la sphère publique. C’est ainsi que le 23 décembre 2014, M. Emil Michael, vice-président senior chez Uber, contacte M. Mohammad Al‑Sowaidi, chef des investissements dans les secteurs de l’industrie, des technologies, des médias et des télécoms au sein du fonds souverain qatari (Qatar Investment Authority, QIA), qui a investi dans Uber, afin de lui demander son aide sur un enjeu réglementaire auquel l’entreprise est confrontée en France. Ce fonds souverain détient, en effet, des parts du groupe de transport Transdev via Veolia. M. Emil Michael indique ([64]) :
M. Emil Michael : « Transdev a été un opposant majeur à Uber en France et a fortement contribué à perturber notre activité. Nous voudrions parler à quelqu’un de bien placé chez QIA (Deven Kernik ?) qui pourrait potentiellement influencer la situation puisque nous faisons maintenant partie de la famille QIA. À qui pourrions-nous parler ? »
M. Al-Sowaidi souligne que le fonds qatari détient, de manière indirecte, 40 % de Transdev, le reste étant détenu par la Caisse des dépôts et consignations ; il souligne que le fonds n’a pas une influence directe forte, ce qui ne dissuade pas M. Emil Michael de répondre favorablement à sa proposition d’entretien sur ce sujet. L’enjeu, souligne-t-il, est « critique » pour Uber :
M. Emil Michael : « Même une influence de 40 % du capital pourrait avoir un impact significatif. »
M. Thibaud Simphal conclut, après cet entretien, qu’il convient d’exercer à la fois une « influence douce » sur Veolia et la Caisse des dépôts, mais aussi « une pression actionnariale directe ».
On note également que M. Mark MacGann est en contact avec Mme Anne Méaux, femme d’affaires française, présidente et fondatrice de la société de conseil en communication Image 7, qui avait conseillé le candidat François Fillon lors de sa campagne en 2017 et dont le passé dans des groupuscules d’extrême droite (Groupe union défense, Ordre nouveau) est connu. En effet, le 1er juillet 2015, M. Mark MacGann écrit :
M. Mark MacGann : « Je vois Anne Méaux pour un café demain si j’ai le temps pour maintenir le lien. » ([65])
Dans un échange de SMS avec M. Mark MacGann, daté du 17 juillet 2015, on remarque que M. Alexandre Quintard Kaigre écrit :
M. Alexandre Quintard Kaigre : « Avec Thibaud, nous avons rencontré hier soir Bernard Attali à sa demande. Il s’agit du frère jumeau de Jacques A. Bernard A. travaille pour TPG (investisseur dans Uber). Nous avons été très bien reçus et il est clairement favorable à Uber personnellement. Il nous a donné quelques conseils sur comment nous y prendre en com et en lobbying sur le mode “faut parler à Maurice, à Didier et à Pierre” (Lévy, Martin, Boury). Outre qu’il était demandeur du rendez-vous, c’était important aussi d’aller le rencontrer pour créer la relation avec ce clan. Je fais le follow up cet après-midi par un email de remerciement pour son temps et ses conseils, etc. » ([66])
La rapporteure relève donc qu’Uber a ainsi tissé sa toile au sein de l’oligarchie française, dans laquelle les intérêts politiques et économiques sont trop souvent mêlés et où l’interconnaissance est forte, en dépit du caractère illégal, à bien des égards, de son activité.
M. Mark MacGann l’a dit de la manière la plus claire : « Nous [avons] pu obtenir, par le biais de Google, de l’énarchie et des potes, un accès direct à l’hôtel des ministres à Bercy, et [avons] pu maintenir cet accès alors que nous étions sans le moindre doute dans la plus totale illégalité au regard de la loi sur les transports, de la fiscalité, de l’Urssaf et de la DGCCRF. » ([67])
De plus, la lecture des Uber files conduit la rapporteure à s’interroger sur une possible ingérence des États-Unis dans le traitement par la France du dossier Uber, de deux manières :
– Tout d’abord, la rapporteure observe qu’Uber a sollicité l’ambassadrice des États-Unis en France, Mme Jane Hartley, à plusieurs reprises, afin qu’elle use de son influence en faveur d’Uber auprès des autorités françaises.
C’est ainsi que M. Alexandre Quintard Kaigre écrit le SMS suivant à M. Mark MacGann le 24 octobre 2015 ([68]) :
M. Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, même si on est en voie d’obtenir un nouvel arrêté à Marseille, je pense qu’il faudrait activer Jane Hartley pour qu’elle écrive formellement au Président de la République pour se plaindre 1/ du harcèlement policier et administratif qu’Uber subit en France et 2/ des entraves politiques et juridiques qui brident notre développement business dans les villes françaises, alors que notre entreprise souhaite investir massivement dans les prochaines années en France et que sa contribution à l’économie française pourrait atteindre 100 à 150 000 entreprises et emplois dans les 4 ans sans tous ces verrous et divergences entre Intérieur et Économie. Elle pourrait aussi attirer l’attention du PR sur l’exception française : en Europe, la France est le seul pays où le ministère de l’intérieur est chargé du sujet taxis/VTC. Globalement, le courrier pourrait être tourné positivement sur la place de la France à l’avant-garde des pays favorables à l’entrepreneuriat, à l’innovation et aux startups, place qu’il devient urgent de reconquérir après les émeutes violentes des taxis en juin restées sans réponse de la part de l’État, sauf par la mise en garde à vue des deux dirigeants d’Uber à Paris. Qu’en penses-tu ? »
Mme Jane Hartley a également été contactée en 2016 afin qu’elle influence le processus législatif français lors de l’examen de la proposition de loi de M. Laurent Grandguillaume.
L’échange suivant entre Mme Jane Hartley et M. Mark MacGann en atteste ([69]). Le premier message est daté du 21 juin 2016.
M. Mark MacGann : « Bonsoir madame l’Ambassadrice, et bonjour chère Jane. Je vous ai envoyé un courriel aujourd’hui pour voir si vous pouviez nous rencontrer, le PDG d’Uber France et moi-même. Valls pousse une nouvelle loi qui tuerait les trois quarts de nos affaires en France, alors qu’elles sont légales. Nous avons vraiment besoin du soutien des États-Unis. »
Rendez-vous est pris pour le 7 juillet 2016. Le soir de cet entretien, l’échange suivant a lieu :
M. Mark MacGann : « Merci infiniment d’être si généreuse de votre temps. Navré de venir avec d’épineux problèmes. Je vous promets d’apporter des bonnes nouvelles la prochaine fois. Je serai dans le Vignoble (1) la deuxième semaine d’août, il me tarde. Bien à vous, Mark. »
Mme Jane Hartley : « Je vous en prie. Dites-moi si vous apprenez quoi que ce soit de Macron. Où serez-vous dans le Vignoble ? J’y serai mais pas avant la fin de la deuxième semaine. »
(1) Référence à l’île de Martha’s Vineyard, dans l’État du Massachussetts, connue pour être un lieu de villégiature élégante, où se rendent certains acteurs célèbres et certains Présidents des États-Unis.
À ce propos, la rapporteure relève que M. Mark MacGann suggère, le 14 juillet 2015, à sa collègue Mme Rachel Whetstone, responsable des affaires publiques d’Uber au siège de San Francisco, de solliciter une rencontre avec l’ambassadeur de France aux États-Unis ([70]) :
M. Mark MacGann : « As-tu demandé une rencontre avec l’ambassadeur de France aux États-Unis ? Il semble que ce soit en cours, Corey ne peut pas donc il a demandé à Ashwini. L’ambassadeur est, de fait, merveilleux et super intelligent mais d’un point de vue protocolaire ce ne sera pas forcément perçu de manière positive… »
Mme Rachel Whetstone : « Oui je l’ai suggéré. Mais Ashwini ne pourra pas. »
– Ensuite, la rapporteure constate que Google a investi dans Uber et mis les représentants de cette plateforme en relation avec des décideurs publics. Elle estime qu’on peut supposer que l’administration américaine était au courant de ce soutien.
ii. Le recours à des spécialistes des affaires publiques
Les Uber files rendent compte du fait que les dirigeants d’Uber se sont appuyés, pour élaborer leur stratégie de lobbying, sur des professionnels des affaires publiques, rompus à la défense des intérêts privés auprès du législateur et des gouvernants.
Au premier rang de ces professionnels figure le cabinet Fipra, qui a accompagné et soutenu l’implantation d’Uber en France en rédigeant des amendements propres à favoriser l’implantation de la plateforme et en les transmettant à des parlementaires.
Il a également multiplié les approches auprès de responsables politiques et administratifs, au sein de la Présidence de la République, de la DGCCRF, au secrétariat d’État aux transports, auprès de plusieurs groupes politiques de l’Assemblée nationale et du Sénat, mais aussi auprès des économistes Augustin Landier et David Thesmar, ou encore de M. Jean-Jacques Augier, ancien président-directeur général de la G7, désigné comme un « très proche ami du Président François Hollande et trésorier de sa campagne présidentielle victorieuse en 2012 » ([71]).
L’ensemble des activités de lobbying menées par le réseau de Fipra international pour Uber, pour des services réalisés dans plusieurs pays, dont la France, aurait été facturé pour un montant de près de 2,5 millions d’euros entre août 2014 et mars 2015.
Uber s’est également entouré des conseils d’une avocate, Maître Thaima Samman, entre 2013 et 2015, devenue en 2017 représentante du cabinet Fipra en France. Maître Samman a rédigé des amendements et pris des contacts au service d’Uber.
L’audition de Maître Samman par la commission d’enquête n’a pas permis d’apporter de grandes précisions sur son rôle précis auprès d’Uber, dans la mesure où celle-ci a souligné que le secret professionnel s’imposait à elle en tant qu’avocate. Elle a rappelé que, depuis lors, « le Conseil national de l’ordre des avocats a […] dû modifier partiellement son règlement intérieur pour nous permettre de lever partiellement notre secret et de donner ces informations au même titre que les autres » ([72]), sans que ce nouveau régime trouve à s’appliquer aux années 2013 à 2015.
Néanmoins, des documents issus des Uber files, consultés par la rapporteure, indiquent que Maître Thaima Samman a proposé à Uber des mises en relation avec des personnalités extrêmement variées : le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, M. Emmanuel Lacresse, le président de SOS Racisme, le président du Cercle des économistes et des représentants de l’association de consommateurs « Consommation, logement et cadre de vie » (CLCV), ou encore de l’association Mozaïk RH ([73]).
De plus, un tableau intitulé « Uber France Stakeholder Map – Fipra-Samman », daté du 1er octobre 2014, également contenu dans les Uber files, contient une liste de personnes travaillant au service de la collectivité publique (Président de la République, ministres, membres de cabinets ministériels, parlementaires, élus locaux, hauts fonctionnaires, etc.). Outre le nom, l’organisation et les fonctions de chaque personne, sont indiqués la pertinence de chacun pour Uber, le résumé des contacts pris ainsi que les prochaines étapes à franchir. Ce document met en évidence combien Maître Samman a mis au service d’Uber son carnet d’adresses en ciblant et en rencontrant des décideurs publics pour favoriser cette entreprise.
Pour ne citer qu’une petite partie des contacts pris par Maître Samman pour le compte d’Uber, il est ainsi mentionné qu’elle a eu des contacts avec M. Nicolas Revel, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée, qu’elle a cherché à rencontrer M. Jean-Jacques Barbéris, conseiller du Président de la République chargé du commerce extérieur et des politiques sectorielles, qu’elle a eu des contacts directs avec M. Manuel Valls lorsqu’il était ministre de l’intérieur, qu’elle a demandé à rencontrer M. Renaud Vedel, chef du pôle « Affaires intérieures », ainsi que M. Cédric Audenis, conseiller économique au cabinet du Premier ministre, qu’elle a échangé des courriels et des appels téléphoniques avec M. Jean‑Marie Le Guen lorsqu’il était parlementaire, qu’elle a contacté M. Gabriel Kunde, chef de cabinet du ministre de l’intérieur, ainsi que M. Jean‑Robert Lopez, délégué interministériel à la sécurité routière.
La rapporteure relève le grand flou qu’a laissé Maître Samman sur certains éléments de sa collaboration avec Uber, que le respect du secret professionnel ne suffit pas à justifier. C’est le cas, notamment, des dates de début et de fin de cette collaboration, Maître Samman ayant déclaré, au cours de la même audition :
– avoir travaillé pour Uber d’avril 2013 à avril 2015 ; « Quand je travaillais pour Uber, d’avril 2013 à avril 2015, je n’étais pas membre du réseau Fipra » ;
– puis souligné qu’elle ne travaillait plus pour Uber au moment de la « loi Thévenoud » : « Nous n’étions plus les conseils d’Uber lors de la “loi Thévenoud” et de l’interdiction d’UberPop », a-t-elle dit, alors que la « loi Thévenoud » date du 1er octobre 2014 ;
– avant d’indiquer, une fois interrogée précisément sur ce point, qu’elle travaillait toujours pour Uber en juillet 2015 : « Je suis là en juillet 2015. J’accompagne Uber en juillet 2015 », a-t-elle déclaré en fin d’audition.
La rapporteure ne peut que s’interroger sur les raisons de ces incohérences.
iii. Les stratégies de manipulation de l’information (iStrat, économistes, experts)
Les Uber files mettent en évidence des opérations de manipulation du débat public commanditées par Uber auprès de la société iStrat, une entreprise d’intelligence économique et de relations publiques, aujourd’hui radiée du registre du commerce et des sociétés et dont la société Avisa Partners a repris l’essentiel de l’activité.
Le Monde a révélé qu’iStrat a fait publier pour le compte d’Uber dix-neuf articles sur treize sites d’information différents, allant de Challenges aux Échos en passant par Mediapart ou Le Journal du Net, entre novembre 2014 et juin 2015 ([74]). Cette activité s’est accompagnée d’une aide à l’amélioration du référencement de l’entreprise sur Google ([75]). IStrat a aussi fait modifier plusieurs pages Wikipédia en lien avec Uber. Cette période était critique pour Uber car le tribunal de commerce de Paris devait se prononcer sur la légalité du service UberPop le 12 décembre 2014 ([76]).
Au cours de son audition, M. Matthieu Creux, fondateur du cabinet iStrat et aujourd’hui associé d’Avisa Partners, a résumé ainsi l’activité d’iStrat pour le compte d’Uber : « Nous avons produit pour Uber une bonne dizaine de contenus, peut-être même une vingtaine – vous avez cité des chiffres mais je n’ai plus les traces de ces éléments –, optimisés techniquement, c’est-à-dire écrits pour être en bonne position sur Google. Nous avons assuré la mise en ligne, sur les différentes plateformes, de ces contenus qui reprenaient évidemment des arguments très favorables à Uber. Je dirais même qu’il s’agissait de contenus militants. Cette activité s’inscrivait dans un double contexte : nous l’avons réalisée à un moment où l’activité d’Uber était très contestée en France et où la société avait donc besoin de se défendre, mais aussi à une époque où peu de gens savaient ce qu’était Uber […]. Notre mission était de faire en sorte que Google référence au mieux les éléments favorables à Uber afin que toutes les personnes désireuses de se renseigner à ce sujet aient accès, lors de leurs recherches sur internet, aux arguments de l’entreprise. Nous avons donc, en quelque sorte, piloté et optimisé la communication d’Uber. » ([77])
Les articles concernés relayaient les messages d’Uber. Selon le journal Le Monde ([78]), « les taxis, trop rares et trop chers, sont présentés comme une profession “sclérosée”, “corporatiste” et privilégiée, allergique à la concurrence, disposant d’appuis politiques et d’une force de lobbying importants. Les usagers, qui plébiscitent Uber, seraient les grands oubliés des débats, tandis que la “loi Thévenoud”, entrée en vigueur le 1er octobre 2014, serait inadaptée et déjà “obsolète”. À l’inverse, Uber est dépeint comme une société sympathique, moderne et innovante, dont le modèle vertueux a fait “bouger les lignes” et qui prône “les valeurs de solidarité et de partage”. Les pouvoirs publics, eux, sont incités à prendre les bonnes décisions pour éviter à la France “une réputation de nation rétrograde” ».
Comme l’a indiqué M. Matthieu Creux devant la commission d’enquête, les messages étaient directement dictés par Uber : « Ils nous envoyaient des éléments de langage, directement ou par l’intermédiaire de leur agence […]. Par rapport à la moyenne de nos clients, les éléments de langage transmis étaient de très bonne qualité […]. Notre travail a consisté à les rendre accessibles par l’intermédiaire d’op-eds ou de publications mises en ligne sur les réseaux sociaux ou dans les espaces contributifs des médias. » ([79])
Sollicitée par les journalistes ([80]), Avisa Partners a défendu ses activités, qualifiées d’« approches inédites dans le champ de l’e-réputation ». « L’utilisation ponctuelle de pseudonymes et de “plumes” ne saurait être assimilée à de la “désinformation”. C’est même l’usage dans de nombreux espaces sur internet, les réseaux sociaux et dans les médias », a assuré la société, pour qui « les entreprises sont des parties prenantes légitimes pour participer au débat public », renvoyant aux médias la « responsabilité » de « juger des contenus qui leur sont soumis avant de décider de les publier ».
M. Matthieu Creux l’a réitéré devant la commission d’enquête, en distinguant son activité de celle consistant à créer et diffuser des fake news : « Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse, nous étions loin de la manipulation de l’information, dans le sens où nous n’avons pas créé de fausses informations ni diffusé de faux chiffres. » ([81]) Il s’est également défendu de toute usurpation d’identité : « Nous n’avons pas fait d’usurpation d’identité : nous n’avons pris l’identité de personne et nous n’avons pas créé des profils LinkedIn pour faire croire que des gens existaient. C’est ce qui a été dit dans la presse – Mediapart a repris cette idée – mais ce n’est pas vrai. Nous avons d’ailleurs porté plainte en diffamation […]. L’affaire devrait être jugée fin 2023 ou en 2024. » Il a distingué l’usurpation d’identité du ghostwriting, soit l’écriture pour le compte de tiers, et du « pseudonymat ».
Les montants versés par Uber en contrepartie de ces services s’élèvent à 55 250 euros hors taxes, dont 12 750 euros en 2014 et 42 500 euros en 2015, selon les chiffres communiqués par M. Matthieu Creux à la commission d’enquête.
Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann a déclaré : « Pour contrer ce que disaient des sociétés comme G7 ou des responsables politiques conservateurs et hostiles à toute réforme, nous voulions démontrer la valeur ajoutée d’Uber pour l’économie et la société. Il fallait donner corps à nos déclarations avec des chiffres et des études. Nous avons donc engagé des économistes. […] MM. Landier, Bouzou, Thesmar et autres ont effectué des travaux qui nous ont ensuite permis de montrer aux décideurs politiques français que leurs propres économistes confirmaient ce que nous disions. Comme nous sélectionnions attentivement les données d’Uber fournies aux économistes, le résultat de leurs études était conforme à la commande. » ([82])
La commission d’enquête s’est, en conséquence, penchée sur la relation de ces économistes avec Uber et la teneur de leurs travaux.
L’étude d’Augustin Landier et de David Thesmar
Les économistes Augustin Landier et David Thesmar ont réalisé, à la demande d’Uber, une étude économique ([83]), cosignée par un employé d’Uber, M. Daniel Szomoru, et publiée en mars 2016, avec mention du fait qu’il s’agissait d’une commande de la société. Elle décrit le profil des chauffeurs travaillant avec Uber en France en s’appuyant sur des statistiques fournies par le Gouvernement, des sondages et des données anonymisées fournies par Uber. Comme l’a indiqué M. Landier, « l’étude portait sur les chauffeurs actifs sur la plateforme Uber X en 2015 » ([84]).
Ses conclusions, telles qu’elle les résume, sont les suivantes :
– la population des chauffeurs qui utilisent Uber en France est jeune, donc plus exposée que la moyenne au chômage : 25 % des chauffeurs qui utilisent Uber X étaient au chômage avant qu’ils ne commencent à utiliser la plateforme. Les chauffeurs travaillant avec Uber ont généralement un niveau d’étude plus élevé que la moyenne de la population active et a fortiori que les chauffeurs de taxis traditionnels ;
– pour la plupart des chauffeurs travaillant avec Uber, cette profession est leur activité principale. Presque 50 % des chauffeurs qui utilisent la plateforme Uber X en France travaillent plus de trente heures par semaine et pour 71 % d’entre eux, la majeure partie de leurs revenus provient de leur activité via la plateforme Uber. De plus, une grande partie des chauffeurs qui utilisent Uber X pensent continuer de travailler de cette façon pendant plusieurs années ;
– la plateforme Uber donne plus de liberté d’expérimenter aux chauffeurs que la licence de taxi traditionnelle. Les chauffeurs travaillant avec Uber sont très hétérogènes quant à leur productivité. Avec le temps, les chauffeurs les plus productifs maintiennent leur activité, tandis que les autres quittent la profession. Ces résultats suggèrent que le fait de travailler à son compte par l’intermédiaire d’une plateforme permet aux chauffeurs d’expérimenter plus facilement.
En somme, cette étude soutenait que le développement d’une plateforme comme Uber était très favorable à l’emploi, en particulier de jeunes exclus du marché traditionnel de l’emploi, et qu’elle constituait, selon ses termes, « un moyen d’éviter le chômage ».
M. David Thesmar l’a confirmé devant la commission d’enquête : « Uber attirait sur le marché du travail des segments de la population qui n’y avaient pas accès ou du moins pas autant que les autres. Notre étude montrait également que les plateformes avaient la spécificité d’offrir aux individus une occasion d’expérimenter l’activité indépendante de chauffeur, comme s’ils étaient entrepreneurs. » ([85])
De plus, cette étude indiquait que « La moyenne de ce revenu horaire est de € 19,90 par heure, avec un écart type de € 4,0 ».
La rapporteure souligne que ce niveau de rémunération brute pouvait paraître très attractif, comparé au SMIC horaire brut (9,67 euros), et que cette estimation ne tenait pas compte des chauffeurs qui décrochaient de l’application. comme l’ont souligné les Uber files ([86]). En outre, il faut déduire de cette rémunération brute les charges des chauffeurs, en particulier les frais d’achat ou de location de véhicule et les frais de carburant et d’assurances, ce qui n’était pas indiqué avec la clarté requise.
Interrogé sur ce point, M. David Thesmar a répondu à la commission d’enquête : « Dans l’étude, nous indiquons clairement que la recette horaire moyenne s’établit à 20 euros. Il est précisé qu’il faut soustraire l’usure du véhicule, l’essence et d’autres paramètres. Nous rappelions également que le statut du chauffeur a une incidence sur le taux d’imposition sur son revenu – 25 % s’il est autoentrepreneur, et 50 % s’il est à son compte.
« Nous ne nous serions jamais aventurés à estimer le profit net avant impôt de cette activité, tout simplement parce qu’il aurait été très difficile de le faire. Je ne sais pas si la moyenne aurait ou non été supérieure au SMIC ; bien entendu, elle n’aurait pas atteint le double du SMIC, en raison des frais mentionnés. L’étude le montrait très clairement. »
La rapporteure estime, quant à elle, que l’étude est très loin d’être claire sur ce point, et que l’absence de prise en compte des chauffeurs déconnectés traduit une volonté délibérée de filtrer les données pour en influencer les conclusions.
Au demeurant, M. David Thesmar a souligné devant la commission d’enquête son soutien idéologique au projet de l’entreprise Uber : « Je ne réalise ces missions qu’à la condition que la démarche de l’entreprise me semble conforme à mes valeurs, qui reposent sur le soutien au libéralisme, à l’initiative individuelle et à l’épanouissement des individus dans l’économie par le travail, et, potentiellement, par la consommation. L’étude que j’ai réalisée pour Uber, en toute transparence, rentrait dans ce cadre ». Toutefois, il s’agissait bien d’« aider [Uber] à défendre sa position dans le débat », donc « d’un service marchand qui fait l’objet d’un contrat et d’une rémunération ».
Interrogé sur la manière dont il avait été amené à rencontrer des représentants d’Uber et sur ses interlocuteurs en son sein, M. Augustin Landier a répondu : « Pour ma part, je connaissais le chief economist d’Uber, lequel est un économiste académique. Ayant soutenu sa thèse à Harvard, il entendait bâtir des partenariats de recherche universitaire. Aussi avions-nous entamé une discussion qui n’avait finalement pas abouti. En effet, il faisait face à des contraintes en lien avec les relations publiques. […] Pour résumer, les économistes d’Uber étaient nos interlocuteurs et devaient composer avec des contraintes liées aux relations publiques. » ([87])
À la suite des auditions de MM. Landier et Thesmar, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 ([88]) un article où il conteste les propos tenus devant la commission d’enquête :
« L’historique des échanges que Le Monde a pu consulter raconte une toute autre histoire. C’est un lobbyiste du cabinet Fipra, Jean-François Guichard, qui a organisé les premiers contacts entre Augustin Landier et Uber au printemps 2014. L’économiste a rencontré M. Guichard seul le 2 avril, puis accompagné de Pierre‑Dimitri Gore-Coty [le directeur Europe d’Uber] le 10 avril. Ces rencontres ont été suivies de plusieurs autres échanges dans les mois qui ont suivi. C’est ce même lobbyiste qui transmettra à Uber, le 21 janvier 2015, l’accord de confidentialité signé par Augustin Landier en vue de sa future collaboration avec la plateforme.
« Au mois de février 2015, les échanges entre MM. Landier et Thesmar et Uber visent à préciser le contenu de l’étude à venir. La boucle de courriels inclut cette fois Jonathan Hall, le chef économiste d’Uber, mais aussi Jean-François Guichard et plusieurs lobbyistes d’Uber, comme le Français Maxime Drouineau. Le dossier est supervisé par Jena Wuu, chargée des relations publiques de la plateforme en Europe – un poste étroitement associé aux activités de lobbying auprès des pouvoirs publics.
« Les travaux de recherches n’ont pas commencé, mais les conclusions semblent déjà claires dans l’esprit des deux économistes : “Le message clé est que si Uber ne crée pas d’emplois salariés traditionnels, ces emplois ne doivent pas être vus comme mauvais : ils sont flexibles, paient bien […], le revenu total est stable […] et ces emplois peuvent être combinés avec d’autres activités”, écrivent-ils dans un mail du 28 février 2015 envoyé par M. Landier et signé “Augustin et David”. Leurs travaux viendront confirmer ces intuitions.
« Bien qu’ils se défendent publiquement d’avoir joué le rôle de lobbyistes pour Uber, MM. Landier et Thesmar assuraient dès cette époque à l’entreprise que le contenu de leur étude “pourra[it] être utile dans le cadre de [leurs] relations publiques”. Interrogés par Le Monde sur les contradictions entre les propos tenus au cours de leur audition et les informations issues des Uber files, les deux économistes et Jean-François Guichard n’ont pas souhaité réagir. »
M. Augustin Landier a publié, à la suite de cet article, un droit de réponse dans Le Monde, dont le texte suit :
« Un article intitulé “Universitaires ou lobbyistes ? Des économistes rattrapés par leurs contrats avec Uber” publié le 13 avril 2023, contient des allégations erronées me visant.
« Cet article fait état de mes “dénégations” et affirme constater un écart entre les faits révélés pas les Uber files et mon témoignage auprès de la Commission d’enquête parlementaire. Je considère ces affirmations inexactes et renvoie les lecteurs à ma déposition publique auprès de la Commission, dans laquelle je caractérise le processus de production de mon étude de 2016 sur les chauffeurs Uber et n’affirme pas qu’elle ait été faite “en totale indépendance”.
« Cette étude est explicitement présentée (dès sa première page) comme une commande de Uber et ne prétend donc pas être indépendante. J’explique, dans mon témoignage, assumer pleinement que le but de cette étude, réalisée dans un cadre de conseil, était d’aider l’entreprise à formuler de manière quantitative et rigoureuse certains aspects positifs de sa contribution à l’économie française dans le domaine de l’emploi.
« J’insiste également dans mon témoignage sur la distinction à faire entre une étude de ce type et une étude purement académique : si la méthodologie scientifique a la même exigence de rigueur, dans le cadre d’une étude de conseil, l’entreprise sélectionne le sujet étudié et décide si elle rend les résultats de l’analyse publics ou non. Le contrat avec Uber dans le cadre duquel cette étude a été réalisée date du 3 novembre 2015. J’ai eu dès 2014 des interactions avec des cadres dirigeants de Uber et n’ai jamais caché être favorable à l’implantation de cette entreprise en France.
« Ceci n’est pas en contradiction avec mes propos, contrairement à ce que l’article m’impute. »
La rapporteure s’interroge, pour sa part, sur la confusion des genres qui consiste, pour des universitaires ([89]), de surcroît membres d’institutions placées directement au service des pouvoirs publics comme le Conseil d’analyse économique ([90]), à réaliser des études rémunérées pour une entreprise ayant notoirement mis en place et maintenu, malgré des interventions de l’État, des mouvements d’opinion et de rue et des polémiques.
Elle ne peut que relever que la réalisation d’une étude scientifique rémunérée par une entreprise placée, de son propre fait, dans une situation de guerre d’opinion, oblige nécessairement ses auteurs à un exercice d’équilibrisme pour le moins délicat : « Les conclusions ne prétendent pas être objectives, mais ce qui est écrit dans la note est correct. Nous avons construit une analyse cohérente, qui conclut qu’Uber offre un apport positif à la société », a indiqué M. David Thesmar devant la commission d’enquête ([91]). La rapporteure veut souligner que l’« objectivité », critère de la démarche scientifique, s’efface ici au profit d’une analyse « correcte » dont le sens reste à préciser, et que l’ambition de vérité semble avoir disparu en faveur de la « cohérence ». Ces substitutions appellent, selon elle, une réflexion sur l’éthique dans le cadre des travaux rémunérés que peuvent réaliser des universitaires pour le compte d’entreprises privées.
La rapporteure relève également que le fait que cette étude était rémunérée par Uber, s’il était mentionné, ne l’était que dans « une note située en bas de la première page du rapport », comme l’a dit David Thesmar, ce qui n’est certainement pas suffisant.
Elle veut également faire part de sa perplexité quant à certaines distinctions apportées par les auteurs de l’étude. M. Augustin Landier a ainsi déclaré devant la commission d’enquête : « L’étude que nous avons menée n’était pas une étude académique mais une étude couverte par un contrat de consulting s’inscrivant dans le cadre d’un partenariat lucratif. » ([92]) La rapporteure estime que la séparation entre les fonctions de chercheur et de consultant, si tant est qu’elle soit possible, est en pratique imperceptible pour l’opinion. Les institutions académiques auxquelles ces chercheurs appartenaient, à savoir l’École d’économie de Toulouse de l’Université de Toulouse pour M. Landier, et HEC Paris et la Haas School of Business de l’Université de Californie à Berkeley pour M. Thesmar, étaient d’ailleurs indiquées en première page de l’étude, contribuant à alimenter la confusion.
Les intentions d’Uber, en revanche, étaient tout à fait claires. Un document des Uber files souligne que l’entreprise recherchait des cautions académiques pour appuyer son lobbying auprès des pouvoirs publics. Ainsi que l’écrit M. Maxime Drouineau, membre de l’équipe d’Uber chargée des affaires publiques, dans un courriel du 2 mars 2015 intitulé « Landier proposal » ([93]) :
M. Maxime Drouineau : « Ce dont nous manquons cruellement en France en ce moment c’est justement de preuves scientifiques/académiques à l’appui de nos arguments. Pour l’instant nos messages sont bien conçus et l’histoire que nous racontons aux décideurs est convaincante mais n’emporte pas la décision. Elle le pourrait si nous pouvions produire des études de tiers en soutien de nos messages, prouvant que nos belles terrasses ne sont pas purement du marketing mais reflètent des réalités plus profondes. »
Or les auteurs de l’étude semblent en avoir eu parfaitement conscience. M. Augustin Landier écrit dans un courriel du 10 février 2015, soit avant même sa réalisation, que le rapport « pourrait être rapide et utilisable directement à des fins de relations publiques pour prouver le rôle économique positif d’Uber » ([94]).
Il est également frappant de constater, à la lecture des Uber files, que les conclusions de l’étude sont envisagées par Uber et M. Landier avant même que celle-ci ait été réalisée. Dans le même courriel, il écrit :
M. Augustin Landier : « Voici trois thèmes que nous trouvons hautement prometteurs : 1. Uber crée de “bons” emplois, même si ces emplois ne ressemblent pas nécessairement à un 9h-17h classique : les chauffeurs sont mieux payés qu’ils ne le seraient autrement ; les chauffeurs ont un emploi au lieu d’en avoir aucun […]. Les chauffeurs apprécient la flexibilité “choisie” […]. 2. Uber n’affecte pas si gravement les emplois existants de chauffeur de taxi […]. »
Le conflit d’intérêts devient patent à la lecture d’un courriel d’Alexandre Quintard Kaigre, membre de l’équipe d’Uber France chargée des Affaires publiques, daté du 20 décembre 2015, en réponse à M. Grégoire Kopp, chargé de la communication, qui lui transmet un extrait de l’édition du Journal du dimanche du même jour ([95]). L’article, en pages 2 et 3, s’intitule « L’unité nationale contre le chômage ». Y figure un encadré, en bas de page, présentant « Cinq idées choc pour l’emploi », qui consiste en extraits d’entretien avec cinq personnalités, dont M. Augustin Landier. L’idée choc de M. Landier est de « développer les plateformes numériques ». En effet, écrit-il, « Le chômage concerne surtout les moins qualifiés […]. Or nous avons un déficit d’emplois de services auxquels les personnes peu qualifiées pourraient prétendre. Les plates-formes numériques, comme celle d’Uber, sont une solution d’avenir ». M. Alexandre Quintard Kaigre indique :
M. Alexandre Quintard Kaigre : « J’ai poussé Augustin Landier comme “expert” pour qu’il donne son avis sur la recette au chômage dans le JDD…heureusement il a eu le bon réflexe : il travaille sur une étude pour nous ! »
À cette date, M. Augustin Landier était d’ores et déjà en relation contractuelle avec Uber : l’accord de confidentialité qu’il a signé avec Uber BV date du 27 janvier 2015, pour une durée d’au moins trois ans ([96]). Or ces liens ne sont indiqués nulle part dans cet article.
Enfin, la rapporteure relève que le montant de la rémunération de cette étude, à savoir 100 000 euros, fait débat au sein de la communauté universitaire. L’économiste Charles Wyplosz a déclaré : « Une telle somme se situe à l’extrême limite du spectre de ce qui est habituellement offert, surtout pour une étude aussi simple. Il se peut aussi que des économistes particulièrement réputés se voient proposer des honoraires de cette taille, mais alors la question éthique se pose » ([97]). Il est intéressant de confronter cette opinion à celle de M. David Thesmar, telle qu’il l’a exposée devant la commission d’enquête : « Chaque co-auteur a reçu 50 000 euros. Ce montant est aligné sur les pratiques du marché. Il n’a rien d’excessif. Nous avons fixé ce montant en estimant que nous devrions y consacrer dix journées à temps plein, soit 5 000 euros par jour et 600 euros de l’heure avant impôts. Ce montant ne se situe pas du tout en haut de la fourchette des prestations de consulting classique. » ([98])
La rapporteure constate enfin qu’un accord de confidentialité a interdit à ces chercheurs de partager les données transmises par Uber, contrairement à la pratique de la « revue par les pairs » qui permet d’en vérifier l’exactitude ou de rechercher des biais.
L’ensemble de ces éléments conduit la rapporteure à condamner la confusion des genres entretenue par MM. Landier et Thesmar entre leurs activités académiques et de conseils dans le cadre de leur relation avec Uber et à formuler une recommandation visant à renforcer les obligations de transparence qui devraient s’imposer à tout universitaire dans le cadre d’une relation lucrative.
L’étude de Nicolas Bouzou et du cabinet Asterès
Selon la présentation figurant sur le site internet du cabinet Asterès, qu’il a fondé, M. Nicolas Bouzou est un « économiste et essayiste français, directeur du cabinet de conseil Asterès et co-fondateur du Cercle de Bélem, directeur d’études au sein du MBA Law & Management de l’Université de Paris II-Assas. Il écrit régulièrement dans la presse française (Le Figaro, Les Échos, L’Express, L’Opinion) et dans la presse étrangère (Financial Times, Le Temps). Il a siégé au Conseil d’Analyse de la Société auprès du Premier Ministre (2010-2012). Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages dont le très remarqué La Comédie (In)humaine écrit avec Julia de Funès et le dernier, publié en mars 2021 aux éditions XO, Homo Sanitas. » ([99])
Son cabinet de conseil Asterès a réalisé une étude pour Uber, intitulée « Uber : une innovation au service de la croissance. Réguler les VTC pour répondre aux défis économiques, sociaux et territoriaux » ([100]), publiée en janvier 2016.
M. Nicolas Bouzou a présenté son cabinet de conseil et l’étude réalisée à la commission d’enquête dans les termes suivants :
« La société Asterès, que j’ai fondée en 2006 et dont je suis le principal actionnaire, a réalisé l’étude Uber en 2016. Elle a pour objet de réaliser des études économiques à la demande d’entreprises ou de fédérations professionnelles. Elle s’appuie actuellement sur sept salariés, dont cinq chargés d’études salariés à temps complet et un directeur d’études. Elle s’occupe de 40 clients par an en moyenne, ce qui représente une quarantaine d’études par an. Elle travaille en moyenne sur 8 études simultanément sur un panel de secteurs larges.
« De manière plus concrète, une entreprise ou une fédération professionnelle contacte Asterès, pour qu’elle réalise une étude qui peut relever d’une question stratégique confidentielle ou d’une démarche de communication, voire de lobbying. Dans le cas débattu, Uber avait demandé, en 2015, la réalisation d’une analyse de l’économie de ses plateformes dans le domaine des VTC, en mettant l’accent sur les mécanismes de destruction créatrice schumpetérienne et en assortissant ce travail de propositions. Ladite étude a été publiée en janvier 2016. Facturée 10 000 euros hors taxes, elle s’intitulait :"Uber - Une innovation au service de la croissance" Elle s’accompagnait du sous-titre suivant : "Réguler les VTC pour répondre aux défis économiques".
« J’ai transmis à la commission d’enquête le contrat et la facture correspondante. Le travail demandé par Uber consistait en une analyse explicative des phénomènes économiques à l’œuvre. L’étude réalisée se composait de trois parties. La première, à portée générale, était consacrée aux mécanismes de destruction créatrice appliqués aux plateformes, et plus particulièrement au secteur des VTC. La deuxième portait sur les perspectives d’emploi dans le domaine des VTC au sein des pays développés. La troisième prenait la forme de propositions de régulation pour améliorer le fonctionnement des plateformes, dont le caractère oligopolistique nous intéressait tout particulièrement. Pour information, les études de cette nature peuvent donner lieu à des présentations devant les parlementaires ou devant la presse. » ([101])
M. Nicolas Bouzou a tenu à souligner l’indépendance de son cabinet et l’intégrité du contenu de cette étude : « Nos équipes travaillent en totale indépendance. Cette dernière est d’ailleurs contractuelle. Ainsi, nous ne nous engageons jamais sur un résultat préalable. Nos conclusions ne sont ainsi délivrées qu’au terme de nos analyses. Si l’un de nos clients insistait pour faire évoluer nos conclusions, je mettrais immédiatement fin à la relation commerciale qui nous unit, comme cela a déjà pu être le cas par le passé. Le contrat liant Asterès et Uber, que je vous ai transmis, stipulait ainsi : "Asterès ne peut s’engager sur le résultat d’une étude avant de l’avoir réalisée. Nous ne délivrons nos conclusions qu’au terme d’une analyse". »
Il a également indiqué ne pas soutenir l’ensemble du modèle Uber. Il a affirmé : « J’ai entendu ou lu dans la presse que nous aurions été payés par Uber pour aboutir à des conclusions lui convenant, ce qui est à la fois faux et absurde. D’ailleurs, l’étude le démontre, puisque plusieurs de ses passages allaient à l’encontre de ses intérêts. Ainsi, en page 5, il était indiqué : "Nous proposons une accentuation de la régulation des plateformes numériques pour réduire l’économie grise". En page 31, il était écrit : "Nous demandons la transformation d’UberPop en Uber, afin que les chauffeurs paient des charges". Nous plaidions également, dans l’étude, pour que les taxis aient le monopole de la maraude physique et de l’utilisation des couloirs de bus. Enfin, en page 30, nous demandions qu’il soit mis fin à l’optimisation fiscale pratiquée par Uber. »
Il a, cependant, admis, « à titre personnel, [être] très favorable à l’ouverture du marché aux VTC [car] en tant que libéral en effet, [il est] favorable à la libre entreprise, à l’innovation et à la concurrence ». Selon lui, « cela ne remet toutefois pas en cause l’indépendance de [son] équipe ».
L’étude était précédée d’un préambule, indiquant qu’elle avait été réalisée « suite à une demande et un financement de l’entreprise Uber France ». Comme celle de MM. Landier et Thesmar, elle s’appuyait sur des données fournies par Uber.
La lecture de cette étude et la consultation des Uber files conduisent la rapporteure à émettre des doutes très sérieux sur l’indépendance et l’objectivité de cette étude.
Tout d’abord, les conclusions de l’étude sont orientées en faveur d’Uber d’une manière qui confine à la caricature. Qu’on en juge. Cette étude affirmait que :
– l’application Uber « a fait exploser la demande de VTC et donc l’emploi dans le secteur. En quatre ans en Île-de-France, l’entreprise a créé directement une soixantaine de postes (préposés principalement au marketing et à la communication) et indirectement 10 000 emplois de chauffeurs indépendants » ;
– « le marché français des taxis et des VTC est obstrué par de fortes barrières à l’entrée (licences pour les taxis, formation longue et onéreuse pour les VTC). La France dispose d’1 chauffeur (taxi et VTC) pour 1 000 habitants contre 4 en Angleterre. Au regard des comparaisons internationales, une réglementation adaptée pourrait permettre de créer plus de 100 000 emplois de chauffeurs » ;
– « l’offre de VTC désenclave certains territoires : chaque jour 44 % des courses Uber arrivent ou partent de la banlieue parisienne. La mutualisation des véhicules libère de l’espace urbain et génère des gains de temps pour les passagers. À Londres, les services de VTC sont utilisés majoritairement par les ménages modestes. Le développement d’une offre low cost ([102]) permettrait ainsi de démocratiser la mobilité » ;
– « le statut d’auto-entrepreneur n’introduit pas de distorsion de concurrence entre taxis et VTC car les artisans taxis peuvent bénéficier d’un régime similaire (la micro-entreprise). Ce régime est moins favorable fiscalement que celui d’artisan et sert à lancer son activité, non à la faire prospérer » ;
– « l’essor du marché alimente les recettes publiques via l’activité des chauffeurs. Actuellement, les impôts et charges issues du secteur VTC s’élèvent à environ 150 millions d’euros par an » ;
– « l’essor du marché des VTC est suspendu aux décisions de politique publique. La demande est forte, les acteurs prêts à développer l’offre mais la réglementation limite structurellement le marché […] des offres low cost et moyen-de-gamme pourraient […] apparaître. Les succès passés d’UberPop (500 000 utilisateurs et 4 000 conducteurs) et présents de Heetch (200 000 utilisateurs et 5 000 conducteurs) ont démontré l’existence d’une demande sur ces segments. La levée des barrières permettra aux conducteurs occasionnels de devenir des chauffeurs VTC low cost et donc de payer leurs charges, taxes et impôts. »
La rapporteure estime que le message transmis aux pouvoirs publics par cette étude est très clair : libéralisez le secteur du transport particulier de personnes en levant les barrières réglementaires, vous créerez de la croissance, de l’emploi, des recettes fiscales et œuvrerez en faveur de l’égalité entre les territoires. Elle estime que le caractère extrêmement orienté de ces conclusions prête à sourire et suffirait à justifier de fortes réserves sur l’objectivité de ce travail.
Ces doutes et réserves deviennent des certitudes à la lecture d’un échange de courriels figurant dans les Uber files entre M. Bouzou et les équipes d’Uber France.
M. Bouzou a rencontré des représentants d’Uber en avril 2015. Un courriel de M. Maxime Drouineau du 9 avril 2015 précise :
M. Maxime Drouineau : « Nicolas Bouzou […] est intéressé par la rédaction d’une note économique synthétique sur l’impact économique d’Uber en France […]. L’objectif est de résumer et de regrouper les bénéfices essentiels que notre entreprise apporte à l’économie française. »
M. Drouineau, tout en regrettant qu’un tel travail ne relève pas d’un registre académique, se dit « convaincu que cela pourrait avoir un énorme impact sur les médias et que ce serait super utile pour les décideurs » ([103]).
Selon M. Drouineau, qui dit citer M. Bouzou, celui-ci serait « très motivé pour faire ce travail. C’est pourquoi nous proposons un prix de 10 000 euros incluant la présentation de l’étude à des parlementaires et/ou à la presse ».
M. Bouzou lui aurait écrit : « [nous] avons réfléchi à la méthode de soutien qui serait la plus efficace pour Uber France. Nous pensons que le plus utile serait de publier une note récapitulative montrant la contribution d’Uber à l’économie française. Nous réintroduirions de la rationalité économique nourrie par une analyse quantitative et des publications scientifiques. L’exemple d’Uber doit aussi permettre une prise de conscience plus large du rôle central des entreprises innovantes. […] Notre travail s’inscrirait dans une perspective macroéconomique, faisant le lien entre le progrès des VTC et les enjeux majeurs de politique économique (objectifs d’augmenter la croissance potentielle, de réduire le chômage et de maximiser les recettes fiscales). » (gras ajouté)
Le contrat entre Uber et le cabinet Asterès pour la réalisation de cette étude a été signé en mai 2015. Or dès le mois d’avril, ses conclusions étaient anticipées par M. Bouzou.
À la suite de l’audition de M. Bouzou par la commission d’enquête, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 un article ([104]) où il affirme que « le courriel envoyé par Nicolas Bouzou à Uber le 1er avril 2015, que Le Monde a pu consulter, est […] sans équivoque. Après avoir "réfléchi au mode d’accompagnement qui pourrait être le plus efficace pour Uber France", M. Bouzou écrit à la multinationale que "le plus utile serait de publier une note synthétique qui démontrerait la contribution d’Uber à l’économie française". Les seuls destinataires du courriel sont des lobbyistes du groupe ».
Le cas Louvet
M. Nicolas Louvet est le fondateur du bureau de recherche 6t, spécialisé dans le secteur des transports. Il a indiqué à la commission d’enquête : « Je ne suis ni un économiste ni un spécialiste du droit du travail. Le cabinet 6-t essaie de convaincre les acteurs qu’il approche de l’intérêt, pour eux, de comprendre pourquoi leurs services sont utilisés et d’avoir une idée des changements induits par ces derniers sur les territoires, ce qui n’est pas simple. En effet, les opérateurs de transport se considèrent comme des experts de la mobilité ; à cette aune, ils ne perçoivent parfois pas l’intérêt de l’approche proposée. » ([105])
Le cabinet 6t a publié trois études financées par Uber :
– la première, publiée en septembre 2015, est une enquête auprès des usagers d’Uber sur les « Usages, usagers et impacts des services de transport avec chauffeur » ([106]). Elle concluait notamment que les services de transport avec chauffeur répondaient à une demande de mobilité jusqu’alors insatisfaite et qu’ils avaient développé la mobilité des usagers – 27 % des déplacements réalisés avec ces services n’auraient pas eu lieu en leur absence.
– la deuxième, publiée en juin 2017, porte sur les impacts de l’utilisation de VTC électriques et hybrides à travers le service UberGreen ([107]). Lancé en juin 2016, ce service propose une mise en relation des clients avec des chauffeurs de voitures hybrides et électriques dans le Grand Paris. Il s’agissait de déterminer si l’utilisation de véhicules hybrides et électriques permettait aux chauffeurs de réduire leurs dépenses ; si l’utilisation de véhicules hybrides et électriques conduisait les chauffeurs à éco-conduire davantage ; si l’option uberGREEN contribuait à diffuser l’usage des voitures hybrides et électriques ; et comment encourager l’usage de VTC hybrides et électriques.
Les conclusions de cette étude étaient les suivantes :
▪ l’utilisation d’une voiture hybride est plus intéressante financièrement que l’utilisation d’une voiture thermique pour les chauffeurs de VTC ;
▪ le moteur électrique et l’enjeu d’optimiser sa charge incitent les chauffeurs à adopter une conduite plus économe, plus souple et plus sûre ;
▪ chauffeurs et utilisateurs des VTC électriques et hybrides jouent un rôle actif dans la diffusion de la connaissance et de l’usage de ces véhicules ;
▪ pour élargir le public des voitures électriques et hybrides, il est nécessaire de communiquer sur leurs avantages en termes de silence et de confort, mais aussi de battre en brèche les craintes relatives à l’autonomie et au coût de ces véhicules.
– la troisième étude, publiée en février 2018, est consacrée à l’impact d’Uber sur l’utilisation de la voiture en Île-de-France ([108]). Cette étude a été menée conjointement avec le laboratoire Ville Mobilité Transport de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, l’Institut Paris Région (anciennement dénommée IAU
Île-de-France) et M. Jean‑Pierre Orfeuil (professeur émérite de l’Université Paris Est). Cette étude a fait l’objet d’un article publié dans une revue scientifique internationale à comité de relecture (Case Studies on Transport Policy), ce qui suggère qu’elle a fait l’objet d’une évaluation rigoureuse. Elle repose sur une enquête en ligne, diffusée en décembre 2017 par Uber à ses usagers franciliens ayant utilisé le service au moins une fois au cours des douze derniers mois et visant à déterminer l’équipement automobile des ménages, les circonstances d’abandon d’une voiture (le cas échéant) et les pratiques modales de l’usager.
Les conclusions en étaient les suivantes :
▪ 17 % des utilisateurs d’Uber déclaraient avoir abandonné au moins une voiture de leur ménage sans la remplacer depuis la diffusion du service en Île-de-France. Seul, Uber ne suffirait pas à inciter la démotorisation. Cependant, Uber jouerait un rôle majeur, aux côtés d’autres facteurs, pour 25 % des utilisateurs appartenant à un ménage qui a abandonné une voiture au cours des quatre dernières années ;
▪ le rôle déterminant d’Uber dans certains abandons de voitures aurait permis d’éviter 1,5 à 3 millions de véhicules-kilomètres en
Île-de-France par jour, soit l’équivalent d’1,5 à 3,0 % du trafic régional ;
▪ tous les chauffeurs connectés à l’application Uber un jour moyen de l’année 2017 ont généré 2,4 millions de kilomètres, soit l’équivalent de 2,4 % du trafic journalier francilien ;
▪ en établissant le solde entre trafic évité et trafic généré, l’étude concluait qu’en 2017, l’impact d’Uber sur le volume de trafic régional était compris entre - 0,6 % et + 0,9 %, soit un impact marginal.
Le Monde a résumé les échanges entre M. Louvet et les représentants d’Uber ayant précédé la première étude ainsi : « En février 2015, Nicolas Louvet, fondateur du bureau de recherche 6t, spécialisé dans les transports, aborde Uber pour lui vendre des études. Il se prévaut alors de son entregent auprès des décideurs des collectivités locales et dit être interrogé sur Uber par de "nombreuses institutions et collectivités" comme la région Ile-de-France, la RATP, le Grand Lyon ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME). "Bref, les études que nous vous avons proposées arriveront à point nommé pour lancer les discussions avec tous ces décideurs…", conclut-il. » ([109])
Au cours de son audition par la commission d’enquête, M. Nicolas Louvet a déclaré : « En pratique, c’est le cabinet 6-t qui a approché Uber et non l’inverse. Comme il le fait depuis 20 ans, il identifie des phénomènes émergents en mobilité. Lorsqu’il n’existe pas de données publiques fiables et transparentes, il essaie de les construire. Pour cela, il est souvent nécessaire de convaincre les opérateurs de réaliser des études afin de créer lesdites données. C’est ce que le cabinet 6-t a fait en 2015 auprès d’Uber concernant les VTC.
« Nos recherches et études, qu’elles aient été réalisées sur nos fonds propres ou financées par un client privé ou public, font l’objet de rapports, lesquels sont intégralement disponibles sur notre site internet. Les protocoles utilisés sont détaillés pour que les résultats puissent être évalués et discutés, voire remis en question. C’est la base du dialogue scientifique sain auquel nous sommes attachés. C’est également un principe qui nous permet de publier régulièrement des articles à partir de nos études, dans des revues scientifiques internationales à comité de lecture.
« Les données analysées dans le cadre des études réalisées pour Uber n’ont pas été fournies par cette dernière. Elles ont été récoltées et hébergées par notre bureau de recherche, à partir d’une enquête élaborée par ses soins. Notre indépendance se traduit aussi par la neutralité des résultats de nos recherches et études. Dès 2015, nous avons par exemple montré qu’Uber était un concurrent des taxis : une étude “orientée” n’aurait certainement pas abouti à ce résultat. Les études que nous réalisons depuis plusieurs années sur les livreurs de plateformes, dont la plateforme Uber Eats, attestent également de notre indépendance. En effet, elles exposent très clairement les difficultés actuelles de ce secteur.
« Ma présence devant vous ce jour vient probablement du fait que j’ai été cité dans un article publié par le quotidien Le Monde. J’avais reçu, le 1er juillet 2022, un mail de M. Sénécat, journaliste au journal Le Monde, m’informant qu’il réalisait une enquête et que mon nom pourrait être cité dans ses articles. À travers ce mail, il me proposait de répondre à un certain nombre de questions. Aussi l’avais-je appelé pour cela. Par téléphone, il ne m’avait pas, comme cela a pu être rapporté, donné lecture d’un courriel dont j’aurais été l’auteur. Il m’avait simplement demandé si j’avais pu écrire des courriers ou des courriels à Uber donnant à penser que cette dernière pourrait utiliser des études à des fins de lobbying. Je lui avais alors répondu que c’était proprement impossible et que le cabinet 6-t ne faisait pas de lobbying.
« Le 6 juillet 2022, j’ai reçu un nouveau message de M. Sénécat, citant un courriel que j’aurais écrit le 10 février 2015. Bien évidemment, je ne me souvenais pas de ce dernier puisqu’il était ancien. J’ai alors fait le choix de lui répondre par courriel, en indiquant notamment : "Il s’agit d’un dialogue autour d’un nouveau service, en aucun cas de lobbying", ce qu’il a repris dans son article. En revanche, il n’a pas publié la suite de ma réponse, qui était la suivante : "Ce mail montre que l’on m’a demandé mon avis sur Uber et que je ne me suis pas prononcé dans l’attente des études qui devraient être menées. […] Cela suggère que mes réponses et conseils sont motivés par des données, pas par des connivences ou des intérêts commerciaux supposés, que les études en question sont toutes publiques et utilisent un protocole transparent".
« À la fin de mon courriel, je lui avais demandé que mes réponses figurent dans son article. Si vous avez pris connaissance de ce dernier, publié quelques jours plus tard, vous conviendrez qu’il ne reprend pas l’entièreté de mes échanges avec le journaliste et qu’il ne fait pas référence au fait que nous avons eu deux échanges distincts, le premier par téléphone, le second par courriel.
« Pour conclure, je tenais à vous dire qu’il faut mener un travail considérable – et nécessaire - pour convaincre des acteurs comme Uber de publier des études et de les rendre accessibles au plus grand nombre. Les collectivités bénéficient de ces efforts qui leur permettent d’accéder à des données coûteuses à produire et de prendre des décisions éclairées. » ([110])
À la suite de l’audition de M. Louvet, M. Adrien Sénécat a publié dans Le Monde du 13 avril 2023 un article ([111]) où il indique que « le détail des courriels que nous avons pu consulter contredit M. Louvet, qui s’est prévalu de son entregent auprès d’Uber à au moins deux reprises :
« Le 9 février 2015, il écrit : "Le cabinet de Christophe Najdovski (adjoint transport ville de Paris), avec qui j’échange beaucoup, vient de me dire qu’ils allaient vous rencontrer bientôt. […] Ils m’ont donc posé différentes questions au sujet d’Uber et de ce que ça pourrait ou non [...] apporter à l’offre de transport globale francilienne. Je leur ai donné quelques clefs de lecture et je pense qu’une première brèche est désormais ouverte (du moins pour l’instant avec le cabinet). À votre disposition pour vous raconter plus en détail cet échange avec la ville de Paris."
« Le 10 février 2015 : "En dehors de la ville de Paris, depuis quelques semaines de plus en plus d’institutions et collectivités (la région Île-de-France, la RATP, le Grand Lyon, La communauté urbaine de Strasbourg, de Bordeaux, l’Ademe, etc.) me demandent ce que 6t pense d’Uber. Bref, les études que nous vous avons proposées arriveront à point nommé pour lancer les discussions avec tous ces décideurs…"
« Interrogé en juillet 2022, Christophe Nadjovski avait confirmé au Monde que Nicolas Louvet avait plaidé la cause d’Uber auprès de lui, assurant toutefois ne pas y avoir donné suite. Contacté le 12 avril dernier, M. Louvet n’a pas souhaité faire de commentaire supplémentaire. »
Sur les liens entre Uber et des experts, en particulier économistes, la rapporteure relève encore que l’entreprise aurait souhaité s’impliquer plus avant dans le monde universitaire à travers le financement partiel d’une chaire relative à l’économie numérique au sein de l’École d’économie de Toulouse, laquelle a effectivement été lancée en février 2015 avec le soutien du ministère de la Culture et de plusieurs partenaires du secteur privé, dont Accor, Orange, Samsung et la Société Générale, mais non Uber ([112]) , malgré le souhait apparent du directeur de l’école de voir figurer l’entreprise de VTC parmi ceux-ci. Il s’agissait notamment pour Uber de voir son nom associé à celui de Jean Tirole, qui avait reçu le prix Nobel d’économie en 2014. L’absence d’Uber s’expliquerait par les réticences exprimées par la ministre de la Culture Fleur Pellerin, dont fait état un courriel de M. Jean-François Guichard, lobbyiste du cabinet Fipra, du 2 février 2015 ([113]).
M. Jean-François Guichard : « Ce ne serait pas qu’elle ait rien de personnel contre Uber mais parce qu’Uber est actuellement (comme nous le savons et comme cela a été confirmé récemment par le ministre de l’économie Macron) trop sensible politiquement en France et trop controversé au sein du Gouvernement. Elle ne voudrait pas créer des conflits politiques au sein du Gouvernement sur un sujet (la création d’une chaire universitaire) sur lequel elle peut d’ores et déjà apparaître excéder ses compétences normales dans un champ relevant de sa collègue ministre de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat Vallaud‑Belkacem (qui a un pouvoir politique plus fort dans le gouvernement actuel). »
La rapporteure relève également que des contacts ont été établis avec des journalistes, en particulier Mme Dominique Nora. Le 1er juillet 2015 a lieu l’échange suivant entre M. Mark MacGann et M. Thibaud Simphal ([114]) :
M. Mark MacGann : « Je vais prendre un verre avec Dominique Nora à 19h00. »
M. Thibaud Simphal : « Ah oui ? Je la connais bien je lui avais parlé maintes fois pour l’écriture de son article qui lui a fait gagner le prix Israelewicz (Remis par Emmanuel Macron !) Remercie-la de ma part pour le livre qu’elle m’a envoyé si tu le veux bien ! Je n’ai jamais eu le temps de le faire. »
Le livre en question, publié en février 2015, s’intitulait Le système Rousselet. La martingale du roi des taxis.
Le même jour a lieu l’échange de SMS suivant :
M. Mark MacGann : « Vous avez vachement la cote auprès de Dominique Nora. Elle vous tarit d’éloges alors qu’elle considère Nico Rousselet “d’une médiocrité totale”. »
M. Thibaud Simphal : « Elle est franchement brillante – en dehors du fait qu’elle est favorable à nos idées. » ([115])
En vue de convaincre l’opinion et les décideurs de l’intérêt de sa plateforme, Uber a donc recruté des experts afin qu’ils réalisent des études favorables à son modèle. L’entreprise est même allée plus loin, en rémunérant la participation à des manifestations montées de toutes pièces.
iv. La corruption des VTC par le paiement de manifestations organisées par Uber
Uber n’a pas hésité à encourager les tensions pour mettre la pression sur le Gouvernement et faire croire au soutien massif de ses chauffeurs, mais aussi des citoyens, à son modèle. Plusieurs des personnes entendues par la commission d’enquête ont témoigné du fait que l’entreprise a corrompu des chauffeurs en les payant pour participer à des manifestations montées de toutes pièces par elle en vue d’une mise en scène à destination des politiques et des médias.
M. Laurent Grandguillaume, ancien député et médiateur du conflit entre les taxis et les VTC en 2016, a déclaré : « Serait-il acceptable qu’aujourd’hui en France, une entreprise paie des manifestants contre des dispositions visant à rétablir l’ordre public ? Je ne le pense pas. Pourtant, Uber l’a fait […]. Uber a […] utilisé […] la corruption de chauffeurs pour créer des manifestations et des situations de tension. » ([116])
M. Mark MacGann, ancien dirigeant et lobbyiste d’Uber, et lanceur d’alerte sur les pratiques de la société Uber pour entrer sur les marchés français et européen, a indiqué au cours de son audition : « Aux manifs répondaient des contre-manifs et des voitures étaient en feu. Tout cela faisait la Une des journaux. L’équipe locale était paniquée, ce qui est compréhensible. Au siège, à San Francisco, ils n’étaient pas tellement émus. Comme le démontrent les textos publiés par les journalistes auxquels je les ai remis, le patron-fondateur de la société considérait que la violence garantissait le succès. Il voulait dire par là que, si une manif de taxis et des voitures qui brûlent attirent l’attention des médias, nous devions faire en sorte que les chauffeurs Uber agissent de même et organisent une contre-manif. Il fallait les encourager à descendre dans la rue pour plaider la cause de leur avenir pour occuper davantage encore la Une des journaux et mettre ainsi sous pression les Hollande, les Valls et les Cazeneuve de ce monde, pour qu’ils changent rapidement la loi, car Uber a raison et les autres ont tort. » ([117])
De fait, la rapporteure a pu consulter des captures d’écran datées du 29 janvier 2016, montrant que M. Travis Kalanick avait écrit ([118]) :
M. Travis Kalanick : « Désobéissance civile. 15 000 chauffeurs. 50 000 passagers. Une manifestation ou un sit-in pacifique. Si nous avons 50 000 passagers ils ne voudront ni ne pourront rien faire. Je pense que cela en vaut la peine. La violence garantir le succès. Et il faut résister à ces gars, non ? Je reconnais qu’il faut réfléchir à l’endroit et à l’organisation adaptés. »
M. Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat national INV, a précisé : « Le journal La Tribune a publié, le 10 février 2016, un article intitulé “Uber met la main au porte-monnaie pour inciter les chauffeurs à manifester”. Il faisait référence aux agissements d’Alternative mobilité transport (AMT), une association présidée par Joseph François ([119]) et montée de toutes pièces par Uber pour défendre ses intérêts alors que le député Laurent Grandguillaume planchait sur une régulation du secteur […]. Ainsi, Uber n’a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n’ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs été déconnectés à la suite du mouvement social de 2019 : un agent de sécurité nous a informés qu’Uber avait récupéré des enregistrements vidéo afin d’identifier les manifestants. La plateforme aurait agi différemment avec d’autres associations et syndicats, proposant à leurs membres des courses d’un meilleur niveau ou leur faisant des offres à caractère financier, selon des bruits de couloir qui m’ont été relayés par des collègues ayant démissionné de ces organisations. Du reste, de telles pratiques ont cours dans d’autres pays. James Farrar et Yaseen Aslam, du syndicat App drivers and courriers Union (ADCU), sont confrontés aux mêmes difficultés au Royaume-Uni, où des associations et syndicats montés de toutes pièces et financés par Uber font office d’opposition contrôlée ou d’organisations de défense du modèle actuel. » ([120])
Les propos de M. Brahim Ben Ali ont été confirmés par ceux de M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC, qui a dit devant la commission d’enquête : « Le premier syndicat “maison” s’appelait l’AMT […]. Ces personnes ont clairement été soudoyées, financées, aidées et épaulées par Uber. Les manifestants envoyés par l’AMT recevaient 100 euros pour participer à la manifestation contre la loi Grandguillaume. Certains de mes amis ont d’ailleurs perçu cette somme après avoir participé à la manifestation. » ([121]). M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés l’a également confirmé en ces termes : « Il est vrai que des chauffeurs ont participé à une manifestation pour récupérer une prime de 100 euros ou 250 euros de la part d’Uber. » ([122])
De plus, les Uber files contiennent l’échange de SMS suivant, daté du 30 janvier 2016 ([123]) :
M. Thibaud Simphal : « Guys urgent : il faut décider le hashtag. On propose : #laissezlestravailler. On a discuté avec l’équipe. On a 10 minutes. »
M. Mark MacGann : « #laissezNOUStravailler. Pourquoi “les” ? »
M. Thibaud Simphal : « Parce que c’est compliqué pour Uber. Ce ne sont pas nos employés. »
Cet échange montre combien Uber a piloté la communication sur un
soi-disant mouvement de protestation des chauffeurs d’Uber.
Malgré l’ampleur et la variété des moyens déployés à son service, le lobbying d’Uber n’aurait sans doute pas été réellement efficace si l’entreprise n’avait pas rencontré un accueil souvent favorable des pouvoirs publics, pour des raisons diverses.
2. Des décideurs publics favorables au développement d’Uber, par idéologie ou par naïveté, malgré le caractère illicite de ses activités
Les Uber files concernent la période 2013-2017, dont il faut rappeler quelques éléments de contexte. Cette période était tout d’abord marquée par les débats relatifs à l’inversion de la courbe du chômage, engagement qu’avait pris devant les Français le Président de la République François Hollande, et auquel l’ensemble des ministres de l’économie ou de l’industrie ont tenté de se conformer.
Par ailleurs, la période a également été marquée par les attentats terroristes de 2015, comme M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, et plusieurs autres personnes entendues par la commission d’enquête l’ont souligné : « Je voudrais replacer le sujet qui vous occupe dans le contexte qui était le mien à l’époque. Nous étions confrontés à un niveau de violence terroriste extrêmement élevé et devions faire face à une vague d’attentats. Au moment où la crise éclate de façon très visible, avec des incidents dans les aéroports et un rassemblement des artisans taxis se tenant aux alentours de la porte Maillot – ce qui justifie que je réunisse en urgence les représentants de la profession pour essayer de dénouer cette crise –, les attentats de janvier 2015 s’étaient produits. Ceux qui devaient suivre en novembre 2015, les attentats du Bataclan et des terrasses de café, n’avaient pas encore eu lieu. La préoccupation majeure du ministère de l’intérieur était la prévention du risque terroriste, dans un contexte où nous avions perdu de nombreux effectifs du fait de la révision générale des politiques publiques (RGPP) et où nous n’avions pas encore pu procéder à la reconstitution de la totalité des moyens dont nous avions besoin pour faire face à cette crise terroriste. » ([124])
Enfin, il convient de rappeler que l’arrivée des VTC a de prime abord été perçue de manière favorable par une partie de la population, y compris des élites. À cet égard, les travaux de la commission d’enquête ont montré la sensibilité de certaines personnalités politiques, favorables à l’arrivée des VTC, au lobbying d’Uber. Parmi elles, M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, a été l’un des plus fervents défenseurs des intérêts des plateformes, allant même jusqu’à sceller un « deal » caché pour alléger les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC en échange de l’arrêt du service UberPop maintenu en toute illégalité.
a. Des projets antérieurs de libéralisation du transport public particulier de personnes qui ont conduit à la création des VTC
Le secteur des taxis est réglementé par la puissance publique depuis les années 1930. Ainsi que le rappelait M. Thomas Thévenoud : « [C]ette régulation se justifiait, et se justifie toujours, à la fois pour des raisons d’ordre public et de concurrence. L’occupation de la voie publique, l’impossibilité de mettre en concurrence la voiture qu’on hèle dans la rue et la nécessité d’éviter la négociation des tarifs à la vitre du taxi ont rendu nécessaire le contrôle du nombre d’autorisations de stationnement (ou ADS, plus couramment dénommées licences) et la réglementation tarifaire. » ([125])
Mme Thaima Samman, avocate et ex-représentante des intérêts d’Uber, reconnaissait elle-même ce besoin de réglementation : « Les autorisations de transporter les personnes privées sont réglementées partout dans le monde dans la mesure où cette activité soulève deux problématiques. La première porte sur la sécurité des personnes : une personne qui rentre dans un véhicule est soumise à une forme de fragilité puisque ce véhicule circule. Dans d’autres pays où la réglementation est moins stricte, des cas d’enlèvements, de chantages et de demandes de rançon ont ainsi été répertoriés. […] La deuxième problématique, qui nécessite une réglementation de l’activité, a trait à l’encombrement des routes mais aussi à la pollution dans un contexte de changement climatique. » ([126])
En outre, l’histoire a montré que la « main invisible » n’était pas en mesure d’équilibrer le marché des taxis : à de nombreuses époques, et notamment pendant la Grande dépression des années 1930, l’afflux de travailleurs a entraîné une augmentation du nombre de voitures en circulation trop important, empêchant ainsi les chauffeurs de vivre dignement de leur travail. En conséquence, il existe, depuis 1937, un numerus clausus limitant le nombre de taxis en activité. Celui-ci est « indispensable pour maintenir un juste revenu aux chauffeurs tout en tenant évidemment compte des besoins de la clientèle […] sur la base d’indices objectifs » ([127]).
Cela explique que l’État ait jugé nécessaire d’assortir l’exercice de la profession de taxi de conditions strictes : avoir le permis de conduire depuis une certaine durée (aujourd’hui trois ans), passer un contrôle médical auprès d’un médecin agréé, justifier d’un casier judiciaire vierge, suivre une formation et réussir un examen professionnel (le certificat de capacité professionnelle), et surtout obtenir de la préfecture une autorisation de stationnement (souvent appelée « licence ») – indispensable pour circuler ou s’arrêter sur la voie publique en attente de clientèle. Une fois sa carte professionnelle et sa licence obtenues, le chauffeur de taxi s’engage aussi à respecter les tarifs fixés par un arrêté du ministre de l’économie et par un arrêté préfectoral au sein de chaque département.
Face à cet encadrement, « il y a toujours eu une volonté de déréguler les secteurs administrés » ([128]). Ainsi, en 1960, le « rapport Armand-Rueff » proposait de libéraliser le secteur des taxis et d’augmenter sensiblement le nombre de licences afin de « lutter contre les rentes artificiellement créées au détriment du consommateur » ([129]).
Ce mouvement s’est amplifié à compter de 2007, avec la mise en place de la commission pour la libération de la croissance française, présidée par M. Jacques Attali. Parmi les 316 mesures du « rapport Attali » ([130]) – dont il convient de rappeler que M. Emmanuel Macron, alors inspecteur général des finances, était l’un des rapporteurs –, deux concernaient directement le transport de particuliers : augmenter l’offre de taxis en levant le numerus clausus, d’une part, et développer l’entrée sur le marché des véhicules de petite remise, d’autre part.
Le « rapport Attali » a beaucoup contribué à répandre l’idée selon laquelle le secteur des taxis devait être libéralisé. Auditionné par la commission d’enquête, M. Jacques Attali l’a d’ailleurs lui-même reconnu : « [l]es taxis étaient trop peu nombreux à Paris. Il en fallait plus. Il fallait donc plus de plaques, sans que cela nuise à ceux qui en possédaient une. » ([131]) Néanmoins, aucune étude n’atteste de ce manque supposé de taxis. La demande de taxi s’est toujours concentrée sur certains créneaux horaires. Augmenter l’offre de taxis sur ces créneaux ne peut se faire sans anticiper la viabilité économique globale pour la profession de taxis, qui risque de se trouver en surnombre sur d’autres plages horaires et ne pas avoir suffisamment de courses pour dégager un chiffre d’affaires viable. L’offre ne crée pas forcément la demande.
Comme l’a indiqué M. Karim Asnoun de la CGT-Taxis à la commission d’enquête : « Ces prétendus manques de taxis n’ont jamais été fondés sur des études sérieuses. Lorsque des études relativement sérieuses ont été réalisées, elles ont montré que les clients n’attendaient les taxis que quatre heures par jour. Vingt heures par jour, ce sont donc les chauffeurs de taxi qui attendent leurs clients. Nous avions présenté en 2014 au député Thévenoud des études de géographes recommandant de se méfier des comparaisons entre des villes très différentes. Lorsqu’on parle de New-York, on évoque souvent Manhattan et non les quartiers périphériques. L’agglomération de Paris inclut l’Île-de-France qui réunit 11 millions d’habitants : elle ne peut pas être comparée avec celle de Madrid qui réunit 1 ou 2 millions d’habitants. Le maillage du réseau de transports publics à Paris est exceptionnel. » ([132])
La libéralisation du secteur du transport public particulier de personnes a in fine été mise en œuvre en 2009 : la « loi Novelli » ([133]) a libéralisé l’exploitation de voitures dites « de grande remise » ([134]) en remplaçant ces dernières par des « véhicules de tourisme avec chauffeur » et en allégeant les dispositions encadrant l’exercice de cette profession. Il s’agit là d’une rupture majeure, qui a ouvert le marché de la réservation préalable, et permis l’arrivée des entreprises exploitant des voitures de tourisme avec chauffeur, qui sont ensuite devenues des « voitures de transport avec chauffeur » (VTC).
Ainsi que l’expliquait M. Thomas Thévenoud : « Cette loi visait à l’origine la modernisation du secteur de la “grande remise”, c’est-à-dire des véhicules de luxe avec chauffeur. Cependant elle était porteuse d’un autre objectif, non assumé auprès du législateur : la libéralisation du secteur. Elle a fixé des conditions très souples d’entrée sur ce marché, avec une procédure d’immatriculation particulièrement allégée. Les VTC ne peuvent pas intervenir sur le marché de la maraude, mais interviennent librement sur celui de la réservation préalable. » ([135])
Ces informations ont été confirmées par M. François Donnadille, président de la Fédération française des exploitants de VTC (FFEVTC) : « Le problème posé par la loi Novelli est qu’elle a supprimé toutes les contraintes pour devenir VTC. En effet, toute personne disposant d’un permis depuis plus de trois ans pouvait s’installer comme VTC. Sur le coup, ce changement n’a pas eu beaucoup d’impact car le retour sur investissement est long dans notre métier et nous n’avons pas observé de réelle différence dans l’activité économique de notre secteur entre 2009 et 2011. » ([136])
C’est donc la « loi Novelli », combinée à la création du statut d’autoentrepreneur par la loi de modernisation de l’économie de 2008 ([137]) – mais aussi au développement des smartphones ainsi que des applications de mise en relation entre les clients et les chauffeurs –, qui a permis un développement très rapide de l’activité des VTC à partir de 2010. Ces derniers – en premier lieu Uber – ont été d’autant plus libres d’entrer sur le marché que la « loi Novelli », comme le rappelle M. Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur « laissait énormément de zones grises et d’imprécisions [notamment en ce qui concerne les conditions imposées pour devenir chauffeur]. Dans un contexte où l’économie numérique évoluait rapidement, la juxtaposition du statut d’autoentrepreneur d’une part, et de la création des VTC d’autre part, créait des conditions pour qu’une multitude d’acteurs s’engouffre dans ces zones grises pour faire pression et faire prospérer leur activité » ([138]).
b. Des parlementaires sensibles au lobbying d’Uber et des plateformes
Dans la continuité des travaux de la commission Attali, une partie des élites françaises se sont positionnées en faveur d’une libéralisation du secteur du transport public particulier de personnes, et pour une évolution de la réglementation favorable à Uber et aux plateformes de VTC, au détriment des taxis. Elles représentaient en cela une partie de l’opinion publique dont Alain Vidalies a parlé en ces termes devant la commission d’enquête : « L’opinion publique et les médias étaient très favorables à Uber qui rencontrait un véritable succès chez les utilisateurs et recrutait des milliers de chauffeurs dans les banlieues, notamment en Seine-Saint-Denis. Le service public de l’emploi, que j’avais interrogé à l’époque, participait d’ailleurs à ces opérations de recrutement aux côtés d’Uber dans une période où l’objectif de l’inversion de la courbe du chômage était le sujet majeur du débat public. » ([139]) M. Thomas Thévenoud l’a confirmé : « Le climat était alors très favorable à Uber. » ([140])
Ce climat favorable, en France comme à l’étranger, explique que d’anciens décideurs publics soient venus travailler pour Uber. Aux États-Unis, l’entreprise a ainsi obtenu les services de M. David Plouffe, ancien conseiller de M. Barack Obama à la Maison blanche. Dans l’Hexagone, la plateforme s’est adjointe les services de M. Grégoire Kopp, ancien conseiller chargé de la communication de M. Alain Vidalies, entre mai 2012 et avril 2014 lorsqu’il était ministre chargé des Relations avec le Parlement et entre septembre 2014 et juin 2015 lorsqu’il était ministre des transports, de la mer et de la pêche et de M. Alexandre Quintard-Kaigre, ancien directeur des affaires publiques d’Etalab, un service chargé de la politique d’open data auprès du Premier ministre, entre février 2011 et mai 2015, sous les mandats de MM. François Fillon, Jean‑Marc Ayrault et Manuel Valls. En Europe, c’est Mme Neelie Kroes, ancienne commissaire européenne, qui avait publiquement apporté son soutien public à Uber en 2014, qui a intégré le comité de conseil en politiques publiques de l’entreprise américaine.
Un échange interne à Uber, daté du 15 octobre 2015, auquel la rapporteure a pu avoir accès tardivement, montre que M. Bruno Lassere, président du Conseil de la concurrence puis de l’Autorité de la concurrence de 2004 à 2016, n’était lui‑même pas insensible aux positions de l’entreprise, hormis sur UberPop ([141]).
Alexandre Quintard Kaigre : « Hello Mark, j’ai croisé le Président de l’Autorité de la concurrence dans un cadre privé. On a discuté et il est très au soutien de ce que l’on fait (hormis Pop). A-t-on déjà eu un contact avec lui ? Si non, je lance une demande de rdv pour que l’on aille le rencontrer. »
Mark MacGann : « Tu parles de Bruno Lasserre ? »
Alexandre Quintard Kaigre : « Oui. »
Au sein même de l’Assemblée nationale, plusieurs parlementaires ne cachaient pas leur attrait pour Uber et les plateformes. Ainsi, M Luc Belot a reconnu devant la commission d’enquête que « [à] cette époque, le niveau de service des taxis était bien éloigné de celui que nous connaissons désormais : les taxis n’acceptaient presque jamais la carte bancaire et n’avaient pas de monnaie. En région, il était très difficile de trouver un taxi. C’est alors qu’un acteur disruptif est arrivé sur le marché, avec un niveau de service bien supérieur » ([142]).
Cela transparaît de manière encore plus évidente dans les propos de M. Christophe Caresche : « Quand est arrivée Uber en 2011, il s’agissait pour certains d’entre nous d’une divine surprise, puisque cette plateforme répondait finalement à la nécessité d’augmenter le nombre de taxis ou de VTC. […] D’ailleurs, dès 2011, Uber a connu un très grand succès. Les Parisiens y ont vu une nouvelle offre qui leur a permis de se déplacer. La tendance était d’ailleurs favorable à Uber : les utilisateurs étaient satisfaits de la qualité du service. » ([143])
Ces députés, comme d’autres – on peut aussi citer M. Philippe Vigier, qui l’avait publiquement reconnu ([144]) –, ont été jusqu’à déposer des amendements proposés par Uber en défendant les intérêts des plateformes. C’est ainsi qu’ils ont, sur le « projet de loi Macron » ([145]) et sur la « proposition de loi Grandguillaume » proposé de supprimer l’obligation de retour à la base imposée aux VTC, d’autoriser les VTC à stationner sur des emplacements réservés aux taxis dans les gares et les aéroports, de limiter les exigences financières ou d’honorabilité pesant sur les chauffeurs ou l’obligation pour les plateformes de vérifier le respect par leurs travailleurs de ces obligations. M. Christophe Caresche a même déposé, sur le « projet de loi El Khomri » ([146]), un amendement visant à éviter toute requalification de la relation entre une plateforme et un chauffeur en salariat, dont il a affirmé devant la commission d’enquête qu’il n’en avait pas le souvenir mais sans le renier ([147]). La rapporteure s’étonne d’un tel oubli de la part de M. Caresche : à l’époque, c’est précisément du fait de cet amendement que la mobilisation des taxis a convergé avec la mobilisation sociale contre le projet de loi « El Khomri » ; des cortèges de taxis avaient alors rejoint les manifestations organisées par les confédérations syndicales des salariés et des taxis avaient même rejoint le mouvement « Nuit debout » en initiant le mouvement « Taxis debout ».
MM. Belot et Caresche n’ont d’ailleurs pas eu de difficulté à assumer le dépôt de ces amendements, arguant d’un accord idéologique avec les propositions défendues par les plateformes. Le premier a ainsi indiqué à la commission d’enquête : « [j]’ai toujours adopté une pratique très transparente : quand je déposais un amendement, qu’il ait été travaillé avec mon équipe, un acteur du numérique, un collaborateur du groupe ou un administrateur, c’était le mien, et il reflétait mon avis. C’était bien le cas sur les VTC, car j’avais toujours assumé vouloir plus de libertés pour ce secteur. […] Ces amendements reflétaient mes positions. Je ne me suis jamais caché de travailler avec ces acteurs, mais ces amendements restaient les miens. » ([148])
Quant au second, il a expliqué : « il est courant que les entreprises privées aussi bien que les syndicats ou les ONG envoient des propositions d’amendements aux députés qu’ils savent sensibles sur le sujet. J’ai toujours prêté attention à ces propositions, sans jamais les reprendre dans leur totalité. Le Monde a indiqué que j’avais déposé un des amendements proposés par Uber. Si je l’ai fait, c’est qu’il était bien écrit et que j’ai considéré qu’il méritait d’être défendu au cours du débat. Cependant, ce n’était pas l’amendement d’Uber mais le mien, dès lors que je l’ai signé. Dans tous les cas, c’est bien la délibération en séance et les réponses du rapporteur et du ministre qui comptent. Je ne vois donc pas de problème majeur à cela. » ([149])
D’autres échanges auxquels la rapporteure a pu avoir accès confirment d’ailleurs la proximité entre les dirigeants d’Uber et M. Caresche, notamment un échange de SMS du 30 janvier 2016 ([150]).
Alexandre Quintard Kaigre : « Cher Monsieur, je découvre les tweets de Laurent Grandguillaume. C’est assez consternant… Pensez-vous qu’il soit quand même ouvert au dialogue ? Je vais finir par être sceptique. »
Christophe Caresche : « Oui, effectivement, c’est assez consternant. Je vais le voir. Il faut en tous les cas que l’arrêté soit maitenant débloqué. C’est le moins que l’on puisse faire. »
Ces révélations, si elles ne sont guère surprenantes, sont néanmoins choquantes. La rapporteure souscrit entièrement aux propos tenus par les représentants du secteur des taxis devant la commission d’enquête : « Vous travaillez à l’Assemblée nationale et vous direz peut-être que ces pratiques sont courantes mais, en tant que simples citoyens, nous avons été choqués de retrouver, sur des points précis, des demandes d’amendements identiques à la virgule près émanant de groupes différents. Cela montre d’abord qu’ils n’ont pas rédigé ces amendements. […] Nous en venons nécessairement à nous demander si ce sont les lobbyistes qui rédigent les lois. » ([151])
Il convient de souligner que, dans le même temps, les représentants syndicaux du secteur des taxis étaient également mobilisés pour défendre leurs droits et leur profession contre la concurrence déloyale des VTC. Des manifestations et rassemblements étaient régulièrement organisés. Ainsi que l’a indiqué M. Thomas Thévenoud devant la commission d’enquête : « Les taxis aussi avaient une force de frappe médiatique et de lobbying importante » ([152]). Cela a été reconnu par l’ensemble des décideurs publics de l’époque, à commencer par M. Nicolas Rousselet, PDG de la G7, et par M. Alain Vidalies, alors ministre des transports. Ces mobilisations ont d’ailleurs surtout profité aux grandes compagnies, au détriment des petits chauffeurs-artisans, notamment du fait du lobbying du groupe G7, la principale société de taxis en France.
La suppression par la « loi Thévenoud », à compter du 1er janvier 2017, du statut de locataire-simple au profit de celui de locataire-gérant – très favorable aux grosses sociétés de taxis – en atteste. Le statut de locataire et, pire encore, de locataire-gérant s’apparente à un début d’ubérisation avant même l’existence d’Uber.
La généralisation du statut de locataire-gérant : le début de l’ubérisation
Le statut de locataire consiste, pour un chauffeur de taxi, à louer une licence à une société propriétaire de plusieurs licences. Ce loyer, fixe ou proportionnel au chiffre d’affaires, peut être très lourd pour le chauffeur, notamment lorsque l’exploitation se révèle financièrement difficile.
Dès les années 1930, d’importantes grèves de salariés taxis avaient eu lieu contre la location de la licence de taxi, qui permettait à des sociétés de taxi d’imposer aux chauffeurs des contrats d’un an, payés à la semaine, et sans aucune visibilité sur leur chiffre d’affaires prévisionnel. En 1996, des mobilisations de taxis, notamment initiées par la CGT-Taxis, exigeaient la reconnaissance des contrats de locataire comme des contrats salariés. La justice a donné raison à ces mobilisations : en 2000, un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 décembre 2000 (arrêt Labanne) a requalifié un contrat locataire en contrat salarié et, jusqu’en 2014, les recours engagés par la CGT-Taxis ont permis de nombreuses autres requalifications pour motif de salariat déguisé.
En 2014, la « loi Thévenoud » abroge la location mais elle crée la location-gérance : tandis que le locataire cotisait au régime général à 70 % du plafond de la sécurité sociale, le locataire-gérant est affilié au statut indépendant et ne bénéficie plus de la même protection sociale. Ce changement a fait baisser le prix de la location, mais cette baisse est bien inférieure au coût réel des cotisations salariales soustraites. Cette inscription dans la loi du statut de locataire-gérant est le résultat du lobbying des sociétés de taxis propriétaires de nombreuses licences, comme le groupe G7, aux dépens des salariés et anciens locataires ainsi que des chauffeurs aspirant à acquérir leur propre licence et à devenir artisan-taxi.
En tout état de cause, la sensibilité de certains députés au lobbying des plateformes de VTC et des grandes compagnies de taxis pose la question de la traçabilité des amendements défendus à l’Assemblée nationale et au Sénat. On peut, certes, admettre que des représentants d’intérêts – organisations syndicales, associations, organisations non gouvernementales, voire entreprises – communiquent des propositions d’amendements aux parlementaires. Cela doit néanmoins se faire en toute transparence, et les auteurs d’amendements ont le devoir d’indiquer l’origine de leur proposition, ce que MM. Belot, Caresche et Vigier n’ont pas explicitement fait au moment du dépôt de leurs amendements.
c. M. Emmanuel Macron, un ministre de l’économie favorable à Uber et prêt à défendre les intérêts des plateformes de VTC
Parmi les élites politiques favorables aux intérêts des plateformes, M. Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint du cabinet du Président de la République, François Hollande, entre mai 2012 et juillet 2014, puis ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique entre août 2014 et août 2016, s’est révélé être l’un des plus grands soutiens d’Uber. Face au ministère de l’intérieur et au ministère des transports, qui tentaient de faire appliquer la réglementation relative aux taxis en vigueur, le ministère de l’économie défendait quant à lui un assouplissement de la réglementation relative aux VTC.
Ainsi que l’indique Le Monde, les documents des Uber files « montrent à quel point Uber a trouvé une oreille attentive chez Emmanuel Macron, qui scellera quelques mois plus tard un “deal” secret avec l’entreprise californienne pour “faire en sorte que la France travaille pour Uber afin qu’Uber puisse travailler en et pour la France” » ([153]).
Cela apparaissait déjà, en 2014-2016, aux yeux des acteurs impliqués dans la résolution du conflit entre les taxis et les VTC. Ainsi, M. Thomas Thévenoud, chargé par le Gouvernement d’une mission de médiation, a pu indiquer à la commission d’enquête que « le pôle Bercy était très favorable à la disruption, à la révolution numérique et à Uber. Lorsque j’ai été nommé médiateur, Emmanuel Macron n’était pas ministre de l’économie mais secrétaire général adjoint de l’Élysée. Cependant, il faisait partie du courant favorable à Uber et aux VTC » ([154]).
M. Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur, l’a confirmé en ces termes : « Ce que je ressentais à l’époque de la part des ministres de l’économie successifs, Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron, était qu’ils étaient sensibles à la croissance supplémentaire que pouvaient permettre ces activités. Ils étaient assez désireux de prendre l’ensemble des mesures fiscales et réglementaires qui permettaient de créer de la croissance et de l’activité. » ([155])
En tout état de cause, les positions idéologiques défendues par M. Macron – qui promouvra plus tard la start-up nation et la fin du salariat –, étaient évidemment compatibles sinon favorables au modèle disruptif d’Uber. Ainsi que l’expose Le Monde : il « n’a jamais caché sa sympathie pour Uber et son modèle, à même, selon lui, de créer énormément d’emplois, notamment pour les personnes peu qualifiées. “Je ne vais pas interdire Uber, ce serait renvoyer [les jeunes de banlieue sans qualifications] vendre de la drogue à Stains” avait-il déclaré à Mediapart en novembre 2016. Fin 2014, Emmanuel Macron défend très publiquement le modèle d’Uber lors de la conférence Le Web, durant laquelle il se prononce contre l’interdiction d’Uber à Paris et explique que “[son] job n’est pas d’aider les entreprises établies mais de travailler pour les outsiders, les innovateurs”» ([156]).
Cette réalité transparaît de manière encore plus évidente dans les documents des Uber files, comme en attestent les échanges entre les dirigeants d’Uber (en premier lieu M. Mark MacGann, alors directeur des affaires publiques d’Uber, M. Thibaud Simphal, directeur général d’Uber France,
M. Pierre-Dimitri Gore‑Coty, directeur général d’Uber pour l’Europe de l’ouest, et M. Alexandre Quintard Kaigre, directeur des affaires publiques d’Uber France) et M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie, ou des membres de son cabinet (notamment M. Emmanuel Lacresse, directeur adjoint de cabinet, M. Étienne Chantrel, conseiller chargé des réformes structurelles et de la gouvernance, et Mme Julie Bonamy, conseillère budgétaire et numérique).
Ainsi, la satisfaction des dirigeants d’Uber à la suite des premiers contacts établis avec M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie depuis quelques semaines, puis avec des membres de son cabinet, est manifeste :
– à la suite de la première rencontre entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, le 1er octobre 2014 à Bercy, M. Mark MacGann, présent lors de la rencontre, envoie à ses collaborateurs un message particulièrement explicite :
Mark MacGann : « En un mot : spectaculaire. Du jamais vu. On quitte Bercy et on file à l’aéroport. Je vous tape un rapport dans la journée. Beaucoup de boulot à venir, mais on va danser bientôt. »
– à la suite d’un rendez-vous entre des membres du cabinet du ministre et M. Thibaud Simphal et M. Pierre-Dimitri Gore-Coty, ayant eu lieu le 4 novembre 2014, un compte rendu rédigé par ces derniers montrent que leurs intérêts convergent :
Thibaud Simphal : « Globalement, l’objectif du ministère de l’économie est d’avancer afin de clore le dossier VTC / taxis tout en évitant que trop de barrières soient imposées au développement du secteur VTC. »
– à la suite d’un appel téléphonique entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, le 7 janvier 2015, un message de M. Pierre-Dimitri Gore-Coty relate l’échange de la manière suivante ([157]) :
Pierre-Dimitri Gore-Coty : « J’ai parlé à Travis pendant quelques minutes à propos de sa discussion avec Macron la nuit dernière […] : très bon appel, Macron veut trouver des solutions et a l’intention de soutenir un projet de loi sur le covoiturage (dissocié des VTC). »
Ces premiers échanges on ne peut plus positifs ont contribué à installer entre le ministre de l’économie ou son cabinet et les représentants d’Uber une relation de confiance qui a fini par se concrétiser dans un « deal » sur l’assouplissement de la réglementation relative au VTC, dont les Uber files ont dévoilé toute la complexité. Ces rencontres sont d’ailleurs d’autant plus suspectes qu’elles ne figuraient pas à l’agenda du ministre de l’économie.
On notera par ailleurs que la première rencontre entre M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick a été organisée par l’entremise de Google, comme l’a expliqué M. Mark MacGann lors de son audition devant la commission d’enquête : « [f]in septembre 2014, le responsable des affaires publiques pour Google en France, Francis Donnat, a ainsi contacté le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’économie, Emmanuel Lacresse – tous deux de la promotion Valmy de l’ENA – pour lui demander si le ministre pouvait recevoir Travis Kalanick, de passage à Paris. » ([158])
On sait aussi qu’Uber, dans sa stratégie de développement, a fait appel au milieu de la french tech. Le soir même de leur rencontre, M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick se sont retrouvés à un dîner organisé par M. Xavier Niel. L’entre-soi des élites politiques et économiques voire médiatiques a ainsi pu favoriser le modèle d’Uber. M. Mark MacGann le résume à sa façon : « [l]e fait que nous ayons pu obtenir, par le biais de Google, de l’énarchie et des potes, un accès direct à l’hôtel des ministres à Bercy, et que nous ayons pu maintenir cet accès alors que nous étions sans le moindre doute dans la plus totale illégalité au regard de la loi sur les transports, de la fiscalité, de l’Urssaf et de la DGCCRF, c’était peut-être peu orthodoxe. »
ii. Le « deal » caché scellé entre M. Emmanuel Macron et Uber pour alléger les conditions de formation et d’examen des chauffeurs
Dès les premiers contacts entre M. Emmanuel Macron ou son cabinet et Uber, les discussions ont porté sur un élément essentiel pour la plateforme : comment accroître rapidement le nombre de chauffeurs ? Ainsi que l’expliquaient très justement les représentants du secteur des taxis devant la commission d’enquête : les plateformes cherchent constamment à augmenter le nombre de leurs chauffeurs, non seulement dans une optique de hausse du nombre de courses effectuées et de rentabilité, mais aussi en vue de s’accaparer une part du marché – de chauffeurs et de clients – suffisamment grande pour prendre un avantage décisif vis-à-vis de leurs concurrents, voire pour s’emparer d’un quasi-monopole.
Les échanges internes auxquels la rapporteure a pu avoir accès montrent que les lobbyistes du cabinet Fipra avaient spécifiquement recommandé le ministre de l’économie Emmanuel Macron à Uber comme un interlocuteur pouvant défendre les positions de l’entreprise vis-à-vis des autres ministères. Un message de Mme Thaima Samman à M. Mark MacGann, daté du 30 septembre 2014, témoigne de la proximité des liens entre l’entreprise et le cabinet de M. Macron ([159]).
Thaima Samman : « [M. Macron] peut être un très bon porte-parole dans la bataille contre le ministère de l’intérieur dans le processus réglementaire à venir, lorsque le Premier Ministre sera amené à arbitrer, au regard de sa proximité avec [M. ]Valls.
« Comme [M.] Jean-François [Guichard] te l’a indiqué, je dîne avec [M.] Emmanuel Lacresse ce soir, qui sera sans doute au rendez-vous. Il nous a beaucoup aidé ces dernières semaines. Je peux aussi le briefer pour demain. »
Le compte rendu de la rencontre du 4 novembre 2014, citée précédemment, montre ainsi que les représentants de la plateforme ont soulevé « un certain nombre d’inquiétudes quant à la mise en œuvre prévue de la “loi Thévenoud”, comme la durée de formation des chauffeurs qui constitue, selon eux, un frein à l’expansion de leur activité ». Les conditions de formation et d’examen des chauffeurs de VTC étaient en effet une des questions que la « loi Thévenoud » n’avait pas tranché définitivement car relevant du domaine réglementaire.
C’est donc sur ce point qu’a porté le « deal » scellé entre M. Emmanuel Macron et Uber, révélé par les Uber files : la plateforme devrait mettre fin à son service UberPop – illégal depuis l’entrée en vigueur de la « loi Thévenoud » – et, en échange, les conditions de formation imposées aux chauffeurs VTC seraient abaissées de 250 à 7 heures – ce sera l’objet d’un arrêté du 2 février 2016 ([160]).
Il est intéressant de noter que les acteurs de l’époque ont une perception de ce « deal » très différente de la version révélée dans les Uber files. En apparence, l’arrêté du 2 février 2016, cosigné par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, par le ministre de l’intérieur et par le ministre des transports, serait le résultat d’un travail interministériel, validé collectivement et arbitré par le Premier ministre. Cela explique que M. Cazeneuve, ministre de l’intérieur, M. Vidalies, ministre des transports, et M. Valls, Premier ministre, aient tous nié l’existence d’un « deal » devant la commission d’enquête :
– M. Bernard Cazeneuve : « il n’y a pas eu de “deal” auquel j’ai participé sur ce sujet car il n’y avait pas de “deal” à avoir » ([161]) ;
– M. Alain Vidalies : « Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu un “deal” entre Emmanuel Macron et Uber. En revanche, un tel “deal” n’est pas intervenu entre le Gouvernement et Uber » ([162]) ;
– M. Manuel Valls : « Vous avez fait allusion à un “deal” ; j’ai également lu des déclarations à ce sujet. Je n’ai jamais eu connaissance d’un tel “deal”, en 2015 ; si cela avait été le cas, je ne l’aurais pas accepté » ([163]).
M. Mark MacGann quant à lui, s’il a refusé d’employer le mot « deal » devant la commission d’enquête, n’en a pas nié le principe : « Je n’aime pas le mot “deal” parce qu’il peut donner l’impression au citoyen qu’une valise de billets circule. Ce n’était pas le cas. C’était un accord politique qui n’avait rien d’inacceptable : “Vous arrêtez un service qui nous met à dos toute la France” – sauf les consommateurs et les chauffeurs UberPop –, “et ensuite on pourra dialoguer”. Emmanuel Macron a obtenu de Manuel Valls et de Bernard Cazeneuve une réforme intelligente : elle ne nous accordait pas tout ce que nous voulions mais beaucoup plus que nous n’aurions obtenu sans lui.
« Bernard Cazeneuve m’a raconté, des années après, que quand il marchait dans la rue, les chauffeurs de taxi le félicitaient. C’est normal, c’est un homme politique. Il estimait avoir fait ce qu’il devait faire en tant que ministre de l’intérieur, à savoir défendre les intérêts des acteurs du marché des taxis. Le ministre modernisateur de l’économie, qui fustigeait, dans les réunions de la gauche européenne, en mai 2015, le conservatisme et l’immobilisme de son propre gouvernement sur la question d’Uber, était lui aussi dans son rôle en défendant l’investissement étranger et les jeunes pousses. On ne pouvait pas taper sur Uber, la start-up la plus connue au monde, et en même temps espérer encourager et soutenir les start-up en France. » ([164])
Néanmoins, les documents internes à Uber auxquelles la rapporteure a pu avoir accès témoignent bien d’une grande opération de manipulation orchestrée par Uber avec la complicité de M. Emmanuel Macron.
Tout commence lors de la deuxième rencontre entre le ministre de l’économie et M. Travis Kalanick le 20 janvier 2015 à Bercy. Voici le résumé qu’en donne alors M. Mark MacGann ([165]) :
Mark MacGann : « La discussion s’est concentrée sur la déréglementation des VTC, c’est-à-dire sur l’abaissement des barrières à l’entrée qui contraignent l’offre (250 heures de formation, entre 4 000 et 6 000 euros pour une licence). Il veut qu’on l’aide en communiquant clairement et agressivement pour dire que les VTC sont l’avenir dans ce domaine. Une licence VTC “light” permettrait de vraies créations d’emploi et des opportunités économiques. La fenêtre pour une campagne de communication claire se situe durant les quatre prochaines semaines, quand les médias seront centrés sur lui et sa loi de libéralisation. Son but n’est pas de mettre quelque chose dans la loi ; cela ne marche pas pour tout un tas de raisons. Son but est de montrer que donner la possibilité à des gens de devenir des chauffeurs VTC est positif en termes d’emploi et de mobilité. Une fois que ce message sera clair dans l’opinion publique, cela renforcera ses marges de manœuvre pour négocier un décret qui modifie les contraintes mentionnées ci-dessus. »
De là découle la stratégie décrite par M. Thibaud Simphal, qui résume ainsi le « plan » élaboré avec le ministre à Bercy ([166]) :
Thibaud Simphal : « Nous nous sommes mis d’accord (avec Emmanuel Macron et Julie Bonamy) sur un process en deux temps :
« 1. Avant [demain soir], proposer, via un député qui nous est favorable (idéalement de la majorité – difficile), un ou plusieurs amendements au projet de loi loi Macron afin de modifier la réglementation actuelle en matière de licence VTC (en particulier en ce qui concerne la formation des chauffeurs), dans l’esprit de l’item 2 ci-dessous et dans la mesure où cela peut être fait dans la loi. L’idée est d’essayer d’inscrire les principes listés ci-dessous dans un texte tant que nous avons une fenêtre ; les chances d’y parvenir son faibles, mais nous devons essayer.
« 2. Dans les quatre prochaines semaines (c’est-à-dire pendant que Macron défend sa loi de libéralisation), mener, avec Macron et Uber en parallèle, une campagne de communication puissante, afin de faire accepter l’idée qu’une licence VTC “light” serait une solution pour l’emploi et la mobilité (cela a été accepté cette nuit). Ensuite, se servir de cet élan pour faire passer un décret qui permettre d’éliminer ou de réduire significativement les conditions requises pour être VTC. »
Et d’énumérer, entre autres choses, la nécessité de « transformer les 250 heures de formation et l’examen existant en un simple examen […] portant sur des choses qui font sens. »
Deux jours plus tard, le 22 janvier, Uber identifie, en la personne de M. Luc Belot, un parlementaire de la majorité susceptible d’accepter de déposer des amendements favorables aux VTC sur le projet de loi Macron. Thibault Simphal lui envoie les amendements rédigés par Uber ([167]).
Thibaud Simphal : « Un appel très utile en ce moment avec Luc Belot, député socialiste (parti au pouvoir), partisan des VTC et promoteur d’Uber – il a fait référence à Macron à plusieurs reprises et très indirectement à notre réunion d’hier soir. Il veut des progrès sur les VTC, on aurait vraiment dit qu’il avait reçu un appel de Julie Bonamy ou de Macron lui-même étant donné le niveau de détail et d’intention. »
Quatre des amendements proposés par Uber seront finalement déposés par M. Luc Belot. Dans des échanges de mails internes, les collaborateurs et lobbyistes de la plateforme ne cachent pas leur satisfaction ([168]).
Clémence Arto [du cabinet Fipra] : « C’est quand même une excellente nouvelle. On a trois amendements déposés par un député socialiste qui portent sur des éléments clés du régime, et il a notamment gardé l’amendement sur les gares et aéroports. [...] Cela permet, comme c’était le but, d’amorcer un débat sur un régime VTC assoupli. »
Arrive le débat sur le « projet de loi Macron », en séance ; le plan se déroule sans accroc. Trois des amendements déposés par M. Luc Belot sont défendus (le quatrième ayant été déclaré irrecevable). Aucun d’entre eux n’est adopté, M. Emmanuel Macron émettant sur chacun d’eux un avis défavorable (l’un est rejeté, les deux autres retirés). Néanmoins, ces propositions sont un prétexte tout trouvé pour permettre au ministre de l’économie de marquer son accord avec les positions défendues par les plateformes et distiller de premières annonces sur l’évolution future de la réglementation : « Je serai défavorable aux amendements qui suivront, non par absence de sympathie intellectuelle mais par une forme de pragmatisme de court terme » ou encore « Je pourrais faire mien l’exposé sommaire de votre amendement car un véritable bon sens y est sous-jacent. Je suis d’accord avec ce que vous proposez, mais c’est de niveau réglementaire. Un arrêté, dont la publication est imminente, prévoit une telle mesure. Vous avez l’engagement du Gouvernement sur ce point et votre amendement sera satisfait. Je vous invite donc à retirer l’amendement. À défaut, l’avis serait défavorable » ([169]).
En réalité, les amendements déposés par les parlementaires visaient donc moins une adoption immédiate qu’à créer une ambiance favorable à Uber dans l’opinion publique. Pour la plateforme, le vrai enjeu porte sur la formation.
À partir du premier semestre 2015 s’engage, au niveau interministériel, un long travail d’élaboration des mesures réglementaires, prévues dans la « loi Thévenoud », relatives aux conditions imposées pour devenir chauffeur de VTC. En parallèle, la tension entre les taxis et les VTC atteint son paroxysme et la pression s’accentue sur UberPop, ce service dont l’illégalité ne faisait plus aucun doute après l’entrée en vigueur de la même « loi Thévenoud » mais qu’Uber aura maintenu au mépris de toute légalité pendant neuf mois supplémentaires. Le 23 juin 2015, Uber est officiellement sommé par le ministre de l’intérieur de mettre fin au service UberPop ([170]). Le 3 juillet 2015, M. Travis Kalanick envoie un SMS à M. Emmanuel Macron ([171]) :
Travis Kalanick : « Pouvons-nous faire confiance à [M. Cazeneuve] ? »
Emmanuel Macron : « Nous avons eu une réunion hier avec le Premier ministre. [M.] Cazeneuve va calmer les taxis et je vais réunir tout le monde la semaine prochaine pour préparer la réforme et corriger la loi. [M.] Cazeneuve a accepté le “deal”. »
Le même jour, le service UberPop est définitivement arrêté.
Quelques jours plus tard, le mot « deal » est à nouveau utilisé dans un échange interne à l’entreprise Uber. À l’occasion d’un contrôle de ce qui semble être la DGFIP dans les locaux de la société, Mark MacGann se demande si le « deal » va encore tenir longtemps ([172]).
Mark MacGann : « La police financière est dans nos bureaux de Paris (vingt agents) ; ils veulent des renseignements sur nos chauffeurs partenaires. Il semble qu’ils appliquent une décision de justice. Uber BV serait la cible.
« J’ai informé le directeur de cabinet de [M. Macron] qu’il ne nous semble pas que le “deal” puisse tenir encore très longtemps. »
Les auditions menées par la commission d’enquête ont montré qu’aucun des protagonistes n’a alors conscience de l’accord qui se joue entre le ministre de l’économie et Uber. M. Belot s’est ainsi contenté d’affirmer : « En tant que parlementaire, je déposais des amendements en espérant qu’ils soient adoptés. Mes amendements, par ailleurs, ne portaient pas sur le sujet de la formation. […] Je n’ai pas participé aux discussions entre Uber et le ministère : il me semble qu’Adrien Sénécat l’a confirmé lors de son audition. Si un “deal” a été conclu, je n’y étais pas associé et n’en étais pas à l’origine. » ([173])
Il en va de même pour M. Cazeneuve : « Pourquoi, malgré tout, évoque-t-on un “deal” alors qu’il n’y en a pas eu ? Je sais qu’il n’y en a pas eu car il ne pouvait y en avoir sans le ministère de l’intérieur. Des discussions ont sans doute eu lieu entre le ministre de l’économie et des Finances et les représentants de la nouvelle économie. J’en ai eu aussi et elles n’ont pas été aimables ni nombreuses : une par téléphone et la deuxième dans mon bureau, en juin 2015. Les choses ne se sont pas bien passées et ont été dites de manière extrêmement ferme, puisque je leur ai demandé d’arrêter les activités illégales, sans aucune contrepartie – car il n’y en a aucune à donner pour l’arrêt d’activités illégales. Ce serait renoncer à l’État de droit. Les choses ont été actées puisqu’ils ont cessé leurs activités. » ([174])
Sur ce point, des échanges internes auxquels la rapporteure a pu avoir accès montrent une implication limitée de M. Bernard Cazeneuve. Dans un SMS du 26 juin 2015, M. Alexandre Quintard Kaigre propose de contacter le cabinet du ministre de l’intérieur en vue de proposer l’arrêt d’UberPop en contrepartie d’une révision de la réglementation sur les VTC ; la proposition semble refusée ([175]).
Alexandre Quintard Kaigre : « Ne penses-tu qu’il serait efficace que tu envoies un SMS à Cazeneuve pour lui dire que Uber France est prêt à bouger sur Pop pour apaiser et donner une voie de sortie au Gouvernement ? La contrepartie : révision de la réglementation VTC. J’ai écrit un sms au chef de cabinet de [M.] Cazeneuve pour lui dire que l’on était à la dispo du ministre. Pas encore eu de réponse. Je te tiens au courant dès que j’ai une réponse. »
Mark MacGann : « Pas le genre de message à envoyer sans avoir un dialogue, et nous n’avons pas de dialogue encore avec Beauveau. »
Quant à M. Vidalies : « Si ce “deal” existait avec les conséquences que vous craignez, s’est-il manifesté dans les chiffres ? Selon certains, en réduisant de 250 à 7 heures la durée de formation, on aurait facilité l’accès des VTC. Si tel avait été le cas, le nombre de licences aurait connu une croissance exponentielle. Or le résultat a été exactement l’inverse. Au préalable, le marché de la formation fonctionnait au noir, sans contrôle. L’arrêté a changé radicalement le système, en faisant en sorte que le juge de paix ne soit plus la formation mais l’examen. Comment peut-on nous reprocher une forme de laxisme alors que nous avons remplacé une formation qui était suspecte pour tout le monde par un véritable examen ? » ([176]).
Et pourtant, tout se déroule comme prévu pour Uber. Lorsque la plateforme se voit communiquer le projet d’arrêté sur les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC, le 11 janvier 2016, la réaction des équipes d’Uber parle d’elle-même ([177]) :
Alexandre Quintard Kaigre : « À première vue, cet arrêté́ va exactement dans le sens que nous poussons depuis plusieurs mois. »
Thibaud Simphal : « Wow, this is a massive achievement ! On ne va pas faire la fine bouche Well done Alex, well done team for the resilience, the persistence, the super hard work (“depuis plusieurs mois” >> depuis 1 an et demi tu veux dire ! Première rencontre TK Macron sept 2014 ! Mais clairement depuis juin on a pesé́ très lourd). »
D’ailleurs, ces faits concordent avec le résumé qu’en a fait M. Mark MacGann devant la commission d’enquête : « La réforme Thévenoud, contrairement à nos attentes, allait durcir l’accès à la profession de chauffeur de VTC. Or nous voulions qu’un maximum de conducteurs se mettent derrière un volant pour conduire des individus, avec le minimum de réglementation, de coûts, de formation, etc. Pour être chauffeur UberPop, il fallait juste avoir un permis de conduire. […] Nous avons retiré UberPop du marché à la fois sous la pression de Bernard Cazeneuve mais aussi parce que le ministre de l’économie nous avait fait comprendre – on parle de “deal” mais je n’aime pas ce mot – que si nous mettions fin à ce service illégal, il nous obtiendrait le type de formation minimale que nous souhaitions dans ses discussions interministérielles avec Bercy et Matignon. » ([178])
Cela montre bien que M. Emmanuel Macron a multiplié les rendez-vous et les échanges avec les dirigeants d’Uber pour faciliter l’activité de la plateforme en France dans l’ignorance du reste du Gouvernement ; MM. Cazeneuve, Valls et Vidalies n’étaient pas au courant de la nature des relations du ministre de l’économie avec Uber, qui se sont tissées dans la plus totale opacité.
L’histoire ne s’arrête pas là. Le lendemain, Uber apprend que l’arrêté pourrait finalement limiter le nombre de sessions d’examen organisées par an. La plateforme organise alors un intense lobbying pour s’y opposer. Elle contacte d’autres plateformes (Chauffeurs privés, Le Cab, Heetch, SnapCar) pour organiser un lobbying concerté contre « la mort assuré du secteur VTC », en les incitant à écrire aux cabinets des ministres de l’économie et des Transports ; cela transparaît dans un mail de M. Alexandre Quintard Kaigre envoyé le 12 janvier 2016 ([179]).
Alexandre Quintard Kaigre : « Je viens d’avoir la confirmation que le cabinet du Premier ministre va introduire dans l’arrêté́ examen une demande venant des organisations professionnelles : une limitation du nombre de sessions d’examen sur un an.
« Pour Uber, nous y sommes fortement défavorables et cela reviendrait à casser tout le potentiel de l’arrêté dans sa rédaction actuelle : les centres de formation n’auront pas l’argent pour louer des grands centres d’examen (Villepinte et autres) donc on sera sur une échelle de 80 personnes par session ; c’est la mort assurée du secteur VTC et du développement de l’offre de chauffeur ; le Gouvernement veut aussi accélérer les contrôles sur les LOTI voire prendre des actes juridiques nous interdisant le recours aux capacitaires.
« 1/ Partagez-vous notre analyse et nos préoccupations ?
« 2/ Dans l’affirmative, seriez-vous prêts à resigner un courrier commun adressé au PM avec cette fois une fuite dans la presse et une prise de parole publique ?
« 3/ D’autres actions de lobbying sont possibles. »
Les lobbyistes d’Uber insistent auprès du cabinet de M. Emmanuel Macron. M. Mark MacGann écrit à M. Emmanuel Lacresse, directeur adjoint de cabinet de M. Emmanuel Macron, afin d’argumenter contre la limitation du nombre de sessions ([180]) :
Mark MacGann : « Je souhaite attirer votre attention sur l’intention de Matignon (nous dit-on) d’introduire une limitation du nombre de sessions d’examen dans une année calendaire (éventuellement autour de quatre ou cinq sessions par an et par centre). Nous estimons que cela reviendrait à casser l’équilibre de l’arrêté dans sa version actuelle, car il s’agirait d’une nouvelle barrière à l’entrée sur le marché VTC. Cela viderait la réforme de tout son sens. Une telle mesure empêcherait les milliers de postulants au métier de chauffeur VTC de réaliser leur ambition, et renforcerait la discrimination de l’accès à l’emploi pour un segment important de la population, puisque les centres de formation n’auraient tout simplement pas les moyens d’assurer l’infrastructure nécessaire à garantir un accès équitable aux examens, et donc à l’emploi. »
M. Alexandre Quintard Kaigre écrit également à MM. Lacresse et Chantrel :
Alexandre Quintard Kaigre : « En conclusion, un arbitrage du Gouvernement pour la limitation du nombre de sessions d’examen par an, en plus de n’avoir comme seule justification de brider la croissance des VTC, serait très fortement défavorable au secteur de la mobilité́ partagée. »
Cette stratégie concertée avec d’autres plateformes avait déjà été entamée dès l’été 2015, comme le montre un autre SMS de M. Alexandre Quintard Kaigre envoyée à MM. MacGann et Simphal le 13 juillet 2015 ([181]) :
Alexandre Quintard Kaigre : « Mark, Thibaud, je viens d’avoir Lacresse à l’instant au téléphone. Macron souhaite avancer. Lacresse veut monter une réunion mercredi en fin d’après-midi. J’ai insisté pour que ce soit en fin de journée afin que l’on ait le temps d’avoir notre réunion collective à 12h ce mercredi. Notre front commun (SnapCar, Chauffeur Privé, Heetch et Uber – LeCab étant dans la boucle mais pour l’instant très silencieux) pourrait donc être reçu mercredi et présenter ses propositions pour l’avenir et la croissance du secteur de la mobilité (le document sur lequel nous travaillons). Lacresse me redit que le gouvernement pourra faire passer des mesures pro vtc par la présentation de mesures pro taxi (coexistence des deux). Thibaud et moi pensons que ce point n’a pas été assez bien compris par nos concurrents, malgré les multiples alertes que TS et moi avons faites depuis 6 jours. Pas d’inquiétude pour autant, ils vont juste l’entendre de la bouche de Lacresse. Ce dernier a identifié que Cardoso (LeCab) avait visiblement un problème avec Uber mais que ça allait se résorber quand il verra que le cabMacron est à la manœuvre. Je continue à mettre la pression à nos amis du front commun. À disposition maintenant pour échange tel si nécessaire. »
Le 13 janvier 2016, Uber obtient finalement le retrait de la limitation du nombre de sessions d’examen initialement envisagé. Les équipes d’Uber se félicitent de ce revirement ([182]) :
Thibault Simphal : « Beau travail à toute l’équipe pour l’énorme effort collectif fourni en 24 heures ! »
Pierre-Dimitri Gore-Coty : « Beau travail tout le monde. »
Le 2 février 2016, l’arrêté est définitivement publié, et Uber ne trouve rien à y redire. Le « deal » caché scellé avec M. Emmanuel Macron a fonctionné, et avec lui la grande opération de manipulation qui aura permis d’alléger les conditions de formation et d’examen imposées aux chauffeurs de VTC, pour le plus grand intérêt des plateformes et de la plus puissante d’entre elles : Uber.
iii. L’arrêté de Marseille : une nouvelle preuve de la proximité d’Uber et du ministre de l’économie
Un autre exemple témoigne de la proximité des liens entretenus par Uber et par M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie.
Au moment de la crise entre les taxis et les VTC, le préfet de police des Bouches-du-Rhône, M. Laurent Nuñez, publie, le 20 octobre 2015, un arrêté d’interdiction du service Uber X dans le centre-ville de Marseille, sur l’aéroport de Marseille-Provence et la gare SNCF d’Aix-en-Provence TGV ([183]). Ce service était évidemment déjà interdit par la « loi Thévenoud » mais, comme l’a indiqué M. Nuñez lors de son audition par la commission d’enquête, il s’agissait, conformément aux directives données par le ministre de l’intérieur, d’une « posture d’affichage […] pour prévenir des troubles à l’ordre public » ([184]), conforme aux directives reçues du ministre visant à intensifier les contrôles sur les VTC ([185]).
M. Mark MacGann envoie alors un SMS à M. Emmanuel Macron ([186]) :
Mark MacGann : « Monsieur le ministre, nous sommes consternés par l’arrêté préfectoral à Marseille interdisant Uber X, service VTC. Nous avons appris cela par l’AFP et avons informé votre cabinet. Pourriez-vous demander à votre cabinet de nous aider à comprendre ce qui se passe ? »
Emmanuel Macron : « Je vais regarder cela personnellement. Faites-moi passer tous les éléments factuels et nous décidons d’ici ce soir. Restons calme et à ce stade je vous fais confiance. »
Cette réponse de M. Emmanuel Macron interpelle. Comment un ministre de l’économie peut-il s’engager « personnellement » à interférer sur une décision d’un préfet de police alors qu’il n’est pas sous sa hiérarchie directe ?
Un autre échange interne à l’entreprise Uber, du 21 octobre 2015, auquel la rapporteure a eu tardivement accès confirme d’ailleurs que le premier réflexe des dirigeants de la plateforme, à l’annonce du premier arrêté interdisant Uber X, est bien d’interpeler directement le cabinet de M. Emmanuel Macron, et notamment son directeur adjoint de cabinet M. Emmanuel Lacresse ([187]).
Alexandre Quintard Kaigre : « URGENT. Le préfet de Police de Marseille vient d’interdire par arrêté Uber X. »
Mark MacGann : « Vu message [de M.] Lacresse ? Suis dans un avion au-dessus de Londres. Te tel dès que je peux […]. »
Alexandre Quintard Kaigre : « Ok. J’appelle [M.] Lacresse et je te recontacte derrière. »
Mark MacGann : « Ok merci. »
Alexandre Quintard Kaigre : « Réponse SMS de [M.] Lacresse que je n’ai pas réussi à avoir au tel : “Pour le moment nous sommes en train d’analyser, dès que j’ai plus de commentaires je vous en fait part.” »
Mark MacGann : « Répond : merci. Dans tous les cas de figure, nous devrons prendre position publiquement demain mi matinée. »
Alexandre Quintard Kaigre : « C’est fait. Réponse de [M.] Lacresse : “Oui pas de précipitation”. »
D’autres documents des Uber files témoignent de ces échanges entre Uber et M. Emmanuel Lacresse ([188]).
M. Mark MacGann : « […] d’une autorisation administrative délivrée par les services de la même préfecture qui leur interdirait aujourd’hui d’exercer leur activité par l’intermédiaire de l’application Uber. Des échanges sont en cours avec le Gouvernement afin d’analyse le sens et la portée de cet arrêté. »
M. Emmanuel Lacresse : « Vu, merci. Je ne suis pas super certain du besoin du Gouvernement du sujet… C’est-à-dire de le mentionner… »
Or, quelques jours après ces échanges entre les dirigeants d’Uber et M. Emmanuel Macron ainsi que son cabinet, un nouvel arrêté est publié, qui remplace l’ancien : l’arrêté du 3 novembre 2015 qui n’interdit plus uniquement Uber X dans le centre-ville de Marseille mais « l’activité de transport routier de personnes à titre onéreux exercée à titre illégal dans le département des
Bouches-du-Rhône » ([189]).
Ces faits sont très troublants ; quel rôle a donc joué M. Emmanuel Macron ou son cabinet dans l’affaire ? M. Damien Leloup, journaliste au Monde, a expliqué devant la commission d’enquête que « cet arrêté n’aurait pas résisté à un recours contentieux. Telle est aussi l’hypothèse avancée par un ancien salarié d’Uber France, avec lequel nous avons longuement discuté. Il explique ce revirement complet par le zèle dont aurait fait preuve un membre du cabinet du préfet de police. À l’examen, les services de la préfecture de police se seront rendu compte que l’arrêté était excessif dans sa rédaction et sa portée ». Il a toutefois cru bon d’ajouter que : « Si nous avons rapporté cet épisode, c’est aussi parce qu’il nous semble significatif sous l’angle opposé. Il démontre clairement qu’Uber, peut-être sans jamais parvenir à ses fins, n’hésite pas à solliciter directement des élus et des ministres, y compris en cas de grave difficulté, en espérant réussir à faire bouger les choses. C’est aussi en ce sens que l’imbroglio de l’arrêté marseillais nous semble être une information importante. » ([190])
Devant la commission d’enquête, M. Laurent Nuñez s’est étonné de l’interprétation donnée à ces faits dans les Uber files : « J’ai été très surpris par l’interprétation de mes deux arrêtés successifs. Les médias présentaient le second arrêté comme un renoncement par rapport au premier arrêté ; or, il n’en est absolument rien. […] [Le premier] arrêté interdisait “l’activité de transport routier à titre onéreux effectuée par des conducteurs ne remplissant pas les conditions réglementaires, organisée par la société Uber France SAS, ou ses intermédiaires, au moyen de l’application pour mobile Uber X” et s’appliquait à quelques arrondissements de Marseille, l’aéroport de Marseille et la gare SNCF
d’Aix-en-Provence TGV.
« Nous nous sommes aperçus que cet arrêté était sans doute trop limité, que les VTC commettaient d’autres types de fraudes et que certains chauffeurs utilisaient d’autres applications qu’Uber. Nous avons donc décidé de prendre un second arrêté le 3 novembre 2015 – qui ne revenait en rien sur le premier. Au contraire, il embrassait tout le champ du transport de personnes et ne faisait plus seulement référence à l’application Uber X. Il indiquait ainsi : “L’activité de transport routier de personnes à titre onéreux effectués par des conducteurs et/ou sociétés partenaires de la société Uber SAS, ou par tout autre opérateur, dans des conditions ne respectant pas les règles fixées par la législation en vigueur, est interdite dans le département des Bouches-du-Rhône”.
« Cet arrêté était beaucoup plus restrictif. Les responsables d’Uber ont alors demandé un entretien auprès des responsables du département, qui a effectivement eu lieu, en ma présence. Ils n’ont donc pas vu cet arrêté comme étant plus souple. Nous leur avons fermement rappelé la réglementation à l’occasion de ce rendez‑vous. » ([191])
Cette thèse semble défendable, mais comporte néanmoins plusieurs zones d’ombre. Tout d’abord, elle n’explique pas pourquoi les dirigeants d’une entreprise américaine adepte d’un lobbying brutal et coupable d’activités illégales se sont sentis suffisamment en confiance pour interpeller directement le ministre de l’économie, qui plus est par SMS. En outre, elle n’explique pas la satisfaction d’Uber après la publication du second arrêté – M. Mark Mac Gann, toujours par SMS, remercie alors M. Emmanuel Macron ([192]) :
Mark MacGann : « Bonne coopération avec votre cabinet et celui de Beauvau. Préfet des Bouches-du-Rhône va modifier son arrêté et son communiqué pour gommer les déclarations qui ont semé la confusion. Merci pour votre soutien. »
Emmanuel Macron : « C’est normal. Merci de la réaction proportionnée. »
Il convient de souligner que M. Laurent Nuñez, aujourd’hui préfet de police de Paris, a entre-temps été secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur ; dans quelle mesure sa réponse à la commission d’enquête a-t-elle été influencée par sa loyauté vis-à-vis du ministre de M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie puis Président de la République ?
La situation est d’autant plus troublante que la rapporteure a très tardivement eu accès à des échanges internes à l’entreprise Uber – transmis par M. Mark MacGann – qui attestent de contacts entre la plateforme et le cabinet de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur ([193]).
Alexandre Quintard Kaigre : « Je viens d’être appelé à nouveau par le cabinet de Bernard Cazeneuve (David Coste et Jean-Julien Xavier-Rolai). Ils ont discuté avec le Préfet de Police des Bouches-du-Rhône. J’ai invité Greg dans notre discussion.
« Ils nous ont annoncé que le Préfet de Police allait communiquer dans 1h pour dire que l’arrêté ne reflète pas ce qu’il voulait dire. ll semblerait que le PP voulait pointer des faits de maraude reprochés à des chauffeurs (par ailleurs partenaires d’Uber). Il va appeler rapidement l’AFP pour faire une déclaration.
« Cela tombe bien : l’application ne permet pas de faire de maraude! J’ai enfoncé le clou pour leur faire comprendre qu’une seule communication ne résoudrait rien et qu’il fallait retirer cet arrêté qui nous vise explicitement ! :)
« Donc, après de longues minutes de négo pour obtenir le retrait, le cabinet Cazeneuve a lâché que le PP allait “probablement revoir les termes de l’arrêté dans les prochains jours”.
« Nous n’avons pas encore obtenu le retrait de l’arrêté mais c’est un beau début de rétropédalage. Nous sommes convenus de nous rappeler après la communication du Préfet. Je fais le maximum pour obtenir le retrait de l’arrêté d’ici à demain soir. »
Et dans un message ultérieur du même Alexandre Quintard Kaigre : « On devrait obtenir un nouvel arrêté qui exclut tout lien avec Uber et qui devrait ne pas nous mentionner. Je viens de raccrocher avec Plic et Plouc. »
Lors de son audition par la commission d’enquête, M. Bernard Cazeneuve s’est gardé de toute référence à ces échanges : « Les SMS qu’Emmanuel Macron envoyait à d’autres étaient reçus par ces derniers, et en aucun cas par moi. Je n’en savais rien. Ai-je eu un contact avec Emmanuel Macron au sujet de cet arrêté ? Absolument pas. Je n’avais pas à en avoir. D’ailleurs, s’il m’avait contacté sur cet arrêté au motif qu’Uber ceci ou cela, en dépit de tout le respect que j’avais pour le ministre de l’économie, il aurait été mal reçu. […] Ensuite, si vous avez l’occasion d’interroger Laurent Nuñez, vous pourrez lui demander les raisons pour lesquelles l’arrêté a été modifié. Mais comme je souhaitais que nous puissions intervenir sans la moindre faiblesse à l’égard d’Uber et que l’attitude procédurière de cette entreprise était bien connue – vous avez vu l’ensemble des procédures qu’ils ont engagées –, je n’entendais pas qu’une procédure à l’encontre d’un arrêté pût affaiblir l’État et consacrer la victoire d’Uber. Les conseils et les consignes que je donnais à mes collaborateurs – et Laurent Nuñez en était un – étaient donc de prendre des arrêtés en ayant procédé à l’ensemble des vérifications juridiques. Si vous avez le sentiment que le contenu d’un arrêté est de nature à le fragiliser en droit, n’offrez pas cette victoire à Uber. Telles étaient mes consignes. » ([194])
La rapporteure a quant à elle eu connaissance de la part des représentants des taxis – M. Sébastien Delogu, député, était alors chauffeur de taxi à Marseille – d’une explication qui convainc davantage. En octobre-novembre 2015, les taxis marseillais étaient mobilisés contre la prolifération des VTC aux abords des points clés de la ville : le centre-ville, les gares, l’aéroport. Ils demandaient à la préfecture de police d’intensifier les contrôles sur les VTC exerçant dans l’illégalité. Or le second arrêté profite à Uber bien plus que le premier dans la mesure où, d’une part, il ne mentionne plus explicitement Uber X mais vise l’ensemble des plateformes et où, d’autre part, il ne vise plus spécifiquement des endroits plus que stratégiques pour les VTC mais l’ensemble du département ; en d’autres termes, le second arrêté dilue doublement les contrôles pouvant être exercés sur Uber. Pour les taxis marseillais, le second arrêté est bien vécu comme une trahison ; ils y voient un rétropédalage complet, signifiant que la préfecture renonce à renforcer les contrôles. Selon eux, il est clair, une nouvelle fois, que le lobbying agressif d’Uber a payé.
Pour cette affaire comme pour celle du « deal » caché, il est regrettable que la commission d’enquête n’ait pu auditionner aucun des anciens membres du cabinet de M. Emmanuel Macron. La rapporteure rappelle que, depuis le début des travaux de la commission d’enquête, le bureau de la commission, s’est systématiquement opposé à la tenue de ces auditions qui auraient pu apporter des éclairages supplémentaires. Comment justifier le refus d’auditionner M. Emmanuel Lacresse, ancien directeur adjoint de cabinet de M. Emmanuel Macron, alors même que M. Laurent Grandguillaume, lors de son audition par la commission d’enquête, a affirmé que M. Emmanuel Lacresse « a eu tendance à se comporter comme le directeur des relations publiques d’Uber » ([195]) ?
En tout état de cause, l’efficacité d’un lobbying ne se mesure pas à ses résultats immédiats, et il est clair que le ministre de l’économie de l’époque a entretenu des liens très proches avec Uber, qui ont fait pencher l’évolution de certaines réglementations en faveur de cette entreprise, et au détriment des chauffeurs, beaucoup moins écoutés.
iv. Quelles contreparties pour M. Emmanuel Macron ?
Quelles ont été les contreparties, pour M. Emmanuel Macron, de sa proximité avec les dirigeants d’Uber et de ce « deal » caché négocié en sous-main ? Les documents des Uber files ne permettent pas d’y répondre de manière précise.
Toutefois, ainsi que Le Monde l’expliquait : « Les cadres d’Uber France entrevoient rapidement comment ils peuvent, dans une forme de symbiose, établir une relation “gagnant-gagnant” avec Emmanuel Macron, en fournissant au ministre des occasions de se présenter comme le champion de l’innovation, tout en assurant à l’entreprise des retombées médiatiques et politiques positives. » ([196])
On sait notamment que certains dirigeants d’Uber ont financé la campagne de M. Emmanuel Macron pour l’élection présidentielle de 2017. M. Mark MacGann a publiquement reconnu devant la commission d’enquête avoir donné de l’argent et avoir participé à une levée de fonds, et cela alors qu’il continuait encore de travailler à mi-temps pour Travis Kalanick : « J’étais vraiment impressionné par le jeune candidat Emmanuel Macron en 2016. Nous étions nombreux à être séduits par ses promesses, sa fraîcheur, son dynamisme mais aussi par son projet. Je pouvais contribuer à sa campagne à hauteur de 7 500 euros par année fiscale, ce que j’ai fait en 2016 et 2017 à partir de mes deniers personnels. Je ne percevais plus aucun revenu d’Uber – je n’avais même plus aucun revenu.
« Emmanuel Macron m’a dit de me mettre en rapport avec Christian Dargnat qui présidait l’association de financement d’En Marche. Comme il ne s’était pas présenté devant les électeurs auparavant, le candidat Macron n’avait pas droit à des financements publics. J’ai donc travaillé avec Christian mais je n’ai pas participé à la création de La République en marche. J’ai donné un coup de main, surtout en ce qui concerne les Français de l’étranger qui avaient réussi et qui étaient installés à Londres ou à San Francisco, afin de les pousser à contribuer dans les limites fixées par la loi – 7 500 euros par personne et 15 000 par foyer fiscal. J’ai organisé quelques dîners. J’ai assisté à un dîner organisé chez lui par Stéphane Boujnah, président d’Euronext, pour collecter des fonds auprès des grands patrons français. » ([197])
La rapporteure a pu avoir accès à des documents complémentaires, qu’elle n’a toutefois pas pu exploiter lors des auditions car ils lui ont été transmis par M. Mark MacGann très tardivement. Elle constate néanmoins, dans un échange de SMS entre M. Emmanuel Macron et M. Mark MacGann, que ce dernier lui propose ses services alors qu’il travaille encore pour Uber. Plus tard, M. MacGann propose de mettre le futur candidat à l’élection présidentielle en lien avec M. Jim Messina, ex-directeur de campagne de Barack Obama à la tête d’un cabinet de conseil en stratégie numérique ayant fourni une aide à plusieurs chefs d’État ou de gouvernement européens pour des campagnes électorales, ainsi que d’autres entrepreneurs de la Silicon Valley ([198]).
Mark MacGann : « Cher Emmanuel, c’est passionnant et tellement nécessaire de que vous avez entrepris. Vous ne trouverez pas meilleur soldat pour coordonner les mondes entreprise, politique et business à l’international / Europe que votre serviteur. À votre disposition si utile. Je dois beaucoup à la France. À vous, Mark MacGann (libre de contraintes, toujours conseiller de Travis / Uber à mi-temps. »
Emmanuel Macron : « Oui, super, parlons en. »
Mark MacGann : « Bonjour de San Francisco ! Peter Mandelson transmet ses salutations, il voyage avec moi. Sophie m’a contacté et j’aimerais beaucoup aider (comme je te l’ai déjà dit). Petite question : avec-vous contacté des entrepreneurs de la [Silicon] Valley afin d’obtenir un soutien pour En Marche ? Si non, je peux parler avec Loïc Le Meur et d’autres. Appele-moi rapidement si tu as le temps. »
Emmanuel Macron : « Le bonjour à mon ami Peter. Ça va ? Oui, parle à Le Meur. Dargnat t’appelle. »
Mark MacGann : « Génial. On se voit pour le dîner à Bruxelles, mercredi. »
Des échanges de SMS entre M. Mark MacGann et M. Thibaud Simphal, entre octobre 2016 et janvier 2017, sont encore plus troublants. M. Mark MacGann indique que M. Emmanuel Macron – qui n’est alors plus ministre de l’économie mais futur candidat à l’élection présidentielle – l’a invité à dîner afin de lui demander s’il souhaite participer au financement de sa campagne. M. Thibaud Simphal approuve l’idée, et propose d’impliquer son beau-frère, banquier à JP Morgan, ainsi que sa sœur, avocate, tous deux ayant des contacts avec des investisseurs. Il propose aussi de mobiliser les équipes d’Uber France « financièrement ou par d’autres moyens ». Tandis que M. Mark MacGann le relance au sujet du financement de la campagne de M. Macron et lui propose de se joindre à un dîner qu’il organise avec lui, M. Thibaud Simphal semble conditionner son aide à un éclaircissement de la position de M. Macron vis-à-vis des intérêts d’Uber. Finalement, M. Thibaud Simphal prend lui-même l’initiative pour rencontrer M. Emmanuel Macron ([199]).
M. Mark MacGann : « Oh au fait, Macron m’a appelé hier et m’a invité à un petit dîner la semaine prochaine à Bruxelles. Il a aussi demandé si je voudrais verser une contribution financière pour sa campagne. Je pense que je vais y réfléchir. »
M. Thibaud Simphal : « Ok cool, ça a l’air super pour tes prochains projets. Tiens-moi au courant !
« À propos de Macron ça a l’air cool, de fait j’avais réfléchi à l’idée d’apporter une aide (y compris financière) avec quelques amis, et d’organiser un dîner de levée de fonds à Paris avec quelques personnes influentes aussi. Ça vaut le coup d’y réfléchir même si je ne suis pas sûr que sa campagne peut fonctionner, qu’en penses-tu ?
« Sur le dîner à Bruxelles, pour info mon beau-frère (qui habite avenue Lepoutre) est favorable à Macron, c’est un banquier d’affaires chez JP Morgen qui est lié à de gros investisseurs en Beligque (y compris de gros investisseurs français qui vivent en Belgique) et en Europe, y compris en France, et ma sœur, qui est avocate, est bien connectée également. Ce seraient de bons candidats pour son influence en France au cas où tu trouves cela intéressant pour le dîner (et ils pourraient participer au dîner ? J’imagine que non mais au cas où).
« Cela vaut peut-être aussi la peine de lui dire que l’équipe d’Uber France et moi envisageons de l’aider, y compris financièrement, ou par d’autres moyens, et tu nous mets en relation s’il est intéressé ?
Je le dis juste au cas où. Dans tous les cas profite bien de San Francisco ! »
M. Mark MacGann : « Merci, c’est super utile ! J’ai eu une super réunion avec Emil puis avec Travis qui est en pleine forme apparemment. La Chine a été un gros soulagement pour eux tous, ce qui est comprehensible. Beaucoup d’anxiété sur la politique en Europe et maintenant aussi à Londres. Peux-tu me metre en relation avec ta soeur et ton beau-frère ? Je leur enverrai un courriel et les mettrai en relation avec l’équipe de Macron en te mettant en copie et ferai un courriel séparé pour toi et l’entourage de Macron.
« […] Salut T. Toujours ok pour contribution à Emmanuel ? Aussi, je viens d’envoyer sms à Cazeneuve à la demande de Greg. Ce dernier fait du très bon boulot, je suis tout cela de très près. Mark
« Viens avec moi dîner avec Emmanuel, jeudi. »
M. Thibaud Simphal : « Hey Mark. Désolé pour la réponse tardive, il se passe beaucoup de choses comme tu le sais. Merci pour le SMS à Cazeneuve. Et oui Greg fait du super bon boulot. La situation continue d’être tendue et les jours qui viennent seront pas évidents. Pour Emmanuel je suis toujours tenté mais pas sûr qu’il défende nos intérêts. Merci pour l’invitation au dîner de jeudi - c’est un fundraiser et donc demande contribution j’imagine ? Tu as moyen de le sonder sur sa position sur Uber à ce stade ? À très vite. »
M. Mark MacGann : « Je le sonde sur uber ce jeudi. »
[…]
M. Thibaud Simphal : « Hey Mark, bonne année ! J’espère que tout va bien. Dis moi si une ou des rencontres avec EM seraient toujours de mise, si c’est le cas je pense que le moment est plus opportun en ce moment où courant février. Par ailleurs dis moi quand tu passes à Paris ! Ciao. »
Interrogé sur le sujet par la rapporteure, M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, a indiqué à la commission d’enquête que « le financement de la vie politique pose également des problèmes d’opacité. À la différence des pratiques en vigueur aux États-Unis ou en Allemagne, il est interdit en France aux personnes morales – et donc aux lobbyistes – de financer les campagnes électorales. Cependant, nous constatons un manque de clarté sur le rôle, mineur mais réel, du lobbyiste d’Uber Mark MacGann dans la première campagne présidentielle du candidat Emmanuel Macron et sur une éventuelle instrumentalisation de cette campagne par Uber, dans laquelle des consultants d’Amazon et de McKinsey étaient également très impliqués. Le juge de paix, dans ce cas, est la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. Celle-ci n’a rien trouvé à redire » ([200]).
Ainsi, pour M. Emmanuel Macron, il était très utile, en tant que ministre de l’économie, d’aider Uber, car l’augmentation du nombre de chauffeurs de VTC sous le statut d’autoentrepreneur était un argument dans sa lutte pour l’emploi. Il était aussi très utile pour M. Emmanuel Macron de gagner la confiance du milieu oligarchique des GAFAM et de grands patrons français (LVMH, Free) en vue de sa tentative d’accession à la Présidence de la République. Non seulement ces réseaux vont l’aider dans la collecte de fonds pour financer sa campagne, mais ils sont également très influents dans nombre de médias et instituts de sondages qui sont la propriété de certains de ces grands groupes.
On peut d’ailleurs s’interroger sur une certaine fascination en miroir de M. Emmanuel Macron et M. Travis Kalanick, l’un jeune président directeur général d’Uber à la carrière fulgurante qui s’est distingué par sa « disruption » et s’est imposé en bafouant le droit, l’autre qui deviendra Président de la République « par effraction » – pour reprendre ses propres termes –, en dehors des partis traditionnels structurant la classe politique depuis des années.
Au-delà du lobbying pratiqué par Uber, il apparaît que l’entreprise n’aurait pas pu s’implanter de manière aussi efficace si elle n’avait pas rencontré de réels manquements de l’administration à lui imposer le respect de la loi.
3. Les manquements de l’État à faire respecter la loi
Face à la stratégie d’Uber, consistant à créer un état de fait au mépris de l’État de droit, les autorités publiques ont manqué à leur mission de protéger cet État de droit en faisant respecter les règles en vigueur. Les contrôles effectués par les diverses administrations (DGCCRF, inspection du travail, Urssaf, DGFIP) et autorités (comme la CNIL) à l’égard d’Uber se sont, en effet, montrés insuffisants ou inefficaces.
a. La non-application des lois « Thévenoud » et « Grandguillaume »
La segmentation du marché entre les taxis et les VTC repose essentiellement sur le régime de la maraude. Les taxis ont le monopole de la maraude : ils sont les seuls autorisés à stationner sur la voie publique, à pouvoir y circuler et être hélés par un client ; c’est la raison pour laquelle les « licences » de taxis sont officiellement appelées « autorisations de stationnement ». Ce monopole s’accompagne, pour les taxis, d’un accès privilégié à certains espaces publics tels que les aéroports et les gares.
Ce principe, fixé de longue date par le législateur, n’a pas été remis en cause par l’Autorité de la concurrence, comme l’a indiqué M. Benoit Coeuré, président de cette autorité, lors de son audition par la commission d’enquête : « [l’Autorité de la concurrence] a ainsi distingué un marché de la réservation préalable, sur lequel les taxis sont en concurrence avec les VTC, et un marché de la maraude, sans réservation préalable, sur lequel les taxis jouissent de manière constante d’un monopole légal. L’Autorité de la concurrence n’a jamais cherché à commenter cette distinction ni contesté la pertinence du monopole légal des taxis sur le marché de la maraude. Ces dispositions, qui relèvent de la police de la circulation et de la gestion de voie publique, n’ont en effet rien à voir avec la concurrence. » ([201])
La « loi Thévenoud » a adapté la définition juridique de la maraude, qui datait de 1995, pour y inclure la notion de « maraude électronique », rendue possible par l’utilisation des smartphones et des nouvelles technologies, tout en continuant de la réserver aux taxis. Les VTC, n’ayant pas la possibilité de stationner ou de circuler sur la voie publique dans l’attente de nouveaux clients, étaient quant à eux soumis à une obligation de « retour à la base » entre chaque course.
Devant la commission d’enquête, M. Thomas Thévenoud l’a résumé en ces termes : « La segmentation du marché du transport public particulier de personnes (T3P) est toujours valable. Elle repose, non pas sur un prix ou un temps minimum, mais sur l’occupation du domaine public. Nous sommes revenus aux fondements de la licence du taxi, qui est une autorisation de stationnement. Depuis 2014, la loi établit que la distinction entre taxis et VTC est fondée sur l’occupation du domaine public. Les taxis ont le droit de rouler et de stationner dans des espaces publics – voies dédiés, de bus et stations de taxis – qui ne sont pas accessibles aux VTC. Nous y avons aussi ajouté la maraude électronique. L’occupation du domaine public est le seul critère qui permette de faire cohabiter une concurrence entre les taxis, qui paient ce droit, et les VTC. Cette notion prend une importance croissante dans les métropoles : le domaine public est un bien, et pouvoir l’occuper est un privilège qui justifie le prix de la licence de taxi. » ([202])
L’article L. 3120-2 du code des transports permet la sanction disciplinaire des conducteurs de VTC pour faits de maraude et de démarchage des clients. Pourtant, presque dix ans après l’entrée en vigueur de la « loi Thévenoud », force est de constater que l’interdiction de la maraude électronique et l’obligation de retour à la base entre chaque course imposées aux VTC ne sont toujours pas appliquées, certains chauffeurs allant même jusqu’à utiliser des rabatteurs à l’intérieur des aéroports pour orienter les clients vers leurs véhicules. Les commissions de discipline dédiées aux VTC et les « boers » – surnom donné par les taxis aux unités de contrôle du transport de passagers – ont beaucoup de mal à faire respecter la réglementation.
D’après les informations transmises par M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, à la suite de son audition par la commission d’enquête, le nombre de sanctions administratives prononcées à Paris par les commissions de discipline dédiées aux VTC, conduisant à un retrait de la carte professionnelle, s’est élevé à 75 en 2019, 36 en 2020, 27 en 2021 et 35 en 2022. Selon la préfecture de police elle‑même, ces flux demeurent plus modestes au regard des arrivées de
procès-verbaux et rapports concernant les taxis (par exemple, plus de 1000 en 2022).
Année |
Nombre de commissions VTC |
Nombre de sanctions administratives et nombre de jours moyen de retrait de la carte professionnelle |
2022 |
6 |
35 (56,8 jours ferme en moyenne) |
2021 |
4 |
27 (86,8 jours ferme en moyenne) |
2020 |
4 |
36 (58 jours ferme en moyenne) |
2019 |
8 |
75 (32 jours ferme en moyenne) |
Source : « Statistiques relatives aux taxis et aux VTC à Paris », réponse écrite de M. Laurent Nuñez, faisant suite à son audition par la commission d’enquête.
Au-delà de la sanction administrative qui peut résulter d’une commission disciplinaire, et qui ne s’adresse qu’à des porteurs de cartes professionnelles, des procédures judiciaires peuvent être engagées à l’encontre de conducteurs se livrant à des activités de transport de personnes clandestin (dépourvu d’autorisation d’exercer), sous la responsabilité des unités de contrôle des transports de personnes de la direction de l’ordre public et de la circulation. Selon M. Nuñez, « s’agissant de l’application actuelle de la réglementation, il est évident que des abus persistent dans le monde de transport de personnes en véhicule notamment particulier. Cependant, le problème majeur auquel nous sommes confrontés est l’exercice illégal de plusieurs activités, qu’il s’agisse de VTC ou de taxis et mototaxis clandestins, notamment aux abords des aéroports » ([203]).
De la même manière, la « loi Grandguillaume » n’est, elle non plus, pas entièrement appliquée. L’article L. 3120-6 du code des transports, dans sa rédaction résultant de l’article 2 de cette loi prévoit que « [l]es personnes intervenant dans le secteur du transport public particulier de personnes […] communiquent à l’autorité administrative, à sa demande, toute donnée utile pour :
« 1° Le contrôle du respect des dispositions législatives et réglementaires relatives à l’accès aux professions du transport public particulier de personnes, à leurs conditions d’exercice et aux activités de mise en relation mentionnées au titre IV du présent livre ;
« 2° L’application du deuxième alinéa de l’article L. 410-2 du code de commerce ou du III de l’article L. 420-4 du même code.
« Lorsque c’est nécessaire, l’autorité administrative peut imposer la transmission périodique de ces données ».
En outre, l’autorité administrative « peut imposer aux personnes mentionnées au premier alinéa du I la transmission périodique, à des fins statistiques, des données nécessaires à la connaissance de l’activité du secteur du transport public particulier de personnes. Elle rend publiques les études qu’elle réalise à ce sujet ».
Selon le rapport de M. Laurent Grandguillaume de 2016, les informations ainsi recueillies doivent notamment permettre « de déterminer les volumes d’activité des principaux acteurs des marchés concernés, leurs parts de marchés, l’état de l’offre, incluant les courses réalisées ainsi que leur typologie, les conditions de travail dans le secteur et les conditions de recours par les transporteurs et les conducteurs à des centrales de réservations, des sous-traitants ou des fournisseurs » ([204]).
Or les auditions menées par la commission d’enquête ont montré que, d’une part, les textes réglementaires nécessaires à l’application de ces dispositions avaient été publiées après plusieurs années de retard et que, d’autre part, les textes n’étaient à l’heure actuelle toujours pas appliqués de façon conforme à l’intention du législateur. Selon M. Karim Asnoun, représentant de la CGT-Taxis, « le fait que l’article 2 de la loi 2016-1920, dite Grandguillaume, n’ait jamais été appliqué, montre bien le dysfonctionnement de notre République. Il visait précisément à poser les bases d’un contrôle de ces plateformes. Cette loi, promulguée en décembre 2016, n’a vu son décret d’application publié que trois années plus tard. Or, il était lui-même soumis à un arrêté, qui a encore mis deux ans à être publié, en octobre 2021. Il a donc fallu cinq ans pour obtenir des textes réglementaires, qui aujourd’hui, malgré nos nombreuses alertes, ne sont toujours pas appliqués. Les plateformes ne sont donc toujours pas contrôlées, ce qui est évidemment au détriment des travailleurs du taxi ». ([205])
De même, pour M. Rachid Boudjema, président de l’Union nationale des taxis (UNT) : « On nous promettait sans cesse que les arrêtés seraient promulgués, mais nous avons fini par comprendre que la puissance publique ne voulait pas disposer de données sur les conditions dans lesquelles l’activité des secteurs du taxi et du VTC était exercée, ce qui était le seul objectif de la loi Grandguillaume. Mais même sur ce point, un lobby avait été exercé pour retarder la publication de ces arrêtés. Pourquoi maintenant que ces arrêtés ont été publiés ne se sert-on toujours pas de cet outil ? Nous sommes demandeurs de ces statistiques. » ([206])
M. Christophe Jacopin, président du GESCOP, a souligné que l’absence de données sur les VTC nuit aux contrôles de ce secteur : « À la commission locale du T3P, nous demandons chaque année au ministère des transports de quels contrôles font l’objet les plateformes : nous n’avons jamais de réponse. Le ministère nous assure seulement que des contrôles sont réalisés mais aucune donnée ne nous est fournie. Pour les taxis (les centrales de réservation, les centres de formation, etc.), les statistiques existent : les nombres de dérives, de fraudes et de condamnations peuvent être présentés, même si ces données sont logiquement anonymisées. Il y a donc une différence de traitement en matière de transparence. » ([207])
En outre, la rapporteure regrette que le projet « Le.taxi », qui visait la création d’un registre de données public permettant aux clients de commander facilement un taxi en ligne, n’ait pu concurrencer la position dominante acquise par Uber pour rééquilibrer le rapport de force entre les VTC et les taxis.
Ainsi que M. Ishan Bhojwani, responsable des opérations du programme beta.gouv.fr, l’a expliqué à la commission d’enquête, Le.taxi n’a pas été conçu comme une application mais comme une API, c’est-à-dire une interface
machine-machine, susceptible d’être utilisée par toutes les applications dans l’objectif d’améliorer l’accès des clients à l’offre de taxis : « [d]eux catégories d’applications sont connectées à l’API. D’un côté, celles des opérateurs : il s’agit d’applications privées ou publiques auxquelles sont inscrits des chauffeurs – Alpha taxis à Paris fut l’un des premiers à se connecter ; partout en France, les centrales de réservation pouvaient établir une connexion avec l’API, ce qui permettait aux chauffeurs de ne pas avoir à utiliser un deuxième logiciel au quotidien. De l’autre côté, des moteurs de recherche ou applications permettent aux clients de trouver un taxi. Entre les deux, se trouve le registre, une base de données, invisible des utilisateurs, dans laquelle les coordonnées des taxis libres sont mises à jour toutes les cinq ou dix secondes – les opérateurs envoient des positions et les moteurs de recherche savent quels sont les taxis les plus proches. » ([208])
Selon M. Pierre Pezziardi, ancien responsable de la plateforme Le.taxi, l’échec du projet s’explique par le manque d’adhésion des applications de mobilité mais aussi des grandes centrales de taxis disposant de leurs propres outils numériques : « La conception de la plateforme Le.taxi a nécessité un dialogue avec l’écosystème. Il fallait notamment convaincre de l’intérêt de ce nouvel outil aussi bien les centrales – cela a été le cas avec G7 – que les fournisseurs d’applications de dispatch tels que Axygest – nous avons ainsi pu accéder aux Taxis jaunes et à des flottes en province – ou à des fournisseurs plus petits qui cherchaient à attirer des chauffeurs de taxi ne dépendant pas d’une centrale. Nous avions ainsi réuni une demi-douzaine de partenaires du côté des chauffeurs comme des clients – par exemple, Paris taxi, application proposée par la mairie de Paris. Mais nous n’avons pas réussi à convaincre les applications de mobilité ayant une grande audience, notamment américaines, pour une raison simple : le registre étant mis à disposition sans aucune commission, conformément à la loi et aux décrets d’application, il n’y avait pas d’argent en jeu.
« En 2017, au pic de la notoriété de la plateforme, 2 500 taxis étaient connectés tous les jours et, dans la journée la plus faste, une centaine de courses ont été distribuées. Cela n’a pas été le succès escompté, notamment en raison de la difficulté à atteindre une double masse critique – si vous attirez plein de clients sans que les taxis promis soient au rendez-vous ou, à l’inverse, si vous incitez les chauffeurs à s’inscrire au registre sans que les courses soient au rendez-vous, les uns comme les autres cesseront d’utiliser la plateforme –, mais aussi de l’éparpillement du secteur et du caractère optionnel de l’inscription au registre » ([209]).
Depuis 2018, et notamment dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités, la connexion au registre a été rendue obligatoire pour l’ensemble des chauffeurs de taxi, afin d’atteindre une masse critique susceptible d’attirer des applications de mobilité. Depuis 2020, la gestion du dispositif a été transférée à la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM), et aurait aujourd’hui permis de connecter plus de 8 000 taxis contre 2 000 en 2017.
La rapporteure estime que le développement de ce registre est une priorité pour le secteur de transport public particulier de personnes. Comme l’a expliqué M. Ishan Bhojwani à la commission d’enquête, l’État doit investir dans le développement des infrastructures numériques, car cela conditionne sa capacité à en fixer les règles : « L’État a historiquement construit des infrastructures comme les routes et les ponts ; il importe que l’État investisse dans les infrastructures numériques que sont les plateformes de données publiques car en les produisant, il fixe leurs règles : les conditions dans lesquelles les chauffeurs Uber doivent travailler ne sont pas définies par un parlement mais choisies par une société américaine, alors que, dans le cadre de Le.taxi et de transport.data.gouv, l’État a réussi, notamment dans le second cas, à fixer les règles de cette activité. La dynamique des infrastructures numériques publiques est fondamentale : il faut continuer à la soutenir et à faire des paris – certains réussiront, d’autres échoueront. » ([210])
Comme l’a rappelé Mme Nathalie Homobono, ancienne directrice générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de 2009 à 2018, cette direction est chargée de « veiller à la régulation et au bon fonctionnement des marchés » sous leurs divers aspects ([211]). Sa mission est donc « d’observer le fonctionnement des marchés, de vérifier que leur encadrement [est] satisfaisant et, le cas échéant, de déterminer la nécessité d’en fluidifier le fonctionnement ou l’accès, de lever des barrières à l’entrée ou de limiter les situations qui seraient devenues injustifiées du fait de l’apparition de nouveaux acteurs ou de nouvelles technologies ». La DGCCRF est également chargée de « contrôler le respect des règles d’encadrement des marchés et de la protection des consommateurs ».
Mme Homobono a souligné que « les services centraux de la DGCCRF, notamment le service national des enquêtes (SNE) » ont « mené de nombreux contrôles » sur Uber, « tandis que d’autres contrôles étaient effectués par les directions régionales et départementales ».
Toutefois, elle a indiqué que le SNE, pour ces contrôles, avait procédé « sans jamais avoir recours aux pouvoirs extraordinaires. Le code de la consommation et le code de commerce accordent en effet certains pouvoirs aux agents de la DGCCRF : si les enquêtes l’exigent, ces derniers peuvent conduire, après en avoir fait la demande auprès du juge, des “opérations de visite et saisie”, autrement dit des perquisitions ».
« En 2014, le SNE a mené une enquête relative au service UberPop. Cette offre était présentée comme un service de mise en relation entre particuliers à des fins de covoiturage. Elle proposait aux conducteurs, moyennant le versement de frais de commission, une prestation de mise en relation avec des passagers ainsi qu’une prestation d’intermédiation de paiement. Quant aux passagers, ils se voyaient offrir une prestation gratuite de mise en relation avec un conducteur via l’application de téléphonie mobile d’Uber ; ils payaient la course, qui était tarifée. Le SNE a considéré qu’il s’agissait là de pratiques commerciales trompeuses et que ce dispositif n’était pas licite. Il a ainsi dressé, en mars 2014, un procès-verbal à l’encontre d’UberPop et de ses principaux dirigeants, qui a connu des suites judiciaires. La société a été condamnée en première instance, en octobre 2014, puis en seconde instance, en décembre 2015 ; le jugement a été confirmé en cassation en juillet 2017.
« Le SNE s’est également joint à une procédure civile engagée par des VTC et des taxis, qui a donné lieu à une QPC. En septembre 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la disposition incriminée du code des transports conforme à la Constitution.
« En 2015, le SNE a été saisi, avec d’autres services, par le parquet de Paris pour mener une nouvelle enquête avec la qualification de pratique commerciale trompeuse en récidive. Un rapport a été adressé au parquet, Uber France et ses dirigeants ont été condamnés à des amendes, et la société a dû publier la décision sur ses sites. Cette condamnation a été confirmée en appel.
« Pendant la même période, les directions régionales et départementales ont également mené des actions de contrôle, à la demande de la DGCCRF, qui établit un programme d’enquêtes chaque année – il est préparé à l’automne de l’année précédente, en fonction du plan de charge des équipes dans les services centraux et territoriaux. Chaque enquête fait l’objet d’un descriptif de tâches. Ainsi, au premier trimestre 2014, le SNE ainsi que certaines directions départementales, en Île-de-France, en Provence-Alpes-Côte-d’Azur et en Rhône-Alpes, ont été invités à étudier le transport privé de moins de dix personnes – taxis, VTC, covoiturage – sous l’angle de la protection du consommateur.
« Nous n’avons participé à aucune opération de perquisition et n’avons pas fait appel au juge pour obtenir ces pouvoirs […]. Nous n’avons recueilli aucun document provenant de messageries, puisqu’il faut pour cela des pouvoirs particuliers. Nous nous sommes concentrés sur l’analyse de contrats et de documents papiers afin de qualifier les pratiques commerciales trompeuses. Le kill switch ne nous a posé aucun problème puisqu’il rend uniquement indisponibles les messageries.
« Les demandes que nous avons formulées auprès des différentes plateformes – nos enquêtes ne concernaient pas uniquement Uber – ont toutes été satisfaites, pour autant que nous pouvons nous prononcer à ce sujet. Les documents recueillis étaient suffisants pour caractériser ces pratiques commerciales trompeuses. Nous considérons donc que nous n’avons pas été mis en difficulté sur cet aspect. La location de locaux spécifiques, à supposer qu’elle soit avérée, ne nous a pas empêchés de mener notre action. En outre, le fait de ne pas fournir à des services d’enquête les documents demandés pourrait s’apparenter au délit d’opposition à fonction, passible de sanctions pénales ».
La rapporteure relève que, pour contrôler Uber, « les agents de la DGCCRF ont utilisé leurs pouvoirs simples qui leur permettent d’entrer dans des locaux et de demander des documents ». Comme l’a expliqué Mme Homobono, « lorsque nous nous rendions dans une entreprise avec nos pouvoirs propres, classiques, nous prenions généralement rendez-vous : les entreprises avaient donc le plus souvent connaissance de notre venue. Il était rare que nous arrivions sans avoir informé quiconque de notre visite – mais cela pouvait arriver. En revanche, en cas de perquisition, d’opération de visite et saisie, nous ne prévenions pas l’entreprise ; la date de l’opération était connue des seuls agents intervenant,
vingt-quatre ou quarante-huit heures auparavant ». Elle a confirmé que, concernant Uber, la DGCCRF n’a « pas eu recours à [ses] pouvoirs exceptionnels ».
À propos du kill switch, elle a affirmé qu’elle et ses anciens collaborateurs « [avaient] tous découvert ce procédé a posteriori, lors des révélations des Uber files ». Avant ces révélations, « nous n’en avions donc pas connaissance ni même conscience. Nous ne le suspections aucunement, d’autant que nous avions pu mener nos actions avec des pouvoirs simples », a-t-elle ajouté.
La rapporteure estime que, si l’on peut comprendre qu’à l’époque des faits, la DGCCRF n’ait pas jugé nécessaire de mettre en œuvre ses pouvoirs extraordinaires, on ne peut a posteriori que s’interroger sur le fait que tous les moyens disponibles n’aient pas été mis en œuvre pour faire le jour sur les pratiques d’Uber et placer celle-ci devant ses responsabilités. Les Uber files ont révélé jusqu’à quel degré de cynisme les dirigeants d’Uber étaient allés ; ces faits étant connus, la rapporteure déplore que l’État n’ait pas fait preuve de davantage de fermeté à l’égard de la plateforme. Elle estime que l’ignorance du kill switch révèle une forme de naïveté quant à l’absence de scrupules dont peuvent désormais faire preuve certains acteurs économiques.
De plus, dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête, la rapporteure a pu consulter des documents internes à la DGCCRF, qui éclairent de manière plus précise l’attitude de cette direction face à l’émergence d’Uber. Elle en tire les enseignements suivants :
– il est incontestable que la DGCCRF a nettement intensifié ses contrôles sur les VTC à partir de 2013. Une note de la sous-direction 6 de la DGCCRF datée du 30 avril 2014 souligne que la DGCCRF a mené 300 % de contrôles en plus sur les VTC en 2013 par rapport à 2009 ;
– il émane, toutefois, de la lecture de certains documents administratifs de l’époque une forme de parti pris en faveur du développement des VTC, pour des raisons économiques. Une note pour le ministre daté du 7 mai 2014 et émanant de la DGCCRF et de la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services fait ainsi valoir que « le potentiel de création d’emplois liés à l’activité des VTC est significatif au regard du développement et des nouveaux besoins de mobilité en zone urbaine […]. Les comparaisons internationales permettent […] d’estimer un potentiel de 50 000 conducteurs supplémentaires (et donc autant d’emplois) sur la seule zone de la métropole du Grand Paris […] ». La note conclut que « certaines propositions du rapport “Thévenoud” appellent des réserves car elles risquent de ralentir le développement des VTC sans aucun gain économique » ;
– dans cette même note, la DGCCRF constatait qu’elle n’était pas compétente « pour contrôler les obligations prévues pour les VTC par le code du tourisme, y compris en matière de tarification ». En conséquence, « les contrôles effectués [l’ont été] uniquement sur la base des règles d’information du consommateur prévues par le code de la consommation ».
Dans ce cadre, deux procès-verbaux pour pratiques commerciales trompeuses concernant le service UberPop ont été dressées, datés du 25 mars 2014 et du 9 avril 2015, respectivement, et transmis au parquet.
On ne peut qu’approuver cette initiative, qui rentre dans les compétences de la DGCCRF. Toutefois, celle-ci apparaît décalée au regard de la très grave illégalité constituée par le service UberPop. La rapporteure constate en effet qu’aucune modification législative de nature à permettre de sanctionner de manière plus directe la société n’a été engagée ;
– la même inertie est constatable en matière de sanctions. La note précitée du 30 avril 2014 soulignait que « si UberPop organise un service de transport non prévu par la loi et donc illégal, les sanctions prévues par les textes visent avant tout les conducteurs. Après échange avec les services de la DGITM, il ne semble pas possible aux services du ministère des transports de poursuivre Uber sur cette base, sans poursuivre simultanément les conducteurs ».
Du reste, le niveau des sanctions prévues par le code de consommation, à savoir une amende d’1,5 million d’euros d’amende au maximum, apparaît très insuffisant au regard des capacités financières d’Uber. Ici encore, aucune initiative n’a été prise pour adapter le cadre légal.
La rapporteure juge également utile de souligner que les Uber files contiennent un échange de courriels interne à Uber semblant indiquer que le ministre de l’économie aurait donné pour instruction à la DGCCRF de faire preuve d’indulgence à l’égard d’Uber ([212]).
Le 13 novembre 2014, M. Mark MacGann répond à M. Zac de Kievit, qui indiquait l’intervention de la DGCCRF dans les bureaux de l’entreprise à Lyon :
M. Mark MacGann : « Pour notre liste avec Lacresse. Macron a donné instruction à son cabinet de discuter avec la DGCCRF afin qu’ils soient “moins conservateurs dans leur approche” (citation). »
c. Les contrôles de l’inspection du travail
Mme Annaïck Laurent, directrice générale adjointe du travail, au ministère du travail, du plein emploi et de l’insertion, a évoqué devant la commission d’enquête « le rôle de la direction générale du travail (DGT) et plus particulièrement celui de l’inspection du travail dans le contrôle des plateformes » ([213]).
Elle a indiqué : « Deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) traitent de l’inspection du travail : la convention 81 et la convention 129. Elles prévoient que l’inspection du travail doit être placée sous la surveillance et le contrôle d’une autorité centrale. En France, il s’agit de la direction générale du travail.
« Ce rattachement à une autorité centrale doit ainsi garantir la coordination et l’application d’une politique uniforme sur l’ensemble du territoire. Elle a également pour objectif de favoriser l’utilisation rationnelle des ressources disponibles pour permettre au système d’inspection du travail de conduire ses missions. En l’occurrence, ces missions sont les suivantes :
« – assurer l’application des dispositions du droit du travail ;
« – fournir des informations aux employeurs et aux travailleurs sur le droit du travail ;
« – porter à l’attention des autorités les déficiences ou les abus dont ils ont connaissance dans le cadre de leur travail sur le terrain.
« Concrètement, la direction générale du travail contribue à la définition des principes d’organisation du réseau territorial des inspecteurs du travail. Elle détermine également les orientations de la politique du travail, coordonne l’action de l’inspection et évalue les actions conduites sur le terrain. Elle assure l’appui et le soutien des services déconcentrés dans l’exercice de leurs missions et veille au respect des droits, des garanties et des obligations des inspecteurs du travail, notamment en matière de déontologie.
« En particulier, elle doit veiller au respect du cadre d’intervention de l’inspection du travail. Les deux principes d’action définis par les conventions de l’OIT sont l’indépendance et la libre décision. S’agissant de l’indépendance, les conventions indiquent que l’inspection du travail doit être composée de fonctionnaires publics dont le statut et les conditions de service leur assurent la stabilité de l’emploi et les rendent indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue.
« Ensuite, selon le principe de libre décision, il appartient à l’agent de contrôle de choisir, compte tenu des constats réalisés, les suites qu’il entend donner à son contrôle : donner un conseil, effectuer une observation, mettre en demeure l’employeur, établir un procès-verbal, etc. ».
Dans le cadre de ses missions, l’inspection du travail a procédé à des contrôles des plateformes. Selon les termes de Mme Annaïck Laurent, cette inspection « a ainsi commencé à réaliser des contrôles sur la problématique la plus visible, c’est-à-dire les plateformes de livraison de repas ou de pizzas dont les conditions de travail étaient particulièrement difficiles pour les livreurs (risque routier, matériel en mauvais état, conditions de rémunération, sous-location de comptes, etc.). D’autres enquêtes ont ensuite été menées sur d’autres types de plateformes.
« Ces contrôles ont conduit les inspecteurs à s’interroger sur le statut de ces travailleurs, notamment sur l’existence d’un lien de subordination entre
ceux-ci et la plateforme. Des actions ont ainsi été menées à partir de 2015-2016. Compte tenu du développement de ces plateformes, ce travail a fait l’objet de priorités d’action de la part de la DGT. Cette dernière construit ainsi des plans nationaux d’action pluriannuels, dont les axes prioritaires tiennent compte de l’analyse et des remarques de l’inspection, mais également de l’actualité et des remontées des agents de contrôle, lesquelles interviennent tous les quinze jours.
« Le plan national d’action 2020-2022 a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal et notamment les faux statuts. Cet objectif est par ailleurs repris dans le plan national 2023-2025 et a en outre été intégré dans le plan national de lutte contre le travail illégal (PNLTI), lequel est un plan interministériel.
« Dans le cadre de la lutte contre les faux statuts, les inspecteurs du travail, mais plus largement les agents de contrôle, doivent conduire des investigations pour savoir si des personnes sous couvert d’un statut de travailleur indépendant et affichant une relation contractuelle de sous-traitance, sont en réalité liées par un contrat de travail. Ils doivent donc établir la réalité de circonstances qui caractérisent l’existence des éléments constitutifs du lien de subordination et du contrat de travail (donner des ordres, contrôler, sanctionner). Ils doivent également démontrer l’intention frauduleuse de l’infraction.
« Une fois qu’ils ont achevé leurs constats, ils doivent saisir le Procureur de la République pour pouvoir engager des poursuites pénales. Ces contrôles exigent de mobiliser des moyens importants ; ainsi nous avons réalisé plusieurs actions sur l’ensemble des plateformes […]. Ces procédures sont ensuite transmises au Procureur de la République. Elles n’emportent pas systématiquement sa conviction car nous avons eu des procès-verbaux classés sans suite ou des affaires ayant finalement conduit à des relaxes par le juge pénal ».
Mme Laurent a souligné qu’« actuellement, un certain nombre d’affaires sont en cours d’examen et un délai de plusieurs mois, voire de plusieurs années, peut s’écouler avant que les audiences aient lieu » et qu’elle ne pouvait donc pas « donner de plus amples détails sur les procédures en cours ».
Elle a rappelé la distinction entre l’action pénale et l’action civile : « l’action pénale de l’inspection du travail réprime une infraction de travail dissimulé par l’utilisation de faux statuts. Elle nécessite de réunir les éléments de fait montrant l’existence d’un contrat de travail mais aussi de démontrer l’intention frauduleuse. Ces actions sont particulièrement chronophages : dans le cas de Deliveroo, les contrôles ont été effectués en 2016 et 2017 mais la condamnation de première instance est intervenue en mai 2022. Simultanément, les travailleurs concernés ont la possibilité d’agir au civil pour obtenir la requalification de leur relation de travail en contrat de travail et d’en tirer des conséquences en matière de salaires, etc. Des travailleurs d’Uber ont ainsi obtenu une telle requalification en janvier 2023. Ici, la démarche est plus rapide que pour l’action pénale ».
Outre le caractère chronophage des procédures, Mme Laurent a souligné que l’inspection du travail serait « confrontée à une difficulté récurrente ; celle de la rencontre et de la discussion avec les personnes concernées, lesquelles n’ont pas toujours conscience d’être des travailleurs indépendants et ignorent par conséquent la réglementation qui leur est applicable […]. Il est donc malaisé de nouer des discussions, sauf lors des moments de rupture de contrats, lorsque les travailleurs viennent consulter l’inspection du travail. Pour le moment, notre principal point d’entrée porte sur les plateformes ».
M. Pierre Ramain, directeur général du travail, a reconnu que « le sujet Uber n’(avait) pas fait l’objet d’un traitement spécifique au sein de la direction générale du travail » ([214]). La rapporteure ne peut que s’en étonner dans la mesure où Uber est l’une des premières plateformes faisant travailler sous statut d’indépendant, et la plus emblématique.
Les observations transmises à la commission d’enquête par le syndicat national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle de la Confédération générale du travail (SNTEFP-CGT) témoignent d’une réelle inertie des autorités face au piratage du code du travail auquel s’est livrée Uber. Elles conduisent à nuancer fortement les propos tenus par les représentants de la direction générale du travail lors de son audition. Selon ce syndicat, « ce n’est en réalité qu’à partir de 2020 (et non de 2015) que le plan national d’action a explicitement fixé un objectif de lutte contre le travail illégal, dont les faux statuts. Sur ce point, il convient d’ailleurs de garder à l’esprit que la lutte contre les faux statuts (faux travailleurs indépendants, mais aussi faux stagiaires, bénévoles, faux gérant mandataire…) excède, en tout hypothèse, la problématique des travailleurs “ubérisés”, qui présente des spécificités. Avant 2020, notamment pendant la période 2014-2016, la lutte contre les différentes formes de travail illégal, dont les faux statuts, n’était pas un objectif prioritaire. Et même après 2020, la lutte contre les abus générés par les plateformes numériques et les faux statuts n’a fait l’objet d’aucune campagne d’action spécifique.
« Or, compte tenu des enjeux économiques et sociaux liés à l’essor des plateformes numériques et aux dérives générées par cet essor, il est incompréhensible que l’autorité centrale de l’inspection du travail, dont l’un des rôles est justement de déterminer les orientations de la politique du travail, n’ait pas donné aux agents de contrôle des orientations précises sur ce sujet […]. En outre, la question des faux statuts des travailleurs des plateformes numériques est une problématique complexe en droit du travail. Il s’agit d’un sujet nouveau susceptible de générer des questionnements méthodologiques légitimes chez les inspecteurs du travail […]. Or, les initiatives en ce sens ont été pour le moins modestes et timides : aucune formation spécifique […], aucune fiche à jour des évolutions juridiques sur le sujet […], aucun plan de contrôle axé spécifiquement sur le sujet, aucun guide à jour […].
« Les inspecteurs du travail sont bien seuls face aux multinationales qui exploitent ces plateformes […]. Les seuls contrôles qui ont abouti sur ce sujet ont été diligentés à l’initiative des agents de contrôle, sans impulsion de l’institution.
« Un appui de la DGT aurait pourtant été d’autant plus nécessaire que les plateformes ont une approche disruptive du droit qui les pousse à créer des outils technologiques innovants […] et gestionnaires […] destinés, par leur opacité, à faire échec aux tentatives de requalification. »
De manière générale, la rapporteure en déduit que les insuffisances de l’administration et de l’inspection chargées du travail dans le contrôle des plateformes, et d’Uber au premier chef, révèlent un parti pris de
« laisser faire » ces entreprises dans la mise en place de nouvelles formes de travail pourtant contraires à notre droit.
Cela semble toujours le cas. Ainsi, dans un jugement de 2022, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision de l’inspection du travail qui avait refusé de réaliser un contrôle de la société Uber pour des faits de travail dissimulé mais le ministère du travail a jugé opportun de faire appel. Au début de 2023, le ministère du travail a en effet interjeté appel de cette décision, en tant qu’autorité centrale de l’inspection du travail. Mme Annaïck Laurent a résumé ainsi cette affaire : « En mai 2020, un chauffeur VTC est venu demander à une inspectrice du travail l’application du code du travail sur une question de santé au travail au sein d’Uber. Celle-ci a échangé à plusieurs reprises avec ce travailleur indépendant. Au regard des éléments qui ont été fournis et des investigations réalisées, elle a adressé un écrit à cette personne pour lui indiquer que si elle souhaitait l’application du code du travail sur la santé au travail, elle devait au préalable faire requalifier son contrat, via le conseil de prud’hommes.
« Le 30 novembre 2022, le tribunal administratif a indiqué que l’inspectrice du travail avait commis une erreur de droit en se déclarant incompétente. Selon lui, il s’agissait là d’une erreur manifeste d’appréciation. » ([215])
Mme Laurent a justifié ainsi cet appel : « En tant qu’autorité centrale, nous avons fait appel pour essayer de protéger l’inspectrice et, au-delà, l’inspection du travail. En effet, nous devons garantir les principes d’indépendance et de libre décision. Nous estimons que, compte tenu de ses missions de contrôle et de conseil, l’inspectrice a pris la mesure de la demande qui lui était faite et qu’elle a mené une bonne analyse. Nous défendons l’idée qu’elle n’a pas un devoir d’intervention en toutes circonstances et qu’en l’espèce, elle ne disposait pas des éléments suffisants pour agir autrement. Elle a, à bon droit, envoyé le chauffeur en question vers le conseil de prud’hommes pour qu’il puisse obtenir la requalification de son contrat en tant que salarié. »
La rapporteure estime, quant à elle, qu’au-delà des bonnes intentions affichées et des déclarations de principe, l’action des services de l’État face aux pratiques sauvages d’Uber en matière de droit du travail a été nettement insuffisante et que ces manquements découlent d’un parti pris de ne pas inquiéter Uber en fermant les yeux sur ses méfaits. À cet égard, l’appel intenté contre le jugement du tribunal administratif de Paris, apparaît particulièrement choquant ; plutôt que l’inspection du travail, il s’agit bien de protéger Uber d’une application de la loi, qui entraînerait une requalification en masse de ses chauffeurs en salariés. La « baisse d’effectifs » traversée par l’inspection du travail, si elle constitue un élément d’explication, auquel il convient de remédier, ne saurait à elle seule justifier l’inertie dont ont fait preuve les organes de l’État chargés de faire respecter le code du travail.
M. Alain Vidalies, ancien secrétaire d’État chargé des transports, de la mer et de la pêche, l’a parfaitement résumé au cours de son audition : « Il n’est pas acceptable que les pouvoirs publics assistent en spectateur à un démembrement général du code du travail. En effet, le coût général pour la société en termes de perte de cotisations, de situations sociales à compenser par d’autres politiques et de cohésion se pose. » ([216])
Du reste, la rapporteure constate que ce n’est que dans la dernière édition du plan national de lutte contre le travail illégal, publiée le 22 mai 2023, pour les années 2023 à 2027, que « la sous-traitance irrégulière et le recours aux faux statuts dans le cadre des plateformes numériques » apparaît explicitement comme un objectif prioritaire, pour la première fois ([217]).
La rapporteure en conclut que l’insuffisance de l’action de l’État à faire respecter le droit du travail découle d’un choix politique assumé. En témoigne une déclaration du ministre du travail, du plein emploi et de l’insertion, M. Olivier Dussopt, devant la commission des affaires sociales lors d’une audition récente sur la mise en place de France Travail. Interrogé par M. François Ruffin, il a déclaré : « Nous avons un désaccord sur la manière de créer des droits pour les autoentrepreneurs et les indépendants. Vous faites le choix de la présomption de salariat, alors que nous avons plutôt fait celui de la présomption d’indépendance – je fais le lien avec le travail des plateformes – qui produit ses premiers effets. » ([218]) Ce choix politique assumé, idéologique contre le salariat, prend ainsi le contrepied des décisions prud’homales et de la Cour de cassation concernant les travailleurs des plateformes d’emploi.
M. Yann-Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, a indiqué devant la commission d’enquête que « les opérations de contrôle ne sont pas très nombreuses car elles sont souvent très longues : il faut recueillir de nombreux éléments probants car, les plateformes mobilisant beaucoup de travailleurs, nous devons enregistrer les témoignages d’un nombre suffisamment représentatif de livreurs » ([219]).
De plus, « il peut exister un écart entre les règles affichées par la plateforme et les pratiques, cette différence devant être étayée par des preuves autres que les documents standards et génériques élaborés par la plateforme ». En conséquence, « il convient de produire des témoignages et des échanges entre les travailleurs et la plateforme ».
De surcroît, « certains de ces contentieux auront une dimension pénale : le procès pénal se tient avant le procès civil ; or le juge pénal a une exigence plus forte en termes d’administration de la preuve. Tout cela concourt à allonger le contrôle ».
Du reste, « il est arrivé que le juge rejette la requalification de contrats pour un motif de défaut de preuves ». L’Urssaf est donc « contraint[e] de [se] montrer très scrupuleuse dans ces contrôles, ce qui [la] conduit à mobiliser de nombreux agents dans des procédures très longues ».
M. Amghar a ajouté que « l’activité des plateformes étant massive, les contrôles de l’inspection du travail demandent, comme les nôtres, beaucoup d’énergie car ce service doit également recueillir énormément de témoignages pour apprécier l’opportunité de requalifier des contrats en contrats salariés et apporter la preuve soutenant ses conclusions ; un grand nombre d’agents consacrent donc beaucoup de temps à ces contrôles ».
L’Urssaf a, néanmoins, réalisé un contrôle d’Uber en 2015 : ce contrôle « a reposé sur des auditions de chauffeurs et sur un certain nombre de pièces récupérées auprès de la société. Ces éléments ont amené l’Urssaf à requalifier la relation entre celle-ci et les chauffeurs en salariat pour la période allant du 1er janvier 2012 au 30 juin 2013. Cela s’est traduit par une lettre d’observation adressée à la société en septembre 2015 et une mise en demeure en février 2016, pour un montant de près de 5 millions d’euros ». Cependant, « l’entreprise a fait un recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS), qui a rendu une décision défavorable pour l’Urssaf fin 2016 pour des motifs formels. [L’Urssaf a] fait appel de cette décision et, en avril 2021, la cour d’appel de Paris a annulé la mise en demeure, donc le contrôle, là encore pour un motif formel, la mise en demeure ne comportant pas de manière expresse la mention du délai imparti de trente jours donné à l’entreprise pour régulariser sa situation et se contentant de faire référence à l’article du code de la sécurité sociale fixant ce délai ».
La rapporteure ne peut que constater que, malgré le caractère purement formel du rejet des recours de l’Urssaf tant en première instance qu’en appel, celle-ci n’a pas jugé bon de lancer une nouvelle procédure. Il est vrai que la lourdeur et la complexité des procédures, couplée à des délais de prescription relativement brefs ([220]), peuvent en partie l’expliquer. La rapporteure estime toutefois qu’une forme de passivité a pu être à l’œuvre. L’Urssaf Île-de-France est néanmoins saisie, avec l’Office central de lutte contre le travail illégal, d’une enquête pour travail dissimulé concernant Uber, depuis 2020.
Il n’en demeure pas moins qu’Uber a, pour le moment, réussi à s’en sortir en toute impunité, sans même subir une interdiction temporaire d’activité. Le calcul entre le coût de l’illégalité et le gain qui peut en être tiré est, ainsi, vite réalisé.
e. Le contrôle de l’administration fiscale
L’administration fiscale n’est certes pas restée passive devant les pratiques douteuses d’Uber. Néanmoins, sans directive de ses ministres de tutelle, les résultats ne peuvent qu’être insatisfaisants.
M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, l’a rappelé devant la commission d’enquête : « Le sujet des contrôles des acteurs numériques se joue à plusieurs niveaux, à savoir les contrôles exercés sous la conduite exclusive de la DGFiP et les contrôles multilatéraux menés par les administrations de différents pays. En effet, pour l’attribution du lieu de taxation de l’activité, c’est‑à‑dire la France ou l’étranger, il s’agit généralement d’un jeu à somme nulle. Nous devons donc trouver un accord avec nos partenaires. Cet impératif s’applique aussi bien aux contrôles multilatéraux des profits qu’aux accords préalables sur les prix de transfert, ces accords étant couramment demandés par les entreprises du secteur numérique afin de se sécuriser. » ([221])
Il a précisé : « Dans le cas d’Uber, notre premier défi a consisté à obtenir des informations et à éviter qu’Uber ne crée une économie “grise” ou “noire” échappant à la fiscalité, que ce soit au niveau de la part des commissions d’intermédiation devant être assujettie à la TVA ou au niveau des revenus des chauffeurs.
« Nous nous sommes focalisés sur la recherche de ces informations, y compris auprès de nos interlocuteurs néerlandais. La DGFiP se montre habituellement réactive pour traiter les questions afférentes aux nouveaux arrivants, notamment lorsque ceux-ci présentent, comme Uber, une taille significative et une forte croissance. Ainsi, nous retrouvons la trace de contrôles dès le milieu des années 2010, y compris dans le cadre de décisions de justice.
« En d’autres termes, nous nous sommes intéressés à la société Uber dès le démarrage de son activité en France sous l’angle déclaratif. Au regard du faible volume d’informations à notre disposition, nous avons rapidement engagé des perquisitions fiscales. À travers ces outils, la direction nationale des enquêtes fiscales se projette dans les entreprises pour appréhender des éléments de fait. À titre d’information, nous réalisons environ deux cents perquisitions fiscales par an. Dans ce cadre, nous examinons les sujets de localisation de l’activité et des établissements. Ce type d’éléments nous permettent de caractériser un établissement stable ou d’obtenir des données de coûts et de comptabilité qui s’avèrent utiles pour évaluer le niveau de redevance.
« En l’espèce, nous avons été censurés sur notre procédure de perquisition fiscale au sein d’Uber par une décision de justice défavorable à la DGFiP. Ce type de procédures est fortement encadré. Or une erreur avait été commise. Précisément, un représentant de l’entreprise doit être présent lors de la perquisition fiscale. Or le procès-verbal dressé par les enquêteurs n’en mentionnait aucun.
« [Cette procédure] a été engagée en juillet 2015. Par la suite, nous avons effectué des contrôles multilatéraux. En pratique, la majorité des grandes entreprises comme Uber sont contrôlées quasiment en permanence. Il est même rare qu’une période de trois ans ne fasse l’objet d’aucun contrôle de la DGFiP. Nous vérifions en permanence la réalité de l’activité et des déclarations de ces entreprises. Cependant, cette approche ne résout pas tous les problèmes, d’où les démarches engagées au sein de l’OCDE.
« En tout état de cause, le traitement des questions de fixation des niveaux de redevances prend du temps, comme l’affaire McDonald’s l’a récemment attesté. Cette affaire a débouché sur une convention judiciaire d’intérêt public ; les débats avec cette entreprise ont duré une dizaine d’années.
« Plus généralement, nous nous efforçons d’utiliser tous les outils à notre disposition, dont le plus intrusif, c’est-à-dire la perquisition fiscale. Celle-ci demeure néanmoins inutile si aucun document n’est à saisir dans l’entreprise concernée. De plus, cette procédure est soumise à des contraintes particulières. Lors d’une perquisition fiscale dans un grand groupe français de luxe, nous avons perdu en première instance au titre des règles de la perquisition, le juge ayant estimé que nous n’avions pas apporté suffisamment d’éléments de suspicion et de présomption justifiant la démarche. La Cour de cassation nous a donné raison in fine. Quoi qu’il en soit, ces procédures sont lourdes et complexes et sont placées sous le regard du juge, lequel s’assure que l’atteinte à la liberté que constitue la perquisition est correctement proportionnée. »
S’agissant d’Uber, M. Jérôme Fournel a ajouté : « D’autres contrôles ont eu lieu par la suite. J’ai évoqué le contrôle de 2014 car il a fait l’objet d’une décision de justice. Il est donc clos et public, d’une certaine manière. Dans un cadre couvert par le secret fiscal, je pourrai vous donner des éléments complémentaires sur les contrôles et les redressements effectués ou en cours. Malheureusement, je ne suis pas autorisé à m’exprimer sur ces aspects dans le cadre de la présente audition. »
La rapporteure ne peut que regretter que toute la lumière ne puisse pas être faite, dans le cadre de cette commission d’enquête, sur les pratiques fiscales d’Uber, dont elle a tout lieu de penser qu’elles n’ont pas été sanctionnées de manière suffisante.
Du reste, elle relève qu’interrogé à ce sujet, M. Jérôme Fournel a répondu que « la DGFiP n’[avait] reçu, à [sa] connaissance, depuis 2013, aucune directive émanant de ses ministres de tutelle ou de leur cabinet concernant ces plateformes ». La rapporteure estime qu’on ne saurait mieux exprimer l’absence de volontarisme des autorités à l’endroit des plateformes, ce qui traduit un biais très net en leur faveur, et un abandon par ces autorités de leurs prérogatives. Uber a pourtant poursuivi une stratégie concertée d’évasion fiscale, d’une part, et d’optimisation fiscale, d’autre part. La rapporteure constate l’absence de volonté politique de s’attaquer à la première comme à la seconde.
Uber a également fait l’objet de contrôles de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) s’agissant de ses pratiques en matière de protection des données personnelles.
M. Mathias Moulin, secrétaire général adjoint de la CNIL, a indiqué devant la commission d’enquête : « L’activité répressive mobilise une centaine d’agents qui traitent chaque année, depuis la mise en place du RGPD, entre 12 000 et 14 000 plaintes […]. Avant l’entrée en vigueur du RGPD [règlement général sur la protection des données personnelles], Uber a connu deux vagues de mesures correctrices de la CNIL, laquelle a procédé au contrôle de la société en 2016 et en 2017 au sujet des données collectées par ses chauffeurs ainsi que du traitement de celles de ses clients […]. La deuxième campagne de contrôle, qui concernait des aspects de sécurité, s’est conclue par une amende de 400 000 euros, dont la presse s’est fait l’écho.
« Depuis l’entrée en vigueur du RGPD les demandes sont traitées au sein d’un guichet unique, lequel procède à la répartition entre l’autorité cheffe de file, dont la juridiction est celle du lieu d’implantation de l’établissement principal de la société, et les autres autorités concernées – parmi lesquelles, en l’espèce, la CNIL. L’établissement principal d’Uber étant aux Pays-Bas, c’est l’autorité néerlandaise qui a compétence sur le système de traitement transfrontalier des données au sein de l’Union européenne.
« Elle doit en conséquence conduire les investigations et instruire les plaintes en coopération avec les autorités concernées et prendre les mesures correctrices. Ce dispositif modifie les moyens mobilisés et la chronologie de notre action, dont la durée est allongée par les instructions menées dans ce cadre coopératif, chose nécessaire compte tenu du caractère européen de l’opération et de la multiplication des échanges. Le rapport indirect qu’entretient l’autorité concernée à l’affaire contribue également à l’allongement de la procédure.
« Les plaintes qu’une centaine de chauffeurs nous ont adressées concernaient trois sujets en particulier : la qualité de l’information fournie et les modalités d’exercice des droits ; le transfert des données hors de l’Union européenne ; et la prise de décision automatique de déconnecter certains chauffeurs en raison de leur notation ou d’une suspicion de fraude.
« La diversité des sujets traités contribue à la complexité de notre activité, encore accrue par plusieurs processus de recevabilité qui jalonnent les différentes étapes de l’instruction, d’autant que les demandes doivent être conformes aux droits français et néerlandais.
« L’autorité néerlandaise compte 175 agents, soit moins que la CNIL, qui mobilise de son côté deux agents à mi-temps sur le seul cas d’Uber.
« Lorsque nous faisons face à de grands groupes comme Uber ou à des géants du numérique – nous avons déjà eu affaire à la plupart des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) –, nous devons instruire de grands volumes de documents et nous nous heurtons à une batterie d’avocats qui font feu de tout bois, d’où la nécessité, pour nous, de constituer des dossiers très robustes.
« Ces plaintes ont donné lieu à une trentaine de réunions avec l’autorité néerlandaise, avec qui nous avons réalisé des contrôles sur place. De ce point de vue, la pandémie et les confinements ont nui à la fluidité des instructions.
« Le cas des plateformes n’est pas spécifique au regard du RGPD, dans la mesure où ce règlement s’applique à elles comme à tout responsable de traitement de données à caractère personnel permettant l’identification directe ou indirecte de la personne, qu’il s’agisse d’une utilisation, d’un stockage, d’un transfert ou d’une suppression de données personnelles.
« Les traitements mis en œuvre par Uber entrent donc dans le périmètre du RGPD et concernent trois catégories de personnes : les salariés, les clients et les chauffeurs. La dématérialisation presque totale de son service constitue néanmoins une particularité, le client n’ayant de contact physique qu’avec le chauffeur.
« L’utilisation d’une application implique un traitement des données personnelles en vue de la mise en relation d’un client et d’un chauffeur, dispositif dont l’efficacité repose sur le recours à des algorithmes doublés d’un système de notation. Aussi le traitement des données constitue-t-il un maillon essentiel de l’activité d’Uber et, plus généralement, de l’ensemble des plateformes.
« Toutes les dispositions du RGPD s’appliquent à Uber s’agissant des droits qu’elles offrent aux clients, aux salariés et aux chauffeurs, en particulier quant à l’accès à l’information. Les plaintes formées sur ce fondement mettaient en cause la qualité des informations délivrées, la difficulté d’y avoir accès du fait d’un parcours complexe mais aussi l’incomplétude des réponses fournies et le fait que certaines d’entre elles n’étaient délivrées qu’en anglais. Plus généralement, la nature des données communiquées, leur format et leur incomplétude posaient problème. » ([222])
La rapporteure relève que l’implantation du siège européen d’Uber aux Pays-Bas a pour conséquence de rendre les contrôles plus complexes et plus longs, transfère à l’autorité néerlandaise le soin de prononcer des sanctions, même si, comme l’a dit M. Moulin, « la dimension européenne de cette procédure lui conférant une portée globale, les autorités peuvent prendre des mesures touchant l’ensemble des plateformes qui opèrent au sein de l’Union européenne ».
Ces procédures n’ont pas été sans efficacité : « À la suite des investigations, Uber s’est ainsi mise en conformité en revoyant l’ensemble de son processus d’information et en le rendant entièrement disponible en français. Les différents points à l’origine des plaintes ont donc été résolus au fil de l’instruction. »
Elles demeurent cependant inabouties en raison des délais de traitement. M. Moulin a indiqué : « Si la mise en conformité d’Uber est totale, la décision proposée aura pour but de sanctionner ses irrégularités passées au regard du RGPD. Dans ce cas, aucune injonction de faire ne sera prononcée. La CNIL peut aussi décider d’injonctions sous astreinte, pour un montant pouvant s’élever à 100 000 euros par jour, afin d’obliger l’entreprise à se mettre en conformité. L’autorité néerlandaise peut très bien, le jour où elle soumettra le projet de décision aux autres autorités européennes, prononcer de telles astreintes à l’encontre d’Uber. »
La même difficulté s’est posée concernant « la deuxième catégorie de plainte, relative aux transferts de données hors de l’Union européenne, [qui] s’appuie sur l’arrêt dit “Schrems 2” de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui a constaté un niveau insuffisant de protection des données aux États‑Unis et invalidé le bouclier de protection des données dit “privacy shield” […]. Les entreprises qui y transféraient des données doivent prendre des mesures complémentaires pour garantir leur protection.
« Uber avait en effet recours à des moyens de traitement situés sur le territoire américain, d’autant que l’entreprise était soumise à l’extraterritorialité des lois américaines, ce qui permettait aux États-Unis d’obtenir des informations stockées en Europe, notamment à la faveur du Cloud Act – Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act.
« La conclusion de l’analyse juridique a été retardée par les procédures judiciaires en cours devant les juridictions néerlandaises. Même si nous sommes une autorité administrative indépendante, nous suspendons généralement nos travaux lorsqu’une procédure judiciaire est en cours sur un de nos sujets d’investigation […].
« Pour ce qui concerne les déconnexions, la cour d’appel néerlandaise a rendu avant-hier la décision que nous avions longtemps attendue et qui se trouve être plutôt favorable à la protection des données telle que nous la concevons. La juridiction a en effet considéré que les dispositifs de déconnexion avaient un impact significatif sur les personnes visées et que, même s’il y avait intervention humaine, il ne suffisait pas que quelqu’un procède à une vague vérification depuis un bureau à Cracovie pour considérer qu’il ne s’agissait pas d’un processus entièrement automatisé. En conséquence, elle a considéré que ce régime de décision automatisée ne répondait pas aux critères du RGPD.
« L’autorité néerlandaise attendait elle aussi cette décision pour finaliser son analyse juridique. Nous allons donc pouvoir désormais avancer plus vite avec un dispositif robuste, puisqu’une partie du contentieux, et la plus complexe, a déjà été quelque peu purgée ».
La rapporteure s’interroge sur la durée de ces procédures, sur un sujet aussi sensible que la protection des données personnelles. Elle estime que la lenteur de la procédure constitue une faille dans le dispositif de protection de celles-ci.
4. Dix ans après, toujours pas de statistiques fiables sur les plateformes
De manière générale, la rapporteure relève qu’il ne semble pas y avoir eu de réflexion, au sein de l’appareil d’État, sur la manière dont pourraient être recueillies des données pertinentes sur le développement des plateformes. Ce constat ressort de la réponse qui lui ont été transmises par l’INSEE, qu’elle avait interrogé, dans le cadre de ses pouvoirs d’enquête, sur le nombre, le profil socioéconomique et les conditions de travail des travailleurs des plateformes et leur évolution sur la période 2013-2023 :
« Très présent dans les médias, le travail de plateformes digitales est mal mesuré statistiquement : on quantifie mal en France et dans le reste du monde le nombre d’emplois concernés, et moins encore les conditions de travail des personnes concernées.
« Ces difficultés de mesure ne sont pas seulement dues à la relative nouveauté des plateformes de mise en relation. Elles tiennent aussi à des problèmes plus fondamentaux. D’une part car les emplois qui s’y rattachent ne ressemblent pas toujours aux emplois classiques qui font l’objet d’un suivi administratif et statistique. Mais surtout, il n’existe pas de définition statistique du travail de plateforme. […] en termes statistiques, il faut préciser ce contour et il n’y a pas de définition internationale qui ait fait consensus. […]
« Les chiffres de l’emploi lié aux plateformes souvent cités (en France et au-delà) sont issus d’enquêtes en ligne, rapides et peu coûteuses à mettre en œuvre. Cependant, bien que la méthodologie ne soit pas toujours clairement exposée, le caractère commun à ces différentes enquêtes est de s’appuyer sur des panels en ligne, sans échantillonnage aléatoire, dont les répondants sont des volontaires rémunérés pour répondre : ils sont eux-mêmes, par construction, des micro‑travailleurs (autrement dit des travailleurs acceptant des micro-tâches numériques ne pouvant pas être robotisées, sur des sites comme microtaches.job), biaisant ainsi fondamentalement l’échantillon et donc la mesure. Ces enquêtes donnent ainsi des taux très élevés de travail de plateforme, au regard des autres sources, et surreprésentent le micro-travail par rapport aux chauffeurs ou aux livreurs.
« Les enquêtes plus classiques, en population générale (comme l’enquête Emploi) peuvent permettre de recueillir des informations plus représentatives sur ces emplois. Cependant, la mesure de l’emploi lié aux plateformes dans une enquête par questionnaire se heurte aussi à des obstacles. »
Une note interne du ministère de l’économie dont la rapporteure a pu prendre connaissance, datée du 15 septembre 2020, fait référence à une étude « sur les gisements d’emplois liés aux plateformes numériques » réalisée en 2019 par un cabinet de conseil, sans préciser si celle-ci a été commandée par le ministère.
S’agissant des plateformes, le résultat en est qu’elles ne sont ni appréhendées, ni, a fortiori, sanctionnées ainsi qu’elles le devraient. La rapporteure regrette qu’il n’existe pas, ou très peu, d’études fines sur l’augmentation du recours au statut d’autoentrepreneur, les secteurs dans lesquels il est utilisé et ses conséquences.
B. Pourtant, les consÉquences du dÉveloppement d’Uber sont nÉfastes pour le secteur du transport public particulier de personnes
Les pratiques agressives d’Uber, combinées aux complicités dont la plateforme a pu bénéficier pour s’implanter en France et à l’insuffisance des contrôles réalisés par les services de l’État ont des conséquences extrêmement négatives à la fois sur le plan social, sur le plan économique et sur le plan environnemental dans le secteur du T3P.
1. Les conséquences sociales de l’ubérisation sont nuisibles pour l’ensemble des acteurs du secteur
L’arrivée d’Uber a entraîné des conséquences néfastes à la fois pour les chauffeurs de taxis, relevant d’une profession réglementée qui a subi la concurrence déloyale des plateformes ; pour les chauffeurs de VTC, soumis à une grande précarité et à des conditions de travail difficiles ; ainsi que pour les clients, qui se retrouvent confrontés à une dégradation du service public de transport particulier de personnes.
a. La profession de taxi déréglementée avec brutalité
La façon dont Uber a pu s’implanter en France, au mépris de toute la réglementation relative au transport public particulier de personne en vigueur, a tout d’abord eu pour conséquence de bouleverser profondément le secteur des taxis.
La concurrence déloyale des VTC a provoqué une chute brutale du niveau de revenus des taxis, notamment en raison de l’effondrement du prix de la licence, qui constituait pour beaucoup un capital-retraite comme peut l’être un fonds de commerce pour un artisan. Face à cette paupérisation, nombre de chauffeurs se sont retrouvés confrontés à un niveau d’endettement insoutenable, les forçant à travailler davantage, voire sans aucune solution de secours.
Auditionné par la commission d’enquête, aux côtés des représentants du secteur des taxis, M. Ahmed Senbel, président de la Fédération nationale des taxis indépendants (FNTI), s’est exprimé sur la paupérisation des chauffeurs et les drames humains qui en ont résulté : « Ces pratiques ont évidemment des conséquences sociales : la paupérisation des chauffeurs et de nombreux drames humains. La profession de taxi est constituée de chauffeurs à temps plein qui investissent dans leurs fonds de commerce. La licence leur donne le droit de travailler dans la rue, dans les gares et dans les aéroports, mais elle constitue aussi leur capital retraite. Loin d’être des “rentiers”, comme cela a pu être dit, les chauffeurs de taxi travaillent en moyenne 70 heures par semaine et partent rarement à la retraite avant 65 ans. L’arrivée des VTC, massivement subventionnée par les plateformes, mais aussi par les aides à l’emploi, a entraîné une perte brutale de revenus pour les taxis. De nombreux chauffeurs de VTC exercent cette activité en complément et à temps partiel, sans les mêmes charges, ce qui constitue une concurrence déloyale. Le prix des licences s’est effondré, privant de nombreux chauffeurs de leur capital retraite. Pire, leur baisse de revenus a empêché nombre d’entre eux de rembourser leurs crédits, ce qui a engendré de nombreux drames, des faillites, des familles brisées et parfois même des suicides. » ([223])
M. Karim Asnoun de la CGT-Taxis a confirmé l’effondrement du prix de la licence de taxis et l’échec de la création d’un fonds de garantie qui aurait pu soutenir les taxis surendettés : « Dans les années 2015 à 2016, les licences s’achetaient à Paris à 240 000 euros. Après l’envahissement du marché par les plateformes, elles ont été dévalorisées en quelques mois à 120 000 euros seulement, ce qui a entraîné de véritables drames pour certains chauffeurs, dont les échéances de crédit couraient encore pour cinq à sept ans. De plus, l’activité était devenue très difficile du fait de la suroffre créée par le recours des plateformes à des véhicules LOTI, pour contourner la loi de 2014.
« En 2016, la CGT avait proposé avec d’autres syndicats de créer un fonds de garantie de la valeur de cette licence. Malheureusement, il nous a été proposé en retour que les victimes abondent le fonds, ce qui n’était évidemment pas acceptable. Toute cette situation était issue d’un contournement du cadre législatif par une entreprise qui était pourtant louée par un ministre, puis un Président, et invitée à l’Élysée, etc., tandis que les chauffeurs n’obtenaient pas de réponse à leurs courriers. Ils étaient simplement soumis aux aléas du marché. » ([224])
Tous les représentants des taxis ont dénoncé la passivité des autorités publiques – et en particulier de M. Emmanuel Macron, ministre de l’économie – face à la perturbation du secteur et aux drames que vivaient nombre de chauffeurs. Ainsi que l’a exposé M. Karim Asnoun : « Nous étions tous mobilisés pour dénoncer une dérive de plus des plateformes, qui, comme d’habitude, détournaient encore les règles pourtant faibles posées par la première loi Thévenoud. Pour éviter à leurs chauffeurs – qu’elles souhaitent non formés, malléables et corvéables à merci – de recevoir le peu de formation qui leur était ainsi imposé, elles ont en effet passé toutes leurs structures en statut “LOTI”. Sans doute du fait d’un vide juridique, les autorités françaises sont à nouveau restées passives alors que des milliers de véhicules sous ce statut “inondaient” le marché. Après plusieurs jours de mobilisation très dure, nous avons été reçus par le Premier ministre, le ministre de l’intérieur et le ministre des transports mais pas par M. Macron, qui avait seulement envoyé son directeur de cabinet. » ([225])
Aussi n’est-il pas étonnant que des violences entre les chauffeurs de taxis et les chauffeurs VTC aient pu survenir. Mme Emmanuelle Cordier, présidente de la FNDT-CPME, a rappelé que « [l]a vraie violence pour la profession est créée par le refus manifeste du Gouvernement de faire appliquer la réglementation. Comment voulez-vous qu’un chauffeur de taxi, qui passe des heures à attendre dans les aéroports, réagisse en voyant des centaines de véhicules VTC attendre dans la station essence la plus proche de l’aéroport, alors qu’ils n’en ont pas le droit ? Comment ne pourrait-il pas être tenté de faire lui-même appliquer la loi si l’État ne le fait pas ? » ([226]).
Selon M. Ahmed Senbel, c’est bien le manque d’écoute des représentants des taxis et le manque de considération pour leur situation qui ont conduit à des violences : « Des drames ont commencé à en résulter pour les familles des chauffeurs de taxis qui ne pouvaient plus vivre de leur activité. Certains ont commencé à faire la police eux-mêmes. Tout ceci aurait pu être évité et même les lois Thévenoud et Grandguillaume n’auraient pas été nécessaires si nous avions été reçus à temps. À l’occasion des lois Thévenoud et Grandguillaume, nous avons bien sûr été auditionnés à l’Assemblée nationale mais nous n’avons jamais pu rencontrer officiellement le ministre de l’économie. » ([227])
En outre, comme indiqué précédemment, il est avéré qu’Uber a délibérément organisé les troubles à l’ordre public en payant des chauffeurs de VTC pour manifester, voire en orchestrant des violences afin de pouvoir diffuser des images défavorables aux taxis et favorables aux intérêts des plateformes. M. BrahimBen Ali, secrétaire général du syndicat national INV, l’a confirmé à la commission d’enquête : « Uber n’a pas hésité à payer des personnes pour manifester contre la loi Grandguillaume. Les adhérents de notre syndicat n’ont pas été directement sollicités à cette fin, mais ils ont subi des pressions et des menaces de déconnexion. » ([228])
D’autres preuves de ces violences orchestrées ont été révélées par les Uber files. En 2016, alors que des manifestations de taxis ont lieu en Espagne, M. Mark MacGann invite à utiliser tous les débordements possibles pour mettre une pression supplémentaire sur les décideurs publics :
Mark MacGann : « Ce serait très efficace d’avoir des photos de violence à Barcelone cette semaine et d’autres incidents. »
Dans les documents transmis par l’ancien lobbyiste à la commission figure une note sur les violences des chauffeurs de taxis à Barcelone, qui liste ainsi 75 cas de violence desquels l’entreprise peut se prévaloir pour défendre ses intérêts ([229]). En réalité, la violence est dans l’ADN même d’Uber et de son fondateur, M. Travis Kalanick. Dans un message non daté transmis à la rapporteure, il invite ses équipes à appeler les chauffeurs et les clients de l’entreprise à la désobéissance civile. Alerté sur la présence de casseurs d’extrême droite au sein des manifestations de taxis, il répond par une formule qui en dit long : « La violence garantit le succès. » ([230])
Travis Kalanick : « Désobéissance civile. 15 000 chauffeurs. 50 000 passagers. Une marche pacifique ou un sit-in. »
Rachel Whetsone : « Pour information, Mark s’inquiète de la violence des taxis contre des chauffeurs de VTC, les syndicats étant débordés par des éléments issus de l’extrême droite cherchant à en découdre. C’est une chose dont il faut tenir compte. »
Mark MacGann : « Des casseurs d’extrême droite ont infiltré certaines manifestations de taxis. Nous allons réfléchir à une désobéissance civile efficace et en même temps protéger les gens. Croyez le ou non, grâce à Alexandre, nous avons de très bons contacts avec la préfecture de police de Paris. Nous ferons les choses de manière intelligente. »
Travis Kalanick : « S’il y a 50 000 passagers, ils ne pourront et ne feront rien. Je pense que ça peut valoir le coup… La violence garantit le succès. »
Dans un autre document que la commission a eu à sa disposition, daté du 23 août 2014, un employé d’Uber en Inde rappelle dans un message une consigne qui résume bien l’état d’esprit de la société : « Embrasser le chaos. » ([231])
Allen Penn : « Embrasser le chaos. Cela signifie que vous faites quelque chose qui a du sens. Il n’y a pas beaucoup de secteurs ou de gens qui, en une année, peuvent changer les choses comme vous le faites. Soyez fiers de cela, affermissez votre détermination et travaillez encore plus dur pour gagner. »
Ainsi que cela a été dit précédemment, lors de son audition par la commission d’enquête, M. Mark MacGann n’a pas caché ses regrets devant de telles pratiques : « Uber, en tant que société, en tant que start-up, en tant qu’entreprise responsable de tant de violence, au lieu de calmer le jeu, de suspendre le service illégal UberPop et de s’asseoir autour d’une table avec les représentants des taxis, m’a affecté des gardes du corps. Je n’en veux pas à ces chauffeurs de taxi d’être devenus un peu violents, car ils étaient paniqués. Ils se sont dit : cette société, aucun gouvernement seul ne peut y faire face. […]
« En quoi cacher des rencontres avec des dirigeants d’entreprises sert-il la démocratie ? En quoi cela sert-il le bien public de permettre à ces mêmes entreprises d’opérer de telle manière que la violence dans les rues de la capitale de votre pays, perçue par ces soi-disant entrepreneurs comme utile à leurs objectifs, fasse la Une des journaux de la planète entière ? Nos démocraties ont autant à craindre de ces blessures auto-infligées que des despotes et des autocrates avec leurs chars et leurs bombes. » ([232])
b. Des chauffeurs soumis à la plus grande précarité
Face aux fausses promesses d’Uber de créer des emplois de qualité, de nombreux chauffeurs de taxis et de VTC se retrouvent aujourd’hui dans une situation très précaire, avec des conditions de travail rendues difficiles par les règles édictées unilatéralement par Uber dans un seul but de rentabilité.
Uber est arrivée sur le marché avec la promesse de créer des milliers d’emplois indépendants, bien rémunérés et permettant à leur titulaire d’offrir des services de qualité tout en étant libéré des contraintes du salariat. « Devenez votre propre patron, devenez chauffeur » était devenu le slogan lancé à tous les jeunes en quête d’un travail, avec la participation active. Cela a déjà été dit, M. Emmanuel Macron, en tant que ministre de l’économie, participait lui-même à ce mythe, en prétendant qu’il valait mieux être chauffeur Uber que vendre de la drogue à Stains, reproduisant par-là une représentation stéréotypique des personnes sur le mode de la passivité à l’égard de leurs conditions matérielles d’existence, et comme des délinquants en puissance. Même le service public de l’emploi, encouragé par le ministère de l’économie qui visait alors l’inversion de la courbe du chômage, participait à des opérations de recrutement aux côtés d’Uber, ce qui est inouï !.
Néanmoins, les promesses d’Uber n’étaient que des mirages. Si les chauffeurs de VTC ont pu, pendant quelques mois, exercer leur métier dans des conditions de rémunération et de travail acceptables, ce qui a permis à Uber d’attirer à lui suffisamment de chauffeurs pour atteindre une taille critique sur le marché, la situation s’est brutalement inversée, en 2015, lorsqu’Uber a décidé unilatéralement d’augmenter significativement le montant de sa commission et d’abaisser le prix minimal de la course. Les chauffeurs, pris au piège et n’ayant personne avec qui négocier, ni chez les plateformes, ni auprès du Gouvernement, n’ont eu d’autre choix que de poursuivre leur activité dans des conditions fortement dégradées.
Auditionné par la commission d’enquête, M. Helmi Mamlouk, secrétaire général du syndicat FO-CAPA-VTC, est revenu sur l’augmentation brutale de la commission prélevée par Uber et la baisse drastique du prix de la course : « En 2014 et 2015, Uber a commencé sa démocratisation du VTC et les tarifs ont commencé à baisser. À l’automne 2015, le tarif initial avait même diminué de 40 % – il était passé de huit euros à cinq euros. Simultanément, la commission que la plateforme prenait est passée de 20 % à 25 % sans aucune explication préalable. Il n’existait en effet aucune forme de relation bilatérale avec les chauffeurs. Ces mouvements ont engendré des manifestations et nous avons commencé à nous organiser sous la forme d’une association appelée CAPA-VTC. » ([233])
M. Sayah Baaroun, secrétaire général du syndicat des chauffeurs privés, a confirmé la participation du service public de l’emploi au processus de recrutement de certains chauffeurs de VTC : « Le candidat [Macron] et tous les ministères nous répondaient que nous étions des jeunes de banlieue sans avenir et que travailler pour quatre ou cinq euros de l’heure était mieux que rien. Cette croyance était d’ailleurs très forte au niveau de l’État et je pense que c’est toujours le cas. À l’époque, cet écosystème faisait la tournée des banlieues avec le bus “70 000 entrepreneurs” afin de convaincre des jeunes de banlieue crédules de s’engager dans ce système de plateformes pendant trois ou quatre ans. En 2015 et 2016, le bus “70 000 entrepreneurs” circulait dans les banlieues. Lorsque vous entriez dans ce bus, un comptable vous indiquait qu’il pouvait vous ouvrir votre société gratuitement à condition que vous vous engagiez pour trois bilans avec lui, pour 1 500 euros par an. Ensuite, un loueur de leasing vous proposait de vous trouver un véhicule pour cinq ans au meilleur prix. Enfin, le centre de formation indiquait qu’il pouvait vous former gratuitement et vous amener à l’examen si vous vous engagiez à travailler pour telle ou telle plateforme. À cette époque, l’antenne Pôle emploi de Poissy invitait même des personnes qui cherchaient du travail à s’orienter vers ce bus. Nous leur avons expliqué que ce système était une arnaque car le modèle économique proposé n’était pas viable mais sans succès car nous n’avions rien à proposer à la place. […]
« Uber avait prévu de passer sa commission de 10 % à 15 % puis 25 % abruptement et sans consultation des chauffeurs alors que le prix de la course était identique. Uber joue également avec les différents paramètres du prix, tels que le prix de la prise en charge, de la minute et du kilomètre. Nous avons toujours cherché à reprendre le contrôle du tarif et nous n’avons jamais voulu nous associer aux petites structures qui voulaient entamer des négociations sur ce sujet. En effet, selon nous, négocier, c’est perdre car vous reconnaissez la légitimité du patron. » ([234])
M. Brahim Ben Ali a quant à lui expliqué avoir été attiré par les promesses d’Uber, avant de se heurter à la réalité : « J’ai travaillé pour Uber comme chauffeur, m’étant laissé berner par l’indépendance promise. Cette entreprise a utilisé des habitants des quartiers populaires, à qui elle a fait croire qu’ils seraient leur propre patron et posséderaient une grosse berline. Or la plupart d’entre eux se trouvent encore endettés aujourd’hui, puisqu’à l’époque Uber demandait la fourniture du véhicule par le chauffeur – qui était nécessairement une grosse berline –, mais l’entreprise se voulait rassurante en indiquant que l’emprunt serait vite amorti. » ([235])
M. Yassine Bensaci vice-président de l’association des VTC de France (AVF), a témoigné dans le même sens, en reprochant à l’État son inaction : « La plateforme [Uber] nous promettait en effet monts et merveilles. Beaucoup de chauffeurs se sont donc tournés vers cette profession. Nous nous sommes levés contre les applications dès la fin de l’année 2014 ou le début de l’année 2015. À cette époque, Uber avait lancé plusieurs services qui s’avéraient contraires à nos activités, notamment du fait de l’instauration du service UberPop. En effet, il s’agissait d’un service de transport entre particuliers qui représentait clairement une forme de concurrence déloyale vis-à-vis de nos activités de chauffeurs professionnels. Un écosystème s’est créé à l’arrivée de ces plateformes et ces personnes ont pu trouver du travail mais l’État a laissé faire n’importe quoi à une application qui est désormais une multinationale. Par conséquent, les VTC sont désormais tributaires de ces applications. » ([236])
La situation est d’autant plus difficile pour les chauffeurs de VTC que, outre l’augmentation de la commission prélevée par Uber, leur temps d’approche n’est pas payé, contrairement aux taxis. C’est ce qu’a révélé M. Helmi Mamlouk à la commission d’enquête : « Lorsque vous commandez un VTC, le chauffeur doit rejoindre votre localisation et ce temps d’approche n’est pas payé alors que le chauffeur travaille. En revanche, le temps d’approche d’un taxi est payé. De plus, le client peut prendre un taxi à l’endroit même où il se trouve et, dans ce cas, le tarif minimal s’élève effectivement à 7,30 euros. Par ailleurs, il est également nécessaire de se pencher sur le tarif à la minute et au kilomètre. Le tarif kilométrique des taxis est en effet plus élevé que celui des VTC dans l’ensemble des départements de France. » ([237])
En conséquence, les chauffeurs de VTC, même en travaillant avec plusieurs plateformes simultanément, ce qui est le cas d’un grand nombre d’entre eux, ne parviennent pas à vivre correctement de leur activité. Selon M. Helmi Mamlouk, « [s]i le chauffeur maîtrise bien ses coûts, il peut retirer environ 25 % du prix des courses, ce qui est très peu au vu du travail fourni. Ce pourcentage dépend cependant du type de véhicule et du statut juridique du chauffeur. […]
« Vous payez 25 % de cotisations sociales lorsque vous êtes autoentrepreneur. Dans l’exemple d’une course à 10 euros, le chauffeur paie 2,50 euros à l’Urssaf, 2,50 euros à Uber et 50 centimes au titre de la TVA. En outre, l’assurance professionnelle coûte en moyenne 200 euros par mois. Un véhicule en location peut quant à lui coûter entre 1 300 euros et 1 500 euros par mois. Ce montant est moins important pour les véhicules en leasing ou en location avec option d’achat (LOA). Enfin, il faut prendre en compte l’amortissement du véhicule si le chauffeur en est propriétaire. Concrètement, 75 % du prix de la course correspondent à des charges » ([238]).
Les promesses d’Uber et des plateformes en termes de créations d’emplois n’ont, elles non plus, pas été tenues. Il existerait aujourd’hui quelques 40 000 VTC enregistrés, mais rien ne prouve qu’il s’agit là de 40 000 créations d’emplois...
Le récent ouvrage de la sociologue Sophie Bernard, intitulé #UberUsés. Le capitalisme racial de plateformes ([239]), démontre tout le contraire. À partir d’une enquête comparée menée auprès d’une centaine de chauffeurs Uber à Paris, Londres et Montréal, Mme Sophie Bernard montre que la plateforme tire parti de la position spécifique occupée par la main-d’œuvre « racisée » dans le monde du travail, assignée en premier chef aux emplois précaires non qualifiés ou faisant l’expérience du déclassement. Ce n’est donc pas pour échapper au chômage que les chauffeurs se sont tournés vers Uber, mais en remplacement d’un contrat précaire, pénible et très mal payé auquel ils étaient déjà cantonnés. Ce n’est pas tant une aspiration en soi au statut d’indépendant, qu’une volonté de fuir de mauvaises conditions de travail, les travailleurs subissant les discriminations raciales se retrouvant les premiers exploités par les plateformes parce que « racisés ».
Les plateformes se sont senties d’autant plus libres d’imposer à leurs travailleurs des conditions de travail et d’emploi dégradées que ces-derniers ont souvent des origines étrangères : « Caractérisées par la combinaison du management algorithmique et de formes d’emploi ultra-flexibles, les plateformes numériques participent d’une reconfiguration de l’emploi précaire qui se révèle particulièrement adaptée à l’exploitation des travailleurs racisés. Elles peuvent ainsi tirer parti d’une main-d’œuvre disponible et docile qui, au moment même où elle croyait y échapper, se voit à nouveau assignée à “un travail pour immigré”. »
Ces affirmations ont été confirmées par les chauffeurs de VTC auditionnés par la commission d’enquête. Selon M. Helmi Mamlouk, « 80 % des personnes candidates pour devenir chauffeur VTC sont déjà des travailleurs et ce ne sont pas des jeunes qui “tiennent les murs” comme l’a prétendu notre Président. D’ailleurs, cette annonce s’est avérée blessante car les chauffeurs VTC sont des travailleurs, qui se lèvent souvent très tôt le matin pour aller chercher leur chiffre d’affaires » ([240]).
iii. Des conditions de travail dégradées
Les conditions de travail des chauffeurs de VTC sont rendues très difficiles par les plateformes. Comme l’explique Mme Sophie Bernard, « s’ils veulent en sortir, il faudra travailler plus longtemps – souvent entre 12 et 14 heures par jour. Idem pour certaines zones où ils peuvent bénéficier d’une majoration. Leur attitude, elle aussi, est contrainte. Il faut respecter des critères. Veiller au taux d’annulation. Surveiller son taux de refus de course. Sinon, c’est la déconnexion arbitraire. Une autre déception réside dans le rôle déterminant de la clientèle, qu’Uber a enrôlé comme de véritables contremaîtres évaluant sans cesse les chauffeurs. […] Ce système renvoie à un modèle assez ancien. Il date du XIXe siècle. C’est le tâcheronnat. À l’époque, le tâcheron était l’intermédiaire entre le capitaliste qui passait les commandes et les travailleurs à domicile. Ce marchandage a été interdit après de vives protestations contre l’écart entre les très mauvaises conditions de travail des ouvriers et l’enrichissement de ces intermédiaires » ([241]).
Les conditions de travail des chauffeurs de VTC sont d’autant plus rudes que, outre l’accroissement de leurs horaires de travail nécessaire au maintien d’un revenu de subsistance, ils font en outre face à des déconnexions abusives d’Uber en cas de non-respect des règles édictées de manière unilatérale par la plateforme.
En juillet 2021, Uber a ajouté une annexe à ses conditions générales d’utilisation dans laquelle il est précisé que l’entreprise « peut restreindre de manière définitive [l’accès à l’application] sans motif particulier et à tout moment ». Un préavis de trente jours est prévu, mais de nombreuses exceptions permettent de s’en abstenir. Uber justifie ce besoin de déconnexion en cas de non‑conformité des documents fournis par le chauffeur (permis, carte VTC), de fraude, de location de compte ou encore pour des raisons de sécurité, comme des agressions physiques ou verbales rapportées par des clients.
La déconnexion, temporaire ou définitive, a d’abord été utilisée comme un moyen de sanctionner les chauffeurs qui refuseraient des courses. Alors qu’un indépendant devrait pouvoir décider s’il accepte ou s’il refuse un client ou un trajet, Uber lui déniait ce droit... tout en refusant toute requalification en salariat. La seule explication donnée par la plateforme en cas de déconnexion est le « non-respect des conditions générales d’utilisation » de l’application ; lesquelles sont fixées par l’entreprise sans aucune consultation des chauffeurs. Aucune possibilité de contester la décision, qui s’apparente pourtant à un licenciement abusif. Nombre de chauffeurs se sont ainsi retrouvés sans emploi et sans revenu.
M. Jérôme Giusti, avocat, qui défend près de trois cents chauffeurs victimes de déconnexion abusives devant les conseils de prud’hommes, demande des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle ou sérieuse. Bien que la relation entre la plateforme et les chauffeurs ne repose pas, officiellement, sur un contrat de travail, il estime qu’Uber n’a pas le droit de mettre fin à une relation commerciale établie de manière aussi brutale, unilatérale et instantanée. Selon une enquête menée par le syndicat national INV en 2021, près de 80 % des chauffeurs déconnectés disent l’avoir été sans avertissement et 90 % affirment n’avoir eu droit à aucun recours.
De plus en plus, la déconnexion est aussi utilisée comme un moyen de faire taire les voix contestataires. Ainsi, ce sont les chauffeurs les plus anciens ou les plus revendicatifs qui sont exclus. Selon l’enquête menée par le syndicat national INV précitée, 90 % des 51 chauffeurs déconnectés interrogés exerçaient pour Uber depuis au moins deux ans, ils travaillaient en moyenne 58 heures par semaine et généraient un chiffre d’affaires de 4 199 euros par mois.
Ce constat a été confirmé à la commission d’enquête par M. Brahim Ben Ali, président du syndicat INV, qui défend depuis plusieurs années les droits des chauffeurs déconnectés abusivement : « À la suite de la création de notre mouvement, nous avons subi des pressions. On nous a laissé entendre que, si nous allions à contre-courant d’Uber, une multinationale puissante, nous risquerions des sanctions. […] Les déconnexions subies et abusives – sans préavis ni justification – ont persisté, plaçant nos collègues endettés dans une situation délicate. » ([242])
En tout état de cause, les risques pour la santé des chauffeurs sont systématiquement minimisés par Uber et les plateformes de VTC. Les chauffeurs, en tant qu’indépendant, sont placés dans des situations à risque sans aucun contrôle de leur durée de travail (durée maximale quotidienne et hebdomadaire, durée de repos quotidien et hebdomadaire, travail de nuit, heures supplémentaires, travail des jours fériés) et sans contrôle régulier de leur aptitude médicale ; tout cela nuit à la santé des chauffeurs et entraîne des risques d’accident de la route. À cet égard, la rapporteure souligne qu’aucune étude sur les accidents de travail des chauffeurs de VTC et livreurs n’est commanditée par les pouvoirs publics, qui ne sont donc jamais recensés comme tels, car les travailleurs sont des autoentrepreneurs.
Qu’ajouter de plus à ce témoignage de M. Brahim Ben Ali devant la commission d’enquête : « Enfin, je tiens à témoigner sur le fait que certains de mes collègues sont morts très jeunes. Je veux rendre hommage à Samir, un camarade cher à mon cœur, décédé d’une crise cardiaque. Il s’était plaint à son médecin, à qui il avait décrit ses conditions de travail chez Uber. Il disait qu’il était fatigué, malade, et qu’il ne se reposait pas assez. Rentrant chez lui, il a ressenti une douleur à la poitrine et il est mort. Je veux aussi vous parler de Mohammed, qui se levait le matin après s’être reposé deux ou trois heures à peine. Il reprenait le boulot parce qu’il n’avait pas le choix, ses créanciers n’attendaient pas ! Il s’est fait écraser par un camion du côté de Disneyland, à Marne-la-Vallée. Je vous parlerai aussi de Serge, à Toulouse, qui est mort d’un AVC – il se trouvait malheureusement seul à bord de son véhicule et n’a pas pu appeler les secours. Il y a tant de personnes qui meurent en exerçant cette profession… Doit-on en vivre ou en mourir ? Telle est la question. » ([243])
c. Une dégradation du service et des conditions de sécurité
Les conséquences du modèle Uber ne sont pas uniquement nuisibles pour les chauffeurs de taxis et les VTC, mais aussi pour les clients qui subissent la dégradation du service public de transport particulier de personnes.
La dégradation du service des VTC depuis quelques années a été soulignée par plusieurs des personnes entendues par la commission d’enquête, à commencer par M. Thomas Thévenoud : « La couverture médiatique a radicalement changé depuis : elle déplore généralement la qualité du service, rapporte des agressions, remet en cause la rentabilité du modèle ou évoque les difficultés des chauffeurs en matière de droit du travail. » ([244])
M. Luc Belot a lui aussi décrit l’inversion de la tendance entre la qualité du service rendu par les taxis et de celle des VTC « À cette époque, le niveau de service des taxis était bien éloigné de celui que nous connaissons désormais : les taxis n’acceptaient presque jamais la carte bancaire et n’avaient pas de monnaie. En région, il était très difficile de trouver un taxi. C’est alors qu’un acteur disruptif est arrivé sur le marché, avec un niveau de service bien supérieur. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les Uber rendent un service médiocre tandis que les taxis se sont largement améliorés.
« Depuis, le débat porte sur la reconnaissance du salariat pour ces travailleurs. Je ne pense pas qu’il s’agisse de la seule hypothèse à étudier, mais il est certain qu’on ne peut exiger une qualité de service élevée de la part de travailleurs qui ne gagnent pas assez pour vivre correctement.
« Nous sommes passés d’une situation où les taxis en service, à Paris en particulier, rendaient un service médiocre – quand est apparu un service disruptif, plus rapide, plus simple, et qui coûtait à peine moins cher –, à un système où les chauffeurs de VTC ne gagnent plus assez bien leur vie. Au début de cette aventure, dans de nombreux quartiers populaires, les seuls qui arrivaient à gagner suffisamment d’argent étaient soit chauffeurs Uber, soit dealers. Pour ma part, le choix était clair. Aujourd’hui, cette réalité n’est plus objective. » ([245])
La dégradation du service des VTC est inacceptable, puisqu’elle met en jeu la sécurité des clients des VTC. Depuis plusieurs années, les cas de harcèlement et d’agressions sexuels, voire de viols, dont sont accusés des chauffeurs de la plateforme, se sont multipliés. En 2019, à la suite du lancement de la campagne #UberC’estOver, les dirigeants d’Uber avaient été contraints de venir s’expliquer dans le bureau de Mme Marlène Schiappa, alors secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, dans le cadre d’une opération de communication bien coordonnée ; l’entreprise avait pris des « engagements fermes » pour assurer la sécurité et l’intégrité de toutes les femmes utilisatrices de l’application. On se demande bien ce qui a changé depuis ; cette stratégie de communication était-elle autre chose qu’une simple page de publicité ? Interrogée par la rapporteure dans le cadre de la commission d’enquête, Mme Schiappa n’a pu fournir aucun bilan attestant d’un quelconque renforcement des contrôles. Cela n’a pas empêché le Président de la République Emmanuel Macron, à l’occasion de la Journée mondiale contre l’élimination des violences faites aux femmes de novembre 2020, de citer Uber en exemple pour son offre de courses gratuites réservées aux femmes. Encore récemment, une femme a été victime d’une tentative d’enlèvement de la part d’un chauffeur VTC ([246]) ; comment cela est-il seulement possible ?
Les représentants du secteur ont expliqué à la commission d’enquête que l’insécurité de certains VTC s’explique par le manque de contrôle par les plateformes sur les chauffeurs recrutés. Ainsi que l’a indiqué M. Brahim Ben Ali : « Ce ne sont pas les VTC qui ternissent l’image d’Uber mais Uber qui ternit sa propre image en ne vérifiant pas le profil de ses chauffeurs. Il faut dire clairement les choses : certains faux chauffeurs ont un casier judiciaire bien rempli, des usagers se font agresser verbalement et physiquement, des femmes se font violer. Uber a banalisé ces violences et traité les victimes de viol de menteuses, jusqu’à ce qu’arrive le mouvement #UberCestOver. Pendant ce temps, de pauvres chauffeurs VTC subissent des amalgames, pour la seule raison que le Gouvernement ne veut pas réguler. La concurrence entre taxis et VTC est donc bien malsaine. » ([247])
M. Sayah Baaroun a quant à lui mis en cause les commissions locales chargées d’assurer la régulation du secteur du transport public particulier de personnes : « Les commissions locales taxis-VTC sont actuellement fantoches. En effet, la préfecture aborde uniquement le nombre de VTC et de taxis verbalisés. Notre combat n’a pas amené les plateformes dans ce cadre officiel qui devait permettre d’aborder l’aspect disciplinaire. En outre, celles-ci ont réussi à sélectionner des chauffeurs bien notés et à les faire participer aux commissions. […] Depuis que nous sommes revenus siéger dans ces commissions en 2020, nous constatons que les cas d’agressions ou de viols n’ont jamais été abordés alors que des centaines de témoignages ont été partagés dans le cadre du mouvement UberCestOver. Je me pose donc des questions sur la légitimité des acteurs présents dans ces commissions. » ([248])
L’arrivée d’Uber et le développement des VTC a donc fortement déstabilisé le transport public particulier de personnes, avec des conséquences sociales sur les chauffeurs de taxis mais aussi les chauffeurs de VTC eux-mêmes dévastatrices. Ce n’est toutefois pas la seule nuisance de l’ubérisation, qui a également entraîné des conséquences économiques et financières néfastes.
2. Les conséquences économiques
a. Les pertes liées au non-paiement de l’impôt sur les sociétés
La rapporteure a souhaité disposer d’un chiffrage du manque à gagner pour les finances publiques dû aux comportements d’optimisation et d’évasion fiscales d’Uber. Elle a, en conséquence, interrogé l’administration fiscale à ce sujet, au cours de son audition par la commission d’enquête, mais aussi par écrit.
Les réponses recueillies furent, pour le moins, décevantes. Interrogé sur la question de savoir si l’administration fiscale avait pu évaluer le montant d’impôt sur la société Uber devrait payer, M. Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, a affirmé : « Nous n’effectuons pas d’évaluation d’un éventuel manque à gagner. Dans le cadre de nos contrôles et de nos échanges, nous avons pu aboutir à un niveau de redevances que nous estimons convenable. »
La rapporteure estime que l’application de la loi fiscale, s’agissant d’une entreprise multinationale dont le respect des lois en vigueur n’est pas le point fort, et dont il est désormais avéré que les pratiques fiscales sont, sinon totalement illégales, du moins fort douteuses, bien loin de s’en tenir à un niveau « convenable », devrait être intégrale.
En ce sens, elle doit s’avouer choquée par la relativisation de l’importance de l’optimisation et de l’évasion fiscales d’Uber à laquelle s’est livré le directeur général des finances publiques : « Par essence, les plateformes sont constituées de cascades de sociétés. En l’espèce, la société Uber BV est la filiale néerlandaise de la société américaine Uber. Les stratégies d’évitement, d’évasion ou de localisation de trésorerie dans des paradis fiscaux et dans des États à fiscalité privilégiée ne concernent parfois pas l’assiette française de l’impôt mais l’assiette globale européenne. Pour ce qui concerne les sujets de profit, nous nous assurons que la rémunération de l’activité française, qui se traduit par une redevance payée par la société néerlandaise, se situe au niveau où nous sommes en droit de l’attendre. » ([249])
L’annonce faite en audition, d’après laquelle la DGFiP devait fournir à la rapporteure « tous les éléments chiffrés nécessaires », n’a pas, aux yeux de la rapporteure, été tenue. En effet, dans son courrier en réponse à notre demande, elle a indiqué : « S’agissant du manque à recouvrer, pour l’administration fiscale, découlant des pratiques d’évasion et d’optimisation fiscales d’Uber, la DGFIP ne dispose pas de telles données. »
La rapporteure estime que l’ignorance du manque à gagner pour les finances publiques des pratiques d’optimisation et d’évasion fiscale d’Uber n’est pas justifiée ni acceptable à l’heure où les comptes de la France sont exsangues.
b. Les pertes liées au non-paiement des cotisations sociales
La rapporteure s’est interrogée sur le coût de la « plateformisation » pour les organes de recouvrement des cotisations sociales. En particulier, puisque des décisions de justice ont, de manière répétée, abouti à la requalification de chauffeurs d’Uber en salariés, elle a voulu mesurer les conséquences qu’aurait une requalification générale de ces chauffeurs en salariés en termes de montants recouvrés au titre des cotisations sociales. Elle a, en conséquence, interrogé l’Urssaf sur les évaluations auxquelles elle aurait pu procéder sur cette question. Les réponses furent surprenantes.
En effet, l’Urssaf a bien procédé à une évaluation du manque à gagner en termes de cotisations résultant de la sous-déclaration de leur chiffre d’affaires par les autoentrepreneurs des plateformes. Ainsi que M. Yann‑Gaël Amghar, directeur général de l’Urssaf, l’a indiqué au cours de son audition, « en 2021, nous avons évalué le chiffre d’affaires réalisé par des personnes inscrites comme autoentrepreneurs sur des plateformes à un peu plus de 1,4 milliard d’euros ; 200 000 microentrepreneurs sont concernés, dont 70 % travaillent dans les secteurs de la livraison et des VTC. La comparaison avec les chiffres d’affaires qu’ils déclarent montre qu’un peu plus de 800 millions de chiffre d’affaires n’est pas déclaré, soit plus de 40 %, étant entendu que ces chiffres sont plus élevés dans les secteurs des livraisons et des VTC. Deux tiers de ces 200 000 microentrepreneurs ne déclarent pas tout leur chiffre d’affaires. La perte de cotisations est évaluée à 144 millions d’euros » ([250]).
M. Amghar a insisté sur le fait que ces évaluations représentaient un minimum. En effet, il a déclaré : « Tout d’abord, nous réalisons [ces évaluations] à partir des chiffres d’affaires des personnes que les plateformes identifient comme ayant une activité économique, ce qui n’est pas le cas de toutes, certaines étant identifiées – d’ailleurs parfois à raison – comme des personnes physiques sans activité économique. Un comptoir de plateforme est en effet un support technique qui renvoie à des activités très différentes : livraisons et VTC, certes, mais aussi ventes et ventes d’occasions entre particuliers. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève véritablement d’activités économiques et de transactions entre particuliers qui n’ont pas vraiment de caractère économique. Une part importante des utilisateurs des plateformes est identifiée comme personnes physiques sans que l’on puisse être parfaitement assuré de la précision d’une telle caractérisation. Ensuite, les données transmises par certaines plateformes sont partielles ou lacunaires. Enfin, la comparaison entre les données des plateformes et les chiffres d’affaires déclarés par des autoentrepreneurs ne permet pas de savoir si l’ensemble des revenus de ces derniers est issu de la plateforme ou s’ils ont d’autres sources de revenus. »
La rapporteure relève que l’Observatoire du travail dissimulé, organe relevant du Haut conseil du financement de la protection sociale (HCFIPS), soulignait « le caractère toujours très fraudogène de la micro-entreprise, la part de cotisations éludées associée à ce mode d’exercice professionnel étant évaluée entre 17 et 26 % des cotisations dues (soit un manque à gagner estimé entre 1 Md € et 1,5 Md € en 2021) » et le fait que « les microentrepreneurs utilisateurs de plateformes se caractérisent par un taux de cotisations éludées extrêmement important – en moyenne 43 % -, particulièrement intense dans les secteurs des VTC (62 %) et de la livraison (58 %) » ([251]).
En revanche, ni l’Urssaf, ni, à la connaissance de la rapporteure, aucun organe de contrôle ou d’inspection n’a procédé à une évaluation du manque à gagner résultant du statut d’indépendant qui est celui de la plupart des travailleurs des plateformes en lieu et place du statut de salarié qui devrait caractériser les chauffeurs Uber au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation. M. Amghar a affirmé : « Nous n’avons pas de chiffrages macro en matière de fausse sous-traitance. La requalification en salariat doit être en effet appréciée à partir d’une analyse très précise des conditions concrètes de fonctionnement de la plateforme et des relations entre celle-ci et les travailleurs, laquelle ne peut se faire que dans le cadre d’un contrôle sur pièces et sur place. » ([252])
La rapporteure déplore cette absence d’évaluation du manque à gagner résultant du statut d’indépendant qui est celui de la plupart des travailleurs des plateformes en lieu et place du statut de salarié et la juge très surprenante alors que des décisions de justice multiples, émanant notamment, dans le cas d’Uber, de la Cour de cassation, organe suprême des juridictions civiles, ont prononcé la requalification de chauffeurs en salariés, et qu’un projet de directive européenne tend à instaurer une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs des plateformes (voir infra).
Il est vrai que les allègements successifs de cotisations sociales, résultant de la politique libérale résolument suivie par les gouvernements qui se sont succédés depuis une vingtaine d’années, ont eu pour effet de réduire fortement les montants de cotisations perçus sur les salaires proches du SMIC, alors que les indépendants sont loin d’avoir bénéficié d’allègements d’une telle ampleur ([253]). Cependant, il faut également rappeler qu’outre des sanctions pénales, le travail dissimulé entraîne, non seulement la réintégration dans l’assiette des cotisations des rémunérations non déclarées, mais aussi l’annulation des réductions ou exonérations dont a pu bénéficier l’employeur ([254]).
Toutefois, la rapporteure constate, ici encore, une forme d’inertie de la part des autorités, voire une réticence à reconnaître la responsabilité des plateformes, comme si la perspective d’une requalification des chauffeurs d’Uber en salariés constituait une éventualité incertaine et comme si seule la fraude commise par les chauffeurs indépendants était une priorité, à l’exclusion de celle commise par Uber ou d’autres plateformes VTC. Elle rappelle que l’actuel ministre du travail, M. Olivier Dussopt, a pris publiquement parti pour une « présomption d’indépendance » et constate que, de fait, les plateformes qui ont foulé aux pieds le statut du salariat demeurent largement impunies faute d’être poursuivie systématiquement par ses chauffeurs lésés. Elle ne peut qu’appeler à une prise de conscience du caractère néfaste de la plateformisation pour la solidarité nationale.
3. Les conséquences environnementales
Outre les conséquences sociales et économiques de l’ubérisation, le développement des VTC a également un impact négatif sur l’environnement, même si Uber tente de le dissimuler.
a. Le discours selon lequel Uber œuvre en faveur de la décarbonation des transports est contestable
Dans le cadre de sa stratégie de développement, Uber prétend œuvrer en faveur de la décarbonation des transports. En constituant une alternative à la voiture individuelle et en permettant aux citadins de se passer d’une voiture, les VTC permettraient de diminuer l’usage de la voiture dans les zones urbaines et de réduire les nuisances qui y sont associées – embouteillage, pollution de l’air, nuisances sonores.
Pour conforter sa thèse, Uber s’appuie notamment sur des études réalisées pour elle par le bureau de recherche 6t, spécialisé dans l’étude des pratiques de mobilité, des modes de vie et des usages des territoires, et dont la commission d’enquête a auditionné le fondateur et directeur M. Nicolas Louvet. Même si, comme indiqué précédemment, M. Louvet a précisé, « c’est le cabinet 6-t qui a approché Uber et non l’inverse », ces études ont néanmoins été réalisées avec la coopération d’Uber car il n’existait pas de données publiques dans ce domaine ([255]).
Ces études ayant été réalisées « pour Uber », il n’est guère étonnant d’y retrouver les principaux éléments de langage de la plateforme. Ainsi l’étude de 2015 citée précédemment indique que « [d]ans l’agglomération parisienne, Uber a entraîné chez ses usagers une diminution du parc automobile de 5,4 %. Cette diminution est plus faible que celle du parc automobile des usagers d’Autolib (- 23 %) et des usagers de Communauto (- 67 %), un système d’autopartage en boucle (6t, 2013). Mais en valeur absolue, Uber aurait déjà supprimé plus de voitures en Île-de-France qu’Autolib’ et Communauto réunis » ([256]). De même, l’étude de 2018, déjà évoquée, montre que 17 % des ménages sondés déclaraient avoir abandonné une voiture sans la remplacer et qu’Uber aurait joué un rôle dans cet abandon pour 25 % d’entre eux ; et d’en conclure que « grâce aux abandons de voitures pour lesquels Uber a joué un rôle majeur, entre 1,5 et 3 millions de kilomètres journaliers ont été évités en Île-de-France » ([257]).
Deux autres études menées par 6t-bureau de recherche visent quant à elles à vanter les mérites de l’option Uber Green mise en place par Uber en 2016, et qui propose des trajets uniquement en véhicule hybride ou électrique. L’une d’elles, menée auprès des utilisateurs de l’application ([258]), révèle que l’utilisation de l’option Uber Green permet à « une part importante des utilisateurs » de « mieux connaître les voitures électriques et hybrides » et de « prendre conscience du silence, du confort et des qualités esthétiques de ces voitures » ; Uber Green participerait ainsi « à la banalisation du véhicule électrique et hybride ». L’autre, menée auprès des chauffeurs ([259]), voudrait montrer que « l’utilisation d’une voiture hybride est plus intéressante financièrement que l’utilisation d’une voiture thermique pour les chauffeurs » car « le coût d’achat moyen ne varie pas significativement entre les voitures hybrides et thermiques » ; ce qui n’a rien d’évident.
Pas un mot sur la très faible portée de l’option Uber Green, puisque – comme cela est indiqué en début d’étude – seuls 1 500 véhicules sont accessibles via cette option. Or 90 % des utilisateurs « déclarent qu’ils auraient utilisé une autre option Uber si Uber Green n’avait pas été disponible ». L’option est donc bien un simple affichage, sans effets réels en termes environnementaux, lesquels ne sont d’ailleurs pas documentés. En outre, il est avéré que le développement d’Uber et des VTC a été au moins en partie responsable de l’échec d’Autolib, le service de voitures 100 % électriques en autopartage, abandonné en 2018, se substituant ainsi à une solution qui était de fait moins polluante pour l’agglomération parisienne.
Ces études menées pour Uber ne permettent donc en aucun cas de conclure de manière certaine à un impact environnemental positif des VTC. Une étude menée par le même 6t-bureau de recherche pour le compte de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) parvenait d’ailleurs à des conclusions beaucoup plus mesurées : « L’adoption des VTC est corrélée à une légère diminution de l’équipement automobile des usagers, ainsi qu’à une légère diminution du nombre de kilomètres parcourus en voiture (personnelle et partagée) par les usagers, mais aussi à une diminution de l’usage du taxi, une légère diminution de l’usage des transports en commun et une légère augmentation de la marche. » ([260])
b. En réalité, l’ubérisation alimente la crise climatique
En réalité, contrairement aux slogans et à ce qu’Uber voudrait nous faire croire, d’autres études présentent des résultats opposés et tendent à montrer que le développement des VTC a un impact environnemental négatif.
La thèse selon laquelle les VTC contribueraient à réduire l’usage de la voiture avait déjà été remise en cause – en creux – dans l’étude du 6t‑bureau de recherche de 2015, qui montre que les services de VTC « créent un marché et une nouvelle demande » : « 40 % des usagers déclarent que ces services leur permettent de faire des déplacements qu’ils n’auraient pas pu faire avant. Cette part s’élève à 53 % pour les 20 % des usagers qui ne possèdent pas le permis de conduire. » ([261])
En 2019, une étude menée par plusieurs organisations de défense de l’environnement, relayée en France par l’ONG Transport & environnement ([262]) et l’association Respire, est venue confirmer qu’Uber, en augmentant le nombre de voitures en circulation, contribue à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre et à la pollution de l’air dans les grandes villes européennes.
Selon les données collectées dans le cadre de cette étude, le nombre de chauffeurs de VTC avait plus que doublé en trois ans. En France, il est ainsi passé de 15 000 en 2016 à 30 000 en 2019 ; cette tendance s’est depuis poursuivie, puisque 40 000 VTC sont aujourd’hui enregistrés. Or les VTC sont venus s’ajouter au parc de taxis et autres véhicules avec chauffeurs, sans les remplacer. En conséquence, le nombre de kilomètres parcourus par un chauffeur de VTC ou de taxi étant en moyenne cinq fois supérieur à celui d’un particulier, la tendance à la baisse du nombre de kilomètres réalisés en voiture observée depuis les années 2000, est remise en cause.
D’un point de vue environnemental, l’arrivée d’Uber aurait selon les estimations présentées dans l’étude contribué à l’émission de 180 000 kilotonnes de dioxyde de carbone (CO2) dans une ville comme Paris et à 335 kilotonnes de CO2 à Londres, soit pour ces deux villes l’équivalent des émissions de 250 000 véhicules supplémentaires. L’étude constate aussi qu’à Londres, la hausse du nombre de trajets effectués en VTC (+ 25 % depuis 2012) est fortement corrélée à l’évolution des émissions de CO2 dues à la circulation (+ 23 %).