N° 1824
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 novembre 2023.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements,
Président
M. Patrick HETZEL
Rapporteur
M. Florent BOUDIÉ
Députés
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TOME I
RAPPORT
Voir les numéros : 1064 et 1181.
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La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, est composée de :
– M. Patrick Hetzel, président ;
– M. Florent Boudié, rapporteur ;
– M. Aymeric Caron, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Mandon, M. Ludovic Mendes, vice-présidents ;
– Mme Félicie Gérard, Mme Patricia Lemoine, M. Pierre Morel-A-L’Huissier, M. Roger Vicot, secrétaires ;
– M. Mounir Belhamiti, Mme Aurore Bergé (jusqu’au 20 août 2023), M. Ugo Bernalicis, Mme Clara Chassaniol (à compter du 30 septembre 2023), M. Romain Daubié, Mme Marina Ferrari, M. Philippe Guillemard, Mme Emeline K/Bidi, Mme Julie Laernoes (à compter du 7 novembre 2023), M. Marc Le Fur, M. Benjamin Lucas (jusqu’au 7 novembre 2023), Mme Sandra Marsaud, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller, M. Serge Muller, M. Julien Odoul, M. Éric Poulliat, M. Michaël Taverne, Mme Cécile Untermaier, M. Alexandre Vincendet.
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SOMMAIRE
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Pages
A. le lourd bilan humain, matériel et économique
1. Des violences frappant, à des degrés divers, l’ensemble du territoire national
2. Des destructions spectaculaires sans effet économique perceptible
3. L’hystérisation du débat public autour des violences, entre saturation et caricatures
B. La réponse institutionnelle aux violences
1. L’action des forces de l’ordre au cours des manifestations
a. Les journées nationales d’action et les rassemblements non-déclarés
b. Les événements survenus à Sainte-Soline le 25 mars 2023
2. Des suites judiciaires difficiles à appréhender sur le plan statistique
a. Un taux de réponse pénale contrasté
b. La nécessité de construire un outil statistique fiable
II. Les nouveaux rapports entre « violences » et mouvement social : des mots aux actes
A. La montée des radicalités : un continuum de la violence ?
1. Conflictualité sociale et violences lors des manifestations contre la réforme des retraites
i. Des cortèges syndicaux maîtrisés
ii. Les précortèges au cœur de la violence
b. Les rassemblements spontanés : des mouvements imprévisibles vecteurs d’affrontement
c. Des violences et des affrontements rattachés à l’ultradroite
2. Le phénomène émergent : des radicalités violentes au nom de l’urgence climatique
a. Des mouvements revendicatifs non sans précédents
b. La marche sur Sainte‑Soline : point d’orgue ou évènement fondateur ?
ii. Une manifestation non déclarée suscitant des tensions croissantes et une polarisation médiatique
iii. Une confrontation rendue inévitable par le positionnement de certains protagonistes
B. La nébuleuse des groupes auteurs de violences : une détermination totale, un profilage complexe
1. Derrière les masques des black blocs, un ensemble hétéroclite
i. La catégorisation idéologique
c. La légitimation décomplexée du recours à la violence
d. Une organisation horizontale, un financement modeste, un fonctionnement efficace
i. Une organisation horizontale
iii. Un fonctionnement efficace
ii. Les passerelles avec certaines structures syndicales et des groupes d’étudiants
a. La myriade de structures composant la mouvance écologiste : chronique d’une radicalité annoncée
c. De la désobéissance civile à l’action violente : un cheminement tortueux
i. Un sentiment partagé d’urgence et de trahison
iii. « L’éco-terrorisme » : un risque, pas une menace matérialisée
3. Les individualités entraînées dans la spirale de la violence
a. Des individus sans lien avec les groupuscules
i. La participation de « madame et monsieur Tout-le-monde »
ii. La délinquance opportuniste
b. Une nouvelle psychologie des foules ?
a. Des interventions à concevoir et à mener dans un environnement complexe
b. Un besoin de coopération renforcée avec les organisateurs et les participants des manifestations
i. La communication avec les manifestants : un axe à approfondir
ii. La coopération avec les services d’ordre des syndicats
iii. Les sommations : une procédure à clarifier
c. Un statut à définir pour les journalistes et les observateurs
b. Adapter les armes du maintien de l’ordre pour un usage graduel et proportionné de la force
d. Conforter les capacités d’anticipation procurées par les renseignements territoriaux
e. Une nécessaire coopération policière européenne
3. Un lien à cultiver entre police et population
a. Conforter l’indépendance des services d’inspection
b. Assurer le respect du port du numéro RIO
1. Un arsenal préventif et répressif récemment renforcé mais qui reste à consolider
i. Un régime déclaratif pouvant donner lieu à interdiction sous le contrôle du juge administratif
iii. Le nécessaire développement d’incriminations et de sanctions pénales adéquates
b. La lutte contre les associations et groupements de fait qui provoquent à la violence
i. Les assouplissements opérés par la loi du 24 août 2021
ii. La surveillance administrative : l’analyse des sources ouvertes et du renseignement
iii. La dissolution : une décision utile strictement contrôlée par le juge administratif
2. Un traitement judiciaire des violences à perfectionner
a. L’indispensable objectivation de la preuve
i. Les produits de marquage codé
b. Sécuriser le début de la procédure judiciaire
i. Mieux documenter l’interpellation des auteurs de violences lors des manifestations
ii. Fluidifier les relations entre l’agent interpellateur et l’officier de police judiciaire
iii. Mieux contrôler la garde à vue
c. La délicate judiciarisation du renseignement
Contributions des membres de la commission d’enquête
1. Contribution de M. Patrick Hetzel, député du Bas-Rhin
2. Contribution de M. Benjamin Lucas, membre du groupe écologiste-NUPES
3. Contribution de M. Julien Odoul, membre du groupe Rassemblement National
4. Contribution de Mme Edwige Diaz, membre du groupe Rassemblement national
5. Contribution du groupe LFI-NUPES
ANNEXE N° 1 : Liste des personnes auditionnées par la commission d’enquête
ANNEXE N° 2 : Liste des personnes auditionnées par lE rapporteur lors de déplacements
1. Gironde, le lundi 17 juillet 2023
2. Deux‑Sèvres, le mercredi 6 septembre 2023
ANNEXE N° 3 : Liste des contributions écrites
ANNEXE N° 4 : Lettre du garde des Sceaux
ANNEXE N° 5 : Étude comparative du maintien de l’ordre en Europe
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Avec ce rapport d’enquête prennent fin les travaux d’une commission qui aura œuvré pendant six mois, avec patience et méthode, pour tenter d’éclairer le Parlement et, à travers lui, les Français, sur les violences qui ont entaché tout au long du printemps 2023 le débat public autour de grands enjeux sociaux et environnementaux.
Le sujet est d’importance pour l’ensemble de la nation, et la procédure l’a montré. Alors que les commissions d’enquête procèdent désormais, pour leur grande majorité, du « droit de tirage » dont bénéficient les groupes politiques, celle‑ci a connu une genèse différente. C’est dans l’Hémicycle, le 10 mai 2023, à l’issue d’un débat de plusieurs heures, que les députés ont décidé de sa création par 204 voix contre 47. Les trente membres appelés à y prendre part recevaient alors une mission essentielle, simple dans son principe mais délicate dans ses modalités : établir, comprendre et expliquer ce qui, entre le 16 mars et le 3 mai, avait conduit à des violences, contre les personnes et contre les biens, lors de manifestations et de rassemblements déclarés, spontanés voire interdits.
L’État de droit appelle un équilibre subtil entre l’exercice des droits fondamentaux d’une part, la protection des personnes et des biens d’autre part. Son origine réside dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. »
La rédaction initiale de la résolution prévoyait d’enquêter sur « la structuration, le financement, l’organisation des groupuscules et la conduite des manifestations illicites violentes ». C’était donner une tonalité répressive et confiner à l’investigation judiciaire. Fort à propos, en commission des Lois puis devant l’Assemblée nationale, le rapporteur Florent Boudié s’est attaché à corriger cet objet : documenter les actes commis par les auteurs de violences en manifestations, certes, mais dans toutes les manifestations et rassemblements, et explorer également le déroulement des événements en cause pour interroger les succès, les carences et les manquements du maintien de l’ordre. La commission d’enquête qui naissait du vote des députés, le 10 mai, n’avait pas vocation à instruire à charge ; tout au contraire, elle recevait mission d’observer tout, de tous les points de vue, et d’établir des faits collectivement admis.
C’est dans ce contexte que les commissaires m’ont fait l’honneur, lors de la réunion constitutive du 24 mai, de me désigner à la présidence de la commission d’enquête. J’ai tâché de diriger ses travaux dans cet esprit d’impartialité et d’objectivité. Chaque sensibilité a pu s’exprimer, non seulement parmi les députés membres de la commission, mais également dans la société française dont les institutions, les associations, les observateurs de tous les horizons ont été conviés à déposer. Les suggestions d’audition présentées par les différents groupes politiques ont toutes été satisfaites et, si les comptes rendus témoignent d’échanges parfois vifs, ils reflètent fidèlement une confrontation des regards qui est le cœur de la démocratie comme de la fonction parlementaire.
La commission d’enquête a beaucoup travaillé. Elle a procédé à près de quarante auditions à l’Assemblée nationale, représentant plus de cinquante heures d’échanges. Une délégation du bureau a effectué deux déplacements sur le terrain, dans les départements de la Gironde et des Deux‑Sèvres, pour interroger les acteurs locaux et pour acquérir une connaissance approfondie des lieux sur lesquels des confrontations avaient éclaté.
Ce rapport d’enquête est le fruit de ces travaux. En croisant les récits et les relations des événements, le rapporteur parvient à établir des faits et à restituer les différents points de vue pour peindre un tableau fidèle des heurts du printemps. Les éléments qu’il présente, avec rigueur et objectivité, nourriront le débat. Bien sûr, chacun bâtira à partir de ces prémisses des démonstrations différentes, en lien avec sa sensibilité politique, mais au moins la base de réflexion pourra-t-elle constituer un socle commun. Le rapporteur a ensuite formulé des conclusions personnelles et des préconisations ; les membres de la commission qui l’ont souhaité, dont je suis, ont fait de même, et leurs contributions sont annexées au présent volume. Là encore, telles sont les règles du jeu démocratique, que cette commission d’enquête a scrupuleusement respectées.
À l’heure où la commission d’enquête arrive à son terme, mes remerciements sincères vont aux députés qui l’ont composée. Tout au long des travaux, les débats ont été riches, instructifs, parfois sensibles et à l’occasion tranchés, mais toujours respectueux, ouverts et pluralistes. Les désaccords de fond n’ont jamais fait obstacle à la discussion, et tous les commissaires, sur tous les bancs, ont fait avancer la réflexion collective. Qu’il me soit permis d’adresser une pensée chaleureuse au rapporteur Florent Boudié, pour la confiance réciproque qui nous a animés en permanence dans l’exercice de nos prérogatives respectives.
Un regret, toutefois, perdure. La commission d’enquête a donné la parole à tous. Le plus souvent, elle a offert une tribune à ceux qui souhaitaient témoigner de leurs expériences et de leurs convictions. À de rares occasions, elle a dû user des pouvoirs que lui confère l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires pour convoquer ses interlocuteurs et dissiper, de vive voix, les préventions nourries à l’encontre de ses visées supposées. Les auditions en question ont été, finalement, profitables à tous. Pourtant, malgré la convocation formelle de ses porte-paroles, prompts à s’exprimer face aux médias mais visiblement suspicieux devant l’institution parlementaire, une organisation a obstinément refusé de paraître. Les Soulèvements de la Terre ont pourtant joué un rôle capital dans les événements de Sainte‑Soline qu’il appartenait à la commission d’enquête de documenter. En dépit de multiples relances et de plusieurs discussions infructueuses sur les conditions d’une audition, celle-ci n’a pu avoir lieu. Ce refus de concourir à l’exercice démocratique, dans des conditions de publicité transparentes avec les élus de tous bords, est dommageable à tous : à la commission d’enquête privée d’éléments utiles, aux convictions privées d’écho, à la République dont les principes les plus évidents sont sapés. Pour cette raison, et comme le droit le commande, j’ai requis du procureur de la République de Paris l’exercice de poursuites pénales sur le fondement de l’article 6 de l’ordonnance précitée à l’encontre des porte-paroles convoqués. La loi protège l’information des députés car une Assemblée nationale méprisée, devant laquelle on comparaîtrait seulement selon son bon vouloir, serait un bien pauvre garant des libertés démocratiques : les droits du Parlement doivent être défendus ; j’y ai donc pris ma part dans les fonctions qui étaient les miennes.
Tel est l’esprit qui a présidé aux travaux de cette commission d’enquête et qui a concouru, je l’espère, au soutien quasi unanime exprimé par ses membres à l’adoption du présent rapport. Je forme le vœu qu’il alimente, à son tour, les réflexions des différentes institutions pour que les manifestations et les rassemblements à venir, au cours desquelles les Français usent de leurs libertés fondamentales et prennent légitimement part aux choix politiques de la nation, se déroulent dans le respect de l’ordre public et de l’État de droit.
Patrick Hetzel
Député du Bas-Rhin
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Le souci de garantir la sécurité dans notre pays, comme la liberté fondamentale de manifester sans heurt, de même que la volonté de prévenir de nouvelles fractures et de nouveaux traumatismes, dans une société qui n’en manque pas, ont conduit l’Assemblée nationale à décider la création, le 10 mai 2023, d’une commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements ([1]). Présentée à l’initiative des groupes Renaissance et Horizons ([2]), la proposition de résolution a été adoptée par 204 voix pour ([3]) et 47 voix contre ([4]).
Nul n’ignore que le premier semestre de l’année 2023 a été marqué par la contestation du projet de réforme des régimes de retraite soumis au Parlement ([5]), ainsi que par l’opposition à des projets d’infrastructures tels que la construction de réserves de substitution d’eau à Sainte‑Soline. Les nombreuses journées d’actions syndicales, les manifestations et rassemblements intervenus dans ce contexte ont souvent été émaillés de dégradations matérielles, d’atteintes aux personnes, ainsi que de violents affrontements visant les forces de l’ordre.
À bien des égards, les exactions et les troubles à l’ordre public observés durant la période examinée par la commission d’enquête parlementaire évoquent les désordres survenus en France, depuis le début des années 2000, en marge de mouvements porteurs de revendications sociales, politiques ou culturelles, ou encore à l’occasion de sommets internationaux ([6]). Toutefois, la nature et la gravité des blessures physiques et des dommages psychologiques subis par les manifestants et les membres des forces de l’ordre, l’ampleur des préjudices matériels, ainsi que le degré de radicalité et de violence atteint notamment dans la remise en cause des institutions, montrent qu’un cap supplémentaire a été franchi. L’enchaînement de confrontations et de destructions spectaculaires ne participe plus de la dramaturgie ordinaire des conflits sociaux. Il reflète l’émergence et l’enracinement de nouvelles radicalités et d’individus ayant basculé dans l’extrémisme, en marge des mouvements revendicatifs. D’évidence, un tel phénomène pose la question des conditions de sécurité au sein et aux abords des manifestations et rassemblements et, au-delà, du maintien de l’ordre dans l’espace public. De même qu’il interroge notre capacité collective à dénoncer clairement de tels actes et celle de l’État à juguler les individus et groupes violents, à les identifier, les interpeller et à engager les voies de judiciarisation permettant les sanctions.
Aussi, les membres de la commission d’enquête se sont-ils assignés trois objectifs principaux dans la conduite de leurs travaux. En premier lieu, cerner le profil des groupes et individus présents sur le théâtre de rassemblements en marge desquels ont éclaté des violences, et dissiper les dénis comme les fantasmes quant aux actions qui leur sont effectivement imputables. En second lieu, comprendre et rendre compte de l’organisation des structures impliquées, de leurs ressources matérielles et humaines, de leurs motivations, de leurs soutiens, de leurs modes opératoires. En dernier lieu, déterminer des moyens nécessaires pour prévenir et réprimer leurs actions violentes, en évaluant la pertinence du cadre légal et des dispositifs de maintien de l’ordre. À cet égard, la commission d’enquête a entendu disposer d’éclairages à propos des moyens juridiques, de nature administrative et judiciaire, dont disposent les pouvoirs publics à l’étranger afin de lutter contre des phénomènes comparables.
À cet effet, la commission s’est attachée à recueillir toute information pertinente auprès d’universitaires et de journalistes spécialisés dans l’analyse des manifestations et mouvements radicaux ou les ayant couverts en reportage, auprès de parties prenantes de la société civile (syndicats, organisations non gouvernementales, réseaux sociaux). Elle a évidemment sollicité des représentants des unités chargées du maintien de l’ordre. Elle a auditionné les trois derniers préfets de police de Paris et l’ensemble des directions compétentes en matière de sécurité publique à l’échelle nationale et territoriale, avant d’interroger le ministre de l’intérieur et plusieurs de ses prédécesseurs, ainsi que d’autres membres du Gouvernement. Sans préjuger des suites susceptibles d’être données aux procédures judiciaires dont ils peuvent faire l’objet, la commission s’est en outre efforcée de donner la parole aux groupes et individus identifiés prenant part aux rassemblements et manifestations afin qu’ils expriment leurs positions et qu’ils répondent eux-mêmes aux questionnements que suscitent leurs modes d’action et leurs initiatives passés. C’est là la trame des 39 auditions et tables rondes ([7]) tenues entre la fin du mois de mai et le début du mois d’octobre 2023, à l’Assemblée nationale comme à l’occasion de déplacements effectués en Gironde et dans les Deux-Sèvres.
Cette démarche découle du mandat confié par l’Assemblée nationale sur le fondement de la proposition de résolution déposée par les présidents des groupes Renaissance et Horizons, et clarifiée lors de son examen par la commission des Lois. À l’initiative de votre rapporteur, cette dernière a entendu recadrer l’objet de la commission d’enquête par trois modifications ([8]) :
– d’une part, le report du terme de la période examinée du 4 avril au 3 mai 2023, date d’examen de la résolution par la commission des lois, de façon à étudier l’ensemble de la séquence et des mobilisations ayant été le prétexte de violences et de dégradations, en particulier les manifestations et rassemblements survenus à la suite de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi de financement rectificative de la sécurité sociale ([9]), ainsi que la journée nationale d’action organisée le 1er mai ;
– d’autre part, l’élargissement du périmètre de l’enquête à l’ensemble des « manifestations et rassemblements » de la période ([10]), quand la proposition de résolution ne visait dans sa rédaction initiale que les manifestations illicites ;
– enfin, une définition plus extensive de la finalité des travaux afin d’intégrer à l’analyse des événements intervenus au cours, en marge et à la suite des cortèges et des rassemblements, ainsi que le comportement de tous les acteurs, y compris – c’est le rôle d’une commission d’enquête pluraliste par construction – des forces de l’ordre : la proposition de résolution n’emportait initialement que l’obligation d’examiner la « conduite » des manifestations et des rassemblements, terme ambigu remplacé à l’initiative de votre rapporteur par celui de « déroulement ».
La précision terminologique revêt ici toute son importance. Ainsi, le rôle de la commission d’enquête n’était pas de se prononcer sur le bien-fondé des revendications exprimées ou invoquées à l’occasion des mouvements revendicatifs, mais bien de comprendre les ressorts des violences et des dégradations dont ils avaient pu être le prétexte. Les travaux devaient porter sur les violences commises dans le contexte particulier de mouvements revendicatifs ([11]).
Au terme des travaux de la commission d’enquête, trois enseignements essentiels s’imposent.
En premier lieu, les violences commises en marge des rassemblements et des manifestations du printemps 2023 ont frappé l’opinion publique française et internationale à l’aune de deux constats : d’une part, la lourdeur du bilan humain, matériel et économique ; d’autre part, l’intensité de l’engagement des forces de l’ordre et les tensions du système judiciaire.
En deuxième lieu, il existe, en marge des mouvements revendicatifs, de nouveaux rapports à la violence, des formes de légitimation explicite ou implicite de son usage, dans un contexte de montée en puissance des éléments activistes radicaux qui, hélas, n’est pas propre à notre pays. Dans le cours des manifestations et des rassemblements du deuxième trimestre 2023, le renouvellement des profils et des motivations parmi les fauteurs de trouble a en effet joué un rôle décisif. Il se trouve à l’origine de deux phénomènes qui méritent l’attention des pouvoirs publics : la formation d’un bloc radical au sein des précortèges et le développement des rassemblements spontanés dans le contexte de protestation contre la réforme des retraites, mais aussi l’affirmation de radicalités nouvelles au nom de la défense de causes environnementales. Avec un constat alarmant : le flou qui semble s’être emparé de nombreux esprits entre violence et non-violence, entre conflictualité et extrémisme, entre contestation et volonté insurrectionnelle.
Les auditions et les déplacements à Bordeaux et à Sainte-Soline ont permis de soulever plusieurs interrogations auxquelles le présent rapport d’enquête tente d’apporter des réponses. L’existence d’un continuum de la violence a été âprement débattue. Les actes violents commis en marge des manifestations sont parfois perpétrés au nom d’un sentiment de violence politique et sociale et prolongent une radicalisation des discours politiques dont la cause environnementale n’est que l’un des réceptacles.
De ces constats, il ressort, en troisième lieu, la nécessité de réponses adaptées dans l’organisation du maintien de l’ordre, afin d’assurer la préservation des libertés et de la sécurité publiques face à des menées qui n’ont rien de politiques mais sont de purs actes de délinquance. Cet impératif d’affermir les instruments du maintien de l’ordre et de garantir plus encore l’efficacité du traitement judiciaire vise une préoccupation centrale : assurer la sécurité de tous dans les manifestations et les rassemblements et redonner, à la confrontation démocratique, le sens qui est le sien, c’est-à-dire régler les conflits et divergences d’opinions dans une société pluraliste où le peuple n’est pas homogène mais composite et traversé de contradictions.
Tranchons le mot : les violences objet de la présente commission d’enquête n’ont pas été planifiées et orchestrées par des organisations activistes et radicales qui, depuis le territoire national ou l’étranger, en auraient assuré le pilotage centralisé. De même, les travaux de la commission d’enquête conduisent à écarter l’existence de liens formels entre les groupuscules à l’origine des désordres et des groupements politiques, bien que certains fassent montre, à l’égard des violences, d’une indulgence inacceptable et dangereuse, voire d’une complaisance coupable que rien, pas même la légitime confrontation démocratique, ne saurait justifier.
En réalité, l’escalade des violences résulte des agissements d’individus aux profils divers et des groupuscules formés en black blocs dont l’existence et les buts semblent gagner en importance et en intensité.
Loin de canaliser la violence, la conflictualité du débat politique a rejailli à l’occasion des manifestations du printemps dernier, découvrant de façon visible et brutale les antagonismes et les fractures qui traversent notre société. Si cette grille de lecture a été partagée par plusieurs des personnes auditionnées, votre rapporteur considère qu’elle ne saurait occulter la mobilisation récurrente de groupuscules déterminés à commettre des dégradations et à s’en prendre physiquement aux forces de l’ordre, en recherchant sciemment et systématiquement le combat et la violence avec les représentations de l’État, au risque – réel – de mettre leur vie en péril.
Le rapport présente ainsi le profil des individus auteurs des exactions ayant émaillé les récents mouvements écologistes et sociaux, leurs organisations et modes opératoires, ainsi que la coordination de leurs actions. Il décrit les relations organiquement distanciées qu’entretiennent ces groupuscules avec la représentation partisane, mais aussi les liens récemment noués avec certaines structures syndicales et une partie limitée, mais très active, du milieu estudiantin. Au terme des travaux de la commission d’enquête, une évidence apparaît clairement : aucune connexion de nature organique ou matérielle n’a été identifiée entre les activistes violents et des représentants politiques. De ce point de vue, certains fantasmes méritent d’être écartés avec vigueur. Mais soyons tout aussi nets : l’absence de liens formels ou organiques n’exclut pas – hélas ! – l’existence de passerelles idéologiques, conscientes ou inconscientes.
Un mot semble traduire le mouvement qui s’opère dans la sphère radicale : le mot « glissement ». Votre rapporteur l’emprunte à l’autrice Monica Sabolo qui, dans son dernier roman, observe la façon dont des groupes ont pu, en France et dans le courant des années 1970, basculer dans la violence extrême :
« J’ignore si ces jeunes gens sont romantiques ou dangereux, rêveurs ou fous, à côté de la plaque ou au cœur du réel ; je ne sais d’où provient la violence, d’eux ou du système, je ne sais s’ils sont des résistants, des aventuriers, des Pieds Nickelés ou des gangsters. Peut-être sont-ils tout cela à la fois, peut-être rien de tout cela. Mais ce qui m’apparaît, et m’est étrangement familier, c’est le glissement. Cette ombre qui se déplace, de manière imperceptible et les conduit dans un lieu solitaire, de plus en plus loin des autres, et d’eux-mêmes. Un mouvement qui les emporte à travers le temps et l’espace à la façon du courant d’une rivière tandis que l’ombre les recouvre. Et soudain, ils sont là, plongés dans l’obscurité, et ils s’apprêtent à commettre l’irréparable. » ([12])
Ce glissement, réfléchi et assumé, vers le recours à la violence diffère selon les causes au nom desquelles il s’opère. Il s’accompagne d’une certaine évolution des mentalités par laquelle la violence à l’encontre des biens est souvent présentée comme un moyen d’action, certes regrettable, mais justifié par l’urgence de la situation et la prétendue incurie des pouvoirs publics. L’exemple le plus saisissant est la radicalisation de mouvements d’inspiration écologiste.
Inspirée des idées professées par le théoricien suédois Andréas Malm ([13]), la radicalisation d’une partie de la sphère écologiste se fonde sur la « non‑dissociation » entre activisme militant et action violente, la seconde étant, pour paraphraser Clausewitz, la continuation de la première par d’autres moyens. Elle s’appuie également sur la « non-dénonciation » du recours à la violence, celle-ci étant artificiellement catégorisée, régulièrement relativisée, et méthodiquement disséquée pour être opportunément réduite à la portion congrue.
La commission d’enquête s’est également interrogée sur les mutations de la désobéissance civile dont les succès historiques, pourtant adossés au principe de non-violence, servent parfois de justification aux dégradations commises au nom de la cause environnementale. Il en résulte une forme de malaise perceptible dans les propos de plusieurs responsables syndicaux et politiques auditionnés, ce qui traduit, selon votre rapporteur, l’idée d’une impuissance du combat politique traditionnel à contenir ces dérives. La participation d’élus locaux et nationaux à des manifestations interdites, qui, à cette occasion, assument – voire encouragent – le non-respect de la règle de droit, témoigne de la brume qui entoure ces enjeux.
Face à ces défis, votre rapporteur s’est attaché à suivre une règle à la fois simple et redoutable pour conjurer cette brume : les faits. Avec un objectif, celui que doit s’assigner tout législateur : analyser les réponses opérationnelles et juridiques susceptibles d’être apportées, tout en étant prudent vis-à-vis de ce qui pourrait apparaître comme des propositions de circonstances.
Au total, l’objectif d’une « désescalade » pour garantir l’expression libre et pacifique des revendications sociales et écologistes constitue une priorité qui recueille naturellement un fort consensus. Les méthodes pour y parvenir suscitent quant à elle des débats légitimes et parfois virulents. Ils impliquent de consolider et parfois de clarifier les dispositifs de maintien de l’ordre, ainsi que le cadre administratif et judiciaire, selon un double principe de proportionnalité et d’efficacité, dans le respect du droit de manifester et, plus généralement, des libertés fondamentales, sans lesquelles l’espace démocratique et républicain qui singularise notre pays serait appelé à s’effondrer.
Votre rapporteur formule en ce sens 36 recommandations qui requièrent, pour certaines d’entre elles, des ajustements du cadre règlementaire et législatif. Elles n’ont aucunement pour objet de clore les réflexions que le Gouvernement, le Parlement et l’ensemble de la société nourrissent sur ces questions, mais d’esquisser des solutions aussi concrètes que possibles afin de lutter de façon résolue contre la multiplication des violences commises en marge des manifestations.
C’est à cette condition exigeante que la liberté d’expression et l’ordre public seront durablement garantis.
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I. L’État des lieux des violences commises en marge des manifestations et rassemblements entre le 16 mars et le 3 mai 2023
Les violences commises en marge des manifestations et rassemblements du printemps 2023 sont le symptôme d’une grave crise de société, peut-être la plus importante de notre histoire récente. Ce jugement s’appuie notamment sur un lourd bilan humain et matériel et économique, ainsi que sur l’ampleur des défis sécuritaires lancés aux forces de l’ordre et à l’autorité judiciaire qui ont dû faire face à des agissements délinquants mettant en cause la sécurité commune, avec un degré de radicalité et l’agrégation, aux côtés de mouvances ultras aux méthodes connues, de profils nouveaux prêts à légitimer et à basculer dans l’action violente.
A. le lourd bilan humain, matériel et économique
1. Des violences frappant, à des degrés divers, l’ensemble du territoire national
● La période du 16 mars au 3 mai 2023 se caractérise par la multiplication et l’extension des rassemblements et manifestations émaillés de violences à l’échelle du territoire national. Ainsi que l’illustre le tableau ci-après, le phénomène aura affecté l’ensemble des régions ainsi que l’essentiel du tissu urbain.
ACTIONS VIOLENTES COMMISES LORS DES journées nationales d’action
CONTRE LA RéFORME DES RETRAITES (73 manifestations recensées)
Dates |
Nombre de manifestations avec actions violentes |
Villes concernées |
15 mars |
8 |
Lille (59), Lyon (69), Nancy (54), Nantes (44), Perpignan (66), Reims (51), Rennes (35), Toulouse (31). |
23 mars |
15 |
Amiens (80), Bayonne (64), Bordeaux (33), Bourg-en-Bresse (01), Brest (29), Charleville-Mézières (08), Épinal (88), Lille (59), Lyon (69), Montpellier (34), Nancy (54), Nantes (44), Rennes (35), Strasbourg (67), Toulouse (31). |
28 mars |
10 |
Brest (29), Dijon (21), Gap (05), Lyon (69), Marseille (13), Nancy (54), Nantes (44), Nice (06), Rennes (35), Toulouse (31). |
6 avril |
16 |
Albertville (73), Angers (49), Bordeaux (33), Brest (29), Charleville‑Mézières (08), Dijon (21), Lyon (69), Marseille (13), Metz (57), Nancy (54), Nantes (44), Quimper (29), Rennes (35), Saint‑Nazaire (44), Strasbourg (67), Valence (26). |
13 avril |
9 |
Bordeaux (33), Charleville-Mézières (08), Dijon (21), Lille (59), Lyon (69), Nantes (44), Rennes (35), Saint-Nazaire (44), Strasbourg (64). |
1er mai |
15 |
Angers (49), Besançon (25), Bordeaux (33), Brest (35), Caen (14), Clermont‑Ferrand (63), Dijon (21), Lyon (69), Nancy (54), Nantes (44), Marseille (13), Montpellier (34), Rennes (35), Strasbourg (67), Toulouse (31) |
Source : réponses au questionnaire adressé à la direction générale de la police nationale.
De fait, les travaux de la mission d’enquête mettent en lumière l’extension des violences des métropoles aux petites villes, peu coutumières de ce type d’atteintes à la sûreté publique.
Les violences observées se révèlent toutefois d’une intensité inégale. Les circonstances ont aussi eu un impact sur le niveau des violences : l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi de réforme des retraites, le 16 mars 2023, a constitué, de ce point de vue, un tournant dans la dynamique des rassemblements spontanés et interdits. En outre, les atteintes à la sécurité publique ont revêtu une acuité variable selon le terrain retenu par les mouvements revendicatifs.
Les violences ayant émaillé
les manifestations et rassemblements à Bordeaux entre le 16 mars et le 3 mai 2023
Selon la direction départementale de la sécurité publique de la Gironde, entre le 16 mars et le 3 mai 2023, la circonscription de police de Bordeaux a recensé vingt-six rassemblements et manifestations dans le centre-ville. Ces derniers ont réuni un total de 138 925 manifestants avec des fluctuations de participation, chaque rassemblement comptant de 35 à 18 500 personnes. Sur ces vingt-six événements, la présence d’individus violents ou animés de velléités de commettre des exactions a été détectée à quatorze reprises. Le nombre d’individus ayant pris part à des groupes violents a varié de 15 à 200 personnes (black bloc du 1er mai).
Hormis ces manifestations, il convient de signaler les coupures d’électricité dont ont pu être victimes des services publics sensibles tels que l’hôpital de Bordeaux. Par ailleurs, le bilan de la période comporte quelques blocages ponctuels d’entreprises ou d’équipements collectifs ont pu avoir lieu – entreprises de transport, incinérateur, etc.
Source : réponses au questionnaire adressé à M. Étienne Guyot, préfet de la région Nouvelle‑Aquitaine, préfet de la Gironde, en vue du déplacement d’une délégation de la commission à Bordeaux, le 17 juillet 2023.
● Le nombre des blessés atteste du niveau de violence atteint dans les heurts qui ont suivi ou accompagné les mouvements revendicatifs ayant pour objet la contestation de la réforme des retraites ou la défense de causes environnementales.
D’après les statistiques transmises par le ministère de l’intérieur ([14]), recoupées par les éléments recueillis par la commission d’enquête, le bilan de la période allant du 16 mars au 3 mai 2023 s’établit à 546 blessés parmi les manifestants, parmi lesquels 19 se trouvaient en urgence absolue. La seule journée du 23 mars 2023 compte pour plus du quart de ce total.
S’agissant du rassemblement interdit de Sainte-Soline du 25 mars 2023, le procureur de la République a recensé, hors forces de l’ordre, deux journalistes en urgence relative et trois manifestants pris en charge en urgence absolue. Pour leur part, les organisateurs affirment avoir comptabilisé 200 blessés parmi les participants au rassemblement, dont 40 blessés graves, parmi lesquels quatre avaient été pris en charge en urgence absolue.
Les blessés parmi les manifestants à Paris et à Bordeaux
entre le 16 mars et le 3 mai 2023
Selon M. Laurent Nuñez, en marge des vingt-et-une manifestations déclarées ou spontanées de la période, manifestations intersyndicales comprises, la préfecture de police de Paris a recensé 142 blessés parmi les manifestants.
Selon la direction départementale de la sécurité publique de la Gironde, quinze manifestants ou tierces personnes blessés ont été recensés, la plupart pour des blessures légères causées, en général et selon l’autorité administrative, par d’autres manifestants à l’occasion notamment de jets de projectiles en direction des forces de l’ordre. Quelques manifestants ou tierces personnes ont été incommodés par les gaz lacrymogènes.
Source : audition de M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, du 1er juin 2023 ; réponses au questionnaire adressé à M. Étienne Guyot, préfet de la région Nouvelle-Aquitaine, préfet de la Gironde, en vue du déplacement d’une délégation de la commission à Bordeaux, le 17 juillet 2023.
● Pour ce qui concerne les forces de l’ordre, on déplore sur l’ensemble de la période étudiée par la commission d’enquête 1 518 blessés parmi les gendarmes et les policiers, à savoir :
– 1471 policiers, dont 947 membres des compagnies républicaines de sécurité ([15]) ;
– 48 gendarmes, dont deux se trouvant en urgence absolue lors de leur prise en charge, au terme de l’opération de maintien de l’ordre de Sainte-Soline.
Les éléments transmis par la direction générale de la police nationale mettent en évidence un décuplement du nombre quotidien des blessés parmi les forces de l’ordre le 23 mars 2023, puis une relative stabilité jusqu’au 1er mai 2023, date à laquelle on dénombre 329 policiers blessés, parmi lesquels 278 membres des compagnies républicaines de sécurité et 18 agents transportés pour hospitalisation ([16]).
D’après l’étude dont a fait état, devant la commission d’enquête, M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation de la préfecture de police de Paris, les blessures les plus répandues parmi les compagnies d’intervention de la préfecture de Paris se regroupent en trois catégories([17]) :
– les blessures à la tête causées par des jets de projectiles en raison d’une « certaine vulnérabilité des visières » ;
– les blessures aux genoux « malgré les protections dont les effectifs sont dotés » ;
– les blessures auditives liées au bruit car, suivant les observations de M. Foucaud, « les déflagrations n’émanent pas forcément des grenades des forces de l’ordre, mais également du matériel détonant des black blocs. »
L’étude conclut que « les accidents ne représentent pas une part significative des blessures constatées ». Elles sont donc majoritairement la conséquence de violences volontaires.
Les témoignages recueillis par la commission d’enquête font également état de blessures extrêmement diverses parmi les participants aux manifestations et rassemblements, dont des blessures à la tête et des traumatismes crâniens. Néanmoins, les travaux de la commission d’enquête se heurtent ici à la difficulté de recouper des informations et de dresser un inventaire exhaustif sur l’ensemble de la période.
Au-delà des dommages physiques, la multiplication des événements exigeant des forces de l’ordre un haut degré d’engagement a lourdement affecté l’état psychologique et moral des personnels, ainsi que la vie de leur entourage. Comme le souligne l’adjudant‑chef Frédéric Le Louette, membre du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale, nombre d’observateurs voient, dans l’alourdissement des conditions d’exercice des missions de maintien de l’ordre, un facteur d’usure des effectifs préjudiciable aux forces de sécurité intérieure, y compris pour l’accomplissement de leurs missions :
« L’impact sur les personnels est réel. Nous sommes confrontés à un emploi permanent et difficile, à des horaires à rallonge et à une médiatisation perpétuelle. Les gendarmes s’efforcent d’être irréprochables. Mais les effets sont indéniables sur la fatigue des personnels. L’état d’esprit n’est pas aussi bon qu’il le pourrait. Même si nous ne sommes pas proches de la dépression, les escadrons éprouvent évidemment une forme de lassitude. Tous mes camarades peuvent en témoigner. Les familles sont également impactées, compte tenu des absences fréquentes et du nombre croissant de blessés assez graves. Puisque nous sommes en crise de manière permanente, cela pèse sur la vie de famille. Il en résulte inévitablement des conséquences importantes sur l’usure des personnels. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessité d’accroître les effectifs. » ([18])
À l’image des blessés parmi les individus ayant participé aux manifestations et rassemblements, le bilan parmi les forces de l’ordre varie selon les lieux.
Les blessés parmi les forces de l’ordre à Paris et à Bordeaux
entre le 16 mars et le 3 mai 2023
Selon M. Laurent Nuñez, en marge des vingt-et-une manifestations déclarées ou spontanées de la période, manifestations intersyndicales comprises, la préfecture de police de Paris a recensé 697 blessés chez les fonctionnaires de police ou les militaires des escadrons de gendarmerie mobile.
Selon la direction départementale de la sécurité publique de la Gironde, vingt-deux policiers ont été blessés, notamment par des jets de projectiles. De très nombreux tirs tendus de fusées d’artifice ont visé les forces de l’ordre, constituant un danger direct pour les agents.
Sources : audition précitée de M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, du 1er juin 2023 ; réponses au questionnaire adressé à M. Étienne Guyot, préfet de la région Nouvelle-Aquitaine, préfet de la Gironde, en vue du déplacement d’une délégation de la commission à Bordeaux, le 17 juillet 2023.
2. Des destructions spectaculaires sans effet économique perceptible
● Sur le plan macroéconomique, l’impact des violences et des dégradations ayant émaillé les manifestations et rassemblements du printemps 2023 se révèle difficilement mesurable.
D’une part, les statistiques de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) rendent compte d’une hausse du produit intérieur brut (PIB) de 0,5 % au second trimestre 2023, croissance supérieure à celle observée dans les trois premiers mois de l’année (soit + 0,1 %). Si la consommation des ménages a reculé de 0,4 % sur la période, après une stabilité au premier trimestre, le niveau de l’investissement global dans l’économie ([19]) a connu progression (+ 0,1 %) ([20]), certes modeste.
D’autre part, une analyse plus sectorielle met également en évidence une évolution relativement contrastée de l’économie française pendant la période entrant dans le champ des travaux de la commission d’enquête. Suivant les données conjoncturelles de la Banque de France, les secteurs des commerces, des transports et de l’hébergement-restauration ont accusé une baisse de 1,4 %. En revanche, l’activité touristique a connu une hausse spectaculaire et a presque renoué avec les niveaux records observés avant la crise sanitaire du covid‑19. En effet, la période correspondant aux vacances d’hiver et de printemps 2023 se caractérise par une hausse massive de la fréquentation des sites et des établissements touristiques, tant pour la clientèle des résidents que pour celles des étrangers (+ 15 % par rapport aux vacances de printemps 2022) ([21]). Le retour des touristes a également concerné Paris et l’île‑de‑France, tant du point de vue des recettes économiques (+ 27 % par rapport à la même période en 2022), que du nombre des personnes accueillies dans le secteur hôtelier (+ 17 % par rapport à l’année précédente) ([22]).
De fait, l’économie française, au second trimestre 2023 s’est révélée avant tout tributaire de deux facteurs déterminants :
– l’impact des cessations de travail et des perturbations de l’activité en rapport avec le mouvement de contestation du projet de loi de réforme des retraites. Les statistiques de l’Insee font apparaître que le recul du PIB mesuré en mars 2023 (– 0,3 % par rapport à mars 2022) résulte en partie de l’incidence des journées de mobilisation et mouvement sociaux sur la production des branches énergie, eau, déchets et raffinage (en baisse de 6,9 %), ainsi que sur l’activité des hôtels et restaurants ;
– en second lieu, des difficultés internationales et macro-économiques liées à la poussée inflationniste et aux tensions d’approvisionnement de plusieurs secteurs.
Il convient également d’observer que les manifestations et rassemblements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023 n’ont pas donné lieu à un nombre inhabituellement élevé de déclarations de sinistre auprès des compagnies d’assurance ([23]). D’après France Assureurs, le nombre des dossiers reçus demeure stable pour la période, voire accuse une relative baisse par rapport à 2022. Ceci expliquerait que les entreprises d’assurance n’aient établi aucun dispositif spécifique de suivi de la sinistralité, comme il est d’usage pour les évènements qualifiés de grande ampleur. Les graphiques, ci-après, illustrent une sinistralité inférieure ou égale à celle constatée en 2022 en ce qui concerne les dommages déclarés pour les automobiles et les biens des particuliers.
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Source : réponses au questionnaire adressé à France Assureurs.
Toutefois, les données communiquées à votre rapporteur revêtent un caractère national, elles ne permettent pas de déterminer l’impact des manifestations et rassemblements dans les territoires les plus touchés par les violences sur la période.
● En revanche, les statistiques disponibles mettent en relief de manière incontestable l’importance des dégradations et des destructions subies par les particuliers et les collectivités publiques, dès avant la période examinée par la commission d’enquête.
Ainsi, les données communiquées par le ministère de l’intérieur pour la période allant du 19 janvier au 3 mai 2023 font-elles état de ([24]) :
– 438 atteintes aux biens, dont 179 dégradations de permanences parlementaires, survenues pour l’essentiel entre les 15 et 23 mars 2023, soit juste avant et peu après l’engagement par le Gouvernement de sa responsabilité devant l’Assemblée nationale sur la réforme des retraites, et 259 détériorations de bâtiments publics comme des préfectures, des mairies et des locaux appartenant à des conseils départementaux ;
– 3 857 incendies, 156 d’entre eux ayant touché des bâtiments, 99 détruisant des véhicules et 3 602 feux de voie publique. Les journées ayant connu le plus grand nombre d’incendies sont celles du 23 mars (929), du 20 mars (441), du 28 mars (440), du 16 mars (279) et du 6 avril (225).
Ce que ne transcrivent pas ces chiffres, c’est que les auteurs de ces méfaits ont pris pour cibles des services publics emblématiques, de même que des éléments du patrimoine privé, allant jusqu’à menacer des vies. Ainsi que l’a rappelé le ministre de l’intérieur ([25]), « un commissariat a failli brûler à Lorient, une ville qui n’est pourtant pas connue pour ses violences contre les forces de l’ordre, alors que des fonctionnaires s’y trouvaient encore. La porte de l’hôtel de ville de Bordeaux a été incendiée. La mairie du 4ème arrondissement de Lyon a fait l’objet de dégradations. […] À Paris, pompiers et policiers ont évacué vingt-trois personnes en raison de l’incendie de leur immeuble dû à des feux de poubelles » ([26]).
De fait, les dégradations et les destructions ont présenté une acuité ou une portée symbolique particulière selon les lieux et l’intensité des troubles à la sécurité publique. À Bordeaux, outre la porte de la façade de la mairie, les locaux de l’Université ont particulièrement souffert de la contestation de la réforme des retraites et de l’occupation du campus du quartier de la Victoire, situé au centre-ville.
Premier bilan des dommages matériels subis par l’Université de Bordeaux
D’après le président de l’Université de Bordeaux, la réparation des dégradations matérielles a d’ores et déjà coûté près de 750 000 euros – montant engagé pour une remise en état de la quasi-totalité du site. S’y ajoute le coût du plan de renforcement de la sécurité du campus, évalué à 700 000 euros et financé sur fonds propres. Les dégradations matérielles ont également eu pour conséquence l’annonce de la résiliation, par la compagnie d’assurance, du contrat la liant à l’Université, et ce dès le 31 décembre prochain.
L’occupation du site et sa dégradation ont fortement affecté le travail et le bien-être des personnels et des étudiants. Sa fermeture pour de nombreux mois a contraint les services à s’organiser en télétravail total ou, pour certains, à être temporairement relocalisés. Les cours ont basculé en distanciel et les examens ont dû être organisés dans d’autres campus. Le service de santé au travail a également été fortement mobilisé.
Source : réponses au questionnaire adressé à M. Dean Lewis, président de l’Université de Bordeaux.
S’agissant du rassemblement interdit de Sainte‑Soline – qui se distingue à bien des égards des autres rassemblements–, le bilan des journées des 24 et 25 mars 2023 comporte de nombreux dégâts infligés aux bâtiments et aux terres agricoles, en conséquence des mouvements opérés par les cortèges afin d’atteindre la retenue de substitution, puis des affrontements avec les forces de l’ordre qui ont suivis. Ces pertes, dont l’estimation est difficile à quantifier, s’ajoutent aux préjudices déjà subis en marge des manifestations organisées, en 2022, en opposition à l’aménagement de retenues de substitutions.
Premier bilan des dégradations et destructions en marge du
rassemblement interdit de Sainte-Soline le 25 mars 2023
La direction départementale des territoires des Deux‑Sèvres a identifié une vingtaine d’exploitations affectées par des dégradations survenues à l’occasion des manifestations. Parmi les dégradations ont été relevés un point de livraison d’eau de la réserve incendié (pompes et canalisations), des passages de roues et des sillons sur des parcelles agricoles, des terres retournées, des piézomètres arrachés, des haies et arbres calcinés, des cultures piétinées, ainsi que des traces de projectiles et des déchets brûlés. Le montant financier du préjudice correspondant n’a pas été communiqué par les exploitations.
Par ailleurs, lors de ces rassemblements, des parcelles agricoles ont été détruites en tout ou partie par des piétinements ou écrasements. Elles représentent environ 158,5 hectares, dont 11 hectares d’orge, 94 hectares de blé, 25,5 hectares de colza, 2 hectares de prairies ainsi que 26 hectares qui n’étaient pas encore semés alors. Toutefois, aucune conséquence sur les récoltes en cours ou à venir n’a été signalée par les exploitants. Par ailleurs, l’analyse des images satellitaires ne montre pas de problématique de pousse des parcelles et laisse supposer des dégâts limités qui n’ont pas affecté le développement des cultures ou, dans le cas contraire, une réimplantation avec des cultures de printemps.
Enfin, des voies communales utilisées par les exploitants agricoles ont été dégradées (panneaux arrachés, chaussée dégradée), ainsi que des fossés.
Source : réponses au questionnaire adressé au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire.
3. L’hystérisation du débat public autour des violences, entre saturation et caricatures
La qualité et la sérénité du débat public sont les autres victimes du climat de violence qui a entouré les manifestations et rassemblements du printemps 2023. Et ce n’est pas le moindre des problèmes auxquels nos institutions démocratiques sont désormais confrontées, dans un contexte où la conflictualité finit trop souvent par rimer avec extrémisme. De fait, la période apparait marquée par la profusion de discours manichéens, entre une défense sans nuance du « maintien de l’ordre à la française », et une critique quasi pavlovienne de l’action des forces de sécurité intérieure.
Ce climat tient d’abord aux positions de certains acteurs publics qui véhiculent ou entretiennent, parfois délibérément, une vision partiale et unilatérale de la responsabilité des affrontements et des dommages subis. L’ancien premier ministre, Bernard Cazeneuve, a ainsi eu des échanges très vifs avec certains des membres de la commission d’enquête :
« [Q]uand on n’a pas du tout la même intensité de discours lorsqu’il s’agit de ceux qui cassent, parce qu’on est les théoriciens en chef de la consubstantialité de la violence à la police, on a un positionnement politique. […] J’aimerais simplement que, lorsqu’il y a des exactions dans les manifestations, plutôt que de théoriser la consubstantialité de la violence à la police, vous ayez des propos aussi clairs sur ceux qui créent ces désordres et qui sont d’une extrême violence. » ([27]).
En d’autres termes, interroger notre système de maintien de l’ordre, l’évaluer avec l’esprit critique nécessaire, puis en discerner les forces et les faiblesses, les qualités et les défauts, est une chose ; le criminaliser, en revanche, en est une autre d’une extrême gravité. Chacun se souvient, en effet, de la formule – grotesque et pernicieuse – selon laquelle « la police tue ». Elle restera, dans notre histoire politique récente, un point de bascule particulièrement néfaste vers une violence toujours plus assumée et désormais intégrée au discours politique.
De ce point de vue, entretenir, non le débat, mais des polémiques toujours plus vives, questionne les frontières avec la relativisation, voire la justification des violences. Dans cette optique, ces dernières ne constitueraient en réalité rien d’autre qu’une défense face à l’action des pouvoirs publics, une réaction face – pour reprendre le terme de l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve – à la « consubstantialité de la violence à la police » ([28]) : la violence des manifestants serait une juste réponse à celle des institutions, et s’en trouverait absoute et légitimée. D’après les observations du journaliste Thierry Vincent, cette construction intellectuelle imprègne nombre de personnes présentes dans les précortèges et conspire à créer les conditions psychologiques d’un affrontement prétendument nécessaire avec les forces de l’ordre :
« Dans le cortège de tête, on entend que la police mutile. Force est de constater que l’augmentation des moyens accordés aux forces de l’ordre n’a pas permis la diminution des violences. Il y a une escalade. D’une part, la police devient plus ferme, plus violente parce que les manifestants sont plus violents. Et d’autre part, ces derniers se disent que, puisque la police est violente, ils doivent l’être aussi. » ([29])
À certains égards, les déclarations de Mme Anne-Morwenn Pastier, membre du collectif Bassines non merci !, peuvent fournir une autre illustration des représentations qui prévalent désormais dans certains milieux militants quant à l’action des forces de l’ordre. Elles tiennent pour acquis le fait que la participation à une manifestation exposerait nécessairement à des risques de blessures, du fait des pratiques policières :
« Vous semblez distinguer des manifestants assez festifs et d’autres dont le seul but serait de tout casser sans même partager notre cause écologique. Or, le 25 mars, personne n’est venu manifester dans un esprit festif. Les gens participent de plus en plus à ce genre de rassemblement munis de certains objets. En ce qui me concerne, c’est le cas depuis les manifestations contre la loi dite “travail” en 2016. Je ne parle pas de battes de baseball mais de masques, de lunettes ou de capuches visant à éviter que des grenades explosives entrent dans notre col et nous tuent comme Rémi Fraisse. Ce sont des réflexes que les manifestants ont acquis depuis plusieurs années. Ils se protègent, même s’ils ont les meilleures intentions du monde. Même pour faire une promenade bucolique dans les champs, je mettrais un masque, des lunettes, une capuche voire un casque, et plusieurs épaisseurs de vêtements pour encaisser les tirs de lanceur de balles de défense. La distinction entre des manifestants pacifiques et des blocs venus donner libre cours à la violence n’existe que dans la tête de ceux qui ne participent pas à ces manifestations. »
Par les généralisations dont ils procèdent et par la confusion entre causes et conséquences, de tels positionnements biaisent tout examen objectif de l’action des forces de l’ordre. Ils empêchent tout débat qui n’admettrait pas un mécanisme de violences policières systémiques et toute analyse quant aux moyens de sécuriser les manifestations et les rassemblements dans un contexte de tensions et de radicalité croissante dans la société française. Pour votre rapporteur, ces prises de position sont d’autant plus dangereuses qu’elles créent un écran de fumée sur les responsabilités des violences et sèment les germes de l’affrontement, voire d’un glissement vers des formes d’action de plus en plus radicales, au nom de causes sociales et environnementales.
B. La réponse institutionnelle aux violences
La mobilisation des forces de police et de gendarmerie, lors des manifestations du premier semestre 2023, s’est concentrée autour des treize journées nationales d’action organisées par les syndicats sur l’ensemble du territoire français entre le 19 janvier et le 1er mai 2023. Entre le 16 mars et le 3 mai, cinq journées nationales d’action se sont déroulées, ainsi que plusieurs rassemblements non déclarés, voire interdits par l’autorité administrative. Ils ont donné lieu à des scènes de violences urbaines entraînant, au total, 3 339 interpellations ([30]), sur 3 561 000 manifestants recensés. La période étudiée par la commission d’enquête inclut également les événements survenus à Sainte-Soline le 25 mars dernier.
Communiquées à votre rapporteur par les services des ministères de l’intérieur et de la justice, les données statistiques présentées ci-après dressent un état des lieux du nombre des interpellations, des placements en garde à vue et des suites judiciaires à la suite des phénomènes de violences qui ont émaillé les manifestations et rassemblements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023.
1. L’action des forces de l’ordre au cours des manifestations
a. Les journées nationales d’action et les rassemblements non-déclarés
Selon les chiffres du ministère de l’intérieur ([31]), au cours des cinq journées nationales d’action organisées entre le 16 mars et le 3 mai 2023 ([32]), environ 3 561 000 manifestants ont été décomptés ([33]). Ces manifestations ont donné lieu à 3 339 interpellations par les forces de l’ordre sur l’ensemble du territoire national, soit environ un individu pour mille manifestants. Votre rapporteur considère que ce chiffre témoigne de la réalité du ciblage opéré par la police et la gendarmerie, à rebours de la dénonciation de vagues massives d’interpellations indiscriminées.
statistiques relatives aux journées nationales d’action n° 9 à n° 13
|
JNA n° 9 23 mars |
JNA n° 10 28 mars |
JNA n° 11 6 avril |
JNA n° 12 13 avril |
JNA n° 13 1er mai |
TOTAL |
Nombre d’unités de forces mobiles déployées |
83 |
90 |
79,5 |
79,5 |
74,5 |
405,5 |
Nombre de forces de l’ordre mobilisées |
10 500 |
13 000 |
11 500 |
11 200 |
11 600 |
57 800 |
Dont à Paris |
4 000 |
5 500 |
4 200 |
4 100 |
4 300 |
22 100 |
Nombre total de manifestants |
1 089 000 |
740 000 |
570 000 |
380 000 |
782 000 |
3 561 000 |
Dont à Paris |
119 000 |
93 000 |
57 000 |
42 000 |
112 000 |
423 000 |
Estimation du nombre de manifestants considérés « à risque » |
5 100 |
7 500 |
4 400 |
2 200 |
3 600 |
22 800 |
Nombre de villes dans lesquelles s’est déroulée une manifestation |
700 |
600 |
570 |
400 |
340 |
2 610 |
Nombre d’interpellations |
428 |
402 |
271 |
177 |
540 |
1 818 |
Source : ministère de l’intérieur.
En dépit d’un nombre plus faible de manifestants que celui constaté au cours des huit premières mobilisations tenues entre le 19 janvier et le 15 mars 2023 ([34]), les cinq dernières journées nationales d’action ont donné lieu à une multiplication du nombre d’interpellations ([35]), conséquence du surcroît de violences observé à compter du 16 mars, date à laquelle le Gouvernement a recouru à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Ce constat est corroboré par le nombre de manifestants considérés « à risque » selon les forces de sécurité intérieure, compris entre 200 et 600 individus pour les précédentes journées des 11 et 15 mars, soit des estimations bien en deçà de celles retenues à compter de la journée du 23 mars.
Les 1 818 interpellations, effectuées à l’issue des manifestations organisées lors des cinq dernières journées de mobilisation contre la réforme des retraites, représentent environ la moitié du nombre total d’interpellations constaté entre le 16 mars et le 3 mai 2023. Ainsi, 1 521 individus ont été arrêtés à l’occasion de rassemblements « spontanés », non-déclarés ou interdits par l’autorité administrative, notamment au cours des soirées des 16, 18 et 20 mars.
Le ministère de la justice note que 3 189 individus ont été placés en garde à vue à la suite des violences commises en marge des manifestations et des rassemblements non-déclarés sur la même période ([36]). Lors de son audition devant la commission d’enquête, le ministre de la justice, M. Éric Dupond-Moretti, a par ailleurs précisé que « 91 % des 3 189 gardés à vue […] étaient des majeurs. Ceci diffère des émeutes du début de l’été [2023] où l’on trouve beaucoup plus de mineurs, y compris très jeunes » ([37]).
Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, considère que « [l]e 16 mars, jour de l’annonce du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, marque une véritable rupture pour les services du parquet » ([38]). Si chacune des huit premières journées nationales d’action avait donné lieu à une moyenne d’une cinquantaine de gardes à vue sur le ressort du tribunal judiciaire de Paris, 1 496 gardes à vue ([39]) ont été dénombrées entre le 16 mars et le 3 mai ([40]), à l’issue des cinq dernières journées nationales d’action et des rassemblements non déclarés ou interdits ([41]). L’afflux de personnes simultanément placées en garde à vue, notamment les 16 et 20 mars, a pu mettre sous tension les locaux de garde à vue des commissariats parisiens dont la capacité d’accueil maximale s’élève à 951 places ([42]), selon les éléments communiqués à votre rapporteur par la préfecture de police de Paris.
b. Les événements survenus à Sainte-Soline le 25 mars 2023
À n’en pas douter, les événements de Sainte-Soline occupent une place à part dans l’examen des violences commises au printemps dernier. La cause défendue, la rupture entretenue et même assumée vis-à-vis des institutions d’État, les modes opératoires et la juxtaposition organisée de manifestants de bonne foi et d’activistes violents, distinguent Sainte-Soline de tous les autres rassemblements.
S’agissant des données transmises par le parquet de Niort, ce dernier a indiqué, dans sa contribution écrite remise à votre rapporteur, que 26 personnes avaient été placées en garde à vue ([43]) à la suite des violences commises au cours de la manifestation, interdite par la préfecture, du 25 mars 2023. Alors que cet événement a concentré entre 6 000 et 8 000 participants selon le ministère de l’intérieur, la contribution écrite remise à votre rapporteur par la gendarmerie chiffre à six le nombre d’interpellations lors de cette manifestation.
En outre, dans un objectif préventif, la contribution écrite remise à votre rapporteur par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, a précisé que quatorze interdictions administratives de territoire ([44]) avaient été prononcées à l’encontre de ressortissants étrangers ne résidant pas habituellement en France et ayant été considérés comme susceptibles de participer à des actions violentes lors des rassemblements organisés contre les mégabassines à Sainte-Soline le 25 mars dernier ([45]). L’internationalisation de l’activisme violent est en effet l’une des données fondamentales pour « comprendre Sainte-Soline ».
2. Des suites judiciaires difficiles à appréhender sur le plan statistique
Si les données relatives aux suites judiciaires des gardes à vue montrent des résultats contrastés, elles révèlent les marges de progression des outils statistiques du ministère de justice en vue d’établir un état des lieux, précis et complet, de la réponse pénale apportée aux actes de violences commis lors des manifestations du printemps dernier.
a. Un taux de réponse pénale contrasté
Selon la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice, les 3 189 placements en garde à vue ont abouti, pour la moitié d’entre eux, à des suites judiciaires ([46]) :
– 48 % ont donné lieu à un classement sans suite ;
– 22 % ont donné lieu à un défèrement ([47]) ;
– 18 % ont donné lieu à une alternative aux poursuites ;
– 11 % ont donné lieu à des poursuites sous la forme d’une convocation par un officier de police judiciaire, d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité ou d’une ordonnance pénale ;
– 1 % ont donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire.
Dans le ressort du tribunal judiciaire de Paris, la situation apparaît plus dégradée. Le parquet de Paris précise ([48]) que près des deux tiers des 1 496 gardes à vue entre le 16 mars et 3 mai se sont soldés par un classement sans suite, essentiellement en raison de l’insuffisante caractérisation de l’infraction imputée aux individus mis en cause ([49]). Les rappels du parquet de Paris, à l’attention des forces de l’ordre sur la nécessité de mieux documenter les interpellations, ont cependant permis d’améliorer le taux de réponse pénale dans le temps, passant de 4 % et 10 %, à l’issue des gardes à vue des 16 et 20 mars, à 70 % le 28 mars.
Selon les chiffres communiqués à votre rapporteur par le parquet local, le taux de réponse pénale apporté dans le ressort du tribunal judiciaire de Bordeaux atteint près de 65 %, soit un niveau deux fois supérieur à celui de Paris. Le nombre des suites judiciaires décidées à l’issue des gardes à vue semble ici corrélé à la proportion, plus réduite, des interpellations, en l’espèce une centaine entre le 16 mars et le 3 mai.
Sur les 26 placements en garde à vue effectués à la suite des événements de Sainte-Soline, le parquet de Niort a indiqué que 23 d’entre eux avaient reçu des suites judiciaires ([50]). Les poursuites concernent notamment des faits de violences, de participation à un groupement en vue de commettre des violences et d’organisation d’une manifestation interdite.
De façon générale, le taux de réponse pénale constaté à la suite des placements en garde à vue soulève de nombreuses interrogations. Bien que variable selon les ressorts et le contexte propre à chaque manifestation ou rassemblement non-déclaré, le nombre limité de suites judiciaires a pu être considéré comme, d’une part, l’illustration d’interpellations en contexte chaotique, et d’autre part, l’expression d’une série d’imperfections dans la chaîne de judiciarisation, en particulier dans la coordination entre agents interpellateurs et officiers de police judiciaire.
Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, met en relief ce paradoxe : « […] l’analyse des suites judiciaires a mis en évidence une différence souvent importante entre le nombre de personnes placées en garde à vue et le nombre de réponses pénales. Ce décalage alimente le soupçon, soit du recours à des gardes à vue préventives, soit d’une justice en retrait par rapport à la gravité des faits » ([51]).
Dans ce contexte, votre rapporteur estime que la réponse pénale, apportée à l’issue des gardes à vue consécutives aux manifestations du printemps dernier, révèle en réalité l’étendue du contrôle opéré par l’autorité judiciaire du respect des règles de la procédure pénale, ainsi que le rappelle M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice : « [s]i les parquets considèrent parfois qu’un certain nombre de gardes à vue doivent être levées, ils jouent leur rôle. C’est plutôt un signe de bon fonctionnement de notre système de séparation des pouvoirs entre les services de police et l’autorité judiciaire, chacun exerçant la mission qui est la sienne » ([52]).
Dans un contexte d’agitation, de mouvements de foules, d’exactions matérielles et de violences faites aux personnes, la difficulté d’établir la réalité des faits, et de rassembler suffisamment d’éléments probatoires à l’encontre des individus interpellés, explique le caractère contrasté des taux de réponse pénale précédemment mentionnés.
Il apparaît cependant regrettable que les suites judiciaires des gardes à vues décidées au printemps dernier ne soient pas connues avec davantage de précision, plus de six mois après la commission des faits, ce qui souligne la nécessité, notamment pour objectiver le débat public, de doter le ministère de la justice d’un outil statistique véritablement performant et donc plus transparent.
b. La nécessité de construire un outil statistique fiable
Au-delà des éléments transmis par les parquets de Bordeaux et de Niort, ainsi que du témoignage de Me Raphaël Kempf lors de son audition par la commission d’enquête ([53]), le recueil d’informations détaillées et actualisées sur les suites judiciaires des gardes à vue consécutives aux manifestations apparaît particulièrement difficile.
Sollicités par votre rapporteur, les services du ministère de la justice ont reconnu ne pas disposer d’éléments chiffrés relatifs aux condamnations pénales prononcées en répression des violences commises en marge des manifestations et rassemblements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023.
Les instruments statistiques ([54]), utilisés par la direction des affaires criminelles et des grâces, se heurtent à un double écueil. D’une part, ils ne permettent pas d’isoler le contexte dans lequel les infractions ont été commises. Cela empêche de dresser un état des lieux précis des condamnations pénales visant les seuls auteurs de crimes ou délits commis au cours des manifestations du printemps dernier. D’autre part, plus de six mois après les faits, il est encore impossible d’extraire les données correspondant à la période étudiée par la commission d’enquête, les statistiques consolidées les plus récentes remontant seulement au second semestre 2022. En outre, s’agissant des défèrements et des alternatives aux poursuites décidés à la suite des gardes à vue, les outils disponibles ne permettent pas de catégoriser les différentes mesures et procédures de jugement privilégiées ([55]).
S’il existe une méthodologie afin d’établir un lien entre l’infraction poursuivie et le contexte de ces manifestations, grâce au cumul des critères de la date, du lieu de commission des faits et de la nature de l’infraction visée, les chiffres ainsi produits aboutiraient probablement à une volumétrie supérieure à la réalité, en présentant le risque de décompter un nombre non négligeable de procédures de droit commun, sans aucun lien avec les manifestations du printemps 2023. Les seules données chiffrées fiables, relatives au contexte dans lequel l’infraction a été commise, concernent les remontées d’informations quantitatives des juridictions, sur le fondement de l’article 35 du code de procédure pénale, qui ne constituent pas des statistiques au sens strict et ne sauraient donc être considérées comme exhaustives.
À cet égard, lors de son audition, Mme Laure Beccuau a déploré l’absence d’un « outil statistique pertinent » ([56]). Cette carence fragilise en conséquence les retours d’expérience sur ces événements. L’amélioration des outils statistiques du ministère de la justice constitue, selon votre rapporteur, une priorité incontournable afin d’objectiver, sans délai, les réponses pénales apportées par l’autorité judiciaire à des phénomènes de violence majeurs. C’est à cette condition que l’évaluation des politiques pénales gagnera en transparence et donc en efficacité. C’est aussi un impératif pour un contrôle parlementaire et démocratique digne de ce nom.
Recommandation n° 1 : Améliorer les outils statistiques dont dispose le ministère de la justice afin de dresser un état des lieux pertinent, exhaustif et précis de l’ensemble des procédures et condamnations pénales, selon le contexte dans lequel les infractions ont été commises.
Les bilans humains, matériels et judiciaires précédemment exposés témoignent d’un rapport évolutif entre les mouvements sociaux du printemps dernier et l’expression de la violence. Cette conflictualité accrue révèle la tentation d’une forme de radicalisation du discours et des actes dans laquelle se distinguent des groupuscules déterminés à créer les conditions du chaos.
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II. Les nouveaux rapports entre « violences » et mouvement social : des mots aux actes
L’histoire de ces dix dernières années comporte de nombreux exemples de conflits idéologiques et sociaux, ainsi que de confrontations d’une particulière intensité à l’occasion de rassemblements ou de manifestations, se soldant par des éclats de violence dans l’espace public. Sans remonter aux débordements survenus en marge du sommet du G8 à Évian, en juin 2003, ou lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en avril 2009, chacun se souvient du caractère spectaculaire des dégradations et des affrontements qui ont émaillé, en 2016, la contestation de la loi dite « El Khomri » ([57]), ainsi que le mouvement des Gilets jaunes en 2018 et 2019.
Si elles participent sans doute d’une même séquence historique, les violences et dégradations intervenues entre le 16 mars et le 3 mai 2023 n’en présentent pas moins des spécificités qui, nonobstant le poids d’évènements conjoncturels, interrogent du point de vue de la cohésion sociale et du rapport à la règle commune dans la France contemporaine. Leur analyse met en lumière une montée des radicalités ainsi que l’existence d’une pluralité d’individus et de groupes violents sur le territoire national.
A. La montée des radicalités : un continuum de la violence ?
Les évènements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023 mettent en évidence, au-delà des tensions sociales et idéologiques, la propension de certains individus ou groupes d’individus à recourir de manière désinhibée aux violences et aux dégradations, dans le contexte de mouvements revendicatifs. À bien des égards, il convient de constater un lien désormais plus ténu entre radicalité des idées, violence verbale, violence contre les biens et violence contre les personnes.
S’il comporte une part de théâtralisation des rapports de force entre les acteurs sociaux et la puissance publique ([58]), ou révèle un retour aux pratiques antérieures à l’apaisement des manifestations sociales survenu à la fin du siècle dernier ([59]), le déroulement des manifestations et rassemblements soulève dès lors de nouveaux enjeux pour la régulation des mouvements sociaux et le respect de l’ordre public.
Suivant la réflexion de M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, « [s]’agissant de l’impact des groupuscules et de leur volonté d’imposer leurs vues, il faut d’abord saisir que ces mouvements existent, qu’ils suscitent l’approbation ou la désapprobation, et se demander ce que cet état de fait traduit. La violence peut briser les ordres. Mais elle ne crée rien » ([60]).
Il convient, dès lors, de s’interroger sur deux évolutions : d’une part, une conflictualité sociale qui semble nourrie et se nourrir de la violence lors des manifestations contre les retraites ; d’autre part, l’émergence de nouvelles radicalités violentes au nom de l’urgence climatique.
1. Conflictualité sociale et violences lors des manifestations contre la réforme des retraites
a. Les journées d’action syndicales et le 1er mai 2023 : des manifestations sans incident notable mais confrontées au problème des précortèges
Entre le 16 mars et le 3 mai 2023, la contestation contre la réforme des régimes de retraites a donné lieu à six journées de mobilisation, parmi lesquelles le 1er mai, fête du Travail, avec des appels à la grève et des manifestations organisées à l’initiative de l’intersyndicale. Même s’ils peuvent être tenus pour limités, au regard du nombre considérable de manifestants, certains défilés ont pu donner lieu à de graves dégradations et violences.
Les journées de mobilisations contre le projet de réforme des retraites
organisées entre le 16 mars et le 3 mai 2023
23 mars : neuvième journée de mobilisation avec grèves et manifestations rassemblant 1,089 million de manifestants selon la police, plus de 3 millions selon l’intersyndicale ;
28 mars : dixième journée de mobilisation avec grèves et manifestations rassemblant 740 000 manifestants selon la police, plus de 2 millions selon l’intersyndicale ;
6 avril : onzième journée de mobilisation avec grèves et manifestations rassemblant 570 000 manifestants selon la police, près de 2 millions selon l’intersyndicale ;
13 avril : douzième journée de mobilisation avec grèves et manifestations rassemblant 380 000 manifestants selon la police, plus de 1,5 million selon l’intersyndicale ;
1er mai : treizième journée de mobilisation avec 300 manifestations rassemblant 782 000 manifestants selon la police, 2 millions selon l’intersyndicale.
Source : site clesdusocial.com.
L’examen des circonstances et des lieux dans lesquels ces infractions ont été commises montre que les atteintes à l’ordre public résultent d’individus ou de groupes qui agissent essentiellement en marge des mouvements revendicatifs. Ce constat conduit à distinguer, pendant la période intéressant la commission d’enquête, le déroulement des défilés syndicaux des désordres provoqués par les précortèges.
i. Des cortèges syndicaux maîtrisés
Les cortèges placés sous la direction et la responsabilité des organisations syndicales ne sont pas à l’origine de troubles à l’ordre public. D’ailleurs, le bilan dressé par les responsables syndicaux auditionnés montre que les défilés n’ont pas connu de heurts significatifs. M. Frédéric Souillot, secrétaire général de Force ouvrière (FO), affirme ainsi que « [à] l’intérieur des cortèges syndicaux, ces manifestations se sont bien déroulées » ([61]).
Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), a également assuré que les violences sur lesquelles se penche la commission d’enquête ne se sont pas produites dans le périmètre qu’encadrent les organisations syndicales, « du carré de tête à la fin du cortège », donnant lieu à très « peu d’altercations, qui sont le fait de groupuscules » et que « les cortèges ont été pacifiques, massifs et d’une très bonne tenue » ([62]).
Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la Confédération générale du Travail (CGT), confirme qu’« aucun élément violent n’a pénétré les cortèges syndicaux au cours du printemps », et recense trois incidents au cours des manifestations qui seraient « le fait des forces de l’ordre : le 7 février à Paris quand la police a chargé le service d’ordre, puis les 11 et 23 mars quand le carré de tête a été gazé » ([63]).
Le bilan présenté par les responsables syndicaux corrobore les constats établis devant la commission d’enquête par l’ensemble des responsables de l’ordre public, notamment par le préfet de police de Paris. Ainsi que l’a souligné M. Laurent Nuñez, « treize manifestations syndicales se sont tenues en incluant le 1er mai, qui a revêtu cette année une dimension d’opposition à la réforme et qui a réuni de nombreuses personnes. […] Celles-ci se sont déroulées sans aucun incident à l’intérieur des cortèges syndicaux » ([64]).
Au regard des modalités d’organisation des journées d’action qui ont été décrites à la commission d’enquête, ce résultat doit beaucoup aux rapports fonctionnels noués et maintenus entre les organisations syndicales et les responsables du maintien de l’ordre, dans le strict respect du droit en vigueur concernant la liberté fondamentale de manifester.
Il ressort de l’état des lieux dressé par Mme Marylise Léon qu’il existe un contact régulier entre le responsable du service d’ordre et la direction de l’ordre public et de la circulation, ainsi qu’avec les autres services de la préfecture de police, « et s’il le faut, avec le préfet de police lui-même ». Les échanges avec les forces de l’ordre sont assurés par un officier de liaison « dans le cadre d’un dispositif qui [lui] apparaît satisfaisant ». La secrétaire générale de la CGT estime ainsi que « les échanges, globalement, ont été satisfaisants de janvier à juin », constatant « combien ce lien direct avec les responsables des forces de l’ordre est nécessaire », « lorsque le carré de tête a été confronté aux violences qui ont eu lieu entre les forces de l’ordre et les mouvances contestataires » ([65]).
Ces observations rejoignent les constats des autres responsables syndicaux auditionnés. Ainsi, M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la Confédération française de l’encadrement - Confédération générale des cadres (CFE‑CGC), juge-t-il que « la police a géré la distance entre le carré de tête et les casseurs, qui laissent derrière eux des scènes de violence que personne ne peut confondre avec une action syndicale » ([66]).
Pour sa part, Mme Sophie Binet relève « une évolution positive depuis la nomination du nouveau préfet de police de Paris, qui a rétabli des échanges techniques et constructifs avec les organisations syndicales » ([67]).
M. Cyril Chabanier, président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), affirme de son côté que « les échanges avec la préfecture sur la détermination des parcours et la préparation des cortèges se sont toujours bien passés » et que « les relations étaient plutôt bonnes ». Il observe toutefois que le rôle de l’officier de liaison mis à disposition par l’autorité de police pourrait être optimisé :
« [Je] tiens à souligner le rôle de l’officier de liaison qui nous est affecté lors de ces manifestations. Ce n’est évidemment pas toujours la même personne. Nous avons noté que, lorsque cet officier de liaison était facilement joignable, voire présent à nos côtés, un grand nombre de difficultés pouvaient être facilement réglées. Il a pu arriver que l’officier de liaison soit difficile à joindre : tout est devenu tout de suite plus compliqué car, dans une manifestation, il se produit toujours des événements imprévisibles. Quand nous l’avons à nos côtés, nous évitons beaucoup de problèmes. » ([68]).
ii. Les précortèges au cœur de la violence
La source des violences et des dégradations objet de la commission d’enquête réside dans la formation récurrente et problématique d’une nébuleuse ou d’un bloc radical, en marge des cortèges syndicaux. Les analyses et signalements recueillis par votre rapporteur démontrent que ces précortèges ont soulevé, entre le 16 mars et le 3 mai 2023, des troubles majeurs pour le maintien de l’ordre public, ainsi que pour l’exercice du droit fondamental à manifester sur l’ensemble du territoire national. Dans la capitale, le préfet de police, M. Laurent Nuñez a ainsi estimé que « les difficultés que nous rencontrons se situent essentiellement dans le précortège situé devant la manifestation principale » ([69]).
● En soi, le phénomène de précortèges rassemblant des individus sans rapport, voire en rupture, avec le mouvement syndical, ne revêt pas un caractère totalement nouveau. Ainsi que l’a souligné l’essayiste Christophe Bourseiller ([70]), les manifestations étudiantes, syndicales ou réunissant des formations de gauche comportaient dès 1971, à la suite des évènements de mai 1968, des cortèges de tête formés par les « autonomes », membres d’un courant idéologique issu de l’ultragauche ([71]). De même, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Mme Isabelle Sommier souligne que « la présence d’éléments radicaux dans les manifestations n’est pas nouvelle » : « on les appelait les casseurs dans les années soixante-dix où ils étaient assimilés à l’extrême gauche trotskiste ou maoïste » ([72]). Pour sa part, M. Frédéric Souillot, secrétaire général de Force ouvrière, note que « les manifestations de mai 1968 comportaient déjà des violences, comme celles de 1986 et celles de 2016 », et que les « échauffourées révèlent l’action des groupes » auxquels s’intéresse la commission d’enquête ([73]).
Ainsi que l’analyse Mme Isabelle Sommier, le principal changement entre les éléments radicaux des périodes précédentes et la place qu’ils occupent à présent en marge des mouvements revendicatifs tient à l’évolution de leur rapport de force avec les organisations syndicales.
« La différence avec la période actuelle réside dans la perte de puissance des syndicats : il y a cinquante ans, le taux de syndicalisation atteignait 25 % et les organisations disposaient de services d’ordre très structurés. Les militants radicaux qui souhaitaient atteindre la tête de cortège n’y parvenaient pas et ils étaient renvoyés en queue de défilé. […] Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les syndicats n’ont plus les forces militantes ni la légitimité pour assurer un service d’ordre efficace » ([74]).
Si l’explosion des violences commises à l’occasion des manifestations du printemps dernier interroge l’adaptation des méthodes et moyens de maîtrise de l’ordre, et questionne les outils de police administrative et de judiciarisation des actes commis mis à la disposition de l’État, elle révèle également, selon plusieurs analyses, une forme de distance, voire de défiance envers les organisations syndicales dont ces dernières n’ont pas, hélas, l’exclusivité.
● L’analyse des blocs radicaux impliqués dans les violences et dégradations commises entre mars et mai 2023 montre que la composition des précortèges s’est en grande partie renouvelée.
D’une part, les éléments recueillis par votre rapporteur mettent en lumière la diversification des profils présents au sein des blocs radicaux ou de la nébuleuse. S’ils réunissaient initialement des individus qui ne voulaient pas ou ne voulaient plus manifester sous bannière syndicale, et contestaient aux syndicats la légitimité de défendre leur cause, les précortèges ont depuis accueilli des individus d’horizons très différents dont la présence n’obéit pas aux mêmes motivations. Selon Mme François Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris ([75]), les blocs radicaux ont ainsi agrégé :
– des membres des mouvances de l’ultragauche, autonomes et antifascistes mus par des ressorts idéologiques ;
– des « ultra jaunes », héritiers du mouvement des Gilets jaunes ;
– des jeunes, de lycéens et d’étudiants, pas nécessairement affiliés à une mouvance spécifique, optant pour un mode d’action violent et susceptibles de participer aux exactions aux côtés d’activités aguerris et violents ;
– des groupes de délinquants, auteurs d’infractions opportunistes, qui constituent l’un des faits nouveaux observés à l’occasion de la protestation contre la réforme des retraites, mais demeurent marginaux ([76]).
Parmi les éléments activistes de la sphère contestataire, la direction générale de la police nationale ([77]) signale la présence de militants étrangers venus de Suisse, d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne ou encore de Grèce venus prêter main forte à leurs camarades français. De tels déplacements ont été constatés en marge des journées nationales d’action à Paris, ou encore à Strasbourg où une dizaine de militants européens ont été identifiés le 1er mai 2023, préalablement à la tenue de la manifestation.
En termes d’effectifs, les précortèges ont pris une importance variable, selon les lieux et les circonstances. À Paris, le préfet de police Laurent Nuñez évoque ainsi des précortèges compris entre 2 000 et 12 000 personnes ([78]).
D’autre part, il convient sans doute de manier avec précaution l’idée d’un précortège dont les actions auraient répondu à une organisation centralisatrice. En dehors des évènements de Sainte-Soline, les éléments recueillis par votre rapporteur portent plutôt à conclure à l’existence de groupes affinitaires, inégalement structurés, mais susceptibles d’agir en parallèle dans les circonstances créées par le déroulement des manifestations et la confrontation avec les forces de l’ordre.
Selon Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris, « l’action de type black bloc, rigide, compacte, en avant de la manifestation, n’est plus la règle. La dernière manifestation de ce type remonte au 1er mai 2018, avec un bloc dur, organisé et homogène » ([79]).
De fait, le scénario des journées de mobilisation contre la réforme des retraites révèle l’existence de modes opératoires et d’une participation aux précortèges différents selon la composition des groupes qui opèrent.
À ce titre, la formation des blacks blocks au sein des précortèges est le fait d’individus très organisés, appartenant à un groupe préconstitué fréquemment issu des mouvances contestataires, ou répondant à un appel lancé sur les réseaux sociaux, souvent présents dès le début de la manifestation, et passant à l’action suivant une attitude opportuniste. La direction générale de la police nationale met en évidence le recours à un certain nombre de techniques éprouvées, du positionnement en tête du cortège au retrait immédiat des fauteurs de trouble dès l’intervention des forces de l’ordre.
Les éléments recueillis rendent également compte d’attitudes extrêmement diverses au moment de la dispersion des cortèges. D’après Mme Françoise Bilancini ([80]), les fins de manifestations comporteraient désormais trois invariants :
– des actions de pillage de jeunes issus des quartiers difficiles, eux aussi habillés en noir ;
– un retrait rapide des membres des mouvances d’ultragauche destiné à éviter les interpellations ;
– un maintien sur les lieux d’ultrajaunes, propice à des dégradations et à des affrontements avec les forces de l’ordre.
Les modes opératoires du black block observés
au cours des manifestations organisées entre le 16 mars et le 3 mai 2023
Au cours des journées nationales d’action contre le projet de réforme des retraites, les individus et groupuscules formant des black bloc dans les précortèges ont recouru aux méthodes suivantes.
– Un positionnement discret en tête de cortège. Dans plusieurs défilés, les groupuscules violents ne se forment pas immédiatement en black bloc. Au départ des manifestations, n’est souvent visible qu’une nébuleuse formée de personnes revêtues de gilets jaunes, pour certaines reconnues comme gilets jaunes « historiques », de sympathisants et d’individus habillés de vestes foncées à capuche et dont le visage est en partie dissimulé par des masques chirurgicaux et des lunettes de piscine. Ce groupe est bruyant, agité, mais dans un premier temps non violent. Il se positionne devant le cortège officiel des syndicats. Il peut être composé de plusieurs centaines de personnes. Environ 2 000 individus situés en tête de cortège ont été observés à Lyon le 1er mai 2023.
– Une formation progressive du black bloc après le départ des manifestations, sans doute afin d’éviter les contrôles préventifs et de compliquer leur identification. La constitution du black bloc est souvent annoncée par des fumigènes noirs, l’ouverture d’un parapluie multicolore, des messages sur les réseaux sociaux cryptés ou tout autre signe de ralliement. Un groupe compact se forme alors dans la nébuleuse de tête. Des individus changent de tenue pour s’habiller de noir et cachent leur visage.
– Des techniques de dissimulation. Les méthodes employées comportent l’utilisation de cagoules, gants, parapluies et banderoles, ainsi que de bâches renforcées. Si elle n’est pas nouvelle, cette dernière technique a évolué dans sa confection et son utilisation tactique, avec une stratégie concertée des manifestants violents. Elle permet de masquer un groupe conséquent. Cette bâche est dorénavant renforcée par des morceaux de bois rigides voire des clubs de golf, pouvant être extraits des portants pour devenir des armes. Enfin, une ou plusieurs banderoles sont sorties pour protéger le black bloc. Du matériel peut être déposé la veille sur le parcours du défilé.
– Une coordination ponctuelle sur le terrain des manifestations. Des militants en retrait évaluent le dispositif du maintien de l’ordre. Ils communiquent au moyen de talkies-walkies, de passages en trotinettes, voire de drones ([81]) et guident les éléments du bloc. Des chefs de file peuvent être présents dans le bloc pour orienter les plus déterminés, souvent à l’aide de mégaphones.
– La multiplication des feux sur la chaussée. Les feux de poubelles, le « piégeage » de sites ou d’amas de détritus avec des engins incendiaires ont été courants.
Source : réponses aux questionnaires adressés à la direction générale de la police nationale et au service central du renseignement intérieur.
Les représentants des organisations syndicales ont confirmé le caractère propice aux exactions des fins de manifestation, notamment par la voix de M. Cyril Chabanier :
« Ce qui arrive en marge du défilé, dans le précortège ou au point d’arrivée, nous ne le maîtrisons pas. Nous sommes très contrôlés pour accéder au point de rassemblement duquel s’élance la manifestation, même en portant les chasubles et les drapeaux de nos organisations, alors qu’il ne s’y produit aucune violence puisque les affrontements ne commencent jamais avant le début du défilé. Au contraire, il est particulièrement simple de rejoindre le point d’arrivée, parfois même avant le démarrage du cortège. » ([82])
● Les précortèges constitués en marge des journées d’action contre la réforme des retraites ont ainsi été au cœur d’un nombre croissant de violences et de dégradations commises à compter du 16 mars 2023, avec pour points d’orgue les rassemblements du 23 mars et du 1er mai. Le bilan dressé par le service central du renseignement intérieur fait ainsi état d’actions vindicatives, violentes, voire insurrectionnelles, menées par des groupes d’ultragauche locaux, mais également des phénomènes de solidarisation impliquant de jeunes étudiants, des citoyens qualifiés de « déterminés » par les services de police, des ultrajaunes, ainsi que des militants syndicaux radicaux ([83]).
Métropoles, villes moyennes et petites villes affectées par des troubles à l’ordre public en marge de la contestation du projet de réforme des retraites
Dans son état des lieux des violences et dégradations commis en marge des journées d’action, le service central du renseignement territorial signale des troubles à l’ordre public inhabituels dans des villes moyennes ou de petits centres urbains. Peuvent illustrer ce phénomène :
– Charleville-Mézières, le Puy-en-Velay, Morlaix ou encore Épinal, théâtres de dégradations, d’incendies et de confrontations parfois violentes avec les forces de l’ordre ;
– Lorient , ville particulièrement affectée par des violences à l’encontre du commissariat avec tentative d’intrusion et incendie de locaux, ainsi que de la sous-préfecture.
Dans son analyse des manifestations du 17 mars, le service central du renseignement territorial relève qu’à Nantes, la manifestation a rassemblé 6 000 personnes dont 500 manifestants en soutien d’un groupe « à risques » de 150 individus. Les 500 personnes se sont déplacées dans le centre-ville en plusieurs groupes très mobiles, mettant le feu ou renversant des poubelles, courant en tous sens et jouant au jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre, qui subissaient régulièrement des jets de bouteilles ou autres projectiles. Ces petits groupes mobiles n’apparaissaient pas coordonnés ni structurés, contrairement aux véritables militants de l’ultragauche. Finalement, un regroupement de l’ensemble des personnes souhaitant poursuivre le mouvement au-delà de la manifestation intersyndicale s’est concrétisée à la Croisée des Trams. Les individus les plus hostiles ont érigé une barricade enflammée. Ce groupe hétéroclite était composé d’environ 150 personnes, profils de jeunes 20‑30 ans, avec quelques jeunes issus des quartiers, une poignée d’anciens gilets jaunes non porteurs de la chasuble et qui n’avaient plus été vus depuis de nombreux mois, et quelques personnes plus âgées.
Source : réponses au questionnaire adressé au service central du renseignement territorial.
Si ces événements ont concerné l’ensemble des grandes agglomérations et villes d’implantation traditionnelle de l’ultragauche, les violences commises au printemps se sont signalées par une extension des territoires de violence, en particulier dans des villes dites moyennes de moins de 50 000 habitants, ainsi qu’à l’échelle de petits ensembles urbains de moins de 10 000 habitants – une donnée qui recoupe les constats établis dans un tout autre contexte, celui des émeutes urbaines de l’été 2023.
Ainsi qu’il ressort de l’ensemble des analyses développées devant la commission d’enquête ([84]), ce mouvement reflèterait une poussée de radicalité dans le contexte du recours à la procédure de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution en vue de l’adoption du projet de loi relatif à la réforme des retraites ([85]). Une analyse que confirment les observations formulées par le préfet de police, M. Laurent Nuñez :
« À partir du 16 mars, on constate dans le précortège et dans le bloc des éléments radicaux une montée en puissance de la radicalisation. Ces individus deviennent manifestement beaucoup plus déterminés, mais ils ont été toujours présents. » ([86])
Pour ce qui concerne les villes qui n’avaient jusque-là pas connu d’actions violentes, le service central du renseignement territorial tente d’expliquer la contagion de la radicalité en fonction du contexte local :
– le parasitage des actions locales revendicatives, par des militants engagés dans le combat contestataire, sans pour autant être structurés à l’échelon départemental ou régional, voire par des individus mobiles en capacité d’agir en tout point du territoire ;
– l’exaspération suscitée, dans une partie de l’opinion publique, par le projet de réforme des retraites, son processus d’adoption, et un discours institutionnel perçu comme méprisant ([87]) ;
– la radicalisation de certains syndicalistes ambitionnant de donner plus d’écho à leurs combats locaux, parfois poussés par l’implication déterminée de leurs pairs dans certaines grandes villes ;
– l’implication croissante de groupes d’étudiants dans les manifestations, car si certains étudiants et lycéens politisés ont participé à des actions violentes afin d’exprimer une contestation radicale des institutions d’État, en particulier des forces de l’ordre, d’autres ont procédé par voie de participations affinitaires, parfois très ponctuelles et sans lendemain.
Sur le plan de la sécurité publique, les signalements transmis au rapporteur démontrent un durcissement des affrontements et une violence exacerbée des blocs radicaux immiscés entre les forces de l’ordre et les cortèges syndicaux. Le constat vaut notamment pour la capitale où la « régulation » des précortèges et leur dispersion ont nécessité des interventions dans des conditions de plus en plus difficiles. Marquée par un niveau de violence croissant avec le recours à des armes par destination, la complexité des conditions d’engagement des forces de sécurité ressort clairement des analyses communiquées par le préfet de police, M. Laurent Nuñez :
« Avant le 16 mars, nous intervenions pour ces dispersions et pouvions nous retirer pour laisser le précortège continuer sa route. C’est devenu difficile à compter du 16 mars, et c’est une autre césure : lorsque les forces de l’ordre se retirent désormais, elles sont encore prises à partie, ce qui complique leur déplacement et les conduit souvent à pousser le black bloc pour le faire avancer plus vite et éviter qu’il n’empêche les organisations syndicales de manifester. » ([88])
b. Les rassemblements spontanés : des mouvements imprévisibles vecteurs d’affrontement
En dehors de la formation récurrente et problématique d’une nébuleuse ou d’un bloc radical en marge des cortèges syndicaux, la prolifération de rassemblements spontanés s’impose comme l’autre facteur majeur des exactions observées en marge du mouvement social, à l’image de la soirée du 16 mars 2023, place de la Concorde et devant l’Hôtel de ville de Paris.
Non déclarés, ces rassemblements, ayant abouti à des déambulations dans les centres urbains, soit à la suite de journées d’actions organisées par les syndicats, soit en réaction avec les évènements qui ont scandé l’examen et l’adoption du projet de loi de réforme des régimes de retraite ([89]), révèlent un profil des participants assez hétérogène ([90]) :
– manifestants ayant pris part aux cortèges syndicaux, se qualifiant de « citoyens en colère », et parfois entraînés par des individus masqués et vêtus de noir ;
– membres de l’ultragauche, quoique peu présente, selon la direction du renseignement de la préfecture de police, aux rassemblements spontanés de la Place de la Concorde et de l’Hôtel de Ville le 16 mars 2023 ;
– « ultrajaunes » ;
– lycéens et autres jeunes individus.
Au-delà des rassemblements spontanés parisiens, l’ensemble du territoire national ([91]) a connu des troubles à la suite des deux tournants du mouvement de protestation contre la réforme des retraites que sont l’engagement de la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi, le 16 mars, et la décision du Conseil constitutionnel sur le texte adopté par le Parlement, le 14 avril suivant.
Du point de vue de la sécurité publique, les déambulations et les attroupements ont suscité des difficultés croissantes de maintien de l’ordre, certains mouvements occasionnant des dégradations d’ampleur inégale. Ainsi que le montrent les signalements transmis à votre rapporteur à propos des journées du 17 et du 24 avril 2023, les rassemblements ont pu prendre des formes très diverses, s’accompagner de dégradations et violences, évoquant la pratique de certaines composantes du mouvement des Gilets jaunes, à propos desquelles l’ancien préfet de police de Paris, M. Didier Lallement, souligne s’être alors « trouvé dans la situation paradoxale d’être le principal organisateur des manifestations car il n’y avait aucun service d’ordre » ([92]).
Les deux séquences des Gilets jaunes et des manifestations contre la réforme des retraites se distinguent toutefois en termes de dommages et de préjudices occasionnés. S’agissant du mouvement des Gilets jaunes, le préfet de police Laurent Nuñez souligne que « […] les individus, quoique moins nombreux, étaient beaucoup plus portés à l’action violente, qui relevait d’ailleurs presque d’un mode d’expression. Nous n’atteignons ainsi pas le même niveau de violence et les dégradations sont sensiblement moindres qu’à cette époque » ([93]).
Toutefois, les éléments recueillis par votre rapporteur mettent en exergue des risques accrus pour la sécurité publique, compte tenu de la dispersion des mouvements et de la nécessité d’assurer la présence des forces de l’ordre face à des éléments très mobiles, dans un contexte de tension extrême. Il en va ainsi tout particulièrement à Paris, ainsi qu’il ressort de l’analyse de M. Laurent Nuñez :
« Nous étions alors dans la période de grève de la collecte des ordures ménagères et de nombreux cas de mise à feu de poubelles ont été recensés, générant des risques de propagation voire des propagations avérées vers des immeubles. Ces cortèges sauvages se sont dispersés dans les rues de la capitale en plusieurs endroits. Ils ont commis de nombreuses exactions. C’est souvent lors de celles-ci que nous avons été obligés d’interpeller des groupes d’individus car ils commettaient des violences […]. » ([94])
La dynamique des rassemblements spontanés
en marge du mouvement de contestation de la réforme des retraites
Pour la journée du 17 avril 2023, les dégradations et violences recensées par le service central du renseignement territorial consistent en :
– des barricades et incendies de poubelles à Marseille ;
– une tentative d’incendie de la porte d’entrée de la préfecture à Caen ;
– de multiples incendies de poubelles, l’usage de mortiers sur les forces de l’ordre et la tentative d’incendie d’un poste de police à Bordeaux : le service central du renseignement territorial signale l’organisation d’une manifestation non déclarée dans le centre-ville qui a réuni jusqu’à 1 900 personnes. Ce cortège a défilé de façon erratique, renversant et incendiant des poubelles sur son passage. Ces actes de dégradation et provocation ont été effectués par un groupe d’individus à risque placé dans un premier temps en tête de cortège.
À 17h20, un groupe de 200 manifestants est signalé devant la mairie. Certains, amassant des poubelles devant le bâtiment pour y mettre le feu, étaient dispersés par les forces de l’ordre. De nombreux slogans hostiles à la police ont été scandés et des fumigènes jetés. Des petits groupes étaient dispersés dans plusieurs rues, certains groupes masqués, profils « black blocs » ou « ultra jaunes ». Neuf interpellations ont été recensées lors de ce rassemblement.
– des dégradations de vitrines, incendies de poubelles, jets de projectiles sur l’hôtel préfectoral à Saint-Étienne ;
– un incendie devant le poste municipal et la mairie du 1er arrondissement à Lyon ;
– des tirs de mortiers vers des forces de l’ordre et des incendies de poubelles à Rouen.
Pour la journée du 24 avril 2023, on recense :
– des jets de projectiles à l’encontre des forces de l’ordre par un groupe hostile d’environ 300 personnes à Lyon, et d’autres dégradations sur les commerces ou les véhicules témoignant d’une hostilité envers les symboles du capitalisme ;
– l’incendie de poubelles, dont l’une devant la permanence d’un député, et des tirs de projectiles contre les policiers à Saint-Étienne ;
– la déambulation d’un groupe de 150 personnes masquées et l’incendie d’une poubelle à Grenoble.
On rappellera également qu’à la suite de l’annonce de la décision du Conseil constitutionnel, plusieurs collectifs citoyens, des organisations syndicales (CGT et Solidaires) et plusieurs formations politiques (La France insoumise, le Parti communiste français, Europe Écologie Les Verts) ont organisé des rassemblements en signe de protestation devant les préfectures et les mairies les 17 et 24 avril 2023. Le service central du renseignement territorial recense 172 actions rassemblant plus de 24 000 personnes le 17 avril et 170 actions rassemblant 11 000 personnes le 24 avril.
Source : réponses au questionnaire adressé au service central du renseignement territorial.
c. Des violences et des affrontements rattachés à l’ultradroite
Les éléments recueillis par votre rapporteur soulignent la portée des actions imputables à des mouvements classés à l’ultradroite. Au regard de la sécurité publique et de la paix civile, leurs initiatives ont créé des foyers de tensions, voire se sont soldées par des violences et des dégradations.
● En premier lieu, le bilan de la période allant du 16 mars au 3 mai 2023 met en lumière le rôle de ces mouvements dans les affrontements survenus au sein de certaines universités, dans le contexte créé par la contestation de la réforme des retraites ([95]). Des établissements ont ainsi été le théâtre de tensions et de rixes entre, d’un côté, des mouvements d’extrême gauche ayant parfois provoqué la suspension des cours et occupé les locaux et, de l’autre, des groupes d’ultra droite enclins à des opérations de « déblocage ». D’après le recensement du service central du renseignement territorial, de tels faits ont été observés à :
– Sciences Po Reims le 15 mars 2023,
– l’Université Paul Valéry de Montpellier le 23 mars 2023,
– l’Université Lyon III, avec une rixe opposant les militants du collectif antifasciste La Jeune Garde et l’ultradroite identitaire le 28 mars 2023 ;
– la faculté de lettres de Nice le 28 mars 2023, ainsi qu’à
– la faculté de lettres d’Aix-en-Provence le 30 mars 2023, où une quinzaine d’individus ont lancé des fumigènes au-dessus des grilles d’accès au bâtiment en criant « Aix nationaliste ! ».
● En second lieu, des signalements attestent d’une implication de militants d’extrême droite dans des actions visant des manifestants et des parlementaires, en raison de leurs prises de position dans les manifestations ou dans le débat sur la réforme des retraites.
Ainsi, il ressort des informations transmises à votre rapporteur que le mouvement royaliste Action française a manifesté de manière active son opposition à la réforme des retraites, par le biais des réseaux sociaux et en revendiquant la présence de ses militants dans la rue, sous le mot d’ordre « avec le pays réel contre #Macron et sa réforme inique ! » ([96]).
Le groupe s’est également illustré dans des actions visant des responsables politiques à travers le pays.
Signalements concernant les initiatives de militants de l’Action française
pendant la contestation de la réforme des retraites
Le 24 mars 2023 à Nancy, un groupe d’une trentaine d’individus s’en est pris aux participants d’une manifestation contre la réforme des retraites, avant d’être mis en fuite par les forces de l’ordre.
Le 25 mars 2023 à Nice, trois membres des Jeunesses communistes porteurs de drapeaux rouges siglés « JC » ont été pris à partie par quatre individus à l’issue d’une manifestation en opposition à la réforme des retraites.
Le 26 mars 2023, la permanence du député de la première circonscription de la Gironde, M. Thomas Cazenave, a été couverte par six affiches hostiles à la réforme des retraites. L’action a été revendiquée sur le compte Instagram d’Action française Bordeaux.
Le 31 mars 2023 à Pessac, une dizaine de militants d’Action française Bordeaux se sont rassemblés devant la permanence du député de la septième circonscription de la Gironde, M. Frédéric Zgainski, déployant une banderole « Réforme des retraites, vous aurez du sang sur les mains ».
Le 1er avril 2023 à Pau, six militants d’Action française Pau ont déployé une banderole « République antisociale » devant la permanence de la députée de la première circonscription des Pyrénées-Atlantiques, Mme Josy Poueyto.
Source : réponse au questionnaire adressé au service central du renseignement territorial.
2. Le phénomène émergent : des radicalités violentes au nom de l’urgence climatique
Même si elles ont été éclipsées par les affrontements survenus en marge de la contestation de la réforme des retraites, les violences ayant entouré la défense de causes environnementales constituent l’autre fait marquant parmi les évènements examinés par la commission d’enquête. Certes, une grande majorité des rassemblements et des manifestations organisée autour de la cause environnementale n’ont occasionné ni violences, ni dégradations. Le constat s’impose toutefois : l’urgence climatique nourrit l’émergence de nouvelles radicalités dont les violences et les dégradations survenues à Sainte-Soline sont une illustration frappante.
a. Des mouvements revendicatifs non sans précédents
La période courant du 16 mars au 3 mai 2023 se caractérise par la contestation de projets d’aménagements, notamment d’infrastructures de transports : contournements d’agglomération, nouvelles autoroutes en construction, équipements conçus à des fins de développement de l’activité économique, au premier chef à vocation agricole.
S’ils constituent des faits isolés, la violence et les dégradations observées au cours de certains rassemblements pour la défense de l’environnement s’inscrivent néanmoins dans une séquence historique. Ainsi que l’a souligné M. Alain Bauer, criminologue et professeur au Conservatoire national des arts et métiers, les modalités de la contestation ne présentent pas un caractère surprenant à la lumière des conflits qui ont entouré le projet de construction d’un camp militaire au Larzac dans les années 1970, de l’aéroport Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou encore la construction du barrage de Sivens (Tarn) au cours des années 2000 à 2019 ([97]).
Il ressort des travaux de la commission d’enquête que des mouvances parfois radicales placent volontiers leurs luttes dans la continuité de ces conflits. De ce point de vue, le précédent de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes exerce une influence prégnante, sorte de mythe fondateur, tant sur le plan de la conception des luttes et de leurs finalités que des modes opératoires employés. Ainsi que le constatent MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin dans leur analyse des milieux éco-activistes, « depuis 2014, date des premières marches pour le climat et du point culminant de la mobilisation de Notre- Dame-des-Landes, le mouvement écologiste s’est renouvelé et transformé pour créer une toile de collectifs interconnectés. » ([98]).
Le général Christian Rodriguez confirme la recrudescence de troubles à l’ordre public motivés par des considérations environnementales, jadis exceptionnels, et les conséquences qu’en tire progressivement la gendarmerie nationale :
« Si j’en reviens à Sainte-Soline, il faut chercher loin pour relever du maintien de l’ordre dit rural, hors des grandes villes. Cela s’est vu par le passé : nous avons relevé il y a quelques années une augmentation des actions contre les grands projets, comme à Sivens. Je ressens aujourd’hui une forme d’accélération au point que la contestation devient quasi systématique. » ([99])
b. La marche sur Sainte‑Soline : point d’orgue ou évènement fondateur ?
Les évènements violents survenus le 25 mars 2023 à Sainte-Soline marquent incontestablement un tournant, la ruralité devenant un nouveau théâtre de combat pour des activistes cherchant à s’emparer de la cause environnementale. La manifestation organisée contre la construction d’une « mégabassine » dans cette petite commune des Deux-Sèvres, si elle s’inscrit dans une revendication locale, a connu un important retentissement en raison de l’âpreté et de l’extrême violence des affrontements ayant opposé une partie des cortèges qui ont atteint le site aux forces de l’ordre. Pour le directeur général de la gendarmerie nationale, le général Christian Rodriguez, « Sainte-Soline a été une sorte de catalyseur médiatique de la violence assumée » ([100]).
Ces évènements donnent lieu aujourd’hui à la construction de « récits » antagonistes et font l’objet de procédures judiciaires dont le procès tenu devant le tribunal judiciaire de Niort, le 8 septembre 2023, constitue l’un des volets ([101]). Il importait donc que la commission d’enquête puisse établir et consigner des faits objectifs quant aux conditions du maintien de l’ordre à Sainte-Soline, attendu que ni sa mission, ni son rôle ne consistent à évaluer le bien-fondé du projet de retenue de substitution. À cet effet, le président et votre rapporteur, ainsi qu’une délégation de la commission d’enquête, se sont rendus sur les lieux. Cette visite et les travaux menés à Paris permettent de retenir les éléments suivants.
i. Un projet de retenue de substitution à l’origine de profonds clivages locaux et ayant déjà donné lieu à de violentes épreuves de force
Le rassemblement organisé le 25 mars 2023, à Sainte-Soline, visait officiellement, selon ses promoteurs, à accéder autant au site qu’à l’infrastructure de la retenue d’eau elle-même (dit SVE 15) en cours de construction ([102]). D’après M. Benoit Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne des Deux-Sèvres ([103]), l’objectif de la marche « était d’alerter sur la question de la préservation et du partage de l’eau, mis à mal par la construction des mégabassines ».
Avec Mauzé‑sur‑le‑Mignon notamment, la « mégabassine » de Sainte‑Soline constitue l’une des seize réserves d’eau dont l’aménagement est prévu dans le bassin de la Sèvre niortaise et du Mignon. Ainsi que l’a souligné M. Thierry Boudaud, président de la Société coopérative anonyme de l’eau des Deux‑Sèvres ([104]), le projet participe de la mise en œuvre du « protocole d’accord pour une agriculture durable dans le territoire du bassin Sèvre niortaise-Mignon » conclu le 18 décembre 2018 et reflétant un compromis entre les différentes parties prenantes ([105]). Les travaux de construction de la « mégabassine » de Sainte‑Soline ont été dès lors autorisés par un arrêté préfectoral du 23 octobre 2017, modifié par un nouvel arrêté du 20 juillet 2020 ([106]).
LA RETENUE D’eau de sainte‑soline
Source : Stéphane Mahe, Reuters (par Le Figaro avec l’AFP).
Les projets de retenues de substitution ont toutefois suscité, depuis leur lancement, d’âpres contestations quant à leur opportunité et à leur impact sur la disponibilité de la ressource. D’un côté, leurs détracteurs dénoncent un accaparement de l’eau destiné à l’agro-industrie, ainsi qu’une « fuite en avant » du modèle agricole productiviste. De l’autre, leurs soutiens décrivent un aménagement indispensable à la préservation des activités agricoles, dans un territoire caractérisé par les sols calcaires et exposé à des dérèglements climatiques qui obèrent son approvisionnement en eau.
De fait, les évènements de Sainte-Soline interviennent dans la continuité d’un contexte ancien marqué par un débat profondément conflictuel sur les moyens de répondre aux besoins en eau de l’agriculture locale.
Cette opposition s’est traduite par l’engagement, devant la juridiction administrative, de contentieux dont l’issue demeure à ce jour incertaine.
Les procédures en cours devant le juge administratif contre le projet de construction de retenue de substitution à Sainte‑Soline
Le projet de retenue de substitution à Sainte-Soline a donné lieu à deux sortes de procédures devant les juridictions administratives à l’initiative de l’association Nature environnement 17 et de nombreuses autres associations de défense de l’environnement : d’une part, des recours contestant les études d’impact et, d’autre part et surtout, la mise en cause de la légalité des arrêtés préfectoraux autorisant la construction.
Par un jugement en date du 17 mai 2021, le tribunal administratif de Poitiers a d’abord écarté les requêtes relatives au caractère supposé insuffisant de l’étude d’impact et de l’étude d’incidence environnementale. En revanche, il a jugé que les volumes de prélèvement autorisés pour neuf réserves n’avaient pas été fixés d’une manière conforme aux règles du schéma d’aménagement et de gestion des eaux du bassin de Sèvre niortaise-Marais poitevin.
Aux termes du jugement rendu le 11 avril 2023, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté les contestations exprimées contre le projet de retenue de substitution tel que prévu à la suite de l’arrêté modificatif du 20 juillet 2020. Ainsi qu’il a été confirmé au rapporteur au cours du déplacement d’une délégation de la commission d’enquête dans les Deux-Sèvres, les associations requérantes ont interjeté appel des deux jugements devant la cour administrative d’appel de Bordeaux.
Source : commission d’enquête.
En parallèle, et ce depuis l’année 2021, les différents projets engagés dans les Deux-Sèvres, et plus largement dans le Marais poitevin, ont suscité des manifestations parfois émaillées d’affrontements, ainsi que de multiples débordements.
Il en va ainsi du chantier de la retenue de substitution aménagée à Mauzé‑sur‑le‑Mignon. Comme l’ont rappelé des élus locaux et des représentants de la chambre d’agriculture des Deux-Sèvres ([107]), l’ouvrage a subi des dégradations le 21 septembre 2021, à la suite d’une manifestation organisée initialement à Niort, en marge du congrès de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Des manifestants ont alors envahi le site, endommageant une bâche de protection et une pelleteuse face aux caméras : plusieurs gendarmes ont alors essuyé des tirs de projectiles ([108]).
De manière générale, il ressort des éléments communiqués par la préfète des Deux-Sèvres qu’avant la marche de Sainte‑Soline, « il y avait déjà eu des violences avec plusieurs gendarmes blessés […] et des dégradations lors des précédents rassemblements des mêmes organisateurs » ([109]). Parmi les incidents notables, on peut citer :
– les heurts violents survenus le 6 novembre 2021 entre les forces de l’ordre et un cortège de 2 000 manifestants qui, s’étant détourné de son itinéraire, avait attaqué la retenue de substitution de Cram-Chaban (Charente-Maritime). D’après M. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci !, cette dégradation aurait constitué une simple réaction aux obstacles mis par les forces de l’ordre au bon déroulement de la manifestation ([110]) ;
– l’irruption par la force d’activistes, le 15 janvier 2022, dans un périmètre interdit à la manifestation, les forces de l’ordre ayant dû s’interposer afin d’éviter la confrontation avec des membres de la Coordination rurale venus en découdre ;
– les dommages causés à une station de pompage et à un tuyau d’alimentation en eau le 26 mars 2022, en marge d’un rassemblement de 5 000 personnes.
D’après le ministre de l’intérieur, le préjudice des nombreuses dégradations « se chiffrait à plusieurs centaines de milliers d’euros » ([111]).
Un tel climat de tension a pu également se matérialiser par des actes de vandalismes commis contre des exploitations agricoles. Suivant le témoignage des représentants de la chambre départementale d’agriculture, des dégradations ont été constatées régulièrement dans les deux jours qui précédaient les manifestations hostiles à l’aménagement de retenues de substitution, tels que l’arrachage, en mars 2022, d’un tuyau et d’un équipement d’irrigation chez un agriculteur qui venait de l’installer ([112]).
Les violences observées à l’occasion de la marche du 25 mars 2023 contre le projet de retenue de substitution à Sainte-Soline ne sont d’ailleurs pas sans précédent. Un premier rassemblement avait été organisé sur le site, le 29 octobre 2022, à l’appel du collectif Bassines non merci ! et des Soulèvements de la Terre. Malgré l’arrêté d’interdiction édicté par la préfecture des Deux-Sèvres, il avait réuni de l’ordre de 4 000 à 7 000 personnes, réparties en trois cortèges ([113]), en présence de nombreux participants élus ([114]).
Après avoir forcé les grilles de protection, plusieurs individus avaient accédé au chantier de construction. Suivant un scénario identique à celui du 25 mars 2023, la tentative d’entrée dans son périmètre avait entraîné des affrontements avec les effectifs de gendarmerie déployés sur le terrain ([115]), confrontation marquée par des échanges de tirs de grenades et de projectiles divers. À l’issue de la journée, étaient dénombrés 61 blessés parmi les gendarmes, dont 22 touchés grièvement ([116]), et une cinquantaine de blessés parmi les participants au rassemblement, dont dix pris en charge par les pompiers et cinq hospitalisés ([117]).
Selon M. Bertrand Baud, directeur départemental de la sécurité publique des Deux-Sèvres ([118]), cette situation s’explique par la mutation de la sociologie et de l’inspiration du mouvement d’opposition aux retenues de substitution, les associations locales de défense de l’environnement étant rejointes par des structures aux motivations plus politiques et radicales : « Le mouvement anti retenue de substitution s’est radicalisé à mesure qu’il était progressivement repris par des organisations d’ultra gauche et écolo radicales rompues aux techniques de violences collectives [comme les] Soulèvements de la Terre. Au-delà de la contestation écologique, ces manifestations ont rassemblé au fil du temps plus largement toutes formes de mouvances contestataires de nature anarcho-libertaire. […] L’appropriation de la thématique environnementale par les mouvances d’ultragauche a eu pour conséquence que les Soulèvements de la Terre, après leur combat gagné contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, [viennent] se joindre à Bassines non merci ! pour renforcer et appuyer leur structure dans l’organisation de la contestation. [Le groupe] Soulèvements de la Terre a donc progressivement mis à disposition sa logistique (chapiteaux…), son savoir-faire sur l’organisation de grands rassemblements contestataires et sur les techniques de désobéissance civile, ses réseaux... au profit du petit collectif local initial. Cette PME de la contestation anti‑bassines s’est finalement faite phagocyter en quelque sorte par la grande nébuleuse des Soulèvements de la Terre qui est aujourd’hui à la manœuvre et qui ne laisse plus qu’une petite place à Bassines non merci ! qui, sans les Soulèvements de la Terre, ne représente localement que quelques dizaines de sympathisants (toujours les mêmes depuis le début). »
Cette analyse porte à conclure que les structures locales ont accueilli, voire sollicité, l’expérience des Soulèvements de la Terre, tant pour la visibilité des méthodes d’action que pour leur pratique d’actions radicales. Ce mouvement a par conséquent été associé à la contestation locale dans une démarche de « convergence des combats », au prix de l’extrémisation – recherchée et assumée – des méthodes.
Cet état des lieux tend à corroborer les indications apportées à la commission d’enquête par nombre d’acteurs locaux pour qui la manifestation organisée à Niort, au mois de septembre 2021, avait marqué l’apparition d’une nouvelle catégorie d’activistes, en particulier au sein du convoi dit « des tracteurs » qui se dirigeait alors vers la commune de Mauzay‑sur‑le‑Mignon ([119]).
ii. Une manifestation non déclarée suscitant des tensions croissantes et une polarisation médiatique
L’organisation de la « marche » du 25 mars 2023 contre le chantier de la retenue de substitution de Sainte‑Soline trouve son origine dans l’appel lancé, dès le 12 janvier 2023, par les Soulèvements de la Terre, Bassines non merci ! et la Confédération paysanne, en vue d’une « manifestation internationale anti-bassine le 25 mars prochain dans le Poitou-Charentes ». Relayé par des tracts, des affichages et des messages diffusés sur les réseaux sociaux, l’appel invitait à participer à une opération intitulée « 25/26 mars – Poitou – Pas une bassine de plus –Mobilisation internationale pour la défense de l’eau ».
Extraits du tract diffusé le 12 janvier 2023 appelant à la manifestation
à Sainte-Soline le 25 mars 2023
« Il faut maintenant faire en sorte que ce refus aboutisse. Tant que les chantiers continuent, tant que le gouvernement, inféodé aux lobbys et multi-nationales de l’agro-chimie se refuse à un moratoire, tant que la question du partage de l’eau ne sera pas remise au cœur du débat, le mouvement va devoir encore se renforcer. Nous appelons donc à une manifestation internationale anti-bassines le 25 mars prochain dans le Poitou-Charentes. Cette manifestation aura de nouveau pour enjeu d’impacter concrètement les projets de bassines et leur construction, à Sainte‑Soline, Mauzé-sur-le-Mignon ou ailleurs... Elle pourra se déployer aussi vers les lieux de pouvoir où ces projets sont échafaudés.
L’appel à cette mobilisation est porté par un ensemble d’associations, syndicats, partis, ONG, fermes et collectifs... Que ce soit face à la réforme des retraites ou aux méga-bassines, il nous faut désormais faire primer la mise en commun et la solidarité, et mettre fin à la mainmise croissante d’une minorité sur les ressources vitales et les richesses.
Puisque le gouvernement passe en force, puisqu’il y a plus que jamais urgence à protéger l’eau, les terres nourricières et à faire obstacle à la fuite en avant du modèle agro-industriel, nous ne doutons pas un seul instant être encore beaucoup plus nombreux·ses et tout aussi déterminé·es à nous retrouver le 25 mars.
Ce large rassemblement fera aussi la place à des temps de convergences pour construire d’autres projets de territoires ainsi qu’à de beaux moments de fêtes pour célébrer la résistance. Dans le sillage de la journée mondiale de l’eau du 22 mars et à l’occasion de cette manifestation, le Poitou sera aussi un lieu de convergence de délégations internationales venues de régions du monde en lutte pour la défense de l’eau et la protection des communs ».
Annoncé deux mois et demi avant son organisation au mois de mars 2023, le projet de manifestation n’a pourtant pas fait l’objet d’une déclaration auprès de la préfecture des Deux-Sèvres, en contrariété avec les prescriptions légales ([120]). Il est d’ailleurs établi que les trois associations et groupements identifiés comme organisateurs ont laissé sans réponse la correspondance que leur adressait, dès le 10 mars 2023, la préfète du département ([121]). Mme Emmanuelle Dubée y affirmait que le rassemblement annoncé serait interdit au vu des violences ayant émaillé de précédentes mobilisations, en particulier à l’automne 2022, autour de revendications identiques. Elle invitait les organisateurs à exposer les dispositions qu’ils comptaient prendre pour la bonne tenue d’une éventuelle manifestation, y compris sur le plan de l’organisation des secours ([122]).
Devant la volonté publiquement affichée par les organisateurs de maintenir leur rassemblement ([123]), la préfète des Deux-Sèvres a pris un arrêté d’interdiction de manifester le 17 mars 2023 ([124]). Celui-ci proscrivait les manifestations, les attroupements et les rassemblements revendicatifs entre le vendredi 24 mars à 20 heures et le dimanche 26 mars 2023, dans un périmètre délimité autour de Mauzé‑sur‑le‑Mignon et Sainte‑Soline, à l’appui de plusieurs motivations reproduites ci-après.
Au-delà de l’arrêté préfectoral d’interdiction, la préfète des Deux‑Sèvres a également édicté des mesures de contrôle tendant à prévenir des déplacements de personnes, la circulation de véhicules et l’usage de produits ou d’objets susceptibles de constituer un risque pour le maintien de l’ordre public. Ces dispositions devaient s’appliquer, selon le cas, entre les 20 et 26 mars, dans un périmètre analogue à celui délimité pour l’interdiction de rassemblement et de manifestations le 25 mars 2023.
Les principales motivations de l’interdiction de manifester
prononcée par l’arrêté de la préfète des Deux-Sèvres
« Considérant, en premier lieu que, les organisations à l’origine de cet appel à manifester sont connues pour leurs incitations à la désobéissance civile ainsi que pour leurs actions radicales et violentes ; qu’elles appellent sans discontinuer les militants à converger massivement sur le territoire des deux Sèvres afin de stopper, par tous les moyens, y compris et notamment la destruction ou la dégradation, le fonctionnement ou la création des retenues de substitution ; […]
« Considérant en deuxième lieu que depuis le début du mouvement d’opposition aux projets de construction, ces provocations à la violence sont largement suivies d’effet lors des manifestations organisées par ces organisations […] ; qu’il apparait ainsi que ce mouvement d’opposition est marqué par une violence croissante, à la fois contre les biens et contre les personnes ;
« Considérant en troisième lieu que les annonces largement diffusées sur les réseaux sociaux concernant l’organisation d’une manifestation non déclarée les 25 et 26 mars 2023, confirment que les responsables de ces organisations entendent de nouveau recourir à des procédés violents pour exprimer leurs revendications ; […] que les organisateurs ont également diffusé des consignes permettant aux manifestants de s’équiper et de se constituer en groupes dans un but d’affrontement avec les forces de l’ordre ;
« Considérant en quatrième lieu que les déclarations des organisateurs laissent présager un mouvement de grande ampleur, avec la venue de manifestants issus d’autres départements voire d’autres pays […] ;
« Considérant en dernier lieu qu’un communiqué de presse commun du syndicat de la confédération paysanne et des collectifs « Les soulèvements de la Terre » et « Bassines non merci » en date du 10 mars a annoncé le maintien des manifestations en réponse au courrier de la préfète du 9 mars enclenchant la procédure contradictoire […]
« Considérant qu’il ressort de l’ensemble de ces éléments que les organisateurs de la manifestation non déclarée prévue les 25 et 26 mars assument le recours à la violence, dans le cadre d’une mobilisation massive rassemblant des manifestants venus d’autres régions de France et d’Europe ; qu’il est également établi, compte tenu de la communication annonçant la manifestation et des appels des organisateurs à commettre des destructions et des dégradations de biens, et à affronter les forces de l’ordre, comme ce fut le cas antérieurement, que l’objet même du rassemblement envisagé constitue une provocation à commettre des délits ; que cette mobilisation fait également naître un risque important d’affrontement avec les agriculteurs, lassés des appels à la destruction des retenues de substitution, qui souhaitent protéger leur outil de travail et également d’affrontement violents avec les forces de l’ordre […]. »
Source : arrêté du 17 mars 2023.
Les mesures de maintien de l’ordre prises par la préfète des Deux-Sèvres
dans les jours précédant la marche à Sainte-Soline
Les mesures complétant l’interdiction des manifestations et rassemblement organisés les 25 et 26 mars 2023 sur les territoires et autour de Sainte-Soline et Mauzay-sur-le-Mignon procèdent de sept arrêtés publiés entre le 17 et le 22 mars 2023 :
– un arrêté du 17 mars 2023 portant interdiction de port et de transport d’armes, de munitions et objets pouvant constituer une arme par destination, du lundi 20 mars au lundi 27 mars inclus, dans le sud du département des Deux-Sèvres ;
– un arrêté du 17 mars 2023 portant interdiction temporaire de vente, transport et utilisation d’artifices et carburant au détail, acides, produits inflammables, chimiques ou explosifs, pour la même durée et sur le même périmètre que le précédent ;
– deux arrêtés des 20 et 21 mars 2023 portant interdiction de survol des zones concernées par des rassemblements de personnes ;
– un arrêté du 21 mars 2023 portant interdiction de circulation d’engins agricoles et porte-chars, du 24 mars à 8 h 00 au 26 mars à 20 h 00, sur un périmètre plus large autour de Sainte-Soline d’une part et de Mauzé-sur-le-Mignon d’autre part ;
– deux arrêtés du 22 mars 2023 visant à interdire tout rassemblement de type rave parties et transport de matériel de son du 24 mars 20 h 00 au 26 mars 20 h 00 dans tout le département ;
– un arrêté du 22 mars 2023 portant interdiction de circuler pour tout véhicule du samedi 25 mars à 7 h 00 au dimanche 26 mars à 20 h 00, sur certains axes autour de Mauzé-sur-le-Mignon et un périmètre autour de Sainte-Soline.
Source : réponse de la préfète des Deux-Sèvres au questionnaire du rapporteur.
Votre rapporteur note que l’arrêté préfectoral portant interdiction de manifester n’a fait l’objet d’aucun recours devant la juridiction administrative de la part des organisateurs. M. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non merci !, a pourtant souligné, devant la commission d’enquête, que « ces arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifestation, souvent pris dans l’urgence, sont attaquables » ([125]). Seuls ont été contestés, dans le cadre de référés-libertés finalement rejetés dès le 24 mars 2023 par le tribunal administratif de Poitiers :
– l’arrêté du 17 mars 2023 portant interdiction de port et de transport d’armes, de munitions et objet pouvant constituer une arme par destination ([126]) ;
– l’arrêté du 22 mars 2023 portant interdiction de circulation d’engins agricoles et porte chars ([127]).
Au vu de la chronologie des évènements, et des positions publiques adoptées par chacun des acteurs, votre rapporteur formule deux observations. D’une part, les organisateurs du rassemblement interdit ont déployé une stratégie de recours juridictionnels étonnamment sélective, refusant d’attaquer l’arrêté d’interdiction de manifester. D’autre part, les slogans appelant à manifester, les violences commises à l’occasion des précédents rassemblements laissent supposer une montée en tension particulièrement réfléchie de la part des organisateurs. Dès lors, la confrontation s’est affirmée comme l’un des buts recherchés par les organisateurs.
iii. Une confrontation rendue inévitable par le positionnement de certains protagonistes
● Les éléments recueillis par votre rapporteur permettent de conclure à l’orchestration, par les organisateurs, d’un refus délibéré de dialogue avec l’autorité administrative, en amont de la manifestation du 25 mars 2023.
Outre l’absence de déclaration requise en préfecture, il apparaît que les organisateurs de la manifestation interdite ont en effet répondu négativement à toute solution alternative. Les éléments transmis à votre rapporteur ([128]) montrent que la préfète des Deux-Sèvres a ainsi invité la Confédération paysanne des Deux-Sèvres « à déclarer une manifestation compatible avec la législation, respectant l’ordre public et la sécurité des personnes, gendarmes comme manifestants », en l’occurrence le défilé d’un cortège de tracteurs. Après une série de conversations téléphoniques à l’initiative de Mme Emmanuelle Dubée, entre la soirée du vendredi 17 mars et la fin de matinée du mardi 21 mars, ces propositions ont été repoussées par le représentant de la Confédération paysanne.
D’autre part, le témoignage de chacune des parties atteste du refus délibéré des organisateurs d’un dialogue minimal, dialogue pourtant nécessaire pour limiter les risques inhérents à un grand rassemblement, qui plus est interdit.
Cette attitude tranche, très nettement, avec les échanges nourris, construits, acceptés par chacune des parties, qui ont prévalu dans l’organisation, des manifestations contre la réforme des retraites portées par l’intersyndicale. En soi, elle dénote l’absence de volonté de coopération pour concilier liberté de manifester et ordre public, ainsi que la volonté d’orchestrer un rassemblement voué à de graves débordements.
S’agissant du maintien de l’ordre, M. Bertrand Baud, directeur départemental de la sécurité publique des Deux-Sèvres, souligne ainsi que « des contacts avec certains organisateurs ont été pris notamment par le SDRT 79 ([129]) mais il demeurait compliqué voire impossible d’entrer en contact avec d’autres (BNM ([130]) notamment) » ([131]). Cette observations fait écho aux constats livrés aux membres de la commission d’enquête par les officiers de la gendarmerie nationale chargés des opérations lors de la visite du site de Sainte‑Soline ([132]). D’après le général Samuel Dubuis, commandant la région de gendarmerie Nouvelle‑Aquitaine et la zone de sécurité Sud-ouest, les tentatives d’identifier des interlocuteurs soucieux de coopérer à l’anticipation des risques sécuritaires liés aux animations des 24 et 25 mars 2023, de même que les tentatives d’établir des contacts sur les lieux mêmes du rassemblement – démarches indispensables pour garantir l’échange d’informations pendant le déroulement des manifestations, en termes de maintien de l’ordre comme de prise en charge des blessés éventuels – se sont heurtées à des organisations « hermétiques ».
S’agissant, en effet, de l’organisation des secours, l’absence de relation établie entre les services de l’État et les organisateurs a empêché la formalisation d’un véritable dispositif prévisionnel. En amont de la manifestation du 25 mars, aucune modalité pratique n’avait, de ce fait, pu être convenue avec les organisateurs pour l’évacuation des blessés et la délimitation de zones à partir desquelles ils pourraient être transportés hors du site du rassemblement interdit. Seule une réunion de la commission de sécurité a pu se tenir, à l’initiative des services de l’État, le mardi 21 mars – ce que confirme M. Jérémie Fougerat, membre du collectif Bassines non merci !, par ailleurs médecin responsable du dispositif sanitaire de Melle, selon lequel « [é]taient présents les services de la préfecture, le Samu, les pompiers, les gendarmes, la mairie de Melle et une délégation des organisateurs » ([133]).
Il apparaît ainsi à votre rapporteur que la volonté des organisateurs de rompre avec des principes et des usages qui prévalent dans l’organisation des mouvements revendicatifs constitue un choix assumé par les responsables des structures à l’origine de l’appel à manifester à Sainte‑Soline. Revendiquée, cette rupture se justifiait, selon la position défendue par M. Julien Le Guet, porte-parole du collectif Bassines non Merci !, par le fait que « […] pendant les cinq premières années, nous avons organisé de nombreuses manifestations déclarées. Cela donnait lieu à des rencontres avec les services chargés du maintien de l’ordre, notamment pour établir les parcours. Il y a eu un schisme dans notre relation avec l’État à la suite d’une première manifestation en septembre et d’une deuxième en octobre 2021 à Mauzé-sur-le-Mignon. » ([134])
● L’enchainement des évènements préalables au rassemblement de Sainte-Soline met également en lumière une dégradation progressive du climat politique et psychologique quelques jours avant la date prévue du rassemblement, donnant lieu à des préparatifs et des actions peu conformes à l’ambition affichée d’un rassemblement apaisé et pacifique.
Sur le fondement des arrêtés préfectoraux pris entre le 17 et le 22 mars 2023, le dispositif de maintien de l’ordre décrit par les officiers de la gendarmerie nationale, rencontrés sur place par une délégation de la commission d’enquête ([135]), reposait sur la mise en œuvre de trois mesures :
– une surveillance élargie au sud du département des Deux-Sèvres, afin de démontrer la volonté des autorités d’empêcher toute atteinte aux ouvrages en fonctionnement ;
– des actions de contrôle dans le périmètre du Mellois, compte tenu des retenues de substitution ayant déjà subi des atteintes et des destructions ;
– un resserrement des contrôles dans le secteur de Sainte-Soline à mesure que se précisaient les lieux de rassemblement pour les 25 et 26 mars 2023.
Dans cette dernière zone, les contrôles et fouilles réalisés par les forces de l’ordre ont abouti à la découverte de nombreuses armes, par nature et par destination, et de produits dangereux. D’après le bilan communiqué à votre rapporteur ([136]), près de 1 000 objets ont ainsi été découverts, dont 800 présentant une capacité offensive, parmi lesquels des objets contendants tels qu’une épée à deux mains, des boules de pétanque, des machettes, des frondes, des lance-pierres, des couteaux, des haches, des produits incendiaires ainsi que divers outils volontairement conçus pour porter atteinte à l’intégrité physique.
Tenant des propos tout à fait irresponsables devant la commission d'enquête, le leader de Bassines non merci ! a prétendu que ces armes par destination appartenaient à de simples particuliers, conséquences des 24 000 contrôles opérés par les forces de l’ordre en amont du rassemblement interdit de Sainte-Soline.
La chronologie des évènements comporte également l’installation, le 24 mars 2023, d’un camp de base sur un terrain de la commune de Vanzay, paisible village de 258 habitants situé à l’est de Sainte-Soline et en dehors du périmètre d’interdiction de manifester. Or, l’installation hors de la zone d’interdiction permettait précisément de contourner le dispositif mis en place par les autorités.
Suivant le témoignage de son maire, M. François Brossard, l’organisation du campement, établi en début d’après-midi sur une parcelle dont le propriétaire avait autorisé l’usage dans la perspective du rassemblement ([137]), n’a fait l’objet d’aucune information, conformément à la stratégie de rupture suivie par les organisateurs, non seulement avec les autorités administratives, mais également avec les élus locaux de ce secteur rural ([138]).
Selon M. Brossard, l’affluence sur le camp demeurait faible dans le courant de l’après-midi du 24 mars, les personnes accueillies possédaient l’apparence de « M. tout le monde » et circulaient dans un « esprit bon enfant ». Un changement serait intervenu à compter du début de la soirée, et plus encore dans la nuit du vendredi 24 au samedi 25 mars, avec l’arrivée d’un nombre important de véhicules et l’apparition d’individus présentant un tout autre profil. Le maire de Vanzay confirme, en effet, que les nouveaux venus pouvaient donner le sentiment de « partir à la guerre » et il affirme s’être senti démuni, à partir de cet instant, devant l’afflux d’individus visiblement organisés.
Il ressort également du récit du maire de Sainte-Soline, M. Julien Chassin, que le camp de base représentait une « base arrière logistique ».
Les signalements du maire de Vanzay font écho d’ailleurs aux constatations des services de l’État à propos des heures ayant suivi l’arrivée au camp, le 24 mars dans l’après-midi, d’un cortège de tracteurs de la Confédération paysanne venu de Luzignan (Vienne), en infraction avec l’arrêté préfectoral interdisant la circulation des engins agricoles. Selon la préfète des Deux-Sèvres ([139]), « un premier rassemblement de personnes vêtues de noir s’est constitué pour venir à la rencontre de ces tracteurs. Après avoir détérioré la barrière, il a envahi la [ligne à grande vitesse] Paris-Poitiers nécessitant l’interruption du trafic ». Cette manœuvre visait à créer une diversion et a permis au convoi de déborder les cordons de gendarmes en circulant à travers champs.
● Les éléments factuels recueillis par la commission d’enquête montrent également que les heures ayant précédé la tenue du rassemblement interdit ont été émaillées par de premiers heurts violents impliquant des groupes radicalisés.
À propos du 24 mars 2023, la préfète des Deux-Sèvres fait ainsi état d’une simple opération de contrôle de zone aboutissant, de manière fortuite, à une confrontation entre les forces de l’ordre et un groupe d’individus équipés pour tenir une confrontation violente : « une patrouille de gendarmerie de 2 militaires a été prise à partie par un autre groupe constitué d’environ 100 personnes armées de battes et de raquettes, issu du camp de base de Vanzay. Les militaires ont dû se replier, de justesse, après une alerte passée depuis un hélicoptère de reconnaissance. » ([140])
Ainsi que l’ont relaté les officiers de la gendarmerie nationale ([141]), les forces de l’ordre ont essuyé par ailleurs des jets de projectiles à chaque tentative d’entrer en contact avec les groupes présents à proximité des lieux du rassemblement interdit. Leurs représentants interrogés par une délégation de la commission d’enquête, lors de la visite de la retenue de substitution de Sainte-Soline, décrivent des individus grimés, ainsi que des voitures portant des plaques d’immatriculation dissimulées. Les forces de l’ordre affirment par ailleurs avoir observé la fabrication de matériels explosifs en grande quantité.
De ces éléments, il résulte les constats suivants de votre rapporteur : plusieurs indices concordants, établis à partir des témoignages des élus locaux, comme des représentants de l’État et des forces de l’ordre, démontrent que les pièces maîtresses d’une radicalisation violente préparée, et donc préméditée, avaient été posées, par les organisateurs, dès la veille du rassemblement interdit. Dès lors, tous les éléments d’un affrontement violent étaient prépositionnés pour produire une confrontation d’une ampleur exceptionnelle et les dommages qui seront constatés le lendemain.
iv. Des affrontements d’une ampleur spectaculaire, des dommages inacceptables et de profonds traumatismes
● Le 25 mars 2023, la marche vers la retenue de substitution de Sainte‑Soline a réuni de 6 000 à 8 000 personnes selon les autorités, tandis que les organisateurs revendiquent près de 30 000 participants. Comme a pu le confirmer à la commission d’enquête l’un des organisateurs, elle avait pour enjeu d’accéder à l’ouvrage en cours de construction – un accès dont on peut imaginer, compte tenu des investigations de la commission d’enquête, qu’il n’avait pas pour objectif, contrairement aux propos tenus lors de son audition par M. Julien Le Guet ([142]), de « faire visiter le site » aux manifestants ! C’est, en réalité, à son intégrité que plusieurs des organisateurs entendaient porter atteinte. Ce que confirme le tract diffusé par Bassines non merci ! selon lequel cette « manifestation internationale », véritable acte de « résistance » contre le « Gouvernement », visait à « impacter » « la construction » de l’ouvrage.
Ainsi, les reconstitutions publiées sur les sites internet des organisateurs révèlent que, parmi certains milieux militants, la dégradation, voire la mise hors service de l’ouvrage, faisait partie des objectifs de la journée, et que l’accès au site ne comportait pas que des finalités pédagogiques…
Sur un blog des Soulèvements de la Terre ([143]), on pouvait ainsi lire, en juillet 2023, un billet troublant qui tendait à présenter la marche de Sainte-Soline du 25 mars comme une réédition du rassemblement tenu dans le bourg de Mauzé-sur-le-Mignon en mars 2022 : « Déjà, il s’agissait de passer des lignes de gendarmes, de franchir un ruisseau à plusieurs milliers, de courir dans les champs, de percer des grilles en essuyant des tirs de grenade avant d’atteindre le grand cratère, puis de démonter sa pompe et d’ôter sa bâche de plastique en dansant autour d’un bateau pirate » ([144]).
Une intention voisine est perceptible dans le récit consacré aux leçons à tirer de la journée tel que publié sur le site internet du collectif Bassines non merci ! ([145]) : « En établissant un fortin autour et dans le chantier de la bassine, l’état-major de la gendarmerie s’est assuré une position défensive forte. […] Malgré tout, nous avons pensé que si nous parvenions jusqu’à la bassine, le nombre nous permettrait de l’encercler et que le pourtour serait émaillé d’approches d’ordre divers, ce qui aurait permis éventuellement d’arracher de nouveau les grilles et de stopper, au moins temporairement, les travaux pendant quelques temps. »
● De fait, l’analyse du déroulement de la journée conduit à distinguer les manifestants venus exprimer leur opposition aux retenues de substitution des profils activistes et radicaux prêts à mener des dégradations matérielles et des violences contre les forces de l’ordre.
La première catégorie est constituée de profils divers, tels que des particuliers venus seuls ou en famille, des membres de structures associatives, ainsi que des élus locaux et nationaux.
Votre rapporteur observe toutefois que cette manifestation, présentée par ses organisateurs comme une « marche à la campagne », a fait l’objet de nombreuses publications, évoquées ci-dessus, dont le champ lexical s’apparente bien souvent au langage militaire, dans le cadre de ce qui ressemble à une vaste manœuvre combattante face à un ennemi : l’État. Une liturgie singulière provenant d’un mouvement qui revendique sa filiation avec l’écologie non-violente…
En réalité, tout laisse à penser que les organisateurs de la manifestation de Sainte-Soline se pensent avant tout comme des « soldats » d’une cause intégrant pleinement l’enjeu et la nécessité de la radicalité violente ([146]).
Lors de son audition, Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV ([147]), se désolidarisant nettement et clairement des violences, a souligné que sa présence sur les lieux, en compagnie de parlementaires issus de sa formation politique, répondait à deux motifs : d’une part, la volonté d’exprimer une nouvelle fois, après le rassemblement du 29 octobre 2022, l’opposition du mouvement à l’aménagement de retenues de substitution ; d’autre part, la volonté de prendre en compte les « inquiétudes quant au risques encourus par les manifestants », dès lors que l’interdiction préfectorale de l’événement avait été décidée.
Votre rapporteur, s’il comprend le raisonnement tenu par la dirigeante du parti Les Écologistes, constate que sa participation à la manifestation de Sainte‑Soline était hautement risquée : d’une part, non seulement le rassemblement était interdit, mais ses organisateurs l’avaient sciemment et méthodiquement placé en dehors de toute forme de coopération avec l’autorité administrative ; d’autre part, les faits recueillis par la commission d’enquête démontrent la présence, en amont de la manifestation, d’activistes violents préparés à l’affrontement.
Si l’on peut comprendre que des manifestants de bonne foi ont pu être dupés par la sincérité apparente des organisateurs, au prétexte d’une cause environnementale qui a sa légitimité, cette forme de naïveté est plus étonnante de la part d’organisations partisanes s’inscrivant dans les règles de la civilité démocratique. Il est même extrêmement surprenant, pour votre rapporteur, que des responsables politiques de haut niveau n’ont pas jugé opportun de s’interroger sur les conditions d’organisation de ce rassemblement, compte tenu des risques évalués par nos services de renseignement et des nombreuses alertes préfectorales dans les jours qui ont précédé.
Sans aucune ambiguïté possible, les éléments recueillis par la commission d’enquête démontrent en effet que la seconde catégorie de participants comprenait des activistes radicaux, animés de la volonté d’investir le site de la retenue d’eau, et d’en découdre violemment avec les forces de l’ordre.
Les différents acteurs de la sécurité publique, interrogés par la commission d’enquête, font ainsi état de la présence de 800 à 1 000 individus extrêmement violents et organisés, dont près de 500 black blocs, à l’origine de nombreuses exactions contre les gendarmes ([148]). Ces observations sont corroborées par le témoignage du maire de Sainte-Soline qui évoque le passage de manifestants casqués, vêtus d’une combinaison bleue, munis de parapluies et d’outils conçus pour l’affrontement guerrier, et se déplaçant en cortège vers les lieux du rassemblement interdit ([149]). D’après les renseignements territoriaux, ces individus appartenaient très majoritairement à des mouvances d’ultragauche ([150]).
Par ailleurs, il ressort de l’analyse des services de renseignement et des forces de l’ordre la présence importante de personnes de nationalité étrangère. Le bilan dressé par le ministre de l’intérieur devant la commission d’enquête fait ainsi état d’un effectif allant « jusqu’à 300 activistes étrangers sur le site ». Le recensement effectué par les services de renseignement montre que les individus ayant franchi les frontières pour rallier Sainte-Soline provenaient majoritairement d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, de Belgique et de Suisse. Toutefois, il semble que la participation au rassemblement interdit du 25 mars 2023 ait pu être réduite par les interdictions administratives du territoire prises en coopération avec les autorités suisses, belges et allemandes([151]). D’après le procureur de la République de Niort, « aucune personne de nationalité étrangère n’a toutefois été mise en cause pour des infractions commises pendant la manifestation elle-même. Les interpellations et placement en retenue administrative effectués sur contrôle de zone concernent 11 personnes étrangères venant d’Arménie, du Sénégal, d’Algérie, de Tunisie, de Côte d’Ivoire, de Suisse et de Nouvelle-Zélande » ([152]).
● Ainsi que votre rapporteur a pu en faire lui-même visuellement le constat, il résulte de la topographie même des lieux que le déchaînement de violences observé le 25 mars à Sainte-Soline trouve sa cause essentielle dans la volonté délibérée des éléments activistes et radicaux, d’une part, d’entrer dans le périmètre de la retenue de substitution sécurisé par les forces de l’ordre et, d’autre part, de se porter ainsi à leur contact. La très grande étendue des champs entourant l’infrastructure, sur un terrain plat s’étendant à perte de vue, conjuguée à la position défensive des forces de l’ordre autour de la « mégabassine », permettent de conclure que les affrontements impliquant un contact direct ont été le fruit d’une démarche délibérée et conçue comme telle.
Les éléments recueillis par la commission montrent, en effet, que le dispositif des forces de l’ordre revêtait un caractère par nature défensif. Il mobilisait 3 200 agents des forces de sécurité intérieure (parmi lesquels 3 000 gendarmes) et consistait à déployer les effectifs autour de la retenue de substitution qui domine des surfaces agricoles et qui n’est accessible que par deux routes. Le dispositif comportait en outre des moyens spécialisés, en l’occurrence des escadrons de quad et des hélicoptères. Trois objectifs avaient été assignés par la préfète des Deux-Sèvres pour la conduite des opérations de maintien de l’ordre :
– premièrement, « garantir la sécurité des personnes, gendarmes comme manifestants » ;
– deuxièmement, « assurer la sécurité de la réserve en fonctionnement à Mauzé-sur-le‑Mignon (SEV 17) et prévenir toute menace de dégradation et installation durable sur la SEV 15 à Sainte-Soline » ;
– troisièmement, « permettre à l’autorité judiciaire, sous son autorité, de mener sa mission, notamment pour identifier les auteurs de troubles à l’ordre public » ([153]).
Il apparaît également que les affrontements survenus le 25 mars ont débuté en fin de matinée, dans le périmètre interdit à tout rassemblement où se dirigeaient trois cortèges. Les constats convergents des forces de l’ordre et des observateurs extérieurs, tels que les correspondants de presse, indiquent qu’au lancement du rassemblement (avec une formation des cortèges à compter de 8 heures du matin), les manifestants avançaient dans un mouvement formé de trois ensembles :
– un cortège guidé par un drapeau rose, d’apparence pacifique, transportant une structure en forme d’oiseau (estimé à 2 000 personnes) ;
– un cortège également guidé par un drapeau bleu, constitué de personnes vêtues de noir, équipées de protection et le plus souvent masquées (dont les effectifs étaient également estimés à 2 000 personnes) ;
– un cortège guidé par un drapeau jaune et transportant une structure non identifiée, resté éloigné des deux premiers (environ 2 000 personnes là encore).
Ainsi que le montre la reconstitution des évènements, l’approche du site de la retenue de substitution a donné lieu à une séparation des cortèges qui ont alors emprunté des chemins divergents : le « cortège rose » a continué son chemin vers le chantier ; le « cortège bleu » a dévié à travers champs ; le « cortège jaune » s’est constitué en colonnes de personnes vêtues de noir ou de bleu, au visage entièrement dissimulé. Les travaux de votre rapporteur ne permettent pas de déterminer dans quelle mesure il s’agit du résultat d’une manœuvre concertée, même s’il paraît difficile de concevoir qu’une structuration en trois cortèges de 6 000 à 8 000 personnes au total, relève de la seule « autogestion », terme utilisé par l’un des organisateurs pour décrire le transport des manifestants vers les lieux du rassemblement interdit ([154]).
● Les heurts avec les forces de l’ordre et les conditions d’usage de la force ont donné lieu à des appréciations sévères de la part de personnes auditionnées par la commission d’enquête. Il en va ainsi de la Ligue des droits de l’homme qui avait estimé, au lendemain des évènements, que les mesures prises par les forces de l’ordre pouvaient être considérées comme relevant d’un « usage immodéré et indiscriminé de la force » ([155]).
Les travaux de la commission d’enquête conduisent à des appréciations plus nuancées.
Après recoupement d’informations rendues publiques, il apparaît qu’une mauvaise exécution des ordres donnés dans les premiers engagements de quads a abouti à un premier accrochage entre les forces de l’ordre et le « cortège rose », à un kilomètre du site interdit à la manifestation vers 12 heures 17. Selon les images d’un reportage diffusé dans l’émission Complément d’enquête ([156]), l’instruction donnée à une équipe du peloton motorisé d’intervention et d’interpellation (PM2I) visait à isoler et disperser les éléments ultras formant « le cortège bleu », afin que leur nombre n’excède pas la capacité de défense des forces de l’ordre. Ainsi que l’a admis le ministre de l’intérieur devant la commission d’enquête, « les gendarmes ont tiré sur le mauvais cortège » ([157]).
Cela étant, il paraît indiscutable que la majeure partie des affrontements et le tir de près de 6 000 grenades lacrymogènes ([158]) résultent des mouvements successifs opérés par des éléments activistes et radicaux, parmi lesquels des black blocs, sur les flancs de la retenue de substitution de Sainte-Soline. Selon les observations communiquées par le renseignement territorial ([159]), « 800 à 1 000 individus radicaux, ont convergé vers la bassine. Parmi eux, 400 à 500 black blocs ultra violents, issus très majoritairement de la mouvance d’ultra gauche, se sont trouvés en première ligne et ont affronté les forces de l’ordre. Ces activistes étaient organisés par groupes de 20 individus et se coordonnaient entre eux par talkies walkies ou mégaphones. Ils ont fait usage de cocktails Molotov, mortiers d’artifice, jets de pierres. Des véhicules de la gendarmerie ont été attaqués à l’aide d’une disqueuse et incendiés avec un chalumeau. Les militants radicaux étaient ravitaillés à l’aide de matériel transportés dans une grande tente transportée à bras d’hommes sur place ».
Cette description des armes employées par les éléments activistes et radicaux correspond à la description livrée par le maire de Sainte-Soline ([160]) : d’après son signalement, on aurait retrouvé près de six tonnes de pierre entre la ligne sur laquelle se tenaient les éléments les plus radicalisés, face aux forces de l’ordre, et leur base arrière, ce qui atteste de l’organisation d’une chaine logistique. D’autres signalements des forces de l’ordre rendent compte de la capacité des éléments radicaux à évoluer sur le terrain de manière structurée, en adoptant la technique de la « tortue romaine » ([161]).
Présent sur les lieux pour couvrir les événements, le journaliste indépendant Jules Ravel a décrit à la commission d’enquête le caractère très impressionnant des affrontements et l’extrême violence qui régnait : « J’ai assisté à la manifestation avec mon équipement de protection, qui s’est révélé insuffisant en m’obligeant à prendre des risques, et qui peut poser souci en cas de contrôle routier. Or, se rendre à Sainte-Soline sans matériel de protection, c’était véritablement se mettre en danger de mort. Sur place, les choses se sont plutôt bien passées, mais je n’avais rien vécu de tel auparavant en dépit de mon expérience à l’étranger. Les gens entendaient les grenades exploser autour d’eux toutes les secondes. C’était Verdun. J’étais un peu à l’arrière et je voyais de gros affrontements en première ligne. Je me suis approché en me disant que c’était mon devoir. Nous devions être deux ou trois reporters indépendants. C’était dangereux, nous étions pratiquement dans des conditions de guerre. Jamais, jamais, je n’avais vu ça. » ([162])
Ainsi que le montrent les récits recueillis par la commission d’enquête, les affrontements sur le site de la retenue de substitution se sont concentrés en deux phases : la première entre 12 heures 17 et 14 heures ; la seconde vers 16 heures, après une trêve entre deux séquences de confrontation d’une grande intensité. Malgré la protection des forces de l’ordre, une partie des participants est parvenue à proximité de la réserve, réussissant à mettre le feu à plusieurs véhicules de gendarmerie et à détruire les barrières ceinturant le chantier.
● Au-delà de l’intensité des affrontements, les évènements survenus à Sainte‑Soline le 25 mars 2023 frappent, à l’évidence, par l’importance des violences et des dégradations.
D’une gravité infiniment moindre, le bilan matériel est le plus aisé à dresser ([163]). Il comporte d’abord la dégradation de véhicules de la gendarmerie, dont quatre totalement détruits. Les affrontements se sont également accompagnés de l’incendie d’un point de livraison d’eau de la réserve de Sainte‑Soline, de l’arrachement de piézomètres, ainsi que de dégâts divers – arbres et haies calcinés, déchets incendiés, panneaux arrachés, chaussée dégradée ([164]).
Les activités agricoles ont subi des dommages dont l’impact exact est toutefois difficile à établir. D’après les éléments transmis par la préfète des Deux-Sèvres au mois de septembre 2023 ([165]), vingt exploitations auraient subi des préjudices, essentiellement du fait du piétinement de tout ou partie des cultures en place. D’après les évaluations de mars 2023, 170 hectares auraient été touchés, essentiellement des cultures de céréales ([166]).
Le bilan humain est bien sûr celui sur lequel la commission d’enquête a concentré ses investigations. Les chiffres communiqués par le procureur de la République font état de :
– 48 gendarmes blessés, dont 2 en urgence absolue lors de leur prise en charge et 6 nécessitant une évacuation ([167]) ;
– 3 manifestants pris en charge en urgence absolue (un homme de 30 ans avec un traumatisme crânien au pronostic vital engagé, une femme de 19 ans avec un traumatisme facial et un homme de 27 ans présentant une fracture au pied), auxquels s’ajoute un homme qui, d’après la presse, se serait rendu par ses propres moyens au centre hospitalier universitaire de Poitiers et présentait un pronostic vital engagé ;
– 2 journalistes en urgence relative.
De leur côté, les représentants des Soulèvements de la Terre ont évoqué le chiffre de 200 blessés parmi les participants au rassemblement, dont 40 blessés graves du fait de « plaies délabrantes aux jambes et au visage » et 20 personnes mutilées ou au pronostic fonctionnel engagé, parmi lesquelles une personne au pronostic vital engagé ([168]).
S’il appartient désormais à l’autorité judiciaire de se prononcer sur l’origine des blessures et des violences subies, la commission d’enquête est en mesure de constater que la prise en charge des blessés a rencontré d’importants délais et de sérieux dysfonctionnements.
La première difficulté réside dans les conditions d’engagement des services de secours sur le théâtre des affrontements ([169]). Suivant les éléments communiqués à votre rapporteur, la prise de décision semble avoir été tributaire de trois paramètres :
– l’appréciation de l’évolution de la situation sur le terrain des affrontements et de la possibilité de garantir la sécurité des intervenants sanitaires. Cette question donne lieu à des appréciations aujourd’hui divergentes. Certains participants estiment que les phases d’accalmies permettaient l’envoi des secours ([170]) tandis que la préfète des Deux-Sèvres relève qu’« une escorte de gendarmerie […] prévue pour accompagner les véhicules de secours sur le lieu d’attroupement a, au moins, une fois, été prise à partie par les manifestants » ([171]) ;
– la localisation incertaine et imprécise de certains blessés, faute d’un dispositif formalisé préalablement qui aurait permis la délimitation de zones permettant leur évacuation ;
– de nécessaires vérifications avant l’envoi des secours, des rumeurs ayant couru à propos de la localisation de blessés et risquant d’obérer les moyens disponibles au bénéfice des personnes effectivement en péril.
La seconde difficulté découle de la réticence, observée parmi les participants au rassemblement interdit, à accepter une prise en charge des services de secours. Suivant des constats convergents, et non contestés devant la commission d’enquête, il est établi que les trois organisateurs (Soulèvements de la Terre, Bassines non merci ! et la Confédération paysanne) ont relayé des consignes incitant les blessés à ne pas recourir au Samu ou aux pompiers. Diffusés par exemple sous forme d’une brochure, ces recommandations exhortaient les participants, pendant le rassemblement ou à l’issue de celui-ci, à :
– crier « médic », c’est-à-dire à appeler des personnes bénévoles tolérées par les organisateurs, sans lien avec les secours officiels ;
– rejoindre un hôpital géographiquement éloigné en cas de nécessité d’hospitalisation ;
– passer par un poste de soin « médic » pour faire réévaluer la blessure après le rassemblement.
D’après le témoignage de Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts, cette attitude aurait été inspirée par la crainte d’être appréhendé par la police. Plusieurs blessés auraient ainsi expliqué « qu’ils ne voulaient pas être hospitalisés dans la région parce qu’en octobre 2022, certains manifestants, dont l’un avait reçu un tir de lanceur de balles de défense à la tête, avaient été placés en garde à vue à l’hôpital ». D’après les propos rapportés, « la police était venue y faire des perquisitions. Elle avait obtenu la liste des blessés et, dans une violation totale du secret médical qui a choqué le personnel soignant, elle avait demandé à ce dernier quelles blessures étaient susceptibles de provenir de Sainte-Soline. Ce pouvait être le cas, par exemple, d’éclats aux membres inférieurs causés par des grenades ». En outre, « [l]es effets personnels des blessés hospitalisés avaient été passés au détecteur de marqueurs chimiques, des substances projetées sur les manifestants qui, sous une lampe torche, produisent une couleur. » ([172])
Les éléments recueillis par votre rapporteur ne permettent pas de se prononcer sur ce récit. Il n’en apparaît pas moins qu’une telle hostilité à l’égard des autorités, fussent-elles sanitaires, combinée à la non-organisation conjointe avec les autorités de l’État d’une stratégie de secours, a pesé de manière très préjudiciable sur les conditions de prise en charge des blessés et donc porté atteinte à leur sécurité.
Au total, la responsabilité des trois organisateurs dans le déferlement de violences constaté à Sainte-Soline est absolument écrasante. Votre rapporteur, compte tenu des éléments recueillis par la commission d’enquête, a acquis la conviction que loin d’être un tragique dérapage, les violences commises le 25 mars, en particulier contre les forces de l’ordre, s’inscrivent dans une démarche assumée de confrontation, au risque d’atteintes à des vies.
B. La nébuleuse des groupes auteurs de violences : une détermination totale, un profilage complexe
Les violences qui ont émaillé les manifestations contre la réforme des retraites et la retenue de substitution à Sainte-Soline révèlent, au-delà des modes opératoires utilisés, la mobilisation de groupes appartenant à la mouvance « ultra » ([173]). Si les profils et motivations idéologiques de leurs membres présentent une certaine diversité, une convergence se dessine quant à l’acceptation et la mise en scène de la violence comme mode d’expression légitime, agrégeant dans son sillage une pluralité d’individus poursuivant des intérêts multiples.
Au sein du « bloc radical », identifié lors des manifestations du printemps dernier par la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) ([174]), deux catégories se distinguent : l’ultragauche, qui rassemble plusieurs courants représentant la figure historique du black bloc et, dans une moindre mesure, les « ultrajaunes », terme désignant des personnes issues du mouvement des « gilets jaunes » radicalisés. La souplesse organisationnelle des groupuscules d’ultragauche garantit l’efficacité de leurs actions violentes, que favorise la complaisance, voire le concours documenté, de groupes d’étudiants et parfois la triste bienveillance à leur égard de cadres politiques ou syndicaux.
i. La catégorisation idéologique
L’ensemble des services de renseignement auditionnés par la commission d’enquête ([175]) s’accordent à distinguer les mouvements d’ultragauche comme les principaux auteurs des violences survenues, à compter du 16 mars 2023, lors des manifestations contre la réforme des retraites. À la différence de l’extrême-gauche, ces groupements de fait récusent toute représentation institutionnelle, s’opposant frontalement aux fondements et mécanismes de la démocratie libérale.
Le directeur général de la police nationale (DGPN), M. Frédéric Veaux, estime que l’ampleur de la contestation à la réforme des retraites fut « une opportunité de semer le trouble [qui] a évidemment été saisie par l’ultragauche » ([176]), dont l’implication s’avère, selon la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la principale cause des violences observées en marge des cortèges ([177]). Lors de son audition, M. Frédéric Veaux a précisé ce que recouvre, selon la police nationale, le qualificatif « d’ultragauche » :
« [il] désigne des composantes de la gauche radicale qui se distinguent par leur stratégie anti-institutionnelle et anti-représentative. Cette mouvance manifeste son hostilité envers l’État, ses représentants et le pouvoir […]. Elle prône des changements radicaux par la déstabilisation des institutions républicaines, en contestant les valeurs démocratiques par le recours à la violence, le plus souvent à l’encontre des biens ou des personnes qui les représentent. Elle agglomère des mouvements aux idéologies différentes : anarchistes, autonomes ou mouvance “antifa”. Ces mouvements cherchent à faire prospérer leurs idées, non par des vecteurs démocratiques, mais par la force et la violence. Leur objectif général et partagé est de provoquer le chaos. » ([178])
M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial (SCRT), rappelle les deux cibles habituellement visées par ces mouvements : d’une part, les « représentations de l’État » – les forces de l’ordre en constituant l’une des facettes les plus visibles –, et d’autre part « les symboles du capitalisme » ([179]). Les priorités stratégiques de l’ultragauche sont clairement identifiées par M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure :
« La menace d’ultragauche pèse d’abord sur l’ordre public et l’intégrité des biens, de deux façons. Il y a, d’une part, l’infiltration de rassemblements sur la voie publique pour les faire dégénérer et viser les symboles capitalistes et gouvernementaux ou, par exception à leur habitude de s’en prendre aux biens, les membres des forces de l’ordre. On relève, d’autre part, l’affrontement avec la mouvance opposée : si l’ultradroite a été à l’initiative, au cours des derniers mois, de certaines confrontations avec l’ultragauche, celle-ci a aussi provoqué des rixes et mené des raids envers les sympathisants adverses. » ([180])
Interrogé par votre rapporteur sur le rôle éventuel de groupuscules d’ultradroite ([181]) dans les débordements survenus lors des manifestations, M. Frédéric Veaux a souligné son caractère « extrêmement résiduel » :
« Le phénomène reste très limité. En tout cas, l’ultradroite n’a pas été impliquée dans les violences commises à l’occasion des manifestations des journées nationales d’action ou des déambulations qui se sont produites pendant la période à laquelle s’intéresse votre commission d’enquête. » ([182])
Selon la DGSI ([183]), l’ultragauche rassemble deux courants idéologiques distincts. Premièrement, les groupuscules anarcho-autonomes ([184]) constituent la composante la plus politisée et la plus radicale. Établis au sein de squats ou de communautés de vie, ils prônent le recours systématique au sabotage et à la violence, notamment contre les services publics régaliens, mais également à l’encontre des organismes bancaires et des entreprises multinationales. Ils revendiquent historiquement leur appartenance au situationnisme ([185]) voire au nihilisme.
Deuxièmement, le courant « antifa », apparu en France à la fin des années 2000, reconnaît également la nécessité de recourir à la violence, sans pour autant adhérer à l’idéologie anarchiste. Il se singularise en ciblant spécifiquement tout ce qui a trait à l’extrême-droite ou à l’ultradroite, ainsi qu’aux discours jugés réactionnaires dans leur ensemble. La DGSI relève que la frange antifasciste, forte d’origines sociales plus diverses que celles des anarcho-autonomes, fait preuve d’un réel dynamisme et fédère autour d’elle un nombre croissant de militants, notamment issus des quartiers défavorisés.
Selon M. Frédéric Veaux, l’ultragauche a consolidé un maillage territorial reposant sur l’existence de bastions dans plusieurs métropoles :
« En matière de fonctionnement et de mobilisation, les groupes d’ultragauche sont davantage inscrits dans des combats locaux […]. Pour les journées nationales d’action [de contestation de la réforme des retraites] qui se sont tenues dans toutes les villes de France, ils ont préféré se mobiliser dans leurs communes d’implantation. Pour autant, l’existence de liens parfois forts dans la mouvance, en particulier en Bretagne, a pu entraîner le déplacement ponctuel de militants d’une ville à l’autre. Je pense en particulier aux cas de Nantes et de Rennes. » ([186])
Selon les éléments communiqués à votre rapporteur par le SCRT, les villes de Nantes, Rennes, Bordeaux et Lyon furent les principaux points d’ancrage de la mobilisation de l’ultragauche lors de la contestation à la réforme des retraites.
Contribution écrite remise par le SCRT
Plusieurs structures étaient en première ligne à l’occasion des violences constatées durant la période concernée, notamment à Nantes, Rennes, Bordeaux ou encore Lyon. Si la plupart sont centrées sur leur fief, certaines d’entre elles disposent d’une « antenne » locale :
– la Jeune Garde, notamment, avec des structures « sœurs » à Paris, Strasbourg, Montpellier ou encore Lille.
– l’AFA (Action Antifasciste) se décline sur l’ensemble du territoire (Nantes, Paris, Strasbourg, Lille, Marseille, Toulouse, Brest, Le Havre, Grenoble, Niort, etc.) mais aussi à l’international par le biais de sections « AFA » en Allemagne, Belgique, Suisse, Espagne ou Écosse.
À Nantes :
L’Action Antifasciste Nantes (AFA Nantes), Contre-Attaque, web-média à l’aura désormais nationale impliqué dans toutes les luttes locales (sociale, environnementale) et farouchement opposé à l’extrême droite, ainsi que Faire Bloc représentent des structures locales ayant été impliquées directement ou en relais des actions violentes.
Regroupant un noyau dur d’environ cinquante militants gravitant entre les trois entités, la mouvance contestataire est centrée sur ses bases nantaises même si des déplacements et renforts militants ont été constatés notamment à Rennes ou encore à Sainte-Soline. Les militants nantais issus de ces diverses structures étaient systématiquement en tête de cortège, porteurs d’effets noirs les anonymisant, de parapluies ou de bouées, de masques, casques et gants et protégés derrière des banderoles renforcées aux codes couleurs et messages signés de leurs structures.
À Rennes :
Les mobilisations sont orchestrées par la structure locale Défense Collective (DEFCO) créée en 2016 lors de manifestations contre la loi « Travail ». Forte d’un noyau dur d’environ quatre-vingts membres, cette structure est à l’origine de nombreux faits de violence à Rennes mais également à Nantes (1er mai). Elle a su conforter son implantation et son emprise sur le campus universitaire de Rennes II pour y recruter de nombreux étudiants. À l’exception d’une vingtaine de cadres inamovibles depuis 2016, DEFCO recrute surtout au sein des plus jeunes étudiants. À l’instar des militants issus des structures nantaises, les militants de DEFCO, reprenant tous les codes vestimentaires du black bloc les anonymisant, porteurs de parapluies ou de bouées, de masques, casques et gants, ont systématiquement cherché à prendre la tête des cortèges et à faire dégénérer ces derniers.
À Bordeaux :
Composée d’une cinquantaine de membres, l’Offensive Antifasciste Bordeaux est particulièrement impliquée dans les actes de violences constatés à Bordeaux à compter du 16 mars 2023. Anonymisés derrière des masques et porteurs de vêtements sombres, ils ont affiché lors des manifestations contre la réforme des retraites une détermination et une violence décomplexée en ciblant les forces de l’ordre et les symboles étatiques et capitalistes.
À Lyon :
Le GALE (Groupe antifasciste Lyon et Environs) compte un noyau dur de vingt à trente membres actifs, capable de mobiliser très largement, y compris parmi les étudiants politisés et les jeunes issus des quartiers sensibles de la Guillotière. Le groupe est omniprésent dans les mobilisations de voie publique organisées dans l’agglomération lyonnaise et semble engagé dans une spirale de violences. S’inscrivant dans une stratégie « anti-policière » et « anti-système », ses militants, constitués en « bloc autonome et révolutionnaire », ont pour objectif principal de s’en prendre aux forces de l’ordre. Depuis la suspension par le Conseil d’État, en mai 2022, de la procédure de dissolution visant le GALE, celui-ci multiplie les provocations envers l’État et les forces de l’ordre, affichant un certain sentiment d’impunité.
Seconde structure lyonnaise, le collectif la Jeune Garde Lyon, s’inscrit dans une stratégie de lutte davantage tournée vers l’ouverture à l’égard des organisations politiques et syndicales, estimant que la « vraie lutte contre l’extrême droite, c’est la recomposition d’un bloc politique de lutte des classes ». Elle regroupe une soixantaine de militants.
À cet égard, Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et co-auteur de Violences politiques en France paru en 2021, souligne la mutation des actions menées par l’ultragauche, dans une logique décentralisatrice pleinement assumée :
« Ces mouvances, et c’est la grande différence avec les groupes d’extrême gauche qui ont conduit à l’adoption de la première loi anticasseurs du 8 juin 1970, ne sont plus du tout dans une perspective de conquête du Palais d’Hiver ([187]). Elles visent la constitution de zones autonomes temporaires, c’est-à-dire de moments, lors de manifestations, ou d’espaces, par exemple des zones à défendre (ZAD), où l’emprise étatique est mise à mal et où les représentants des institutions ne doivent pas être présents. Un succès témoigne de la possibilité d’échapper à l’emprise de l’État. » ([188])
iii. Les profils
S’appuyant sur un contingent d’environ « 10 000 individus dont 3 000 fichés S ([189]) » selon le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin ([190]), l’ultragauche réunirait, selon la DGSI ([191]), 600 à 800 activistes particulièrement mobiles, déterminés et susceptibles de perpétrer des actions violentes.
Pour autant, les services de renseignement éprouvent de réelles difficultés à dresser un « portrait-robot » de l’activiste d’ultragauche comme le souligne le directeur général de la gendarmerie nationale, le général Christian Rodriguez : « […] il est délicat de définir un profil. Les personnes interpellées sont diverses. Les catégories socioprofessionnelles sont très variables, même au sein des black blocs » ([192]). Le caractère éphémère, voire insaisissable, des black blocs s’explique par le renouvellement permanent des individus qui les composent, compliquant d’autant le profilage établi par les forces de sécurité intérieure.
La DGSI indique que la majorité des profils de l’ultragauche est constituée d’individus âgés de 18 à 45 ans, à parité d’hommes et de femmes aux origines sociales variées. S’agissant des black blocs au sens strict, le journaliste d’investigation Thierry Vincent, auteur d’un livre d’enquête paru en 2022, estime que les femmes représentent un tiers des effectifs ([193]). Selon lui, la féminisation de la mouvance se conjugue à son rajeunissement, la majorité des membres étant âgés de moins de trente ans. Le profil des 48 personnes interpellées et déférées devant l’autorité judiciaire à l’issue de la manifestation parisienne du 1er mai 2023 ([194]) ne corrobore que partiellement cette description : si 75 % d’entre elles ont moins de 33 ans, 85 % sont des hommes.
Un phénomène de « moyennisation » des black blocs semble pourtant se dessiner, reposant sur une majorité de jeunes activistes souvent diplômés de l’enseignement supérieur, mais dotés d’un capital économique relativement limité :
« Contrairement à ce qui était le cas pour le black bloc historique et contrairement à ce qui se dit, le mouvement n’est pas composé de fils de bourgeois privilégiés. Le profil n’est pas non plus celui de prolétaires défavorisés. À très gros traits, il s’agit de personnes jeunes, au capital culturel élevé, souvent des étudiants mais aussi des lycéens parce que cette mouvance est très jeune, dont les parents ont aussi un capital culturel élevé. Pour autant, dire que ce sont des fils de bourgeois est caricatural : un fils de professeur ou d’intermittent du spectacle n’est pas un fils de bourgeois. Dans les black blocs, il y a toujours eu aussi des gens de milieux plus défavorisés et ayant accompli moins d’études. Mais c’était relativement marginal. » ([195])
En outre, l’ultragauche bénéficie de longue date du concours de nombreux ressortissants d’États membres de l’Union européenne, rappelle Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris :
« La mouvance d’ultragauche est solidaire et elle pratique les voyages d’échange avec l’étranger comme les rencontres internationales, pour la plupart clandestines. Je les ai vus se réunir en Grèce, berceau des mouvements anarchistes ; il y avait une grande porosité avec les anarchistes grecs au début des années 2000-2010. Des échanges ont lieu aussi avec l’Italie, qui a une tradition anarcho-terroriste […] Il y a aussi des liens en Espagne […] Dernièrement, certains militants antifascistes parisiens ont mené une action en coopération avec des Irlandais […] Il y a donc, au niveau international, des échanges politiques et de pratiques » ([196]). C’est d’ailleurs ce que démontrent les connexions établies avec des activistes violents issus de plusieurs pays d’Europe en amont et pour la préparation de la manifestation à Sainte-Soline.
Si la présence d’activistes étrangers s’explique aisément par la dimension intrinsèquement transnationale des mouvances d’ultragauche, leur part parmi les auteurs interpellés et déférés pour des faits de violence à l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites au printemps 2023 s’avère cependant résiduelle ([197]).
Outre l’ultragauche, les violences commises en marge des manifestations contre la réforme des retraites ont fait apparaître la présence de « gilets jaunes radicalisés », qualifiés par l’ensemble des services de renseignement « d’ultrajaunes ». Si la direction générale de la police nationale estime réduite leur proportion au sein des black blocs, les ultrajaunes ont contribué aux actions violentes menées par l’ultragauche en participant à des dégradations de biens et à des violences contre les forces de l’ordre.
La réactivation d’anciens « gilets jaunes » lors des manifestations et rassemblements à compter du 16 mars 2023 est interprétée comme une tentative de poursuivre la mobilisation née à l’automne 2018, en choisissant une voie d’action violente susceptible de rétablir leur visibilité ([198]). M. Nicolas Lerner le confirme : « Ce mouvement s’étant largement essoufflé, ils expriment par d’autres moyens leur détermination, leur révolte et leur frustration. » ([199])
Si les actes de violence commis par les ultrajaunes sont décorrélés du combat politique caractérisant les mouvances d’ultragauche et d’ultradroite, leur intensité est d’autant plus forte que les ultrajaunes se dispersent moins vite que leurs homologues d’ultragauche. Selon Mme Françoise Bilancini, les ultrajaunes assument totalement l’affrontement physique avec les forces de l’ordre : « La mouvance ultragauche se retire rapidement pour éviter les interpellations. Il reste les durs de durs, ceux que l’on voit s’attarder à chaque fois : les ultrajaunes qui dégradent et s’en prennent aux forces de l’ordre. » ([200])
Bien qu’ils se rejoignent dans le choix de recourir à la violence en marge des manifestations, l’ultragauche et les ultrajaunes semblent agir en silos, rejetant tout contact ou rapprochement collaboratif : « Les ultrajaunes suivent le mouvement mais ils n’échangent pas avec les ultragauchistes et ils ne leur obéissent pas » ([201]). Cette déconnexion profiterait à l’ultragauche pour laquelle les ultrajaunes représenteraient de nouveaux « idiots utiles » : « Les ultrajaunes, ce sont un peu des pigeons. Ils disent vouloir refaire le black bloc, ils se griment et ils font des banderoles magnifiques. Les autres les laissent partir devant et ils font ce qu’ils veulent derrière. L’ultragauche les utilise. » ([202])
Mme Françoise Bilancini souligne également le relatif amateurisme qui caractérise les ultrajaunes, dont la volonté de médiatisation tranche avec la stratégie du secret et de la dissimulation méthodiquement déployée par l’ultragauche : « Les ultrajaunes sont eux aussi cagoulés et habillés en noir. Mais ils oublient souvent de dissimuler un élément qui permet de les identifier. Ils gardent leur téléphone parce qu’il faut qu’ils parlent, qu’ils disent où ils sont, qu’ils commentent. Ils sont contents d’alimenter les réseaux et leur télévision affinitaire. » ([203])
Cet objectif de visibilité requiert l’usage des réseaux sociaux. M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok, a constaté une recrudescence de la publication de vidéos violentes entre le 16 mars et le 3 mai 2023 ([204]), justifiant la modération rapide de ces contenus pouvant aller jusqu’à la suppression de comptes d’utilisateurs :
« Nous avons observé, notamment au printemps 2023, une augmentation de vidéos qui ont été retirées parce qu’elles comportaient des contenus violents […] Entre le 16 mars et le 3 mai, nous avons retiré 79 210 vidéos au total. Parmi elles, 37 776 vidéos violaient nos politiques par leur contenu violent notamment visuel ; 7 300 vidéos exprimaient un extrémisme violent […] Nous pratiquons une politique de réponse graduée. Nous commençons par supprimer les contenus. Si le contenu est très dommageable, le compte est supprimé. Dans d’autres cas de figure, nous adressons plusieurs avertissements avant de supprimer le compte. Au printemps 2023, nous avons supprimé 945 comptes. » ([205])
Par ailleurs, selon la DRPP, les risques d’échauffourées au sein même du black bloc apparaissent réels : « Les ultrajaunes et les militants de l’ultragauche sont très différents. Le militant d’ultragauche qui vient faire un bloc arrive à jeun, n’a pas de téléphone et ne se grime qu’une fois sur place. Du côté ultrajaune, ce n’est pas tout à fait ça. Plus le temps passe, plus ils sont imbibés et cela finit en catastrophe […] Il n’y a pas d’antagonisme entre eux, sauf quand les médias des ultrajaunes viennent filmer : là, ça part au carton » ([206]).
En dépit de ces différences, la revendication de la violence comme moyen d’expression et d’action légitime en marge des manifestations est le trait d’union des mouvances « ultra », adossée à une pseudo-construction idéologique sujette à caution.
c. La légitimation décomplexée du recours à la violence
Les activistes ultrajaunes et d’ultragauche placent la violence matérielle et physique au cœur de leur stratégie de déstabilisation, avec toutefois deux catégories de légitimation distinctes.
D’une part, pour l’ultragauche, la violence est un impératif idéologique indissociable du projet révolutionnaire défendu par ses militants. Le combat physique contre les forces de l’ordre et le saccage de biens ou de commerces assimilés à la société marchande sont ainsi consubstantiels aux motivations historiques de l’ultragauche :
« Chez certains, comme les autonomes, il n’y a pas de revendication parce qu’ils sont en dehors de cette logique […] (L)a très grande majorité d’entre eux ne votent pas, parce qu’ils ne croient pas en la démocratie représentative. C’est différent des logiques relevant de la colère, du sentiment de ne pas être entendu [...] » ([207]).
M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, explicite cette stratégie : « Il s’agit de militants qui aiment faire le coup de poing contre les forces de l’ordre dès qu’une manifestation a lieu, qui arrivent dans ces défilés sans chercher à défendre la cause qui les motivent, qui crient et portent des slogans anti-démocratie représentative, et dont l’objectif consiste à créer des troubles pour faire basculer le système » ([208]).
D’autre part, la légitimation de la violence procède d’une approche plus instrumentale, tirée d’un constat d’échec des voies institutionnelles classiques, qu’elles relèvent du système électoral ou des manifestations pacifiques. « Mal nécessaire » ([209]), la violence lors des manifestations est alors perçue comme « un instrument efficace » ([210]), un outil utilisé en dernier recours destiné à répondre « à une violence supérieure » que constitueraient aussi bien le refus des pouvoirs publics de satisfaire les revendications exprimées par les manifestants que la mobilisation des moyens du maintien de l’ordre ([211]).
M. Thierry Vincent considère ainsi que la légitimation et la banalisation de la violence lors des manifestations sont la conséquence directe et concrète d’un sentiment éprouvé par une partie de la population de ne plus être entendu, illustrant à ses yeux le refus des gouvernants « d’écouter le peuple, le signe que les voies du dialogue et de la concertation sont bouchées dans notre démocratie. De là naît l’idée que, la manifestation classique ne fonctionnant plus, il faut aller un cran au-dessus, avec une certaine dose de radicalité et probablement de violence. Et le niveau d’acceptation de la violence en manifestation par des gens ordinaires va grandissant » ([212]).
Qu’elle revête un caractère idéologique ou instrumental, la légitimation de la violence se double d’une fascination, conscientisée ou non, pour le geste destructif. Au-delà de ce qu’elle révèle sur les stratégies et motivations des groupuscules qui s’y adonnent, l’action violente agit comme facteur de communion, unissant temporairement des individus dans une forme de « jouissance transgressive ». M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II et auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute paru en 2019, en analyse les mécanismes :
« Qu’éprouve-t-on dans le fait de casser la vitrine d’une banque ? Chacun sait qu’il ne fera pas tomber l’institution bancaire par ce simple geste. En revanche, ces destructions sont vécues comme une épreuve tactile du politique. Elles donnent à voir l’image d’un pouvoir qui s’effondre avec fracas, et ce bruit participe à cette atmosphère : on applaudit, car on assiste au spectacle de l’effondrement momentané et symbolique des structures, des ordres. Avoir dans les mains un bout de verre, c’est avoir dans les mains un bout du pouvoir, qu’on a fait s’effondrer. Si on le serre trop fort, il nous blesse. L’émeute violente est une quête charnelle du politique. » ([213])
Le recours assumé et décomplexé à la violence par les activistes « ultra » interroge les moyens dont ils disposent pour atteindre leur but, le degré de structuration de leur organisation et la nature des relations qu’ils entretiennent avec les sphères politiques, estudiantines et syndicales.
d. Une organisation horizontale, un financement modeste, un fonctionnement efficace
i. Une organisation horizontale
Les courants « ultra » impliqués dans les violences commises lors des manifestations du printemps dernier ne s’appuient sur aucune organisation hiérarchisée. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin estime ainsi que les mouvances d’ultragauche « ne sont pas organisées au sens structurel du terme, [elles] n’ont pas la manie de l’ordre et de l’organisation que peut avoir l’ultradroite […]. Lorsque l’on combat l’ultradroite, les choses sont plus faciles car plus organisées, il y a une hiérarchie, des statuts, des financements, qui aident les services à caractériser ces groupes » ([214]).
Comme le souligne l’essayiste Christophe Bourseiller, auteur d’un ouvrage consacré à l’histoire de l’ultragauche paru en 2021, le refus de toute autorité verticale est inhérent à la doctrine des anarcho-autonomes :
« Il est difficile de définir le type d’organisation de ces groupes. Eux-mêmes prônent une structuration horizontale : théoriquement, toute décision émane d’une sorte de consensus entre camarades sans qu’aucun dirigeant ne se dégage […] Peut-on même parler d’organisations ? […] Leur organisation paraît clanique et communautaire […]. Les autonomes sont très repliés sur eux-mêmes, notamment pour prévenir les infiltrations dont ils ont été victimes à maintes reprises » ([215]).
Cette analyse corrobore les constats et analyses établis par le SCRT : « L’ultragauche a la culture de la contestation et de la liberté plus que celle de l’organisation et de la hiérarchie » ([216]).
Cette horizontalité rend plus complexe le travail des services de renseignement en limitant la connaissance de leur fonctionnement et de leurs agissements. L’asymétrie avec les groupuscules d’ultradroite apparaît alors très nettement :
« S’agissant de l’ultragauche, elle est plus difficile à suivre que l’ultradroite en raison de sa moindre appétence pour la structuration et l’organisation. Elle se présente comme une nébuleuse, au contraire de l’ultradroite qui, au cours des dernières années, a eu à cœur de se structurer en réseaux, cellules et groupes, concevant son organisation sur un mode militaire. » ([217])
Le SCRT confirme l’absence de structure pyramidale, même à l’échelle locale : « Il n’y a pas le chef central des black blocs de France avec une déclinaison organisée, une hiérarchie, des codes, des rites pour monter en grade » ([218]). M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), rejette également l’hypothèse d’une organisation nationale coordonnant l’action des activistes violents ([219]) : « Rien ne permet de penser, à la lumière des éléments dont nous avons connaissance, qu’il existerait un quelconque complot national. Je discerne un ensemble composite de groupuscules, formés à des degrés variables à l’organisation […] » ([220]).
La dimension « artisanale » de l’organisation de ces groupes se vérifie sur le plan financier, ce qui complique, là encore, leur suivi.
Les besoins de financement des groupes d’ultragauche se révèlent très limités. La confection de banderoles ou d’explosifs artisanaux présente des coûts réduits, de même que l’acquisition de matériels défensifs. Les frais de déplacement sont également maîtrisés grâce à l’essaimage de multiples structures locales. Les modes d’action de l’ultragauche ne nécessitent donc pas une source de financement robuste, ainsi que le souligne M. Frédéric Veaux :
« La participation à ces manifestations n’a pas un coût très élevé, que ce soit par les transports en commun ou par le covoiturage ([221]). Le prix est celui du carburant. Les individus sont généralement hébergés dans des squats ou par des amis, ou ils campent dans les zones plus rurales. » ([222])
Pour autant, ces groupuscules mobilisent des ressources diverses, difficilement traçables, générant de faibles revenus mais suffisants pour financer leurs actions, ce que confirme le SCRT :
« Qu’il s’agisse des actions environnementales ou de l’ultragauche […], les moyens sont modestes mais il y en a quelques-uns. Ils proviennent d’associations ou de groupements de fait qui créent des événements pour amasser des recettes. Des soirées musicales, des repas, des fêtes sont organisés pour attirer une partie de la population et, comme toute association, ils récupèrent ainsi de l’argent. Ils vendent aussi des vêtements, des bibelots, des objets. De plus en plus, ils collectent des dons grâce à la plateforme HelloAsso ou au site de cagnotte en ligne Leetchi. Quant aux frais, ils sont souvent réduits. La plupart des actions se déroulant à proximité géographique, les rares déplacements ne font pas intervenir de grosses sommes. Il n’y a pas une économie noire ou secrète » ([223]).
Entendu par des membres de la commission d’enquête lors de leur déplacement à Bordeaux le 17 juillet 2023, le service zonal du renseignement territorial a ainsi souligné que « l’Offensive Antifasciste Bordeaux » bénéficiait de moyens très réduits et se finançait essentiellement en organisant des soirées, aidée par certains supporters « ultra » du Football club des Girondins de Bordeaux (FCGB), dont l’appartenance à l’ultragauche est « notoire » ([224]).
En outre, si M. Frédéric Veaux observe que la mouvance d’ultragauche « a trouvé à se financer d’une manière tout à fait légale, notamment en constituant des associations qui fonctionnent normalement, parfois même avec des subventions, ce qui pose question » ([225]), il n’a pas été porté à la connaissance de la commission d’enquête, ni à celle de votre rapporteur, d’éléments précis permettant d’objectiver l’existence de transferts de fonds entre des structures associatives subventionnées par les pouvoirs publics et des groupuscules auteurs de violences.
Par ailleurs, l’ensemble des services de renseignement auditionnés par la commission d’enquête précisent qu’aucun lien n’a été identifié entre la mouvance d’ultragauche et des réseaux relevant de la criminalité organisée.
L’activité économique des groupuscules susceptibles de perpétrer des actions violentes fait toutefois l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. Sollicité par votre rapporteur, le service de renseignement Tracfin ([226]) indique avoir diligenté 29 investigations financières depuis 2020, dans le cadre de la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique, sur le fondement de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure ([227]). Tracfin précise cependant ne pas avoir reçu d’informations faisant état de circuits de financement clandestins visant à la préparation d’actions violentes en marge des manifestations contre la réforme des retraites ([228]).
Contribution écrite remise par Tracfin
Tracfin a vocation à traiter des dossiers répondant à la cinquième finalité de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, en particulier son point relatif à la « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». À cet égard, l’action de Tracfin repose sur deux piliers :
– le traitement de demandes d’environnement financier émanant des services spécialisés des premier et second cercles ;
– les dossiers qui résultent des capteurs propres à Tracfin, communiqués aux partenaires compétents ou à l’autorité judiciaire.
À la demande de ses partenaires de la communauté du renseignement, Tracfin est amené à diligenter des investigations financières sur des groupuscules s’inscrivant dans une trajectoire violente. Inexistantes jusqu’à 2020, elles connaissent depuis lors une croissance régulière, pour un nombre total de 29 investigations menées à ce jour.
Ces saisines peuvent porter sur des structures qui représentent une menace modérée, mais pour lesquelles les partenaires souhaitent disposer d’une évaluation générale des ressources. Elles concernent également des groupuscules réputés pour leurs actions violentes, nécessitant une analyse fine, dans un temps souvent contraint, ainsi que l’identification d’éventuelles possibilités d’entrave.
iii. Un fonctionnement efficace
L’absence d’organigramme, de structure hiérarchique ou de trésorerie ne porte pas préjudice au fonctionnement des groupuscules violents d’ultragauche. Contrairement aux ultrajaunes ([229]), la DRPP observe leur quasi-inexistence sur les réseaux sociaux, au profit d’un activisme « à l’ancienne », reposant sur la logique du bouche-à-oreille ([230]).
En dépit de cette culture de la dissimulation, l’ensemble des services de renseignement ont identifié l’utilisation massive et systématique des messageries cryptées tels que Signal ou Telegram afin de mobiliser leurs membres de façon instantanée, selon les circonstances propres à chaque manifestation. M. Denis Jacob, délégué général du syndicat Alternative Police CFDT considère que la vitesse d’exécution de cette phase préparatoire, quelques heures voire quelques minutes seulement avant la commission des violences, garantit l’efficacité de leurs méthodes :
« La question se pose de la manière d’anticiper leur action, notamment via leurs échanges sur les réseaux sociaux et les messageries cryptées. Cette situation nécessite un renforcement de la lutte contre la cybercriminalité. Il suffit à ces groupuscules d’un seul appel sur ces réseaux pour converger vers un point commun et agir. » ([231])
L’utilisation des messageries cryptées intervient clairement en amont de la présence des activistes d’ultragauche en marge des manifestations, comme le rappelle la DRPP : « Ils savent comment on travaille : ils laissent donc leur portable à la maison, ils débranchent tout […]. Pour préparer un black bloc comme celui de 2018, ils ont utilisé des cabines téléphoniques. » ([232]).
En dehors de la préparation immédiate du black bloc, les groupuscules d’ultragauche organisent des formations aux techniques émeutières, témoignant d’une détermination et d’une professionnalisation accrues, comme le souligne le SCRT :
« Des membres des noyaux durs peuvent s’entraîner. Certains suivent des entraînements clandestins à la défense, à l’attaque, aux manœuvres. Il y a des formations destinées aux soigneurs, des formations juridiques sur la façon de se comporter en garde à vue, des formations sur l’hygiène numérique, sur le cryptage des communications. Tous apprennent à ne pas emporter de téléphone dans des événements pour ne pas être retrouvé. Il y a aussi l’effet d’apprentissage des habitués qui, de manifestation en manifestation, ont acquis de l’expérience. À Nantes ou à Rennes, certains pratiquent depuis plus de quinze ans. Ils sont rodés » ([233]).
Lors de l’audition du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale, le major Laurent Cappelaere estime que « la préparation [des groupuscules d’ultragauche] est quasiment militaire, des groupes de réflexion se réunissent sur différents thèmes afin de procéder à des actions d’une grande violence » ([234]). Le ministre de l’intérieur évoque également « des camps d’entraînement [et] des tutoriaux sur le dark web » ([235]).
L’organisation régulière de sessions de formation destinées à acquérir les réflexes pratiques, juridiques et médicaux révèle une stratégie « réfléchie, pensée, et anticipée » ([236]) visant à organiser, de façon méthodique, les débordements en marge des manifestations, dans le seul souci de commettre le maximum de dégradations et d’actes de violence à l’encontre des forces de l’ordre, tout en minimisant le risque d’interpellation.
e. Des relations distanciées avec la sphère politique mais des liens avec certaines structures syndicales et des groupes d’étudiants
i. L’absence de contact avec la représentation partisane illustre la prise de distance de l’ultragauche vis-à-vis de la sphère politique
À l’issue des auditions menées par la commission d’enquête, il apparaît, selon votre rapporteur, que les groupuscules d’ultragauche n’entretiennent pas de relation de nature organique ou matérielle avec des partis ou groupements politiques ([237]).
Le rejet de la représentation institutionnelle exprimée par l’ultragauche s’oppose par nature à l’acceptation des règles démocratiques sur lesquelles repose le système électif. Ce hiatus entrave toute possibilité de rapprochement concret entre ces mouvances et une structure partisane concourant, selon l’article 4 de la Constitution, à l’expression du suffrage. Le journaliste Thierry Vincent se montre ainsi catégorique et traduit le point de vue exprimé par l’ensemble des personnes et institutions auditionnées par la commission d’enquête :
« Je n’ai jamais vu de lien avec des partis politiques institutionnels. Au contraire, la radicalité qu’incarne le black bloc s’est construite en opposition aux partis traditionnels, notamment les partis de gauche du champ démocratique. Pour mettre les pieds dans le plat, j’ai lu comme tout le monde que La France insoumise, notamment, est soupçonnée de complicité ou de connivence. Ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais vu quelqu’un lié de près ou de loin à La France insoumise, adhérents ou sympathisants, parmi les militants que j’ai longtemps interrogés. » ([238])
Troisièmement, les mouvances d’ultragauche se caractérisent par une désaffiliation politique qui imprègne, à des degrés divers, l’ensemble de la société. M. Thierry Vincent constate ainsi que « […] dans le cortège de tête, la plupart des mots d’ordre sont désormais des slogans anti-policiers plus que des revendications politiques d’extrême gauche classiques » ([239]).
L’essayiste Christophe Bourseiller partage cette analyse :
« Le phénomène de dépolitisation est réel. On le retrouve à l’ultradroite, où certains individus ont perdu le bagage idéologique de l’extrême-droite traditionnelle et se contentent de réactions ataviques. À l’ultragauche, les nouvelles générations semblent animées d’une conscience politique moindre. Cette tendance se traduit par la raréfaction des tracts distribués au cours des manifestations. Entre les années 1970 et les années 2000, à chaque fois que les autonomes frappaient, ils distribuaient des tracts, généralement rédigés dans une langue un peu célinienne. “Le plus vieux baptistère de France a été baptisé”, écrivaient-ils par exemple après avoir abîmé le baptistère Saint-Jean, à Poitiers. Depuis les années 2010, les tracts ont disparu. » ([240])
La déconnexion entre la sphère politique et l’ultragauche n’a toutefois pas empêché celle-ci de bénéficier d’une forme de bienveillance, voire de sympathie, exprimée par une partie des manifestants contre la réforme des retraites. Ce changement d’état d’esprit contraste, selon M. Christophe Bourseiller, avec l’hostilité idéologique dont découlaient les affrontements opposant les autonomes aux mouvements syndicaux et d’extrême-gauche lors des manifestations du siècle dernier :
« […] une grande partie de l’extrême-gauche éprouve [aujourd’hui] une forme de mansuétude à l’égard des autonomes. Elle n’est pas d’accord avec eux, mais elle les laisse faire ce qu’ils veulent. Au XXe siècle, il y avait de très forts affrontements entre les services d’ordre des mouvements d’extrême-gauche et les autonomes. Au XXIe siècle, c’est la tolérance mutuelle qui domine, y compris du côté des organisations syndicales. Ainsi, dans les manifestations, les autonomes ne reçoivent pas aujourd’hui le même accueil que dans les années 1970 […]. Alors qu’ils devraient être en rupture avec le monde, avec la société du spectacle, ils suscitent désormais une apathie souriante de la part de certains manifestants. »
De façon encore plus visible, des contacts réguliers, sinon une complaisance avérée, entre des groupuscules auteurs de violences au cours des manifestations du printemps dernier et certains milieux syndicaux ou estudiantins, ont été documentés par la commission d’enquête.
ii. Les passerelles avec certaines structures syndicales et des groupes d’étudiants
Procédant de la radicalisation de la contestation contre la réforme des retraites depuis l’utilisation par le Gouvernement, le 16 mars 2023, de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution, le processus d’unification du front politique et social a favorisé le rapprochement de certaines structures syndicales avec la mouvance d’ultragauche.
Cette connivence n’est pas inédite. Mme Isabelle Sommier a pu l’observer dans le cadre de ses travaux, rappelant le précédent constaté au cours des manifestations contre la loi « Travail » en 2016 : « des membres des black blocs ont souligné que la répression policière […] les avait beaucoup aidés car elle avait créé une solidarité avec d’autres militants, par exemple des syndicalistes de Solidaires, unitaires, démocratiques (SUD), auparavant hostiles. Une expression était même née, “totolidaires”, contraction du surnom des autonomes et du nom du syndicat » ([241]).
Cette solidarisation a pu se muer, lors de certaines manifestations et rassemblements organisés au printemps dernier, en une collaboration ponctuelle destinée à susciter, voire à accomplir, des actes pénalement répréhensibles.
À la suite du déplacement de membres de la commission d’enquête à Bordeaux le 17 juillet 2023, le tribunal judiciaire de Bordeaux a indiqué, dans une contribution écrite remise à votre rapporteur, que plusieurs enquêtes pénales approfondies – dont certaines étaient encore, en septembre 2023, en cours ([242]) – avaient mis en évidence l’implication de l’organisation syndicale CGT-Énergie dans les coupures d’électricité ayant affecté plusieurs services publics lors de la manifestation organisée le 4 avril 2023, tels que l’hôpital Saint-André et la mairie de Bordeaux.
Dans une contribution écrite remise à votre rapporteur, la préfecture de Bordeaux précise également que des groupuscules d’ultragauche ont directement bénéficié du support de structures syndicales telles que Solidaires ou la CGT-Énergie, dont certains membres ont procédé à des coupures d’électricité ayant pour but de neutraliser le fonctionnement des caméras de vidéoprotection afin d’entraver l’action des forces de l’ordre.
Interrogée sur ce sujet par la commission d’enquête le 7 septembre 2023, la secrétaire générale de la CGT, Mme Sophie Binet, s’est émue des questions posées par votre rapporteur et a refusé d’exprimer une quelconque réaction de condamnation ou de soutien à l’égard des militants syndicaux mis en cause, entretenant, au passage, une forme de concurrence de légitimité entre organisations partisanes et syndicales :
« En ce qui concerne les questionnaires qui nous ont été adressés, la CGT a constaté bénéficier de quelques questions en bonus à propos de luttes décidées et organisées par les salariés eux-mêmes dans certains secteurs – celui de l’énergie par exemple. Nous comptez-vous donc parmi les groupuscules, alors que l’ensemble des organisations syndicales a plus d’adhérents que l’ensemble des organisations politiques ? » ([243])
S’ils demeurent heureusement isolés, et non-représentatifs de l’action syndicale menée contre la réforme des retraites, ces faits soulignent les passerelles existantes entre la violence à laquelle se livrent régulièrement les groupuscules d’ultragauche et les agissements d’une petite minorité de militants syndicaux qui, selon le SCRT, « se sont radicalisés et s’éloignent des méthodes classiques de la lutte sociale » ([244]).
Au-delà du champ syndical, le milieu estudiantin peut constituer un terreau fertile à l’épanouissement des thèses de l’ultragauche.
Les groupuscules d’ultragauche en font un vivier de recrues potentielles, s’inscrivant dans le processus de radicalisation idéologique qui caractérise les groupes « antifa ». Ainsi que le souligne la DRPP, des « lycéens vraiment convaincus peuvent […] se rapprocher de mouvements liés, par exemple, à l’Action antifasciste Paris-Banlieue. Il en est de même pour les étudiants. Ceux qui font ce choix sont les plus convaincus et ils n’ont pas peur du risque juridique. » ([245])
Le suivi des étudiants radicalisés s’avère toutefois délicat, « le monde universitaire, qu’il soit enseignant, encadrant ou étudiant, ne [coopérant] pas avec les services de renseignement » ([246]). Cette situation constitue une source de difficultés, d’autant plus que les enseignants-chercheurs sont des fonctionnaires de l’État.
M. Frédéric Veaux rappelle, à cet égard, que la participation d’étudiants aux actions conduites par les groupuscules d’ultragauche « est souvent facilitée par l’occupation de sites universitaires, foyer ou creuset du regroupement de ces militants, pour commettre des violences au cours des manifestations » ([247]).
La commission d’enquête a pu constater les synergies qui peuvent naître entre l’ultragauche et le milieu estudiantin. À Bordeaux, le blocage et l’occupation du 21 au 31 mars du site universitaire de la Victoire sont unanimement considérés par les représentants de la préfecture, les forces de l’ordre et les magistrats du tribunal judiciaire auditionnés par des membres de la commission d’enquête lors de leur déplacement à Bordeaux le 17 juillet 2023 ([248]), comme ayant facilité la création d’une véritable « base arrière » de préparation des actions violentes ayant émaillé les manifestations du printemps dernier.
Selon les éléments communiqués par la direction départementale de la sécurité publique de Gironde (DDSP), la direction zonale de la police judiciaire (DZPJ) et le tribunal judiciaire de Bordeaux, l’occupation de la faculté de la Victoire a constitué un refuge pour les activistes les plus virulents, permettant de former un « noyau conspiratif », « un lieu d’appel à émeutes », afin de planifier et développer des actions « coup de poing » en marge des rassemblements et manifestations. La DDSP et la DZPJ ont précisé à votre rapporteur que l’incendie de la porte de l’hôtel de ville, survenu le 23 mars 2023, semble avoir été organisé et déclenché depuis les locaux universitaires de la Victoire.
Contribution écrite remise par la direction zonale de la police judiciaire Sud-Ouest
Le site universitaire de la Victoire est apparu comme un point central des actions violentes. S’agissant de la dégradation de la porte de l’hôtel de ville, l’initiative semble partir de ce lieu et de la place de la Victoire. Le groupe s’est ainsi formé à cet endroit et a alors gagné la place Pey‑Berland, puis a pu rejoindre la place de la Victoire afin de se réfugier et se mettre à l’abri au sein de l’Université.
Lors de ces faits, les auteurs ont indéniablement profité de la configuration du centre-ville de Bordeaux et notamment de leur implantation au sein des locaux de l’université. Ce bâtiment, dans lequel certains manifestants actifs avaient trouvé refuge pendant cette période de tension sociale et au sein duquel certaines actions étaient très probablement décidées et organisées, leur a permis de se projeter très rapidement et discrètement sur des sites sensibles afin d’y commettre des exactions.
S’agissant de l’incendie de la porte de l’hôtel de ville, il apparaît clairement que plusieurs individus ont « suivi » le mouvement et ont été entraînés dans la commission des dégradations, soit directement sur le lieu même des faits, soit depuis la place de la Victoire voire, depuis les locaux de l’université.
Sollicité par votre rapporteur ([249]), le président de l’Université de Bordeaux, M. Dean Lewis, a indiqué avoir demandé à l’autorité préfectorale de faire évacuer le site par les forces de l’ordre ([250]) lorsqu’il a obtenu la preuve que la sécurité des personnes et des biens n’était plus garantie dans l’enceinte universitaire, notamment du fait de la détérioration des systèmes d’incendie. Pourtant, le 28 mars 2023, sept jours après le début de l’occupation de l’université, M. Jean-Marc Rouillan, co‑fondateur du groupe armé « Action Directe », condamné en 1989 et 1994 à la réclusion criminelle à perpétuité pour des actes de terrorisme ([251]) – et présenté par le groupe « Révolution permanente » comme un respectable « écrivain et prisonnier politique » –, a donné une conférence dans un amphithéâtre de la faculté, à l’invitation des étudiants occupant les locaux. Il a donc fallu dix jours de blocage et des dégradations évaluées à près de 750 000 euros ([252]) pour que la direction de l’Université de Bordeaux sollicite le représentant de l’État afin d’évacuer le site.
Ce délai interroge. En effet, les responsables universitaires savent parfaitement qu’il convient d’agir très vite et très tôt afin d’éviter au maximum les dégradations. À Bordeaux, la situation s’est enkystée, faute de réaction immédiate. Il convient de s’interroger sur la manière dont certains responsables universitaires se réfugient derrière le concept juridique de la « franchise universitaire » qui leur donne le pouvoir décisionnel en matière de police sur les campus, alors que d’aucuns ne l’exercent pas de manière satisfaisante afin d’assurer efficacement la protection des biens et des personnes.
La radicalité croissante exprimée lors des manifestations contre la réforme des retraites s’inscrit au-delà des revendications sociales traditionnelles, comme le souligne Mme Isabelle Sommier : « S’agissant des mouvances sur lesquelles je travaille – anarchistes, autonomes, etc. –, on observe depuis plusieurs années une évolution des thématiques vers les questions des libertés ainsi que, désormais, les questions animalistes et surtout environnementales. Ceci conduit à une porosité entre les radicalités d’ordre idéologique et d’ordre sociétal. » ([253])
Les actes de violences habituellement commis en marge des manifestations ne sont plus circonscrits aux seuls théâtres urbains. Ils prennent également appui sur des mouvances écologistes radicales.
2. La galaxie des activistes écologistes radicaux : quand l’éco-anxiété est le support de la légitimation de la violence
La mouvance écologiste s’incarne dans une multitude de structures, agissant tant à l’échelle locale que nationale, donnant lieu à une diversification des profils de leurs membres, dont certains rejoignent ceux des activistes d’ultragauche, usent d’un discours médiatique radical, mêlant appel à la désobéissance civile et complaisance, voire incitation, à la violence.
a. La myriade de structures composant la mouvance écologiste : chronique d’une radicalité annoncée
Auditionnés par la commission d’enquête, les journalistes Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, auteurs de l’ouvrage L’affrontement qui vient : de l’éco-résistance à l’éco-terrorisme ? publié en mars 2023, catégorisent la mouvance écologiste en cinq fronts distincts mais complémentaires :
« Il y a le front du plaidoyer, avec des organisations plus anciennes comme Greenpeace ou Générations Futures. Il y a le front juridique avec France Nature Environnement qui rassemble 900 000 personnes et qui parvient souvent à empêcher des projets en justice. Il y a le front médiatique, avec Extinction Rébellion ou Dernière Rénovation, dont la mission est d’attirer les projecteurs sur la cause écologiste et de mettre l’écologie à l’agenda politique.
Il y a aussi le front des alternatifs, avec Alternatiba ou ANV‑COP21, qui essaient de rendre l’écologie plus concrète et plus intelligible pour le grand public, en créant un modèle alternatif. Enfin, il y a le front de l’action directe et locale avec les Soulèvements de la Terre et aussi Terre de luttes, qui répertorie les projets à cibler pour le mouvement écologiste. Ces cinq fronts s’ajoutent au front politique, représenté par Europe-Écologie-Les Verts notamment. » ([254])
Si leurs rôles et méthodes diffèrent, leurs approches se révèlent complémentaires : « Ils se réunissent ponctuellement, à Sainte-Soline par exemple, et ils créent une constellation assez puissante dans le sens où chaque mouvement apporte son savoir-faire, ses pratiques et son expertise. » ([255])
Ces fronts constituent un chaînage dans lequel les structures les plus récemment créées prennent la forme de groupements de fait se rattachant, pour certaines d’entre elles, à des mouvements internationaux, à l’image d’Extinction Rébellion, fondé au Royaume-Uni en 2018, et importé depuis en France. Si elle peut être interprétée comme un éparpillement des moyens d’action fragilisant l’unité de la cause écologiste, la multiplication de ces groupes s’explique par une quête de radicalité, comme l’observent MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin :
« Au cours de notre enquête, nous avons observé un glissement rapide intervenu depuis 2018 et l’arrivée en France d’Extinction Rebellion, vu à ce moment-là comme un mouvement très radical. Aujourd’hui, il est largement dépassé en radicalité par des petits groupes qui revendiquent d’autres modes d’action et d’autres modes de pensée. » ([256])
Cette radicalité se concrétise par le biais de fortes mobilisations visant à contester des projets agricoles ou industriels considérés comme portant atteinte à l’environnement, ce que rappelle le SCRT : « Tout commence par une contestation de proximité de la part de personnes en désaccord avec un projet de construction d’un parc éolien, d’une usine de méthanisation ou d’une bretelle d’autoroute » ([257]).
Si elle témoigne, bien sûr, d’une évolution des discours au regard de l’aggravation des risques qu’engendre le changement climatique et de leur perception croissante par l’ensemble de la population ([258]), la radicalisation de la cause écologiste se traduit avant tout dans la manière de conduire des actions sur le terrain, dans une recherche assumée de visibilité médiatique et d’efficacité opérationnelle. Dans cette perspective, la réussite des actions accomplies s’évalue autant à la lumière de leur visibilité médiatique qu’à celle du résultat obtenu : l’abandon ou la destruction du projet contesté représente ainsi une fin en soi, celle-ci déterminant le choix du moyen considéré le plus pertinent pour atteindre l’objectif, même si la méthode utilisée est illicite ou entraîne des violences.
Le SCRT décrit un processus au terme duquel des groupuscules radicaux recourent aux méthodes éprouvées de la mouvance « ultra » pour réorienter les combats de la lutte environnementale :
« Parce qu’ils estiment le terreau propice, que le calendrier les intéresse ou qu’ils savent pouvoir manipuler la mobilisation citoyenne, des mouvements comme Extinction Rébellion proposent de passer à un niveau supérieur de contestation, proche de la désobéissance civile, par la confrontation voire le sabotage – terme littéraire auquel le code pénal préfère la qualification de dégradation de bien.
L’étape finale est l’apparition des Soulèvements de la terre, qui ont une culture de violence, prétendument de résistance, avec un vocabulaire de combat. Ces gens sont des anciens de Notre-Dame-des-Landes. Ils utilisent des pratiques d’ultragauche et de combat connues. Ils profitent de ces situations et, plus généralement, de la contestation environnementale, plus facilement recevable, pour créer désordre et chaos […] Les citoyens commencent alors à être dépouillés de leurs objectifs. » ([259])
Votre rapporteur décèle une analogie avec les techniques mises en œuvre par les groupuscules d’ultragauche lors des manifestations contre la réforme des retraites : les manifestants et militants écologistes pacifistes sont relégués derrière les activistes radicaux, dont la violence focalise l’attention médiatique. Les causes légitimement défendues par les premiers servent ainsi de prétexte, voire d’excuse, aux exactions commises par les seconds. La violence devient ainsi un objectif politique en soi parce qu’elle est perçue comme un gain politique. De toute évide