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N° 1824

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 novembre 2023.

 

 

 

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements,

 

 

Président

M. Patrick HETZEL

 

Rapporteur

M. Florent BOUDIÉ

 

Députés

 

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TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 

 Voir les numéros : 1064 et 1181.


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La commission d’enquête sur la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements, est composée de :

– M. Patrick Hetzel, président ;

 M. Florent Boudié, rapporteur ;

 M. Aymeric Caron, Mme Edwige Diaz, M. Emmanuel Mandon, M. Ludovic Mendes, vice-présidents ;

– Mme Félicie Gérard, Mme Patricia Lemoine, M. Pierre Morel-A-L’Huissier, M. Roger Vicot, secrétaires ;

– M. Mounir Belhamiti, Mme Aurore Bergé (jusqu’au 20 août 2023), M. Ugo Bernalicis, Mme Clara Chassaniol (à compter du 30 septembre 2023), M. Romain Daubié, Mme Marina Ferrari, M. Philippe Guillemard, Mme Emeline K/Bidi, Mme Julie Laernoes (à compter du 7 novembre 2023), M. Marc Le Fur, M. Benjamin Lucas (jusqu’au 7 novembre 2023), Mme Sandra Marsaud, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Marianne Maximi, Mme Laure Miller, M. Serge Muller, M. Julien Odoul, M. Eric Poulliat, M. Michaël Taverne, Mme Cécile Untermaier, M. Alexandre Vincendet.

 

 

 


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SOMMAIRE

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Pages

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS MENÉES PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE

1. Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné de Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité, et Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial (30 mai 2023)

2. Audition du général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du colonel Sébastien Gay, sous-directeur de l’anticipation opérationnelle, et du colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire (30 mai 2023)

3. Audition, à huis clos, de M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial, de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, et de M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées (1er juin 2023)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, et de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation (1er juin 2023)

5. Audition, à huis clos, de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) (1er juin 2023)

6. Audition, à huis clos, de Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (5 juin 2023)

7. Audition de Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et de M. André Ferragne, secrétaire général (5 juin 2023)

8. Audition de MM. Cédric Tranquard, membre du bureau de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), Laurent Woltz, chef du service juridique et fiscal, et Xavier Jamet, responsable des affaires publiques du mardi (13 juin 2023)

9. Audition de Mme Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), ministère de l’intérieur (13 juin 2023)

10. Audition du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale (13 juin 2023)

11. Audition de Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, et de M. Laurent Guy, procureur adjoint (19 juin 2023)

12. Audition du général de division Joseph Dupré la Tour, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (19 juin 2023)

13. Audition des représentants des syndicats de police (20 juin 2023)

14. Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, ministère de l’intérieur (20 juin 2023)

15. Audition de Mme Florence Marchal, M. Pierre Taïeb et M. Bertrand Caltagirone, du collectif Dernière Rénovation (26 juin 2023)

16. Audition de M. Thierry Vincent, journaliste, auteur de l’ouvrage Dans la tête des black blocs – Vérités et idées reçues (26 juin 2023)

17. Audition des associations Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme (29 juin 2023)

18. Audition de M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de l’ouvrage Nouvelle histoire de l’ultra-gauche (2021) (29 juin 2023)

19. Audition de Me Arié Alimi, Me Raphaël Kempf et Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France (29 juin 2023)

20. Audition de Me Thibault de Montbrial, président du centre de réflexion sur la sécurité intérieure (29 juin 2023)

21. Audition de M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, ancien préfet de police de Paris (2019-2022) (6 juillet 2023)

22. Audition de MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, journalistes, auteurs de l’ouvrage L’Affrontement qui vient (2023) (6 juillet 2023)

23. Audition de M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) (6 juillet 2023)

24. Audition des entreprises de réseaux sociaux, en présence de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa BorryEstrade, responsables des affaires publiques de Meta, M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok, et Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat (10 juillet 2023)

25. Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris (2017-2019) (10 juillet 2023)

26. Audition de M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur (2018-2020) (10 juillet 2023)

27. Audition de M. Vincent Gay, secrétaire général, et Mme Youlie Yamamoto, porteparole d’Attac France (11 juillet 2023)

28. Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie de la sécurité, et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire (11 juillet 2023)

29. Audition de M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019) (18 juillet 2023)

30. Audition de M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes, Mme Régine Delfour, grand reporter, Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI, et M. François Brabant, directeur délégué de France Info (18 juillet 2023)

31. Audition, à huis clos, de M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (19 juillet 2023)

32. Audition de M. Jules Ravel, street journaliste (19 juillet 2023)

33. Audition de M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG), ministère de la justice (19 juillet 2023)

34. Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice (7 septembre 2023)

35. Audition de Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la confédération française démocratique du travail (CFDT), Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération générale du travail (CGT), M. Frédéric Souillot, secrétaire général, et Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale, de Force ouvrière (FO), M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE–CGC), et M. Cyril Chabanier, président, et M. Éric Heitz, secrétaire général, de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) (7 septembre 2023)

36. Audition de Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), ainsi que MM. Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine, et Benoit Biteau, David Cormand et Claude Gruffat, députés européens (7 septembre 2023)

37. Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur (26 septembre 2023)

38. Audition de M. Julien Le Guet, Mme Anne-Morwenn Pastier, Mme Lucile Richard, M. Jérôme Graefe, M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci ! (27 septembre 2023)

39. Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des outre-mer (5 octobre 2023)

 


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COMPTES RENDUS DES AUDITIONS MENÉES
PAR LA COMMISSION D’ENQUÊTE

 

 

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

 

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions

 

 

 


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  1.   Audition de M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, accompagné de Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité, et Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial (30 mai 2023)

La commission auditionne M. Frédéric Veaux, directeur général de la direction générale de la police nationale (DPGN), Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, et Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial ([1]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir pour les premiers travaux de notre commission d’enquête.

Permettez-moi de commencer par quelques éléments d’information. Nous nous retrouverons dès jeudi matin pour l’audition des services de renseignement, qui ont demandé le huis clos. Pour éviter tout incident, nous suivrons la procédure en vigueur pour les auditions sensibles, à savoir que les téléphones et autres appareils électroniques seront déposés à l’entrée de la salle. Par ailleurs, le préfet de police de Paris a fait savoir sa disponibilité le même jour. Nous le recevrons également, pour une audition cette fois ouverte à la presse. Enfin, comme l’avait suggéré notre collègue Frédéric Mathieu la semaine dernière, nous avons invité la chercheuse Isabelle Sommier. Je rappelle à tous les commissaires que le rapporteur et moi-même sommes ouverts à toutes les propositions.

J’en viens à l’audition de ce jour et j’accueille M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Vous êtes accompagné de Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique, de Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, de M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire, de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires du service central du renseignement territorial, et de Mme Sophie Hatt, directrice de la coopération internationale de sécurité.

Monsieur le directeur général, je n’ai pas besoin de rappeler devant vous les scènes de violences, urbaines et rurales, qui ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai, pour reprendre l’intitulé exact de notre commission d’enquête. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’actions, et comment les autorités peuvent y répondre en assurant, avec une égale attention, le respect des libertés fondamentales et la sécurité des biens et des personnes.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que tout élément que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Avant de vous faire prêter serment, j’aimerais vous poser deux questions d’ambiance générale.

En premier lieu, quel est le ressenti des personnels qui ont eu à intervenir à Paris et dans les grandes villes du pays au cours de ces manifestations, quatre ans après les Gilets Jaunes ? Faut-il parler de lassitude, d’un déficit de moyens matériels, d’un cadre légal insuffisant ?

Dans un second temps, êtes-vous en mesure d’esquisser un portrait-robot de l’activiste violent ? D’où vient-il ? Est-il seul, en groupe, en bande organisée ? Comment passe-t-il à l’action et avec quels moyens ?

Avant de vous passer la parole, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Frédéric Veaux prête serment.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous vous remercions de votre présence malgré le très court délai qui vous a été imparti pour prendre part à cette audition, et dans un contexte plus que singulier au regard des événements tragiques de la semaine dernière, où les membres des forces de l’ordre ont été cruellement frappés.

À ce stade, au-delà des questions posées à l’instant par le président, je souhaite replacer sur le temps long la question des groupuscules violents, de leur intervention à l’occasion de manifestations, qu’elles soient licites ou non. Les premiers événements en France ayant impliqué des groupuscules violents datent des années 2000. Quels éléments de continuité, peut-être de renforcement constatez-vous ? Quelle dynamique, quel essaimage des réseaux concernés ? Il s’agit de situer ces événements, au-delà de la période qui est la nôtre. Le phénomène s’inscrit dans la durée, mais c’est aussi un phénomène international.

M. Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Avant de répondre à vos questions, je propose de fournir quelques éléments de contexte et quelques chiffres pour illustrer la nature des événements qui ont conduit à la création de votre commission d’enquête. Il s’agit pour la police nationale d’une opportunité importante de s’exprimer devant le Parlement et d’évoquer ces événements extrêmement graves qui se sont produits au cours du printemps 2023.

L’organisation de la police nationale et des missions de sécurité dans notre pays fait que le préfet est responsable de l’ordre public, le directeur général de la police nationale n’étant que le haut fonctionnaire qui met à disposition des préfets des moyens, des capacités et des doctrines pour faire face à ces problématiques d’ordre public. Le maintien de l’ordre vise à maintenir l’équilibre entre, d’une part, la liberté de manifester et d’exprimer ses opinions et, d’autre part, la sécurité des personnes et des biens, quelles que soient ces personnes : les manifestants évidemment, mais aussi les passants, les commerçants, les journalistes et les forces de sécurité intérieure elles-mêmes.

Pour améliorer et adapter son dispositif, le ministère de l’intérieur a rédigé un schéma national du maintien de l’ordre. Une première version a été publiée le 16 septembre 2020. Elle a depuis été amendée dans un triple objectif : plus protecteur pour les manifestants, plus ferme à l’égard des auteurs de violences et plus explicite à l’égard des citoyens. Les manifestations qui se sont produites au cours de la première partie de l’année à l’occasion de la contestation de la réforme des retraites ont été l’occasion de mettre en œuvre ces nouveaux éléments. Un durcissement de la protestation a eu lieu à compter du 16 mars 2023, date de l’annonce du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution.

En préambule, je voudrais rappeler une évidence : une manifestation est soumise à déclaration préalable pour se dérouler dans les meilleures conditions. La déclaration s’opère au moins trois jours avant la manifestation, ce qui permet à la fois de prendre contact avec les organisateurs et de déterminer ses modalités – parcours, encadrement, spécificités éventuelles. Par ailleurs, la loi du 19 avril 2019 a simplifié les conditions de cette déclaration, notamment en permettant qu’une seule personne y procède et en n’imposant pas sa domiciliation dans le département concerné, ce qui ne devrait pas conduire à ce que certains s’exonèrent de la procédure.

Je vais énoncer quelques chiffres pour illustrer ce qui s’est passé en ce début d’année. Pour ne pas empiéter sur les propos que pourra tenir devant vous le préfet de police, je me concentrerai sur ce qui relève de la direction générale de la police nationale, à savoir l’ensemble du territoire national à l’exception de Paris et de la petite couronne.

Entre le 19 janvier et le 2 mai ont été recensées treize journées nationales d’action, en incluant la manifestation du 1er mai. Sur la totalité de cette période et pour le seul ressort territorial relevant du périmètre des groupes des pelotons mobiles, 1 567 personnes ont été interpellées, dont 1 373 ont été placées en garde à vue. Deux temps distincts ressortent dans le déroulé de ces treize journées nationales d’action. Au cours des huit premières d’entre elles, du 19 janvier au 15 mars, tout s’est bien passé : 361 personnes ont été interpellées, 265 placées en garde à vue sur le périmètre des groupes des pelotons mobiles. Au cours de la deuxième séquence, du 23 mars au 1er mai, ce sont 1 206 personnes qui ont été interpellées, dont 1 108 placées en garde à vue. Les désordres qui ont pu intervenir ont eu un impact direct sur le nombre d’interpellations effectuées.

Le constat est le même s’agissant des policiers blessés, au nombre de 1 471 au cours de ces journées nationales d’action, dont 947 personnels des compagnies républicaines de sécurité (CRS). Je dois préciser une subtilité : sont comptabilisées uniquement les compagnies républicaines de sécurité engagées sur le ressort de la préfecture de police, sachant qu’elles relèvent de l’autorité du directeur général de police nationale. Pour la seule manifestation du 1er mai, 329 policiers ont été blessés. Nous considérons un policier blessé dès lors qu’il subit un préjudice physique, même s’il ne débouche pas sur une hospitalisation.

Si l’on pousse la réflexion sur la manière dont ces manifestations et rassemblements se sont déroulés entre le 16 mars et le 3 mai, on a assisté après le 16 mars à une multiplication des initiatives au-delà même des journées nationales d’action, avec des mouvements coup de poing et des déambulations sauvages, particulièrement dans les villes où est implantée l’ultra-gauche. La tenue de rassemblements spontanés non déclarés, non encadrés et le plus souvent en soirée, mêlant des représentants syndicaux, des sympathisants d’extrême-gauche et des citoyens déterminés, ont engendré des cortèges sauvages et provoqué dans certaines situations des violences urbaines.

On a également assisté à une dégradation de l’atmosphère des journées nationales d’action : la scission des cortèges hors parcours déclaré, dans le but affiché de commettre des violences et des dégradations, des envahissements de voies de circulation stratégiques comme des autoroutes, la constitution rapide et massive de black blocs qui n’avaient pour but que de s’en prendre aux forces de l’ordre et de commettre des dégradations. La constitution de ces black blocs a été relevée dans des villes qui jusqu’alors n’en avaient pas connu, comme à Grenoble. Les journées nationales d’action du 23 mars et du 1er mai en particulier ont été marquées par un pic d’actions violentes, menées par des groupes d’ultra-gauche locaux, ayant entraîné dans leur sillage des jeunes de la sphère estudiantine, des citoyens déterminés – j’utilise cette expression car elle circule parmi les manifestations –, des « ultra-jaunes » comme nous les appelons, et parfois des militants syndicaux plus radicaux.

Par ailleurs, si les fiefs de l’ultra-gauche et les grandes agglomérations comme Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Rennes, Lille et Dijon ont été particulièrement marqués par des faits de violence, des dégradations, des destructions, des ciblages d’édifices publics et de violents affrontements avec les forces de l’ordre, des mobilisations ont eu lieu dans des villes dites moyennes, de moins de 50 000 habitants, ainsi que dans de petites agglomérations de 10 000 habitants. Elles ont également été émaillées de troubles importants à l’ordre public, fait inhabituel dans de petites villes. Cette multiplication du nombre de manifestations, jusqu’alors plutôt concentrées dans les métropoles pour favoriser un effet de masse, est une caractéristique nouvelle. Je pourrais citer beaucoup d’exemples : Charleville-Mézières, Le Puy-en-Velay, qui malheureusement est connu depuis le triste épisode des Gilets Jaunes, Morlaix, Épinal et Lorient, qui a connu une attaque en règle du commissariat de police et de la sous-préfecture.

Vous demandez, monsieur le président, qui sont les groupes auteurs de violences. Cette opportunité de semer le trouble a évidemment été saisie par l’ultra-gauche. Ce terme nécessite de ma part un exercice de définition. Pour la police nationale, l’ultra‑gauche désigne des composantes de la gauche radicale qui se distinguent par leur stratégie anti-institutionnelle et anti-représentative. Cette mouvance manifeste son hostilité envers l’État, ses représentants et le pouvoir. Elle se différencie de l’extrême-gauche par son refus de toute représentation institutionnelle. Elle prône des changements radicaux par la déstabilisation des institutions républicaines, en contestant les valeurs démocratiques par le recours à la violence, le plus souvent à l’encontre des biens ou des personnes qui les représentent. Elles agglomèrent des mouvements aux idéologies différentes : anarchistes, autonomes ou mouvance « antifa ». Ces mouvements cherchent à faire prospérer leurs idées, non par des vecteurs démocratiques, mais par la force et la violence. Leur objectif général et partagé est de provoquer le chaos.

En matière de fonctionnement et de mobilisation, les groupes d’ultra-gauche sont davantage inscrits dans des combats locaux, même si on les retrouve ponctuellement dans les grandes mobilisations contre des projets qu’ils considèrent un danger pour l’environnement. Vous aurez sans doute l’occasion d’y revenir avec le directeur général de la gendarmerie nationale pour évoquer le cas de Sainte-Soline. Pour les journées nationales d’action qui se sont tenues dans toutes les villes de France, ils ont préféré se mobiliser dans leurs communes d’implantation. Pour autant, l’existence de liens parfois forts dans la mouvance, en particulier en Bretagne, a pu entraîner le déplacement ponctuel de militants d’une ville à l’autre. Je pense en particulier aux cas de Nantes et de Rennes.

Pour ce qui est des black blocs, dont on évoque régulièrement la présence et qu’on ne prend pas toujours le temps de définir, il convient de souligner qu’ils ont été plus nombreux à participer aux rassemblements pendant cette période. Lors des manifestations de voie publique, la plupart des individus radicaux se rassemblent en black blocs, cagoulés, gantés, dissimulés derrière des parapluies, munis de banderoles renforcées. Au moment de la manifestation, les membres du black bloc sont coordonnés, organisés et guidés par des militants plus en retrait, qui évaluent les dispositifs de maintien de l’ordre en utilisant des drones, des talkiewalkies ou parfois des instruments plus singuliers comme des trottinettes. Souvent, ils déposent leur équipement en amont, sur le parcours du cortège, dans les cages d’escalier, les armoires techniques et même des appartements, pour éviter les contrôles mis en place. Ces mêmes équipements seront abandonnés à l’issue des manifestations : ils ne repartent pas avec, ce qui complique les contrôles et les interpellations après les violences.

Quel est le mode d’action des black blocs ? Évidemment, on les observe la plupart du temps en tête des cortèges, mais on les retrouve aussi éclatés au sein de la manifestation constituée. Au départ du cortège, ils ne sont pas forcément visibles. On est plutôt en présence d’une nébuleuse formée de personnes paradoxalement revêtues de gilets jaunes – ce sont les Gilets Jaunes historiques – et d’individus, vêtus de vestes foncées à capuche, dont le visage est en partie masqué avec des masques chirurgicaux, des écharpes, des lunettes de soleil ou de piscine. Ce groupe devient bruyant, agité, mais n’est pas violent dans un premier temps. Ils se positionnent dans la plupart des cas devant le cortège officiel. Le black bloc peut être composé de plusieurs centaines de personnes, ce qui rend les conditions d’intervention plutôt difficiles. À Lyon, le 1er mai, environ 2 000 personnes composaient ce black bloc.

Le mode opératoire est rodé. Le fait qu’il se constitue progressivement après le départ de la manifestation est sans doute le signe de la volonté du black bloc d’éviter les contrôles préventifs et de compliquer les identifications. La formation du black bloc proprement dit est souvent commandée par le craquement d’un fumigène, l’ouverture d’un parapluie, des messages sur les réseaux sociaux ou tout autre signe de ralliement convenu à l’avance. Le groupe se constitue alors, qui va se noircir avec des individus qui changent de tenue pour s’habiller de noir et se dissimuler le visage. Une ou plusieurs banderoles seront sorties à ce moment pour se protéger. Le groupe devient alors violent et commet des dégradations, tout en agressant les forces de l’ordre. J’évoquais l’utilisation de bâches, qui sont désormais renforcées. Cette technique n’est pas nouvelle mais elle a évolué notablement : elle permet de masquer les individus et elle incorpore maintenant des morceaux de bois rigides, voire de clubs de golf qui, désolidarisés de la bâche, seront utilisés pour commettre des violences. Le déploiement de parapluies noirs contribue aussi à dissimuler ces individus.

Sur les moyens de communication utilisés par ces activistes, je ne m’étendrai pas puisque nous utilisons ces éléments pour essayer de comprendre leur fonctionnement et trouver des parades à la manière dont ils agissent.

Quant aux violences exercées par ces black blocs, elles sont très variées. Il existe évidemment des agressions à l’égard des forces de sécurité intérieure. Nous avons apporté quelques projectiles utilisés dans ces manifestations. (Des projectiles sont présentés aux membres de la commission d’enquête.) Je les laisse à votre disposition pour illustrer le type d’armes auxquelles nous faisons face. Des exactions sont également commises à l’encontre des symboles de l’État : mairies, commissariats, préfectures, tribunaux. Des dégradations et des pillages sont commis à l’encontre des symboles du capitalisme : banques, magasins de téléphonie, agences immobilières et d’assurances. Ils dégradent évidemment le mobilier urbain avec du bris, de l’incendie et la constitution de barricades. Ils multiplient les feux sur la chaussée, notamment à partir de poubelles.

Comme vous l’avez vu, ces groupes utilisent des armes par nature ou par destination de plus en plus puissantes, avec pour certains d’entre eux la volonté de « tuer du flic ». Citons l’utilisation de pièces métalliques, qui s’ajoutent aux traditionnels pavés, boulons de chantier, mortiers d’artifice, cocktails Molotov et bombes agricoles. Citons également les petits tridents en acier ou en ferraille posés au sol pour crever les pneus des véhicules des forces de l’ordre. De manière plus récente, nous constatons des jets d’excréments, de bouteilles emplies d’urine, de peinture ou de liquide toxique.

Toutes ces manifestations violentes sont la source de blessures parmi les forces de l’ordre, mais aussi les manifestants et les tiers. À ce stade, je ne peux communiquer que des statistiques concernant les forces de l’ordre, puisque les manifestants sont pris en charge par les sapeurs-pompiers. Même si nous avons des ordres de grandeur, je ne peux documenter avec précision le nombre de manifestants blessés, certains grièvement.

Je n’oublie pas les différentes formes de pression psychologique ou de provocation. Elles visent les forces de l’ordre, mais pas seulement : on en a vu à l’attention des élus et des journalistes également pris à partie. Le principe est de faire peser sur ces personnes des contraintes, en les interpellant de manière nominative, en les filmant, en diffusant leur photographie sur les réseaux sociaux, en les incitant au suicide ou en utilisant des rhétoriques culpabilisantes à l’endroit des compagnies républicaines de sécurité. Je n’entrerai pas dans les détails. Malheureusement, les réseaux sociaux et les médias diffusent régulièrement ce type de comportement.

Les black blocs et l’ultra-gauche ne sont pas les seuls engagés dans des actes violents au cours des manifestations. D’autres profils existent : des étudiants, certains politisés, parfois des lycéens d’ailleurs, prennent part à ces actions violentes afin d’exprimer une haine à l’égard de l’État et de la police. Cette participation est souvent facilitée par l’occupation de sites universitaires, foyer ou creuset du regroupement de ces militants, pour commettre des violences au cours des manifestations.

Comme je le disais tout à l’heure, nous avons aussi des « citoyens déterminés » : le « déter » est un terme utilisé entre activistes. Cela se confirme au travers du pourcentage de personnes interpellées qui ne sont pas connues des services. Cela peut être aussi la conséquence de leur moindre aguerrissement et de leur arrestation plus facile par les policiers alors que ceux qui se préparent et se forment à l’action violente ont de meilleurs réflexes.

Nous avons aussi des « ultra-jaunes », comme je les ai appelés tout à l’heure. Ce sont d’anciens Gilets Jaunes à l’idéologie radicalisée, dont la proportion est restée faible, mais qui se sont fait remarquer en participant encore à des actions violentes.

Nous avons enfin, de manière résiduelle, mais je ne peux les négliger, certains militants syndicaux très radicaux, qui participent à ces actions violentes pour sans doute donner plus d’écho à leur combat. Ils veulent reproduire des actions parmi les plus dures, comme celles qu’ils peuvent observer dans les grandes villes.

Il convient de souligner que le profil des interpellés ne correspond pas à la description de ces radicaux. Ceux que nous arrêtons sont généralement inconnus des services de renseignement. Ils ne sont pas membres de syndicats ou de structures identifiées. Ils ont, pour leur grande majorité, de 20 à 28 ans, avec un profil étudiant, même si nous rencontrons quelques marginaux de plus de quarante ans, parfois sans domicile fixe. Ils sont quasi exclusivement de nationalité française, dont un bon tiers de jeunes femmes. ils ne maîtrisent pas les codes et le vocabulaire de l’ultra-gauche.

Pour ce qui est de l’aspect international soulevé dans les questions que vous nous avez adressées, les journées nationales d’action ont évidemment agité la sphère militante pendant plusieurs mois, notamment autour de la perspective du 1er mai, en suscitant un intérêt certain du monde contestataire européen. Le préfet de police vous en parlera sans doute mieux car Paris a connu la présence de militants venant de l’étranger. Pour autant, sur le périmètre qui relève de la direction générale de la police nationale, on a aussi observé la présence d’étrangers à Strasbourg et aussi à Lyon avec, dans cette dernière ville, des militants de la mouvance « No TAV » active en Italie et opposée à la ligne ferroviaire entre Lyon et Turin.

Peut-être suis-je un peu long, monsieur le président ?

M. le président Patrick Hetzel. Vos propos contribuent à poser des bases de travail indispensables. Notre seule contrainte est notre prochaine audition prévue à 18 heures 30.

M. Frédéric Veaux. Je souhaite évoquer la manière dont la police nationale agit. La préparation des manifestations et le suivi de ces groupes sont essentiels à une réponse efficace au moment des exactions. L’anticipation et le suivi des groupes s’imposent pour limiter les risques que je viens de vous exposer.

En amont, nous mettons en œuvre une stratégie coordonnée avec l’autorité préfectorale, mais aussi avec l’autorité judiciaire pour convenir de contrôles préventifs à partir des réquisitions du procureur de la République et des mesures administratives que peut prendre le préfet – arrêtés d’interdiction, règles de stationnement et de circulation, réglementation du port et du transport sans motif légitime d’objets qui pourraient constituer des armes par destination. Dans cette préparation, l’information des organisateurs et des manifestants est importante pour faciliter le défilé et éviter qu’ils ne se laissent entraîner par les agitateurs. Les mesures de prévention situationnelle, comme nous les appelons, consistent en un repérage préventif du circuit de la manifestation pour éliminer tout ce qui pourrait servir de projectile. Cela implique la fermeture des chantiers, le ramassage des ordures ménagères et la protection des devantures commerciales. Il s’agit également d’échanger avec le public afin de faciliter la transmission des consignes et d’éviter que les manifestants pacifiques soient pris dans les violences. Les réseaux sociaux sont un outil pour cela et leur suivi quotidien par le renseignement territorial nous donne connaissance de l’état d’esprit des groupes contestataires susceptibles d’intervenir au cours des manifestations. Le chef du service central du renseignement territorial vous le confirmera lorsque vous l’auditionnerez.

La constitution de dossiers permet des mesures administratives comme l’interdiction de groupes qu’on peut considérer à l’origine de violences et d’exactions. Nous conduisons des actions de coopération régulières avec les États européens et nous recevons un certain nombre de signalements de nos partenaires étrangers – sur des individus susceptibles de se rendre en France, sur la présence de Français à l’étranger ou sur des techniques utilisées par les activistes locaux. Nous sommes attentifs à ce qui se passe au niveau continental.

La stratégie opérationnelle mise en œuvre est établie localement au regard des spécificités du territoire et des mouvements revendicatifs qui s’y déroulent. Sous l’autorité du préfet de département, nous définissons les effectifs de police ou de gendarmerie à engager, la liste des sites à protéger, les itinéraires à emprunter ou à proscrire, éventuellement l’appel à des renforts nationaux. Paris est très consommateur de moyens de forces mobiles et, comme nous l’avons constaté au cours des journées nationales d’action les plus violentes, nous n’avons pas toujours la possibilité de mettre des unités de forces mobiles à disposition dans certaines villes où le risque de violences est avéré. Nous devons alors solliciter des effectifs départementaux, parfois des renforts zonaux, qu’ils soient de police ou de gendarmerie.

Entre le 16 mars et le 2 mai, pour les journées nationales d’action, plus de 76 unités de forces mobiles ont été engagées en moyenne, avec un pic d’emploi le 28 mars. Ces unités de forces mobiles sont les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile. Les effectifs de la sécurité publique ont été aussi énormément mobilisés, avec une moyenne de 4 500 policiers pour chaque journée nationale d’action. Les effectifs engagés pour le maintien de l’ordre ont été essentiellement les compagnies départementales d’intervention, les brigades spécialisées de terrain et les brigades anti-criminalité.

Je voudrais souligner l’effet positif, me semble-t-il, de certains dispositifs autorisés par le schéma national du maintien de l’ordre ou, depuis peu, par la loi. Les binômes des équipes de liaison et d’information, qui assurent la relation avec les organisateurs des manifestations et avec la population, permettent d’orienter de manière efficace les défilés et de distinguer le plus possible les manifestants pacifiques des agitateurs. L’utilisation des drones était très attendue par la police nationale, notamment à l’occasion des manifestations du 1er mai à Lyon, Bordeaux, Le Havre, Dijon et Nantes. Comme vous l’avez sans doute lu dans la presse, ils ont permis, à Lyon notamment, d’identifier un certain nombre de personnes qui avaient procédé au pillage d’un magasin. Ces premières utilisations ont démontré toute leur efficacité et cette capacité nous permettra à l’avenir d’être plus efficaces dans l’engagement de nos moyens.

De manière plus traditionnelle, la police nationale a pris des initiatives pour empêcher ou enrayer les violences. Les contrôles opérés en amont, notamment, sont très utiles grâce au cadre juridique donné par le procureur de la République. Ils permettent d’écarter un certain nombre d’objets dangereux, mais pas tous et dans des conditions qui ne sont pas toujours satisfaisantes. Les unités de forces mobiles servent surtout à limiter le mouvement des groupes violents en protégeant certains accès et certains bâtiments. En province, elles servent surtout, en poste fixe, à empêcher les activistes de commettre des dégradations dans certains secteurs ou d’atteindre des bâtiments que nous souhaitons protéger.

Les interpellations ciblées sont particulièrement difficiles. Nous faisons appel à des équipages en civil des bridages anti-criminalité pour le faire, et à ce que nous appelons des groupements tactiques temporaires auxquels contribuent les compagnies républicaines de sécurité. Je laisserai le préfet de police en parler car ce dispositif est avant tout mis en place dans la capitale.

Les suites judiciaires sont un élément important de la réponse opérationnelle que la police nationale apporte aux exactions. Les textes applicables dans ces situations concernent des délits spécifiques : la participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations lors de manifestations sur la voie publique, la participation à un attroupement, la dissimulation volontaire du visage sans motif légitime lors d’une manifestation. Nous constatons aussi des délits de droit commun : les violences sur les personnes dépositaires de l’autorité publique, les dégradations de biens privés ou publics, le port d’arme. Enfin, l’infraction de participation à une manifestation interdite est une contravention de quatrième classe, punie d’une simple amende de 135 euros. Nous la mettons en œuvre quand nous sommes en présence de petits groupes.

La difficulté de ces interpellations réside dans la capacité de conduire des procédures qui débouchent sur une réponse judiciaire. Il s’agit d’apporter la preuve de l’infraction. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit une intégration du dispositif judiciaire plus formelle dans la préparation de ces manifestations, afin d’améliorer le traitement judiciaire rapide des auteurs de violences. Pour ce faire, les effectifs de sécurité publique rédigent des procès-verbaux clairs de contexte et de déroulement de l’événement. Autant que faire se peut, et indépendamment de la caméra-piéton des policiers, certains sont munis de caméscopes pour suivre les manifestations et tenter d’identifier ainsi des individus avant qu’ils ne se griment. Un enquêteur est présent au centre d’information et de commandement de la police nationale pour obtenir des informations utiles sur la manière dont les choses se passent et nourrir la procédure. Enfin, la rédaction d’une fiche ou d’un procès-verbal d’interpellation est sans doute l’acte primordial d’une concrétisation judiciaire, mais aussi le plus difficile à accomplir. Il peut s’écouler un temps important entre le moment où la personne est interpellée et celui où elle est conduite devant un officier de police judiciaire qui mènera la procédure et qui n’est pas forcément en possession de tous les éléments à charge.

Pour nous prémunir du risque de piétiner pénalement, des cellules d’enquête ont été créées dans les services de sécurité publique de plusieurs villes : Bordeaux, Nantes, Vannes, Lorient, Lyon, etc. Elles sont l’émanation du dispositif inauguré lors de la crise des Gilets Jaunes. Ces enquêteurs dédiés sont accoutumés à ces situations. Ils travaillent dans la durée pour réunir le maximum d’éléments à charge, notamment au travers de l’exploitation des vidéos disponibles, et faire en sorte de confondre, dans le temps long, des auteurs de violences. Il m’est difficile de citer des affaires dans lesquelles des personnes sont mises en examen, voire écrouées. Toutefois, dans certains cas parmi les plus emblématiques, des individus ont été confondus à la suite de telles enquêtes pour les exactions commises au cours de manifestations.

Par ailleurs, nous avons été confrontés à des faits particulièrement graves commis à l’occasion de ces manifestations, d’où la présence à mes côtés du directeur central adjoint de la police judiciaire. Au regard des règles judiciaires, il ne pourra pas s’exprimer sur ces affaires. Je pense à l’incendie de la porte de la mairie de Bordeaux, à la tentative de saccage du tribunal administratif de Lyon ou à l’attaque d’un commissariat du centre-ville de Rennes. Neuf dossiers sont actuellement confiés à la direction centrale de la police judiciaire. Ils font l’objet d’investigations longues et approfondies de la part des services d’enquête.

En conclusion, et en vous priant de m’excuser pour avoir été si long dans ce propos introductif, vous m’avez interrogé sur le ressenti des personnels. Il s’agit d’un sentiment d’exaspération face aux situations auxquelles ils se trouvent confrontés, c’est-à-dire un déchaînement de violences contre la police. Or, elle n’est là que pour encadrer, protéger et faire en sorte que ces manifestations se déroulent dans les meilleures conditions possibles. C’est la raison pour laquelle nous distinguons entre avant et après le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. En relation avec l’intersyndicale, nous avons pu encadrer des manifestations et des cortèges qui se sont bien déroulés malgré quelques épisodes violents. Ce sentiment d’exaspération s’explique parce des violences qui ont conduit à des blessures extrêmement graves. Quelques images spectaculaires le rappellent comme celles du cocktail Molotov qui a atteint un policier de la préfecture de police. Nous travaillons depuis longtemps à équiper les policiers du mieux possible pour les protéger des coups, des projectiles, mais aussi du risque d’incendie qui devient généralisé quand la manifestation dégénère. La police nationale possède la capacité de résilience qu’on lui connaît : elle peut se mobiliser dans tous les cas et répondre présent quand on le lui demande pour protéger non seulement les personnes et les biens, mais aussi les institutions de la République.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie. Nous en venons désormais aux questions.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez donné un nombre de 1 471 policiers blessés. Je n’ai pas compris si le terme de départ était nos bornes d’enquête ou le début de l’année civile. Quelle est la proportion de personnes blessées par l’action d’un tiers et la proportion de blessures accidentelles ? Combien de protections fonctionnelles ont été demandées sur la période, combien accordées, et combien éventuellement encore en instruction ?

Vous avez également mentionné un nombre de gardes à vue. Vous avez ciblé certains jours particulièrement intenses, mais pouvez-vous nous rappeler le nombre de gardes à vue sur notre période d’enquête, ainsi que le nombre de poursuites judiciaires suite à ces gardes à vue ?

M. Frédéric Veaux. Nous ne faisons pas le tri parmi les blessures. Mais j’ai la faiblesse de penser que si des blessures accidentelles sont survenues, elles se comptent sur les doigts d’une main. Je ne sais pas si vous faites allusion à quelqu’un qui se tordrait la cheville en descendant de voiture, mais la quasi-totalité des blessures est la conséquence d’agressions.

Entre le 16 mars et le 2 mai, 1 471 policiers ont été blessés, dont 947 membres des compagnies républicaines de sécurité. Ces derniers concernent aussi bien Paris que la province. Le nombre de policiers blessés s’applique uniquement sur le périmètre de la direction générale de la police nationale, hors préfecture de police donc. S’agissant des compagnies républicaines de sécurité, je ne saurais vous dire quelle est la part de ceux engagés à Paris et en province, mais le chiffre s’applique bien à la période qui fait l’objet de votre commission d’enquête.

Nous vous apporterons une réponse écrite pour ce qui est des protections fonctionnelles. Je la transmettrai à monsieur le président et à monsieur le rapporteur.

Enfin, 1 567 personnes ont été interpellées, dont 1 373 ont été placées en garde à vue, pour la totalité des journées nationales d’action. Pour ce qui est de la période visée par votre commission d’enquête, 1 206 personnes ont été interpellées et 1 108 placées en garde à vue.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Sur ces gardes à vue, quel est le pourcentage de poursuites ? Vous évoquiez la réponse judiciaire et la concrétisation pénale tout à l’heure.

M. Frédéric Veaux. Nous y avons travaillé dès que nous avons eu connaissance de la constitution de la commission d’enquête, mais nous n’avons pas encore de chiffre consolidé. Nous vous les transmettrons dès que nous en disposerons de manière certaine. Il faut interroger localement car la concrétisation judiciaire peut aller de l’amende jusqu’à la convocation par officier de police judiciaire, avec un jugement quelques mois plus tard.

M. Michaël Taverne (RN). Je voudrais, au nom du groupe Rassemblement national, vous réitérer notre soutien et notre affection, puisque c’est grâce aux hommes et aux femmes de votre direction générale que nous pouvons vivre en sécurité en France. Or, la sécurité est la première des libertés.

J’ai trois questions techniques concernant le maintien de l’ordre. Le commissaire est, en général, l’autorité civile ou l’autorité habilitée à décider de l’emploi de la force, conformément au code de la sécurité intérieure. Il définit notamment le niveau d’emploi des armes. D’un autre côté, le commandant de la force publique met la force en œuvre après s’être assuré que toutes les conditions étaient remplies. À Paris, l’autorité civile assure en même temps le commandement de la force publique. J’aurais d’ailleurs l’occasion de poser la question au préfet de police. Une vidéo montre un commissaire prendre à partie des membres des compagnies républicaines de sécurité, ce qui fait mauvais genre car il y a amalgame entre autorité civile et commandement de la force publique. Il s’agit d’une remontée des organisations syndicales.

Ma deuxième question est adressée à la directrice de la sécurité publique. Que pensez-vous de la limitation de certains moyens de défense aux policiers, bien que ces derniers soient habilités ? Je fais notamment référence à des grenades de type CM6 ou MP7.

Ma troisième question s’adresse à la directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité, direction que j’admire particulièrement pour y avoir servi quelques années. L’objectif affiché est de passer de trois à quatre sections de compagnies républicaines de sécurité, mais la sortie d’école est loin du compte. Avez-vous sollicité le ministre de l’intérieur pour accroître le nombre d’élèves gardiens de la paix affectés aux compagnies républicaines de sécurité ? Le maintien de l’ordre est un métier avec trois semaines de formation spécifique. Une harmonisation des techniques est-elle prévue entre la direction centrale de la sécurité publique et la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité ?

M. Frédéric Veaux. Ne croyez pas que j’empêche mes directrices de prendre la parole, mais ces sujets me tiennent à cœur !

Le ministre de l’intérieur a fixé l’objectif du passage à quatre sections des compagnies républicaines de sécurité à l’échéance des jeux Olympiques et Paralympiques. Nous comptons des sorties de promotion importantes au cours des derniers trimestres de cette année qui, je l’espère, permettront d’atteindre cet objectif et de donner aux compagnies républicaines de sécurité la pleine capacité d’être efficaces, notamment au moment de cette échéance importante pour notre pays.

Je laisserai les spécialistes du maintien de l’ordre parler de cette confusion que vous sous-entendez, en disant que vous l’auriez constatée entre le rôle du directeur du service d’ordre et du commandant de la force publique. Ce sont des discussions techniques dont j’ignore si elles intéressent l’ensemble du Parlement. Malgré tout, le schéma national du maintien de l’ordre précise bien le rôle et la place de chacun. Ce type de confusion ne peut normalement pas survenir. S’il arrive, c’est la conséquence d’attitudes individuelles qui ne correspondent pas aux instructions données aussi bien au corps préfectoral qu’aux commissaires de police ou qu’aux commandants de la force publique sur le terrain.

L’harmonisation des techniques est aussi un sujet qui me tient à cœur. Nous avons posé ce constat à la suite des manifestations des Gilets Jaunes. La directrice centrale de la sécurité publique a aussi été, avant sa nomination, directrice départementale de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône ; elle pourra vous le confirmer. La sécurité publique et les compagnies républicaines de sécurité travaillent depuis des mois à des exercices concrets pour assurer leur complémentarité de l’action des forces sur le terrain.

M. le président Patrick Hetzel. Avant de vous passer la parole aux autres membres de la direction générale, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je demande à toute personne qui souhaite s’exprimer de s’y soumettre au préalable.

Mme Pascale Dubois prête serment.

Mme Pascale Dubois, directrice centrale des compagnies républicaines de sécurité. Il est difficile de compléter les propos du directeur général car tout a été dit. J’insisterai sur l’importance, dans le cadre du schéma national du maintien de l’ordre, des entraînements communs entre la sécurité publique et les compagnies républicaines de sécurité. Ce point est important, car ces compagnies sont reconnues comme les professionnels du maintien de l’ordre, mais il est important de pouvoir échanger notamment sur la tactique à mettre en place. Ces entraînements communs sont entrés dans les mœurs et se font de manière régulière.

La répartition des rôles entre l’autorité civile et le commandant de la force publique ne pose pas de souci majeur. La place de chacun est inscrite dans le schéma national du maintien de l’ordre. Les commandants de la force publique le savent. Une très bonne entente règne sur le terrain. Le commandant de la force publique peut naturellement dire à l’autorité civile comment il voit les choses et comment le dispositif peut être adapté eu égard à l’objectif assigné. Cela se passe en bonne intelligence.

Mme Virginie Brunner prête serment.

Mme Virginie Brunner, directrice centrale de la sécurité publique. Je ne peux que confirmer les éléments qui viennent d’être délivrés. Une formation a été mise en place dans les directions départementales de la sécurité publique, entre les différentes unités qui ne sont pas forcément, au départ, spécialistes du maintien de l’ordre. Il peut s’agir des groupes de sécurité de proximité, notamment dans les plus petites structures. Elles associent bien sûr nos collègues des compagnies républicaines de sécurité, les gendarmes mobiles et les directions départementales de la sécurité publique qui seraient amenées à venir en renfort. Nous développons en effet de plus en plus les renforts zonaux et nationaux. Ces exercices sont effectués de manière régulière avec l’ensemble des effectifs amenés à concourir au maintien de l’ordre.

M. Ludovic Mendes (RE). Vous avez évoqué des violences physiques. Je m’intéresse aussi aux violences morales et psychologiques, dont on parle peu. Les forces mobiles, compagnies républicaines de sécurité ou escadrons de gendarmerie mobile, ont été très occupées au cours des dernières années, avec l’obligation de délaisser longtemps des familles parfois en difficulté. Quel est aujourd’hui l’état psychique des personnels confrontés à ces violences et qui subissent en même temps les paroles de certains élus et de responsables de parti, qui expliquent que sans agents de police dans les rues, les problèmes dans les manifestations seraient moindres ? Ces propos sont à contester totalement. Quel est l’état de la police aujourd’hui à cet égard ?

Mon deuxième point concerne votre action et le service central du renseignement territorial. Comment faisons-nous pour contrer les mouvances violentes sur les réseaux sociaux ? On peut parler de ProtonMail ou de Mastodon, mais aussi de Telegram, Signal et d’autres. Comment limiter l’impact de ces réseaux cryptés dans les échanges ? Nous savons qu’il y a eu des propositions de transport, potentiellement financés par des associations proches de certains partis politiques. Pouvons-nous le prouver sur le plan judiciaire ? On pourrait parler alors de complicité. On peut démontrer aujourd’hui que des bus ou des billets de train sont financés par des associations ou des partis politiques pour remplir ces cortèges de personnes, bienveillantes ou malveillantes, sans aucun tri.

M. le président Patrick Hetzel. La parole est libre au sein de la commission d’enquête. Mais s’il vous plaît, prenons garde à ne pas instiller des polémiques. Nous pouvons avoir des débats entre commissaires, mais il importe lors de nos auditions de nous en tenir à des éléments strictement factuels. Ne portons pas de jugement à ce stade ! À défaut, je devrais en arriver à une présidence un peu plus directive, ce qui n’est absolument pas mon souhait.

M. Frédéric Veaux. S’agissant des réseaux sociaux et de la communication, et comme je l’ai indiqué dans mon propos introductif, je laisserai les services de renseignement s’exprimer dans un format de publicité qui sera sans doute plus adapté. Mon intention n’est pas de me dérober : ils sont meilleurs connaisseurs que moi et cela permettra de préserver la confidentialité de certaines informations.

S’agissant du transport et du financement en général, la question figure parmi celles que m’a adressées le rapporteur. La participation à ces manifestations n’a pas un coût très élevé, que ce soit par les transports en commun ou par le covoiturage. Le prix est celui du carburant. Les individus sont généralement hébergés dans des squats ou par des amis, ou ils campent dans les zones plus rurales.

Cette mouvance a trouvé à se financer d’une manière tout à fait légale, notamment en constituant des associations qui fonctionnent normalement, parfois même avec des subventions, ce qui pose question. Des moyens de droit existent, si certains veulent en contester la légitimité. Les groupes peuvent par ailleurs organiser des manifestations, événements, concerts ou fêtes, qui permettent de constituer des cagnottes par le biais des contributions de chacun et de financer un certain nombre d’opérations.

Quand ils appellent à se déplacer de manière officielle, ils ne le font pas forcément en avouant l’objectif de tout détruire, mais en avançant l’intention de manifester. La liberté de manifestation reste évidemment un principe auquel il ne faut pas déroger.

S’agissant des violences morales et psychologiques exercées contre les policiers, elles peuvent être, dans la durée, difficiles à vivre, d’autant qu’elles s’exercent souvent sous le regard de nombreux observateurs brandissant leur téléphone portable, guettant le moindre faux pas, la moindre mauvaise parole, le moindre geste déplacé des policiers. La pression est terrible. Nous y faisons face par l’intermédiaire de l’encadrement, du brigadier jusqu’au commissaire, qui doivent être présents sur le terrain, à l’écoute, en proximité, et faire en sorte, quand l’un des nôtres vacille, de le mettre à l’écart et de lui permettre de se reposer.

Ceux qui s’engagent dans les compagnies républicaines de sécurité savent que découcher fait partie des contraintes. Nous avons toujours des candidats pour intégrer ces unités. Nous faisons en sorte que ces déplacements se fassent dans de meilleures conditions que celles du passé, pour permettre de récupérer au mieux après des journées très longues.

On appréhende souvent la manifestation de son début à sa fin mais, notamment pour les officiers de sécurité publique, elle peut commencer très tôt le matin par des occupations qu’ils doivent encadrer, parfois par des rassemblements devant une mairie ou une entreprise. La manifestation a lieu ensuite, puis peut se prolonger en soirée par une déambulation. Ces journées sont extrêmement longues, ce qui contribue à affecter l’équilibre physique et psychologique. Nous y sommes particulièrement attentifs.

M. Serge Muller (RN). En préambule, je me joins à mon collègue Michaël Taverne, pour vous présenter mes respects eu égard au travail que vous et vos équipes accomplissez.

Ma première question s’adresse à M. Philippe Chadrys et concerne les auteurs de violences, en particulier le mouvement des black blocs. Bien qu’on le décrive comme un mouvement anarchiste sans hiérarchie aucune, il est en réalité structuré et organisé. Je pense notamment au recrutement des mercenaires dans les quartiers, qui suppose évidemment une organisation hiérarchique et des liens entre les mouvements européens, et donc une structuration à échelle internationale. On sait également les actions organisées via des messageries cryptées. Cela suppose aussi l’existence de hiérarchies et d’initiateurs. Connaissez-vous leur structuration et leurs têtes pensantes ? Dans l’affirmative, des enquêtes sont-elles en cours pour parvenir à leur arrestation ?

Toujours sur les black blocs, j’ai du mal à saisir les ordres que reçoivent les policiers pour neutraliser les violences. Malgré quelques vagues d’arrestation, elles sont à mon sens loin d’être suffisantes, surtout en voyant la radicalisation qui commence à imprégner ce mouvement. De l’image choquante d’une voiture de police brûlée en 2016 jusqu’à l’immeuble parisien récemment incendié et les policiers brûlés par les cocktails Molotov, on voit une évolution vers la violence. Je le répète : les arrestations sont trop rares, d’autant que ces hommes sont visibles, identifiables, notamment du fait de leur action manifestement violente et de leur style vestimentaire. Certains sont, en outre, connus des services. Ce fut le cas lors des manifestations des Gilets Jaunes, où l’on a laissé venir jusque sur les Champs-Élysées, au cœur des manifestations, des Espagnols, des Néerlandais, des Allemands, des Italiens connus d’Interpol. Ce n’était pas normal. Pourquoi les black blocs ne font-ils pas l’objet d’un traitement drastique, visant à éradiquer leur présence dans les manifestations ?

M. Frédéric Veaux. Le directeur central adjoint de la police judiciaire n’est pas forcément le mieux placé pour vous répondre, même s’il aura évidemment le soin de le faire. Le renseignement territorial assure un suivi en profondeur, avec la direction générale de la sécurité intérieure, des individus qui composent les black blocs et de ceux que vous qualifiez de dirigeants ou de grands manipulateurs de ces black blocs. Leurs auditions vous en apprendront sans doute davantage que la nôtre.

Vous regrettez les arrestations trop rares. Il est difficile de conduire en même temps des interpellations et des opérations de rétablissement de l’ordre dans un contexte dégradé, où les policiers cherchent à mettre un terme aux troubles et à se protéger eux-mêmes, avec face à eux des individus qui connaissent tous les codes de la police. Ils y réfléchissent, s’y préparent, s’y entraînent. Tout leur positionnement, toute leur attitude, toute leur action pendant ces manifestations conduit à provoquer, à permettre à d’autres de commettre des exactions et à se retirer au moment où les policiers sont susceptibles d’intervenir.

Ils sont évidemment connus des services, qui vous en parleront certainement. Dans un état de droit, il faut apporter la preuve de ce qu’ils font et pas simplement de ce qu’ils sont. Là est la difficulté de l’exercice. Comme je le disais tantôt, la direction centrale de la police judiciaire compte neuf enquêtes en cours sur des faits graves, avec des individus déterminés. Ces enquêtes démontrent que l’on se trouve parfois en présence d’individus qui ne sont en fait impliqués que par les circonstances des événements. Je ne peux pas enfreindre le secret de l’enquête, mais ils voient quelque chose qui brûle et ils contribuent à renforcer le brasier, sans être de grands activistes de l’ultra-gauche. Ces individus font néanmoins l’objet d’une inscription au fichier des personnes recherchées et d’un suivi particulier. S’ils sont contrôlés, nous le savons et les services qui ont décidé leur inscription le savent. Cela permet de suivre de manière attentive leurs déplacements et les personnes avec qui ils circulent.

M. Philippe Chadrys prête serment.

M. Philippe Chadrys, directeur central adjoint de la police judiciaire. Comme l’a dit le directeur général, les renseignements territoriaux seront mieux à même de répondre à ces questions. Il n’existe pas de politique unifiée des parquets sur le territoire national puisque les procureurs de la République décident des services à saisir des investigations judiciaires. Nous sommes en charge des faits les plus graves, que ce soient les atteintes contre les personnes, comme à Tulle ou Besançon, ou d’autres infractions comme à Rennes, à Nantes et à Bordeaux notamment.

Sans dévoiler le secret des enquêtes, nous avons procédé à un certain nombre d’arrestations et trouvé des profils très différents, des individus très ancrés dans la mouvance contestataire et d’autres qui ne sont pas là par hasard, mais profitent de l’aubaine pour ajouter du désordre. Nous l’avons vu à Bordeaux : tous types d’individus étaient impliqués lorsque la porte de la mairie a été incendiée. Nous avons procédé dans ce cadre à neuf arrestations. Je ne fais pas de lien, dans les enquêtes que nous traitons, avec le mercenariat et avec les cités que vous évoquez. Je crois que ce sont des choses différentes.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez souligné la diversité des profils : ultra-gauche, black blocs, d’autres catégories comme les étudiants, les « ultra-jaunes », etc. Avez-vous une vision des effectifs de ces différentes mouvances sur le territoire national ?

Deuxièmement, vous avez évoqué des profils aguerris, qui se forment aux actes violents. De quelles méthodologies avez-vous connaissance ? Quel type d’organisations ? Quels sont les lieux identifiés et les profils concernés ?

Troisièmement, vous avez parlé d’associations subventionnées, de bases arrière, si je comprends bien, de groupes structurés qui visent à agir violemment. Cette information est importante. Quels éléments pouvez-vous nous communiquer dans le cadre de cette commission d’enquête ? Nous avions tenté d’apporter une réponse juridique à ce sujet dans la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Cet outil est-il utilisé ou non dans ce contexte ?

Quatrièmement, qu’en est-il de l’ultra-droite dans la séquence qui nous concerne ? Quelle définition en donnez-vous ? Quels sont les événements identifiés auxquels on peut associer des individus ou des groupes appartenant à cette sphère ?

M. Frédéric Veaux. Je n’ai pas parlé de l’ultra-droite dans mon propos introductif, considérant cet objet extrêmement résiduel eu égard au périmètre de votre commission. Chaque fois que l’ultra-droite s’est manifestée, elle a été en confrontation avec l’ultra-gauche en des lieux où cette dernière était implantée. Je pense notamment à certaines occupations d’université. Le chef du service central du renseignement territorial pourra sans doute préciser les villes où cela s’est passé. Le phénomène reste très limité. En tout cas, l’ultra-droite n’a pas été impliquée dans les violences commises à l’occasion des manifestations des journées nationales d’action ou des déambulations qui se sont produites pendant la période à laquelle s’intéresse votre commission d’enquête.

Je suis un peu gêné pour ce qui est des trois autres questions, d’abord parce que je ne suis peut-être pas le mieux placé pour vous répondre. Le huis clos semble nécessaire pour en parler de manière sereine. Nous voyons que, localement, un certain nombre d’associations ont pignon sur rue, dans des zones géographiques où l’ultra-gauche est parfaitement implantée. Je prends peu de risques en citant la Loire-Atlantique, l’Ille-et-Vilaine, le Limousin, le Tarn et Toulouse. Certains squats sont installés et presque officialisés à Grenoble ou à Dijon ; ils favorisent l’implantation de cette mouvance de l’ultra-gauche. Ces associations, eu égard à leur objet, sollicitent des subventions auprès des collectivités. Nous avons un exemple au niveau européen. Je me garderai de citer des noms dans ce format de publicité.

S’agissant de la formation aux actes violents, l’ultra-gauche et l’ultra-droite se rejoignent sur ce point. Cette stratégie de violence est réfléchie, pensée et anticipée. Des documents sont rédigés et des sessions de formation organisées pour savoir ce qu’il faut faire pendant les manifestations pour ne pas être interpellé et quand on est interpellé. Tout cela est documenté par les services de renseignement, qui vous répondront aussi sur les masses globales de chacune des catégories de profils.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir apporté vos lumières à la commission pendant une heure trente. Nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires. Comme nous vous l’indiquions avant notre discussion, vos réponses écrites aux questions communiquées par le rapporteur nous seront d’une grande utilité.


 

  1.   Audition du général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale, du colonel Sébastien Gay, sous-directeur de l’anticipation opérationnelle, et du colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire (30 mai 2023)

Puis, la commission d’enquête auditionne le Général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), et le Colonel Antoine Lagoutte, chef du bureau de la synthèse budgétaire ([2]).

M. le président Patrick Hetzel. Je suis heureux d’accueillir la délégation de la gendarmerie nationale. Nous avons tous suivi avec attention et une certaine stupéfaction, que ne tempère pas un navrant sentiment d’habitude, les exactions perpétrées dans les rues de Paris et des principales villes de France entre le 16 mars et le 3 mai dernier. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’actions, et comment les autorités peuvent y répondre en assurant, avec une égale attention, le respect des libertés fondamentales d’une part et la sécurité des biens et des personnes d’autre part. La gendarmerie nationale, avec notamment ses escadrons mobiles, est une habituée de ces problématiques.

Toutefois, un élément est apparu dans le tableau. Je ne dirais pas qu’il est inédit mais il est, fort heureusement, moins commun : c’est la violence qui se greffe aux manifestations environnementales. Les images tournées à Sainte-Soline ont frappé les esprits. Beaucoup de citoyens nous ont interpellés dans nos circonscriptions, à raison. C’est un fait sur lequel, là aussi, nous attendons vos analyses avec intérêt.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur Florent Boudié. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive dans le temps imparti. Je vous invite à communiquer ultérieurement vos réponses écrites, ainsi que tout autre élément d’information que vous jugerez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

J’aimerais poser deux brèves questions d’ambiance générale pour ouvrir la discussion. En premier lieu, à l’aune de votre expérience et des retours de terrain, comment qualifieriez-vous les événements du printemps en général, et ce qui s’est produit à Sainte‑Soline en particulier ? Quel est le sentiment qui prédomine : la surprise, la lassitude, une montée des dangers opérationnels ?

Par ailleurs, êtes-vous en mesure d’esquisser un portrait-robot de l’activiste violent ? D’où vient-il ? Quel est son âge ? Est-il seul, en groupe, en bande organisée ? Comment passe-t-il à l’action, avec quels moyens ?

Avant de vous passer la parole, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le général d’armée Christian Rodriguez prête serment.)

M. Florent Boudié, rapporteur. Mon général, mes colonels, vous savez que cette commission d’enquête s’intéresse d’abord et avant tout aux événements de Sainte-Soline. Dans votre intervention liminaire, nous souhaiterions vous entendre revenir sur le déroulement de ces événements qui, encore une fois, ont conditionné la décision de constituer cette commission d’enquête, dont le champ est certes plus vaste, ainsi que la période temporelle concernée.

Sainte-Soline est-il un événement à part eu égard aux violences constatées dans d’autres circonstances avant, après, en marge d’un certain nombre de manifestations, qu’elles aient été autorisées ou non ? Sommes-nous sur un phénomène singulier ou sur la répétition de phénomènes avant-coureurs ? Je pense en particulier aux événements en Loire-Atlantique, quelques années auparavant. Sommes-nous en présence d’un événement qui agrège des profils spécifiques ou retrouve-t-on des concordances avec un certain nombre d’épisodes de violences antérieurs?

Général d’armée Christian Rodriguez, directeur général de la gendarmerie nationale. À Sainte-Soline, 8 000 manifestants se sont affranchis du droit qui régit les manifestations. Parmi ces 8 000 figuraient des personnes venues simplement manifester, mais près de mille individus observés se situaient plutôt dans une logique de mouvement black bloc, si je puis dire, car les black blocs sont plutôt un mode d’action. Ce sont ceux auxquels les gendarmes ont été confrontés en cette fin de semaine.

Sainte-Soline a été une sorte de catalyseur médiatique de la violence assumée, avec des confrontations entre des groupes contestataires et les forces de l’ordre. Pour autant, cette violence existe par ailleurs quotidiennement à l’endroit des militaires de la gendarmerie. J’en fais mention, car la période dans laquelle nous vivons connaît une forme de fragilisation importante. Elle peut s’expliquer, mais je ne veux pas me livrer à une sociologie de comptoir. Elle explique peut-être aussi le fait qu’on observe depuis quelques années une multiplication d’actions violentes contre les forces de l’ordre, mais aussi des faits de destruction ou des protestations symboliques contre ce qui peut représenter l’ordre, l’économie ou l’autorité.

Ceci nous oblige à évoluer pour mieux anticiper et mieux répondre à ces situations compliquées. Cela se traduit aussi, concrètement, par une adaptation des moyens dont nous sommes dotés, mais aussi de l’organisation que nous déployons pour faire face dans les meilleures conditions, c’est-à-dire en limitant les risques et les conséquences pour les personnes qui manifestent comme pour les gendarmes engagés.

Je balaierai d’abord l’activité et les modes de contestation que nous connaissons aujourd’hui, ensuite les moyens et l’organisation que nous privilégions face à ce genre de violences, et enfin les conditions qui semblent nécessaires pour contenir ces mouvements problématiques et favoriser la désescalade dans les manifestations.

La gendarmerie nationale répond depuis quelques années à des demandes toujours plus importantes et à des besoins de force publique toujours plus forts. Notre société évolue et les comportements changent dans nos territoires. Il ne se passe pas une semaine sans que des gendarmes se fassent tirer dessus à plusieurs reprises, ce qu’on n’observait pas auparavant. La succession, voire l’empilement des crises n’y est sûrement pas pour rien. Nous avons connu la crise sanitaire et une forme d’archipélisation, pour reprendre le terme de chercheurs, notamment de la zone gendarmerie. Nous sortions des revendications des Gilets Jaunes quand le covid‑19 est arrivé. Citons également l’Ukraine et l’inflation. Nous avons une somme de raisons qui peuvent expliquer une désocialisation, mais également une part d’inquiétude envers l’avenir. Ce constat est vrai en Europe comme outre-mer.

Le lien n’est pas forcément facile à établir et ce sera une bonne question pour les services de renseignement que vous entendrez prochainement : nous observons de plus en plus d’attaques contre des équipements publics ou privés. Nous avons connu des actions de ce type au cours des trois dernières nuits. La cible était cette nuit le chantier d’une gendarmerie à dix kilomètres de Bure, site de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Il y a deux nuits, deux pylônes électriques d’une ligne alimentant un site Seveso ont été détruits. Nous constatons un certain nombre d’attaques nocturnes, qui se comptent par dizaines au cours des dix dernières années, avec des risques limités pour leurs perpétrateurs.

Il est compliqué de dessiner le portrait-robot des individus que nous interpellons de manière régulière. On trouve un peu de tout. Nous avons même interpellé deux moines, il y a deux ans et demi, lors d’une attaque contre un relais. Pour autant, une majorité de faits résulte de l’action d’ultras, dans une logique d’opposition à ce qui symbolise l’autorité ou l’économie. On compte de plus en plus d’actions de ce type, ce que nous n’observions pas il y a dix ans.

Dans le même temps, nous constatons une hétérogénéisation des contestations : ce ne sont plus simplement des défilés classiques. Nous voyons aujourd’hui dans les manifestations des choses qui sortent de l’ordinaire. Si j’en reviens à Sainte-Soline, il faut chercher loin pour relever du maintien de l’ordre dit rural, hors des grandes villes. Cela s’est vu par le passé : nous avons relevé il y a quelques années une augmentation des actions contre les grands projets, comme à Sivens. Je ressens aujourd’hui une forme d’accélération au point que la contestation devient quasi systématique. Nous avons dû former des spécialistes pour détacher les manifestants qui s’enchaînent à la cime des arbres : il faut un peu de technique pour aller les chercher et les faire descendre sans qu’il y ait de blessé. Une équipe en est capable au niveau national et nous réfléchissons à en constituer d’autres car ce mode d’action non-violent se multiplie. Or, nous souhaitons éviter que les personnes ne passent une semaine sur un arbre, avec tous les risques que cela comporte.

Les modes d’opposition sont de plus en plus violents. Sur la période considérée par votre commission d’enquête, qui comprend Sainte-Soline mais aussi les manifestations relatives à la réforme des retraites, 146 gendarmes ont été blessés. Pour toute l’année 2019, qui est celle des Gilets Jaunes, 139 militaires avaient subi des blessures. Nous n’avons pas changé nos normes statistiques : cette progression considérable s’explique par une montée de la violence. Sur les 146 militaires blessés de ce printemps, 48 l’ont été à Sainte-Soline, où plus de 5 000 grenades ont dû être tirées. En 2018, nous n’en avions utilisé que 3 500 pour toute l’année sur tout le territoire. Ces chiffres témoignent d’une évolution considérable des moyens mobilisés et des blessés, en grande partie liés à une violence croissante.

Tout ceci nous a amenés à nous transformer et à nous doter de moyens supplémentaires. Il y a eu la décision de créer sept nouveaux escadrons : Dijon, Lodève, Joué-lès-Tours, Thionville, Villeneuve-d’Ascq, Melun et Hyères. Ils seront pleinement constitués en deux ans : les sept premiers demi-escadrons seront formés en juin et les sept suivants l’année prochaine, avant les jeux Olympiques et Paralympiques. Dans le même temps, le ministre a décidé le transfert de missions de garde statique à Paris, qui occupaient l’équivalent de sept forces mobiles, vers la préfecture de police et la garde républicaine ; ceci nous donnera des marges de manœuvre. La flotte opérationnelle de la gendarmerie mobile, forte de 109 escadrons, a été considérablement rajeunie. Concrètement, mille véhicules de mobilité de groupe et quatre-vingt-dix véhicules blindés remplaceront les véhicules de maintien de l’ordre, qui sont obsolètes et qui ont beaucoup souffert pendant la crise des Gilets Jaunes, et nos blindés actuellement en service, qui étaient déjà vieux quand j’étais jeune. Si des questions portent sur ces véhicules blindés ; je pourrai préciser ce que nous en attendons.

Dans le même temps, nous déployons des caméras-piétons, au même titre que les policiers de sécurité publique et les gendarmes départementaux, ce qui est important pour les enquêtes. Elles fournissent aux enquêteurs des éléments de preuve et elles aident à comprendre ce qui a pu se passer. D’autres moyens, comme les équipements de la tenue, limitent les risques auxquels s’exposent les gendarmes engagés dans ces opérations.

Nous travaillons parallèlement sur la doctrine et l’organisation de la gendarmerie mobile, dans le cadre du schéma national de maintien de l’ordre, pour proposer une actualisation prenant en compte nos observations les plus récentes. Un volet important de cette réflexion porte sur la désescalade, l’amélioration du dialogue et la meilleure information des manifestants pour éviter la violence. Un autre pan de nos travaux porte sur la déontologie et l’éthique des gendarmes engagés dans le maintien de l’ordre. Le corps préfectoral suit également des formations au maintien de l’ordre dispensées au centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier, puisqu’il est l’autorité administrative lors de ces opérations. Le préfet doit savoir comment se passent concrètement les choses et ce dont sont capables les forces, comme ce dont elles ne sont pas capables.

S’agissant des moyens et capacités de manœuvre, un chantier vise également à accroître la mobilité. Quand je servais dans la gendarmerie mobile, au début de ma carrière et à Paris notamment, nous étions bloqués derrière des barrières. Malgré ce qu’on nous jetait, personne ne bougeait. Les blessés étaient nombreux. On privilégie aujourd’hui la mobilité pour aller chercher ceux qui, au milieu des simples manifestants, commettent des violences. L’exercice est compliqué, mais nécessaire pour prévenir la montée de la tension. C’est la raison pour laquelle nous avons eu recours à des quads à Sainte-Soline. C’est aussi pourquoi nous utilisons des moyens de projection et des équipements d’observation comme les drones, qui nous ont beaucoup manqué jusqu’à leur autorisation. Bien des drones volaient à Sainte-Soline, mais pas les nôtres.

Dans le même temps, il faut pouvoir projeter rapidement des forces capables de répondre à un éventail important de violences. Nous avons créé les dispositifs d’intervention augmentés de la gendarmerie (DIAG), des escadrons avec blindés ou hélicoptères pour agir le plus vite possible. À Sainte-Soline, à l’automne dernier, nous avons projeté un peloton d’intervention par hélicoptère, faisant ainsi échec à une manœuvre qui aurait conduit à un face-à-face quasiment dans la bassine de substitution. Comme dans un incendie, intervenir tôt, c’est se donner des chances d’éviter une confrontation violente et les dommages qui en découlent.

Ces innovations s’accompagnent évidemment d’une formation approfondie sur l’éthique et la déontologie. Nous le faisons depuis toujours, mais sans doute jamais trop, pour éviter des actes déplacés et un usage malvenu de la force. En 2023, nous comptons seulement cinq saisines de l’inspection générale de la gendarmerie nationale, toutes pour Sainte-Soline. Pour autant, il s’agit d’un sujet de préoccupation constante pour prévenir le dérapage individuel. On apprend tout de suite en maintien de l’ordre que la logique d’action est collective. L’acte individuel provoque le risque d’un mauvais geste. J’ai souvenir de manifestations violentes quand j’étais lieutenant : on a moins peur en se sachant tous ensemble. Quand on est nombreux mais qu’on se sent seul, on peut avoir peur en voyant voler des objets qu’on n’imaginait pas pouvoir être lancés. J’ai vu voler des plaques d’égout. J’ai été dans une manifestation qui a connu un blessé par balles. Le groupe fait qu’on n’a pas peur. Il permet aussi un contrôle des gradés et des gendarmes plus anciens sur les plus jeunes : quand un militaire perd son calme, le renvoyer en arrière évite le mauvais geste.

Tout cela s’apprend pendant la formation. Je vous encourage vivement à aller voir ce qui s’enseigne à Saint-Astier, dans des conditions extrêmes, pour faire en sorte que les militaires n’aient pas peur, qu’ils acquièrent ce sens du collectif seul à même de limiter les risques. Quand le groupe réagit, il a plus de chances de compter quelqu’un qui gardera son calme. En tout cas, tel est le premier rôle que nous demandons à l’encadrement.

Nous avons également procédé, ces derniers temps, à un renforcement des savoir-faire et de la formation. Des gendarmes se font tirer dessus presque toutes les nuits et nous avons vu, aux Antilles, le genou de l’un d’eux traversé par une balle. Nous ne pouvons pas, dans le même temps, ne pas nous interroger sur la formation de nos gendarmes, qui peuvent d’ailleurs être déployés hors de nos frontières, comme au Burkina-Faso, par exemple, pour protéger les intérêts français. Nous avons envoyé des hommes en Ukraine pour sécuriser l’ambassade et même, aux côtés du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale, pour l’évacuer vers la Moldavie. Nous mettons en place des formations de combat, c’est-à-dire de manœuvre sous le feu : les bons réflexes en présence de coups de feu donnent des unités plus résilientes, à même de bien réagir et de ne pas à tirer dans tous les sens, ce qui risque d’arriver si l’on essuie des tirs sans y être préparé.

Nous l’avons fait pour nos escadrons et nous avons commencé à le faire pour nos pelotons de surveillance et d’intervention. Je les cite car, dans des endroits où nous n’avions pas assez de forces mobiles, ils ont pu être engagés aux côtés de la police nationale pour défendre des points sensibles, préfectures et sous-préfectures. Là encore, il est bon d’avoir des personnels qui, formés à résister aux dangers et aux difficultés, seront plus résilients et se comporteront mieux face à des personnes dont ils peuvent craindre des violences vis-à-vis des forces de l’ordre.

Enfin, j’aborderai les conditions que je considère indispensables pour contenir l’action des manifestants violents, mais également favoriser la désescalade. Il me semble important de disposer d’un cadre administratif adapté. Nous savons que des individus viennent et s’organisent pour que la manifestation dégénère. Sainte-Soline impliquait des personnes que nous connaissions. Des enquêtes judiciaires sont en cours. Trois convois étaient prévus, chacun avec une couleur : l’un devait être complètement inoffensif, le second être plus virulent et le troisième violent. Mais même celui qui était censé être anodin a de fait comporté des ultras et des black blocs à proximité. Il faut trouver des moyens d’entrave pour éviter que certaines personnes prennent part aux manifestations. Cela se fait pour le football : si celui qui va catalyser la violence est exclu, cela représente une respiration et cela limite le risque de voir éclater la violence.

Quant à la question posée par le rapporteur, il est délicat de définir un profil. Les personnes interpellées sont diverses. Les catégories socioprofessionnelles sont très variables, même au sein des black blocs. Pendant les Gilets Jaunes, nous avons interpellé des personnes qui menaient des vies normales mais qui, prises dans un mouvement dense, ont été excitées par des individus venus exacerber les choses. Nous avons interpellé une infirmière, ce qui a fait le tour des médias. Mon épouse est infirmière : on n’apprend pas à cette profession la violence. Dans certaines ambiances, il devient ardu de résister. Certains sont des spécialistes pour instaurer cette ambiance et pour déclencher le passage à l’acte de personnes banales. Nous l’avons vu, j’y reviens, lors des Gilets Jaunes : des gens ramassant des pavés étaient tout, sauf des black blocs. Nous avons donc un peu de tout parmi nos interpellés. Nous n’en arrêtons d’ailleurs pas forcément beaucoup, notamment à Sainte-Soline, mais nous allons de l’hyper-spécialiste de la manifestation aux manifestants occasionnels qui se laissent entraîner et qui seront ensuite de ceux qui ramasseront des pavés, voire qui lanceront des bouteilles incendiaires. Le renseignement ne répond pas à tout, mais il peut fournir des moyens d’entrave pour tenir éloignés les catalyseurs, au sens chimique du terme, des violences.

Pour éviter les blessés, il faut maintenir une distance entre les forces de l’ordre et les manifestants. Je l’ai vu dans des pays qui ne pratiquent pas le maintien à distance : tout peut arriver une fois au contact. À Sainte-Soline, on a vu des manifestants avec une disqueuse ou un chalumeau attaquer les véhicules de gendarmerie qu’ils venaient d’incendier. L’automne dernier, un gendarme du peloton d’Annecy, conducteur de camion, a reçu des pavés à bout portant. Il a eu la mâchoire fracassée. Tout cela se produit uniquement au contact.

Les tirs lacrymogènes ne suffisent plus face à des manifestants équipés, mais ils contribuent à dissuader le contact. Nous travaillons sur le type de matériel qui permet de conserver la distance. Plus on s’approche, plus les risques sont importants. Une bouteille incendiaire ne se tire pas de 80 mètres, mais plus facilement de 20 mètres. Au contact, c’est la bagarre. J’ai vu des manifestations à Berlin, il y a longtemps, où la police chargeait matraque à la main. Il ne serait pas bon de voir de telles images chez nous. Une grande manifestation a eu lieu en 2017 ; le contact a généré beaucoup de blessés. Pour la petite histoire, je me suis rendu dans les États baltes pour travailler sur la transformation numérique ; en échange, ils m’ont demandé ce que nous faisions en maintien de l’ordre. Nous avons pris contact avec les polices scandinaves à propos du rapport police-population ; là encore, ils nous ont demandé ce que nous faisions en maintien de l’ordre. Nous avons reçu les Marines américains qui voulaient observer nos méthodes de contrôle de foule. Nous ne sommes pas les champions du monde. Mais tous les pays se posent ces questions. Aucun n’a trouvé la solution miracle pour éviter les blessés dans les manifestations. Je n’imaginais pas, il y a dix ans, que la Suède et le Danemark nous demanderaient de les aider à former leur police sur ces sujets.

Nous sommes en quête de moyens pour tenir à distance. Des armes ont été retirées de l’arsenal : les grenades offensives, les grenades GLI‑F4. Ces armes étaient effectivement dangereuses : des mains ont été arrachées par une grenade ramassée. Nous disposons des lanceurs de balles de défense utiles dans la zone de zéro à trente mètres. Nous avons aussi des grenades de désencerclement, mais elles deviennent un peu courtes. Ce constat n’engage que moi, mais je pense que les moyens offensifs dont disposaient les manifestants à Sainte-Soline étaient beaucoup plus dangereux que ceux dont nous étions munis.

Nous avons intérêt à avancer aussi sur la voie de sanctions plus strictes et plus dissuasives. L’exercice est subtil : nous n’interpellons pas à tour de bras. Par le passé, ces pistes ont été creusées – de la loi n° 70-480 du 8 juin 1970 tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance à la loi n° 2019-290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, sans oublier la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés. Il faut continuer d’y réfléchir.

Enfin, les moyens de captation vidéo, notamment grâce aux drones, sont indispensable. Ils sont également dissuasifs. Ils fournissent aux enquêteurs des éléments concrets. Le décret n° 2023-283 du 19 avril 2023 relatif à la mise en œuvre de traitements d’images au moyen de dispositifs de captation installés sur des aéronefs pour des missions de police administrative autorise à nouveau l’usage des drones, ce qui est vital. Par ce biais, nous parvenons à dissuader, à comprendre ce qui a pu se passer et à sanctionner les responsables des violences.

Je pense que nous verrons d’autres opérations de maintien de l’ordre rural sur de grands chantiers. La mobilisation est beaucoup plus systématique et spontanée. Il ne m’appartient pas d’en juger les raisons. Mais j’observe que la bascule dans les faits de violence est plus rapide qu’avant. Sainte-Soline n’a pas été le premier événement : c’est Notre-Dame-des-Landes ou Bure, ce qui nous amène déjà dans un passé relativement ancien. Ma crainte est que nous en ayons encore davantage demain.

Les services de renseignement vous donneront un profil des gens à l’origine des violences et des meneurs. J’observe qu’il y a des étrangers, mais aussi des Français. Il est difficile d’en tirer un portrait-robot. L’une des questions qui m’ont été adressées m’interroge sur un lien de nature politique entre les casseurs. Je ne suis absolument pas capable de vous le dire. J’observe que, parmi les meneurs que nous suivons, tous ne sont pas mus par des considérations écologistes : certains viennent seulement casser. Ce sont souvent les plus actifs et les meilleurs spécialistes de l’agitation, de la catalyse de la violence et de la montée en pression des manifestants qui les entourent.

Les réseaux sociaux ne nous aident pas forcément à anticiper car on peut aujourd’hui facilement faire passer des messages au sein de boucles et de groupes. Certains sont spécialistes des réseaux sociaux et savent faire vivre une information. À Notre-Dame-des-Landes, les Anonymous s’étaient installés dans une caravane au milieu du site. Leur responsable de la sécurité était un ancien officier de l’armée serbe : on va chercher les professionnels où ils sont, avec une bonne connaissance des moyens qui permettent d’animer sur le théâtre, pour reprendre un terme militaire, mais aussi dans l’environnement d’une opération. Ils savent décevoir, au sens militaire de décevance.

M. le président Patrick Hetzel. Beaucoup de points m’ont marqué dans votre intervention. Vous avez dit, en évoquant Sainte-Soline, que les moyens offensifs des manifestants étaient plus dangereux que ceux de la gendarmerie nationale. Cette asymétrie est inquiétante puisque, dans un état de droit, une force est légitime et l’autre, par nature, illégitime. Pouvez-vous revenir sur ce point ? Cela nous amènera à réfléchir aux moyens de prévenir cette situation car il s’agit de ne pas mettre en danger la vie des personnels.

Général Christian Rodriguez. J’ai oublié de dire un mot sur la désescalade, à Sainte-Soline par exemple. Nous avons formé des équipes de liaison pour aller auprès des organisateurs. Or, ceux qui viennent pour être violents et pour casser ne sont pas les organisateurs, même si nous rencontrons parfois des personnes qui jouent un double jeu. Nous pouvons discuter aussi longtemps que nécessaire avec des organisateurs, quand nous arrivons à en trouver. Mais s’ils ne peuvent pas agir sur le déroulement des événements, cela ne sert pas fondamentalement à grand-chose.

D’une manière générale, ce qui me frappe à Sainte-Soline est que des médias affirment que, sans la gendarmerie, il n’y aurait pas eu de violence. C’est une inversion des réalités. Un attroupement armé est illégal. Une chaîne de télévision m’a suggéré de les laisser passer. Or, on n’a pas le droit d’investir un terrain privé pour tout y casser. Mon rôle n’est pas d’apprécier s’il faut ou non des bassines mais, comme j’ai répondu aux journalistes, si des personnes n’appréciant pas leur émission venaient avec des haches au pied du bâtiment pour saccager le studio, ils espéreraient bien que des policiers soient envoyés. La violence n’existe pas du fait de la présence policière. La couverture médiatique a semblé très déséquilibrée.

S’agissant des moyens, leur asymétrie et les armes par destination sont de vrais sujets. Je ne parle pas des secours, car une enquête judiciaire est ouverte. Nous avons beaucoup été attaqués sur nos moyens de maintien à distance, lanceurs de balles de défense et grenades de désencerclement. Sans cela, nous serions au corps-à-corps et il y aurait beaucoup plus de dégâts humains. Le maintien à distance est le seul moyen de limiter les blessés de part et d’autre. Sinon, ce sont des légions romaines contre des Vikings, bouclier contre bouclier, sans moyen de maintenir à distance d’un côté et toujours les bouteilles incendiaires de l’autre. Celles-ci n’ont même plus besoin d’être allumées : quand on les jette et qu’elles rebondissent, elles s’échauffent et elles brûlent d’elle-même. Des images explicites ont été diffusées.

Comment éviter cela ? Nous renforçons l’équipement des personnels, même s’il est moins facile de courir en portant quarante kilogrammes sur soi. Les quads sont un moyen de manœuvre. Si nous alignons des forces pour qu’elles reçoivent des projectiles, nous aurons des blessés, voire pire, et nous ne tiendrons pas le terrain, car c’est impossible dans certaines configurations. Je comprends pourquoi certains modèles de grenades ont été retirés des armureries et il ne faut surtout pas revenir sur cette décision. Mais nous devons trouver des moyens de maintien à distance. Les canons à eau jouent un rôle important. Mais nous ne pouvons en avoir partout : il faut de l’eau et pouvoir manœuvrer. Nous en avions deux à Sainte-Soline, qui ont bien fonctionné.

Tout ce qui permet de prévenir l’acheminement d’armes par destination est bienvenu. Des arrêtés ont été pris mais ils ont été attaqués. Nous n’avons jamais vu autant de boules de pétanque. Nous avons saisi du matériel important : des raquettes pour renvoyer les grenades, des bouteilles incendiaires, des pavés. Pendant les Gilets Jaunes, un gendarme avait montré au Président de la République un pavé qu’il avait reçu : il mesurait vingt centimètres. L’énergie cinétique d’un tel objet lancé à vingt mètres est significative ; il fait mal quand il touche. Le camarade d’Annecy, que j’ai vu récemment, est en pleine reconstruction faciale : il a souffert du pavé reçu dans le visage.

Nous devons trouver des moyens de maintenir à distance. Dans le même temps, il faut être plus mobiles pour éviter le harcèlement au contact et les blessés, voire pire, de part et d’autre.

Mme Edwige Diaz (RN). Au nom du groupe Rassemblement national, je tenais à saluer votre travail et à vous assurer de notre soutien. Comment en sommes-nous arrivés là ? De nombreux moyens ont été mobilisés – arrêtés préfectoraux, retours d’expérience, hausses d’effectifs, infractions spécifiques comme la participation à un attroupement violent et la dissimulation du visage. Pourquoi tout ceci n’a-t-il pas plus d’impact en matière de dissuasion des casseurs ou des éléments radicalisés ?

J’ai lu avec attention votre rapport qui constitue un premier bilan des opérations d’ordre public entre le 24 et le 26 mars à Sainte-Soline. Vous y détaillez, pages 2 et 4, les moyens utilisés, notamment 5 015 grenades lacrymogènes et 89 grenades de désencerclement. Vous y mentionnez également les véhicules calcinés. Avez-vous une idée du montant financier que représente cet événement ? Quel en est le coût pour l’État ?

Enfin, quel est votre sentiment sur l’éventuel impact de la présence d’élus sur les manifestants ?

Général Christian Rodriguez. Pourquoi les mesures prises n’ont-elles pas eu plus d’impact en termes de dissuasion ? Je n’en sais rien. Si elles n’avaient été prises, la situation aurait peut-être été pire. Je pense que ces mesures nous aident.

Je distingue le manifestant classique de l’individu venu casser. Ensuite, il faut interpeller pour poursuivre. Nous devons certainement interpeller davantage. À Sainte-Soline, ce choix n’a pas été fait de peur de créer des dommages. Quand des délinquants violents profitent de la manifestation et de la présence de manifestants de bonne foi, il peut être difficile d’aller chercher quelqu’un. On peut blesser en allant au contact. Celui qu’on veut attraper ne se laisse pas faire. Il est parfois plus sûr de renoncer sur l’instant, de trouver un moyen de reconnaître l’individu et d’essayer d’aller le chercher plus tard. La décision appartient aux cadres sur le terrain. On a vu quelques manœuvres qui visent à se projeter pour aller interpeller, mais elles cessent rapidement car le risque était de se laisser entraîner et d’être isolé de la troupe. Le collectif que je vantais tout à l’heure redevient alors de l’individuel pour les quatre ou cinq gendarmes qui ont pu se projeter.

Pourquoi des personnes viennent-elles pour commettre des violences ? La question devrait leur être posée. Il en existe et nous devons les interpeller.

Nous n’avons pas objectivé le coût des véhicules brûlés et des grenades tirées. Nous pourrions le faire. Mais le but est de maintenir à distance et donc de minorer le risque, tant pour les manifestants que pour les forces de l’ordre. J’aime donc autant que l’on tire beaucoup de grenades. Il me gêne davantage qu’on brûle nos véhicules, mais je préfère que les cocktails Molotov arrivent sur les véhicules plutôt que sur les gendarmes. À Sainte-Soline, les véhicules permettaient de couvrir le terrain à la place des personnels. Quand j’étais jeune, les véhicules étaient gardés éloignés pour ne pas les abîmer. Je préfère abîmer un véhicule plutôt que des gendarmes. On se relève du coût matériel.

La présence d’élus complique effectivement les choses. C’est également vrai après les sommations quand la manifestation n’est plus tout à fait classique. Sur le plan opérationnel, ces situations sont délicates. Il arrive que des élus déposent plainte pour des coups. Un gendarme ne frappe pas délibérément quelqu’un qui porte une écharpe, mais dans la mêlée, on peut recevoir un coup sans qu’il émane de quelqu’un qui voulait le donner. Quand les sommations ont été faites, un attroupement ne se gère pas comme une manifestation autorisée. Le schéma national du maintien de l’ordre prévoit de donner de l’information, de signifier que la manifestation devient un attroupement et qu’elle devient illégale.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je vous remercie pour cet exposé, surtout pour les éléments qui permettent d’élargir la focale et de contextualiser un peu plus. Ma première question porte sur les quads car on est plus habitué à voir la gendarmerie mobile comme une légion romaine. C’était la première fois que j’en voyais ; je ne sais pas si c’était la première fois qu’ils étaient employés. Je suppose qu’ils sont le fruit de l’expérience passée. Pouvez-vous revenir sur le sujet, peut-être par une note écrite ultérieurement ? À quoi servaient les quads ? Était-ce pour du repérage, de la mise à distance, ou pour préparer des interpellations dont vous avez expliqué à quel point elles avaient été compliquées.

Ma deuxième question est délicate car je ne voudrais pas vous mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la direction générale de la police nationale. Même si le nombre de blessés que vous indiquez est très important, le directeur général de la police nationale a annoncé tout à l’heure 1 471 blessés chez les policiers – j’ai fait répéter le chiffre – contre 146 blessés chez les gendarmes, soit un rapport du simple au décuple. Je n’ai pourtant pas l’impression que les escadrons de gendarmerie mobile aient été en retrait pendant la période sur laquelle nous enquêtons. Avez-vous des éléments d’appréciation ou d’explication ? Je ne sais pas si vous aviez connaissance du chiffre de la police nationale. Cet écart me frappe.

M. le président Patrick Hetzel. Je n’ai pas vocation à répondre mais la gendarmerie nationale est sans doute davantage en milieu rural là où la police nationale agit en milieu urbain où les troubles sont plus fréquents.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). La gendarmerie départementale exerce en milieu rural, mais les escadrons de gendarmerie mobile ont été très mobilisés en milieu urbain. Quelques-uns se trouvaient à Paris le 1er mai. J’en ai vu à Rennes. Si j’ai bonne mémoire, l’escadron d’Argentan est intervenu dans le cœur de ville de Rennes pour faire cesser des pillages. Les dispositifs sont souvent mixtes, en tout cas pour la ville que je connais, avec des compagnies républicaines de sécurité et des gendarmes mobiles. On voit rarement uniquement des policiers, mais on voit parfois des gendarmes mobiles intervenir tout seuls sur une manifestation. Je ne crois pas que les escadrons de gendarmerie mobile ne fassent que battre la campagne.

M. le président Patrick Hetzel. Ce n’était pas non plus mon propos.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Le niveau d’emploi de la gendarmerie mobile me semblait assez égal à celui des compagnies républicaines de sécurité, mais je me trompe peut-être.

Général Christian Rodriguez. Vous avez raison : 109 escadrons de gendarmerie mobile et 60 compagnies républicaines de sécurité tournent indifféremment en zones police et gendarmerie, mais les escadrons tournent beaucoup en zone police, en volume, parce que les manifestations ont essentiellement lieu en zone police. Ce n’est pas vrai outre-mer, où les compagnies républicaines de sécurité n’agissent plus, hormis récemment à Mayotte. En revanche, je suis incapable d’expliquer cet écart. Peut-être le nombre de blessés comprend-il les personnels de sécurité publique, les manifestations ayant lieu en zone police. Les pelotons de surveillance et d’intervention sont certes engagés en zone police, mais beaucoup moins de gendarmes départementaux sont mobilisés en renfort de la police que de personnes en sécurité publique qui travaillent chez eux. Je n’ai pas d’autre explication. Je m’étais fait la même remarque que vous.

Sainte-Soline est effectivement le premier cas d’utilisation des quads. Nous les avons expérimentés. Ils avaient deux fonctions. Premièrement, ils permettaient d’avoir des yeux un peu partout en l’absence de drones : des gendarmes pouvaient transmettre à la radio la localisation des cortèges et un descriptif des événements. La comparaison n’est pas tout à fait la bonne, mais nous avons dans les régiments d’artillerie des équipes d’observation pour déterminer où et comment tirer. Quand on utilise des grenades, on prend en compte l’aérologie, le vent, le relief. Les quads ont permis d’ajuster les tirs lacrymogènes en fonction du vent, suivant le point cible. Deux tirs de lanceur de balles de défense se sont produits depuis ces véhicules. Ils donnent lieu à une enquête de l’inspection générale de la gendarmerie nationale. Le déploiement des quads n’avait pas pour objet d’exercer une action offensive sur les manifestants mais, à ces deux reprises, les gendarmes sur les quads ont déclaré avoir eu peur pour leur vie. La photo circule d’une personne tenant une hache et courant après le quad. S’il s’était retourné, dans l’ambiance générale de la manifestation, celui qui tient la hache s’en serait sans doute servi. Néanmoins, l’objectif premier était la reconnaissance : donner des informations aux escadrons.

Il s’agissait ensuite de procéder à des tirs de gaz lacrymogène en étant sûr de l’endroit où ils se répandraient pour faire en sorte, soit de disperser un attroupement qui se rapprochait des forces de l’ordre, soit d’altérer l’itinéraire des convois tels qu’ils avaient été programmés par les meneurs, qui n’étaient pas forcément les organisateurs.

M. Ludovic Mendes (RE). À mon tour, je veux saluer les gendarmes et les remercier de ce qu’ils font au quotidien et, malheureusement, de ce qu’ils subissent. On oublie de leur rendre hommage pour leur travail de tous les jours et non simplement à l’occasion des défilés.

De plus en plus de manifestations sont interdites. De mémoire, celle de Sainte-Soline l’était. Dès lors, le rôle de la gendarmerie et de la police nationales n’est plus le même. Pouvez-vous le remettre dans le contexte et expliquer la différence entre une police administrative et une police de maintien de l’ordre ? Pensez-vous qu’aujourd’hui, le dispositif en vigueur permette de répondre aux risques identifiés à Sainte-Soline, avec des milliers de personnes se déplacent dans une manifestation interdite ? Était-il possible de bloquer l’accès à ces communes, sachant que des maires ont contribué à héberger des manifestants ? Cela a été dit publiquement et certains maires l’ont reconnu.

Selon vous, peut-on agir différemment pour protéger le droit de manifester ? Nous prenons tous des gants pour en parler et nous savons bien que tout le monde ne se déplace pas pour tout casser. Mais quand une manifestation est interdite, la personne présente est par essence hors-la-loi.

Général Christian Rodriguez. Le droit de manifester est une liberté fondamentale. Des dizaines de manifestations se produisent dans Paris tous les jours sans la moindre violence. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris mobilise peu pour les encadrer parce que la certitude que tout va se passer normalement est pratiquement absolue. Les forces déployées ont pour seul but d’éviter des agressions à l’encontre des manifestants. Il faut parfois endosser un rôle de casque bleu entre manifestants et contre-manifestants. Chacun a le droit de manifester et notre rôle est de le permettre. Dans l’immense majorité des cas, cela se passe ainsi.

Ce droit est également assorti de contraintes : il faut déclarer un certain nombre d’éléments à l’autorité préfectorale, qui peut décider une interdiction. Vous savez tout cela. Le code pénal prévoit des infractions à l’encontre de la personne qui organise une manifestation interdite, non déclarée ou avec une déclaration trompeuse. L’article 431-9 du code pénal prévoit six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende. En revanche, la loi ne comporte pas de disposition particulière qui faciliterait l’identification dudit organisateur. Elle pourrait être plus efficace mais je ne suis pas le législateur. Des mesures pourraient aider à remonter jusqu’aux organisateurs, ce qui aurait des vertus dissuasives. Le cadre légal permet les manifestations, et c’est heureux. En revanche, je pense qu’il faut agir à l’encontre des personnes qui sont là pour que les choses dégénèrent – pour dissuader puis pour sanctionner.

Je reviens aux mesures d’entrave que j’évoquais tout à l’heure. L’interdiction de paraître peut nous aider : les agitateurs professionnels ne sont pas là pour la manifestation, mais pour qu’elle dégénère. Ils portent préjudice aux manifestants et aux forces de sécurité, avec des conséquences potentiellement graves.

M. le président Patrick Hetzel. Vous dressiez un parallèle tout à l’heure avec les manifestations sportives. Pensez-vous que l’appareillage juridique disponible à cet égard serait susceptible d’être déployé ?

Général Christian Rodriguez. L’interdiction de paraître est une piste intéressante. Une petite minorité fait qu’une manifestation peut dégénérer et entraîner une majorité : des personnes se trouvent embarquées par quelques agitateurs. S’ils sont absents, il existe une chance que personne ne subisse l’effet de leur entraînement et qu’ait lieu une manifestation classique, sans conflit entre manifestants et forces de l’ordre. Il existe çà et là des mesures qui permettraient d’améliorer les choses. Nous pourrons sans doute expertiser les pratiques qui ont cours à l’étranger pour dissuader certains de venir. Quand je vois des blessés graves lors d’une manifestation interdite, si des personnes sont à l’origine des violences, cette piste mérite d’être débattue.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous avez considéré avoir été sous-dimensionné à Sainte-Soline, en matière d’armement, par rapport à certains manifestants. Ai-je bien compris ? Ma question en découle. Des observateurs décrivent comme des armes de guerre le matériel utilisé par les forces de l’ordre : des grenades lacrymogènes, assourdissantes, explosives, de type GM2L, de type Cougar, des lanceurs de balles de défense, etc.

Le bilan de Sainte-Soline est incertain pour diverses raisons, notamment parce que des manifestants n’ont pas osé aller à l’hôpital de peur de se faire repérer. En tout état de cause, on a décompté à peu près 200 blessés côté manifestants, dont trois graves parmi lesquels une personne qui se trouvait encore récemment entre la vie et la mort. Ce bilan peut donc être considéré extrêmement lourd.

Quel est votre sentiment sur ces chiffres et sur la manière dont les forces de l’ordre ont géré ces violences ? Diriez-vous qu’il y a eu dans ces 200 blessés des victimes parfaitement pacifiques, c’est-à-dire des manifestants qui n’avaient rien fait, ne menaçaient personne et qui ont été touchés ? Cela vous semble-t-il possible ? Si c’est le cas, considérez-vous ces blessés comme des dommages collatéraux inévitables ? Dans ce cas, leur nombre ne doit-il pas nous étonner ? Seriez-vous prêt à dire que la gestion du maintien de l’ordre dans de telles circonstances est à affiner, voire à reconsidérer ? Peut-on admettre l’idée que des erreurs ont été commises du côté des forces de l’ordre ? Si oui, lesquelles ?

Général Christian Rodriguez. Je reviens sur ce que nommez les armes de guerre. Au cours des derniers mois, j’ai envoyé des gendarmes en Ukraine et au Soudan. Quand j’ai engagé le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale et les gendarmes mobiles en Ukraine, on nous a dit qu’ils allaient garder l’ambassade et faire de la police technique et scientifique. L’armée ukrainienne allait les protéger. Certes mais, ai-je dit, ils prendront tout de même des armes de guerre. Ce n’étaient pas des grenades lacrymogènes. Quand un commandant a évacué l’ambassade de Kiev vers la Moldavie, on lui a dit à chaque point de contrôle de ne pas rouler la nuit pour éviter d’être assimilé à une colonne de chars et de se faire tirer dessus. Le convoi comptait cinquante véhicules avec trois ambassadeurs et leurs équipes. Je l’ai eu au téléphone : j’entendais les roquettes et les rafales. J’étais content qu’il n’ait pas été équipé d’armes de guerre de type grenade lacrymogène.

La considération que vous évoquez se fonde sur une classification qui inclut dans les armes de guerre les jumelles à intensification de lumière et les postes radio. Alors non, une grenade lacrymogène n’est pas une arme de guerre. Quand les médias emploient ces termes, ils leur font dire ce qu’ils n’ont pas vocation à dire. Encore une fois, si j’avais demandé à mes gendarmes à Khartoum de sauter en parachute armés de grenades lacrymogènes, je pense que j’aurais perdu du crédit vis-à-vis d’eux.

S’agissant des 200 blessés, nous n’en avons pas trace. Des tracts des organisateurs expliquaient aux blessés qu’il ne fallait pas se fier aux services de secours officiel, mais se faire transporter à l’hôpital le plus loin possible et ne pas donner son nom. Cela m’interpelle.

J’irai même un peu plus loin. Je ne reviens pas sur le médecin du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale qui se fait lapider quand il intervient – il m’en a parlé car je suis venu les voir à Sainte-Soline. J’ai vu une vidéo diffusée par Libération au sujet de ce jeune manifestant encore à l’hôpital, ce que je déplore. On y distingue quelque chose, qui doit être une grenade, qui tombe sur le groupe de black blocs et les personnes alentour, puis une personne transportée par les manifestants et extraite de la zone du choc. Dans cette vidéo, les manifestants sont à vingt mètres des gendarmes mobiles. Dans le même temps, un film d’un gendarme montre les différents projectiles lancés de part et d’autre. Les manifestants se rendent compte qu’il y a un blessé, puisqu’ils le transportent et qu’ils l’évacuent. Exfiltrer quelqu’un en le tenant à quatre et en courant sur un terrain accidenté représente une prise de risque notable pour la personne blessée. Si tout le monde s’était arrêté en criant qu’il y avait un blessé, que se serait-il passé ? Les gendarmes, notamment les infirmiers de l’escadron, seraient venus le chercher et l’auraient évacué tout de suite. Telle est ma conviction. En l’occurrence, il a été transporté en deux endroits pendant une heure et demie, je crois. Il aurait pu être traité beaucoup plus tôt. J’ignore si cela aurait changé les choses. Mais cela aurait dû se passer ainsi ; or, cela ne s’est pas passé ainsi. Une enquête judiciaire est en cours et nous pourrons établir les faits. Je vous donne ma réaction à la vue de cette vidéo, car j’ai bien évidemment regardé tout ce qui était diffusé. Je suis depuis près de quarante ans en gendarmerie. Je me suis fait tirer dessus. Quand un gendarme est blessé, je me demande ce que j’ai raté. Il en va de même quand une personne en face est blessée.

Autre exemple : j’ai appelé il y a quelques mois le patron du groupe d’intervention de la gendarmerie nationale pour le féliciter après l’interpellation d’un individu qui venait de tirer sur sa femme et qui continuait sur les gendarmes. Ils l’ont arrêté en lançant un chien qui a mordu le bras de cet homme alcoolisé. J’ai félicité l’initiative parce qu’un chien est rarement létal. S’ils avaient traité cet homme comme les forcenés le sont régulièrement, il serait mort certainement. En l’occurrence, il a été mordu mais il a été récupéré ; il est sain et sauf.

Les médias ont posé des questions sur la violence des gendarmes. Un gendarme n’est pas là pour être violent, mais pour faire en sorte que les choses se passent le plus normalement possible. Quand je constate tout ce qu’ils ont essuyé pendant des heures, je suis admiratif de la manière dont ils ont résisté.

Nous n’avons pas compté 200 blessés parce que n’avons pas su agir. Mais les organisateurs n’avaient pas réellement organisé les secours. Il aurait été sage de se faire prendre en charge par les gendarmes en présence, comme l’ont fait certains manifestants. Le véritable sujet est là, à mon sens, d’où l’importance du rôle des organisateurs. Il me semble également essentiel d’empêcher que des gens qui ne veulent rien organiser aient la main sur la manifestation et n’assument pas cette responsabilité, pour que l’on puisse manifester dans les meilleures conditions de sécurité.

Une enquête judiciaire est en cours. Elle dira si des erreurs ont été commises. Le cas échéant, elles seront sanctionnées. Pour ma part, je n’en ai pas vu. En analysant l’opération, nous avons constaté une bévue passée au journal télévisé, un tir de lacrymogène sur un cortège qui n’était pas visé. Cela n’a pas généré de blessé, sinon nous l’aurions su. Nous prendrons les mesures qui s’imposent si des erreurs ont été commises. Je n’ai pas d’états d’âme à ce sujet.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous n’avez pas tout à fait répondu à la question de la disproportion : il y a tout de même 200 blessés. Leur évacuation est une considération différente. Vous dites que le lacrymogène ne blesse pas même s’il est désagréable. Effectivement. Mais il y a eu beaucoup de personnes touchées. Même si personne ne peut attester ce chiffre, on peut quand même supposer que, sur ces 200 blessés, beaucoup ne devaient être ni violents ni même menaçants. Considérez-vous que toutes les personnes affectées n’étaient pas au bon endroit ou commettaient un acte répréhensible ? Acceptez-vous l’idée qu’il y a un problème de gestion tel que, dans ce genre d’événement, des gens ne présentant aucun danger sont touchés ? Beaucoup trop ou pas du tout, à vous de le dire.

Général Christian Rodriguez. Je ne sais pas si 200 personnes ont été touchées. J’ai entendu le témoignage de l’une des organisatrices, qui a changé le décompte annoncé au cours d’un même entretien : on est passé de 40 à 200 blessés. Je ne sais pas si quelqu’un a pu réellement compter. J’espère que l’enquête permettra d’objectiver et de recenser l’identité des personnes blessées. Pour ma part, je peux vous fournir le nom, les prénoms, les jours d’incapacité totale de travail et les blessures des militaires concernés. Le nombre sera même un peu plus élevé sans doute, parce que des personnes ont consulté plus tard pour des acouphènes et des problèmes dus au bruit. Ce ne sont certes pas les blessures les plus graves. Vous me demandez de quoi je suis sûr, mais je ne suis sûr de rien. L’enquête sera compliquée si personne ne donne son identité.

Si je poursuis le raisonnement, les blessés le sont quand il s’agit d’un attroupement et non d’une manifestation. Un attroupement armé est interdit. Quand on change de nature d’événement et qu’on passe à quelque chose d’illégal, nous prévenons les manifestants par tous les moyens. Je ne peux en dire plus. Les blessés ne l’ont pas été au début de la journée, quand tout le monde marchait tranquillement.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je n’ai pas bien compris votre propos sur ce dernier point. Selon vous, si la manifestation était interdite, les gens ne doivent pas s’étonner d’être blessés ? Ou votre propos est-il que vous avez averti les manifestants par un certain nombre de moyens sonores que vous alliez utiliser des moyens de dispersion, que la situation serait dangereuse, qu’il fallait partir ?

Général Christian Rodriguez. Les sommations ne préviennent pas des moyens que nous allons utiliser. Elles consistent à avertir du caractère illégal de la situation. C’est ensuite que l’on recourt à un certain nombre de moyens, d’où la classification des types d’armes que vous évoquiez tout à l’heure. Quand nous communiquons que la situation devient illégale, c’est pour que les personnes quittent les lieux. Nous leur disons d’ailleurs de partir.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). À Sainte-Soline, la manifestation était illégale dès le début.

Général Christian Rodriguez. Non. Même si une personne ne connaît pas toutes les finesses de la manifestation et n’est pas au contact des organisateurs, les sommations lui disent quand cela devient illégal et à partir de quand elle doit partir. Ceux qui restent ne sont pas venus manifester et exercer leur droit constitutionnel. Nous leur disons que la situation devient illégale. Ils ne peuvent pas dire qu’ils l’ignorent.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Selon vous, la présence à une manifestation illégale implique-t-elle de s’exposer éventuellement à un tir de lanceur de balles de défense ?

Général Christian Rodriguez. Non, je réponds à votre question. Vous me demandez si des personnes ont été blessées alors qu’elles venaient manifester tranquillement en respectant la loi. Elles ne respectaient plus la loi puisqu’elles étaient restées sur les lieux.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). On peut savoir la manifestation illégale et vouloir manifester de manière pacifique.

Général Christian Rodriguez. Peut-être, mais dans l’illégalité. Vous me demandez si des personnes respectant la loi ont été blessées ; j’en serais surpris car nous avons annoncé que la situation devenait illégale et qu’elles sont restées. C’est le sens des sommations : les gens ne peuvent ignorer que la situation a évolué et qu’il s’agit d’un attroupement illégal. Rester, c’est enfreindre la loi.

De vous à moi, quand on est à côté d’un black bloc portant lunettes, masque et bouclier, quand les projectiles commencent à voler, un réflexe normal consiste à quitter les lieux. Quand on rentre chez soi la nuit et qu’une personne titube avec à la main un objet qui permet d’être violent, on change de trottoir.

Vous posez une autre question sur les 200 blessés. Quand, dans un même entretien, on multiplie par cinq en trois minutes le nombre de blessés, je suis bien incapable d’objectiver ces blessés dont vous me parlez.

M. le président Patrick Hetzel. Notre rapporteur a quelques questions complémentaires à poser.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pour contextualiser la question de notre collègue Aymeric Caron, vous confirmez qu’à Sainte-Soline, si j’entends les données chiffrées mentionnées au début de votre intervention, à peu près un manifestant sur huit est venu avec des intentions radicales. Vous avez parlé de huit mille manifestants et de mille personnes violentes.

Général Christian Rodriguez. Oui. Nous sommes entre huit cents et mille radicalisés, black blocs pour les désigner sommairement, et nous avons estimé le nombre de manifestants à huit mille. Comme vous le savez, les chiffres des organisateurs sont rarement ceux de la police.

M. Florent Boudié, rapporteur. La visibilité était donc très forte sur de potentielles violences.

J’ai une question sur le lien avec les organisateurs et la difficulté à les identifier. Comment ces liens se sont-ils établis en amont ? Y en a-t-il eu ? Avez-vous pu identifier des interlocuteurs pour la prévention des incidents violents, le suivi du déroulement à venir de cette manifestation illégale ?

Une polémique très médiatisée a porté sur la prise en charge médicale et l’accès des services médicaux aux manifestants ou inversement, dans un contexte dont vous avez rappelé qu’il était particulièrement troublé.

Général Christian Rodriguez. Cela a d’ailleurs été filmé et diffusé par certains médias. Nous avons trouvé des organisateurs avec lesquels discuter, quand bien même la manifestation était interdite. La préfète est allée un peu au-delà, mais dans l’idée que les choses se passent pour le mieux. Des échanges ont eu lieu à plusieurs reprises et tout s’est passé naturellement. Les gendarmes départementaux étaient présents avec la connaissance des gens du coin, dont certains figuraient parmi ceux qui organisaient la manifestation.

Les enquêtes judiciaires en cours portent notamment sur les secours. J’ai évoqué le tract incitant les blessés à ne solliciter que les soigneurs de la manifestation et à se faire traiter par les hôpitaux les plus éloignés, sans donner leur identité. Dans une manifestation classique, l’organisateur gère l’évacuation des blessés en lien avec les équipes sur place. Les pompiers étaient présents et nous avons vu des personnes se présenter à eux ou aux gendarmes. Il n’en demeure pas moins que les directives étaient d’utiliser des véhicules de particuliers présents sur les lieux pour évacuer les blessés.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question sur le lien avec les organisateurs. Malgré le caractère illicite de la manifestation, il y a eu une tentative de dialogue sur son déroulement, son organisation et les conditions de son encadrement. Pouvez-vous préciser des éléments de temporalité ? À partir de quand les contacts sont-ils entrés dans les modalités d’organisation et le déroulement de la marche ? Vous sembliez plutôt parler d’échanges au cours de la manifestation. Y a-t-il eu des discussions en amont ? Sur quels grands axes portaient-elles ?

Général Christian Rodriguez. Des contacts ont eu lieu en amont. L’idée était d’expliquer où étaient les forces de l’ordre, ce qui serait interdit, etc. Ils ont dû avoir lieu le vendredi. La manifestation a commencé le vendredi après-midi. Nous retrouverons des éléments précis et je vous les communiquerai. En l’occurrence, l’objectif était de faire en sorte que les organisateurs limitent leurs ambitions.

M. Michaël Taverne (RN). Je réitère notre soutien aux militaires de la gendarmerie, femmes et hommes qui assurent la sécurité des Français partout sur le territoire.

Vous l’avez rappelé à plusieurs reprises : le maintien de l’ordre à la française est un honneur pour nous puisque nous exportons nos techniques à l’étranger. Beaucoup de pays nous envient où, contrairement à ce que certains peuvent dire, on va au contact en causant des dommages collatéraux et énormément de blessés. Dans une manifestation aux Pays-Bas, État démocratique jusqu’à preuve du contraire, les policiers avaient dû tirer tant la violence était importante.

Sainte-Soline a choqué l’ensemble des Français et les gendarmes eux-mêmes. Comme vous l’avez dit, la violence est de plus en plus importante et décomplexée. La tactique du maintien de l’ordre à la française est de maintenir à distance et de favoriser la dispersion. Ici, plus de 5 000 grenades lacrymogènes et 80 grenades de désencerclement ont été tirées. Pensez-vous qu’il faudrait beaucoup plus employer les moyens comme le lanceur de balles de défense calibre 40 ou la grenade de désencerclement, par rapport aux grenades lacrymogènes, pour essayer de mettre fin plus rapidement à la violence émanant de groupuscules.

Général Christian Rodriguez. Il faut employer la bonne munition ou la bonne arme en fonction de l’effet recherché. Au début, les grenades lacrymogènes permettent de tirer plus loin et de maintenir à distance. Dans l’idéal, elles devraient suffire pour dissuader de venir au contact. Le lanceur de balles de défense s’emploie à 30 mètres maximum, quand les groupes s’approchent clairement. Les grenades de désencerclement s’utilisent encore en deçà. L’arme ne permet pas à elle seule de calmer tout le monde.

Nous recherchons le maintien à distance. Dans l’idéal, la grenade lacrymogène doit suffire, en tout cas pour ceux qui viennent manifester, se laissent embarquer, mais sont peu équipés et peu résolus. La vraie difficulté vient de ceux qui sont hyper‑équipés, ne sont là que pour en découdre et cherchent le contact. Le lanceur de balles de défense et la grenade de désencerclement sont les derniers moyens pour éviter le pire.

Beaucoup de grenades ont été tirées, d’abord parce que nous n’étions pas en ville. On ne peut pas comparer Sainte-Soline aux manifestations parisiennes. Une grenade lacrymogène en terrain plat a beaucoup moins d’effet que dans un cadre encagé par des bâtiments. Nous avons tiré beaucoup pour saturer l’atmosphère, empêcher les personnes d’avancer et dérouter les convois. Le fait d’avoir utilisé seulement 89 grenades de désencerclement montre qu’il n’y a pas eu d’abus. Il en va de même pour les tirs de lanceur de balles de défense, dont je n’ai plus le nombre en tête. De manière générale, les gendarmes y recourent peu car le but n’est pas de blesser quelqu’un. Nous devons disposer d’un arsenal qui permette de maintenir le plus loin possible de nous les personnes qui ont envie d’aller au contact avec des intentions qui ne sont pas seulement amicales.

M. Philippe Guillemard (RE). Vous avez expliqué que les interpellations durant la manifestation sont difficiles. Les moyens vidéos et les moyens d’identification dont vous disposez permettent-ils l’identification après une manifestation ? J’imagine que ceux que vous décrivez comme des catalyseurs de violence sont souvent masqués et changent de vêtements. Avons-nous des éléments sur ce qui peut être mis en œuvre pour les retrouver après les faits ?

Général Christian Rodriguez. Dans le cadre d’une action judiciaire, nous saisissons tout ce qui peut permettre d’identifier quelqu’un qui aurait commis des exactions. Des images de drone peuvent aider à reconnaître quelqu’un quand il ne porte pas de masque. Nous avons essayé des produits marqueurs dans un cadre judiciaire, un outil supplémentaire qui n’était qu’expérimental. Il semblerait naturel qu’un débat porte sur le sujet. Certaines personnes font aussi l’objet d’enquêtes judiciaires dans la durée. Le propre d’une enquête judiciaire est de récupérer un maximum de données pour voir si elles convergent pour imputer des faits à une personne. La tâche n’est pas simple. Pour poursuivre quelqu’un, il faut être sûr qu’il a commis quelque chose.

Nos dispositifs comportent des équipes de police judiciaire. Des gendarmes enquêteurs étaient avec les escadrons pour constater, puis travailler sur les personnes en question. Nous avons compté dix-huit gardes à vue à Sainte-Soline, ce qui n’est pas énorme. Cela s’explique sur le plan opérationnel. Mais nous devons trouver des modes d’action qui permettent d’interpeller davantage des auteurs d’infraction pendant ces manifestations.

M. Ludovic Mendes (RE). Une commission d’enquête s’est tenue sur l’organisation des manifestations sous le mandat précédent, rapportée par Jean-Michel Fauvergue. Chaque fois qu’ils ont été saisis, les enquêteurs de la gendarmerie ou de la police ont pu démontrer que toutes les violences et toutes les personnes blessées n’étaient pas de la responsabilité des forces de l’ordre. A-t-on pu établir lors des dernières manifestations que les projectiles lancés par les manifestants eux-mêmes créaient des blessés au sein de ces groupements ?

Général Christian Rodriguez. Ce sont des enquêtes compliquées. Nous avons pu, lors des manifestations des Gilets Jaunes, rapprocher la munition du lanceur de balles de défense qui avait tiré. Il est plus dur de trouver le lanceur d’une bouteille incendiaire. On trouve paradoxalement plus aisément les auteurs de manquements des forces de sécurité, car tout y est tracé. Le lanceur de balles de défense, par exemple, est dans les mains d’un tireur assisté d’un contrôleur. On sait qui tire quoi. De l’autre côté, les initiatives sont moins encadrées.

Encore une fois, je n’ai pas d’états d’âme : on ne peut être gendarme et se permettre des choses que la loi interdit. On arrive à retrouver des auteurs de violences au cours des manifestations, mais beaucoup moins qu’il n’y a des gens qui jettent des objets divers sur les forces de l’ordre.

M. Ludovic Mendes (RE). Ma question portait moins sur les forces de l’ordre que sur les dommages causés entre manifestants eux-mêmes. Un débat a porté sur Sainte-Soline et d’autres manifestations où les jets de pavé, de pierre et autres ont pu blesser des manifestants eux-mêmes, en faisant croire que c’étaient des violences policières.

Général Christian Rodriguez. Ce sont des questions que nous nous posons selon la nature de la blessure. Le médecin peut dire si elle est liée à un pavé, mais il est souvent difficile de savoir comment la blessure est survenue. Je n’ai pas en tête de manifestant blessé par un autre manifestant à Sainte-Soline. Cela peut arriver mais nous sommes incapables d’en faire le décompte.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez dit qu’après une période de manifestation non violente, une forme de bascule s’est opérée. Vous avez prévenu par divers moyens du changement de stratégie de maintien de l’ordre. Peut-on imaginer quelle aurait été cette stratégie s’il n’y avait pas eu d’attroupement armé ? Peut-on imaginer qu’elle se serait adaptée pour attendre que, petit à petit, les personnes se dispersent ?

Général Christian Rodriguez. La situation aurait dû être celle-là. Je récuse l’idée qu’il y aurait eu des violences causées par la présence de gendarmes. À Notre-Dame-des-Landes, nous constations régulièrement de grandes rondes, où les personnes se donnaient la main. Les escadrons étaient là au cas où, mais l’ambiance était festive. Les gendarmes n’étaient pas au contact. Heureusement, la situation est très souvent celle-là. Je suis intimement convaincu qu’il n’y aurait eu aucune violence sans les black blocs, même au contact, comme l’auraient sans doute souhaité une grande majorité de manifestants ce jour-là.

Mme Félicie Gérard (HOR). Le mode opératoire des groupes violents évolue et rend votre travail de maintien de l’ordre et de protection toujours plus difficile. Nous constatons une recrudescence des saisies d’armes avant et pendant les manifestations. Vos équipes doivent s’adapter. Votre but est avant tout de maintenir les manifestants violents à distance pour éviter l’affrontement physique.

Y a-t-il moyen d’agir encore davantage en amont par des barrages filtrants ou autre ? Le but serait d’éviter que les armes, les objets dangereux pour autrui ou les moyens offensifs dont vous avez parlé n’arrivent sur les lieux de manifestation. En aval, quelles limites juridiques et quelles difficultés techniques rencontrez-vous pour lutter efficacement contre les exactions des groupes violents ?

Général Christian Rodriguez. Beaucoup de contrôles ont été organisés en amont, d’abord aux frontières. Les services de renseignement ont mené un travail important d’échange avec leurs homologues étrangers pour savoir qui pouvait venir. Nous avons mis en place un contrôle de zone, avec des vérifications à des points de passage, comme cela se fait pour les manifestations parisiennes. Toutefois, nous ne pouvons pas contrôler tout le monde. Sur quelle durée contrôler ? Nous savons qu’il y aura certainement l’automne de Sainte-Soline. Si quelqu’un passe aujourd’hui cacher des projectiles quelque part, qu’y faire ?

Nous avons contrôlé 24 000 véhicules en commençant une semaine à dix jours avant la journée de la marche. Plus s’approchait la date, plus ces contrôles étaient denses, ce qui a permis de saisir, de mémoire, 800 armes par destination. Nous vous préciserons les chiffres par écrit. Nous avons aussi découvert que des projectiles avaient été dissimulés depuis longtemps près de la zone. Nous avons même découvert des cachettes après coup.

En aval, c’est le rôle des enquêtes judiciaires dont j’ai parlé. Elles ne sont pas simples mais elles sont classiques, sachant que certains individus sont connus et suivis. Nous les retrouvons à chaque manifestation et nous nous doutons qu’ils risquent d’arriver sur d’autres théâtres. Tout ce travail, sous le contrôle des magistrats, permet d’imputer des infractions à leur auteur pour qu’ils puissent être traduits en justice. Les poursuites pénales et leur issue ne peuvent être satisfaisantes que si nous sommes capables d’alimenter l’autorité judiciaire avec des éléments effectivement imputables à la personne interpellée.

S’agissant des éléments techniques qui pourraient nous aider, une réflexion pourrait porter sur la nature des infractions, par exemple le transport d’armes par destination, même si on a le droit de transporter des boules de pétanque. En revanche, certaines circonstances sont compliquées à expliquer. Notre travail ne s’entend qu’encadré par un magistrat et par des contrôles. On pourrait permettre de placer plus facilement en garde à vue les personnes interpellées ou travailler sur des infractions qui donnent plus de pouvoir aux enquêteurs. Cela ne doit s’entendre que si, parallèlement, tout est correctement supervisé. Ces mesures ne doivent pas dévoyer le droit de manifester. Tout est question d’équilibre.

M. Alexandre Vincendet (LR). Vous avez mentionné seulement 18 gardes à vue lors des événements de Sainte-Soline. J’imagine votre frustration. Je vous laisse imaginer aussi la frustration de nos compatriotes qui voient que huit cents à mille éléments radicaux veulent « casser du flic », « casser du gendarme », bref attenter à la vie de ceux qui sont là pour maintenir l’ordre, et que tout cela aboutit à 18 interpellations.

Vous avez mis en avant le choix à faire entre maintien de l’ordre et interpellation, mais travaillez-vous d’ores et déjà sur de nouvelles méthodes au vu de l’évolution des techniques employées par les délinquants pour éviter de se faire reconnaître : dissimuler son visage, s’habiller en noir et de la même façon, se faire transporter loin des hôpitaux ? On a pu parler de marquage. Réfléchissez-vous sur ce sujet et pensez-vous que nous devions le faire progresser à l’encontre de personnes de mieux en mieux entraînées, de plus en plus aguerries et qui connaissent les failles du système ? Allez-vous vous adapter pour mieux interpeller, malgré les contraintes de la préservation de la sécurité physique des gendarmes sur place ?

Général Christian Rodriguez. Nous essayons de nous adapter en permanence, par exemple avec les quads et les drones. Oui, nous sommes en train de travailler sur des manœuvres qui permettent de mieux interpeller. Dans l’intérêt de tous, mieux vaut interpeller tôt quand les délits commencent à être commis. Je ne peux pas vous livrer toutes les pistes sur lesquelles nous investissons. Je crains que nous n’ayons de nouveau des manifestations de ce genre. Nous devrons être plus mobiles et plus performants dans nos interpellations.

Les gardes à vue que je dénombrais ne prennent pas en compte celles qui ont eu lieu ou qui à la suite des enquêtes judiciaires en cours. Le propre de l’action judiciaire est que tout ne se fait pas en flagrant délit : il faut aller chercher les éléments pour ensuite mettre en cause quelqu’un avec le bon motif.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir apporté des réponses précises aux questions posées pendant pratiquement deux heures. Nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires. Il nous serait agréable de disposer de réponses écrites au questionnaire qui vous a été transmis à l’initiative du rapporteur.

Je remercie l’ensemble des collègues membres de la commission qui ont pris part aux travaux. Je vous souhaite à tous une bonne soirée.

 


 

  1.   Audition, à huis clos, de M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial, de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, et de M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées (1er juin 2023)

La commission auditionne, à huis clos, M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial, Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, et M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées.

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous accueillir à cette heure matinale pour la suite des travaux de notre commission d’enquête. Je vous rassure : les auditions à 8 heures du matin n’ont pas vocation à se perpétuer. C’est simplement la seule option qui s’est présentée alors que nous étions convenus d’entendre, dans les meilleurs délais, les services de renseignement. Nous recevons ainsi le service central du renseignement territorial en la personne de son chef, M. Bertrand Chamoulaud. Il est accompagné de M. Benjamin Baudis, chargé des affaires réservées, et de Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires, que je remercie de revenir si vite devant nous.

Comme pour vos homologues de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris que nous recevrons en fin de matinée, cette audition se déroule selon les modalités du huis clos et ne fait l’objet d’aucune captation vidéo. Je rappelle que, pour éviter tout incident, nous suivons la procédure en vigueur pour les auditions sensibles, à savoir que les téléphones et autres appareils électroniques ont été déposés à l’entrée de la salle. Nous essayons de faire en sorte que la parole soit la plus libre possible.

Monsieur le chef de service, vous savez quelles scènes de violence, urbaines et rurales, ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai pour reprendre l’intitulé de notre commission d’enquête. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre, voire, pour ce qui est de votre rôle, les anticiper. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement les éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire « je le jure ».

(M. Bertrand Chamoulaud, Mme Élise Sadoulet et M. Benjamin Baudis prêtent successivement serment.)

Avant de vous céder la parole, je vous poserai deux brèves questions en introduction de l’audition. Avec le recul, diriez-vous que la prévision des événements du printemps a bien fonctionné, que les troubles ont été correctement anticipés dans leur nature et dans leur intensité, ou identifiez-vous des marges d’amélioration ? Le cas échéant, est-ce une question de moyens humains, techniques, budgétaires ou autres ? Vous heurtez-vous parfois à des problématiques législatives ? Nous voyons des évolutions des modalités d’action violente auxquelles, dans un état de droit, il convient de faire face.

Les ministres de l’intérieur successifs ont fréquemment déclaré que les fauteurs de trouble étaient connus et identifiés de longue date. Si tel est le cas, pourquoi est-il si compliqué de convertir cette certitude en condamnation pénale ? Quels seraient les avantages comparatifs d’une interdiction administrative, qu’on évoque régulièrement dans le débat public, par rapport à une procédure judiciaire ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Une intervention liminaire de votre part est nécessaire pour contextualiser l’intervention de votre service en amont, pendant et après les violences commises à l’occasion de manifestations, autorisées ou pas.

Pourriez-vous rappeler l’organisation de votre service, notamment celle des secteurs zonaux, et l’importance de la connaissance territoriale ? Les manifestations sont localisées et les groupuscules violents, de dimension nationale voire transnationale, le sont aussi parfois. La connaissance territoriale est donc essentielle, pour certains groupes ou individus violents, comme nous l’avons vérifié à l’occasion de l’audition du directeur général de la police nationale.

Comment anticipez-vous, en lien avec l’autorité préfectorale et l’ensemble des services concernés, pour faire face aux phénomènes qui peuvent survenir à l’occasion de manifestations ou de rassemblements ?

M. Bertrand Chamoulaud, chef du service central du renseignement territorial. Je me présente devant votre commission d’enquête en tant que chef du service central du renseignement territorial, qui incarne le service de renseignement des directions générales de la police et de la gendarmerie nationales. À ce titre, il élabore un renseignement centralisé et national pour nos autorités, en mettant à profit les contributions de la gendarmerie, notamment celles de la sous-direction de l’anticipation opérationnelle.

Si le service central du renseignement territorial est compétent dans de nombreux domaines d’activité sur l’ensemble du territoire national, outre-mer compris, il n’intervient pas dans le ressort de la préfecture de police de Paris. Celle-ci dispose d’une direction du renseignement spécifique que vous avez prévu d’auditionner en fin de matinée. En outre, le service central du renseignement territorial ne traite pas un certain nombre de thématiques spécialisées dévolues à la direction générale de la sécurité intérieure.

Toutefois, à côté des trois autres services du renseignement du ministère de l’intérieur et des outre-mer, le service central du renseignement territorial prend part à la communauté nationale du renseignement avec les six autres services des différents ministères. L’ensemble de la communauté nationale du renseignement relève du préfet coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, M. Pascal Mailhos.

Je vais m’efforcer de répondre le plus complètement à vos questions afin d’éclairer votre commission d’enquête. Toutefois, en tant que chef et agent d’un service de renseignement, je suis tenu au secret de la défense nationale. Afin d’éviter de commettre toute infraction à la loi, je me dois de respecter ce principe avec vigueur. Le législateur a lui-même prévu que les questions liées aux services de renseignement soient partagées avec une instance créée à cette fin, la délégation parlementaire au renseignement avec laquelle j’ai régulièrement l’occasion d’échanger sur l’activité opérationnelle et analytique du service central du renseignement territorial.

Pour conclure cette présentation générale, je tiens à préciser que les agents du service ne disposent pas de pouvoir judiciaire. Ils ne sont ni officiers ni agents de police judiciaire. Ils peuvent toutefois mettre en œuvre des techniques de renseignements, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et sur autorisation de la Première ministre, dans le respect de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi n° 2015‑912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

L’une des principales missions confiées au service central du renseignement territorial consiste à anticiper, détecter, analyser et identifier les actions menées par des individus ou des groupes susceptibles de commettre des troubles à l’ordre public. Il en avise les autorités et propose éventuellement des mesures d’entrave par l’élaboration de dossiers à vocation judiciaire, conformément à l’article 40 du code de procédure pénale, ou de dossiers de police administrative destinés à la dissolution d’associations ou de groupements de fait.

Pour cela, le service est structuré autour d’un niveau central qui produit une analyse nationale au profit de nos autorités que sont le directeur général de la police nationale, le directeur général de la gendarmerie nationale et le ministre de l’intérieur et des outre-mer. Il se compose également de services territoriaux, départementaux, qui assurent la même mission au bénéfice des préfets, des directeurs départementaux de la sécurité publique et des commandants de groupements de gendarmerie départementale. Le service est organisé de façon pyramidale. Nous avons une implantation dans chaque département. Le niveau zonal est représenté dans les six zones de défense de province. Et puis, il y a le niveau national. Nous assurons ainsi les remontées d’informations et les communications.

Les services territoriaux fournissent donc toutes les analyses utiles aux autorités pour prévoir et évaluer le risque que fait naître un rassemblement, une manifestation ou toute autre action sur la voie publique. Il s’agit en priorité d’établir le nombre de participants, l’état d’esprit et l’objectif de l’action, mais aussi et surtout d’identifier les risques de débordement, de violence ou de présence de groupes contestataires prompts à faire le coup de poing.

Il convient de distinguer deux méthodes de travail utilisées par les agents du renseignement territorial pour produire des données pertinentes.

La première est l’emploi de moyens de milieu ouvert, c’est-à-dire d’informations accessibles par tout un chacun, communiquées par la presse, figurant sur les réseaux sociaux, communiquées par des tracts ou des programmes de manifestation, affichées dans des appels à manifester. Elles sont complétées par des contacts institutionnels ès-qualités avec des organisateurs de manifestation établis de longue date, par exemple avec des représentants de syndicats ou d’associations identifiées, ou avec des interlocuteur plus ponctuels, lorsqu’un rassemblement est organisé par des citoyens étrangers aux structures connues et avec lesquels nous prenons contact grâce à la déclaration de manifestation. Des réunions préalables peuvent avoir lieu, souvent en préfecture ou avec le directeur départemental de la sécurité publique, avant la déclaration proprement dite.

Nous jouons un rôle d’accompagnement et de conseil pour décider de l’itinéraire à emprunter et de l’horaire le plus propice, pour examiner d’éventuelles difficultés sur le trajet, pour identifier les lieux à éviter, pour anticiper la mobilisation de contre-manifestants. Pour avoir été chef de services départementaux dans le Val-d’Oise et dans les Alpes-Maritimes, je dirai que c’est presque un travail quotidien de remplir cette mission d’accompagnement lorsque c’est possible et lorsque des interlocuteurs identifiés le souhaitent. Ce contact se poursuit jusqu’au jour de la manifestation. Nous restons en lien avec les organisateurs pendant son déroulement, voire après pour bénéficier d’un retour d’expérience ou pour organiser l’étape suivante – deuxième manifestation, autre action, demandes particulières notamment pour rencontrer un membre du Gouvernement, un parlementaire, un maire ou un autre élu local. Parfois, le renseignement territorial joue un rôle d’intermédiaire pour accompagner ces demandes ou fixer le cadre des discussions pour ceux qui n’en ont pas l’habitude.

Tels sont les moyens du milieu ouvert, très facilement utilisés pour la plupart des manifestations et des rassemblements organisés tout au long de l’année et qui ne doivent pas poser de graves difficultés.

La seconde méthode est le recours aux moyens du milieu fermé, qui relèvent plus du travail de renseignement. Il s’agit de s’intéresser aux individus et groupes potentiellement dangereux et susceptibles de commettre des violences contre les personnes et les biens. Pour cette mission, des moyens traditionnels d’enquête et de surveillance autorisés aux services de police sont mis en œuvre. Parmi ceux-ci, les agents du renseignement territorial peuvent recourir à des techniques « pour le recueil des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la nation », concernant notamment la prévention « des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique » comme le prévoit textuellement l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure. Cette disposition permet de solliciter auprès de la Première ministre, en motivant la façon dont nous souhaitons travailler, l’usage de techniques comme des interceptions de sécurité, la pose de balises, la surveillance de groupes ou d’individus.

Il s’agit donc d’utiliser des moyens de renseignement pour détecter des individus ou des groupes violents qui souhaitent profiter de manifestations pacifiques pour les faire dégénérer et commettre des exactions. La distinction entre les manifestants revendicatifs qui expriment une opinion et les auteurs d’actes violents est essentielle.

De fait, les modalités de la contestation ont profondément changé au cours des dernières années. Un palier a été franchi à l’occasion de sommets internationaux comme ceux de l’Otan, en 2009 à Strasbourg, ou du G20, en 2017 à Hambourg. En France, il y a eu plus particulièrement la contestation brutale de la loi n° 2016‑1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Puis le mouvement des Gilets jaunes, en 2018 et 2019, a montré que le recours à la violence était dorénavant banalisé. Il est possible à une catégorie d’individus violents de profiter de la masse des manifestants pour commettre des infractions contre les biens et les personnes dans l’anonymat. Des groupes très violents venus à dessein en découdre avec les forces de l’ordre infiltrent les cortèges et déploient des stratégies élaborées afin de provoquer un maximum de dégâts. Les personnes animées par la défense d’une cause côtoient des bandes de délinquants qui profitent des manifestations pour détruire des commerces, des équipements publics ou, plus simplement, pour se défouler et commettre le maximum d’exactions, notamment à l’encontre des symboles de l’État et des membres de forces de l’ordre.

La recherche systématique d’un affrontement avec les policiers et les gendarmes est le point commun de ces individus, que l’on peut classer en différentes catégories. Les événements survenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023 ont permis de distinguer cinq profils différents. Nous proposons cette classification pour répondre aux besoins de la commission d’enquête, mais elle n’est pas propre à notre métier.

Premièrement, il y a les groupes de la mouvance ultra ou anti, liée à l’ultragauche, composés de militants engagés dans le combat contestataire qui s’en prennent aux représentations de l’État et à ce qu’ils considèrent comme des symboles du capitalisme.

Deuxièmement, on distingue des mouvements moins structurés comme les Gilets jaunes ou ceux que l’on appelle maintenant les ultra-jaunes, des mouvements de citoyens qui ont vu émerger parmi eux des militants violents et décomplexés, qui s’en prennent non seulement aux forces de l’ordre mais aussi, parfois, aux élus, aux journalistes, aux commerçants, voire à de simples passants.

Troisièmement, on doit citer des membres de syndicats qui se sont radicalisés et qui s’éloignent des méthodes classiques de la lutte sociale. Ainsi qu’on a pu le voir tout au long de la contestation contre la réforme des retraites, quelques branches de certains syndicats se sont désolidarisées des consignes officielles. Elles ont mis en œuvre localement des méthodes qui n’étaient pas préconisées par la centrale parisienne.

Quatrièmement, on rencontre des groupes de délinquants souvent issus de périphéries des grandes villes dans lesquelles se déroulent les manifestations. Ils voient dans ces événements une opportunité de casser, de voler, d’agresser les forces de l’ordre.

Enfin, il faut relever un public de circonstance rassemblant aussi bien des « citoyens déterminés » qui expriment une exaspération en participant à ces violences que des individus plutôt jeunes, étudiants ou pas, en quête d’adrénaline et de sensations fortes sans mesurer la gravité de leurs actes. À Lyon, de jeunes étudiants qui n’avaient jamais participé à des actions de voie publique s’étaient associés aux troubles par jeu ou par défi. Ils n’ont réalisé les faits commis, les infractions qui leur étaient reprochées et les conséquences qui en résultaient qu’après avoir été interpellés puis placés en garde à vue. S’en prendre aux forces de l’ordre, envoyer des pierres ou des pavés était pour eux une action de détente.

Je vous propose de revenir plus particulièrement sur deux événements des derniers mois, les mobilisations contre la réforme des retraites et la contestation environnementale du projet des bassines de substitution dans les Deux-Sèvres, à Sainte-Soline.

Concernant les manifestations liées à la réforme des retraites, le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a été le point de bascule d’un mouvement jusque-là respectueux du droit et encadré par l’intersyndicale. Cette décision institutionnelle a été perçue par de nombreux citoyens comme un signe de mépris, cristallisant un large spectre contestataire et permettant à l’ultragauche de capitaliser sur un rejet de la représentation politique. Parallèlement à l’intensification des blocages, à une radicalisation des discours et des slogans prononcés dans les cortèges par des citoyens sans affiliation particulière, et à des perturbations dans les universités et les lycées, l’ultragauche a trouvé l’élan nécessaire au durcissement du mouvement.

Pour autant, cette mouvance n’a pas eu le monopole des actions violentes dans les défilés. Les journées d’action du 23 mars et du 1er mai, points hauts de la radicalisation du mouvement, ont été marquées par les actions vindicatives de groupes d’ultragauche locaux ayant entraîné dans leur sillage des jeunes de la sphère estudiantine, des « citoyens déterminés », des « ultra-jaunes » et des militants syndicaux radicaux.

J’illustrerai mon propos de quelques exemples. À Nantes, lors de la journée du 23 mars, une centaine de militants de l’ultragauche locale incarnée par les mouvements Faire bloc ou Action Antifasciste Nantes ont été à l’origine de nombreuses dégradations commises avec l’appui d’une masse étudiante et non-affiliée substantielle. À Lyon, le mouvement s’est également durci, emmené par des éléments radicaux du Groupe Antifasciste Lyon et Environs (Gale), soutenus par des jeunes gens des quartiers sensibles et par des étudiants prenant part au blocage du campus de Lyon 2.

Certes, les fiefs de l’ultragauche et les grandes agglomérations – Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Rennes, Lille – ont été particulièrement marqués par des violences, dégradations, destructions, ciblages d’édifices publics et affrontements physiques avec les forces de l’ordre. Mais les mobilisations organisées dans les villes dites moyennes, de moins de 50 000 habitants, voire de plus petites agglomérations, de moins de 10 000 habitants, ont également été émaillées de troubles à l’ordre public. C’est inhabituel et donc notable pour ce type de communes. À titre d’exemple, Charleville-Mézières, Le Puy‑en‑Velay, Morlaix, Épinal ont été le théâtre de dégradations, d’incendies et de confrontations avec les forces de l’ordre. Autre épisode marquant : Lorient a connu des violences particulières puisque le commissariat a été ciblé à plusieurs reprises, faisant l’objet de tentatives d’intrusion et d’incendie, ainsi que la sous-préfecture. Or, attaquer des bâtiments représentant l’État constitue des faits particulièrement graves.

Par ailleurs, l’analyse des profils des individus interpellés au cours des événements des 16 et 17 mars fait apparaître des personnes en grande majorité inconnues des services de renseignement, n’appartenant ni à des syndicats ni à des structures identifiées. Elles se situent principalement dans la tranche d’âge de 20 à 28 ans, quasi-exclusivement de nationalité française et avec une activité d’étudiant – à l’exception de quelques marginaux de plus de 40 ans. Fait nouveau : on relève parmi ces interpellés un bon tiers de jeunes femmes ainsi que des personnes qui ne maîtrisent ni les codes et le vocabulaire de l’ultragauche, ni les techniques enseignées dans ces milieux.

Un élément particulier peut en partie expliquer la montée de la violence. Le poids des images violentes, à travers les émissions des chaînes d’information continue et les réseaux sociaux, conduit à accroître l’intensité des actions. Il en va ainsi d’une simple poubelle en flamme filmée sous tous les angles par trois caméras alors qu’il ne se passe pas grand-chose : l’anxiété progresse et on en vient à imaginer un niveau de violence qui n’existe pas.

Il faut citer le cas du site internet « 100 jours de zbeul », mot arabe signifiant pagaille ou désordre, tenu par Solidaires Informatique et alimenté aussi par Attac, qui classe les départements en fonction de l’ampleur des mobilisations contre la réforme des retraites. Un barème a été établi ; des médailles d’or, d’argent et de bronze sont distribuées. Toute action menée contre le Président de la République ou contre un membre du Gouvernement est gratifiée de points. Une casserolade à l’occasion d’un déplacement ou d’une manifestation donne un point. Une agitation conduisant au départ précipité d’une personnalité vaut quatre points. L’annulation de la visite d’une personnalité rapporte cinq points. Il s’y ajoute des coefficients multiplicateurs : pour un secrétaire d’État ou un ministre délégué, le coefficient est double ; pour la Première ministre, il est de cinq ; pour le Président de la République, il atteint six. Pour la présidente de l’Assemblée nationale, c’est quatre. Ce système est une incitation à agir à l’encontre des représentants, des élus que vous êtes, des membres du Gouvernement ou du Président de la République. Le classement des départements invite à une montée en puissance et à mener des actions de plus en plus visibles, de plus en plus notables car l’originalité de l’action lui vaut également des points supplémentaires. Un tel site, librement accessible, peut amener des personnes peinant à identifier des limites à passer à l’acte. Sous le couvert de jeu, certains ne comprendront pas et risquent de passer les bornes.

Des images d’actions coup de poing spectaculaires et particulièrement violentes dans certaines villes emblématiques de la contestation, à Lyon ou, l’Ouest étant très marqué par cette ultragauche, à Nantes et à Rennes, ont été largement véhiculées par les médias. En donnant l’impression d’une ambiance insurrectionnelle sur le territoire, elles ont ravivé la volonté d’agir d’individus aspirant à légitimer leur action.

Plusieurs structures d’ultragauche étaient en première ligne lors des violences de la période à Nantes, Rennes, Bordeaux et Lyon. Si la plupart sont centrées sur leur fief, certaines sont présentes dans plusieurs communes. C’est le cas de la Jeune Garde Antifasciste, structure ayant plusieurs implantations à Paris, Strasbourg, Montpellier et Lille. L’Action antifasciste est également déclinée sur le territoire à Nantes, Strasbourg, Lille, Marseille, Toulouse.

À Nantes, des structures locales ont été impliquées directement ou par leur relais dans des actions violentes : Action Antifasciste Nantes, le web-média à l’aura désormais nationale Contre Attaque, ou encore Faire bloc. Les militants de ces structures étaient systématiquement en tête de cortège, revêtus d’effets noirs les anonymisant, porteurs de parapluies, de bouées, de masques, de casques, de gants, et abrités derrière des banderoles aux codes couleurs et aux messages signés. Le portrait que je viens de brosser fait immédiatement penser au mode opératoire des black blocs.

À Rennes, les mobilisations ont été orchestrées par la structure locale DefCo – pour Défense collective. Forte d’un noyau dur d’une centaine de membres, à l’origine de nombreux faits de violence à Rennes, elle s’est déplacée à Nantes le 1er mai pour procurer un renfort aux activistes locaux. Même s’ils ont pour habitude d’agir sur leur territoire, leur fief, dont ils connaissent les rues et la topographie, ils n’hésitent pas de temps à autre à se transporter sur un autre site voisin. Cette structure a su profiter de son implantation et de son emprise sur le campus de Rennes 2 pour recruter de nombreux étudiants. À l’instar des membres des structures nantaises, les militants de DefCo, reprenant tous les codes vestimentaires du black bloc, ont systématiquement cherché à prendre la tête des cortèges pour les faire dégénérer.

À Bordeaux, le collectif Offensive Antifasciste Bordeaux, composé d’une cinquantaine de membres, est particulièrement impliqué dans les actes de violence de la période concernée. Anonymes derrière leurs masques, porteurs de vêtements sombres, ils ont affiché une détermination et une violence décomplexées, ciblant les forces de l’ordre comme les symboles étatiques et capitalistes.

À Lyon, le Groupe Antifasciste Lyon et Environs compte un noyau dur de membres actifs capables de mobiliser largement parmi les étudiants politisés et les jeunes des quartiers sensibles de La Guillotière. Omniprésent dans les mobilisations de voie publique de l’agglomération lyonnaise, le groupe semble engagé dans une spirale de violence. S’inscrivant dans une stratégie anti-policière et antisystème, ces militants constitués en blocs autonomes et révolutionnaires ont eu pour objectif principal de s’en prendre aux forces de l’ordre.

Je ferai à présent un point sur l’ultradroite, le sujet ayant été abordé lors de l’audition du directeur général de la police nationale devant votre commission d’enquête. Durant cette période, l’ultradroite a été peu présente. Mais quelques actions ont été signalées. Des blocages d’universités ont donné lieu à des affrontements entre militants des deux extrêmes. Les militants du collectif antifasciste La jeune Garde disent avoir défendu l’université de Lyon 3 d’une action de déblocage de l’ultradroite identitaire. Six blessés légers auraient été décomptés parmi les individus venus lever le blocage. Quelques faits similaires se sont produits à Sciences Po Reims, à l’université Paul Valéry de Montpellier, à la faculté de lettres de Nice. À Aix-en-Provence, une quinzaine d’individus ont lancé des fumigènes par-dessus des grilles d’accès des bâtiments. Ces rixes entre bloqueurs de l’ultragauche et débloqueurs de l’ultradroite font l’objet d’une large diffusion sur les réseaux sociaux où chaque partie impliquée se met en scène et dit agir de façon légitime.

Des rixes ont également eu lieu, le 25 mars à Nice, entre militants de l’ultradroite et de l’ultragauche. Trois porteurs de drapeaux rouges siglés « Jeunesses communistes » qui participaient à une manifestation contre la réforme des retraites ont été pris à partie. Il y a eu quelques blessés.

Les bassins de substitution d’eau ou « méga-bassines », dans les Deux-Sèvres, relèvent du thème de l’écologie radicale et de la contestation environnementale. La manifestation de Sainte-Soline, le 25 mars, a fédéré des personnes aux profils variés convergeant de l’ensemble du territoire national et de l’étranger. Ce facteur a compliqué la tâche des forces de l’ordre qui devaient composer à la fois avec des individus radicaux et avec une masse de personnes non-violentes composée d’élus, de citoyens, de journalistes, de responsables associatifs. Trois cortèges totalisant près de 6 000 personnes, dont 800 à 1 000 individus radicaux, ont convergé vers la bassine. Parmi eux, 400 à 500 black blocs ultraviolents, issus majoritairement de la mouvance ultragauche, se sont trouvés en première ligne pour affronter les forces de l’ordre. Ces activistes étaient organisés par groupes de quelques dizaines d’individus et se coordonnaient par des moyens de type talkie-walkie, mégaphone ou signaux. Ils ont fait usage de cocktails Molotov, mortiers d’artifice, jets de pierres. Des véhicules de la gendarmerie ont été attaqués à la disqueuse et incendiés à l’aide de chalumeaux – vous avez tous en tête les images de ces actions. La difficulté de cette manifestation résidait dans la coexistence de profils violents et non-violents, en milieu rural, dans un espace étendu et quasiment nu.

La manifestation de Sainte-Soline était menée par les Soulèvements de la terre, alliance informelle fondée autour d’un noyau de militants durs, passés par Notre‑Dame-des-Landes, qui s’agrègent à des luttes locales sélectionnées par un comité centralisé. Celui-ci se tient régulièrement sur le terrain de Notre-Dame-des-Landes et sur un autre site situé à Dijon, dans le quartier libre des Lentillères. Des rencontres de collectifs locaux désireux de s’engager dans des campagnes ont lieu à ces occasions. Ce mouvement est parvenu, grâce à des déplacements de délégations en amont de la manifestation de Sainte-Soline, à créer des liens dans plusieurs pays européens, principalement en Italie avec la mouvance No TAV. Avant cet épisode, une sorte de caravane de recrutement s’est déplacée dans différentes villes françaises mais elle a traversé aussi des territoires européens – Espagne, Italie, Suisse, Allemagne, Pays-Bas. L’objectif était de recruter et d’acheminer des militants à cette manifestation. S’ils n’ont pas constitué le gros de la troupe, ils représentaient néanmoins un volume conséquent.

Depuis Sainte-Soline, d’autres actions ont été menées par les Soulèvements de la terre, notamment autour des projets d’autoroute 69, dans le Tarn, et de contournement est de Rouen, A133-A134, dans la Seine-Maritime et l’Eure. La mobilisation reste déterminée pour les semaines à venir.

Pour conclure, les agents du renseignement territorial, policiers et gendarmes, agissent au quotidien avec l’ensemble des forces de sécurité pour collecter des informations. Ce travail essentiel s’effectue aussi avec les autres membres de la communauté nationale du renseignement par l’échange et la mise en commun de données opérationnelles. Cette continuité du recueil de renseignement sur le territoire prévaut également à l’extérieur des frontières grâce à la direction de la coopération internationale de sécurité qui fait le lien avec les services de sécurité européens. Quand nous apprenons l’organisation d’un événement comme Sainte-Soline, nous saisissons les services homologues d’autres pays européens pour savoir s’il y a des annonces de départ groupé ou de déplacement de personnes que nous souhaiterions détecter. Nous utilisons aussi un autre réseau de niveau un peu plus élevé, celui de la direction générale de la sécurité intérieure, pour nous aider à déterminer si des déplacements d’étrangers à risque – belges, italiens, allemands, suisses – peuvent avoir lieu.

Les services de renseignement restent particulièrement mobilisés face à la montée en puissance des groupes violents à la croisée des contestations sociales, sociétales et environnementales. La prochaine journée nationale d’action est programmée le 6 juin. Nous travaillons à en évaluer les risques.

Les agents du renseignement territorial font preuve d’un grand dévouement et de professionnalisme dans un contexte beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’hier. Certains ont été pris à partie pendant ces journées du fait d’avoir été identifiés. Je tiens à leur témoigner, devant votre commission d’enquête, toute ma confiance et ma reconnaissance pour leur contribution déterminante à la défense de nos institutions et de nos libertés.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez mentionné les Soulèvements de la terre. Dans ma circonscription rurale généralement épargnée par ce genre de phénomènes, ses membres essaient d’opérer une jonction avec des associations plus traditionnelles de protection de l’environnement. Avez-vous documenté ce mode opératoire de recrutement ? En Alsace, ces mouvements radicaux tentent, sinon d’infiltrer, du moins de se rapprocher d’une fédération comme Alsace Nature, afin de convaincre des gens ayant une sensibilité écologique de travailler avec eux.

Je m’interroge par ailleurs sur les moyens et les sources de financements de ces mouvements dont on retrouve, sur des ronds-points, des membres équipés de banderoles et distribuant des tracts. Certes, ce ne sont pas des sommes folles. Mais, additionnées, elles atteignent plusieurs milliers d’euros. S’il devait se poursuivre, ce processus pourrait, par un effet de boule de neige, conduire à une radicalisation et à l’impossibilité de dialoguer.

M. Bertrand Chamoulaud. Votre analyse de la façon de procéder des Soulèvements de la Terre est très pertinente. Sur le territoire national, nous recensons quarante-deux sites sur lesquels la contestation peut monter en puissance. À Sainte-Soline, nous avons identifié un mécanisme connu dans d’autres luttes : celui que vous avez décrit. Tout commence par une contestation de proximité de la part de personnes en désaccord avec un projet de construction d’un parc éolien, d’une usine de méthanisation ou d’une bretelle d’autoroute. En tant que voisins, des citoyens qui ne veulent pas de ce type d’équipement près de chez eux se forment en collectifs, avec une vitrine sur les réseaux sociaux. Ces démarches sont tout à fait normales et légitimes en démocratie.

Dans une deuxième étape, ces gens sont rejoints par des structures associatives de protection de l’environnement, qui les conseillent. Il peut s’agir de contacter le préfet, les parlementaires, la presse. Il peut être question d’introduire des recours devant les juridictions administratives ou judiciaires. Ces associations structurent une contestation citoyenne légitime et lui donnent de la visibilité en alimentant la presse, en occupant un rond-point, en organisant des conférences ou en distribuant des tracts. Nous prenons généralement contact à ce stade-là pour comprendre ce qui se passe, déterminer qui sont les acteurs. Mais tout cela est légal et normal, tant qu’il n’y a pas de trouble à l’ordre public.

Le troisième niveau se décompose en deux temps. Vous l’avez très bien décrit. Parce qu’ils estiment le terreau propice, que le calendrier les intéresse ou qu’ils savent pouvoir manipuler la mobilisation citoyenne, des mouvements comme Extinction Rebellion proposent de passer à un niveau supérieur de contestation, proche de la désobéissance civile, par la confrontation voire le sabotage – terme littéraire auquel le code pénal préfère la qualification de dégradation de bien. L’étape finale est l’apparition des Soulèvements de la terre, qui ont une culture de violence, prétendument de résistance, avec un vocabulaire de combat. Ces gens sont des anciens de Notre-Dame-des-Landes. Ils utilisent des pratiques d’ultragauche et de combat connues. Ils profitent de ces situations et, plus généralement, de la contestation environnementale, plus facilement recevable, pour créer désordre et chaos. Ils utilisent cette contestation pour commettre des violences et des destructions, s’en prendre à l’État et aux forces de l’ordre. Les citoyens commencent alors à être dépouillés de leurs objectifs. Ce n’est pas de l’entrisme puisqu’ils agissent à visage découvert, mais ils introduisent des méthodes violentes.

Sans trahir de secret, l’épisode du 25 mars à Sainte-Soline a été déterminant. Eu égard aux violences commises, au nombre de blessés et aux images terribles, des citoyens venus manifester se sont sentis dépossédés de leur cause ; ils ont fait connaître leur refus, disant que s’ils voulaient montrer leur mécontentent à l’encontre d’une politique publique, ils refusaient un tel déchaînement. Ces citoyens se retirent des Soulèvements de la Terre. Nous l’avons vu lors de contestations du mois d’avril, à Castres et à Albi, où le collectif local a freiné les Soulèvements de la Terre en refusant clairement que les choses dégénèrent en un Sainte-Soline bis. Ils ont déclaré la manifestation, qui n’a pas été interdite. Le trajet a été négocié. Les forces de l’ordre ont été mises à distance, ce qui devrait être le quotidien et ce qui est normal dans une démocratie. Le préfet a été pour beaucoup dans ce succès ; les services de renseignement aussi. C’est ce que nous avons également connu dans l’Eure, au mois de mai, au sujet du projet de contournement. Il y a eu un blocage de l’autoroute : c’est désagréable pour ceux qui sont bloqués mais une action de contestation cherche toujours à avoir de la visibilité.

Le financement est toujours un sujet délicat. Qu’il s’agisse des actions environnementales ou de l’ultragauche, il n’existe pas de structure nationale organisée, pilotée par un chef et dotée d’un trésorier ou d’un responsable des opérations. Des structures parviennent à coordonner des actions au niveau national, mais cela reste décousu. L’ultragauche a la culture de la contestation et de la liberté plus que celle de l’organisation et de la hiérarchie. Cependant, il existe des structures. Il n’y a pas de financement national car peu d’argent disponible. Les moyens sont modestes mais il y en a quelques-uns. Ils proviennent d’associations ou de groupements de fait qui créent des événements pour amasser des recettes. Des soirées musicales, des repas, des fêtes sont organisés pour attirer une partie de la population et, comme toute association, ils récupèrent ainsi de l’argent. Ils vendent aussi des vêtements, des bibelots, des objets. De plus en plus, ils collectent des dons grâce à la plateforme HelloAsso ou au site de cagnotte en ligne Leetchi. Quant aux frais, ils sont souvent réduits. La plupart des actions se déroulant à proximité géographique, les rares déplacements ne font pas intervenir de grosses sommes. Il n’y a pas une économie noire ou secrète.

 

M. Florent Boudié, rapporteur. Quelle est la nature des liens entre ces groupements et des structures institutionnelles comme des associations telle Attac, subventionnées par l’État ou par des collectivités locales, voire des formations politiques ?

Concernant Sainte-Soline, la commune de Melle a assumé être une base arrière s’agissant, non des violences que le maire a dénoncées clairement, mais de l’accueil des manifestants. Y a-t-il eu des liens de nature à favoriser la commission d’infractions ? En d’autres situations, d’autres communes, d’autres collectivités publiques ou d’autres élus ont-ils favorisé ce genre de mécanisme ?

M. Bertrand Chamoulaud. Il peut exister des liens entre ces associations et groupements de fait avec d’autres structures, mais il y a principalement des relations personnelles et individuelles. Ranger des groupes ou des individus dans des cases faciliterait notre travail ; malheureusement, cela ne se passe pas comme ça. La volatilité des causes fait que les personnes changent, passent de l’une à l’autre, disparaissent. Les jeunes gens de 20 à 25 ans sont très volatils à cet égard. On a suivi des individus très remontés qui, six mois après, étaient partis à l’étranger en année de césure et dont on n’a plus entendu parler.

Cela étant, d’autres individus s’inscrivent dans la durée, animés d’une grande volonté de porter atteinte aux institutions par des actions violentes. En tant que service central du renseignement territorial, nous ne suivons pas du tout les partis politiques et les groupes qui expriment leur opinion par des moyens légaux et démocratiques. En revanche, il peut y avoir des liens. S’il n’est pas évident d’établir un transfert d’argent ou la mise à disposition de moyens, il est plus facile de documenter un soutien moral et l’incitation à commettre des faits. Cela relève du milieu ouvert. Cela peut être des syndicats qui ont légitimé des actions. L’exemple de Solidaires Informatique, qui appelle à un classement des actions de contestation en ciblant les déplacements des ministres, montre un encouragement à ce type d’actions. De même, des responsables publics se sont exprimés, loin de toujours condamner les violences, soufflant plutôt sur les braises et incitant à l’action en identifiant la prise de pouvoir par la rue comme le seul moyen d’obtenir le retrait de la réforme des retraites. Ce comportement se retrouve régulièrement. Certes, il est difficile de le documenter. Mais, nous le savons, des structures comme Attac contribuent à créer le désordre.

Le ministère de l’intérieur a proposé la dissolution d’associations et de groupements de fait. Bien sûr, cela se décide en Conseil des ministres. Le ministère de l’intérieur constitue les dossiers avec les préfets et la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Nous contribuons à fournir des éléments. Nous avons notamment proposé la dissolution à Nancy du Bloc lorrain, structure issue du mouvement des gilets jaunes, comprenant un noyau dur d’une centaine d’individus violents mais regroupant 300 à 400 personnes qui ont attaqué les forces de l’ordre lors de manifestations à Strasbourg et à Nancy. Ils se sont déplacés à Paris, Bruxelles, Strasbourg et dans d’autres villes européennes. Nous avons montré que ces structures appelaient à la violence, à commettre des infractions, à s’en prendre aux forces de l’ordre. Établir les faits par des propos qui circulent sur les réseaux sociaux, par notre travail d’enquête, permet au Président de la République de décider la dissolution. Nous l’avons fait aussi pour le Groupe Antifasciste Lyon et Environs, association que j’ai déjà citée, mais le Conseil d’État a estimé que ce n’était pas opportun et cela donnera lieu à une nouvelle instance devant les juridictions administratives. Proposer la dissolution d’associations qui appellent à la violence nécessite une documentation de longue durée. Si d’autres groupes choisissaient les mêmes voies, nous n’hésiterions pas à les signaler.

Concernant Sainte-Soline, le maire de Melle avait proposé que sa commune soit le lieu des festivités. Il a peut-être été débordé. De telles actions se déroulent sur une fin de semaine. Elles mélangent souvent débat, fête et manifestation. Malheureusement, cela se termine souvent par de lourds troubles à l’ordre public. À Melle, le maire qui avait proposé son terrain a été dépassé. L’action violente n’a pas eu lieu chez lui mais il y a peut-être eu une certaine proximité, car je crois savoir qu’il est opposé au projet de bassine. Nous n’avons pas retrouvé une telle situation dans le Tarn où les élus sont majoritairement favorables au projet d’autoroute. Le positionnement individuel de l’élu le conduit à accorder certaines facilités ou à les refuser. Je ne suis pas sûr qu’on arrive à documenter une vraie stratégie nationale. Quant à l’aspect politique, je ne le développerai évidemment pas.

M. Florent Boudié, rapporteur. Sur quel fondement le tribunal administratif a-t-il motivé l’annulation de la dissolution du Groupe Antifasciste Lyon et Environs ? En tant que législateur, il est important de comprendre le raisonnement de la juridiction et les adaptations législatives à apporter pour éviter de telles décisions.

Mme Élise Sadoulet, cheffe de la division des faits religieux et mouvances contestataires. Nous avions construit un dossier et une étude de faisabilité juridique dont la direction des libertés publiques et des affaires juridiques a estimé qu’elle pouvait prospérer. Un décret de dissolution a été pris, rapidement contesté. Dans l’urgence, la procédure a été engagée devant le tribunal administratif qui a rendu une ordonnance de suspension ; nous attendons la décision au fond. Il a estimé que les actions violentes mises en avant, commises et imputées à des membres du Groupe Antifasciste Lyon et Environs, condamnés pénalement, ne concernaient pas le collectif mais relevaient d’actions individuelles qui n’engageaient pas la responsabilité de l’ensemble. Il a par ailleurs considéré que, s’agissant d’un groupe antifasciste, leur combat consistait par essence à s’opposer aux fascistes et aux forces de l’ordre, de sorte qu’il n’était pas surprenant de leur part de lancer des appels à combattre et à se confronter aux forces de l’ordre.

M. le président Patrick Hetzel. Considérer que le combat antifasciste est un combat contre les forces de l’ordre pose problème. Je ne vous prête évidemment pas ces propos mais je trouve ce renversement de valeurs très inquiétant.

Mme Élise Sadoulet. Il y aurait une continuité totale de la part des antifascistes qui assimilent la lutte contre les représentants de l’ordre, contre ceux qui permettent le maintien de l’État, qui exercent une violence répressive, un racisme systémique et des violences policières, à leur combat antifasciste et contre l’extrême droite. Le tribunal a considéré que c’était leur posture idéologique et qu’elle était cohérente avec les appels qu’ils formulent.

M. Alexandre Vincendet (LR). En tant que député du Rhône, je connais bien la situation. On entend crier devant des universités, notamment celle de Lyon 2 : « À bas l’État, les flics et les fachos ! ». On est dans l’amalgame auquel vous faites allusion. Je tiens à signaler à la commission d’enquête qu’il existe, de la part de l’exécutif de la ville de Lyon et de certains responsables politiques lyonnais, une certaine complaisance. Quand le ministre de l’intérieur a proposé la dissolution du Groupe Antifasciste Lyon et Environs, certains élus s’y sont opposés. Or, un élu de la République ne peut pas tout se permettre et doit défendre les institutions contre ceux qui incitent à casser du flic.

À Lyon, le 1er mai, on n’avait jamais vu un tel déferlement de violence. Les forces de l’ordre ont fait état d’une intensité, d’un nombre et d’une organisation qui conduisent à s’interroger. Vous dites qu’ils recrutent surtout à l’université Lyon 2, en opposition à Lyon 3, ainsi que parmi les jeunes de banlieue. Pour avoir été maire d’une ville de banlieue, je sais que le combat politique n’est pas ce qui tient le plus à cœur à ces jeunes. Ce n’est pas une population organisée. Or, les actions lors du cortège du 1er mai étaient le fait de gens entraînés et coordonnés. Comment font-ils pour recruter aussi facilement dans un public qui ne vient pas normalement manifester et pour former aussi efficacement ? Les images des médias montrent que le pourrissement de la manifestation, la façon de lutter contre les forces de l’ordre, l’adaptation aux techniques de reconnaissance comme le parapluie en réponse aux drones, relèvent de méthodes de guérilla urbaine. Y a-t-il sur le territoire national des lieux de formation des personnes recrutées ?

Mme Élise Sadoulet. Forts d’une vision nationale, nous relevons un particularisme du Groupe Antifasciste Lyon et Environs dont l’emprise sur le quartier de La Guillotière lui permet de mobiliser une frange de la population dans des proportions que l’on ne constate pas ailleurs. Effectivement, des opportunistes, des casseurs, des pilleurs peuvent se mêler aux black blocs pour attaquer des magasins dans une volonté d’appropriation. Mais c’est dans des proportions bien plus importantes à Lyon du fait de ce particularisme. De plus, cette frange est rodée aux violences urbaines et l’on y retrouve des méthodes similaires aux black blocs.

Des membres des noyaux durs peuvent s’entraîner. Certains suivent des entraînements clandestins à la défense, à l’attaque, aux manœuvres. Il y a des formations destinées aux soigneurs, des formations juridiques sur à la façon de se comporter en garde à vue, des formations sur l’hygiène numérique, sur le cryptage des communications. Tous apprennent à ne pas emporter de téléphone dans des événements pour ne pas être retrouvé. Il y a aussi l’effet d’apprentissage des habitués qui, de manifestation en manifestation, ont acquis de l’expérience. À Nantes ou à Rennes, certains pratiquent depuis plus de quinze ans. Ils sont rodés. À chaque contestation sociétale, ils impulsent la dynamique et coordonnent les actions à l’aide de talkie-walkie et de mégaphone au sein des black blocs. S’y ajoute la masse composite, l’agrégat qui, par effet d’entraînement, vient participer. Il y a aussi les mots d’ordre ponctuels. Pour le 1er mai, ils avaient recommandé d’apporter des parapluies et de se vêtir de noir. Ils ont été nombreux à le faire sans nécessairement appartenir au noyau dur, simplement par envie de se livrer à l’émeute.

M. Bertrand Chamoulaud. Je fais circuler parmi vous des photos dont certaines illustrent des techniques de désilhouettage expliquées en ligne. Des individus de type black blocs se mêlent à une manifestation à visage découvert avant d’enfiler une tenue spécifique et de se masquer. On en voit qui lancent un pavé sur les forces de l’ordre. Nous effectuons des prises d’images en amont en vue d’identifier et de retrouver ces individus.

À Rennes, des violences commises à l’occasion de manifestations ont donné lieu à cinq interpellations. Nous avons travaillé avec la police judiciaire et les procédures sont en cours. Hier, DefCo a publié sur son site le message suivant : « Vague d’arrestations à Rennes. Quand la flicaille sort le chalutier contre le mouvement social ». Mais on trouve aussi des conseils : « Dans le cadre d’affaires de cette envergure, il est régulier que les convocations pour audition au commissariat pleuvent. En toutes circonstances, il ne faut pas s’y présenter. Dans le cadre d’une enquête criminelle, le refus de se présenter à une audition, ne pas y prêter serment et ne pas y déclarer sont des faits punis d’une contravention. Un refus de masse permettra d’empêcher les flics d’établir des cibles précises ». Autrement dit : « si vous recevez une convocation, contactez la permanence juridique de DefCo sur l’application Signal ».

Mme Sandra Marsaud (RE). Députée de Charente, je m’inquiète de la possibilité de dérives dans le prolongement ce qui s’est passé à Sainte-Soline. Dans mon secteur, il y a traditionnellement des réserves d’eau depuis vingt ou vingt-cinq ans. Cela s’est toujours bien passé. Mais il reste des réserves à construire dans certains bassins aménagés de longue date. Or, au cours de la période qui a entouré la manifestation de Sainte-Soline, une ou deux réserves ont été lacérées. Puisque vous dites entretenir des liens avec les organisations constituées en amont, avez pu procéder à des identifications ? Dans les Deux-Sèvres, où existe l’association « Bassine, non merci », avez-vous clairement identifié des locaux bien organisés ? Un syndicat agricole ? Les élus présents sur place, ceints de leurs écharpes, ont-ils eu une quelconque influence sur l’évolution de la manifestation ? Des gens venus de l’extérieur ont-ils été reconnus ?

Sur la base arrière de Melle, ainsi désignée par les médias, il existe des films, des vidéos de France 3. Qu’a-t-on fait pour détecter les allers et retours entre Sainte-Soline et Melle, c’est-à-dire à la fois en amont de la guérilla et en aval ?

M. Bertrand Chamoulaud. Localement, il y a à la fois une contestation et des soutiens. Julien Le Guet, le porte-parole de « Bassines, non merci 79 », est connu. C’est la façade officielle. Des procédures judiciaires étant en cours, je ne veux pas focaliser l’attention sur cette personne. D’autres personnes identifiées font l’objet de procédures parce qu’elles sont à l’origine d’actions. L’argument est alors de dire que, certes, elles avaient organisé une action mais qu’elles n’étaient pas responsables de ceux qui vont plus loin que ce qui avait été imaginé. C’est un peu facile. On doit maîtriser ce que l’on organise.

Des acteurs locaux sont rejoints par des acteurs nationaux parfois violents. On ne les a pas tous identifiés mais vous avez vu les images. On parle souvent de black blocs en noir dans les villes. À Sainte-Soline, on a vu des white blocs et des blue blocs, des combinaisons bleues ou blanches ayant les mêmes modes opératoires avec des centaines d’individus structurés qui passent à l’attaque. Il existe un lien dans la méthode. Les black blocs, c’est précisément une méthode, une façon de faire qui désigne à la fois une tactique de manifestation et un agrégat de groupes affinitaires. Ce n’est pas une structure. Il n’y a pas le chef central des black blocs de France avec une déclinaison organisée, une hiérarchie, des codes, des rites pour monter en grade. Dans chaque ville, des méthodes sont données par les black blocs auxquels s’agrègent des gens de quartier politisés, des étudiants, comme ceux que l’on a cités pour Lyon.

À Sainte-Soline, l’action avait été annoncée avec Melle pour camp de base. Le programme préparé par les Soulèvements de la Terre a été publié plusieurs jours à l’avance et prévoyait l’accueil, la veille, des arrivants en tracteur de la Confédération paysanne. Un chapiteau a été monté, des ateliers prévus, des enfants présents. L’objectif est de mêler le festif et le revendicatif avec des actions violentes. Ils y parviennent. À Melle, il y a eu cet agrégat. En revanche, l’action a été dissimulée. Nous avons su tardivement, par des moyens de renseignement, qu’ils allaient s’en prendre à la bassine SEV15 de Sainte-Soline, car ils auraient pu en viser une autre. Ils aiment agir par surprise et mettre en difficulté les forces de l’ordre. Depuis 2021, il y avait déjà eu, notamment en mars et en octobre derniers, des dégradations et des violences. Nous suivons le sujet depuis 2017 et nous constatons une montée en puissance. Au dernier moment, ils communiquent par des moyens cryptés le lieu de rassemblement et le mode d’action sélectionné. Ils dissimulent parfois, et c’est vrai aussi en ville, des projectiles, des vêtements. Nous faisons le maximum avec les moyens dont nous disposons. Mais nous ne pouvons pas suivre deux à trois mille personnes.

Je pense qu’ils se sont fait peur. Pour la première opération, en octobre, ils avaient pu entrer sur le site de la bassine et ils étaient repartis sous la pression des gendarmes. Ils pensaient qu’il en serait de même et qu’ils pourraient occuper la zone plus longtemps mais, face au mur des forces de l’ordre, ils ont été déstabilisés. Leurs méthodes étaient beaucoup moins pertinentes, ce qui a donné lieu en interne à de nombreuses critiques. C’est sans doute pourquoi les Soulèvements de la Terre restent très prudents. Le ministre de l’intérieur a annoncé le lancement d’une procédure de dissolution, dont nous verrons si elle prospère. C’est la raison pour laquelle ils étaient plus calmes récemment. Nous avons connu moins de débordements, pour d’autres raisons, mais cela a permis, comme dans le Tarn, de distinguer dans la masse ceux qui ont vraiment une cause à défendre et ceux qui ont jugé que les choses allaient trop loin.

Cela arrive aussi dans d’autres pays. En Allemagne, la contestation d’une mine de charbon, en janvier, a donné lieu à des violences en milieu ouvert. Aux États-Unis, il y a eu l’invasion du Capitole. Il y a donc des marges de progrès.

Concernant les liens avec l’extérieur, gardons-nous des fantasmes. Nos perturbateurs nationaux ont de quoi faire sans renfort extérieur. Mais il est de tradition d’aller côté espagnol, belge ou italien récupérer des troupes. Je ne saurais chiffrer précisément mais c’est de l’ordre de quelques centaines. Il y a ces connexions parce que des Français sont allés en Italie soutenir des causes. On s’est aperçu que des gens du département des Deux-Sèvres avaient participé à des actions contre Bayer-Monsanto à Villefranche-sur-Saône et que, en remerciement, ceux de Lyon s’étaient rendus dans les Deux-Sèvres. J’ai cité Dijon et le quartier libre des Lentillères et des Tanneries qui représentent un haut lieu de l’ultragauche. Avec Notre-Dame-des-Landes, ce sont les deux sites où se tiennent des réunions d’organisation et de structuration. Ils y sont très prudents : ils n’utilisent plus de téléphone et ne participent aux réunions de décision que les gens qui se connaissent physiquement. Si nous voulions envoyer une source humaine, nous ne le pourrions pas. Ils utilisent des forces plus ou moins aguerries et préparées mais qui peuvent faire nombre. La contestation contre la réforme des retraites a fait ressortir la capacité d’un noyau d’ultragauche à focaliser la force de frappe d’autres, des gens du quartier, des étudiants, des citoyens contestataires.

Mme Sandra Marsaud (RE). Et sur le rôle des élus ?

M. Bertrand Chamoulaud. Il est toujours délicat de voir des écharpes tricolores dans des manifestations qui se veulent pacifiques et qui deviennent violentes. Les policiers portent aussi l’écharpe tricolore au titre de la loi lorsqu’ils font des sommations pour rétablir l’ordre public.

M. le président Patrick Hetzel. Je remercie l’ensemble de la délégation du service central du renseignement territorial d’avoir apporté ses lumières à la commission d’enquête. Nous reviendrons vers vous si des précisions apparaissent ultérieurement nécessaires.

 

 


  1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, et de M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation (1er juin 2023)

La commission d’enquête auditionne M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris, et M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation ([3]).

M. le président Patrick Hetzel. Je remercie le préfet de police de Paris ainsi que le directeur de l’ordre public et de la circulation de leur disponibilité à si brève échéance pour éclairer les membres de la commission d’enquête.

Monsieur le préfet de police, nul mieux que vous ne sait quelles scènes de violences ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps. Même si diverses villes de France ont été touchées et si les campagnes ont aussi été concernées, c’est à Paris que les tensions ont été les plus manifestes. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre en conciliant les impératifs que sont le respect de l’État de droit, d’une part, et la protection des personnes et des biens, d’autre part.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées aujourd’hui. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Avant de vous faire prêter serment et de passer la parole au rapporteur, je vous poserai les deux premières questions de cette audition.

En premier lieu, si vous deviez mettre en rapport les événements du printemps et ceux, que vous avez bien connus dans vos précédentes fonctions ministérielles, du mouvement des gilets jaunes, diriez-vous que nous sommes dans une même échelle ou considérez-vous que la situation a changé ? L’État, selon vous, réagit-il de la même façon, s’est-il au contraire amélioré ou fait-il face à de nouvelles menaces auxquelles il convient de répondre différemment ?

Estimez-vous avoir besoin de nouveaux instruments juridiques pour accompagner les organisateurs de manifestations face aux fauteurs de troubles, qui déploient des stratégies de plus en plus sophistiquées pour ne pas être reconnus et pouvoir se livrer à des actions violentes en toute impunité ? La relation avec l’autorité judiciaire, le parquet en particulier, est-elle parfaitement adaptée à la gestion de ces événements ?

Monsieur le préfet de police, monsieur le directeur, avant de vous céder la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Laurent Nuñez et Jérôme Foucaud prêtent serment.)

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’être présents. Il semble que deux périodes ont caractérisé les journées nationales de mobilisation contre la réforme des retraites : une première séquence où les manifestations se sont déroulées sans aucune violence, avec une maîtrise très forte que vous avez publiquement et à juste titre soulignée dans plusieurs médias, suivie par une seconde séquence beaucoup plus violente. La césure du 16 mars semble être confirmée par un certain nombre de nos interlocuteurs. D’autres éléments justifient-ils cette distinction très marquée entre ces deux périodes ?

Ma seconde question concerne les liens éventuels entre des groupements de fait et des structures associatives, financées par voie de subventions, voire des organisations partisanes. Avez-vous connaissance de telles relations ?

M. Laurent Nuñez, préfet de police de Paris. Observe-t-on une césure ? Oui et non. Les manifestations de contestation de la réforme des retraites ont débuté le 19 janvier. Treize manifestations syndicales se sont tenues, en incluant le 1er mai, qui a revêtu cette année une dimension d’opposition à la réforme et qui a réuni de nombreuses personnes. Elles sont toutes arrivées à leur terme sans aucun incident. La césure, qui existe réellement, n’engendre aucun impact sur le mouvement social. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation, et moi-même travaillons en permanence avec les syndicats organisateurs pour préparer ces manifestations. Celles-ci se sont déroulées sans aucun incident à l’intérieur des cortèges syndicaux.

Les manifestations sont toujours constituées d’un carré de tête qui regroupe les secrétaires généraux, suivi des différents carrés qui rassemblent les représentants des différentes organisations. La plupart des manifestants se situent dans cette partie du défilé. Le précortège, positionné devant le carré des secrétaires généraux, réunit quelques milliers de personnes et, lui, suscite des problèmes. C’est en son sein que viennent s’insérer les black blocs et les groupes à risque. Le 16 mars ne constitue pas une césure de ce point de vue. Les organisations syndicales ont continué de manifester et nous avons été satisfaits de constater que le 1er mai s’était bien passé pour elles. Les manifestations sont toujours arrivées à leur terme ce qui, au vu de la configuration de certains précortèges, n’était pas gagné.

La césure du 16 mars porte sur deux points, que vous évoquez dans le questionnaire dont je vous communiquerai les réponses écrites préparées par mes équipes. À partir du 16 mars, on constate dans le précortège et dans le bloc des éléments radicaux une montée en puissance de la radicalisation. Ces individus deviennent manifestement beaucoup plus déterminés, mais ils ont toujours été présents. Dès les défilés des 16 et 18 octobre 2022, l’un syndical et l’autre organisé par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) ou La France insoumise (LFI), les black blocs étaient là. À compter du 16 mars, le niveau d’adversité s’intensifie. Mais des exactions ont tout de même été commises lors des précédents cortèges. Des individus dégradaient déjà des commerces et tentaient de s’en prendre aux forces de l’ordre, voire parfois aux syndicats, y compris avant le 16 mars.

Par ailleurs, à partir de cette date sont apparus, notamment le soir, des cortèges sauvages à côté des manifestations classiques déclarées par les organisations syndicales. Ceux-ci se sont développés sur l’ensemble du territoire national, et principalement à Paris. Des groupes d’individus sont ainsi partis en déambulation sauvage dans les rues de la capitale, sans aucune déclaration, en commettant de nombreuses dégradations. Nous étions alors dans la période de grève de la collecte des ordures ménagères et de nombreux cas de mise à feu de poubelles ont été recensés, générant des risques de propagation voire des propagations avérées vers des immeubles. Ces cortèges sauvages se sont dispersés dans les rues de la capitale en plusieurs endroits. Ils ont commis de nombreuses exactions.

C’est souvent lors de celles-ci que nous avons été obligés d’interpeller des groupes d’individus car ils commettaient des violences, avec le grief qui nous est opposé s’agissant du décalage entre le nombre de gardes à vue et le celui des poursuites. À titre personnel, je ne considère pas que ces cortèges sauvages, qui ne sont pas déclarés et qui visent uniquement à se livrer à des exactions, constituent des manifestations. Ils relèvent davantage de phénomènes de violence urbaine, qui imposent à nos effectifs une réactivité accrue pour intervenir rapidement et empêcher les déprédations de ces fauteurs de troubles. L’objectif de ces cortèges sauvages consistait véritablement à disperser les forces de l’ordre ; ils se disséminaient en plusieurs points de Paris, ce qui devenait compliqué à gérer pour nous.

En conclusion, la césure du 16 mars porte sur le niveau de radicalité des individus violents et sur une autre forme de manifestation, qui se développe en parallèle des défilés déclarés par les organisations syndicales et qui prend la forme de cortèges sauvages. Ceux-ci peuvent, pour certains, commencer par une manifestation syndicale déclarée, qui se termine à sa dispersion par un départ en cortège sauvage de tout ou partie de la manifestation initiale. Les syndicats organisateurs n’y participaient pas et ne sont pas en cause.

En matière d’échelle, le niveau de violence n’est pas égal à celui connu au moment des gilets jaunes, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, nous avons modifié notre doctrine de maintien de l’ordre. Mon prédécesseur, Didier Lallement, a en effet commencé la mise en œuvre du schéma national du maintien de l’ordre, dont la dernière version remonte à 2021, et dans le cadre duquel nous nous sommes fixé comme objectifs des effectifs mieux formés au maintien de l’ordre, plus réactifs et plus mobiles, et davantage de distance et de profondeur pour les forces de l’ordre. Par conséquent, nous intervenons plus rapidement sur les fauteurs de troubles.

Deuxièmement, à l’époque des gilets jaunes, il n’y avait pas de déclarant. Nous n’étions pas face aux organisations syndicales avec lesquelles nous travaillons pendant les manifestations. Nous savons, avec la direction de l’ordre public et de la circulation, faire arrêter un défilé syndical car le précortège suscite des problèmes, puis nous retirer après les avoir traités. Or, nombre des manifestations de gilets jaunes n’étaient pas déclarées et les individus, quoique moins nombreux, étaient beaucoup plus portés à l’action violente, qui relevait d’ailleurs presque d’un mode d’expression. Nous n’atteignons ainsi pas le même niveau de violence et les dégradations sont sensiblement moindres qu’à cette époque.

Ce qui a changé, c’est le schéma national du maintien de l’ordre. Nous mettons en place une stratégie depuis 2020, puis 2021, qui n’a pas changé avec le 16 mars. Nous intervenons davantage en conséquence de l’augmentation des violences. Le schéma national du maintien de l’ordre nous demande de donner beaucoup de distance. Lorsqu’un organisateur est déclaré, ce qui a été le cas pour les cortèges intersyndicaux, nous laissons les manifestants se réunir. Les policiers demeurent éloignés et ne sont généralement pas présents, sauf en tête de cortège. Nous leur demandons en revanche d’être très réactifs. Ainsi, dès que les exactions commencent, que ce soient des dégradations, des pillages ou des violences contre les forces de l’ordre, nous intervenons de manière mobile et réactive pour disperser les fauteurs de troubles et si possible les interpeller. Nous nous retirons ensuite le plus rapidement possible pour laisser le cortège se dérouler.

En somme, la stratégie a évolué vers plus d’équipement, de formation, de réactivité et de mobilité. Elle permet, lorsque nous sommes confrontés à des agitateurs, d’être plus efficaces et de ne pas subir les situations. J’ai repris l’application du schéma de maintien de l’ordre mis en place par mon prédécesseur, Didier Lallement. Il n’y a aucune raison que nous soyons présents lorsque nous sommes face à des organisateurs comme les organisations syndicales, qui disposent chacune d’un responsable de la sécurité. Nous sommes donc à distance et nous intervenons sur les groupes à risque.

Enfin, les difficultés que nous rencontrons se situent essentiellement dans le précortège situé devant la manifestation principale. Son importance varie. Il peut rassembler de deux à douze mille personnes. C’est à l’intérieur de ce précortège, qui regroupe une foule importante et pas seulement des éléments radicaux, que s’insèrent les éléments à risque et que se constitue le black bloc, généralement devant le carré des secrétaires généraux, pour compliquer nos modalités d’intervention. Se présente en effet le risque que du gaz lacrymogène se disperse sur le carré syndical, ce qui s’est malheureusement produit au moins deux fois. Le positionnement de ce bloc est toujours stratégique.

Le black bloc ne constitue pas une organisation politique. Il correspond à une façon de s’organiser durant une manifestation, c’est-à-dire de se vêtir de noir, de dissimuler son visage et de se regrouper en masse pour former un groupe compact de manière à rendre l’identification des personnes difficile. L’objectif consiste à former le groupe le plus important possible. Certains black blocs ont pu rassembler jusqu’à un millier de personnes. Le lien est avéré avec des organisations externes, avec la mouvance antifasciste et l’ultragauche, qui sont généralement à la manœuvre. Lorsque nous sommes informés, en renseignement, de la présence d’un certain nombre d’individus de cette mouvance au sein du black bloc, nous savons que la situation est vouée à être compliquée.

Cela ne signifie pas pour autant que le black bloc est intégralement constitué d’individus issus de la mouvance ultragauche antifasciste. D’autres personnes viennent s’agréger, font le choix d’un mode de contestation plus violent et participent aux exactions avec les militants aguerris et brutaux. Nous retrouvons parmi ceux-ci les ultra-jaunes radicalisés et parfois des étudiants qui ont décidé de se muer en black bloc l’espace d’une manifestation. Ils adoptent alors les mêmes codes, comportements et schémas de violence.

Le lien existe. Mais il n’est pas financier ou structurel. Il s’agit de militants qui aiment faire le coup de poing contre les forces de l’ordre dès qu’une manifestation a lieu, qui arrivent dans ces défilés sans chercher à défendre la cause qui les motivent, qui crient et portent des slogans anti-démocratie représentative, et dont l’objectif consiste à créer des troubles pour faire basculer le système. Toutefois, la part de membres de la mouvance antifasciste ultragauche au sein d’un black bloc est corrélée au niveau de radicalité de celui-ci. Au vu des manifestations affichant des participations très élevées, des précortèges très importants et des black blocs très solides – celui du 1er mai s’est par exemple éclaté en quatre groupes différents, ce que l’utilisation des drones a permis de distinguer –, je considère le nombre de dégradations finalement très faible par rapport à ce degré de radicalité.

Les interventions du côté des forces de l’ordre sont telles que nous recensons parfois de nombreux blessés. En effet, le niveau de violence du black bloc sort de l’ordinaire avec le recours à des armes par destination, notamment de cocktails Molotov. Lorsqu’il faut aller au contact du black bloc pour le disperser, les forces de l’ordre sont violemment prises à partie. Avant le 16 mars, nous intervenions pour ces dispersions et pouvions nous retirer pour laisser le précortège continuer sa route. C’est devenu difficile à compter du 16 mars, et c’est une autre césure : lorsque les forces de l’ordre se retirent désormais, elles sont encore prises à partie, ce qui complique leur déplacement et les conduit souvent à pousser le black bloc pour le faire avancer plus vite et éviter qu’il n’empêche les organisations syndicales de manifester.

J’insiste sur le fait que toutes les manifestations syndicales sont arrivées dans le calme et sans incident, contrairement à ce que l’on peut entendre. Dès lors que l’on se grime en noir pour casser des vitrines et que les forces de l’ordre interviennent pour mettre un terme à ces exactions, je considère l’action légitime et non dirigée contre des manifestants.

M. le président Patrick Hetzel. Les ministres de l’intérieur successifs ont fréquemment déclaré que les fauteurs de troubles étaient bien connus et identifiés de longue date. Pourquoi est-il si difficile de convertir cette certitude en condamnation pénale ? En effet, les interpellations se traduisent en jugements en petit nombre. Nous sommes dans un état de droit et il convient évidemment d’apporter des éléments qui attestent des faits. Y aurait-il des lacunes d’un point de vue légal ?

M. Laurent Nuñez. Les ministres de l’intérieur ont raison d’affirmer que les individus issus de la mouvance ultragauche antifasciste, qui représentent 200 à 300 personnes au sein d’un black bloc de 1 000 personnes, sont pour la plupart connus des services de renseignement. Il est toutefois impossible de les empêcher de participer à une manifestation car aucune infraction n’est commise auparavant. Nous organisons des contrôles préventifs pour identifier les porteurs d’armes par destination, mais ces personnes sont aguerries et ne viennent jamais équipées. Elles trouvent des armes en chemin. Nous pensons également qu’elles en positionnent dans le périmètre. Par conséquent, les équipes de Jérôme Foucaud accomplissent un travail de reconnaissance et du matériel est ainsi souvent repéré, dissimulé dans des sacs à dos, sous des voitures ou dans des chantiers.

Nous connaissons ces individus mais nous ne saurions les empêcher de manifester. Un retour à la proposition d’interdiction administrative de manifester fait débat. Celle-ci consisterait, dès lors qu’un individu est connu des services de renseignement pour avoir semé le trouble dans des cortèges, à lui interdire de manifester. Ce n’est cependant qu’une idée et non le droit en vigueur. Par conséquent, nous ne pouvons, du seul fait que ces individus sont connus ou font l’objet d’une fiche S, les interpeller.

S’agissant des suites pénales données aux interpellations auxquelles nous procédons pour des dégradations, les faibles condamnations pénales s’expliquent par les impératifs d’un état de droit. C’est de la qualité des procès-verbaux d’interpellation et de mise à disposition que dépendent les suites. Lors d’une manifestation compliquée, où les forces de l’ordre interviennent sur des individus dangereux, il est difficile de caractériser l’infraction, surtout lorsque nous interpellons au titre du groupement constitué en vue de commettre des violences. Le seul fait d’avoir participé à un groupe de personnes qui commet des violences ou des exactions suffit à caractériser le délit. Mais il est ensuite nécessaire de le démontrer.

En revanche, pour les auteurs de jets de projectiles qui sont interpellés à ce titre, des suites judiciaires sont généralement données, soit sur le moment, soit parce que nous travaillons ensuite dans des enquêtes judiciaires qui permettent de retrouver ces personnes qui agressent les forces de l’ordre. C’est dans ce cadre que nous avons interpellé la personne qui avait jeté un pavé sur l’un de nos effectifs, lequel s’était effondré et avait perdu connaissance. Elle avait été condamnée. Dans ce cadre, une interdiction judiciaire de manifester ou de paraître à Paris peut être prononcée en tant que peine complémentaire.

Mme Patricia Lemoine (RE). Lors de nos précédentes auditions, il nous a été demandé d’avoir un cadre administratif adapté permettant de trouver les moyens d’entrave et de frapper les individus identifiés potentiellement à haut risque, car ils ont déjà commis des exactions, d’une forme d’interdiction de paraître. Le législateur a peut-être un rôle à jouer. Que faudrait-il pour permettre cette interdiction de paraître et limiter le risque ?

M. Laurent Nuñez. Le sujet est constitutionnel. Cette mesure avait été prévue dans le cadre d’une proposition de loi. Il s’agissait de l’interdiction administrative de manifester, prononcée par l’autorité préfectorale au vu du comportement en manifestation d’individus connus, voire condamnés, pour avoir causé des troubles à l’ordre public. Cette mesure a été jugée inconstitutionnelle car disproportionnée. Il est nécessaire de protéger les biens et nos concitoyens, mais aussi de garantir la liberté de manifester, fondamentale en droit français.

Je comprends que le ministre de l’intérieur a annoncé, avec le garde des sceaux, qu’une réflexion serait éventuellement lancée pour retravailler cette proposition afin qu’elle s’accorde à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Sans doute peut-on exiger une motivation accrue de la part des préfets pour justifier de ce qui constitue un trouble à l’ordre public, une proportionnalité garantie et un recours effectif devant le juge.

La possibilité d’interdire de manifester à des personnes, dès lors que l’on est certain qu’il s’agit de fauteurs de troubles, constituerait une mesure utile. Mais j’ai conscience que cela viendrait percuter la liberté de manifester à laquelle nous sommes très attachés, dans la police nationale comme à la préfecture de police de Paris. Jérôme Foucaud et moi-même sommes fiers que les treize manifestations intersyndicales soient allées à leur terme sans incident. Ce n’était pas gagné au vu, parfois, des troubles dans le précortège. Si nous n’intervenons pas, la manifestation ne se produit pas. Contrairement à ce que l’on entend souvent dire, la liberté de manifester, pour nous, l’emporte sur le tout.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous souhaiterions connaître le nombre de blessés parmi les forces de l’ordre dans le périmètre de la préfecture de police de Paris.

Un certain nombre de commentaires politiques et médiatiques consistent à donner le sentiment que des manifestants auraient subi des violences. D’après vos propos, ce phénomène n’existe pas. Les images de personnes disant avoir été frappées s’inscrivent-elles donc bien dans le cadre du précortège, où les interventions sont une réplique proportionnée à des actes violents émanant d’individus déterminés, voire radicalisés après le 16 mars ?

M. Laurent Nuñez. Dans le précortège se trouvent également des personnes qui souhaitent manifester paisiblement. Lorsque je dis qu’aucun incident et qu’aucune intervention ne se sont produits, je fais référence aux cinq sixièmes, voire aux six septièmes de l’ensemble du cortège, qui se situent derrière le carré des secrétaires généraux, ce pour quoi nous avons une déclaration.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous faites face à un précortège de deux à douze mille personnes, qui comprend un groupe d’individus radicalisés pouvant compter jusqu’à mille personnes. Parmi ces dernières se trouve un bloc formé et aguerri de deux à trois cents personnes. La difficulté du traitement des éléments radicalisés réside donc dans le fait que ceux-ci se mélangent aux autres dans le précortège. Confirmez-vous ces propos ? Existe-t-il des modalités d’information qui pourraient permettre de séparer les manifestants de bonne volonté, de sorte qu’ils puissent ne pas participer à la manifestation dans une zone qui, par définition, posera problème ?

M. Laurent Nuñez. Depuis le 16 mars, 21 manifestations déclarées ou spontanées, manifestations intersyndicales comprises, ont été recensées. Nous avons eu connaissance de 142 blessés parmi les manifestants et de 697 blessés chez les fonctionnaires de police ou les militaires des escadrons de gendarmerie mobile. 1 680 personnes ont été interpellées pour 1 675 gardes à vue, pour lesquelles il a été donné 484 suites judiciaires. Le taux de réponse pénale s’établit donc à 31 % et recouvre à la fois les déférés, les convocations par officier de police judiciaire, les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité et les convocations devant le délégué du procureur.

S’agissant des manifestations, la majorité des personnes qui constituent le précortège sont des individus qui font le choix de se mettre devant, qui ne sont pas avec les organisations syndicales et qui peuvent représenter jusqu’à 15 000 personnes. Nous intervenons toujours dans ce précortège pendant la manifestation car y sont positionnés des groupes violents qui commettent des exactions. Lorsque les forces de l’ordre agissent pour disperser ou interpeller des membres du black bloc, des individus qui n’en font pas partie peuvent se trouver sur les lieux. Il s’agit généralement des images qui sont diffusées et qui nous valent d’être accusés de violences policières, de nous en prendre à la manifestation et d’empêcher des citoyens de manifester en paix. Or, nous n’intervenons pas pour empêcher les personnes de manifester, mais lorsque des violences, des exactions et des dégradations sont commises. L’ordre républicain commande d’y mettre un terme. Je suis garant de la liberté de manifester, mais j’endosse également l’obligation constitutionnelle de garantir la sécurité de nos concitoyens. Par conséquent, nous intervenons et nous ciblons prioritairement les black blocs. Les images qui nous valent nos accusations relèvent toujours de telles occasions. Nous regardons, avec le directeur de l’ordre public et de la circulation, toutes les images des interventions. Lorsque des gestes disproportionnés sont constatés, ce qui se produit très rarement, nous ouvrons systématiquement des enquêtes administratives.

Comment informer les personnes de bonne foi dans le précortège que nous nous apprêtons à recourir à la force proportionnée pour mettre un terme à des exactions ? Votre question est au cœur du schéma national du maintien de l’ordre et de nos préoccupations. Nous rencontrons effectivement des difficultés s’agissant de l’information qu’il convient de fournir. Nous procédons souvent par des sommations, mais un degré plus élevé d’audibilité est nécessaire. Je communique beaucoup avec les organisations syndicales dans la préparation des manifestations, et également avec des parlementaires – y compris de l’opposition. Récemment, certains députés insoumis ont attiré mon attention sur le fait que l’on n’a pas toujours conscience et connaissance des manœuvres engagées lorsque l’on se situe dans le précortège. Il s’agit de l’un de nos points d’amélioration. Nous avons déjà accompli beaucoup ; ainsi, nous avons parfois des panneaux à messages variables et nous sommes dotés de nombreux autres moyens de communication, mais il faut que nous soyons plus clairs et explicites lorsque nous menons une action, notamment pour la dispersion. Nous avons sans doute des progrès à accomplir. Nous échangions hier avec Jérôme Foucaud sur la possibilité d’acquérir des panneaux qui fournissent des informations précises sur les actions entreprises. Il faudrait pour ce faire trouver des modèles suffisamment solides. Pour autant, cela n’excuse pas les personnes qui cassent des vitrines, entre autres.

Le ministre de l’intérieur l’a dit, de même que Dominique Simonnot du Contrôle général des lieux de privation des libertés : nous avons aussi des marges de progression dans la rédaction de nos procès-verbaux d’interpellation et de mise à disposition, de manière à réduire l’écart entre le nombre des gardes à vue et celui des suites judiciaires. C’est nécessaire pour arrêter le bruit selon lequel nous interpellerions des individus pour empêcher leur présence lors des manifestations. Nous essayons de contenir les troubles à l’ordre public et notre préoccupation s’arrête là. Nous devons toutefois améliorer la contextualisation de l’intervention, c’est-à-dire des violences que nous avons constatées et qui justifient l’arrestation.

M. Michaël Taverne (RN). Monsieur le préfet, vous avez établi une distinction entre ces manifestations et le mouvement des gilets jaunes – ultra-violent, anarchique, considéré comme une guérilla urbaine, où l’on a vu intervenir des effectifs qui n’étaient pas préparés ni formés au maintien de l’ordre. Aujourd’hui, le maintien de l’ordre et sa technique sont effectivement maîtrisés au niveau de la préfecture de police de Paris, notamment avec le schéma national du maintien de l’ordre.

A-t-on toutefois pris conscience que les forces mobiles sont beaucoup plus spécialisées dans le maintien de l’ordre ? En cas de constitution d’un black bloc au sein des précortèges, il faut en effet informer les manifestants de celle-ci et de l’intervention des forces de l’ordre. L’intervention exige un certain niveau de technicité. Avez-vous changé de stratégie ? Privilégierez-vous les forces mobiles, compagnies républicaines de sécurité ou escadrons de gendarmerie mobile, au détriment des compagnies parisiennes ? Sans critiquer les effectifs de la préfecture de police de Paris, les forces mobiles sont effectivement préparées à intervenir beaucoup plus rapidement et avec des techniques différentes sur les black blocs. Les compagnies parisiennes sont-elles préparées à mieux intervenir, raison pour laquelle vous les envoyez en priorité, ou avez-vous changé de doctrine en privilégiant les forces mobiles ?

M. Laurent Nuñez. Un changement s’est effectivement produit, qui ne nous conduit toutefois pas à privilégier une force par rapport aux autres. Ce qui a changé dans la manière dont nous concevons les services d’ordre au cours des mois écoulés, c’est une meilleure utilisation des compagnies républicaines de sécurité et des gendarmes mobiles aux côtés des compagnies d’intervention de la préfecture de police, qui présentent l’avantage de connaître la capitale et d’être également formées au maintien de l’ordre. Nous faisons désormais participer tout le monde ; nous constituons des groupes d’intervention qui regroupent l’ensemble des forces, qui sont très éloignés pendant la manifestation, qui n’interviennent que sur les casseurs et qui doivent être très réactifs.

De plus, nous travaillons dorénavant avec la hiérarchie des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile dans la préparation des manifestations. Je souhaite associer tout le monde, tous les spécialistes du maintien de l’ordre. Il m’importe donc de savoir ce qu’ils pensent en matière de stratégie, de la manière dont nous pourrons ou non percuter le black bloc en cas d’incident selon le parcours de la manifestation. Il s’est effectivement produit un changement dans la mesure où nous les associons mieux, mais je ne saurais aller jusqu’à dire que nous les privilégions. Nous utilisons toutes les forces à notre disposition en fonction de leurs caractéristiques propres.

L’on ne saurait dire que les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile étaient des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre. Cela n’est pas toujours vrai. En matière de mobilité, ils ont accompli de nombreux progrès et se sont fondés sur la façon dont les compagnies d’intervention de la préfecture de police fonctionnaient. Tout le monde converge dans la même direction. Nous appliquons le schéma de maintien de l’ordre et nous souhaitons avoir davantage de mobilité et de capacités.

M. Jérôme Foucaud, directeur de l’ordre public et de la circulation. Dans ce type de manifestations, qui restent classiques contrairement aux mouvements plus confus des gilets jaunes, le précortège emprunte l’itinéraire prévu. Nous avons choisi de modifier notre façon de faire, lorsque le préfet de police donne le feu vert pour intervenir, afin d’utiliser la mobilité, le dynamisme et la puissance.

Il est très difficile d’agir sur un black bloc de 1 000 personnes, que ce soit pour une compagnie républicaine de sécurité, un escadron de gendarmerie mobile ou une compagnie de la direction de l’ordre public et de la circulation. Par conséquent, nous avons constitué des modules avec deux forces qui travaillent ensemble : deux escadrons, deux compagnies républicaines de sécurité ou deux compagnies parisiennes.

Lorsque nous intervenons, nous faisons en outre procéder plusieurs modules. Dès que nous avons résolu le problème, nous nous retirons le plus vite possible afin de ne pas constituer un point de fixation. Ce serait fournir au black bloc l’occasion de bloquer la manifestation. Cette manœuvre est complexe car le black bloc tente de nous attaquer. L’autre difficulté réside dans le fait que nous n’avons aucun interlocuteur au sein du précortège. Nos seuls interlocuteurs se situent avec le cortège syndical et nous sommes en discussion constante avec les organisateurs de la manifestation.

S’agissant de la formation des compagnies d’intervention de la direction de l’ordre public et de la circulation, il avait été constaté vers la fin du mouvement des gilets jaunes, aussi bien par les gendarmes et les compagnies républicaines de sécurité que par nous-mêmes, que la fréquence élevée des manifestations avait perturbé l’entraînement des forces. Depuis la mise en place du schéma national du maintien de l’ordre et les instructions ministérielles que nous avons reçues, une compagnie d’intervention effectue une journée d’entraînement tous les lundis de sorte à maintenir le niveau de technicité nécessaire.

M. Michaël Taverne (RN). La préfecture de police nourrit-elle le projet d’harmoniser les techniques des compagnies républicaines de sécurité et celles des compagnies d’intervention parisiennes ?

M. Jérôme Foucaud. On constate une évolution générale des pratiques des différentes forces spécialisées dans le maintien de l’ordre. Nous sommes obligés de travailler sur le dynamisme, la mobilité et la rapidité, sachant que la transformation du paysage urbain perturbe notre déplacement et nous oblige à nous adapter. Je pense que toutes les forces convergent vers cette évolution. C’est une tendance engagée il y a déjà un moment.

Le maintien de l’ordre implique ce dynamisme et cette mobilité, qui sont d’ailleurs à notre avantage lors de nos interventions. Lorsque nous sommes en profondeur, comme nous le faisons depuis le mois de janvier, il est nécessaire que les forces soient prêtes à opérer rapidement, ce qui suppose une technicité et des entraînements particuliers. Par conséquent, les gendarmes et les compagnies républicaines de sécurité choisissent les unités qu’ils mettent à notre disposition pour constituer les modules susmentionnés.

M. Laurent Nuñez. Nous convergeons tous dans la même direction. Cette convergence passe également par des formations et des exercices communs. Le ministre de l’intérieur a annoncé la création d’un centre de formation propre à la préfecture de police, où nous accueillerons d’autres composantes pour nous rompre à la difficulté du milieu urbain.

Le schéma national du maintien de l’ordre est axé sur la mise à distance et la désescalade. Nous donnons de la distance. Nous ne nous rendons pas visibles. Nous n’intervenons qu’en cas d’exaction. Puis nous nous retirons. Par conséquent, nous demandons aux forces de l’ordre d’être très loin et d’agir très vite. Dès que je donne le feu vert pour intervenir, le temps d’exécution se situe entre trente secondes et une minute. Nous avons connu une seule fois une intervention de trois minutes en raison de problèmes de radio.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous affirmez que, si vous n’interveniez pas, les manifestations ne se dérouleraient pas. Vous déclarez par ailleurs qu’il est difficile pour vous d’intervenir car les black blocs se positionnent devant le carré des secrétaires généraux. Existe-t-il une distance habituelle séparant le précortège du cortège officiel ? Le précortège ralentit-il la manifestation officielle ? Des risques avérés ne se présentent-ils pas pour le cortège officiel ? Comment faites-vous le lien avec celui-ci ?

M. Laurent Nuñez. Les manifestations ne se dérouleraient pas si nous n’intervenions pas car le précortège contrôle ce qui se passe dans el cortège. Si le black bloc souhaite arrêter le défilé, il peut le faire. Quelquefois, il le fait. Nous ne saurions tolérer que les groupes radicaux donnent le la aux organisations syndicales. De plus, ils commettent des exactions, qu’ils continueraient en se concentrant sur un lieu où se trouvent des commerces si nous n’intervenions pas. La manifestation ne se déroulerait donc pas. Nous agissons pour faire cesser les déprédations et disperser le black bloc de sorte que le cortège puisse continuer de progresser.

Le black bloc ne se positionne pas toujours directement devant le carré des secrétaires généraux, mais il n’est jamais très loin de manière à compliquer notre intervention. Il ne se forme jamais à plus de deux ou trois cents mètres du carré de tête, car sinon nous pourrions l’isoler et le disperser facilement. Dans deux ou trois cas, des black blocs, lorsque nous sommes intervenus, ont reflué dans le cortège. Cela s’est produit lors de la première manifestation. Dans un cas, des éléments du black bloc ont même pénétré dans le carré de tête, ce qui nous a obligés à y intervenir pour aller les récupérer. En dehors de ces micro-tensions, nous n’avons pas connu d’incident de ce type.

Enfin, nous sommes toujours en communication avec les organisations syndicales, comme avec tous les organisateurs. Le chef d’état-major à la direction de l’ordre public et de la circulation leur explique ce qu’il se passe dans le précortège et la manœuvre que nous engageons. Il leur demande de s’arrêter en raison de la présence d’un groupe à risque que nous souhaiterions traiter avant que le cortège ne reparte. Les organisateurs eux-mêmes peuvent nous demander un certain nombre d’éléments, et nous pouvons également leur en réclamer. Lorsque des manifestations sont le fait de partis d’opposition, je suis en contact direct avec des députés. Le lien avec l’organisateur est important dans la bonne tenue d’une manifestation.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). J’ai cru entendre que vous considériez que les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile ne sont pas spécialisés dans le maintien de l’ordre. Ai-je mal compris ?

Je souhaiterais connaître le nombre de places de garde à vue dont dispose la préfecture de police de Paris dans la capitale, le roulement moyen hors manifestations et la marge qu’il vous reste lorsque des manifestations se déroulent.

Enfin, j’aimerais connaître la répartition entre les effectifs des forces de l’ordre blessés des suites d’une agression directe et les effectifs blessés du fait d’un accident survenu dans les manœuvres opérées durant les interventions.

M. Laurent Nuñez. Les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile sont des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, mais ce ne sont pas les seules. Or, on entend souvent dire qu’il faut prioritairement et exclusivement recourir à elles pour le maintien de l’ordre. Ce sont des unités spécialisées, raison pour laquelle nous les utilisons de manière complémentaire à nos effectifs dans le maintien de l’ordre à Paris. Lors d’un mouvement comme celui des gilets jaunes, où des manifestations se sont produites partout, y compris dans des petites villes de province, des effectifs n’appartenant pas aux compagnies d’intervention de la préfecture de police, aux compagnies républicaines de sécurité et aux escadrons de gendarmerie mobile ont eu des manœuvres de maintien de l’ordre à mener. La formation des effectifs au maintien de l’ordre est importante pour nous.

Je vous fournirai la capacité de garde à vue précise ultérieurement. Elle est élevée en région parisienne car certains centres affichent une forte capacité de traitement. Nous faisons aussi traiter dans les commissariats et nous utilisons également des commissariats de petite couronne. Nous sommes transparents lorsque l’on nous demande où sont telle ou telle personne.

Je vous fournirai de même ultérieurement la répartition des blessés entre policiers et gendarmes, et selon le type de blessure. Quelques dizaines de personnes ont été conduites en milieu hospitalier pour des blessures sérieuses. Les blessures par accident sont très peu nombreuses. Nous recensons parfois des blessés légers (contusions, coups, acouphènes).

M. Jérôme Foucaud. Je ne vois pas quoi entendre par blessure par accident. Faites-vous référence à une personne qui se tordrait la cheville en courant ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Au vu du niveau d’emploi, de la fréquence d’emploi et de l’intensité d’emploi, la question de l’accidentologie se pose forcément. Par exemple, un gendarme a été victime le 1er mai d’un tir de grenade d’un de ses collègues, lequel a raté son lancer. Ce dernier et les personnes autour du blessé principal ont également été gravement blessés. Quelles sont les blessures que l’on relie à une agression directe et celles que l’on relie au contexte d’emploi, qui fait que plus l’on intervient de manière intense et fréquente, plus la probabilité de se faire mal est élevée ?

M. Jérôme Foucaud. Nous avons mené une étude sur les blessures subies par les compagnies d’intervention de la direction de l’ordre public et de la circulation depuis le début du mouvement. Les trois catégories qui arrivent en tête sont les suivantes : les blessures à la tête causées par des jets de projectiles malgré le casque, avec le constat d’une certaine vulnérabilité des visières ; les blessures aux genoux malgré les protections dont les effectifs sont dotés ; et les blessures auditives liées au bruit. Les déflagrations n’émanent pas forcément des grenades des forces de l’ordre, mais également du matériel détonant des black blocs. Les accidents ne représentent pas une part significative des blessures constatées.

M. Laurent Nuñez. Nous compléterons nos réponses sur les blessés et les capacités de garde à vue par écrit.

M. le président Patrick Hetzel. Plus tôt, vous disiez que les black blocs correspondent à une manière de s’organiser durant les manifestations. S’agit-il uniquement de cela, sans organisation sous-jacente ? S’agit-il d’une organisation spontanée, d’une action individuelle qui débouche sur une action collective, ou peut-il y avoir en amont des formes organisationnelles incitatrices ?

En outre, votre intervention a mis en exergue la problématique de montée de la tension au moment de la dispersion de la manifestation. Vous faites alors face à des cortèges sauvages, qui ne constituent plus des manifestations mais relèvent de la violence urbaine. Quels sont les moyens pour empêcher efficacement les fauteurs de troubles de commettre les exactions ?

M. Laurent Nuñez. Il existe un semblant d’organisation dans le black bloc. Celui-ci correspond davantage à une posture en manifestation, c’est-à-dire à une organisation en groupe pour commettre des violences. Il s’est produit une manifestation où nous n’avons pas eu à nous montrer du tout. Par conséquent, le black bloc, une fois arrivé au lieu de dispersion, a reflué vers le cortège syndical dans l’objectif d’en découdre avec les forces de l’ordre, ce qui nous a conduits à intervenir. Les black blocs cherchent l’affrontement avec les forces de l’ordre et, lorsqu’ils n’y parviennent pas, s’organisent pour le trouver.

Sur certains sites de la mouvance ultra, des appels à rassemblement le jour des manifestations intersyndicales sont diffusés. Il existe donc bien un semblant d’organisation dans le black bloc, qui est même très structuré au niveau de la mouvance, avec des personnes très habiles. Au moment de la dispersion, il est très rare qu’elles restent au contact de manière à éviter l’interpellation. D’autres personnes viennent par ailleurs s’agréger au black bloc car elles décident de manifester de manière violente.

Le moment de la dispersion est effectivement difficile pour nous. Pour les organisations syndicales, elle s’effectue de manière fluide sur la base d’itinéraires convenus au préalable. En revanche, certains des éléments à risque du précortège ne se dispersent pas immédiatement. Ils attendent les forces de l’ordre, lorsqu’ils n’attendent pas les syndicats, ce qui s’est produit à une ou deux reprises. Les dispersions les plus compliquées que nous ayons connues se sont produites fin mars sur la place de l’Opéra et le 1er mai, où de nombreuses personnes sont restées avec l’ambition d’en découdre. Nous améliorerons notre dispositif d’information et de communication pour permettre que quittent les lieux ceux qui se trouvent pris entre ces éléments. Notre stratégie consiste à accélérer la dispersion.

M. Romain Daubié (Dem). Pendant les manifestations des gilets jaunes, un agrégat de personnes s’adonnant à de la délinquance opportuniste a pu être constaté au milieu des manifestants. Avez-vous observé ce même phénomène durant les manifestations qui intéressent notre commission d’enquête, ou l’organisation et l’extrême violence des black blocs ont-elles empêché ce type d’opportunisme ?

M. Laurent Nuñez. Ce phénomène de délinquance opportuniste a été constaté de manière marginale au sein du mouvement récent, plutôt en fin de manifestation, sur les lieux de dispersion. C’était lors de la manifestation entre République et Nation, puis lors de la dispersion de la manifestation du 1er mai, où nous avons dû intervenir sur des tentatives de pillage de commerces qui laissaient davantage penser à des comportements délictueux qu’à des profils politiques radicalisés.

M. Romain Daubié (Dem). Comment expliquez-vous ces différences ? Sont-elles dues à la violence inhérente des black blocs et à leur propre organisation ?

M. Laurent Nuñez. Elles sont dues à d’autres facteurs. Les individus qui essaient de commettre des actes malhonnêtes lors de grands rassemblements, comme le soir du 14 juillet ou aux abords des manifestations sportives, sont des délinquants d’opportunité. En investigation, nous sommes généralement efficaces pour identifier ces individus grâce à la vidéo et à la connaissance de la population dont les services de police disposent. Lors d’une manifestation qui se terminait place d’Italie, la brigade de répression de l’action violente motorisée a interpellé dans le métro des individus qui avaient pillé un magasin. Ce phénomène n’est pas lié à la contestation politique ou aux black blocs. Il demeure marginal. Sur l’ensemble des manifestations, je ne peux penser qu’à deux cas où nous avons pu identifier des profils de délinquants et non de fauteurs de troubles à caractère contestataire.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Quelques années plus tôt, nous constations des mouvements d’agression des black blocs envers le service d’ordre des organisations syndicales. J’ai l’impression que ce phénomène a été inexistant ou du moins résiduel sur la période considérée, en tout cas au sein de la capitale. En avez-vous constaté des occurrences ?

M. Laurent Nuñez. Oui, nous en avons observé sur certains cortèges. Les syndicats disposent de services de sécurité qui encadrent le carré de tête et repoussent ces mouvements, mais le phénomène n’a pas disparu.

M. Jérôme Foucaud. Une fois, lorsque la tête de cortège syndical est arrivée en haut de l’avenue des Gobelins, nous avons demandé aux organisateurs syndicaux s’ils souhaitaient que nous intervenions, ce qu’ils ont refusé. Des bagarres se sont produites. Mais ils ont géré la situation. Une autre fois, l’organisateur syndical nous a sollicités à l’arrivée place de la Nation. Nous avons agi devant la tête de cortège syndical pour disperser les individus qui agressaient celle-ci.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir répondu aux questions de la commission d’enquête. Nous resterons naturellement en contact au cours des prochaines semaines et nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires.

*


  1.   Audition, à huis clos, de Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) (1er juin 2023)

La commission auditionne, à huis clos, Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous recevons la directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris, que je remercie de sa présence malgré les délais contraints que notre rythme lui a imposés. Comme plus tôt dans la matinée pour vos homologues du service central du renseignement territorial, cette audition se déroule selon les modalités du huis clos et ne fait l’objet d’aucune captation vidéo.

Madame la directrice, vous savez quelles scènes de violences ont émaillé les manifestations et les rassemblements au cours des premières semaines du printemps – entre le 16 mars et le 3 mai pour ce qui concerne notre commission d’enquête. Durant cette période, Paris a connu plusieurs journées et soirées délicates, par exemple dans le quartier de l’Opéra. Nous avons pour tâche de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre, voire, pour ce qui est de votre rôle, les anticiper. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées oralement. Je vous invite, par conséquent, à communiquer ultérieurement les éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Avant de vous donner la parole pour un propos liminaire, je souhaiterais vous poser deux questions. D’abord, vous attendiez-vous, au début du mois de mars, à une explosion de violences du type de celles que nous avons connues ? Si la prévision a bien fonctionné, pourriez-vous indiquer ce qu’elle a permis d’accomplir et ce qui, avec le recul, aurait pu ou dû être mieux fait ?

Ensuite, les auteurs de violences sont-ils majoritairement des primo-délinquants, des militants endurcis ou un amalgame de ces deux catégories ? Pour ce qui est des fauteurs de trouble de longue date, comment expliquer qu’il soit si difficile de les traduire en justice pour qu’ils répondent de leurs actes ?

Madame la directrice, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais maintenant vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Françoise Bilancini prête serment.)

M. Florent Boudié, rapporteur. Au sein de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, l’identification des groupuscules ou des individus qui commettent des violences à l’occasion de manifestations ou de rassemblements prend-elle une part croissante ou demeure-t-elle constante dans le temps ?

Nous avons cru comprendre la question du financement de ces groupuscules assez secondaire dans la mesure où ce sont des structures souples qui n’ont pas besoin de moyens importants, mais surtout de mobilité et de communication – facilitée par les réseaux sociaux et les connexions numériques. Toutefois, existe-t-il, à votre connaissance, des liens entre ces groupuscules et des structures institutionnalisées, par exemple des associations ? C’est ce que nous font penser les précédentes auditions.

Notre rôle de députés étant de produire du droit, identifiez-vous des faiblesses ou des failles juridiques nécessitant des modifications législatives ?

Mme Françoise Bilancini, directrice du renseignement de la préfecture de police de Paris. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris affiche dans son intitulé les limites de sa compétence territoriale. Nous agissons dans Paris, les trois départements de la petite couronne et les zones aéroportuaires. Nous ne sommes pas compétents au niveau national, le reste des départements étant couvert par le service central du renseignement territorial.

Nous travaillons sur les groupes et les individus susceptibles d’utiliser la violence. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris est un service de renseignement généraliste qui œuvre sur du renseignement d’ordre public. Paris occupe une place centrale pour deux raisons essentielles : la présence des institutions et l’organisation des manifestations les plus importantes. Une grosse moitié de l’activité du service est consacrée à la prévention des troubles à l’ordre public donc, d’abord, à l’organisation des manifestations.

Nous sommes le support de la direction de l’ordre public et de la circulation. En amont de la déclaration de manifestation, mon travail consiste à savoir si une structure – union syndicale, association, etc. – est susceptible d’en organiser une. Depuis 1995, nous ne suivons plus les partis politiques et, en tant qu’ancienne des renseignements généraux, c’est un grand soulagement. Notre ligne est claire : nous ne travaillons pas sur la politique mais nous préparons toutes les actions de contestation. Cela représente un gros tiers du renseignement d’ordre public.

Les radicalités et le pré-terrorisme, notamment la radicalisation islamiste, représentent un quart de mon activité. Le bassin parisien est largement touché par ce sujet dont la menace reste présente.

Comme je le disais, Paris présente une double spécificité : on y organise de grosses manifestations et les représentations diplomatiques s’y trouvent. L’ordre public est donc souvent menacé par des violences, soit au cours des manifestations syndicales, soit du fait de l’activité des diasporas qui se font voir de leurs ambassadeurs. Je pense notamment aux diasporas africaines, qui créent des troubles à l’ordre public ultraviolents dans la capitale.

L’activité de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris est tournée vers l’ordre public. Nous sommes un service territorial, une sorte de grosse région de renseignement. Nous ne sommes pas la direction générale de la sécurité intérieure, qui travaille principalement sur le haut du spectre, mais avec laquelle nous sommes en lien ténu. Nous ne sommes pas non plus le service central du renseignement territorial : nous sommes généralistes comme lui, mais son amplitude géographique est plus large et c’est davantage un service d’analyse.

Nous travaillons, pour une part, de façon ouverte : pour préparer une manifestation, nous allons au contact des syndicats et des associatifs. Pour le reste, nous travaillons avec les outils que nous offre le droit, notamment la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement dont est issu l’article L. 811‑3 du code de la sécurité intérieure. C’est tout le droit et seulement le droit pour suivre les mouvances radicales, qu’elles soient politiques comme celles qui nous intéressent aujourd’hui ou liées à des diasporas étrangères.

J’ai vu que votre commission d’enquête se penche notamment sur les événements de Sainte-Soline. Je ne pourrai pas en dire grand-chose : je ne les connais qu’au travers des comptes rendus de mes collègues. Ce que je peux dire, toutefois, c’est que certains des militants parisiens y étaient présents. Je commence à bien les connaître : cela fait des années que je travaille sur ces mouvances radicales. Ce sont des gens dont j’entends parler depuis plus de dix ans : ce milieu se renouvelle sans se renouveler vraiment.

Ces groupuscules violents ont évolué. Votre questionnaire écrit évoque les événements de 2003 et le sommet de l’Otan de 2009, que j’ai eu à gérer dans mes fonctions antérieures. À l’époque, c’est l’ultragauche qui était à l’action – dans notre jargon, cela désigne ce qui se situe au-delà de la gauche représentée au Parlement, c’est-à-dire des groupes relevant des autonomes et des antifascistes. Ils étaient à la manœuvre dans les actions contre la loi El Khomri, en 2016, et on les a retrouvés à la manœuvre, très solides, jusqu’en 2018.

Cette ultragauche radicale est hors système, extérieure aux partis politiques : autonome, elle se mobilise sur des sujets comme la violence d’État et les violences policières. Récemment, elle a organisé des actions pour dénoncer « l’assassinat » par la police d’une personne retenue en centre de détention administrative. L’ultragauche dénonce le grand capital, les projets immobiliers qu’elle considère exorbitants – d’où la création de zones à défendre (ZAD) – et elle se rapproche progressivement d’un discours environnementaliste. Plus globalement, elle est contre la finance et les nouvelles technologies, qui représentent pour elle des outils d’exercice de la violence policière.

Cette ultragauche, entendue au sens strict, on l’a vue s’exprimer au travers du black bloc, qui n’est pas un groupe mais un mode d’action. On ne vient pas en noir, on se grime, on s’abrite sous des parapluies et on défile derrière des banderoles rigides. La dernière manifestation symbolique et aboutie des black blocs est celle du 1er mai 2018, sur la place Valhubert, à Paris. Quelque 1 200 individus issus de la mouvance ultragauche, venus de France, d’Italie, d’Allemagne, s’étaient retrouvés à Paris. Les groupes d’ultragauche viennent dans les manifestations en opportunité. Leur but est de faire déborder les manifestations, de faire en sorte que ça se passe mal devant.

Les choses changent en 2019 avec l’arrivée des gilets jaunes : on voit apparaître une violence sans limite, qui n’est plus motivée idéologiquement. Cette violence exprime un ras-le-bol de l’État et du système parlementaire. Il y a une désinhibition totale de la violence qui se manifeste clairement au cours des premières journées, les 1er et 8 décembre, par le saccage des Champs-Élysées et la vandalisation de l’Arc de Triomphe. Tous les symboles de l’État sont visés, et plus seulement à ceux du capital. Cette année 2019 marque une bascule car les violences en tête de cortège ne sont désormais plus l’apanage de l’ultragauche. On a vu apparaître des gilets jaunes radicalisés que nous avons nommés, à la préfecture de police, les ultra-jaunes. ils se sont joints à ce qu’on ne peut plus appeler un black bloc, mais un bloc radical.

Il y a eu une autre bascule autour des manifestations contre la loi n° 2021‑646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, qui ont mobilisé beaucoup de citoyens ordinaires : des jeunes et des moins jeunes dénonçant l’État policier et les atteintes aux libertés. Ces militants, qui ne sont pas toujours grimés, se sont insérés dans les cortèges de tête et dans les blocs radicaux. Ils ont procédé, comme l’ultragauche et les ultra-jaunes, à des dégradations d’établissements bancaires, de symboles de l’État et d’éléments culturels, puisque plus rien n’est préservé. Surtout, ils ont cherché le contact physique, agressif, avec les forces de l’ordre.

Depuis la loi du 25 mai 2021, on voit une nette évolution de ce qu’on appelait le black bloc – évolution confirmée par les dernières grosses manifestations de la période sur laquelle vous vous penchez. Au black bloc s’est substitué ce que la direction de l’ordre public et de la circulation appelle la « nébuleuse ». Le cortège syndical est précédé, depuis 2018, d’un précortège composé de gens qui ne veulent plus manifester sous bannière syndicale. Ils viennent d’horizons divers, sont animés par un fort ressentiment, ont des protestations à faire valoir et contestent aux syndicats la légitimité de le faire. Dans ce précortège, un bloc radical se crée. Il est composé de gens de l’ultragauche qui arrivent habillés normalement et se griment sur place, d’ultra-jaunes qui arrivent habillés en noir et se font donc contrôler en amont, et d’une nébuleuse de jeunes, de lycéens, d’étudiants. Le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a particulièrement mobilisé ce public d’étudiants et de gens parfaitement insérés, mais c’est avec la loi sur la sécurité globale qu’ils se sont laissé emporter dans la violence. La presse a, par exemple, évoqué un polytechnicien qui dit avoir été embarqué. Le facteur de groupe et d’entraînement n’est pas négligeable.

Nous avons toujours travaillé sur l’ultragauche. Depuis 2019, nous avons appris à le faire sur les ultra-jaunes. Nous avons découvert une catégorie de personnes très violentes qu’on ne pouvait rattacher à aucune de nos catégories habituelles – ultradroite ou ultragauche. Ils étaient ailleurs et leur violence était justifiée par un autre ressentiment que la violence politique. Tout cela nous a conduits, non pas à changer nos modes opératoires, mais à élargir le champ des mouvances sur lesquelles nous travaillons. Le phénomène des gilets jaunes a duré et il dure toujours : Paris connaît toujours une petite manifestation de gilets jaunes le samedi et, à l’occasion de la réforme des retraites, ils sont revenus parce que cela touchait le cœur de leurs revendications. L’article 49, alinéa 3, de la Constitution les a remués car, pour ces partisans de la démocratie directe, il a constitué une atteinte suprême.

La mouvance d’ultragauche est solidaire et elle pratique les voyages d’échange avec l’étranger comme les rencontres internationales, pour la plupart clandestines. Je les ai vus se réunir en Grèce, berceau des mouvements anarchistes ; il y avait une grande porosité avec les anarchistes grecs au début des années 2000-2010. Des échanges ont lieu aussi avec l’Italie, qui a une tradition anarcho-terroriste. On a vu des Allemands aux côtés de l’ultragauche française dans le combat contre le nucléaire. La contestation violente des trains Castor (Cask for storage and transport of radioactive material) a notamment donné lieu, en novembre 2011, à des sabotages montés de façon militaire. Il y a aussi des liens en Espagne.

Les militants d’ultragauche ont eu un coup de mou par le passé. Le mouvement des gilets jaunes ne les a pas beaucoup intéressés. Certains ont été interpellés et sanctionnés après leurs actions contre la loi El Khomri du 8 août 2016. La loi sur la sécurité globale et la réforme des retraites leur ont remis le pied à l’étrier. Dernièrement, certains militants antifascistes parisiens ont mené une action en coopération avec des Irlandais, que l’on devrait retrouver en manifestation le 6 juin. Il y a donc, au niveau international, des échanges politiques et de pratiques.

J’ai déjà évoqué l’évolution de la méthode. L’action de type black bloc, rigide, compacte, en avant de la manifestation, n’est plus la règle. La dernière manifestation de ce type remonte au 1er mai 2018, avec un bloc dur, organisé et homogène. Il était constitué uniquement de gauchistes, bien préparés à l’opération et qui s’entendaient entre eux. Depuis, on a plutôt vu ce que j’ai appelé le bloc radical, et cela vaut pour la période qui vous intéresse. On y trouve l’ultragauche, autonomes et antifascistes, qui n’allait pas laisser passer l’occasion d’intervenir. On y trouve également les ultra-jaunes qui se mobilisent sur le cœur de leurs revendications : l’État qui veut les faire travailler plus, les problèmes de 2019 qui n’ont pas été réglés, et le chiffon rouge de l’article 49, alinéa 3. S’y ajoutent des jeunes et des moins jeunes, pas forcément grimés, parfois masqués et, c’est une nouveauté depuis la réforme des retraites, des groupes de délinquants des banlieues. Auparavant, ils intervenaient tardivement après les manifestations, à la nuit tombée, pour des actes de délinquance acquisitive. Désormais, ils arrivent à partir de dix-sept heures : c’est ce que l’on a vu à l’Opéra. Il n’est pas anodin qu’ils aient attaqué une chocolaterie. Les antifascistes s’en prennent à des banques, des agences immobilières, de gros entrepreneurs comme Vinci, mais pas à des chocolateries ou à des magasins de lunettes. Le 1er mai, au début de la dispersion, un groupe a remonté l’avenue du Trône pour piller tous les magasins.

Les manifestations, désormais, finissent toujours un peu de la même façon. Les jeunes des quartiers difficiles, eux aussi habillés en noir, viennent piller. La mouvance ultragauche se retire rapidement pour éviter les interpellations. Il reste les durs de durs, ceux que l’on voit s’attarder à chaque fois : les ultra-jaunes qui dégradent et s’en prennent aux forces de l’ordre.

Nous travaillons avec les services de la préfecture de police, notamment la direction de l’ordre public et de la circulation, en amont des manifestations. Nous leur donnons une estimation du nombre de participants et nous les informons sur leur état d’esprit. Une manifestation qui va réunir 80 000 à 110 000 personnes – les manifestations contre la réforme des retraites ont été de très grosses mobilisations – aura un important précortège, donc un important bloc radical. En voyant ce qui s’est passé au cours des autres manifestations, et grâce à notre travail d’investigation, on sait quels groupes seront présents et on peut estimer le degré de dangerosité.

C’est ce que nous faisons pour la manifestation du 6 juin. Nous pensons qu’il y aura 40 000 à 70 000 personnes. Les syndicats s’organisent pour être nombreux parce qu’ils ont la volonté de garder la main avant le débat à l’Assemblée nationale le 8 juin. Nous estimons que le bloc radical réunira un peu plus d’un millier de personnes, ce qui rendra la tâche des forces de l’ordre compliquée. Le précortège, quant à lui, est difficile à estimer. Il se forme, au départ, avec les gilets jaunes et la mouvance contestataire radicale, mais des gens descendent petit à petit le long du défilé et se mêlent à eux, si bien que le volume du précortège n’est généralement pas le même à l’arrivée. Il peut passer de 1 000 ou 2 000 individus en début de manifestation à 17 000 ou 20 000 personnes à la fin. C’est le nid du bloc radical.

Je parle de bloc radical car il n’y a plus de black block structuré. À la place, on a une nébuleuse qui serpente dans le précortège. Elle est composée de groupes affinitaires certes habillés en noir, mais qui ne communiquent pas toujours entre eux. Les ultra-jaunes suivent le mouvement mais ils n’échangent pas avec les ultragauchistes et ils ne leur obéissent pas. Les autonomes et antifascistes marchent ensemble, même s’ils sont des groupes séparés. Les autres suivent.

Les ultra-jaunes sont sans limite en termes de violence, notamment sur les forces de l’ordre. Le 1er mai 2017, un fonctionnaire de police a été incendié par un cocktail Molotov qui venait de l’ultragauche. Mais les gilets jaunes ont fait bien pire : attaques physiques directes, jets de cocktails ou d’engins incendiaires bricolés. Ils fabriquent des objets pour faire mal.

Mon travail consiste à dire combien il y aura de manifestants et combien « d’énervés » dans le précortège. En fonction de ces données, le préfet de police bâtit son dispositif. Nous sommes en lien avec la direction générale de la sécurité intérieure et le service central du renseignement territorial : ce dernier nous informe des arrivées de province. Pour lui aussi, il est difficile de faire des estimations. Il sait si les objectifs qu’il surveille vont se déplacer. Sachant qu’un objectif surveillé draine avec lui au moins cinq personnes, on estime ainsi le nombre d’éléments radicaux. En revanche, on ne sait pas évaluer les anonymes – lycéens, étudiants, personnes qui en ont ras le bol – qui se grefferont au mouvement.

Nous avons été surpris de l’ampleur des mouvements contre la loi sur la sécurité globale ainsi que de la manifestation organisée devant le tribunal judiciaire de Paris par le comité Vérité pour Adama le 3 juin 2020. Pour ce dernier, nous avions envisagé 10 000 participants, mais les réseaux sociaux et le retentissement de l’affaire George Floyd ont provoqué un grand élan de solidarité : il y a eu 23 000 personnes. Compte tenu des réseaux sociaux, notamment TikTok et Snapchat, faire des prévisions est difficile. À cela s’ajoutent les réseaux cryptés comme Telegram, sur lesquels nous butons sur le plan technologique.

Grâce à notre travail avec la direction de l’ordre public et de la circulation et nos partenaires, nous faisons en sorte que l’organisation se passe bien. Ensuite, on compte, on observe, on exploite les réseaux sociaux et les vidéos à disposition pour identifier les gens.

Concernant la coopération internationale, pour savoir si des étrangers vont arriver, nous sommes en réseaux. Si l’un de nos partenaires identifie nominativement des individus radicaux, des interdictions administratives du territoire sont possibles. C’est ce qui a été fait pour des militants étrangers qui comptaient venir à Sainte-Soline. Nous essayons d’empêcher de venir ceux qui ont été identifiés et cela fonctionne. Pour une autre mouvance, nous avions travaillé avec le Danemark pour empêcher un autodafé de Coran sur l’Arc de Triomphe.

Durant la période qui vous intéresse, il y a eu six manifestations déclarées sous forme de journées internationales d’action, et quatorze rassemblements, spontanés ou déclarés, qui ont abouti à des déambulations sauvages. Les dégradations et les violences n’ont pas eu du tout la même intensité et n’ont pas été commises par les mêmes auteurs.

Au cours des six manifestations déclarées, on a trouvé l’ultragauche, les ultra-jaunes et des manifestants lambda radicalisés. Il y a eu de grosses dégradations et des atteintes aux forces de l’ordre.

Lors des rassemblements spontanés, place de la Concorde ou place de l’Hôtel-de-Ville, qui ont été suivis de déambulations sauvages, on n’a constaté que de petites dégradations, des feux de poubelles sans gravité. Il n’y a eu presque aucune prise à partie des forces de l’ordre. L’ultragauche était peu présente. On a vu bon nombre d’ultrajaunes ainsi que des lycéens et des jeunes venus faire la fête. C’était très désorganisé.

Ce sont deux types de rassemblements très différents, mais tout aussi ennuyeux sur le plan de l’ordre public. La nuée de journalistes et de pseudo-journalistes de rue a rendu tout cela spectaculaire, mais le fait que tout le monde filme ne facilite pas le travail des forces de l’ordre, même si je sais que cela permet de pointer des usages abusifs de la force. Les journalistes de rue font n’importe quoi et brisent l’anonymat des militants sur lesquels ils travaillent, ce qui les conduit à se faire violenter. Les journalistes de rue des gilets jaunes sont une bénédiction : ils filment la manifestation de l’intérieur et les gens non grimés de face.

Les violences contre la police, de l’ultragauche, des gilets jaunes, voire de certains lycéens, procèdent de l’idée que le policier est un fasciste. Les membres de l’ultragauche recherchent l’opportunité, ce sont des coucous au sein des différents mouvements. Si une grosse manifestation syndicale est annoncée, ils viendront forcément. Donc, pour répondre à votre question, monsieur le président, nous nous attendions à ce qui s’est passé. Nous imaginions bien que la mobilisation des syndicats allait être forte. BFM‑TV avait d’ailleurs titré : « Un 1er mai unitaire et vengeur ». C’est le titre de ma note sur le sujet.

Nous savions que si l’intersyndicale fonctionnait, cela ferait du monde dans la rue, et que les radicaux y feraient leur nid. Chaque 1er mai s’est mal passé et toutes les grosses manifestations intersyndicales se sont terminées en catastrophe. Ce qui a aggravé les choses, depuis 2019, c’est que les gilets jaunes ont occupé un terrain délaissé par les syndicats. Ces derniers se sont rattrapés depuis et, désormais, les gilets jaunes sont moins nombreux. Mais ils sont quand même là, parce que c’est le fond de leurs revendications. Oui, nous nous attendions à ce que cela se passe mal, à des rassemblements spontanés comme celui de la Concorde. Nous savions que l’interruption du débat parlementaire par l’engagement de la responsabilité du Gouvernement serait le déclic d’un procès en illégitimité et en autocratie.

Nous savions qu’un rassemblement de 7 000 personnes non autorisé à la Concorde évoluerait en déambulation sauvage. L’ultragauche n’était pas tellement présente alors. On l’a trouvée ponctuellement dans les déambulations sauvages, par exemple dans celle qui a fait suite aux événements de Sainte-Soline. C’était un petit rassemblement de 800 personnes devant l’Hôtel de ville. Un rassemblement spontané, c’est dangereux, qui plus est sur une place où, depuis 2019, les gilets jaunes n’avaient pas le droit de manifester. Nous savions qu’ils allaient y être : l’occasion était trop belle. On sait que la présence de chefs des gilets jaunes draine les plus radicaux d’entre eux.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez dit la violence, pour certains, sans limite. Pour décrire ces phénomènes, vous employez par ailleurs les termes de nébuleuse et de mouvance.

Mme Françoise Bilancini. Pour ma part, je parle plus volontiers de bloc radical. C’est la direction de l’ordre public et de la circulation qui utilise le terme « nébuleuse ».

M. le président Patrick Hetzel. Derrière tout cela, n’y aurait-il pas des formes organisationnelles, des structures associatives apportant un soutien ? Le service de renseignement travaille sur le milieu ouvert, mais ne pourrait-on pas trouver des instigateurs sur le darknet ?

Mme Françoise Bilancini. Les groupuscules d’ultragauche ne bénéficient d’aucun financement. À Paris, il y a deux mouvances : les anarcho-autonomes et les antifascistes. Par définition, ils ne sont liés à rien parce qu’ils sont anti-système, anti-partis. Certains vivent dans des squats. D’autres ont un petit boulot. Ils s’autofinancent. Soit ils vivent en communauté, soit ils font ce qu’ils appellent des « autoréductions » : ils déboulent dans un supermarché, font le plein et partent sans payer. Ils le font chez Décathlon pour s’équiper de coupe-vent noirs et de lunettes de piscine. Certains eux ont un travail, je pense à quelques personnes de l’éducation nationale. Du côté des gilets jaunes, on trouve plutôt des travailleurs pauvres et des gens qui perçoivent une allocation chômage. Dans les deux groupes, quelques personnes perçoivent des allocations de subsistance. Ils vivent chichement. Ceux qui sont étudiants sont financés par leurs parents. Les profils sont divers, sans organisation verticale.

Il ne faut pas être paranoïaque : on ne trouve dans le rôle du marionnettiste ni la Chine, ni la Russie, ni des partis politiques. D’ailleurs, ces gens aiment tellement peu les partis politiques que certaines manifestations ont été compliquées pour La France insoumise. En 2017, le podium de Jean-Luc Mélenchon sur une place a été attaqué par des antifascistes parisiens. Au cours de l’une des dernières manifestations, ils ont saccagé un étal du Parti communiste car ils considèrent Fabien Roussel comme un traître. Ils sont contre le système. Les gilets jaunes, eux, sont apolitiques par définition : contre le Gouvernement, contre le pouvoir et surtout dans la violence liée au déclassement social. Pour le dire clairement : ils n’ont pas de fric.

En 2018, au moment du black bloc de la place Valhubert dont je parlais, il y a eu une forme d’organisation. Certaines personnes pouvaient apparaître comme des chefs. Pour coordonner 1 200 personnes, il fallait une théorisation de l’organisation de ces gros mouvements de violence. Ce n’est plus le cas. Les gilets jaunes ont fait preuve d’une violence spontanée. Sur les Champs-Élysées, ils ont visé le Fouquet’s parce que c’était un symbole de l’argent. Ils s’en sont rapidement pris aux forces de l’ordre en leur reprochant de ne pas être de leur côté, au service du pouvoir pourri qui les a rendus misérables et malheureux. Tout cela n’est pas piloté. Dans les gilets jaunes, il y a eu un effet d’entraînement, un effet de masse. On a vu des amitiés se tisser au fil des manifestations. Le rendez-vous du samedi est devenu important pour ces gens qui n’avaient plus grand-chose. Mais il n’y a ni organisation, ni financement occulte.

Mme Marina Ferrari (Dem). Vous avez distingué l’ultragauche, les ultra-jaunes et le tout-venant qui s’agrège aux manifestations. Vous avez indiqué qu’il n’y avait pas de lien entre ces groupes. N’y a-t-il pas, tout de même, une forme de porosité entre eux, ne serait-ce que parce qu’ils utilisent les mêmes réseaux de communication ? Autrement dit, ne risque-t-on pas de voir certains mouvements se consolider du fait de la solidarité qui s’affirme au cours des manifestations ?

Par ailleurs, quel est, selon vous, le risque de radicalisation du mouvement ? Vous avez dit que des étudiants rejoignaient spontanément ces manifestations. Je suppose que vous travaillez avec les universités et les syndicats étudiants. Est-il possible de détecter en amont des profils susceptibles de se radicaliser ?

Enfin, vous avez dit que la coopération internationale fonctionnait bien et qu’on arrivait à bloquer des gens à la frontière. Dans la mesure où certaines personnes sont parfaitement identifiées, pourquoi ne parvient-on pas à les empêcher d’agir ?

Mme Françoise Bilancini. Les militants d’ultragauche n’ont aucun moyen de communication. Ils savent comment on travaille : ils laissent donc leur portable à la maison, ils débranchent tout, se cagoulent et filent avant la nasse.

Les ultrajaunes sont eux aussi cagoulés et habillés en noir. Mais ils oublient souvent de dissimuler un élément qui permet de les identifier. Ils gardent leur téléphone parce qu’il faut qu’ils parlent, qu’ils disent où ils sont, qu’ils commentent. Ils sont contents d’alimenter les réseaux et leur télévision affinitaire.

Nous ne travaillons pas avec les syndicats d’étudiants. Nous ne leur demandons pas s’il y a chez eux des jeunes qui se radicalisent. En revanche, on observe les manifestations. Lorsqu’il y a des arrestations, on récupère les identités et on trace les parcours. Nombre d’étudiants et de lycéens ne sont liés à aucune mouvance. Les lycéens vraiment convaincus peuvent, au bout d’un moment, se rapprocher de mouvements liés, par exemple, à l’Action antifasciste Paris-Banlieue. Il en est de même pour les étudiants. Ceux qui font ce choix sont les plus convaincus et ils n’ont pas peur du risque juridique. Les militants d’Extinction Rebellion, eux, évaluent le risque juridique et n’agissent que s’ils sont sûrs de ne pas se faire prendre. Certains lycéens et étudiants peuvent faire le choix de s’engager, mais cela ne passe pas par le paiement d’une adhésion. Ils viennent, participent aux réunions affinitaires, qui sont plutôt secrètes, et ils s’affilient, mais tout cela de façon informelle.

Mme Marina Ferrari (Dem). Je voulais surtout savoir s’il arrive que des syndicats vous alertent au sujet de certains étudiants.

Mme Françoise Bilancini. Le monde universitaire, qu’il soit enseignant, encadrant ou étudiant, ne coopère pas avec les services de renseignement.

Concernant les identifications, l’idée selon laquelle nous connaissons tout le monde mais nous ne faisons rien fait beaucoup de peine à mes fonctionnaires. Oui, nous en connaissons beaucoup et nous en identifions beaucoup, y compris chez les ultra-jaunes majoritairement venus de province et que nous avons repérés au cours des manifestations. Mais il faut ensuite suivre la procédure judiciaire. Nous le faisons de façon transparente dès que nous le pouvons : nous mettons tout notre savoir à disposition. Ensuite, il y a le traitement judiciaire de l’infraction et la manière dont le parquet la prend en compte. Lorsqu’il n’y a pas assez d’éléments, l’infraction est insuffisamment caractérisée. Une fois caractérisée, les gens sont jugés individuellement pour des faits commis en groupe. De plus, on est souvent à distance de l’événement et les prévenus sont convoqués pour des faits survenus un an plus tôt.

M. le président Patrick Hetzel. Vous dites que vous utilisez l’arsenal juridique disponible, « tout le droit et seulement le droit ». Y a-t-il des faiblesses dans ce domaine ?

Mme Françoise Bilancini. Non, nous avons tout ce qu’il faut. Quant au traitement judiciaire, je ne suis pas magistrate. Mais je pense le code pénal assez copieux pour qu’on y trouve le nécessaire. Après, tout dépend de la politique pénale et de ce que veut le parquet.

Nous veillons à toujours contextualiser les choses avec les services enquêteurs, à préciser de quel groupe il s’agit et s’il y a récidive. Nous insistons sur l’importance de prononcer des interdictions judiciaires de manifester ou de paraître à une manifestation et, surtout, de les inscrire à temps au fichier des personnes recherchées. Nous connaissons les personnes sous interdiction judiciaire. Nous essayons de les retrouver dans les manifestations. Mais la récidive n’est pas forcément prise en compte.

Dans le domaine administratif, nous avons toutes les entraves possibles et imaginables. La dissolution, c’est bien. Mais à quoi bon dissoudre des groupes informels dont on est à peu près certain qu’ils vont se reconstituer ? Ce ne sont pas des entités où l’on cotise en échange d’une carte d’adhérent. Si on les dissout, ils se reforment sous un autre nom et avec un nouveau logo et nous, en termes opérationnels, nous perdons énormément de temps et de matière.

Nous avons les outils nécessaires mais je ne connais pas la politique des parquets, ni le temps dont ils disposent pour traiter ces affaires. Sur les dernières manifestations, nous avons travaillé avec la police judiciaire pour identifier les personnes qui ont grièvement blessé des policiers. Nous l’avons très bien fait et les journaux l’ont relaté. Mais les avocats qui défendent les militants d’ultragauche sont souvent d’anciens militants : ils ne veulent pas qu’on dévoile les identités, refusent les tests ADN... Par ailleurs, l’audience est souvent reportée et, lorsqu’elle a enfin lieu, on a tout oublié.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez dit que certains des militants que vous suivez pouvaient intervenir en d’autres lieux, par exemple à Sainte-Soline. Quels sont les liens qui peuvent s’établir sur le terrain ? Que pouvez-vous nous dire des formes d’entraide ?

Même si vous avez dit que les militants se gardent bien de diffuser sur les réseaux sociaux, il semble tout de même que ces derniers ont un rôle en amont pour créer des groupes ou partager des informations. Les réseaux sociaux semblent être une source d’information essentielle, sur laquelle nous devrions nous-mêmes davantage nous pencher.

Mme Françoise Bilancini. Notre travail de veille a effectivement permis de découvrir que des militants de la mouvance antifasciste parisienne s’étaient rendus à deux reprises à Sainte-Soline. Si nous le savons, c’est d’abord grâce aux réseaux sociaux parce qu’ils ont des sites affinitaires que nous surveillons et sur lesquels on a trouvé le lieu et la date du rendez-vous. Ce qui est dit sur les réseaux sociaux ne correspond pas toujours à la réalité. Mais nous avons su que certains y allaient vraiment. Nous les avons signalés aux collègues de Sainte-Soline. Nous avons échangé du renseignement opérationnel, des photographies.

Ils étaient à Sainte-Soline parce qu’ils savaient qu’il y aurait des manifestants d’horizons divers, que ça allait déborder. Ils sont comme des papillons attirés par la lumière : ils se mêlent à la manifestation pour la faire dégénérer, créer de la violence et se confronter aux forces de l’ordre. L’environnement n’est pas trop leur sujet et les bassines, à la limite, ils n’en ont pas grand-chose à faire. Mais elles rapportent de l’argent puisqu’elles bénéficient aux très gros producteurs de maïs de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), et c’est Vinci qui creuse les trous. Vinci, pour eux, c’est Satan.

Ce sur quoi on peut s’interroger, c’est sur l’attitude des autres acteurs – partis, syndicats, autres manifestants, résidents, locaux – qui savent très bien ce qui va se passer.

Mme Sandra Marsaud (RE). Qu’est-ce qui vous fait dire qu’ils le savent très bien ?

Mme Françoise Bilancini. Parce qu’un tel rassemblement attire forcément des gens qui vont casser.

M. Florent Boudié, rapporteur. Parlez-vous des risques de débordement d’une manifestation interdite ou bien aussi des manifestations traditionnelles ?

Mme Françoise Bilancini. Déclarée ou non, la manifestation de Sainte-Soline aurait eu lieu. À partir du moment où il y a un rassemblement avec un message politique à faire passer et la possibilité de casser du gendarme, l’ultragauche vient. Pour les antifasciste, je le répète, le premier fasciste, c’est le policier. Les autonomes cassent autant mais dans un autre état d’esprit, notamment pour voir s’ils pourraient ériger une zone du type Notre-Dame-des-Landes. Qu’une manifestation soit interdite est, pour eux, un motif supplémentaire de venir. Mais si la manifestation avait été déclarée, ils seraient quand même venus. Lorsqu’il y a un événement comme un G7 ou un sommet de l’Otan, on sait qu’ils viendront. On trouvera des manifestants politiques ordinaires et des manifestants syndicaux, suivant le thème du sommet, et un contre-sommet à l’intérieur duquel il y aura des gens venus commettre des violences. Ce n’est pas une surprise pour nous.

L’article 49, alinéa 3, de la Constitution a eu un effet de détonateur, que nous avions anticipé, mais la violence des dernières semaines n’est pas plus importante que celle d’autres épisodes passés. C’est plutôt un problème de mémoire que de mouvances. On a oublié ce qui s’est passé au sommet de l’Otan de 2009, ou à Biarritz, Gênes et Hambourg. Dans de moindres proportions, je me rappelle la loi El Khomri du 8 août 2016 et les manifestations de soutien à Zyed et Bouna en 2005.

M. Florent Boudié, rapporteur. Qu’en est-il des autres pays ?

Mme Françoise Bilancini. Dans les autres pays, on a plutôt affaire à la mouvance anarchiste. En Italie et en Grèce, on parle de terrorisme. En comparaison de manifestations vécues à Athènes, ce que l’on connaît en France est très raisonnable. À Athènes, j’ai vu une violence extrême. Il y a eu beaucoup de morts. La police a tué. Je me suis retrouvée au milieu d’une manifestation ; j’y ai vu le niveau de violence des manifestants et la réponse des forces de l’ordre. On était dans la mouvance ultra-dure.

Rappelons-nous d’événements à l’échelle de la France. Lors du sommet contre l’immigration organisé par le ministre Brice Hortefeux à Vichy, la ville a été dévastée. Nous étions présents : il n’y avait que des durs, très hostiles à la politique migratoire. S’il y a un débat sur un projet de loi relatif à l’immigration, cela va recommencer. On voit de nouveau nos habitués tourner autour des centres de rétention administrative. S’il y a de grosses mobilisations dépassant le mouvement associatif, il y aura des violences. Dans les manifestations des collectifs de migrants, les gauchistes ne sont pas là parce qu’ils ne veulent pas qu’on vienne interpeller des gens en situation irrégulière : ce serait contre-productif. Mais quand elles sont organisées par des partis, ils y vont. Les ultra-jaunes pourraient venir s’y greffer parce que, ce qui les intéresse, c’est le foutoir. Peut-être que cela va refroidir les jeunes et les étudiants. On a vu combien la manifestation contre la loi sur la sécurité globale a mal tourné : place de la Bastille, des collègues ont été fracassés à terre à coups de pierre par des ultra-jaunes. Ce jour-là, quand on était habillé en bleu marine, il ne fallait pas tomber.

On a un niveau de violence significatif. Mais on l’a déjà eu. Lorsque l’ultragauche européenne s’est battue contre le dernier train Castor, en novembre 2011, elle a saboté les rails pour que le train chavire. C’était une opération militaire, pour le coup très organisée. On a enlevé leur portable aux gens. Des militants écologistes de la tendance molle, qui venaient déplier des banderoles, ont été mis en camp. À quatre heures du matin, on les a fait se lever, marcher dans la boue et soulever les rails avec des crics. Nombre de manifestants se sont trouvés mêlés à une action dont ils ne savaient rien et ils n’ont pas eu le droit de retourner au camp. Ceux qui ont été interpellés, comme toujours, sont ceux qui courent le moins vite et qui sont les moins aguerris à la clandestinité.

Vous allez peut-être me trouver blasée. Certes, les violences ont été nombreuses depuis le début des manifestations contre la réforme des retraites. Certes, il y a eu des déambulations où l’on s’en est pris essentiellement aux poubelles. Certes, il y a eu de la casse lors des manifestations interprofessionnelles. Mais cela n’a rien à avoir avec la violence des cortèges des gilets jaunes, où l’on a atteint un sommet. Dans les émissions polémiques sur le schéma national du maintien de l’ordre, généralement à charge, les collègues invités disent tous que c’était très violent. Ce n’est pas un problème de violence, je le répète, mais plutôt un problème de mémoire.

Mme Patricia Lemoine (RE). La médiatisation à outrance, notamment sur les chaînes d’information en continu, contribue-t-elle aux actes de violence ?

Mme Françoise Bilancini. Les médias jouent leur rôle. Ce sont des entreprises commerciales dont le but est de vendre. Des voitures qui brûlent à Paris, c’est vendeur. Certaines chaînes s’en servent pour faire peur et faire de la politique. Les militants de l’ultragauche se moquent de la médiatisation. En revanche, je ne peux pas nier un effet de galvanisation, notamment chez les gilets jaunes ou les gamins qui ont envie de se faire peur. Certains arrachent les petits marteaux dans les bus pour casser des vitrines et ils diffusent les images sur Instagram ou TikTok. Pour revenir à une question posée tout à l’heure, je ne pense pas qu’on retrouvera ces lycéens dans trois ans, une fois passée la crise d’adolescence. Une autre nouveauté, depuis les gilets jaunes, est la participation importante des femmes. Elles viennent avec tous les objets habituellement interdits dans les manifestations et elles sont assez agressives, ce qui complique la tâche des policiers.

Les réseaux sociaux facilitent l’échange. Sans Facebook, il n’y aurait pas eu les gilets jaunes. Ils se sont construits là-dessus. Ils ont ouvert des groupes Facebook par région pour fixer des rendez-vous à Paris. Le mouvement des gilets jaunes est très horizontal et n’aurait pas pu exister sans les réseaux sociaux – comme les convois de la liberté.

Les gauchistes, quant à eux, ont des sites affinitaires où ils font de la politique et expliquent qui ils sont. Ils ont des petites chaînes confidentielles que nous sommes les seuls à regarder. Mais leurs décisions sont prises dans des réunions très fermées où ils se parlent directement. Pour préparer un black bloc comme celui de 2018, ils ont utilisé des cabines téléphoniques. Ils fonctionnent peu avec le téléphone portable et les réseaux sociaux – en dehors de Telegram.

Nous avons tous les outils nécessaires pour faire de la veille ouverte. Quand on voit qu’un sujet intéresse beaucoup de monde, on sait qu’il va y avoir encore plus de mobilisation, y compris des gens non affiliés.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Merci pour le caractère empirique de vos propos, qui permet d’aller au-delà des idées reçues, voire des fantasmes. Pourquoi avez-vous dit être soulagée de ne plus travailler sur les partis politiques ? Depuis le début de cette audition, il est beaucoup question de politique même s’il ne s’agit pas de partis.

Certains des mouvements que vous décrivez font preuve d’œcuménisme à l’échelle internationale. Mais j’ai cru comprendre qu’au niveau national ou local, il existe des antagonismes : au mieux de l’ignorance et du mépris mutuel, au pire des rivalités. Ces inimitiés ont-elles atteint un certain niveau de violence – physique, électronique, autre – en manifestation ou en marge des manifestations ? Peut-on craindre que ces groupes antagonistes en viennent à s’affronter entre eux ?

Mme Françoise Bilancini. Si je ne regrette pas de ne plus travailler sur les partis politiques, c’est parce que je n’aime pas que l’on puisse penser que je fais de la police politique. Je suis à la tête d’un service de renseignement et je fais ce métier depuis trente-cinq à quarante ans. Je mets un point d’honneur à dire que je ne fais pas de politique et que je me moque de savoir sur qui j’enquête. Moi, je travaille sur la violence politique.

Les groupes qui nous occupent ne sont pas des partis, même pas des associations, mais des groupements de fait qui utilisent la violence avec un fond politique. Nous travaillons aussi sur des gens qui n’ont pas de soubassement politique. Certes, les gilets jaunes et les ultra-jaunes ont une conscience politique, mais c’est celle du citoyen déclassé. Je ne travaille pas sur les partis représentés au Parlement – et c’est tant mieux. Si vous saviez comme c’était un drame de devoir prédire qui allait gagner les élections !

Par déontologie et par éthique personnelle, j’ai toujours souhaité faire de ce métier quelque chose d’objectif. Sinon, on ne sert à rien. Mon métier est d’aider à la décision le ministre ou le préfet, pas de lui raconter ce qu’il veut entendre. Cela m’a d’ailleurs valu quelques moments compliqués à l’époque où l’on travaillait sur la politique, où l’on faisait des prévisions électorales et où je n’étais pas d’accord avec mon préfet.

Les antagonismes sont notre crainte majeure. Parlez-vous d’antagonismes entre les deux bords ou au sein du même bord ?

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Par exemple, à l’intérieur de l’ultragauche.

Mme Françoise Bilancini. Au sein de l’ultragauche, il existait un mouvement antifasciste qui a quitté la violence et qui soutient désormais certains partis que vous devez connaître. Nous avons donc arrêté de travailler dessus. Mais l’antagonisme entre les deux mouvements antifascistes parisiens n’est pas réglé puisqu’ils se mettent régulièrement sur la figure, en tête de cortège, dans les manifestations intersyndicales.

Peut-il y avoir conflit entre ultragauche et ultra-jaunes ? Les ultra-jaunes, ce sont un peu des pigeons. Ils disent vouloir refaire le black bloc, ils se griment et ils font des banderoles magnifiques. Les autres les laissent partir devant et ils font ce qu’ils veulent derrière. Les ultra-jaunes et les militants de l’ultragauche sont très différents. Le militant d’ultragauche qui vient faire un bloc arrive à jeun, n’a pas de téléphone et ne se grime qu’une fois sur place. Du côté ultra-jaune, ce n’est pas tout à fait ça. Plus le temps passe, plus ils sont imbibés et cela finit en catastrophe. L’ultragauche les utilise. Il n’y a pas d’antagonisme entre eux, sauf quand les médias des ultra-jaunes viennent filmer : là, ça part au carton.

Il y a aussi la mouvance antagoniste d’ultradroite sur laquelle nous travaillons beaucoup. Avec les antifascistes, ils se chassent beaucoup dans Paris. L’ultradroite a connu un passage à vide après l’affaire Méric. On l’a vue revenir avec les gilets jaunes. Le 1er décembre 2018, on a vu l’ultradroite essayer de prendre les choses en main, en montrant aux gilets jaunes comment défaire les pavés, monter des barricades. Le fond politique des gilets jaunes n’est pas tellement à gauche et ils se retrouvaient sur certains sujets. Au tout début, l’ultragauche s’est intéressée aux gilets jaunes parce qu’elle a vu l’ultradroite. Il y a eu des expéditions punitives dans des manifestations de gilets jaunes, où ultragauche et ultradroite se sont affrontées. Devant la gare de Lyon, ça a été une boucherie. Après, tout le monde s’est retiré. Puis l’ultradroite s’est peu à peu reconstituée. Des groupes ont été dissous et certains se sont reformés sous un autre nom.

Il y a eu des pics, notamment avec la Coupe du monde de football, où nous avons effectué une très grosse opération. On ne parle jamais de ce qu’on fait de bien, mais nous avons pu arrêter soixante membres de l’ultradroite qui préparaient une expédition punitive contre des Maghrébins, sur les Champs-Élysées. On les a pris avec des armes. Du point de vue judiciaire, la bande organisée n’a pas été retenue, la peine a été très individualisée et on aura trois jugements à l’avenir. Pour nous, c’est décevant parce qu’on a consacré beaucoup de moyens à cette affaire et beaucoup de temps à contextualiser les faits.

À l’heure actuelle, on a très peur d’un nouveau Méric. Du côté antifasciste, ils se sont durcis. Après un passage à vide dû à des actions judiciaires, ils se sont fait oublier mais ils reviennent à la manœuvre. Ils ont fabriqué des objets létaux, ils ont tout un catalogue d’outils pour faire mal aux flics. Le collègue qui a pris feu n’avait pas reçu un cocktail Molotov mais l’un des nouveaux engins incendiaires qu’ils ont fabriqués.

Nous allons entrer dans la semaine anniversaire de la mort de Clément Méric et il va y avoir beaucoup d’événements. Une manifestation commémorative va déambuler dans la rue, qui réunira probablement de nombreux militants venus d’autres pays. La mouvance sera réunie pour donner de la visibilité au dixième anniversaire. Le risque, c’est que la mouvance d’ultradroite vienne pour créer des affrontements. Ce serait dangereux car il y aura probablement 2 000 militants de l’ultragauche. Une commémoration sera organisée sur le lieu du décès de Clément Méric. L’aboutissement de cette semaine, qu’ils qualifient eux-mêmes sur leurs médias, sur leurs réseaux sociaux, de semaine antifasciste, ce sera la manifestation interprofessionnelle du 6 juin. On est dans l’idée que cela peut mal se passer.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie, madame la directrice, d’avoir pris part à cette audition.

 

 

 


  1.   Audition, à huis clos, de Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (5 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne, à huis clos, Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

M. le président Patrick Hetzel. Nous commençons nos auditions du jour en recevant Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Vous êtes, madame la professeure, une spécialiste de la violence politique, à laquelle vous avez consacré de nombreux ouvrages, notamment Violences politiques en France de 1986 à nos jours dont vous avez assuré la direction. Comme vous l’avez souhaité pour préserver l’intégrité de vos recherches, cette audition se tient à huis clos.

Je n’ai pas à vous rappeler les scènes de violence qui ont émaillé les manifestations et rassemblements au cours des premières semaines du printemps, entre le 16 mars et le 3 mai. Notre commission d’enquête a pour ambition de comprendre qui sont les auteurs de ces violences, quels sont leurs moyens d’action, comment les autorités peuvent y répondre en assurant, avec une égale attention, le respect des libertés fondamentales et la sécurité des biens comme celle des personnes. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur Florent Boudié. Nous ne l’aborderons pas forcément dans son intégralité, mais nous comptons sur vous pour nous adresser dans un second temps vos réponses écrites.

Diriez-vous, pour commencer, que les violences politiques de ce printemps ont quelque chose de nouveau, par leur ampleur, leurs auteurs ou les circonstances, ou bien qu’elles s’inscrivent dans une forme de continuum avec des épisodes déjà vus auparavant ? Je pense notamment aux affrontements en milieu rural qui, sans être absolument inédits, semblent peu communs, du moins si on se réfère à un passé récent.

Comment analysez-vous, par ailleurs, la réaction de la société, des institutions, à ces violences ? Diriez-vous qu’il existe une sorte d’accoutumance ou au contraire une tolérance moindre avec le temps ? Pensez-vous que l’opinion, la loi et l’autorité judiciaire évoluent de concert ou qu’un écart se creuse entre les perceptions des citoyens, du législateur et des magistrats ?

Avant de vous donner la parole pour répondre à ces premières questions, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Isabelle Sommier prête serment.)

Mme Isabelle Sommier, professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. J’ai été agréablement surprise de la qualité des questions que vous m’avez adressées, et je me suis dit, en effet, que nous n’arriverions pas à tout traiter dans le délai imparti d’une heure.

Peut-on parler de nouveauté ? Non. En revanche, il y a une montée en radicalité, à l’évidence, et un contexte particulier dû à l’ouverture d’un autre cycle dans la protestation contre la réforme des retraites.

Le premier cycle était intersyndical, donc organisé, avec des services d’ordre qui s’étaient eux-mêmes réorganisés, notamment à la suite des violences qu’avait eues à connaître le service d’ordre de la Confédération générale du travail (CGT), le 1er mai 2021, de la part de black blocs et de gilets jaunes. Cela avait conduit les syndicats à se réunir de nouveau en intersyndicale et à réorganiser leurs services d’ordre. En effet, le déclin de ces derniers avait certainement contribué à un phénomène qu’on remarque depuis plusieurs années, au moins depuis 2016 : une dynamique émeutière croissante dans les manifestations et les défilés de rue – mais pas tous.

Le changement de cycle a résulté du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, qui a changé assez profondément le profil et les attentes des opposants à la réforme des retraites. Jusque-là, on avait affaire à des salariés tout à fait hostiles au texte, mais assez désabusés quant aux résultats potentiels de leur mobilisation. Par la suite, on trouve d’autres catégories de personnes, beaucoup plus jeunes, qui participent à des manifestations spontanées et qui sont animés par une grande colère. C’est un glissement d’une crise sociale à une crise politique, voire institutionnelle.

Ce n’est pas un phénomène nouveau : on voit, en fait, réapparaître une mouvance qui existait déjà dans les années 1970 et que les services de renseignement appellent l’ultragauche, même si les militants en question ne se reconnaissent pas dans ce terme. C’est le courant antiautoritaire historique du mouvement ouvrier, hostile au communisme orthodoxe. Il avait disparu de la scène politique dans les années 1980, marquées, en grande partie, par un repli dans des squats, mais qui est réapparu à l’occasion des mobilisations altermondialistes, à partir de 2003, autour de l’idée, qui demeure, que les manifestations dites traîne-savates ne servent à rien. Pour attirer les projecteurs, une mobilisation dépendant d’abord de sa visibilité médiatique, il faut passer à d’autres formes d’action. Le moment fondateur fut la mobilisation contre la réunion de l’Organisation mondiale du commerce en 1999 à Seattle : les black blocs ont été très présents et ils ont conduit à mettre la ville en état de siège. L’idée, qui va se renforcer au fil des années et plus encore à partir de 2018, est que seule la violence paie.

Un moment important dans le développement de ces mouvements, réapparus à l’aube du nouveau millénaire, a été la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE) en 2006, où l’on a vu également émerger une autre tendance, celle des anti-industriels hostiles à l’idée même de progrès. Ce sont sans doute eux qui connaissent la dynamique la plus nette, en particulier dans les alentours de Grenoble, une des régions les plus touchées par le vandalisme contre les antennes relais, mode d’action qui s’est considérablement étendu depuis le confinement, tout simplement parce que c’est le bassin des nanotechnologies. L’année 2006 est importante mais on en reste encore, à cette date, à des mobilisations estudiantines et lycéennes.

Il faut également citer la création du Mili, le mouvement interluttes indépendant, lors de l’affaire Leonarda. C’est le Mili qui invente, d’une certaine manière, le fameux « cortège de tête », ces manifestants qui refusent de défiler derrière la banderole officielle des organisations appelant à manifester et qui essaient d’aller au contact de la police ou de mener des manifestations plus spontanées. On observe ensuite une croissance du cortège de tête entre 2016 et 2018. Le 1er mai 2017, il rassemblait un petit millier de personnes, dont 150 black blocs. L’année suivante, le 1er mai 2018, la manifestation officielle comptait entre 20 000 et 55 000 personnes et le cortège de tête 14 500, la police considérant qu’il y avait en son sein 1 000 à 1 500 black blocs.

Ce qui se joue de plus en plus dans le cortège de tête est lié au type de maintien de l’ordre : c’est une solidarisation entre, d’une part, des manifestants qui ne sont pas présents pour en découdre avec la police et, d’autre part, ceux qui sont venus spécialement pour cela, selon des logiques de situation sur lesquelles nous pourrons revenir. C’est la fameuse « nouvelle psychologie des foules » étudiée par le sociologue britannique Stephen Reicher. Quant à nous, nous vivons toujours sur celle héritée de Gustave Le Bon, qui date du XIXe siècle. La nouvelle psychologie des foules a servi de base à un groupe de travail qui a débouché sur une uniformisation, sauf en France, des modèles de police des foules, dans le cadre du modèle KFCD – connaissance, facilitation, communication et différenciation.

S’agissant de la réaction des institutions, l’écart avec les citoyens ne fait que croître. Il faut citer, à cet égard, l’année 2005. Le phénomène de l’abstention est antérieur, bien entendu, mais la défiance date du rejet puis du retour par la fenêtre, si je puis dire, du traité établissant une constitution pour l’Europe. Il y a eu ensuite, autour de 2009, des lois qui ont commencé à éroder la liberté de manifester, puis les gilets jaunes. Outre l’idée d’une séparation entre le peuple et des élites, s’est imposée progressivement la conviction d’une dérive liberticide. Ce thème a été beaucoup développé par les gilets jaunes et il a été renforcé, d’une certaine manière, par la crise du covid‑19, durant laquelle la décision de quelques-uns a conduit à un phénomène sans précédent, celui du « tous à la maison ».

Le fonctionnement des institutions, plus particulièrement depuis le début du deuxième mandat d’Emmanuel Macron, puisque ce dernier ne dispose pas de la majorité absolue, renforce la défiance et, je dirais, une certaine lassitude démocratique. Les études du Cevipof, le centre de recherches politiques de Sciences Po, le montrent. C’est vrai dans à peu près tous les milieux, y compris les jeunes militants écologistes. Une partie d’entre eux peut considérer que, compte tenu de l’ampleur des défis, il faudra nécessairement en venir à des mesures autoritaires. Cette méfiance grandissante s’accompagne, côté pouvoirs publics, du fait que les violences sont de moins en moins tolérées en vertu d’un principe mis en évidence au XIXe siècle par Alexis de Tocqueville : plus un phénomène désagréable décline objectivement, plus ses résidus sont insupportables. On a vu, par exemple, une extension de l’utilisation des lois antiterroristes pour interdire en manifestation des « dispositifs sonores portatifs », c’est-à-dire des casseroles. L’idée s’est développée d’une dérive liberticide et d’une dérive en matière de maintien de l’ordre. Je ne fais pas partie des spécialistes de cette question mais je les ai beaucoup lus, notamment Fabien Jobard et Olivier Fillieule. Ils parlent d’une brutalisation du maintien de l’ordre liée à deux phénomènes : une forme de militarisation du fait de l’emploi grandissant d’unités formées non au maintien de l’ordre mais aux violences urbaines, et la volonté d’interpeller qui suppose d’aller au contact physique alors que le principe du maintien de l’ordre est la mise à distance.

S’agissant des mouvances sur lesquelles je travaille – anarchistes, autonomes, etc. –, on observe depuis plusieurs années une évolution des thématiques vers les questions des libertés ainsi que, désormais, les questions animalistes et surtout environnementales. Ceci conduit à une porosité entre les radicalités d’ordre idéologique et d’ordre sociétal.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ai essayé de distinguer, en vous écoutant, ce qui relève d’une revendication démocratique, d’une colère civique, et de la violence à proprement parler. Pourriez-vous être plus précise en la matière ? Je comprends que vous considérez, mais je me trompe peut-être, qu’il existe un fort contexte de défiance à l’égard des institutions et de contestation de certaines politiques publiques, durant différents quinquennats, notamment la réforme des retraites. Mais je n’ai pas bien saisi si vous isoliez la violence ou si vous considériez que tout cela forme un ensemble.

Par ailleurs, dans quel contexte se situe-t-on, sur le plan européen mais aussi international ? Sommes-nous un isolat ? La violence politique – ce terme est-il adapté ? – se retrouve-t-elle ailleurs, dans d’autres États membres de l’Union européenne ? Si oui, de quelle manière, et comment ces États se posent-ils la question de la proportionnalité de la réponse ?

J’en viens à une question qui n’est pas provocatrice mais qui reprend des éléments de langage entendus dans le débat politique. Considérez-vous qu’il existe un parallélisme entre violences politiques et violences policières ? Comment les termes « violences policières » sont-ils abordés dans le cadre de vos études ?

Mme Isabelle Sommier. Le lien entre la revendication, la colère et la violence dépend des types de groupe. Il faut distinguer, me semble-t-il, deux dynamiques différentes.

Il y a celle des black blocs, qui correspond à une tactique manifestante visant à l’émeute et qui repose sur une idéologie importée, en grande partie, de l’anarchisme mais aussi de la contre-culture états-unienne. Ces mouvances, et c’est la grande différence avec les groupes d’extrême gauche qui ont conduit à l’adoption de la première loi anticasseurs du 8 juin 1970, ne sont plus du tout dans une perspective de conquête du Palais d’Hiver. Elles visent la constitution de zones autonomes temporaires, c’est-à-dire de moments, lors de manifestations, ou d’espaces, par exemple des zones à défendre (ZAD), où l’emprise étatique est mise à mal et où les représentants des institutions ne doivent pas être présents. Un succès témoigne de la possibilité d’échapper à l’emprise de l’État. Cela s’accompagne d’une légitimation idéologique de la violence contre les biens mais pas, à la différence des années 1970, des assassinats ou des violences contre les personnes, en tout cas dans les mouvances sur lesquelles je travaille.

Dans la base de données rassemblant à peu près 10 000 faits de violence que nous avons établie, 70 % des agressions, c’est-à-dire des atteintes aux personnes, sont le fait de groupes d’ultradroite, et 70 % ont des motifs altérophobes – la personne visée est basanée, elle tient un magasin de type kebab… C’est très différent des agressions de la droite radicale des années 1980, qui avaient une forte tonalité antisémite. Les affrontements, quant à eux, sont clairement marqués à gauche : 46 % viennent du spectre politique de l’ultragauche et si on inclut les violences des mouvements zadistes, dont une partie est assez poreuse, on dépasse largement les 50 %.

Il faut distinguer ces groupes idéologiques des logiques de situation qui conduisent des individus qui n’étaient pas venus en découdre à le faire au final, ce qui est de plus en plus fréquent. Le modèle en la matière est le boxeur Christophe Dettinger.

Chez certains, comme les autonomes, il n’y a pas de revendication parce qu’ils sont en dehors de cette logique. Je pense que la très grande majorité d’entre eux ne votent pas, parce qu’ils ne croient pas en la démocratie représentative. C’est différent des logiques relevant de la colère, du sentiment de ne pas être entendu et que seule la violence paie. Il y a là non une légitimation idéologique de la violence, comme dans le cas des anarchistes ou des autonomes, mais une légitimation instrumentale issue de l’expérience : c’est un instrument efficace ; on a tout essayé ; on répond à une violence supérieure.

Deux épisodes des dernières années tendent, d’une certaine manière, à donner raison à ces personnes. Les gilets jaunes n’ont pas tout obtenu mais un plan de plusieurs milliards d’euros a été déployé. Par ailleurs, les émeutes très violentes qui ont eu lieu en Corse au lendemain de l’assassinat d’Yvan Colonna ont été suivies de l’annonce de discussions sur le statut institutionnel de l’île. L’idée que seule la violence paie repose, à tort ou à raison, sur des éléments de cet ordre. J’ai aussi évoqué l’action des black blocs lors de certains sommets internationaux : pour eux, la violence est utile puisqu’elle conduit les médias à s’emparer de la question.

La France est-elle un isolat ? Non, évidemment. S’agissant de l’ultragauche, certains pays ont l’expérience de groupes historiquement et numériquement plus importants. L’Italie est le berceau des autonomes, qui se sont exportés en Allemagne avant d’arriver en France au milieu des années 1970. Zurich est un troisième pôle. Lorsqu’il y a de grosses manifestations comme à Sainte-Soline, des autonomes allemands, notamment, viennent en France. Lors du sommet européen de Nice, la frontière avec la péninsule italienne avait été fermée pour éviter que des Italiens ne viennent renforcer la contestation altermondialiste.

Compte tenu de l’importance des luttes et des mouvements sociaux que notre pays a connus en 2006, en 2016 et plus encore avec les gilets jaunes, cette mouvance s’y est développée et elle a pris plus d’assurance. Les autonomes et les anarchistes européens considèrent que les Français ont acquis, grâce à leur expérience, une supériorité nouvelle.

Au-delà de cette mouvance, on observe dans tous les pays occidentaux une sorte de désenchantement démocratique qui se traduit par le populisme trumpiste et bolsonariste ou par une évolution vers un registre émeutier.

Non, je ne fais pas de parallèle entre les violences politiques contestataires et les violences policières. Cette dernière expression ne fait pas partie, en outre, des termes que j’utilise. On est là dans le registre de la force, légitime en régime démocratique dans un cas et non légitime dans l’autre. Cela étant, on ne peut nier que de nouvelles pratiques de maintien de l’ordre ont pour effet de produire de plus en plus d’interpellations et de causer des blessures qu’on ne rencontrait pas auparavant. Cela facilite la montée en radicalité et l’escalade sur le terrain.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez évoqué la psychologie des foules de Gustave Le Bon et d’autres acteurs, comme Stephen Reicher, qui ont développé un nouveau paradigme. Considérez-vous que c’est celui-ci qu’il convient d’appliquer pour comprendre ce qui se passe, pour analyser les violences extrêmes dans un certain nombre de manifestations ?

Mme Isabelle Sommier. Oui, absolument. On ne peut pas mettre ce paradigme en parallèle avec la vieille psychologie des foules du XIXe siècle qui considère que l’individu, dès lors qu’il est dans une foule, régresse sur l’échelle de la civilisation et redevient un barbare laissant libre cours à ses pulsions sous la pression de « meneurs fous », selon l’expression de Serge Moscovici qui parlait de « somnambules » guidés par des fous. Cela reste étudié dans les formations au maintien de l’ordre – en tout cas, c’était vrai il y a dix ans.

Stephen Reicher a mené plusieurs enquêtes de terrain, en particulier lors des manifestations, marquées par la violence, contre la poll tax au Royaume-Uni. Il a constaté que, dans une foule, les individus ne régressent pas, mais qu’un sentiment d’identité et d’appartenance à un collectif naît en raison du sentiment qu’il se heurte à une menace extérieure, qui serait la police. Dès lors que celle-ci laisse penser qu’elle va charger, les individus se soudent. On sait, en effet, que l’émotion la plus mobilisatrice n’est pas la colère, mais la peur. Une foule qui était constituée de conglomérats gagne alors en cohésion, une identité collective se forme et elle légitime la résistance à ce qui est perçu comme une menace extérieure. C’est cela qui provoque la solidarisation d’individus comme vous et moi avec quelqu’un qui, par exemple, jette des pavés.

La nouvelle psychologie des foules est à la base du modèle KFCD, dont le « K » renvoie à la connaissance (knowledge) des milieux militants et des manifestants. Nous avons un grand problème avec la réforme de 2008 qui a vu la fusion de la direction de la surveillance du territoire et des renseignements généraux. Ce fut une perte considérable en matière de renseignement, que le renseignement territorial pallie maintenant. Les renseignements généraux ont beaucoup perdu dans l’affaire, notamment par la réduction des effectifs – les compagnies républicaines de sécurité, ont connu une évolution similaire sur ce plan. Beaucoup de sources qui émanaient du terrain ont été taries. Les gilets jaunes ont surpris parce qu’on ne les avait pas vus arriver.

Si les universitaires français sont en retrait sur les phénomènes de radicalité par rapport à leurs homologues européens, c’est du fait d’une forte étanchéité et, disons-le, d’une méfiance réciproque entre le monde académique et les institutions publiques alors que, dans d’autres pays comme en Allemagne, il y a une connaissance réciproque et un meilleur accueil des travaux universitaires.

Le « F », dans le sigle KFCD, désigne la facilitation de la manifestation. Clausewitz parlait du brouillard de guerre : ce qui se joue dans ce cadre, c’est dominer l’incertitude liée à la fluidité de la situation. En temps de guerre, celui qui réussit à brouiller les esprits dans le camp adverse prend l’avantage. S’agissant des manifestations, des agents de liaison accompagnent l’organisation des cortèges. Néanmoins, c’est compliqué face à des black blocs qui ne veulent pas négocier ou face à des groupes tels que les gilets jaunes qui n’entendent pas déclarer leurs actions au préalable.

Pour éviter les mouvements de foule et l’affolement, il faut ensuite de la communication. C’est le « C » de KFCD. Cela marche bien en Allemagne, par exemple, grâce à l’usage de panneaux lumineux et de micros. Afin d’éviter que les gens soient pris de panique, la police prévient qu’elle va intervenir 200 mètres plus loin pour isoler un groupe et elle demande aux autres manifestants de ne pas bouger.

La différenciation, pour la dernière lettre de KFCD, s’opère entre les militants venus en découdre et les manifestants ordinaires. C’est l’idée qu’il ne faut pas mener une politique de répression indiscriminée, qui touche tout le monde. Le lien entre répression et mouvements sociaux a fait l’objet de nombreux travaux : on sait que la dynamique favorisant la montée en radicalité, voire le passage à la violence et la lutte armée, vient souvent du fait que la répression touche l’ensemble du groupe. Une répression efficace doit intervenir tôt et cibler certains éléments. Dès lors que la force s’abat sur un ensemble et qu’elle est indiscriminée, elle favorise la radicalisation et les passages à l’acte violent.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Je vous remercie de vos propos que je partage largement. Quelle place accordent les personnes qui commettent des violences en manifestation, au moins contre des biens, à la répression policière dans leurs récits et leurs motivations ?

Vous avez dit que certains mouvements autonomes ou anarchistes s’étaient redéployés vers d’autres sujets de militantisme, notamment l’écologie : ces évolutions répondent-elles aux mutations en cours dans la société ou résultent-elles d’un calcul entre bénéfices et risques – investir des luttes plus consensuelles pour pousser le curseur de la violence dans des champs plus ouverts au grand public ?

Mme Isabelle Sommier. Pour répondre à votre première question, je reprendrais la distinction entre les black blocs et les autonomes d’un côté, et les manifestants, notamment des étudiants qui déambulaient dans les manifestations après le 16 mars ou des gilets jaunes, de l’autre. La peur de la violence ressort souvent des témoignages, que les personnes l’aient subie ou qu’elles aient assisté à des scènes brutales. Pour les premiers, la question est sans objet car ils sont déjà acquis à cette perspective. Des membres des black blocs ont souligné que la répression policière de 2016 les avait beaucoup aidés car elle avait créé une solidarité avec d’autres militants, par exemple des syndicalistes de Solidaires, unitaires, démocratiques (SUD) auparavant hostiles. Une expression était même née, « totolidaires », contraction du surnom des autonomes et du nom du syndicat. Depuis le remplacement de Didier Lallement par Laurent Nuñez à la préfecture de police, les manifestations se passaient beaucoup mieux. On a vu très peu de black blocs dans la première période de manifestations contre la réforme des retraites, celle dominée par les syndicats et qui va jusqu’au 16 mars, car les services d’ordre étaient très présents et les policiers plus discrets.

Historiquement, beaucoup de femmes ont fait partie du mouvement libertaire français. Elles faisaient le lien entre le patriarcat et la condition animale. C’est le cas de Louise Michel mais également de l’éditrice anarchiste Séverine, qui avait écrit un livre en 1903, Sac à tout : mémoires d’un petit chien, dans lequel elle dressait un parallèle entre l’oppression des femmes et celle des animaux. L’antispécisme a été importé des États-Unis par des anarchistes lyonnais qui ont diffusé une brochure, tirée à 5 000 exemplaires entre 1985 et 1992, dans laquelle ils expliquaient qu’ils ne mangeraient plus de viande pour ne plus tuer d’animaux. Cette publication a marqué l’arrivée de l’antispécisme en France.

Des liens historiques existent donc entre l’anarchisme et l’écologie. Ils se renforcent par la nouveauté que constitue le développement considérable du féminisme radical. On pense au Witch bloc, le bloc des sorcières, ou à des groupes antifascistes féministes non-mixtes. Les ZAD ont également joué un rôle de passeur entre ces deux radicalités, notamment celle de Notre-Dame-des-Landes, où sont nés les Soulèvements de la Terre. Il y a aussi, bien évidemment, une dimension opportuniste qui a toujours existé : c’était la classe ouvrière dans les années soixante, puis les groupes de prisonniers dans les années soixante-dix, la cause environnementale aujourd’hui.

Les membres de ces mouvements sont plutôt jeunes. Ils associent, comme je le vois parmi mes étudiants, un mode de vie végan à une très grande angoisse quant à l’avenir de la planète. Il y a là une vraie spécificité générationnelle. Une doctorante fait actuellement une thèse sous ma direction sur Extinction Rebellion, mouvement que quittent des personnes qui jugent son action trop molle, peu efficace, qui rejoignent les Soulèvements de la Terre ou Dernière Rénovation.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous confirmez le propos de personnes déjà auditionnées, à savoir la présence récurrente dans le groupe de tête des manifestations des black blocs ou d’un bloc radical. Les organisateurs ne peuvent plus ignorer leur action, laquelle peut inquiéter les autres participants. Elle renforce également, comme l’a indiqué le préfet de police de Paris, les relations entre les forces de l’ordre et les organisateurs. Que pensent ces derniers et les éléments radicaux les uns des autres ? Le préfet de police a affirmé que le maintien de l’ordre s’était adapté pour faire avancer le cortège et ne surtout pas bloquer la manifestation : à cause du groupe de tête, la manifestation officielle n’avancerait pas sans les forces de l’ordre.

Mme Isabelle Sommier. Cela dépend des syndicats. Entre des militants de la CGT, de Solidaires et de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), les avis divergeront.

La présence d’éléments radicaux dans les manifestations n’est pas nouvelle. On les appelait les casseurs dans les années soixante-dix où ils étaient souvent assimilés à l’extrême gauche trotskiste ou maoïste. La différence avec la période actuelle réside dans la perte de puissance des syndicats : il y a cinquante ans, le taux de syndicalisation atteignait 25 % et les organisations disposaient de services d’ordre très structurés. Les militants radicaux qui souhaitaient atteindre la tête de cortège n’y parvenaient pas et ils étaient renvoyés en queue de défilé : si des pillages et des dégradations se produisaient, les syndicats pouvaient dire qu’ils n’en étaient absolument pas responsables. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : les syndicats n’ont plus les forces militantes ni la légitimité pour assurer un service d’ordre efficace.

Le 1er mai 2021, la CGT a été prise pour cible. Les black blocs deviennent de plus en plus professionnels quand les services d’ordre, notamment celui de la CGT, connaissent le mouvement contraire. Leurs troupes sont vieillissantes et clairsemées alors que les black blocs sont très mobiles. Lorsque je préparais ma thèse, j’ai participé à une recherche, en 1990, auprès du service d’ordre de la CGT, encore très puissant. Ce n’est plus du tout le cas. La crise du syndicalisme a été plus précoce et plus profonde en France qu’ailleurs. Les corps intermédiaires, historiquement anémiés, ont beaucoup souffert ces dernières années. Ils ont subi une forme de délégitimation, qui contribue au sentiment d’inutilité des luttes.

À partir de 2016, l’hostilité s’est traduite physiquement. Au cours de la contestation de la loi El Khomri, les locaux de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ont été visés plusieurs fois. L’acmé de cette hostilité a été atteinte le 1er mai 2021, quand le service d’ordre de la CGT a été attaqué en fin de cortège pour la première fois. Cela a donné lieu à de grandes discussions dans les milieux autonomes et anarchistes, dont de larges pans étaient en désaccord avec ce type d’action, y compris les anarcho-syndicalistes de la Confédération nationale du travail (CNT). Les militants les plus empreints d’idéologie étaient les plus critiques. Avec la massification du cortège de tête, certains membres des black blocs considèrent que les pillages effectués hors des enseignes du capitalisme sont le fait de casseurs, selon leurs propres termes. Le lancer d’un cocktail Molotov sur les forces de police le 1er mai dernier a également été condamné par certains d’entre eux, qui voyaient dans ce geste l’inexpérience de manifestants peu conscientisés.

Le service d’ordre de la CGT a mis du temps à intégrer le changement de rapport de force, notamment dans la taille et la qualité des effectifs, sans parler de l’âge des militants et de leur capacité à courir. Un vieux cheminot et un jeune militant n’ont pas les mêmes capacités physiques. Ce service d’ordre a longtemps continué à prendre les groupes anarchistes et autonomes de haut, considérant leurs membres comme des blancs-becs et des bourgeois. Il a fini par intégrer sa faiblesse et il cherche dorénavant à éviter que les débordements ne touchent leurs manifestants. Ils n’ont plus l’ambition d’expulser les black blocs. D’ailleurs, une partie des syndiqués de base ne voit pas ces derniers d’un mauvais œil, considérant que les manifestations traditionnelles n’obtiennent rien et que la violence est du côté de la police.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez dit que 70 % des agressions étaient commises par l’ultradroite. L’ultragauche est-elle responsable des 30 % restants ? Ou y a-t-il un troisième bloc, comme celui des ultra-jaunes décrit par certains services précédemment auditionnés pour parler de gilets jaunes radicalisés ne se reconnaissant dans aucune affiliation politique particulière ?

Vous avez affirmé que plus de la moitié des affrontements collectifs était le fait de l’ultragauche si l’on intègre les zadistes. Parlez-vous uniquement des affrontements collectifs à vocation politique ou comptez-vous les bagarres entre groupes de supporters, par exemple ?

Vous avez évoqué la brutalisation du maintien de l’ordre, due notamment à la présence d’unités non spécialisées dont la tâche est d’interpeller, donc d’aller au contact des manifestants. J’ai le sentiment que certains discours politiques tendent à autonomiser la police et la gendarmerie, c’est-à-dire à les traiter comme un corps indépendant des institutions, y compris au plus haut niveau de l’État de la part des personnes censées diriger ces services. Avez-vous également perçu ce type de discours qui peut nourrir des antagonismes reposant sur l’idée que deux équipes s’affrontent dans la rue ? Souvenons-nous de la phrase du préfet de police Didier Lallement disant à une manifestante qu’ils n’étaient pas dans le même camp !

Vous avez parlé de la peur comme vecteur de rapprochement et de solidarité entre les manifestants pacifiques et violents. Existe-t-il des points de scission entre eux ? Je ne suis pas le seul à avoir remarqué ceux que j’appelle les BBB, à savoir les « badauds des black blocs », qui regardent sans rien faire mais qui peuvent se solidariser dans les contextes que vous avez évoqués.

Mme Isabelle Sommier. Si vous me permettez, je vais commencer par la dernière question. Lors de l’émergence du mouvement altermondialiste et des black blocs, il y a eu un débat militant sur la légitimité du recours à la violence. Après la mort d’un manifestant lors du G8 de Gênes en 2001, les logiques émeutières furent plutôt critiquées. Les militants altermondialistes étaient assez empreints de non-violence et de désobéissance civile. Il me semble que ce n’est plus le cas actuellement, notamment depuis 2018 et la montée du thème des violences policières.

Le sentiment que la démocratie ne fonctionne plus ou mal, que les citoyens ne sont jamais entendus, nourrit cette évolution. Maxime Gaborit a conduit une enquête statistique sur le climat des manifestations dans laquelle il apparaît que 20 % des manifestants légitimaient le recours à la violence – contre les biens, pas contre les personnes – car ils pensaient que les autres moyens d’expression étaient inefficaces. Il n’est plus envisageable de mener des enquêtes statistiques sur les groupes d’ultragauche ; j’en ai conduit une en 2003, mais c’est aujourd’hui impossible, d’où ma demande de huis clos pour cette audition.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous parlez de violences pour des actions contre les biens. J’utilise pour ma part, peut-être est-ce mon fond de juriste, le terme de dégradations. Je réserve le vocable de violences aux agressions contre les personnes car je ne connais pas le délit de coups et blessures contre un abribus. Peut-être est-ce une question académique que vous avez déjà tranchée ?

Mme Isabelle Sommier. Les politistes et les sociologues qui travaillent sur la violence ne débattent pas de ce sujet. Ils adoptent une définition matérielle, qui considère la violence comme toute attaque contre les biens et les personnes. C’est par facilité de langage que j’ai employé ce terme.

Notre travail porte sur les violences possédant une dimension militante. Nous ne nous intéressons pas aux affrontements entre groupes de supporters, même s’il peut exister des liens entre les deux, par exemple une présence de l’ultragauche et de l’ultradroite, une porosité dans les modes d’action et des références communes au hooliganisme sur les réseaux sociaux notamment.

Nous avons étudié plusieurs familles militantes, comme nous les appelons en sociologie des mouvements sociaux. Si deux tiers des agressions sont commises par l’ultradroite, un autre groupe y a recours : les juifs intégristes, qui agressent physiquement d’autres juifs jugés antisionistes. L’ultragauche affronte les forces de l’ordre quand l’ultradroite attaque ses adversaires politiques antifascistes et antiracistes.

Nous avons arrêté notre base de données en juin 2020. Les gilets jaunes ont vandalisé des permanences d’élus et se sont rapprochés de quelques habitations, mais ils n’ont pratiquement pas commis de violences contre la personne des élus. Seuls un ou deux cas ont été recensés. Les agressions physiques d’élus sont arrivées avec les mouvements contre la vaccination et le passe sanitaire. Je cherche toujours des financements pour continuer d’alimenter ma base de données. La commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscules d’extrême droite en France avait préconisé la pérennisation de notre programme, mais cette recommandation est restée lettre morte.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je vous remercie d’avoir expliqué que les politiques de maintien de l’ordre avaient une influence directe sur le niveau de violence des rassemblements et qu’elles pouvaient provoquer des violences qui n’auraient pas eu lieu si une autre tactique avait été déployée.

Vous utilisez des concepts qui mériteraient d’être approfondis. Je me demande si, parfois, le vocabulaire ne nous enferme pas dans une lecture rétrécie des situations. Par exemple, vous parlez d’ultradroite : pouvez-vous nous en dire davantage ? J’ai l’impression qu’il s’agit d’un mot-valise dans lequel on met des identitaires, des néonazis et des racialistes : c’est l’extrême droite qui s’exprime à travers ces groupes, pourquoi la faire disparaître en usant d’un mot qui ne la nomme pas ? Je m’interroge également sur le terme de « radicaux », qui conduit à faire un lien entre ceux qui lancent des pavés et ceux qui défendent une radicalité idéologique qui n’a rien de violente.

Par ailleurs, j’ai été surpris d’entendre parler d’antispécisme et d’animalisme dans cette discussion sur les violences. À ma connaissance, il n’y a pas de mouvement antispéciste ou animaliste violent en France, mais peut-être avez-vous des informations dont je ne dispose pas. Extinction Rebellion défend la non-violence ; pourquoi avez-vous tenu à les mentionner ?

Mme Isabelle Sommier. Je vous invite à lire mon livre. Le Front de libération des animaux est arrivé en France en 2004. Il a commis 104 faits. C’est un produit d’importation…

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Qui n’a pas pris !

Mme Isabelle Sommier. …dont l’action s’est interrompue pour des raisons dont je discuterais volontiers avec vous ; il n’en reste pas moins qu’il se trouvait sur une pente glissante.

Je suis attentive aux termes utilisés. Mais dans une audition par des élus, je ne me lancerai pas dans un exposé sur la radicalité. Je réserve ces développements à mes étudiants et à mes lecteurs. Le terme d’ultragauche est rejeté par la plupart de ceux que l’on range dans cette catégorie ; je l’utilise ici car l’audition est brève. Il s’agit du rameau antiautoritaire issu de l’éviction des anarchistes au lendemain de la grande bataille entre Marx et Bakounine. Je ne suis pas spécialiste de l’ultradroite au contraire de mon collègue Nicolas Lebourg qui a été le premier à dénoncer ce terme. J’ai écrit un ouvrage étudiant le mot « terrorisme » et m’en distanciant. À un moment donné, l’important est d’être comprise, donc je l’utilise même si je peux nourrir des préventions à son égard.

La tendance à confondre radicalité cognitive et radicalité comportementale est très française. J’ai étudié le passage à l’acte violent, qui relève de la radicalité comportementale. Je ne confonds absolument pas les deux. Il y a évidemment une profusion de recherches sur la radicalité islamiste depuis des années : on en tire l’enseignement que la radicalité cognitive n’est pas un préalable obligatoire à la radicalité comportementale. On peut être dans la première sans être dans la seconde et inversement, et on peut bien sûr épouser les deux.

J’ai une perspective interactionniste et relationnelle de la radicalité. Ce sont en partie les élus et les services de police qui définissent cette dernière, puisqu’elle est la transgression d’une norme perçue comme subversive. La délinquance est également la transgression d’une norme, mais elle n’est pas perçue comme subversive. Le vol est ainsi commis à des fins d’enrichissement, valeur reconnue légitime dans notre société. Cette définition, que je suis loin d’être la seule à adopter, renvoie à l’idée de coconstruction de la radicalité. Certains comportements n’étaient pas perçus comme radicaux dans le passé alors qu’ils le sont actuellement. Cette évolution est permanente.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie, madame la professeure. Nous vous solliciterons probablement pour obtenir des éléments complémentaires par écrit.

 


  1.   Audition de Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et de M. André Ferragne, secrétaire général (5 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, et M. André Ferragne, secrétaire général ([4]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous concluons nos travaux de l’après-midi en recevant, pour cette audition ouverte à la presse, le Contrôle général des lieux de privation de liberté en la personne de la Contrôleure générale Dominique Simonnot et de son secrétaire général André Ferragne. La mission du Contrôle général des lieux de privation de liberté ne consiste ni à suivre les groupuscules violents ni à analyser les conditions du maintien de l’ordre, qui sont l’objet de notre commission d’enquête. Toutefois, nous avons souhaité vous convier pour évoquer des questions très précises relatives au temps qui suit la manifestation. Au cours du printemps, des personnes interpellées ont fait l’objet de mesures judiciaires privatives de liberté. C’est le sujet sur lequel vous avez travaillé et sur lequel nous allons nous vous entendrons avec intérêt.

Un questionnaire vous a été préalablement transmis par notre rapporteur. Toutes ses questions ne pourront être abordées au cours de cette audition. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous transmettre vos réponses écrites, qui seront ensuite communiquées à l’ensemble des membres de la commission.

Avant de vous faire prêter serment, je souhaiterais vous poser deux questions d’ordre général.

Diriez-vous que les interpellations et les gardes à vue auxquelles ont procédé les forces de l’ordre au cours des manifestations de ce printemps ont révélé des manquements aux droits des personnes ? Ou bien jugez-vous marginaux et peu révélateurs les éventuels incidents ?

On lit parfois que la garde à vue est détournée de son objet judiciaire à des fins de police administrative, pour prévenir des dérapages et non pour les réprimer. Les constatations que vous avez faites confirment-elles ou, au contraire, infirment-elles cette idée ?

Madame la Contrôleure générale, avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Dominique Simonnot prête serment.)

Mme Dominique Simonnot, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Je vous remercie d’avoir invité le Contrôle général devant votre commission d’enquête. Nous étions circonspects au premier abord car nous nous demandions quoi dire à propos du financement des groupuscules violents, auxquels nous ne connaissons rien. Le questionnaire que vous nous avez envoyé, auquel nous pouvons répondre, nous a précisé le sens de notre venue.

Nous avons constaté, et nous avons été repris par tous les journaux, que beaucoup de personnes étaient arrêtées lors de ces manifestations. Nous nous sommes dit qu’il fallait aller voir ce comment les choses se passaient sur le terrain. Nous avons constitué trois équipes, dont j’étais, qui ont visité neuf commissariats les vendredi 24 et samedi 25 mars 2023, pour y relever ce qui a ensuite été consigné dans notre rapport.

Si nous avons souhaité donner un certain écho à cette publication, c’est que les constats du Contrôle général des lieux de privation de liberté sont soumis au contradictoire. Nous pouvons nous faire communiquer tous les éléments dont nous avons besoin et leur consacrer le temps nécessaire. C’est un gros avantage. Nous avons eu accès, dans tous les commissariats que nous avons visités, au fichier de police CTJ Web, que je ne connaissais pas, ainsi qu’au nombre de gardes à vue et aux suites qu’elles ont reçues.

Vous m’avez demandé si tout s’était passé normalement pendant ces gardes à vue. Sans méconnaître le stress que représentent de tels moments pour les policiers, nous avons relevé de nombreuses irrégularités que recense notre rapport. Nous avons constaté que des gens avaient été arrêtés sans autre raison que parce qu’ils se trouvaient là, ou parce qu’on les soupçonnait d’une infraction sans se baser sur rien de concret. Au bout du compte, ces deux hypothèses reviennent au même.

Les officiers de police judiciaire rencontrés se sont dits ennuyés du manque de clarté des fiches d’interpellation reçues. Toutes les cases y étaient parfois cochées alors que seulement deux ou trois l’étaient sur d’autres fiches. Ils étaient obligés de rappeler systématiquement les agents interpellateurs. Ceux-ci répondaient ne plus savoir pourquoi ils avaient procédé à ces interpellations dans le feu de l’action. Le résultat était le même que s’ils avaient arrêté des gens au hasard puisque rien n’indiquait concrètement que les interpellés s’apprêtaient à commettre un acte répréhensible.

J’ai été heureuse de lire que le ministre de l’intérieur reconnaissait dans sa réponse que des progrès devaient être faits en matière de procès-verbaux et de fiches d’interpellation. Nous verrons ce qu’il en est la prochaine fois.

Lorsque j’étais journaliste au Canard enchaîné, nous étions fiers d’avoir publié la note « Permanence gilets jaunes » du parquet de Paris, qui donnait en substance pour instruction : « arrêtez tout le monde et on verra après ; surtout, ne les laissez pas ressortir avant le lendemain soir, voire le lundi matin ». Cette note avait marqué les journalistes et elle avait marqué les manifestants. La justice elle‑même s’en était un peu étonnée. Un ami policier m’a fait remarquer que cette technique remontait à La Manif pour tous, au cours de laquelle on arrêtait des gens qui ne faisaient pas grand-chose. Ils portaient des t-shirts de l’organisation ou ils se tenaient à genoux sur le trottoir avec de petites bougies. Mais ils étaient tous arrêtés et cette pratique s’est professionnalisée avec la note « gilets jaunes ». Avec l’esprit mal tourné, on peut craindre que plus personne au parquet de Paris n’écrive de telles notes désormais, parce tout ce qui est écrit finit par être révélé, mais aussi parce que cette mauvaise habitude s’est généralisée.

Par conséquent, lorsque vous demandez si ces arrestations sont inédites, la réponse est non. Mais il serait souhaitable que cette technique ne devienne pas une règle non écrite.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez considéré, au vu des rassemblements massifs et de l’importance des interpellations, que vous deviez vous rendre dans les commissariats. En tant que rapporteur, je ne me suis pas interrogé sur la légitimité de votre action. Je l’ai trouvée pleinement justifiée. Votre rapport a eu un retentissement important, d’où votre présence devant cette commission d’enquête. Le ministre de l’intérieur vous a répondu, en partie tout au moins.

S’agissant des modalités et des conditions de contrôle, quelle est la méthode que vous avez observée lors de vos déplacements dans les commissariats, les 24 et 25 mars 2023 ?

Si j’ai bien compris, vous et votre équipe vous êtes entretenus avec un certain nombre de gardés à vue. Par-delà les constats sérieux que vous avez effectués au cours de ces échanges, avez-vous pu apprécier le profil de ces personnes et le contexte de leur interpellation ?

Mme Dominique Simonnot. J’ai été assez étonnée du retentissement de ce rapport, parce qu’il arrivait après d’autres rapports et des centaines d’articles. Il faut le reconnaître que nous en avons tiré une certaine satisfaction.

Pour ce qui est des contrôles, ils se décident et se mettent en place assez facilement. Il suffit de déterminer le nombre d’équipes nécessaires, le nombre de personnes par équipe et de lancer un appel aux volontaires. En l’occurrence, nous étions trois ou quatre par équipe. Ensuite, c’est toujours de la même manière qu’il est procédé : se présenter, parler au chef de poste, parler au plus haut gradé jusqu’aux gardiens de la paix et aux gardés à vue. Nous échangeons avec tout le monde. En ce qui me concerne, je n’ai pas eu de chance car j’ai eu affaire aux deux trafiquants de stupéfiants du commissariat, qui n’avaient rien à voir avec les manifestations.

On demande ensuite à voir les procédures et les fiches d’interpellation, que l’on vérifie toutes. C’est d’ailleurs en parcourant des procès-verbaux que l’on a pu lire : « consignes et ordres hiérarchiques d’interpeller sans distinction des individus se trouvant dans telle rue à Paris ». On ne l’a pas seulement entendu. Nous l’avons lu sur le procès-verbal. Nous vous enverrons toutes les pièces avec les réponses au questionnaire.

Ce genre de contrôle se passe très bien. D’abord, dans le cas présent, les policiers et les officiers de police judiciaire n’étaient pas ravis de ce qu’on leur demandait de faire, et on peut les comprendre. Ils râlaient plutôt et ce sont eux qui nous ont dit être ennuyés avec ces procédures, car elles étaient bancales. Et ils nous ont extrait tous les procès-verbaux, tous les fichiers de police, dont ce mystérieux CTJ Web.

M. le président Patrick Hetzel. Je vais vous demander de prêter serment, monsieur le secrétaire général, puisque je vois que vous souhaiteriez ajouter une précision. Veuillez jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. André Ferragne prête serment.)

M. André Ferragne, secrétaire général. Je voudrais simplement rappeler les méthodes habituelles du Contrôle général des lieux de privation de liberté en ce qui concerne les locaux de garde à vue de la police, de la gendarmerie et des douanes. Nous avons des trames de contrôle avec des questionnaires-types. Pour ce cas particulier, nous n’avons pas créé de questionnaires spéciaux et ce sont ces guides qui ont été utilisés.

Ils prévoient quatre grandes catégories de questions. La première concerne le titre de privation de liberté, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les personnes sont interpellées. La deuxième a trait à l’information sur les droits et leur notification, qui se trouve généralement consignée dans des procédures-types élaborées avec des logiciels. La troisième s’intéresse aux conditions matérielles de garde à vue, notamment les questions d’hébergement ou d’alimentation. La quatrième porte sur les mesures de sécurité, c’est-à-dire les menottes et la fouille. Tout cela correspond à des questions systématiquement abordées lors des contrôles sur les conditions de garde à vue.

Ce qu’il y a de particulier ici, c’est que toutes les questions relatives au titre d’enfermement ont pris une importance qui n’existe pas ailleurs. Pour le reste, tout était tristement banal. Les commissariats étaient sales, mais pas plus que d’habitude. Les mesures de fouille et de retrait d’objet, notamment le soutien-gorge, étaient systématiques, mais pas plus que d’habitude. Le menottage était plus ou moins bien enregistré et plus ou moins bien traité, comme toujours. Tous ces aspects matériels étaient somme toute ordinaires, simplement aggravés par la masse.

M. le président Patrick Hetzel. Le rapporteur a abordé la question de la méthode, mais également celle des profils. Avez-vous des éléments à apporter à la commission d’enquête à ce sujet ?

Mme Dominique Simonnot. En vérité, aucun. Lorsque l’on va dans un commissariat ou une prison, on ne s’intéresse pas à ce que les gens ont fait. On vérifie le respect de leurs droits fondamentaux. Je ne peux donc absolument pas vous dire ce que ces personnes faisaient dans la vie, combien elles gagnaient ni comment elles étaient habillées. Elles étaient plutôt jeunes et il y avait beaucoup de première interpellation, mais je ne peux rien avancer d’autre.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Pour revenir sur les propos du secrétaire général, qu’est-ce qui a été aggravé par la masse ? Quels sont les points de droit qui n’ont pas été respectés, un peu plus ou beaucoup plus que d’ordinaire ?

Concernant les motifs et les conditions d’interpellation, ce que vous avez vu était-il significativement différent de ce que vous pouvez constater d’habitude lors de visites de gardes à vue ? Y a-t-il une particularité liée aux manifestations en tant que telles, ou ces conditions sont-elles celles que l’on retrouve habituellement ? Ainsi, il doit arriver que des personnes se plaignent de leurs conditions d’interpellation lors de visites classiques de commissariat, en dehors de manifestation.

M. André Ferragne. Les vraies différences découlaient du caractère massif des interpellations, non du fait qu’elles faisaient suite à des manifestations.

La première différence est le temps d’attente sur le site de l’interpellation. En conditions ordinaires, lorsque la police interpelle quelqu’un, elle le conduit dans une voiture et l’emmène au commissariat. Dans le cas qui nous intéresse, des attentes d’une heure ont été relevées. Ce délai est un temps de privation de liberté sans mesure efficace d’enquête. Il est purement lié au regroupement.

La deuxième divergence touche à la question du renseignement administratif, du renseignement des procédures sur les conditions d’interpellation. Nous avons parlé de fiches d’interpellation pré-remplies, de difficultés des officiers de police judiciaire pour joindre les agents de police judiciaire qui avaient procédé aux arrestations. En principe, on ne rencontre pas ces situations : un officier de police judiciaire qui reçoit une personne interpellée voit celui qui l’amène et peut lui poser des questions. Là, ce n’était pas le cas car il y avait un système de noria qui privait l’officier de police judiciaire de contact direct avec l’agent de police judiciaire. Ensuite, on retrouve à l’intérieur du commissariat les phénomènes d’attente puisque tous les officiers de police judiciaire ont été contraints de traiter les dossiers en masse. Ces lenteurs comportaient deux phases : d’abord l’attente de la comparution devant l’officier de police judiciaire ; puis la difficulté de ce même officier de police judiciaire pour joindre le parquet, lui-même submergé d’appels des commissariats confrontés aux mêmes problèmes. Tout cela a eu pour effet de prolonger les délais. Dès lors, le renseignement des procédures a été assez erratique, ce qui a d’ailleurs expliqué un certain nombre de relaxes car ces procédures étaient incomplètes.

En outre, l’information sur les droits n’a pas été forcément bien délivrée, les imprimés de notification étant simplement remis lors de la fouille. Mais il s’agit d’un grand classique et ce n’est pas forcément dû à la masse des personnes interpellées. Il y a également eu des difficultés en ce qui concerne les droits élémentaires, comme celui de prévenir un proche ou un employeur, en raison de nombre et de la volonté des officiers de police judiciaire d’aller vite en écourtant un peu ces temps qui « mangent de la procédure ». Et puis, l’attente et l’occupation excessive des locaux provoquent automatiquement des problèmes d’hygiène. Nous avons joint à notre rapport quelques photos qui témoignent de l’état des commissariats. Ce n’est pas parce qu’ils étaient vraiment sales ces jours-là qu’il faut en conclure qu’ils seraient propres le reste du temps même si, en cette circonstance, ils étaient plus sales que d’habitude.

Voilà quelques-unes des conséquences du caractère massif des interpellations. Il n’est pas question de dire qu’il s’agissait de malveillance policière. Il y avait simplement de la surcharge policière à laquelle s’ajoute quand même un stress policier. Stress qui, évidemment, n’est jamais un facteur de détente !

M. le président Patrick Hetzel. Vous indiquez que certains agents interpellateurs ont précisé à des officiers de police judiciaire avoir eu comme consigne et ordre hiérarchique d’interpeller sans distinction tous les individus qui se trouvaient dans telle ou telle rue de Paris. Savez-vous de quelles autorités émanaient ces consignes et ces ordres ?

Mme Dominique Simonnot. C’est mystérieux et je n’en sais rien. Ce que je peux dire, c’est que c’est relaté sur des procès-verbaux que nous avons lus et retranscrits. Mais il est vrai que l’on n’a pas demandé à l’officier de police judiciaire lequel de ses chefs avait donné cet ordre.

M. Michaël Taverne (RN). Est-ce que lors de vos visites, qui effectivement constituent un stress pour les policiers, vous avez pu dialoguer avec des équipes d’interpellateurs ? Lors de manifestations, les policiers interpellent, rédigent une fiche et repartent. C’est ensuite le poste qui s’occupe de la procédure et l’officier de police judiciaire ne dispose pas des tenants ni des aboutissants. Avez-vous pu prendre contact directement avec les agents qui ont interpellé des individus ?

Pensez-vous qu’il y a eu une volonté de mener une politique du chiffre pour se dédouaner d’une forme de pression et pouvoir affirmer que les policiers ont fait leur travail, alors que cette politique n’a pas d’efficacité ? On privilégierait la quantité à la qualité.

Vous avez évoqué le menottage et la fouille. Selon vous, y a-t-il un problème de formation en matière de procédure et de gestes techniques ?

Pensez-vous qu’il pourrait être efficace de recourir à l’interdiction judiciaire de paraître lors de ces manifestations, une peine complémentaire prononcée par le juge ?

Mme Dominique Simonnot. Nous avons dû croiser des agents interpellateurs. Mais nous ne les avons pas appelés pour savoir pourquoi ils n’avaient pas rempli correctement leurs fiches.

En ce qui concerne le stress, je voudrais préciser qu’il n’était pas consécutif à notre visite. Les policiers, comme les surveillants de prison, sont en général contents de nous voir. C’est l’occasion pour eux de montrer leurs conditions de travail. Ils nous disent : « Regardez comment on travaille ! Si vous pouviez en parler, cela nous arrangerait. »

Certaines cellules de garde à vue sont immondes ; une envie de vomir vous prend en y pénétrant. Elles sont surpeuplées. Il n’y a pas de chasse d’eau ou elle ne fonctionne pas. La promiscuité, le manque total d’intimité ne sont pas très agréables – c’est un euphémisme.

Existe-t-il un problème de formation ? Je pense qu’il est toujours préférable d’être bien formé, surtout lorsque tout le monde est à cran et que tout va trop vite.

Vous me demandez si cette situation était le fruit d’une politique du chiffre. Je n’en sais rien, il faut poser cette question au ministre de l’intérieur ou au préfet de police. D’après ce que j’ai pu voir précédemment de ces arrestations que l’on peut qualifier de préventives, il s’agit de décourager, d’intimider et de vider les rues d’éléments gênants. Il y a sans doute un peu de tout cela. Mais est-ce qu’il fallait faire du chiffre ? Est-ce que ces arrestations dédouanent quiconque ? Est-ce qu’elles ont empêché les destructions dans les rues de Paris ? Je ne saurais vous dire si tout cela est payant politiquement.

M. André Ferragne. Je n’ai pas très bien compris la question relative à la peine complémentaire. Que s’agirait-il de sanctionner ?

M. Michaël Taverne (RN). Ces peines complémentaires existent déjà. Le juge peut prononcer une peine complémentaire d’interdiction de paraître, notamment pendant une manifestation, à l’encontre de celui qu’il condamne. Est-ce que, selon vous, une généralisation de ces peines complémentaires pourrait être efficace ?

Mme Dominique Simonnot. Ce n’est pas notre mission d’en juger. Je n’ai rien à dire concernant ces peines complémentaires. L’essentiel est qu’elles ne provoquent pas plus d’emprisonnements.

M. André Ferragne. Je n’en pense pas grand-chose non plus. D’abord, il n’appartient pas au Contrôle général des lieux de privation de liberté de se prononcer sur la loi pénale. Ensuite, dès lors qu’il y a une peine complémentaire, cela veut dire qu’il y a un délit. Or, ce dont on parle ici, c’est davantage d’absence de délit.

À mon sens, une peine complémentaire pourrait difficilement s’appliquer aux situations observées pour lesquelles il est clairement établi que 80 % des gens rencontrés sont sortis libres du commissariat de police sans qu’aucun fait leur soit reproché. Non seulement une peine complémentaire ne trouverait guère à s’appliquer, mais la peine principale non plus.

M. Florent Boudié, rapporteur. Précisément, vous indiquez dans votre rapport que 80 % des procédures ont été classés sans suite. Ce n’est pas le chiffre fourni par le ministère de l’intérieur selon lequel, de mémoire, le taux de réponse pénale serait de 61 %. Comment expliquez-vous cette différence d’appréciation ?

Parmi les 129 personnes interpellées au cours de ces deux journées selon le recensement de la préfecture de police de Paris, combien avez-vous pu en auditionner dans les neuf commissariats visités ? Dans votre rapport, il n’y a pas d’éléments chiffrés sur le nombre de personnes interpellées avec lesquelles vous avez engagé un dialogue pour évaluer le respect de leurs droits, leurs conditions matérielles et tous les autres éléments répertoriés.

Mme Dominique Simonnot. Vous avez raison. D’habitude, nous le mentionnons. Il est dommage de ne pas avoir précisé le nombre de personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenus. Mais ce n’est pas compliqué à retrouver et nous vous le ferons parvenir.

Il y a une différence entre le ministère de l’intérieur et nous : on ne se base pas sur la même période. Nous nous sommes intéressés aux personnes arrêtées du 16 au 23 mars alors que le ministère de l’intérieur prend également en compte les 24 et 25 mars. En outre, nous nous sommes arrêtés aux sorties de commissariat directement classées sans suite et nous n’avons pas pris en compte les suites judiciaires. Mais toutes les données que nous mentionnons sont issues des fichiers du ministère puisque nous avons demandé l’extraction des chiffres des gardes à vue et des suites dans chacun des commissariats visités.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Lors de l’audition précédente, une sociologue a évoqué l’évolution des modes de maintien de l’ordre, qui passent de la mise à distance à l’interpellation. Ce changement peut influencer le comportement des manifestants. Ce que vous nous dites sur les interpellations préventives et arbitraires ne fait selon moi que renforcer cette tendance, l’inefficacité pénale induisant forcément un sentiment d’injustice chez ceux qui sont arrêtés pour rien.

Monsieur le secrétaire général, vous avez parlé de périodes d’attente sans prise en charge judiciaire ou pénale. Avez-vous observé la mise en œuvre de moyens de garde à vue mobiles, de manière ponctuelle ou plus habituelle ? Je m’explique : le soir du 16 mars, comme d’autres députés de mon groupe politique, je suis allé voir jusqu’à quatre heures du matin quelles étaient les conditions de garde à vue dans les commissariats. Au dépôt de la gare du Nord, visiblement plein, un bus identique aux bus de transport urbain, mais siglé « police », était stationné, ainsi que de petites camionnettes sans fenêtre dotées d’espaces carcéraux. Ces fourgons cellulaires étaient destinés aux mineurs tandis que les majeurs étaient dirigés vers le bus. Je suis resté plus de deux heures sur place et je n’ai observé aucun mouvement, aucun accès à des toilettes, à un médecin, à un avocat ni même à de la nourriture. Les députés sur place se sont d’ailleurs cotisés pour acheter des bouteilles d’eau destinées aux personnes entassées dans les véhicules. Les policiers que j’ai interrogés m’ont répondu ne pas avoir d’explication et attendre les ordres de leur hiérarchie.

Avez-vous des informations sur ce type de garde à vue, assez étrange et révélateur de l’état de droit dans notre pays ?

Mme Dominique Simonnot. Vous imaginez bien que si nous avions vu cela, nous l’aurions écrit – en gros caractères ! – dans notre rapport. Mais nous avons pu parler à des gens qui ont dit avoir été gardés longtemps dans des camions.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous décrivez des arrestations arbitraires, contraires aux principes d’un état de droit. J’imagine que cela a dû susciter des interrogations, même si ce n’est pas tout fait votre fonction, car au-delà des faits il est intéressant d’essayer d’en comprendre les motivations. Quel peut être l’intérêt d’une telle politique ? À titre personnel, vous êtes-vous posé cette question ? Vous venez de décrire des gens arrêtés et maintenus dans un lieu de privation de liberté sans aucune raison avant d’être relâchés pour la grande majorité d’entre eux.

Lorsque vous réfléchissez aux motifs de cette politique, est-ce que vous vous dites qu’il y a peut-être une volonté de punir – mais par qui, puisqu’on ne sait pas qui a donné l’ordre ? – ceux qui ont osé manifester publiquement leur désapprobation contre un texte bien précis ? Ou peut-être est-ce une volonté de dissuader ceux qui venaient d’être interpellés, ou d’autres, qui auraient pu être tentés de manifester au cours des jours suivants ? Selon vous, est-ce que cela pourrait s’apparenter à une politique de répression ?

Mme Dominique Simonnot. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je pense que c’est fait pour intimider et pour punir, puisqu’une privation de liberté est une punition. Quelle était votre dernière question ?

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Est-ce que vous pourriez parler de politique de répression ?

Mme Dominique Simonnot. C’est sûr que ce n’est pas une politique d’empathie. Ce n’est pas la première fois qu’on arrête des gens, et ce n’est sûrement pas la dernière.

Après tout, je me dis que c’est bien que de jeunes personnes connaissent la garde à vue et voient comment elle se passe. C’est la même chose quand je vois des gens qui n’ont pas du tout l’habitude de la justice passer en comparution immédiate. Je me dis qu’ainsi ils voient ce qu’est la justice – du moins une certaine justice.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je voudrais rappeler à notre collègue Aymeric Caron que cette commission d’enquête a pour objectif est de faire la lumière sur ces événements, pas d’affirmer une position. Vous affirmez que des manifestants ayant simplement exprimé un désaccord avec le projet de loi sur les retraites auraient été interpellés.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je me contente de reprendre les propos de la Contrôleure générale !

M. Florent Boudié, rapporteur. La Contrôleure générale, en répondant à ma question, a dit ne pas avoir eu connaissance des profils des personnes concernées, mais uniquement des fiches d’interpellation.

Jusqu’à présent, nous avons eu une série d’auditions que j’essaie pour ma part de traiter de façon objective. Il en ressort certains éléments. Ceux qui ont fait preuve de violence ont des profils particuliers et il y a des phénomènes de solidarisation avec des manifestants en tête de cortège.

Vous avez affirmé une opinion. Cette commission d’enquête est publique et je souhaite simplement indiquer à ceux qui nous regardent qu’à ce stade aucune des informations qui nous ont été communiquées ne permet d’affirmer ce que vous avez dit.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur le rapporteur, je me permets de vous répondre, puisque vous m’avez mis en cause. Je n’ai rien affirmé de personnel. Je n’ai pas exprimé d’opinion et je me suis contenté de reprendre exactement les propos tenus à l’instant. Il vient de nous être expliqué, et je suis très étonné que nous n’entendions pas la même chose, que l’étude des comptes rendus et des rapports montrait que des personnes avaient été interpellées…

M. Florent Boudié, rapporteur. Il n’a pas été dit que de simples manifestants avaient été arrêtés. Ce n’est pas vrai.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). …alors qu’elles ne faisaient strictement rien et qu’elles se trouvaient simplement à un certain endroit, à un certain moment ; que jamais, au cours de la procédure qui a suivi leur arrestation, il n’avait pu être mis en lumière un fait qui pouvait leur être reproché. Je n’ai fait que rappeler cela. Je n’ai pas émis d’opinion personnelle. En revanche, je pense que si on se détourne des faits lors de la rédaction du rapport d’enquête, cela va nous poser des problèmes !

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Si je prends l’hypothèse d’une interpellation qui débouche sur un classement sans suite par manque d’éléments dans le dossier, il y a deux possibilités : soit l’absence de délit initial qui fait qu’il ne peut pas y avoir de preuve de ce délit, soit l’absence de preuve alors qu’il y a eu un délit. Les deux hypothèses posent problème en soi dans un État de droit, la première pour des raisons évidentes et la seconde puisque l’on ne peut pas confondre la personne malgré les actes qu’elle a commis.

Dans ces deux cas de figure – et surtout dans le premier, qui n’est pas à écarter par principe – nous avons affaire à des personnes qui ont fait vingt-quatre ou quarante-huit heures de garde à vue pour rien. Elles ne sont finalement pas poursuivies. Et cela dans des proportions inhabituellement élevées.

Pensez-vous qu’il serait opportun d’instituer un régime automatique d’indemnisation des personnes gardées à vue sans raison ? Elles ont subi un préjudice, au minimum psychologique, en étant privées de liberté pendant vingt-quatre à quarante-huit heures.

M. le président Patrick Hetzel. Je précise que cette question sur l’indemnisation sort du périmètre de notre commission d’enquête. Mais je laisse l’échange se poursuivre.

Mme Dominique Simonnot. Cela tombe très bien que ce ne soit pas dans votre périmètre, parce que je n’ai jamais réfléchi à cette question et que je n’ai donc pas d’opinion.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir répondu aux questions des membres de la commission d’enquête. Nous reviendrons vers vous si des précisions complémentaires s’avèrent nécessaires.

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  1.   Audition de MM. Cédric Tranquard, membre du bureau de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), Laurent Woltz, chef du service juridique et fiscal, et Xavier Jamet, responsable des affaires publiques du mardi (13 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne MM. Cédric Tranquard, membre du bureau de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), Laurent Woltz, chef du service juridique et fiscal, et Xavier Jamet, responsable des Affaires publiques ([5]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous retrouver pour nos auditions qui seront, comme nous en avions convenu à l’occasion de notre réunion constitutive, publics et diffusés en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Nous avons souvent souligné, depuis le début de nos travaux, que les manifestations du printemps s’inscrivaient dans le cadre urbain mais aussi, ce qui est plus rare, qu’elles présentaient un volet rural important. Il est clair que ce qui s’est notamment produit autour de projets agricoles entre pleinement dans le périmètre de nos investigations. C’est la raison pour laquelle je suis particulièrement satisfait d’accueillir la délégation de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) conduite par M. Cédric Tranquard, membre du bureau national, dont je précise qu’il est aussi président de la chambre d’agriculture de la Charente-Maritime. Je vous souhaite la bienvenue ainsi qu’aux deux personnes qui vous accompagnent : M. Laurent Woltz, chef du service juridique et fiscal, et M. Xavier Jamet, responsable des affaires publiques.

Les Français ont été saisis par les événements de Sainte-Soline, qui ont donné lieu à des affrontements d’une grande violence entre manifestants et forces de l’ordre, mais aussi à des effets délétères sur un certain nombre de tiers, dont vous allez sans doute nous parler. Nous voulons comprendre ce qui s’est passé, avant et après l’événement, et quelles méthodes ont été employées par les parties en présence. Nous voulons aussi entendre la voix de ceux qui ont eu à subir le déroulement des actions.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement les éléments de réponse par écrit, ainsi que tout élément d’information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Avant de vous faire prêter serment, j’aimerais vous poser deux questions générales pour introduire les débats. En premier lieu, diriez-vous qu’il existe une continuité entre les associations locales de défense de l’environnement, avec lesquelles vous échangez régulièrement, et les manifestants de Sainte-Soline ? Avez-vous constaté un changement de degré dans les revendications ou plus ouvertement un changement de nature ?

En second lieu, comment qualifier les actions et les réactions des autorités publiques face à cette situation ? Diriez-vous qu’elles ont été efficaces, débordées, passives, à l’écoute ? Avez-vous ressenti une différence de positionnement entre la préfecture, l’autorité judiciaire et les élus locaux ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à le faire.

(M. Cédric Tranquard prête serment).

M. Cédric Tranquard, membre du Bureau de la FNSEA. En préambule, je vous remercie de m’avoir convié à cette audition. Je suis élu au conseil d’administration de la FNSEA et également président de la chambre départementale d’agriculture de Charente-Maritime, qui est une chambre interdépartementale dont relèvent aussi les Deux-Sèvres, le département où se sont déroulés les évènements de Sainte-Soline.

S’agissant de votre première question, les associations de secteur et les collectifs départementaux ont été débordées par des intervenants venus de l’ensemble du territoire national, voire d’autres pays. Telle est, à tout le moins, la vision que nous avons pu en avoir sur le terrain.

Vous avez également évoqué les forces de l’ordre et les préfectures. Elles nous avaient transmis au préalable des informations. Des secteurs avaient été identifiés. Sur ces derniers, il avait été demandé aux agriculteurs de ne pas utiliser de matériel agricole quelques jours avant le rassemblement, ainsi que le jour même de la manifestation par ailleurs interdite. De notre côté, nous avons fait le maximum pour que les agriculteurs concernés restent chez eux et adoptent une attitude calme. Les discussions ont été plutôt faciles à mettre en place, à la lumière du positionnement des forces de l’ordre chargées de défendre une décision démocratique, validée par un tribunal. Je rappelle que le tribunal avait en effet constaté la conformité au droit des constructions à Sainte-Soline et que les agriculteurs ont attendu plusieurs années pour pouvoir bâtir ces réserves de substitution. Ils se sont conformés aux règles démocratiques, qui ont été bafouées ce jour-là. Cela a été particulièrement difficile à vivre, notamment pour ceux qui habitent les villages à proximité des lieux de confrontation.

M. le président Patrick Hetzel. Le deuxième volet de ma question concernait la manière dont les autorités publiques ont réagi. Avez-vous des commentaires à ce sujet ?

M. Cédric Tranquard. Les autorités publiques ont été à l’écoute. Elles ont suivi les forces de l’ordre et les demandes de la préfecture. Ensuite, la classe politique a été globalement favorable à l’interdiction de cette manifestation. Dans mon département, il n’y a pas eu, à ma connaissance de remise en cause de ce qui avait été établi auparavant.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’être venu devant nous : je suis toujours favorable au renforcement de la Nouvelle-Aquitaine à l’Assemblée nationale, étant député de la Gironde. Mes questions seront de trois ordres.

Tout d’abord, comment analysez-vous la présence d’un certain nombre d’élus, y compris nationaux, lors des manifestations de Sainte-Soline ? Quel est votre ressenti à ce sujet ? La FNSEA entretient en effet des liens avec le monde politique, puisqu’elle plaide pour la cause agricole.

Ensuite, avez-vous constaté, à l’occasion de la manifestation de Sainte-Soline ou dans d’autres circonstances, l’existence de liens formels ou informels entre, d’une part, un certain nombre d’organisations, par exemple des associations et, d’autre part, des individus ou des groupes d’individus violents ?

Enfin, il n’est pas possible de vous auditionner aujourd’hui sans évoquer les évènements qui se sont déroulés la semaine dernière dans la région nantaise. Un millier de personnes ont manifesté de manière itinérante et certaines exploitations ont été saccagées. Quelles est votre analyse des actions menées en particulier par les Soulèvements de la Terre, qui n’était d’ailleurs pas seuls en première ligne à cette occasion ?

M. Cédric Tranquard. Il est exact que des élus nationaux ont été vus lors des manifestations. Ils s’y sont rendus de manière volontaire et ils ont en quelque sorte fait preuve de désobéissance civile, puisque celles-ci avaient été interdites par les préfectures.

Ensuite, vous m’avez interrogé sur l’existence de liens entre des associations départementales, voire régionales, et des personnes ou groupes responsables de grandes violences. Je réitère mes propos liminaires : je pense qu’elles ont été débordées par les groupuscules que l’on appelle communément les black blocs. Ces derniers ont agi, ce jour-là, de manière efficace si je puis dire : leurs actions sur le terrain ont été mises en lumière par plusieurs médias, y compris en direct. Ces médias étaient, à mon sens, très proches sur le terrain. Cette couverture médiatique en direct a pu informer les groupuscules du positionnement des forces de l’ordre. Les gendarmes étaient en soutien des agriculteurs, qui voyaient leurs cultures et leurs terrains complètement dévastés. Près de dix-huit hectares de terres agricoles en production ont été pollués ce jour-là. Les dommages causés ont été assez conséquents.

Par ailleurs, les précédentes manifestations n’avaient pas connu un tel degré de violence. Des dégradations étaient intervenues mais les protagonistes avaient tendance à quitter rapidement les lieux lorsque les forces de l’ordre arrivaient sur place. Ça n’a pas été le cas cette fois. À mon sens, la journée de Sainte-Soline avait été préparée largement en amont par des groupuscules compte tenu de leur efficacité vis-à-vis des forces de l’ordre qui ont été, selon moi, héroïques. Elles ont agi comme elles ont pu au cours de cet évènement, que je qualifie de bataille.

Enfin, vous avez évoqué les évènements de la semaine dernière dans la région nantaise. Des attaques se sont reproduites et elles étaient mal orientées puisqu’elles se sont portées sur des zones où avaient lieu des essais sur du muguet et des salades. Ces expériences visaient à réduire l’irrigation et l’adjonction d’intrants dans le but de faire progresser l’agriculture et de lui permettre d’évoluer vers un modèle plus performant et pérenne. Encore une fois, des fausses informations ont été transmises, sans que je sache si cela a été effectué de manière volontaire ou non. Quoi qu’il en soit, il est regrettable que ces essais conduits pour l’avenir de l’agriculture aient été détruits, sans raison valable, par des personnes en partie à visage découvert. J’espère que ces actes ne resteront pas impunis et que ceux qui les ont perpétrés seront sanctionnés.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez indiqué que dix-huit hectares ont été pollués à Sainte-Soline. Pouvez-vous fournir des détails sur cette pollution ? Ensuite, vous avez salué l’action des forces de l’ordre, qui ont été selon vous héroïques. Pouvez-vous nous donner quelques exemples qui vous permettent d’attester de cet héroïsme ?

M. Cédric Tranquard. Ces dix-huit hectares de terres agricoles vouées à la production sont jonchés de plastique, de morceaux de grenades lacrymogènes, de barres de fer et d’autres éléments ayant servi de part et d’autre à tenir les positions. Je ne crains pas de le dire : ces terrains ont été saccagés. Ils font et feront l’objet d’opérations de ramassage mises en place par les groupes FNSEA du secteur. Le nettoyage aura pour objet de les remettre le plus possible en état.

La plus grande partie, la moins polluée, qui représente une douzaine d’hectares, a déjà été nettoyée. Mais je n’ai pas en tête le volume de plastique et de métal enlevé par bennes entières. Ces douze hectares sont un peu éloignés de la réserve de substitution. Je pourrai vous faire parvenir ces informations.

Ensuite, l’héroïsme des forces de l’ordre a été réel. Une partie d’entre elles ont aidé à défendre des exploitations agricoles situées à proximité de la zone de la réserve de substitution, qui faisaient l’objet d’attaques visant à les dégrader rapidement. Les forces de l’ordre ont ainsi empêché les activistes d’aller dans les cours de ferme voire de pénétrer dans les habitations. Cette action nous a permis de retenir les agriculteurs qui commençaient à perdre patience et qui étaient prêts, au bout d’un moment, à intervenir pour ne pas laisser faire.

À la vue de ces forces de l’ordre qui étaient sur place, établissaient une défense et expliquaient à ceux qui se trouvaient otages dans ces petites communes qu’ils étaient là pour les protéger, les agriculteurs et les habitants ont gardé confiance. Cette présence a peut-être permis d’éviter des affrontements plus graves entre les agriculteurs et les opposants.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ai cru comprendre ce que vous vouliez dire au sujet de certaines associations ou manifestants, mais je souhaiterais que vous le confirmiez. Vous avez indiqué qu’un certain nombre de personnes issues d’organisations institutionnalisées ou associatives ont pu, par leur comportement ou par d’autres voies – c’est à vous de le préciser – transmettre des informations sur la localisation des forces de l’ordre sur le terrain. Est-ce bien cela ?

Vous avez évoqué la pollution qui a affecté les dix-huit hectares de terres agricoles. Une estimation des dégâts économiques, matériels et humains sur les exploitations a-t-elle été effectuée ? La chambre d’agriculture a-t-elle produit une évaluation, notamment pour des motifs d’assurance ou de déclaration de sinistre ?

M. Cédric Tranquard. Les évaluations sont en cours à la suite de demandes déposées auprès des assurances. Ce sujet pose question aujourd’hui et on peut redouter un bras de fer entre les assureurs et l’État afin de déterminer si les actes peuvent être qualifiés de vandalisme, auquel cas ils sont normalement couverts par l’assurance responsabilité civile. S’il s’agit de terrorisme, quoique le mot me semble fort, les assurances pourraient considérer ne pas être concernées.

Enfin, nous étions proches de la zone d’affrontement ce jour-là et nous suivions certaines chaînes d’information en direct. Les manifestants devaient faire de même. Nous avons pu avoir l’impression que les positions des gendarmes avaient été évoquées par les médias.

M. le président Patrick Hetzel. Pourrez-vous nous transmettre les estimations, lorsque vous en disposerez ?

M. Cédric Tranquard. Bien sûr.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez déjà répondu à certains éléments de nos questionnements, mais nous avons besoin d’éléments précis. Selon vous, quels sont les liens entre les agriculteurs présents sur le site au moment de la manifestation ? Avez-vous dû retenir des personnes venant d’autre départements ? Comment vous êtes-vous organisés ? Vous avez indiqué que certains habitants avaient eu le sentiment d’une prise d’otage. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelles ont été vos relations avec les forces de l’ordre et les élus ?

M. Cédric Tranquard. Des agriculteurs venant d’autres départements ont effectivement envisagé mener une action en réponse aux manifestants. Je ne pensais pas, et je ne pense toujours pas, qu’il s’agissait d’une bonne solution. En compagnie de mes collègues présidents de chambre départementale, nous avons fait tout notre possible pour éviter un affrontement entre les agriculteurs favorables à la réserve et les groupuscules violents. Il ne faut pas oublier que des gens au comportement pacifique participaient également au rassemblement. Je rappelle également que des enfants étaient présents.

Les manifestants ont été dépassés par une forme de violence émanant de groupes venus de France et de l’étranger. De notre côté, nous nous sommes efforcés d’empêcher les agriculteurs d’aller à l’affrontement. Cette modération nous a fait passer pour des « rigolos » aux yeux de certains. Mais je le redis : je suis fier d’avoir empêché la confrontation, qui aurait pu avoir des conséquences terribles.

Nous avons reçu l’aide d’élus de tous horizons, y compris ceux qui étaient opposés aux systèmes de substitution. Ils nous ont fait part de leur soutien, mais aussi de la nécessité de ne pas intervenir. Certains élus ont peut-être été vus avec les activistes mais je n’en ai pas eu connaissance, dans le secteur où je me trouvais.

En résumé, aucun agriculteur n’a été au contact. Encore une fois, nous craignions que l’irréparable ne se produise. Le résultat de cette journée n’est pas forcément exceptionnel mais nous avons évité le pire, en coordination avec les personnes qui nous ont aidés, qu’il s’agisse de la préfecture, des députés ou des sénateurs présents sur place.

M. Ludovic Mendes (RE). Je souhaite évoquer le coût des dégradations. J’ai bien noté que vous nous fournirez ultérieurement des estimations plus précises. Mais selon vous, quel est l’impact du saccage des terrains sur les cultures à venir ? Dans quel état ces terres se trouvent-elles aujourd’hui ? Est-il possible d’y travailler rapidement ? Les impacts se feront-ils sentir sur plusieurs années ?

M. Cédric Tranquard. L’impact direct a été immédiat : une partie des terrains était dédiée à la culture de blé et une autre devait accueillir une culture de lentilles. En prévision de la manifestation, l’agriculteur n’avait pas semé sur une partie du terrain, ce qui pourrait d’ailleurs lui poser problème s’il souhaite bénéficier des subventions de la politique agricole commune. Les terrains à proximité qui étaient pollués ne seront pas récoltables avec certitude en 2023 : il est trop risqué d’y placer des matériels ou des animaux. La perte financière est donc sèche et directe. Mais nous espérons pouvoir remettre en culture l’année prochaine. Une remise en état d’ici le mois d’octobre ne semble pas forcément vraisemblable, mais celle-ci pourrait se faire d’ici le printemps prochain, en souhaitant que de mauvaises découvertes n’aient pas lieu dans l’intervalle.

M. Julien Odoul (RN). Je vous remercie pour votre intervention et je souhaite vous poser plusieurs séries de questions.

Comment, personnellement, mais aussi au nom la FNSEA, qualifieriez-vous ces groupuscules violents ? Vous avez émis quelques réserves à employer le terme de terroristes. Il semble pourtant approprié en l’espèce puisque ces gens ont semé et alimenté la terreur.

Ensuite, je m’interroge au même titre que le rapporteur. Considérez-vous ces éléments violents soutenus, délibérément activés et idéologiquement nourris par des partis politiques ? Plus largement, se nourrissent-ils d’un dénigrement de l’agriculture banalisé depuis un certain nombre d’années ? Je pense notamment à certains antispécistes, à certaines personnes critiques vis-à-vis de l’élevage ou de la consommation de viande. Sont-ils alimentés par ce type d’idéologie ?

Au-delà des coûts financiers, je m’interroge sur les dégâts humains et sociaux éprouvés par les agriculteurs du territoire. Quelles sont les conséquences pour la pérennité de leur activité ? Vous avez salué leur esprit de responsabilité, qui les a conduits à refuser l’affrontement. Ce refus porte-t-il également les signes d’une résignation de la part de ceux qui constatent que les pouvoirs publics sont, quelque part, impuissants ou tardent à apporter une réponse régalienne ?

Ma dernière réflexion porte sur le temps long. Elle concerne le changement de nature de ces opérations depuis une vingtaine d’années, qui semblent avoir atteint un point de rupture. Je rappelle que les opérations étaient alors plutôt folkloriques. Nous nous souvenons de José Bové et des opérations d’arrachage d’organismes génétiquement modifiés, qui étaient relativement pacifiques. Selon vous, quel est l’élément qui a conduit à un changement de nature ? Désormais, les opérations sèment le chaos. Elles sont ultraviolentes. Elles s’en prennent directement à des agriculteurs ou elles visent à tuer parmi les forces de l’ordre. Nous avons le sentiment qu’il n’existe plus de prise sur ces mouvements et que les possibilités de dialogue sont devenues impossibles.

M. Cédric Tranquard. Vous avez évoqué des partis politiques qui incitent des groupuscules à agir. Je pense que certains d’entre eux n’ont mêmes pas besoin d’être activés. Ils agissent de leur propre chef. Ensuite, j’ignore si un parti politique digne de ce nom serait en mesure d’accepter ce qui s’est passé à Sainte-Soline. J’espère que ce n’est pas le cas. Peut-être suis-je naïf ? Cependant, sur le terrain, nous n’avons repéré aucun drapeau ou signe distinctif d’un parti politique lors de l’affrontement. Des partis auraient-ils incité des manifestants à passer à l’acte et à adopter des comportements violents ? Je ne peux pas vous répondre à ce sujet, que je ne connais pas suffisamment.

Ensuite, vous avez mentionné un dénigrement systématique de l’agriculture. Je le pense désormais complètement dépassé. Il porte ou portait sur l’agriculture conventionnelle. Mais lorsque de tels affrontements surviennent, on parle uniquement d’idéologie, qui vise la destruction pure et simple d’une agriculture qui cherche à évoluer. Selon moi, nous n’avions jamais connu un tel niveau de violence, qui a atteint ce jour-là un point de non-retour.

Les dégâts psychologiques que vous avez mentionnés sont réels. Mais il n’existe pas de sentiment de résignation. Si tel était le cas, cela signifierait que la violence l’a emporté. Nous continuerons ces projets parce que la loi les autorise. Or, nous sommes de culture légaliste. Nous respectons la loi. Je rappelle que le premier projet a été rejeté et que nous l’avons accepté : nous n’avions pas construit de réserve. Nous avons ensuite amélioré les techniques et nous nous sommes conformés à ce qui nous avait été demandé par l’État, la loi et les décrets. Nous sommes parvenus à un consensus satisfaisant le plus grand nombre, qui a conduit à démarrer des travaux qui continueront. Je le redis : la résignation n’est pas de mise car il s’agirait là du pire signal à envoyer. Nous ne pouvons nous y résoudre.

Les dégâts humains sont omniprésents. Des agriculteurs peuvent éprouver des difficultés à conduire leurs enfants à l’école le lundi matin, des enfants qui ont entendu leurs parents qualifiés de destructeurs de l’environnement et de la nature. De fait, comme nous le savons tous, la violence subie par les enfants peut être très prononcée et laisser des traces indélébiles.

S’agissant du mode opératoire, il existe une indéniable montée en puissance des phénomènes de violence. À l’occasion de ces manifestations, nous avons atteint les limites du droit, ce qui est fort dommageable. Il y a une vingtaine d’années, lorsque je me suis installé, des actions étaient conduites par des agriculteurs ou par leurs opposants, mais elles cessaient immédiatement lorsque les forces de l’ordre arrivaient. Aujourd’hui, l’affrontement n’est plus craint, ce qui implique un changement de paradigme.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez mentionné un élément particulier : la présence de groupes venus de l’étranger. Selon vous, quelle proportion représentaient-ils au sein des manifestants ? Les violences exercées étaient-elles plutôt liées à des individus isolés qui pouvaient agir de concert ou cela relevait-il dès le départ d’un plan collectif préparé ?

Ensuite, vous avez indiqué qu’une décision judiciaire avait été prise dans le respect des règles du droit concernant les bassines de Sainte-Soline. Les recours avaient été effectués par les opposants, qui ont perdu en justice. Force doit rester à la loi. À quel moment la rupture est-elle intervenue selon vous ?

M. Cédric Tranquard. Il était simple d’observer que des groupes venaient de l’étranger : nous avons vu circuler des véhicules dont les plaques d’immatriculation étaient européennes, notamment des Allemands et des Hollandais. En revanche, je ne dispose pas d’éléments permettant de les quantifier précisément. Les préfectures seraient sans doute plus à même de vous répondre sur cet aspect précis.

Ensuite, nous estimons que les décisions de justice ont été bafouées. En effet, le dernier jugement nous a donné raison, la partie adverse n’a pas fait appel et les travaux ont pu commencer. À partir de ce moment-là, la contestation ne s’est plus déroulée de manière légale. La violence a succédé aux recours judiciaires. Selon moi, le signal envoyé est très mauvais. Je crains que cela ne crée un précédent regrettable, certains pouvant penser que la violence peut se substituer à la justice, au nom de je ne sais quelle idéologie ou légitimité.

M. le président Patrick Hetzel. La manifestation dont nous parlons a eu lieu le samedi 25 mars dernier à Sainte-Soline. En tant que responsable agricole local, à partir de quel moment avez-vous perçu le risque de violence ? Était-ce le jour même ?

M. Cédric Tranquard. Cette perception s’est manifestée dans les deux à trois jours précédant la manifestation, lorsque nous avons tenu une réunion tripartite avec les préfectures de Charente-Maritime et des Deux-Sèvres. À cette occasion, on nous a annoncé que les renseignements territoriaux avaient transmis l’information selon laquelle des groupuscules violents étaient en route pour se positionner dans le secteur. Le soir même, nous avons organisé une réunion entre les chambres d’agriculture, la FNSEA, les Jeunes agriculteurs et la Coopérative de l’eau. Nous nous sommes dit que le seuil de risque avait changé de dimension, que nous devions être particulièrement raisonnables et responsables. C’est à ce moment-là que la décision de rester chez nous a été prise.

Lorsque l’on nous a annoncé le lendemain le nombre de forces de l’ordre mobilisées pour la manifestation, la prise de conscience a été encore plus affermie. N’ayant jamais connu une telle situation, nous avons préféré l’apaiser au plus vite plutôt que de jeter de l’huile sur le feu.

M. Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je n’ai pu assister au début de votre intervention et je vous prie de m’excuser par avance si les questions que je m’apprête à poser ont déjà été formulées. Vous avez indiqué avoir fait le choix de vous comporter collectivement de manière raisonnable, compte tenu de la montée de la mobilisation chez les opposants de Sainte-Soline. Vous n’avez donc pas appelé à une contre-manifestation. Il y a malgré tout eu quelques réactions individuelles de la part d’agriculteurs présents sur place. Ainsi, des intimidations ont pu avoir lieu des deux côtés.

Ensuite, je souhaite revenir sur les risques pesant sur les terres situées à proximité de la bassine. De quels risques s’agit-il ? S’agit-il de risques de pollution due au matériel utilisé par les forces de l’ordre ? Des risques d’explosion de déchets laissés sur place ? Pouvez-vous nous apporter plus de précisions ?

Par ailleurs, je souhaite revenir sur la question de la légalité et de son respect. Il existe bien malgré tout des réserves édifiées sans autorisation. On peut ainsi parler de fait accompli : certains agriculteurs construisent des bassines sans autorisation. C’est d’ailleurs le cas dans le Val d’Oise. Quel est votre avis concernant ces pratiques ?

Enfin, vous avez déploré que la violence se substitue aux règles de droit. Je suis d’accord avec ce point de vue. Mais je m’interroge également sur les méthodes que la FNSEA peut employer. Je pense notamment à des intimidations, à des graffitis sur des permanences de parlementaires ne partageant pas le point de vue d’une agriculture productiviste. Plusieurs députés de mon groupe parlementaire ont vu leurs locaux murés ou détériorés. De même, les manifestations organisées par la FNSEA ou les Jeunes agriculteurs font parfois l’objet de débordements. Cela a notamment été le cas à Clermont-Ferrand, ville dont je suis élue. Quelle est votre position sur ces modes d’action, qui dépassent le cadre de la légalité ?

M. Cédric Tranquard. Des risques demeurent sur les terrains. Une zone reste justement protégée par les forces de l’ordre car il semble y subsister des grenades ou des objets incendiaires. L’accès à cette zone reste donc interdit, ce qui m’apparaît normal. Ensuite, si le risque n’était que mécanique, cela resterait raisonnable. Mais en réalité, il est également alimentaire en cas de pollution de la récolte par des métaux et des produits plastiques. Si tel était le cas, le danger serait réel. C’est ce risque qu’il convient surtout d’éviter aujourd’hui.

Ensuite, vous avez évoqué le cas de réserves de substitution construites sans autorisation. De mon côté, je connais la situation de celles situées dans mon département et dans celui des Deux-Sèvres. Elles ont été construites avec autorisation et elles ont pu être démontées par la suite, car les autorisations ont été retirées.

Vous avez mentionné les méthodes de la FNSEA et, en particulier, des manifestations s’étant déroulées à Clermont-Ferrand. Je précise que ces manifestations ont été déclarées et qu’elles n’ont pas fait l’objet d’interdiction préfectorale. Elles se sont déroulées comme prévu même si des débordements ont pu effectivement avoir lieu, ce que nous regrettons tous. Comme je l’ai indiqué au début de mon audition concernant Sainte-Soline, les organisateurs peuvent être parfois débordés par des éléments incontrôlables. Cela peut être le cas de la FNSEA. De notre côté, nous nous efforçons de gérer le mieux possible nos manifestations afin de respecter les biens d’autrui. Or, à Sainte-Soline, cela n’a pas été le cas.

Dans mon département, des permanences ont pu être taguées et murées. Les graffitis mentionnaient par exemple la FNSEA, les Jeunes agriculteurs ou la Coordination rurale. Mais nous cherchons encore les auteurs de ces dégradations. En réalité, j’espère et je pense qu’ils n’étaient pas de chez nous. Je fais partie de ceux qui cherchent à combattre les intimidations et qui promeuvent l’ouverture, la discussion. Les idées peuvent être débattues mais les dégradations ne peuvent être que regrettables. Le bureau et le conseil d’administration de la FNSEA partagent ce point de vue.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez souligné qu’un certain nombre de familles d’agriculteurs se sont senties menacées lorsqu’il a été annoncé qu’une manifestation de grande ampleur allait se dérouler. Savez-vous si certains agriculteurs, notamment lors de la journée du 25 mars, ont craint pour leur vie ?

M. Cédric Tranquard. Cette crainte a été réelle, au départ, c’est-à-dire quelques jours avant la survenue de la manifestation. Ensuite, la présence des forces de l’ordre a permis de rassurer ceux qui, agriculteurs ou non, étaient les plus proches des lieux, dans les villages. En effet, ils se sentaient protégés. À mesure que la date de la manifestation se rapprochait, les forces de l’ordre étaient plus nombreuses sur le terrain. Les familles se sont senties préservées et également considérées.

À ma connaissance, certaines personnes ont eu très peur le jour même, lors des affrontements, et ont redouté que les forces de l’ordre ne soient débordées. Ce moment a pu durer une heure avant que la situation ne soit rétablie. Quoi qu’il en soit, la présence des gendarmes a été essentielle pour la protection des personnes sur le territoire.

M. Ludovic Mendes (RE). Je me permets de revenir sur l’existence de drapeaux au cours de la préparation de la manifestation. Je précise vouloir éviter tout type d’amalgame : je ne prétends pas que ceux qui étaient présents lors de cette préparation ont participé aux violences. Cependant, pouvez-vous nous détailler le type de bannières que vous avez pu y voir ? À quels types d’organisations étaient-elles rattachées ?

M. Cédric Tranquard. Je ne fais pas non plus d’amalgame au sujet des drapeaux vus sur les lieux de préparation de cette manifestation, qui était interdite. À ce moment précis, l’atmosphère était plutôt calme, les agriculteurs et les représentants des chambres d’agriculture avaient été invités à s’exprimer. Je précise que nous n’y sommes pas allés, conformément à ce qui nous avait été dit.

De mon côté, je ne les ai pas aperçus personnellement, mais certains ont vu des drapeaux de la Confédération paysanne, des Soulèvements de la Terre, de « Bassines non merci ! », de la Ligue pour la protection des oiseaux et de France nature environnement. Des drapeaux de La France insoumise ont également été distingués. Mais une fois encore, je ne suis pas en mesure de dire si les personnes qui tenaient ces drapeaux ont participé aux actions violentes.

M. Éric Poulliat (RE). Les images diffusées permettent également de distinguer des drapeaux de « No Tav », un groupe italien qui était bien ce jour-là au cœur de l’action.

M. Cédric Tranquard. Au cœur de l’action figuraient effectivement différents drapeaux. Mais ils n’émanaient pas de partis politiques ou de groupes connus en France. Par exemple, des drapeaux de l’association Extinction Rebellion ont été brandis au moment des attaques, au même titre que ceux des Soulèvements de la Terre. C’est la raison pour laquelle ces groupuscules ont pu faire l’objet de demandes de dissolution.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir répondu aux questions de la commission d’enquête. Nous serons conduits à rester en contact avec vous afin d’obtenir des précisions écrites, notamment en réponse au questionnaire qui vous a été adressé.

 

*


  1.   Audition de Mme Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), ministère de l’intérieur (13 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne Mme Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), ministère de l’intérieur ([6]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous continuons nos travaux en recevant Mme Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur. Nous allons donc nous intéresser au point de vue technique et juridique après avoir vu les aspects opérationnels avec les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationales. Madame la directrice, je vous remercie d’avoir répondu à l’invitation de la commission d’enquête. Comme vous le savez, nous cherchons à comprendre les éclats de violence qui ont émaillé les manifestations de ce printemps. Nous nous demandons qui sont les délinquants, voire les criminels, et nous cherchons à savoir ce que nous pourrions faire pour que les citoyens puissent exercer leur liberté de manifester sans avoir à subir un environnement violent.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées oralement aujourd’hui. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que tout élément d’information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Je vous poserai deux premières questions. En premier lieu, quel bilan tirez-vous de la loi n° 2019‑290 du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ? Ses mesures phares sur l’interdiction judiciaire de manifester, les zones dessinées par réquisitions du procureur, la pénalisation des manifestants qui masquent leur visage, ont-elles produit les effets attendus ? Faut-il remettre l’ouvrage sur le métier en ce qui concerne l’interdiction administrative de manifester ?

En second lieu, on parle souvent d’une internationale des black blocs qui se transporterait dans les différents pays dès que l’occasion se présente. Sans exagérer le phénomène, avez-vous eu à le traiter ? Si tel est le cas, dans la mesure où la « menace grave pour l’ordre public » qu’exige la loi apparaît manifeste, avez-vous procédé à des expulsions et à des interdictions administratives de territoire ? Le cas échéant, à combien s’établit le nombre d’individus concernés ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à le faire.

(Mme Pascale Léglise prête serment).

Mme Pascale Léglise, directrice des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ). Vous m’avez interrogée sur le bilan de la loi du 10 avril 2019, qui comprend essentiellement des dispositions pénales. Je ne dispose pas de suffisamment de recul sur les infractions verbalisées. Cependant, si la création de la contravention de quatrième classe de participation à une manifestation interdite est intéressante, elle reste utilisée avec parcimonie. En effet, elle suppose les forces de l’ordre interrompent le maintien de l’ordre pour verbaliser les personnes en infraction.

L’article 78-2-5 du code de procédure pénale permet, sur réquisitions du procureur de la République, de procéder aux inspections visuelles de bagages sur les lieux de la manifestation et à ses abords immédiats, et éventuellement de procéder à des fouilles. Cette mesure permet de prévenir le port et le transport de matériels pouvant s’avérer dangereux en manifestation. Je rappelle ainsi qu’à Sainte-Soline, des armes par nature et par destination ont été découvertes par les forces de l’ordre. Les inspections ont permis de désarmer un certain nombre de personnes qui se présentaient munis d’un matériel aucunement approprié pour une manifestation. Le fait de participer à une manifestation avec une arme est passible de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.

Ensuite, le fait pour une personne au sein et aux abords immédiats d’une manifestation de voie publique de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime est réprimé par l’article 431-9 du code pénal. Cette infraction est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Il existe donc un motif d’interpeller des individus masqués participant à un groupe violent du seul fait de cette dissimulation de leur visage, sans avoir à leur imputer des faits de violence.

La peine complémentaire d’interdiction de participer à une manifestation doit être mentionnée. On s’étonne que des personnes ayant un comportement récidiviste en matière d’agissements violents ne soient pas plus souvent interdites de paraître au sein de manifestations. Il n’existe pas de disposition administrative équivalente.

Vous avez évoqué la possibilité de discuter à nouveau d’une interdiction administrative de paraître dans les manifestations, qui figurait dans la proposition de loi à l’origine de la loi du 10 avril 2019 et qui a été censurée par le Conseil constitutionnel. Cette censure ne portait pas sur le principe, mais sur certaines des modalités.

D’une part, le champ d’application n’était pas suffisamment précis. Celui-ci peut effectivement être affiné, afin que les agissements violents soient bien imputables à la personne concernée.

D’autre part, la proposition a également été censurée car elle permettait une durée d’application et une portée de la mesure plus large qu’une simple manifestation. L’objectif consistait à empêcher les personnes décidées à en découdre déjà interdites d’une manifestation en un lieu précis de prendre part à un autre défilé poursuivant le même objet en un autre lieu. Une personne interdite de manifestation à Paris aurait pu l’être à Nantes ou à Rennes. Nous savons que les individus en question ne sont pas des manifestants comme les autres. Ils cherchent les situations où agir violemment. Nous pensions que leur interdire toute manifestation sur le territoire national au même moment réglait la question. Le Conseil constitutionnel a considéré cette approche trop large. Nous en avons pris acte.

La troisième difficulté concerne la nécessité de notifier les interdictions 48 heures avant le début de la manifestation pour permettre aux personnes faisant l’objet de la mesure d’agir en référé liberté et d’obtenir une ordonnance en temps et heure pour prendre part au défilé. Pourquoi cette disposition est-elle plus rédhibitoire ? Elle suppose de trouver ces personnes. Or, le délai de 48 heures transforme l’exercice en un jeu du chat et de la souris : les jours précédant la manifestation, il suffit de se rendre injoignable pour subitement réapparaître au moment où l’autorité administrative ne peut plus agir. Par exemple, lors de la vingt-et-unième Conférence des Parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 21), qui se déroulait durant l’état d’urgence en 2015, nous avions assigné à résidence des individus dont nous savions qu’ils allaient commettre de graves troubles à l’ordre public. Le Conseil d’État avait estimé cela possible. Nous ne les avons pas trouvés : ils avaient organisé leur disparition. Les forces de l’ordre les ont cherchés pour leur notifier administrativement leur interdiction. Mais les personnes recherchées avaient compris l’astuce : elles s’étaient rendues introuvables et elles sont ensuite réapparues le jour de la manifestation.

Cette proposition de loi, à laquelle le Gouvernement avait contribué à travers des amendements, visait à distinguer deux systèmes : celui des manifestations déclarées et celui des manifestations non déclarées. Lorsqu’une manifestation n’était pas déclarée et que les personnes ne s’étaient conformées à la règle du jeu, nous pouvions notifier l’interdiction à tout moment, y compris lors de la manifestation. L’arrêté devenait alors immédiatement exécutoire. En effet, des physionomistes savent très bien identifier les personnes incriminées. Sans recours à l’intelligence artificielle, ils connaissent et reconnaissent certains meneurs. Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il s’agissait là d’une atteinte déraisonnable au droit au recours effectif justifiant la censure de cette disposition.

Il serait possible de rédiger plus strictement l’interdiction administrative en précisant le champ d’application de la mesure et en renonçant à une application au-delà d’une simple manifestation – du point de vue spatial comme temporel. Il faudrait aussi s’en tenir à un délai de notification inférieur à 48 heures. Cela constituerait déjà une avancée. Cependant, je crains qu’une partie des individus violents n’utilisent des stratagèmes nous empêchant de notifier en temps utile l’arrêté en question. Tel est le constat que nous tirons de cette décision, qui laisse penser que nous pourrions aménager l’interdiction de paraître même si, de ce fait, elle ne serait pas aussi efficace que celle qui avait été imaginée en 2019.

M. le président Patrick Hetzel. La deuxième question porte sur les black blocs et la manière dont vous traitez ce phénomène, qui semble exister à l’international.

Mme Pascale Léglise. Nous assistons effectivement depuis quelques années à une transformation des types de manifestations. Auparavant, elles pouvaient dégénérer du fait de leur objet ou de leurs participants, c’est-à-dire les manifestants mais aussi parfois des contre-manifestants qui recherchaient l’affrontement. Désormais, certaines personnes viennent se greffer à un cortège, quel que soit son objet, pour en découdre avec les forces de l’ordre et remettre en question le système capitaliste ainsi que les valeurs des pays européens. Ils agissent en marge de la manifestation et leur but essentiel consiste à affronter les forces de sécurité pour contester l’ordre établi.

Les services de renseignement nous indiquent ainsi qu’en marge des manifestations, des participants de pays étrangers procèdent à des contestations radicales. Dans un premier temps, nous essayons de les empêcher d’accéder au territoire français au moyen d’une interdiction administrative du territoire, qui peut être opposée à toute personne constituant une menace grave pour l’ordre public. La mesure implique que ces personnes ne soient pas encore présentes sur le sol français : si elles sont déjà entrées, elle est illégale.

Nous prenons donc des interdictions administratives du territoire, ce qui permet de stopper certains agitateurs à la frontière. Mais elles ne peuvent concerner les personnes présentes sur le territoire européen, puisqu’il n’y a pas de contrôle aux frontières au sein de l’espace Schengen. Si nous les repérons sur le territoire national, nous leur notifions la mesure d’interdiction administrative du territoire et nous pouvons les raccompagner à la frontière. Mais cela ne les empêche pas d’entrer. L’instrument est donc utile, mais il ne constitue pas l’alpha et l’oméga de la lutte contre ces éléments étrangers.

Par ailleurs, nombre des fauteurs de trouble détiennent la nationalité française. Nous ne pouvons donc pas empêcher leur présence sur le sol français. Lors des dernières manifestations, sur la période couverte par votre commission d’enquête, nous avons pris quatorze interdictions administratives du territoire. Nous en envisageons d’autres pour les futures manifestations. Les services de renseignement nous ont déjà mis en alerte, mais encore faut-il connaître l’identité précise de ces personnes et le moment où elles entrent sur le territoire, ce qui est loin d’être aisé.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie de votre présence devant cette commission d’enquête. Je souhaite revenir sur un point précis, qui résulte de la loi n° 2021‑1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Nous avions modifié la procédure de dissolution des structures associatives ou des groupements de fait. L’objectif consistait à élargir son champ d’application. Rapporteur général de ce texte, je me souviens que cela avait suscité à l’époque d’assez vifs débats au sein de l’hémicycle. D’après ce que j’ai compris, cet élargissement est le support des initiatives du ministre de l’intérieur pour des dissolutions à venir. D’un point de vue juridique, quelle est l’efficacité du dispositif après quelques années d’application ? Quels en ont été les réussites et les échecs ?

Vous me démentirez si je me trompe mais, concernant un autre volet de cette loi, il me semble que nous avions élaboré un mécanisme spécifique de lutte contre les agissements de membres d’associations dont le comportement vise à violer les principes de la République. Celui-ci permettait d’affecter la responsabilité d’actes individuels à la structure associative. Pouvez-vous tirer le bilan de cette disposition appliquée aux situations auxquelles nous nous intéressons dans la présente commission d’enquête ? Quelles en seraient les évolutions nécessaires ?

Mme Pascale Léglise. Nous avions effectivement souhaité moderniser l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, qui remontait à 1936 et qui était donc daté à différents égards. La rédaction permettait de dissoudre les associations et groupements de fait « qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ». Ce sont des mots d’un autre temps. Nous avons notamment ajouté aux « manifestations armées » un critère consistant en des « agissements violents ». Nous avions malgré tout utilisé l’ancienne disposition au préalable. Pour dissoudre les associations d’ultra droite comme Troisième Voie et les Jeunesses nationalistes, nous nous étions fondés sur la disposition de provocation à des manifestations armées dans la rue.

Mais les termes essentiels « dans la rue » ou « espaces publics » ne permettaient pas de décider d’une dissolution à la suite d’agissements violents contre les personnes et les biens dans des lieux privés, comme des bars associatifs ou des salles de réunion. C’est la raison pour laquelle il était apparu nécessaire de modifier cette disposition pour ajouter « contre les personnes et les biens » et supprimer « dans la rue » pour pouvoir attraire des situations différentes. Nous savons que ces associations se battent avec d’autres groupuscules dans d’autres lieux que la rue.

Par conséquent, l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure débute désormais de la manière suivante : « Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait : 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens (…) »

Vous m’avez également interrogée sur le bilan. Depuis 2021, nous avons dissous onze associations sur ce fondement. Comme vous l’avez souligné, nous avons rencontré des réussites, mais aussi des difficultés. Le principal obstacle à surmonter concerne la mention « qui provoquent à ». En effet, il n’est pas toujours facile d’utiliser cette notion. Certaines associations visent explicitement à provoquer des agissements violents. Cependant, la plupart du temps, la provocation est implicite, indirecte et presque subliminale. Mais tant pour l’émetteur que pour le récepteur, elle est évidente. Il suffit pour s’en convaincre de lire les commentaires qui succèdent à la parution du message provocateur sur internet ou les réseaux sociaux. Notre travail consiste donc à convaincre le Conseil d’État qu’il n’existe pas uniquement de la provocation directe, mais aussi la provocation implicite et indirecte. Celle-ci est d’ailleurs admise par la jurisprudence judiciaire et par la Cour de cassation, qui considère la provocation à des agissements violents comme une incrimination pénale. Naturellement, il faut agir au cas par cas, pour effectuer un décryptage précis des agissements de l’association

Le fait qu’une association en félicite une autre sur internet parce qu’elle a mis le feu à un commissariat en Corse constitue-t-il une provocation indirecte aux yeux du juge ? De notre côté, nous considérons qu’il s’agit d’une provocation, certes maline. On peut lire par exemple des commentaires comme le suivant : « Un poulet grillé, vous pouvez faire mieux. La semaine prochaine on vous amènera des frites ». Nous essayons de nourrir les dossiers afin de convaincre que les dissolutions répondent bien à de la provocation à des agissements violents.

Ensuite, se pose la question de la violence contre les biens alors que cette disposition a été souvent utilisée pour sanctionner les agissements violents contre les personnes. Ici aussi, la jurisprudence doit être sollicitée. Dans la dernière affaire que nous avons plaidée, au sujet de la dissolution du Bloc lorrain, le Conseil d’État nous a suivis en considérant que la publication de vidéos « illustrant des violences commises par des manifestants à l’égard des forces de l’ordre » constitue bien une provocation « eu égard au nombre et à la récurrence de ces publications », compte tenu de la « volonté explicite de légitimer les violences à l’égard des forces de l’ordre ».

Nous essayons de faire progresser la jurisprudence afin que les provocations retenues ne soient pas seulement explicites. La seule publication de vidéos de policiers en feu ou victimes de graves atteintes doit suffire, selon nous, à qualifier la provocation. Notre travail consiste à solliciter les textes et à les faire évoluer. Dans le cas du Bloc lorrain, le Conseil d’État a retenu « des écrits ou des communications, par leur caractère répété ou systématique, qui légitiment la violence dans les manifestations revendicatives en la présentant comme unique voie du militantisme et apportant son soutien à des personnes interpellées pour violences ». Il y avait débat sur la question de savoir si des messages avec un pouce levé ou un « bravo » pouvaient être caractérisés comme de la provocation. Il a fallu ferrailler pour convaincre, mais nous y sommes parvenus. Nous tentons de persuader le Conseil d’État du bien-fondé de nos mesures vis-à-vis d’autres associations, pour lesquelles le décret de dissolution avait été suspendu en référé.

La disposition est positive dès lors le champ d’application est explicite. Cependant, il est nécessaire de disposer d’une définition commune : le terme « provocation » doit être cerné en droit de la police administrative.

M. le président Patrick Hetzel. Lorsque vous envisagez la dissolution d’une association, rencontrez-vous des difficultés pour mobiliser l’arsenal juridique à votre disposition ? Si tel est le cas, quelles sont-elles ?

Mme Pascale Léglise. Pour prononcer une dissolution administrative, qui est une mesure de police administrative, nous devons convaincre que nous nous inscrivons bien dans le champ de la disposition, comme la provocation à des agissements violents, l’incitation à la haine et à la discrimination ou des agissements de nature terroriste. Nous devons administrer la preuve. Pour y parvenir, nous disposons d’un certain nombre d’outils. Il peut s’agir d’informations émanant des services de renseignement, concernant des captures d’écran ou la présence des membres d’une association dans des manifestations violentes. En sources ouvertes, nous effectuons également des recherches pour connaître les communications et les mots d’ordre des associations, les agissements violents auxquels elles ont appelé et leurs revendications, les condamnations de leurs membres.

L’article L. 212‑1‑1 du code de la sécurité intérieure sanctionne l’absence de désolidarisation de l’association vis-à-vis des agissements de leurs membres. Quand elles ont été informées de comportements répréhensibles, si les associations ne s’en sont pas désolidarisées ou n’ont pas pris de sanction, elles sont réputées partager le message. Cet élément existait déjà dans la jurisprudence et j’avais pu obtenir la dissolution de certaines associations sur ce motif. Je pense notamment au Centre Zahra France à Grande-Synthe. Sur des réseaux sociaux liés à ce centre étaient tenus des propos antisémites, les commentaires comportant des messages du type « rallumer les fours ». L’association gestionnaire du centre n’avait ni modéré, ni supprimé, ni condamné ces messages. Elle n’avait pas non plus exclu les membres qui les avaient rédigés. Le Conseil d’État avait à juste titre considéré que, puisqu’elle ne s’était pas désolidarisée de ces propos, ils lui étaient imputables. Nous avons depuis intégré cet élément dans le droit positif, ce qui permet de clarifier la situation : les associations sont prévenues. Elles peuvent toutefois adopter un comportement de façade, par exemple en excluant officiellement un membre pour attester de leur bonne foi.

L’imputation des agissements de ses membres à une association constitue donc une première difficulté. La deuxième difficulté à laquelle nous sommes confrontés est relative à la suppression des messages. En effet, nous nous insérons dans une procédure contradictoire en notifiant un certain nombre de motifs à la partie adverse. Ce faisant, nos arguments sont connus. Nos adversaires savent qu’une des parades à leur disposition consiste à supprimer les messages en feignant de les découvrir. Nous ignorons forcément si cette attitude est sincère. Par conséquent, nous n’avons pas toujours pu dissoudre certaines associations qui soutenaient être rentrées dans le rang. Le Conseil d’État leur a donné raison.

Une autre difficulté concerne la traçabilité des membres. Par exemple, les black blocs ne sont pas des associations, mais des groupements de fait. Certains chefs ou membres sont identifiés car interpellés et parfois condamnés. Cependant, ces mouvances sont fluctuantes et se construisent sur un mode d’organisation international. Il est difficile de donner un effet utile aux dissolutions, ces groupements pouvant se reconstituer facilement. Je rappelle également que le délit de reconstitution d’association dissoute implique l’existence d’une communauté d’objet, de dirigeants, d’organisation et de mots d’ordre. Or si nous ne connaissons pas les membres de la première association, il est forcément difficile d’établir un lien avec la seconde.

En conclusion, nous sommes confrontés à une adaptation permanente des méthodes de ces associations, organisées pour répliquer dans le domaine juridictionnel. Elles disposent de juristes. Elles organisent des cours de cours de droit et des ateliers juridiques pour expliquer que faire et ne pas faire afin de ne pas donner prise à des mesures d’entrave individuelles ou collectives.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je souhaiterais obtenir un complément d’information sur les propos que vous avez tenus en matière d’imputation des actes accomplis par des individus. Il semble exister des difficultés pour obtenir que des actes individuels violents commis à l’occasion de rassemblements licites ou illicites soient attribués à une structure associative. J’ai en tête certains exemples précis, que vous connaissez certainement. Des évolutions sont-elles nécessaires ?

Par ailleurs, j’ai bien compris votre explication sur la notion de provocation implicite et indirecte. Nous pouvons peut-être y réfléchir, en tant que législateur.

Ensuite, vous avez évoqué le nombre de onze associations dissoutes depuis 2021. Combien de procédures avez-vous engagées sur le motif de la commission d’actes violents lors de rassemblements, quelle que soit leur forme ? Quel a été votre taux de succès ?

Mme Pascale Léglise. La difficulté d’imputation à une association est en réalité liée à la difficulté de connaître ses membres. La plupart du temps, les individus sont juste qualifiés de sympathisants par les structures, qui réfutent leur appartenance en tant que membres.

Par exemple, je me souviens avoir plaidé la dissolution de l’association de supporteurs de football Ferveur parisienne. Elle prétendait ne pas connaître une personne incriminée. Nous disposions de photos où on la voyait plastronner avec un drapeau aux couleurs de l’association. En outre, elle était systématiquement présente lors des rassemblements. À cette occasion, j’ai donc pu démontrer le bien-fondé de notre décision.

Il nous revient d’établir des preuves, de la manière la plus méthodique possible. Dans le cas d’espèce, nous disposions de photos, mais ce n’est pas toujours le cas. Nous devons veiller à l’imputabilité, par la méthode du faisceau d’indices, en fournissant le plus d’éléments possible. Ensuite, il s’agit de convaincre le juge. Ces faisceaux d’indices sont de différents ordres : témoignages, notes des services de renseignement, photos. Quand nous parvenons à multiplier ce genre d’informations, il devient compliqué pour l’association de nier connaître ces individus.

Dans l’affaire Troisième Voie, un des motifs que nous soulevions concernait un salut nazi effectué par un des membres du mouvement, qui avait été photographié. La photo était parue dans Paris Match. En outre, l’association ne s’était pas désolidarisée et n’avait pas exclu la personne en question, prétextant qu’elle n’en avait jamais fait partie. Les services de renseignement avaient cependant démontré que des membres de l’association étaient présents lors de ce salut nazi.

Parfois, les désolidarisations semblent factices. Je pense notamment à Génération identitaire et à un de ses responsables, Aurélien Verhassel. Il avait été identifié comme un des tenanciers d’un bar associatif, La Citadelle, dans lequel se passaient des choses peu recommandables. Génération identitaire l’a rayé de ses cadres. Mais on ignore si cette exclusion officielle est sincère et réelle.

Ensuite, vous m’avez demandé ce que le législateur pourrait faire de plus. Nous vivons selon des règles de droit. On ne peut pas renverser la charge de la preuve. C’est à nous, autorité de police administrative portant atteinte à la liberté fondamentale d’association, de démontrer la nécessité de la mesure, comme dans toute décision de police administrative. Nous devons convaincre que l’association cautionne, provoque et suscite ce type de comportements. Le plus souvent, nous y parvenons. Il y a eu peu d’échecs. Depuis 2013, nous avons dissous dix-neuf associations pour seulement deux suspensions en justice. En outre, ces suspensions sont intervenues en référé, le jugement au fond n’ayant pas encore été prononcé.

Dans les cinq dissolutions intervenues en 2012, un bar associatif Envie de rêver était le quartier général de deux associations, Troisième Voie et Jeunesses nationalistes. Troisième Voie était la tête pensante et Jeunesses nationalistes sa milice, qui faisait le coup de poing dans la rue. Dans ce bar, les membres préparaient leurs plans de manifestations armées, délivraient les médailles. Nous avions dissous les trois associations en considérant que le bar associatif était consubstantiel au fonctionnement des deux autres organisations. Mais comme l’objet officiel du bar était la valorisation des terroirs, ils ont réussi à convaincre les juges qu’il s’agissait de leur seule activité. Moyennant trois conférences sur la cuisine béarnaise ou bretonne, ils n’ont pas été dissous. En soi, cela n’a pas été très grave puisque les deux autres associations avaient été dissoutes, l’activité de quartier général du bar associatif avait de fait disparu. Mais c’est l’illustration de la difficulté de convaincre le juge car les associations font état d’une version qu’il nous est difficile de combattre.

S’agissant des échecs, l’un est lié au fait que l’association avait supprimé l’ensemble des messages incriminés entre la phase contradictoire et la phase de contentieux. Le juge avait considéré que la dissolution n’était plus nécessaire. Je ne considère pas qu’il s’agisse d’un échec : notre initiative a rempli son office puisque l’association ne tient plus sur internet ses propos virulents. Néanmoins, elle reste sous surveillance et, si elle devait récidiver, nous réagirions de la même manière.

L’autre échec concerne la dissolution du Groupe antifasciste Lyon et environs (Gale). Le juge du fond ne s’est pas encore prononcé. Nous allons devoir apporter plus d’éléments pour prouver qu’en l’espèce, la provocation, même indirecte, demeure une provocation. Nous attendons que le Conseil d’État tranche et nous avons besoin de son éclairage. De manière plus générale, nous essayons de solliciter sa jurisprudence en lui donnant à juger des affaires nouvelles pour cerner les inflexions. Si le Conseil maintient la même vision, il faudra peut-être modifier le texte pour inclure les termes de « provocation directe et indirecte ».

M. le président Patrick Hetzel. Nous vous remercions d’avoir apporté vos lumières aux travaux de notre commission d’enquête. Nous resterons en contact pour la fourniture d’éléments juridiques qui seront utiles pour la rédaction du rapport que rédigera notre rapporteur.

*


  1.   Audition du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale (13 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne le groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale : Général Emmanuel Valot, secrétaire général ; Lieutenant-colonel Vincent Delamarre, secrétaire général adjoint ; Colonel Jean Carrel, Major Érick Verfaillie, Major Vincent Charneau, Major Patrick Boussemaëre, Maréchal des logis-chef Christophe Duprat, Major Christophe Le Jeune, Adjudant-chef Frédéric Le Louette, Major Laurent Cappelaere, Major Rachel Chervier, Adjudant-chef Aline Rouy, Capitaine Marie Michelozzi, Adjudant-chef Sandrine Toulouze, membres ([7]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous terminons nos travaux de la journée avec l’audition du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale (CFMG). Je souhaite à tous la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à la convocation de la commission d’enquête.

Nous cherchons à comprendre les éclats de violence qui ont marqué les manifestations de ce printemps et à évaluer la réponse apportée par les autorités publiques. Comme vous le savez, nous avons déjà entendu votre directeur général. La vision des gendarmes nous intéresse doublement. Vous avez été confrontés à ces violences dans deux rôles très différents. À travers les escadrons mobiles, vous avez eu la charge du maintien de l’ordre dans les manifestations urbaines et rurales. Avec la gendarmerie départementale, vous avez aussi assuré des fonctions de repérage et de renseignement ; vous avez dû gérer les suites judiciaires ; vous êtes aussi présents sur les lieux après les faits. Vous savez donc comment se construit la mémoire locale de tels événements.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que tout élément d’information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Il me revient de vous poser les premières questions de la soirée. En premier lieu, quel est l’état des personnels de la gendarmerie nationale après le cycle de manifestations violentes auquel nous avons assisté ? Je fais référence tout à la fois à l’état physique, à l’état d’esprit et, ce n’est pas moins important, à l’état des familles.

Ensuite, ce qui s’est passé à Sainte-Soline a été ressenti par beaucoup comme exceptionnel. Comment les évènements ont-ils été préparés ? Comment se sont-ils déroulés pour les gendarmes, sur les plans stratégique et tactique ? Par exemple, la décision d’employer des quads a interpelé des membres de la commission d’enquête ; j’imagine qu’il a fallu un minimum de temps pour former convenablement les pilotes.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Les personnes auditionnées prêtent successivement serment).

Général Emmanuel Valot, secrétaire général du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale. Nous sommes honorés que vous ayez sollicité le corps social de la gendarmerie afin que nous vous fournissions notre éclairage à cette commission d’enquête. Onze représentants du groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale sont présents devant vous. Ils illustrent l’image quasi complète des métiers de la gendarmerie.

Vous avez déjà eu l’occasion de recevoir le directeur général de la gendarmerie nationale. De notre côté, nous insisterons avec cœur sur la vision du corps social. Parmi les membres présents aujourd’hui figurent des praticiens en unité. Ils pourront vous fournir des éclairages précis. L’adjudant-chef Frédéric Le Louette, le secrétaire élu pour un an du groupe de liaison, s’exprimera le premier.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Nous vous remercions de nous recevoir pour évoquer ce sujet majeur. Les gendarmes sont régulièrement confrontés aux groupuscules violents lors des manifestations ou dans l’exercice quotidien de leurs fonctions. Cette commission d’enquête n’étant pas à huis clos, nous n’entrerons pas dans les détails techniques de nos missions. Mais nous essayerons de nous focaliser sur le ressenti des personnels. Nous pourrons compléter notre propos par écrit.

Comme tous les gendarmes, nous sommes attachés à la liberté de manifester et à la protection de ce droit. Pour nous, les réponses pénales à l’égard des casseurs doivent être réelles et à la hauteur. Nous constatons que ces groupuscules sont de plus en plus violents, structurés et coordonnés. Ils disposent de capacités de communication vers la France et l’étranger.

Les groupuscules violents menacent la liberté à manifester de ceux qui exercent légitimement ce droit. En manifestation, l’initiative est trop laissée à l’adversaire, dorénavant. Cet adversaire opère de véritables manœuvres tactiques au moment où la gendarmerie doit agir sans certaines armes intermédiaires dont nous disposions auparavant, mais également sans véhicules, notamment pour le maintien de l’ordre rural. Notre capacité opérationnelle s’en trouve affectée.

Aussi, nous pensons que les réflexions doivent se poursuivre pour développer de nouveaux usages. Nous pouvons parler des drones ou des quads, comme vous l’avez évoqué à propos de Sainte-Soline. Nous devons aussi travailler sur les véhicules multi missions que sont les Centaure, qui seront utiles. Il est également nécessaire de retrouver la mobilité des pelotons d’intervention pour réagir rapidement à la violence et y mettre fin par des interpellations plus nombreuses.

Malheureusement, les pelotons d’intervention sont trop souvent utilisés comme des pelotons de marche, principalement par manque d’effectifs. Des décisions ont été prises pour améliorer la capacité opérationnelle de la gendarmerie mobile. Cependant, les effectifs ne sont toujours pas à la hauteur des enjeux. Les sept escadrons à venir participeront à une meilleure réactivité, néanmoins déjà mise à mal par le nombre croissant de sollicitations auxquelles nous sommes confrontés depuis quelques années.

La gendarmerie a l’impression d’être en crise permanente et de lutter contre une crise permanente. Depuis de longs mois, l’emploi se situe à un niveau exceptionnel. Il paraît nécessaire de poursuivre un accroissement des effectifs pour revenir au niveau connu en 2006. Les escadrons de gendarmerie mobile comptaient alors de l’ordre de 15 000 personnels. Après la création des sept escadrons, qui est en cours, ils seront d’environ 13 800. Pour revenir au chiffre de 2006, il manquera encore 1 200 personnels. Or, le maintien de l’ordre est plus difficile qu’alors et les besoins outre-mer plus importants, comme nous le voyons à Mayotte. En outre, nous exerçons des missions que nous n’assurions pas à l’époque, telle la lutte contre l’immigration irrégulière. Nous assumons aussi des missions qui nous avaient été retirées entre-temps, comme les centres de rétention administrative. Par conséquent, les moyens annoncés, s’ils sont appréciables et appréciés, demeurent insuffisants.

M. le président Patrick Hetzel. Notre commission d’enquête se concentre sur les évènements qui se sont déroulés entre mars et mai 2023. Nous nous demandons comment ces évènements ont été ressentis au sein de la gendarmerie nationale. L’emploi a dû se situer à un niveau exceptionnel.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. L’impact sur les personnels est réel. Nous sommes confrontés à un emploi permanent et difficile, à des horaires à rallonge et à une médiatisation perpétuelle. Les gendarmes s’efforcent d’être irréprochables. Mais les effets sont indéniables sur la fatigue des personnels. L’état d’esprit n’est pas aussi bon qu’il le pourrait. Même si nous ne sommes pas proches de la dépression, les escadrons éprouvent évidemment une forme de lassitude. Tous mes camarades peuvent en témoigner.

Les familles sont également impactées, compte tenu des absences fréquentes et du nombre croissant de blessés assez graves. Puisque nous sommes en crise de manière permanente, cela pèse sur la vie de famille. Il en résulte inévitablement des conséquences importantes sur l’usure des personnels. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessité d’accroître les effectifs.

Major Patrick Boussemaëre. En gendarmerie départementale, le ressenti est identique, c’est-à-dire une fatigue incessante et un avenir peu serein. En effet, des futurs évènements majeurs, à l’instar des Jeux Olympiques, mobiliseront fortement les forces de l’ordre. Il existe donc une véritable inquiétude et nous n’avons pas forcément de nombreuses réponses à fournir à nos camarades, ce qui constitue un véritable sujet de préoccupation.

Adjudant-chef Sandrine Toulouze. Je tiens à mon tour à évoquer les familles. Les images de Sainte-Soline étaient d’une rare violence. Tout le monde a pu les voir, y compris les proches et notamment les enfants. De fait, les familles s’inquiètent de voir partir les gendarmes au travail et elles se demandent si leur vie ne sera pas clairement mise en danger.

Major Erick Verfaillie. La commission d’enquête travaille sur un épisode violent de quelques mois. Cependant, il me semble nécessaire de le replacer dans le temps long. D’une part, l’intensité de la violence s’accroît et, d’autre part, nous sommes confrontés à un enchaînement de crises. On veut tirer un bilan sur le vif des évènements du printemps 2023. Mais il faudra nécessairement attendre pour en connaître les conséquences profondes. En effet, les personnels doivent effectuer des opérations de maintien de l’ordre de haute intensité, dont les effets post-traumatiques se déclenchent parfois plusieurs années après. Ce que nous avons vécu lors des dernières années et des derniers mois entraînera des conséquences inévitables. Il faudra garder en mémoire ces évènements lorsque les personnels chuteront et qu’il faudra les traiter. Au-delà des blessés physiques que nous déplorons immédiatement, les blessures psychologiques s’étaleront dans le temps, malheureusement.

Major Patrick Boussemaëre. Vous avez évoqué notre engagement. Il est exact que notre métier est de plus en plus difficile à exercer, compte tenu de la violence croissante de ceux qui nous font face. En trente-cinq ans de service, je ne me rappelle pas avoir vécu une telle brutalité à l’encontre de la gendarmerie mobile ou de la gendarmerie départementale. Toute situation au départ anodine peut rapidement se détériorer et conduire à des difficultés importantes dans la gestion de l’évènement.

Tel est l’état d’esprit que nous ressentons au quotidien et que nous devons vous faire partager. Les témoignages demeurent empiriques, mais ils s’accumulent. Dans ce cadre, le rapport de la Cour des comptes sur l’attractivité de nos métiers prend tout son sens. Nous renvoyons l’image d’un métier difficile, dangereux, qui s’exerce dans des conditions compliquées, mais nous avons besoin de nouvelles ressources pour renforcer nos rangs. L’analyse de la Cour des comptes mettait en lumière que de nombreux gendarmes et policiers nationaux quittaient leur métier par anticipation. Ceci pose inévitablement question.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation. Aujourd’hui, nous avons à cœur d’entendre la parole très spécifique du corps social de la gendarmerie. Je retiens notamment de vos propos les aspects relatifs au maintien de l’ordre de haute intensité. Nous le ressentons également de notre côté, de même que les grandes difficultés que vous rencontrez.

Ma première question sera d’ordre technique : quelle évolution observez-vous dans les profils violents sur la longue durée ? Nous disposons déjà d’un certain nombre d’informations mais je souhaiterais connaître votre regard.

Ensuite, constatez-vous concrètement des connexions entre des individus ou des groupes d’individus violents et un certain nombre de structures ? Elles peuvent être de nature différente : des groupements de fait, des structures associatives institutionnelles, voire des formations partisanes ou des organisations rattachées à certaines sensibilités politiques.

Quel regard portez-vous sur le traitement judiciaire et la caractérisation des infractions de violence à l’occasion de rassemblements, que ceux-ci soient interdits ou non ?

Enfin, je souhaiterais connaître votre analyse sur le schéma national de maintien de l’ordre. J’ai bien compris les outils que vous avez évoqués, notamment les drones. Il faut également mentionner les deux piliers que constituent la mobilité et la mise à distance. Comment voyez-vous les évolutions nécessaires dans ces domaines pour traiter les violences lors des rassemblements ?

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Ma réponse portera sur vos deux premières interrogations, liées à l’évolution des profils et aux connexions associatives.

Tout d’abord, l’évolution des profils est un sujet difficile à généraliser. Les cas individuels sont variés. Collectivement, la question est plus simple à évoquer : les black blocs ou les ultras s’abritent derrière des organisations et des associations connues et reconnues, qui sont très organisées. Elles se complètent, s’aident et n’hésitent pas à travailler ensemble. De fait, notre travail en amont est délicat car nous sommes noyés sous un agrégat d’associations, qui rend difficile la préparation des manifestations. Auparavant, elles étaient déclarées et linéaires, avec un point de départ et un point d’arrivée. Désormais, elles peuvent être qualifiées de « sauvage », sans connotation péjorative.

Actuellement, la force de nos adversaires s’inscrit dans ces collectifs violents, qui repoussent les limites de la loi pendant que nous répondons uniquement pour nous protéger. Les gendarmes ne cherchent jamais à blesser. Mais la tâche est difficile. Parmi les associations, on peut citer les Soulèvements de la Terre, la plus emblématique en ce moment.

Major Laurent Cappelaere. Je souhaite revenir à votre question sur les profils violents. Si nous contextualisons ce sujet de manière historique, le maintien de l’ordre à la française parlait de citoyens « momentanément égarés du droit », qui produisaient un « désordre acceptable ». Aujourd’hui, les profils sur lesquels vous nous interrogez ne sont pas momentanément égarés du droit. Au contraire, ils préparent activement leurs actions en amont, de manière coordonnée et structurée. Il n’y a aucune spontanéité, aucun effet d’aubaine généré par une foule difficile à contrôler. La préparation est quasiment militaire, des groupes de réflexion se réunissent sur différents thèmes afin de procéder à des actions d’une grande violence.

M. le président Patrick Hetzel. Je souhaiterais obtenir des précisions à ce sujet. Vous insistez sur les évolutions : la violence n’est désormais plus conjoncturelle mais, en quelque sorte, préméditée. Considérez-vous que l’ampleur de ce phénomène s’est accrue au cours des dernières années ? Ceux d’entre vous qui disposent d’une expérience longue du maintien de l’ordre le perçoivent-ils de cette manière ?

Major Laurent Cappelaere. L’évolution de cette structuration de plus en plus aboutie peut s’envisager à travers un exemple : l’appel fréquent à des manifestants venant de l’étranger et qui sont spécialistes de la grande violence. Il s’agit pour eux de s’inspirer de différentes techniques comportementales pour créer du trouble dans un attroupement, rendre le maintien de l’ordre impossible et entraîner un basculement.

Major Christophe Le Jeune. Je souhaite étayer les propos de mon camarade en faisant part de mon expérience personnelle. J’ai participé, il y a quelques années, au maintien de l’ordre autour de la réunion du G8 à Évian. Il s’était notamment déployé grâce aux hélicoptères Puma et l’organisation de la gendarmerie s’était adaptée pour lutter contre les violences pratiquées par des profils de différentes nationalités. À l’époque, les black blocs étaient déjà en action et les forces de l’ordre disposaient d’équipements nouveaux, les fameux Protecop.

Aujourd’hui, les adversaires sont parfois mieux équipés que les forces de l’ordre. Ils portent des masques et des casques. Ils ne craignent ni les lacrymogènes, ni de se retrouver face aux forces de l’ordre. Ils progressent de manière quasiment militaire et vont au contact. Nous devons réagir face à ces évolutions particulièrement inquiétantes.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour ces précisions. Le G8 d’Évian nous ramène vingt ans en arrière, en 2003. Cela signifie que ces phénomènes se manifestent depuis deux décennies.

Major Erick Verfaillie. La question du traitement judiciaire est à la fois simple et compliquée. Lorsqu’un camarade se trouve blessé ou mutilé par de l’acide, des pierres ou des bombes, nous attendons effectivement une réponse judiciaire conséquente. Mais nous sommes fréquemment déçus car elle n’est pas toujours à la hauteur.

La véritable difficulté à laquelle nous sommes confrontés tient au fait que nous devons apporter la preuve de l’agression dans le cadre d’un système régi par la règle de droit. Il ne s’agit pas d’une scène de crime figée : ces preuves doivent être récupérées au milieu du chaos alors même que nos adversaires sont entraînés pour précisément ne rien laisser sur place. Ils se camouflent et, lorsqu’ils sont en garde à vue, ils y sont préparés. Nous sommes face à une population entraînée pour n’être ni appréhendée, ni condamnée. Il ne s’agit pas pour nous de jeter l’opprobre sur la justice en dénonçant des réponses inadaptées de sa part. La difficulté est en réalité initiale, dans la collecte des preuves.

Major Patrick Boussemaëre. Vous avez mentionné la mobilité et la mise à distance, qui ont fait l’objet de réflexions. Lors des évènements de Sainte-Soline, nous avons mobilisé des quads, qui ont rendu beaucoup de mobilité aux forces de l’ordre. En revanche, les protections individuelles des gendarmes mobiles sont d’un poids certain. Ces trente à quarante kilos supplémentaires affectent nécessairement nos facultés de déplacement.

Ensuite, la mise à distance entre les manifestants et les forces de l’autre permet effectivement d’éviter le contact physique. Lorsque nous réussissons à les maintenir à trente ou quarante mètres de distance, les violences sont évitées. En revanche, lors des évènements de Sainte-Soline, de nombreux manifestants étaient quasiment équipés de la même manière que les forces de l’ordre, ce qui leur permettait de traverser les nuages de gaz lacrymogène. Nous avons maintenu ces nuages pour créer cette distance. Mais les plus déterminés portent masques et lunettes ; ils ne s’arrêtent pas. Il faudrait sans doute réfléchir à d’autres moyens de maintien à distance. En zone urbaine, la solution est plus simple avec des canons à eau. C’est plus difficile à Sainte-Soline, ce qui entraîne des dégâts collatéraux de part et d’autre.

Major Christophe Le Jeune. Le maintien à distance est un vaste sujet. Les différents évènements des dernières années nous ont conduits à perdre des moyens intermédiaires. Nous avons perdu des grenades OF et GLI‑F4 qui auraient facilité le maintien de l’ordre rural. Au fil des ans, les forces de l’ordre sont moins armées pour le maintien à distance de nos adversaires.

Maréchal des logis-chef Christophe Duprat. Pour le maintien de l’ordre en milieu rural, nous avons également perdu un grand nombre de véhicules, qui nous permettaient d’être mobiles. Certes, des quads ont été utilisés, mais nous demeurons toujours équipés d’Irisbus. Dans le maintien de l’ordre urbain, l’adversaire se saisit de ce qu’il trouve sur le terrain pour s’en servir contre nous. Mais dans le maintien de l’ordre rural, il amène avec lui son matériel.

Major Rachel Chervier. Je souhaite intervenir au sujet des drones. Nous les avons perdus pendant quelques années en raison de problèmes juridiques et réglementaires. Nous les avons retrouvés depuis le 19 avril grâce au décret sur la captation vidéo. Nous pouvons les utiliser pour appuyer la manœuvre tactique et préserver la sécurité de nos adversaires comme de nos troupes. Les drones permettent de surveiller la zone et d’effectuer un positionnement tactique de la manière la plus pertinente possible. J’ajoute que, pour y recourir dans le cadre du maintien de l’ordre, il nous faut un arrêté préfectoral, ce qui ne pose pas problème. Ils représentent une très bonne évolution.

En revanche, s’agissant de la partie judiciaire, il n’existe pas encore de règlement permettant d’utiliser ces drones. Et nous devons également disposer d’un arrêté préfectoral pour organiser le secours à personne, puisque ce domaine est englobé dans le décret. Il est difficile de faire comprendre cet élément à nos concitoyens.

Major Erick Verfaillie. Je souhaite évoquer le ressenti des troupes en me fondant sur ma propre expérience : j’ai d’abord été gendarme mobile avant de me tourner vers la gendarmerie départementale. L’évolution à laquelle j’ai assisté me fait dire qu’il existe un danger certain compte tenu d’un paradoxe : à chaque crise occasionnant des blessés, des moyens intermédiaires nous ont été supprimés.

Une des forces traditionnelles du maintien de l’ordre à la française reposait sur la gradation de la réponse en fonction de l’adversaire. Si l’on nous enlève des moyens, il est difficile d’élever la force à terme. Désormais, sur la distance cruciale des cinquante mètres, il n’y a plus rien. Au contact, les forces de sécurité s’efforcent toujours d’agir avec sang-froid et il faut leur rendre hommage. Cependant, certains ont cru se voir mourir.

Or, lorsque des forces de sécurité se voient départies de leurs moyens et se trouvent face à des individus armés, il ne reste que la légitime défense. Des voix s’élèvent pour renoncer aux lanceurs de balle de défense. Mais s’il n’y a plus d’armement intermédiaire, le risque de voir les forces de sécurité se faire tuer ne fera que croître. En effet, les groupes que nous affrontons veulent des blessés, voire des morts, afin de médiatiser leurs actions. Par conséquent, il sera nécessaire de retrouver de nouveaux moyens de force intermédiaire, ou de repenser certains modes de fonctionnement. Quoi qu’il en soit, la situation devient urgente, nos adversaires font preuve d’une adaptation permanente. Par exemple, l’effet de surprise dont nous avons bénéficié lorsque nous avons utilisé les quads va rapidement se dissiper.

On peut se demander si la violence a augmenté parce que les moyens ont été enlevés. Il est beaucoup plus difficile pour des manifestants de jeter de l’acide ou des bombes sur une distance de cinquante mètres que lorsque celle-ci est réduite à dix mètres. Il sera donc nécessaire de conduire une réflexion pour rétablir cette distance. Plus les personnes qui vous veulent du mal sont loin, moins il est nécessaire d’utiliser la force et moins les manifestants sont blessés. Cette vision me semble assez partagée par mes collègues.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pouvez-vous évoquer de manière synthétique l’ensemble des moyens de mise à distance que vous croyez utile de réintégrer ou de développer pour l’avenir ?

Major Erick Verfaillie. Les grenades OF‑F1 ont été retirées des dotations après la mort tragique de Rémi Fraisse. Cependant, la technologie évolue et il doit être possible d’utiliser du matériel qui puisse provoquer un choc tout en diminuant le risque de blessures. Mais il faut y réfléchir vite : le temps que la production se mette en place, les groupes qui nous font face auront déjà évolué. À de nombreuses reprises, nous avons déjà pu constater ces adaptations sur le terrain.

Je vous avoue que le retrait de ces grenades a suscité une grande incompréhension dans nos rangs. De plus, nos adversaires parviennent à recréer des grenades dotées d’explosifs auxquelles ils ajoutent du shrapnel. Par conséquent, les forces de l’ordre n’ont plus de grenade offensive mais elles sont victimes de jets de grenades défensives, dont les risques de blessure sont bien supérieurs. Il est urgent de trouver d’autres matériels avant que des tragédies ne surviennent.

Major Christophe Le Jeune. Je partage les propos qui viennent d’être tenus et je souhaite les illustrer par un exemple. J’ai accueilli des gendarmes mobiles de retour de Corse. Parmi eux, de jeunes gendarmes à peine sortis d’école ont été blessés lors d’opérations de maintien de l’ordre de haute intensité. Les grenades artisanales dont ils ont été victimes ne les ont pas tués, mais il s’en est fallu de peu

De même, nous voyons des grenades artisanales jetées à hauteur d’homme, qui entraînent de forts impacts et effets de souffle. Certaines photos sont éloquentes : un gendarme mobile basé à Satory a perdu de la chair sur ses mollets. Pour le moment, nous avons eu de la chance qu’il ne s’agisse que de blessés. La situation pourrait devenir bien plus tragique.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Il existe une réelle utilité de l’armement intermédiaire de type OF et F4, notamment pour le maintien de l’ordre rural. À Sainte-Soline, si ces moyens avaient pu être utilisés, le nombre de blessés aurait été beaucoup plus faible car nous aurions pu empêcher les manifestants violents de se regrouper. Nous les aurions éloignés les uns des autres sans occasionner de blessure physique.

Par ailleurs, il convient d’évoquer la problématique de la protection. Par exemple, les gendarmes mobiles ne disposent pas de cagoules anti-feu alors même que la police en est dotée. Nous essayons d’obtenir cet équipement auprès de notre hiérarchie. Cela ne semble pas simple. Pourtant, une simple cagoule anti-feu nous aiderait grandement : à Sainte-Soline, certains de nos camarades ont subi de graves brûlures. Certains d’entre eux ont dû respecter soixante jours d’arrêt de travail.

Major Erick Verfaillie. L’une des principales missions de la police et de la gendarmerie consiste à permettre de manifester dans des conditions acceptables. La liberté de manifester est un droit fondamental. Malheureusement, nous sommes confrontés à une montée en puissance de la violence, que nous ne pouvons maîtriser par manque de moyens intermédiaires. Parmi les manifestants, certains viennent en famille, avec leurs enfants. Pour nous, forces de l’ordre, cela pose un problème car il n’est jamais bon de se trouver pris entre le marteau et l’enclume. Certains groupes jettent de l’acide et des pierres ; d’autres personnes venues manifester pacifiquement se trouvent blessées par les individus violents. Même si cela ne fait pas la une des journaux, il y en a quand même régulièrement.

Si nous laissons nos adversaires se doter d’armements supplémentaires et exercer une violence encore plus forte, le droit de manifester sera tout autant mis en cause que l’intégrité physique des forces de l’ordre.

Major Rachel Chervier. Nous ne pouvons plus compter sur la seule chance désormais. Il nous faut des équipements.

M. Florent Boudié, rapporteur. Comment réagissez-vous aux commentaires selon lesquels le maintien de l’ordre tend à se durcir alors que vous constatez la disparition de moyens intermédiaires ? Dans certaines auditions, nos interlocuteurs ont parlé de « militarisation » et de « brutalisation ». Il me semble important que vous puissiez répondre à ces observations.

Major Patrick Boussemaëre. À quoi faites-vous référence lorsque vous parlez de militarisation ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Certains interlocuteurs, qui sont parfois des parlementaires, dénoncent la militarisation des forces de l’ordre et le fait qu’elle représente un mode de « brutalisation ».

M. le président Patrick Hetzel. Ce verbatim nous a effectivement été présenté en commission. Il semble important que vous puissiez y répondre. Le directeur général de la gendarmerie nationale a réagi, pour sa part, en expliquant précisément la doctrine. Mais nous souhaitons connaître votre opinion.

Major Erick Verfaillie. La gendarmerie est militaire et le maintien de l’ordre a toujours été in fine militaire. J’ajoute que la militarité ne repose pas uniquement sur la force, mais aussi sur un encadrement, une hiérarchie, une retenue et une progressivité. Malgré la peur inhérente à certaines situations, elle implique également une maîtrise de soi acquise grâce à la formation initiale et à l’entraînement.

La militarisation a toujours existé en gendarmerie. Elle se fait, non pas dans le maintien de l’ordre, mais face à des groupuscules qui déploient une militarité comparable dans leur préparation, leur entraînement et leur stratégie. Des moyens nous ont été retirés après la survenue de tragédies. Mais ils ont toujours été utilisés de la manière la plus posée possible ; toute utilisation de la force, aussi maîtrisée soit-elle, entraîne malheureusement un risque de blessure ou de mort.

Par conséquent, ce n’est pas tant l’arme que son utilisation et la doctrine d’emploi qui importent. Dans la gendarmerie, la doctrine d’emploi a été revue et elle est très encadrée : nous allons assez loin dans la détermination de ce que nous pouvons faire et ce que nous ne pouvons pas faire. Nous devons donc conserver cette militarité dans le maintien de l’ordre, mais avec des moyens modernes et adaptés pour combler les lacunes dont nous souffrons actuellement, en particulier sur ces fameux cinquante mètres.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Nous sommes fiers d’être militaires. La militarité implique le respect des règles : la gendarmerie respecte la doctrine et le schéma national du maintien de l’ordre. De fait, elle est très peu mise en cause dans son maintien de l’ordre, que nous exerçons pourtant de manière quotidienne depuis de longs mois.

Major Patrick Boussemaëre. Pour nous, la militarité n’est pas un gros mot. Je conçois que pour des personnes qui ne la vivent pas de l’intérieur, elle puisse être parfois perçue comme une montée en puissance dangereuse. Mais elle est notre quotidien, dans un cadre organisé.

Major Laurent Cappelaere. Je ne peux que souscrire aux propos précédents. La militarisation est le gage d’une action entreprise dans le respect des règles, sur un socle d’encadrement, de formation, de rigueur et de déontologie. De notre point de vue, le travail bien fait est militarisé, dans le bon sens du terme. Il faut différencier différents états : paix, crise et guerre. Le maintien de l’ordre intervient éventuellement dans le cadre d’une crise, mais il ne s’agit ni de guérilla ni de guerre. Pour un gendarme, cette militarisation constitue une garantie contre les débordements anarchiques et incontrôlés.

M. le président Patrick Hetzel. Les propos qui nous avaient été tenus revenaient à dire que le maintien de l’ordre évoluait de plus en plus vers des dispositifs de guerre du côté des forces de l’ordre. Comment les comprenez-vous, compte tenu notamment des équipements dont vous disposez ? Cela semble en complet décalage avec les témoignages que vous portez à notre connaissance.

Major Patrick Boussemaëre. Les évènements de Sainte-Soline étaient d’une nature grave. Il y avait là une situation proche de celle d’une guerre. Face à des gens agressifs qui veulent en découdre, voire tuer des forces de l’ordre, ces dernières doivent relever d’un cran leur réponse. Cependant, force doit rester à la loi. En réalité, les forces de l’ordre sont à l’image des comportements des manifestants qui leur font face. S’ils sont calmes, nous sommes calmes. S’ils montent progressivement en violence, nous devons contenir cette violence en utilisant des moyens adaptés.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. La gendarmerie est une force armée et nous disposons heureusement d’équipements de guerre puisque nous devons être prêts à réagir, pour défendre le territoire si nous étions envahis ou pour nous projeter en opération extérieure. Certains de nos camarades étaient en Ukraine lorsque l’invasion russe a eu lieu. Heureusement pour eux, ils avaient de quoi se défendre. Mais cela ne doit pas faire peur : être équipé de telle manière fait partie de notre travail et de notre formation.

Major Erick Verfaillie. J’invite ceux qui pointent la militarité du maintien de l’ordre à regarder ce qui se passe dans notre pays et les images que les médias peuvent relayer. Cela fait bien longtemps que l’on ne tire plus à balle réelle sur les manifestants, justement grâce aux armes intermédiaires que l’on est progressivement en train de nous enlever.

Si nous étions violents et assoiffés de sang, le maintien de l’ordre serait extrêmement simple : il suffirait d’utiliser un armement classique. Mais la réalité du maintien de l’ordre est toute autre : permettre la liberté de chacun, neutraliser les individus violents en essayant de ne pas les blesser. Les risques d’accident existent certes, mais jamais je n’ai entendu un ordre visant à blesser sciemment une personne, quand bien même celle-ci cherchait à nous faire mal.

Major Rachel Chervier. Dans le même ordre d’idée, le principe qui nous anime est celui de la désescalade. Nous ne cherchons pas à élever le niveau de violence, bien au contraire. Nous devons maintenir, voire rétablir l’ordre.

Adjudant-chef Sandrine Toulouze. L’une de nos forces réside dans notre faculté d’adaptation. Cela serait inverser le problème que de penser que nous cherchons en première instance à militariser les situations. Lorsque cette militarisation intervient, il s’agit d’une réponse : nous nous adaptons à la violence que nous rencontrons.

M. Alexandre Vincendet (LR). Lorsque l’on vous écoute, nous devons constater une montée en préparation et en puissance des personnes qui vous font face, depuis quelques années. Simultanément, la mort de Rémi Fraisse a entraîné l’interdiction de la grenade de type F1, qui a marqué le début de la période où vous avez été « déséquipés ». Aujourd’hui, disposez-vous d’un matériel équivalent dans votre arsenal ? Faut-il revenir à un équipement de ce type pour maintenir à distance ceux qui veulent attenter à votre intégrité physique et pour être plus efficace face à la montée en puissance de la violence ?

Major Erick Verfaillie. Nous ne sommes simplement, et c’est déjà beaucoup, les représentants du corps social. Ainsi, je ne dispose pas de l’expertise technique pour vous répondre. Je souhaite que nous puissions exercer la même mission sans cette arme, en offrant peut-être plus de sécurité pour celui qui subit son impact. Des études et des tests sont effectués de manière permanente, par exemple à Saint-Astier, pour nous assurer qu’il n’y a pas de risque létal lors de l’utilisation de nos matériels d’emploi.

Nous ne pouvons donc pas être catégoriques en exigeant le retour de l’ancien matériel. Nous avons l’espoir que la technologie permettra d’obtenir les mêmes effets avec moins de risques de blessure. Mais j’ignore si nous disposons déjà de ce nouveau matériel sur nos étagères.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Les grenades de désencerclement peuvent nous être utiles. Mais à l’heure actuelle, le manque ne porte pas forcément sur les grenades offensives ou les F4, dont l’impact était fort. Nous avons surtout besoin de grenades produisant un effet de souffle, qui nous aideraient à repousser l’adversaire. Nous cherchons à gagner en distance ; plus nous éloignons le danger, moins nous avons besoin d’être au contact et plus les risques de blessures diminuent, pour nous comme pour nos adversaires. Mais nous avons vu à Sainte-Soline que la limite du gaz lacrymogène est rapidement atteinte dans ce genre de manifestation.

Major Erick Verfaillie. Nous sommes confrontés à une difficulté supplémentaire. Tous ces groupes peuvent exercer leur violence parce qu’ils se protègent derrière des gens innocents. Les manifestants pacifiques, qui viennent en famille, sont beaucoup moins équipés que ces groupes qui viennent casqués et masqués.

De notre côté, nous devons repousser des gens équipés et protégés sans risquer de causer des blessures à des gens qui ne le sont pas. Cette situation est plus compliquée qu’à l’époque où nous étions confrontés à une foule dont les comportements étaient homogènes. Les manifestations des marins-pêcheurs pouvaient être rudes, mais les comportements étaient prévisibles. Désormais, le mélange des publics rend difficile le maintien de l’ordre.

Major Patrick Boussemaëre. Nous devons réfléchir à la manière de tenir à distance les comportements violents. Par conséquent, il peut être opportun de regarder ce qui se fait au-delà de nos frontières. Certes, les cultures du maintien de l’ordre sont différentes. L’Allemagne dispose par exemple de brigades canines au sein des escadrons. Elles permettent de maintenir à distance un certain nombre de manifestants. Dans les interventions effectuées en dehors du maintien de l’ordre, j’observe effectivement que la présence d’un maître-chien entraîne une réaction immédiate de la part des personnes.

Colonel Jean Carrel. La question est double. Elle porte d’une part sur la détention d’un équipement qui permettrait de repousser ceux qui voudraient venir au contact de manière agressive. D’autre part, la deuxième partie de la question concerne l’emploi de ces moyens. Ensuite, comme cela a déjà été rappelé, la gendarmerie est une force militaire, dont le professionnalisme est reconnu. Nous disposons en dotation d’équipements allant au-delà du seul besoin de maintien de l’ordre.

Général Emmanuel Valot. Les évènements du Capitole aux États-Unis montrent bien qu’une manifestation relevant de l’ordre public peut se transformer rapidement en opération très violente nécessitant un autre cadre d’engagement. Dans ces circonstances, il est précieux de disposer d’un panel d’équipement large.

Mme Edwige Diaz (RN). Je vous remercie pour la clarté des propos tenus, sincères et poignants. Ils nous ont permis de saisir l’importance de vos missions, celles que vous avez l’habitude d’exercer mais également les nouvelles, comme la lutte contre l’immigration irrégulière. Nous avons compris la résilience dont vous devez faire preuve face à des personnes qui repoussent les limites de la violence, dans un contexte de médiatisation accrue et de journées à rallonge.

Cette crise permanente que vous avez décrite aboutit incontestablement à des situations de stress, de lassitude et de fatigue. Avec la dégradation de vos conditions de travail, constatez-vous un déficit d’attractivité de votre profession, une difficulté de fidélisation des effectifs et une augmentation des démissions ?

Enfin, je souhaite recueillir vos idées afin de renverser ces tendances. Vous avez indiqué que le maintien à distance ou éventuellement l’utilisation de maîtres-chiens pourrait diminuer le danger et contribuer à une meilleure sécurité. Pouvez-vous faire part d’exemples supplémentaires ? Il nous importe que vous puissiez exercer à nouveau votre métier, difficile et respectable, dans de meilleures conditions.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Nos conditions de travail ne sont effectivement pas évidentes, mais ne noircissons pas trop le tableau. Nous ne nous plaignons pas. Nous exerçons ce métier par passion et par envie de défendre les Français. Cependant, nous sommes effectivement confrontés à des départs et à des difficultés de recrutement, qui ne sont pas uniquement dues à nos conditions de travail. Le secteur privé attire énormément, la police municipale également dans la mesure où les contraintes y sont moindres. Certains préfèrent être soumis à des obligations moins importantes pour un salaire identique.

Il faut donner envie aux jeunes de nous rejoindre et aux anciens de rester parmi nous. Ces incitations peuvent être d’ordre financier, mais également se matérialiser par d’autres formes de reconnaissance. Nous attendons que l’on nous remercie et que l’on nous récompense lorsque nous avons bien travaillé. Nous sommes militaires. Cela peut se traduire sur notre fiche de paie, mais également par des récompenses plus symboliques comme la remise de médailles, qui comptent toujours dans la vie d’un militaire.

Major Erick Verfaillie. Le recrutement et l’attractivité relèvent de considérations multifactorielles. Les attentats qui se sont déroulés en France ont suscité un grand nombre de candidatures parmi nos concitoyens qui voulaient s’engager ou devenir réservistes dans la gendarmerie. Une fois l’émotion retombée, les choses ont changé. C’est humain.

Cependant, cette attractivité, quels que soient les moyens employés et la reconnaissance financière ou symbolique accordée, est cruciale pour l’avenir de la gendarmerie. En effet, la qualité des personnels sur le terrain dépend en grande partie de la sélectivité. À partir du moment où nous sommes obligés de retenir une personne sur dix candidats au lieu de vingt, nous courons mathématiquement le risque d’une baisse de qualité dans nos rangs. Actuellement, nous conservons un haut niveau de sélectivité. Elle doit être maintenue coûte que coûte.

Michaël Taverne (RN). Je tiens à mon tour à réitérer notre soutien et notre amitié. La sécurité constitue la première des libertés et vous exercez un métier extrêmement difficile, au service des Français. Je vous remercie pour votre engagement quotidien.

Je souhaite m’arrêter sur la technicité française du maintien de l’ordre, qui fait l’honneur de notre pays. Lorsqu’il est venu devant la commission d’enquête, j’ai interrogé le directeur général de la gendarmerie nationale sur l’utilisation des moyens intermédiaires. Pensez-vous qu’il faille un moratoire sur l’évolution des moyens intermédiaires, notamment les grenades OF et GLI ? Faudrait-il réintégrer ces équipements ? La mort dramatique de Rémi Fraisse a entraîné leur retrait. Certains manifestants qui avaient voulu récupérer une grenade au sol ont pu être blessés. Néanmoins, le maintien à distance implique de conserver ces moyens intermédiaires. À Sainte-Soline, 5 000 grenades lacrymogènes et 80 grenades de désencerclement ont été lancées. Selon vous, si des moyens intermédiaires comme ces grenades de désencerclement ou des lanceurs de balles de défense avaient été davantage employés lors de cette manifestation, y aurait-il eu moins de blessés parmi les forces de l’ordre ?

Par ailleurs, sans entrer dans la polémique, je tiens à évoquer les ordres qui vous sont donnés. Le schéma national du maintien de l’ordre existe. Mais lorsqu’un groupuscule violent est parfaitement identifié, vous est-il demandé d’attendre ? Avez-vous la possibilité d’initier le contact, d’aller à l’impact pour désorganiser un black bloc ?

Enfin, à Sainte-Soline, la présence d’élus sur le territoire et pendant la manifestation a-t-elle désorganisé les forces de l’ordre ? Il est toujours délicat d’intervenir, de lancer une grenade ou de recourir aux lanceurs de balles de défense lorsqu’un élu est présent avec son écharpe tricolore. À votre avis, les peines complémentaires judiciaires, notamment les interdictions de paraître, pourraient-elles être efficaces ? Les éléments radicaux et violents sont souvent identifiés. Cela permettrait-il aux manifestations de se dérouler pacifiquement ?

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. S’agissant des moyens intermédiaires, nous ne sommes pas naïfs : nous ne croyons ni à leur retour, ni à un moratoire qui me semble difficile. Mais nous pensons qu’il faut travailler sur des moyens nouveaux, qui répondent à nos besoins. Les grenades de désencerclement peuvent constituer une partie de la solution. À Sainte-Soline, il me semble que 3 000 lacrymogènes ont été utilisées. Mais leur efficacité a été limitée. En effet, le terrain était vaste et les adversaires étaient protégés.

Les moyens intermédiaires doivent être employés. Les policiers et les gendarmes ne doivent pas avoir peur d’y recourir et qu’on leur reproche par la suite leur utilisation. Lors des manifestations des Gilets Jaunes, l’emploi de certains moyens était critiqué très rapidement. Il est compliqué pour nos camarades de voir qu’ils sont mis en cause simplement parce qu’ils exercent leur métier.

Ensuite, nous attendons effectivement les ordres. Il s’agit de notre manière de fonctionner en tant que militaires. Cependant, en cas de danger de la troupe, nous avons l’opportunité d’agir afin qu’elle ne soit pas menacée, dans une forme de légitime défense. Ainsi, de notre propre initiative, nous pouvons nous déplacer et nous défendre si la situation n’est pas tenable.

La présence d’élus n’est pas selon moi une problématique, bien au contraire. Les élus sont des manifestants comme les autres et nous protégeons tous ceux qui manifestent légitimement. Ils ne constituent pas une gêne supplémentaire, à moins qu’ils soient pris à partie par les manifestants. Naturellement, nous les prenons en compte, mais de la même manière que nous le faisons pour un enfant ou une personne âgée. Il s’agit de personnes plus « sensibles ».

Enfin, les peines complémentaires représentent évidemment un outil supplémentaire, qui peut avoir du sens. La possibilité d’éloigner quelqu’un de dangereux, qui peut nous mettre en danger lors d’une manifestation et qui peut avoir un impact sur les autres manifestants, doit être étudiée.

Général Emmanuel Valot. Plus nous pouvons neutraliser en amont les personnes violentes et radicales, notamment grâce au renseignement et aux outils juridiques, plus la situation est susceptible d’être bien gérée. À ce titre, on peut évoquer ou s’inspirer des interdictions de stade. Il importe de conduire un travail avec les autorités judiciaires, qui peut commencer plusieurs semaines en amont, jusqu’au jour même de la manifestation.

S’agissant des instruments juridiques, ceux-ci doivent être réalistes et pragmatiques. Il n’est pas utile d’inscrire de nouveaux articles dans le code pénal ou le code de procédure pénale si les enquêteurs et les magistrats ne peuvent y recourir en pratique.

Maréchal des logis-chef Christophe Duprat. Le travail avec les élus se déroule en amont, par l’intermédiaire de la gendarmerie départementale. Une brigade de gendarmerie connaît tous les élus du territoire. Elle rencontre les maires une fois par semaine. Par conséquent, si un élu est conduit à prendre part à une manifestation, la brigade locale sera automatiquement avertie et elle disposera d’un allié sur place. Le renseignement pourra être disponible car, je le répète, dans les communes rurales, le maire est essentiel pour un gendarme départemental.

Major Erick Verfaillie. Je tiens à revenir sur une des questions posées qui me semble particulièrement intéressante. Lorsque les black blocs se mettent en place et se rassemblent, pourquoi n’agissons-nous pas sans ordre ? Nous en revenons là à la question de la militarité : plus la force est nécessaire, plus il est important de respecter les ordres.

Nous intervenons désormais dans un plan à trois dimensions. Des drones sont utilisés, cela a été le cas à Sainte-Soline, pour mettre en place des stratégies, des fronts et des ouvertures. Ainsi, les forces de l’ordre sont souvent attaquées pour provoquer une réaction et donner l’opportunité d’ouvrir d’autres flancs. Au sol, nous pouvons avoir envie d’agir. Mais cela revient parfois à faire le jeu de nos adversaires. Il est donc essentiel de disposer d’une vision élargie de la situation et des manœuvres de l’adversaire.

Enfin, il n’existe pas de solution miracle, mais l’interdiction de paraître peut être utile à condition qu’elle puisse être appliquée. Si elle ne sert qu’à entraîner un surcroît de travail pour les forces de sécurité, nous ne pourrons y procéder que sur un nombre limité de personnes.

M. Michaël Taverne (RN). Précédemment, lorsque j’évoquais les élus, je pensais à certains membres de la NUPES présents à Sainte-Soline avec leur écharpe. Cette situation n’a-t-elle pas eu un impact psychologique sur les gendarmes ? Quand on est sous le feu d’individus radicaux et violents qui projettent des objets perforants ou contondants, une idée de manœuvre ne peut-elle pas être annihilée par la présence d’élus en écharpe ? Les gendarmes ne peuvent-ils pas être plus réticents à intervenir avec efficacité et objectivité ?

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Je réitère mes propos : il n’y a pas de difficulté particulière. Nous prenons en compte la présence d’élus lors de nos opérations de maintien de l’ordre. Avec ou sans élu, avec ou sans caméras, nous respectons la loi, les schémas et nos doctrines. Nous n’éprouvons aucune difficulté à accomplir notre travail normalement.

Major Erick Verfaillie. Je partage totalement ces propos. Il n’existe pas de difficulté supplémentaire. Les élus et les hommes politiques se joignent aux manifestants pour attirer l’attention médiatique. Mais celle-ci est déjà présente de toute manière et notre action ne s’en trouve pas modifiée.

M. Ludovic Mendes (RE). Je profite de votre présence pour remercier l’ensemble des forces de la gendarmerie nationale présentes sur le territoire, qu’il s’agisse des gendarmes mobiles ou des brigades départementales. Nous en avons besoin au quotidien.

Je souhaite évoquer l’effet de foule. Que pouvez-vous nous en dire ? Lors de certaines manifestations, des personnes arrivent imbibées d’alcool ou après avoir absorbé des psychotropes. Les effets de foule les font parfois basculer dans la violence. Quels sont ces effets aujourd’hui ? Comment les contenir ?

Par ailleurs, comment considérez-vous les personnes qui organisent ou qui accompagnent l’organisation de manifestations dites interdites, tout en sachant qu’elles seront violentes ? Je rappelle que des appels à la violence ont été diffusés, notamment sur les réseaux sociaux. Pensez-vous que la mise en scène de la violence et sa légitimation par des responsables politiques, syndicaux, associatifs ou des responsables de groupements de fait peuvent être considérées comme une complicité à la violence réelle ? Parfois, certains nous expliquent que la violence des manifestants est légitime face à la force qu’emploient l’État, les policiers et les gendarmes.

Comment interprétez-vous les consignes et les accompagnements dispensés sur les réseaux sociaux ? Pour ma part, j’ai été particulièrement choqué par des vidéos de personnes qui expliquent comment ne pas répondre aux agents de police et aux gendarmes, comment s’habiller pour ne pas être reconnu, ce qu’il faut avoir ou ne pas avoir sur soi pour répondre en cas « d’attaque » de la police ou la gendarmerie. Certains passent leur temps à distribuer de genre de conseils quand vous êtes de votre côté obligés de faire évoluer la manière dont vous assurez le maintien de l’ordre.

Adjudant-chef Frédéric Le Louette. Lors des manifestations, il existe effectivement un certain nombre de personnes qui ne sont pas habituées et qui se laissent entraîner dans des débordements. N’étant pas venues casser, elles basculent malheureusement. Comme nous le faisons avec les manifestants classiques, parfois présents en famille, nous devons prendre le temps de les séparer des casseurs et des ultras qui posent bien plus de problèmes car armés et mieux organisés. Celui qui se laisse entraîner sera plutôt un électron libre et il pourra être traité plus facilement si nous parvenons à l’isoler. C’est aux forces de l’ordre de prendre le temps de le rendre inoffensif. Cependant, dans tous les cas de figure, la réponse pénale doit être à la mesure de la faute afin d’éviter les récidives. En effet, si un sentiment d’impunité voit le jour, le problème se répétera dans le temps.

Major Patrick Boussemaëre. Nous nous sommes rendu compte que, dans ces manifestations, certains participants étaient uniquement présents pour casser quand d’autres étaient simplement venus défiler pour défendre légitimement leur cause. Pour nous, la difficulté consiste à distinguer ceux qui viennent en découdre avec les forces de l’ordre et les autres. L’effet de foule est aussi un mécanisme psychologique : au cours de ma carrière, je me suis rendu compte que des gens socialement bien établis réagissent parfois de manière insensée et deviennent aussi violents que certains casseurs, qui eux ne sont là que pour la violence. Ce phénomène se rencontre de temps en temps. Il s’est notamment produit à Sainte-Soline.

Ensuite, certains utilisent effectivement les réseaux sociaux pour accentuer la violence, ce que nous ne pouvons que déplorer. Appeler à la violence ne peut qu’exciter des esprits faibles, perméables à ce genre de messages. Malheureusement, il s’agit aujourd’hui d’un fait de société, que nous constatons comme tout le monde et que nous subissons.

Major Erick Verfaillie. Vous avez évoqué le cas de certaines personnes qui légitiment, voire encensent la violence. Il peut s’agir de personnalités politiques, mais aussi de simples citoyens. De notre côté, la situation est assez simple : nos deux ouvrages de référence sont le code pénal et le code de procédure pénale.

Par ailleurs, les tutoriaux du manifestant violent sont à la mode. Mais là aussi, il ne s’agit que d’une forme modernisée d’un phénomène qui a toujours existé. Par exemple, les prisons ont toujours été des centres de formation pour les gangsters et les voleurs, où les anciens apprenaient aux nouveaux. Désormais, internet et les réseaux sociaux permettent simplement de faciliter l’accès à l’information.

En revanche, il est exact que nous assistons à une professionnalisation de la violence. Elle passe par la formation, souvent à distance, de ceux qui voudrait rejoindre ces groupes dont nous savons par ailleurs qu’ils ne sont pas structurés autour d’un chef charismatique. ils s’organisent volontairement sans hiérarchie pour demeurer des nébuleuses.

M. Ludovic Mendes (RE). Dans certaines vidéos, certains n’hésitent pas à expliquer comment entraver les enquêtes, à conseiller les manifestants de s’habiller en noir pour se fondre dans la foule. Si l’on additionne l’obstruction à l’enquête, l’outrage et la commission de faits de violence, le code pénal et le code de procédure pénale permettent-ils en l’état de qualifier ces actions de complicité ? Si tel n’est pas le cas, le législateur doit se saisir de la question et faire le reste.

Major Erick Verfaillie. Permettez-moi de répondre par un trait d’humour : si cela était possible, tous les scénaristes de séries policières qui expliquent comment dissimuler des empreintes ou effacer des traces ADN devraient être emprisonnés. Les jeunes délinquants qui regardent ces programmes y ont appris comment ne plus se faire prendre. Nous ne trouvons plus d’empreintes.

La première étape consisterait à trouver les responsables de la diffusion de ces vidéos ou de ces conseils. Vous savez à quel point il est difficile d’imputer la paternité d’une publication sur internet. Cet après-midi encore, nous avons visionné ces vidéos, qui sont élaborées de manière insidieuse. À aucun moment, il n’est suggéré d’aller frapper des forces de l’ordre. Ces vidéos fournissent en revanche des astuces ou des solutions pour ne pas être reconnu. De la même manière, il est expliqué ce qu’il faut dire ou ne pas dire en garde à vue afin de compliquer l’administration de la preuve. Pour répondre à votre question, il me semble compliqué de se baser sur ces vidéos pour intenter des poursuites. Je crains que le législateur ne puisse pas faire grand-chose.

Major Christophe Le Jeune. À Sainte-Soline, nos adversaires étaient équipés de casques et de bleus de travail. Les tracts qui circulent expliquent comment ne pas se faire attraper en ressemblant à d’autres manifestants.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie vivement d’avoir contribué aux travaux de notre commission d’enquête. Ces échanges étaient pour nous particulièrement précieux. Nous serons évidemment conduits à échanger à nouveau avec vous par écrit.

Général Emmanuel Valot. Nous vous remercions de votre invitation, qui vous a permis de constater la foi et l’entrain du groupe de liaison pour alimenter votre commission de ses réflexions.

*


  1.   Audition de Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, et de M. Laurent Guy, procureur adjoint (19 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris, et M. Laurent Guy, procureur adjoint ([8]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, je suis heureux de vous retrouver pour les auditions de notre commission d’enquête. Nous nous concentrerons aujourd’hui sur les événements qui ont eu lieu à Paris puisque nous recevrons tout à l’heure le général commandant la brigade des sapeurs-pompiers. Pour l’heure, je remercie Madame la procureure de la République de sa présence devant nous.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être abordées au cours de l’audition. Nous sommes évidemment attentifs à ce que vous puissiez communiquer vos réponses écrites ultérieurement, de sorte qu’elles puissent être portées à la connaissance des membres de la commission d’enquête.

Madame la procureure, nous avons beaucoup de questions à vous poser. Le parquet joue classiquement un rôle fondamental en aval des manifestations en poursuivant les infractions commises en marge des défilés, en questionnant d’ailleurs tant la responsabilité des fauteurs de trouble que la justesse des réactions des forces de l’ordre. Depuis la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, il a désormais aussi un rôle majeur en amont puisque les réquisitions au titre de l’article 78-2-5 du code de procédure pénale sont essentielles à la détection des individus porteurs d’armes par nature ou par destination.

J’aimerais introduire les débats en vous soumettant deux interrogations. En premier lieu, quelles sont vos relations avec l’autorité administrative dans la perspective de manifestations massives telles que celles du printemps ? Nous avons déjà entendu le préfet de police, mais votre point de vue sera également instructif.

En outre, plusieurs auditionnés ont formulé des critiques sur la réponse judiciaire apportée face aux manifestants violents, notamment sur le faible nombre d’interdictions de participer à des manifestations sur la voie publique prononcées au titre de l’article 131-32-1 du code pénal. Même la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté semblait le regretter, soulignant que les peines restrictives de liberté étaient toujours préférables à l’emprisonnement. Pourriez-vous nous dire combien d’interdictions de participer à des manifestations sur la voie publique ont été prononcées par le tribunal correctionnel de Paris et, surtout, si une consigne existe côté parquet pour les requérir à l’audience ? Sauriez-vous, également, si des violations de telles interdictions ont été constatées et, le cas échéant, réprimées ?

Avant de vous donner la parole, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Laure Beccuau et M. Laurent Guy prêtent successivement serment.)

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. Je vous remercie de me donner l’opportunité de partager notre regard sur la thématique qui vous occupe et qui nous interroge également.

Force est de constater qu’alors que les faits de violence et de dégradation perpétrés en marge des manifestations contre la réforme des retraites qui ont eu lieu à Paris ont été significatifs, qu’ils ont fortement impacté nos services et particulièrement la permanence, l’analyse des suites judiciaires a mis en évidence une différence souvent importante entre le nombre de personnes placées en garde à vue et le nombre de réponses pénales. Ce décalage alimente le soupçon, soit du recours à des gardes à vue préventives, soit d’une justice en retrait par rapport à la gravité des faits.

En dépit du nombre important de faits constatés, la connaissance judiciaire des groupuscules violents à la manœuvre est restée extrêmement parcellaire. Au risque de causer une déception immédiate, je peux vous dire qu’aucune des procédures judicaires clôturées ne me permettra de vous décrire aujourd’hui avec certitude les modalités d’action, la structuration et les éventuels financements des groupes violents ayant massivement agi à Paris. Se pose souvent dans ces procédures la question des preuves.

À mes côtés se trouve Laurent Guy, procureur adjoint en responsabilité hiérarchique des divisions dites « de permanence ». Il présentera dans un instant ses sections et les modalités d’organisation qui ont été les nôtres pour faire face à ces événements.

Avant de lui céder la parole, je souhaiterais vous éclairer sur le contexte de l’intervention judiciaire, car il est important que vous le connaissiez. Pour nous, les manifestations parisiennes n’ont pas débuté le 16 mars, mais le 19 janvier. Elles se sont achevées le 6 juin 2023. Sur l’ensemble de la période, d’après les chiffres de la préfecture de police, 2 005 interpellations ont été effectuées. Au niveau des sections de permanence, 1 734 gardes à vue de majeurs et mineurs ont été comptabilisées.

À défaut d’outil statistique pertinent, je précise que les chiffres que nous allons partager avec vous résultent de relevés manuels par les magistrats concernés lorsqu’ils étaient de permanence. Il n’est pas exclu qu’à la marge, certains puissent être erronés et que, dans quelques mois, ils aient légèrement évolué.

Jusqu’au 16 mars 2023, le nombre de gardes à vue identifiées sur 24 heures, soit par journée de manifestation, a toujours été inférieur à 50. Le 16 mars, jour de l’annonce du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, marque une véritable rupture pour les services du parquet. Je n’ai pas été étonnée que vous reteniez cette première date pour définir le périmètre de votre commission d’enquête.

Les éléments d’information donnés par les services de police révèlent que, sur la période, 1 680 personnes ont été interpellées. Les permanences des majeurs et des mineurs du parquet de Paris ont eu à traiter sur cette même période 1 455 gardes à vue, auxquelles il faut rajouter 41 gardes à vue de mineurs domiciliés hors de Paris, qui sont traitées par les parquets du lieu de domicile.

Au total, sur la période qui vous occupe, nous avons eu à traiter près de 1 500 gardes à vue sur les 1 734 de toute la zone de manifestations.

Contrairement à la période précédente, le nombre de gardes à vue en lien avec des jours de manifestations est devenu très fluctuant. Le 16 mars, 256 mesures de gardes à vue ont été suivies, alors que la veille, ce nombre était de 17 et, le lendemain, de 60. Ces chiffres ne sont pas sans influence sur l’organisation des services d’autant que, dans une forte proportion, les gardes de vue débutaient en fin de soirée ou en cours de nuit.

À cinq reprises, le nombre de gardes à vue a dépassé le nombre de 100 : les 16, 18, 20 et 23 mars ainsi que le 1er mai. Les deux dernières dates citées étaient également des journées nationales d’action dites « acte 9 » et « acte 13 ».

Votre périmètre d’études voit surgir aux côtés des journées d’action des manifestations spontanées, ce qui rendra impossible l’anticipation du nombre des manifestants et des parcours. De mon souvenir, les appels à rassemblement étaient plutôt en fin de journée, d’où les gardes à vue tardives et nocturnes. Sur cette période, 18 manifestations se sont déroulées dans Paris, dont 5 au titre des journées d’action et 13 défilés spontanés.

Sur les deux périodes, les journées nationales d’action ont pu se dérouler jusqu’à leur terme, ce qui est fondamental au regard de notre attachement à la liberté d’expression.

Quelle que soit la période considérée, le phénomène des black blocs a toujours été présent. Au-delà des images et des procès-verbaux de contexte, certains constats nous permettent d’affirmer qu’ils ont été présents tout le temps, au cours de la période que vous étudiez comme lors des manifestations antérieures.

En ce qui concerne la nature des dégradations commises, sont très fréquemment attaqués des établissements de restauration rapide, des banques et des compagnies d’assurance, et nous avons assisté à quelques tentatives à l’encontre de monuments publics. Quant aux violences délibérées sur les forces de l’ordre, elles ont eu lieu au moyen d’armes préparées dont les personnes se sont munies de façon délibérée.

Le 16 mars 2023 marque également une rupture dans les dérives constatées, les violences et les dégradations. Mon analyse ne repose que sur des données d’information souvent globales dont j’ai été destinataire après coup, mais voilà ce que je pense pouvoir vous dire.

Tout d’abord, il y a la multiplication des cortèges évolutifs de manifestants pacifiques, infiltrés assez rapidement par des black blocs. Lors des deux journées nationales d’action de la période que vous étudiez, nous assistons à l’émergence d’une volonté d’entraver le parcours de la manifestation déclarée, qui se décline en trois temps : en tête de cortège, la constitution des black blocs qui essaient de défier les forces de l’ordre et de donner à la manifestation un caractère incertain ; la formation en parallèle de groupes qui commettent des dégradations ou des violences de manière à attaquer les forces de l’ordre qui assurent le suivi du parcours ; enfin, des provocations et des actions violentes au moment de la dispersion qui rendent celle-ci difficile et qui aboutissent à la reconstitution de cortèges dits « sauvages ». La préfecture de police aura sans doute une analyse plus détaillée.

Une augmentation des mesures de garde à vue se produit au cours de cette période. La grève du ramassage des poubelles, qui laisse de nombreuses matières aisément combustibles sur les parcours, favorise un nombre d’incendies tout à fait significatif. Enfin, les nombreux travaux dans Paris ont permis de trouver, sur site, des outils pouvant servir d’armes.

Les procès-verbaux de contexte intégrés aux procédures sont à cet égard éclairants. Je me suis permis d’apporter l’un d’entre eux, rédigé le 23 mars 2023 par une commissaire de police. Je souhaiterais vous en lire quelques extraits. Si cette pièce vous intéresse, je vous la communiquerai. La rédaction débute à 11 heures et se clôture à 0 heure 09. Ce procès-verbal de contexte figure systématiquement dans les procédures lors de manifestations.

« À 13 heures 56, présence de 250 black blocs environ. À 13 heures 59, sommes informés que le cortège débutera pour 14 heures 15. À 14 heures 03, la nébuleuse nous informe que le chiffre des black blocs est désormais de 600 et continue d’augmenter (ce qui démontre une capacité de regroupement extrêmement rapide). À 14 heures 09, une centaine d’étudiants descendent Rivoli en direction de Bastille. À 14 heures 27, la nébuleuse nous informe que trois à quatre cents étudiants cagoulés progressent vers les forces en tête de cortège. À 15 heures 10, les premiers jets de mortier sont constatés sur les gendarmes qui répliquent avec des lancers de lacrymogène. On nous intime l’ordre de cesser et d’attendre le top pour intervenir. À 15 heures 15, la tête de la nébuleuse se trouve au 17 rue du Faubourg Saint-Martin. À 15 heures 30, nous sommes informés que le Carrefour Market […] vient d’être attaqué (cette attaque sera suivie de beaucoup d’autres). À 15 heures 55, première intervention des sapeurs-pompiers pour des incendies volontaires. À 16 heures 04, sommes informés que la Banque populaire vient d’être attaquée avec un engin incendiaire à l’intérieur. À la même heure et simultanément, attaque du Carrefour City. À 16 heures 06, envoi des forces pour empêcher les blacks blocs de dégrader. À 16 heures 07, un des effectifs est blessé. À 16 heures 10, le Crédit lyonnais est attaqué. À 16 heures 11, donnons consigne de dissoudre le bloc et d’empêcher ses actions. À 16 heures 13, donnons pour instruction d’impacter latéralement le bloc. À 16 heures 15, première interpellation. À 16 heures 19, un collègue est au sol. Nous demandons les sapeurs-pompiers en urgence. À 16 heures 30, devant le Grand Rex, un groupe de blocs nous attaque avec des drapeaux. À 17 heures 22, la tête de la nébuleuse se trouve en amont du cortège place de l’Opéra. À 17 heures 26, la nébuleuse grossit et est au centre de la place de l’Opéra. À 17 heures 30, donnons les consignes pour effectuer les captations des blocs avant l’arrivée du cortège sanitaire. À 17 heures 35, nous avisons l’ensemble de la conférence que tous les auteurs d’infraction devront être interpellés sur la place de l’Opéra ».

Vous constatez la rapidité du déploiement et la multiplicité des endroits. J’ai partagé cette lecture pour attirer votre attention sur le fait que ces forces de maintien de l’ordre vont à un moment devenir des forces d’interpellation. Elles ont en tête deux nécessités : maintenir l’ordre public et rédiger un procès-verbal d’interpellation, premier acte de la procédure.

Je voudrais également signaler l’intensité des violences, corroborée par les plaintes reçues. Sur les 18 plaintes confiées à la police judiciaire suite à des blessures dont sont victimes les forces de police, 16 sont consécutives à des violences subies après le 16 mars, dont 7 le 1er mai 2023. Je ne veux pas omettre les procédures ouvertes aux fins d’enquête et de plainte à l’encontre des forces de l’ordre sur des suspicions de violences illégitimes. Sur 54 procédures ouvertes, 43 concernent des faits relatés au cours de la période de référence.

Face à ce contexte, les sections ont dû s’organiser. Je laisse Laurent Guy vous présenter le fonctionnement normal et les modalités adoptées pour faire face à ces manifestations.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie. Nous souhaiterons récupérer copie de ce procès-verbal, car il permet d’attester la rapidité avec laquelle les événements se mettent en place. Cette description montre que les forces de l’ordre sont amenées à agir rapidement. Il apparaît complexe de concilier les deux impératifs que sont le maintien de l’ordre et l’alimentation de la procédure judicaire après interpellation.

M. Laurent Guy, procureur adjoint de la République de Paris. Je vais vous présenter la première division du parquet de Paris, en charge de l’action publique générale, c’est-à-dire les procédures qui ne relèvent pas d’un contentieux spécialisé. De fait, elle traite les dégradations, les outrages, les questions de port d’arme et les faits de violence autres que ceux reprochés aux personnes dépositaires de l’autorité publique. Cette première division se compose de trois sections distinctes.

La section P20 est en charge des enquêtes préliminaires et du suivi des dossiers en cours auprès d’un juge d’instruction. Certaines de ces procédures concernent des faits dont ont été victimes des fonctionnaires de police ou des militaires de gendarmerie pendant les manifestations.

La section P4 est en charge des mineurs. Elle a été relativement peu impactée par les manifestations puisque, sur les 1 455 gardes à vue en lien avec les manifestations entre le 16 mars et le 3 mai dernier, seules 31 concernaient des mineurs domiciliés à Paris.

Enfin, la section P12 est en charge des procédures de flagrant délit de personnes majeures. Elle a été largement impactée par l’augmentation et la volatilité importante du nombre de gardes à vue, de sorte que son fonctionnement a dû être adapté pour permettre le traitement des dossiers. Elle est composée de 14 magistrats qui répartissent leur temps entre les audiences de comparution immédiate et les permanences de jour, de nuit et de fin de semaine. Pour absorber l’afflux des mesures de garde à vue, il a fallu adapter la capacité de traitement de la section, prendre en compte le nombre important d’appels en veillant à ne pas dégrader la qualité de la réponse et à individualiser les décisions.

Une journée ordinaire de la section P12 s’organise de cette manière : un magistrat de permanence criminelle se verra attribuer les affaires graves et complexes. À proximité, plusieurs magistrats, trois le matin et quatre l’après-midi, sont au téléphone pour orienter les procédures en lien avec les officiers de police judiciaire. En parallèle, d’autres magistrats reçoivent les personnes déferrées, analysent les procédures et préparent l’audience de comparution immédiate de l’après-midi. Tout ce travail est effectué sous l’autorité d’une première vice-procureure. Les magistrats ne sont pas isolés. Lorsqu’ils ont un doute ou rencontrent une difficulté, ils consultent leurs collègues et ils peuvent en référer à la première vice-procureure.

La permanence a été réorganisée pour faire face à l’afflux, dès le 16 mars dernier, aux dates précédemment évoquées, mais pas toujours aux mêmes heures. Les magistrats en récupération ont été rappelés. D’autres sections du parquet ont dégagé des volontaires dans la phase de qualification de la procédure. Le but a été de recentrer les équipes de la section P12 vers leur cœur de métier – l’activité téléphonique – de manière à les décharger des tâches de déferrement, communes à tous les magistrats et qui ont été attribuées aux volontaires.

Autre difficulté : le centre d’appels de la permanence permet l’ouverture de six lignes au maximum, dont l’une nécessairement dévolue à la permanence criminelle. Or, nous avons eu jusqu’à huit magistrats de permanence. En conséquence, certains collègues ont utilisé leur téléphone portable personnel pour traiter le plus rapidement possible des gardes à vue, le temps de celles-ci étant compté.

Lors de la journée du 16 mars, les nombreuses mesures de garde à vue n’ont pas donné lieu à un ralentissement de l’activité pénale et les urgences habituelles étaient au rendez-vous. La moyenne sur un mois est d’environ 206 appels quotidiens. L’application recensait 248 appels le 17 mars, 269 appels le 20 mars et 297 appels le 2 mai, sans compter les communications passées sur les téléphones portables. L’activité a été importante.

L’objectif de ces échanges n’est pas de délivrer des réponses stéréotypées. Nous dialoguons avec l’officier de police judiciaire. Nous étudions les dossiers d’interpellation. Nous vérifions un certain nombre d’éléments : que la personne a pu faire valoir ses droits, l’heure de placement en garde à vue, que les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis, s’il faut prévoir d’autres investigations pour vérifier et éventuellement écarter la responsabilité de la personne. Parallèlement, il faut se pencher sur la personnalité de l’individu interpellé, son cursus, ses antécédents judiciaires, sa situation sociale, ses garanties de représentation.

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. Je qualifierai les relations avec l’autorité administrative de fluides. En amont des manifestations, la préfecture de police nous fait partager ses éléments d’anticipation. Nous avons parfois eu des alertes qui ne se sont pas traduites dans les faits par des dérapages. Nous avons toujours le même type de préalerte de présence possible de black blocs.

En amont, nous sommes également en relation avec l’autorité administrative dans les demandes de réquisition préalables à la manifestation. Il me semble que c’est un moyen qu’il faut absolument utiliser car il est pertinent. Nous assurons le contrôle exigé de nous par la chambre criminelle de la Cour de cassation : si le périmètre géographique ou horaire est trop important, nous cherchons à l’aménager de façon à respecter la loi. Vu ce que nous constatons dans les faits, il serait inenvisageable que nous n’utilisions pas cet outil. J’ai le sentiment que les réquisitions, aujourd’hui, ne donnent pas, de façon majeure, lieu à des gardes à vue. Ceux qui se préparent à affronter les forces de l’ordre et à commettre des dégradations connaissent l’existence de ces réquisitions. Ils n’arrivent pas sur les lieux avec un objet dans leur poche.

Ces réquisitions ont été très critiquées, notamment au moment des Gilets jaunes, parce qu’on estimait interpeller pour port d’arme des personnes munies d’objets anodins. De quels masques peut-on considérer qu’ils établissent que la personne peut faire partie d’un groupement ? Nous interpellons des gens qui affirment être asthmatiques et avoir besoin de tel type de masque pour manifester. Il nous est arrivé, après vérification, de lever la garde à vue sans poursuite pour quelqu’un qui détenait un casque de moto et des gants coqués. Je me dis toutefois qu’il s’agit d’un moyen de prévention : si je ne consentais pas à ces réquisitions, ce serait le champ ouvert à ceux qui voudraient s’armer du fait de l’absence de contrôle.

Nos relations avec l’autorité administrative existent pendant les manifestations si la préfecture de police s’aperçoit que la situation se dégrade et qu’il faut nous alerter pour mettre en place une organisation particulière. Après la manifestation, un bilan des dysfonctionnements est dressé. Durant la période, nous avons eu de nombreux échanges concernant les fiches de mise à disposition qui, pour partie, étaient vierges ou très imparfaitement remplies. Je réunis mensuellement autour de moi l’ensemble des services de la plaque parisienne et le sujet a évidemment été mis à l’ordre du jour afin de rappeler la nécessité d’employer ces fiches de mise à disposition de façon conforme. En effet, dans ces procédures, elles se substituent au procès-verbal d’interpellation. Il s’agit donc de l’acte inaugural de la procédure pénale.

L’interdiction de manifester doit être utilisée, mais encore une fois en considération de la personnalité de l’auteur et de la gravité des faits. Évidemment, je n’ai pas donné d’instruction pour les requérir systématiquement. Lorsque les faits sont graves, lorsque le mis en cause a eu des précédents laissant supposer qu’il était déjà sur une manifestation au cours de laquelle il avait provoqué un désordre, ces réquisitions seront formulées. Je n’ai pas le sentiment que nous en faisons usage dans le cadre des contrôles judiciaires. Je ne dispose pas du chiffre des interdictions effectivement prononcées et j’ignore si je serai capable de vous le communiquer. En effet, nous ne disposons pas de tableau nominatif. Dans un avenir proche, je pourrais demander à mes collègues, lorsque les dossiers passeront à l’audience, de noter si elles ont été prononcées. À l’heure actuelle, trop peu de dossiers ont été menés à leur terme. Beaucoup de dossiers orientés en comparution immédiate ou en convocation ont été reportés et ne sont actuellement pas jugés.

M. Laurent Guy, procureur adjoint de la République de Paris. Le tribunal choisit parfois une autre peine complémentaire, moins sévère et intermédiaire, qui est l’interdiction de paraître. Cela peut être restrictif dans Paris sans priver la personne de son droit de manifester. L’interdiction de paraître peut aussi être prononcée pour des infractions pour laquelle l’interdiction de manifester n’est pas encourue. Le régime est d’ailleurs assez complexe en fonction du degré de violence commis en manifestation ou pas.

M. le président Patrick Hetzel. J’alerte depuis quelque temps la Chancellerie sur la nécessité de faire évoluer ses outils informatiques. Nous en avons une illustration. Si vous êtes encore obligés de construire ces statistiques à la main, c’est qu’il existe des marges de progression.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez parlé de relevé manuel concernant l’outil statistique pour les interpellations et les gardes à vue. Est-ce à dire qu’il existe des chiffres issus des remontées du ministère de la justice et des chiffres issus des remontées du ministère de l’intérieur ? Les partagez-vous ?

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. Je n’exclus pas que vous ayez des chiffres pouvant être quelque peu divergents. Nous partageons nos données, mais nous n’avons jamais complètement eu l’explication de cette divergence. Il arrive quelquefois qu’une personne interpellée pour un vol au cours d’une manifestation soit intégrée dans les chiffres des gardes à vue pour les manifestations. Or, s’il s’agissait d’un voleur d’opportunité, nous ne le renseignons pas forcément dans cette catégorie. Voilà d’où peuvent venir certaines différences.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous noterons dans le rapport la nécessité d’un outil statistique pertinent et partagé entre le ministère de l’intérieur et la Chancellerie.

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. Il n’existe aucune volonté de garder ces données secrètes. Nous échangeons les chiffres. Mon ministère travaille sur la question et on nous annonce un outil statistique qui serait plus pertinent.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous pousserons en ce sens.

Quel est le profil des individus ayant fait l’objet de poursuites judiciaires ? Que pouvez-vous en retirer ? Je suppose que vous ne pouvez pas communiquer un certain nombre d’éléments personnels, mais une analyse en termes de catégories est-elle possible ?

Nous avons évoqué le nécessaire perfectionnement des fiches d’interpellation. Le préfet de police a évoqué des améliorations. De quel ordre sont-elles ?

Quelles sont les difficultés auxquelles est confronté le parquet concernant la manifestation des faits et leur recollement pour alimenter la procédure judiciaire ? Des outils juridiques manquent-ils ? Voyez-vous une certaine utilité à des moyens techniques nouveaux, comme les drones ou les marqueurs chimiques ?

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. J’ai du mal à dresser un profil-type. Je peux citer les traits qui figurent le plus souvent sur les billets de garde à vue : majoritairement des hommes, plutôt jeunes mais peu de mineurs, issus de la plaque parisienne, très peu ayant déjà fait l’objet de condamnations ou ayant des antécédents, et peu de fichés S.

Par rapport à ce que j’ai pu suivre des condamnations, il est surprenant de voir des mis en cause commettant des faits d’une extrême gravité, mais dont le téléphone n’apporte aucun élément. Pour exemple, un fonctionnaire de police a reçu 30 jours d’incapacité totale de travail après un jet de pavé. L’auteur est un jeune homme qui reconnaît les faits. À l’audience, il était désolé et a dit avoir été entraîné par le mouvement de foule. On aurait pu imaginer qu’il appartenait à un black bloc. Ce n’est pas ce qu’a démontré la procédure.

De la même manière, des gens commettent des dégradations en revendiquant être là pour casser. Quand on cherche sur leur téléphone, on ne trouve aucune affiliation particulière à aucun groupe. On n’a même pas la conviction qu’ils aient une opinion quelconque à défendre, si ce n’est être présent et créer le désordre.

Être en tel déficit de connaissance sur ces sujets nous pose question. J’ai échangé avec la préfecture de police et certains services. Si j’ai bien compris leur analyse, pour eux, les black blocs ne sont pas forcément un groupe qui, dans le jargon judiciaire, a le sens d’association de malfaiteurs. Ce sont plutôt des gens qui se fédèrent autour d’une méthode et peuvent, un jour, rallier tel groupe et, le lendemain, un autre, d’où la difficulté de l’enquête judiciaire. Il faut toutefois noter ce qui les fédère : un certain nombre de techniques intégrées par lesquelles nous arrivions à les identifier et qui, petit à petit, disparaissent. Ceux qui se sont fait prendre avec des objets dans les poches n’en auront plus. Ceux qui ont oublié de se masquer le feront. Ceux qui ont été repérés par leur tenue vestimentaire auront des habits passe-partout, voire en changeront à plusieurs reprises en cours de défilé. Évidemment, lorsqu’on les interpelle, ils n’ont pas de téléphone portable, mais ce n’est pas pour autant que je peux judiciairement en déduire qu’il s’agit de black blocs. Nous avons à affronter des difficultés dans l’administration de la preuve pour identifier ces profils.

Les fiches de mise à disposition existent de très longue date. La plus ancienne circulaire qui en conseille l’utilisation remonte à 2016. Elles sont utiles aux fonctionnaires de police à la fois positionnés sur de l’ordre public et en agent interpellateur. Dans leur première partie, elles listent les infractions les plus souvent constatées sur les manifestations par un système de cases à cocher. En deuxième partie, l’agent est censé décrire ce qu’il a vu et pourquoi il a la certitude que celui qu’il désigne auteur de l’infraction l’est. De toute évidence, sur certaines manifestations, ces fiches ont été mal, peu, voire pas du tout remplies.

Pour nous, un certain nombre des classements sans suite motivés par l’irrégularité de procédure, « code 36 » dans notre jargon, sont liés aux fiches de mise à disposition imparfaites ou à un avis au parquet effectué plus d’une heure après avoir notifié les droits. D’autres classements sans suite pour absence d’infraction, ou « code 11 », peuvent résulter de fiches de mise à disposition imparfaites. Les classements sans suite pour auteur inconnu, ou « code 71 », existent aussi, bien que la fiche de mise à disposition soit correcte, si les vidéos ou les explications données ne sont pas claires. Enfin, tous les classements sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée, ou « code 21 », présupposent que la fiche de mise à disposition était bonne puisque nous avons pu faire de la direction d’enquête et conclure à cette caractérisation insuffisante.

Le groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations est une infraction-obstacle, comme la conduite sous l’emprise de l’alcool ou le port d’arme. C’est une qualification souvent employée en cas de violence urbaine, dans les phénomènes de bande. Pour ce qui est des manifestations, elle est utile, mais le parcours de la preuve est compliqué. Nous devons à la fois démontrer l’existence du groupe et qu’il était réuni en vue de commettre des violences et des dégradations. Soit nous trouvons des armes sur les individus, soit nous disposons d’échanges téléphoniques, soit certains reconnaissent les faits. Or, dans de nombreux dossiers, les faits sont niés et les personnes font usage de leur droit au silence.

Face à ces constats, j’ai prévu avec les services de police un retour d’expérience début septembre. À l’issue de celui-ci, je pense créer un groupe local de traitement de la délinquance pour travailler sur notre capacité de réaction. Nous nous posons la question de la judiciarisation du renseignement.

M. le président Patrick Hetzel. Notre commission d’enquête se déroule sur une période de six mois. Nous serons intéressés par l’aboutissement de votre démarche. Ces éléments peuvent présenter un intérêt et être intégrés à notre réflexion. Nous reviendrons vers vous au mois de septembre, car la remise de notre rapport est prévue pour le mois d’octobre.

M. Julien Odoul (RN). Vous avez introduit votre propos sur le caractère probablement déceptif de vos déclarations. Je ne m’attendais pas à des révélations mais j’ai tout de même été déçu. Votre propos illustre une faiblesse de notre justice : faiblesse matérielle et faiblesse vis-à-vis des faits survenus lors des manifestations. Nous constatons une totale déconnexion entre ce qu’ont vu et subi des millions de Français avec des commerces pillés, des forces de l’ordre agressées de la manière la plus sauvage, et votre propos qui est dans l’atténuation, voire la passivité. Il est vrai que, par manque de preuves, il y a eu très peu d’interpellations. Nous avons assisté à des événements sans précédent en termes de gravité et d’atteinte aux institutions de la République. Tous les Français ont pu le voir.

Vous n’avez pas pu détailler les profils des responsables de ces violences. À aucun moment, vous n’avez donné d’orientation politique aux individus violents qui ont pourri ces dernières manifestations. Des millions de Français ont vu des slogans, des bannières et certains éléments étaient clairement orientés à l’extrême gauche. Pourquoi ne le dites-vous pas ?

Combien sont des récidivistes ? Combien ont déjà été identifiés par les services de police ou par la justice comme des habitués des manifestations violentes ? Nous savons que ces manifestations ont été pourries par des professionnels de la violence, organisés et méthodiques, avec des tactiques éprouvées. Je m’interroge sur ce refus de voir ou de cibler une certaine forme d’évidence de ces éléments organisés, bien connus, qui ont une intention politique de nuire et des modes d’action politisés.

Mme Laure Beccuau, procureure de la République de Paris. Sur le soupçon d’une justice en retrait par rapport à la gravité des faits, j’ai dit dans mon propos liminaire avoir conscience que les réponses que nous apportions pouvaient alimenter ce sentiment. La justice ne peut entraîner que des condamnations par preuve. Dès que nous obtenons des éléments de preuve suffisants, nous engageons une procédure de comparution immédiate. Ma volonté de fermeté à l’égard des faits est absolue.

Il faudra que nous progressions sur la recherche de la preuve. Si nous l’avons, nous serons au rendez-vous de la comparution.

Je n’ai pas parlé d’ultragauche dans mes propos parce que je ne peux dire que ce que je sais des procédures judiciaires. La grandeur de la justice, c’est de s’en tenir à ses procédures et non à ce qu’elle croit voir. J’espère vous avoir convaincu que la justice est de bonne foi, sans esprit partisan.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de votre présence et d’avoir insisté sur les procédures relevant de votre autorité. Nous reviendrons probablement vers vous à l’automne pour un nouvel échange à la suite de votre retour d’expérience.

*


  1.   Audition du général de division Joseph Dupré la Tour, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (19 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne le général de division Joseph Dupré la Tour, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris ([9]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous poursuivons notre soirée consacrée à Paris. Mon général, nous vous remercions d’avoir accepté d’éclairer les travaux de la commission d’enquête. Vous avez à vos côtés le colonel Trohel, chef d’état-major de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris.

Vos personnels ont été grandement sollicités à l’occasion des manifestations et des rassemblements du printemps dernier. Ils ont dû intervenir souvent, dans des circonstances plus que délicates, dans leur mission de secours aux personnes mais aussi, et c’est la conséquence de la propension des fauteurs de trouble à allumer des feux, dans leur mission de lutte contre les incendies. Un questionnaire vous a été préalablement transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à nous communiquer ultérieurement vos éléments de réponse de manière écrite.

Il me revient de vous poser les premières questions de cette audition. En premier lieu, pourriez-vous nous résumer le sentiment de vos troupes face au printemps qu’elles ont dû vivre ? Il y a certainement eu de la lassitude, de l’épuisement, voire de la peur, mais comment qualifier au mieux le ressenti de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris devant ces événements que l’on peut qualifier d’exceptionnels, particulièrement à partir du 16 mars dernier ?

En second lieu, nous avons vu qu’incendier des poubelles avait pu devenir un moyen d’action violente privilégié dans les rues de Paris, notamment en fin de journée et en soirée. Avez-vous identifié des occurrences au cours desquelles ces incendies volontaires avaient menacé la vie de tiers, habitants ou passants ? Si oui, quelles ont été les circonstances de ce qui aurait très bien pu dégénérer en véritable drame ? Depuis, savez-vous si des conséquences en ont été tirées ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Le général de division Joseph Dupré la Tour et le colonel Guillaume Trohel prêtent successivement serment.)

Général de division Joseph Dupré la Tour, commandant de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Je vous remercie de l’invitation qui m’a été faite de pouvoir témoigner de ce que la brigade des sapeurs-pompiers de Paris a vécu au cours de cet hiver de manifestations. Puis-je commencer par rappeler ce qu’est la brigade, car je ne sais pas si vous la connaissez précisément ?

M. le président Patrick Hetzel. Je pense que ce peut être utile à l’ensemble d’entre nous puisque, comme les marins-pompiers de Marseille, les sapeurs-pompiers de Paris sont très particuliers.

Général de division Joseph Dupré la Tour. La brigade des sapeurs-pompiers de Paris naît d’une idée originale de Napoléon Ier suite à l’incendie de l’ambassade d’Autriche de juillet 1810 au cours duquel une centaine de victimes ont perdu la vie. L’Empereur diligente une enquête concluant à quatre déficiences des garde-pompes du sieur Ledoux, patron des garde-pompes de Paris : absence de discipline, absence d’encadrement, absence d’entraînement ou de préparation opérationnelle, et absence de motivation. Napoléon Ier décide donc de militariser la fonction et de former un bataillon de sapeurs-pompiers à partir des unités accompagnant ses troupes en campagne. Le bataillon de sapeurs-pompiers de Paris est ainsi créé le 18 septembre 1811.

Depuis 212 ans, à commencer par le capitaine-ingénieur Peyre, mes prédécesseurs ont eu le souci de travailler sur ces quatre déficiences identifiées par la commission d’enquête. La brigade présente aujourd’hui six caractéristiques.

Premièrement, la brigade est bicentenaire. Elle a dû s’adapter aux évolutions de la ville de Paris en construisant de nouvelles casernes, en accord avec le préfet de police, au fur et à mesure que Paris agrège ses faubourgs et grossit. En 1967, la brigade devient ce qu’elle est aujourd’hui avec un élargissement aux trois départements de la petite couronne. Ces casernes sont construites dans les faubourgs, au plus près du risque, afin que les pompiers puissent intervenir rapidement. Le temps étant un facteur clef de succès, la construction de casernes permet de positionner des forces au plus près du risque.

Deuxièmement, la brigade est militaire, ce qui signifie un statut particulier avec discipline, neutralité politique, absence de droit de grève ou de manifester en tenue, absence de droit de retrait, des aptitudes particulières et une certaine jeunesse. L’âge moyen au sein de la brigade est de 30 ans, et de 28 ans dans les compagnies. Une certaine précarité est à noter puisque 84 % des militaires de la brigade sont sous contrat. Par ailleurs, le fait d’être militaire signifie être au service des intérêts supérieurs de la Nation. Ce point est important. Enfin, le statut militaire signifie l’existence d’une doctrine d’emploi et de règlements opérationnels – règles de sécurité, schémas tactiques d’intervention, etc.

Troisièmement, la brigade est interdépartementale. Elle compte 8 600 personnes. En fonction du risque, il est possible d’alléger la couverture opérationnelle d’un département pour la renforcer à un autre endroit puisque les professionnels sont interopérables et capitalisent des expériences diverses entre Paris et banlieue. La qualité de service rendu reste identique : il s’agit des mêmes engins, des mêmes équipages et du même délai pour intervenir.

Quatrièmement, comme voulu par l’Empereur, la brigade est intégrée à la préfecture de police. Elle dispose d’un centre d’appels commun avec cette dernière, situé dans le XVIIe arrondissement. Cette intégration se traduit par mon rôle. Je me réunis avec le préfet de police trois fois par semaine. Je connais parfaitement la direction de l’ordre public et de la circulation, la direction du renseignement de la préfecture de police, ou encore la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne. Ce travail commun se fait entre services, mais également au niveau des officiers et des opérateurs du centre opérationnel. L’intégration au sein de la préfecture de police nous a permis de procéder en 2022 à 500 000 interventions, soit près d’une intervention par minute. Habituellement, nous intervenons sur près de 12 000 feux par an. Au cours des 25 manifestations sur lesquelles nous sommes intervenus, nous avons traité près de 1 500 feux, soit un nombre tout à fait gérable. Parmi nos 500 000 interventions annuelles, nous comptons 25 000 accidents de circulation et 410 000 interventions de secours à victimes. Pour ces raisons, nous avons tout à fait été en mesure de traiter les interventions de secours à victimes durant les manifestations. Par ailleurs, au sein du centre opérationnel, nous bénéficions de l’appui des caméras du plan de vidéoprotection de Paris, nous permettant de suivre les manifestations.

Cinquièmement, la brigade compte 70 médecins aguerris, essentiellement militaires et urgentistes. Ils sont au service des sapeurs-pompiers lorsqu’ils s’engagent sur une intervention, leur permettant d’agir en confiance. Ils entretiennent un rapport très fort avec les services d’aide médicale urgente des quatre départements couverts par la brigade et l’assistance publique–hôpitaux de Paris.

Sixièmement, l’espace de manœuvre de la brigade est unique. Paris est atypique avec des enjeux locaux et beaucoup d’enjeux nationaux. Pour exemple, la terrible tempête qui a sévi à Paris le 26 décembre 1999 avait été rapportée jusque dans la presse américaine. Quant à l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, il a été suivi dans le monde entier. Je ne suis pas certain que l’incendie d’une cathédrale en province aurait eu le même écho. Paris est également habitué à organiser de grands événements comme le 14 juillet ou le 31 décembre, ou encore, prochainement, la coupe du monde de rugby et les jeux Olympiques. Pour ces raisons, nous sommes accoutumés à ce travail préparatoire avec la préfecture de police.

J’entre à présent dans le vif du sujet. S’agissant du sentiment des troupes, pour les manifestations déclarées, nous avons mobilisé jusqu’à 250 sapeurs-pompiers et une quarantaine d’engins spécifiques. De petits détachements étaient ainsi prépositionnés. Je suis allé visiter les équipages avant les manifestations et je peux affirmer qu’ils étaient déterminés. En fin de manifestation, il pouvait parfois exister un sentiment d’amertume à la vue des dégâts et du comportement de certains, mais le sentiment de devoir accompli prédominait.

À nouveau, les sapeurs-pompiers sont jeunes. Pour certains, il s’agissait de leurs premières interventions après leur sortie de l’école des sapeurs-pompiers de Paris.

Concernant les menaces sur la vie de tiers, bien que le risque soit réel, nous avons traité peu d’urgences absolues. Elles sont au nombre de trois : un manifestant qui s’est blessé au bras avec un mortier, un policier dont le visage a été gravement brûlé par un coquetel Molotov et une policière dont le fémur a été cassé par un projectile. Ces cas sont extrêmement graves et les gestes qui en sont à l’origine auraient pu tuer.

S’agissant des incendies, nous en constatons deux types : les feux de poubelles servant à gêner la progression des forces de l’ordre ou des pompiers et à attirer les caméras de chaînes de télévision, et les feux de poubelles en façade souvent très périlleux car pouvant se propager aux bâtiments. Dans les deux cas, il convient d’intervenir rapidement pour secourir les personnes ou pour combattre les feux qui menaceraient des bâtiments. Pour certains feux de poubelles sans menace directe, nous intervenions avec la direction de l’ordre public et de la circulation qui donnait le rythme. Pour les feux de bâtiments, nous agissions même si les alentours n’étaient pas sécurisés.

M. le président Patrick Hetzel. Les sapeurs-pompiers, plus particulièrement à partir du 16 mars 2023, ont-ils été l’objet de violences et d’agressions ?

Général de division Joseph Dupré la Tour. Pour pouvoir intervenir rapidement, nous avons mis en place différents modules, dont des motards équipés de petits extincteurs afin d’éteindre les feux naissants. L’un des motards a reçu un jet de projectile sur la roue et il est tombé. Il s’agit de l’unique blessé léger, d’une luxation de l’épaule, au cours de la période. Par ailleurs, cinq véhicules ont été détériorés par des projectiles alors que les personnels se trouvaient à l’intérieur.

Depuis 2018, nous avons connu des périodes plus difficiles. À l’occasion du 14 juillet ou du 31 décembre, nous recevons régulièrement des projectiles sur les véhicules. Cette situation est pénible. Mais nous en sommes malheureusement assez familiers.

M. Florent Boudié, rapporteur. Merci pour ce rappel historique utile sur les sapeurs-pompiers de Paris. Vous avez répondu aux questions sur les dégradations corporelles et matérielles. Je suis surpris de leur faible nombre, de même que du nombre de prises en charge de victimes en urgence absolue. Qu’en est-il plus généralement ?

Sur l’intensité de violence, si l’on devait établir une forme de comparaison, comment situez-vous les violences auxquelles vous avez été confronté au printemps par rapport à la période des Gilets jaunes ? J’entends qu’il soit difficile de hiérarchiser ce qui, dans chacune des situations, est inacceptable.

Qu’en est-il d’entraves éventuelles à l’intervention des sapeurs-pompiers ? Cela a-t-il été le cas depuis le 19 janvier 2023 ? Ces entraves nuisent-elles à votre capacité à répondre aux risques ?

Général de division Joseph Dupré la Tour. Nous avons porté secours à 237 personnes, dont 146 victimes civiles, 89 policiers ou gendarmes et 2 journalistes. Sur l’ensemble, 3 étaient en urgence absolue. Les urgences relatives concernaient de petites contusions, des malaises ou des états d’ébriété.

Pour les incendies, 1 536 feux ont été éteints, dont 1 522 feux de voie publique impliquant des poubelles, des bornes de recharge Vélib’, des barricades de fortune ou de petits véhicules à deux roues. On dénombre aussi 14 feux de contenants. Le feu de contenant le plus médiatisé a été celui de l’auvent du restaurant La Rotonde. Un feu s’est également déclaré, place de la Nation, dans un bâtiment en cours de rénovation alors que des manifestants étaient montés sur le toit.

Lors de la manifestation du 23 mars 2023, nous avons éteint 374 feux car les éboueurs n’avaient pas ramassé les poubelles. Lors des manifestations suivantes, en fonction de l’itinéraire, des officiers des pompiers étaient envoyés en reconnaissance la veille pour s’assurer de l’absence de poubelle. Si besoin, nous obtenions de la mairie de Paris que ces axes soient nettoyés. Des poubelles subsistaient parfois dans les rues attenantes, mais l’objectif était de dégager l’espace pour minimiser le risque.

Si l’on compare les manifestations du printemps 2023 avec celles des Gilets jaunes, j’ai l’impression que le niveau de violence était supérieur en 2018, notamment en fin d’année. Nous avions connu beaucoup d’agressions contre nos véhicules. Paradoxalement, les engins recevaient des projectiles, mais les manifestants nous laissaient passer pour éteindre les feux, voire nous aidaient à tirer les tuyaux. Nous détenons des images ahurissantes. Je pense qu’il y avait sans doute davantage de désespoir dans les manifestations des Gilets jaunes qu’une volonté de « casser du flic », contrairement à 2023. J’ai l’impression qu’il ne s’agissait pas tout à fait de la même violence. Le paroxysme du mouvement des Gilets jaunes a été atteint en 2018, où nos moyens ont été beaucoup abîmés. Lors d’une manifestation de soutien à la famille d’Adama Traoré en juin 2020, nous avions également fait face à un certain nombre d’agressions par jet de projectiles.

Nos véhicules se trouvant souvent stationnés à proximité des camions d’une compagnie républicaine de sécurité ou des escadrons de gendarmerie mobile, il est possible que nous soyons indirectement victimes. Je ne pense pas que les manifestants aient quelque chose contre les pompiers, mais ils nous assimilent aux autres puisque nous stationnons à côté. Nous nous demandons si nous devons être engagés à leurs côtés ou afficher une neutralité, mais puisque nous travaillons au profit du préfet de police, il ne servirait à rien d’être neutre. Mon souhait est que les citoyens puissent manifester pacifiquement sans être gênés par des feux, des jets de projectile ou des tirs de mortier. Cela ne me dérange pas que nous soyons stationnés à proximité d’un escadron de gendarmerie mobile ou d’une compagnie républicaine de sécurité.

Concernant les entraves éventuelles, à nouveau, nous n’en avons pas rencontré durant les manifestations de l’hiver 2023. Nous faisons parfois face à des tensions. Mais nous avançons prudemment. Nous roulons au pas. D’un côté, vous trouvez les black blocs et, d’un autre côté, les simples manifestants qui nous laissent passer. Ces derniers sont en surnombre par rapport aux black blocs qui sont très mobiles et en confrontation. Ces deux populations diffèrent grandement. Dans le cas d’un feu de poubelle au milieu d’une place, sans risque de propagation mais encerclé de black blocs, plutôt que de générer un affrontement supplémentaire, nous laissions brûler la poubelle. Tant pis pour les chaînes de télévision qui affirmaient que le désordre régnait dans Paris !

Mme Marina Ferrari (Dem). J’ai un attachement particulier pour les sapeurs-pompiers de Paris car je suis du pays du regretté sergent Simon Cartannaz.

S’agissant des black blocs, avez-vous changé de doctrine opérationnelle pour vous adapter à ces mouvements extrêmement violents et qui pourraient menacer vos hommes ? J’imagine qu’ils vous imposent d’être plus réactifs en fonction des blessures ou dégradations qu’ils pourraient causer.

Par ailleurs, lors d’un secours à un blessé devant être interpelé, comment se fait le lien avec les forces de l’ordre ? Durant les manifestations de l’hiver 2023, avez-vous constaté des blessures laissant supposer des violences plus importantes que par le passé ?

Sur le profil des incendiaires, avez-vous identifié des profils différents, une forme de professionnalisation, ou s’agit-il de jeunes gens qui se seraient laissé entraîner au fil de la manifestation ?

Général de division Joseph Dupré la Tour. Nous partageons la même affection pour Simon Cartannaz. Je me recueille chaque année au cimetière d’Entremont-le-Vieux.

La doctrine opérationnelle a évidemment évolué. Il faut être plus mobile. Suite aux manifestations des Gilets jaunes, nous étions très rodés. La période de calme qui a suivi nous a fait oublier de bonnes habitudes. Il a donc fallu reprendre le dispositif, à savoir une meilleure intégration avec les motos d’intervention rapide intégrées dans les brigades de répression de l’action violente motorisée. Les motos d’intervention rapide ont été mises en place par le préfet Didier Lallement dans la période des Gilets jaunes. Même si la préfecture de police souhaiterait que ces effectifs soient plus conséquents, cela ne nous est pas possible en raison de leur coût. Les sapeurs-pompiers de Paris motards sont entraînés chaque vendredi et six équipes sont à disposition en permanence.

Par ailleurs, des détachements à pied interviennent également, tant au profit des policiers ou gendarmes que des victimes. Des modules d’engins-pompes intégrés à la colonne de police ou de gendarmerie existent également.

Durant le déplacement du cortège, ces différents modules accompagnent ou flanc-gardent la manifestation pour être au plus près. Nous sommes donc très intégrés et nous essayons d’être les plus mobiles possible, grâce notamment à des détachements à pied.

Pour ce qui est des blessés interpelés, le seul manifestant blessé au bras avec un mortier a été transporté à l’hôpital. J’ignore s’il a été arrêté à sa sortie de l’hôpital.

Sur le profil des incendiaires, allumer un feu de poubelle était une solution de facilité lorsqu’elles étaient nombreuses dans les rues. De nombreuses fouilles de sac étaient effectuées en amont des manifestations pour détecter des engins facilitant les débuts de feux. Selon moi, parmi les incendiaires, on trouve un gros pourcentage d’opportunistes qui utilisent les moyens du bord, et un faible pourcentage de malfaisants qui a certainement progressé. La direction du renseignement de la préfecture de police serait plus à même de vous répondre sur ce point.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de nous avoir éclairés sur l’action des sapeurs-pompiers de Paris et sur la manière dont vos troupes ont pu vivre les manifestations du printemps. Nous comptons sur vos réponses écrites au questionnaire.

*


  1.   Audition des représentants des syndicats de police (20 juin 2023)

La commission auditionne les représentants des syndicats de police ([10]) :

 Alliance police nationale : M. Denis Boe, responsable national Judiciaire, et M. Johann Cavallero, responsable national CRS,

 UNSA Police : Mme Ingrid Lecoq, déléguée nationale du pôle province et outre mer, et M. Jean Paul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS,

 Alternative police CFDT : M. Denis Jacob, secrétaire général, et M. Guillaume Ruet, secrétaire national.

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous ouvrons nos travaux de la journée avec cette table ronde de représentants de syndicats de la police nationale. Je vous souhaite à tous la bienvenue et je vous remercie d’avoir répondu à la convocation de la commission d’enquête. Nous cherchons à comprendre les éclats de violence qui ont marqué les manifestations de ce printemps et à évaluer la réponse qui leur a été apportée par les autorités publiques. Comme vous le savez, nous avons déjà entendu votre directeur général ainsi que vos camarades du conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées au cours de cette audition. Je vous invite à communiquer ultérieurement des éléments de réponse écrits, ainsi que tout autre élément d’information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Il me revient d’ouvrir les débats et je le ferai en vous soumettant deux interrogations. En premier lieu, nous avons entendu plusieurs personnes souligner que les violences de ce printemps s’inscrivaient dans un continuum historique et qu’elles n’avaient rien d’exceptionnel au regard de faits passés. Confirmez-vous ce jugement ou, au contraire, voyez-vous émerger des phénomènes nouveaux ces derniers mois ?

Comment parvenez-vous, et quelles difficultés rencontrez-vous pour cela, à concilier le maintien de l’ordre lors des manifestations et l’interpellation des auteurs de violences avec la présence de tierces personnes – manifestants, services d’ordre, élus, journalistes, services de santé ? Pensez-vous que les coordinations sont bien réalisées ou qu’une marge de progression existe avec certains de ces acteurs ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Johann Cavallero, M. Denis Boé, Mme Ingrid Lecoq, M. JeanPaul Nascimento, M. Denis Jacob et M. Guillaume Ruet prêtent successivement serment).

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Si vous le permettez, je commencerai par un bref propos liminaire.

Les actions contre les forces de l’ordre sont actuellement de plus en plus violentes alors qu’en parallèle, les contrats déontologiques imposés aux policiers apparaissent de plus en plus pesants. Les policiers acceptent la règle déontologique, mais lorsque ces derniers sont dénoncés à tort sur les plateformes de l’inspection générale de la police nationale ou dans les médias, l’administration ne réagit pas. Ils ne peuvent compter que sur les syndicats de police.

Notre haute hiérarchie ne dénonce pas suffisamment l’utilisation abusive du terme « violences policières ». Nous constatons l’augmentation des violences à l’égard des forces de l’ordre au gré des manifestations où des individus radicalisés, appartenant ou non à des mouvements violents, majoritairement d’ultragauche, viennent casser, brûler, piller et surtout agresser ou essayer de tuer toute personne représentant l’autorité de l’État, dont les forces de police et de gendarmerie. Nous pouvons assister dans ce cadre à une désinhibition totale de ces adversaires qui utilisent des méthodes et des techniques de guérilla urbaine ainsi que des armes de guerre : coquetels Molotov, bombes à l’acide ou à la soude, bombes artisanales, explosifs, etc. Cette désinhibition est sans doute un problème sociétal de rapport à l’autorité.

Aujourd’hui, on agresse un Président de la République, des élus, députés, sénateurs, maires, mais aussi les pompiers, les professeurs, les médecins et surtout ceux qui sont en première ligne pour les défendre, les forces de l’ordre. On parle de désobéissance civile pour ceux qui violent la loi dans le cadre de l’expression d’une contestation sociale, comme la participation à une manifestation interdite. Cette désobéissance civile est soutenue d’ailleurs régulièrement par certains groupes politiques siégeant à l’Assemblée nationale. Ce soutien délégitime de façon systématique et systémique l’action de police en légitimant par ricochet celle des délinquants. Confortés dans le fait que la police n’est pas légitime dans l’exercice de son autorité, beaucoup d’activistes considèrent l’action de police illégale et se rebellent violemment contre tout l’exercice de l’autorité par la police. Les émeutiers sont confortés dans l’idée que leur cause est légitime par le fait qu’ils sont rarement condamnés. Problème de preuves, mais aussi problème de magistrats qui, pour certains, ne rendent pas la justice au nom du peuple français, mais au nom de leurs convictions politiques et syndicales.

Le maintien de l’ordre est une opération de police administrative en unité constituée. Le fait d’individualiser judiciairement la responsabilité des agents tend à inhiber fortement l’action de police. Le harcèlement juridique est la spécialité de l’extrême gauche pour qui l’usage de la force légitime par la police est considéré comme une violence policière.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Le phénomène des black blocs n’est pas nouveau, mais il s’est véritablement affirmé lors des manifestations contre la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Nous avons assisté à une émergence de ce phénomène, avec une agressivité à l’encontre des forces de sécurité et la volonté d’aller au contact desdites forces. Nous ne connaissions pas historiquement cela dans le maintien de l’ordre à la française, qui consistait à tenir à distance et à ne jamais être au contact. Nous avons observé une affirmation de ce phénomène des black blocs lors des manifestations contre la loi El Khomri en 2016.

Nous avons participé à de précédentes auditions à l’occasion des manifestations de Gilets jaunes et, plus récemment, lors des protestations contre la réforme des retraites. Dès 2016, nous avons préconisé une révision du schéma national du maintien de l’ordre et une dotation des forces de l’ordre en véhicules sonores et lumineux afin de prévenir les manifestants pacifiques qu’il convenait de s’écarter pour ne pas avoir affaire aux casseurs.

Les black blocs forment un mouvement organisé, préparé sur les réseaux sociaux et qui dépasse les frontières de la France. C’est un phénomène européen, dont le traitement ne peut relever des seules forces françaises. Il est important de le rappeler. Ce mouvement ne porte aucun slogan ni revendication. Il entend seulement mettre en péril les symboles républicains et démocratiques.

En second lieu, une question de complémentarité d’acteurs et d’actions se pose. Pour notre syndicat, elle porte surtout sur la judiciarisation des interpellations en lien avec la magistrature. Nous avons un problème de traitement judiciaire des personnes interpellées. Des fonctionnaires interviennent au milieu d’affrontements violents, procèdent à des interpellations, amènent la personne au commissariat pour y établir une fiche synthétique de présentation à destination d’un officier de police judiciaire. L’interpellateur retourne ensuite sur le théâtre des affrontements. Pour l’enquêteur, il devient difficile d’établir la responsabilité d’un ou de plusieurs auteurs de violences. Nous pensons que cette judiciarisation doit être faite sur le terrain. Quelques dispositifs émergent. Nous préconisons un dispositif de bus mobiles d’officiers de police judiciaire à même les théâtres de violence, pas au cœur des affrontements mais en retrait, avec des mises à disposition mobiles qui regroupent des officiers de police judiciaire enregistrant les plaintes en direct. L’agent présente l’interpellé. Il peut tout de suite témoigner de ce qu’il a vu, de ce qu’il s’est passé. L’officier de police judiciaire dispose de tous les éléments caractéristiques pour ensuite placer la personne en garde à vue et, le cas échéant, le présenter à un magistrat.

Je pense que c’est sur ces deux axes qu’il convient de travailler. Bien évidemment, d’autres moyens peuvent être mis à disposition dans le cadre de l’action partenariale avec les magistrats et surtout dans l’enquête judiciaire. Nous devons pouvoir travailler après les événements et ne pas nous retrouver, comme nous l’avons été, confrontés à une majorité de personnes placées en garde à vue libérées faute de charges.

Nous avons préconisé, dès 2016, la dotation, pour les forces de sécurité, de nouvelles armes non létales que sont les marqueurs, les traceurs ADN chimiques tels qu’on les connaît dans les établissements bancaires et qui recouvrent la peau d’un produit indélébile pendant près de six semaines. Dans le cadre d’une enquête judiciaire, ils permettent d’identifier des auteurs d’infractions, de les interpeller et de les mettre à disposition de la justice.

Je vous présente en quelques mots le travail partenarial que nous souhaiterions déployer sur le terrain avec les magistrats. On a toujours tendance à jeter la pierre sur la magistrature, sur la justice, et l’on sait que la justice, comme la police nationale, a de gros problèmes de moyens, même si beaucoup d’efforts ont été consentis récemment pour la police nationale. Il faut qu’il en soit de même pour la justice et que la justice ait les moyens de suivre l’action de la police. Nous estimons que ce travail partenarial avec la magistrature sur des théâtres d’affrontements pourrait constituer une solution, notamment avec ces bus dans lesquels on pourrait installer des officiers de police judiciaire.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour ces éléments, qui me permettent de rebondir et de faire réagir vos homologues. Vous indiquez que les black blocs sont préparés avant de se rendre sur un terrain de manifestation. Il est donc de plus en plus difficile d’apporter la preuve de leur présence. Vous apportez un commencement de réponse en préconisant que la preuve nécessaire à la justice soit directement recueillie sur le terrain. Actuellement, les fiches renseignées par les officiers de police judiciaire sont souvent incomplètes, ce qui ne permet pas à la magistrature de poursuivre efficacement. Est-ce que cette judiciarisation sur le terrain pourrait permettre à la personne qui a effectué l’interpellation d’apporter son témoignage à l’officier de police judiciaire et de faire en sorte que la fiche soit bien renseignée ? Y a-t-il consensus sur ce point entre vous ?

M. Denis Boé, responsable national judiciaire, Alliance Police nationale. La problématique est celle du temps court. Dès lors que l’individu est interpellé, la présentation à l’officier de police judiciaire et l’avis du magistrat posent un vrai problème. De ce fait, l’idée d’un bus mobile est bonne. Néanmoins, les individus sont tous masqués en noir et tous ont consigne de ne pas parler hors la présence de leur avocat. Il serait nécessaire de capter la vidéo.

Les dernières violences n’ont jamais été aussi importantes. Tous ces groupuscules se retrouvent derrière une même cause le temps d’une manifestation : il s’agit d’idéologies anticapitalistes et opposées aux symboles de l’État. Ces individus fonctionnent sans hiérarchie et communiquent sur des messageries sécurisées.

Avoir l’officier de police judiciaire au plus près est une bonne idée. Mais le vrai sujet reste la matérialisation de la preuve.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Les membres des compagnies républicaines de sécurité perdent leur qualité d’agents de police judiciaire lorsqu’ils sont déployés en unités constituées. C’est la raison pour laquelle des fiches techniques synthétiques sont établies. Après avoir procédé à une interpellation, le fonctionnaire rejoint rapidement ses collègues sur le terrain. Il ne reste pas avec l’individu interpellé. Le fonctionnaire ne peut donc pas détailler lui-même les faits commis. Enfin, tous les agents des compagnies républicaines de sécurité ne sont pas dotés de caméras vidéo, même si elles commencent à être distribuées. Elles permettront de mieux matérialiser les faits.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Effectivement, les black blocs interviennent en noir. Ils viennent sur les lieux habillés normalement et, à un signal déterminé, ils revêtent leurs habits noirs. Dans ces groupuscules, nous trouvons 40 % de meneurs et le reste composé de suiveurs. Nous pensons que la caméra-piéton généralisée est capitale pour une matérialisation de la preuve par l’image. Il est aussi est important de faire usage des drones pour permettre une vue d’ensemble du théâtre d’affrontement.

En amont, nous pensons qu’il faut agir. Il sera important de légiférer pour un ciblage efficace des auteurs. L’efficacité de la loi sera de s’attaquer au noyau dur des black blocs.

Il convient enfin d’étudier la possibilité d’une fiche d’interdit de manifestation, à l’instar des interdits de stade. La personne visée devrait aller pointer au commissariat dès qu’une manifestation est annoncée.

M. le président Patrick Hetzel. Pour légiférer efficacement, nous nous heurtons à des difficultés d’ordre constitutionnel. Assister à une rencontre dans un stade n’est pas de même nature que le droit fondamental de manifester. Il faudrait trouver le bon vecteur juridique, avec une voie qui respecte la Constitution, pour garantir la possibilité de manifester en sécurité.

Vous évoquiez votre difficulté à procéder à une identification des black blocs. Auriez-vous des propositions ?

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Je pense que les traceurs ADN peuvent être une solution pour agir plus tard. Quand on est confronté à ce genre d’affrontements, on risque, dans l’impossibilité d’interpeller les auteurs, de subir des dommages collatéraux. Les forces de l’ordre n’interviennent pas pour le plaisir d’impacter des manifestants pacifiques, pris entre les black blocs et les forces de sécurité. Il serait aussi utile que la police puisse inviter les manifestants à quitter les lieux dès lors que des théâtres d’affrontement apparaissent.

Sur le fait de légiférer, il faut trouver le juste équilibre juridique pour anticiper la présence des black blocs, d’autant que nombre d’entre eux viennent de pays frontaliers tels que les Pays-Bas, l’Allemagne et la Belgique. Les blacks blocs suivent un entraînement spécifique. Ce débat doit être porté au niveau de l’Europe.

M. le président Patrick Hetzel. Sur cette question, nous envisageons l’audition d’un dirigeant d’Europol sur les actions menées à l’étranger et sur la possibilité d’une coordination.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Il faut aussi différencier les manifestations interdites des autres. Ainsi, la manifestation sur l’axe Lyon-Turin était prohibée, mais des individus étaient présents. Lorsqu’un rassemblement est interdit, force doit rester à la loi.

Concernant les manifestations autorisées, c’est souvent la dislocation qui pose problème. Les black blocs sont présents depuis le sommet d’Évian en 2003 et ils ont acquis une grande habitude. Les badauds, pour leur part, gênent l’action des forces de l’ordre. Des gens photographient ou filment. Ils regardent les casseurs frapper et, quoique sans intervenir, ils gênent l’action des forces de l’ordre. Tout le monde se réclame aujourd’hui de la presse. Il ne faut pas dénaturer le dispositif policier mis en place.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous n’oublions pas, au moment où nous vous auditionnons, que les hommes et les femmes que vous représentez à travers vos organisations ont été en première ligne face aux groupuscules violents dont nous essayons d’analyser les modalités d’action.

Nous étudions la question relevant de la structuration et du financement des groupuscules violents. Selon les premières auditions, la structuration est plutôt molle et les financements presque inexistants, en tout cas faibles. Confirmez-vous ce point de vue ?

En ce qui concerne le schéma national du maintien de l’ordre, comment concilier la mise à distance, qui permet d’éviter la confrontation, et la mobilité, voire l’hyper mobilité ? Cette articulation peut sembler difficile dans des théâtres d’opérations eux-mêmes délicats à cause du comportement des personnes en face de vous.

Le préfet de police de Paris indiquait qu’il restait des progrès à accomplir en matière de communication ou d’information à destination des manifestants, des « vrais » manifestants. Le but est de faire en sorte, au moment de la dispersion, que des messages soient diffusés pour avertir de l’éventualité d’affrontements ou de violences. De quels outils nos forces de l’ordre pourraient-elles se doter à votre sens ? Comment appréhendez-vous les notions de « brutalisation » et ces expressions parfois employées au sein même de notre institution ? Je pense notamment à la critique adressée après l’épisode de Sainte-Soline, consistant à dire que tout était prévisible donc évitable. Comment y répondez-vous ?

Je ne sais plus qui d’entre vous a évoqué le comportement d’un certain nombre de familles politiques. Quelle ligne de partage tracez-vous entre ce qui relève de l’accompagnement d’une colère et l’incitation à la violence ? Dans la période récente, il s’agit d’un vrai débat.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Avant le nouveau schéma national de maintien de l’ordre, il faut rappeler que le maintien de l’ordre à la française était reconnu dans le monde entier et même par l’Organisation des Nations unies en 1965, sans oublier d’évoquer le Conseil de l’Europe.

Je reviens sur la préparation du maintien de l’ordre sur la plaque parisienne. Vous devez savoir que, jusqu’à peu de temps encore, les forces mobiles n’assistaient pas aux réunions préparatoires consacrées au maintien de l’ordre, qui étaient tenues au sein même de la préfecture de police.

Concernant la sommation et l’utilisation de la force légitime, nous pouvons poser le problème de l’autorité civile sur le maintien de l’ordre, c’est-à-dire le commissaire de police. Son rôle est de fixer des objectifs à atteindre, comme l’évacuation d’une place, en se tournant vers le commandant de la force publique à savoir le commandant de la compagnie républicaine de sécurité ou de l’escadron de gendarmerie mobile. Sur la plaque parisienne, l’autorité civile exerce les deux rôles. Pour l’Unsa Police, cette situation pose problème.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je comprends la confusion des rôles que vous indiquez, mais pouvez-vous expliquer en quoi c’est une problématique ? Pouvez-vous donner des exemples précis ?

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Les rôles sont prévus par le code de procédure pénale. L’autorité civile fixe les objectifs à atteindre et le commandant de la force publique s’impose comme le spécialiste du maintien de l’ordre. Il sait comment mettre en œuvre les moyens adaptés, s’il doit utiliser des canons à eau, des grenades ou tout autre instrument à sa disposition. Bien sûr, ces décisions interviennent après les sommations d’usage. Sur la plaque parisienne, les compagnies républicaines de sécurité rencontrent des soucis, ce qui crée une certaine confusion dans les ordres reçus et mis en place.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Il sera difficile de répondre à toutes les questions posées. Pour répondre à celle de Sainte Soline, le mouvement black bloc n’est pas prévisible. Il est composé d’une multitude de mouvances issues principalement des milieux d’activistes d’ultra-gauche, d’anarchistes, de libertaires, d’altermondialistes, d’antifascistes. Ce n’est pas une organisation structurée. La question se pose de la manière d’anticiper leur action, notamment via leurs échanges sur les réseaux sociaux et les messageries cryptées. Cette situation nécessite un renforcement de la lutte contre la cybercriminalité. Il suffit à ces groupuscules d’un seul appel sur ces réseaux pour converger vers un point commun et agir. De plus, le financement n’est pas un financement occulte donné par certains organismes ou associations. On découvre souvent des armes artisanales, fabriquées au moyen de ce qui est trouvé sur les réseaux sociaux.

La parole publique est dangereuse lorsqu’elle consiste à affirmer qu’il existe des violences policières. Elle donne une légitimité à ceux qui s’agrègent aux mouvements des black blocs, c’est-à-dire la part radicale qui s’exprime par la violence. Les manifestants ne vont pas de la colère à la violence. Ce n’est pas vrai. En revanche, les personnes violentes expriment autre chose qu’une revendication, et elles l’expriment par la violence. Je dénonce avec force les propos de certaines personnalités publiques et politiques à propos de violences policières. Les policiers ne provoquent pas la violence pendant les manifestations. Ils agissent pour mettre un terme aux troubles à l’ordre public. Ils garantissent aux manifestants la possibilité d’exprimer leurs revendications et à toute personne de circuler sur la voie publique pendant une manifestation en toute sécurité.

Sur le maintien de l’ordre, notamment en fin de manifestation, il est en effet nécessaire de renforcer la communication à destination des manifestants pacifiques afin d’éviter de les trouver confrontés à des théâtres de violence.

Dans la police nationale, nous souffrons d’un problème de retour d’expérience de terrain. Nous devrions être écoutés lorsque nous rendons compte des difficultés rencontrées, mais il manque un vrai retour d’expérience régulier, quelle que soit la mission. Il pourrait s’agir de débriefings pour connaître le retour des professionnels de terrain de façon à mieux adapter l’action de la police.

M. le président Patrick Hetzel. Pourriez-vous nous donner un exemple ?

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Lorsque vous êtes confronté à une personne décédée après un accident de la route ou un suicide, vous vous sentez seul. Vous pouvez aussi avoir des problématiques d’intervention dans les quartiers difficiles. On nous demande de lutter contre les trafics de stupéfiants, ce qui fait courir le risque de contrôles au faciès ou de contrôles abusifs. Nous contrôlons toujours les mêmes personnes dans un endroit déterminé. Si on demandait aux collègues comment ils perçoivent leurs missions au quotidien pour atteindre les objectifs fixés, nous éviterions peut-être des situations médiatisées telle que nous les connaissons.

À titre d’exemple, les collègues n’interviennent que peu, voire plus du tout, sur les trafics de cigarettes aux abords des gares. La raison en est les différents rapports qui indiquent qu’à la gare du Nord, les personnes d’origine étrangère sont susceptibles de faire l’objet d’un contrôle d’identité. C’est pourquoi nous n’intervenons pas. Au contraire, si les retours d’expérience étaient mieux pris en compte, ils permettraient d’adapter les missions de police.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Il faut quand même savoir que la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité n’a pas été associée à l’élaboration du schéma national du maintien de l’ordre.

Dans les compagnies républicaines de sécurité, nous avons la chance d’avoir recours aux retours d’expérience de façon régulière. Ils permettent d’analyser la situation et de proposer des recommandations. Le dernier retour d’expérience a permis de pointer le sujet des moyens ou celui de la coordination des forces à Paris.

La mise à distance n’est pas une difficulté dans la mesure où les compagnies républicaines de sécurité ont toujours su s’adapter. Je pense à la mise en place des groupes tactiques temporaires. Ces deux unités de compagnies républicaines de sécurité suivent la manifestation dans des rues parallèles. La mise à distance et la mobilité ne sont pas contradictoires. Il est important de savoir se coordonner avec les autres forces. Les unités mobiles, rompues à ce genre d’exercice, doivent constituer le premier rideau.

Concernant Sainte-Soline, la preuve photo apparaît également intéressante. Lorsque des personnes se rendent à une manifestation avec une meuleuse, c’est significatif.

Le terme « violences policières » vise à affaiblir l’autorité. Or, ce sont les policiers qui disposent de l’usage de la force, et eux seuls. Est-il judicieux ou pas ? Des enquêtes sont menées, l’inspection générale de la police nationale est saisie. Bien souvent, on observe qu’il y a eu un usage proportionné de la force. Il est difficile de s’en rendre compte à partir de quelques secondes d’images. Les caméras-piétons peuvent dédouaner l’action des forces de l’ordre quand elles sont accusées à tort.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Les black blocs sont une mouvance très hétéroclite, incluant des personnes de toute nature, y compris des femmes ou des personnes issues de quartiers sensibles. Il peut y avoir des gens comme vous et moi, et on en trouve de plus en plus.

Ce mouvement se compose de ceux qui cassent et de ceux qui protègent. Les black blocs s’abritent toujours derrière des bâches et des parapluies tenus par des personnels féminins. Ils veulent en découdre et affronter les forces de l’ordre. Il y a trente ans, ce phénomène était celui des hooligans qui venaient au stade se battre entre eux et combattre les forces de l’ordre. C’est ce même phénomène qui est recréé.

En matière de dissimulation, les black blocs portent de grosses lunettes de ski, des masques, des K-ways faciles à jeter. Ils sont très mobiles. Par conséquent, il conviendrait de fermer les axes de métro tout au long de la manifestation, pas seulement au début et à la fin de celle-ci. Or, les groupuscules parviennent à pénétrer la manifestation via ces axes de métro, et ils forment ainsi le bloc. Il y a quelques années, la délégation des compagnies républicaines de sécurité avait trouvé la stratégie de canaliser les accès aux manifestations dès que le groupe se constituait, pour le disloquer.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez fait ce distinguo pertinent entre manifestations interdites et autorisées. Est-il possible d’empêcher les premières ? Sainte-Soline était interdite. La manifestation de samedi dernier en Maurienne était également interdite. Or, ces deux évènements ont connu des montées de violence d’éléments radicalisés.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Il est plus difficile d’intervenir en zone rurale qu’en zone urbaine. On laisse pourtant les gens s’installer, soit dans des terrains privés où il est difficile d’intervenir, soit dans des campements illégaux. Au final, ils se rassemblent. Il faudrait intervenir beaucoup plus rapidement. Tout est question de volonté et d’instructions données aux forces de l’ordre.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Lorsqu’une manifestation est interdite, elle devient un attroupement. Dans le code de procédure pénale, l’attroupement est un délit. Nous sommes donc en mesure d’engager immédiatement la force publique pour évacuer les personnes rassemblées.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). La liberté des élus consiste aussi à venir témoigner et observer ce qui se passe lors des manifestations. Vous avez effectué un distinguo entre manifestation interdite et manifestation autorisée, mais vous omettez le troisième cas des manifestations spontanées, catégorisées sauvages ou non déclarées, qui n’entraînent pas d’infraction dans leur participation. Lors de la réforme des retraites, les manifestations spontanées ont donné lieu à de nombreuses interpellations et à de nombreux classements sans suite. Il y a peut-être aussi un problème de consignes. Beaucoup de jeunes gens ont été arrêtés alors qu’ils ne commettaient pas forcément d’actes répréhensibles. J’ai le souvenir de bus remplis de manifestants pendant ces manifestations. Les consignes étaient-elles alors adaptées ?

Lorsque vous indiquez que les black blocs veulent en découdre avec les forces de l’ordre, les modifications de la doctrine sont d’aller beaucoup plus au contact. Vous indiquez aussi que le phénomène est européen. Mais comment expliquer que la violence ne se déploie pas de la même façon et avec la même intensité dans les autres pays européens ?

Les experts des Nations Unies, dans un rapport paru en fin de semaine dernière, alertent sur l’usage excessif de la force dans le maintien de l’ordre, la façon dont travaille la brigade de répression de l’action violente motorisée, et le nombre de blessés.

Enfin, les responsables politiques ont la liberté de qualifier les faits auxquels ils assistent.

Vous parlez des fins de manifestations. Mais nous avons observé des interventions des unités de compagnies républicaines de sécurité ou de la brigade de répression de l’action violente motorisée assez tôt, au cœur du cortège. Des services d’ordre d’organisations syndicales ont subi ces interventions policières alors qu’ils n’entravent aucunement l’action de la police.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Le maintien de l’ordre à la française est mondialement réputé. Certes, la pratique allemande est beaucoup citée en exemple, mais c’est un pays dans lequel les manifestants sont beaucoup plus respectueux des autorités. Lorsque des violences interviennent malgré tout, les forces de l’ordre multiplient les effectifs et vont au contact physique, ce qui se traduit par des blessés du côté des manifestants comme du côté policier. En France, nous préférons tenir à distance.

Nous pouvons constater la résilience dont ont fait preuve nos collègues, les compagnies républicaines de sécurité et les gendarmes mobiles avant d’utiliser les moyens intermédiaires, voire les canons à eau.

Pour rappel, les manifestations spontanées ont été interdites par le préfet de police. Lorsqu’elles prennent place, il y a interpellation des participants et remise à la disposition d’un officier de police judiciaire dans un commissariat.

Mme Ingrid Lecoq, déléguée nationale du pôle province et outre-mer, Unsa police. Concernant les quelques personnes poursuivies lors des manifestations contre la réforme des retraites, il convient de préciser qu’elles sont présentées à l’officier de police judiciaire qui prend éventuellement la décision d’un placement en garde à vue. Cette décision n’est pas anodine. Elle s’appuie sur les faits inscrits dans la fiche remplie par l’agent interpellateur. Vient ensuite le temps de l’enquête, qui permet de déterminer, à charge et à décharge, ce qu’a pu commettre la personne. L’enquête sert aussi à exploiter les différentes vidéos et à procéder aux auditions. Il n’est pas du ressort de l’officier de police judiciaire de décider des poursuites. Cette prérogative appartient au parquet.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Le nouveau schéma national du maintien de l’ordre n’a pas supprimé le principe de mise à distance. Nous nous adaptons à la situation sur le terrain. Ce qui distingue une manifestation déclarée d’un mouvement spontané est que la première est préparée avec les forces de sécurité et les services d’ordre des organisations syndicales, qui restent en contact permanent avec les forces de l’ordre par radio. Il est donc beaucoup plus facile pour nous de surveiller une manifestation déclarée. Pour une manifestation interdite, nous estimons au jugé le nombre de personnels que nous devons mobiliser.

La parole politique est évidemment publique. Encore ne doit-elle pas être utilisée pour inciter les personnes à se confronter aux forces de police et de gendarmerie, comme j’ai pu le constater au cours de certaines manifestations. Il n’est question de remettre en cause ni la participation des élus aux mouvements sociaux, ni le fait de porter une parole politique. Néanmoins, certaines limites ne doivent pas être dépassées dans les propos qui attisent l’envie de se confronter aux forces de sécurité.

M. le président Patrick Hetzel. Pouvez-vous être plus explicite ?

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. J’ai constaté, comme de nombreux collègues, la présence de certaines personnalités politiques dont les propos attisaient les violences. Le devoir de réserve m’impose cependant de ne pas en citer les noms.

S’agissant des violences de plus en plus prononcées en France, je rappelle les manifestations qui se sont produites il y a quelques années outre-Manche. Entre l’emploi de grenades lacrymogènes en France et la charge à cheval des policiers armés de bâtons au Royaume-Uni, nous ne pouvons pas considérer la police française la plus violente d’Europe.

Qu’on essaie de trouver des moyens alternatifs pour maîtriser des théâtres de violence et éviter les dommages collatéraux, c’est évident. Le maintien de l’ordre à la française tend à privilégier les dommages mobiliers pour éviter tout bilan humain. De fait, le maintien de l’ordre français est reconnu comme l’un des meilleurs au monde.

À l’occasion des manifestations contre la réforme des retraites, nous n’avons pas reçu de consigne particulière. Il nous a été demandé de faire preuve de la plus grande résilience.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Sur le sujet du rapport des Nations Unies, je tiens à préciser que les sept experts ne se sont pas exprimés au nom de l’Organisation des Nations unies.

Mme Edwige Diaz (RN). Je vous remercie pour ce que vous faites et pour votre franchise, qui correspond à la majorité des images que la majorité des Français a vues.

Vous avez évoqué la structuration des black blocs. Nous avons pu entendre qu’il n’y avait finalement pas de structure, qu’il s’agissait de personnes lambda emportées par un élan venu d’on ne sait où. Dans la plupart des cas, vous avez indiqué que les black blocs étaient préparés, notamment en suivant des stages de formation. Vous parlez de leur communication à travers les messageries cryptées. Vous soulignez que l’augmentation des violences n’est pas historique, contrairement à ce que certains tentent de faire croire. Enfin, vous avez rapporté que la présence d’élus contribuait à galvaniser et à légitimer ces délinquants, voire à rendre les opérations dangereuses dans certains cas.

J’ai bien noté vos préconisations en faveur de retours d’expérience plus fréquents, de l’instauration de bus mobiles, de la mise en place de marqueurs ou encore de la généralisation des caméras-piétons. Ce sont des bonnes idées.

Comment expliquez-vous le décalage entre vous qui êtes sur le terrain et ceux qui ne le sont pas, qui n’ont donc pas la même perception ?

Enfin, pourquoi, quand il s’agit d’une manifestation interdite, la dispersion de cette manifestation n’est-elle pas ordonnée ? Les situations évidentes que vous avez décrites ne le sont pas pour tout le monde.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Nous manquons sans doute de communication pédagogique à destination de la population, ou tout du moins une partie, qui n’est pas suffisamment informée sur le maintien de l’ordre. Quant à nous, nous sommes formés aux spécificités du maintien de l’ordre, par exemple aux effets du gaz lacrymogène, de sorte que nous ne tenons rien pour anodin.

Concernant l’évolution du matériel, ces sujets sont portés à l’attention du ministère de l’intérieur. Ils sont étudiés. Nous aimerions voir nos propositions concrétisées rapidement. Il n’est pas impossible que, dans ces prochains mois, de nouveaux mouvements sociaux interviennent. J’espère que ce ne sera pas le cas pour mes collègues, déjà mis à contribution plus souvent qu’à leur tour. Mais nous sommes aussi syndicalistes et nous devons nous saisir de ces sujets. Les mouvements sociaux font partie de l’expression démocratique de notre pays et il faut la saluer. Il serait souhaitable que nos propositions puissent trouver des réponses. Un effort considérable a été consenti par le ministère de l’intérieur ces dernières années, permettant l’acquisition de 30 000 caméras-piétons. Je rappelle que nous sommes 117 000 gradés et gardiens : il reste beaucoup à faire.

S’agissant du maintien de l’ordre, nous aurions intérêt à généraliser le port individuel de la caméra-piéton, justement pour avoir la matérialisation de la preuve et mieux cerner une situation. Le but est d’éviter qu’un extrait de quelques secondes montre une personne recevant un coup sans qu’on ne sache ce qui précède, le comportement de cette personne et les modalités de l’interpellation. La généralisation des caméras-piétons et des marqueurs permettrait de travailler après les faits dans le cadre d’enquêtes judiciaires.

M. le président Patrick Hetzel. Je ne veux surtout pas vous mettre en difficulté, M. Jacob. Mais vous avez invoqué tout à l’heure votre devoir de réserve en tant que fonctionnaire. Or, dès lors que vous avez prêté serment devant une commission d’enquête, vous êtes dans un contexte particulier.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Je vais donner un exemple. Lorsqu’un élu de la République dit que la police tue, c’est un discours qui nous fait bondir et qui attise la haine contre les forces de sécurité. C’est inacceptable en démocratie, surtout de la part d’un élu.

M. le président Patrick Hetzel. Je pense que c’est très clair. Ce point mérite effectivement une attention toute particulière.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Le maintien de l’ordre s’entoure d’une connotation forcément politique puisque les décisions sont prises par les préfets. Il est demandé aux collègues de faire preuve de beaucoup de résilience, alors qu’en face la violence est extrême. Je dirais même que l’on a un peu inversé les rôles : depuis des années, on a préféré suréquiper les fonctionnaires de police en protection corporelle, ce qui est une bonne chose, plutôt que de leur donner les moyens d’agir. Par exemple, on a diminué le pourcentage de chlorobenzylidène malonitrile, au gaz CS, des aérosols ou baissé le grammage de détonation des grenades, avec un effet divisé par deux. Seules neuf grenades assourdissantes sont distribuées à chaque compagnie, en raison du retard pris dans les marchés publics.

On préfère aujourd’hui des policiers blessés. Un individu violent ne se laissera pas faire lors de son interpellation et l’image choquera, alors que le policier n’aura fait que son travail en faisant un usage proportionné de la force. Tout le monde a été choqué par les collègues brûlés par des coquetels Molotov. On leur interdit pourtant de porter la cagoule anti‑feu dont ils sont dotés au motif qu’ils doivent rester identifiables. Cette cagoule est pourtant un équipement de protection individuelle et les policiers restent par ailleurs toujours identifiables. On sait très bien où se trouve telle compagnie. Il faut que les collègues puissent intervenir en toute sécurité. L’épisode de Sainte-Soline est symptomatique de ce que les manifestants peuvent inventer pour mutiler ou tuer les forces de l’ordre.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vos collègues gendarmes nous ont indiqué ne pas disposer de cagoules anti-feu. À l’inverse, les compagnies républicaines de sécurité les ont reçues, mais elles auraient l’instruction de ne pas les porter ?

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Nous disposons de ces cagoules depuis 2017, car des collègues avaient été brûlés place de la République à Paris en 2016. Une note indique que cette cagoule doit être portée au niveau du cou et être enfilée si l’on reçoit un coquetel Molotov, alors que le policier porte déjà son casque. Je rappelle qu’il s’agit d’un équipement de protection individuelle. On interdit formellement de le porter pour que les fonctionnaires soient identifiables.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. La semaine dernière encore, nous avons évoqué dans les instances de concertation ce sujet des cagoules de moyenne protection, que les pompiers utilisent en intervention. Elle se porte jusqu’au niveau du nez. Notre ministère de tutelle considère que nous devons rester identifiables, alors qu’il existe de nombreux moyens d’identification des membres des compagnies républicaines de sécurité. Leur tenue comporte des bandes jaunes avec leur numéro de compagnie. Leur gilet tactique d’intervention affiche aussi un numéro. Je mentionne enfin le port du numéro référentiel des identités et de l’organisation (RIO) sur leurs manches. Pourtant, on nous interdit de porter cet équipement de protection individuelle, fourni en dotation, comme il doit l’être. À ma connaissance, les gendarmes utilisent leur masque à gaz quand ils estiment être exposés à un danger de cette nature.

Enfin, il ne faut plus seulement parler de coquetels Molotov, puisque nous recevons désormais des excréments. Nous demandons que les forces de l’ordre puissent se protéger, ce qui n’empêchera pas de les identifier.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez tout notre soutien. Vous exercez un métier difficile, et de plus en plus difficile. Le maintien de l’ordre suppose d’être efficace pour lutter contre les groupuscules violents. On parle d’effectifs de maintien de l’ordre, avec la volonté d’atteindre les quatre sections. Pensez-vous qu’à travers le recrutement et les sorties d’école, nous parviendrons à cet objectif en fin d’année avant les jeux Olympiques ?

Concernant l’harmonisation des techniques avec notamment les unités parisiennes, la directrice centrale de la sécurité publique a dit que des exercices communs étaient organisés avec les compagnies républicaines de sécurité. Estimez-vous cette complémentarité utile et efficace sur le terrain ?

S’agissant des moyens intermédiaires, nous avons auditionné la semaine dernière le groupe de liaison du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie. Ses membres tiennent le même discours relatif à une violence de plus en plus importante et à une baisse des moyens. À Sainte-Soline, on parle de cinq mille grenades lacrymogènes lancées pour 80 grenades de désencerclement, alors qu’il y avait en face des meuleuses et des chalumeaux. Pensez-vous qu’il devrait y avoir une réflexion sur l’attribution et le développement de moyens intermédiaires, justement pour garder la distance ? Comme vous l’avez dit, dans les autres pays, les forces de l’ordre vont au contact ou les manifestants se font tirer dessus.

Vous avez parlé des effectifs blessés. D’ailleurs, je pense aux deux policiers qui se sont donné la mort ce matin à Toulon et hier à l’école de police de Nîmes. Il y a également une vague de démissions. Estimez-vous que la violence exercée sur les effectifs et les différents discours hostiles à la police provoquent cette vague de démissions, parfaitement identifiée par la Cour des comptes ? À la police nationale, le nombre s’établit à 10 000 postes.

En ce qui concerne les caméras individuelles, permettez-moi de sortir un instant du contexte parlementaire. Il y a trois ou quatre ans, lors des manifestations à Rennes et à Nantes, des caméras de surveillance attachées aux casques avaient été utilisées, permettant une extraction vidéo précise et une qualité très nette. Où en ce dispositif aujourd’hui ? Avez-vous interrogé la direction centrale des compagnies républicaines de sécurité ou la direction générale de la police nationale ?

Enfin, percevez-vous aujourd’hui une fébrilité par rapport au pouvoir politique ?

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Je pense utopique l’objectif des quatre sections : cela reviendrait à créer 800 emplois à temps plein. Nous ne les aurons pas. On cherche un peu à maquiller les effectifs. Si vous regardez le référentiel des compagnies républicaines de sécurité, les effectifs peuvent varier de centre trente-cinq à cent trente-deux le mois suivant. Quand on diminue de trois le nombre de collègues par compagnie multiplié par soixante, vous gagnez tout de suite deux cents effectifs. Le vrai chiffre dans une compagnie est celui de cent quarante ou cent quarante-cinq.

Les caméras ont en effet été expérimentées. Elles ont donné de bons résultats. Cependant, dans le cadre des marchés publics, le dispositif n’a pas suivi.

Oui, il existe en effet une fébrilité face à la hiérarchie. Certains personnels et officiers ne font qu’un passage dans les compagnies, c’est un sujet de recrutement. Il faut aussi écouter le terrain. Les caméras de surveillance ou les drones doivent constituer un appui au dispositif de terrain.

En matière de formation, nous constatons un suremploi des compagnies républicaines de sécurité alors qu’il ne se passe rien. On est en train de mettre en danger l’institution. On ne peut plus se former et c’est dangereux. On arrive à un point où il faut vite rétablir l’équilibre.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Concernant l’harmonisation des techniques, il est vrai que des formations communes devaient être mises en place au sein de la police nationale dans le cadre du schéma national du maintien de l’ordre. Pour autant, depuis trois ans et demi, les compagnies républicaines de sécurité sont à un niveau de haute intensité qui ne permet pas de former au maintien de l’ordre comme on le devrait. En France, nous comptons soixante‑et-une compagnies républicaines de sécurité et nous employons quarante-trois unités chaque jour, ce qui ne permet pas de rendre les repos gagnés par les fonctionnaires. On ampute donc sur les formations des collègues, mais aussi sur leur neutralisation. Cette situation sape fortement le moral des troupes. Elle conduit sans doute à des démissions. De plus, le salaire des fonctionnaires de police n’est pas en adéquation avec les risques pris sur le terrain. Enfin, la campagne de dénigrement permanent et les propos de certains élus atteignent fortement les fonctionnaires. Nous sommes là pour que les gens manifestent librement et qu’ils soient protégés des violences éventuelles, dans notre rôle de garant de la paix publique.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Pour ce qui est des moyens intermédiaires, j’ai fait des propositions sur lesquelles je ne reviens pas. Je pense que des réflexions urgentes doivent être conduites.

La fébrilité ne concerne pas le pouvoir politique, mais le politique en général. Aujourd’hui, au moindre problème, la responsabilité incombe à la police. La hiérarchie se montre prudente sur les consignes et les ordres qu’elle donne face à un rodéo urbain ou à un refus d’obtempérer. Nous ne sommes pas là pour tuer. Nous ne sommes pas non plus là pour nous faire tuer. Des individus ont pour objectif de blesser, voire tuer des policiers. On n’hésite plus à traîner des fonctionnaires sur plusieurs mètres lors d’un refus d’obtempérer.

Les gens ont-ils conscience de l’impact psychologique sur un policier mis en cause dans une affaire ? Il est immédiatement suspendu à titre conservatoire pendant l’enquête. Il est placé en garde à vue. Qu’en est-il de sa famille en cas de médiatisation ? La fébrilité est compréhensible de la part d’une hiérarchie particulièrement prudente à laisser les policiers aller jusqu’au bout de leur mission quand il s’agit d’interpeller un individu délinquant. Elle est due aux politiques en général et aux médias, qui vont un peu vite en besogne pour évoquer les affaires impliquant la police. J’ai en mémoire l’affaire Théo, où une minute à peine de vidéo a suffi à incriminer des policiers et à les menacer des assises. Il y avait en réalité onze minutes de vidéo, permettant finalement de passer des assises à une affaire correctionnelle.

On s’en prend à nous pour s’en prendre à l’État. Il convient de renforcer ce respect de l’autorité qui est dû à tous les représentants de l’État.

M. Ludovic Mendes (RE). Vous avez raison sur un point : quand vous êtes attaqués, c’est l’ordre républicain qui est attaqué. C’est parfois même le gouvernement dont on veut la fin. Certains partis politiques l’assument pleinement pour changer de système et faire tomber la République. Nous avons vu des députés et des élus locaux présents dans des manifestations interdites alors qu’ils devraient montrer l’exemple et être garants des lois républicaines. Avez-vous eu connaissance de noms, de preuves d’accointances de certaines associations, partis politiques et syndicats ? Notre responsabilité est de démontrer que certains individus jettent de l’huile sur le feu pour vous mettre en danger. On a vu, pendant les Gilets jaunes, défendre l’agresseur du policier ou du gendarme plutôt que le policier ou le gendarme. La commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre, dont Jean-Michel Fauvergue était le rapporteur, avait d’ailleurs montré les différences qui prévalaient entre Paris et le reste du pays.

Que pouvez-vous nous préconiser en complément pour protéger le système républicain ? Comment pourrions-nous vous accompagner ? Auriez-vous des noms de personnes présentes dans des manifestations et qui auraient eu des comportements interdits ?

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Nous n’avons aucune remontée de personnalité en particulier. C’est plutôt l’ambiance générale que nous dénonçons. Nous pouvons citer des slogans utilisés, tels que « La police tue ! » ou « Suicidez-vous ! ». Nous n’avons pas entendu de personnalités publiques tenir de tels propos explicitement. Mais le message politique de certains y contribue malheureusement, dans le cadre du débat public relatif à la sécurité.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Il vous suffit de consulter certaines vidéos sur des plateformes en ligne pour voir certaines personnalités politiques porter un message antirépublicain ou hostile aux forces de l’ordre.

Lors de la première manifestation de Sainte-Soline, le président du Parti communiste français s’est fait rabrouer par les écologistes présents sur place. Ces gens font la différence entre écologistes politiques et écologistes de terrain. Ce président de parti a été molesté par ces individus.

Il existe, à l’Assemblée nationale, un parti qui attise la haine anti‑flic. Chacun le sait. Ce sont des petits mots, des sous-entendus. Ils existent. Nos collègues les écoutent. Au niveau syndical, nous nous interrogeons sur ces messages consacrés à la police et nous essayons de jouer les bons offices. Des dépôts de plaintes ont déjà été effectués par les syndicats policiers envers des élus politiques. Vous pouvez également voir, sur des vidéos, des responsables politiques s’interposer aux interpellations.

M. le président Patrick Hetzel. S’interposer au cours d’une interpellation est une entrave à l’action judiciaire. Nous sommes clairement dans un délit.

M. JeanPaul Nascimento, secrétaire national du pôle CRS, Unsa Police. Oui, tout à fait. Lorsqu’un élu de la République porte une écharpe tricolore au cours d’une manifestation, les policiers essaient de l’éviter lors d’une charge. Cette écharpe tricolore crée un sentiment d’impunité, car les manifestants à sa proximité pensent ne pas pouvoir être interpellés de ce seul fait. Nous avons vu, aussi, des élus s’interposer lors de la préparation d’une charge.

Notre ministre de tutelle avait tenté de nous permettre de distinguer les journalistes, ce qui n’est pas toujours facile lors des interpellations car ils ne portent pas de brassard. C’est très gênant.

L’intervention en manifestation peut être à la source d’un « effet tunnel » qui rend difficile de percevoir le contexte environnant. Il peut y avoir des violences illégitimes commises par les forces de l’ordre, mais elles sont lourdement sanctionnées par notre hiérarchie. Aujourd’hui, seule une enquête est ouverte à l’encontre d’un policier d’une compagnie républicaine de sécurité par l’inspection générale de la police judiciaire.

M. Denis Boé, responsable national judiciaire, Alliance Police nationale. Au-delà des affaires particulières, il est particulièrement malsain de remettre systématiquement en cause l’action de police, en la traitant de violence illégitime sans aucune réflexion. De ce fait, le recrutement devient difficile. Aujourd’hui, les policiers doivent se cacher et les enfants ne doivent pas dire que leurs parents sont policiers.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Nous avons un code de déontologie. Au-delà des élus, le syndicat de la magistrature envoie aussi des contre-circulaires pour traiter les violences policières ; ce n’est pas non plus un bon signal.

M. le président Patrick Hetzel. Nous aimerions avoir communication de ce document.

M. Philippe Guillemard (RE). Je ne crois pas que la place d’un élu soit dans une manifestation interdite. Je vais vous dire aussi que je suis choqué d’entendre que des élus s’interposent ou empêchent des interpellations. Les élus ne sont pas au-dessus des lois et, au contraire, ils sont particulièrement soumis aux lois. Ils doivent être respectueux des lois.

Je relisais les propos d’une élue qui déclarait : « Les forces de l’ordre ne sont plus au profit du maintien de la paix, mais sont en défense d’un projet politique. » Quel est votre sentiment sur cette phrase qui me choque beaucoup ?

Lors d’auditions précédentes, il a été expliqué que la technique de maintien de l’ordre visait plutôt à tenir à distance les manifestants et non à aller au contact. Or, parfois, on entend que les policiers chercheraient des incidents, des contacts pour commettre des violences. Je voudrais connaître votre avis. Les gendarmes nous avaient expliqué que la priorité était bien de maintenir à distance pour éviter justement des incidents.

M. Johann Cavallero, responsable national CRS, Alliance Police nationale. Nous ne sommes pas en phase avec la déclaration que vous avez citée. Les policiers agissent seulement dans le respect de la loi et sur la base de la loi.

Effectivement, nous maintenons à distance et, lorsque nous allons au contact, c’est à destination des casseurs. Pour nous, une bonne manifestation se résume à l’absence d’intervention policière. Le maintien à distance reste l’objectif des forces de l’ordre. Nous intervenons seulement lorsque des exactions sont commises, lorsque des agressions ont lieu.

M. Denis Jacob, délégué général, Alternative Police CFDT. Les policiers sont au service de la République et non d’un pouvoir. Pour ma part, j’ai vu passer de nombreux ministres de l’intérieur et je n’ai jamais changé ma façon d’être sur le terrain. Le politique passe, la police reste et elle continuera d’effectuer son travail pour défendre la démocratie et la République. La priorité pour nous, c’est le maintien à distance pour éviter toute confrontation.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie vivement d’avoir contribué aux travaux de la commission d’enquête. Nous attendons avec impatience vos réponses écrites et nous reviendrons vers vous si des précisions s’avèrent nécessaires.

*

 


  1.   Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, ministère de l’intérieur (20 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne, à huis clos, M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, ministère de l’intérieur.

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous auditionnons ce soir M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure (DGSI). Monsieur le directeur, votre audition se déroule selon les modalités du huis clos afin que la parole soit la plus libre possible. Elle ne fait l’objet d’aucune captation vidéo.

Cette audition a pour objet les scènes de violences, tant urbaines que rurales, qui ont émaillé les manifestations et les rassemblements des premières semaines du printemps. Notre tâche consiste à comprendre qui en sont les auteurs, quels sont leurs moyens d’action et comment les autorités peuvent y faire face, éventuellement, en ce qui vous concerne, par anticipation. Vous êtes parmi les mieux placés pour évoquer les fauteurs de troubles auxquels nous sommes désormais confrontés. Notre rapporteur vous a transmis un questionnaire préalablement à cette audition. Nous ne pourrons pas en aborder toutes les questions de manière exhaustive. Je vous invite à transmettre ultérieurement par écrit toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

En introduction de nos débats, j’aimerais vous interroger sur deux points.

Les mouvements du printemps ont-ils été caractérisés par l’émergence de nouveaux phénomènes, de nouveaux dangers et de nouveaux agitateurs ? Avez-vous au contraire été confronté à un public habituel agissant selon des méthodes habituelles ?

Quelle est la dimension internationale des violences ? La part d’auteurs étrangers et le soutien que reçoivent de l’étranger les groupuscules français sont-ils significatifs ou marginaux ? Avez-vous pu cartographier les flux financiers qui soutiennent ces actions ? Leur organisation est-elle au contraire si informelle qu’il est difficile d’en dessiner l’architecture ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Nicolas Lerner prête serment.)

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Je vous remercie d’associer à vos travaux la direction générale de la sécurité intérieure, dont j’aimerais préciser le rôle et le champ de compétences exacts par rapport à ceux de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris et du service central du renseignement territorial. La direction générale de la sécurité intérieure, pas plus que les autres services de renseignement, ne s’intéresse aux mouvements extrémistes ni aux courants de pensée qui les sous-tendent. Notre compétence recouvre la façon dont certains individus estiment légitime de recourir à la violence pour faire triompher leurs idées et parvenir à leurs fins.

Cette violence s’exprime de trois manières. Le rôle et la compétence de la direction générale de la sécurité intérieure sont circonscrits à l’une d’entre elles.

La violence des courants ultras s’exprime d’abord sous la forme de troubles à l’ordre public. Ils se livrent, en marge de manifestations ou par des rassemblements de voie publique, à des actions violentes pour servir leur cause. Le deuxième degré de violence consiste en des actions clandestines conçues et menées par ces groupuscules, notamment des dégradations de biens telles que des saccages de locaux. Le troisième niveau de violence est l’action terroriste, qui relève de la direction générale de la sécurité intérieure.

Depuis 2017, ont été déjoués onze projets portés par des groupuscules ultras et qualifiés par la justice de terroristes. Certaines affaires, dont la procédure est toujours en cours, seront jugées dans les prochains jours. Sept projets étaient le fait d’individus clairement marqués à l’ultradroite. Trois autres peuvent être rattachés à la mouvance complotiste, conspirationniste, antisystème et antigouvernementale. La dernière affaire, mise au jour fin 2020, était imputable à des individus appartenant à l’ultragauche.

Le champ de compétence de chaque service ne pouvant être strictement délimité, ils sont en permanence amenés à échanger des informations. La direction générale de la sécurité intérieure suit certains individus et peut être conduite, dans ce cadre, à recueillir des données sur des gens susceptibles de se livrer à des troubles à l’ordre public ou à des dégradations. Si tel est le cas, nous informons le service central du renseignement territorial ou la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, qui sont en charge de la prévention des troubles à l’ordre public.

S’agissant des actions clandestines, certaines relèvent du droit commun et d’autres d’une qualification terroriste, comme en témoignent nos débats avec l’autorité judiciaire au cours des dernières années. Lorsqu’un groupuscule d’ultragauche s’en est pris, en 2017, à une caserne de gendarmerie à Meylan, en visant directement les locaux et les habitations des gendarmes et de leurs familles, la justice a été saisie en droit commun. La direction générale de la sécurité intérieure, chef de file en matière de terrorisme, est amenée à suivre les auteurs de telles actions, qui sont à la frange du droit commun et du terrorisme. Elle échange à ce titre avec les services partenaires.

J’évoquerai successivement l’ultradroite et son évolution depuis 2015, puis l’ultragauche.

La menace que représentent les individus, les groupuscules et les groupes d’ultradroite est en hausse constante dans les sociétés occidentales depuis 2015. Cette année-là, en matière de sécurité du continent européen, est charnière : plusieurs pays ont été victimes d’attentats et la guerre en Syrie a provoqué un afflux de réfugiés. Ce contexte sécuritaire et migratoire a redonné vie à certains groupuscules que nous suivons.

Par ailleurs, le corpus idéologique de l’ultradroite s’est internationalisé. Certaines théories telles que l’accélérationnisme, certaines figures héroïques et certains mythes sont désormais partagés par les activistes occidentaux, notamment ceux qui sont passés à l’acte et qui ont commis des actions terroristes à l’étranger dans le cadre de corpus idéologiques précis. Il existe en quelque sorte une « internationale de la race blanche » particulièrement vivace. En outre, la crise sanitaire aiguë que nous avons connue est propice à la recherche de solutions rassurantes et à la promotion de théories complotistes. Nous l’avons directement constaté dans au moins trois affaires traitées par la direction générale de la sécurité intérieure.

J’ajoute, à titre professionnel et personnel, que le contexte politique depuis un an et demi explique en partie le regain de violence auquel nous assistons, qu’il soit le fait de l’ultradroite ou de l’ultragauche. La menace que représentent les courants activistes a décru dans les six à dix mois ayant précédé les élections du printemps 2022, ce qui est logique en démocratie. Nous avons constaté ce phénomène de canalisation, par le processus démocratique et électoral, des énergies à l’extrême gauche comme à l’extrême droite. Nous avons d’ailleurs été amenés à interrompre la surveillance de certains individus au motif qu’ils avaient rejoint un courant politique, cessant par là même d’être porteurs d’une menace violente, ce qui constitue notre ligne rouge. Cette forme d’accalmie, qui s’est prolongée jusqu’à la fin de l’année dernière, a apaisé les craintes, exprimées par plusieurs de mes prédécesseurs, que la France soit à son tour victime d’une action terroriste d’ultradroite.

Pour la direction générale de la sécurité intérieure, deux éléments contribuent à expliquer le regain de violence que nous vivons depuis le début de l’année, et qui justifie la création de votre commission d’enquête. Il y a une forme de rhétorique politique galvanisante – c’est le citoyen qui parle – susceptible de laisser penser que la violence est légitime, voire qu’elle est la seule façon de faire triompher ses idées compte tenu du décalage entre le temps parlementaire et celui que les militants estiment opportun pour mener leur lutte. Il y a aussi la réforme des retraites, qui a permis à la gauche dans toutes ses composantes de reprendre possession de la rue, ce qui a entraîné depuis quelques mois une réaction nette de l’ultradroite : celle-ci, refusant de laisser la rue à l’ultragauche, a organisé des actions violentes contre les participants aux manifestations ou au blocage d’universités, et des protestations contre des projets locaux tels que la création de centres d’accueil pour demandeurs d’asile.

Les attentats attribuables à l’ultradroite déjoués depuis 2017 relevant de notre champ de compétence présentent deux modes opératoires. Le premier est une forme de dérive et de radicalisation individuelles, souvent solitaire et isolée, d’individus dont les interactions avec autrui se limitent au monde numérique et qui, par fascination pour des idoles ayant commis des attentats – Brenton Tarrant par exemple –, voient dans l’action la possibilité d’accéder à la reconnaissance. L’attentat déjoué à Limoges en 2020 s’inscrit dans ce cadre. L’autre processus est la constitution de petites cellules présentant deux caractéristiques : en marge de groupes ou d’associations ayant pignon sur rue et menant une action de contestation légale, et considérant, dans une logique de radicalisation, que ces modes opératoires légaux ne suffisent plus dans un contexte caractérisé par l’urgence migratoire et le grand remplacement. L’autonomisation de ces petits groupes à partir d’un collectif prônant des méthodes d’action acceptables en démocratie est toujours associée à l’affirmation d’une personnalité charismatique qui se présente en chef.

S’agissant de l’ultragauche, elle est plus difficile à suivre que l’ultradroite en raison de sa moindre appétence pour la structuration et l’organisation. Elle se présente comme une nébuleuse, au contraire de l’ultradroite qui, au cours des dernières années, a eu à cœur de se structurer en réseaux, cellules et groupes, concevant son organisation sur un mode militaire. Deux grands courants sont suivis par les services de renseignement. La mouvance anarcho-autonome, qui prône la radicalité, a pour caractéristique de s’opposer à toute forme de régulation sociale et de gouvernement, conformément à ses idées antisystèmes proches de l’anarchisme. Les groupuscules de cette mouvance, qui considèrent que toute autorité n’ayant pas été librement consentie à leur échelle est illégitime, alimentent les zones à défendre et les squats. Quant à la mouvance antifasciste, elle est guidée par la lutte contre l’extrême droite.

Les thèmes de mobilisation de l’ultragauche sont la violence et l’oppression d’État, l’extrême droite, les symboles du capitalisme et, de façon croissante, les questions environnementales. La tendance nouvelle qui s’est affirmée ces derniers mois est la façon dont certains militants connus pour leur engagement à l’ultragauche ont épousé la cause environnementaliste. Ils ont mis leurs méthodes d’action, parfois violentes, à son service.

La menace d’ultragauche pèse d’abord sur l’ordre public et l’intégrité des biens, de deux façons. Il y a, d’une part, l’infiltration de rassemblements sur la voie publique pour les faire dégénérer et viser les symboles capitalistes et gouvernementaux ou, par exception à leur habitude de s’en prendre aux biens, les membres des forces de l’ordre. On relève, d’autre part, l’affrontement avec la mouvance opposée : si l’ultradroite a été à l’initiative, au cours des derniers mois, de certaines confrontations avec l’ultragauche, celle-ci a aussi provoqué des rixes et mené des raids envers les sympathisants adverses.

Par ailleurs, des individus ou des groupes d’ultragauche ont été impliqués, au cours des dernières années, dans des actions clandestines, notamment des campagnes d’incendies, soit au fil de l’eau, soit dans le cadre de campagnes coordonnées à l’échelon européen, en soutien à tel ou tel activiste incarcéré en Italie, en Grèce ou en France. Certains phénomènes incendiaires visant des antennes relais de téléphonie, des véhicules diplomatiques ou des véhicules de sociétés liées au monde pénitentiaire par la construction de prisons ou de centres de rétention administrative s’inscrivent dans ce cadre.

La majorité de ces faits est imputable à des individus d’ultragauche. Une procédure judiciaire en cours vise un individu interpellé il y a un an, auquel sont imputés plus de soixante-dix faits incendiaires commis à Paris. Il assume et revendique ses actes contre des symboles étatiques et diplomatiques. Il s’agit également d’actions de sabotage, revendiquées comme telles, de symboles du grand capitalisme tels que la société Lafarge, victime d’une attaque dont les auteurs présumés sont traités par un service partenaire dans une procédure judiciaire en cours. Ces actions directes se situent à la marge du droit commun et du terrorisme.

Cette observation m’amène au risque terroriste que représente la mouvance d’ultragauche. Le mot d’écoterrorisme employé par le ministre de l’intérieur, qui ne visait pas spécifiquement l’ultragauche, a fait débat. Pour notre part, nous dressons trois constats.

Premièrement, certaines actions imputables à l’ultragauche au cours des dernières années présentent un niveau de gravité très élevé. Si elles n’ont pas été qualifiées de terroristes, elles n’en sont pas moins à la frange du terrorisme. Deuxièmement, l’ultragauche mène des actions clandestines. Troisièmement, si une forme d’idéologie d’ultradroite se manifeste à l’identique dans les démocraties occidentales, l’ultragauche a ceci de propre, en Europe, qu’elle se structure en courants par-delà l’idéologie, comme l’ont illustré les événements de Sainte-Soline et la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin la semaine dernière.

Au cours des derniers mois, certains groupes d’ultragauche se sont signalés, notamment en Grèce et en Italie, par des actions qualifiées de terroristes par la justice de ces pays, qui sont des démocraties. Lorsque l’on place un engin incendiaire devant le domicile d’un policier, comme c’est arrivé en Italie en avril, que l’on assume de viser une personne et qu’un site d’ultragauche en France salue cette action et la légitime en disant qu’il faut s’en prendre, non aux symboles de l’État, mais à ceux qui l’incarnent, j’estime que l’on franchit la limite du terrorisme. Certains groupes ou militants, en Grèce et en Italie, sont passés à l’acte terroriste ces dernières années. Cela justifie l’attention des services de renseignement.

Le cœur des compétences de la direction générale de la sécurité intérieure est le haut du spectre des actions menées par les groupes extrémistes et la composante terroriste, d’autres services étant chargés du reste. Comme nul ne sait d’avance qui, parmi les individus suivis par les services de renseignement, tombera dans le terrorisme, le travail que nous menons avec les autres services consiste à détecter ceux qui sont le plus susceptibles de basculer.

Dans la période récente, deux éléments relèvent d’une forme de continuité avec les phénomènes que nous constations auparavant.

Le premier élément est la manière dont, dans certains rassemblements, l’implication de collectifs et de groupes d’ultragauche a été l’étincelle qui les a fait dégénérer. Comme le montre la chronologie des manifestations contre la réforme des retraites, le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution et l’irruption de groupuscules et de mouvances d’ultragauche ont nettement contribué à pervertir des manifestations qui, tenues auparavant par les organisations syndicales, se déroulaient dans le plus grand calme et avaient été saluées pour cela. Nous avions constaté semblable évolution lors de l’adoption de la loi relative au travail en 2016 et pendant le mouvement des gilets jaunes dont sont issus, avec une détermination ou une radicalisation accrues, nombre des profils que nous suivons. L’ultragauche a la capacité de faire dégénérer des manifestations. C’est un phénomène connu qui n’a rien de surprenant.

Le second élément est la façon dont certains modes opératoires des groupuscules d’ultragauche sont repris et déclinés par des individus moins politisés.

Les mouvements sociaux du printemps se caractérisent par trois phénomènes. On note d’abord l’entrée dans la danse de collectifs d’ultragauche ayant pour effet de faire dégénérer les rassemblements. On relève ensuite le refus de chaque extrême de laisser la rue à l’autre, qui explique que l’ultradroite soit venue faire le coup de poing à Saint-Brévin contre une manifestation déclarée par l’ultragauche, et qu’elle s’oppose ici ou là à des projets d’accueil de demandeurs d’asile ainsi qu’à des concerts au motif que tel chanteur est membre de la communauté homosexuelle. Il y a enfin l’appropriation des thèmes environnementaux par une partie de l’ultragauche, qui constitue une nouveauté.

Sur ce dernier point, par-delà la proximité idéologique, les têtes pensantes des mouvements de défense de l’environnement, les Soulèvements de la Terre récemment, ont activement cherché à obtenir le soutien des antifascistes. Comme l’ont clairement documenté les services, sans préjuger de l’issue des procédures judiciaires, les émissaires des Soulèvements de la Terre ont, avant Sainte-Soline, fait le tour des communautés d’ultragauche en France et des sympathisants antifascistes en Europe pour les inviter à participer. Quand on parle à ces groupuscules, on sait à quoi s’attendre. La façon dont les thèmes environnementaux peuvent être utilisés par les mouvances d’ultragauche, à tout le moins rejoindre leurs préoccupations, est une nouveauté des derniers mois.

Un deuxième phénomène nous questionne, ainsi que les autres services qui sont en première ligne : certains rassemblements ont dégénéré en violences dans des villes qui ne sont pas des bastions de l’ultragauche, telles que Charleville-Mézières et Nancy. À Rennes, Nantes et Lyon, nous nous y attendons. Dans certaines petites villes, le niveau de mobilisation a été très élevé et les exactions surprenantes.

J’en viens aux constats que la direction générale de la sécurité intérieure a dressés au cours de ses procédures, sur la base de l’observation des interpellations effectuées en marge des manifestations.

D’abord, peu d’individus interpellés sont connus des services pour leur engagement idéologique ou leur activisme violent. Un sur deux est identifié des services de police ou de justice pour des faits de droit commun. S’agissant de l’ultragauche, cela n’a rien de surprenant en raison de ses théories sur le comportement en manifestation, qui dictent le moment où s’interrompre et la façon de déclarer, en garde à vue, une fausse identité.

Ensuite, des profils très variés s’agrègent autour d’un noyau et d’appels de l’ultragauche à manifester ou à commettre des actions violentes. Parmi eux, nous avons trouvé des individus détectés parmi les gilets jaunes. Ce mouvement s’étant largement essoufflé, ils expriment par d’autres moyens leur détermination, leur révolte et leur frustration.

Parmi les phénomènes incendiaires que j’évoquais précédemment, nombreux sont imputables à l’ultragauche, mais aussi à d’anciens gilets jaunes. D’autres se sont illustrés dans les projets terroristes que nous avons déjoués. Quoique difficiles à caractériser idéologiquement, ils n’en ont pas moins fédéré, autour de thèses complotistes, beaucoup d’anciens gilets jaunes radicalisés.

Ce qui mérite des investigations complémentaires, que la direction générale de la sécurité intérieure ne mènera pas en première ligne mais suivra avec intérêt, c’est la façon dont des manifestations peuvent, dans certaines communes, dégénérer sans que l’empreinte de l’ultragauche soit aussi massive qu’ailleurs. Ce phénomène a émergé lors du mouvement des gilets jaunes, par exemple lorsque la préfecture de la Haute-Loire a failli être incendiée alors même que Le Puy-en-Velay n’est pas un bastion de l’ultragauche. Le ressort de ce phénomène est l’attitude antisystème, antigouvernementale, anti-élites et anti-élus.

À l’échelon international, l’ultradroite est surtout soumise à une influence idéologique qui constitue une force d’encouragement mutuel à passer à l’acte. L’ultradroite, en Europe comme ailleurs, est dépourvue de structuration opérationnelle. Tel n’est pas le cas de l’ultragauche, qui rassemble un courant idéologique structurant et une capacité de mobilisation ainsi que de conception collective d’actions. S’agissant par exemple des actions incendiaires, lorsque la scène d’ultragauche lance le mot d’ordre de s’en prendre aux symboles de l’État, elles ont lieu dans presque tous les pays d’Europe.

Plusieurs exemples récents confirment cet état de fait. À Sainte-Soline, les services ont confirmé la présence d’au moins 200 personnes qu’ils suivent. C’est à cause de l’implication directe de militants d’ultragauche venus d’Europe que l’événement a dégénéré. Les témoignages des manifestants qui n’ont pas été particulièrement violents, soit la majorité d’entre eux, montrent l’implication et la détermination d’activistes italiens, allemands, belges et suisses caractérisés par leur extrême violence.

S’agissant de la manifestation contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin, la coopération entre les services français et italiens a permis d’interdire l’accès au territoire national, non à tous les Italiens car le droit prévoit que toute interdiction administrative du territoire doit être motivée individuellement, mais à 140 individus, ce qui a probablement déstabilisé la conduite des opérations. Des militants étrangers ont également été interpellés lors d’actions ponctuelles.

Ainsi, l’ultradroite est caractérisée par un courant idéologique structurant et galvanisant, l’ultragauche par sa capacité à se mobiliser sur des actions de voie publique.

M. Florent Boudié, rapporteur. Lorsque la question s’est posée de recourir à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, vos services ont-ils donné l’alerte sur les risques que pouvait induire ce choix constitutionnel ? Nos auditions tendent à confirmer la pertinence de notre décision de faire débuter notre enquête au 16 mars dernier. Cela correspond pleinement aux faits observés sur le terrain, presque toutes les autorités entendues nous ayant confirmé que cette date constitue un point de bascule.

À propos de la connexion entre la menace terroriste – cœur de métier de la direction générale de la sécurité intérieure – et les individus présents dans les manifestations, autorisées ou non, pouvez-vous apporter des éléments complémentaires ? Concrètement, des individus dont l’appartenance au champ terroriste est connue ont-ils participé aux rassemblements concernés ? Avez-vous connaissance de connexions collectives ou individuelles entre des organisations, fussent-elles de fait, et des courants participant à la menace terroriste ?

S’agissant d’écoterrorisme, ce mot éminemment politique versé il y a quelques mois au débat public, recouvre-t-il une réalité sur le territoire national ? Vous avez suggéré que tel était le cas.

Mes deux dernières interrogations portent sur l’avenir. Y a-t-il un risque de basculement de l’ultragauche dans un schéma grec ou italien ? Quelle est votre évaluation du risque que des individus de la mouvance d’ultragauche évoluent nettement vers le champ terroriste ? Quelle est la probabilité – votre homologue de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris la considère élevée – d’un affrontement entre l’ultragauche et l’ultradroite dans les années à venir ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Sur l’activité des services de renseignement en général dans les semaines ayant précédé le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, la réponse est affirmative. Sans donner l’alerte – tel n’est pas leur rôle –, ils ont éclairé les autorités sur l’effet de mobilisation, fédérateur d’une partie des mouvances ultras, qu’aurait inévitablement cette option, dont le rôle de déclencheur n’a pas surpris les services qui l’ont documenté.

S’agissant du lien entre les profils suivis pour terrorisme et les manifestations, je l’établirai dans un double sens. La plupart des projets d’action terroriste détectés ou entravés au cours des dernières années par nos services et par les services étrangers émanent de l’ultradroite. Nous avons identifié deux profils : des individus connus des services pour leur engagement militant ou associatif au sein de structures qui ne sont pas elles-mêmes en cause ; d’anciens gilets jaunes radicalisés qui, privés d’exutoire par la fin de leur mouvement, ont rejoint des projets d’action violente.

Trois dossiers en particulier méritent d’être cités. Le projet Azur, dont la qualification de coup d’État a pu faire sourire, était préparé par des individus qui s’organisaient à cette fin, échafaudant des structures régionales confiées à d’anciens militaires. Les deux autres projets d’action visaient respectivement une loge franc-maçonne dans l’est de la France et la communauté juive. Tous étaient fomentés par d’anciens gilets jaunes radicalisés ou par des individus dans leurs ramifications.

Tel est le premier des phénomènes auxquels nous sommes confrontés : des individus que nous détectons dans les manifestations, où ils sont impliqués dans des violences, et qui potentiellement s’engagent dans des projets radicaux. Par définition, il est difficile, pour la période récente, de dire combien d’entre eux participeront demain à un projet terroriste. Ce qui est sûr, c’est que des individus suivis par la direction générale de la sécurité intérieure car susceptibles de constituer un risque terroriste ont participé aux manifestations récentes. C’est la raison pour laquelle ma direction générale, dans le cadre de la répartition des compétences entre services, s’implique dans la préparation et la gestion de ces manifestations.

S’agissant du lien avec les structures associatives, il est avéré dans les affaires que nous avons traitées. Bien entendu, mon propos ne porte pas sur elles, mais sur les individus qui ont eu un parcours associatif et qui, à un moment donné, connaissent une forme de dérive individuelle ou intègrent un groupuscule.

Sur l’écoterrorisme, je formulerai trois observations. La première est factuelle : la France n’a pas été confrontée, judiciairement parlant, à des actions écoterroristes. Aucun fait s’inscrivant dans la défense de l’environnement n’a été qualifié de terroriste par la justice.

La seconde observation est que ce phénomène n’en est pas moins une réalité, donc une grande préoccupation des services. Pour des militants de la cause environnementale, nous sommes confrontés à une menace climatique vitale pour notre pays, notre démocratie et le monde en général. Elle est non seulement vitale mais prochaine ; ce n’est pas l’explosion du soleil dans 4 milliards d’années, mais un péril à court terme. De surcroît, ils sont convaincus que les autorités font preuve d’une inaction coupable. Persuadés, en leur for intérieur, que nous menons l’humanité à sa perte sans en avoir conscience, ces individus considèrent les actions d’éclat et la violence comme la seule façon de provoquer une prise de conscience. Cette conviction, documentée et théorisée, est exprimée par de nombreux individus que nous suivons. Elle nous préoccupe.

La troisième observation est que les récentes actions portées par la mouvance ou par des thèmes environnementaux – saccage d’une usine Lafarge, manifestation à Sainte-Soline – suggèrent que des militants assument un niveau de radicalité susceptible de les amener à une action terroriste. La limite aurait été franchie si, par exemple, les militants s’en étaient pris physiquement aux dirigeants de l’usine Lafarge, ce qui aurait pu faire basculer la qualification judiciaire des faits.

En résumé, le phénomène n’a pas de réalité judiciaire mais il préoccupe fortement les services de renseignement en raison de la radicalité de certains individus que nous suivons. Le risque qu’une partie de la mouvance d’ultragauche dégénère dans le terrorisme est pour nous réel, d’autant que ses militants sont rompus aux techniques de la clandestinité. Mes enquêteurs nourrissent la crainte, justifiée par les trente dernières années et l’histoire de l’Italie comme de l’Allemagne, qu’une poignée d’individus ne s’inscrivent dans une dérive radicale. Le projet déjoué fin 2020, dont l’instruction judiciaire est en cours, s’inscrit dans ce cadre. Notre vigilance tient aussi au fait que ces mouvances entretiennent des liens entre elles et se forment en partie de façon commune. Nous sommes notamment attentifs aux militants d’ultragauche qui combattent ou ont combattu aux côtés des Kurdes en Syrie et en Irak, au Rojava. Ils reviennent sur le territoire national aguerris et connectés à leurs homologues de Grèce et d’Italie.

En ce qui concerne les affrontements entre les deux mouvances ultras, il faut conserver à l’esprit, comme en matière de terrorisme islamiste, que ces phénomènes sont éminemment fluctuants et cycliques. Chacun se souvient du meurtre de Clément Méric et de la façon dont les choses avaient dégénéré à sa suite en 2013. La dissolution de mouvements décrétée alors par le ministre de l’intérieur, Manuel Valls, a porté ses fruits, notamment à l’ultradroite, qui en avait été déstabilisée. Personne ne prétend que dissoudre un groupuscule permet de faire changer d’avis des milliers de personnes et que, du jour au lendemain, la parution du décret en Conseil des ministres range aux oubliettes les idées radicales. Mais cela permet d’affaiblir la mouvance même si, trois ou quatre ans plus tard, des générations nouvelles s’étaient formées à l’ultradroite.

Le risque d’affrontement est réel. Les incidents, parfois violents, opposant les tenants réels ou supposés de ces idéologies n’ont rien de nouveau. Leur multiplication, qui à mes yeux a pour origine la volonté de démontrer que la rue n’appartient à personne et de faire en sorte qu’aucune de ces mouvances n’ait le monopole de l’action coup de poing, est préoccupante.

M. Patrick Hetzel, président. La violence déployée par les activistes s’explique en partie par le fait qu’ils considèrent qu’elle paie. Elle leur permet d’infléchir le cours des choses. Souvent cité comme générateur des phénomènes qui se développent, l’exemple de Notre-Dame-des-Landes montre que la montée aux extrêmes de la violence a amené le décideur politique à baisser pavillon pour diminuer la tension. Est-ce un argument souvent avancé dans les mouvances que vous suivez ?

Plus généralement, quelle est la motivation de ces mouvances ? Cherchent-elles le désordre pour le désordre ? Quels sont les leviers du basculement vers la violence ? De quels moyens disposons-nous – en tant que parlementaires, nous nous demandons quoi faire en matière législative – pour éviter que nos démocraties ne soient mises en danger ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Si j’exclus les individus interpellés pour des faits de terrorisme dont la motivation est systématiquement idéologique, il y a deux types d’individus parmi les manifestants. Certaines personnes revendiquent au nom d’une cause et assument la violence. Elles ne forment pas la majorité des personnes interpellées pour deux raisons : la plupart sont assez éloignés de ces courants idéologiques ; surtout, rares sont ceux qui, lors de leur audition par les services, assument le recours à la violence. La plupart indique, peut-être dans une stratégie de défense, s’être sentis dépassés. Devant les tribunaux, peu de personnes recherchent une posture de martyr et revendiquent le recours à la violence, ce qui ne garantit rien de ce qu’elles pensent en leur for intérieur. Il y a quelques contre-exemples d’affirmation au nom d’une cause, comme nous en avons vu à Sainte-Soline ou ailleurs.

Pour d’autres, ces manifestations sont une poussée d’adrénaline et une façon de satisfaire une haine recuite de l’ordre établi et des pouvoirs publics, d’exprimer un sentiment de discrimination et d’injustice, et de faire payer la société faute d’y trouver sa place. Des comportements individuels s’expliquent par ce genre de motivations.

Parmi les individus que nous suivons, qui sont idéologisés et susceptibles de recourir à la violence, beaucoup considèrent, notamment dans la période récente, non seulement que la violence paiera, mais qu’elle seule permet de faire prévaloir leurs idées. Qu’il s’agisse de militants ultras de la mouvance environnementaliste ou d’individus convaincus que notre pays se dissout dans l’immigration, tous sont également convaincus de l’inanité du processus démocratique. Il n’est pas illogique que les violences aient commencé six à huit mois après les élections, les militants considérant qu’avoir une centaine de parlementaires ne change rien compte tenu de la cinétique rapide de la menace environnementale d’un côté, migratoire de l’autre. Le temps du politique n’est pas celui de l’action.

À titre personnel, je suis étonné du retour de la réflexion, animée par des penseurs brillants, sur la violence légitime en démocratie. De la violence légitime ou de la résistance passive, éventuellement violente, laquelle a permis aux démocraties de progresser ? Sans ouvrir ce débat complexe, je suis frappé de constater que ce sujet est revenu dans le débat depuis quelques mois. Il se trouve que j’ai servi deux ans en Corse. Certains observateurs considèrent la vague de violences qu’a connue la Corse dans les deux semaines ayant suivi l’assassinat d’Yvan Colonna directement à l’origine du transfèrement d’Alessandri et Ferrandi au titre du rapprochement familial.

Comment réagir ? D’abord, je conseille toujours à l’exécutif de ne pas s’interdire certaines mesures, notamment la dissolution de groupuscules, au motif qu’elles sont susceptibles de provoquer des réactions violentes. Nous disposons de lois qui doivent être appliquées si les conditions en sont réunies.

Quand j’étais en poste en Corse, nous interpellions des individus qui manifestaient devant le commissariat. Jugés quatre mois plus tard, une fois les choses apaisées, ils étaient condamnés. Ainsi va la démocratie : si vous commettez une violence, vous devez en rendre compte. La constance de la réaction est en partie la solution du problème. Le ministre de l’intérieur a tenu des propos forts, selon lesquels nous n’accepterons plus, du moins sous son autorité, la constitution de zones à défendre. Ce message peut avoir des effets dissuasifs.

Tout en prenant note des débats légitimes relancés par la parution du rapport d’activité pour l’année 2022 de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je considère, parce que je crois profondément que défendre ses idées, en démocratie, doit exclure le recours à la violence et que c’est précisément ce qui nous lie, que les services de renseignement doivent être dotés de prérogatives assumées. Je fais partie de ceux qui estiment que le cadre législatif est adapté à notre action, dès lors qu’il permet de travailler de façon légitime sur certaines mouvances. Il n’est pas moins légitime, et nullement étonnant, que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement nous refuse le recours à certaines techniques de renseignement. J’y vois le signe, non d’une dérive, mais du fait que la structure dont est dotée notre démocratie joue son rôle en refusant que nous placions sous surveillance des individus appartenant à ces mouvances dans des proportions bien plus importantes que d’autres susceptibles de présenter une menace terroriste, djihadiste par exemple.

Ce jeu, en démocratie, me semble normal. Il ne remet pas en cause la nécessité de doter les services de moyens, comme le montre un bref exercice de droit comparé avec des démocraties ayant une tradition de renseignement comparable à la nôtre. Récemment, au Royaume-Uni et en Allemagne, la justice et les services ont acquis de nouvelles compétences contre les phénomènes violents sur un fondement identique consistant à considérer que, quelles que soient les convictions dont on est animé, le recours à la violence, en démocratie, est exclu par principe.

M. Ludovic Mendes (RE). À titre personnel, je considère que le mouvement des gilets jaunes a été alimenté par les mouvances d’ultradroite et d’ultragauche. Les premiers gilets jaunes étaient des gens comme tout le monde, quoique nourris à des thèses complotistes. En Moselle, j’ai entendu dire tout et n’importe quoi, souvent par des gens ayant servi l’État.

Dans la région Grand-Est, des gens de Bure sont venus à Nancy et ont poussé jusqu’à Metz avant de renoncer. De tels déplacements de groupuscules ont aussi été observés à Nantes. En Moselle, certains viennent d’Allemagne et des Ardennes belges, d’autant plus facilement que personne n’est contrôlé à la frontière et que, même en cas de contrôle, les individus non surveillés ne sont pas signalés aux services de renseignement. De nombreuses personnes traversent la frontière quotidiennement, notamment pour travailler ; certaines s’insèrent dans des groupuscules et s’organisent à l’étranger. Franchir la frontière avec l’Allemagne est simple. Des militants de Génération identitaire l’ont fait pour rejoindre des camps d’entraînement.

À Metz, le chanteur Bilal Hassani n’a pas pu se produire parce que les mouvances d’ultradroite avaient menacé d’aller jusqu’à tuer les personnes présentes dans la salle, ce qui va loin dans la provocation à la haine. La semaine dernière, plus de cent parlementaires ont collectivement porté plainte en raison des tracts de l’ultradroite nous incitant à abattre les Juifs et les étrangers pour la sauvegarde de la race blanche. Il y a bel et bien une réponse de l’ultradroite à l’ultragauche – si vous dites cela à un journaliste, il vous dira que vous êtes fou car il part du principe que cela n’existe pas.

Comment le complotisme s’est-il insinué dans les gilets jaunes ? Comment ont-ils basculé après avoir intégré des gens des mouvances d’extrême gauche et d’extrême droite ? Je connaissais certains militants. J’ai vu le travail qu’ils ont mené. Ils ont récupéré des personnes éloignées de toute structure politique ou associative pour les former. Ces dernières, jeunes ou moins jeunes, participent désormais à des manifestations parfois violentes.

Les gilets jaunes ont-ils été pour les militants ultras un vivier de recrutement, voire une chair à canon ? La montée de la violence dans les manifestations de gilets jaunes est allée de pair avec l’augmentation du nombre de drapeaux de l’ultradroite et de l’ultragauche. L’un et l’autre sont-ils corrélés ?

En ce qui concerne la dimension terroriste, j’observe que, lorsqu’on parle de terrorisme en France, on parle surtout du terrorisme islamiste, rarement des autres formes. L’événement survenu à Annecy la semaine dernière n’a pas été qualifié d’acte terroriste. L’attaque de la mosquée de Bayonne par un membre de l’ultradroite n’a pas été considérée terroriste alors qu’elle aurait logiquement dû l’être. La qualification législative des actes de terrorisme pose-t-elle problème ? Faut-il la réviser ? Si des individus font le tour de l’Europe pour aller chercher des gens qu’ils savent capables d’allumer des incendies, de poser des bombes et d’utiliser des armes lors des manifestations – bref, capables de violence –, n’est-ce pas la base du terrorisme ? N’est-il pas possible de redéfinir ces actes pour qu’ils relèvent d’une autre procédure pénale et que les services travaillent dessus autrement, si nous voulons vraiment faire peur et faire mal à leurs auteurs et surtout aux responsables politiques, dont certains dans cette assemblée, qui se rendent dans les manifestations et en légitiment la violence ? Cela en calmerait plus d’un.

Ce débat de fond, nous devons l’avoir. Je pars du principe que les lois relatives à la lutte contre le terrorisme nous permettent de qualifier ces actes de terroristes. Mais nous n’avons pas le courage politique de le faire.

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Pour les gilets jaunes, il y a eu un avant et un après 1er décembre 2018. La particularité de ce mouvement est que des groupuscules d’ultragauche et d’ultradroite s’y sont agrégés. Les manifestations des 1er et 8 décembre 2018 font partie des rares ayant réuni des individus connus des services à droite et à gauche. Même s’ils ont fini par se taper dessus, ce qui prédominait était la volonté de s’en prendre au Gouvernement, à l’État, au Président de la République. C’est peut-être le plus petit dénominateur commun, voire le seul, de ces mouvances.

Ce phénomène, dont j’ai rappelé qu’il n’a pas épargné les petites villes, naît à l’échelon local, lorsque plusieurs centaines de militants aguerris et déterminés à s’en prendre aux forces de l’ordre, dans les villes où la présence de ces groupuscules est documentée, font dériver une manifestation. Il est amplifié par une forme de compétition entre les territoires, qui est une autre caractéristique du mouvement des gilets jaunes.

Je m’en ouvre souvent aux responsables des structures concernées, ce qui ne fait certes pas de moi un ennemi de la liberté de la presse : je considère qu’il y a aussi un effet des directs de quinze heures sur des manifestations qui, à la fin du mouvement des gilets jaunes, ne mobilisaient pas plus de 40 000 personnes à l’échelle nationale. L’une d’entre elles que j’ai suivie sur les lieux, rassemblait place de la Bastille une soixantaine d’individus, dont je ne minimise certes pas l’action, qui faisait l’objet d’une émission spéciale.

Toutefois, ce ne sont pas ces groupuscules, me semble-t-il, qui ont amené les premiers gilets jaunes au complotisme. À l’origine, le mouvement des gilets jaunes est spontané, enraciné dans des motivations individuelles telles que des frustrations, des déceptions et des sentiments de déclassement personnel. Elles concernaient des millions de Français. Lors du mouvement, qui en a tiré sa force, ces individus, qui n’étaient pas politisés au sens classique du terme ni actifs sur les réseaux sociaux, ont pris conscience qu’ils n’étaient pas les seuls à ressentir ces sentiments. J’ai en mémoire le cas d’un homme d’un certain âge, à la situation sociale et professionnelle établie, interpellé ultérieurement pour des faits de terrorisme. Il indiquait que, depuis son adolescence, il avait conscience que la société le poussait à adhérer à des valeurs qu’il considère comme mauvaises – l’argent, la possession et la propriété. Il s’était néanmoins laissé porter par le courant et le mouvement des gilets jaunes lui avait ouvert les yeux. Il s’est dit ne pas être seul à se poser des questions et à considérer que la société dysfonctionne. Il est alors entré dans une forme d’engagement idéologique, pleinement assumé comme une deuxième vie.

La fin du mouvement des gilets jaunes a laissé place à deux phénomènes. Sur le plan individuel, compte tenu de la composante psychologique dans le choix de la violence, adhérer aux idéologies complotistes ou avoir le sentiment de participer à leur élaboration vous fait accéder à une forme d’élite dont vous vous sentiez exclu et vous place au sein du petit nombre de ceux qui savent. Ce phénomène psychologique est d’autant plus fort que vous avez le sentiment, habilement suscité, non que l’on vous assène des idées, mais que vous aboutissez à des conclusions logiquement et par vous-même.

Sur le plan collectif, si le mouvement des gilets jaunes s’est éteint, notamment parce qu’il a fait l’objet d’une réponse politique, le sentiment de déclassement et de frustration, lui, a survécu parmi des dizaines de milliers de Français. Ce sont les mêmes qui ont manifesté contre la réforme des retraites avec violence, obéissant à un mot d’ordre ou saisissant une occasion, et qui participent activement à des groupes perméables aux théories conspirationnistes. De surcroît, la crise sanitaire a été propice aux craintes, aux questionnements et aux théories du complot. Cette rancœur, cette haine et cette frustration, exprimées lors du mouvement des gilets jaunes, sont intactes parmi plusieurs dizaines de milliers de personnes qui se sont rencontrées alors, physiquement ou virtuellement.

Vos questions sur le terrorisme sont éminemment politiques. Vous avez cité plusieurs événements récents en évoquant Annecy et Bayonne, j’y ajoute le triple assassinat de militants kurdes à Paris à la fin de l’année dernière. Ils n’ont pas été qualifiés de terroristes par la justice française.

La définition du terrorisme sur laquelle se fonde le code pénal repose sur deux éléments : un trouble grave à l’ordre public, établi dans les cas précités, et le recours à l’intimidation et à la terreur. L’adhésion à une idéologie structurée n’entre pas en ligne de compte. Pour qualifier un trouble grave à l’ordre public tel qu’un assassinat, l’autorité judiciaire tient compte de la personnalité de l’auteur – est-il atteint de troubles psychologiques ou psychiatriques annulant toute volonté de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ? Sans préjuger de l’issue des investigations menées à Annecy, dans le cas d’une personne comme l’auteur des faits qui semble assez perturbé psychologiquement, le parquet national antiterroriste considère que l’élément moral manque, l’acte ne s’inscrivant pas dans une finalité d’intimidation ou de terreur. Plusieurs actions islamistes n’ont pas été qualifiées de terroristes par la justice alors même qu’elles ont entraîné des décès, parce que l’état mental des auteurs laissait subsister un doute sur la volonté d’inscrire leur démarche dans un projet.

Par ailleurs, même si le code pénal définit le terrorisme indépendamment de l’adhésion à une idéologie, la justice française considère qu’un acte, pour être qualifié de terroriste, doit procéder de la volonté de l’inscrire dans une cause qui nous dépasse. Ainsi, le parquet national antiterroriste a-t-il considéré, à l’issue de débats complexes, que l’assassinat précité de militants kurdes n’est pas un acte terroriste : l’auteur n’a pas agi pour défendre une cause ou un projet, mais par haine des immigrés, voire des autres en général. Nous n’avons trouvé dans son téléphone aucune trace d’adhésion à une idéologie. Vivant dans une haine recuite, il considérait les étrangers cause de tous ses maux et devoir se venger.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez évoqué, avec des mots forts, la violence, la clandestinité, le déploiement de stratégies, l’adhésion à des idéologies et la défense de causes. Il y a une quinzaine d’années, dans un pays du Maghreb, on m’a dit que les islamistes avancent avec leurs kalachnikovs et leur idéologie quand nous avançons les yeux bandés avec une auréole sur la tête. En 2012, nous avons eu Merah ; en 2015, Charlie Hebdo et le Bataclan. Peut-être est-il temps d’anticiper. Sur le terrain, le mot écoterrorisme a un sens. Se rendre à une manifestation avec des armes et les utiliser au nom d’une cause contre les forces de l’ordre, c’est du terrorisme.

Faut-il introduire dans la loi une nouvelle qualification juridique, voisine de l’entreprise terroriste, pour donner à l’autorité judiciaire des prérogatives étendues permettant de prolonger les gardes à vue et les moyens d’investigation et de perquisition renforcés dont elle a besoin ? Faut-il qualifier d’entreprises terroristes les groupuscules d’ultragauche et d’ultradroite pour agir en profondeur, notamment en infligeant aux individus ultraviolents des condamnations permettant de les soustraire de la société ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. À la question de la qualification terroriste d’une action violente, légitime en démocratie, je réponds non seulement en praticien, mais aussi comme personne ayant autorité sur le service judiciaire de la direction générale de la sécurité intérieure, amené à travailler sous l’autorité de magistrats.

D’abord, c’est un acte grave de se rendre à une manifestation avec des armes dont tout laisse penser qu’elles ont été fabriquées pour tuer – la sophistication des armes utilisées à Sainte-Soline laisse peu de doutes. Qu’une infraction ne soit pas qualifiée de terroriste ne signifie pas qu’elle est bénigne, ni considérée banale par la justice. L’auteur du triple assassinat dont je parlais tout à l’heure encourt la réclusion criminelle à perpétuité en application d’une infraction de droit commun.

Quant au cadre juridique dans lequel nous agissons, il inclut des dispositions procédurales applicables aux infractions terroristes qui facilitent le travail des services d’enquête, relatives notamment à la durée de la garde à vue. La réflexion sur le cadre applicable à certaines infractions ne signifie pas qu’il faut faire basculer celles-ci dans le terrorisme pour faire évoluer celui-là. Une autre piste de réflexion pourrait amener à donner plus de facilités aux services sur d’autres champs infractionnels.

Ensuite, ce n’est pas parce que les services ne travaillent pas sur certains individus susceptibles de représenter une menace terroriste qu’ils n’ont pas les moyens de travailler. La loi n° 2015‑912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement énumère les finalités de notre activité. La prévention du terrorisme est la finalité n° 4 ; celle des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique la finalité n° 5c.

La supervision de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement s’exerce, ce qui est légitime en démocratie, de façon plus approfondie sur les individus dont nous considérons qu’ils peuvent commettre des violences collectives que sur ceux suspectés de se livrer à des actes terroristes. Nous n’en sommes pas moins en capacité de travailler. Les taux de refus sur les demandes de techniques de renseignement relevant de la finalité 5c présentées par la DGSI sont de l’ordre de 6 %. Ce chiffre est supérieur à celui constaté pour les autres finalités mais il signifie que, dans 94 % des cas, il est estimé que nous sommes fondés à travailler.

Il est normal, en démocratie, de se demander ce que l’on qualifie de terroriste, de trouble grave, d’intimidation et de terreur. Certes, le cadre juridique applicable aux infractions terroristes donne aux services des capacités d’action que n’offre pas le droit commun. Mais, en matière de renseignement, la loi permet de travailler à la prévention de l’action des mouvances, que nous les rangions ou non dans la catégorie des infractions terroristes.

M. Ludovic Mendes (RE). En 2008, le Président de la République de l’époque avait qualifié de terroriste l’arrachage de caténaires à Tarnac. La justice, après investigation, a écarté cette qualification. Est-ce de cette affaire, de l’affaire Merah ou d’une autre que date la bascule à la suite de laquelle de tels actes n’ont pas été reconnus comme terroristes ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Dans cette affaire, la justice a considéré les éléments constitutifs d’une infraction terroriste non réunis. La question centrale était de savoir si le groupe en question voulait faire dérailler des trains. Les services en étaient convaincus, compte tenu des dispositifs utilisés. La justice a considéré que tel n’était pas le cas. Il s’agissait de déterminer, sur la base des éléments matériels, si les auteurs avaient ou non la volonté de tuer.

Quelle que soit l’idéologie, la question est de savoir si sa promotion amène ceux qui y souscrivent à troubler gravement l’ordre public à des fins d’intimidation et de terreur, en frappant de façon indiscriminée des gens non pour des raisons individuelles, mais parce qu’ils ressortissent à une catégorie. La cible peut être le grand capital, les musulmans, les « Arabes ». Dans l’affaire de Tarnac, la justice a considéré que la gravité des faits allégués manquait.

Mme Patricia Lemoine (RE). Vous expliquez pour partie le regain de violence constaté depuis le début de l’année, avec l’opposition à la réforme des retraites qui a suscité des affrontements entre l’ultragauche et l’ultradroite, par le fait que, l’ultragauche s’étant approprié la rue, l’ultradroite s’est sentie obligée d’allumer un contre-feu. Par ailleurs, vous avez évoqué quelques rares manifestations de gilets jaunes, notamment celle du 8 décembre 2018, où l’ultragauche et l’ultradroite, contre toute attente, ont commis des violences sinon main dans la main, du moins côte à côte.

Compte tenu du contexte politique qui est le nôtre depuis l’été 2022, la réédition de cette configuration vous semble-t-elle possible ? Le pouvoir en place est-il en danger d’être confronté à une telle alliance déterminée à le renverser et à plonger le pays dans le chaos, par exemple à l’occasion de l’adoption d’une motion de censure ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Lors de la contestation de la réforme des retraites, le refus de chaque mouvance extrême de laisser la rue à l’autre est l’une des causes du regain de violence que nous avons constaté. J’en vois deux autres.

La première d’entre elles tient au cycle électoral. Dans une démocratie, les périodes électorales sont toujours plus calmes sur le plan des troubles à l’ordre public : aucune réforme n’est engagée et les débats constituent une forme de canalisation des énergies. Six à huit mois après les élections, un effet de déception peut se faire sentir. De surcroît, la violence verbale qui règne dans le débat public, que vous connaissez mieux que moi, peut être interprétée comme une légitimation de l’action violente. Certains propos assez violents, peut-être légitimes en démocratie, expriment une attitude décomplexée à l’égard de la violence. Trois facteurs de violence relèvent donc de ce premier ordre de causes : la réforme des retraites qui a joué le rôle d’élément déclencheur ; un effet de déception à l’égard de la stratégie électorale des partis les plus revendicatifs ; le climat politique ambiant.

J’évoquerai en tant que citoyen davantage qu’en tant que directeur général de la sécurité intérieure la dernière de ces causes, sous la forme d’une question que vous auriez pu me poser : pourquoi l’alliance constatée au début du mouvement des gilets jaunes ne s’est-elle pas reformée, dès lors que les motions de censure déposées par les oppositions ont été votées par les tenants de lignes idéologiques variées et que la réforme ne convenait ni à l’extrême gauche ni à l’extrême droite ? La raison en est, au moins en partie, que la rhétorique et la violence verbale déployées par les oppositions d’extrême droite et d’extrême gauche contre la réforme des retraites étaient différentes.

Quant à savoir si des événements sont susceptibles d’agréger les deux mouvances, je l’ignore. Une motion de censure, par définition, s’inscrit dans le jeu démocratique. En cas d’adoption, les oppositions seraient sans doute satisfaites d’avoir renversé le gouvernement, mais elles ne s’allieraient pas pour autant.

Considérons un instant la situation sociale des deux dernières années. Elle est caractérisée par une crise sanitaire et une inflation inédite à l’échelle de plusieurs décennies. Le litre d’essence se négocie à plus de deux euros ; en dépit des aides du Gouvernement, il est bien plus cher qu’il y a trois ans car il coûtait 1,50 euro au début du mouvement des gilets jaunes. Pourtant, l’explosion sociale redoutée à la sortie du confinement n’a pas eu lieu.

Que le Gouvernement, depuis la crise sanitaire, n’ait pas nié les difficultés mais les ait mises en mots, qu’il ait souligné les efforts demandés aux Français et qu’il ait multiplié les mesures d’aide, a eu un impact indéniable. Cela n’en a aucun sur les quelques dizaines de milliers de personnes décidées à en découdre, mais cela évite qu’elles n’en entraînent des centaines de milliers dans leur sillage comme en 2018.

Mme Sandra Marsaud (RE). Certains manifestants ont un parcours militant, d’autres non. Que penser des élus qui se rendent, écharpe tricolore en bandoulière, à des manifestations, autorisées ou non ? Leur présence modifie-t-elle l’analyse des risques ? Jouent-ils un rôle de vecteur ou d’amplificateur de la contestation ? Comment justifient-ils leur action ?

Comment ce phénomène s’inscrit-il dans les évolutions en cours ? Peut-on le relier aux titres choisis par les médias, qui parfois renforcent le sentiment de légitimité de certains combats en occultant le recours à la violence, voire à l’écoterrorisme ?

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Ces questions sont aux marges de ma sphère de compétence. Certains discours, actes et gestes symboliques peuvent être perçus, par certains militants et manifestants, comme une forme de légitimation à participer à de tels événements.

La présence d’un parlementaire dans une manifestation interdite vide de son sens son interdiction et conforte dans leur conviction ceux qui considèrent que, la démocratie devenue totalitaire, il faut parfois braver la loi pour la faire vivre et se faire entendre. Cette démarche me semble dangereuse car elle nourrit la conviction que seule la violence est de nature à changer les choses.

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur le directeur général, je vous remercie, au nom de la commission d’enquête, de votre présence et de la qualité de nos échanges.

*


  1.   Audition de Mme Florence Marchal, M. Pierre Taïeb et M. Bertrand Caltagirone, du collectif Dernière Rénovation (26 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne Mme Florence Marchal, M. Pierre Taïeb et M. Bertrand Caltagirone, du collectif Dernière Rénovation ([11]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous commençons nos travaux de la semaine avec l’audition des représentants de Dernière Rénovation, que je remercie d’avoir accepté notre invitation. Nous avions d’abord prévu une table ronde, mais les autres associations convoquées n’ont pas souhaité se présenter immédiatement.

Vous savez que des scènes de violence, aussi bien urbaines que rurales, ont émaillé les manifestations et les rassemblements que la France a connus au cours du printemps. Nous avons pour tâche d’étudier les faits commis et d’apprécier la réponse opérationnelle donnée par les autorités administratives aussi bien que judiciaires. Je précise d’emblée que notre commission d’enquête n’a aucun pouvoir de décision, ni sociale ni environnementale, et qu’il ne nous appartiendra aucunement de formuler un avis sur des sujets comme la réforme des retraites ou la relance du nucléaire. Je demande donc à chacun de se concentrer sur l’objet de nos travaux. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Un certain nombre de questions pourront donner lieu à des réponses écrites par la suite.

Il me revient de poser les deux premières séries de questions qui permettront d’introduire nos débats. En premier lieu, l’option prise par le collectif que vous représentez de ne pas commettre de violences a-t-elle été discutée ou s’est-elle imposée comme une évidence ? Dernière Rénovation procédant toutefois à des actions qui peuvent être pénalement répréhensibles, principalement sur le terrain de l’entrave à la circulation ou la dégradation de biens, cette option aussi a-t-elle fait l’objet de discussions au sein de votre mouvement ?

Deuxièmement, comment réagissez-vous, au cours d’une manifestation, lorsqu’un black bloc commence à se former ? Prenez-vous des mesures par anticipation ? Y a-t-il une consigne préétablie de rupture du contact ? Ou bien chacun est-il laissé libre d’agir en fonction du contexte ?

Avant de vous donner la parole et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous prie de lever la main droite et de dire « je le jure ».

(Mme Florence Marchal, M. Pierre Taïeb et M. Bertrand Caltagirone prêtent serment.)

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Nous nous présentons devant vous parce que vous nous avez adressé une convocation. Mais nous nous interrogeons sur celle-ci. Votre commission d’enquête porte sur des groupuscules auteurs de violence. Or, notre collectif Dernière Rénovation n’est pas un groupuscule, ce terme étant péjoratif, et nous sommes fondamentalement opposés à la violence. La non-violence est notre ADN, le principe même de notre action. Quel est donc le sens de notre présence ici ?

Notre campagne revendique des mesures législatives enfin déterminantes contre l’évolution dramatique du climat. Je vous remercie donc de nous donner une nouvelle occasion de délivrer notre message auprès des institutions. Nous avons déjà pu le faire lors d’une audition au Sénat, à propos de la politique du Gouvernement en matière de rénovation thermique des bâtiments. Notre campagne a contribué à l’avènement d’un vote majoritaire sur cette question, en novembre dernier, à l’Assemblée nationale. Nous étions là pour défendre sa légitimité.

Initialement, vous nous aviez invités à participer à une table ronde d’associations de défense de l’environnement. Corrigeons tout de suite : nous ne sommes pas une association de défense de l’environnement, nous sommes une campagne de résistance civile non violente. Nous sommes des citoyens, des gens ordinaires, qui résistent à l’effondrement de notre société, de nos conditions de vie, de notre sécurité vitale. Nous sommes des personnes, jeunes et moins jeunes, présentes dans toute la France : animatrice, boulangère, ingénieur, fromager, étudiant, charpentier. Nous sommes des mères, des pères, des frères et sœurs, des grands-parents qui s’engagent pour protéger les personnes et le monde qu’ils aiment. Des gens comme nous, il y en a partout dans le monde. Dans chaque pays, il y a des poches de résistance qui se battent pour un monde vivable, un monde qui ne se réduirait pas à des niches préservées pour les plus privilégiés et les plus puissants, au milieu d’un enfer.

Ce ne sont pas des convictions que je présente, ce sont des faits scientifiques. Ce ne sont pas nos mots mais ceux, par exemple, du secrétaire général des Nations unies, qui dit que nous sommes sur une autoroute vers l’enfer climatique avec le pied sur l’accélérateur. Dernière Rénovation fait partie d’un réseau, présent dans onze pays, avec des personnes aussi déterminées que nous qui s’organisent pour résister au chaos. Nous espérons de toutes nos forces que, partout dans le monde, les populations enjoignent aux institutions de leur pays d’agir au plus vite.

Notre méthode, la résistance civile non violente, a fait ses preuves dans l’histoire. Le droit de vote des femmes, la reconnaissance des droits des personnes contre les discriminations raciales, le respect des droits fondamentaux des personnes atteintes du sida, tout cela n’a pas été obtenu par le seul fonctionnement parlementaire. Ces victoires sont le fruit d’actions perturbatrices non violentes, menées par des personnes déterminées. Comme elles, nous créons des perturbations non violentes et nous continuerons à le faire jusqu’à obtenir les changements indispensables à notre survie collective. Nous dérangeons un peu le cours des choses pour ne pas le voir nous mener en enfer.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a déclaré : « Dans une large mesure, la société civile est la seule force motrice sur laquelle on puisse compter pour pousser les institutions à changer au rythme voulu. » C’est le sens de notre action : produire les changements nécessaires pour nous protéger, les générations à venir et nous, parce que nous prenons nos responsabilités en tant que citoyens.

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Nous demandons des choses concrètes, à commencer par l’application des mesures de la Convention citoyenne pour le climat concernant la rénovation énergétique des bâtiments. Il s’agit d’un plan à la hauteur de l’urgence, expertisé, qui mise sur la capacité des institutions à respecter leur mission première : œuvrer pour l’intérêt général. Engager un tel plan de rénovation représenterait un triple bénéfice en diminuant la dépendance énergétique de la France, en réduisant nos émissions de gaz à effet de serre et, enfin, en permettant aux 12 millions de personnes qui vivent dans la précarité énergétique de s’en sortir car, été comme hiver, cette forme de précarité fait chaque année des milliers de victimes dans la plus grande indifférence.

Nous avons adressé un premier ultimatum à l’Élysée en mars 2022, constatant l’inefficacité des politiques publiques. Nous n’avons pas été entendus. En conséquence, nous avons mené trois vagues d’actions successives. Elles ont replacé l’urgence climatique au cœur du débat, mobilisé des centaines de personnes et, en novembre 2022, une hausse considérable du budget alloué aux politiques de rénovation a été votée par les députés. Malgré cela, le Gouvernement a écarté ce résultat en recourant à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution pour se limiter à de très timides réformes. Pour cette raison, nous continuons nos actions et nous assumons nos responsabilités face à l’histoire, là où ce même gouvernement les esquive.

D’une manière générale, l’action politique est indigente. L’État a été condamné par les tribunaux administratifs parce qu’il ne fait pas assez d’efforts pour réduire les émissions de CO2. Le secrétaire général de l’ONU lui-même a qualifié de pitoyable la réponse des États face au réchauffement climatique. Cette indifférence pour nos vies et ce choix des profits immédiats constituent un crime de masse. Si rien ne change, il faut s’attendre au pire. Chaque degré de réchauffement global implique une hausse de plus de 10 % des conflits armés. La trajectoire actuelle condamne des régions où vivent des milliards d’êtres humains à devenir inhabitables. Aucun d’entre nous ne sera épargné. Le déni, le cynisme ne protégera personne.

Et pourtant, nous voici devant une commission d’enquête qui se trompe de combat et de coupables. Les plus grands scientifiques pointent du doigt l’effondrement de nos conditions d’existence. Pendant ce temps, certains députés s’acharnent sur les citoyens qui défendent la vie sans violence. Ils prennent bien soin de ne pas cibler les groupuscules d’extrême droite, qui sévissent par tabassages et agressions dans le pays, attisant la haine quand on aurait plus que jamais besoin de solidarité. Les décisions de la classe politique, depuis des dizaines d’années, ont placé toutes les générations actuelles dans ce que la justice appelle un état de nécessité, un état dans lequel le danger est si grand qu’on est obligé de transgresser des lois pour y faire face. Comme le dit le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, et j’espère que vous aurez l’honnêteté d’en convenir, certaines actions illégales sont parfois légitimes.

Non seulement nos actions sont légitimes, mais les choix politiques les ont rendues indispensables. Tous les recours qui existaient pour se faire entendre ont été ignorés et méprisés. Par là même, c’est notre droit à la vie qui a été méprisé.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Les marches, les rapports scientifiques, les pétitions, les recours en justice, les grèves lycéennes, les alertes, les mesures internationales, les rendez-vous de plaidoyer, les luttes locales, les discours aux Nations unies : rien n’a été entendu. Nous en sommes réduits à bloquer des routes, à mener des actions coup de poing et à nous retrouver en garde à vue, tout cela pacifiquement, pour vous faire agir.

Je ne sais pas quelles histoires se racontent les gens au pouvoir. Mais laissez-moi vous dire ce que je vois autour de moi, dans la lutte. Je vois d’autres jeunes gens qui, comme moi, sont poussés vers le précipice. Quand on a mon âge et qu’on regarde la réalité en face, quand on fait ce choix-là, on doit faire le deuil de ses projets de vie, de ses projets de famille, de son avenir. Imaginer un futur à plus de cinq ou dix ans n’a strictement aucun sens pour moi et tous les jeunes comme moi.

En face de nous, il y a des gens, souvent plus âgés, qui exigent que l’on se taise au lieu de nous tendre la main pour essayer de nous aider face à cette catastrophe. J’espère que vous saisirez un jour l’aliénation que cela représente. Cette injonction au silence devant la fin du monde que nous connaissons est une chose que l’histoire retiendra comme profondément obscène. Tout cela est déjà tellement violent que les intimidations ne peuvent plus tellement attaquer notre détermination, malheureusement. Nos mouvements peuvent être dissous. Nous pouvons être stigmatisés, poursuivis, placés en garde à vue ou mis en prison. Nous ne nous arrêterons pas. L’élan et le mouvement ne s’arrêteront pas. Face au plus grand défi que l’humanité ait jamais eu à relever, nous devons être à la hauteur. Nous n’avons pas d’autre choix. La répression de notre action est dérisoire face à ce qui nous attend si l’on choisit de ne rien faire. Chaque fois que l’un de nous sera mis en cellule, tabassé, intimidé, vous verrez que parmi nous, parmi ceux qui défendent la vie sur la planète, personne ne tremble. Nous faisons face à une peur infiniment plus grande. J’espère que chacun ici le comprend.

J’aimerais ajouter une chose, qui explique aussi notre présence ici. Si la résistance civile non violente n’est pas entendue, ce sont des générations entières qui seront encore plus acculées, encore plus désespérées. Cela, c’est extrêmement dangereux. Le réchauffement climatique ne s’arrêtera pas par magie. Par conséquent, la lutte ne s’arrêtera pas non plus. La répression n’y changera rien. Vous êtes les personnes au pouvoir, les puissants dans ce combat. Vous avez donc le pouvoir de décider de la forme qu’il prendra. Sur la question des violences, comme sur le reste, la balle est dans votre camp.

Vous voulez préserver la société des affrontements et de la violence ? Alors validez les méthodes non violentes au lieu de les criminaliser. Donnez des victoires politiques à la résistance civile non violente. Toutes les autres solutions seront nécessairement chaotiques. Qui protégera les populations ? Qui protégera les Français ? Qui protégera nos familles, vos familles ? Qui nous protégera face aux ravages du réchauffement climatique ? Pour l’instant, le Gouvernement ne le fait pas. C’est un fait reconnu en justice. Chaque personne, chaque adulte a donc la responsabilité de regarder la réalité en face, d’agir et de ne pas cesser de le faire tant que le Gouvernement ne prendra pas ses responsabilités.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’avoir, à la différence d’autres structures, accepté le principe de cet échange. Madame Marchal, vous vous interrogez sur le sens de cette convocation. Ni le préfet de police de Paris, ni les médias et les réseaux sociaux que nous interrogerons dans quelques jours, ni la professeure d’université auditionnée voilà deux semaines ne font pas partie de groupuscules violents, pas plus que le journaliste Thierry Vincent que nous entendrons tout à l’heure. Il ne doit y avoir aucune méprise sur le sens de votre convocation.

Ce qui nous intéresse, c’est la frontière entre violence et non-violence. Certaines organisations et certains individus ont choisi la radicalité et l’action violente. D’autres organisations ne souhaitent pas entrer dans cette logique de violence, notamment envers les personnes, et s’affirment au contraire pacifiques. C’est le cas de Dernière Rénovation et c’est le sens de votre convocation. Je rappelle, du reste, que lorsque l’on est convoqué par une commission d’enquête, on ne peut s’y soustraire : c’est plus qu’une invitation. Nous entendrons donc les structures qui n’ont pas souhaité se présenter aujourd’hui.

Vous parlez de convictions et de faits. Nous n’avons aucun doute sur vos convictions, ni sur les faits que vous évoquez. Ce qui nous intéresse, ce sont les modes d’action que choisissent les groupes et les individus. Mon collègue Benjamin Lucas, ici présent, a choisi un mode d’action qui s’appelle la représentation politique et il est député. Vous avez choisi d’agir au sein d’une structure qui prône la désobéissance civile et l’action non violente. Vous dites que nous avons négligé l’ultradroite. En réalité, les éléments dont nous disposons à ce stade montrent qu’elle n’aurait pas directement participé aux violences que nous étudions. Cela étant, nous interrogeons systématiquement nos interlocuteurs sur la réalité des violences provenant de l’ultradroite dans les rassemblements et les manifestations dont nous parlons, et on nous a indiqué que des affrontements entre ultragauche et ultradroite s’étaient produits.

Ce qui nous importe, en tant que députés de la nation, est de mieux comprendre où se situe la frontière entre violence et non-violence et comment elle évolue au cours d’actions de plus en plus radicales. Nous nous interrogeons sur le sens même de cette notion de radicalité. Que signifie-t-elle pour vous ? Comment se légitime-t-elle ? Que signifie la désobéissance, qu’elle soit civile ou incivile ? Nous cherchons simplement à nourrir notre réflexion en écoutant des acteurs qu’il nous semble légitime d’interroger.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez fait le choix de la non-violence. Toutefois, il vous arrive d’aller sur le terrain de l’entrave. Vous avez indiqué que vous faisiez partie d’un réseau transnational et que votre mode d’action était utilisé dans de nombreux pays. Ce que nous voulons comprendre, c’est ce qui vous amène à justifier cela. Lorsqu’on pratique l’entrave, comme vous le faites, on passe du côté de l’illégalité. Vous avez dit, monsieur Taïeb, que certaines actions peuvent être illégales mais légitimes. Il n’en reste pas moins qu’un acte illégal est illégal. La loi reste la loi. Qu’est-ce qui, à vos yeux, légitime de ne pas la respecter ? Vous parlez d’état de nécessité, mais pouvez-vous préciser ce point ?

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Vous dites de ne pas nous méprendre sur le sens de notre convocation. Mais vous ne pouvez pas faire abstraction du fait que nous nous présentons devant vous dans un contexte de répression historique, inégalé, de mouvements citoyens engagés. Des mouvements soutenus par des centaines de milliers de personnes sont dissous. Dernière Rénovation fait l’objet d’une répression judiciaire qui n’est pas proportionnée aux délits ou aux entraves dont vous parliez. Ce n’est pas moi qui le dis. Ce sont des rapports des Nations unies. Il me semble important de rappeler que cette audition intervient dans un contexte particulier, à un moment où les collectifs de citoyens engagés pour préserver le bien commun sont menacés par le pouvoir exécutif.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Les actions que nous menons sont des actions de désobéissance civile. Nous les assumons à visage découvert, de façon transparente. Tous les gens qui ont fait des actions avec Dernière Rénovation l’ont fait à visage découvert et ils ont, en tout cas l’immense majorité d’entre eux, assumé leurs actes devant la justice. Certains ont eu la faveur d’une dispense de peine ; d’autres ont été condamnés en première instance et ont fait appel.

J’aimerais recadrer le débat sur un point...

M. le président Patrick Hetzel. S’il faut recadrer le débat, c’est à moi qu’il reviendra de le faire.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Vous posez la question de la violence. Mais il faut voir ce qu’il nous reste aujourd’hui. Comment se fait-il que des jeunes et des moins jeunes en arrivent à bloquer des routes et à assumer les conséquences judiciaires de leurs actes ? Florence Marchal est médecin et elle s’est retrouvée en garde à vue, comme Bertrand Caltagirone et moi-même. Nous irons probablement tous devant le tribunal. Pourquoi en arrive-t-on là ? Pour répondre à cette question, il faut adopter une perspective historique et constater que tous les autres moyens d’action ont été utilisés. Personne ne fait cela par plaisir. Il faut que vous en ayez conscience. Les premiers impactés, c’est nous.

Nicolas Hulot démissionne en disant qu’il n’a aucun moyen d’action. Les marches réunissent des millions de personnes. Les actions en justice sont victorieuses et ne changent rien… Face à ce constat, nous essayons d’être politiquement lucides. Nous estimons que la meilleure option est la désobéissance civile ou la résistance civile non violente, telle qu’elle a été pratiquée dans l’histoire avec les suffragettes, les mouvements pour les droits civiques en Amérique et, plus récemment en France, pour les droits des personnes homosexuelles et la lutte contre le sida. J’espère qu’elle le restera et c’est votre rôle, en tant qu’institution, de montrer que c’est un mode d’action valide et légitime. Sinon, il risque effectivement d’y avoir des dérives.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ce qui m’intéresse, en tant que rapporteur, est aussi d’évaluer, sans idée préconçue, ce qui relève de l’incitation ou de la provocation à la violence. Comme tous mes collègues sans doute, je fais évidemment une différence entre, d’une part, une action comme l’entrave de la circulation sur une autoroute qui peut constituer une infraction pénale et que j’ai, je l’avoue, moi-même pratiquée jadis sur une route nationale en militant pour un ancien parti politique et, d’autre part, les violences aux personnes et la dégradation systématique de biens publics et privés. Toutefois, j’ai le sentiment que la frontière entre ce qui relève du militantisme ou de l’activisme et ce qui relève de la violence a tendance à se brouiller, à devenir plus floue.

Nous nous intéressons aux groupuscules violents, à ceux qui s’attaquent aux biens mais aussi aux personnes. Ce choix n’est pas le vôtre. J’entends souvent dire, y compris de la part de militants, que la violence reste le dernier mode d’action lorsque les voies judiciaire et électorale ont échoué. Est-ce un point de vue que vous partagez ? Vous considérez-vous plutôt comme des régulateurs de la violence avant qu’elle ne se commette ? Ou bien votre mode d’action est-il pris dans une succession d’événements pouvant aboutir à la violence ? J’insiste sur ce point parce que la frontière entre violence et action pacifique me semble floue et, parfois, instrumentalisée.

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Vous avez parlé de violence pour désigner des atteintes aux biens. Mais le droit pénal fait une distinction entre la dégradation et la violence, qui est exclusivement tournée vers les personnes. On parle de violence lorsqu’on s’en prend aux personnes et nous ne la légitimons en aucun cas.

Lorsque, face à une situation de crise ou d’urgence, les institutions sont bloquées ou incapables de protéger le bien commun et l’intérêt national, ce qui est pourtant la mission première des représentants du peuple, il paraît légitime de se demander ce que l’on peut faire. Mais poser cette question ne signifie pas que tout est permis et que nous faisons n’importe quoi. Ce n’est pas parce que nous sortons du cadre de la légalité que nous sortons de celui de l’éthique. Au contraire : nous nous interrogeons sur ce qui est juste. Nous nous posons des limites morales très claires. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous utilisons des tactiques non violentes. Mais, comme Pierre Taïeb l’a rappelé, avec un réchauffement qui s’accélère, une tension sociale croissante, un désespoir profond chez des jeunes et des moins jeunes qui se sentent impuissants face à une situation qui menace leur vie et celle de leurs proches, le risque est que les actions de contestation se radicalisent et deviennent violentes. Je ne dis pas que c’est légitime. Je dis que cela obéit à une certaine logique. Ce n’est clairement pas ce que nous souhaitons. Ce que nous souhaitons, c’est que nos actions enclenchent des changements de société d’ampleur, qui nous permettent de nous maintenir dans une société qui respecte les limites planétaires. C’est tout.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous ai interrogés tout à l’heure sur votre rapport aux black blocs. Lorsque vous êtes présents dans une manifestation, votre organisation, Dernière Rénovation, donne-t-elle des consignes à ce sujet, sachant que le moteur des black blocs est de commettre des violences ?

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Il me semble utile de rappeler les actions de Dernière Rénovation. Jusqu’ici, elles ont consisté principalement en des blocages de route, sur le périphérique parisien et ailleurs, par des petits groupes de personnes. Nous n’avons pas commis la moindre violence, pas même verbale, contre qui que ce soit. Nous n’avons pas été en contact avec les black blocs, parce que ce n’est pas notre mode d’action. Notre mode d’action est perturbateur ; nous ne sommes plus dans la protestation mais dans la perturbation, car notre but est de créer un électrochoc dans la société.

M. le président Patrick Hetzel. En tant qu’organisation, vous ne participez pas aux manifestations ? Nous nous intéressons notamment à celle qui a eu lieu à Sainte-Soline en mars dernier. Votre organisation était-elle présente ?

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Non, nous n’avons pas appelé à participer aux manifestations de Sainte-Soline.

M. Florent Boudié, rapporteur. Permettez-moi de revenir sur cette question de la transition entre non-violence et violence. M. Caltagirone vient de dire qu’il peut être légitime de dépasser une certaine limite. Je vous pose la question franchement : ne pensez-vous pas que cela peut être perçu par un certain nombre de citoyens comme le signe qu’il est possible d’aller encore plus loin, vers une radicalisation violente y compris vis-à-vis des personnes ? Par ailleurs, ne pensez-vous pas que cela construit une sorte de face-à-face binaire, qui dessert peut-être la cause que vous défendez ?

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Vous regardez les choses par le petit bout de la lorgnette et je ne sais plus comment le dire. Vous avez évoqué les affrontements de Sainte-Soline. Mais des dizaines de milliers de personnes s’y sont rendues de façon non violente. Votre commission d’enquête s’intéresse à la frontière entre les mouvements non violents et le passage à l’action violente : en tant que citoyenne engagée dans Dernière Rénovation, je ne me sens pas du tout concernée par cette question. J’ai un métier et une famille. J’ai fait des actions avec Dernière Rénovation. Je me suis trouvée trois fois en garde à vue, pendant des dizaines d’heures. Je suis passée à plusieurs reprises devant la justice. J’ai été condamnée. La violence que vous évoquez m’effraie mais le projecteur que vous braquez sur elle me paraît disproportionné. Et, pendant ce temps-là, on ne parle jamais de la violence qui arrivera dans nos vies, dans celle de nos enfants et de nos petits-enfants.

Vous ne cessez de nous demander à quel moment une action de militantisme va trop loin. Vous nous dites que les blocages sont tout de même un délit et qu’il est normal que nous passions devant la justice. Je voudrais vous lire un extrait d’un rapport des Nations unies daté du 15 juin 2023.

M. le président Patrick Hetzel. Je veux préciser qu’il s’agit d’un rapport d’experts des Nations unies, mais qu’il ne provient pas des Nations unies elles-mêmes. Nous avons déjà eu un débat sur ce point. L’institution des Nations unies ne cautionne pas ce rapport.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Pardonnez-moi si j’ai été imprécise. Ce document émane du rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, qui dépend des Nations unies. Il juge que le droit de réunion pacifique est un droit fondamental qui fonde le socle même des systèmes de gouvernance participative basés sur la démocratie, les droits humains, l’État de droit et le pluralisme. Ce rapport rappelle à la France que toute stratégie de maintien de l’ordre doit respecter les principes de nécessité et de proportionnalité dans le seul but de faciliter les réunions pacifiques et de protéger les droits fondamentaux des personnes qui y participent.

La violence, je la vois s’exercer sur les réunions pacifiques et sur tous ces gens auxquels je m’identifie, arrêtés de façon disproportionnée pour des actes répréhensibles certes, mais qui ne justifient pas cette répression aux yeux d’observateurs internationaux.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Le pouvoir en place a choisi la voie de la répression. Cela témoigne d’une incompréhension profonde de la détresse ressentie face au réchauffement climatique, qui interdit de se projeter dans l’avenir. Et les choses ne font qu’empirer. Je ne sais combien de morts nous allons compter cet été, rien qu’en France. Il existe une autre issue, que toutes les personnes au pouvoir doivent considérer : l’action politique. Le meilleur moyen de pacifier l’action militante est de donner des victoires politiques aux méthodes non violentes. Si l’on ajoute la résistance civile non violente à la liste de la honte que j’ai dressée au début de mon propos liminaire, que restera-t-il à ceux qui, de toute façon, puisqu’il s’agit de vie ou de mort, devront agir ? Je vous invite à vous intéresser aux gens beaucoup plus en détresse que nous, dans les pays du Sud. Croyez bien que leur choix n’est jamais l’inaction !

M. le président Patrick Hetzel. Nous sommes ici au Parlement. L’un des fondements de notre système politique est la séparation des pouvoirs.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je trouve cette audition pour le moins surprenante, d’abord par la présence même devant nous de membres de Dernière Rénovation. Ils ont rappelé que leur mouvement revendique la non-violence comme moyen d’action. Or, comme Mme Florence Marchal l’a souligné, cette commission d’enquête porte sur « la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences ». Est-ce à dire que Dernière Rénovation est soupçonnée d’avoir commis des violences ?

M. le président Patrick Hetzel. Le rapporteur s’est exprimé sur ce point.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). J’ai bien compris que vous ne les accusiez pas de violences mais que vous vouliez en savoir davantage sur leurs motivations. Mais cela n’entre pas dans le périmètre de notre commission d’enquête. Nous ne sommes pas là pour interroger les gens sur leurs motivations mais, je le répète, pour enquêter sur « la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences ». Vous vous demandez ensuite si leur existence même ne poserait pas un problème à notre démocratie, si le simple fait qu’ils s’expriment ne pourrait pas encourager, à terme, la violence. Je ne comprends pas votre démarche, à moins qu’elle ne vise à détourner l’objet de cette commission d’enquête.

De la même façon, monsieur le président, vous avez tenu à souligner que nous avions devant nous des personnes appartenant à un mouvement qui commet des actions illégales et que la loi est la loi. Or, au moment de la création de cette commission d’enquête, vous avez rappelé que, lorsque nous auditionnons, nous sommes soumis à l’article 40 du code de procédure pénale qui nous impose de rapporter, le cas échéant, un fait illégal, un crime ou un délit. Je ne comprends pas cette ambiguïté.

J’ai vraiment l’impression, mais peut-être est-ce inconscient, que vous leur faites une forme de procès. Je ne comprends pas ce que nous sommes en train de faire. Ce n’était pas une question mais, dans la mesure où nous sommes dans une commission d’enquête, je crois qu’un point de vue peut aussi être exprimé.

Mme Edwige Diaz (RN). Vous vous êtes décrits en militants engagés, respectueux d’un mode d’action non violent. Permettez-moi de vous dire que je ne partage pas tout à fait votre point de vue. Je tiens d’abord à souligner la dureté de l’intonation que vous avez adoptée dans votre propos liminaire, ainsi que la dureté de vos modes d’action. Vous les dites non violents. Mais quand vous participez au blocage du périphérique ou que vous faites irruption dans un événement sportif, vous faites preuve d’une certaine forme de violence puisque vous vous imposez à des personnes qui ne sont pas venues pour vous regarder.

Je voudrais également souligner la dureté de vos propos, de vos accusations et du champ lexical que vous utilisez. Vous parlez d’offensive autoritaire, de militants tabassés, de criminalisation de l’opposition, d’intimidation et de répression. Qu’est-ce qui vous permet de dire vos revendications plus légitimes que d’autres ? Qu’est-ce qui vous permet de vous autoproclamer représentants du camp du bien et d’affirmer que ceux qui ne pensent pas comme vous sont dans le déni et qu’ils n’ont pas conscience du danger de mort qui nous attend ? Votre positionnement me paraît radical et, pour le moins, sectaire.

Par ailleurs, en délégitimant ou en accusant la police, l’État et tout ce qui représente les institutions, ne contribuez-vous pas à l’escalade de la violence, qui est précisément l’objet de notre commission d’enquête ?

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Selon vous, nos actions relèveraient d’une « certaine forme de violence ». Mais le droit pénal est clair : une action est qualifiée de violence lorsqu’elle s’exerce envers des personnes, pas sur des biens. Je tiens à insister sur le fait qu’aucun parquet n’a jamais requis la qualification de violence à l’encontre de nos actions. J’ignore ce qu’est « une certaine forme de violence ». Cette qualification est nulle et non avenue.

Vous demandez également ce qui justifierait que nous proclamions être dans le camp du bien. La question est intéressante car, dans l’absolu et dans une perspective relativiste, on pourrait se demander pourquoi, si nous commettons des actions illégales au nom de ce que nous défendons, d’autres groupes ne pourraient pas en faire autant pour défendre des causes différentes. La réponse est claire : nous nous fondons sur un consensus scientifique, c’est-à-dire sur la meilleure manière d’obtenir des connaissances, de savoir ce qui est à peu près vrai. Certes, en tant qu’êtres humains, nous nageons dans l’incertitude, le doute, les opinions et les convictions diverses. Mais la connaissance scientifique est la chose la plus solide dont nous disposions pour avoir un minimum de certitudes et avancer dans la bonne direction. Nous ne prétendons donc pas être dans le camp du bien. Nous nous référons à un consensus scientifique clair selon lequel certains pays deviendront inhabitables à l’horizon de dix, vingt ou trente ans et des milliards de personnes seront sur les routes à cause du changement climatique, qui menace aussi notre biodiversité et notre agriculture. Nos conditions d’existence sont en péril. Il ne s’agit donc pas d’être ou non dans le camp du bien, mais de savoir ce qui est vrai et juste.

Quant à savoir si nos actions contribuent à l’escalade de la violence, nous avons déjà répondu que ce qui contribue à l’escalade de la violence, c’est l’indifférence des pouvoirs publics, le fait que les élites économiques refusent les mesures nécessaires pour restreindre la folie du système économique et le sentiment d’impuissance de tous les jeunes qui n’ont plus aucun moyen de défendre leur vie et leur avenir.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Nous ne délégitimons pas les institutions puisque notre objectif est de promouvoir des mesures législatives. Comme nous l’avons dit en préambule, nous sommes en contact avec les élus et nous nous efforçons d’obtenir de l’Assemblée nationale et du Sénat des lois réellement efficaces. Notre unique revendication est la rénovation thermique des bâtiments. S’il s’agissait de délégitimer les institutions, nous ne serions pas ici aujourd’hui.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Sans engager de polémique inutile avec l’oratrice du Rassemblement national, je dois dire que je n’ai pas entendu un « champ lexical violent ». J’ai entendu, au contraire, une parole lucide, sincère et déterminée, qui montre que nous avons en face de nous des gens qui veulent peser dans le débat démocratique pour que nous prenions des mesures nécessaires, et non remettre en cause notre modèle républicain. À cet égard, je rejoins l’interrogation de mon collègue Aymeric Caron sur la pertinence de cette audition. Au demeurant, puisque ce que vous avez dit me semble utile et nécessaire, je me réjouis que vous ayez été convoqués.

Le rapporteur m’ayant nommément cité tout à l’heure, je précise, pour être député, n’en être pas moins militant. Parlementaire, écologiste qui plus est, je sais ce que notre institution et l’histoire de la République doivent au mouvement social, civique et républicain. C’est d’autant plus vrai dans la période où nous nous trouvons pour ce qui concerne le climat et la biodiversité. Nous ne vaincrons pas le péril climatique, le plus grand de l’histoire de l’humanité, sans une mobilisation de la société, donc sans des citoyens conscients, lucides et déterminés. Parfois, ils le sont beaucoup plus que nous-mêmes dans ces enceintes où nous avons affaire à des forces économiques, à des forces d’inertie et à des groupes de pression puissants. Du reste, même si nous, parlementaires, étions seuls à prendre les bonnes décisions, nous aurions besoin d’un mouvement dans la société comme c’est le cas depuis deux siècles de République. Il n’y a pas d’opposition entre l’engagement parlementaire et le militantisme. On peut faire les deux. Si vous avez cessé de bloquer les routes en devenant parlementaire, monsieur le rapporteur, c’est peut-être parce que quelque chose a mal tourné chez vous. Nous avons besoin de cette conjonction et, à l’échelle de l’histoire que vous avez justement rappelée, la désobéissance à la loi se révèle parfois nécessaire. Nous sommes souvent, dans toutes nos familles politiques, les héritiers de militants qui ont lutté, parfois aux marges de la loi, pour obtenir de grandes avancées pour tous.

Ma question sera double. Tout d’abord, estimez-vous que, dans vos actions non violentes, le maintien de l’ordre soit de nature à entraîner une désescalade et de l’apaisement, ou plutôt à susciter un risque de faire monter la tension ? Ensuite, le mouvement actuel de répression des organisations et des mouvements écologistes est-il de nature à vous effrayer, à affecter votre détermination et à vous faire changer de modalités d’action ou, au contraire, n’a-t-il aucun impact, ce qui démontrerait qu’on peut brutaliser un mouvement mais pas l’empêcher ?

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Pour ce qui est du maintien de l’ordre, les situations sont spécifiques à chaque action. Toutes nos actions sont documentées et chacun peut se faire son idée à partir des exemples disponibles sur internet. Pour ma part, j’ai clairement vu des abus et de l’intimidation. Ainsi, nous avons failli ne pas pouvoir entrer tout à l’heure dans les locaux de l’Assemblée nationale. Nous avions organisé un rassemblement de soutien devant le site et les accès étaient bloqués. Ç’aurait été ironique et symptomatique de ce qui se passe dans le pays. À l’échelle du mouvement plus global dont Dernière Rénovation n’est qu’une partie, on observe de nombreux abus à tous les niveaux.

M. le président Patrick Hetzel. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par abus ?

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Je pourrais donner de nombreux exemples. Lorsque nous sommes venus devant l’Assemblée nationale, en novembre dernier, défendre le vote exprimé par les députés dans cet hémicycle, une policière a dit qu’il n’y aurait pas besoin de sommations puisque nous savions que ce que nous faisions était illégal. Nous avons également fait l’objet de plusieurs tentatives d’intimidation pour des actions légales, comme le rassemblement tenu tout à l’heure : devoir emprunter huit rues et négocier avec un policier pour nous rendre à la convocation d’une commission parlementaire me semble un abus. De même, alors que j’étais en garde à vue pour l’action menée sur les Champs-Élysées, on a menacé de me casser le bras sans autre raison que ma participation à cet évènement non violent. J’ai vu aussi beaucoup de choses en garde à vue, dont nous pourrions témoigner longtemps. Pour ce qui est de la répression, j’ai déjà dit clairement qu’elle ne fera pas baisser la détermination, en tout cas pas au niveau d’un mouvement. Je vois au contraire qu’elle suscite une révolte encore plus grande en rendant visible une injustice jusqu’à présent masquée.

Malgré le caractère grave de nos propos, je sens beaucoup de décontraction dans cette salle alors que le réchauffement climatique est une énorme injustice, tant géographique que liée à l’âge. Elle rend visible une violence déjà présente. Quelles sont les autres issues possibles ? Que le réchauffement climatique s’arrête, auquel cas nous n’aurions plus de raison de nous mobiliser ? Ce n’est pas ce que prépare l’inaction politique actuelle. Que nous décidions que nous n’avons plus envie de vivre et que nous nous résignions ? Je ne pense pas que ce soit dans la nature humaine, et ce n’est assurément pas ce que j’observe autour de moi.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Pour ce qui est du traitement pénal de nos actions, plusieurs dizaines de personnes, qui n’ont jamais été devant le tribunal correctionnel pour quelque infraction que ce soit, ont été ou seront en procès. Pour ma part, je suis à l’image d’une foule de gens qui ont un boulot, des enfants, une famille et des activités. En un mot, j’ai autre chose à faire. Si nous sommes prêts à continuer malgré les menaces, les procès et les condamnations, c’est parce que l’enjeu concerne notre existence et nos valeurs. Comment regarder mes enfants dans les yeux et faire mon travail de médecin à l’hôpital pour protéger les plus vulnérables tout en sachant qu’ils vont mourir de la chaleur, en France, dès cet été ? Dans cette situation, on ne peut pas s’arrêter. Quand on prend conscience, comme je l’ai fait, de la réelle gravité et de l’imminence du péril, on ne peut plus revenir en arrière. Ne rien faire, c’est cautionner l’immobilisme, l’inaction de l’État condamnée à deux reprises. Nous sommes des citoyens qui prenons nos responsabilités. Nous espérons que les personnes que nous rencontrons dans les institutions, y compris l’institution judiciaire, prendront leurs responsabilités pour la préservation de nos vies, de notre climat, de l’eau et de nos récoltes, sans criminaliser ou condamner ceux qui les défendent.

M. Michaël Taverne (RN). Monsieur Lucas, nous vous avons peu vu depuis le début des travaux de la commission d’enquête.

M. le président Patrick Hetzel. N’allons pas sur ce terrain, monsieur Taverne ! Chacun est libre d’assister ou non aux réunions de la commission.

M. Michaël Taverne (RN). Nous avons parlé pendant des heures du maintien de l’ordre. Si vous aviez assisté aux débats, nous n’en serions pas là.

Madame, messieurs, quelle est votre position lorsque des individus se rendent à une manifestation interdite avec des armes, destinées à donner la mort, et visent les policiers et les gendarmes, dont certains ont été grièvement blessés ? En évoquant le maintien de l’ordre à la française, vous parlez de répression. Mais allez donc voir ce qu’il en est à l’étranger, dans des pays d’Afrique centrale ou du Moyen-Orient. Vous pourrez ensuite faire des commentaires sur ce qui se passe en France !

Vous citez, par ailleurs, les violences de l’extrême droite. Nous condamnons toutes les violences, d’où qu’elles viennent. Toutefois, selon les dernières auditions, l’ultragauche est plutôt majoritaire dans les événements que nous évoquons. Véhiculez-vous un message politique ou défendez-vous véritablement votre cause ?

Vous avez ensuite évoqué des cas de personnes tabassées en garde à vue. Or, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté Dominique Simonnot, que nous avons auditionnée, n’évoque à aucun moment de telles situations. Elle parle plutôt des mauvaises conditions de garde à vue, tant pour les personnes faisant l’objet de cette mesure que pour les policiers eux-mêmes.

Enfin, en ce qui concerne le réchauffement climatique, la France est l’un des pays les plus verts au monde. Dans ma circonscription d’élection, qui est à 90 % rurale, où des élus locaux prennent des mesures pour s’efforcer de limiter la consommation énergétique tandis que des exploitants agricoles font de leur mieux pour préserver l’environnement, on déplore des actions souvent violentes. Voulez-vous faire passer un message politique, comme vous le faites en mélangeant les notions de violence et de maintien de l’ordre ?

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Pour ce qui concerne les personnes qui se rendent aux manifestations avec des armes, nous n’avons cessé de répéter depuis le début de cette réunion que nous sommes non violents. Je vous ferai donc la même réponse : nous sommes non violents.

Quant au fait que nous ayons de la chance de vivre en France, je ne pense pas que vous ayez déjà été en garde à vue ou incarcéré pour des actions non violentes ?

M. Michaël Taverne (RN). L’incarcération et la garde à vue sont des choses différentes !

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. L’incarcération, c’est être privé de liberté. C’est le cas en garde à vue. C’est en tout cas comme cela que je l’ai vécu. Nous sommes à des niveaux d’information tellement différents que je ne vois pas quel intérêt il y a à répondre. Puisqu’on nous explique que c’est pire ailleurs et que nous devons être satisfaits de ce que nous avons, je me permets de répondre sur la base de mon expérience.

M. Michaël Taverne (RN). Je parlais de maintien de l’ordre, pas de garde à vue.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Si vous pensez que tout va bien quand des personnes ont perdu un œil ou une main pendant les manifestations, c’est votre droit. Ce n’est pas mon avis.

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Vous nous invitez à aller manifester en Afrique centrale, en rappelant que les conditions sont pires dans d’autres pays. Certes. Mais ce n’est pas parce qu’on trouve pire ailleurs que ce qui se passe ici est bien. Si on se compare au pire, on ne peut que se sentir bien !

Avec la même méthode de comparaison par le négatif et en invoquant les pires pays industriels, vous dites que la France est beaucoup plus verte. Or, en France, la moyenne annuelle des émissions de CO2 par habitant est de 10 tonnes en comptant les émissions importées. Si nous voulons respecter les accords de Paris et avoir une chance de faire notre part pour rester dans un monde à peu près viable, nous devons passer à 2 tonnes par habitant. Il y a évidemment des disparités importantes au sein de la population car, généralement, les plus riches ont tendance à émettre davantage que les autres. Globalement, cependant, cela n’a aucun sens de dire que la France est l’un des pays les plus verts au monde. Nous sommes citoyens français et estimons que la France ne fait pas sa part, et d’autant moins au vu de sa responsabilité historique et de la quantité de ses émissions de CO2 au long de son histoire industrielle. Nous ne partageons donc pas du tout votre point de vue.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Pour ce qui est du maintien de l’ordre, alors que nous traitons d’un enjeu historique planétaire et humain, la question de droit est celle de la proportionnalité. Souvent, lorsqu’une action militante est condamnée en première instance, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît son caractère proportionné à l’enjeu. Pour la période qui vous occupe, le nombre de placements en garde à vue qui n’ont pas donné lieu à des poursuites judiciaires invite à s’interroger sur l’abus de gardes à vue.

M. Mounir Belhamiti (RE). Madame, messieurs, vous n’êtes aucunement sur le banc des accusés. Contrairement à ce qu’indique votre compte Instagram, où vous présentez comme un signal inquiétant pour la démocratie la convocation à laquelle vous avez répondu, votre présence permet de mieux comprendre vos spécificités et vos modes d’action par rapport à ceux d’autres groupes que l’on peut qualifier de violents. Cela nous permettra de mieux légiférer. Vous disiez tout à l’heure qu’il fallait une victoire politique significative de l’action non violente. Pour que vos actions débouchent sur de telles victoires, il faut que nous nous parlions. Où le faire mieux qu’ici, à l’Assemblée nationale ? Votre présence n’est en aucun cas un signe de malaise démocratique. Bien au contraire !

Je vous poserai quatre questions pour mieux comprendre vos actions, ce que vous représentez et les différences qui vous caractérisent par rapport à d’autres organisations. Tout d’abord, vous procédez à des blocages de circulation et à d’autres actions de même nature, manifestement illégales. Qu’est-ce qui, selon vous, différencie l’illégalité et la non-violence ? Une action non violente devrait-elle être par nature légitime et donc légale ? En corollaire, comment espérez-vous convaincre un maximum de Français, ce qui se traduirait par leurs votes dans les urnes, avec de telles actions ? Comment entendez-vous susciter l’adhésion en menant des actions qui perturbent leur quotidien ?

En deuxième lieu, vous évoquez, dans le même message sur les réseaux sociaux, les actions qui ont mené à la dissolution des Soulèvements de la Terre. Vous sentez-vous solidaires des actions de dégradation d’exploitations agricoles menées dans le département de Loire-Atlantique, dont je suis représentant, ou les condamnez-vous ?

Troisième question, toujours dans le même message, que j’invite chacun à lire, vous évoquez des élites politiques et économiques qui organiseraient sciemment l’anéantissement du vivant. De qui parlez-vous ?

Enfin, projetez-vous de mener des actions hors de France, dans les pays qui sont les principaux émetteurs de gaz à effet de serre ?

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Je ne comprends pas, dans votre question relative aux blocages de circulation, la différence entre légal et légitime. Nos actions de blocage existent depuis longtemps et d’autres mouvements les ont pratiquées avant nous. Plus généralement, d’autres organisations recourent aux blocages, comme les syndicats depuis le début de l’ère industrielle. Fut un temps où c’était illégal de le faire, et même illégal de se syndiquer, d’organiser des grèves et des blocages. Puis ces droits ont été progressivement acquis. Aujourd’hui, nos actions sortent effectivement de la légalité et aucun dispositif légal ne permet d’en reconnaître la légitimité, à la différence de ce qui existe par exemple pour les lanceurs d’alerte. Voilà dix ans, ils n’étaient pas autorisés à pratiquer leurs actions. Ils sont aujourd’hui protégés par le droit.

Pour ce qui est des Soulèvements de la Terre, nous sommes, d’une manière générale, solidaires de l’ensemble des mouvements qui manifestent de manière non violente au sens du droit français, c’est-à-dire non violente à l’égard des personnes. Nous sommes solidaires de toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, engagent des luttes pour préserver le vivant. Les actions de dégradation ne sont pas celles que nous avons choisies et il n’y a donc pas lieu de nous assimiler à ce mouvement. Mais, de fait, nous partageons une même volonté de préserver le vivant.

S’agissant des élites politiques et économiques, on ne peut plus dire qu’elles ignorent la situation. Voilà trente, quarante ou cinquante ans, une grande partie de la population n’était pas sensibilisée à ces questions. Elle n’avait pas lu les rapports du Giec ou étudié la littérature scientifique sur le réchauffement climatique. On pouvait prétendre alors que les élites politiques et économiques faisaient tourner un système sans connaissance de cause. Du moins pouvait-on leur accorder le bénéfice du doute, même si on s’est rendu compte, par exemple, que Total a sciemment caché, voilà plus de quarante ans, des études scientifiques démontrant que son activité était néfaste pour le climat. Aujourd’hui, on ne peut pas se cacher derrière son ignorance. Chacun a lu au moins des articles résumant les propos du Giec. Les élites au pouvoir savent ce qu’elles font. Elles connaissent les conséquences du maintien du système sur lequel repose notre société.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Pour ce qui est de la distinction entre légalité et légitimité, il faut se demander s’il existe d’autres manières d’agir légales et proportionnées à l’enjeu. Nous estimons que bloquer des routes pour lancer l’alerte, perturber pour déclencher une action politique face au changement climatique sont des actions proportionnées compte tenu de ce qui menace la vie sur Terre. Cette proportionnalité a d’ailleurs été partiellement reconnue en janvier dernier par un juge qui, s’il n’a pas totalement retenu l’état de nécessité, a toutefois prononcé une dispense de peine pour ce motif.

M. le président Patrick Hetzel. Dans vos écrits ou sur les réseaux sociaux, vous dites que « l’objectif est de catalyser des soulèvements populaires massifs dans les quelques années à venir ». Qu’entendez-vous par là ?

M. Bertrand Caltagirone, collectif Dernière Rénovation. Comme nous l’avons évoqué, le Giec déclare que, dans une large mesure, la société civile est la seule force motrice sur laquelle on puisse compter pour pousser les institutions à changer au rythme voulu. Les grands changements de société qui nous attendent doivent s’accompagner de mobilisations sociales d’ampleur. Sans quoi, ils ne se feront pas. S’il n’y a pas, face aux pressions économiques qui s’exercent d’un côté, la pression populaire d’un mouvement social d’ampleur de l’autre, on n’y arrivera pas. Nos actions ont pour but de mobiliser, dans un premier temps, les personnes les plus motivées et les plus conscientes. Mais l’objectif, à terme, est de rassembler bien plus largement autour de nous.

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. Si nous avons spécifiquement choisi la rénovation thermique, en miroir avec l’objectif de catalyser des soulèvements populaires, c’est parce qu’il s’agit de la mesure la plus simple, la plus consensuelle à la fois dans les classes sociales les plus pauvres et les plus aisées, et à laquelle quasiment personne ne s’oppose. Si le Gouvernement et les personnes au pouvoir ne sont même pas capables de faire avancer la rénovation, qui est la première marche et la plus facile à gravir, c’est qu’on ne peut pas nourrir d’espoir sincère et sérieux du côté de cette action politique.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je répète à nos collègues qui s’interrogeaient sur la confusion des genres et qui remettaient en cause l’intérêt de cette audition que c’est précisément parce que vous avez choisi l’action non violente que nous souhaitions avoir votre point de vue sur une méthode qui n’est pas la vôtre. De la même façon, nous allons interroger des personnes qui ne sont pas violentes, mais qui ont un jugement, une interprétation, une vision et une définition de ce qu’est la violence en société, notamment la violence politique.

À la différence du Conseil d’État, nous n’avons pas accès au dossier de dissolution des Soulèvements de la Terre. Lorsque des actions violentes sont commises contre des personnes par des activistes ou des militants, et je serai très prudent quant à la façon de les qualifier, vous en sentez-vous solidaires ou considérez-vous ces actions inacceptables par principe ? M. Caltagirone a dit éprouver de la solidarité envers ceux qui mènent des combats communs dans le domaine environnemental. Mais j’imagine que cette solidarité s’arrête à la violence, y compris lorsqu’elle est commise au nom de cette cause.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. J’ai l’impression d’avoir déjà répondu. En tant que Florence Marchal, citoyenne impliquée dans ma vie, mon pays, ma famille et mon métier, je suis choquée de ce qui se passe à Sainte-Soline. Et ce qui me choque, ce n’est pas la violence dont vous parlez, mais les 6 000 grenades tirées, qui ne l’ont pas été par les manifestants ! Dans une perspective de proportionnalité, ce qui me choque, c’est que des gens soient envoyés dans le coma alors qu’ils ont une autre vie et qu’ils ne sont pas des black blocs.

M. Florent Boudié, rapporteur. Selon les chiffres dont nous disposons, on comptait à Sainte-Soline environ 8 000 personnes, dont 1 000 radicalisées et 250 activistes dans une logique de violence contre les personnes.

Lorsque quelqu’un se rend à une manifestation avec des boules de pétanque ou des armes par destination, quelle est votre réaction ? La question de l’escalade et de la désescalade dans le maintien de l’ordre est importante. J’ai moi-même souhaité que notre commission d’enquête s’attache au déroulement de l’ensemble des manifestations et rassemblements, y compris sur la question du maintien de l’ordre, qui ne doit pas échapper à notre réflexion. Cependant, lorsque vous apprenez que des individus, au nom de la cause environnementale, se munissent d’armes par destination, confirmez-vous votre rejet de cette action ?

M. Pierre Taïeb, collectif Dernière Rénovation. C’est en effet un problème. Mais la culpabilité n’est pas de ce côté-là. Elle tient à ce que l’action politique n’offre aucun espoir. La lutte non violente n’est absolument pas écoutée. C’est un problème grave, mais il faut remettre la culpabilité au bon endroit.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. Vous commencez votre question en évoquant des manifestations marquées par la radicalité…

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ai parlé d’une partie des manifestants, qui ne sont précisément pas des manifestants.

Mme Florence Marchal, collectif Dernière Rénovation. On ne peut dissocier le motif qui a réuni les milliers de personnes présentes et les excès de la répression. Je ne connais pas toutes les personnes sur les lieux et je ne suis pas enquêtrice. Mais je vois cette répression et le récit différent qui en est fait selon que l’on se situe du côté des forces de l’ordre ou que l’on est une mère de famille sur place. Cela me choque beaucoup. Cette commission d’enquête parlementaire éclairera-t-elle ce récit ? On ne peut pas distinguer cette question du fait que les bassines en question profitent à 6 % des agriculteurs, aux agro-industriels.

Enfin, vous nous interrogez à propos d’une manifestation contre l’installation et l’utilisation des méga-bassines qui a mobilisé un dispositif policier sans précédent. Avez-vous évoqué dans le cours de vos travaux l’agression commise le 22 mars, donc dans la période couverte par votre commission d’enquête, à la fin d’une manifestation de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), contre le domicile d’un responsable écologique au motif que le tribunal avait interdit ces bassines ? Il n’était pas question, cette fois, d’un dispositif policier de la même ampleur. Il y a donc plusieurs poids et plusieurs mesures. Ceci m’interroge et m’inquiète profondément en tant que citoyenne et votante.

M. le président Patrick Hetzel. Cette question a bien été posée aux représentants du syndicat que vous évoquez. Ils ont clairement répondu qu’ils se désolidarisaient de tout type d’action de cette nature. Au même titre que vous avez déclaré que vos actions étaient non violentes, ils ont insisté sur le fait qu’ils se situaient sur cette ligne, comme vous pourrez le constater en consultant le compte rendu de cette audition publique.

Il existe évidemment plusieurs récits, que notre commission d’enquête a précisément pour rôle d’entendre. Toutefois, dès qu’il est question de narration, il peut y avoir interprétation. Nous devons parvenir à des éléments factuels et à une objectivation du réel.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Monsieur le rapporteur, je suis surpris de votre dernière question. En effet, alors que vous avez déclaré avoir convoqué Dernière Rénovation pour nous éclairer sur un mode d’action non violent, vous demandez à plusieurs reprises aux personnes invitées si elles condamnent une action violente. On voit clair dans votre jeu : comme nous l’avions pressenti lorsque nous discutions de la résolution portant création de cette commission d’enquête en séance publique, vous voulez criminaliser le mouvement écologiste.

Je ne suis pas d’accord avec Manuel Valls, dont je ne sais pas si vous êtes encore proche, qui disait qu’expliquer c’est excuser. Quand on vous explique comment naît la violence dans la société, vous demandez immédiatement si on la condamne. Allons-nous passer toutes nos auditions à interroger chaque personne auditionnée sur toutes les violences qui existent dans la société et qui ont, de près ou de loin, un rapport avec la cause défendue ? Si tel est le cas, interrogez-moi, qui suis militant de gauche, sur toutes les violences commises dans le cadre de rassemblements sociaux, républicains et démocratiques depuis deux siècles. Et passons-y des heures !

Nous débordons du cadre cette commission d’enquête. Je ne vois pas au nom de quoi on demande individuellement aux personnes auditionnées si elles condamnent telle ou telle action. Je ne vous le demande pas et vous n’avez pas non plus à me le demander. Le fait que vous vouliez installer dans l’opinion un récit médiatique visant les responsables écologistes ne doit pas conduire à faire n’importe quoi avec cette commission d’enquête.

M. le président Patrick Hetzel. Rassurez-vous, monsieur Lucas, il n’y a pas de procès d’intention. Si toutefois vous souhaitez être auditionné par la commission d’enquête, c’est tout à fait possible.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Pour ma part, je ne suis plus seulement étonné, monsieur le rapporteur. Je suis choqué, d’autant plus que ce n’est clairement plus votre inconscient qui parle lorsque vous tentez de faire dire à nos témoins des choses sans aucun lien avec l’objet de cette commission d’enquête. Nous n’avons pas à leur demander comment ils se positionnent face à un mouvement auquel ils se déclarent complètement étrangers, à moins que vous ne vouliez jeter un doute dans l’esprit de ceux qui suivent ce débat en tentant de montrer que tous les mouvements écologistes ont une attitude nébuleuse et qu’ils manquent de clarté à propos de la violence.

Il y a quelque chose de dangereux dans ce que vous faites. J’insiste pour que figure dans le rapport, et je ne doute pas de votre honnêteté à cet égard, la clarification apportée ce soir : la différence entre violence et dégradation. Pouvez-vous me confirmer que le rapport aura au moins le mérite de corriger la confusion qui tend à s’installer à ce propos ?

M. le président Patrick Hetzel. À ce stade, le rapport reste à rédiger !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur le rapporteur, pouvez-vous vous engager à bien clarifier cela et nous assurer que cette commission d’enquête n’a pas pour objet de jeter le doute sur tous les mouvements écologistes de ce pays, surtout à un moment où, comme cela a été rappelé en début d’audition, la dissolution d’un de ces mouvements a été prononcée dans des circonstances qui nous gênent terriblement ?

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Caron, la réponse est dans votre question. Vous savez bien que le rapport donnera lieu à un débat préalable et que chaque commissaire pourra lui adjoindre sa propre vision de la question. Vous savez pertinemment que ce procès d’intention n’a pas lieu d’être. C’est la crédibilité même de notre institution qui est en jeu.

M. Florent Boudié rapporteur. Au-delà des polémiques inutiles, je répète que cela m’intéresse, en qualité de rapporteur, de connaître les frontières d’action en entendant ce soir une structure qui a choisi la non-violence. Je sais ce qu’est la frontière d’action d’un parti politique, d’une structure associative ou d’un syndicat. Je sais quelle est celle de Dernière Rénovation, qui l’a explicitée. M. Caltagirone ayant déclaré que Dernière Rénovation était solidaire des actions menées par des structures telles que Soulèvements de la Terre, je souhaitais qu’il confirme que c’était le cas, à l’exception bien sûr des actions violentes. Ma question était légitime. Elle a permis de lever ce qui aurait pu être considéré comme une ambiguïté à propos des Soulèvements de la Terre.

 

Ne me faites pas de procès d’intention. Mon rapport sera très clair et j’expliciterai toutes les questions nébuleuses que nous rencontrons dans le débat démocratique, notamment autour des notions de violence et de non-violence. Je m’efforcerai également de définir honnêtement la radicalité en politique et de montrer où en est la frontière, ainsi que celle qui distingue provocation, légitimation et incitation. Ce ne sera pas simple. Et si ce n’est pas simple, s’il est difficile de tracer des frontières, je le dirai aussi. Voilà comment j’essaie de travailler. Il me semble qu’en posant la question, de façon certes insistante, j’ai permis à Dernière Rénovation de clarifier ce qui avait été dit quelques instants auparavant quant à son rapport aux actions menées par les Soulèvements de la Terre.

M. le président Patrick Hetzel. Il nous reste à remercier de leur présence les trois auditionnés.

*


  1.   Audition de M. Thierry Vincent, journaliste, auteur de l’ouvrage Dans la tête des black blocs – Vérités et idées reçues (26 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne M. Thierry Vincent, journaliste, auteur de l’ouvrage Dans la tête des black blocs – Vérités et idées reçues ([12]).

M. le président Patrick Hetzel. Notre commission d’enquête va maintenant entendre M. Thierry Vincent, journaliste et auteur d’un ouvrage remarqué sur les black blocs. Je vous remercie de votre présence.

Pour commencer, qui sont les black blocs ? Une sociologie spécifique est-elle repérable ? On parle d’une évolution récente, caractérisée par la présence accrue de jeunes femmes ; l’avez-vous observée ? Ils ont une idéologie et des codes d’action propres. Comment se passe leur cohabitation avec d’autres groupes aux visées différentes, qu’il s’agisse des personnes qui ont commencé à s’engager lors de l’apparition du mouvement des gilets jaunes et qui continuent de le faire lors de certaines manifestations, des organisations syndicales ou d’individus présents par opportunité plus intéressés par le pillage de commerces le long des cortèges que par des considérations idéologiques ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thierry Vincent prête serment.)

M. Thierry Vincent, journaliste, auteur de l’ouvrage Dans la tête des black blocs – Vérités et idées reçues. Vous me faites l’honneur de me demander beaucoup, mais je ne sais pas tout sur cette mouvance bien que je la suive depuis une dizaine d’années. Les black blocs ne sont ni un groupe ni une idéologie. C’est une méthode de manifestation consistant à s’habiller en noir pour ne pas être identifiable et, comme le nom l’indique, à faire bloc. Ce courant repose sur la solidarité dans l’action. Il s’en prend le plus souvent aux symboles du capitalisme et aux forces de l’ordre. Il y a eu des black blocs d’extrême droite reprenant la même méthode dans les pays de l’Est, et aussi en France. Après le meurtre épouvantable de Lola, notamment, il y a eu quelques manifestations d’extrême droite où l’on a retrouvé l’anonymisation par les vêtements noirs. Ceux-là ne s’en prenaient pas aux forces de l’ordre mais aux journalistes.

Je distingue le black block historique de ce qu’est devenu le mouvement, qui a beaucoup changé depuis l’apparition des gilets jaunes. L’évolution est marquée et il est difficile d’établir un profil. Contrairement à ce qui était le cas pour le black bloc historique et contrairement à ce qui se dit, le mouvement n’est pas composé de fils de bourgeois privilégiés. Le profil n’est pas non plus celui de prolétaires défavorisés. À très gros traits, il s’agit de personnes jeunes, au capital culturel élevé, souvent des étudiants mais aussi des lycéens parce que cette mouvance est très jeune, dont les parents ont aussi un capital culturel élevé. Pour autant, dire que ce sont des fils de bourgeois est caricatural : un fils de professeur ou d’intermittent du spectacle n’est pas un fils de bourgeois. Dans les black blocs, il y a toujours eu aussi des gens de milieux plus défavorisés et ayant accompli moins d’études. Mais c’était relativement marginal.

L’inquiétant pour les pouvoirs publics est que cette méthode de manifestation se répand. Or, l’idée maîtresse des activistes du black bloc est que défiler dans le cadre normal préétabli par l’État et les syndicats n’est pas efficace, ne suffit pas à obtenir satisfaction. J’entends beaucoup de gens ordinaires dire qu’ils ne feraient pas ce que font les black blocs, mais qu’ils n’ont pas tout à fait tort parce si on ne fait pas ça, on n’obtient rien. Je note que votre commission enquête sur des événements qui ont eu lieu à partir du 16 mars 2023, date à laquelle le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a provoqué un basculement. Je n’ai pas à en juger, mais le fait est que cette manière de faire a été perçue comme autoritaire, antidémocratique et ne respectant pas la volonté du peuple. Les gens disent : « De toute façon, qu’on manifeste gentiment ou pas, et alors que tous les sondages disent que tout le monde est contre le projet de réforme des retraites et que les Français n’en veulent pas, malgré tout, elle passe ». Le même sentiment vaut pour le referendum d’initiative partagée. Le Conseil constitutionnel a mis en avant un argument juridique pour écarter cette demande mais cette décision de rejet est perçue comme le refus d’écouter le peuple, le signe que les voies du dialogue et de la concertation sont bouchées dans notre démocratie. De là naît l’idée que, la manifestation classique ne fonctionnant plus, il faut aller un cran au-dessus, avec une certaine dose de radicalité et probablement de violence. Et le niveau d’acceptation de la violence en manifestation par des gens ordinaires va grandissant.

Cela a commencé avec les gilets jaunes. La réponse extrêmement ferme, certains diront violente puisque la police a été accusée de violences, et l’utilisation d’armes de plus en plus sophistiquées dans les manifestations a provoqué un sentiment anti-police très virulent. On l’entend dans les slogans. En 2016, lors des manifestations contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, alors que la méthode black bloc arrivait en France, les slogans entendus étaient de nature politique, d’extrême gauche révolutionnaire et anticapitaliste classique. Maintenant, beaucoup de slogans visent explicitement la police. Les moyens déployés par les forces de l’ordre ou mis à leur disposition sont de plus en plus importants, les armes de plus en plus sophistiquées, et il y a beaucoup de blessés et de mutilés. En tout cas, c’est perçu ainsi. Dans le cortège de tête, on entend que la police mutile. Force est de constater que l’augmentation des moyens accordés aux forces de l’ordre n’a pas permis la diminution des violences. Il y a une escalade. D’une part, la police devient plus ferme, plus violente parce que les manifestants sont plus violents. Et d’autre part, ces derniers se disent que, puisque la police est violente, ils doivent l’être aussi. C’est l’histoire de la poule et de l’œuf. Je n’entrerai pas dans le débat sur le point de savoir qui a commencé. Mais on n’est pas du tout dans une stratégie de désescalade.

Les black blocs sont, de plus en plus, des gens comme tout le monde. Je ne suis pas le seul à l’observer. Les policiers le disent aussi. Le procureur de la République de Rennes, dans un entretien accordé après les manifestations du 1er mai, se disait étonné de constater que les gens qui lui étaient déférés étaient de tous âges, n’avaient souvent pas de casier judiciaire, étaient insérés dans la société, avaient un travail. Il y a effectivement un nombre croissant de femmes. Les milieux populaires sont de plus en plus représentés. Le mouvement est en train d’infuser. Il ne faut pas imaginer les black blocs en excités furieux coupés du reste des manifestants. En réalité, ils représentent la pointe spectaculaire et radicale d’une colère sociale qui gagne ceux qui étaient, ou qui sont encore, investis dans les syndicats.

M. le président Patrick Hetzel. Par quelles caractéristiques distingueriez-vous les black blocs des autres manifestants ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Par la pratique particulière que j’ai décrite : vous êtes black bloc le temps d’une manifestation, habillé de noir et cagoulé. Ils ne se connaissent pas. Mais un cagoulé de noir sera d’emblée solidaire d’un autre cagoulé de noir et tentera, le cas échéant, de le soustraire à une arrestation. Le mouvement, issu de l’ultragauche comme la presse aime le dire, c’est-à-dire de l’extrême gauche révolutionnaire ayant une culture politique et des objectifs politiques construits, gagne de plus en plus tout le monde. C’est le symptôme d’une colère sociale et même d’une rage sociale. On retrouve tous types de profils. Au nombre de ceux qui sont vraiment actifs, il y a plutôt des jeunes gens, pour la raison évidente qu’affronter la police est une activité physique. Pour le reste, et sans vouloir éluder votre question, j’ai été frappé de constater que, justement, il y a de moins en moins de caractéristiques propres aux black blocs, aux éléments radicaux et au cortège de tête.

Le cortège de tête, ou pré-cortège, est un phénomène intéressant. Comparons les chiffres de la manifestation parisienne du 1er mai. La police a dit qu’il y avait 112 000 personnes à Paris. Gérald Darmanin a dénombré 2 000 black blocs radicaux et 20 000 personnes dans le pré-cortège, ou cortège de tête comme disent les manifestants. Le cortège de tête se compose des gens qui manifestent devant la manifestation, hors syndicats. C’est donc un signe de défiance envers les organisations institutionnelles que sont les syndicats, et aussi une manière d’exprimer une certaine compréhension, voire un certain soutien envers ceux qui commettent des exactions. Or, 20 000 personnes, c’est énorme ! Entre un cinquième et un sixième de la manifestation exprime ainsi une certaine compréhension ou indulgence vis-à-vis de ceux qui manifestent de manière illégale. Ce n’est pas un phénomène marginal que l’on peut catégoriser comme un groupe d’ultragauche. Même si c’était exact à l’origine, cela a infusé beaucoup plus largement. Ce que j’entends, c’est que les présents ne croient plus en la démocratie. Ils ne croient plus que les formes classiques de dialogue puissent amener un progrès.

Je sais que ma réponse est imparfaite. Je vous l’ai dit d’emblée : j’ai eu beaucoup de mal à définir un profil type. Pour résumer, ce qui était plutôt un mouvement de milieux intellectuels dotés d’une grande culture politique et animés d’une idéologie révolutionnaire anticapitaliste est en train de se diffuser plus largement au sein d’une population mue par une véritable colère sociale.

M. le rapporteur Florent Boudié. Nous retenons de vos propos la diversification des profils et une forme de désaffiliation idéologique des nouveaux tenants de cette méthode d’action. Votre analyse recoupe d’autres descriptions présentées devant notre commission d’enquête. Certains de nos interlocuteurs, dont le directeur général de la police nationale, ont indiqué que des individus participant au black bloc suivent des formations. Avez-vous des informations à ce sujet ? Si oui, de quoi parle-t-on ?

Existe-t-il des liens des black blocs avec des pays étrangers, l’Italie et la Grèce en particulier ? Il semblerait qu’il y ait des communications, voire des échanges de pratiques, peut-être même de formation. Êtes-vous au courant ?

Je sais qu’il vous sera difficile de répondre à cette dernière question mais je me dois de la poser : de combien de gens parle-t-on ? Des chiffres sont évoqués pour chaque manifestation, qui s’étagent entre 100 et 600 personnes, parfois un peu plus. Selon vous, que représentent-ils à l’échelle nationale ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Le bruit court que des formations seraient organisées. Je l’ai entendu mais je ne l’ai jamais constaté. Je n’ai jamais entendu des militants radicaux en parler non plus. J’ai posé la question. On ne m’a jamais répondu que cela existait. Je ne sais pas de quelle formation il s’agirait. Il est possible que la police ait plus d’informations. Pour ma part, je constate que jamais des camps d’entraînement ou de réseaux n’ont été démantelés jusqu’à présent. Je ne connais personne qui délivre des formations.

En Grèce, la mouvance anarchiste, importante depuis longtemps, a été très active au moment de la crise grecque, à partir de 2007 et 2008. À Athènes, le quartier anarchiste Exarchia, où la police a du mal à entrer, est impressionnant. Les manifestations là-bas sont à une tout autre échelle que ce que l’on voit en France, avec une pluie régulière de coquetels Molotov. Bien que m’étant rendu en Grèce pour des reportages à ce sujet, je n’ai pas d’information sur d’hypothétiques liens avec des black blocs de France. Une connexion est possible : il est probable que les émeutiers grecs, dont on a vu les images spectaculaires à la télévision pendant les années 2008 à 2010, aient fasciné ici. Mais je n’ai pas connaissance de liens organisationnels particuliers. J’ai parfois entendu parler allemand ou italien dans les manifestations en France, jamais grec. En Grèce, je n’ai pas souvenir d’avoir vu de Français dans les manifestations, sinon très marginalement. Cela dit, je ne peux exclure rigoureusement l’existence de liens.

En Italie aussi, l’extrême gauche est forte depuis les années 1970 sous une forme ou sous une autre. Il est donc logique qu’il y ait des rapprochements. La mondialisation ne concerne pas que les élites. Elle touche aussi les milieux subversifs. Le programme Erasmus fait que l’on voyage plus facilement. Des liens se développent. Il est normal qu’un militant d’extrême gauche ait envie d’avoir des relations avec des gens de la même mouvance et de la même sensibilité que les siennes. En déduire des liens organisationnels relève des services de renseignement.

Je ne peux répondre plus précisément, non plus que sur le nombre de militants du black bloc. Je ne peux les compter un par un. Mais vous avez interrogé les services de renseignement. Il y a, me semble-t-il, 2 200 fichés S dans le milieu d’ultragauche en France. Il est évident que les personnes qui peuvent se livrer à des actes illégaux au cours de manifestations sont plus nombreuses. De plus, comme je vous l’ai dit, le mouvement prend de l’ampleur, si bien que ce chiffre n’est pas stable. Il augmente probablement.

M. le président Patrick Hetzel. Pouvez-vous décrire la manière d’opérer et le comportement d’un black bloc dans une manifestation ?

M. Thierry Vincent, journaliste. J’ai oublié de le dire en préambule mais je l’ai écrit dans mon ouvrage. J’ai rencontré des personnes de cette mouvance mais, contrairement à ce que les media ont parfois dit, ce n’était pas une infiltration, peut-être une immersion limite si l’on veut. Je me suis toujours présenté comme journaliste et je n’ai pas voulu me trouver dans des situations ambiguës, par exemple avec des gens qui préparent des coquetels Molotov. Je me limite à observer ce qui se produit dans une manifestation. Je ne sais pas forcément ce qui se passe en amont. Je ne suis pas dans les petits secrets. Je peux seulement dire ce que j’ai vu, comme beaucoup d’autres observateurs le pourront également.

Je pense que certains vont en manifestation sans avoir forcément dans l’idée de devenir un black bloc et d’agir comme tel. Pour beaucoup, c’est l’opportunité qui se présente. Ils ont des vêtements noirs dans leur sac ou un tissu noir qui servira de masque en cas de besoin. Ils décident en fonction du rapport de forces si le moment s’y prête, selon qu’il y a ou non sur place beaucoup de radicaux prêts à passer à l’action. Comment opèrent-ils ? On l’a vu sur les images télévisées. Une fois cagoulés, je ne sais plus qui ils sont. Je vois ce que n’importe qui voit en regardant la télévision, comment ils essaient de se dissimuler avec des parapluies, de se cacher derrière une banderole. Il y a une certaine répartition des tâches : certains cassent des cailloux avec un burin pour fournir des munitions, d’autres font le guet pour prévenir de l’arrivée de la police. J’ignore ce qu’ils préparent exactement en amont. J’ai l’impression que cela se fait relativement spontanément. Parfois, on voit des gens qui, je le pense vraiment, n’avaient pas prévu d’aller à l’affrontement, comme cet homme âgé d’une cinquantaine d’années, énervé et même pas cagoulé, qui a jeté un projectile sur la police. Je n’ai pas connaissance de groupuscules vraiment structurés préparant méthodiquement, de manière militaire, ce genre d’action. Si cela existe, ce n’est pas à moi, journaliste, qu’ils se confieraient.

M. Michaël Taverne (RN). Je pense que, pour l’essentiel, les forces de l’ordre cherchent la désescalade. À votre avis, la réponse policière est-elle adaptée à la violence des black blocs, et s’explique-t-elle par le fait que ces individus sont de plus en plus agressifs ? Pour ma part, je parle de violence radicalisée car quand on utilise des coquetels Molotov, des boules de pétanque, des pavés et des engins explosifs improvisés, c’est pour blesser, voire tuer. Pendant ce temps, les policiers disposent de moyens qui ne sont pas des armes de guerre. Pensez-vous que cette radicalisation de la violence des black blocs entraîne une réponse plus importante des forces de l’ordre ?

Vous avez évoqué des black blocs d’extrême droite après l’affaire Lola. Pensez-vous néanmoins que, dans leur grande majorité, ils font partie de l’extrême gauche, voire de l’ultragauche ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Je constate, je le répète, qu’il y a une réponse de plus en plus ferme de la police, à l’exception de quelques épisodes que je vais rappeler, et que les moyens des forces de l’ordre sont de plus en plus importants. Quatre mille gendarmes pour une manifestation de huit à dix mille personnes à Sainte-Soline, c’est considérable. À titre de comparaison, il est rare qu’il y ait plus de cinq à six mille membres des forces de l’ordre à Paris. Plus grands ont été les moyens de la police, plus ferme a été la réponse. J’ai compris que vous appelez de vos vœux une réponse plus ferme. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit forcément appropriée, en premier lieu parce qu’une répression accrue entraîne toujours le risque de victimes collatérales parmi des gens qui n’ont rien fait.

Il est heureux que les poursuites judiciaires et les peines soient individualisées en France. Ce n’est pas parce que vous n’êtes pas loin d’un groupe à un moment donné ou parce que vous êtes dans le cortège de tête que vous avez commis un acte répréhensible. Ce n’est pas parce que vous marchez dans le cortège de tête et que quelqu’un a commis des dégradations que l’on peut vous en accuser. Il est difficile de cibler précisément les personnes directement responsables des dégradations. Vous aurez noté que beaucoup de gens placés en garde à vue sont relâchés sans poursuites parce qu’il n’y a pas d’éléments contre eux. Certains me diront, je le sais, que la justice est laxiste et que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’éléments contre eux qu’ils ne sont pas coupables. Certes, être relâché faute de preuve ne signifie pas que vous êtes innocent. Mais enfin, l’un des principes fondamentaux de notre droit est que la culpabilité d’un accusé doit être prouvée ! Ce principe doit s’appliquer dans ces cas comme dans d’autres. Sinon, on s’engage dans un engrenage dangereux.

Observez les manifestations qui se sont déroulées depuis dix ou quinze ans, et même celle qui a eu lieu contre la loi travail en 2016 : il y a eu des violences, mais moindres que maintenant. Pourtant, on place plus de forces de l’ordre, on leur donne des armes que l’on n’utilisait pas auparavant et dont il m’a été dit que certaines étaient classées armes de guerre. C’est dire qu’elles sont assez dangereuses. Des dizaines de personnes mutilées, qui auront des séquelles à vie, n’avaient pour la plupart rien fait de grave. Rien, en tout cas, ne méritait ça. Une répression plus forte risque de s’abattre indistinctement et, contrairement au but recherché, de radicaliser encore davantage. En effet, des gens disent que leur motivation pour se positionner dans le cortège de tête et à proximité du black bloc, qu’ils soutiennent plus ou moins ou qu’en tout cas ils comprennent, c’est que le bloc est perçu comme un service d’auto-défense de la manifestation. J’ai entendu prononcer le terme.

La police est ressentie comme une force ennemie commettant des violences. Je ne suis pas venu pour dire si c’est à juste titre ou non, mais pour rapporter des impressions et des propos que j’ai recueillis. Cela peut déplaire. C’est ainsi qu’elle est perçue par beaucoup de manifestants, et je ne parle pas de l’ultragauche mais des gilets jaunes. Encore une fois, dans le cortège de tête, la plupart des mots d’ordre sont désormais des slogans anti-policiers plus que des revendications politiques d’extrême gauche classiques.

Selon moi, on est dans une stratégie d’escalade. Je n’accuse pas la police en tant que telle. C’est le pouvoir politique qui est responsable. On observe, par exemple, que tout le monde prévoyait une rentrée sociale difficile à l’automne dernier. La France insoumise avait appelé à quelques manifestations, comme les syndicats, et il n’y a pratiquement pas eu d’incidents. Pourtant, les black blocs étaient là. Mais il n’y a pas eu d’exaction. La stratégie du préfet Laurent Nuñez, qui venait d’être nommé, était de rendre la police la moins visible possible. Des forces très visibles et très proches des manifestants, c’est un élément de tension. Sous la direction du précédent préfet de police Didier Lallement, il y a eu un moment où les manifestations impliquaient carrément tout le monde : il y avait des cordons de police des deux côtés du défilé, ce que certains manifestants perçoivent comme agressif et violent. Lors des cortèges de cet automne, les forces de police étaient extrêmement discrètes et il y a eu très peu de dégradations. La presse a salué l’événement. À mon avis, plus on durcira la répression, plus forte sera la réaction de l’autre côté, et plus souvent des gens qui n’étaient pas violents se convaincront que c’est la seule manière de se faire entendre.

Quant à votre dernière question, je ne sais plus qui se trouve au sein des black blocs. Leur composition a énormément changé. Ce ne sont plus exclusivement les militants d’ultragauche ou d’extrême gauche, mais aussi beaucoup de gens qui n’étaient pas politisés il y a deux ou trois ans. Maintenant, ils sont de fait au nombre des black blocs, en tout cas à l’occasion de certaines manifestations. C’est pourquoi la situation est compliquée à résoudre.

M. le président Patrick Hetzel. Votre propos est paradoxal. Vous expliquez que le black bloc n’est pas un mouvement organisé et qu’il y aura une expression quasi-spontanée de violence à un moment. Mais votre ouvrage mentionne l’existence de certaines méthodes, que vous dénombrez : messagerie cryptée, textos alertant sur la localisation des forces de l’ordre, dissimulation d’objets défensifs dans les vêtements, dissimulation de munitions en amont des rassemblements, etc. Si c’est spontané, comment expliquer cette quasi-préméditation chez certains ? Planquer des munitions, échanger par textos ou par messagerie cryptée, c’est exprimer une intention préalable à l’action.

M. Thierry Vincent, journaliste. Il s’agit là d’une minorité de militants : les plus aguerris, les plus anciens et les plus politisés. Si le black bloc ou ces méthodes violentes et radicales étaient cantonnées à un petit milieu militant marginal d’extrême-gauche, cette commission d’enquête n’aurait pas été constituée. Mis à part les messageries cryptées, rien n’est très nouveau. Voyez les archives relatives aux manifestations des autonomes dans l’après-1968, celle des sidérurgistes le 23 mars 1979 ou celle du 21 juin 1973 contre un meeting du mouvement d’extrême droite Ordre nouveau. Elles sont d’une violence inouïe, incomparable à ce qui se passe maintenant. Leur organisation était incroyable. Ce que j’ai décrit n’est pas nouveau : des munitions sont cachées dans des poubelles et comme, la veille des manifestations, les poubelles de la rue sont parfois inspectées, on les dissimule dans des cages d’escalier. Cette technique est ancienne et, oui, des gens se préparent. Mais ce sont, à mon avis, les militants les plus aguerris. Les autres saisissent plutôt les opportunités : la plupart du temps, ce qu’ils décrivent comme le matériel offensif, c’est-à-dire ce qui sert de projectiles, se trouve sur le parcours lui-même. C’est d’autant plus simple qu’il y a énormément de chantiers en cours et que la grève des éboueurs a été une aubaine incroyable, si bien que la plupart du matériel a été recueilli sur place. Des burins peuvent être utilisés pour briser les pierres, mais ces techniques sont anciennes. Les militants d’extrême gauche révolutionnaire ont toujours recouru à ce genre de méthode pour déjouer la surveillance de la police. Après quoi, ils adaptent leur stratégie à la réponse de la police. Par exemple, dans les manifestations de mai 1968 et au tournant des années 1970, les gens n’avaient pas besoin de se masquer le visage puisqu’il y avait pas de vidéo-surveillance.

M. Mounir Belhamiti (RE). À vous écouter, j’ai l’impression qu’il y aurait de bons et de mauvais black blocs. Or, je ne crois pas que ce soient les conclusions de vos travaux. À Sainte-Soline, des boules de pétanque ont été balancées sur les forces de l’ordre. Je doute qu’elles aient été trouvées le long d’un chemin champêtre. Il y a bien préméditation dans les modes d’action, communication et synchronisation. À un moment, quelque chose ou quelqu’un détermine comment l’action va se dérouler. Avez-vous pu identifier d’où venaient les ordres, quelle était la chaîne de commandement ? À Nantes, on voit des indications sur certains appels à manifester : amenez ceci, amenez cela, venez à tel endroit, habillez-vous de telle manière… Mais ce ne sont pas des black blocs. Ce sont des médias auto-proclamés, des associations ou des groupements de fait. Quels sont les liens entre les black blocs à proprement parler et ces organes qui commandent ou organisent les manifestations ?

Tout à l’heure, vous avez parlé des gardés à vue ressortis libres. Au cours de vos travaux, avez-vous pu étudier statistiquement le niveau de condamnation des membres des black blocs reconnus coupables, en fonction de leur catégorie socio-professionnelle ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Peut-être la police a-t-elle mené ce travail statistique. Ne disposant pas de tous les chiffres, il m’est impossible de le faire.

Je n’étais pas à Sainte-Soline. Je sais, parce qu’on l’a montré, qu’il y avait des boules de pétanque. Je n’ai pas d’information particulière sur la manière dont elles sont arrivées là. Il est effectivement peu vraisemblable qu’on les ait trouvées sur le chemin. Cependant, en me demandant qui donne les ordres, vous faites comme s’il y avait un grand ordonnateur. Je n’y crois pas du tout. Ce sont de petits groupes affinitaires qui se font et se défont. Même pour moi, c’est mystérieux. J’ignore qui décide d’acheter des boules de pétanque. Mais je ne crois pas qu’un grand ordonnateur dirige la manœuvre. C’est ce qui rend le travail des policiers si compliqué. S’il s’agissait d’une structure pyramidale hiérarchisée, les choses seraient simples : il vient un moment où on trouve le lieutenant, puis le chef, on coupe la tête et c’en est terminé des black blocs en France. À mon sens, ce n’est pas cela mais de petits groupes informels, liés entre eux ou pas, dont la composition évolue vite. Tout cela est extrêmement mouvant. C’est une nébuleuse, ce qui rend la chose délicate à résoudre.

Je suis journaliste. Ils le savent. S’ils avaient les intentions très élaborées que vous leur prêtez, si conspiration il y avait, ce n’est pas à moi qu’on le dirait. Pourquoi pas d’ailleurs un vaste complot, des black blocs financés par George Soros ? Je grossis volontairement le trait, je sais que vous ne dites pas cela. Les services de renseignement doivent être plus à même de répondre à ces questions.

Mme Sandra Marsaud (RE). Je vous remercie d’être venu exposer vos recherches. Pourriez-vous qualifier vos relations interpersonnelles avec les black blocs, nous dire si vous les avez interrogés face à face et comment vous avez procédé pour creuser leur mode de pensée ? Vous en avez déjà parlé, mais j’aimerais vous entendre préciser s’il y a souvent adhésion aux idées défendues dans les manifestations auxquelles ils participent. On retient de votre propos qu’il y a parfois un besoin individuel de provocation et de violence, qu’ils viennent chercher dans des manifestations. Vous ont-ils expliqué ce qui déclenche cela chez eux ? Trouvent-ils un repère dans le discours de posture radicale de certaines organisations ? Subsidiairement, quand, selon vous, a commencé la diversification des profils dont vous avez fait état ?

M. Thierry Vincent, journaliste. La diversification des profils est un processus continu depuis plusieurs années. Elle date surtout de l’épisode des gilets jaunes, qui ont été confrontés à une réponse policière forte entraînant beaucoup de blessés et qui ont perçu cela comme des violences policières. Il y a une sorte d’alliance avec les black blocs qui leur ont prêté main forte et leur ont montré comment, selon leur terme, « se défendre » contre la police. Je pense que ce qui a attiré beaucoup de gens. De même, lors de la contestation de la réforme des retraites, qu’il n’y ait aucune avancée en dépit de la durée et du succès du mouvement en a probablement désespéré certains, et les a convaincus que cette méthode illégale était préférable.

Bien entendu, pour écrire mon livre, j’ai rencontré des gens qui font partie de la mouvance, qui prônent ce genre d’actions et les pratiquent, même si j’ignore à quel niveau. Je n’ai pas voulu en dire trop, vous le comprenez, pour préserver le secret des sources.

Qu’est-ce qui a pu déclencher cela ? Je me souviens de la génération des lycéens de 2016. Un élément déclencheur a, à mon avis, fait basculer ce mouvement et provoqué la constitution d’un vrai black bloc à la française dans ces manifestations : l’incident du lycée Bergson à Paris. C’était le premier mouvement social que tous les portables filmaient. Le lycée Bergson, dans le XIXe arrondissement de Paris, était bloqué. Ça chahutait un peu et des policiers sont intervenus de manière musclée, c’est le moins que l’on puisse dire. L’un d’eux, condamné depuis, se livre à des violences, fait tomber un lycéen à terre, le relève et lui adresse un coup de poing. Les images sont diffusées partout. À l’époque, on n’avait pas conscience de la puissance des réseaux sociaux : ça s’est répandu comme une traînée de poudre. Le lendemain matin, le commissariat du XIXe arrondissement a été attaqué par ces lycéens. Ils étaient des centaines. C’était très impressionnant. J’en connais un certain nombre. Ils m’ont dit qu’ils se sont habillés en noir du jour au lendemain à la suite de cet événement. Nous défilions tranquillement, naïvement m’ont-ils dit, et nous nous sommes radicalisés. Beaucoup disent que cette confrontation avec la violence policière a été la source de leur révolte. Elle les a fait basculer dans une manière de manifester illégale et violente. D’autres peuvent avoir des blessures intimes : il y a autant d’histoires que d’individus. Certains ont vu les huissiers chez eux tous les quatre matins et cela les a révoltés. Il y a aussi de très jeunes gens qui ne savent pas qu’il faut demander une autorisation pour manifester : ils y vont à n’importe quelle heure, chahutent et se trouvent confrontés à un maintien de l’ordre vigoureux et parfois violent. C’est un élément déclencheur fréquent. Ensuite, il y a un effet tache d’huile : connaître une victime de violences a été décisif pour beaucoup.

Mme Edwige Diaz (RN). J’ai lu votre ouvrage attentivement. Vous décrivez des black blocs au caractère jovial et vous employez plusieurs fois le mot « sympathique ». Vous décrivez un contexte enfantin et ludique, par exemple lors du saccage d’une supérette parce que c’est sympa d’aller boire un petit coup ensemble après une manifestation. Vous trouvez presque une excuse ou une justification à la radicalisation en déclarant dans Le Figaro que « le meilleur agent recruteur des black blocs s’appelle Emmanuel Macron », et je le relève alors que je ne soutiens absolument pas la politique d’Emmanuel Macron. Quand vous désignez la police, vous employez souvent le terme « flic » plutôt péjoratif. Vous démystifiez le côté obscur des black blocs en disant que ce mouvement s’est féminisé, que c’est un milieu populaire avec des jeunes naïfs qui ne savent même pas qu’il faut une déclaration pour manifester. En gros, les black blocs, ce sont M. et Mme Tout‑le‑monde. N’avez-vous pas l’impression d’avoir une part de complicité dans la banalisation, voire la mise en valeur de ces violences ?

M. Thierry Vincent, journaliste. C’est surprenant. Je suis venu ici de bon gré pour essayer de vous donner des clefs de compréhension à mon modeste niveau. Je ne suis pas une encyclopédie des black blocs. Je ne connais pas tout le monde. Je ne comprends pas tout. Si vous voulez faire une critique de mon livre pour le juger bien ou mal écrit, allons-y !

Le mot « flic », franchement ! Le livre est écrit de manière un peu familière, comme par des jeunes. Quand je participe à des débats avec Linda Kebbab, policière, que je connais, nous disons « flic » ! Un flic appelle un flic un flic ! Les syndicats de policiers disent « flic » ! On peut, si vous voulez, passer trois heures à faire le procès stalinien de mon livre et me dire que je suis peut-être complice. (Mme Diaz interrompt l’orateur.) Non, je ne suis pas complice. J’ai du mal à comprendre que l’on puisse même poser cette question bizarre, qui n’est pas la plus intéressante. Je ne vous permets pas de dire ça parce que, moi, je ne vous accuse pas d’être complice de quoi que ce soit. (Mme Diaz interrompt à nouveau l’orateur.) Vous avez le droit de pas aimer mon livre. J’ai le droit de ne pas aimer cette question. Je vous ai répondu : non, non et non, je ne suis pas complice.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je rappelle que l’auditionné est un journaliste expérimenté, un professionnel réputé qui a travaillé pour de grands media, Envoyé Spécial notamment. J’ai lu ce livre, qui est un travail journalistique, certainement pas un plaidoyer en faveur des black blocs ou une vision romantique de leurs actions. Des citoyens peuvent écouter ce qui se dit dans cette salle et votre intervention, madame Diaz, peut leur donner une vision erronée du travail de notre invité. (Mme Diaz proteste). Oui, je donne mon avis comme vous donnez le vôtre, à la différence près que, contrairement à vous, je n’accuse pas M. Thierry Vincent d’encourager les gens à rejoindre les black blocs ou de faire leur promotion, comme vous l’avez dit. Parfois, les questions sont des accusations. Ne jouez pas les innocentes, ce rôle vous va très mal !

M. le président Patrick Hetzel. La commission d’enquête se réunit pour échanger avec les personnes qu’elle reçoit. Si vous le souhaitez, nous organiserons des temps de débat entre nous. Mais pour l’instant, nous en resterons là. Monsieur Caron, venons-en au fait.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce livre intéressant mériterait que l’on s’y arrête longuement. Un de mes collègues vous a demandé si quelqu’un donne des ordres sur la manière de se procurer le matériel. Vous expliquez l’inverse : une considérable autonomie laissée à chaque membre qui décide tout à coup de se joindre au black bloc, terme dont vous expliquez qu’il décrit un mode opératoire. On n’est pas un black bloc : on fait partie du black bloc ponctuellement. Vous expliquez aussi que c’est la colère sociale qui alimente les troupes des black blocs et que, moins il y a de démocratie, plus les vecteurs classiques de l’expression républicaine sont abîmés, plus les violences policières sont visibles, plus augmente finalement le nombre de pratiquants de ce genre d’expression. Nous sommes dans l’objet même de la commission d’enquête, qui est de comprendre les mécanismes d’organisation des violences, et non des dégradations, perpétrées par les black blocs.

Vous expliquez aussi qu’il ne faut pas exclure la présence de militants d’extrême droite dans des black blocs. Peut-être pourrez-vous préciser dans quelle mesure des mouvements d’extrême droite, ou en tout cas des personnalités d’extrême droite, sont actives. Dans votre livre, vous prenez l’exemple des violences commises à l’Arc de Triomphe en 2018, rappelant que les auteurs étaient des militants d’extrême droite, notamment du Front national, des néo-fascistes qui ont été condamnés par la justice. Ils ne sont donc pas exempts du phénomène black bloc. Ils peuvent s’y mêler.

Un lien existe-t-il entre ce mode opératoire et des partis politiques ? Vous semblez dire que non, mais j’aimerais que vous précisiez votre opinion. Vous expliquez que beaucoup des participants au black bloc ne votent pas, sont dépolitisés et se tournent vers ce mode d’action parce qu’ils ne croient plus en la politique. Vous donnez l’exemple d’un jeune homme qui avait voté en faveur de François Hollande lors de l’élection présidentielle et qui, déçu de ce qui s’était passé ensuite, a considéré la violence comme seul moyen d’expression.

M. Thierry Vincent, journaliste. Je l’ai dit plusieurs fois : le black bloc est une pratique de manifestation. Il y en a déjà eu dans des manifestations d’ultra-droite. C’est beaucoup plus rare parce qu’il y a peu de manifestations d’ultra-droite et qu’elles rassemblent moins de monde. Mais cela peut arriver. J’ai pris l’exemple des rassemblements qui ont suivi la tragique affaire Lola. Mais c’est arrivé aussi avec la Manif pour tous. On constate alors la constitution d’un petit bloc de gens masqués de noir, avec les mêmes méthodes et, face à la police, les mêmes armes défensives. Je ne voulais pas dire que les black blocs des manifestations du printemps comprennent des militants d’extrême droite. Si cela existe, ils sont extrêmement minoritaires. Mais la mouvance s’est tellement diversifiée et ouverte à tout le monde que la question peut se poser.

C’est notamment vrai pour un événement précis : le 1er mai. Ce jour-là, des militants du Parti communiste ont été attaqués. Que des autonomes s’en prennent à des membres du Parti communiste, c’est la rivalité idéologique connue entre gauchistes et communistes. Ce n’est ni impossible ni incohérent intellectuellement. Néanmoins, on peut s’interroger quand, sur un certain canal d’ultra-droite curieusement encore légal alors qu’il a pour signature la diffusion permanente d’images de violences commises en toute impunité et de gens agressés par des militants d’ultra-droite, des militants se sont mis en image avec un drapeau du Parti communiste qu’ils avaient, disaient-ils, volé à l’occasion de cette manifestation du 1er mai. Ils revendiquaient en quelque sorte cette attaque. Cette affaire est peut-être un détail mais il n’est pas impossible que, par moment, des militants d’extrême droite se soient amusés à se prendre en photo dans la manifestation, où ils étaient à titre individuel, pour affirmer leur présence. En bref, je ne sais pas. C’est très certainement extrêmement minoritaire mais il se peut qu’il y ait aussi, ponctuellement, des militants néo-fascistes là-dedans. On ne reconnaît personne sous les cagoules. C’est le grand mystère et c’est fait pour ça. Ce peut être n’importe qui, méconnaissable même à côté de ses ennemis politiques.

Je n’ai jamais vu de lien avec des partis politiques institutionnels. Au contraire, la radicalité qu’incarne le black bloc s’est construite en opposition aux partis traditionnels, notamment les partis de gauche du champ démocratique. Pour mettre les pieds dans le plat, j’ai lu comme tout le monde que La France insoumise, notamment, est soupçonnée de complicité ou de connivence. Ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais vu quelqu’un lié de près ou de loin à La France insoumise, adhérents ou sympathisants, parmi les militants que j’ai longtemps interrogés.

Le 23 septembre 2017, une manifestation est organisée par La France insoumise à laquelle s’invitent les black blocs sans, évidemment, avoir été conviés. Elle se termine par un discours de Jean-Luc Mélenchon et il y a des incidents, des bagarres entre des militants insoumis et des éléments radicaux qui s’en prennent à eux en leur reprochant d’être déjà complices du système… Jean-Luc Mélenchon n’est pas du tout l’idole des black blocs. Pour parler franchement, quelqu’un qui a été ministre de Lionel Jospin et sénateur pendant 35 ans représente tout ce que ces gens n’aiment pas. En résumé, je ne connais pas de lien avec La France insoumise ni avec un autre parti politique d’extrême gauche. Ce sont des jeunes gens qui se sont construits en opposition aux partis.

M. le président Patrick Hetzel. Comme je l’ai déjà indiqué, les énonciations de votre ouvrage semblent parfois paradoxales, faisant état à la fois d’une mouvance inorganisée et de modes opératoires organisés. Mais je pense que vous décrivez la réalité. Les choses sont contrastées. Les black blocs se caractérisent par un mode opératoire s’exprimant par la violence. Néanmoins, il peut y avoir une typologie des intervenants, certains considérant cette violence comme un moyen d’obtenir quelque chose, d’autres l’exerçant pour elle-même. J’ai trouvé étonnante votre assertion selon laquelle peuvent se trouver parmi les black blocs des gens qui, au regard de leur filiation idéologique, sont des militants pacifistes. Comment est-ce conciliable ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Probablement sont-ils déçus par le peu de résultats acquis, selon eux, par la non-violence. Vous avez raison, il y a dans les propos que je tiens aujourd’hui comme dans mon livre des éléments paradoxaux, quoique non contradictoires. C’est que le black bloc est en lui-même un paradoxe. C’est un mélange d’improvisation et d’organisation. La répartition des tâches entre ceux qui ramassent des cailloux, ceux qui les donnent, ceux qui cachent les autres, ceux qui font le guet, tout cela se structure. La force du black bloc est cette grande part d’improvisation. Si c’était une organisation militaire, une armée professionnelle, ce serait beaucoup plus facile pour la police. Il y a donc paradoxe, mais la réalité est elle-même paradoxale. Certains viennent en manifestation sans forcément prendre position au départ : parfois ils sont black bloc, parfois non, et ils outrepasseront les limites de la légalité selon les circonstances.

M. le président Patrick Hetzel. D’autres interlocuteurs, notamment de services de police, ont utilisé à peu de chose près les mêmes mots.

M. Thierry Vincent, journaliste. Je n’ai donc pas complètement tort. Il est dommage que votre collègue Edwige Diaz ne soit plus là, elle aurait pu constater que j’ai parfois la même analyse que la police. Vous le lui direz pour qu’elle constate que je ne suis pas l’ange noir des black blocs qui organise leur action en sous-main…

On ne va pas forcément à sa première manifestation habillé en noir affronter la police et casser des banques. La plupart des black blocs ont, dans un premier temps, défilé pacifiquement. Certains ont été syndicalistes, d’autres militants associatifs ou citoyens légalistes qui pensent que ce n’est pas bien de casser. Mais un phénomène politique a été constaté que je ne suis pas seul à mentionner : beaucoup de ces manifestants ont été déçus par la démocratie. Le traité constitutionnel européen de 2005 est souvent cité comme un péché originel. Un referendum est organisé, que le non gagne largement, à 55 %. Mais ensuite est signé le traité de Lisbonne, et les gens ont eu l’impression d’avoir été entourloupés et que ce traité a servi à réintroduire en catimini ce qu’ils avaient rejeté. Depuis, il n’y a pas eu de referendum. Tout récemment, deux initiatives référendaires ont été rejetées pour des raisons constitutionnelles. Apparemment, le referendum d’initiative partagée est difficile à organiser. Beaucoup se disent alors que le vote ne sert à rien puisque l’on n’en tient pas compte. Vous devez écouter ce discours. Je suis certain que vous le faites puisque, élus vous-mêmes, vous devez aussi vous rendre compte que les partis politiques et les dirigeants sont discrédités. Plus ils sont proches du sommet, plus ils le sont. Les élus de terrain le sont un peu moins. C’est un phénomène inquiétant.

Prenons l’exemple de ce jeune homme qui, en 2012, avait voté avec enthousiasme pour François Hollande, le candidat de gauche qui se disait ennemi de la finance. Lorsque, quatre ans plus tard, cet électeur voit le chef de l’État, qu’il a contribué à élire, impulser une loi libéralisant le marché du travail, il est d’autant plus en colère que cette loi ne figurait pas dans le programme électoral du candidat. C’est perçu comme une trahison. Tous les pouvoirs politiques ont une responsabilité à ce sujet. C’est le débat plus large sur le discrédit des partis et des institutions mais, pour moi, c’est là-dessus qu’il faut s’interroger. Pour beaucoup d’entre eux, les black blocs ne sont pas des gens intrinsèquement violents au départ, même s’il y a certainement des cas individuels ou des personnes qui relèvent du hooliganisme. Le référendum de 2005 revient souvent dans les explications données. En résumé, on peut passer d’une méthode de manifestation légaliste et pacifiste à un mode illégal et violent parce qu’on a été déçu, que l’on a constaté l’inefficacité de l’action antérieure légale, et surtout que l’on a eu l’impression de ne pas être entendu.

M. Michaël Taverne (RN). Quand j’ai parlé d’escalade et de désescalade, vous m’avez répondu que je souhaitais une réponse policière plus importante. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Nous avons auditionné des policiers et des gendarmes qui, au contraire, disent qu’on leur a retiré de plus en plus de moyens au fil des ans. Dans votre livre, vous utilisez le terme de « policiers surarmés ». Policiers et gendarmes disent le contraire, et leur hiérarchie aussi.

Vous avez évoqué des violences policières. Je connais bien le maintien de l’ordre, et aussi les black blocs pour y avoir été confronté des années, notamment à Nantes et à Rennes. Les violences sont brutales. Quand un de vos collègues, policier depuis deux mois, reçoit un pavé en pleine tête et tombe à côté de vous alors qu’il est sous votre responsabilité, je peux vous assurer que ça marque. Considérez-vous la réponse policière adaptée à la violence décomplexée des black blocs ? On parle systématiquement de violences policières. Mais quand on voit les images, ne serait-ce qu’à Sainte-Soline où il y avait beaucoup plus de gendarmes, le milieu rural différant du milieu urbain, ne pensez-vous pas la réponse des forces de l’ordre proportionnée à ce qu’elles subissent ? On parlait de catégories d’armes : un coquetel Molotov est une arme de catégorie A que les Russes utilisaient pour percer les panzers allemands. Alors, pensez-vous que les black blocs sont de plus en plus violents, si bien que les forces de l’ordre doivent répondre d’une façon proportionnée à la gravité de l’atteinte ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Vous aimez poser souvent la même question en espérant que je fasse la réponse que vous attendez. D’abord, je ne suis pas sûr que l’objet de cette commission d’enquête soit d’entendre mon avis sur les violences policières, ni que ce soit intéressant. Je m’efforce d’être prudent et le plus impartial possible, de parler de perception de violence. Que cela plaise ou non, parmi les gens qui ont manifesté avec les gilets jaunes, il y a eu des mutilés. Vous pensez peut-être qu’ils l’ont mérité… (M. Taverne s’exclame.)

Vous me faites des procès d’intention, alors je vous taquinais. Vous voulez me faire dire que la réponse policière n’est pas assez proportionnée et qu’il faudrait taper plus dur. Je vous dis ce que j’ai constaté. Au sujet des moyens, ce que vous relevez est intéressant, parce que les policiers disent la même chose que moi : « On a enlevé les moyens humains, et pour compenser, on a donné des armes et des moyens quasiment militaires ». Voilà ce qui se passe ! S’il y avait plus d’effectifs dans les compagnies républicaines de sécurité, vous auriez moins besoin de grenades de désencerclement, utilisées dans les cas où les policiers sont isolés dans un guet-apens et où ils ne peuvent pas se défendre. Elles sont aussi faites pour garder à distance. Mais si vous aviez plus de moyens humains, vous auriez moins besoin de ces armes.

Faut-il armer encore plus la police ? Je doute d’avoir la compétence pour répondre à cette question. (M. Taverne s’exclame.) Vous m’avez bien demandé si la réponse de la police est proportionnée ?

M. Michaël Taverne (RN). Je vous ai demandé si vous pensiez que la violence des black blocs est plus importante aujourd’hui, si bien que les policiers doivent se défendre.

M. Thierry Vincent, journaliste. C’est ce que j’essaye de vous expliquer en reprenant le paradoxe de la poule et de l’œuf. Ce n’est pas mon rôle de trancher ce débat. Je suis un observateur clinique, un journaliste qui essaie de rester impartial. Je constate que les deux violences augmentent en parallèle et je dis qu’une stratégie de désescalade ne consistera pas à armer encore plus la police, avec pour effet une réponse perçue comme plus violente de sa part. Les policiers se plaignent de ce qu’ils ont moins de moyens humains et que, pour compenser, on leur a donné des armes qu’ils ne sont pas forcément ravis d’avoir. (M. Taverne se récrie.) Eh bien, ils disent parfois en secret à un journaliste ce qu’ils ne vous disent peut-être pas ! Cependant, je m’étonne que personne ne se soit plaint de ce manque d’hommes. Évidemment, comme ils ont moins d’effectifs, ils préfèrent avoir des armes plutôt que rien, parce qu’ils ont peur et qu’ils veulent pouvoir se défendre. Mais je vous assure qu’on me l’a dit, croyez-moi ! Ils ont moins de moyens humains et on a compensé : évidemment, ça coûte moins cher de les surarmer que d’embaucher et de maintenir les effectifs.

Pour ma part, je pense que cette réponse peut être dangereuse. Certains policiers vivent dans la terreur qu’il y ait un mort ou un blessé grave, une bavure, comme on disait avant. (M. Taverne interrompt l’orateur) Mais comment pouvez-vous, monsieur, mettre sur le même plan la police, un groupe constitué qui représente l’État, et un groupe complètement flou ? Parce qu’ils sont méchants en face ? Je ne sais que dire, sinon que la police représente l’État, lequel décide de ce que les forces de l’ordre ont le droit de faire, s’il les arme plus, s’il en augmente ou en diminue le nombre. Après m’avoir demandé si la réponse de la police est disproportionnée, allez-vous me demander si les réponses des black blocs ou les attaques des black blocs contre la police sont proportionnées ? Peut-être voudriez-vous que je demande aux black blocs d’être moins violents ? Je ne comprends pas votre question. Selon moi, il y a un certain surarmement de la police. Des armes dangereuses sont utilisées. Il y a eu, vous le savez et vous semblez le regretter, et je n’en doute pas, des mutilés parmi des gens qui défilaient pacifiquement. Si vous voulez aller encore plus loin en ce sens, vous allez évidemment augmenter le ressentiment. Ce n’est pas une stratégie de désescalade !

S’agissant des coquetels Molotov, il faut relativiser. Il est rare qu’il y en ait. Là, il y en a eu. Mais ce n’est pas le cas dans toutes les manifestations. À un moment, il y en avait un, deux, peut-être trois en tout. Je vous accorde qu’il y en a davantage maintenant, mais il ne faut pas faire croire qu’il y a des coquetels Molotov à chaque manifestation. Il est vrai, que quand il y en a, c’est un signe de forte radicalisation.

Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question mais je ne peux pas répondre autre chose. Effectivement, je pense la réponse policière inadaptée. C’est uniquement mon avis et je ne suis pas du tout sûr d’être compétent pour m’exprimer à ce sujet.

M. Mounir Belhamiti (RE). Vous avez dit, il y a quelques instants, que la formation par les agents du maintien de l’ordre de colonnes de part et d’autre des manifestants avait pour conséquence d’attiser les violences. Maintenant, vous nous dites que, parce que les effectifs sont moindres et davantage équipés, cela excite les manifestants. Où est la vérité ? Faut-il en mettre plus ou moins ? Pour ma part, je me réjouis d’appartenir à une majorité qui vote des budgets permettant de recruter plus d’agents des forces de sécurité intérieure, y compris pour le maintien de l’ordre. Je pense que les deux doivent aller de pair : il faut plus d’effectifs et plus de moyens techniques.

Je me souviens que l’on a vu apparaître ces groupements en 2001 en marge du G8 de Gênes. Or, dans un entretien au Figaro, vous tenez les propos suivants : « Oui, finalement, Emmanuel Macron est le meilleur agent recruteur des black blocs ». Est-ce une formule ? Sommes-nous en présence d’une mouvance internationale qui contamine nos manifestations ou est-ce que, comme vous semblez le dire dans Le Figaro, ce serait un problème spécifique à la France ? Là encore, où est la vérité ?

Enfin, il n’y a évidemment pas de ligne de commandement permanent de ce mouvement. Mais cela ne signifie pas que, lorsque ces gens sortent de la dissimulation pour s’activer, ce n’est pas dans un ordre établi. Là est la nuance. C’était le sens de ma question tout à l’heure. Vous avez parlé d’une forme d’auto-organisation. Comment cela se structure-t-il ? Le même modèle se retrouve-t-il de manifestation en manifestation ?

M. Thierry Vincent, journaliste. Vous me prêtez un savoir que je ne détiens pas. Encore une fois, je n’ai pas fait d’infiltration. Contrairement à ce que dit Mme Edwige Diaz, je ne suis pas complice des black blocs. Je n’ai même jamais été à l’intérieur d’un black bloc. Je ne me suis évidemment pas habillé en noir. Je n’ai rien fait d’illégal. Je suis toujours resté observateur, avec un brassard de presse, regardant avec la distance de sécurité requise. Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je suis incapable de vous répondre de manière aussi précise que vous le souhaitez.

Je vois des gens qui se cagoulent à un moment. Mais j’ignore qui donne un signal et comment. Je pense que les codes changent d’une manifestation à l’autre. Mais je ne les connais pas. Y a-t-il d’ailleurs des codes secrets ? Sur place, je constate une division des tâches : ceux qui vont tenir les forces de l’ordre à distance, ce qui signifie se confronter à la police pour qu’elle n’intervienne pas lors des dégradations, ceux qui essaient de dissimuler le visage des autres aux caméras de vidéo-surveillance… Il y a vraisemblablement une division des tâches de cette sorte. J’en sais beaucoup moins que la police à ce sujet. Ce n’était pas mon objet d’étude.

Je ne crois pas tenir de propos contradictoires sur la police. Plusieurs éléments doivent être pris en considération : le nombre de policiers, où ils se placent et ce qu’ils font. Je crois que le préfet de police Laurent Nuñez, à l’automne dernier, n’a pas employé moins de policiers. Mais il les a placés dans les rues adjacentes, un peu plus loin et un peu plus discrètement. Ils étaient presque invisibles et il n’y a pas eu de dégradation. Ce n’est pas une question de nombre. Mettre les forces de l’ordre à touche-touche avec les manifestants dans un rassemblement où une étincelle peut provoquer le désordre, ce n’est pas la bonne technique. La proximité immédiate des policiers est facteur d’augmentation des tensions. C’est ce que j’ai dit.

Le phénomène des black blocs n’est pas spécifiquement français. Il est né en Allemagne et c’est effectivement lors des sommets internationaux qu’ils apparaissent, pour la première fois en 1999 à Seattle où, à la surprise générale, ils parviennent à interrompre le sommet. C’est leur grand succès. À Gênes, cela se termine beaucoup plus mal, avec un mort. Le phénomène n’est véritablement arrivé que tardivement en France, en 2016. On avait bien vu un black bloc lors du sommet de l’Otan en 2009, mais c’était en raison de la proximité de l’Allemagne. Le phénomène n’est donc pas français. Mais maintenant, les Français sont presque en avance. Nous sommes le pays européen où les black blocs sont les plus actifs et les plus nombreux, où ils causent le plus de désordre en manifestation. En Allemagne, le phénomène est beaucoup moins développé qu’avant. Il perdure un peu en Italie, mais également moins qu’avant. Il reste la Grèce mais ce n’est pas comparable étant donné la petite taille du pays. Donc oui, il y a une spécificité française ces dernières années.

Je maintiens que les policiers sont surarmés, ou qu’en certaines occasions des armes sont utilisées qui ne devraient pas l’être, et que la réponse policière est parfois disproportionnée. Évidemment, il y a des cas de violences de l’autre côté. Mais je pense vraiment que baisser la tension suppose une présence policière la plus discrète possible, une réponse la plus mesurée et la plus proportionnée possible.

Mais ce qui est vraiment spécifique à la France, c’est que c’est un pays où on ne se parle plus. Le taux d’abstention y est considérable. Il n’est comparable ni en Italie ni en Allemagne. C’est un pays où les gens ne croient plus en la politique, phénomène qui certes ne concerne pas seulement la France. Or, aucune autre grande démocratie occidentale n’organise le pouvoir de façon aussi verticale et, pardonnez-moi de le dire, aussi autoritaire. C’était vrai avant le président actuel. Mais je puis vous dire, de ce que j’entends dans les manifestations, qu’il est perçu comme très, très autoritaire. Certes, il paie aussi pour ce qui a été fait avant son accession au pouvoir. Il y a quand même des particularités en France, où les black blocs ne sont pas complètement coupés du reste de la manifestation. Il existe un continuum et des gens ont de la sympathie pour eux. Cela ne fait probablement pas plaisir, mais c’est ainsi. J’ajoute qu’il y a une autre spécificité française : nous organisons plus de manifestations qu’ailleurs. Le Président de la République a parlé de « Gaulois réfractaires ». Cet aspect existe. Le dialogue constructif est difficile si bien que les choses se passent souvent par des voies illégales et violentes.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir pris part à cette audition.

*


 

  1.   Audition des associations Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme (29 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne les associations Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme ([13]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous commençons la matinée avec une table ronde des associations de défense des droits de l’homme. J’accueille avec joie Mme Nathalie Tehio, membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme, et Mmes Fanny Gallois et Domitille Nicollet, respectivement responsable de programme et chargée de plaidoyer pour Amnesty International. Mesdames, vous êtes les bienvenues devant cette commission d’enquête.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées oralement de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à notre connaissance.

Vous savez quel sujet nous réunit. Notre commission d’enquête a pour objet les manifestations du printemps, tant à Paris qu’ailleurs en France et singulièrement en milieu rural. Nous nous attachons à déterminer le profil des auteurs de débordements violents. Nous sommes aussi en charge, et c’est la raison de votre présence ici, de l’évaluation de la réponse apportée par les autorités administratives et judiciaires. Le maintien de l’ordre en manifestation implique de concilier le droit fondamental à l’expression politique des citoyens avec la nécessaire protection des personnes et des biens. Notre rôle consiste à apprécier cette conciliation, à relever ses succès et à pointer ses échecs.

Si l’on s’en réfère aux travaux de vos organisations, les aspects négatifs sont nombreux. Vous soulignez régulièrement les défauts du maintien de l’ordre à la française et, pour la Ligue des droits de l’homme, vous avez directement critiqué l’encadrement des manifestations, notamment le nombre de verbalisations. Nous sommes impatients d’échanger avec vous sur ces différents griefs.

Il me revient de poser les premières questions pour introduire les débats. En premier lieu, diriez-vous que le maintien de l’ordre à la française s’est dégradé au cours de la dernière décennie, jusqu’aux événements de ce printemps ? Si oui, à qui attribuez-vous la responsabilité première de cette situation ?

En second lieu, diriez-vous que les juridictions, administratives et judiciaires, fonctionnent correctement dans leur double mission de protection des droits fondamentaux et de prévention des violences aux personnes ? Quel dispositif législatif vous apparaît le plus sujet à critiques ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Fanny Gallois, Domitille Nicolle et Nathalie Tehio prêtent serment.)

Mme Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International. Nous vous remercions de recevoir Amnesty International France, qui travaille sur les questions de police et de droits humains depuis de nombreuses années. Nous tenons toutefois à vous faire part de notre surprise à la lecture de l’objet de cette commission d’enquête qui porte sur « la structuration, le financement, les moyens et les modalités d’action des groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023, ainsi que sur le déroulement de ces manifestations et rassemblements », puis des questions qui nous ont été soumises. Nous avons été destinataires de ce qui a été d’abord appelé une « proposition d’audition » mais qui s’est avéré, en réalité, une « convocation » comme il nous l’a été fermement rappelé par la mention des dispositions qui régissent les commissions d’enquête parlementaires. Ces dispositions nous contraignent à nous présenter.

Nous sommes surprises parce que, comme nous l’avons indiqué à votre secrétariat, le mandat d’Amnesty international est la protection des droits humains. C’est à ce titre que nous travaillons sur la manière dont les États, et plus particulièrement les forces de l’ordre, facilitent et protègent la liberté de réunion des personnes. Notre mission consiste, en France comme ailleurs, à demander des comptes aux États sur les violations des droits de l’homme, ce qui inclut l’usage inutile ou disproportionné de la force par les forces de l’ordre. Les actes de violence commis par des individus relèvent du droit pénal en vertu du principe de responsabilité individuelle, que l’État français fait respecter. Nous reconnaissons bien entendu que ces actes de violence existent. Mais notre mandat ne consiste pas à les documenter. Nous rejetons toute équivalence entre la violence des États et les actes de violence d’individus. Par ailleurs, comme nous l’avons également indiqué en amont de cette audition, Amnesty n’a pas documenté la période sur laquelle porte cette commission d’enquête. Nos équipes sont en train de procéder à une analyse de certaines opérations de maintien de l’ordre en manifestation, y compris sur la période qui vous intéresse. Mais nous ne serons en mesure de partager ces informations qu’à la fin de cette étude.

Cela étant dit, nous accueillons favorablement la possibilité qui nous est offerte de partager un certain nombre d’inquiétudes dont nous avons fait part publiquement et auprès des autorités françaises ces dernières années, et qui ont trait au respect de la liberté de réunion en France.

Il s’agit tout d’abord du recours illégal à la force par les forces de l’ordre. Il prend par exemple la forme d’un usage excessif de gaz lacrymogène pour disperser des manifestants majoritairement pacifiques ou n’ayant pas la possibilité de se disperser. Il y a les coups de matraque à des manifestants pacifiques, ne présentant pas de danger ou déjà maîtrisés. Il y a le recours à des armes dangereuses et potentiellement mutilantes comme le lanceur de balles de défense LBD 40, dont nous demandons la suspension, les grenades de désencerclement ou encore les grenades modulaires à deux effets lacrymogènes (GM2L) dont nous réclamons l’interdiction en maintien de l’ordre. L’utilisation de ces armes dites à létalité réduite peut selon nous, dans un certain nombre de cas, constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant selon le droit international, et elle ne respecte pas les principes cardinaux de proportionnalité et de nécessité du recours à la force.

Les arrestations abusives de manifestants et leur criminalisation, que nous avons documentées dans un rapport publié en 2020 après deux ans d’enquête, sont notamment le fait de dispositions législatives trop vagues ou contraires au droit international. Elles donnent lieu à des interpellations et des détentions arbitraires de manifestants n’ayant commis aucune violence, et parfois à des poursuites abusives. Outre qu’elles violent le droit de réunion pacifique, ces dispositions aboutissent également à dissuader les personnes de se rendre en manifestation et d’exercer librement leur droit de manifester.

D’autres entraves à la liberté de réunion pacifique ont trait aux interdictions de manifestation, au flou qui demeure sur le régime de déclaration, ou encore à l’utilisation de systèmes de surveillance tels que les drones. Elles devraient, selon nous, faire l’objet d’une attention particulière de la part de la commission d’enquête.

Compte tenu de ces éléments, nous souhaitons partager notre inquiétude quant à la finalité et au débouché potentiels de la présente commission d’enquête. La formulation de son objet et de plusieurs des questions que vous nous avez soumises nous font craindre, non seulement une invisibilisation des violations des droits de l’homme commises par les forces de l’ordre, dont il semble être très peu question, mais également une accentuation de certaines dérives qui risque de résulter de ces réflexions.

Dans un récent rapport de mai 2023, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté de réunion pacifique a observé que les États ont de plus en plus tendance à considérer les manifestations et le militantisme en faveur des droits de l’homme comme des actes criminels ou une menace pour la sécurité nationale et l’ordre public, au lieu de permettre, de faciliter et de protéger les droits. « Plutôt que de s’attaquer à l’emploi excessif de la force par des membres des forces de l’ordre, les États rejettent souvent la faute sur des manifestants violents ».

L’idée d’une nouvelle loi, qu’a évoquée le ministre de l’intérieur à l’issue des manifestations du 1er mai, suscite notre plus vive inquiétude. En 2019, lorsqu’une telle loi dite « anticasseurs » avait été présentée, nous nous étions, avec de nombreuses autres organisations, fortement émus de ses dispositions qui ouvraient grand la porte à l’arbitraire du pouvoir exécutif. Heureusement, le Conseil constitutionnel avait censuré partiellement cette loi, notamment l’interdiction administrative de manifester qui aurait permis à l’administration d’interdire à des personnes de défiler sur des bases extrêmement floues et loin du regard de la justice. Mais d’autres dispositions problématiques de cette loi avaient été validées, comme la création du délit de dissimulation du visage sans motif légitime, qui expose à des arrestations, voire à des condamnations arbitraires, les manifestants pacifiques qui souhaitent par exemple se protéger des effets des gaz lacrymogènes.

Vous comprendrez donc que nous nous inquiétions aujourd’hui de ce sur quoi pourrait déboucher une commission d’enquête qui vise aussi spécifiquement ce que vous appelez les groupuscules auteurs de violences en manifestations. Alors que les conditions d’exercice du droit de manifester pacifiquement en France sont déjà sujettes à de nombreuses critiques, de nouvelles mesures ou le renforcement de mesures existantes visant à mettre fin aux violences des manifestants, sans tenir compte des entraves qu’elles induisent pour le droit de manifester, viendraient dégrader encore l’exercice de ce droit. À l’inverse, nous aurions espéré qu’une commission d’enquête se penche sur les atteintes au droit de manifester par les autorités afin d’alimenter une réflexion sur la nécessaire réforme du maintien de l’ordre, que nous appelons de nos vœux, pour aller vers des stratégies de dialogue et de désescalade permettant un meilleur respect des droits de l’homme.

M. le président Patrick Hetzel. Dans votre propos, vous avez indiqué que l’un des problèmes est lié à des dispositions législatives trop vagues. Pouvez-vous en dire plus ? De la même manière, nous entendons qu’Amnesty ne se focalise pas sur la même période que notre commission d’enquête. Je note toutefois que votre organisation a communiqué à deux reprises ce printemps. Dans des communiqués du 1er mars et du 23 mars, vous évoquez le terme de « violences policières » et l’argumentation que vous développez s’organise autour du recours excessif à la force et des arrestations abusives. Pouvez-vous nous donner des précisions ?

Enfin, Amnesty a une approche internationale. Vous voyez donc comment les choses évoluent ailleurs. Avez-vous des éléments de comparaison sur des pays où la législation semble plus opérationnelle pour respecter droits fondamentaux ?

Mme Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International. En ce qui concerne les dispositions législatives trop vagues ou contraires au droit international, nous avons dressé une liste de recommandations que nous mettrons à votre disposition. Je pense à différentes dispositions du code pénal. On peut citer l’organisation de manifestations non déclarées, l’outrage à l’encontre de personnes dépositaires de l’autorité publique qui devrait selon nous relever du droit civil et non du droit pénal, la participation à un attroupement de l’article 431-3 du code pénal qui est trop vague et qui permet de mettre en cause des personnes n’ayant pas commis de violence, l’interdiction de dissimulation du visage créée par la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations qui incrimine des personnes qui auraient porté un masque pour se protéger ou cacher leur visage alors même qu’elles n’ont pas l’intention de commettre des violences ou de s’en rendre coupables, ou encore la participation à un groupement en vue de commettre des violences qui continue d’être très utilisée pour cibler des personnes sur une simple intention de commettre des violences alors même qu’elles ne participent pas à leur préparation. Ces dispositions devraient être soit précisées pour épargner les manifestants qui n’ont pas l’intention de commettre des violences et qui ne s’en rendent pas coupables, soit abrogées parce qu’elles donnent lieu à de nombreuses arrestations arbitraires.

S’agissant de nos communications, dans un article du 1er mars 2023, nous avons alerté sur le recours excessif à la force et sur les arrestations abusives à l’occasion de manifestations qui avaient lieu dans le cadre de l’opposition au projet de réforme des retraites. Dans un article du 23 mars, nous sommes revenus sur la question des armes dangereuses utilisées dans les manifestations en France et dans le monde. Nous y avons présenté nos demandes d’interdiction des armes à létalité réduite conçues dans le seul but d’infliger des mauvais traitements. Nous recommandons également un contrôle strict du commerce d’autres armes à létalité réduite pouvant légitimement servir aux opérations de maintien de l’ordre, mais susceptibles d’être utilisées pour infliger de mauvais traitements. Ces armes ne devraient pas être commercialisées auprès de régimes qui risqueraient d’en faire usage pour réprimer les manifestations de manière indue. Cela s’inscrit dans le cadre plus vaste d’un plaidoyer contre le commerce des instruments de torture, qui sera présenté à l’Organisation des Nations unies.

Dans le détail, nous évoquions d’abord l’utilisation abusive des matraques. Après la mobilisation du 19 janvier, un manifestant a dû être amputé d’un testicule après un coup de matraque à l’entrejambe. Nous avons étudié les vidéos et il ne présentait aucun danger. D’autres cas d’utilisation abusive ont été signalés. Nous avons aussi commenté l’utilisation excessive de lacrymogène que plusieurs médias ont documentée avec des projections directes, dans des quantités importantes, sur des manifestants pacifiques pour disperser les manifestations sans qu’il soit toujours possible de quitter les lieux.

Nous avons également fait référence à l’utilisation abusive de grenades de désencerclement, dont nous demandons l’interdiction. Nous avons commenté ce qui s’est passé lors de la manifestation du 11 mars, où une lycéenne de 15 ans aurait été grièvement blessée au visage après avoir été touchée par une telle grenade. Dans ces articles, nous avons aussi mentionné les arrestations abusives. Le 16 mars, 292 personnes ont été interpellées et placées en garde à vue durant une manifestation sur la place de la Concorde, à Paris, et 283 d’entre elles sont ressorties libres, soit 96 %.

Enfin, nous avons réagi aux propos tenus le 21 mars par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, qui avait déclaré qu’être dans une manifestation non déclarée est un délit et mérite une interpellation. Selon le droit international, manifester pacifiquement ne doit pas être soumis à autorisation préalable. Ne pas déclarer une manifestation ne la rend pas illégale. Le 8 juin 2022, un arrêt de la Cour de cassation a jugé qu’aucune disposition légale ou réglementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

S’agissant de la situation internationale, nous documentons les entraves au droit de manifester dans de nombreux pays. Nous n’établissons pas de liste de bons ou mauvais élèves cependant. Notre boussole concerne la violation des droits. Nous relevons néanmoins que la France est le seul pays européen à utiliser les grenades de désencerclement en maintien de l’ordre.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. La Ligue des droits de l’homme a été étonnée d’être convoquée devant cette commission d’enquête dans la mesure où nous ne connaissons pas les groupuscules violents. Nous ne savons d’ailleurs pas s’il s’agit de groupes ou de personnes isolées.

En tant qu’avocate pénaliste, je souhaite préciser que l’infraction de violences ne concerne que les atteintes à l’intégrité physique ou psychique des personnes. Elle figure dans le livre II du code pénal relatif aux crimes et délits contre les personnes. La Ligue condamne les violences commises contre les policiers et les gendarmes. Par ailleurs, elle n’établit pas d’équivalence entre les violences commises par des personnes d’une part, et les violences de l’État d’autre part.

Puisque vous souhaitez connaître le point de vue de la Ligue sur le maintien de l’ordre, j’aimerais insister sur l’approche de notre association, centrée sur la défense des droits de l’homme. Notre condamnation de certaines pratiques est largement partagée par des institutions de défense des droits de l’homme. Ainsi, un certain nombre de rapporteurs spéciaux des Nations Unies viennent de critiquer la France sur sa gestion des manifestations, en précisant : « Nous appelons les autorités à entreprendre un examen complet de leurs stratégies et pratiques en matière de maintien de l’ordre afin de permettre aux manifestants d’exprimer leurs préoccupations et à faciliter une résolution pacifique des conflits sociaux. »

M. Clément Voulé, rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, a posé à la France un certain nombre de questions relatives aux manifestations. Il n’a obtenu ni réponse, ni rendez-vous avec les autorités. La Défenseure des droits et la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ont également exprimé leurs inquiétudes concernant cette séquence de manifestations, de même que la Commission nationale consultative des droits de l’homme.

Notre analyse s’inscrit dans la défense de la liberté de manifester, maintes fois rappelée par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un arrêt de 2033, elle indique que « le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société ». Elle note que les États doivent, non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir de lui apporter des restrictions indirectes abusives. Elle précise que les garanties de cette disposition s’appliquent à tous les rassemblements, à l’exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés d’intentions violentes et incitent à la violence. Dans un autre arrêt, elle ajoute que la charge de la preuve des intentions violentes des organisateurs incombe aux autorités. De ce point de vue, une manifestation spontanée est une manifestation tout court, protégée au titre de l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et la Cour de cassation a rappelé, en 2022, qu’aucune infraction n’était constituée à l’encontre des manifestants. Or, le préfet de police a d’emblée considéré les manifestations spontanées comme illégales.

La pratique de la nasse a, par exemple, été employée rue Montorgueil le soir du 19 mars 2023. Passants, touristes et manifestants pacifiques ont ainsi été nassés sans que les critères posés par le Conseil d’État dans son arrêt du 10 juin 2021 sur la première version du schéma national du maintien de l’ordre ne soient remplis.

Rappelons que ces manifestations spontanées font suite à la décision de faire adopter la loi sur la réforme des retraites au moyen de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Elles signent un regain démocratique puisque la manifestation est une des modalités d’exercice de la citoyenneté. Les manifestants ont montré leur attachement au débat parlementaire et leur rejet du déni de démocratie qui consistait à ne pas dialoguer avec les syndicats, à ignorer la mobilisation sociale extrêmement importante contre la réforme, et à contraindre le Parlement dans ses délais de vote puis dans son vote lui-même. Ensuite, le préfet de police a rendu les manifestations illégales par des arrêtés d’interdiction sur des périmètres très larges. Nous n’en avions pas connaissance puisqu’ils étaient placardés à la porte de la préfecture vers l’heure de leur entrée en vigueur, de sorte que le tribunal administratif n’avait pas le temps d’en connaître. Un des arrêtés n’a même pas été placardé ; il a été publié deux jours après. Il n’a donc jamais été opposable aux manifestants le dimanche 26 mars. L’arrêté du 31 mars ayant été suspendu par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 1er avril, il n’y a plus eu d’arrêté dans la foulée. Nous avions aussi attaqué cette pratique d’affichage tardif. Le tribunal administratif nous a également donné raison sur ce point.

Quant à l’aide apportée par la Ligue dans la contestation des verbalisations, nous avons proposé, avec le syndicat des avocats de France, plusieurs modèles de recours sur notre site internet qui pouvaient être utilisés en fonction des circonstances. Nous sommes opposés à la procédure d’amende forfaitaire dans la mesure où elle est difficile à contester. Nous avons rédigé ces modèles pour favoriser le droit à un recours effectif, droit fondamental protégé par l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

S’agissant du nombre d’interpellés, il est inquiétant que ce soit devenu un outil de communication gouvernementale, ce qui a même été revendiqué par l’ancien préfet de police Didier Lallement dans son livre L’ordre nécessaire. La politique du chiffre encourage forcément les arrestations arbitraires. Sur les personnes ciblées, j’ai entendu dans l’émission « Complément d’enquête » diffusée le 6 avril 2023 les propos du secrétaire général Unité SGP Police-FO, qui précisait : « Typiquement, vous arrivez, on vous dit vous vous rendez à tel endroit pour des abribus qui sont en train de se faire péter. Quand vous arrivez, vous avez dix personnes devant des abribus, ben c’est vrai que vous ne faites pas le tri. » S’il le dit sur une chaîne de télévision, cela signifie que c’est une pratique normale selon lui. Or, pour interpeller une personne, il ne suffit pas qu’une infraction soit commise, il faut qu’elle puisse être reprochée à cette personne et qu’il y ait des indices objectifs apparents justifiant le placement en garde à vue. Le seul fait de se trouver à proximité n’en est pas un.

Les interpellations ont souvent eu lieu sur le fondement de l’article 222-14-2 du code pénal, qui indique que « le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». La Ligue des droits de l’homme, Amnesty International, le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature vous ont alertés, en tant que parlementaires, sur ce texte dont nous demandons l’abrogation. Cependant, même avec l’article 222-14-2, il ne suffit pas que des violences soient commises à faible distance d’une personne pour la suspecter de participation volontaire à un groupement. Il faut démontrer sa volonté de participer à la manifestation dans le but de commettre des violences. Là encore, il faut un indice objectif apparent.

Dans une manifestation, il doit être accepté un certain désordre. Elle est en soi un trouble à l’ordre public, qui provoque du bruit et une entrave à la circulation. Je le dis à dessein car le préfet de police interdit aux manifestants l’emploi d’appareils sonores place de la République en fin de semaine. Or, le but d’une manifestation est bien de se faire entendre. Des manifestants ont été verbalisés pour trouble à la tranquillité d’autrui, notamment à Dijon. La Ligue a rédigé un modèle de contestation de ces contraventions.

Les choix de stratégie de maintien de l’ordre aboutissent à une escalade des tensions. On a vu réapparaître une distance entre policiers et manifestants dans les cortèges syndicaux du printemps, mais des problèmes perdurent. Je pense au fait de continuer à donner la responsabilité sur le terrain à des commissaires connus pour des coups portés à des journalistes. Je pense au fait d’employer des forces non spécialisées en maintien de l’ordre, comme les compagnies d’intervention ou la brigade de répression de l’action violente motorisée, qui vont interpeller et ne contribuent pas à la détente. Ce type de maintien de l’ordre ne tient compte que de considérations policières, nullement de la protection de la liberté de manifester alors que l’État est soumis à l’obligation positive de la préserver. Dès lors, il ne faut pas s’étonner des condamnations de la France par diverses institutions.

Puisque vous avez voulu nous entendre, j’espère que vous tiendrez compte pour rédiger vos conclusions de l’approche centrée sur les droits de l’homme.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je fais partie de ceux qui considèrent le travail que vous menez indispensable en démocratie. Vous apportez la contradiction et vous exercez votre vigilance sur le respect fondamental des droits de l’homme. En contrepartie, il m’est possible de porter un regard critique à mon tour. Vous êtes surprises de votre convocation, mais l’intitulé de la commission porte notamment sur le déroulement des manifestations, non des seules manifestations spontanées mais aussi des manifestations autorisées. Cela nécessite de contextualiser les actes des individus et groupuscules violents. L’intitulé de la commission d’enquête a été discuté et voté par l’Assemblée nationale. Les termes « organisation et conduite des manifestations » ont été remplacés à mon initiative par le terme « déroulement », qui permet une acceptation large et d’interroger le comportement des forces de l’ordre. Je pense donc qu’il faut se réjouir de votre présence pour avoir connaissance de votre appréciation. Vous parlez de manifestations pour défendre la démocratie. Certains, dont je fais partie, se demandent si la démocratie était vraiment en danger parce que l’article 49, alinéa 3, de la Constitution avait été utilisé. C’est un champ de débat qui relève de l’opinion, non du fait.

Nous avons entendu à plusieurs reprises de la part des personnes auditionnées la notion de la proportionnalité de la réponse des forces de l’ordre à des dégradations matérielles et à des violences aux personnes. Comment contextualisez-vous concrètement votre analyse du comportement des forces de l’ordre ?

Ensuite, lorsque la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté effectue un certain nombre de constats, c’est sur des bases documentées avec un certain nombre d’agents et une méthode assez normée. Lorsque la Défenseure des droits se prononce, c’est sur le constat des réclamations reçues. De votre côté, quels sont les éléments dont vous disposez, que vous établissez par vos propres moyens ? Vous avez évoqué les sources ouvertes et les réseaux sociaux. Comment vérifiez-vous les témoignages sur les réseaux sociaux faisant état d’une arrestation abusive ? Recoupez-vous cette information ? En tant que rapporteur de la commission d’enquête, je ne peux me satisfaire d’une émission de télévision pour accréditer une version précise.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Comme nous sommes dans un régime de liberté, il ne s’agit pas de manifestations autorisées mais d’une déclaration de manifestation. La distinction est importante. Ensuite, je n’ai pas parlé que des manifestations spontanées. Lorsque j’évoquais les commissaires chargés du maintien de l’ordre, je faisais référence aux manifestations syndicales au cours desquelles nous avons pu constater qu’ils continuaient à être « proactifs ».

Il me semble que l’opinion participe du débat et de l’expression démocratique. On manifeste précisément pour exprimer une opinion.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je tiens à vous donner un exemple de la manière dont je vais travailler en tant que rapporteur. Dans les écrits, j’essaierai d’établir les éléments qui nous ont été communiqués et l’analyse que nous pourrions partager collectivement. Mais lorsque j’émettrai une opinion personnelle, j’écrirai : « selon votre rapporteur ». C’est la raison pour laquelle je ne peux souscrire à l’idée d’une démocratie en danger, qui relève bien d’une opinion et non d’un constat.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Vous pourrez peut-être partager le constat selon lequel, dans un pays démocratique, il est légitime de manifester pour faire part de son opinion. C’est un des usages de la démocratie.

M. le président Patrick Hetzel. Le droit de manifester est un droit constitutionnel. Un certain nombre d’éléments ont été envisagés pour prévenir le phénomène du hooliganisme, en prononçant des interdictions administratives de stade par exemple. On ne peut tracer un parallèle avec les manifestations car il s’agit là un droit fondamental. À chaque fois que l’on cherche à limiter un droit fondamental, il faut en savoir les motivations.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. En ce qui concerne la proportionnalité, vous nous demandez sur quelles informations nous nous fondons. En réalité, nous sommes bénévoles et nous n’avons pas le temps d’effectuer des recherches sur les réseaux sociaux. Nous nous basons sur les remontées des militants qui manifestent et qui témoignent de la situation. Les observatoires de la Ligue ont été créés localement à cette intention, d’abord à Toulouse en 2016 avant d’essaimer partout en France. En revanche, ils ne documentent pas spécialement les violences : l’objectif consiste à étudier les pratiques de maintien de l’ordre, ce qui est différent. À Paris, nous n’intervenons pas à moins d’avoir une équipe de trois personnes.

M. Florent Boudié, rapporteur. À Sainte-Soline, il y avait huit mille manifestants selon les forces de l’ordre. Sur ces huit mille personnes, environ mille étaient dans une approche radicalisée et avaient peut-être l’intention d’en découdre. Parmi ce millier de personnes, environ 250 auraient été violentes et parfois équipées d’armes par destination. S’agit-il d’éléments d’analyse du comportement des forces de l’ordre ?

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Nous ne sommes pas en lien avec les services de renseignement. Notre rapport sur Sainte-Soline n’a pas encore été rendu. Nous pourrons vous l’adresser s’il est achevé avant la clôture des travaux de votre commission. L’observatoire girondin de la Ligue était présent lors de la manifestation du 1er mai à Bordeaux et il a publié un communiqué.

La proportionnalité est appréciée par les personnes sur le terrain. Nous ne disposons pas des forces militantes pour prétendre voir tout ce qui se passe en manifestation. Par exemple, à Paris, il arrive que l’on n’ait que trois personnes pour couvrir un rassemblement. Nous ne pouvons tout documenter. Nous essayons de cerner les stratégies du maintien de l’ordre sur le long terme et, à un moment précis, nous pouvons être témoins de certains faits, comme celui de repousser à la fin d’une manifestation au moyen de gaz lacrymogènes des manifestants pacifiques dans le métro, qui est pourtant un endroit clos. Ce type d’action est non seulement asphyxiant mais également angoissant.

Nous n’avons pas la prétention de dire ce qui se passe à chaque fait. Nous essayons d’être présents pour voir toute une séquence et apprécier un contexte. Lorsque des forces de sécurité qui ne sont pas formées au maintien de l’ordre vont intervenir, elles ne le font pas nécessairement en lien avec les escadrons de gendarmerie mobile ou les compagnies républicaines de sécurité. Dans l’une des manifestations auxquelles j’ai assisté, une jeune fille a voulu utiliser de la peinture sur la statue de la place de République à Paris. Des membres d’une compagnie d’intervention sont allés au milieu des manifestants pour l’interpeller, ce qui a solidarisé les personnes aux alentours. Elles ont commencé à protester. De ce fait, d’autres membres de la compagnie d’intervention sont intervenus pour porter secours à leurs collègues, qui s’étaient mis en danger en allant chercher quelqu’un dans la manifestation. Cela va à l’encontre de l’idée de désescalade. Au contraire, cela contribue à augmenter la tension alors qu’il s’agissait d’un évènement tranquille. Un maintien de l’ordre apaisé supporte certains désordres comme l’exige la Cour européenne des droits de l’homme.

Mme Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International. Il existe un certain nombre de textes internationaux qui nous permettent de disposer d’une base sur l’évaluation de la proportionnalité. Nous avons également produit des lignes directrices, qui ne sont pas spécifiques à la France. De fait, l’analyse de la proportionnalité s’effectue au cas par cas, pour nous comme pour les forces de l’ordre supposées s’adapter à tout moment une situation qui évolue en temps réel.

S’agissant du recours à la force avec des armes à usage légitime comme les matraques et les gaz lacrymogènes, reprenons l’exemple de cet homme frappé à l’entrejambe et qui a perdu un testicule. Nous avons analysé les différents angles de vue des vidéos, qui donnaient le contexte général de la charge, et nous avons conclu que le coup porté à ce moment, dans ce contexte, ne semblait pas proportionné. Cette personne avait un appareil photo à la main et, selon certaines allégations, cet appareil aurait été pris pour un projectile.

S’agissant de l’utilisation de gaz lacrymogènes, nous procédons de la même manière : au cas par cas, à partir d’images. Nous les analysons pour vérifier que les tirs sont réglementaires, notamment que la grenade est lancée en l’air et non directement contre les manifestants auquel cas elle se transforme en projectile à impact cinétique. Je pense au cas malheureux de Zineb Redouane, décédée après avoir été blessée au visage par une grenade lacrymogène en marge d’une manifestation.

Nous demandons également l’interdiction d’un certain nombre d’armes. Pour nous, la proportionnalité est moins importante à partir du moment où des éléments permettent de conclure à l’utilisation d’une grenade de désencerclement ou d’une grenade GM2L à double effet assourdissant et lacrymogène – ce qui est contradictoire selon nous. En effet, l’effet lacrymogène est supposé entraîner la dispersion, mais l’effet assourdissant crée une confusion qui va l’empêcher en bon ordre.

S’agissant des bases et des documents sur lesquels nous nous fondons, nous fonctionnons généralement de la même manière quand nous effectuons nos recherches. Nous croisons les témoignages de toute personne qui peut être concernée, les documents officiels comme des jugements ou des arrêtés, les informations relayées par les médias et les vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Ces dernières offrent une source intéressante. Mais elles sont nombreuses et elles ne suffisent pas. Nous disposons d’un laboratoire attaché à leur authentification et à leur analyse. Lorsque nous identifions des séquences pertinentes, nous essayons d’analyser différentes prises de vue, de même qu’en open data grâce à des méthodologies éprouvées.

Dans le cas de Zineb Redouane, décédée en marge d’une manifestation à Marseille, le ministre de l’intérieur d’alors Christophe Castaner avait parlé à la radio alors que l’enquête était en cours. Il avait déclaré qu’elle n’avait pas été tuée par la police.

M. le président Patrick Hetzel. La Ligue des droits de l’homme assiste parfois des personnes. Pouvez-vous préciser les modalités de cette assistance ? Quels sont les conseils diffusés à cette occasion ?

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Faites-vous allusion à nos interventions en justice ?

M. le président Patrick Hetzel. Tout à fait.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Nous sommes généralement alertés par des avocats qui nous sollicitent. Nous assistons lorsque c’est recevable En effet, nous ne pouvons intervenir en tant qu’association en dehors des cas expressément prévus.

M. le président Patrick Hetzel. Dans la période du 16 mars au 2 mai 2023, des personnes ont fait l’objet de procès-verbaux et il semblerait que la Ligue ait assisté certaines d’entre elles. Cette information est-elle erronée ?

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Il ne me semble pas que nous soyons intervenus. Je n’ai d’ailleurs pas toujours compris un certain nombre de questions posées dans le questionnaire qui nous avait été adressé.

M. le président Patrick Hetzel. Un certain nombre de vos confrères avocats sont intervenus et nous pouvions penser que l’action émanait de la Ligue des droits de l’homme. Je comprends que ce n’est pas le cas, les avocats en question pouvant être par ailleurs membres de la Ligue.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Comme je l’ai expliqué, nous avons pu nous inscrire dans une démarche d’aide à la contestation. Nous estimions que les arrêtés étaient illégaux et, au moment où le juge a enfin pu être saisi dans des conditions qui lui ont permis de statuer, il nous a donné raison. Au-delà, nous avons rédigé des modèles de contestation accompagnés d’un vade-mecum pour expliquer leur fonctionnement. Mais nous n’aidons pas individuellement les personnes.

Il est évident que ceux qui sont verbalisés peuvent se tourner vers leur avocat pour demander de l’aide. Notre modèle de contestation peut leur être utile. Mais nous ne disposons pas de suffisamment de personnels et d’avocats pour engager à chaque fois des actions individuelles.

M. le président Patrick Hetzel. Je comprends donc que les conseils de la Ligue étaient simplement mis en ligne.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Vous pouvez les consulter sur le site internet. Ils sont toujours disponibles.

Mme Edwige Diaz (RN). Je vous remercie de votre présence. Ma première question concerne les modalités de recrutement de vos observateurs, qui se voient confier des missions importantes d’observation et d’enregistrement de la police en vue de la rédaction d’un rapport. Paradoxalement, on trouve peu d’informations sur leur formation et son contenu. Le seul élément que j’ai recueilli indique qu’elle prendrait place sur une demi-journée. Sur quelle certification reposent l’annotation, le barème et la délivrance de la formation ? Y a-t-il un examen ? Est-il homologué ? Quel est le taux de réussite ? J’aurais besoin de ces données pour m’assurer de la qualité de l’enseignement dispensé et de la neutralité politique des observateurs.

Ensuite, pouvez-vous comprendre que l’on puisse craindre des dérives de la part de ces observateurs ? Cette crainte peut être confortée quand les forces de l’ordre nous disent être soumises à des pressions et des provocations de leur part, qui les molestent dans l’exercice de leur mission ? On peut également comprendre cette crainte quand on lit vos avis très tranchés. Vous avez parlé des usages excessifs de gaz lacrymogènes, des coups de matraques à des manifestants pacifiques, des arrestations abusives, des détentions arbitraires.

Simultanément, je regrette que vous n’évoquiez jamais les violences subies par les forces de l’ordre. À la vue de ces prises de position, n’avez-vous pas l’impression d’être parfois perçus comme les partenaires bienveillants de ceux qui véhiculent la haine anti-flic ? Pouvez-vous comprendre que certains vous perçoivent comme des entités ne contribuant pas à l’apaisement ou à la désescalade lorsqu’il existe des confrontations dans la manifestation ?

Mme Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International. Nous avions demandé que le statut d’observateur, qui en droit international devrait exister au même titre que celui des journalistes, soit protégé dans le nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Nous avons obtenu des améliorations pour les journalistes, mais cela n’a pas été le cas pour les observateurs.

Puisque la Ligue des droits de l’homme effectue des observations, ce qui n’est pas notre cas, je vais lui céder la parole sans attendre.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Nous combattons également pour que la protection accordée par le droit international aux observateurs soit reconnue. Je pense à l’observation générale n° 37 des Nations unies, à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, à la position de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et à la Convention de Venise. Dans les textes, il n’est pas question d’examen à passer. Il s’agit d’observateurs citoyens et bénévoles.

Les observatoires sont créés localement. Chacun a donc son propre mode de fonctionnement. Je suis la référente nationale des observatoires car nous avons pensé qu’il fallait les aider à se développer et permettre les bonnes pratiques sur le plan national. Dans ce cadre, la formation est effectivement nécessaire. Par exemple, l’observatoire parisien vient d’effectuer une journée de formation au siège de la Ligue, de 9 heures à 17 heures. Nous y avons examiné les questions concernant les forces de l’ordre et les armes utilisées, mais également les modes d’emploi de ces armes pour les repérer et inscrire ces observations dans nos minutiers.

En l’absence de textes, nous avons établi nous-mêmes une typologie des nasses et des encerclements. Nous considérons ainsi la nasse une action complètement fermée ; si tel n’est pas le cas, nous parlons d’encerclement, qui peut être plus ou moins filtrant. Quand la nasse est serrée, que les gens sont les uns contre les autres, l’envoi de gaz lacrymogènes est effectivement non nécessaire, excessif et disproportionné. Ces gens ne peuvent pas partir. Or, l’emploi de ces gaz est logiquement destiné à la dispersion d’une manifestation.

Chaque observatoire a son propre mode de fonctionnement et de recrutement. Des entretiens peuvent avoir lieu. À Paris, il faut soit adhérer au Syndicat des avocats de France pour les avocats, soit à la Ligue des droits de l’homme. Mais ce n’est pas obligatoire ailleurs. De plus, un même observatoire peut rassembler de nombreuses associations, comme à Rennes par exemple. Enfin, la formation s’effectue aussi naturellement sur le terrain.

Ensuite, vous avez évoqué la question de la neutralité politique. Puisque nous sommes Ligueurs, nous ne sommes pas neutres politiquement. En revanche, durant l’observation, nous nous assignons une neutralité comportementale. La Ligue a adopté une résolution à cet effet. Nous devons être « en neutralité » par rapport aux manifestants et aux forces de l’ordre. Nous ne devons pas participer à la manifestation, par exemple en scandant des slogans ou en distribuant des tracts. Nous devons être identifiables afin que les forces de l’ordre nous repèrent. À Paris, lors de la création de l’observatoire, nous avions écrit au préfet et au parquet. Ensuite, lors des manifestations, nous nous présentons systématiquement au responsable des forces de l’ordre et nous enregistrons cette présentation pour attester sa survenue. Lors des grosses manifestations où sont présents des gendarmes mobiles et des compagnies républicaines de sécurité, nous nous présentons aux deux responsables afin que tout le monde soit bien informé.

Telle est notre pratique, mais cela ne nous a pas empêchés de subir des violences. Le 1er mai 2021, un observateur en train de filmer s’est fait violemment pousser par un membre de la brigade de répression de l’action violente motorisée. En ce qui me concerne, j’étais présente lors de la première manifestation, derrière l’Assemblée nationale, contre la proposition de loi relative à la sécurité globale. Nous étions à deux ou trois mètres des compagnies républicaines de sécurité quand elles ont foncé sur nous. J’étais parmi les derniers dans la file que nous avions adoptée et j’ai donc eu la chance de ne pas être frappée, ce qui n’a pas été le cas des deux premières personnes. Nous n’avons pas pu identifier les personnels en cause car ils ne portaient pas leur matricule d’identification en intervention et qu’il faisait sombre. Cette action est intervenue alors que nous étions séparés des manifestants. En visionnant les images sur les réseaux sociaux, nous nous sommes rendu compte que quelqu’un, qui semblait être un policier car il avait un bandeau dans la poche de son pantalon, avait poussé un manifestant, déclenchant la charge. Le policier en question s’est ensuite placé du côté des compagnies républicaines de sécurité et il a sorti sa matraque pour frapper.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous aviez indiqué précédemment que certains militants de la Ligue participaient aux manifestations et faisaient des remontées de terrain. Il semble donc y avoir deux types de sources in situ : des observateurs qui ne manifestent pas et collectent des informations, et aussi des militants. Leurs objectifs sont donc différents. Je précise être plutôt favorable au statut d’observateur à titre personnel.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Les rapports des observatoires ne sont écrits que par des observateurs, sur la seule base de leurs observations. En revanche, les analyses de la Ligue ne sont pas uniquement nourries par les rapports des observatoires, mais aussi par des remontées de militants qui décrivent ce qu’ils ont vécu. L’exemple personnel que je viens d’évoquer en fait partie.

Mme Edwige Diaz a indiqué que nous ne parlions pas des violences subies par les forces de l’ordre. J’ai débuté mon propos en évoquant cet aspect. Mais j’ai l’impression que l’on aura beau le dire à chaque fois, ce ne sera pas entendu. Les observateurs documentent le maintien de l’ordre. Ils ne sont pas attentifs aux éventuelles violences commises par les manifestants. Pour apprécier une charge et l’emploi de la force, il faut évidemment pouvoir juger des circonstances. Dans le cas que j’ai évoqué, la charge n’a pas été déclenchée par les manifestants. Dans d’autres cas, elle intervient en réponse à des jets de projectiles.

Nous documentons le maintien de l’ordre dans ses dysfonctionnements. Nous ne donnons pas de bons points à chaque fois qu’il se passe bien, notamment car nous ne sommes pas capables de le documenter intégralement. Nous ne sommes pas à tous les endroits et nous ne voyons pas tout ce qui se passe. Nous documentons des points problématiques, qui ne correspondent pas à un emploi légal de la force, et des pratiques qui ne correspondent pas à une approche axée sur les droits de l’homme. Nous le faisons pour la liberté de manifester.

Mme Edwige Diaz (RN). Vous avez mentionné une résolution que vous avez adoptée et qui garantit la neutralité politique durant le temps d’observation. Est-elle publique ? Si tel n’est pas le cas, pouvez-vous nous l’envoyer ?

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Cette résolution n’est pas publique. Je demanderai si elle peut vous être transmise.

M. le président Patrick Hetzel. Ce document peut effectivement être intéressant car il donne une indication sur la ligne des observateurs de la Ligue.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je remarque que la gestion du temps de cette commission d’enquête est un peu difficile. En tant que membre de l’opposition, il ne me reste que quelques secondes pour poser quelques questions. Je le déplore.

M. le président Patrick Hetzel. Je m’inscris en faux. Jusqu’à présent, nous avons laissé le temps à tout le monde de s’exprimer. À l’issue de l’intervention du rapporteur, j’ai regardé qui souhaitait prendre la parole. Vous avez manifesté il y a cinq minutes la volonté de vous exprimer. Tout le monde peut intervenir. Franchement, n’allez pas sur ce terrain car il ne s’agit pas d’une bonne manière de faire. Je me sens visé directement en tant que président. Vous franchissez des limites. Si vous ne voulez pas respecter nos institutions, je le déplore vivement.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Je note la modération de votre réponse. Je maintiens ce que je viens de dire. Je me suis inscrite au moment où la parole a été donnée aux autres membres de la commission. J’aurais pu le faire dès le début, mais cela ne changeait pas grand-chose à la temporalité du déroulement de cette commission. Je suis libre de mes propos et je ne manque pas de respect aux institutions. C’est ma liberté de députée de commenter ce que je crois bon de commenter.

Je souhaite revenir sur l’interrogation des associations convoquées dans le cadre de cette commission d’enquête, que je partage. Le contexte politique cible des associations de défense des droits humains ou de l’environnement. À ce titre, je rappelle les propos du ministre de l’intérieur, qui questionnait les subventions accordées à la Ligue des droits de l’homme après les évènements de Sainte-Soline. Je comprends les interrogations et même les inquiétudes.

Le fait pour vos associations de formuler des avis est aujourd’hui reproché, ce qui n’a pas été le cas précédemment. J’étais présente lors de l’audition du responsable de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles. Il a donné des avis et cela ne lui a pas été reproché de la même manière. Le but de cette commission d’enquête est de plus en plus flou selon moi, au vu des auditions. Les questions sont de plus en plus diverses.

Pour ma part, je m’interroge sur le lien avec la question démocratique. Les évènements sont fortement liés aux impasses créées d’un point de vue politique. Vous avez fait référence à l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution le 16 mars dernier, qui marque le début de la période considérée par la commission d’enquête. Je fais également le lien avec les évènements de Sainte-Soline où les revendications premières du collectif Bassines non merci et de la Confédération paysanne consistaient en un moratoire sur l’usage et la construction des bassines. Il s’agit clairement d’une question démocratique, de la nécessité de donner une parole citoyenne, de consulter et de débattre.

Notez-vous ces liens lors des moments de tension forte dans les manifestations avec la volonté démocratique qui s’exprime, qu’elle porte sur les questions environnementales ou sociales ?

M. le président Patrick Hetzel. Mme Maximi, pouvez-vous en venir à des questions précises et factuelles ? Désormais, je considérerai que la prise de parole sera limitée à deux minutes, comme c’est le cas dans d’autres commissions. Certes, les expressions de nature strictement politique ont évidemment leur place. À la fin du rapport, chaque groupe pourra produire une déclaration politique. Mais à présent, venons-en à des éléments précis dans la mesure où notre objectif consiste à établir des faits. Il s’agit d’éviter des éléments d’interprétation. Par nature, la diversité de l’Assemblée nationale donnera lieu à des appréciations et des points de vue divers.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Ma question porte sur la gravité des blessures observées lors des dernières manifestations. Je souhaite connaître votre avis, en lien avec votre demande d’interdiction de certaines armes. Pouvez-vous évoquer les blessures et les impacts occasionnés par ces armes, que nous avons également observés à Sainte-Soline ?

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Nous avons constaté un certain nombre de problèmes récurrents lors des rassemblements déclarés, comme l’emploi de forces de l’ordre non spécialisées et de moyens non nécessaires, y compris de gaz. Dans les rassemblements spontanés, nous avons l’impression qu’il a été décidé d’emblée un maintien de l’ordre destiné à empêcher la manifestation. Cela s’est traduit par des interpellations et par la manière dont la manifestation a été gérée. Rue Montorgueil, la nasse a été employée pour un rassemblement pacifique. Il s’agit d’un autre maintien de l’ordre que celui déployé lors des manifestations syndicales. Le choix en la matière provoque en soi des tensions. À Sainte-Soline, l’option retenue a été de défendre un lieu à tout prix, en employant des armes. Par conséquent, les blessures ont été d’une extrême gravité.

Je rappelle par ailleurs que la Ligue des droits de l’homme déplore et condamne les violences contre les policiers et les gendarmes.

Mme Fanny Gallois, responsable de programme, Amnesty International. Vous nous interrogez sur la gravité des blessures. Elle nous conduit à insister sur notre demande d’interdiction de certaines armes comme les LBD 40, les grenades de désencerclement et les grenades GM2L, précisément en raison de leur dangerosité et des blessures graves qu’elles ont entraînées. Je ne parle pas de la séquence sur laquelle la commission d’enquête travaille puisque notre enquête est en cours. Cependant, nous savons que ces armes, utilisées depuis longtemps, ont entraîné, continuent d’entraîner et vont vraisemblablement entraîner des arrachements de mains ou de doigts, des éborgnements.

Les armes comme les matraques et les lacrymogènes, même quand elles ne sont pas utilisées comme projectiles à impact cinétique, peuvent aussi être extrêmement dangereuses. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la nécessaire proportionnalité dans leur usage. Même si elles peuvent être utilisées légitimement, elles peuvent aussi causer des blessures à l’instar de cette personne qui a perdu un testicule. Il existe d’autres exemples de traumatismes crâniens liés à des coups de matraques, notamment ceux assénés de manière non nécessaire et disproportionnée. Il est plus difficile de suivre les conséquences sur la santé de l’utilisation des gaz lacrymogènes. Nous manquons cruellement de données sur leur impact à long terme sur les personnes exposées de manière régulière et les personnes les plus fragiles. Cela ne fait malheureusement pas partie des études prioritaires. Nous appelons d’ailleurs à leur réalisation dans les meilleurs délais.

Au-delà des blessures, une deuxième conséquence de l’emploi massif de ces armes doit être mentionnée car elle semble tout aussi grave : la dissuasion. Je pense au recours systématique, en énormes quantités, à des gaz lacrymogènes et à des charges avec matraques. Le risque d’être confronté à ce type d’armes lorsque l’on va manifester de manière non violente engendre un effet dissuasif évident. Les manifestants craignent de retourner en manifestation. Plus largement, les habitudes sont touchées : les nouvelles générations ne vont plus du tout manifester dans les mêmes conditions que précédemment.

Les blessures peuvent être extrêmement graves et même se traduire par des morts. À nouveau, je pense à Zineb Redouane, dont le cas n’a toujours pas fait l’objet d’un procès. Quatre ans plus tard, l’enquête piétine. C’est délétère. Cette impunité de fait autorise la récurrence de ce type de violence. Il est urgent que cette enquête avance afin que justice puisse être rendue dans un cas aussi sérieux et emblématique.

Nous n’avons pas encore pu le documenter, mais des blessures extrêmement graves sont intervenues à Sainte-Soline. Elles auraient pu être mortelles. De l’aveu même des autorités, des lanceurs de balles de défense ont été utilisés de manière non réglementaire.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je souhaite apporter une précision en réponse aux interrogations de notre collègue Marianne Maximi. Ce matin, vous voyez bien que le thème de l’audition porte sur le maintien de l’ordre.

Ensuite, Mme Tehio, vous évoquez l’usage accru de lacrymogènes, y compris dans des manifestations dont on ne peut pas supposer qu’elles déboucheraient sur des actes de violence. Vous y voyez des conséquences néfastes sur la liberté de manifester, dont nos concitoyens doivent pouvoir bénéficier. Si je comprends bien, en dehors des situations de tension, vous constatez des usages abusifs qui à vos yeux restreignent la liberté de manifester.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Oui. De nombreux Ligueurs sont âgés et ils disent qu’ils n’osent plus manifester. L’effet dissuasif est bien vérifié.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pourrez-vous nous communiquer des éléments à ce sujet ? Cela semble en effet intéressant.

Mme Nathalie Tehio, membre du bureau de la Ligue des droits de l’homme. Oui, bien sûr.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour cette matinée. Notre objectif visait à établir un échange sur la manière dont vous pouvez percevoir un certain nombre d’éléments. Les débats ont permis d’éclairer les membres de la commission.

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  1.   Audition de M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de l’ouvrage Nouvelle histoire de l’ultra-gauche (2021) (29 juin 2023)

La commission d’enquête auditionne ensuite M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de l’ouvrage Nouvelle histoire de l’ultra-gauche (2021) ([14]).

M. le président Patrick Hetzel. Je souhaite la bienvenue à M. Christophe Bourseiller pour cette audition diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Vous êtes docteur en histoire et l’un des meilleurs spécialistes de la gauche, de l’extrême gauche et de l’ultragauche. Je mêle à dessein tous ces termes : il vous appartiendra d’établir les contours que vous leur donnez.

Même si vous n’avez pas spécifiquement écrit sur les événements du printemps dernier, il est impossible pour nous de les analyser correctement sans les replacer dans l’histoire longue des mouvements revendicatifs français et dans le contexte violent de leur expression. Nous avons aussi besoin de comprendre ce qui relève des différents courants politiques et idéologiques. Sommes-nous confrontés à des phénomènes nouveaux ou à une contestation classique ?

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

L’un des éléments très frappants de ce qui s’est passé ce printemps est l’affrontement, non pas en ville comme nous en avons l’habitude, mais en milieu rural, à Sainte-Soline, autour de revendications écologiques et non sociales. Que penser de ces scènes de violence qui ont atteint un degré d’intensité très élevé, les gendarmes craignant pour leur vie ?

D’après vous, qu’est-ce qui caractérise le registre émeutier des black blocs ? Avons-nous affaire à des manifestations de violence comparables à celles des années 1970 ou cette confrontation avec les symboles de l’ordre établi présente-t-elle un caractère inédit ? Qui sont ces émeutiers ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous prie de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christophe Bourseiller prête serment.)

M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Le terme black bloc ne renvoie pas à un groupe spécifique mais à une technique plus ou moins aléatoire de constitution d’un bloc autonome en milieu urbain ou rural, même si le phénomène des autonomes, initialement, est urbain et ancien. La première apparition violente, dans les rues, d’un courant antiautoritaire date de mai 1971.

Pour comprendre l’histoire de l’ultragauche, il convient de se référer à cette figure tutélaire que fut Guy Debord, fondateur d’un mouvement d’artistes et de théoriciens, l’Internationale situationniste. Il importe, de ce point de vue, de ne pas confondre l’extrême gauche et l’ultragauche. L’extrême gauche est constituée d’un ensemble de courants qui se distinguent de la gauche traditionnelle ou de la gauche de la gauche par leur caractère révolutionnaire, par la volonté d’arriver au pouvoir après une révolution violente. Deux grands ensembles se détachent.

Tout d’abord, un grand bloc léniniste comprenant des maoïstes, des stalinistes, des trotskistes, etc., voulant constituer un parti communiste révolutionnaire. Ensuite, un archipel antiautoritaire rejetant les conceptions dirigistes de Lénine, considérant que les révolutionnaires doivent, d’une part, donner l’exemple de la violence révolutionnaire et, d’autre part, éclairer le chemin des travailleurs en leur expliquant que leur émancipation dépend d’eux-mêmes.

Cette mouvance antiautoritaire se subdivise en deux grandes branches historiques. D’un côté, il y a l’anarchisme, qui existe depuis le XIXe siècle. De l’autre côté, il y a l’ultragauche, apparue avec la Révolution d’Octobre 1917, qui est composée de petits groupes marxistes opposés à Lénine, considéré comme un dictateur ayant instauré, non la dictature du prolétariat, mais celle du parti communiste sur le prolétariat. Ils publieront des revues modernistes, très intéressantes, visant à dépasser tous les « ismes ». Parmi elles, L’Internationale situationniste de Guy Debord.

Ce mouvement s’est auto-dissous en 1972, date à laquelle Guy Debord publie les Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps, où il estime que le plus grand péril qui menace la planète relève de ce qu’il appelle les « nuisances », dont la pollution, définissant avant l’heure la thématique de la lutte écologiste. Absolument radical, hostile au jeu parlementaire, politique, partisan, il considère l’extrême gauche comme « l’extrême gauche du capital ». Debord part vivre à la campagne où, à sa suite, nombre de ses admirateurs s’installeront. De la fin des années 1990 au début des années 2000, de nombreux néo-ruraux créeront des « zones d’opacité » afin d’être moins contrôlables. Ce sont ces activistes qui seront à l’origine des « ZAD », zones d’autonomie durable ou défensive et non, initialement, zones à défendre.

Cette mouvance antiautoritaire compte, au maximum, un millier de personnes se déplaçant sans cesse d’un front de lutte à un autre. On les retrouve à Sainte-Soline – qui n’est située qu’à deux heures de voiture de Notre-Dame-des-Landes – mais aussi en milieu urbain, où elles organisent l’aide aux migrants, participent au courant antifasciste et constituent des blocs autonomes au sein des manifestations.

La violence des autonomes est donc ancienne puisque, dès 1971, dans la foulée de Mai 68, ils forment des cortèges de tête devant toutes les manifestations étudiantes, syndicales et de la gauche. Des générations différentes d’autonomes se sont succédé : jusqu’en 1975, ce sont les « éléments incontrôlés » puis, ensuite, les « autonomes ». Celle qui fait ses armes en 2004, lors de la lutte contre le contrat première embauche de Dominique de Villepin, a entre vingt et trente ans. Elle prône certes la violence autonome afin de donner l’exemple aux travailleurs et de frapper les symboles du capitalisme et de l’État – police, banques, agences immobilières – mais elle se caractérise surtout par un souci organisationnel. Les autonomes s’équipent de talkie-walkie. Ils participent aux manifestations sans papiers d’identité mais avec, dans la poche, le numéro de téléphone d’un avocat. Ils s’appellent tous « Camille ». Ils prévoient des vêtements de rechange sous les portes cochères et ils y dissimulent des armes. Des véhicules sont disposés autour des cortèges afin de les exfiltrer rapidement. Cette véritable infrastructure apparaît vraiment à partir des années 2000 et se manifeste pleinement en 2009, à Poitiers, à l’occasion d’un festival de théâtre de rue où, soucieux de venger l’un des leurs, arrêté par la police, les autonomes saccagent méthodiquement le centre-ville.

Cette génération se caractérise donc par un sens extrême de l’organisation, quasiment paramilitaire. D’ailleurs, dans les cortèges de tête, certains obéissent clairement à des ordres de foncer ou de se replier. Ce fut également le cas à Sainte-Soline où des actions planifiées ont été menées. La situation est donc bien différente de celle des années 1970-1990, où la violence était spontanée, éruptive et horizontale. Quel paradoxe, d’ailleurs, que ces groupes se réclamant de l’horizontalité, rejetant toute hiérarchie et obéissant à des chefs !

M. le président Patrick Hetzel. Est-il possible de repérer ces éléments organisationnels ?

M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Je ne saurais me substituer à la police !

Je connais des autonomes de toutes générations. Ils ne se cachent d’ailleurs pas. Ils publient des textes, souvent intéressants, comme ceux du Comité invisible, dont L’Insurrection qui vient préconisant un déplacement depuis les villes vers les campagnes. La bibliographie est abondante ! Les autonomes sont connus depuis longtemps. En bordure des manifestations, je reconnais toujours un peu les mêmes. Je trouve de nombreux textes dans les librairies anarchistes ou alternatives. Il est possible de se rendre dans des ZAD, même si c’est un peu plus compliqué. Enfin, il y a la manne d’internet. Lorsque les chaînes d’information en continu me demandent qui ils sont, je décline en général leurs invitations tant cette question me paraît surprenante.

En outre, les autonomes des années 2000 s’inscrivent dans un héritage. Nulle rupture entre eux et leurs anciens ! L’Insurrection qui vient, par exemple, rappelle fortement une brochure situationniste de 1964 commentant les émeutes de Watts, aux États-Unis, Le Déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande. Le livre du Comité invisible que je viens de mentionner rappelle d’ailleurs un texte du situationniste Alexander Trocchi.

Cette génération, qui a entre 40 et 50 ans, est à la recherche de successeurs, qui se sont manifestés lors des rassemblements contre la réforme des retraites. Moins organisés, les anciens les ont regardés d’un œil paternel. Ils se retrouvent également dans les free parties – les rave parties interdites – ou au sein de collectifs lycéens. La génération des années 2000 semble avoir été touchée par la crise sanitaire liée au covid‑19. Une sorte de coup d’arrêt s’est produit. Mais il est vrai que sont des stratèges – Guy Debord disait qu’il n’était pas un philosophe mais un stratège. Lors des premières manifestations contre la réforme des retraites, il ne s’est rien passé. Les forces de l’ordre ont donc baissé la garde. Or, les autonomes étaient bel et bien présents dans cette nébuleuse qu’est une tête de cortège. Ils attendaient le moment opportun. S’ils jugent les syndicats fermement opposés à leurs actions et leur service d’ordre vigilant, ils ne bougent pas. Mais si les syndicats relâchent la garde et si la police évalue mal le risque, ils s’engouffrent dans la brèche. « Agir en primate, penser en stratège », proclame un slogan autonome.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vos propos, qui ne concernent certes que l’ultragauche, tranchent avec un certain nombre d’observations notamment formulées par les services de renseignement s’agissant de la structuration, du financement, des moyens et des modalités d’action des groupuscules violents. Jusqu’à présent, on nous avait plutôt expliqué que ces groupuscules n’étaient pas structurés et qu’ils ne bénéficiaient d’aucun financement. Vous décrivez, à l’inverse, une organisation hiérarchisée, sans doute menée par des chefs. Comment expliquez-vous cette différence d’analyse ?

La séquence que nous venons de vivre, à laquelle s’attache notre commission d’enquête, marque-t-elle à vos yeux un tournant en termes de diversité des profils, qui iraient au-delà de l’ultragauche, et peut-être de désaffiliation idéologique ?

Dans votre Nouvelle histoire de l’ultra-gauche, vous évoquez un « retour des autonomes ». Voyez-vous un élargissement ou une mutation des profils, voire des motifs d’action ? Quel est le rapport de ces nouveaux autonomes avec la violence comme mode d’action dans les manifestations et rassemblements organisés ces derniers temps ?

M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Il est difficile de définir le type d’organisation de ces groupes. Eux-mêmes prônent une structuration horizontale : théoriquement, toute décision émane d’une sorte de consensus entre camarades sans qu’aucun dirigeant ne se dégage. Dans les faits, cependant, il y a toujours des chefs, qui étaient d’ailleurs très visibles lors des émeutes auxquelles j’ai assisté de loin : il y avait toujours quelqu’un pour dire aux autres d’avancer ou de reculer. Peut-être ces petits chefs sont-ils des délégués élus et révocables ? Je n’en sais rien, je ne suis pas membre de ces groupuscules. Peut-on même parler d’organisations ? La mouvance autonome n’a pas de statut légal, ce qui rend la dissolution de ces groupes parfaitement inutile. Leur organisation paraît clanique et communautaire. Elle est d’ailleurs régionale : il existe des noyaux importants à Toulouse, Bordeaux, ou encore Notre-Dame-des-Landes avec un groupe qui rayonne jusqu’à Rennes et Nantes. On ne peut donc pas parler d’une structuration organisationnelle comparable à celle des partis traditionnels, même d’extrême gauche. Les autonomes sont très repliés sur eux-mêmes, notamment pour prévenir les infiltrations dont ils ont été victimes à maintes reprises. Le fait de vivre dans des communautés fermées, à la campagne ou dans des ZAD, leur permet aussi de contrôler leurs camarades et de se protéger, dans une logique parfois un peu paranoïaque.

Le phénomène de dépolitisation est réel. On le retrouve à l’ultradroite, où certains individus ont perdu le bagage idéologique de l’extrême droite traditionnelle et se contentent de réactions ataviques. À l’ultragauche, les nouvelles générations semblent animées d’une conscience politique moindre. Cette tendance se traduit par la raréfaction des tracts distribués au cours des manifestations. Entre les années 1970 et les années 2000, à chaque fois que les autonomes frappaient, ils distribuaient des tracts, généralement rédigés dans une langue un peu célinienne. « Le plus vieux baptistère de France a été baptisé », écrivaient-ils par exemple après avoir abîmé le baptistère Saint-Jean, à Poitiers. Depuis les années 2010, les tracts ont disparu. Un article récemment publié dans Le Monde explique que certains autonomes désirent tout détruire, parce qu’ils détestent ce monde, sans vouloir imposer un projet politique, au contraire des autonomes historiques qui veulent tout détruire afin que le prolétariat instaure sur-le-champ le communisme, qui se traduira par le « pouvoir international des conseils ouvriers ».

Il est vrai que la stratégie des autonomes consiste à donner l’exemple. Je vous ai dit qu’ils étaient un millier dans toute la France mais, dans certains cas, par exemple le 1er mai 2018, on a pu observer des foules d’environ 3 000 personnes. Lorsque les gilets jaunes autonomes ont pris d’assaut l’Arc de Triomphe, ils étaient également 2 000 ou 3 000. C’est ce nombre qui leur a permis d’occuper le bâtiment et de le saccager partiellement. Parce que les autonomes essaient de convaincre, ils sont heureux quand des gens n’ayant aucune armature idéologique souhaitent les rejoindre pour casser. Le mouvement des gilets jaunes a été pour eux une victoire politique.

Le volant des activistes est donc un peu flottant. En réalité, ces groupes sont souvent dominés par des têtes pensantes, bac + 5 au minimum, issues des classes moyennes supérieures et ne connaissant pas de réel problème. Autour d’eux s’agrègent un grand nombre d’éléments plus violents, plus casseurs, sans bagage idéologique. Ainsi, une hiérarchie non dite s’établit parfois.

Si j’ai parlé de « retour des autonomes », c’est parce que ce phénomène était très visible lorsque j’ai écrit mon livre. La première génération d’autonomes, de 1967 à 1971, autour de Mai 68 donc, est constituée d’éléments d’ultragauche et de communistes libertaires. Il s’agit de précurseurs, tels que les membres du mouvement des « enragés ».

 

De 1971 à 1975, on parle d’« éléments incontrôlés ». Le pic d’activité de cette deuxième génération se produit en 1973, après l’exécution, ordonnée par Franco, du militant anarchiste espagnol Salvador Puig i Antich. De nombreux incidents très violents sont alors commis par ces casseurs.

À partir de 1975, on commence à qualifier comme « autonomes » ces individus qui ne croient plus aux doctrines ou idéologies constituées mais font confiance aux pratiques révolutionnaires résumées en un slogan : « Vol, pillage, sabotage ». Cette troisième génération s’étend jusqu’en 1984. Les Allemands sont plus organisés que les Méditerranéens : c’est donc à Berlin-Ouest, en 1980, que des autonomes constituent pour la première fois un black bloc.

De 1984 à 1997, on voit apparaître une génération d’autonomes punks – antifas, anarcho-punks.

De 1997 à 2006, les autonomes se rendent aux rassemblements altermondialistes organisés en marge des sommets internationaux, notamment à Seattle et à Gênes, mais pour les critiquer. Loin d’être des enfants de l’altermondialisme, ils s’érigent en ennemis de ce courant, luttant contre « l’altermondialisation du capital ». Des émeutes violentes se produisent, notamment à Strasbourg.

La sixième génération, ultra-organisée, s’étend de la lutte contre le contrat première embauche, en 2006, à la crise sanitaire, en 2020. Ces autonomes, que nous retrouvons à Sainte-Soline, incarnent une certaine nouveauté organisationnelle tout en s’inscrivant dans l’héritage de leurs aînés.

En 2021, une jeune génération, moins politique, commence à pointer le bout de son nez. Alors que la dernière grande manifestation du mouvement datait de 2016, elle se montre particulièrement active. C’est pourquoi j’ai parlé d’un retour en force des autonomes.

Mme Sandra Marsaud (RE). Il est toujours intéressant de prendre du recul. Je vous remercie de nous avoir raconté, de manière presque romancée, l’histoire de cette mouvance. Les autonomes choisissent-ils de se greffer à des manifestations portant sur des sujets spécifiques ? Ont-ils des thèmes ou des sites de prédilection ?

Ces organisations, très anciennes, ne se cachent pas. Personne ne peut douter de leur présence dans certains cortèges. Tout le monde sait que les autonomes seront là, y compris les organisateurs des manifestations autorisées. Le préfet de police de Paris nous a indiqué que ses services devaient désormais gérer les cortèges de tête, en lien avec les organisateurs. Sans cela, les manifestations ne pourraient pas avoir lieu. Il y a donc une sorte de jeu – je ne vais pas jusqu’à parler de jeu de dupes car je n’entends attaquer personne – entre les organisateurs des manifestations autorisées, les autonomes et les forces de l’ordre. Vous avez d’ailleurs dit vous-même que, dans certains cas, les services d’ordre pouvaient demander aux autonomes de ne pas intervenir. Pouvez-vous préciser ce point ?

Les représentants de la gendarmerie, de la police et des services de renseignement ont expliqué qu’ils n’intervenaient qu’en réponse aux black blocs, notamment dans les précortèges ou à Sainte-Soline. Nous avons vu certaines armes qui y ont été utilisées. Confirmez-vous cette stratégie des forces de l’ordre consistant à attendre le passage à l’acte des black blocs ? Quel peut être l’élément déclencheur de ce dernier ?

M. Christophe Bourseiller, essayiste, auteur de Nouvelle histoire de l’ultra-gauche. Vous m’avez interrogé sur l’implication des mouvements autonomes dans les revendications. Lorsqu’ils interviennent en contrepoint des manifestations contre la réforme des retraites, on voit bien que cette dernière est le cadet de leurs soucis. Ils n’ont pas d’avis sur cette question, qui ne les intéresse pas. Ils sont en revanche de fins stratèges. Aussi ont-ils réagi habilement à l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, lançant immédiatement une campagne dénonçant la dictature. C’est à partir de ce slogan qu’ils ont réussi à faire bouger les choses. Ils ont profité de l’évolution de la crise.

Je n’en dirai pas autant de Sainte-Soline, qui correspond à l’un des cœurs de cible de l’ultragauche. Depuis 1972 et la publication de Guy Debord, la cause environnementale est centrale pour ces activistes. Certains sont primitivistes, depuis longtemps en pointe dans la lutte écologiste radicale. En 2000, déjà, l’un de leurs camarades était mort en essayant de bloquer un train de déchets radioactifs. On a beaucoup parlé, ces derniers jours, du collectif Les Soulèvements de la Terre, qui s’inscrit en réalité dans la dynamique de Notre-Dame-des-Landes. En ce lieu se côtoient des autonomes, bien sûr, mais aussi des gens qui pratiquent la permaculture ou qui veulent vivre différemment, loin de tout. Ces individus très divers ont un point commun : ils sont plutôt de sensibilité libertaire antiautoritaire, sans être tous violents pour autant. Ainsi, à Sainte-Soline, les autonomes sont partie prenante de quelque chose de plus large.

On perçoit une différence entre les autonomes actuels et ceux du XXe siècle. Ces derniers étaient les adversaires des organisations syndicales et des mouvements politiques de gauche, dont ils attaquaient les cortèges. Je les ai moi-même vus prendre d’assaut – très courageusement, à 20 contre 100 000 – la tête d’un cortège, considérant qu’il était constitué de valets du capital. Aujourd’hui, en revanche, une grande partie de l’extrême gauche éprouve une forme de mansuétude à l’égard des autonomes. Elle n’est pas d’accord avec eux, mais elle les laisse faire ce qu’ils veulent. Au XXe siècle, il y avait de très forts affrontements entre les services d’ordre des mouvements d’extrême gauche et les autonomes. Au XXIe siècle, c’est la tolérance mutuelle qui domine, y compris du côté des organisations syndicales.

Jusqu’à la chute du mur de Berlin, la Confédération générale du travail (CGT) était connue pour avoir un service d’ordre pléthorique, très dur, qui nettoyait tout sur son passage. La police n’avait pas besoin d’intervenir. Les autonomes priaient même pour que ce soit la police qui vienne à leur rencontre, tant le service d’ordre syndical était violent. Je l’ai vu un jour virer un cortège anarchiste, pourtant très pacifique, qui s’était intercalé dans le cortège : les anarchistes se sont fait arracher leurs banderoles, ils étaient tous en sang. On ne rigolait pas ! Lorsque le mur de Berlin est tombé, la CGT s’est ouverte et diversifiée. Son service d’ordre s’est réduit comme peau de chagrin. Quand les autonomes sont revenus à l’assaut, au début des années 2000, les organisations syndicales ont demandé à la police de faire son travail afin de manifester tranquillement. Le retour des services d’ordre est récent. Il date d’il y a deux ou trois ans. On l’a vu dans les manifestations contre la réforme des retraites. Après le cortège de tête, trois épaisseurs de gros bras syndicaux forment désormais une sorte de couloir hermétique.

Cette évolution concerne aussi la façon dont les autonomes sont perçus. Au XXe siècle, ils faisaient peur. Ils étaient considérés comme des voyous, des casseurs et des pillards. Ils débarquaient au milieu d’une manifestation pacifique pour casser toutes les vitrines et voler des objets de valeur. Je me souviens d’un autonome ayant brisé une vitrine de la bijouterie Burma, sur les Champs-Élysées, contrarié de s’apercevoir que les bijoux qu’il allait subtiliser étaient en toc. Aujourd’hui, les autonomes cherchent à être considérés comme la partie la plus turbulente et violente du mouvement ouvrier. À cette fin, ils font quelque chose qui les rend populaires : lorsqu’ils pillent un magasin, ils distribuent immédiatement, tel Robin des Bois, le fruit de leur larcin à ceux qui les entourent, qui en sont ravis. Après avoir pillé le Fouquet’s en mars 2019, ils ont redistribué les bouteilles de vin.

Beaucoup de gens en viennent à penser que manifester n’apporte rien, et que c’est quand on casse qu’on obtient satisfaction. Ils laissent donc les autonomes casser à leur place, espérant gagner quelque chose grâce à eux. Ainsi, dans les manifestations, les autonomes ne reçoivent pas aujourd’hui le même accueil que dans les années 1970 : ils ne sont plus les hors-la-loi qu’ils étaient précédemment, ils bénéficient même d’une aide et d’une assistance juridique. Cependant, ils renient ainsi une part de leur identité profonde, de leur désir d’illégalité. Alors qu’ils devraient être en rupture avec le monde, avec la société du spectacle, ils suscitent désormais une apathie souriante de la part de certains manifestants. Quelques-unes de leurs actions demeurent mal accueillies par le public, comme en 2016 lorsqu’ils s’en sont pris à l’Hôpital des enfants malades. Mais il y a là une évolution relative qu’il convient de noter.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de votre contribution aux travaux de notre commission d’enquête.

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  1.   Audition de Me Arié Alimi, Me Raphaël Kempf et Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France (29 juin 2023)

La commission auditionne Me Arié Alimi, Me Raphaël Kempf et Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France ([15]).

M. le président Patrick Hetzel. Pour cette dernière audition de la matinée, toujours diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale, nous adoptons un format table ronde avec des membres du barreau, spécialistes de la défense pénale. Maîtres, je vous souhaite à tous les trois la bienvenue. Je précise à l’attention des membres de la commission que nous avions également sollicité Me Lucie Simon, qui produira une contribution écrite à notre attention.

Notre commission d’enquête s’attache à comprendre ce qui s’est passé au cours des manifestations du printemps. D’une part, nous cherchons à saisir le profil, les motivations et l’organisation des auteurs de violences. D’autre part, nous évaluons la réponse de l’État à ces violences, en amont comme en aval, dans ses fonctions administratives comme judiciaires, et sa capacité à concilier les droits fondamentaux des individus avec la protection des personnes et des biens.

En tant qu’avocats, que ce soit dans vos pratiques professionnelles ou dans votre parole publique et syndicale, vous êtes particulièrement bien placés pour nous éclairer sur ces deux points, dans le respect, bien sûr, de votre obligation de confidentialité, dont nous avons parfaitement conscience. Il ne s’agit évidemment pas d’exposer vos clients. Vous êtes au contact des auteurs de violences, puisque vous défendez des personnes poursuivies ou condamnées pour des faits commis en manifestation. Vous êtes aussi aux premières loges pour distinguer les problèmes de fonctionnement de l’État et apprécier les réponses apportées par l’administration ou par la justice.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Nous ne pourrons sans doute pas en aborder toutes les questions. Nous vous serions donc très reconnaissants de nous transmettre par la suite vos réponses écrites.

Je précise, car c’est important, que le terme de violence est employé ici dans son sens courant et sociologique d’usage de la force, et non dans sa définition pénale d’atteinte volontaire à l’intégrité des personnes. Nous y incluons donc les dégradations et les incendies volontaires, ce que ne ferait pas un pénaliste.

Comment jugez-vous le rôle de l’autorité publique, au sens large, dans les événements du printemps ? Diriez-vous que l’équilibre entre les droits fondamentaux et l’ordre public a été sauvegardé autant que possible, ou avez-vous identifié des dérives, et, si oui, lesquelles ?

Qui sont, selon vous, les auteurs de violences, à en juger par ceux de vos clients qui ont été condamnés ? Quel profil d’âge, de sexe ? Y a-t-il des caractéristiques qui se dégagent ? Nous n’avons pas d’idée préconçue à ce sujet.

Avant de vous céder la parole, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Maîtres Raphaël Kempf, Arié Alimi et Claire Dujardin prêtent successivement serment.)

Me Arié Alimi. Je commencerai par un problème sémantique : si l’on s’en tient au sens juridique des termes, ce n’est pas parce que l’on est juriste. Quand on emploie le mot « violences » au sein de l’Assemblée nationale, on devrait faire uniquement référence à sa définition juridique. C’est le cadre du droit positif qui nous lie tous. Ce mot ne renvoie qu’aux atteintes volontaires à l’intégrité corporelle. Aucune autre dimension ne saurait être incluse dans sa définition. Nous sommes régis par le code pénal et non par un code sociologique. Je ne parlerai donc aujourd’hui, si vous le souhaitez, que des violences constituant des atteintes à l’intégrité corporelle, ou bien, si vous le souhaitez, des dégradations et des atteintes aux biens, qui sont quelque chose de radicalement différent au sens du code pénal.

Je dois avouer que, quand j’ai reçu votre questionnaire, j’ai été un peu interloqué. Je serais honoré de pouvoir répondre à ces questions devant vous, mais j’ai un vrai dilemme : toute la première partie du questionnaire porte atteinte au secret professionnel – nous en avons eu la confirmation par notre organe professionnel. Qui a rédigé ces questions ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vais vous répondre.

Me Arié Alimi. Attendez, je n’ai pas fini.

M. le président Patrick Hetzel. Sur ce point précis…

Me Arié Alimi. Si vous me le permettez, je vais d’abord finir ce que j’étais en train de dire.

M. Florent Boudié, rapporteur. C’est au président d’arbitrer.

M. le président Patrick Hetzel. Maître, je souhaite que, sur ce point précis, le rapporteur puisse éclairer les débats. Vous aurez ensuite à nouveau la parole.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cher maître, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale et donc dans le débat démocratique, lorsque nous prononçons certains termes, je doute qu’ils soient indexés sur le code pénal, quelle que soit la sensibilité de l’orateur. L’intitulé de notre commission d’enquête comporte le mot de violences. Le président a précisément caractérisé les éléments qu’englobe ce terme très général, tel qu’il est communément utilisé par nos concitoyens. Nous connaissons le sens pénal du terme, que vous avez rappelé ; c’est pourquoi le président a indiqué dès son propos liminaire que nous incluons les dégradations de biens dans la définition, tout en les distinguant des atteintes aux personnes. De ce point de vue, nous prenons votre remarque comme une confirmation de notre travail.

Les questionnaires ont été établis par les administrateurs en lien avec moi. Je récuse absolument cette petite musique au sujet de la première partie du questionnaire qui vous a été adressé et que je tiens à la disposition de tous. Cette partie porte sur les profils, la catégorisation des individus qui s’adonnent à des violences. Nous connaissons parfaitement le secret auquel vous êtes tenus, comme nous savons que la commission d’enquête ne peut empiéter sur des affaires judiciaires en cours. Le garde des Sceaux nous a avertis à ce sujet avant même sa constitution – non par quelques individus, mais par un vote de l’Assemblée nationale dans l’hémicycle.

Nous souhaitons savoir s’il est possible, compte tenu de votre déontologie et des contraintes qui s’imposent à vous, et sans évidemment que vous ne violiez le secret auquel vous êtes tenus, d’établir des catégories de profils. Il ne s’agit pas d’individus en particulier. Certains services nous disent que les uns appartiennent plutôt à l’ultragauche, les autres aux ultra-jaunes, que d’autres sont plutôt des étudiants. Nous voulons simplement pouvoir classifier, car il y a de grandes confusions dans le débat public, par exemple à propos des termes « violences » ou « radicalisation ». Mon rôle de rapporteur, sous le contrôle de la commission et de mes collègues, sera de clarifier et de classer de manière rationnelle. Lorsque j’aurai des opinions personnelles à émettre, je les distinguerai de ce travail de rationalisation et d’objectivation par les formules « selon votre rapporteur » et « selon l’interprétation personnelle du rapporteur ».

Vous aurez constaté que l’Assemblée nationale n’est pas homogène. Il y a dans cette pièce des personnes qui ne pensent pas la même chose et qui auront, à partir de faits objectifs, des interprétations divergentes.

Me Arié Alimi. Vous venez d’indiquer que nous devions répondre en tenant compte de notre déontologie en tant qu’avocats. Si vous deviez maintenir les questions qui figurent sur le questionnaire, j’y répondrais puisque j’y suis obligé. Mais nous ne sommes pas seuls à être tenus au secret professionnel. Le simple fait de nous demander pourquoi nos clients viennent nous voir et que nous soyons contraints de vous répondre en faisant référence à tel ou tel client ou de répondre à d’autres questions tout aussi précises…

M. Florent Boudié, rapporteur. Je ne peux pas vous laisser dire…

Me Arié Alimi. Vous n’allez pas me couper toutes les deux minutes, quand même ! Si vous me posez une question, laissez-moi y répondre ! Je sais que vous ne voulez pas entendre ce que j’ai à dire, mais laissez-moi finir ma phrase. Si vous maintenez ces questions et que j’y réponds parce que vous me le demandez, vous êtes vous-même concerné : la provocation à la commission d’un délit est un délit en soi. Le recel de violation du secret professionnel est un délit en soi. Ce que vous nous demandez de faire par ce questionnaire – cela nous a été expressément confirmé – constitue une violation du secret professionnel. Peut-être n’en connaissez-vous pas les contours…

M. Florent Boudié, rapporteur. Fort heureusement, si !

Me Arié Alimi. Je confirme néanmoins mon propos. Et je vous redis donc mon étonnement. Nous sommes enregistrés ; monsieur le rapporteur. Maintenez-vous vos questions, qui pourraient être constitutives d’infractions pénales ?

M. le président Patrick Hetzel. Nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête dont la création a fait l’objet d’un vote de l’Assemblée nationale. Vous pouvez regarder la formulation des questions : à aucun moment le rapporteur n’y fait référence à des cas personnels. Par ailleurs, vous avez dit vous-même que cette audition était publique, comme je l’avais indiqué au préalable. Dès lors, l’échange que nous sommes en droit d’avoir a pour but d’éclairer le Parlement. C’est à partir de votre propre interprétation du secret professionnel que vous demandez si ces questions sont maintenues. Mais elles ne semblent pas pouvoir être constitutives d’un quelconque délit à partir du moment où il n’est pas question de cas personnels et où il s’agit d’éclairer l’Assemblée nationale.

Permettez-moi de m’étonner à mon tour de ces préventions et d’une formulation qui pourrait s’apparenter à une menace envers le Parlement. Du reste, dans l’exercice de nos fonctions, nous bénéficions de l’immunité parlementaire. Nous ne sommes pas dans un prétoire. Il s’agit ici d’une relation normale entre la Représentation nationale et ceux dont elle attend un légitime éclairage.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ajoute que, dans toutes les commissions d’enquête, il nous arrive d’interroger des personnes tenues au secret professionnel ou des hauts fonctionnaires astreints au devoir de réserve. Votre remarque remet en cause la possibilité pour une commission d’enquête de fonctionner. Si l’on dénie aux parlementaires le droit d’interroger ces personnes sur des éléments susceptibles d’éclairer leur réflexion, aucune commission d’enquête ne pourra plus poser aucune question. Lorsque nous interrogeons le préfet de police, il est tenu de répondre ; il a pourtant une obligation de réserve et ne peut pas tout dire. De même lorsque nous interrogeons des magistrats. Je comprends que vous vouliez commencer par un élément polémique. Mais outre que votre remarque est, sur le fond, nulle et non avenue, y compris la menace de poursuite pénale, vous remettez en cause le principe même d’une commission d’enquête.

Nous cherchons à comprendre la situation. L’Assemblée nationale nous a mandatés pour le faire. Elle a voté en ce sens, en commission puis dans l’hémicycle, ce qui n’est pas le cas pour toutes les commissions d’enquête. J’ai posé plusieurs questions. Je sais dans quelles limites vous pouvez répondre. Mais ces questions doivent nous éclairer. Vous ne parlez que de la première partie du questionnaire, consacrée aux profils d’individus violents. La seconde porte sur le schéma national du maintien de l’ordre et sur le comportement des forces de sécurité intérieure, et je ne vous ai pas entendu sur ce dernier aspect. En ce qui concerne la première partie, nous devons pouvoir caractériser non des situations individuelles, mais de grandes catégories d’individus considérés violents envers les personnes et ayant commis des dégradations matérielles. C’est très clair. Je vous demande maintenant de répondre aux questions que nous vous posons, et à elles seules.

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Pour reprendre en d’autres termes les propos de mon confrère, avant de venir devant votre commission d’enquête, il était clair pour moi, avocate et présidente du Syndicat des avocats de France, qu’il s’agissait de vous éclairer à propos de la judiciarisation du maintien de l’ordre. À ce sujet, nous avons des éléments à vous communiquer et des réponses à apporter à vos questions.

Concernant les premières interrogations du questionnaire, nous avons saisi nos élus du Conseil national des barreaux, qui nous ont indiqué que le fait de répondre à certaines d’entre elles porterait atteinte au secret professionnel et que nous n’avions pas à répondre concernant le choix de l’avocat, ses honoraires ou sa stratégie de défense.

M. Florent Boudié, rapporteur. Aucune question ne porte sur les honoraires.

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Cela étant dit, j’ai quelques éléments à indiquer à titre liminaire. Certaines questions portent sur la place et le rôle de l’avocat. Je tiens à rappeler le caractère essentiel des droits de la défense : la présence de l’avocat en garde à vue, les droits des personnes gardées à vue, le droit de choisir librement son avocat, le droit de consulter un médecin en présentiel – je fais là référence aux débats actuels sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027 dont les dispositions à ce sujet nous choquent –, le droit au silence, des conditions dignes de placement en garde à vue.

Dans le cours de vos travaux ont été évoquées les interpellations et les gardes à vue. Je rappelle qu’il s’agit d’actes traumatisants que l’on ne peut banaliser ni considérer normaux dans le cadre des manifestations. Les personnes concernées n’en sortent pas indemnes. Nous avons vu beaucoup de primo-délinquants, de jeunes traumatisés par cette expérience. Les gardes à vue, qui peuvent durer jusqu’à quarante-huit heures, sont extrêmement pénibles. Or, on observe un glissement progressif vers ce que l’on appelle une judiciarisation du maintien de l’ordre. Les interpellations et les gardes à vue deviennent courantes lors des manifestations, ce qu’elles ne devraient pas être. Nous avons constaté cette évolution depuis la contestation de la loi dite « travail » en 2016. Nous la dénonçons. Ce glissement vers ce que l’on peut appeler une répression policière et judiciaire plus marquée – un terme qui va peut-être faire débat et sur lequel nous pourrons revenir – dans le cadre des manifestations n’est pas normal.

Pour répondre à vos questions, le Syndicat a mis en avant trois éléments concernant ce glissement. Premièrement, un glissement juridique et sémantique quant à la notion d’attroupement et au cadre d’usage de la force qui en découle. La table ronde que vous avez organisée avec les syndicats de police témoigne de difficultés dans les termes employés. Nous avons tous en tête les propos du ministre de l’intérieur, sur lesquels il est ensuite revenu, selon lesquels participer à une manifestation non déclarée serait un délit. Or, cela n’en est pas un. Par ailleurs, participer à une manifestation interdite est une contravention. On ne peut intervenir et faire usage de la force et des armes lorsqu’il n’y a qu’un attroupement. L’attroupement n’est pas défini dans le code de la sécurité intérieure, mais il fait l’objet d’une abondante jurisprudence.

Ce que j’ai entendu dire par les syndicats de policiers est choquant. Un de leurs représentants a indiqué que, dès lors qu’une personne participe à une manifestation interdite, elle doit en assumer les conséquences. C’est très grave et c’est un élément qu’il faut faire remonter. Normalement, il faut définir un attroupement, procéder à des sommations et laisser les gens se disperser. Or, les personnes n’entendent pas les sommations et elles n’ont pas le temps de se disperser. Nous avons des exemples concrets de cas où des gens essayant de se disperser se sont réfugiés dans des halls d’immeuble ou des parcs parce qu’ils étaient gazés et n’avaient pas le temps de sortir du cortège, ou parce qu’ils étaient nassés. Ils se sont fait interpeller au moment où ils ont voulu rentrer chez eux. En reprenant les termes du syndicat de policiers, on comprend qu’à partir du moment où il y a eu des sommations et des gaz, tout ce qui bouge peut être interpellé.

Deuxième élément : la doctrine de maintien de l’ordre à la française, considérée exemplaire par un syndicat de policiers, ne l’est plus depuis de nombreuses années. La France ne participe plus aux rencontres entre les différents pays européens sur le sujet. La doctrine a changé. Le schéma national du maintien de l’ordre est venu graver dans le marbre une certaine pratique que nous avons dénoncée. Les unités non spécialisées qui viennent en renfort des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile n’ont ni la même culture ni la même mission qu’eux. Elles sont intégrées – et encore, cela prête à discussion – dans les unités de maintien de l’ordre, elles viennent en tout cas les renforcer, mais elles interpellent, donc vont au contact et utilisent leurs matraques de manière disproportionnée. Les policiers ont dit que les manifestants venaient désormais au contact. C’est inverser les choses. Au départ, ce sont ces unités qui vont au contact, qui vont interpeller et qui créent un désordre au lieu d’une désescalade. Je rappelle que le schéma national du maintien de l’ordre a fait et fait encore l’objet de recours au Conseil d’État de la part de plusieurs organisations, dont le Syndicat des avocats de France.

Troisième élément : l’immixtion de l’exécutif dans la chaîne pénale. Je pense notamment à la note du procureur de la République de Paris du 12 janvier 2019 et à la circulaire du garde des Sceaux du 18 mars 2023, qui demandent aux parquets de faire preuve d’une extrême fermeté, de viser certaines infractions, de maintenir les gardes à vue et d’apporter une réponse pénale immédiate. La chaîne pénale est bouleversée dès qu’il y a une manifestation. Les policiers interpellateurs remplissent des fiches de mise à disposition en cochant toutes les infractions qu’ils ont l’impression de constater, en se disant qu’on verra plus tard. L’officier de police judiciaire auquel ils conduisent les dizaines de personnes interpellées doit regarder les enregistrements vidéo et auditionner les policiers alors qu’il n’en a pas le temps. C’est ce qui fait que les gardes à vue durent quarante-huit heures. Le parquet n’a pas les moyens de trier car la justice est démunie. Il devrait venir en garde à vue et vérifier les procédures. Mais il ne le fait pas. Pourtant, l’autorité judiciaire est censée être garante de la procédure et contrôler les gardes à vue. C’est une vraie difficulté.

Une énième loi « anticasseurs » qui viendrait renforcer l’arsenal répressif serait inutile. Pour nous, le problème est politique et policier, en lien avec la doctrine de maintien de l’ordre et avec sa judiciarisation. Nous demandons l’abrogation du délit de participation à un groupement en vue de commettre des violences. Nous avons écrit en ce sens, avec le Syndicat de la magistrature, Amnesty International et la Ligue des droits de l’homme, à tous les parlementaires. Ce délit sert aux policiers à arrêter sans aucun fondement juridique, ce qui débouche sur des gardes à vue de quarante-huit heures alors que l’infraction n’est pas constituée, puisqu’elle est imprécise et qu’elle nécessite de démontrer des actes préparatoires. La dissimulation du visage est un autre point sur lequel nous pourrons revenir.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez dit que la force avait été utilisée de manière disproportionnée à plusieurs reprises. L’un des enjeux de nos débats est la contextualisation. On peut placer la focale sur ce qui se passe à un endroit précis, mais nous cherchons à identifier la dimension systémique. Comment garantir les libertés individuelles et le droit de manifester, protégé par la Constitution, tout en prenant le contexte en considération ? Le contexte est d’ailleurs souvent invoqué dans les plaidoiries des avocats, pour faire valoir que c’est lui qui pousse à commettre les faits. Sur quels éléments vous fondez-vous pour parler d’un usage disproportionné de la force ?

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Je renvoie à ce que je disais précédemment sur le cadre d’usage de la force. D’abord, les manifestations doivent être qualifiées d’attroupement. Il existe dans les procédures des procès-verbaux qui expliquent le contexte de la manifestation : quand elle a commencé, combien de personnes étaient présentes, à partir de quel moment il y a eu des sommations et des interpellations. Je me souviens, pendant les manifestations contre la loi dite « travail », de procès-verbaux de sommations, indiquant exactement à quel moment il y avait eu un attroupement, pourquoi celui-ci avait été qualifié tel, quand les sommations avaient été faites, par qui, à combien de reprises. Cela n’existe plus. Il n’y a plus qu’une pratique consistant à faire des sommations parce que des poubelles sont brûlées et que l’on estime que cela représente des dégradations ou des voies de fait. On considère alors qu’il y a attroupement et on procède à des sommations alors même qu’à l’autre bout du cortège, les manifestants n’ont même pas commencé à défiler, ou que les personnes concernées n’ont pas entendu. Surviennent alors les gaz, l’usage de la force, et les personnes ne savent plus dans quel cadre elles se trouvent, si elles doivent se disperser ou non. L’usage de la force prend alors la forme d’interpellations et de recours au gaz ou aux matraques.

C’est en ce sens que l’usage est disproportionné dès le début : le cadre n’est pas celui d’un attroupement, les sommations n’ont pas été entendues et le but du maintien de l’ordre n’est plus seulement de mettre fin au trouble à l’ordre public, mais aussi d’interpeller. Quel que soit l’usage de la force et des armes, on interpelle. C’est pourquoi je parle de disproportion.

Me Arié Alimi. Je vais compléter au sujet du caractère systémique des violences commises dans le cadre du maintien de l’ordre. Les éléments matériels précis et probants dont nous disposons pour l’étayer sont nombreux.

Ma consœur a évoqué les gaz lacrymogènes, utilisés de manière totalement disproportionnée, beaucoup plus que dans la plupart des autres pays. Il s’agit d’une arme chimique au sens propre du terme. Or, le ministère de l’intérieur n’a jamais transmis les études d’impact sur la population dont il dispose. Personne ne connaît les effets à long terme de ces gaz. On sait qu’ils ont des impacts sur tous les organes. On ne sait pas à quel degré. C’est un peu comme si on autorisait des médicaments sans les soumettre à des études ou sans que l’Agence de la biomédecine transmette les résultats de ces dernières.

Ensuite, les nasses. Ce dispositif tend à encercler des manifestants, donc à les priver de liberté. C’est une mesure restrictive de liberté si elle dure moins de douze heures, selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Or, tout dispositif restrictif de liberté est illégal s’il n’a pas de vocation judiciaire. C’est ce que rappelle le Conseil d’État dans l’étude sur le schéma national du maintien de l’ordre, qui a tenté de régulariser en droit ce hiatus légal. La Cour de cassation s’est prononcée au sujet d’une mise en examen lors d’une nasse place Bellecour à Lyon, il y a une douzaine d’années : elle a considéré que la nasse n’était pas systématiquement illégale dès lors qu’il était possible d’en sortir et que son utilisation était nécessaire et proportionnée. Or, ce que l’on voit, ce que vous avez peut-être vu sur les vidéos lors de la dernière mobilisation contre la réforme des retraites, ce sont des nasses complètes, sans sortie possible, sans violences préalables. Ce fut notamment le cas rue des Capucines, à Paris, où une centaine de personnes ont été encerclées. Elles ont toutes été libérées par la suite sans aucune charge, ce qui en dit long sur la visée judiciaire de la nasse en question. Ce moyen est utilisé dans des cortèges entiers sous la forme de nasses mouvantes. Ce que je vous dis là, c’est qu’il existe des pratiques illégales de la part de l’État. La préfecture de police de Paris et l’État en général ont institué des systèmes qui sortent de la légalité.

Troisièmement, le LBD 40. Ce lanceur de balles de défense est une arme dite à létalité intermédiaire. Des deux munitions utilisées, la CTS (Combined Tactical Systems) et la MDU (munition de défense unique), l’une avait une portée de 10 à 50 mètres et l’autre, qui l’a remplacée, une portée moindre mais davantage de précision. Le centre de recherche et d’expertise de la logistique s’est aperçu que, contrairement à ce qu’indiquaient les fabricants, il se produisait dans les deux cas une déviation verticale par rapport au tir, de respectivement 16 et 8 centimètres. Ainsi, en visant plus bas, on peut toucher l’œil. Cela veut dire que les nombreuses mutilations constatées étaient liées aux mauvaises indications du fabricant. La préfecture de police connaissait ces éléments et, pourtant, elle a continué à faire utiliser cette arme. L’État a demandé que soit maintenue l’utilisation de ces deux munitions de manière totalement illégale. Pourtant, il avait conscience de cette illégalité. Les policiers n’avaient été formés à l’emploi ni de l’une ni de l’autre.

M. Florent Boudié, rapporteur. En quelle année cela s’est-il produit ?

Me Arié Alimi. En 2016. La situation perdure depuis. On demande aux policiers d’employer des munitions à l’usage desquelles ils n’ont pas été formés, et on ne sait pas vraiment quelles munitions sont utilisées car les deux leur sont fournies. C’est notamment pour cette raison que l’on a constaté énormément de mutilations. Concernant cette illégalité délibérée de la part de la préfecture de police et de l’État, plusieurs instructions sont en cours.

Quatrièmement, le lance-grenades, Cougar ou Penn Arms – ce dernier pouvant tirer plusieurs grenades en même temps. Le fabricant indique qu’il faut obligatoirement tirer selon un angle de 30 à 45 degrés au minimum sinon, le dispositif de mise à feu étant inclus dans la grenade, le tir risque de toucher les têtes et les corps, à une vitesse très grande et avec des grenades beaucoup plus lourdes que les balles de défense. L’objectif du lance-grenades est de permettre aux policiers de tirer de loin pour rester à distance du lieu visé, comme le maintien de l’ordre le prévoit. Place d’Italie à Paris, lors de l’anniversaire des gilets jaunes, Manuel Coisne a été touché par une grenade et il a perdu un œil. Il me semble, sans être dans l’affaire, que c’est aussi ce qui s’est passé à Sainte-Soline. Cela a été documenté.

Les documents de formation de la police nationale n’indiquent pas d’angle de tir – en connaissance de cause, puisque la police dispose des documents fournis par les fabricants, qui sont précis au sujet du risque létal ou d’atteinte à l’intégrité corporelle si l’angle minimal n’est pas respecté. L’État a pris délibérément le risque de tuer des manifestants en ignorant ces conditions. C’est un autre cas d’illégalité de sa part et de celle de tous les intervenants : formateurs, rédacteurs des formations, peut-être fabricant – même si ce dernier a, lui, fait état du risque. Et cela continue : à chaque manifestation, une illégalité et des infractions pénales qui peuvent constituer des homicides volontaires.

On pourrait aussi évoquer les interpellations illégales. Mais je vais laisser mon confrère poursuivre.

Me Raphaël Kempf. Lorsque j’ai reçu la convocation à cette audition, j’ai pris connaissance de l’ordonnance du 17 novembre 1958, qui me ferait encourir une peine de deux années d’emprisonnement si je ne m’étais pas présenté et de cinq années si je produisais un faux témoignage. C’est dans ces conditions que je me présente devant vous. Je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles vous aviez fait le choix de me convoquer.

M. Florent Boudié, rapporteur. On peut refaire le débat. Mais nous vous avons répondu.

Me Raphaël Kempf. Monsieur le rapporteur, je prends la parole pour la première fois au bout de trois quarts d’heure d’audition. J’aimerais dire ce que j’ai à dire.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous prenez la parole pour dire des choses provocatrices. Vous le savez très bien.

Me Raphaël Kempf. Vous ne m’avez pas écouté jusqu’au bout. Si vous m’aviez laissé finir, vous auriez entendu la suite. J’ai compris ce matin, au cours de vos premiers échanges avec mes confrères et consœurs, les raisons pour lesquelles vous m’aviez convoqué.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ah, c’est beaucoup mieux !

Me Raphaël Kempf. Vous voyez qu’en me laissant finir, vous obtenez des réponses. J’ai donc compris cela, mais j’aurais aimé le savoir avant pour préparer mon intervention au mieux. Selon vos propos, vous m’avez convoqué parce que vous considérez que je suis « au contact des auteurs de violences ». Ce sont vos termes.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je n’ai jamais dit cela.

Me Raphaël Kempf. Vous avez dit : « vous êtes au contact des auteurs de violences ». Ce sera au compte rendu.

Me Arié Alimi. Je confirme l’emploi de cette expression, qui m’a moi aussi un peu choqué.

Me Raphaël Kempf. Je n’ai pas porté de jugement moral sur cette phrase.

M. le président Patrick Hetzel. Pardonnez-moi ; il y a une confusion : cette expression figurait dans mon propos introductif.

Me Raphaël Kempf. Je vous prie de m’excuser : j’ai confondu le rapporteur et le président.

M. le président Patrick Hetzel. On ne prête qu’aux riches !

Me Raphaël Kempf. Je voulais dire à la commission que je risque malheureusement de la décevoir : je ne pense pas être au contact d’auteurs de violences. Je suis au contact de personnes dont j’ai l’honneur d’assurer la défense et qui sont considérées par des services de police, des procureurs et, dans de très rares cas, par des magistrats du siège comme des auteurs de violences. Je ne sais donc pas si je pourrai vous éclairer sur ce point.

Pour préparer cette audition, j’ai lu attentivement le rapport qui a conduit à l’adoption de la proposition de résolution, ainsi que cette dernière. J’ai quelques commentaires juridiques à faire en ma qualité d’avocat sur certains termes qui y sont employés. Je répondrai ensuite à certaines de vos questions sur le fondement des éléments statistiques issus de ma pratique professionnelle dans la période qui vous intéresse, du 16 mars au 3 mai 2023. Enfin, je me permettrai de proposer des dispositions législatives dont l’adoption garantirait le respect du droit de manifester.

En ce qui concerne le vocabulaire, j’appelle l’attention de l’Assemblée nationale sur le fait que nous, avocats, plaidons chaque jour devant des juridictions et que, chaque jour, nous devons travailler à l’interprétation des textes de loi. Nous nous référons donc très souvent aux débats parlementaires. Je passe une grande partie de mon temps professionnel à lire les comptes rendus des débats à l’Assemblée nationale, en commission comme dans l’hémicycle, en remontant loin dans le passé, depuis l’existence de l’Assemblée. Nous en avons besoin pour éclairer le juge dans le cadre de notre travail de défense. Lorsque j’entends que le terme de violences doit être compris dans son sens commun et non dans son sens juridique, je suis interloqué : comment vais-je plaider devant des magistrats si ceux qui fabriquent la loi n’emploient pas les termes dans leur sens juridique précis ?

Quelques exemples. Le 3 mai 2023, vous avez débattu au sujet de l’adoption de la proposition de résolution tendant à créer cette commission d’enquête. L’un des membres de l’Assemblée nationale, le député d’extrême droite Julien Odoul, a parlé de l’identité des groupuscules qui font l’objet de la commission d’enquête en les qualifiant de « terroristes du quotidien ». Ces termes figurent dans le compte rendu des débats. Au cours de la même réunion, le président de la commission des lois a repris un autre député au sujet de propos qu’il avait tenus. En revanche, j’ai constaté que personne n’avait repris le député qui a utilisé le terme « terroristes » pour qualifier des personnes participant à des manifestations. En tant que citoyen, en tant qu’avocat, cela me choque particulièrement. Cela m’apparaît comme une insulte aux victimes du terrorisme. Cela provoque un affaissement de la langue juridique qui ouvre la porte à l’arbitraire, soit le contraire de l’État de droit auquel je vous suppose particulièrement attachés.

L’intitulé de la commission d’enquête comporte l’expression « groupuscules auteurs de violences ». Vous envisagez donc, du point de vue juridique, une responsabilité collective. Or, vous connaissez la loi et l’article 121‑1 du code pénal, qui dispose que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait ». Un groupuscule ne peut pas être auteur de violences.

Une autre expression figure dans le rapport à de nombreuses reprises : « manifestations autorisées ». Elle n’a strictement aucun sens juridique. En ma qualité de juriste, elle me choque. Le code de la sécurité intérieure prévoit en matière de manifestations un régime, non pas d’autorisation, mais de déclaration, issu d’un décret-loi de 1935 adopté à l’issue des manifestations insurrectionnelles d’extrême droite du 6 février 1934, qui avaient failli renverser la République. Fort heureusement, cela n’est pas arrivé.

Vous évoquez dans votre rapport, à l’unisson du ministre Olivier Véran, l’idée que certains manifestants viendraient en manifestation pour tuer : « il n’est plus seulement question de s’en prendre aux banques ou d’arracher des cultures, mais véritablement de tuer ceux qui portent l’uniforme de la République ». Olivier Véran avait tenu des propos similaires à l’issue de la manifestation du 1er mai. Il me semble important de souligner qu’aucune enquête judiciaire n’a été ouverte contre des manifestants pour des faits d’homicide volontaire ou de tentative d’homicide volontaire au cours de la période qui vous intéresse. Lorsque vous l’avez entendue, la procureure de la République de Paris, dont j’ai écouté l’audition avec attention, n’a d’ailleurs fait état d’aucune enquête pour tentative d’homicide volontaire. Il y a là, de votre part et de celle du ministre Véran, un affaissement du langage juridique, car il n’y a pas de volonté de tuer chez qui que ce soit. Ces propos font même insulte à ceux qui sont effectivement victimes de meurtre ou d’homicide volontaire, comme Nahel, cet enfant tué par un policier à Nanterre il y a deux jours.

M. le président Patrick Hetzel. Pardonnez-moi : pour être totalement factuel, une enquête pour homicide volontaire a bien été ouverte.

Me Raphaël Kempf. C’est ce que je dis : je compare le cas des manifestations et des propos tenus dans le rapport et par le ministre Véran avec les éléments tragiques de l’actualité la plus récente, du seul point de vue des qualifications juridiques, car c’est cela qui m’intéresse.

Vous employez à de nombreuses reprises dans le rapport l’expression « violences extrêmes ». J’aimerais savoir ce que sont des violences extrêmes par rapport à des violences modérées. Quel est le sens juridique ou politique de cette expression ? Dans les dossiers qui me concernent, et cela répondra à l’une des questions qui m’ont été adressées, il y a rarement des violences au sens strict. Il y a parfois des violences, sans incapacité de travail, contre des personnes dépositaires de l’autorité publique, punies de cinq années d’emprisonnement depuis la loi du 24 janvier 2022. Si vous qualifiez d’extrêmes des violences que la loi punit de cinq années d’emprisonnement, comment qualifiez-vous des violences bien plus graves, parfois criminelles, qui peuvent entraîner la mort ?

Ces questions de vocabulaire me semblent absolument capitales : vous êtes la Représentation nationale, vous avez une responsabilité considérable quant aux mots que vous employez, pour que l’arbitraire ne puisse se loger dans le droit. Je ne reviens pas sur la distinction entre violences et dégradations car j’ai été rassuré sur ce point par votre propos introductif, monsieur le président. Je regrette toutefois qu’elle n’apparaisse pas clairement dans le rapport.

L’affaissement du vocabulaire juridique s’observe jusqu’à la lettre que vous a adressée M. Éric Dupond-Moretti et qui est annexée au rapport. Le garde des Sceaux y parle d’infractions pénales qui n’existent pas, puisqu’il évoque des procédures diligentées pour des faits de « participation à un attroupement armé en vue de la préparation d’un délit contre les personnes ou les biens » et de « participation à un attroupement en vue de la préparation de violences contre les personnes ». Aucun texte ne prévoit ces infractions. Sur le plan sémantique, la situation est grave. Un ministre de la justice, ancien avocat, n’est pas capable de donner des précisions juridiques suffisantes sur des éléments factuels.

Dans le respect du secret professionnel, je peux vous communiquer quelques éléments statistiques pour la période qui court du 16 mars au 3 mai 2023. J’ai pris attache hier avec mon vice-bâtonnier, qui m’a confirmé que je pouvais vous donner des éléments ayant fait l’objet de débats en audience publique.

J’ai été personnellement amené à défendre dix-neuf personnes interpellées pendant des manifestations et placées en garde à vue. Certaines ont été déférées devant le procureur de la République. Trois ont été déférées en comparution immédiate et relaxées par le tribunal ; l’honnêteté m’oblige à vous dire que le parquet a fait appel de ces décisions. Une autre a été renvoyée en justice et condamnée pour des faits de violences ; nous avons interjeté appel et elle reste donc présumée innocente. Une autre encore a été déférée mais elle est finalement défendue par l’une de mes consœurs, et je ne connais pas le résultat de la procédure. Une autre enfin a été renvoyée en comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, mais le parquet a abandonné les poursuites.

Au total, sur dix-neuf personnes défendues, une seule a été condamnée et cette condamnation n’est pas définitive. De mon point de vue d’avocat, voilà dix-huit personnes qui ont été interpellées, et donc privées de leur liberté, à tort. Comment respecter la liberté des citoyens ? Voilà la question que votre commission devrait se poser.

Je souhaite appeler votre attention sur plusieurs textes et des pratiques qui devraient à mon sens être abrogés ou modifiés afin de protéger la liberté de manifester, si tant est que vous y soyez attachés.

M. Florent Boudié, rapporteur. Voilà une formule que vous n’étiez pas obligé d’employer…

Me Raphaël Kempf. Je suis rassuré de vous savoir attaché à la liberté de manifester, monsieur le rapporteur !

M. le président Patrick Hetzel. J’ai précisé au début de la réunion qu’il s’agissait d’un droit garanti par la Constitution. Considérez qu’un parlementaire est respectueux de la Constitution !

Me Raphaël Kempf. Je suis rassuré, en effet. À la lecture du rapport, cela ne m’était pas apparu évident : la question de la préservation des droits fondamentaux n’y apparaît que très marginalement.

L’article 78‑2‑2 du code de procédure pénale, qui permet un contrôle préventif avant l’arrivée des personnes dans les manifestations, fait partie de ces textes qui devraient être abrogés. Initialement, il s’agissait d’une mesure antiterroriste.

Il faut également abroger l’article 222‑14‑2 du code pénal, déjà évoqué par ma consœur, ainsi que son article 431‑8‑1, issu de la loi du 10 avril 2019 dite « anticasseurs », qui viole un des principes fondamentaux de la République selon lequel les infractions de nature politique ne peuvent pas faire l’objet d’un jugement en comparution immédiate.

M. Florent Boudié, rapporteur. Il n’a pas été censuré par le Conseil constitutionnel.

Me Raphaël Kempf. Je le sais. Il n’en est pas moins, à mon sens, contraire aux valeurs de la République. Nous espérons présenter à nouveau une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point, en raison de changements de circonstances, pour faire valoir que la protection accordée depuis deux siècles par la République en cas d’infraction de nature politique est un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Il faut enfin abroger l’article 41‑1 du code de procédure pénale, qui permet au procureur de la République de prendre des mesures de contrainte à l’égard de manifestants, par exemple en leur interdisant de se rendre dans certains lieux ou en leur imposant des contributions citoyennes qui sont en réalité des amendes, sans aucun débat contradictoire, sans débat devant un juge indépendant.

La pratique de la fiche d’interpellation doit être prohibée. Ce document pré-rempli, sur lequel les policiers se contentent de cocher des cases, apparaît aux avocats que nous sommes extrêmement dangereux. C’est un outil facilement utilisable par les fonctionnaires de police et les gendarmes mobiles sur le terrain des manifestations pour interpeller. On coche quelques cases et advienne que pourra. C’est l’une des raisons du grand nombre d’interpellations faites à tort.

Enfin, si l’on veut que les citoyens gardent confiance dans les institutions, il me semble que le Parlement devrait créer un dispositif d’indemnisation, en conformité avec l’article 5 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales, qui impose aux États de prévoir un mécanisme de réparation pour les personnes arbitrairement privées de leur liberté.

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Le Syndicat des avocats de France soutient les propositions d’abrogation qui viennent d’être formulées. En particulier, nous avons souvent insisté sur les nombreuses infractions qui ne devraient pas pouvoir être jugées en comparution immédiate.

S’agissant de la garde à vue, un système d’indemnisation serait idéal, mais sans doute difficile à mettre en place. Nous ne nous faisons pas beaucoup d’illusions sur ce point. Il faudrait à tout le moins prévoir un recours effectif à un juge du siège durant la mesure de garde à vue. La décision du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010 a indiqué que l’autorité judiciaire contrôle la mesure de garde à vue. Mais ce contrôle est exercé par le seul parquet. Il faudrait pouvoir saisir un juge du siège pour demander la levée immédiate de la mesure, notamment lorsqu’il s’agit de gardes à vue nombreuses, massives et illégales qui donnent le plus souvent lieu à des classements sans suite. Enfin, l’avocat devrait être obligatoirement présent en garde à vue, pour les majeurs comme les mineurs, et être rémunéré qu’il soit commis d’office ou choisi.

La question de l’identification de la police est centrale. Le Conseil d’État a dit ne pas disposer d’éléments suffisants pour savoir si l’absence de port du numéro d’identification individuel, dit RIO pour « référentiel des identités et de l’organisation » – était un phénomène massif. Il a néanmoins reconnu que le RIO n’est pas systématiquement porté, ce qui rend difficile le suivi des plaintes et l’identification des agents lorsque des violences sont commises.

M. Florent Boudié, rapporteur. Maître Kempf, le président de la commission des lois a simplement rappelé que, pour la bonne tenue de nos débats, il n’était pas utile d’attaquer une formation politique présente en commission des lois. Pour le reste, nous n’avons pas pour habitude de couper systématiquement la parole à un collègue avec lequel nous sommes en désaccord. Nous allons simplement exprimer ce désaccord ensuite.

Quand vous parliez d’insulte aux victimes, je suppose que vous parliez des propos tenus par le collègue en question.

Maître Alimi, je constate qu’il est possible de donner des éléments statistiques puisque votre confrère l’a fait. Sur dix-neuf personnes interpellées, une seule a fait l’objet d’une condamnation non définitive et dix-huit ont été relaxées.

Me Raphaël Kempf. Soit elles ont été relaxées, soit il n’y a pas eu de poursuites.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ce sont des éléments dont je tiendrai compte dans le rapport.

Pour expliquer le faible nombre de poursuites, les représentants des forces de l’ordre et le parquet de Paris nous ont parlé des difficultés de transmission d’informations entre la personne qui interpelle et l’officier de police judiciaire. Quelle est votre appréciation ?

Me Arié Alimi. François Molins, lorsqu’il était procureur de la République de Paris, a institué une fiche d’interpellation qui n’a aucune base légale et qui ne correspond pas parfaitement aux critères d’un procès-verbal d’interpellation prévu par le code de procédure pénale. À sa décharge, il s’agissait de répondre à la question que vous soulevez. Autant le dire, ces fiches sont remplies avec les pieds : on coche à peu près toutes les cases.

Les interpellations sont massives principalement depuis le mouvement des gilets jaunes. C’est ce que les avocats qui participent à ces procédures, les observateurs de la Ligue des droits de l’homme, les rapporteurs spéciaux des Nations unies, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la Défenseure des droits constatent. C’est la conséquence d’un dispositif organisé par le ministère public et la préfecture de police de Paris. Nous avons eu accès à des vidéos montrant la salle de commandement de la préfecture de police. On y voit le directeur de l’ordre public et de la circulation et le préfet de police préciser aux forces engagées le dispositif qui sera utilisé le lendemain – c’était pendant le mouvement des gilets jaunes, du vendredi pour le samedi. Ils indiquent qu’il faut interpeller massivement, en lien avec des réquisitions du ministère public. C’est délibéré, organisé, ordonné. Ce dispositif, qui peut être qualifié d’illégal, consiste à interpeller massivement, en connaissance de cause, des personnes qui n’ont commis strictement aucune infraction. Il y a même des interpellations en amont.

Cette pratique est devenue récurrente ; nous l’avons retrouvée lors des manifestations contre la réforme des retraites. Elle est fondée sur des réquisitions du ministère public telles qu’elles sont prévues à l’article 78‑2‑2 du code de procédure pénale. En parallèle, des arrêtés du préfet demandent de contrôler des personnes et de fouiller des sacs pour vérifier s’ils ne contiendraient pas, par exemple, des lunettes de piscine. J’ai vu des gens interpellés et placés en garde à vue parce qu’ils avaient des lunettes de piscine sur eux ! Ce n’est pourtant pas une infraction. J’ai vu des nasses et des interpellations de centaines de personnes pour lesquelles absolument aucune infraction n’était caractérisée.

L’État, en l’occurrence la préfecture de police de Paris, a organisé des violations de libertés individuelles. C’est une infraction qui peut devenir criminelle si elle continue. Nous assistons à une dérive autoritaire délibérée, organisée. Le pouvoir législatif devrait mettre le holà à ces pratiques, car cette succession de procédures judiciaires va provoquer une crispation globale des institutions.

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Les fiches d’interpellation avaient été créées, je crois, lors de l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes, car les autorités voulaient interpeller énormément de gens. Petit à petit, elles ont été utilisées à chaque manifestation. Ce qui aurait dû rester l’exception est devenue la norme.

Les syndicats policiers demandent l’organisation de bus d’officiers de police judiciaire. Ce serait particulièrement attentatoire au droit et aux libertés. C’est encore une façon de banaliser l’interpellation.

Le préfet Laurent Nuñez a parlé de « nasse judiciaire », notion qui n’existe pas. Nous avons constaté, sur place ou sur des vidéos, que des personnes étaient parquées sur des places en attendant que l’officier de police judiciaire arrive et que l’on puisse les emmener au commissariat. L’attente peut durer plusieurs heures pendant lesquelles les droits ne sont pas notifiés et l’avocat ne peut pas intervenir. Les officiers de police judiciaire eux-mêmes ne considèrent pas cette situation satisfaisante, j’ai pu le constater. Ils doivent lancer des procédures alors qu’ils savent que les personnes devraient être relâchées immédiatement. Cela les empêche aussi de travailler sur d’autres dossiers.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous évoquez l’audition du syndicat Alternative police CFDT, qui a suggéré la création de bus d’officiers de police judiciaire.

Me Raphaël Kempf. Dans les dossiers que j’ai eus à traiter, la transmission d’information de l’agent interpellateur à l’officier de police judiciaire se fait selon trois modalités : la fiche d’interpellation, un appel téléphonique de l’officier de police judiciaire à l’agent au cours de la garde à vue, le procès-verbal d’audition de témoin de l’agent qui se déplace alors au commissariat.

La véritable difficulté est que, dans l’immense majorité des cas, les interpellations sont faites à tort. Il y a peut-être un manque de formation, à coup sûr un sentiment d’impunité et un manque de directives de la hiérarchie aux agents sur le terrain pour leur enjoindre de ne pas interpeller à tort et à travers.

La fiche d’interpellation pose problème eu égard aux droits et libertés : les agents considèrent que c’est un outil à leur disposition et qu’ils peuvent le remplir n’importe comment. J’ai sous les yeux une de ces fiches. Je ne mentionnerai évidemment pas l’identité de la personne concernée, et ce dossier a été classé. Il s’agit d’un homme interpellé le 18 mars lors d’une manifestation spontanée à laquelle il ne participait pas. Il était simplement de passage. Il a été interpellé comme un grand nombre de personnes car les policiers ont cru qu’il faisait partie des manifestants. Deux cases ont été cochées : « participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations », « participation à un attroupement malgré les sommations de se disperser ». Dans la case « circonstances », l’agent interpellateur a écrit à la main « pantalon et veste noirs, lunettes de soleil, Nord-Africain, cheveux noirs et courts ». Ce document est choquant puisqu’on y constate un biais discriminatoire de l’agent qui qualifie cet homme de « Nord-Africain ». Les cases sont cochées n’importe comment, sans la moindre justification.

Ce type de fiche d’interpellation se retrouve dans un grand nombre de dossiers. Même à propos de quelqu’un qui participerait à une manifestation, le fait de cocher des cases est insuffisant pour caractériser une infraction pénale, à moins de considérer que l’on peut interpeller toute personne qui manifeste. Je répète, et la Cour de cassation l’a redit récemment, que la participation à une manifestation non déclarée n’est pas punie par la loi.

Mme Edwige Diaz (RN). Une liste de questions vous a été transmise. Le président a rappelé le cadre dans lequel se tient cette audition afin que vous compreniez pourquoi nous vous avons demandé de venir. Pourtant, après plus d’une heure d’échanges, je n’ai pas l’impression que vous nous ayez beaucoup éclairés sur le sujet qui nous intéresse.

Vous avez beaucoup parlé, c’est vrai : vous êtes venus donner des leçons de vocabulaire et même de droit, parfois sans modestie et avec une intonation qui pourrait donner l’impression d’une provocation. Vous êtes venus juger des propos tenus ou des écrits rédigés par le garde des Sceaux – loin de moi l’idée de le défendre ! – ou par des parlementaires dans l’exercice de leur mandat. Maître Kempf, vous avez donné l’impression d’avoir un compte à régler avec mon collègue Julien Odoul, peut-être parce qu’il a pris l’avantage sur vous dans un débat télévisé. (Maîtres Arié Alimi et Raphaël Kempf sourient.) Vous êtes venus accuser les institutions de dérive autoritaire organisée et revendiquer l’abrogation d’articles de loi ou la création de dispositifs.

Mais ce n’est pas la question qui vous était posée. Entre les propositions, les accusations et les revendications, avez-vous fait exprès d’être en grande partie hors sujet ?

Me Raphaël Kempf. Posez-nous les questions que vous souhaitez poser.

Mme Edwige Diaz (RN). Vous les avez reçues !

Me Raphaël Kempf. À laquelle n’avons-nous pas répondu ?

Mme Edwige Diaz (RN). Je ne vous ai pas entendus sur le profil des auteurs – dans le respect du secret professionnel, bien sûr. Mais il nous reste peu de temps, vous ne pourrez pas répondre à la liste de questions reçue, et je le regrette.

Me Arié Alimi. Je vais répondre à cette question. J’ai participé récemment, en tant qu’avocat de la partie civile, à la poursuite d’un groupuscule appelé Bordeaux nationaliste, dont les membres ont été condamnés à Bordeaux pour des faits de violence à caractère sexiste et racial. L’un des participants a été membre du Front national de la jeunesse (FNJ). (Mme Edwige Diaz proteste.) Je réponds à votre question ! Cette personne fait toujours partie du Rassemblement national. (Mme Edwige Diaz proteste à nouveau.) Vous ne pouvez pas m’interrompre pendant que je réponds à votre question, chacun son tour de parole ! Je sais bien que le Rassemblement national a notamment été créé par d’anciens Waffen-SS

M. le président Patrick Hetzel. Revenons-en à des éléments factuels ! Nous ne sommes pas là pour engager des polémiques de nature politique. Ce n’est pas l’objet d’une commission d’enquête.

Mme Edwige Diaz (RN). Merci, monsieur le président.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Pour ma part, j’ai trouvé cette réponse sur le Front national et les Waffen-SS tout à fait factuelle !

Me Arié Alimi. Je répondais à la question posée : aujourd’hui, les groupuscules que je vois dans mon exercice professionnel sont des groupes d’extrême droite qui glissent vers le terrorisme. Ils sont liés, la plupart du temps, d’une manière ou d’une autre, au Rassemblement national et à ses cadres.

Mme Edwige Diaz (RN). C’est faux ! Monsieur le président, vous ne pouvez pas laisser dire ça !

Me Arié Alimi. Je peux vous donner des exemples matériels et précis de ces liens entre des groupuscules d’extrême droite, néonazis, et le…

M. le président Patrick Hetzel. Maître, vous n’apportez pas d’éléments factuels. Vous engagez une polémique politique, ce que je ne souhaite pas.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je me permets d’intervenir en tant que vice-président de cette commission. Je ne suis pas d’accord avec votre interprétation.

M. le président Patrick Hetzel. Nous ne sommes pas ici pour lancer des polémiques politiques.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je n’ai pas eu l’impression que c’est ce qui s’est passé. Nous cherchons la vérité sur des violences et leurs auteurs : nous voulons savoir qui sont les auteurs de ces violences que nous voyons et qui mettent en danger nos concitoyens. Maître Alimi apportait des réponses concrètes aux accusations de notre collègue Diaz à son encontre. J’apprends énormément de choses dans cette audition, et je remercie nos trois invités de l’acuité de leur propos. Ils me semblent recentrer de manière intéressante l’objet de notre travail. Il serait dommage de nous priver d’une explication comme celle que Maître Alimi était en train de donner.

Je me suis inquiété, monsieur le président, de vos propos qui assumaient une imprécision dans notre vocabulaire. Vous nous demandiez tout à coup d’accepter cette confusion entre violences et dégradations dans nos débats, peut-être même dans le rapport. Ce serait faire le contraire de ce qui est demandé au législateur, qui se doit d’être clair et exact ; s’il y a une confusion dans l’esprit de nos concitoyens, il nous revient de la dissiper. Nos premières auditions ont montré que l’intitulé de la commission présentait des failles. Puisque certains préjugés sur la violence tombent à l’épreuve des faits et des témoignages, il paraît crucial de respecter la vérité des termes juridiques.

Vous nous dites avoir constaté que des personnes arrêtées ont été insultées, violentées. Vous mettez plus généralement en cause la politique du maintien de l’ordre à la française telle qu’elle s’est exercée ces dernières années, parlant même d’exécutif délinquant. Vous avez aussi demandé la dissolution de la brigade de répression de l’action violente motorisée. Considérez-vous cette structure à l’origine de violences dans les manifestations ? Au-delà de ce corps constitué, organisé, disposez-vous d’éléments montrant que des agents des forces de l’ordre se sentiraient autorisés à commettre des faits que l’on pourrait qualifier de violences, puisqu’ils touchent des individus, en raison d’un mauvais encadrement et d’une mauvaise formation ? Ou bien des ordres sont-ils donnés pour faire naître chez les Français une crainte de manifester une opinion qui va à l’encontre des politiques gouvernementales ?

M. le président Patrick Hetzel. J’ai insisté tout à l’heure sur le fait que nous n’employons pas toujours les termes dans le sens strict que leur donne le code pénal. Je vous invite à lire le dernier rapport annuel de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Son président, M. Serge Lasvignes, ancien secrétaire général du Gouvernement et éminent conseiller d’État, y mène un travail de réflexion normative. Je vous rejoins sur le fait que notre commission a pour but de préciser différentes notions. Mais ce rapport montre des difficultés d’interprétation de certains textes et pointe des difficultés opérationnelles nées de failles législatives. Bien sûr, on peut adopter une vision manichéenne et considérer que le code pénal a défini les termes une fois pour toutes.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’est pas du manichéisme, c’est de la précision juridique !

M. le président Patrick Hetzel. Je ne vais pas vous apprendre que le droit peut évoluer !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Faut-il comprendre que vous voudriez faire évoluer le droit sur ce point ?

M. le président Patrick Hetzel. Vous plaisantez ! Je sais bien que la polémique fait partie de l’action politique, mais…

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Mon intervention n’était nullement polémique. Est-ce une attaque personnelle ?

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Caron, j’essaie de remettre mes propos dans leur contexte !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous insinuez que je fais de la polémique pour la polémique, alors que j’essaie d’apporter de la précision juridique à nos travaux.

M. le président Patrick Hetzel. Vous m’en voyez très heureux.

M. Florent Boudié, rapporteur. Dès que je constaterai dans nos débats, dans l’hémicycle ou en commission, la moindre confusion ou approximation, la moindre utilisation d’un terme d’une façon qui ne serait pas conforme à sa définition juridique, je ne manquerai pas de le faire savoir à mon collègue Aymeric Caron. Je le ferai par message écrit pour ne pas alourdir les débats.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous êtes taquin. Je parlais d’un terme au cœur même des travaux de cette commission d’enquête.

M. Florent Boudié, rapporteur. Être taquin ne revient pas à s’affranchir de la courtoisie. Je reste courtois.

Au sujet des notions employées ici, « violences » mais aussi « radicalisation », je compte essayer, à mon modeste niveau, de proposer dans mon rapport des éléments objectifs et des clarifications. Il faudra rappeler des catégories juridiques, mais aussi des approches sociologiques ou de science politique.

Me Raphaël Kempf. Madame Diaz, sur la question du profil, j’ai transmis à mon vice-bâtonnier, M. Vincent Nioré, le questionnaire qui m’a été adressé. Il m’a indiqué que les questions relatives au profil étaient couvertes par le secret professionnel car y répondre impliquerait d’utiliser des confidences qu’un client peut faire à son avocat. Et même si je le voulais, je ne serais pas en mesure de répondre. D’abord, j’ignore généralement ce que vous appelez le profil des personnes que je défends car je conseille à mes clients de garder le silence. Leur profil ne m’intéresse absolument pas. Je veux seulement savoir ce qui figure dans le dossier constitué par les policiers et le parquet. Ensuite, cette question devrait à mon sens être adressée à des sociologues ; une cohorte de dix-neuf individus sur une période de six semaines ne me permettrait pas de répondre de façon sérieuse. Enfin, ces éléments concerneraient des personnes qui ont été interpellées à tort. Je ne sais pas si ce qui vous intéresse est de savoir qui sont les citoyens interpellés à tort.

J’aimerais, moi, savoir quel est le profil des policiers et des gendarmes qui interpellent à tort, et quel est le profil des procureurs qui valident ces privations de liberté. J’ignore leur statut social, leur origine, leur sexe. En revanche, je sais que ces personnes ne respectent pas l’État de droit et votre commission d’enquête pourrait se pencher sur ce sujet.

S’agissant de votre collègue Julien Odoul, j’ai en effet des comptes à régler avec l’extrême droite. Je pense que vous êtes dangereuse, que vous êtes dangereux. Je m’émeus de l’emploi du terme « terroriste » pour désigner des manifestants, et je maintiens que c’est là une insulte aux victimes du terrorisme.

Monsieur le président, j’ai lu avec attention le rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Il a reçu dans la presse des éloges démesurés, auxquels je ne me joins pas pour la simple raison que si ce rapport est bien écrit, nous ne disposons d’aucun moyen de vérifier la véracité des propos de M. Serge Lasvignes. Il se fonde sur les dossiers qu’il a traités, par définition couverts par le secret de la défense nationale. Nous ne pouvons que le croire sur parole. Or, mon rôle d’avocat est de confronter systématiquement des propos à des éléments factuels.

Enfin, j’ignore si votre commission d’enquête a l’intention de proposer des évolutions juridiques. J’espère qu’elle le fera dans le sens que je vous ai suggéré. L’une de mes inquiétudes, je ne vous le cache pas, est que les majorités de cette assemblée – qui comprennent l’extrême droite, puisque celle-ci a voté la résolution qui a constitué votre commission d’enquête, ce que je regrette mais qui en dit long – souhaitent, au fond, ressusciter la loi anticasseurs de 1970, qui permettait de juger coupables des personnes qui n’avaient commis aucune infraction pénale. Cette loi, vous le savez, a disparu en 1981. M. Robert Badinter, devant votre assemblée, le 25 novembre 1981, demandait l’abrogation de cette loi qui représentait pour lui « une telle dégradation de principes essentiels pour la défense des libertés individuelles que notre droit ne pouvait à l’évidence, dès l’instant où le changement intervenait, la supporter plus longtemps ». J’espère que votre assemblée, et vos majorités, ne seront pas celles qui ressusciteront cette loi heureusement abrogée sous l’impulsion de l’un de nos plus grands défenseurs des libertés.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pour la parfaite clarté de nos débats, je précise que beaucoup de formations politiques ont souhaité la création de cette commission d’enquête. Vous n’avez pas cité le parti socialiste, dont je note que vous l’englobez dans les propos que vous avez tenus.

M. le président Patrick Hetzel. S’agissant de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je précise qu’un contrôle parlementaire est exercé.

Me Arié Alimi. Nous avons beaucoup travaillé sur la brigade de répression de l’action violente motorisée. Elle a succédé aux détachements d’action rapide et de dissuasion créés à l’initiative de MM. Christophe Castaner et Michel Delpuech. C’est une formation motorisée dont le fonctionnement ressemble à celui du peloton des voltigeurs dissous après avoir causé la mort de Malik Oussekine. Les voltigeurs étaient deux sur une moto avec un bidule, le bâton utilisé à l’époque et qui n’était déjà pas légal. Ils sont toujours deux aujourd’hui, le passager disposant d’un lanceur de balles de défense à la place du bidule. En principe, il ne tire pas depuis la moto.

Les agents de cette brigade sont souvent issus des brigades anti-criminalité et des compagnies de sécurisation et d’intervention. Ils ont ainsi souvent été formés dans les quartiers populaires, dans le cadre d’une politique de ségrégation qui consiste à confirmer l’exclusion sociale et raciale des populations qui y vivent. La brigade de répression de l’action violente motorisée compte, je crois, vingt-trois agents permanents. Elle est devenue un axe central du maintien de l’ordre, notamment au moment de la mobilisation contre la réforme des retraites.

Nous avons vu des exactions terribles. La violence contribue toujours à la violence. Or, cette brigade d’intervention provoque la violence. Quand on voit une moto rouler volontairement sur un manifestant pour le renverser ou pire, on comprend que cette brigade ne cherche que la violence. Des agents qui en font partie sont poursuivis en commission de discipline pour des actes commis rue des Minimes contre six personnes dont une, interpellée parce que noire, a été agressée sexuellement et insultée. On le sait grâce à des enregistrements ou des vidéos qui permettent de saisir la réalité. Peut-être peut-on se dire que la réalité est la même qu’il y ait, ou pas, des enregistrements.

Oui, la logique de la brigade de répression de l’action violente motorisée est sans doute raciale. Cette brigade violente a été créée pour susciter de la violence et du désordre. Il est impératif de la dissoudre.

Me Claire Dujardin, présidente du Syndicat des avocats de France. Je confirme les propos de mes confrères : notre rôle d’avocat n’est pas de valider ou d’infirmer des catégories fixées par des sociologues ou des policiers, catégories floues et qui ne correspondent à rien juridiquement. En tant que juristes, nous nous attachons à la qualification juridique de faits.

Il nous appartient aussi de vous alerter sur le contexte politique actuel. Nous observons un glissement inquiétant concernant les restrictions apportées à la liberté de manifester. Il n’est pas nouveau mais il empire. Nous constatons un usage des armes beaucoup plus fréquent, mais aussi une multiplication des arrêtés d’interdiction de manifester et des périmètres de protection. Nous avons dû saisir les tribunaux pour faire constater qu’il n’est pas possible d’utiliser la législation antiterroriste pour interdire des casserolades lors de déplacements du Président de la République. Les drones sont utilisés de façon massive. Les verbalisations de manifestants sont aussi de plus en plus fréquentes.

Nous nous inquiétons du fait que votre commission d’enquête, voulant mettre un terme à des agissements considérés violents, pourrait proposer des restrictions plus fortes encore à la liberté de manifester. Vous avez entendu un journaliste qui a parlé de « pratiques » en manifestation plutôt que de groupuscules organisés. Plus les manifestations sont dangereuses, moins il est possible de manifester pacifiquement, plus la colère sociale monte et plus la radicalité se développe. Il faut y veiller.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de votre participation à cette table ronde.

 


  1.   Audition de Me Thibault de Montbrial, président du centre de réflexion sur la sécurité intérieure (29 juin 2023)

La commission auditionne Me Thibault de Montbrial, président du centre de réflexion sur la sécurité intérieure ([16]).

M. le président Patrick Hetzel. Chers collègues, je remercie de sa présence parmi nous Thibault de Montbrial, avocat. Maître, nous avons organisé ce matin une table ronde réunissant plusieurs de vos confrères au sujet des faits de violence poursuivis à l’occasion des manifestations du printemps dernier. Nous avons fait le choix de vous convier à une audition séparée car, en votre qualité de président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, il nous a semblé que vous développeriez sans doute une approche différente.

Notre commission d’enquête s’attache à comprendre ce qui s’est passé au cours des manifestations du printemps dans un double objectif : d’une part, établir le profil, les motivations et l’organisation des auteurs de violences et, d’autre part, évaluer la réponse de l’État à ces violences, dans ses fonctions administratives comme judiciaires, ainsi que sa capacité à concilier les droits fondamentaux des individus avec la protection des personnes et des biens. Dans votre pratique d’avocat et dans votre réflexion sur la question de la sécurité, ce sont des thématiques dont vous avez fréquemment à connaître. J’ajoute que vous représentez souvent des personnels des forces de sécurité intérieure, en défense ou en partie civile, et que vous observez donc ces violences d’un point de vue singulier, mais toujours avec une solide analyse juridique.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Les questions qui ne seraient pas évoquées au cours de cette audition pourront donner lieu à des réponses écrites de votre part. J’ouvrirai pour ma part nos échanges par deux interrogations.

En premier lieu, dans votre rôle d’avocat, vous pouvez être amené à assister des policiers et des gendarmes objets d’une enquête pour un usage de la force contraire à la loi. Cette situation est-elle, selon votre appréciation, rare, fréquente, de plus en plus rare, de plus en plus fréquente ? Ce risque juridique a-t-il une incidence sur le comportement des policiers et des gendarmes dans leur mission de maintien de l’ordre, et si oui, laquelle ?

En deuxième lieu, les critiques adressées aux forces de l’ordre pour une verbalisation excessive ou un maintien de l’ordre violent vous apparaissent-elles fondées ? Si oui, est-ce selon vous à cause des hommes ou la conséquence d’une problématique juridique ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Me Thibault de Montbrial prête serment.)

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. C’est un plaisir d’être convié à concourir aux travaux de l’Assemblée nationale, plaisir d’autant plus grand que votre commission d’enquête traite d’un sujet d’une importance prépondérante pour le respect de la loi et de l’ordre en France. Ce qui se passe dans notre pays depuis quarante-huit heures en est une triste illustration. Je crains que les jours à venir ne soient plus spectaculaires encore, et ne conduisent à d’autres réflexions sur le thème du jour.

Je m’exprimerai avec une double casquette. La première, dans l’ordre de ma vie professionnelle, est celle d’avocat pénaliste depuis vingt-huit ans, engagé régulièrement aux côtés de nos forces de sécurité intérieure et, par déontologie, jamais contre : la police, la gendarmerie, les polices municipales et l’armée étant des clients réguliers, je m’interdis tout dossier qui contreviendrait aux intérêts de ces institutions ou des personnels qui les composent. La deuxième casquette est celle de président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure, que j’ai créé en 2015. Il comprend, parmi les membres du comité stratégique, des personnes telles que le préfet Philippe Klayman, qui a été directeur central des compagnies républicaines de sécurité pendant plus de dix ans, le général Richard Lizurey, auparavant directeur général de la gendarmerie nationale, et d’autres personnes qui n’ont pas forcément des fonctions aussi élevées mais dont le métier au quotidien consiste à travailler sur le maintien de l’ordre.

Je voudrais d’abord rappeler le contexte dans lequel travaille votre commission. La société française est fracturée ; la violence physique entre citoyens et contre les forces de sécurité intérieure augmente depuis quelques années. Depuis 2017, 25 % des victimes de violences volontaires en France sont des membres des forces de sécurité intérieure. C’est un contexte dont on ne peut faire abstraction dans la question du maintien de l’ordre et de sa doctrine. Les gens expriment leur mécontentement d’abord dans le cadre des manifestations, puis en marge de celles-ci : ils ne sont alors plus des manifestants mais des émeutiers. Par ailleurs, l’ampleur de la violence au cours des manifestations est en constante augmentation depuis la mobilisation contre la loi El Khomri, en 2016, qui a marqué une rupture.

Si votre commission d’enquête est saisie de la façon dont l’ordre a été maintenu lors des manifestations contre la réforme des retraites, on ne peut pas occulter les événements de Sainte-Soline, qui ont fortement atteint la gendarmerie nationale. Le bilan pour les forces de l’ordre est significativement supérieur à 2 000 blessés.

Je suis en outre l’avocat du policier qui a été brûlé début mai au cours d’une scène spectaculaire. Cela me permettra de donner à votre commission des précisions nourries par mes échanges avec ce policier et sa hiérarchie, tant sur la tactique que sur les équipements, l’unité concernée m’ayant montré le matériel récupéré au cours de ces moments terribles.

Alors que ce débat est essentiel, il est tronqué dans l’opinion publique. Compte tenu de l’état de tension dans le pays, il s’agit d’une question éminemment politique et, en politique, le choix des mots est important. Or, par méconnaissance souvent, par mauvaise foi parfois, de la part de certains partis politiques ou de certains journalistes, les mots corrects ne sont pas employés. Le concept de violences policières revient régulièrement dans le débat. Celui-ci ne peut avoir de sens que si l’on parle de violence systémique. Or, personne ne peut, de bonne foi, considérer qu’il existe en France une violence policière systémique. En revanche, il existe des violences policières illégitimes, qu’il faut appeler ainsi puisque la force légitime est un monopole de l’État. Ce problème de vocabulaire aboutit à un relativisme dans le débat public. Par facilité ou par idéologie, certains opposent la violence des manifestants à celle des policiers en les mettant sur le même plan. Or, il ne s’agit pas de la même chose : les uns défendent l’ordre public tandis que les autres s’y attaquent.

Une manifestation est un rassemblement de personnes qui tendent à exprimer leurs idées sur le sujet de leur choix, puisque nous avons la chance de vivre dans une démocratie. Les manifestations sont soumises à déclaration, non à autorisation, comme beaucoup le croient à tort. Si je veux organiser une manifestation, je la déclare au préfet et, sans nouvelles de sa part, j’ai le droit de me rassembler avec des gens. Souvent, le préfet prendra contact avec moi pour s’entendre sur la logistique ou encore sur le périmètre. L’autorité préfectorale peut aussi décider d’interdire une manifestation, pour des raisons motivées dans un arrêté, lequel peut être contesté devant une juridiction administrative. Dans ce cas, ce n’est plus une manifestation mais un attroupement interdit par l’article 431-3 du code pénal. Le simple fait pour des personnes de demeurer groupées en dépit d’une interdiction constitue une infraction pénale et fait d’elles des délinquants.

Si des violences sont commises dans le cadre d’une manifestation, c’est-à-dire d’un rassemblement qui n’a pas été interdit, les auteurs de ces violences passent du statut de manifestant à celui de délinquant. On ne peut pas parler de manifestants violents, ou grièvement blessés, comme on l’a dit à Sainte-Soline : il s’agit d’émeutiers blessés. On peut toujours discuter de la proportionnalité mais, en droit, ce ne sont pas des manifestants. Il est important de rappeler que la force publique n’est pas utilisée contre des manifestants, mais contre des émeutiers pour protéger les manifestants.

Puisque la violence s’invite souvent lors des rassemblements publics, il faut se poser la question des conditions dans lesquelles l’ordre est maintenu et celle de la proportionnalité. Beaucoup a été fait avec le schéma national du maintien de l’ordre et la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations. Globalement, je considère que les dispositions prises par les gouvernements successifs vont dans le bon sens.

Je pense néanmoins que l’on pourrait améliorer des choses, par exemple en interdisant de manifestation des individus identifiés par les services de renseignement pour une présence violente répétée en marge de rassemblements. Il en va ainsi des écologistes radicaux présents à la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques, à Notre-Dame-des-Landes, à Bure, dont on sait qu’ils viendront à une manifestation sans pouvoir les empêcher de le faire. Il est regrettable que le Conseil constitutionnel ait censuré l’article 3 de la loi du 10 avril 2019 sur l’interdiction administrative de manifester, qui était calqué sur l’interdiction administrative de stade. La décision du Conseil constitutionnel s’entend puisqu’il considérait que le texte, trop large, portait une atteinte disproportionnée au droit de manifester. J’appelle de mes vœux une nouvelle rédaction. Il semble que le sénateur Bruno Retailleau ait fait une proposition qui a retenu l’intérêt du ministre de l’intérieur. Certes, cette disposition n’est pas la panacée, mais il est difficile d’aboutir à un texte parfait : mieux vaut des petits pas dans la bonne direction plutôt que renoncer à tout apport positif au prétexte d’une recherche chimérique de perfection.

Une autre piste serait de faciliter les contrôles d’identité préventifs en marge des périmètres déclarés des manifestations. Il serait nécessaire de revoir les conditions fixées par le code de procédure pénale en allégeant l’obligation de rédiger des réquisitions précises qui pose, comme toujours, le problème du seul paragraphe que l’on a oublié d’écrire.

Autre axe d’amélioration : la justice. Certes, les juges sont indépendants. Mais certaines décisions prises par les juges du fond sont parfois étranges. L’une d’elles, rendue par le tribunal judiciaire de Paris au mois de mars, m’a beaucoup choqué. Un émeutier ayant lancé un pavé au visage d’un policier, provoquant une cinquantaine de jours d’incapacité totale de travail, a été condamné à trois mois de prison, sans mandat de dépôt et sans la moindre peine complémentaire d’interdiction de manifestation. C’est choquant : un pavé dans la tête peut tuer. J’ai des cas de personnes grièvement blessées de cette façon. Cela envoie un signal aux émeutiers, mais aussi aux forces de sécurité intérieure sur le peu de considération accordée à leur travail et aux dangers auxquels elles sont exposées.

Par ailleurs, il faut être attentif aux équipements. Les forces de l’ordre voient les moyens à leur disposition régulièrement minorés. À chaque incident grave, on interdit le matériel qui l’a causé. Mais l’affrontement humain, par nature, crée des dégâts : quand des individus se sont montrés extrêmement violents, que la force légitime a été employée contre eux et qu’il en résulte un dégât, cela n’implique pas qu’il faille systématiquement retirer le moyen qui a été employé. Cela aboutit à désarmer nos forces. En réduisant les armes de force intermédiaire, on abandonne le policier au choix du tout ou rien. Moins il y a d’armes intermédiaires, plus le risque de contact et donc de blessures est grand et, en cas de submersion, il ne reste que l’arme de service. Veut-on vraiment enlever les lanceurs de balles de défense aux policiers et aux gendarmes, alors qu’on a déjà diminué leur puissance, pour ne leur laisser que du SIG ou du HK416 ? Nous serons tous d’accord pour répondre par la négative. L’utilisation d’une arme de catégorie B ne me paraît pas raisonnablement devoir être la seule option laissée aux policiers.

J’en viens au matériel défensif. Beaucoup de gens, dans l’incantation idéologique parfois un peu hystérique, déplorent que les membres des forces de l’ordre portent des cagoules qui dissimulent le visage. Je formulerai deux observations, en forme de retour d’expérience de mon activité d’avocat assistant des policiers ainsi que des échanges qui ont lieu au sein du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure.

D’abord, nous observons une augmentation importante du nombre de dossiers de policiers ciblés chez eux ou près de chez eux parce qu’ils ont été reconnus, et ce quel que soit le service auquel ils appartiennent. Pour cette seule raison, la question de la dissimulation du visage dans l’espace public me semble légitime.

Ensuite, je vous ai déjà parlé du jeune policier grièvement brûlé début mai – chacun se souvient de cette image spectaculaire. J’ai eu la chance de le voir. Il est blessé à quatre endroits du corps : autour des yeux où la brûlure est en forme de masque de ski, aux deux poignets à l’interstice entre les gants et la tenue, et à l’aine à hauteur de laquelle son uniforme était usé. Or, il portait à la demande des chefs de groupe la tenue d’hiver ignifugée, qui offre une protection assez efficace. Même s’il a totalement pris feu, il n’a été blessé qu’à ces quatre endroits. Je le dis avec une certaine solennité : certains considèrent que les agents de la police française ne devraient pas porter de cagoules ; je considère pour ma part qu’ils doivent en porter, en particulier pour les opérations de maintien de l’ordre, dans les phases d’agression contre eux, car cela sauve des vies – leurs vies.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ai quelques questions à vous poser, y compris en reprenant des arguments que je ne partage pas toujours.

Que répondez-vous à ceux qui considèrent qu’il y a d’abord et avant des interdictions de manifester abusives ? C’est quelque chose qui a été évoqué lors d’auditions précédentes. Votre point de vue sur la question sera intéressant.

Il en est de même s’agissant des interpellations dites abusives. Ceux de vos confrères que nous avons auditionnés ce matin ne font pas tout à fait, c’est le moins que l’on puisse dire, la même analyse que vous.

Par ailleurs, quel est votre point de vue sur la notion fondamentale et parfois décriée, voire contestée, de proportionnalité ?

Enfin, pouvez-vous dégager de votre expérience d’avocat des agents des forces de l’ordre des enseignements sur les profils des individus violents ? Je précise que nous ne parlons pas là de violence au sens strict du droit pénal, qui ne considère que les atteintes aux personnes, mais que nous employons le terme dans son acception large qui désigne également les dégâts matériels. Il va de soi que cette entreprise de catégorisation, à partir des éléments qui vous sont transmis dans le cadre des procédures judiciaires, est difficile. Mais quelle typologie d’individus ou de groupements d’individus parvenez-vous à établir ?

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Il n’existe pas beaucoup de façons d’interdire de manifester. Si l’on considère une interdiction de manifester abusive, comme nous vivons dans un État de droit, on peut la contester devant une juridiction. Et, exactement pour la même raison, l’interdiction de manifester doit être motivée. Il incombe à l’autorité qui l’a prise de détailler de façon convaincante les raisons pour lesquelles elle porte atteinte à la liberté fondamentale de manifester. Je n’ai pas grand-chose à ajouter. Il faudrait presque interroger les personnes qui sont fondées à prendre de telles décisions sur les critères qu’elles emploient !

J’appelle l’attention de la commission d’enquête sur une difficulté commune aux différents sujets évoqués ainsi d’ailleurs qu’aux affaires de terrorisme. De nombreux éléments sont transmis au ministère de l’intérieur par la voie du renseignement. Ces informations sont recueillies, acquises et transmises, mais pas judiciarisées. Elles ne sont pas inscrites dans un procès-verbal susceptible de figurer dans une procédure judiciaire à l’appui d’une poursuite pénale engagée par le parquet.

Ces notes blanches, ou « blancs », contiennent souvent des informations issues de services partenaires, c’est-à-dire étrangers, qui ont leurs raisons de ne pas vouloir qu’elles apparaissent dans une procédure judiciaire et d’éviter que la défense y ait accès. Donc, on sait mais on a du mal à prouver. En tant qu’avocat, je prends la mesure de cette difficulté. Les préfectures s’y heurtent souvent lorsqu’une manifestation s’annonce qui doit rassembler de nombreuses personnes violentes.

S’agissant des interpellations dites abusives et de la proportionnalité, une constante explique pourquoi il m’a semblé intéressant de faire le lien. Dans les affaires qui nous occupent, caractérisées par des violences contre les personnes et les biens, nous savons, en tant que citoyens et observateurs de la vie publique, que ceux qui s’y livrent tentent de se soustraire à leurs responsabilités. Non seulement ils ne se laissent pas interpeller, mais ils essaient de se dissimuler. Aucun ne donne son nom et son numéro de téléphone avant de se filmer en train de commettre des exactions. Ce sont des gens qui connaissent nos modes de sécurisation de ce genre d’événement et qui s’y préparent en amont. Pour ce faire, ils utilisent de nombreuses techniques qui vont de la dissimulation du visage et des vêtements de rechange à l’utilisation de parapluies et au pré-positionnement de matériel dans le périmètre de la manifestation, parfois plusieurs jours auparavant. Cette façon de faire, soit dit en passant, est l’un des enjeux majeurs de la sécurisation des prochaines Olympiades. Tous ces modes opératoires concourent à empêcher l’identification de ceux qui se livrent à des exactions. En conséquence, lorsque des gens sont arrêtés, avant d’être excellemment défendus par mes confrères que vous avez auditionnés ce matin, ils déclarent tout de go n’avoir rien à voir avec les faits. Et comme c’est à l’accusation qu’il appartient d’apporter la preuve, ce qui est bien normal en démocratie, elle a souvent du mal à le faire.

En effet, comment cela se passe-t-il sur le terrain ? Quand vous êtes dans un groupe de policiers ou de gendarmes, vous subissez. Vous prenez sur vous. Puis ordre est donné de prendre une mesure tactique, un bond offensif par exemple, pour reconquérir du terrain. À ce moment-là, le premier rang du cortège, composé d’émeutiers qui vous jettent dessus tout ce qu’ils peuvent, déguerpit derrière les véritables manifestants qui, littéralement à leur corps défendant, empêchent les forces de l’ordre de passer, non par malice, mais parce qu’ils sont au mauvais endroit. Ces gens honnêtes reçoivent d’abord de la part des émeutiers qui les bousculent, ensuite de la part de la police qui essaie de faire attention. Certes, ils sont secoués et ne devraient pas l’être, mais il est plus difficile d’esquiver dans la réalité que dans un jeu vidéo.

Quand vous arrivez au contact des émeutiers, vous voulez les interpeller. Cela ne se passe pas comme dans une cour de récréation. L’émeutier n’enlève pas sa cagoule, beau joueur, en comptant les pavés qu’il a eu le temps de lancer. Non, il ne se laisse pas saisir. Il utilise la violence et d’autres accourent pour le dégager. Dans cette mêlée dont témoignent les nombreuses vidéos qui existent, il est difficile de faire la part des choses. Vous saisissez des individus dans la nébuleuse, vous les extrayez de la manifestation et vous les emmenez. Ils sont placés en garde à vue et le parquet se retrouve dans une position difficile car la charge de la preuve incombe à l’accusation. En effet les personnes mises en cause nient et il faut des éléments pour les confondre. Le policier, lui, est entendu huit heures après les faits. Pendant ce temps, il a souffert. Il n’a ni mangé ni bu, il n’est pas passé aux toilettes et il a reçu cinquante pavés. Il devrait parler de celui qu’il a interpellé dans la mêlée à treize heures douze, qui était vêtu de noir comme tous les autres, et qui mesure un mètre quatre-vingt comme la moitié du défilé. Le policier dresse de bonne foi un procès-verbal. Le parquet regrette alors un propos qui n’est pas assez catégorique. Comment pourrait-il l’être ?

Les avocats font leur travail. Je ne les critique pas : il faut simplement comprendre les conditions dans lesquelles chacun intervient. Ils objectent que leur client n’a pas été formellement reconnu et qu’il a déjà passé six ou huit heures en garde à vue. Souvent, il n’est même pas déféré, il est remis en liberté sans attendre. On entend souvent parler du ratio entre le nombre des interpellations et celui des remises en liberté. C’est le signe que le système fonctionne, sans poursuite abusive ni condamnation abusive ! De la même façon, le fait que, beaucoup soient relaxés parmi les déférés est encore un signe à interpréter positivement.

En revanche, il y a une conséquence du point de vue de l’efficacité policière de la sécurisation des manifestations. Lorsque les forces de l’ordre font un bond offensif et qu’elles saisissent une quinzaine de suspects, dont il est clair pour tout le monde que quatorze sont des émeutiers tandis que le quinzième est le proverbial innocent qui ne faisait que passer, les six ou sept heures de leur garde à vue garantissent au moins qu’ils ne sont pas en train de harceler les policiers, de brûler des banques ou de détruire des établissements de restauration rapide. La question de l’interpellation abusive ne peut être abordée, me semble-t-il, que sous cet angle. Il s’agit d’un malentendu entre l’exigence de précision de l’accusation, normale en démocratie, et la quasi-impossibilité pratique d’y satisfaire. Toutefois, si les policiers arrivent, par un bond offensif, une charge ou une action spécifique, à extraire des gens qui se sont montrés violents, quand bien même ils ne parviennent pas à le prouver par la suite, ils ont tout de même concouru à l’objectif final : la sécurisation de la manifestation et la sécurité des personnes qui y participent, qu’il s’agisse des manifestants, par définition pacifiques, ou des forces de l’ordre.

La proportionnalité est une question vieille comme la violence. Elle est inséparable de celle de l’usage de la force légitime, régi notamment par les articles L. 211-9 et L. 435-1 du code de la sécurité intérieure. Certains émeutiers jettent des pavés, des boules de pétanques, de l’acide ou des projectiles agrémentés de lames de rasoir. Début mai, les policiers de la préfecture de police m’ont montré ce qu’ils ont collecté : ce sont des armes par destination, fabriquées pour estropier et dont certaines peuvent tuer. Un sénateur également, qui se trouvait en observateur avec un chef de groupe lors de la manifestation au cours de laquelle mon client a été brûlé, s’est publiquement exprimé sur ce qu’il a vu et ressenti : il n’en revenait pas. Il avait beau connaître cette réalité de l’extérieur, il l’a vécue autrement de l’intérieur.

Comment définir la proportionnalité quand vous êtes victime de ce qui relève objectivement de la tentative de meurtre ? Car si les faits ne sont pas qualifiés comme tels, ils procèdent bien d’une intention homicide. Au demeurant, l’information judiciaire relative aux faits dont a été victime mon client ayant pris feu est ouverte pour tentative d’homicide. Nous verrons si elle le reste, personne n’ayant été interpellé. Mais l’auteur est finalement identifié, le débat sera intéressant.

J’en profite pour soulever une question juridique fréquemment posée : jeter un coquetel Molotov sur quelqu’un, est-ce une tentative d’homicide ? Il me semble que si, un jour, un député devait être victime d’un jet de coquetel Molotov, puisque depuis quelques années vous êtes malheureusement pris à partie violemment jusque dans vos circonscriptions, il semblerait normal au Parlement dans son ensemble d’y voir une tentative de meurtre. Or aujourd’hui, les lancers d’engins incendiaires sur les policiers, hormis quelques cas très particuliers, ne sont pas poursuivis sur cette base.

Je pose la question sans malice, à l’aune de ce qui pourrait se produire : un policier ou un gendarme qui ouvre le feu sur un individu qui lui jette dessus un coquetel Molotov est-il en légitime défense ? Pour ma part, je suis certain que oui. Voir comment les choses se passeraient, en fonction des circonstances, n’est pas dénué d’intérêt.

Ainsi la question de la proportionnalité dans le maintien de l’ordre est-elle complexe. Au moment où les forces de l’ordre chargent, celui qui vient de lancer le pavé n’a jamais rien fait. Au demeurant, les policiers et gendarmes sur le terrain sont quasi unanimement favorables à un maintien de l’ordre bien plus impactant. Si leurs chefs ne vous l’ont pas dit, je me fais leur intermédiaire. Ils considèrent que cela permettrait de régler le problème bien plus rapidement et d’assurer par la suite le calme de la manifestation. D’après eux en effet, dès qu’ils vont au contact, s’agissant en particulier des blacks blocs, c’est la débandade. Les émeutiers ne tiennent pas le choc, au sens propre. Le changement de doctrine qui a eu lieu entre le 1er et le 8 décembre 2018, dans les conditions dont chacun se souvient, avec la création des brigades de répression de l’action violente et des pelotons d’intervention motorisés de la gendarmerie, s’inscrit donc dans une logique rationnelle. Cette évolution n’est pas allée à son terme pour une raison politique, en considération du risque de blesser des gens. Je laisse le problème en suspens en invitant chacun à se demander, sachant ce que les émeutiers font aux policiers, si la force légitime de l’État doit se contraindre à chaque fois qu’elle risque de blesser un peu ceux qui tentent de blesser beaucoup, voire de tuer les membres des forces de sécurité intérieure.

M. le président Patrick Hetzel. Nous avons entendu des témoignages indiquant que, du côté des forces de l’ordre, les blessures sont devenues plus importantes ces derniers temps. Vous défendez depuis des années des gendarmes et des policiers. Même si vous avez une vision nécessairement réduite, pensez-vous également qu’il en est ainsi sur les deux dernières décennies ?

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Je ne peux vous faire part, effectivement, que d’une impression. Mais ma réponse est un oui franc et massif. Elle est basée sur les quelques dossiers de policiers ou de gendarmes blessés au cours d’opérations de maintien de l’ordre dans lesquels j’interviens ainsi que sur des échanges avec des professionnels, des visites dans des unités, des anecdotes ou encore des photos.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez parlé de la technique de maintien de l’ordre visant à aller à l’impact, à la percussion, au contact. Policiers et gendarmes l’appliquent-ils parce qu’on leur a retiré au fil du temps des moyens intermédiaires ? À Sainte-Soline, un peu plus de 5 000 grenades lacrymogènes ont été lancées contre 80 grenades de désencerclement, dont l’efficacité n’est pas du tout la même.

La semaine dernière, nous avons auditionné M. Thierry Vincent, auteur de Dans la tête des black blocs, qui a dit qu’il existait une violence policière de plus en plus importante et que les policiers étaient surarmés. Je lui ai tout de même demandé, compte tenu des violences exercées contre eux, s’il était bien sûr de ce qu’il disait.

Pour en revenir aux moyens intermédiaires, pensez-vous qu’il existe un manque de formation des forces de l’ordre, notamment s’agissant du cadre juridique ?

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. La technique de l’impact, indépendamment de la question des moyens, correspond à une nécessité tactique de reprise du terrain. Les armes de force intermédiaire sont des moyens de maintien à distance, pas de dispersion.

Il existe une différence de doctrine entre policiers et gendarmes, qui n’est pas forcément écrite et que je vais résumer telle que je la comprends. La logique des gendarmes est globalement de moins aller au contact : ils restent un peu en retrait et, lorsqu’apparaît une zone de violence, ils saturent l’espace de gaz lacrymogène, ce qui n’est pas sans effets pervers car ils sont alors tributaires du vent. Dans la police, c’est plus mitigé : il peut y avoir parmi les compagnies républicaines de sécurité une tradition tactique plus orientée vers l’impact. Certes, tout le monde obéit à des ordres, mais dans la part d’autonomie tactique laissée aux uns et aux autres, les deux cultures sont légèrement différentes.

Vous avez auditionné Thierry Vincent qui suit une logique politique, idéologique. Avec une certaine distance, que je laisse chacun apprécier, il porte la parole de gens dans une démarche de fracas et de rupture avec notre société. Il ne faut pas tomber dans le piège : tout ce que l’État mettra en œuvre, sur le plan judiciaire ou tactique, pour se protéger et avant tout pour protéger la République, sera critiqué comme un glissement vers le fascisme, l’américanisation, le surarmement. C’est, comme je le disais, une logique politique. Les black blocs sont tout de même entravés par un certain nombre de mesures tactiques ou judiciaires, ces dernières pouvant être encore renforcées. En réalité, pour les raisons évoquées et en particulier l’affaiblissement des moyens de force intermédiaire depuis l’affaire Rémi Fraisse en 2014, l’affirmation selon laquelle la police est surarmée est objectivement fausse : les moyens ont plutôt diminué.

Vous m’avez interrogé sur le manque de formation. D’un côté, je ne crois pas à des lacunes car le maintien de l’ordre est le métier des unités de force mobile, compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile. D’un autre côté, d’autres unités leur sont adjointes qui ne sont pas toujours, en tout cas au début, parfaitement formées à cette mission. En cas de crise, on demande à des brigades anti-criminalité de renforcer les unités de maintien de l’ordre, mais elles ne sont pas du tout conçues pour travailler de la même façon. Il peut être compliqué pour un agent des brigades anti-criminalité de percevoir tactiquement comment la force qu’il est habitué à engager, en contrepartie de celle à laquelle il est exposé, s’adapte à l’univers complexe du maintien de l’ordre. Celui-ci obéit, en plus, à des règles qui ne sont pas strictement identiques. À Paris, les compagnies d’intervention et les brigades de répression de l’action violente sont néanmoins très efficaces, en dépit de la propagande que l’extrême gauche essaie de véhiculer.

Mme Sandra Marsaud (RE). Merci d’avoir rappelé, pour ceux qui n’ont pas fait de droit, la différence importante entre manifestation et attroupement ou émeute. Une méconnaissance est souvent la base, y compris dans cette commission d’enquête, de critiques mal fondées.

Même si cela relève du ressenti, je souhaite connaître votre retour d’expérience concernant l’organisation du black bloc : pouvez-vous nous donner une idée, d’après les dossiers dont vous avez eu à connaître, et peut-être aussi à travers le regard des forces de l’ordre que vous défendez, de la façon dont ces groupes s’organisent et se structurent ?

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Je ne suis pas spécialiste des black blocs : c’est de mon ressenti qu’il s’agit, en aucun cas d’une expertise. Ce que les policiers me disent, et également des gens du renseignement, c’est qu’on a affaire à une nébuleuse, à une mouvance pas du tout structurée, à des membres qui la composent ponctuellement. Il y a une agglomération de gens, comme des mouches autour d’un verre de lait, qui repèrent les grands événements à venir. Ce fut le cas pour Sainte-Soline : j’ignorais jusqu’à l’existence de cette localité mais, quinze jours à l’avance, on m’a prévenu qu’il allait se passer quelque chose de terrible là-bas. Moi qui suis un professionnel des questions de sûreté, mais qui ne suis ni dans l’appareil d’État ni particulièrement informé, je savais cela avec deux semaines de préavis. On m’avait même dit qu’il risquait d’y avoir des morts.

Autour de ce verre de lait donc viennent de toute l’Europe des gens dont les profils relèvent globalement – ce n’est, je le répète, qu’un ressenti – d’une mouvance d’ultragauche, comportant des écologistes, des autonomes et de simples nihilistes, des casseurs, certains fils de bourgeois et d’autres non. C’est très compliqué. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il y a un échelon supérieur, même si ce n’est pas de façon organique. Il y a des gens, même s’ils ne se connaissent pas et ne se parlent pas, dont l’objectif affiché et assumé, et il y en a y compris au sein de l’Assemblée nationale, est de détruire la Ve République. Ils peuvent tout faire, soit en ne condamnant pas soit en incitant, pour que certains commettent un maximum de violences sur le territoire national. Des groupes, parfois structurés mais souvent une agglomération de gens disparates ayant en commun une espèce de haine ou d’envie de violence, et pour certains de détestation de la France, sont encouragés par des gens qui, à un échelon au-dessus, ont très clairement une logique antirépublicaine.

Jusqu’à maintenant, et cette hypothèse serait restée théorique jusqu’aux deux derniers jours, il n’y a pas eu de convergence entre ces gens que j’appellerais d’ultragauche, par facilité, et les banlieues. Une tentative a eu lieu au moment de l’affaire Théo en 2017, mais elle n’a pas abouti. On peut se demander si le rapprochement ne va pas se produire dans les prochains jours. Beaucoup essaient de le générer. Pour l’instant, malgré plusieurs tentatives, on n’a rien observé de tel.

Mme Patricia Lemoine (RE). Il nous a été rapporté lors de précédentes auditions que de plus en plus de femmes faisaient partie des émeutiers et qu’elles se comportaient d’une façon extrêmement violente. Avez-vous des témoignages à cet égard ? Comment expliquer un tel phénomène ? Avez-vous le sentiment qu’il nécessite une adaptation de la façon de traiter les émeutiers ?

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Je ne comprends pas la fin de votre question : si une femme lance un coquetel Molotov, cela reste un coquetel Molotov. Il n’y a pas trente-six manières d’empêcher quelqu’un de le lancer.

J’étais déjà intéressé par ces considérations quand j’étais étudiant. J’avais alors rencontré un ancien patron d’une force d’intervention d’un pays européen, qui avait travaillé contre les terroristes d’ultragauche dans les années 1970 et 1980, au moment des Brigades rouges, d’Action directe et de la Fraction armée rouge. Je n’ai jamais oublié ce qu’il m’a dit : on leur avait appris, dans son unité, que face à des violences, des prises d’otages qui dégénèrent, des combats menés par des hommes et des femmes, ils devaient tirer en premier sur les femmes parce qu’elles sont les plus déterminées. Jeune homme de bonne famille, protégé de la violence dans ma jeunesse, j’avais été très surpris. Ensuite, je me suis intéressé pendant trente ans aux questions de sécurité et de violence, y compris parfois de façon personnelle, notamment dans l’armée. J’ai constaté que, lorsqu’une femme est particulièrement résolue, le seuil d’affaissement de sa détermination est souvent plus élevé que celui des hommes.

Pour le reste, les policiers me disent effectivement que des femmes sont impliquées, pas forcément beaucoup ni plus qu’avant. Elles sont aussi violentes que les hommes. Je n’ai été témoin de rien et je n’ai pas reçu, ces derniers mois, d’informations particulières qui iraient dans le sens d’une augmentation du phénomène.

M. le président Patrick Hetzel. Maître, je vous remercie d’avoir partagé vos réflexions avec la commission d’enquête.

Me Thibault de Montbrial, président du Centre de réflexion sur la sécurité intérieure. Si vous me permettez un mot de conclusion, je dirai, avec une certaine solennité, compte tenu de ce que nous vivons depuis deux jours, dont je pense que c’est un début et non un épisode intermédiaire, qu’il faut que l’Assemblée nationale veille particulièrement à ce que l’application de la loi par nos forces de sécurité intérieure soit regardée, certes sans complaisance parce que ce n’est pas ce qui est souhaité, mais avec la neutralité minimale qu’on est en droit d’attendre de la part de ceux qui occupent vos fonctions. Chacun doit garder à l’esprit que, dans les moments difficiles où la violence empêche provisoirement la vie sociale, la liberté et la démocratie de s’exercer, comme c’est le cas depuis deux nuits, la seule limite entre la démocratie et le chaos réside dans les forces de sécurité intérieure, nos 250000 policiers et gendarmes. Si ce « cordon bleu », pour une raison ou une autre, cède, commencera une autre période de notre histoire, pas forcément très longue mais sans doute très violente, qui sera une porte ouverte à beaucoup d’aventures par la suite. La France va mal. Les forces de sécurité intérieure sont nos fantassins, nos pompiers. Il faut bien s’occuper d’eux et je me permets, puisque vous avez eu la gentillesse de m’inviter, de les assurer de mon affection et de mon soutien.

M. le président Patrick Hetzel. Ces mots concluront cette audition.

*

  1.   Audition de M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, ancien préfet de police de Paris (2019-2022) (6 juillet 2023)

La commission auditionne M. Didier Lallement, secrétaire général de la mer, ancien préfet de police de Paris (2019-2022) ([17]).

M. le président Patrick Hetzel. Notre commission d’enquête poursuit ses travaux ce matin pour trois auditions qui seront, selon le principe que nous avons retenu, diffusées en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous remercie, monsieur Didier Lallement, de venir échanger avec les membres de notre commission. Vous vous doutez que ce ne sont pas vos actuelles fonctions de secrétaire général de la mer qui ont motivé votre convocation, mais bien l’expérience accumulée au cours de votre carrière dans le corps préfectoral. Elle vous a particulièrement confronté à la question des violences en marge des manifestations. Tout le monde se souvient que vous avez été préfet de police de Paris, mais vous avez également officié comme préfet de l’Aisne, de la Saône-et-Loire, du Calvados et de la Gironde. Je le souligne à dessein car notre travail dépasse le seul cadre parisien : vos fonctions dans ces départements et ces régions, qui supposent un maintien de l’ordre différent de celui de la capitale, ont certainement nourri des réflexions qui ne manqueront pas d’intérêt pour nous.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées aujourd’hui. Je vous invite par conséquent à nous communiquer ultérieurement des éléments de réponse écrits.

Nous étudions les manifestations du printemps, tant à Paris qu’ailleurs en France, en ville comme en milieu rural, d’abord pour comprendre la logique des groupuscules et des auteurs de violences, ensuite pour examiner le déroulement des manifestations afin de déterminer si des améliorations sont possibles ou des correctifs souhaitables. Les principes du maintien de l’ordre ont été modernisés, ajustés à la suite de l’épisode des Gilets jaune. Il n’est pas inutile de se retourner vers le passé récent pour évaluer les modifications apportées.

À la lumière de votre expérience préfectorale et de l’actualité, diriez-vous que le régime juridique actuel des manifestations permet un bon équilibre entre droits fondamentaux et ordre public ? La procédure de déclaration conduit à une tripartition entre les cortèges déclarés, les cortèges spontanés et les cortèges interdits. Est-ce pertinent ? Les conséquences de ces différentes modalités sont-elles les mêmes sur l’ensemble du territoire national ?

Le préfet est au confluent de tous les acteurs de la manifestation : organisateurs, services de renseignement, unités de maintien de l’ordre, Gouvernement, autorité judiciaire, juridiction administrative, etc. Diriez-vous que cette position permet d’agir efficacement, sous le double prisme de l’ordre public et des droits fondamentaux, ou certaines améliorations vous semblent-elles nécessaires ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Didier Lallement prête serment.)

M. Didier Lallement. Vous avez évoqué ma carrière : le préfet de police de Paris n’est pas tout à fait un préfet de droit commun ; ses fonctions diffèrent de celles d’un préfet de département ou de région. Il est d’ailleurs compétent pour l’ensemble de l’agglomération parisienne.

Le régime juridique actuel du droit de manifester me semble fonctionner correctement. Le problème est de savoir si la sanction est au niveau lorsque certains ne respectent pas la loi : dans un grand nombre de cas, il y a une relative impunité.

Quant au rôle du préfet, il me semble que nous avons également atteint un équilibre satisfaisant. En Nouvelle-Aquitaine, lors des manifestations des gilets jaunes à Bordeaux, notre dispositif, tant en matière de chaîne de commandement que de capacités juridiques, m’a semblé bien fonctionner. L’intégration des forces de sécurité intérieure autour du préfet est une bonne chose. Nous l’avons encore éprouvé lors des violences urbaines en province : les situations exceptionnelles révèlent que notre dispositif régalien, qui remonte au Consulat, demeure solide.

M. le président Patrick Hetzel. Vous parlez d’une relative impunité. Faut-il faire évoluer la loi ?

M. Didier Lallement. La difficulté à faire respecter un système, s’il n’y a pas des sanctions, dépend de l’adhésion des citoyens à des valeurs communes. Est-elle suffisante pour que, par exemple, les bons citoyens dénoncent ceux qui cassent pendant des manifestations et empêchent ceux qui n’ont pas déclaré leur rassemblement de manifester ?

Il arrive fréquemment qu’il n’y ait pas de déclaration, ou qu’il y ait des cortèges sauvages, c’est-à-dire des gens qui quittent le cheminement prévu de la manifestation, et qui avaient l’intention d’agir de cette façon dès le début. Certains se rassemblent même en début de cortège et empêchent la manifestation de se dérouler : on appelle « pré-cortège » cette nébuleuse qui se crée en début de défilé. Or, on peut faire tout cela sans le moindre risque juridique, sauf si l’on est identifié comme organisateur. Mais allez identifier l’organisateur d’un cortège sauvage ! Les réseaux rendent cette tâche plus difficile encore : du temps de l’Empire, le Premier comme le Second, il y avait des organisations, avec des chefs et des sous-chefs. Aujourd’hui, les réseaux permettent une transversalité totale, ce que les dernières violences urbaines ont démontré. Il me semble donc que notre loi est inadaptée.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’avoir répondu à cette convocation – nous avons reçu la semaine dernière des personnes qui s’étonnaient du principe même d’une convocation devant une commission d’enquête.

Avez-vous constaté une évolution du profil des individus ou des groupuscules violents depuis la séquence des gilets jaunes, que vous avez vécue en Nouvelle-Aquitaine, jusqu’aux événements que vous avez connus à Paris ?

Vous avez par ailleurs été à l’origine de l’évolution du schéma national du maintien de l’ordre. Pourquoi avoir suggéré cette transformation, qui a abouti après la fin de vos fonctions ? Quels sont les points stratégiques que vous souhaitiez mettre en avant ?

M. Didier Lallement. Ne voyez là qu’un constat personnel, qui n’a pas vocation à être généralisé, mais j’ai en effet vu évoluer le profil des individus radicalisés. Les gilets jaunes ne ressemblaient plus au profil historique des black blocs du milieu des années 2010, qui étaient plutôt des jeunes très politisés. La grande violence que nous avons découverte chez les gilets jaunes venait plutôt de gens plus âgés, sans démarche idéologique structurée, sans la culture révolutionnaire classique telle qu’elle peut tourner à la rhétorique dans certains groupuscules d’extrême gauche. Sous les masques d’un black bloc, où les gens ne s’identifient pas, et au-delà de la couleur noire de leur tenue, on trouve aussi des personnalités assez différentes.

J’ai été frappé, lors des manifestations de gilets jaunes, à Bordeaux ou à Paris, par le fait qu’elles ne duraient pas au-delà d’une certaine heure : tout au plus vingt et une heures à Paris, plus tôt à Bordeaux. On sent bien que les gens rentrent chez eux parce qu’ils y ont des choses à faire, aller chercher les enfants ou promener le chien. Ce à quoi nous avons assisté, c’est à l’irruption d’une classe moyenne dans des événements violents.

S’agissant du schéma national du maintien de l’ordre, je ne suis pas à l’origine de sa transformation : ce sont les ministres de l’intérieur successifs qui en ont été les acteurs, je ne suis que l’un de leurs interlocuteurs. Les médias ont surtout rapporté, de façon un peu étonnante, les débats sur la distance entre les forces de l’ordre et les manifestants. Il faut adapter les dispositifs de sécurité à la réalité des manifestations. Pendant longtemps, il n’était nécessaire de se rapprocher que si l’on voulait disperser un cortège. La nature des manifestations a changé à partir du milieu des années 2010, et c’est pourquoi j’ai proposé un maintien de l’ordre beaucoup plus au contact. Ce changement a permis de diminuer considérablement le nombre de tirs au lanceur de balles de défense : de plus d’un millier lors d’une manifestation en 2018, nous sommes passés à une centaine au maximum quand je quittais la préfecture de police. La proximité évite l’utilisation d’armes intermédiaires.

Le schéma national de maintien de l’ordre n’impose pas de doctrine très précise. Il évoque la nécessité de s’adapter. Mon successeur, qui est un remarquable préfet de police, l’applique dans le même esprit : en fonction de la nature de la menace, on se rapproche ou on s’éloigne. Considérer que l’on pourrait gérer les manifestations aujourd’hui comme on le faisait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou aux débuts de la Ve République serait absurde : nos concitoyens ont changé, leurs façons de manifester aussi. Il y avait jadis de grandes organisations, syndicales ou politiques, qui assuraient, grâce à leur service d’ordre, la sécurité des cortèges. Lorsque j’étais préfet de police, je me suis trouvé dans la situation paradoxale d’être le principal organisateur des manifestations car il n’y avait aucun service d’ordre. Les gens qui déclaraient des manifestations avaient perdu la capacité de les organiser : c’était à la police qu’il revenait de le faire. La transformation de nos concitoyens entraîne forcément un changement des méthodes de maintien de l’ordre.

M. Michaël Taverne (RN). L’article 431‑3 du code pénal permet à la force publique de dissiper un attroupement susceptible de troubler l’ordre public. Quand des individus se regroupent, peut-être avec de mauvaises intentions, on laisse souvent s’écouler un certain laps de temps avant d’intervenir. Faudrait-il agir beaucoup plus rapidement ?

M. Didier Lallement. Il faut intervenir rapidement, en effet. C’est pour cette raison que j’ai été à l’origine des brigades de répression de l’action violente motorisées, ce qui m’a été reproché. Les motos permettent d’arriver jusqu’à des manifestations, régulières ou irrégulières, où des troubles se produisent. Au contraire, avec trente kilogrammes sur le dos, on court moins vite qu’un jeune adulte en baskets. Pour faire débarquer des compagnies républicaines de sécurité de leur camion, pour déployer soixante ou quatre-vingts fonctionnaires ou militaires, il faut du temps. J’ajoute que circuler dans Paris avec des véhicules à quatre roues est de plus en plus difficile : l’aménagement urbain doit être pris en considération, on le sait depuis au moins le baron Haussmann. Dès lors que l’on réduit les espaces de circulation, on permet à des manifestations plus ou moins régulières de se glisser dans la ville.

Votre question amène à évoquer l’interdiction administrative de manifester, qui a été censurée par le Conseil constitutionnel. Il est dommage qu’un outil juridique qui existe dans les stades ne soit pas à disposition pour les manifestations. Une évolution juridique serait souhaitable, mais je dépasse ma condition en le suggérant. Un tel dispositif aurait néanmoins ses limites : le black bloc est, par construction, difficile à identifier ; il est fait pour cela ! S’agissant d’un problème de libertés publiques, il faudrait disposer d’éléments suffisants pour interdire. Un supporter sportif est beaucoup plus facile à tracer, l’interdiction bien plus facile à motiver.

Il y a aujourd’hui une demande de pénalisation de la manifestation : on fait intervenir le juge pour sanctionner ceux qui ne respectent pas la loi. C’est nouveau. Avant le milieu des années 2000, les choses ne fonctionnaient pas de cette façon. L’action de police visait à mettre fin à la manifestation qui posait des problèmes ; personne ne croyait nécessaire d’interpeller des casseurs et de les présenter au juge. Il y a aujourd’hui une volonté populaire, sociale, de pénalisation. Le juge veut se mêler de la manifestation. Cela contraint fortement l’action des services de police. L’interpellation de quelqu’un qui a cassé pourrait servir de justification pour lui interdire de manifester par la suite, mais ce qui compte, c’est de l’interpeller et de le présenter à un juge. Cela oblige les policiers et les gendarmes à créer tout un dispositif de procès-verbaux, de preuve, de garde à vue, qui est assez lourd. Il faut par exemple des norias pour emmener les gens vers les lieux où ils seront placés en garde à vue, il faut des permanences des parquets. Rien de cela n’existait ne serait-ce qu’il y a vingt ans.

Je vous rejoins : il faut, je crois, un peu plus de sanctions contre ceux qui ne respectent pas la règle du jeu collective.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez publié, avec Jean-Jérôme Bertolus, un ouvrage intitulé L’Ordre nécessaire. Vous y évoquez les obstacles au maintien de l’ordre et le fait que, lors des manifestations des Gilets jaunes, le dispositif était trop statique. Pourriez-vous revenir sur cet aspect, à partir de votre expérience ? Quelles recommandations pourriez-vous formuler ?

M. Didier Lallement. Je vous remercie de citer ce petit ouvrage sans prétention. Quand vous ne bougez pas, les autres bougent. Subir un siège est la pire des situations. C’est malheureusement ce qui se passait à Bordeaux, où j’ai passé plusieurs mois à défendre la mairie attaquée par les gilets jaunes. En défendant un bâtiment, vous concentrez la violence : les gens veulent passer et vous êtes là pour les en empêcher ; ils n’y arrivent pas donc ils se déplacent pour manifester leur colère ailleurs par la destruction. Or, vous êtes enfermé dans cet espace que vous avez vous-même créé, donc vous ne pouvez pas empêcher ces destructions. Nos concitoyens ne le comprennent pas et ils ont l’impression d’une totale impunité. C’est ce qu’il faut éviter par-dessus tout. Il est indispensable d’être mobile. C’est un principe stratégique connu depuis la nuit des temps : le meilleur moyen de défendre une position consiste à ne pas être dessus.

Pendant longtemps, notre système de maintien de l’ordre était fondé sur un rapport de force assez statique : les cortèges étaient encadrés par des services d’ordre ; les fonctionnaires de police ou les gendarmes mobiles prenaient place à des endroits connus. On savait à peu près où auraient lieu les frottements et on connaissait ses interlocuteurs, à part quelques exceptions comme Mai 68 ou les manifestations parisiennes de la fin de la guerre d’Algérie. La composition même de notre dispositif était fondée sur ce principe statique : les compagnies et les escadrons ne se scindent pas au-delà de la demi-compagnie ou de la section, ou du demi-escadron, c’est-à-dire qu’on descend rarement en dessous de vingt personnes. Or, nous sommes, en ce qui concerne les effectifs de la préfecture de police, descendus au niveau du groupe, soit six personnes. Fractionner autant est dangereux car ces petits effectifs deviennent vulnérables. Mais c’est aussi très efficace car vous étendez la zone de contrôle. Ensuite, il faut pouvoir recomposer le collectif de soixante ou quatre‑vingts personnes. C’est donc la façon même de conduire le maintien de l’ordre qui évolue.

Ni les compagnies républicaines de sécurité, ni les escadrons de gendarmes mobiles n’agissent de cette façon. Seules les compagnies d’intervention de la préfecture pratiquent ces méthodes, qui nécessitent une grande maîtrise technique et une bonne vision d’ensemble. C’est pour cette raison que ma première préoccupation, quand je suis devenu préfet de police, a été de géolocaliser chaque fonctionnaire, ce qu’on ne faisait alors que pour les véhicules. C’est maintenant possible grâce à l’actuel ministre de l’intérieur et à son prédécesseur. Le dispositif comporte aussi des moyens de transmission. De cette façon, nous savons à peu près où sont les gens. Rien ne serait pire que de l’ignorer.

Une grosse manifestation à Paris, c’est un service d’ordre de quatre à six mille fonctionnaires. L’exercice se déroule sur un terrain qui mesure tout au plus trois kilomètres sur trois, la plupart du temps deux sur deux. Paris est un espace très petit mais très dense, où nous risquons de ne plus savoir où sont nos effectifs et de ne plus intervenir à bon escient. Les effectifs peuvent se retrouver au contact de manifestants violents sans que personne ne l’ait voulu. Il est donc essentiel d’avoir une vision globale. À Paris, nous disposons de nombreuses caméras, mais les drones sont essentiels. Contrairement à ce que certains racontent de façon idiote, ils ne servent pas à identifier les gens ; les caméras suffisent pour cela. Le drone donne une vision d’ensemble, à l’inverse des caméras, et cela permet d’envisager un mouvement coordonné qui préserve la manifestation. J’ai beaucoup regretté que l’on nous ait empêchés du jour au lendemain d’utiliser les drones : alors que n’importe quel citoyen peut en faire voler un, il a fallu presque trois ans pour pouvoir employer à nouveau ceux de la police et de la gendarmerie !

J’ai passé mon temps, comme préfet de police de Paris, à essayer de faire en sorte que les manifestations déclarées arrivent au point prévu. Ces groupes de tête, ces nébuleuses qui bloquent les défilés et en empêchent la progression, c’est le pire qui puisse arriver en termes démocratiques puisqu’alors la contestation régulière ne peut pas s’exprimer. Ceux qui empêchaient les manifestations, ce n’étaient pas les policiers ou les gendarmes, mais bien les précortèges, ces manifestants ou ces groupuscules qui voulaient que les choses tournent mal. Un bouchon au début de la manifestation énerve les manifestants, qui imaginent des mesures de police. En réalité, c’est le fait de ces groupuscules et les forces de sécurité sont obligées d’intervenir. Or, ces interventions sont toujours très délicates.

J’ai compris que les syndicats m’avaient beaucoup reproché le déroulement de la manifestation du 1er mai 2019. Ils pensaient que notre intervention en début de manifestation, qui a provoqué un peu d’agitation, était à l’origine des difficultés rencontrées par le carré de tête. Le secrétaire général de la Confédération générale du travail avait été évacué et Force ouvrière est sortie de la manifestation. Ayant une vision globale de ces événements, j’ai plutôt le sentiment que ce sont des gilets jaunes qui ont agi contre ce cortège. Nous n’avons fait que les disperser en amont. Les organisations syndicales ont ensuite refusé de me rencontrer tout au long de mon mandat de préfet de police. Je l’ai profondément regretté. Je dispose de nombreuses lettres qui attestent que je leur ai à chaque fois proposé des rendez-vous. Je me réjouis qu’elles aient abandonné cette posture à la nomination de Laurent Nuñez.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). J’aimerais mieux comprendre la conception civique, philosophique et morale du maintien de l’ordre en France. Vous aviez déclaré à une manifestante, en marge d’une manifestation : « Nous ne sommes pas dans le même camp, madame. » Ce n’est ni le retentissement médiatique de cette formule, ni le fait que vous ayez réagi vivement, qui m’intéressent ici, mais ce qu’elle peut révéler. Considérez-vous, vos autorités de tutelle considèrent-elles que, dans les mobilisations sociales, deux camps se font face ? S’il y a des camps, c’est qu’il y a un affrontement. La désescalade devient impossible. Est-ce votre état d’esprit ?

M. Didier Lallement. Je considère qu’il n’y a pas de camp à l’intérieur de la République. En dehors de la République, il y a des factieux qui veulent l’atteindre. Ce n’est pas nouveau, les gens qui veulent tuer la Gueuse !

Le moment auquel vous faites référence est une rencontre au mois de novembre 2019 avec une dame, gilet jaune, au lendemain d’une manifestation. Je me rendais devant le monument aux morts de l’armée qui a débarqué en Italie, armée issue pour une partie du Maghreb. J’ai moi-même un grand-oncle qui est tombé au Mont-Cassin au sein d’un régiment de tirailleurs algériens. Que cette dame tienne les propos qu’elle a tenus m’a effectivement fait perdre mes nerfs. La manifestation avait détruit ce monument aux morts pour en faire des projectiles. Quand on se conduit de cette façon, on n’est plus dans le camp de la République. Je le redirais de la même façon.

Il n’y a rien à déduire de plus de cet incident. Le droit de manifester fait évidemment partie de la condition républicaine. Je me suis battu pour faire respecter ce droit fondamental. J’ai permis à des manifestations de se tenir quand certains auraient voulu qu’elles ne puissent pas défiler. Il n’y a qu’un seul camp dans la République. Mais à sa périphérie, malheureusement, on nous guette. Comme le disait Gramsci, dans l’entre-deux surgissent les monstres.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur Lallement, nous sommes ici pour comprendre la nature et les auteurs des violences lors des manifestations. Or, votre gestion du maintien de l’ordre lorsque vous étiez préfet de police a été largement remise en cause et décriée par de nombreux observateurs. Pour le dire clairement, vous avez été accusé d’avoir provoqué des violences, notamment par l’intermédiaire des brigades de répression de l’action violente motorisées auxquelles a appartenu, on l’apprend aujourd’hui, le policier qui a tué Nahel à bout portant à Nanterre. Il a aussi fait partie de la tristement célèbre compagnie de sécurisation et d’intervention 93, compagnie déployée en Seine-Saint-Denis sous votre responsabilité et dont les membres ont été accusés, certains même condamnés, de violence, de vol, de mensonge et de racisme par l’inspection générale de la police nationale après de nombreuses enquêtes. Ce policier avait également été décoré par vos soins, comme on l’a appris hier.

Mais revenons à l’objet de cette commission d’enquête. Votre politique de maintien de l’ordre a été documentée, entre autres, dans une enquête de Mediapart de mars 2020. Elle révèle que de hauts responsables de la gendarmerie nationale jugeaient vos pratiques illégales, notamment parce que vous incitiez vos troupes à impacter les manifestants, c’est-à-dire à rentrer dans le tas. Ces responsables dénoncent vos directives et estiment que vos ordres dérogeaient volontairement au code de la sécurité intérieure, en particulier à son article R. 211‑13, selon lequel la force ne doit être employée qu’en cas d’absolue nécessité et de manière proportionnée.

L’enquête de Mediapart cite plusieurs témoignages. Je vais me permettre de lire celui d’un membre d’une compagnie républicaine de sécurité qui, lors d’un défilé, a encadré les manifestants sur près de 14 kilomètres de parcours. « “[L]es black blocs ne bronchaient pas. Ça a commencé à dégénérer quand les Brav ont commencé à intervenir”. À la fin de la manifestation, à la gare de Lyon, “les Brav se sont mis à foncer dans le tas. […] C’est incroyable de foncer dans le tas comme ça alors que ce n’était pas conflictuel”. » Il ajoute que, parmi les manifestants, il y avait des « cas sociaux » – ce sont ses mots – « mais quasiment pas de casseurs. Et les Brav ont chargé gratos ». Et il conclut : « La manière d’agir des Brav démontre soit un manque d’expérience, soit un manque de lucidité, soit des ordres à la con. »

Monsieur Lallement, que répondez-vous à ces critiques émises par des membres des forces de l’ordre, non par des factieux ou des gauchistes ? Placées sous vos ordres, elles vous accusent clairement d’avoir été, lorsque vous étiez préfet de police, à l’origine de nombreuses violences dans des manifestations dont vous étiez chargé d’assurer le bon déroulement.

M. le président Patrick Hetzel. Avant de laisser la parole à M. Didier Lallement pour qu’il puisse répondre, je tiens à préciser que cette commission d’enquête n’est pas une commission d’enquête contre l’auditionné d’aujourd’hui !

M. Didier Lallement. Je suis là pour répondre à toutes vos questions.

Monsieur le député – vous noterez que je ne vous appelle pas « monsieur Caron » –, je suis navré : je ne lis pas Mediapart.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Quel dommage ! Mais c’est pour cette raison que je le cite : au cas où vous ne l’auriez pas lu !

M. Didier Lallement. J’attendrai avec plaisir que vous m’offriez l’abonnement, ce qui me permettra de découvrir cette littérature.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je suis persuadé que vous pouvez vous l’offrir.

M. Didier Lallement. Vous en parlez beaucoup mais, pour moi, ce n’est ni le Journal officiel ni la Bible. Je ne sais donc pas ce qui s’y raconte. Je reprends votre question, indépendamment de la lecture de Mediapart. Ai-je reçu des reproches d’un certain nombre de fonctionnaires ou militaires placés sous mon autorité, voire de leur hiérarchie organique, au sujet des dispositifs de manifestation instaurés ? Jamais. Et Dieu sait que je rassemblais l’ensemble des effectifs à l’avance. L’avant-veille, ou la veille quand les dispositifs sont compliqués, la préfecture de police réunit l’ensemble des commandants de compagnies et d’unités. Chaque structure a un système de transmission des informations. Le chef du dispositif gendarmerie et celui du dispositif des compagnies républicaines de sécurité sont dans la salle de commandement. Jamais aucun d’entre eux ne m’a parlé de la moindre chose.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Comme c’est étonnant !

M. Didier Lallement. Non, ce n’est pas étonnant. Ce sont des officiers, des fonctionnaires supérieurs républicains et honnêtes. S’ils avaient eu des remarques, ils n’auraient pas manqué de m’en faire part. Vous savez, je ne suis pas aussi méchant que vous le pensez !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je ne pense pas. Je pose des questions.

M. Didier Lallement. Vous ne pensez pas ? Je le note.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Au sujet de votre méchanceté, j’entends. Ne soyez pas taquin ! Je ne fais pas de supputations sur le fait que vous seriez méchant ou non. Je ne suis pas manichéen.

M. Didier Lallement. Je n’ai donc jamais eu le moindre reproche de leur part ni de la part de leur hiérarchie nationale, non plus que du côté du ministre. Franchement, je ne vois absolument pas ce dont il s’agit.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Il n’y a pas que l’article de Mediapart. J’aurais pu en citer d’autres. Je comprends que vous ne soyez pas abonné à ce journal parce que sa ligne éditoriale ne vous convient pas. C’est votre droit le plus strict. Mais vous avez quand même lu certains articles et entendu les reproches récurrents adressés à votre politique de maintien de l’ordre. Avec le recul, trouvez-vous qu’elle était irréprochable ? Oui ou non, cette politique consistant à faire en sorte que les forces de l’ordre chargent sans raison et alors qu’il n’y avait ni danger ni élément perturbateur devant elles a-t-elle causé des violences ? Ne la remettez-vous toujours pas en cause ? L’objet de notre commission d’enquête est de déterminer ce qui se passe dans les manifestations qui tournent mal et où des violences sont observées : comment arrivent-elles, comment sont-elles provoquées ? Ne pensez-vous pas, alors que cet aspect est documenté, que votre politique de maintien de l’ordre a été à l’origine de nombreuses violences ?

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Caron, de même que vous invitiez M. Lallement à lire des articles de presse, je vous invite à lire son ouvrage. Vous verrez qu’il y analyse la situation en parlant du développement de la violence et qu’il se livre à un véritable travail d’introspection avant de proposer des améliorations. Puisque l’on parle de documents à découvrir, cette lecture-là en vaut la peine.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je m’y plongerai avec grand plaisir, même si votre invitation m’étonne. Elle ressemble à un plaidoyer d’avocat en faveur de M. Lallement. Venant du président de la commission d’enquête, c’est un peu surprenant.

M. le président Patrick Hetzel. Vous savez vous-même très bien faire l’avocat à certains moments.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Pour moi-même, pour mon groupe, pour les idées que je défends !

M. Didier Lallement. N’étant accusé de rien, je n’ai pas besoin d’avocat. Quand on veut avoir ce type de discussion, il faut parler du cas d’espèce. Les on-dit, les racontars, ce qui aurait été porté, sans que l’on sache quand et où, à la connaissance de tel ou tel, dont on ne sait pas qui c’est, ce ne sont pas des éléments républicains. Ce sont les bonnes vieilles méthodes de dénonciation (M. Aymeric Caron rit) – lettres anonymes, réseaux…

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’est pas anonyme. Je cite un journal faisant état de cas très précis. Ça ne vous va pas non plus.

M. Didier Lallement. Ce n’est pas le journal qui est anonyme, ce sont les citations et les références. Que s’est-il passé et où ? Si vous avez des cas d’espèce relevant du moment où j’étais en fonction, je suis prêt à en discuter. Mais je ne vais pas parler de façon générale de rumeurs et de ragots.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je parle de quelque chose de très précis : votre politique de maintien de l’ordre.

M. Didier Lallement. Je voudrais des éléments objectifs sur ce que j’ai fait. Je vous l’ai dit, je n’ai jamais eu de remontées de la part des effectifs placés sous mon autorité.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’est pas ma question.

M. Didier Lallement. C’est pourtant précisément ce que vous avez cité tout à l’heure.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). J’ai reformulé ma question pour être précis.

M. Didier Lallement. C’est compliqué de discuter avec vous. On pourrait peut-être en parler en dehors de cette instance, si vous voulez.

Bien évidemment, lorsqu’on aboutit à une situation de violence dans une manifestation, je ne considère pas que c’est une réussite. Je ne l’ai jamais considéré. La violence est ce qu’il faut à tout prix éviter pour permettre, justement, le droit de manifester. Toute mon action a visé à cela. Ma seule préoccupation lors des manifestations était d’éviter les blessés et, ce qui aurait été pour moi une catastrophe, un ou des morts.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Mais vous avez provoqué des blessures. Votre politique en a provoqué.

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Caron, nous ne sommes pas là pour faire le procès de M. Lallement. Le rôle de la commission d’enquête est d’étudier des éléments factuels. Laissons-le répondre. Chacun s’exprime à son tour. Il ne s’agit pas d’un jeu de ping-pong entre vous et lui.

M. Didier Lallement. Ce qui provoque des blessures, c’est l’attitude de certains manifestants : ceux qui cassent, qui attaquent, qui détruisent.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Non !

M. Didier Lallement. Je vois bien le raisonnement manichéen qui est le vôtre : à la violence d’État, on doit répondre par la violence. Je vous le dis les yeux dans les yeux : je ne pense pas que ce soit vrai. Historiquement, le maintien de l’ordre, en France, a été fait pour éviter la violence, les blessés et les morts, pour que le droit de manifestation soit respecté. Le président de la commission d’enquête a eu la gentillesse de citer mon ouvrage. J’y rappelle les considérations qui ont amené à sortir les militaires des dispositifs de maintien de l’ordre après des massacres terribles, comme celui de Fourmies. Les premiers escadrons de gendarmerie ont été créés après la Première Guerre mondiale. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’élan novateur de la Libération, les compagnies républicaines de sécurité sont apparues et un certain nombre de francs-tireurs et partisans y sont d’ailleurs entrés.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Alors pourquoi y a-t-il eu autant de blessés quand vous étiez en responsabilité ?

M. Didier Lallement. Mais pourquoi y a-t-il eu autant de blessés dans les violences urbaines il y a quelques jours, beaucoup plus qu’en 2005 ? Parce que, je suis navré de vous le dire, ce pays est infiniment plus violent que dans ma jeunesse. Une évolution sociale, voire sociétale, concourt à la violence. C’est peut-être aussi parce que des influenceurs de la vie politique et sociale appellent eux-mêmes à la violence. Je n’en sais rien : je ne suis ici qu’un modeste fonctionnaire et c’est à vous, politiques et élus, de vous interroger à ce sujet.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je note en vue de mon rapport que votre discours est plutôt modéré et réaliste, par exemple quand vous dites que les groupes de fonctionnaires statiques créent des points de concentration potentiels de la violence, quand vous évoquez une forte demande de pénalisation de la part de la société ou quand vous mettez en avant les avantages, mais aussi les inconvénients d’une interdiction administrative de manifester que nous proposerons peut-être – ou pas – sur le modèle de l’interdiction administrative de stade. Vos propos, de mon point de vue du moins, étaient construits et modérés. Ils n’étaient pas manichéens, et ce n’est pas ainsi que je les présenterai dans mon rapport.

S’agissant de la judiciarisation, il ressort de nos auditions qu’il est difficile de transmettre la bonne information à l’officier de police judiciaire, puis au magistrat, concernant la réalité du comportement constaté lors de l’interpellation. En la matière, quelles faiblesses avez-vous constatées, quelles évolutions suggérez-vous ? Le représentant du syndicat policier affilié à la Confédération française démocratique du travail a proposé la création de bus d’officiers de police judiciaire. J’y vois beaucoup d’inconvénients, mais j’en présenterai aussi les avantages de façon objective. Nous verrons si nous pouvons trancher.

M. Didier Lallement. La judiciarisation complique singulièrement le dispositif de maintien de l’ordre. En effet, interpeller un manifestant dont on a la preuve qu’il vient de commettre une infraction immobilise l’équipe interpellatrice jusqu’à l’arrivée du moyen de transport vers le commissariat pour la présentation devant l’officier de police judiciaire. Plus vous interpellez, plus vos effectifs sont immobilisés, plus vous avez besoin de moyens de transport et plus il faut rédiger de procès-verbaux. Les fonctionnaires du maintien de l’ordre se retrouvent à dresser des procès-verbaux d’interpellation sur le trottoir, au milieu du brouhaha, voire dans des moments de tension extrême. À certains moments, cela relève de l’impossibilité pratique. Quand j’étais en responsabilité, les équipes qui avaient interpellé sortaient du dispositif, se mettaient sur le côté pour rédiger le procès-verbal, attendaient le véhicule qui pouvait être très long à arriver et à repartir dans une circulation bloquée et avec un conducteur ne connaissant pas forcément les lieux. C’est une des faiblesses de la judiciarisation.

Cela explique en grande partie les écarts marqués entre les gardes à vue et leurs suites judiciaires lors de la présentation devant le magistrat, voire dès la garde à vue. L’officier de police judiciaire peut considérer de lui-même, à juste titre, qu’il n’a pas les éléments nécessaires. C’est inhérent à la pénalisation et cela oblige les effectifs chargés du maintien de l’ordre, qui n’ont pas la qualité d’officier de police judiciaire, à suivre des formations. Les black blocs l’ont parfaitement compris, d’où leur grande force opérationnelle.

Mis à part la méthode d’immobilisation des équipes, quand vraiment les choses se passent mal, l’interpellation est reportée. Des enquêtes sont ensuite ouvertes, fondées sur les images des caméras, qui permettent de tracer tel ou tel individu. Mais si le délinquant est assez aguerri, s’il connaît le dispositif, s’il sait se changer au bon endroit, c’est très difficile. Il faut aussi apporter des preuves et trouver des témoins.

Prenons le cas concret d’une quinzaine d’individus en train de casser une vitrine. Les forces de police interviennent. Elles sont immédiatement entourées par une nuée de photographes, de journalistes, de gens qui filment avec leur téléphone à quelques centimètres du visage des fonctionnaires car, sur le terrain, à hauteur d’homme, on est devant un mur de personnes en train de filmer. Il y a aussi ces gens en blanc qu’on appelle les street medics et qui se précipitent en nombre pour peu que la personne interpellée tombe à terre. Tout cet écosystème représente autant d’obstacles à la visibilité de la situation et à l’identification judiciaire. Il y a ainsi, au-delà des black blocs, des auxiliaires. Comme les black blocs eux-mêmes, ils ne sont pas identifiables dans l’ensemble auquel ils prétendent appartenir.

Tout cela complique le recueil de la preuve. Celle-ci résulte souvent de la déclaration des fonctionnaires, mais il est pratiquement impossible de trouver un autre témoin. Du point de vue judiciaire, les choses fonctionnent quand vous intervenez sur une personne en train de taper sur une vitrine avec un marteau : c’est incontestable. Quand il a lâché le marteau, au milieu d’une nuée de moineaux, que vous l’avez repéré et que vous l’arrêtez, il sera délicat d’affirmer au plan judiciaire que c’est bien lui. Les fonctionnaires et les militaires l’ont suivi, sont à peu près sûrs d’eux, mais l’apport de la preuve est quasiment impossible. Il faut voir ce que tout cela signifie concrètement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Dans ce contexte, démentez-vous qu’il y ait eu, y compris lorsque vous étiez en fonction, des stratégies d’interpellation massive en vue de déstabiliser les effectifs violents ?

La Ligue des droits de l’homme propose la création d’un statut d’observateur dans les manifestations. De son point de vue, il servirait à regarder d’abord le comportement des forces de l’ordre. Dans mon esprit, il pourrait s’agir d’observateurs impartiaux qui s’intéresseraient à tout le contexte et à ce qui se passe au sein du cortège. Y verriez-vous des inconvénients ? Cela ajouterait-il un élément à cet écosystème qui complique l’intervention des forces de l’ordre ou contribuerait-on ainsi à l’objectivation du phénomène de violence ?

M. Didier Lallement. Il n’y a pas de stratégie d’interpellation a priori : on interpelle quand c’est nécessaire. On ne part pas dans une manifestation en se disant que l’on va interpeller tel nombre de personnes. Je le répète : l’interpellation, pour les services de police et les services judiciaires, c’est compliqué. Et quand on a interpellé quelqu’un, les choses ne font que commencer. Quand la manifestation est finie débutent les suites des interpellations. Dans les services de l’accueil et de l’investigation de proximité, cela prend la nuit. Quant aux magistrats de permanence, ils y passent la nuit et une partie de la journée suivante. Une interpellation débouche sur de longues heures de mobilisation des dispositifs administratifs et judiciaires. Or, quand le service de l’accueil et de l’investigation de proximité est occupé au traitement de manifestation, il délaisse les autres affaires judiciaires et les autres faits de délinquance, ou du moins il s’en occupe moins rapidement. Cela allonge les files d’attente. Pour les services de police, c’est la principale difficulté : le dispositif est engorgé. C’est exactement la même chose pour les magistrats.

Votre question est sans doute liée à la communication politique selon laquelle le grand nombre d’interpellés serait la preuve que le dispositif fonctionne. Elle ne date ni du gouvernement actuel ni des deux derniers quinquennats. Je ne crois pas que le nombre d’interpellations soit un critère de la réussite d’une opération de police. C’est un élément qu’il est nécessaire que le public connaisse, car il est révélateur du niveau de violence, mais il ne dit pas si la manifestation s’est bien ou mal passée.

Je ne suis pas favorable au statut d’observateur. On n’a pas besoin, dans ce pays, d’observateur dans les manifestations sur le modèle de ceux que les Nations-Unies envoie dans certains États. Nous sommes la République française. Il y a des manifestants, des autorités, des personnes assermentées et un contrôle des images par l’ensemble des journalistes. Si on ajoutait à tout cela des observateurs, ce ne serait plus la République : ce serait considérer que nous sommes hors du droit commun, appliquer ce que l’on fait dans des terres lointaines lorsque la communauté internationale estime les règles fondamentales des droits de l’homme bafouées. Cela me heurterait profondément.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Je me permets de signaler que l’Organisation des Nations unies interpelle régulièrement la France au sujet du maintien de l’ordre.

J’ai été surpris de la légèreté – vous me pardonnerez ce terme, je n’en trouve pas de meilleur – avec laquelle vous avez répondu à notre collègue Aymeric Caron au sujet de l’article de Mediapart. Vous avez dit, en forme de boutade, que vous ne lisiez pas ce journal qui n’est « ni la Bible ni le Journal officiel ». La Bible ne fait pas nécessairement partie des lectures imposées à un préfet de la République. Mais la presse, dans une grande démocratie comme la nôtre, concourt à la bonne information de tous, y compris des autorités publiques. Certes, vous êtes libre, à titre personnel, de ne pas être abonné à Mediapart. Ce qui me surprend et m’inquiète, c’est que vos services n’aient pas officiellement porté à votre connaissance des accusations graves concernant des cas de violences policières. Dans la longue histoire républicaine, c’est la presse qui a permis des révélations dont la République est sortie renforcée.

Vous avez évoqué des tensions dans la société et des appels à la violence de la part de dirigeants politiques. Je n’en ai ni vu ni entendu, mais peut-être n’avons-nous pas les mêmes lectures. Vous auriez pu faire le lien avec ce que vous disiez au début de votre propos au sujet de la faiblesse des organisations syndicales. L’affaiblissement des corps intermédiaires et des mobilisations pacifiques, qui correspond à une orientation politique suivie depuis plusieurs années, a pu entraîner de la violence. L’expliquer n’est pas l’excuser.

Vous avez dit qu’il y a des gens qui veulent abattre la République. C’est vrai. Vous avez cité l’expression « abattre la Gueuse », qui vient historiquement de l’extrême droite nationaliste et royaliste. Le syndicat de police Alliance Police nationale, qui, dans un communiqué récent, appelle à mettre les « nuisibles » hors d’état de nuire…

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Lucas, veuillez conclure. C’est votre seconde intervention. Normalement, vous n’auriez dû intervenir qu’une fois.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Ce syndicat exerce une pression sur le pouvoir exécutif et les autorités publiques, dont le préfet de police. Selon vous, est-il dans le camp républicain ?

M. Didier Lallement. J’ai prêté serment : je vous ai dit la vérité. Je ne lis pas Mediapart. Je ne peux pas dire que je le lis puisque je ne le lis pas. Vous avez l’air de me le reprocher. J’en suis très surpris. Je vais commencer à le lire, dans ce cas.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Mais on ne le lit pas pour vous ? Il n’y a pas de revue de presse sur le bureau du préfet de police le matin ?

M. Didier Lallement. Je ne vais pas vous dire que je lis Mediapart quand je ne le lis pas. Il y a des choses que je n’ai jamais lues. Je ne lis pas non plus ce qui passe sur les réseaux sociaux. Je pense qu’il faut s’intéresser à ce qui se produit dans la réalité du monde et non dans la tête d’un certain nombre de gens.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). La presse concourt à établir la réalité du monde.

M. Didier Lallement. Je suis un grand clemenciste : je suis persuadé du rôle de la presse et de son apport fondamental dans l’histoire de nos Républiques. Je n’ai aucun problème avec elle. La question de M. Caron, à moins que je ne l’aie mal comprise, était de savoir si ce qui était relaté par Mediapart – des reproches de policiers et de gendarmes au sujet de la légalité des dispositifs – avait été porté à ma connaissance.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’était pas ma question.

M. Didier Lallement. J’ai peut-être mal compris, mais c’est ce que j’avais cru comprendre. Puisque vous me posez à nouveau cette question, je le redis : je n’ai jamais reçu la moindre note ni le moindre élément oral faisant état d’irrégularités résultant des ordres donnés. Il existe des règles juridiques permettant de ne pas obéir à des ordres illégaux. Jamais je n’ai été confronté à cela.

Vous comprendrez que je ne peux pas répondre concernant des éléments récents dont je n’ai pas eu à connaître, comme la position d’un syndicat de police. Je ne suis plus en responsabilité. Je m’occupe de sujets maritimes à propos desquels j’aurai le plus grand plaisir à échanger avec vous.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur le secrétaire général, vous vantiez tout à l’heure la politique française de maintien de l’ordre, qui utiliserait la force seulement quand elle est absolument nécessaire. Comme mon collègue Benjamin Lucas l’a rappelé, nous avons tout de même été épinglés par différents observateurs internationaux, notamment le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies. Mais peut-être sont-ils de parti pris, peut-être n’observent-ils pas bien ? Vous me reprochiez de faire référence à des cas insuffisamment précis pour vous permettre de vous livrer à une analyse pertinente. Vous semblez découvrir qu’on a critiqué votre politique de maintien de l’ordre pour différentes raisons, qu’on l’a jugée violente. Vous aurez donc appris quelque chose ce matin. Puisque vous ne le saviez pas, les gilets jaunes, ce sont des centaines de manifestants blessés à la tête par des tirs de lanceur de balles de défense, et une trentaine d’éborgnés.

Vous vouliez un cas précis, en voici un. Nous sommes le samedi 16 novembre 2019, place d’Italie, pendant une manifestation. Tout est calme. Manuel Coisne est statique. Il discute avec d’autres manifestants. Il reçoit un tir de lanceur de balles de défense dans l’œil. Il sera éborgné. Il ne représentait aucun danger. Il était parfaitement pacifique. C’est un exemple parmi tant d’autres documentés par cette presse que vous ne lisez jamais et à propos de laquelle votre entourage ne sait ni ne vous dit rien.

Vous vous exprimez sous serment. De deux choses l’une : soit vous avez exercé vos fonctions en méconnaissant totalement ce qui se passait sur le terrain, soit vous avez menti sous serment. Je vous repose donc la question : continuez-vous, sous serment, à nier devant nous que, lorsque vous étiez en fonction, des violences gratuites aient été commises par des forces de l’ordre contre des manifestants ?

M. le président Patrick Hetzel. Je rappelle que le périmètre temporel de notre commission d’enquête est la période qui court du 16 mars au 3 mai 2023. Un fait qui remonte à l’année 2019 n’en fait pas partie.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Nous nous interrogeons sur des pratiques qui ont peut-être toujours cours aujourd’hui.

M. Didier Lallement. Je ne peux que confirmer ce que vous dites, monsieur le président. Le cas évoqué par M. le député Caron fait l’objet d’une instruction judiciaire. Je ne peux absolument pas le commenter. Ce serait contraire au principe de séparation des pouvoirs.

Quant aux observateurs internationaux, j’ai entendu récemment parler, puisqu’il m’arrive de lire les journaux, des condamnations exprimées par l’Algérie et par l’Iran.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je parlais de l’Organisation des Nations unies !

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Et de la Défenseure des droits !

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir pris part à cet échange.


  1.   Audition de MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, journalistes, auteurs de l’ouvrage L’Affrontement qui vient (2023) (6 juillet 2023)

La commission auditionne MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, journalistes, auteurs de l’ouvrage L’Affrontement qui vient (2023) ([18]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, j’accueille devant la commission d’enquête MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin. Vous êtes journalistes et vous avez publié il y a quelques mois L’Affrontement qui vient, qui traite de la montée en radicalité des mouvements écologistes face aux projets portés par l’autorité publique. Votre travail est particulièrement intéressant pour nous dans la mesure où notre commission d’enquête se penche sur les violences commises au cours du printemps en marge des manifestations. Si nous étudions beaucoup ce qui s’est passé à Paris et dans la contestation de la réforme des retraites, nous sommes tout aussi attentifs aux affrontements qui ont eu lieu en milieu rural, notamment à Sainte-Soline. Nous essayons d’ailleurs de voir ce qui peut réunir ces deux versants de la violence et ce qui peut, au contraire, les distinguer.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées oralement. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits.

Il me revient de poser les premières questions qui ont vocation à introduire les débats. En premier lieu, êtes-vous à même de proposer une définition des activistes violents de la cause écologiste ? Quel est leur profil en termes d’âge, de sexe, de catégorie socio-professionnelle, de lieu de vie ? Agissent-ils en application d’une idéologie structurée ou est-ce davantage de façon désordonnée ?

En second lieu, nous faisons une grande différence entre les mouvements qui contestent l’action publique par des moyens démocratiques, dont l’expression doit être protégée et garantie, et ceux qui décident de sortir sciemment du champ de la légalité. Certains le font en procédant à des dégradations ou à des opérations symboliques, de type entrave ou escargot, qui constituent des délits mineurs. D’autres s’autorisent des moyens nettement plus violents, certains recouvrant une qualification clairement criminelle. De votre point de vue, y a-t-il un continuum dans ce tableau ou constatez-vous des frontières strictes, notamment sur les questions de l’intégrité des personnes et du respect de la vie humaine ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Anthony Cortes et Sébastien Leurquin prêtent serment).

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Nous sommes journalistes. Nous suivons le sujet de l’activisme écologiste depuis 2018 et l’arrivée en France d’Extinction Rebellion, alors vue comme un tournant avec ce mouvement décrit comme radical. En 2021, nous avons décidé d’enquêter plus en profondeur pour tenter de comprendre l’ampleur du phénomène et l’implantation de l’activisme écologiste dit radical en France. Pour cela, nous avons entamé une démarche transversale en nous fondant le plus possible sur le terrain et sur des entretiens, mais aussi en menant une analyse des discours, des logiques et des stratégies employées.

Pour être les plus objectifs et neutres possibles, nous avons résolu d’appliquer, en parallèle, la même démarche à l’État pour étudier sa réponse à cet activisme en plein essor. Très vite, nous avons constaté une montée en tension, marquée par l’existence de deux camps déjà irréconciliables du fait d’un dialogue rompu et d’une volonté mutuelle d’imposer sa vision du monde à l’autre camp, y compris par la force.

Au cours de notre enquête, nous avons senti, du côté des activistes, une réelle angoisse face à l’urgence climatique mais aussi une colère sourde contre le système économique et contre l’État. Ils les jugent écocidaires, c’est-à-dire engagés dans une voie de destruction de la nature. De son côté, l’État considère parfois ces activistes comme des décroissants d’ultragauche totalement déconnectés de la réalité. Les situations sont en réalité plus nuancées. Nous avons souhaité les explorer. Nous avons décidé de nous focaliser sur un certain nombre de dossiers emblématiques : les bassines, le site d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou encore le contournement autoroutier de Strasbourg. Rapidement, nous avons senti qu’il était malheureusement évident que la tension allait croissant et que les choses allaient dégénérer, notamment autour de la question de l’eau.

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Vous nous avez interrogés sur les structures de ces milieux. Nous avons observé l’existence d’une véritable constellation, dans laquelle chaque entité joue son rôle, en particulier à partir de 2014, date des premières marches pour le climat qui ont engagé la politisation de la jeunesse. Depuis ces marches et la mobilisation de Notre-Dame-des-Landes, le mouvement écologiste s’est renouvelé́ et transformé pour créer une toile de collectifs interconnectés.

La constellation écologiste peut être résumée en cinq fronts. Il y a le front du plaidoyer, avec des organisations plus anciennes comme Greenpeace ou Générations Futures. Il y a le front juridique avec France Nature Environnement qui rassemble 900 000 personnes et qui parvient souvent à empêcher des projets en justice. Il y a le front médiatique, avec Extinction Rebellion ou Dernière rénovation, dont la mission est d’attirer les projecteurs sur la cause écologiste et de mettre l’écologie à l’agenda politique. Il y a aussi le front des alternatifs, avec Alternatiba ou ANV‑COP21, qui essaient de rendre l’écologie plus concrète et plus intelligible pour le grand public, en créant un modèle alternatif. Enfin, il y a le front de l’action directe et locale avec les Soulèvements de la Terre et aussi Terre de luttes, qui répertorie les projets à cibler pour le mouvement écologiste.

Ces cinq fronts s’ajoutent au front politique, représenté par Europe-Écologie-Les Verts notamment. Ils se réunissent ponctuellement, à Sainte-Soline par exemple, et ils créent une constellation assez puissante dans le sens où chaque mouvement apporte son savoir-faire, ses pratiques et son expertise.

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Vous nous avez également interrogés sur les profils sociologiques. Nous nous sommes concentrés sur les groupes qui ont émergé ces derniers mois comme Dernière rénovation, Extinction Rebellion ou les Soulèvements de la Terre. La majorité de leurs membres à moins de 40 ans, la plupart ont un capital culturel élevé et, pour certains, un capital économique important.

Si l’on se focalise sur les zones à défendre, le constat est plus mêlé, plus complexe et nuancé. Des profils différents s’y côtoient et s’y mélangent. Mais là aussi, on peut retenir le côté « laboratoire politique », avec des militants assez jeunes, engagés dans une démarche politique et un bagage intellectuel établi autour des travaux de plusieurs penseurs.

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre mentionne le géographe Andreas Malm, auteur de Comment saboter un pipeline. Il est le penseur qui a mis fin à l’écologie comme consensus pour en faire une lutte clivante, anticapitaliste. Il est l’auteur de la théorie du « capitalocène », qui s’oppose à l’anthropocène. Selon lui, le responsable de la crise climatique n’est pas l’espèce humaine dans son ensemble, mais la société capitaliste thermo-industrielle basée sur les énergies fossiles. Il faut donc cibler ce système et ses défenseurs.

Andreas Malm s’oppose au capitalisme industriel, au capitalisme vert, et au solutionnisme technologique. Mais le décret de dissolution pourrait faire penser qu’il est un révolutionnaire, et il faut lui apporter un bémol. Il n’appelle pas à renverser le capitalisme, mais à s’attaquer à ses symptômes. Selon lui, si l’on demande des mesures simples, le système défendra irrémédiablement le statu quo, la population s’en rendra compte et le processus révolutionnaire viendra de lui-même. Il appelle cependant à agir sur tous les fronts, en particulier juridique : il faut utiliser les outils de l’État bourgeois.

Andreas Malm milite pour des actions directes selon la stratégie du flanc radical, par exemple mise en œuvre à Sainte-Soline. Il s’agit d’appeler le mouvement écologiste à s’allier avec des groupes plus durs, notamment l’ultra gauche, pour faire planer la menace de la violence et amener les pouvoirs publics à discuter avec l’aile modérée du mouvement. À Sainte-Soline, cette menace de la violence s’est transformée en violence : ils ont été débordés par leurs alliés.

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Le parcours typique que nous avons observé est celui de jeunes militants qui glissent très vite vers des modes d’action radicaux entre leur prise de conscience et leurs premières actions. Les thèses relatives à un effondrement prochain pénètrent cette jeunesse. En fait, le public est abreuvé d’informations sur l’urgence climatique. Les jeunes, notamment, y sont très sensibles, au point de développer une éco-anxiété. Ce trouble est encore souvent traité avec une forme de dédain et de mépris alors qu’il touche 45 % des 16‑25 ans, selon une étude de The Lancet. Ce malaise face à l’état du monde se combine à l’idée qu’il faut agir d’urgence pour pousser un certain nombre de jeunes à s’engager. Beaucoup ne croient plus au temps long ni à l’engagement politique traditionnel. Ils privilégient des actions très concrètes de blocage, de choc, voire de destruction.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ma première question porte sur l’éventualité d’un continuum entre écorésistance et écoterrorisme, notion employée par le ministre de l’intérieur. Constatez-vous un fil conducteur entre l’action radicale, la tolérance de l’usage de la force, voire l’emploi de méthodes violentes ou la violence contre les personnes et les dégradations matérielles ?

Ensuite, constatez-vous des logiques d’entrisme ? Je pense, d’une part, à l’entrisme de causes environnementales locales, centrées sur des objets précis, par des structures qui viennent accaparer le combat local et l’amener vers plus de radicalisation, de force voire de violence. Je pense, d’autre part, à une autre forme d’entrisme par des groupes d’individus formés à l’action violente, par exemple issus de l’ultra gauche, qui pourraient infiltrer la cause avec des menées idéologiques.

En tant que journalistes, que pensez que de ceux qui considèrent que le ministre de l’intérieur est dans une forme de criminalisation du combat écologique en général lorsqu’il propose la dissolution des Soulèvements de la Terre ?

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Notre livre est précisément sous-titré par une question : « De l’écorésistance à l’écoterrorisme ? ». L’écorésistance est la qualification que donnent les militants écologistes à leur action pour défendre la nature et le vivant contre un système thermo-industriel destructeur. Cela les conduit à déconstruire une série de termes, notamment celui de violence. Les Soulèvements de la Terre pratiquent ainsi un glissement sémantique : ils ne parlent jamais de « sabotage » mais de « désarmement » d’une machine qui attaquerait la nature et le vivant.

Certaines frontières sont franchies. Mais nous nous interrogeons sur la notion d’écoterrorisme dans notre livre. La vie humaine reste la ligne rouge que les militants appellent à respecter.

M. Florent Boudié, rapporteur. Lorsque nous l’avons interrogé, le mouvement Dernière Rénovation avait indiqué ne pas participer à Sainte-Soline en raison des risques de violence. Ils condamnent la violence. Mais ils considèrent que la violence est ailleurs. Nous constatons que les frontières sont floues. Dans cette idée d’incitation, de provocation à la violence, ne se crée-t-il pas une forme d’écosystème qui légitime la violence ?

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Nous avons observé une radicalisation globale du mouvement écologiste. Celui-ci a une tradition et un historique pacifistes, qui sont toujours présents. Cependant, un certain nombre de frustrations ont conduit certains à se détacher de ce socle. Il y a quelques années, on n’entendait pas parler de violence ou de sabotage. Mais ces termes sont aujourd’hui justifiés. Il existe une bataille sémantique derrière ce glissement. Dans le mouvement écologiste, des militants peuvent accepter d’être violents car, selon eux, ils répondent à une violence. La Convention citoyenne pour le climat ou l’écoblanchiment ont suscité une frustration, une forme de violence étant alors légitimée par une « légitime défense ».

Ils disent être « la Terre qui se défend ». Ils se présentent en défenseurs de la planète, ce qui les rend légitimes, y compris à se détourner de la légalité et à parfois envisager la violence. Ce changement de logiciel touche à peu près tous les écologistes, des plus mesurés aux plus radicaux. Les dirigeants de structures modérées comme France Nature Environnement racontent que la base leur échappe de plus en plus : leurs militants, par une accumulation de frustrations et de colères, envisagent des actions qui étaient jusque-là exclues.

M. Florent Boudié, rapporteur. Voyez-vous une période qui constituerait un point de bascule vers une forme de renoncement à l’action pacifiste et non-violente ?

M. le président Patrick Hetzel. Je souhaite prolonger la question du rapporteur. Pendant longtemps, une partie du mouvement écologiste s’est référée à la désobéissance civile, associée à la non-violence. À l’inverse, aujourd’hui, on va jusqu’à lier le terme de désobéissance civile à la violence. C’est étonnant puisque, dans le principe de la désobéissance civile, la violence est une ligne rouge à ne pas franchir. Aujourd’hui, il semble qu’une forme de désobéissance civile pourrait être la violence. Vous l’évoquez dans votre ouvrage.

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Notre-Dame-des-Landes a constitué une forme un totem, compte tenu du poids médiatique de cette lutte écologiste qui a abouti à une victoire, selon les militants, avec l’abandon du projet d’aéroport. Ce combat a créé un champ des possibles. Il a défini un mode d’action, l’installation d’une zone à défendre et des affrontements qui ont pu être violents.

Au cours de notre enquête, nous avons observé un glissement rapide intervenu depuis 2018 et l’arrivée en France d’Extinction Rebellion, vu à ce moment-là comme un mouvement très radical. Aujourd’hui, il est largement dépassé en radicalité par des petits groupes qui revendiquent d’autres modes d’action et d’autres modes de pensée.

Nous avons observé sur le terrain un phénomène évoqué par le sociologue Colin Robineau, c’est-à-dire un double mouvement de radicalisation de militants écologistes et d’écologisation de militants radicaux. Un certain nombre de militants d’ultragauche s’approprient la cause du moment, la défense de la planète et l’environnement, pour exister et mener leurs actions. Les Soulèvements de la Terre ont accepté et recherché le soutien de groupes autonomes et antifascistes. Lorsque nous sommes allés à Sainte-Soline en octobre dernier, nous avons constaté que cette stratégie avait réellement été mise en place avec la constitution de trois cortèges qui avaient pour but de rallier coûte que coûte le chantier de la bassine. Dans le cortège où nous étions figuraient des dizaines d’individus qui s’adonnaient à une stratégie de black bloc, habillés en noir et avec la volonté assumée de percer le dispositif policier.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je comprends de vos propos qu’un certain nombre d’individus issus des Soulèvements de la Terre ou de structures qui les composent nouent des alliances avec des militants activistes radicaux violents, dans un usage balancé entre combat écologiste classique et violence politique. Comment l’avez-vous documenté ?

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Les Soulèvements de la Terre sont nés à Notre-Dame-des-Landes, en collaboration avec la mouvance autonome. Cependant, cette alliance est plus complexe. Ils ne se sont pas alliés avec des groupes radicaux dans le but d’être violents mais pour faire planer la menace d’une radicalité. Ils suivent les pas d’Andreas Malm et de sa théorie du flanc radical.

Cette alliance repose sur l’articulation des luttes. La radicalité est de plus en plus envisagée en mêlant violence et action pacifique, parce que cela répond à un objectif d’articulation des luttes avec des groupes venus de la gauche. Pour Andreas Malm, tous les mouvements qui participent à une lutte anticapitaliste contribuent à une lutte contre le réchauffement climatique et pour le vivant. Il faut donc élargir les rangs de la cause écologiste à tous ces groupes. Pour l’écoféministe américaine Starhawk, une lutte hautement conflictuelle obéit à ses propres principes et un degré élevé de confrontation est approprié, avec une alliance des différents groupes et dans le respect de leurs différentes méthodes. Selon elle, cet élan vers plus de radicalité doit s’inscrire dans un mouvement de défense face à une répression qu’elle considère une criminalisation du mouvement écologiste et de tous les mouvements sociaux.

Un certain nombre de dispositions ont été mises en place pour freiner le mouvement écologiste. La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite SILT, a été le prolongement de l’état d’urgence, important un certain nombre de dispositions exceptionnelles dans le droit commun et facilitant notamment les perquisitions. Des militants écologistes expliquent dans notre livre ce qu’ils ont subi à Bure. Il faut également mentionner la création de la cellule Déméter, unité de renseignement de la gendarmerie nationale qui devait, en théorie, répondre aux atteintes au monde agricole, mais que le tribunal administratif a désigné comme cellule à visée idéologique. En outre, trois décrets de décembre 2020 ont autorisé la police et la gendarmerie à faire apparaître les opinions politiques dans les fiches de renseignement. Enfin, la circulaire du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti prise après le premier épisode de Sainte-Soline demandait la plus grande fermeté contre les militants.

En résumé, un certain nombre d’éléments interpellent. L’État a montré sa volonté de barrer la route au mouvement écologiste et parfois sa capacité à durcir le ton. Est-ce légitime ou proportionné ? Illégitime et disproportionné ? Nous laissons chacun juge.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous parlez de volonté de l’État de barrer la route au mouvement écologiste. Tel que nous l’entendons, cela signifierait barrer la route à l’ensemble du mouvement écologiste, dans toute sa diversité y compris politique, c’est-à-dire le champ des cinq ou six fronts que vous avez évoqués initialement. Parlez-vous de cela ou d’une résolution cantonnée à combattre l’activisme violent et radical ?

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Permettez-moi de répondre en évoquant le décret de dissolution de Soulèvements de la Terre, qui sont un ensemble hétéroclite de mouvements plus ou moins modérés, alliés pour décentraliser la lutte et s’attaquer directement aux grands projets. Dans cette constellation, on trouve un certain nombre de structures et d’associations. Cent mille personnes se disent sympathisantes. Si on dissout les Soulèvements de la Terre, cela traduit aussi une volonté d’empêcher une grande partie du mouvement écologiste de fonctionner en interconnexion. L’État ne peut l’ignorer. On peut donc se poser la question de savoir s’il veut barrer la route à tout le mouvement écologiste sans distinction de radicalité.

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Notre livre fait apparaître que, sur certains dossiers, l’État ne respecte pas le droit de l’environnement. Le grand contournement ouest de Strasbourg est à ce titre révélateur. Il y a eu plus de dix décisions défavorables, depuis l’enquête publique aux études environnementales en passant par un jugement déclarant les travaux illégaux. Malgré tout, le chantier s’est poursuivi jusqu’à son terme. L’autoroute a été déclarée illégale un temps, empêchant les voitures d’y circuler quelques semaines. Finalement, devant cette situation ubuesque, la justice a fini par donner l’autorisation d’ouverture.

Cet épisode a eu un impact sur des organisations modérées comme France Nature Environnement. L’ancien président de l’association, Arnaud Schwartz, nous l’a confié : « J’ai envie de dire à l’État : travaillez davantage avec nous, respectez le droit, sinon la désobéissance civile va définitivement prendre le pas. On alerte sur ce risque depuis des années. Aujourd’hui, certains se disent : ‘puisque le dialogue ne mène à rien, il faut faire autrement. Et quand l’État ne respecte pas le droit, pourquoi respecter l’État ? » Antoine Gatet, le président actuel de France Nature Environnement, évoque de son côté « une tension globale qui s’est mise en place. Aujourd’hui, le gouvernement, par ses actions, radicalise le combat. Et je suis surpris qu’il n’y ait pas déjà̀ eu plus de drames. Il y a tous les ingrédients pour. » Ces hommes ne sont pas des militants radicaux qui cherchent à durcir la situation. Ils sont portés sur le combat juridique. Leurs propos témoignent des schémas à l’œuvre dans le durcissement des militants écologistes. Ils sont pris d’un côté par une urgence climatique et de l’autre par un État qui ne respecte parfois pas lui-même le droit de l’environnement. Certains militants en ressentent une injustice profonde, qui les entraîne à s’engager dans des actions encore plus radicales que celles des Soulèvement de la Terre.

Notre enquête a été l’occasion de nous entretenir avec des experts du renseignement. Certains craignent de voir apparaître un phénomène de poupées russes, c’est-à-dire l’émergence de nouveaux groupes avec des revendications et des modes d’action toujours plus violents. Les Soulèvements de la Terre, bien que n’ayant pas de forme légale en tant qu’association constituée, représentent un mouvement identifié et identifiable. Certains des militants ont effectivement maintenant des discours radicaux. Glisseront-ils vers des formes d’action radicale ? On ne peut pas le certifier mais on peut le supposer. Il s’agit en tout cas d’une des craintes des services de renseignement.

Un agent des services nous a indiqué : « Je ne crois pas que ce soit le groupe Extinction Rebellion ou un autre qui va du jour au lendemain passer à l’action terroriste. En revanche, c’est au sein de ce type de groupe qu’on peut voir se structurer de toutes petites cellules de trois à cinq personnes qui vont fomenter un projet d’action clandestine », qui pourraient entrer dans le giron éventuellement écoterroriste. Nous n’y sommes pas encore en France. Mais la dissolution des Soulèvements de la Terre peut éventuellement présenter ce risque.

M. Patricia Lemoine (RE). Je vous remercie de votre témoignage, qui donne une vision de ces mouvements de l’intérieur. Je souhaite revenir sur cette écologie noyautée par des militants radicalisés avec l’objectif de faire peser une menace sur l’État. N’avez-vous pas le sentiment que ces groupuscules radicalisés, qui ont profité de cette formidable occasion qui leur était proposée de faire régner une forme de chaos dans le pays, risquent de se retourner contre le mouvement écologiste original ? Ses militants en ont-ils conscience ?

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Afin de vous répondre, il semble intéressant d’évoquer l’impact du deuxième épisode de Sainte-Soline au sein des Soulèvements de la Terre. Les témoignages attestent de la création de deux flancs. Certains ont été effrayés par cette stratégie de violence et s’en sont détournés pour revenir vers des formes de désobéissance civile non violentes. D’autres considèrent, à l’inverse, que l’on n’a jamais parlé autant dans le débat public de la question de la privatisation de l’eau et de l’impact écologique des projets de grande envergure. Ce discours est minoritaire, mais il nous a été clairement formulé.

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Le courant constructif rejette l’alliance avec les plus radicaux. De même, certains élus écologistes espèrent un examen de conscience collectif. Ils s’interrogent sur la direction qu’a prise le mouvement avec les Soulèvements de la Terre, qui ont amené une conflictualité potentiellement contre-productive. Sensibiliser l’opinion ne signifie pas forcément la faire adhérer si l’alternative proposée est synonyme de lignes de fracture encore plus prononcées, à une époque déjà troublée.

Les Soulèvements de la Terre ont réussi à ratisser large et à faire grossir leurs rangs grâce aux propos de Gérald Darmanin sur l’écoterrorisme. Selon eux, le ministre de l’intérieur est leur meilleur attaché de presse. Mais on peut se demander s’ils n’ont pas atteint les limites de cette stratégie contre-nature.

Mme Edwige Diaz (RN). Je salue le travail le fond que vous avez réalisé. Vous avez réussi à exposer avec beaucoup d’objectivité les phénomènes de radicalisation de l’activisme écologiste, en ligne avec la mouvance anticapitaliste. Vous avez côtoyé ces mouvements de l’intérieur. Les personnes qui les composent sont-elles conscientes des efforts de la France en matière de préservation du climat et de l’environnement ? Je rappelle que notre pays représente moins de 1 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ont-elles connaissance du travail entrepris par les collectivités territoriales, notamment en matière de recyclage et de rénovation thermique des bâtiments ?

Je rappelle aussi les moyens consacrés par la France à la décarbonation de l’énergie à travers les centrales nucléaires. L’État va très loin, sans doute même trop loin quand il aborde la zéro artificialisation nette des sols ; on verse alors dans l’écologie punitive, notamment avec des surtaxes. Ne le voient-ils pas ? Ils parlent toujours éco-anxiété et décroissance nécessaire. Ils en appellent à la désobéissance civile. Pourra-t-on ramener ces gens à une position équilibrée ? À l’inverse, ces théoriciens de l’effondrement adeptes du défaitisme climatique pensent-ils se situer dans le camp du bien alors qu’ils ont face à eux l’État et l’immense majorité des citoyens, qui seraient des oppresseurs au mieux climatosceptiques et au pire climaticides ?

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Les dernières mobilisations, qui ont beaucoup fait parler d’elles dans les médias, ont coûté le soutien d’une partie de l’opinion. Je pense notamment à la dégradation de serres agricoles près de Nantes ou à la manifestation contre le projet ferroviaire Lyon-Turin.

Si on analyse le discours des Soulèvements de la Terre ou des organisations qui soutenaient ces mobilisations, on comprend leur raisonnement et pourquoi ces dossiers sont perçus comme des projets génocidaires. Néanmoins, ce n’est pas audible pour le grand public. Quelque part, ils se sont coupés de l’opinion en s’engageant sur de tels dossiers. À ce titre, l’exemple du Lyon-Turin est singulier. Nous sommes face à deux visions du monde complètement différentes. En s’opposant au projet de liaison ferroviaire, ils s’opposent à l’échange exponentiel de marchandises dans une économie mondialisée. Toutes les initiatives qui ne seraient pas dans une logique de décroissance, selon eux la seule à même de résoudre le problème climatique, sont contestées. Elles le seront sans doute encore à l’avenir.

Voient-ils les efforts consentis par l’État ? Oui et non. Ils voient les efforts. Mais pour eux, ils ne suffisent pas. On en revient ici à ce que nous disions plus tôt : ils ne croient plus au temps long. Par exemple, pour Dernière Rénovation, il reste moins de trois ans pour agir. Le long terme ne rentre donc pas en adéquation avec leur mode de pensée.

M. Anthony Cortes, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. Ce jusqu’au-boutisme, cette radicalité dans les idées qui s’ajoute à celle des actions, ne vient pas non plus de nulle part. Le mouvement écologiste n’était pas incompatible avec la concertation, la discussion ou les voies démocratiques. Au contraire : il s’était engagé en faveur de la conférence citoyenne pour le climat réunie par Emmanuel Macron. Les militants espéraient qu’amener des Français de différents horizons à composer des solutions contre le réchauffement climatique ferait naître une situation de concorde.

Mais une déception a suivi et certaines mesures ont montré que les espaces de discussion démocratique étaient de plus en plus réduits. Je pense ici notamment à la loi du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique et à la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération des énergies renouvelables, qui ont limité les temps de débat. Cette évolution a conduit le mouvement écologiste à se dire qu’il ne pourra pas être entendu. Face à cela, le bras de fer est privilégié, ainsi qu’une proposition de société alternative qui s’oppose totalement au modèle en place aujourd’hui. La confrontation s’impose donc. De fait, il convient de regarder dans le rétroviseur pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.

M. Sébastien Leurquin, auteur de l’ouvrage L’Affrontement qui vient. À titre d’illustration, la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération des énergies renouvelables réduit les délais et les temps d’enquête publique. Quand nous avons évoqué ce sujet avec le président de la commission des lois, Sacha Houlié, il nous affirmait que ces gens-là ne participaient de toute manière pas aux enquêtes publiques. À travers cet exemple, nous voyons que nous sommes dans une impasse. D’un côté, on réduit les opportunités de concertation et, de l’autre, on déplore le manque de dialogue. Deux positions différentes se font face et elles aboutissent à une logique d’affrontement en train de prévaloir sur tous les dossiers qui touchent de près ou de loin à l’écologie. Le propos de notre livre consiste précisément à dire l’urgence d’appeler à la coopération.

M. Florent Boudié, rapporteur. Le dossier de la liaison Lyon-Turin est révélateur d’un basculement progressif. Il y a une quinzaine d’années, le projet était perçu comme un chantier impactant l’environnement dans un cadre géographique relativement limité. Désormais, il est aussi contesté en ce qu’il favoriserait la perpétuation d’un système d’échanges capitalistes et une marchandisation. On voit comment on passe d’une préoccupation environnementaliste à une vision plus globale, qui interroge notre mode de société, aux yeux des adversaires de ce projet.

M. le président Patrick Hetzel. Messieurs, je vous remercie. Votre contribution permet d’éclairer les travaux de la commission d’enquête et d’incarner la thèse de votre ouvrage. Vous montrez bien qu’il existe une forme de coexistence entre deux logiques, qui ont de plus en plus du mal à dialoguer.

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  1.   Audition de M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) (6 juillet 2023)

La commission auditionne M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ([19]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous concluons nos travaux de la matinée avec M. Alain Bauer. Vous êtes notamment, parmi de multiples autres activités, ancien président du Conseil national des activités privées de sécurité et professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers. Vous avez surtout une longue expérience dans le domaine de la sécurité, qui vous permettra de nous livrer une appréciation d’ensemble des événements sur lesquels nous enquêtons.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Nous nous penchons sur les événements violents du printemps en marge de manifestations, à la fois en milieu urbain et en milieu rural, à la fois sur des mots d’ordre sociaux et sur la base de préoccupations environnementales. Nous avons besoin de votre expertise pour replacer les faits bruts dans leur contexte, voire d’en distinguer le sous-texte.

Vous avez parlé de « retour structurel de la violence qui exprime les effets et conséquences d’une profonde crise dans la société ». Si vous employez le terme de « retour », certes dans une approche qui dépasse les seules manifestations, c’est forcément en lien avec un passé de référence. Quelle serait cette période d’éclipse de la violence, et valait-elle pour la violence politique et revendicative sur laquelle nous travaillons ?

Les forces de police et de gendarmerie présentes lors de violences commises en manifestation sont tiraillées entre l’objectif de maintien de l’ordre, qui suppose la mise à distance, et les principes de la police judiciaire, qui réclament d’interpeller un individu en train de commettre un délit. Comment concilier ces exigences contradictoires ? Diriez-vous que certains pays y parviennent mieux que la France et gagneraient à être pris pour modèles ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Alain Bauer prête serment).

M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Je vous remercie de votre invitation à m’exprimer devant vous. Vous m’avez adressé un long questionnaire auquel je promets une réponse écrite détaillée dès que j’aurai fini de participer à divers jurys, soutenances et autres conseils restreints.

D’une certaine manière, votre commission d’enquête a anticipé les évènements récents. La France est un pays de jacqueries depuis mille ans pour une raison assez curieuse et presque unique dans le monde occidental. La France est un État-nation où l’État a construit la nation. Il s’en veut le garant et l’organisateur. Il n’est pas constitué depuis la transformation de l’Ancien régime comme un État décentralisé, il n’a pas choisi d’être girondin. Il y a un enjeu particulier dans la structuration nationale de ce pays qui veut que l’État considère que toute revendication, négociation et dialogue passe par le rapport de force. J’ai longtemps travaillé avec Michel Rocard qui s’en désolait, mais une forme de culture d’État impose que l’on montre ses muscles d’abord et que l’on discute ensuite. L’État comme les organisations sociales, paysannes puis ouvrières, ont toujours considéré qu’il s’agissait du mode d’emploi. Il y avait même une organisation acceptée par tous, qui a duré jusqu’en 1979 et la grande manifestation des sidérurgistes à Paris. On pouvait y voir une forme de petit « tournoi », avec des règles précises et strictes, où chacun montrait ses muscles et où la confrontation se faisait avec un minimum de casse. Il s’agissait d’une représentation symbolique de l’organisation de la confrontation.

À partir de 1986, un évènement a eu lieu, qui a continué de dégrader génériquement la problématique de la violence en société. La violence s’est installée dans tout le territoire et s’est accentuée au rythme de la généralisation du trafic de stupéfiant. Nous avons assisté à une déperdition du contrôle social des grandes organisations criminelles depuis la mort de Jean-Jé Colonna et l’assassinat de Farid Berrahma. À partir de ce moment, le contrôle central des trafics de stupéfiants a disparu pour faire place à une décentralisation massive dans les petites et moyennes villes avec une confrontation majeure sur les zones de chalandise. Après tout, le trafic de stupéfiants est l’élément le plus extraordinairement développé de l’économie de marché. Tout fonctionne à peu près de la même manière : intégration verticale, intégration verticale, investissement en recherche et développement, primes à la performance pour le petit personnel. Seule la gestion de la concurrence est plus définitive.

La perte de contrôle a conduit à des relations directes du producteur au consommateur, de l’autoproduction locale, des frictions sur les fours et les zones de chalandise, des développements curieux d’accélération de la rotation du caïdat local. Ce processus a amené une « violentisation » régulière que l’on ne voit plus tellement elle est régulière : règlements de compte, enlèvements, violences diverses, une certaine forme de racket social et criminel, et un développement d’organisations criminelles.

À partir de 1986, nous avons assisté à l’arrivée soudaine de la nébuleuse. Je l’ai vécue car j’étais vice-président de l’université Panthéon-Sorbonne, mais aussi responsable d’une partie du service d’ordre central de l’Union nationale des étudiants de France indépendante et démocratique. Cette nébuleuse était constituée de lycéens venus des banlieues, cités et quartiers. N’ayant aucune connaissance de la culture des manifestations, ils trouvaient qu’il était sympathique de se positionner devant la première ligne du cortège pour affronter directement les représentants de l’ordre. La mort de Malik Oussekine a conduit à repenser totalement l’organisation des manifestations, en prenant en compte la présence d’amateurs de la manifestation se confrontant à des professionnels du maintien de l’ordre.

Entre 1986 et les Gilets Jaunes, nous avons vu des adaptations relatives, avec des problématiques spécifiques de violence. Une réorientation subtile du maintien de l’ordre a vu le jour, avec pour la première fois des missions communes entre la sécurité publique et la police judiciaire, mais toujours dans une logique où l’on voyait arriver des « surfeurs » de la manifestation. Ces derniers venaient soit s’attaquer aux forces de l’ordre même quand la manifestation était pacifique, soit piller des magasins. Ils quittaient le défilé pour éviter de se faire arrêter, éventuellement en détroussant des manifestants.

Depuis le préfet Maurice Grimaud, la position de la police a toujours été de préférer une vitrine cassée à une vie brisée. La logique générale a donc été d’éviter des mouvements de foule dramatiques. Il faut saluer cette logique, qui a bien fonctionné jusqu’à un évènement spécifique, qui n’est pas née d’un contrôle policier mais de la peur de deux enfants se réfugiant dans un transformateur électrique. Le traumatisme qu’il a provoqué, de manière lente mais structurée, a entraîné trois semaines d’émeutes. Les forces de l’ordre ont été sidérées par la mobilité des émeutiers et l’interaction entre, d’une part, des gens témoignant d’une rage à la suite du drame et, d’autre part, des personnes ayant des intérêts criminels. Ces derniers cherchent à montrer à la police que certains territoires ne sont plus les siens et que, même si elle continue à y pénétrer, sa présence devient une exception.

Par conséquent, les forces de police ont été transformées et ont été aussi maltraitées que l’ont été dans notre pays l’industriel, le sanitaire ou le militaire. Nous avons assisté à un long processus de désorganisation de l’État. Or, en France, c’est l’État ou rien, pour l’État comme pour les citoyens. Ceci a conduit à un effet de déstructuration important, les policiers se considérant à juste titre comme la voiture-balai de la société, chargés de résoudre à eux seuls tout ce qui n’existait plus dans l’ensemble des services publics qui fermaient au fur et à mesure parce qu’ils étaient soi-disant trop chers, trop coûteux ou trop compliqués.

L’année 2005 a donc été un révélateur. Mais elle n’a pas été suivie d’effets. Il n’y a pas eu de retour d’expérience. Ces évènements ont été tellement difficiles à gérer et tellement heurtés que l’on s’est refusé à essayer d’en apprendre quelque chose, alors même que les agents des brigades anti-criminalité faisaient une analyse assez juste de ce qui marchait bien ou mal dans leur métier. Je pense notamment à l’ouvrage de mon collègue Didier Fassin, qui a compris l’importance d’écouter leurs propositions pour réduire les confrontations et améliorer l’intérêt de leur métier. Les policiers de terrain ont une pensée pratique, tactique et opérationnelle qui n’est malheureusement ni entendue ni écoutée par une partie de leur propre hiérarchie et du système étatique, notamment préfectoral.

Sont ensuite arrivés les Gilets Jaunes. Cette séquence a été inédite puisque, pour la première fois, des amateurs de la manifestation ont fait face à des amateurs du maintien de l’ordre. La déstructuration et la réduction des services centraux de sécurité spécialisés, c’est-à-dire les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité, ont conduit à ce qu’ils deviennent dans les faits des forces statiques. Ils ont été placés de manière fixe pour défendre des institutions et ils ont été envoyés à la confrontation pendant cinquante-deux semaines. Les forces disponibles étaient essentiellement composées de gens qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre mais qui étaient dotés d’équipements de maintien de l’ordre, des équipements dangereux pour l’usage desquels ils n’avaient ni l’entraînement, ni l’expérience. La conséquence a été un très grand nombre de blessés. L’essentiel de la responsabilité ne revient pas aux amateurs des deux camps, mais à la désorganisation et la déstructuration des moyens de maintien de l’ordre et à la stupéfaction devant ces Gilets Jaunes, ces gens qui travaillaient la semaine et qui manifestaient le week-end. Il s’agissait d’une population inédite dans l’histoire de la manifestation, à l’exception des chauffeurs routiers, des marins-pêcheurs et des agriculteurs, mais dont les modes opératoires étaient plutôt bien connus.

L’idée qu’il y aurait une population spécifique pour une manifestation spécifique qui organiserait une violence spécifique est totalement dépassée. Nous sommes face à une multiplicité d’acteurs ayant des moyens qui se ressemblent et des objectifs différents, les uns surfant sur les manifestations des autres, pour une série de raisons diverses. C’est le cas notamment des black blocs, depuis Seattle et Gênes.

Je me demande toujours pourquoi la contestation environnementale peut paraître surprenante puisque nous avions déjà connu le Larzac ou la manifestation de Creys-Malville, qui avait occasionné un mort. Il y a toujours un moment où intervient une structuration par la violence à partir d’un mouvement plutôt pacifique. Sainte-Soline constitue malgré tout un cas particulier : c’est la première fois, à ma connaissance, que l’on pouvait s’inscrire de manière volontaire sur un document qui permettait de qualifier le comportement que l’on pensait adopter à l’occasion de la manifestation : « gentil manifestant », « un peu énervé », « très énervé ». Du point de vue de l’organisation structurelle, la possibilité de s’auto-définir en fonction de son niveau présumé de violence a constitué une nouveauté et une curiosité.

Par la suite, nous avons connu une série de manifestations où le calme est revenu, c’est-à-dire où le mouvement social a repris le contrôle de ses manifestants, ce qui n’était pas le cas du 1er mai. Une certaine frustration a d’ailleurs pu naître puisque ces manifestations lancées par les organisations syndicales ont été tenues, mais que ces dernières n’ont rien obtenu alors que les Gilets Jaunes avaient eu pour partie gain de cause en cassant. Les dirigeants syndicaux ont pu avoir le sentiment que plus ils respectaient les règles, moins ils étaient écoutés.

Enfin, est arrivé il y a quelques jours un phénomène nouveau d’accélération en intensité, en rajeunissement et en violence lors des évènements postérieurs à la mort tragique de ce jeune homme. Pour la première fois, on est passé de la rage au pillage en moins de quarante-huit heures, sans effet d’étalement. Cela a été beaucoup plus intense et beaucoup plus rapide que 2005. Je pense notamment à Marseille, qui y avait échappé à l’époque, mais qui a sur-concentré le phénomène en juillet 2023.

Vous m’avez posé une question sur la violence. Ma vision de la violence est simple : je la circonscris à la mort. Je considère que l’homicide est le seul élément stable sur la manière de gérer la violence dans une société. Plus précisément, il y a deux entrées : l’homicide et la tentative d’homicide. Depuis 1972, dans ce qu’on appelait « État 4 001 », il existait une typologie assez simple entre homicide, tentative d’homicide, règlement de compte. On a vu une assez forte diminution de ces phénomènes pendant trente à quarante ans, avant une forte poussée de l’homicidité. Les trois dernières années ont été les pires du dernier demi-siècle, y compris pendant la période de confinement. Le taux d’homicide constitue un indicateur stable et fiable du niveau de violence de la société. Il montre une forte augmentation de la volonté de tuer et du passage à l’acte. Nous avons atteint un pic du passage à l’acte, qui de surcroît n’est pas marqué par un processus de longue montée en violence, mais par une montée immédiate de la violence.

Ce phénomène me paraît inquiétant. Il constitue un indicateur d’une violence sociale générale, qui n’est pas simplement liée aux règlements de comptes entre malfaiteurs ou aux conflits en matière de stupéfiants. La problématique est d’ordre général. On constate des agressions contre les élus, les maires, les médecins. Mon indicateur le plus emblématique concerne les agressions contre les pompiers, qui ne peuvent être accusés de je-ne-sais quelle attitude raciste ou malpolie. Ils sauvent les gens ; ils éteignent les feux. Malgré tout, ils sont de plus en plus agressés en mission, et surtout lors de guet-apens. Or, le guet-apens change tout dans la relation que l’on peut avoir à la violence : quand on fait venir spécifiquement des policiers ou des pompiers, quand on fait brûler des pharmacies ou des cabinets médicaux, quand on agresse des personnels médicaux, on est tout à fait dans autre chose. En résumé, nous assistons donc à un retour de la violence comme élément structurant alternatif de la société. Nous sommes passés dans un processus relativement nouveau, de forte dégradation.

Enfin, vous m’avez interrogé sur un comparatif de la situation française par rapport à l’étranger. Il existe effectivement des niveaux différents selon les pays. La société est très dure et heurtée aux États-Unis, où je suis conseil du New York Police Department. J’y ai vu les effets antérieurs et postérieurs à Black lives matter. Je connais d’autres villes où je suis requis pour des raisons académiques, comme Los Angeles. Il m’arrive aussi d’aller voir ce qui se passe à Chicago, qui était un modèle de community policing, de police de proximité au sens large, et dont la dégradation et le niveau d’homicidité ont explosé depuis plusieurs années. La dégradation est essentiellement due à des effets cumulés de la crise épidémique, de Black lives matter et de la mise en cause de la structure même du New York Police Department dans ses activités de maintien de l’ordre et de contrôle d’identité. Il existait une analyse statistique et démographique visant à considérer qu’il y avait une suractivité du contrôle d’identité et du contrôle du port d’arme, puisque New York avait une régulation relative sur cette question.

Les Allemands, dont l’organisation policière est décentralisée, ont une vision plus relativiste du sujet et notamment la gestion par la désescalade. Les Anglais ont assez bien maîtrisé leur problématique. Mais ces pays présentent une différence majeure avec le nôtre : il n’y existe pas une police centrale d’État qui fait tout. Chacun a son mode opératoire, sa capacité d’adaptation, sa logique et sa doctrine. Seules les luttes contre la criminalité organisée et le terrorisme sont centralisées.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez montré que notre culture politique offre un terrain favorable à une forme de radicalisation, y compris politique et partisane. Vous avez également souligné dans quelle mesure nous sommes entrés dans une phase de violences structurelles depuis une quarantaine d’années, même si vous estimez par ailleurs qu’il y a là une forme de continuité historique. Voyez-vous des connexions entre les groupuscules violents dont nous étudions les modes d’action et les émeutes urbaines récentes ? Vous avez fait référence à un niveau de violence généralisé, mais suspectez-vous des liens plus spécifiques en termes d’individus et de méthodes d’action ? À l’inverse, ces évènements sont-ils complètement distincts ?

Ensuite, notre schéma national du maintien de l’ordre est-il en soi un facteur de violence ? Ce débat est présent depuis plusieurs mois. Certains éléments d’analyse que vous avez communiqués devant la commission d’enquête laissent entendre que vous êtes prêt à l’assumer.

Par ailleurs, il y a de façon générale, sur la cause environnementale et les mouvements environnementalistes, un durcissement assez général, qui va de la représentation politique institutionnalisée jusqu’à des dégradations matérielles et des modes d’action violents envers les personnes. Observez-vous un nouvel entrant dans la violence politique et matérielle, qui serait la cause environnementaliste ? Y a-t-il un continuum entre la représentation politique et les méthodes violentes ? Les évènements de Sainte-Soline sont-ils représentatifs de cette forme d’évolution ?

M. le président Patrick Hetzel. Les débats attestent d’une forme de paradoxe. Historiquement, la désobéissance civile a longtemps été attachée à des méthodes non violentes. Désormais, ce distinguo n’opère plus : certains vont jusqu’à légitimer des actions violentes en faisant référence à un corpus idéologique jusqu’à présent opposé à cette violence.

Par voie de conséquence, il existe une forme d’évolution dans ce qui est considéré impératif. À une époque, il s’agissait de se battre pour des droits fondamentaux. Aujourd’hui, on constate un glissement : certains considèrent les causes environnementales de même nature que celles établies autour des droits de l’homme.

M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Il n’y a pas de connexion particulière entre les groupes ayant des opinions et des enjeux divers, mais des effets d’opportunité et d’aubaine. Les seuls opérateurs structurés sont les éléments criminels et les trafiquants de drogue, qui ont encore besoin de maintenir un certain nombre de points de distribution et le contrôle de ces points. Le contrôle de la distribution justifie la disponibilité d’armes de guerre, que l’on n’a toujours pas vu sortir dans la réalité cependant, malgré quelques tirs ici ou là. Paradoxalement, le trafiquant de drogue est à la fois un élément perturbateur et un élément régulateur de son environnement.

En revanche, ces groupes recrutent : on a vu arriver des yellow blacks. Certains Gilets Jaunes ont pu ainsi estimer que les modes d’action des black blocs étaient pertinents et qu’ils pouvaient répondre à un certain nombre de préoccupations sociopolitiques permettant une politisation. Il existe des espèces d’accords provisoires, jusqu’au moment où le plus fort et le plus armé explique qu’il faut passer à autre chose.

Le schéma national du maintien de l’ordre n’a pas changé. Mais son application est modifiée selon les préfets qui le mettent en œuvre. Il est en réalité extrêmement adaptable et flexible. Il prend en compte des problématiques spécifiques. Pour ma part, j’ai été un militant de la dissolution du peloton de voltigeurs motorisés. Historiquement, il s’agissait d’un système artisanal, opéré par des amateurs, des duos de motards et de moniteurs d’éducation physique armés d’un « bidule », qui s’est terminé tragiquement dans des conditions insupportables. Après la fin des pelotons de voltigeurs motorisés, un colloque a été organisé par la préfecture de police de Paris sur le thème « Et après ? ». L’absence de doctrine, d’imagination et de volonté, malgré ce qui s’exprimait au niveau local, y compris par la hiérarchie de la préfecture de police, a conduit mécaniquement à une incapacité d’adaptation des responsables du maintien de l’ordre à la pratique de ceux qui créent le désordre. L’idée même d’avoir des unités mixtes de police judiciaire et de sécurité publique était probablement ce que l’on pouvait faire de mieux. Pour la première fois, on remettait de la procédure dans les opérations au lieu de l’employer a posteriori.

La perte des secrétariats aux procédures, la perte de dimension, d’intensité, de qualité, d’efficacité des métiers de police judiciaire de proximité a conduit à la déperdition d’un certain nombre de modes opératoires et de gestes professionnels. Cette déperdition n’a pas facilité les choses, surtout quand on ne fait plus face à des professionnels de la manifestation qui en connaissent les règles et les usages.

Je suis d’accord avec Me Laurent-Franck Liénard pour dire que la loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique est inutile et complexe. En revanche, la véritable faille est constituée par la circulaire de la direction générale de la police nationale, surtout quand on la compare avec celle de la direction générale de la gendarmerie nationale. Cette dernière est protectrice des droits, explique la légitime défense et la concomitance, quand la première est mal rédigée. La direction générale de la police nationale devrait effectuer un effort pour améliorer la rédaction de sa circulaire, en lien avec des opérateurs de terrain. Je rappelle que l’on a pu dire aux policiers que le refus d’obtempérer ouvrait le droit à tirer, au moment de l’interprétation de la loi.

Le schéma national du maintien de l’ordre est moins un problème en soi qu’une difficulté d’adaptation aux réalités du terrain. Lorsque la manifestation est tranquille, le maintien de l’ordre l’est tout autant. Ce n’est pas le maintien de l’ordre qui crée le désordre. Mais il existe un véritable problème sur les manifestations interdites. Au-delà, il faut cerner les options mises en œuvre par l’État : soit il considère que le droit de manifester est supérieur à beaucoup d’autres, en tant que droit constitutionnel ; soit il considère qu’il faut interdire certaines manifestations et, dans ce cas, il utilise les moyens adaptés à cette interdiction. L’écueil est qu’il est souvent dans l’entre-deux.

S’agissant des violences liées à la défense de la cause environnementale, la première zone à défendre était le Larzac dans les années 1970. Notre-Dame-des-Landes a été une grande répétition générale qui a duré : l’État a tergiversé longuement, y compris à l’égard des référendums locaux et de la position des habitants. Il y a eu une déperdition de l’autorité de l’État.

Le phénomène n’est pas nouveau et n’est pas la poursuite de la politique par d’autres moyens, au contraire. Pendant longtemps, sur le modèle allemand, les représentants politiques de l’écologie ont choisi de devenir des opérateurs du système politique, ayant des élus et des ministres. Ils essayaient justement de supprimer la partie la plus violente de l’activité de désobéissance civile, qui n’avait jamais été particulièrement tranquille en France : les processus issus du Mahatma Gandhi ou de Martin Luther King ne sont pas des produits nationaux.

Une partie du problème est provenue de l’expérience des Gilets Jaunes qui a conduit certains à considérer que la casse assure l’écoute. Une partie des dirigeants des Verts est probablement préoccupée, d’autant qu’un de leurs chefs a été considéré comme un « collabo » par l’aile la plus militante des organisateurs des manifestations de Sainte-Soline. Je pense qu’il faudrait plutôt aider les politiques à reprendre le contrôle de leurs franges les plus dures. Malheureusement, à Saint-Brévin comme ailleurs, nous assistons à des phénomènes d’extrême violence qui peuvent aboutir à des tentatives d’assassinat. Par conséquent, les enjeux essentiels portent sur la reprise en main des éléments le plus extrémistes qui considèrent la politique hors d’état de répondre, et la violence une réponse à une partie des questions auxquelles ils pensent que l’État ou les élus ne se posent plus. La perte de confiance envers le monde politique, le monde médiatique et le monde universitaire est patente. Les élus locaux permettaient encore de tenir une partie du sujet, mais ils ne sont plus épargnés non plus désormais.

Il existe un problème de croissance du niveau général de violence dans la société et pour une partie d’entre elle, notamment sur la question environnementale, un sens de l’urgence et du besoin. Cette urgence passe par des opérations de sabotage et la violence, comme s’il s’agissait là du dernier outil à disposition. Il est donc difficile d’établir un dialogue avec ces militants extrêmes. Ils vous expliquent pourquoi l’extrême est devenu la manière ordinaire de manifester : « on n’a plus le temps de faire autre chose ».

Tout mouvement social accouche d’une génération radicale, d’une avant-garde violente et parfois d’actions qui reposent sur la terreur. Il y a là malheureusement une tradition partagée par la plupart des pays qui les ont connus. Cela a pu s’appeler, dans les années 1970, « les années de plomb » ou la « stratégie de la tension ». Ce phénomène existe et il ne faut pas le sous-estimer ; il se diffuse aujourd’hui sur la question environnementale comme cela a pu être hier le cas pour des motifs sociaux, industriels ou politiques.

M. Michael Taverne (RN). Je vous remercie pour vos propos et votre hommage aux policiers, notamment les policiers de terrain, qui n’ont pas été écoutés pendant des années. Leur technicité, leur vision et leur stratégie ont été dénigrées par une certaine hiérarchie.

Nous venons d’auditionner les auteurs du livre L’affrontement qui vient. Ils ont utilisé des formules particulièrement explicites en parlant de radicalisation et de durcissement du mouvement écologiste. Malheureusement, nous nous dirigeons certainement vers une amplification des violences et des confrontations. Vous évoquez les attaques envers les forces de l’ordre et l’existence d’une violence structurelle. Or, des évènements à venir sur notre territoire comme la coupe du monde de rugby et les Olympiades nécessiteront une grande vigilance. Il convient de tout faire pour éviter de reparler de ce sujet dans dix ou quinze ans.

Vous avez également établi un lien avec l’épisode des Gilets Jaunes, où des amateurs du maintien de l’ordre ont été dépêchés face à des amateurs de la manifestation. Faudrait-il augmenter les effectifs des unités de force mobile, compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile, avec des moyens adaptés et notamment des armes intermédiaires ? Les gendarmes et les policiers auditionnés ont indiqué que plus que les violences augmentaient à leur encontre, plus des moyens leur étaient retirés.

Quel est votre avis concernant la formation continue, un sujet essentiel selon moi ? Quand j’étais instructeur de police, nous n’avions obtenu pas suffisamment d’explications sur l’article 435‑1 du code de la sécurité intérieure relatif aux règles d’usage des armes. Il convient d’éviter de nouvelles erreurs.

M. Alain Bauer, criminologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers. Vous êtes, monsieur le député, un fin connaisseur du sujet. Nous avons assisté à une politique de déflation considérable des forces mobiles, notamment par la réduction structurelle des effectifs, qui a nécessairement induit des problèmes d’efficacité. À une période, certains ont pensé que ces unités ne servaient plus à grand-chose. On les a aussi transformées de forces mobiles en personnels sédentaires.

Nous n’avons pas besoin de plus de policiers mais de « mieux de policiers », en répartition territoriale comme en spécialisation. La réduction de la formation initiale est un danger absolu. La formation doit concerner la relation avec les citoyens quels qu’ils soient, mais également l’apprentissage permanent de l’usage des outils dont les personnels n’ont ni l’habitude, ni l’expérience, ni la maîtrise. Le flashball et le lanceur de balles de défense sont clairement différents en termes de distance, de puissance et de diamètre. L’un est un équipement conçu pour repousser, l’autre pour frapper.

Depuis les évènements récents, les effets pervers de tirs malencontreux de lanceur de balles de défense ont été bien répertoriés. On constate de nombreux usages dont les effets involontaires sont liés à la mauvaise maîtrise et la mauvaise compréhension de l’outil. La qualité des personnels et de leur formation représente des enjeux majeurs. Il a fallu regarnir les effectifs après en avoir perdu beaucoup pour de mauvaises raisons. Mais on ne gère pas la politique du pays avec un tableur à Bercy. S’il est essentiel d’avoir un bon contrôle des deniers publics, certains ont été complices d’une opération qui a désorganisé l’industrie, la sécurité, le militaire et le sanitaire.

Sur le fond, on peut parfaitement redéployer, restructurer et former à nouveau une partie importante des dispositifs. Depuis de nombreuses années, je forme des gendarmes, des militaires et des analystes du renseignement. Je suis étonné du retard de la police nationale par rapport aux autres institutions en charge de l’ordre, notamment depuis le départ du contrôleur général Émile Perez.

Après le ministère Poniatowski est intervenue une modification des régimes horaires à l’arrivée de la gauche au pouvoir. Des effectifs en volume horaire ont été perdus, les heures supplémentaires n’ont pas été réglées. Différents évènements ont montré un profond désamour vis-à-vis du cœur du ministère de l’intérieur, c’est-à-dire les humains. De temps en temps, il existe de grands ministres de la police et de grands ministres des policiers – plus difficilement les deux. Mais l’on sent bien l’immense difficulté. La peine morale, sociale, organisationnelle et matérielle des policiers constitue un véritable sujet de préoccupation.

Dans cette situation, le ministre de l’intérieur actuel est plus actif et compréhensif que certains de ses prédécesseurs. Cependant, il existe un enjeu de doctrine, de structuration des missions. Il faut arrêter de tout mélanger. L’idée de polyvalence a tué le métier : on ne peut pas tout faire avec les mêmes personnels, et seulement 10 % d’entre eux la nuit alors que 50 à 60 % de la criminalité s’y concentre. De surcroît, les affectations horaires et territoriales, les moyens matériels et humains demeurent marqués par une certaine « curiosité » dans les implantations.

Il existe un grand enjeu pour faire de la police un nouvel outil de préservation de la paix, accepté par la population et en situation d’enracinement dans les espaces, y compris les plus difficiles. Cela nécessite évidemment un grand effort qualitatif. L’actuel ministre de l’intérieur en est parfaitement conscient. Mais je ne suis pas sûr que cela soit nécessairement partagé par le ministère de l’économie. Cependant, il ne faut jamais désespérer.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour la qualité de cet échange. Vos propos étaient très éclairants.

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  1.   Audition des entreprises de réseaux sociaux, en présence de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry‑Estrade, responsables des affaires publiques de Meta, M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok, et Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat (10 juillet 2023)

La commission d’enquête auditionne les entreprises de réseaux sociaux, en présence de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta, M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok, et Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat ([20]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous indique que l’audition du ministre de l’intérieur, initialement prévue ce mercredi, a été reportée à la rentrée de septembre pour lui permettre de s’exprimer devant la commission des Lois à propos des événements des quinze derniers jours.

Nous commençons donc notre journée en accueillant les représentants des entreprises de réseaux sociaux, que je remercie de leur présence. Mesdames et Monsieur, un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête. Je précise que l’ensemble des membres de la commission d’enquête a été destinataire ce matin des réponses de la société Twitter, dont la représentante n’a pu être présente avec nous. Les informations correspondantes peuvent donc naturellement figurer dans nos débats.

Si la commission d’enquête vous a conviés à prendre part à cette table-ronde, c’est que nous nous penchons sur les événements violents en marge des manifestations du printemps. Nous nous attachons à dresser le portrait-robot des auteurs de violences et à caractériser leur mode opératoire, mais aussi à examiner l’encadrement de ces rassemblements par les autorités publiques pour pointer ce qui a bien fonctionné et ce qui peut être amélioré. Vous comprenez donc que les réseaux sociaux nous intéressent doublement. D’abord, en amont des violences, ils constituent un des canaux privilégiés d’organisation des groupuscules violents. Ensuite, en aval, les données et les vidéos qui ont transité par ces plateformes peuvent être employées par les autorités administratives et judiciaires pour identifier les fauteurs de troubles.

Il me revient d’ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières questions, à caractère général, qui permettront à chacun de se positionner. En premier lieu, en amont des violences, relevez-vous des pratiques particulières permettant à des utilisateurs de planifier des actions violentes, selon des modalités propres à chacune de vos plateformes ? Si vous en êtes informés et si vous jugez le contenu dangereux, procédez-vous à un signalement à l’autorité publique ou prenez-vous uniquement des décisions de gestion de contenu ?

En second lieu, après la commission des violences cette fois, quelle est la nature de vos relations avec l’autorité publique ? Êtes-vous fréquemment l’objet de réquisitions dans le cadre d’enquêtes judiciaires ? Y donnez-vous systématiquement droit ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Béatrice Oeuvrard, Élisa Borry-Estrade, Sarah Bouchahoua et M. Éric Garandeau prêtent serment).

Mme Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta. Les plateformes que vous avez réunies aujourd’hui sont avant tout des lieux d’expression qui offrent une voix à chaque individu. En ce qui concerne Meta, nous souhaitons vous présenter les standards que nous utilisons, mais également évoquer notre coopération avec les autorités de police et de justice.

Nos plateformes permettent à des communautés de se fédérer autour d’intérêts et de passions. Elles sont utilisées dans les milieux militants et associatifs car elles démocratisent la participation au débat public, devenu gratuit et accessible en un clic. Ces dernières années, des mouvements d’ampleur sont nés ou ont émergé grâce aux réseaux sociaux, comme #metoo ou le Printemps arabe. Cette expression est rendue possible par des outils universels, les mêmes partout dans le monde. Il n’y a pas de spécificité nationale de produits de Meta.

Cependant, cette liberté d’expression n’est pas sans limites. Le droit s’applique : les plateformes et le numérique en général constituent un secteur régulé en France et en Europe. Lors des dix dernières années, 29 textes ont introduit ou encadré l’usage de technologies numériques de sécurité en matière de géolocalisation ou de reconnaissance faciale, par exemple. Au niveau européen, le règlement général sur la protection des données a posé un cadre devenu la référence internationale en matière de protection des données personnelles. Plus d’une quinzaine de textes sont en application ou le seront prochainement. Je pense notamment au règlement sur les services numériques. La régulation est riche et fournie. Mais nous ne l’avons pas attendue pour agir.

Depuis sa création, Meta a élaboré des règles strictes définissant ce qui peut être publié sur ses plateformes. Elles répondent à un principe simple que l’on trouve dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. À titre d’exemple, nos standards interdisent plusieurs types de contenus en rapport avec les travaux de cette commission. Il s’agit des contenus violents, mais aussi l’incitation à la violence. Pour prévenir des dommages potentiels en ligne, nous supprimons les propos qui incitent à la violence ou qui la facilitent. Nous supprimons des contenus, désactivons des comptes et coopérons avec les forces de l’ordre lorsque nous estimons qu’il existe un risque réel de violence physique ou de menace directe pour la sécurité des individus. Nous interdisons aussi aux internautes de faciliter, d’organiser, de promouvoir ou d’admettre certaines activités criminelles ou préjudiciables visant des personnes, des biens, des entreprises ou encore des animaux.

Nous autorisons les internautes à débattre d’activités criminelles et nuisibles et même à défendre leur légalité, ainsi qu’à attirer l’attention sur des faits dont ils peuvent être témoins ou victimes, tant qu’ils ne produisent pas les dommages et qu’ils ne les mettent pas en avant. Pour protéger les utilisateurs des images choquantes et violentes, nous supprimons les contenus particulièrement violents comme des vidéos de démembrements ou des corps de personnes décédées. Dans le cadre des discussions sur des questions importantes telles que les violations des droits de l’homme, les conflits armés ou les actes de terrorisme, nous autorisons le contenu graphique avec certaines restrictions, pour permettre aux utilisateurs d’en parler et de condamner, afin de sensibiliser à certaines situations. Nous ajoutons un panneau d’avertissement sur certaines images afin que les gens sachent que leur contenu peut être sensible avant de cliquer dessus.

Nous appliquons ces lignes directrices grâce à la combinaison de moyens humains et technologiques. Plus de 40 000 personnes travaillent aujourd’hui aux enjeux de sécurité et de sûreté chez Meta, dont près de 15 000 modérateurs. Sur les cinq dernières années, nous avons investi plus de 16 milliards de dollars dans ce domaine, soit plus que n’importe quelle autre plateforme. Grâce à nos outils automatisés, nous détectons et nous retirons des millions de contenus chaque jour dans le monde. Pour en rendre compte, nous publions chaque trimestre un rapport de transparence qui comporte des éléments sur le nombre de contenus retirés, les appels déposés par les utilisateurs ou encore le taux de prévalence de ces contenus.

En vous rendant sur le site transparency.fb.com, vous constaterez que nous avons retiré 13,6 millions de contenus violents entre janvier et mars 2023 sur Facebook, dont 98,3 % avaient été détectés avant tout signalement d’utilisateur. Sur la même période nous avons retiré plus de 7 millions de contenus incitant à la violence sur Instagram, dont plus de 97,5 % détectés avant tout signalement. Ces outils et ces standards sont en évolution permanente.

Mme Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Meta. Nous souhaitons présenter en particulier les outils que nous déployons pour faciliter la vie des utilisateurs. Nous en profiterons pour expliquer comment nous mesurerons les chiffres que nous mentionnons. Notre rapport de transparence est audité par un tiers certificateur qui vérifie la méthodologie utilisée.

Le taux de prévalence nous aide à mesurer l’impact des violations sur nos plateformes. Ce taux revient en quelque sorte à mesurer le taux de concentration des polluants dans l’air. Il indique la fréquence à laquelle un contenu nocif peut être vu. En effet, nous mesurons suivant la viralité et non la quantité des contenus. Nous considérons que le danger est plus important à partir du moment où le contenu est vu par nos utilisateurs.

Nous avons des statistiques sur les contenus graphiques violents ou incitant à violence. Le taux se situe entre 0,02 % et 0,4 %. Cela signifie que pour 10 000 contenus vus, deux à quatre portent sur des éléments violents ou incitant à la violence. Ce type de mesure permet d’identifier si notre intelligence artificielle et nos modérateurs travaillent efficacement et si nous arrivons à capter ce qui est dangereux pour nos utilisateurs.

Je souhaite insister sur notre manière de rendre acteurs nos utilisateurs. Les signalements sont importants, même si nous retirons très majoritairement de manière proactive les contenus qui violent nos règles d’utilisation. En outre, le signalement en deux clics permet à chacun de dénoncer un contenu non conforme. Ces informations viennent compléter le travail de l’intelligence artificielle.

Les autres outils gèrent ce que les utilisateurs veulent voir. Ils permettent notamment de bloquer des contenus ou des comptes dont ils ne désirent pas l’apparition à l’écran. Un panel d’outils est à la disposition de l’utilisateur afin qu’il soit acteur et non juste spectateur de ce qui se passe sur la plateforme.

Par ailleurs, nous travaillons avec l’ensemble de l’écosystème, notamment les associations, qui sont devenues des partenaires de confiance en mesure de dénoncer des contenus en violation de nos standards. Le règlement sur les services numériques s’est largement inspiré de ce type de dispositif. À titre d’exemple, nous travaillons avec les associations Génération numérique et e-Enfance, qui peuvent effectuer des signalements.

Nous coopérons évidemment avec les forces de l’ordre, notamment la plateforme de signalement des contenus illicites sur internet Pharos, avec laquelle nous travaillons depuis des années. Nous traitons plus de 25 000 requêtes chaque année pour la France. Le taux de conformité est supérieur à 85 %, c’est-à-dire que nous échouons à trouver les informations que l’on nous demande dans 15 % des cas. Ce peut être parce que le compte a été supprimé, parce que l’adresse IP n’est pas en France ou parce qu’elle n’est pas correcte.

Nous disposons d’une équipe dédiée comportant une personne francophone en lien étroit avec les autorités. Nous faisons partie du groupe de contact permanent mis en place par Bernard Cazeneuve dès 2015 ou 2016, à la suite des attentats terroristes. Enfin, nous avons mobilisé nos équipes dès le début des récentes émeutes pour répondre rapidement aux quelques demandes que nous avons reçues. Nous avons évidemment rappelé ces procédures lors de notre entretien avec le ministre de l’intérieur. Nous n’avons pas rencontré de point de blocage particulier dans leur mise en œuvre.

M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok. La plateforme TikTok est utilisée pour regarder des vidéos courtes de format vertical. C’est un média communautaire où des utilisateurs postent des contenus. Il s’agit donc plutôt d’une plateforme de création et de diffusion, qui reflète les passions individuelles et collectives. Elle s’éloigne un peu du réseau social au sens strict : sur notre plateforme, les fonctionnalités qui permettent d’interagir sont assez limitées puisque le but consiste avant tout à créer des vidéos et à les partager de manière ouverte. Nous n’avons pas de messagerie pour les moins de 16 ans. Pour les moins de 18 ans, la messagerie est désactivée par défaut. Pour les plus de 18 ans, elle existe mais elle est très réduite : ni cryptée, ni éphémère, et sans possibilité de constituer des groupes de discussion.

Nous nous définissons comme une plateforme créative sur laquelle on regarde des vidéos, plutôt que comme un réseau social. Nous sommes néanmoins vigilants à tous les risques qui peuvent exister en lien avec des vidéos aux finalités dommageables. C’est ainsi que les vidéos violentes, visant à commettre des activités violentes ou à nuire à des personnes, des groupes ou des biens sont évidemment interdites par nos conditions générales d’utilisation et nos règles communautaires, qui sont détaillées. Cela concerne tout type de violence : vol, destruction de biens, fourniture d’instruction sur la manière de commettre des activités criminelles qui pourraient nuire aux personnes, aux biens et aux animaux, menaces à la vie humaine.

L’interdiction fixée dans nos règles communautaires est appliquée au niveau international par 40 0000 personnes – les forces « trust and safety » – chargées de vérifier son respect. Ces équipes accomplissent un travail de modération humaine et d’organisation des algorithmes pour détecter de manière proactive toutes les formes de violence, physiques ou verbales, de gestes ou de langages codés. En France, 600 modérateurs de langue française interviennent quotidiennement sur la plateforme.

Nous avons observé, notamment au printemps 2023, une augmentation de vidéos qui ont été retirées parce qu’elles comportaient des contenus violents graphiques ou de désinformation dangereuse. Entre le 16 mars et le 3 mai, nous avons retiré 79 210 vidéos au total. Parmi elles, 37 776 vidéos violaient nos politiques par leur contenu violent notamment visuel ; 7 300 vidéos exprimaient un extrémisme violent et 8 700 vidéos répandaient une désinformation dangereuse. Il faut souligner que 93 % de ces vidéos ont été retirées de manière proactive. Ce chiffre s’élève à 99 % pour la désinformation dangereuse.

Nous pratiquons une politique de réponse graduée. Nous commençons par supprimer les contenus. Si le contenu est très dommageable, le compte est supprimé. Dans d’autres cas de figure, nous adressons plusieurs avertissements avant de supprimer le compte. Au printemps 2023, nous avons supprimé 945 comptes.

Nous sommes en contact étroit avec Pharos, qui peut nous signaler des contenus. Nous discutons avec les autorités administratives et judiciaires pour des réquisitions plus formelles. Dans ce cas, nous veillons à fournir une réponse rapide, particulièrement dans des périodes troublées. Cela peut concerner les évènements du printemps, mais également les émeutes qui ont eu lieu entre le 27 juin et le 3 juillet pour lesquelles les demandes ont été traitées dans l’heure.

Nous publions toutes ces données chaque trimestre dans un rapport de transparence qui recense l’ensemble des infractions relevées. Nous comptabilisons également toutes les sollicitations reçues des pouvoirs publics. Nous sommes en contact avec l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication et avec la gendarmerie.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez mentionné la possibilité d’une désinformation dangereuse. Comment faites-vous pour l’identifier ?

M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok. Cette désinformation peut concerner, par exemple, la communication d’informations erronées sur le jour d’une élection ou les modalités de vote. Dans ce cas, nous appliquons une modération immédiate dans la mesure où il s’agit de données objectives. Nous créons également un mini site au sein de TikTok qui recense les informations du ministère de l’intérieur ou du service d’information du Gouvernement. En cas de doute sur l’authenticité d’un fait, nous pouvons saisir des vérificateurs, c’est-à-dire des agences de presse, dont l’Agence France-Presse. Tant que la vérification n’est pas acquise, un utilisateur cliquant sur la vidéo voit surgir une fenêtre contextuelle qui lui indique que ce contenu est susceptible de contenir de la désinformation et que notre contrôle est en cours.

Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat. Je vous remercie pour cette audition sur un sujet majeur : la protection de nos utilisateurs et de nos principes démocratiques. Je vais m’attacher à répondre aux questions que vous nous avez envoyées préalablement à la réunion.

Snapchat est une plateforme de communication visuelle créée en 2011. Elle a pour objectif de reproduire nos interactions quotidiennes entre amis et en famille. Nous avons essayé de concevoir Snapchat de manière différente. Nous pensons que les réseaux sociaux ne doivent pas se résumer à une compétition entre les utilisateurs où le sensationnel et le partage massif d’informations l’emporteraient sur l’authenticité et la protection de notre communauté. À cet effet, Snapchat est une plateforme dite fermée : il faut s’y inscrire pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités. La plateforme a été conçue sur deux principes directeurs : vie privée et confidentialité par défaut. Par exemple, nous n’offrons pas de fonctionnalité de diffusion en direct. Il n’y a pas de critères de vanité publique avec des « J’aime » ou des partages. De même, l’ensemble des conversations sont privées.

La plateforme comporte cinq fonctionnalités clefs. Dès qu’elle se lance, elle s’ouvre sur une caméra qui permet d’interagir avec des expériences en réalité augmentée, et non sur un fil d’actualité gouverné par des algorithmes opaques. Ensuite, la fonctionnalité phare de Snapchat est la messagerie interpersonnelle, conçue comme un espace de confiance entre utilisateurs : pour interagir avec quelqu’un, l’amitié doit être réciproque. Par la suite, toute capture d’écran ou tout enregistrement de messages sont notifiés à l’interlocuteur. Enfin, nous avons des groupes privés, mais leur nombre est limité à cent et ils ne sont pas publics.

« Discover » met en avant les contenus de nos partenaires média de confiance, soit plus de cent en France, reconnus pour leur qualité journalistique. « Spotlight » est une fonctionnalité mettant en avant des vidéos humoristiques d’utilisateurs ou présentant des scènes du quotidien. Enfin, la « map » affiche des contenus publics envoyés par notre communauté, dans le monde entier.

La protection de nos utilisateurs étant notre priorité, l’ensemble des espaces publics que j’ai cités font l’objet d’une modération humaine stricte. La conception elle-même de la plateforme assure une sorte de rempart structurel contre tout risque de diffusion massive de contenus illicites ou préjudiciables. Ces derniers restent donc très rares et nous n’observons pas d’évolution en matière de contenus violents ou illicites. Il n’y a pas plus de contenus de ce type dernièrement qu’il y a plusieurs semestres ou années, comme le confirment nos rapports de transparence.

Nos conditions générales d’utilisation et les règles communautaires de Snapchat interdisent sur l’ensemble de la plateforme toute diffusion et tout partage de contenus illicites ou préjudiciables. Elles ont été rédigées de manière claire. Elles sont facilement accessibles à l’ensemble de la communauté. À cet effet, nous interdisons explicitement toute violence, menace et discours haineux. L’utilisation de notre plateforme est interdite aux groupes terroristes, extrémistes ou haineux. Il est interdit d’encourager les comportements haineux ou dangereux ainsi que la violence visant une ou plusieurs personnes, ou même des biens. Nous concevons la menace ou la violence comme tout contenu qui exprime l’intention de causer un dommage physique ou émotionnel grave. Nous visons tout contenu qui tente de glorifier ou de représenter la violence humaine, la maltraitance des animaux ou les scènes sanglantes.

Les plateformes ne pouvant procéder à une surveillance généralisée, nous accordons une grande importance aux signalements, qu’ils proviennent d’autorités ou d’utilisateurs. Nous incitons toute victime ou témoin de contenu préjudiciable à le signaler au plus vite. À cet effet, nous disposons d’un menu de signalement qui présente toutes les catégories illicites. Nous invitons les usagers à décrire un contexte afin de guider nos modérateurs vers la bonne décision. Une fois le signalement effectué, l’utilisateur signalé est informé. Nous avons également mis en place un programme de confiance avec des associations partenaires qui nous signifient tout contenu illicite ou préjudiciable. Actuellement, nos équipes de modération traitent l’ensemble des signalements en moins de vingt-quatre heures.

En parallèle, une équipe est dédiée à la coopération avec les forces de l’ordre, dont Pharos en France. Nous avons ouvert un canal direct avec Pharos afin de traiter au plus vite les demandes. Aujourd’hui, nous traitons les réquisitions judiciaires urgentes en moins de trente minutes. Nous essayons de nous conformer à l’ensemble des exigences réglementaires et d’apporter notre soutien aux forces de l’ordre sur le terrain, pour identifier sans délai l’ensemble des délinquants numériques. Nous mettons à disposition du public chaque semestre des rapports de transparence, l’un d’entre eux couvrant nos relations avec les autorités.

Pour le second semestre 2022, sur 827 000 signalements reçus dans le monde, nous avons retiré 229 347 contenus et supprimé 138 013 comptes. En France, les chiffres sont de 54 479 signalements, avec 10 253 contenus et 6 927 comptes supprimés. Au niveau mondial, dans la catégorie violence, nos équipes ont mis moins de vingt-quatre minutes pour traiter l’ensemble des signalements reçus. Nous préparons actuellement le rapport de transparence pour le premier semestre 2023.

Snapchat n’est pas conçu pour la diffusion massive de contenus illicites et violents. Sans possibilité de diffusion en direct, la plateforme ne se prête pas vraiment à l’organisation ou à la diffusion massive de scènes violentes, militantes ou politiques. Par ailleurs, les échanges privés relevant du secret de la correspondance, nous ne sommes saisis que sur signalement d’un utilisateur ou d’une autorité.

Nous n’avons pas eu connaissance de signalements ou de réquisitions judiciaires s’agissant d’un contenu violent sur Snapchat lié aux manifestations ayant eu lieu entre les mois de mars et de mai 2023, ni d’augmentation significative au cours de la période.

En revanche, les émeutes récentes ont mobilisé l’ensemble de nos équipes. Dès mardi 27 juin 2023, nous avons créé une cellule interne réunissant différentes équipes pour traiter et endiguer le plus rapidement possible les contenus illicites. Notre équipe a été en dialogue constant avec les différents ministères et les institutions locales, répondant rapidement à toute demande des autorités françaises et sensibilisant nos usagers aux différents phénomènes. Nous sommes fiers, comme l’ensemble des plateformes, d’avoir pu répondre dans des délais très restreints aux préoccupations du gouvernement. Nous avons mis en place une ligne prioritaire avec Pharos, le ministère de l’intérieur et l’ensemble des autorités françaises en traitant leurs demandes en quelques heures, voire quelques minutes.

Plusieurs de nos créateurs de contenus ont par ailleurs pris leur caméra Snapchat pour sensibiliser leurs communautés et appeler au calme. Nous avons beaucoup entendu parler de la fonctionnalité « map » de Snapchat. Nous avons travaillé conjointement avec le ministère de l’intérieur et les autorités afin d’endiguer sans attendre les différents dérapages perçus sur le terrain. L’ensemble des messages publiés sur la map émanait à la fin d’utilisateurs qui se plaignaient des émeutes et de leurs conséquences. Nous sommes fiers d’avoir pu participer à cette coopération afin de protéger nos utilisateurs.

M. Florent Boudié, rapporteur. Comment, du côté négatif, les réseaux sociaux participent-ils en tant que supports à la viralité et à l’extension des activités violentes ? Comment, du côté positif, tentent-ils de juguler ce risque ? J’aimerais vous entendre sur la manière dont vous envisagez votre rôle et les effets de mise en scène sur vos plateformes. De fait, les évènements comme les manifestations sur lesquelles porte notre commission d’enquête font l’objet d’une forme de théâtralisation de la part d’un certain nombre d’individus ou de groupes, qui profitent des vecteurs que vous représentez pour accroître leur audience, les phénomènes d’agrégation ou et les effets de mimétisme.

Ensuite, avez-vous tous la même définition de ce que sont une incitation à la violence et un contenu violent ? Par ailleurs, vous n’avez pas tous indiqué le nombre de modérateurs que vous employez. Nous souhaiterions également comprendre la chaîne décisionnelle entre l’algorithme et les modérateurs. Comment se prend la décision qui conduit à la fermeture du compte et au retrait du contenu ? Le lien est-il immédiat avec les forces de l’ordre et, le cas échéant, les enquêteurs de la police judiciaire ?

Enfin, j’aimerais obtenir des éléments chiffrés pour la période qui court du 16 mars au 3 mai en matière de contenus violents avérés et retirés, et de comptes supprimés.

Mme Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Meta. Nos rapports de transparence sont publiés chaque trimestre. Le prochain, qui couvrira la période du 1er avril au 30 juin 2023, sera publié fin août. Comme nous vous l’avons indiqué précédemment, nous disposons d’une équipe de 15 000 modérateurs.

En matière de chaîne de décision, compte tenu du volume à traiter, notre travail allie l’intelligence artificielle et les modérateurs humains. Nous obtenons de très bons résultats sur la détection des contenus violents généralement graphiques, sur lesquels notre machine a pu s’entraîner. Cependant, il faut également prendre en considération le contexte et la culture de chaque pays. C’est la raison pour laquelle nous pouvons effectuer de manière additionnelle une vérification manuelle à travers l’un de nos modérateurs.

Nous prononçons des réponses graduées au regard de la violation constatée. Si l’utilisateur n’est pas d’accord avec la décision de retrait de contenu prise par Meta, il peut faire un recours. Celui-ci est étudié par un modérateur différent. Si l’utilisateur n’est toujours pas d’accord, un second recours est possible. Si la décision ne satisfait toujours pas l’utilisateur, un comité de surveillance composé d’une vingtaine d’experts indépendants au niveau mondial pourra examiner la décision et formuler éventuellement des recommandations pour faire évoluer la définition du contenu violent. Les différentes définitions sont publiques. Elles figurent dans le rapport de transparence.

Mme Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta. Nos définitions sont en effet publiques. Il existe des forums sur lesquels on peut discuter de ces sujets. La coopération entre plateformes est particulièrement avancée dans la lutte contre le terrorisme. Le Forum internet mondial de lutte contre le terrorisme a permis de développer des technologies et des outils communs afin de retirer des contenus donnés sur toutes les plateformes. Meta a mis en partage un outil utile dans le travail de modération, le Hasher Matcher Actioner (HMA), qui attribue une étiquette à un contenu numérique pour en empêcher la publication à grande échelle. Il existe également des définitions et des coopérations sur les fausses informations.

Je souhaite ajouter un élément concernant notre analyse de l’utilisation qui peut être faite de nos plateformes. Notre priorité absolue consiste à faire en sorte que les contenus les plus violents soient retirés au plus vite. C’est la raison pour laquelle nous ne menons pas d’analyse de la manière dont les groupes peuvent utiliser les différents formats, mais nous privilégions de plus en plus la coopération avec le monde de la recherche. Ces dernières années, nous avons ainsi mis à disposition des chercheurs plus de 1 000 jeux de données. La semaine dernière, nous avons annoncé la création d’une nouvelle bibliothèque de contenus publics, qui permettra aux chercheurs d’accéder à tous les contenus publics de pages et de profils, de groupes et d’évènements sur nos plateformes. Nous souhaitons qu’elle permette l’émergence d’études comparées puisque nos outils sont les mêmes dans tous les pays.

M. Éric Garandeau, directeur des relations institutionnelles et affaires publiques France de TikTok. Pour avoir du succès sur TikTok, il faut un certain talent pour fabriquer des vidéos qui obtiendront une grande viralité. Cela introduit une forme de barrière à l’entrée : plus une vidéo est virale, plus elle va être modérée. L’algorithme la testera sur un certain nombre de personnes et, le cas échéant, élargira le cercle de ces personnes en fonction des commentaires qu’elle suscite jusqu’à aboutir à une visibilité mondiale. À chaque cycle d’élargissement, un tour de modération est effectué, qui sont autant de filtres successifs pouvant entraîner une suppression de la vidéo.

Les algorithmes détectent très bien la violence graphique. Une simple goutte de sang à l’écran est rapidement identifiée. Cela peut conduire à un retrait avant la première vue. A contrario, le cyberharcèlement est beaucoup plus difficile à déceler car il nécessite une prise en compte du contexte. Une vidéo a priori anodine peut s’avérer un cyberharcèlement.

La modération combine donc les algorithmes et le facteur humain. Par exemple, la présence d’une croix gammée peut caractériser une vidéo néo-nazie, mais également un film pédagogique du Mémorial de la Shoah. C’est la raison pour laquelle nous employons 600 modérateurs en langue française. Le lien avec les autorités existe à différents niveaux, Pharos étant l’organisme de référence avec lequel la procédure est quasi immédiate. Un service spécialisé de notre équipe répond également aux réquisitions de la police et de la gendarmerie nationales, selon une procédure d’urgence ou une procédure plus classique. La procédure d’urgence garantit une réponse dans l’heure.

À la fin juin, lors des émeutes, nous avons constitué une cellule de crise avec des équipes surnuméraires, comme nous pouvons également le faire lors des élections nationales. Cela a permis de traiter les demandes de Pharos, qui étaient assez limitées puisque nous avons été saisis à dix reprises. Chaque plateforme dispose de règles communautaires spécifiques en fonction de son positionnement et de son public. Nous appliquons évidemment le Digital Services Act européen (DSA) et la loi pénale nationale. Nous disposons également de règles propres : sur TikTok, la pornographie et la nudité sont interdites. Enfin, nous nous inspirons de tous les textes dignes d’intérêt, notamment ceux des Nations Unies sur le respect des droits de l’homme et de l’enfant. Notre conseil consultatif européen est constitué d’experts, dont la directrice générale d’e-Enfance. Il est consulté sur les règles communautaires, qui évoluent en permanence, notamment en fonction des législations.

Nous avons beaucoup travaillé sur la question du mimétisme, notamment auprès du jeune public. Nous avons été sollicités sur les défis et canulars dangereux. Nos travaux de recherche ont vocation à se poursuivre en lien avec le monde académique, y compris en utilisant des interfaces de programmation applicative (API). Nous déployons des politiques de communication et des opérations de sensibilisation auprès de nos utilisateurs, qui leur permettent de prendre du recul et de se poser des questions.

Mme Sarah Bouchahoua, responsable des affaires publiques France de Snapchat. Sur Snapchat, tout repose sur la conception de la plateforme. Nous luttons ainsi contre la viralité afin d’éviter qu’un contenu violent soit partagé à toute vitesse. Le Digital Services Act obligera chaque plateforme à prendre ses responsabilités pour répondre dans les meilleurs délais aux signalements des autorités et des utilisateurs.

Il faut renforcer la collaboration entre le privé et le public. Nous sommes membres du groupe de contact permanent sur la lutte contre le terrorisme et les extrêmes violences. Nous effectuons des remontées de terrain afin d’être réactifs et de transmettre les différents messages à nos équipes de modération.

S’agissant de la théâtralisation et du mimétisme, nous devons faire preuve de pédagogie et rappeler que l’anonymat n’existe pas sur internet. Si une plateforme reçoit une réquisition de la part des autorités judiciaires, elle doit y répondre rapidement. Chez Snapchat, les règles d’utilisation reflètent les lois locales. Les conditions générales d’utilisation sont divisées en deux catégories : celles qui sont applicables pour les États-Unis et celles qui relèvent des règles de l’Union européenne.

Nous avons plusieurs milliers de modérateurs dont je vous communiquerai le nombre par écrit. Je rappelle également que, si l’interdiction d’une surveillance généralisée s’applique, nous sommes proactifs lorsque nous sommes confrontés à des cas d’extrême violence comme le terrorisme ou la pédocriminalité. Dans ce dernier cas, nous envoyons les informations au National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC) aux États-Unis. En matière de terrorisme, les données sont transmises directement à Interpol qui transfère ensuite l’information aux juridictions des pays concernés. En matière de modération, l’intervention humaine est nécessaire : nous ne nous fondons pas uniquement sur la modération algorithmique. À titre d’exemple, la désinformation est essentiellement détectée par des opérateurs humains.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour la qualité de cet échange. Vos prises de parole ont permis d’éclairer cette question. Nous lirons avec intérêt vos contributions écrites.

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  1.   Audition de M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris (2017-2019) (10 juillet 2023)

La commission auditionne M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris (2017-2019) ([21]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous poursuivons nos travaux et je remercie M. Michel Delpuech de venir échanger avec notre commission d’enquête. Nous entendons profiter de l’expérience accumulée au cours de votre carrière pour parfaire notre compréhension des violences en manifestations et de la meilleure façon de les prévenir.

Tout le monde se souvient que vous avez eu la charge de la préfecture de police de Paris entre 2017 et 2019. Mais vous avez également officié comme préfet de région en Corse, en Picardie, en Aquitaine, en Rhône-Alpes et en Île-de-France. Je souligne aussi que vous avez été directeur de cabinet du ministre de l’intérieur pendant deux ans. Vous avez donc une bonne connaissance de la gestion des manifestations dans des contextes et des territoires très différents. C’est très précieux pour nous. Vous nous direz comment agit l’autorité publique, sans doute pas de la même façon à Paris, Lyon, Bordeaux et Bastia.

Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Nous étudions les manifestations du printemps, tant à Paris qu’ailleurs en France et en milieu rural, dans un double objectif : d’abord, comprendre la logique des groupuscules et des auteurs de violences ; ensuite, examiner le déroulement des événements pour déterminer si des améliorations sont possibles ou des correctifs souhaitables.

Il me revient de poser les premières questions qui ont vocation à introduire les débats. En premier lieu, nous avons entendu des spécialistes du maintien de l’ordre déplorer que des forces mobiles soient assignées à des missions statiques. Cela pose question. Dans le contexte parisien, eu égard à la richesse du patrimoine et à la présence de lieux de pouvoir, à la lumière aussi du saccage de l’Arc-de-Triomphe en décembre 2018, est-ce une difficulté insoluble ?

En second lieu, on parle beaucoup de l’objectif de mise à distance des forces de police et des manifestants, mais on critique aussi à juste titre les blessures que provoquent les armes intermédiaires. Existe-t-il des alternatives plus douces, par exemple les canons à eau, et qu’est-ce qui empêche d’y recourir plus largement ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Delpuech prête serment.)

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. Je suis honoré de m’exprimer devant vous et j’espère que ma contribution pourra vous être utile. Vous avez évoqué un questionnaire qui m’a sans doute été adressé, je ne le mets pas en doute. Mais je ne l’ai pas reçu.

M. le président Patrick Hetzel. Une version papier vous sera remise sans attendre.

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. En introduction, je souhaite vous faire part de quelques réflexions et convictions profondes liées à mon expérience et à mon attachement à l’État de droit. Il faut être attentif au fait que notre pays, depuis bientôt un siècle, a fait le choix d’une tradition libérale en ce qui concerne le droit de manifester. Le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que ce droit découlait de la liberté d’opinion et de la liberté d’aller et venir. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacre elle aussi la liberté de manifestation.

Le droit positif inscrit dans le code de la sécurité intérieure pose le principe suivant : une manifestation est déclarée et l’autorité de police, dans certaines situations bordées par la jurisprudence, peut l’interdire. Cette logique libérale suppose un climat de dialogue et de confiance entre l’organisateur de la manifestation et l’autorité de police. Le délai de trois jours est fait pour que l’administration puisse prendre des dispositions utiles et pour que le dialogue s’engage. Cet équilibre risque d’être rompu si notre pays n’a pas la capacité de stopper les dérives qui, en réalité, menacent la liberté de manifester. Je pense aux phénomènes nouveaux des groupes violents qui s’infiltrent dans les manifestations pour les faire dégénérer.

Il existe un phénomène profond de recul des corps intermédiaires. J’ai un long passé à la préfecture de police, en particulier en tant que directeur de cabinet du préfet de police Jean-Paul Proust. Le lendemain de ma prise de fonction, les responsables du service d’ordre de la Confédération générale du travail, qui étaient en contact permanent avec les équipes de la préfecture de police, sont venus à leur demande pour un premier échange cordial dans mon bureau. Mon souhait très cher est que ce système apaisé et encadré puisse reprendre le dessus. Mais l’affaiblissement des corps intermédiaires, notamment des organisations syndicales, n’y contribue pas.

À titre d’exemple, le 1er mai 2018 a été une journée difficile. L’appel à la manifestation rassemblant 20 000 personnes était porté par les organisations syndicales. En amont de ce rassemblement, 14 500 personnes avaient été dénombrées dont 1 400 black blocs. Dans ces 14 500 personnes, beaucoup faisaient valoir qu’elles ne se reconnaissaient pas dans l’appel traditionnel des syndicats et qu’elles voulaient librement manifester leur position.

Je crains que ces évolutions, si nous ne savons pas les corriger, aboutissent à une situation où tout le monde est perdant : perdant pour la liberté de manifestation et perdant pour les forces de l’ordre. Je suis profondément convaincu qu’il est de l’intérêt supérieur du pays de trouver les voies et moyens de répondre mieux qu’aujourd’hui à ces phénomènes.

J’ai suivi comme citoyen les manifestations contre la réforme des retraites. Nicolas Lerner, le directeur général de la sécurité intérieure, souligne à juste titre que deux temps doivent être distingués. D’abord, nous avions le sentiment d’avoir retrouvé un schéma classique de relation entre les forces de l’ordre, la puissance publique et les manifestants. Ce retour à cette vision traditionnelle rejoignait mes convictions profondes. Mais l’affaire a basculé et, du jour où elle a basculé, on a vu à l’œuvre la technique consistant à utiliser les défilés comme vecteur pour les faire dégénérer et pour semer le désordre dans une logique délibérée d’atteintes aux personnes et aux biens, les forces de l’ordre étant particulièrement ciblées.

Selon moi, il faut mener différentes réflexions, notamment sur les outils judiciaires à disposition et sur le renseignement. Sur le terrain de l’investigation judiciaire, je suis profondément convaincu que nous sommes mal outillés et que nous faisons mal le travail. Par ailleurs, sur le terrain, où les choses sont difficiles, des adaptations sont nécessaires.

J’en profite pour répondre aux questions posées au début de cette réunion. Les forces mobiles sont constituées par les compagnies républicaines de sécurité et les escadrons de gendarmerie mobile. Ces forces sont mobiles en ce sens qu’elles peuvent être aujourd’hui utilisées à Bordeaux, dans deux jours à Lyon et la semaine d’après à Paris. Elles peuvent être projetées à tout moment. En revanche, la doctrine d’emploi de ces unités est définie par leur hiérarchie et non par l’autorité préfectorale, pourtant responsable de l’ordre public. De mon temps, cette doctrine était plutôt rigide : les unités ne sont pas sécables autant qu’on le souhaite. En outre, leur équipement les destine à des missions lourdes de tenue de terrain plutôt qu’à des missions mobiles.

Des initiatives ont consisté à faire évoluer certaines de ces unités vers des logiques d’action mobile. Une autre option consiste à mobiliser des moyens de mobilité. C’est ce que j’avais fait lorsque j’étais préfet de police en sollicitant, non des moyens de la direction de l’ordre public et de la circulation dont je suis à l’origine de la création sous l’autorité de Philippe Massoni, mais les moyens d’intervention de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne. Ces forces ne sont pas faites pour l’ordre public, mais elles ont la grande qualité d’être d’une totale mobilité. De fait, 85 % des nombreuses interpellations effectuées sous mon autorité pendant l’épisode des gilets jaunes, soit 2 600, étaient accomplis par ces moyens. La mobilité est donc nécessaire. Soit ces forces mobiles s’adaptent, soit l’autorité doit pouvoir s’appuyer sur des moyens complémentaires comme les détachements d’action rapide et de dissuasion que j’avais dû mobilier face à la crise des gilets jaunes.

La mise à distance suscite parfois la confusion. Chaque fois que j’ai employé ce terme, c’est pour manifester mon souci, face à une manifestation classique et encadrée, de placer les forces de l’ordre à proximité, mais pas au contact immédiat, pour que prévale une logique apaisée. Cela ne peut se faire que si l’on dispose en même temps d’une capacité d’action rapide, plus rapide que celle des forces mobiles, pour intervenir lorsque les exactions commencent. Cette mise à distance est la doctrine mise en place quand je suis arrivé au poste de préfet de police. J’ai en tête un évènement particulier : le 1er mai 2017, où les compagnies républicaines de sécurité étaient placées entre les black blocs et le cortège classique. À cette occasion, un policier des compagnies républicaines de sécurité a failli périr brûlé après le jet d’un coquetel Molotov.

Il est possible d’éviter le contact direct, notamment en multipliant les moyens pour repousser comme les petites gazeuses. Mais dans ce cas, la mise à distance se limite à quelques mètres. Parmi les alternatives figurent les armes de force intermédiaire. On pourrait essayer d’en donner une définition dans le code de la sécurité intérieure, car cela n’existe pas à l’heure actuelle. Ces armes de force intermédiaire sont évidemment nécessaires. Il faut les utiliser dans le respect de la loi. Les canons à eau sont également utiles et efficaces, mais leur quantité demeure limitée. Tout ce qui peut aller en ce sens est bienvenu.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté cette convocation devant la commission d’enquête. Vous avez justement décrit cette forme de spirale négative qui met en péril notre application libérale du droit de manifester et, de façon générale, l’esprit même des manifestations. Il y a des individus violents, des corps intermédiaires affaiblis et une réplique de l’État sous la forme d’interdictions de manifester. Considérez-vous que l’État va trop loin dans ces interdictions ? Par exemple, un des éléments que nous avons pu entendre est qu’il n’aurait pas fallu interdire la manifestation à Sainte-Soline. Selon certains, tout est dû à l’interdiction ; la réponse de l’État aurait été disproportionnée. Que penser de ce type d’arguments ?

Ensuite, vous avez fait part de votre questionnement sur le renseignement. Pouvez-vous revenir sur ce sujet, compte tenu de votre expérience ? Vous avez également pointé la question des investigations judiciaires, en considérant ce travail mal effectué. Pouvez-vous apporter des précisions ? Je note également qu’il sera probablement nécessaire de mieux définir les moyens intermédiaires dans le code de sécurité intérieure.

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. En tant que préfet, j’ai pris des arrêtés d’interdiction de manifestation. Mais j’ai toujours été soucieux de le faire dans le respect de l’État de droit, c’est-à-dire de la loi éclairée par la jurisprudence. Le droit public établit un grand principe en la matière : l’atteinte à la liberté de manifester doit être adaptée, nécessaire et proportionnée. Le commissaire du gouvernement Corneille a ainsi rappelé dans ses conclusions que la liberté est la règle et l’interdiction de police l’exception. Nous devons tout faire pour éviter d’interdire. Il existe des marges intermédiaires comme la discussion avec les organisateurs sur une modification d’itinéraire. L’autorité administrative doit avoir à sa disposition cette latitude de négociation qui, à mon regret, ne figure pas dans la loi. J’ai toujours pensé qu’il serait pertinent d’introduire dans le code de la sécurité intérieure des dispositions qui donnent explicitement place à ce dialogue. Les textes pris il y a une dizaine d’années pour les rassemblements festifs comme les rave parties organisent expressément le dialogue. Mais rien de tel n’est écrit pour le droit de manifester. Il serait donc utile de bien l’affirmer. Cela permettrait aux organisateurs de comprendre le sens de la déclaration. En effet, elle n’a pas pour objet de limiter la liberté de manifester, mais de lui garantir de s’exercer et de permettre à l’autorité de police de prendre les initiatives d’accompagnement. À Paris, depuis toujours, les déclarations de manifester fonctionnent. Il existe un guichet à la préfecture de police, ce qui n’est pas nécessairement le cas en province.

L’interdiction de manifester doit procéder d’un arrêté très motivé. Plus il y aura eu de troubles à l’ordre public dans la période précédente, plus la motivation sera forte. Le juge prend également en considération ce qu’il estime être les moyens suffisants en matière de police. J’ai souvenir d’un référé pour une manifestation que j’avais interdite de manière partielle, en limitant son trajet à l’un des rives de la capitale. Le juge des référés a inscrit dans son considérant qu’il manquait une quinzaine de gendarmes, ce qui m’avait fait sourire.

Ensuite, il ne suffit pas d’interdire. Encore faut-il faire respecter cette interdiction. Or ceci nécessite plus de moyens que l’encadrement strict d’une manifestation. On ne peut pas interdire toute manifestation : il faut rester dans l’État de droit. Il convient que les réelles difficultés que nous rencontrons ne se traduisent pas par une dérive.

Je n’étais plus en fonction lors de sa parution, mais le schéma national du maintien de l’ordre comporte des éléments fort pertinents. En revanche, était-il nécessaire d’y inscrire trois dispositions touchant à la liberté de la presse et que le Conseil d’État a dû annuler ?

Nous devons accorder une place particulière au renseignement. Les services y travaillent. Je relisais récemment le dernier rapport de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et j’y ai découvert que, l’an passé, 2 600 personnes avaient fait l’objet de mise en œuvre de techniques de renseignement pour la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Les années précédentes, ce nombre était de l’ordre de 3 000. La Commission se situe sur une ligne de crête. Selon sa formule, « il s’agit d’entraver les actions violentes et non de surveiller une activité militante. » À l’évidence, les discussions sont serrées avec les services de renseignement. Peut-être le législateur devra-t-il clarifier voire élargir sa position, dans le respect des normes constitutionnelles.

Mais le renseignement ne se limite pas aux techniques de renseignement du code de sécurité intérieure et de la loi du 24 juillet 2015, sans doute une des lois les plus importantes de notre pays sur le terrain de la sécurité. Cela concerne également l’activité d’information au quotidien, avec notamment le renseignement territorial. Compte tenu de mon expérience parisienne, je considère que le continuum est une exigence forte. On le sait dans la lutte contre l’islam radical : le renseignement démarre au pied de l’immeuble tout en regardant au loin. Cela vaut également pour les sujets qui nous préoccupent. Il faut scruter les possibilités de bascule de simple militant à acteur violent. Ce travail de continuum mérite d’être approfondi et je ne sais trop comment se partagent les rôles entre la direction générale de la sécurité intérieure et le renseignement territorial. Quoi qu’il en soit, nous avons besoin de capteurs locaux et de proximité.

Ensuite, le renseignement doit être exploité de manière opérationnelle mais également par le biais de l’article 40 du code de procédure pénale. En effet, il demeure une activité de police administrative. Le Conseil constitutionnel le rappelle fréquemment. Lorsque le renseignement met en lumière des situations qui relèvent d’une qualification pénale, il est du devoir de l’autorité administrative de saisir le parquet. Pendant l’affaire des gilets jaunes, je l’ai fait à plus de quarante reprises, à Paris mais aussi en province. Le renseignement humain est donc essentiel. Il commence par le gardien de la paix ou par le gendarme à la gare.

S’agissant de l’investigation judiciaire, je ne veux surtout pas mettre en doute la capacité des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie. Cependant, dans les manifestations, les interpellations sont difficiles et les suites pénales pas toujours glorieuses. Parfois, les hommes sur le terrain depuis 6 heures du matin sont fatigués et leur compte-rendu d’interpellation peut s’en ressentir. Par conséquent, l’autorité judiciaire ne peut pas toujours donner suite. De plus, l’interpellation peut exposer à des représailles ou des difficultés pratiques. Quant à l’investigation a posteriori, elle manque. Or, elle demande énormément de moyens pour exploiter la téléphonie, les images, la vidéosurveillance. Soyons clairs : nous ne sommes pas dotés d’outils technologiques suffisamment performants à cette fin.

Il ne faut pas compter sur les forces engagées dans le service d’ordre, que ce soit la préfecture de police, la direction de l’ordre public et de la circulation, les compagnies républicaines de sécurité, les gendarmes mobiles, pour conduire la procédure judiciaire. Les premiers peuvent apporter des informations à la seconde, menée par des professionnels de l’investigation, grâce à la mobilisation d’outils. Pourquoi ne pas utiliser en investigation judiciaire, sous l’autorité du juge, l’intelligence artificielle pour exploiter les images ? Cela ferait gagner énormément de temps et permettrait de cibler les images à voir, pour conduire à des interpellations qui aient du sens et qui permettent au juge de prendre des mesures, y compris des interdictions judiciaires de manifester. Il faudrait donc renforcer les moyens.

De manière générale, la guerre des images constitue un vrai sujet. Elle est menée aujourd’hui de manière asymétrique : la puissance publique se donne moins de moyens sur le terrain des images qu’elle n’en laisse aux autres acteurs. Il y a quelques mois étaient montrées à la télévision les caméras intelligentes placées dans les supermarchés. Elles repèrent les mouvements suspects dans les rayons. De même, des caméras intelligentes sont placées à l’entrée des immeubles de hauteur et repèrent les comportements suspects. Ces outils d’intelligence artificielle existent, mais l’on demeure frileux à l’idée de les employer au profit de la puissance publique, particulièrement en investigation judiciaire.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Lorsque vous étiez préfet de police, à la demande du ministre de l’intérieur de l’époque, vous avez créé les détachements d’action rapide et de dissuasion, devenus par la suite la fameuse brigade de répression de l’action violente motorisée. Cette brigade fonctionne sur un modèle semblable aux voltigeurs qui avaient tué Malik Oussekine en 1986. On reconnaît facilement ses membres dans les manifestations, habillés en noir, dans un costume oscillant entre Robocop et celui d’un motard. Quand on les voit, on sait qu’il va se passer quelque chose.

La brigade de répression de l’action violente motorisée est régulièrement accusée de violences graves sur les manifestants et les passants. Samedi dernier encore, ses agents ont molesté trois journalistes. L’observatoire parisien des libertés publiques a publié un rapport, il y a quelques mois, dans lequel il dénonce ces unités répressives, violentes, dangereuses, au point que l’on pourrait se demander si la brigade de répression de l’action violente motorisée ne peut pas être considérée comme l’un de ces groupuscules violents sur lesquels notre commission est en train d’enquêter.

Le Monde a publié, il y a quelques semaines, un article sur le comportement de policiers vis-à-vis de manifestants interpellés. Un des manifestants avait mis son téléphone en mode enregistreur, ce qui a permis de connaître la conversation. Un des policiers disait par exemple : « T’as tellement de chance d’être assis là, maintenant qu’on t’a interpellé, je te jure, je te pétais les jambes, au sens propre… Je peux te dire qu’on en a cassé, des coudes et des gueules, mais toi, je t’aurais bien pété tes jambes. ». Un autre policier prononçait les mots suivants : « Eh, t’inquiète, ta tête, ta petite tête, on l’a déjà en photo, t’as juste à te repointer dans la rue aux prochaines manifs. La prochaine fois qu’on vient, tu ne monteras pas dans le car pour aller au commissariat, tu vas monter dans un autre truc qu’on appelle une ambulance pour aller à l’hôpital. »

Vous avez rappelé votre attachement à l’État de droit. La brigade de répression de l’action violente motorisée ne nuit-elle pas à l’État de droit en contrevenant au droit des personnes et en provoquant des violences qu’elle est censée éviter ?

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. Quand j’ai quitté mes fonctions de préfet de police dans les circonstances que l’on sait et qui m’ont valu des soutiens, y compris dans la rue, la brigade de répression de l’action violente motorisée n’existait pas.

Mon premier poste de préfet était secrétaire général pour l’administration de la police, de 1996 à 1999. Chaque semaine, je présidais personnellement le conseil de discipline de Paris. Il y a eu 76 révocations, à l’unanimité : les représentants du personnel suivaient la proposition de l’administration que je défendais. Je veux dire par là que la règle de droit et la déontologie doivent être toujours présentes. Le devoir de l’autorité, préfet, préfet de police ou ministre est de le rappeler sans cesse. Il faut soutenir nos forces de l’ordre. Leur travail est extrêmement difficile et exigeant. Elles sont exposées aux situations les plus dramatiques de la société. Dans le même temps, il faut toujours veiller à la rigueur, l’exigence et le respect de la déontologie. Je peux vous affirmer que toutes mes directives pendant l’affaire des gilets jaunes évoquaient toujours le respect de la règle de droit. Peu importe que l’unité soit une brigade de répression de l’action violente motorisée, un détachement d’action rapide et de dissuasion, une brigade anti-criminalité ou une compagnie d’intervention, ce qui importe est le comportement. Le devoir de l’encadrement et de l’autorité est d’y veiller. Quand des manquements interviennent, ils doivent être sanctionnés, le cas échéant sur le terrain pénal. Telle est ma vision des choses et je me suis toujours astreint à ce comportement.

Pour protéger des bâtiments, il faut des moyens statiques lourds et forts. Simultanément, au loin, des groupes mobiles peuvent commettre des exactions. Il faut donc mettre en place des moyens dédiés, libres et mobiles, en donnant priorité aux interpellations. C’est comme ça que les détachements d’action rapide et de dissuasion ont été constitués. J’avais compris que ça ne plaisait guère à certains responsables des compagnies républicaines de sécurité. Mais je préférais les avoir, au large, pour qu’ils puissent intervenir et bouger.

Tous mes ordres insistaient sur les notions clés de quadrillage, de mobilité et de réactivité, avec à la fois le dispositif au cœur du système et des capacités d’intervention tout autour. C’est ainsi que nous avions mis en place les détachements d’action rapide et de dissuasion avec les ressources de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne, c’est-à-dire des moyens venant des brigades anti-criminalité de Paris et de la petite couronne, y compris la brigade de nuit que l’on pouvait faire venir le jour.

La journée du 1er décembre 2018 a été quasiment émeutière, à Paris ou en province. Souvenez-vous ce qui s’est passé à la préfecture de Haute-Loire, au Puy-en-Velay, ou du saccage des autoroutes ! Il fallait une réponse forte. C’est ce qui a été fait le 8 décembre, où plus de 1 000 interpellations et 872 gardes à vue sont intervenues. Un travail en cohérence impeccable avec le parquet a été mené à cette occasion.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous n’avez pas tout à fait répondu à ma question. Il faut rappeler les conditions dans lesquelles vous êtes parti : vous avez été démis de vos fonctions. Le ministre de l’intérieur de l’époque a considéré que vous n’aviez pas géré convenablement la situation. D’après ce que nous avons compris, il vous accusait de refuser certaines consignes du ministère de l’intérieur consistant à réprimer les manifestants plus fortement, notamment par le recours aux lanceurs de balles de défense. Votre successeur a d’ailleurs appliqué une politique beaucoup plus répressive.

Vous avez rappelé que la création de la brigade de répression de l’action violente motorisée n’était pas de votre fait. Vous soulignez malgré tout que les détachements d’action rapide et de dissuasion étaient notamment constitués par des personnels de la brigade anti-criminalité, qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre de manifestations. En tant que fin connaisseur des politiques de maintien de l’ordre, vous avez observé ce qui s’est passé ces dernières années. Pouvez-vous nous dire, de la manière la plus sincère, ce que vous pensez de l’action de la brigade de répression de l’action violente motorisée ? Selon vous, ne nuit-elle pas à l’État de droit en contrevenant aux droits des citoyens et en provoquant des violences ?

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. Je pense avoir répondu à vos questions. Par expérience, je suis profondément convaincu que, pour gérer une manifestation classique encadrée par les syndicats, on n’a pas besoin de ces moyens-là. Comme je l’indiquais tout à l’heure, la mise à distance, le dialogue, la confiance entre forces de l’ordre et manifestants suffisent généralement. En revanche, j’affirme avec force que, lorsque l’on a dans les cortèges des groupes qui s’infiltrent pour basculer vers la violence de manière délibérée, d’autres moyens s’imposent. J’ai relu un article du Monde du 6 juin, où des journalistes sont allés au contact d’un certain nombre de personnes qui agissent dans les black blocs. Ces dernières assument totalement de se trouver dans les manifestations pour casser et commettre des violences.

Lorsque ces exactions se déclenchent, nous avons besoin de capacités d’action rapides et mobiles que les forces de l’ordre statiques n’offrent pas. Faire appel à des moyens mobiles paraît donc nécessaire. Ensuite, je redis ce que j’ai préalablement évoqué : quand des comportements fautifs sont établis, ils doivent être sanctionnés, qu’il s’agisse de la brigade de répression de l’action violente motorisée ou d’autres unités.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je me permets d’insister une dernière fois. J’y suis obligé, je suis dans mon rôle. J’ai cité tout à l’heure quelques exemples dans lesquels la brigade de répression de l’action violente motorisée est mise en cause.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cher collègue, vous cherchez à faire dire au préfet qu’une unité en particulier, la brigade de répression de l’action violente motorisée, agit en contradiction avec l’État de droit. Une réponse vous a été apportée : ce n’est pas une question d’unité, mais de comportement. C’est très explicite. À présent, il faut passer à la suite. Cela fait trois fois que vous posez la même question.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je propose que M. le préfet réponde à ma question, qui sera la dernière : la brigade de répression de l’action violente motorisée nuit-elle, oui ou non, à l’État de droit ?

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. J’ai déjà répondu. Je ne connais pas la doctrine d’emploi de la brigade de répression de l’action violente motorisée. En revanche, je dis avec force que l’exigence déontologique et de respect de l’État de droit est à mes yeux majeure. Il est du devoir de l’encadrement de l’imposer. Si les manquements que vous décrivez et dont on m’a déjà parlé sont établis, ils doivent être sanctionnés avec la plus grande sévérité. Cette sanction devrait être identique si ces comportements émanaient d’une brigade anti-criminalité ou d’une compagnie d’intervention. Au cours de ma carrière, je n’ai jamais eu de mal à faire respecter la discipline.

Je me souviens d’un jour, lors de l’épisode des gilets jaunes, où il a fallu que je force la main au cabinet pour saisir l’inspection générale de la police nationale. J’assume ce que j’ai fait sans aucun regret. Je garderai toujours en tête le soutien qui m’est venu des gens croisés dans la rue de Paris les quelques jours et semaines qui ont suivi. Il y a là la meilleure réponse à ce qui a été dit. De toute manière, le Gouvernement fait ce qu’il veut avec un préfet. Nous sommes à disposition et révocables ad nutum. Nous n’avons pas à le commenter.

M. Michael Taverne (RN). Ma question porte sur le maintien de l’ordre. Vous avez spécifié que les forces mobiles étaient lourdes et statiques. Mais leurs techniques évoluent, elles peuvent être très mobiles. Le point de vulnérabilité est à la rigueur la projection d’un point vers un autre.

Durant les diverses auditons, un consensus semble s’être dégagé : les effectifs engagés sur le maintien de l’ordre doivent être des unités dites spécifiques. Or, durant l’épisode des gilets jaunes, les effectifs utilisés étaient essentiellement ceux de la préfecture de police au détriment des compagnies républicaines de sécurité ou des gendarmes mobiles. Face aux black blocs, pensez-vous qu’il serait plus judicieux d’utiliser les forces mobiles immédiatement ?

Ensuite, durant nos auditions, policiers et gendarmes ont déclaré que des moyens intermédiaires leur avaient été retirés au fur et à mesure. Cela pose véritablement un problème. En effet, il n’y a que deux manières d’assurer le maintien de l’ordre : aller au contact ou maintenir la distance. Selon vous, faudrait-il développer les moyens intermédiaires, qu’il faudrait par ailleurs définir dans le code de sécurité intérieure ? Quels instruments seraient plus adaptés pour mettre fin aux actions violentes de différents groupuscules durant les manifestations ?

M. Michel Delpuech, ancien préfet de police de Paris. Je pense avoir répondu au deuxième point. Les moyens intermédiaires doivent être développés. Encore faut-il déterminer lesquels ! Les canons à eau avaient été mis de côté après avoir laissé des souvenirs cruels à l’issue d’une manifestation d’infirmières. Nous les avions réutilisés pour la première fois sous l’autorité de Philippe Massoni au cours d’une manifestation difficile de sapeurs-pompiers professionnels, en 1998 ou 1999.

En tant que préfet de police, j’ai souvenir d’une discussion avec une personne exerçant des responsabilités élevées dans le monde de l’assurance. Je l’avais jointe au téléphone pour lui expliquer que nous prenions contact avec des riverains ou commerçants qui avaient vu leurs vitres brisées. Il m’avait suggéré de projeter un grand filet sur les manifestants. D’autres recommandent de colorer l’eau des canons à eau pour reconnaître ensuite les personnes présentes à la manifestation. J’ai rappelé mon attachement à l’État de droit. Ces sujets doivent être traités sérieusement et juridiquement, pas avec des considérations de café du commerce. Je ne suis pas un technicien de l’armement, même si je rapporte des textes sur ce sujet devant le Conseil d’État. Quoi qu’il en soit, nous avons besoin de ces outils. Le lanceur de balles de défense a été conçu pour lutter contre les violences urbaines. Mais soyons clairs : les épisodes connus durant la crise des gilets jaunes étaient du même ordre. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient été utilisés. Des blessures sont survenues et elles ne réjouissaient pas le préfet de police que j’étais. La doctrine d’emploi reposait sur la présence de deux personnes : un opérateur et un superviseur.

L’essentiel des moyens humains sur le terrain à Paris pour les manifestations sont des compagnies républicaines de sécurité et des escadrons de gendarmerie mobile. C’était particulièrement vrai pendant l’épisode des gilets jaunes. En outre, la direction de l’ordre public et la circulation est faite pour gérer l’ordre public. Les compagnies d’intervention de la préfecture de police sont ainsi efficaces et entraînées au maintien de l’ordre. Elles sont aussi extrêmement sécables et beaucoup plus mobiles, ce qui constitue un atout.

À l’évidence, il faut développer plus que par le passé des capacités de mobilité et de réactivité pour conduire des interventions rapides. Mais c’est déjà peut-être le cas aujourd’hui. L’exigence de réactivité et de mobilité est primordiale pour être un peu partout là où il le faut. Quand on a mis en place les détachements d’action rapide et de dissuasion, nous l’avons fait avec les ressources qui étaient les nôtres.

M. le président Patrick Hetzel. Cet échange a permis d’éclairer les membres de la commission. Je vous renouvelle nos plus vifs remerciements.

*


  1.   Audition de M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur (2018-2020) (10 juillet 2023)

La commission auditionne M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur (2018-2020) ([22]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous concluons nos travaux de l’après-midi en accueillant M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur, qui a accepté de faire bénéficier la commission d’enquête de son expérience. Monsieur le ministre, je vous remercie de votre présence. Un questionnaire vous a été transmis par notre rapporteur. Nous aurons l’occasion de revenir sur quelques points lors de cette audition, mais nous vous serions reconnaissants d’apporter dans un second temps des réponses écrites.

Nous nous penchons sur les événements violents qui se sont produits au printemps en marge de manifestations, en milieu non seulement urbain mais aussi rural, et à la fois selon des mots d’ordre sociaux et sur la base de discours environnementaux. Ces distinctions sont importantes car les ressorts des différentes actions ne sont pas les mêmes, bien que nous ayons appris au cours de nos travaux que des passerelles existaient. Nous essayons également d’apprécier la réponse des autorités publiques selon le double prisme de la préservation des droits fondamentaux et du maintien de l’ordre public.

Vous avez eu à connaître, dans vos fonctions ministérielles, de manifestations particulièrement significatives qui avaient la spécificité, durant l’épisode des gilets jaunes, de n’être pratiquement ni organisées ni encadrées par un service d’ordre, ce qui est très différent des pratiques habituelles. Comment, dans ces conditions, garantir le maintien de l’ordre ? Lorsqu’il y a une déclaration préalable et un service d’ordre assuré par l’organisateur, des échanges avec l’autorité publique ont lieu en amont pour faire le nécessaire à son bon déroulement. En avez-vous déduit qu’il fallait modifier le régime juridique des manifestations au-delà de ce qui a été fait dans la loi du 10 avril 2019 ?

À propos de ce texte, le Conseil constitutionnel a fait obstacle à la création d’une interdiction administrative de manifester, issue d’un parallèle avec l’interdiction d’assister à des manifestations sportives. Il a considéré le droit de manifester un droit fondamental. Avec le recul, quel regard portez-vous sur cette décision ? Considérez-vous toujours qu’il y a, si vous me permettez cette expression, un trou dans la raquette et que le législateur devrait revoir sa copie pour introduire un nouveau dispositif juridique en respectant, bien sûr, les grands principes de notre Constitution ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christophe Castaner prête serment.)

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Je vous remercie de m’avoir convoqué pour parler avec vous de ces questions essentielles. Je vais tenter, comme je l’ai toujours fait dans mes précédentes fonctions, de répondre à vos questions. Je souhaite toutefois préciser le cadre dans lequel j’interviens. Je ne suis plus ministre de l’intérieur depuis trois ans. Certaines questions figurant dans le questionnaire qui m’a été envoyé relèvent directement du ministère. Je ne suis pas en mesure d’y répondre. Je pense, par exemple, à l’effet du changement de doctrine de 2020 : l’évaluation doit évidemment être produite par les services. Ils se prêteront, je pense, à cet exercice si vous le leur demandez. Je précise également, même si beaucoup l’ont déjà noté, que ma vie politique s’est arrêtée il y a un an. Je n’entends pas me prononcer dans le champ politique. J’ai veillé, depuis un an, à ne pas avoir d’expression publique sur ces différentes questions. Dès lors que ma parole n’est plus celle d’un responsable politique en activité, il ne m’appartient pas de me prononcer sur les rassemblements intervenus ce printemps.

Ayant écouté de nombreuses auditions que vous avez déjà menées, j’évoquerai, pour commencer, l’évolution du cadre du maintien de l’ordre et les violences émanant des groupuscules activistes. Ce sont, en effet, deux aspects qui sont beaucoup revenus et au sujet desquels je peux vous apporter un regard fondé sur mon expérience.

En matière de maintien de l’ordre, mon sentiment est que la polarisation actuelle et médiatique entre soutien et détestation est simplificatrice à l’excès. La réalité est plus complexe : ce n’est jamais une affaire de camps, aux mains de tel ou tel extrême, qui s’opposeraient. Nous avons besoin d’une sorte d’intelligence collective minimale pour apporter des réponses adaptées aux situations, lesquelles sont rarement les mêmes.

Le secrétaire d’État Laurent Nuñez et moi avons eu à connaître de nombreuses manifestations – les gilets jaunes mais pas seulement. Dès le 11 novembre 2018, quelques jours après notre prise de fonction, le premier Forum de Paris sur la paix, organisé à la demande du Président de la République et qui avait réuni soixante-douze chefs d’État et de gouvernement, avait été l’occasion d’une mobilisation de la mouvance d’extrême gauche, qui avait alors décidé d’agir. Un mois plus tard, le mouvement des gilets jaunes a débuté : 55 000 manifestations se sont déroulées partout dans le pays. On semble oublier ce phénomène. Les forces de l’ordre ont dû répondre à tous les niveaux. Je pense aux forces spécialisées, les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité, mais aussi à la gendarmerie départementale qui a dû faire face à des événements auxquels elle n’était pas forcément habituée. Nous avons aussi eu à connaître des évènements tels que l’organisation du G7 à Biarritz en août 2019, qui mobilisa l’internationale du désordre comme c’est le cas de façon systématique depuis le sommet de Seattle en 1999.

Il faut avoir à l’esprit que maintenir l’ordre, comme vous l’avez suggéré dans votre question, revient à tenir un équilibre. Il y a, d’une part, la sécurité de tous nos concitoyens, y compris les citoyens actifs que sont les manifestants et qu’il faut évidemment protéger tout comme il faut protéger les biens et les institutions et, d’autre part, la protection de la liberté de manifester, de s’exprimer et de contester. C’est un équilibre mouvant selon les périodes, les pratiques, les expériences et les types de troubles auxquels les forces de sécurité intérieure doivent faire face sous l’autorité des préfets. Le maintien de l’ordre n’est jamais aisé, sauf pour les professionnels des plateaux de télévision. Face à la réalité, c’est un peu différent.

Dans certains cas, le maintien de l’ordre impose de recourir à la force. L’usage de celle-ci doit, bien sûr, être proportionné à l’atteinte à l’ordre public. J’insiste sur le fait que ce n’est pas parce qu’il y a usage de la force qu’il y a faute. Que les choses soient claires : le recours à la force est parfois nécessaire. La nécessité de l’usage maîtrisé de la force et des armes doit être justifié face aux violences. Le débat qui existe dans l’opinion publique et le milieu politique depuis plusieurs années à ce sujet est parfaitement légitime. L’évolution constante en la matière l’est aussi, parce que les formes de contestation changent.

Vous avez auditionné tout à l’heure le préfet Michel Delpuech. Il a pu évoquer les moments où le dialogue systématique et réel entre organisateurs des manifestations et forces de l’ordre existait. C’était autrefois. Il n’en reste plus grand-chose. Le principe même d’une organisation partagée est quelquefois refusé par nature. On touche là une des difficultés de la désescalade. C’est un principe qui doit rassembler chacun. Mais pour que la désescalade ait lieu, il faut qu’il y ait en face des forces de l’ordre un organisateur et des interlocuteurs avec lesquels on arrive à parler. Souvent, ce n’est pas le cas, en particulier quand les manifestations ne sont pas déclarées, comme dans 98 % des manifestations que j’ai évoquées. Les manifestations à l’ancienne – excusez-moi pour ce terme dans lequel il n’entre pas de nostalgie, c’est simplement un référentiel historique – se caractérisaient par des interlocuteurs avec lesquels on pouvait dialoguer.

Je voudrais en même temps insister sur le fait qu’il existe une forme d’ancienneté de ces violences. Depuis ce qui s’est passé à Seattle, il n’y a pas eu un sommet européen ou international sans mobilisation, et souvent il y a de la violence. On se souvient du sommet de l’Otan à Strasbourg, en 2009, où un quartier entier a été dévasté. Régulièrement, des personnes ayant la volonté de commettre des exactions s’immiscent dans les cortèges. Cela ne concerne pas l’ensemble des manifestants, souvent victimes des violences eux aussi. Le phénomène est connu : c’est la technique tristement célèbre des black blocs, qui n’est pas l’apanage des mouvements d’ultragauche. J’ai évoqué le sommet de Strasbourg, mais on pourrait aussi parler des manifestations relatives à la loi El Khomri ou des 1er mai 2017 et 2018. Lors des gilets jaunes, on a vu aussi que certains ultra-jaunes recouraient aux techniques des black blocs d’une manière très systématique, et que cela pouvait toucher toutes les villes et tous les cortèges.

Une autre mutation particulièrement importante, qui a un effet sur les manifestations, est la diffusion des images sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu. Les casseurs ont désormais une caisse de résonance et un public. Même quand le mouvement est faible – ce fut vite le cas de la mobilisation des gilets jaunes, qui n’a compté que quelques dizaines de milliers de personnes dès l’acte III –, il arrive que la violence domine et sature totalement l’espace médiatique.

Les forces de l’ordre sont confrontées à des mouvements violents qui se dispersent, échappent aux manifestations et peuvent prendre pour cible des bâtiments institutionnels. J’ai en tête l’incendie de la préfecture de la Haute-Loire le 1er décembre 2018 et des choses plus structurées, comme l’organisation de commandos pour brûler des péages et des lieux de pouvoir le soir venu.

Parmi les évolutions que j’ai eu à connaître, je voudrais évoquer l’évacuation de Notre-Dame-des-Landes. Des avancées fortes en matière de maintien de l’ordre ont eu lieu à cette occasion, notamment la judiciarisation systématique des individus violents et l’utilisation des nouvelles technologies comme les drones, avant leur encadrement légal par un nouveau texte à la suite de la censure du premier.

La semaine qui a suivi le 1er décembre 2018 et le saccage de l’Arc de Triomphe a été également une étape importante, au-delà du cadre légal sur lequel vous m’avez interrogé. Avec Laurent Nuñez, nous avons décidé de changer en profondeur la doctrine d’emploi pour la rendre beaucoup plus réactive. Que signifie être réactif ? Il s’agit d’être en mesure d’interpeller immédiatement les fauteurs de troubles et de mettre un terme rapidement aux exactions contre les personnes, les biens ou les institutions. Pour cela, nous avons souhaité accroître la mobilité, l’autonomie et la taille des groupes qui interviennent dans la gestion de l’ordre. Il le fallait pour faire cesser les troubles et répondre aux nouveaux schémas d’organisation des manifestants agressifs ou des violents systématiques que j’ai évoqués.

Je veux apporter une précision : nous n’avons pas abandonné, avec le passage à cette doctrine de réactivité et d’intervention, la doctrine du maintien de l’ordre à distance. Elle est restée à ce moment-là, de même que dans le schéma national du maintien de l’ordre adopté ensuite, la doctrine principale. Nous nous sommes seulement placés dans le cas où des violences conduisent à des modalités d’intervention différentes, qui permettent d’agir. En l’absence de violence, les forces de l’ordre encadrent les manifestations à distance : cette règle n’a jamais changé au cours des dernières années.

Il y a eu une troisième évolution. Après les incidents du 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées, en particulier l’incendie du Fouquet’s, il a été demandé aux forces de l’ordre, déjà mobilisées dans le cadre d’interventions rapides en cas d’incidents, d’agir plus vite pour casser la constitution des black blocs. Cette modification, qui ne nécessitait pas une traduction législative, est la suivante : au moment du passage à l’acte, lorsque le black bloc se constitue suivant différentes méthodes que vous devez connaître, au moment où on s’habille en noir, où on se regroupe et où on se prépare à l’action, les forces de sécurité intérieure interviennent immédiatement dans l’objectif de disloquer dès le début le groupe à risque. C’est dans ce cadre que nous avons géré la crise.

Après l’automne 2019, Laurent Nuñez et moi avons voulu aller plus loin en réfléchissant à froid à la doctrine telle que nous l’avions adaptée à partir du 1er décembre 2018. Un travail important a été mené avec un collectif qui comportait des professionnels, des praticiens, des journalistes, certaines associations comme la Ligue des droits de l’homme ou Amnesty International, et le Défenseur des droits. C’est dans ce cadre et dans celui du Livre blanc de la sécurité intérieure que nous avons organisé, début 2020, une convention citoyenne qui a rassemblé, plusieurs week-ends, des Français représentant tous les territoires et toutes les catégories socioprofessionnelles pour travailler sur le rapport entre la police et les citoyens. Nous savions que ce rapport était interrogé, même si cela ne remettait pas en cause le soutien significatif des Français à leurs forces de sécurité intérieure. C’est là qu’ont commencé à être mis en avant des éléments retenus par la suite, comme les binômes des équipes de liaison et d’information. Le Président de la République avait expressément demandé que l’on s’inspire de pays étrangers et que l’on instaure ce cadre de dialogue, qui n’est pas toujours facile à vivre mais qui est une bonne chose. Pour la judiciarisation, il s’agissait de renforcer l’intégration du dispositif judiciaire dans ces moments. La fiche d’interpellation est un outil efficace, mais lourd. Dans les années antérieures, on ne se préoccupait pas forcément d’interpeller : on s’intéressait à la neutralisation des désordres, pas nécessairement aux suites judiciaires. C’est différent aujourd’hui.

J’en viens aux évolutions des forces radicales dans notre pays. La plupart d’entre vous ont dû lire l’excellent entretien accordé au Monde par le directeur général de la sécurité intérieure, en fin de semaine dernière, qui est de nature à éclairer vos travaux. Il est important de distinguer l’extrémisme politique de sa forme activiste. Mon premier point, concernant l’extrémisme politique, n’est qu’un triste constat des graves dommages causés à notre démocratie par les populistes qui, à mon sens, ne se rendent pas compte que l’antagonisme permanent dans le débat politique, y compris à l’Assemblée nationale, que j’observe maintenant avec distance, crée un champ de guerre qui se traduira ensuite par un champ de ruines. Mais ce n’est pas le sujet de vos travaux, qui portent plutôt sur la forme activiste de l’extrémisme ou la mouvance ultra, c’est-à-dire ceux qui considèrent la violence un moyen légitime de faire valoir leurs idées. Ceux-là sont d’une autre nature.

L’activisme violent prend trois formes : les troubles à l’ordre public, l’action clandestine et l’action terroriste. Seule la première de ces formes intéresse votre commission d’enquête. Si j’évoque les trois, c’est que, même si l’une ne conduit pas naturellement à une autre dans la hiérarchie de la gravité, des liens peuvent exister. Comme je crois que l’histoire est cyclique, je rappelle qu’on a déjà vu des extrêmes gauches très violentes. Elles pourraient le redevenir. Elles sont aujourd’hui puissantes, mais ne vont pas forcément jusqu’à commettre des assassinats comme on l’a vu dans les années 1970 et 1980.

La menace liée aux mouvances subversives radicales tend à s’amplifier. Ce phénomène est alimenté par plusieurs facteurs, notamment la banalisation et la propagation dans la sphère publique de discours empreints de radicalité et d’idées complotistes, ainsi que la grande sensibilité des mouvances radicales aux crises nationales et internationales. La crise des gilets jaunes, celle du covid‑19 et la guerre en Ukraine ont des effets qui nourrissent ces radicalités. Nous pourrons évoquer, si vous le souhaitez, l’influence de la vie politique et de certains partis. La décomplexion totale de la haine raciale, véhiculée de plateau en plateau par Éric Zemmour notamment pendant la dernière campagne présidentielle, et la recherche permanente du conflit qui affleure des discours de La France insoumise, ne sont sûrement pas sans effet sur ces radicalités. Mon sentiment est que le modèle démocratique est sérieusement, contesté par une frange radicalisée de la population, qui s’exprime avec davantage de virulence et paraît désormais convaincue par le recours à la violence pour se faire entendre.

L’ultradroite, quant à elle, est éminemment composite. Elle agrège des individus issus de courants idéologiques variés tels que l’ultranationalisme, le néofascisme, le néopatriotisme et le racialisme. Ils se retrouvent autour d’une idée commune, la peur du grand remplacement et le communautarisme blanc. Cette mouvance est renforcée par les thèses conspirationnistes et complotistes. Cela entraîne la décomplexion constatée, par exemple, dans le défilé du 6 mai dernier, où ces acteurs se sont affirmés comme tels lors d’un hommage à Sébastien Deyzieu. Ce fut une manifestation provocatrice mais sans débordement. En revanche, d’autres mobilisations de l’ultradroite prennent des formes plus violemment contestatrices, notamment à l’égard des centres d’accueil pour demandeurs d’asile. Nous avons tous en tête ce qui s’est passé à Saint-Brevin-les-Pins, mais il ne faut pas oublier Callac ou Thiverval-Grignon en région parisienne. Ces violences ont connu une montée en puissance.

L’ultradroite est actuellement galvanisée. Elle s’attache à lutter contre des événements qu’elle estime décadents. Une mobilisation a eu lieu pour empêcher un concert de Bilal Hassani. On continue à retrouver, par ailleurs, ses cibles classiques que sont le musulman, le juif, l’immigré, le franc-maçon et l’ennemi de gauche. C’est toujours présent dans les manifestations quand il y a une confrontation. Un autre phénomène aggrave tout cela : l’influence suprémaciste anglo-saxonne, qui donne l’attrait des armes à feu. Frederik Limol, qui a tué trois gendarmes en 2020, figure au panthéon de l’ultradroite malgré le caractère insupportable de ses actes.

L’ultragauche est également hétéroclite. Elle se rassemble autour d’une volonté forte de s’opposer à l’État. Les menaces véhiculées par cette mouvance répondent à un schéma plus classique : elles relèvent essentiellement de l’ordre public et sont constituées, en principe, par des atteintes aux biens plutôt qu’aux personnes, malgré une volonté inébranlable d’en découdre avec les militants d’extrême droite si l’occasion se présente. Par ailleurs, les activistes d’ultragauche ont des méthodes différentes. Ils cherchent à se greffer sur des manifestations, qu’ils sont en général incapables d’organiser, dans le but de les radicaliser, de les faire dégénérer dans une perspective insurrectionnelle. On l’a vu à plusieurs reprises depuis le début des années 2000. J’ai évoqué quelques exemples. On pourrait citer, outre la loi « travail » de 2016, la contestation du contrat première embauche en 2006.

Les premiers actes du mouvement des gilets jaunes ont plutôt été marqués sur le terrain par l’ultradroite. Dès le 24 novembre 2018, j’avais évoqué les « séditieux d’ultradroite », ce qui m’avait été sérieusement reproché. J’ai également critiqué Marine Le Pen, qui avait demandé pourquoi on n’autorisait pas les rassemblements devant l’Arc de Triomphe et sur les Champs-Élysées. Vous vous rappelez peut-être aussi la une du 6 décembre de Paris Match, qui a mis en scène, involontairement semble-t-il, Hervé Lalin, dit Ryssen, en train de dresser une bombe artisanale devant l’Arc de Triomphe où il avait été rejoint par Yvan Benedetti. Puis l’ultragauche, qui n’avait pas participé au début pour des raisons sur lesquelles je pourrais revenir, s’est dit qu’elle tenait une occasion. J’ai parlé de sa stratégie du coucou, qui consiste à s’inscrire dans un mouvement pour le faire dégénérer. Dès l’acte IV, elle s’est battue dans les rues face à l’ultradroite, elle a gagné, puis elle a occupé l’espace pendant la suite des manifestations. Il faut avoir en tête qu’il était difficile de distinguer les casseurs des gilets jaunes radicalisés et des éléments extrémistes, tout ce petit monde s’étant retrouvé allégrement pour marcher ensemble dans la rue.

Je serai plus rapide, s’agissant de l’ultragauche, sur une dernière évolution qui est la récupération des causes environnementales, comme à Sainte-Soline. Ce n’est pas un phénomène totalement nouveau. On se souvient de la campagne de sabotage des relais 5G.

Je termine mon propos en revenant sur la question de l’évolution législative que vous avez évoquée. Dans bien des cas, je vous l’ai montré, ce n’est pas sur la base d’une évolution législative que nous avons décidé de réagir. Néanmoins, une opportunité législative s’est présentée à travers un texte déposé par Bruno Retailleau et le groupe Les Républicains du Sénat, relatif à la gestion de l’ordre public, où se trouvait une interdiction de paraître. Cette proposition de loi a abouti à la loi du 10 avril 2019.

J’ai fait le serment de dire la vérité, et j’ai maintenant une liberté politique qui me permet de vous indiquer que ce n’était pas pour moi un sujet essentiel. Cette disposition n’était pas indispensable. Mais elle se trouvait au cœur du texte, et les sénateurs y tenaient. Elle ne me posait pas de problème en matière de libertés publiques, parce qu’une telle interdiction est déjà pratiquée dans le domaine sportif. Je pensais, compte tenu de ce qu’on avait vécu, qu’elle était possible ailleurs.

Cela étant, la réalité est la suivante : nous connaissons, à peu près, les 2 000 militants d’ultradroite et les 3 000 militants d’ultragauche – leur nombre a augmenté. Quand il y a une manifestation, ils sont en général repérés et ils ne se comportent jamais mal. Ils savent bien que des forces de sécurité intérieure sont à proximité. Mais ils organisent, ils alimentent des systèmes en utilisant les réseaux sociaux. Ils ne sont pas directement les principaux casseurs. L’interdiction administrative de manifester, si elle avait été validée, aurait permis de mettre de côté les plus abrutis des violents, mais pas leurs chefs. C’est la difficulté lors des interpellations : on appréhende ceux qui courent moins vite. La mesure aurait été utile : elle aurait permis au préfet, sous le contrôle du juge administratif, de prendre des décisions d’interdiction de paraître. Mais le fait qu’elle n’ait pas été retenue, en fin de compte, n’est pas un élément qui a neutralisé ou empêché l’action des forces de sécurité intérieure.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez dit que vous aviez été amené à faire en sorte qu’on disloque les groupes à risque le plus tôt possible, dès leur constitution avérée. Il ressort de nos auditions que le phénomène que l’on peut qualifier de black bloc est de plus en plus massif. Quand des centaines, voire des milliers de personnes sont susceptibles d’être ultraviolentes, comment procéder à une dislocation ? Si ce ne sont plus trente, quarante, cinquante ou même cent personnes, la situation se corse. Comment faire face ?

Il y a aussi, et vous en avez largement parlé, une contestation de la manifestation organisée. On assiste à des précortèges refusant de suivre les règles habituelles, qui ont pu compter 14 000 personnes, contre 20 000 personnes dans la manifestation organisée. On imagine que cela aussi devient difficilement gérable par les forces de l’ordre.

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Je dirai un mot des black blocs, même si vous avez eu l’occasion d’en parler avec des spécialistes du sujet. La difficulté est que ce ne sont pas, contrairement à ce que certains pensent, des personnes identifiées qui se donneraient rendez-vous pour semer le trouble. Si cela marchait comme ça, ce serait assez simple. La réalité, et je vais être provocateur, c’est que ce sont nos enfants qui décident, à un moment, de se joindre à un mouvement contestataire pour une cause qu’ils jugent noble, et qui participent ainsi à une forme de radicalité.

Moi qui suis un vieil élu local, j’ai le souvenir d’une personne – je vais dire que c’était une pharmacienne – qui votait traditionnellement à droite mais qui, dans un petit moment de folie et d’émotion au moment des élections européennes, s’est dit qu’elle allait soutenir le nouveau parti anticapitaliste. Des jeunes considèrent désormais, à propos de sujets qu’ils trouvent déterminants pour leur avenir ou celui de la planète, qu’une autre expression est nécessaire. Ils vont donc y participer. J’étais impressionné d’apprendre, quand on interpellait certains auteurs d’actes violents pendant les manifestations des gilets jaunes, qu’il s’agissait d’étudiants brillants qui ne faisaient l’objet d’aucune mention au traitement d’antécédents judiciaires.

D’une semaine à l’autre, d’une manifestation à l’autre, ce sont des gens très différents qui participent. Mais il y a un cœur, et l’évolution proposée consistait à intervenir dès la constitution de ce cœur. Quand 1 600 personnes sont en position de combat, en pleine ville, il ne faut pas que deux camps s’opposent, qu’une logique de guerre prévale. On doit traiter les choses de façon différente : limiter la mobilité du groupe, ne pas rechercher directement l’interpellation. En revanche, si vous intervenez lorsque commence à se constituer le cœur qui va ensuite agréger des centaines ou des milliers de personnes, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a encore que quelques dizaines de participants, et que vous traitez le facteur déclenchant, le collectif n’arrivera pas à s’organiser.

Je vais donner un exemple précis qui a été l’occasion pour moi d’un apprentissage. J’ai évoqué le premier Forum de Paris sur la paix au cours duquel une manifestation a été organisée place de la République. Le principe retenu par le black bloc était de faire le tour de la place, en accélérant le mouvement, pour taper de temps en temps sur les forces de sécurité, les institutions, les commerces qui se trouvaient là. Nous avons adopté un système simple : nous avons placé en quinconce des véhicules, des objets, pour empêcher cette dynamique. Ce genre de méthodes, que nos forces de sécurité maîtrisent parfaitement sous l’autorité des préfets, permet d’intervenir.

Pour répondre concrètement à votre question, l’évolution de la doctrine était effectivement de tenter, dès la constitution du phare qu’est le black bloc, qui se signale maintenant par des parapluies noirs ou par le fait de s’habiller en noir, quand son cœur compte trente personnes, de neutraliser celui-ci immédiatement, de le casser sans forcément arrêter les gens, mais en les poussant à se répartir différemment. Cette évolution a fait la preuve de son efficacité. Elle ne permet pas systématiquement de gagner le rapport de force toutefois.

Il n’est pas interdit d’aller à une manifestation interdite, et dès lors on ne peut pas se dire qu’on va interpeller tout le monde. J’ai été confronté à ce sujet, qui m’a valu de nombreuses critiques, à la suite du décès de l’Américain George Floyd. Cela a donné lieu à une grande mobilisation mondiale, y compris à Paris. La manifestation a été spectaculaire, à la suite du confinement et du fait de l’émotion mondiale. Près de 30 000 personnes, très jeunes, ont manifesté. On m’a dit que la manifestation étant interdite, il fallait l’empêcher. J’ai souligné qu’il fallait aussi prendre en compte la réalité et que la loi devait être appliquée avec intelligence. Cette manifestation ne s’est d’ailleurs pas mal passée malgré des tentatives d’intrusion dans le Palais de Justice, que nous avons neutralisées. Il y a des manifestations non déclarées, voire interdites, et il y a la réaction des forces de l’ordre. Il faut faire, là aussi, des différences. Nos forces de sécurité ne sont pas en mesure, de toute façon, de déployer 10 000 policiers pour arrêter et mettre en garde à vue tout le monde pendant vingt-quatre heures. Ce n’est pas possible. Il faut donc une approche pragmatique. Ce n’est pas une doctrine mais je pense que c’est efficace.

M. Florent Boudié, rapporteur. Cette commission d’enquête ne porte pas sur la période durant laquelle vous avez été ministre. Nous n’attendons donc pas de vous des réponses aussi circonstanciées que celles que pourrait apporter l’exécutif actuel. Il s’agit de recueillir votre expérience et votre témoignage.

S’agissant de la situation à Sainte-Soline, un argument est souvent revenu dans les auditions : le problème viendrait de l’interdiction de la manifestation et, sans cela, les choses se seraient bien passées. Comment réagissez-vous à ce type d’argument ?

Ma deuxième question, plus technique, porte sur les moyens intermédiaires, leur éventuelle évolution et la mise à distance. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Enfin, c’est un point qui a été évoqué par le directeur général de la sécurité intérieure dans l’entretien publiée par Le Monde, il y a un risque relativement important d’affrontements entre ultradroite et ultragauche. La séquence que nous étudions, du 16 mars au mois de mai, pourrait avoir été une sorte d’accélérateur en la matière. Le directeur général de la sécurité intérieure Nicolas Lerner nous en a parlé à huis clos, mais il s’est ensuite exprimé en public : l’idée est que l’ultragauche aurait gagné la rue à travers un certain nombre de précortèges et de violences commises ces derniers mois, et que l’ultradroite aurait désormais la volonté d’aller au combat avec elle. Était-ce un risque dont vous aviez connaissance lorsque vous exerciez vos fonctions ? Comment appréciez-vous cette observation du directeur général de la sécurité intérieure en ce qui concerne à la fois l’évolution de l’ultragauche et le risque d’affrontements avec l’ultradroite ? Je garde en tête ce que vous avez dit à propos de la cause environnementale et de la forme d’infiltration qui aurait lieu.

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Quand j’entends dire que les événements de Sainte-Soline sont dus à l’interdiction de la manifestation, cela me rappelle les reproches que m’ont adressés certains maires quant à la manière dont l’ordre public avait été géré dans leur commune lors de manifestations. Lorsque je leur proposais de retirer la totalité des forces de sécurité intérieure, puisque celles-ci étaient, à les en croire, la cause des désordres, et de faire toute confiance à la municipalité pour organiser la désescalade, ils ne donnaient jamais suite…

Il faut s’interroger en permanence sur les conséquences de l’interdiction d’une manifestation, sur l’équipement des forces de sécurité, sur leurs interventions et, d’une manière générale, sur les modalités de gestion de l’ordre public. À cet égard, la situation n’est pas satisfaisante. Elle devra encore évoluer. Toutefois, les personnes qui expliquent que les événements dégénèrent à cause de l’interdiction de la manifestation sont aussi celles qui justifient ou excusent les actions violentes, contribuant à les banaliser. À mes yeux, une action violente reste une action violente, quelle qu’en soit la cause, et la loi est la loi. Mettre à sac une école ou un commerce est interdit. On peut avoir un jugement de valeur sur le sujet qui a entraîné le rassemblement, mais je ne saurais accepter que l’on encourage à violer la loi.

On peut aussi s’interroger sur les moyens de force intermédiaire. Je me souviens avoir demandé un comparatif international, notamment lors de l’élaboration du nouveau schéma national du maintien de l’ordre. Il a été question d’utiliser des chevaux. Même en Angleterre, où la pratique est répandue, les méthodes de protection des animaux ont dû évoluer car certains avaient pris l’habitude de leur couper les jarrets. La violence en réaction aux formes de protection revêt des aspects divers. En Allemagne, on utilise de façon massive les canons à eau, beaucoup plus que chez nous. Peut-être pourrions-nous évoluer sur ce point ?

En ce qui concerne les armes utilisées par la police française, j’ai interdit les grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4). Elles étaient très efficaces : grâce à la forte explosion qu’elles provoquaient, elles permettaient à un fonctionnaire acculé de se dégager. Toutefois, l’explosif avait causé plusieurs accidents graves. Même si ces derniers étaient presque systématiquement liés au fait que des manifestants s’étaient emparés de la grenade pour la renvoyer et avaient eu la main arrachée à cette occasion, et que le plus simple aurait été que les gens cessent d’agir ainsi, j’ai fait le choix d’interdire ces armes. Le stock, qui comptait près de 80 000 unités, a donc été neutralisé.

Le lanceur de balles de défense fait lui aussi débat. En janvier 2019, quelques semaines après le début du mouvement des gilets jaunes, j’ai expressément demandé aux policiers, par circulaire, de déclencher leur caméra-piéton avant de tirer, sauf légitime défense ou délai pour réagir extrêmement court, comme le faisaient déjà les gendarmes. Une baisse significative du nombre de tirs a été constatée. Le principe du lanceur de balles de défense est de tenir à distance une foule agressive, pas de tirer sur une personne ne présentant pas de dangerosité particulière. Il permet d’éviter le recours à une arme létale. Cela dit, je comprends votre interrogation. Dès lors que la technologie et le matériel évoluent, il doit en être de même pour l’emploi qui en est fait. Il faut avoir des hommes spécialisés, formés, respectant une doctrine stricte et contrôlés. Dans la gendarmerie, un tir de lanceur de balles de défense doit être autorisé par le chef du groupe d’intervention. Des méthodes comme celle-ci pourraient être déployées davantage.

S’agissant de l’ultradroite et de l’ultragauche, l’affrontement avec l’ennemi fait partie de la mythologie de ces groupes. C’est la cerise sur le gâteau. Régulièrement, une partie de l’ultragauche, notamment les antifas qui sont l’une des deux principales familles de cette mouvance et qui rassemblent la moitié de ses effectifs environ, se structure avec la volonté de « casser du fasciste ». À partir de l’acte III ou de l’acte IV des gilets jaunes, une bascule s’est opérée : l’ultragauche l’a emporté dans la rue. De tels phénomènes montent en puissance et leur radicalité s’accroît.

L’ultradroite présente une dangerosité relevant du haut du spectre, c’est-à-dire un risque terroriste, plus grave que celle de l’ultragauche. Toutefois, cette dernière a fait montre de radicalité par le passé ; si elle n’est plus aussi violente, elle peut le redevenir. Le directeur général de la sécurité intérieure a rappelé que, depuis 2017, dix projets d’attentat terroriste formés par l’extrême droite avaient été neutralisés contre un seul émanant de l’ultragauche. Les tensions que nous connaissons contribuent à alimenter le phénomène.

La dissolution d’association est un outil important. J’ai souvenir d’avoir dissous des groupes comme Blood and Honour Hexagone, le Bastion social et Combat 18. Un article paru récemment dans Libération faisait état du fait qu’un grand nombre d’associations d’ultradroite, d’extrême droite ou liées à la mouvance terroriste islamiste avaient été dissoutes, notamment lorsque j’étais aux responsabilités, et qu’aucun recours ne nous avait donné tort.

Le renseignement est un autre enjeu majeur. Pendant une quinzaine d’années, notre dispositif a connu des faiblesses. Une remontée en puissance a été opérée. Désormais, nos services offrent des capacités d’information et d’intervention de très haut niveau. Si nous avons réussi à gérer le sommet de Biarritz, c’est parce que le renseignement avait été d’une très grande efficacité, ainsi d’ailleurs que la coopération internationale.

Mme Edwige Diaz (RN). Parmi les événements que nous déplorons durant les manifestations qui entrent dans le champ de cette commission d’enquête, il y a les slogans « antiflics », qui revêtent une violence inouïe. Les forces de l’ordre sont épuisées, leur moral est en berne et elles expriment régulièrement un malaise profond. Récemment, la Cour des comptes a pointé du doigt la grande démission au sein de la police nationale, la crise des vocations et les difficultés à fidéliser les effectifs. Cet épuisement physique et moral ne date pas d’hier. Le point de bascule ne se situerait-il pas en juin 2020, alors que vous étiez ministre de l’intérieur ? Je me dois de vous rappeler des événements qui ont marqué les forces de l’ordre dans toutes les villes de France. J’étais au côté des policiers qui, à Bordeaux, ont jeté leurs menottes à terre pour exprimer leur sentiment d’être lâchés, désavoués et jetés en pâture par leur hiérarchie.

N’est-ce pas à partir de ce moment que la criminalisation de leur action a franchi un cap, laissant libre cours à un sentiment d’impunité, galvanisant les personnes qui les stigmatisent et les soupçonnent de manquer de probité ? Tout cela n’a-t-il pas constitué le terreau sur lequel prospère la haine antiflics et la banalisation de la violence à leur encontre ?

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. J’ai évoqué le contexte historique de ces phénomènes. Nous pourrions revenir sur l’histoire du rejet de la police par l’ultragauche. Ne vous en déplaise, l’acronyme Acab, pour All Cops are Bastards, n’est pas né en juin 2020.

Vous parliez de policiers ayant jeté leurs menottes à terre. Il est vrai que 1 500 fonctionnaires, soit 1 % des effectifs, ont exprimé ainsi leur condamnation à l’égard des propos que j’ai tenus le 8 juin 2020 lors d’une conférence de presse. Celle-ci avait trois objets. Le premier était une réforme de l’inspection générale de la police nationale, dont je pense qu’elle ne doit pas être figée et fermée sur elle-même. D’ailleurs, elle a en partie évolué. Le deuxième consistait à prôner dans la police la tolérance zéro contre le racisme. Cette expression m’a été reprochée. Mais je n’ai jamais dit que la police en elle-même était raciste. Il peut y avoir du racisme dans la police. Or, quand on porte l’uniforme, aucun acte de cette nature ne saurait être toléré. Le troisième sujet concernait certaines techniques d’interpellation, notamment la clé d’étranglement, que je souhaitais interdire. Aux États-Unis le président Donald Trump a fait de même, et je n’ai pas l’impression qu’il soit totalement laxiste. L’administration pénitentiaire y avait renoncé depuis une vingtaine d’années, alors qu’en cas de conflit avec des prisonniers, seuls des moyens physiques permettent d’intervenir. La gendarmerie, quant à elle, avait interdit cette technique depuis 2010, me semble-t-il.

Je ne crois pas que la « grande démission », expression venue des États-Unis et inventée à la suite du covid‑19, soit liée de quelque manière que ce soit aux propos que j’ai tenus en juin 2020. Aucun policier ou gendarme ne tolère le racisme. Aucun ne souhaite utiliser des techniques susceptibles d’entraîner sa mise en cause si une personne vient à mourir lors d’une l’interpellation. C’est arrivé sous mon autorité : Cédric Chouviat est décédé, peut-être parce que la technique en question avait été mal utilisée. Cet homme est la première victime, bien entendu, mais les policiers sont eux-mêmes victimes d’un système qui les a amenés à utiliser une méthode dangereuse.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). J’ai cru vous entendre amalgamer Éric Zemmour, plusieurs fois condamné pour racisme, et La France insoumise, comme des dangers pour la démocratie à vos yeux. Je note que vous prenez soin d’épargner Marine Le Pen, ce qui est surprenant. Surtout, je vous mets au défi de trouver, dans les propos des membres de La France insoumise, la moindre atteinte aux valeurs de la République.

Mme Edwige Diaz (RN). Il n’y a que l’embarras du choix !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Le Rassemblement national qui prétend donner des leçons… On aura tout vu !

Vous nous avez exposé la nouvelle doctrine en matière de maintien de l’ordre : son objectif est d’accroître la réactivité et la mobilité. Aller au contact, impacter les manifestants, c’est pour parler clairement leur rentrer dedans. J’ai rappelé, lors de l’audition précédente, que vous aviez démis de ses fonctions le préfet Michel Delpuech. Peut-être considériez-vous qu’il manquait de fermeté ? Peut-être n’était-il pas assez violent à vos yeux ?

Vous avez déclaré également que la doctrine du maintien de l’ordre à distance n’avait pas été abandonnée, que les forces de l’ordre encadrent les manifestants et ne chargent pas en l’absence de violence. Or, j’ai rappelé à maintes reprises, lors des auditions de cette commission d’enquête, que des manifestants absolument pacifiques avaient subi de nombreuses violences gratuites de la part de forces de l’ordre. Ces faits sont documentés. La Ligue des droits de l’homme vient de publier un rapport sur les violences à Sainte-Soline. Ce texte est accablant pour les autorités. Le président de la Ligue écrit que le rapport de la préfète des Deux-Sèvres et celui du directeur général de la gendarmerie nationale présentent « des éléments factuellement faux » et constituent « une réécriture […] des événements ». On peut même dire qu’il y a eu de leur part « une volonté de tromper » l’opinion publique car, contrairement à ce que ces deux rapports avancent, à Sainte-Soline, ce sont les forces de l’ordre qui ont ouvert les hostilités. Comment expliquez-vous ces violences répétées et documentées ? Cela veut-il dire que la doctrine du maintien de l’ordre est mal comprise, que de mauvais ordres sont donnés, ou bien y a-t-il un problème de recrutement des effectifs chargés d’encadrer ces manifestations ?

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. J’ai toujours été à l’avant-garde du combat contre Marine Le Pen et l’extrême droite. Je suis le seul député sortant que Marine Le Pen et Louis Aliot ont appelé à faire battre, en 2022, en votant pour La France insoumise. Je n’ai donc pas de leçons à recevoir de quelqu’un qui siège dans le même groupe que la personne qui a été élue contre moi dans ces conditions.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Nous n’avons jamais conclu d’alliance avec le Rassemblement national. Nous ne nous sommes jamais abstenus, nous ! Nous n’avons jamais entretenu l’ambiguïté. Ce n’est pas le cas de la Macronie lors des législatives !

M. Florent Boudié, rapporteur. Ce n’est pas ce que disent les résultats !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce que disent les résultats, c’est que, grâce à vous, il y a eu davantage d’élus du Rassemblement national que de La France insoumise !

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Ne vous énervez pas, monsieur Caron ! Voilà que vous tenez des propos généraux alors que vous m’avez interpellé personnellement en me reprochant de ne pas avoir mis en cause Marine Le Pen. Je vous réponds que je me suis trouvé en position de député sortant, battu par un candidat de La France insoumise ayant diffusé sur les réseaux sociaux l’appel à me faire battre émanant de Marine Le Pen. Je n’en ai jamais voulu à Marine Le Pen et à Louis Aliot. Dans la vie politique, il faut assumer ses combats. Pour ma part, j’ai toujours combattu l’extrême droite sans compromission, notamment en 2015 en Provence-Alpes-Côte d’Azur lorsque j’ai retiré ma liste pour empêcher l’élection de Marion Maréchal-Le Pen à la présidence de la région. Je trouve normal que les tenants d’une ligne politique contre laquelle j’ai lutté aient appelé à me faire battre. Cela dit, compte tenu de ce résultat, j’estime que je n’ai pas de leçons à recevoir.

Quant au fait que l’on ne puisse pas trouver le moindre mot d’un membre de La France insoumise susceptible d’être mis en relation avec la radicalisation du débat, je citerai simplement les phrases suivantes : « La conquête de l’hégémonie politique a un préalable : il faut tout conflictualiser. […] Tout doit être interpellé, tout doit être conflictualisé dans un premier temps ; c’est ça les leçons. Comment croyez-vous qu’on transforme un peuple révolté en peuple révolutionnaire ? Comment sa conscience peut-elle s’éveiller ? Par les discours, bien sûr, mais par la pratique de la lutte. » La famille politique à laquelle j’appartiens ne considère pas qu’il faille tout conflictualiser.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’est pas un appel à la violence.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ni à l’apaisement…

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). La politique, ce n’est pas l’apaisement !

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Vous m’avez interpellé parce que j’ai déclaré que la conflictualisation permanente du discours de La France insoumise n’était pas sans effet. Eh bien, je vous le redis, les yeux dans les yeux.

Vous voulez vous convaincre que la violence vient par nature de la police.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ce n’est pas ce que j’ai dit !

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Par expérience, je sais qu’elle vient par nature des personnes qui participent à des manifestations dans le seul but d’être confrontées directement aux forces de sécurité intérieure et de leur lancer des bombes contenant de l’acide ou des coquetels Molotov, ou pour casser. Dans ce cadre, les forces de sécurité intérieure sont les seules qui ont la légitimité pour utiliser la force. Elles doivent le faire de manière proportionnée. Lorsque des fautes sont commises, il faut qu’elles soient sanctionnées. Je l’ai toujours dit dans mes fonctions de ministre de l’intérieur.

M. Ludovic Mendes (RE). Je voudrais revenir sur un épisode qui s’est produit lorsque vous étiez ministre de l’intérieur. Un campement sauvage avait été installé place de la République, à Paris, sur l’initiative d’élus et d’associations de gauche et d’ultragauche. Lors de son démantèlement, certains élus revêtus de leur écharpe étaient allés au contact des agents de police, jusqu’à toucher leur bouclier en plexiglas. Tout le monde a vu les images. Comment avez-vous vécu cet épisode ? On sait qu’il est compliqué pour les agents de police de se trouver confrontés à des élus.

Quel est votre point de vue sur les manifestations du week-end dernier, durant lesquelles des élus de La France insoumise et d’Europe Écologie-Les Verts se sont affichés, avec leur écharpe bleu-blanc-rouge, aux cris de : « Tout le monde déteste la police » ?

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. L’intervention dont vous parlez a eu lieu en juillet 2020. Je n’étais plus ministre de l’intérieur à cette date et je ne saurais donc commenter les événements. Cela dit, il est effectivement difficile, pour les forces de sécurité, quand elles doivent faire appliquer la loi, d’être confrontées à des élus, notamment des membres du Parlement. C’est une source de tensions supplémentaires.

Votre seconde question sort du cadre de notre discussion et elle est de nature plus politique. Je prendrai le contrepied de vos propos : je ne suis pas totalement choqué par le fait que des élus disent qu’ils n’approuvent pas une décision de justice, même quand il s’agit de l’interdiction d’une manifestation. Il n’en va pas de même, bien entendu, pour un membre de l’exécutif. En revanche, la dignité de la fonction aurait dû commander aux élus en question de quitter immédiatement la manifestation lorsqu’ils ont entendu les cris de : « Tout le monde déteste la police ». Il y va de l’éthique et de la morale. Qui plus est, quand on représente son pays, on est censé s’intéresser à l’opinion publique. Or, chacun sait que les forces de sécurité intérieure sont largement soutenues en France.

M. Michael Taverne (RN). Tout d’abord, à la suite de ma collègue Edwige Diaz, je voudrais rappeler le ras-le-bol des policiers. Un rapport de la Cour des comptes a fait état de 10 000 démissions environ. Dès qu’ils interviennent, ils subissent une présomption de culpabilité. Le ministre de l’intérieur a déclaré que, de manière générale, ils n’étaient pas très diplômés et qu’il fallait essayer de les former le mieux possible. Sur ce point, il a raison. Dans les faits, ce n’est pas ce qui se produit.

Concernant le maintien de l’ordre, vous avez rappelé le retrait de la GLI-F4. Durant nos auditions, policiers et gendarmes ont été clairs : plus les violences les visant étaient fortes dans les manifestations, moins ils avaient de moyens. Au fur et à mesure, les moyens leur ont été retirés, qu’il s’agisse des grenades lacrymogènes ou de la méthode dite d’étranglement. À chaque événement, on leur enlève une technique. Aux États-Unis, les policiers utilisent plus de moyens intermédiaires comme le pistolet à impulsion électrique. Le contexte y est très différent.

En ce qui concerne l’usage du lanceur de balles de défense, des superviseurs ont été nommés sous votre autorité. Il est difficile d’exercer cette fonction. Comme nous le disait le professeur Alain Bauer, on écoute la hiérarchie, mais pas les policiers de terrain qui ont pourtant une technique, une stratégie, une vision. Eux sont méprisés. C’est ce qui s’est produit pendant plusieurs années et qui explique que des milliers de policiers et gendarmes aient été blessés pendant les violences, notamment à la suite du retrait de moyens dits intermédiaires.

Selon vous, quelle technique, quelle stratégie adopter face aux groupuscules violents ? Faut-il aller à l’impact, à la percussion, pour essayer les disloquer, comme vous l’avez dit à juste titre ? La doctrine française consiste à garder la distance. C’est ce qui fait sa renommée. Le problème est que plus on enlève de moyens, moins il est possible de garder la distance et plus il y a de policiers blessés. En face, les groupes violents utilisent des engins très dangereux, notamment des explosifs improvisés.

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. En ce qui concerne le ras-le-bol de la police, l’institution a connu une crise jusqu’en 2015. Cette année-là, alors que nous étions confrontés au terrorisme, nous nous sommes aperçus que l’édifice de la sécurité intérieure avait été fragilisé, notamment du fait de coupes massives dans les effectifs. Des vagues de recrutement ont eu lieu, d’abord à l’initiative de François Hollande puis durant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, à raison de 10 000 embauches supplémentaires net. Mais les départs à la retraite rendent une accélération nécessaire pour assurer le remplacement. La conséquence en est que les entrants ne sont pas assez formés. Une remise au niveau sera opérée. Le ministre de l’intérieur actuel est engagé, à travers la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur du 24 janvier 2023, à recruter 8 000 personnes de plus.

S’agissant du niveau d’équipement, le ministère de l’intérieur a vu son budget augmenter sous mon autorité. Les forces de sécurité intérieure, en particulier, ont reçu 1 milliard d’euros de plus. Des primes de revalorisation ont été versées, notamment pour le corps d’encadrement et d’application, dont les agents ont perçu 130 euros par mois en moyenne. Gérald Darmanin a poursuivi dans cette direction. Il a même obtenu des crédits supérieurs à ceux que j’avais négociés avec lui quand il était chargé des comptes publics… Il faut maintenir cet effort. C’est l’objet de la loi d’orientation que le Parlement a adoptée.

Nous devons réaffirmer notre confiance dans la police, tout en précisant que la confiance n’exclut ni l’exigence ni des évolutions. Je ne partage pas votre nostalgie de la clef d’étranglement. Si la quasi-totalité des polices du monde, hors dictatures, n’applique plus cette méthode, c’est qu’elle présente une dangerosité, y compris pour ceux amenés à l’utiliser. Il est bon de les en protéger. Rien n’est pire que de porter la responsabilité de la mort d’une personne à la suite d’une interpellation. En effet, je pense aussi à la dimension personnelle d’un tel événement, pour le policier comme pour toute son équipe. Il faut un point d’équilibre. En tout état de cause, l’équipement des forces de sécurité ne doit pas être diminué et il ne saurait être question de les désarmer. Je n’ai jamais dit autre chose.

Vous me permettrez de relever une légère confusion, dans votre propos, entre la stratégie d’ensemble fondée sur la distance et ce que j’ai dit des interventions contre les black blocs. Si les forces de sécurité doivent, en effet, rester à distance des manifestants, il faut en revanche aller au contact des black blocs, les percuter. Quand on est ministre de l’intérieur, on sait que l’usage de cette technique augmente le risque de blessures. Mais c’est la chose à faire. Les moyens n’ont rien à voir là-dedans : il s’agit d’une percussion physique qu’aucun lanceur de balles de défense ni aucune grenade ne peut remplacer.

En ce qui concerne mes préconisations, elles consisteraient à continuer le renseignement sur les ultras et à accroître les moyens pour la gestion des manifestations qui dérapent. Je pense en particulier aux canons à eau. Surtout, il faut s’en tenir au principe de spécialité. C’est d’ailleurs la volonté du ministre de l’intérieur conformément au schéma national du maintien de l’ordre que Laurent Nuñez et moi-même avions préparé. Les policiers sur le terrain, appartenant aux brigades anti-criminalité, ne sont pas les plus à même de faire du maintien de l’ordre. Or, s’ils ont dû y procéder, c’est que le dispositif avait été affaibli. Les escadrons de gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité avaient perdu environ un quart de leurs effectifs, ce qui avait conduit à diminuer le nombre de personnes composant chacune de ces entités. Il faut remonter le niveau capacitaire. D’ailleurs, en l’absence de trouble à l’ordre public, les membres d’une compagnie républicaine de sécurité ou d’un escadron de gendarmerie peuvent se consacrer à la sécurité publique sous l’autorité des préfets.

M. Julien Odoul (RN). Je souhaiterais, en préambule, réagir à l’appréciation que vous avez portée sur l’Assemblée nationale. Vous avez parlé, je cite, d’un « champ de guerre ». L’Assemblée nationale est d’abord le champ de la démocratie. Même si les idées de certains députés vous déplaisent, et quelles que soient les divergences que nous ayons dans cette salle, nous sommes ici parce que le peuple souverain l’a décidé. De la même façon, c’est lui qui ne vous a pas reconduit. Ce ne sont ni Marine Le Pen ni Louis Aliot qui en sont responsables, mais les électeurs de votre circonscription.

Dans le prolongement de la question de ma collègue Edwige Diaz, je souhaite revenir sur vos responsabilités et vos déclarations lorsque vous étiez ministre. Nous parlons, dans cette commission d’enquête, de manifestations interdites et pourtant autorisées, c’est-à-dire que la loi n’est pas respectée et que l’autorité administrative est violée. Tout est parti de la fameuse manifestation de juin 2020 à propos de laquelle vous avez évoqué une « émotion mondiale », et eu cette formule malheureuse : « l’émotion […] dépasse les règles juridiques ». En partant de ce postulat, toutes les infractions sont possibles. C’est la porte ouverte à tout et n’importe quoi. Cela exonère tout citoyen de ses responsabilités et, surtout, du respect élémentaire de la loi de la République.

D’ailleurs, quand il a été question de ces manifestations, vous avez balayé le sujet avec légèreté en considérant que des jeunes sortaient dans la rue à la suite du meurtre de George Floyd. Vous vous êtes ému du slogan « Tout le monde déteste la police » mais, durant cette fameuse manifestation, des milliers de personnes scandaient la même chose. Je vous invite à revoir les vidéos. Je ne vous ai pas entendu vous en offusquer alors. Au demeurant, ce n’étaient pas de simples jeunes qui manifestaient : c’était le comité Traoré, dont l’objectif était de cracher sur les forces de l’ordre et les serviteurs de la République comme il le fait régulièrement.

Regrettez-vous la phrase que j’ai rappelée, qui légitime des infractions, notamment l’organisation de manifestations interdites ? Le fait que les responsables politiques ne soient pas capables de faire respecter la loi, comme cela a été votre cas, encourage les fauteurs de troubles à l’enfreindre.

M. Christophe Castaner, ancien ministre de l’intérieur. Je suis un citoyen libre. Mes commentaires sur l’Assemblée nationale n’engagent que moi. Il m’arrive de regarder ce qui s’y passe, et mon opinion est celle de beaucoup d’observateurs. Je déplore ce que je vois. Il doit en aller de même pour les parlementaires, à moins qu’ils ne considèrent que de la chienlit naît l’accès au pouvoir. Pour ma part, je pense que ce n’est pas la meilleure façon de préserver la démocratie.

Vous avez parlé de « manifestations interdites et pourtant autorisées ». Cette expression traduit un problème de droit et de mémoire. En droit, la formule ne veut rien dire. À aucun moment la manifestation en question n’a été autorisée. Dans une telle situation, le ministre de l’intérieur est confronté à une question simple : peut-il empêcher la manifestation ? Quand 30 000 personnes se rassemblent, vous pouvez faire appel à l’armée, encercler Paris, couper le périphérique et réunir des moyens exceptionnels pour les empêcher. Ou bien vous pouvez vous efforcer de trouver une réponse proportionnée, qui prenne en compte l’émotion de la jeunesse, et en l’occurrence la sortie du confinement y participait. Vous ne semblez pas avoir entendu mes paroles à ce propos. L’intelligence politique, ce n’est pas s’appuyer sur un dogme, mais prendre en compte les éléments factuels d’une situation et donner le bon ordre. J’aurais pu ordonner à toutes les forces de sécurité intérieure de venir à Paris et de charger. Des responsables politiques l’ont fait à certains moments, ce qui a entraîné la mort de nombreuses personnes.

En tant que ministre de l’intérieur, vous n’êtes pas un commentateur. Vous devez éviter une escalade pouvant conduire à la mort de certaines personnes. Je considère que, le jour en question, nous n’étions pas en mesure d’empêcher la manifestation dans des conditions garantissant la sécurité de ceux qui voulaient y participer et des personnes se trouvant dans le Palais de Justice. Voilà ce qui était en jeu. Pour le reste, libre à vous de polémiquer !

Vous avez commis aussi une erreur historique, qui consiste à penser que les désordres ont commencé en juin 2020. De même, vous faites erreur en disant que le comité Traoré avait organisé la manifestation : il est à l’origine de plusieurs rassemblements qui ont eu lieu ensuite, mais pas de celui-là.

Pour ce qui est de savoir si j’avais, à l’époque, condamné le slogan « Tout le monde déteste la police », ma réponse est simple : je l’ai fait très régulièrement. Il m’est même arrivé de saisir la justice quand la police était mise en cause, notamment par Jean-Luc Mélenchon : l’une de ses déclarations m’ayant paru inacceptable, j’avais effectué un signalement au titre de l’article 40 du code de procédure pénale.

On peut se faire plaisir, mais aussi regarder la réalité en face et penser que, quand on est aux responsabilités, une décision doit prendre en compte le contexte. C’est exactement ce que font, chaque jour, les 250 000 gendarmes et policiers. Au lieu de se contenter d’appliquer une doctrine bête et méchante, ils font preuve d’intelligence. Chacun devrait en faire autant.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de vos réponses et de votre venue devant la commission d’enquête, monsieur le ministre.

*

  1.   Audition de M. Vincent Gay, secrétaire général, et Mme Youlie Yamamoto, porte‑parole d’Attac France (11 juillet 2023)

La commission auditionne M. Vincent Gay, secrétaire général, et Mme Youlie Yamamoto, porteparole d’Attac France ([23]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous continuons nos travaux. Nous recevons maintenant, toujours en direct sur le site de l’Assemblée nationale, les représentants de l’association Attac. Je vous remercie de votre présence devant la commission d’enquête aujourd’hui. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Les questions qu’il contient ne seront pas forcément toutes évoquées cet après-midi. Nous vous serions reconnaissants de nous transmettre, dans un second temps, vos réponses écrites.

Le point de vue de votre association intéresse la commission d’enquête car vous avez été impliqués dans les manifestations contre la réforme des retraites, mais aussi contre les grands projets agricoles, comme le projet de bassine à Sainte-Soline. Vous n’avez jamais appelé à la violence. Mais vous avez eu pour voisins dans les cortèges des individus qui ne s’embarrassaient pas de ces pudeurs. D’après les propos que vous a prêtés la presse, Madame Yamamoto, vous avez considéré, je me permets de vous citer, que « les formes d’actions sont complémentaires ». Il vous appartiendra dans un instant d’expliquer et de préciser ce que vous entendez par cette formule.

Comme il me revient d’ouvrir les débats, je le ferai en vous posant deux questions à caractère général. En premier lieu, quelle ligne rouge tracez-vous dans vos actions ? Est-ce le strict respect de la loi, ce qui inclut la préservation absolue des biens et des personnes, ou comprenez-vous que certains sortent du cadre légal pour poursuivre leur objectif ?

En second lieu, à la suite des manifestations auxquelles vous avez pris part, certains de vos militants sont-ils entrés dans un parcours judiciaire ? L’association Attac agit-elle en justice en tant que personne morale, en demande ou en défense, à l’issue des événements du printemps dernier ? Le cas échéant, quelle expérience en retirez-vous ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Youlie Yamamoto et M. Vincent Gay prêtent serment).

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie et je passe la parole au rapporteur qui souhaite tenir un propos liminaire.

M. Florent Boudié, rapporteur. Il n’est pas d’usage que le rapporteur intervienne juste après le président, mais plutôt après les auditionnés. Madame, Monsieur, je vous remercie de vous être présentés devant la commission d’enquête. Je voulais, pour la clarté de nos échanges, évoquer votre publication en date du 23 juin 2023, disponible sur votre site pour chacun de nos concitoyens qui seraient intéressés. Vous y assimilez la convocation devant cette commission à « une attaque sans précédent contre la liberté associative ». Vous voyez, je cite, « une tentative d’intimidation et de criminalisation » des mouvements sociaux et écologistes. Vous tracez un parallèle avec le retrait de l’agrément de l’association Anticor, sans indiquer qu’elle est la conséquence d’un jugement du tribunal administratif de Paris du 23 juin 2023 et qu’elle n’a évidemment aucun lien avec une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, composée de députés. Vous indiquez par ailleurs que, je cite encore, Attac, Extinction Rebellion et Dernière Rénovation, cette dernière structure ayant été auditionnée il y a deux semaines, « sont désormais dans le viseur, étant associées de manière à peine voilée à l’organisation de "violences" lors des manifestations et rassemblements ». Vous terminez en affirmant que « le gouvernement semble déterminé à réprimer les manifestations écologistes ». Votre communiqué s’achève par une question : « Peut-on encore désobéir ? ».

Vous êtes ici à l’Assemblée nationale, devant des députés. Nous ne sommes pas le pouvoir exécutif. Votre convocation devant cette commission d’enquête est identique à celles adressées à un grand nombre d’acteurs professant des opinions et des analyses différentes. Il y a parmi eux des universitaires, des journalistes, des structures associatives, des membres du système politique. Nous nous déplacerons à Sainte-Soline avec les collègues qui le souhaitent. La semaine prochaine, nous rencontrerons les élus municipaux bordelais, que nous n’assimilerons pas à un groupuscule violent.

Contrairement à ce que prétend votre communication, nous ne tenons pas Attac pour un groupuscule violent. Il me semblait utile, en préambule de nos travaux, de le signaler, puisque j’imagine que vos écrits ont été lus, commentés, appréciés et interprétés. Vous êtes ici parce que vous avez un éclairage à apporter à nos travaux. Vous avez une expérience. Vous avez aussi une tonalité d’engagement. Le président a souligné, dans son propos introductif, que vous n’appeliez pas à la violence. Nous estimons intéressant de savoir comment vous appréhendez ces violences, comment vous considérez le climat politique autour des rassemblements et des manifestations, comment vous jugez l’action du gouvernement et de la majorité à laquelle j’appartiens, même si je suis ici rapporteur de la commission d’enquête dans sa pluralité. J’avais envie de vous poser ces questions et de vous demander si l’on pouvait encore désobéir. Mais à la lecture de votre communiqué, je m’interrogeais sur la possibilité de débattre sans travestir la réalité. Car vous travestissez la réalité dans cette communication.

Alors, je me demande si nous pouvons faire notre travail de députés, simplement en essayant de nous nourrir des appréciations des uns et des autres, des commentaires, des contradictions et parfois des conflits qui opposent les points de vue dans la société, dans l’hémicycle, dans cette commission et, de façon générale, dans notre pays.

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. En préambule, je rappelle qu’Attac est une association née il y a vingt-cinq ans. Elle lutte pour la justice fiscale, écologique et sociale. Elle a été créée à la suite d’un éditorial d’Ignacio Ramonet publié dans Le Monde diplomatique en 1998 et intitulé « Désarmons les marchés financiers ». Dès ses origines, Attac a rassemblé syndicats, associations, titres de presse et personnalités. Par nos comités locaux, nous sommes présents sur l’ensemble du territoire français. Nous tirons nos ressources des cotisations de nos adhérents et des dons de particuliers.

Nous nous pensons comme un outil au service des mouvements sociaux en articulant action, réflexion et analyse par des ouvrages, notes et rapports consacrés au système économique, social et politique que nous combattons, et aux alternatives que nous lui opposons. Notre expertise est reconnue. Ce système capitaliste et néolibéral est producteur d’injustice et destructeur du vivant. Il nous semble urgent d’en changer. Par nos actions, nous cherchons à le transformer en résistant aux politiques en place et en promouvant des alternatives. Notre slogan, depuis nos débuts, reste le même : un autre monde est possible.

Nous nous revendiquons de la désobéissance civile. Nous sommes convaincus qu’il existe des urgences et un état de nécessité qui légitiment d’agir en dehors du cadre légal, pour transformer ce dernier et le mettre au service d’impératifs sociaux et écologiques, au service du bien commun. En l’état, l’ordre public qu’il faut protéger devrait d’abord concerner le vivant, les écosystèmes, les droits sociaux et la démocratie. En réponse aux défaillances de l’État et à l’inaction gouvernementale, l’action citoyenne, élément central qui garantit le bon fonctionnement d’un régime démocratique, est nécessaire. Nous excluons toute violence qui s’exercerait à l’encontre de personnes. En revanche, nos actions peuvent entraîner des dégradations légères de biens publics ou privés.

Notre association a été reconnue comme menant des campagnes d’intérêt général par la justice en 2018 sur le paiement de l’impôt. Cette décision a légitimé notre usage de la désobéissance civile en indiquant que notre action s’inscrivait dans le cadre de la liberté d’expression et de manifestation. Nous nous revendiquons également de l’éducation populaire et nous cherchons à faire vivre des horizons émancipateurs. Nous faisons notre possible pour mettre en cohérence nos principes tels qu’ils apparaissent dans nos statuts, nos orientations validées en assemblée générale et notre fonctionnement que nous voulons horizontal et inclusif.

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. En réponse aux questions du rapporteur, même si nous ne lui répondrons peut-être qu’en partie, nous avons été effectivement étonnés d’être convoqués devant cette commission d’enquête. Nous nous sommes demandé en quelle qualité nous étions entendus. Vous avez quelque peu précisé les choses. Mais, à la lecture du questionnaire qui nous a été adressé, le doute subsiste. Est-ce en notre qualité d’experts ? Notre association ne travaille pas particulièrement sur la doctrine du maintien de l’ordre. Il existe des spécialistes bien plus affûtés. Est-ce en tant que partie prenante du mouvement social qui a donné lieu aux contestations de la période du 16 mars au 3 mai 2023, qui intéresse cette commission ? Est-ce parce que nous incarnons, avec d’autres, une forme d’opposition politique ? C’est peut-être là que la question se pose.

Bien sûr, nous assumons ce statut. Nous nous opposons au pouvoir en place depuis 2017. D’ailleurs, nous avons publié en 2022 un livre sur le bilan du macronisme. Mais au-delà de notre présence, ce sont surtout les questions posées qui nous interrogent. Elles semblent relever d’une suspicion a priori, qui s’ajoute à la longue liste de déclarations de ministres et d’élus qui qualifient les manifestations d’opposition de violentes, radicales, extrémistes, antirépublicaines voire terroristes. L’ensemble de ce vocabulaire ne nous semble pas correspondre à la réalité. Il marque, dans le discours comme dans les faits, une dérive autoritaire. Combattre les idées de son opposition par la répression n’est pas digne d’un gouvernement qui se revendique de la démocratie. Or, depuis plusieurs d’années et comme attesté par de nombreux rapports, en France ou au niveau international, nous constatons une dégradation des libertés publiques.

Vous avez fait référence à certaines décisions que nous avons mentionnées dans notre récente communication. Il y aurait pu en avoir beaucoup d’autres. Des personnes aussi respectables que François Molins, l’ancien procureur général près la Cour de cassation, s’en émeuvent. Lui utilise un terme savant : il parle de risque de mithridatisation face aux restrictions des libertés publiques. La mithridatisation est le fait d’ingérer des doses croissantes d’un produit toxique afin d’acquérir une résistance à celui-ci. Autrement dit, à force d’accumuler les mesures liberticides, nous nous habituons à cette restriction des libertés. Nous estimons que réduire le périmètre de la démocratie revient à tendre la main à des tentations autoritaires. François Molins rappelle également que l’État de droit se définit par la garantie des libertés fondamentales d’expression, de manifestation, de réunion et d’association. Il met en garde contre ce qu’il appelle les procès en « terrorisation » de l’action politique et syndicale. L’usage de l’expression « écoterrorisme » par un ministre est à cet égard parlant. Cette commission d’enquête nous a donc inquiétés, non pour ce qui concerne Attac ni pour les risques que nous pourrions courir, mais plutôt du fait des préoccupations des parlementaires qui émanent du questionnaire que nous avons reçu.

Il y aurait beaucoup à dire sur les violences quotidiennes dans la société. Il y a celles commises contre les migrants qui fuient leur pays quand ils arrivent en France ou quand ils meurent en mer. Il y a les violences sexuelles et sexistes qui touchent les femmes, au travail ou à leur domicile, ou qui frappent les minorités sexuelles. Il y a les violences à l’encontre des populations les plus pauvres, à qui l’on réduit les allocations chômage et qui ne trouvent plus dans l’État social les moyens d’être protégées. Il y a les violences qui touchent les jeunes des quartiers populaires. Il y a les violences au vivant à cause du productivisme et de l’agro-industrie. Nous serions prêts à parler de tout cela. Mais la liste est longue et une commission parlementaire n’y suffirait pas. Cependant, puisque nous avons été convoqués, nous répondrons à vos questions.

M. le président Patrick Hetzel. Avant de rendre la parole au rapporteur, je voudrais apporter quelques précisions pour qu’il n’y ait pas la moindre ambiguïté. Une commission d’enquête a pour objectif d’échanger avec un grand nombre de représentants d’organisations et d’institutions publiques et privées. La séparation des pouvoirs est claire. Vous êtes ici dans l’enceinte du pouvoir législatif. Notre rôle consiste à assurer un contrôle du pouvoir exécutif. Nous en sommes bien distincts.

Pourriez-vous revenir sur votre pratique de la désobéissance civile ? Un certain nombre de protagonistes revendiquent ce terme tout en tolérant des actions susceptibles d’être violentes. L’une des figures emblématiques de la désobéissance civile, Rosa Parks, insistait sur le fait que l’action, par nature, avait vocation à être non violente. La volonté d’affirmation politique et la légitimité du principe même de désobéissance civile étaient associées à la non-violence. Il nous semble assister à un glissement vers une coexistence entre ce concept et le recours à la violence. Quelle est la position d’Attac à cet égard ?

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Notre objet social prévoit que l’action fait partie des missions de l’association. Notamment, nous assumons le recours à la désobéissance civile. Vous avez cité Rosa Parks. Quand on s’appuie sur l’histoire des luttes, des mouvements et des conquis sociaux, la désobéissance civile est un outil de l’opposition politique pour porter la transformation sociale. Nous nous revendiquons de la désobéissance civile. Nous prenons appui sur la légitimité internationale de ce mode d’action. Dans nos actions, le consensus sur la non-violence est la base, le cœur et le moteur, notamment pour donner une visibilité à nos revendications. Nous souhaitons avoir un impact. Nous sommes sur une ligne de crête entre légitimité et légalité. Nous transgressons volontiers la légalité, mais avec une cible et des méthodes précises pour que cela ne dénature pas et ne décrédibilise pas notre message politique.

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. La référence aux débats historiques est importante car ils sont encore très contemporains. Nous avons récemment vu une présidente de région vouloir débaptiser un collège Angela Davis en Seine-Saint-Denis. Ces questions ne sont donc pas du tout refroidies. Il y a effectivement une lecture trop rapide de la désobéissance civile, portée aux nues parce qu’elle aurait été consensuelle dans le mouvement des droits civiques aux États-Unis. En réalité, les choses ont été plus complexes. L’articulation des différents mouvements, tactiques et pratiques a toujours été un débat, parfois conflictuel. Il l’est également aujourd’hui dans les mouvements sociaux en France. Il est le terrain d’alliances ponctuelles ou plus durables. Il n’existe pas, d’un côté, une bonne désobéissance civile strictement non-violente, même si c’est à celle-ci que nous nous référons, et, de l’autre, des actions qui seraient autres. La réalité est plus nuancée. De la même manière, le mouvement des suffragettes, en Angleterre, au début du XXe siècle, a vu des pratiques aujourd’hui légitimées par la cause qu’il défendait mais qui, à l’époque, apparaissaient le fait de harpies et de sauvageonnes. Si nous voulons discuter sur la base d’exemples historiques, il faut prendre en compte l’ensemble des évènements.

Il est important pour nous que nos actions soient massivement portées par les citoyens. Nous ne nous enfermons pas dans des actions minoritaires et isolées qui ne serviraient que notre propre cause. Nous voulons toujours construire la mobilisation la plus massive possible. Bien sûr, cela implique un certain rapport à la non-violence. Une partie de la population souhaite agir, mais en toute sécurité.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous sommes au cœur du sujet. Vous prenez mal le fait d’avoir été convoqués, mais je trouve vos remarques très intéressantes et peut-être l’échange le sera-t-il aussi. Vous êtes dans une logique, telle que vous la présentez, de violence contre violence. Si je comprends bien, cette violence civile, qui émane de citoyens mobilisés, répond à une forme de violence d’État que vous décrivez sociale, économique, voire privative de libertés. Or, nous ne sommes pas un isolat en Europe et dans le monde. Considérez-vous qu’il existe un niveau de conflictualité particulier à la France ?

Cette commission d’enquête examine les violences commises à l’occasion de rassemblements ou de manifestations. Nous n’étudions ni les manifestants eux-mêmes, ni les structures qui les soutiennent. Comment vous situez-vous par rapport à cette montée de la radicalité politique ? J’emploie ce terme de radicalité politique par facilité de langage bien que je ne l’aime pas, car il est mis à toutes les sauces.

Vous parlez de non-violence. En même temps, vous assumez des dégradations matérielles légères ou limitées. Dans un article du Point du 5 avril 2023, vous répétiez, madame Yamamoto, votre opposition à toute atteinte à l’intégrité physique d’une personne, mais vous ne rejetiez effectivement pas la possibilité de dégradations matérielles. Comment vous situez-vous ? Comment appréhendez-vous le niveau de conflictualité qui semble plus élevé qu’autrefois dans la manière dont le débat, y compris politique, se déroule ?

Par ailleurs, quelle est la frontière de la non-violence ? Vous en avez beaucoup parlé tout en assumant des dégradations matérielles. Ce ne sont pas des violences au sens pénal du terme, nous sommes d’accord. Ce ne sont pas non plus des actes pacifiques.

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. En matière de comparaison avec d’autres pays, tout dépend du spectre géographique. Une série d’éléments montre que les révoltes ont été extrêmement violentes au cours de la dernière décennie. Ce n’était pas nécessairement ce à quoi vous pensiez mais les révolutions arabes, le début de la contestation en Syrie et le mouvement de Maïdan en Ukraine montrent que la France n’est pas un cas isolé.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous considérez donc la France dans une situation équivalente à un certain nombre de pays arabes ?

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. Je ne pense pas que la France soit un cas isolé. Ce n’est pas le pays où la radicalité et la violence politiques sont les plus fortes, bien au contraire ! Nous en sommes loin, notamment du fait de la vieille histoire démocratique de la République française qui fait qu’un certain nombre de garde-fous et d’institutions préservent les libertés publiques davantage que dans d’autres pays… Mais pas dans tous ! Cependant, divers éléments laissent à penser que la situation se dégrade. Plusieurs affaires ont montré les libertés publiques, notamment associatives, attaquées. Bien sûr, nous ne serons pas d’accord sur le bilan de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi « séparatisme », qui nous semble marquée par un désir de contrôle et de suspicion envers les associations. Cette loi a conduit des préfectures à vouloir retirer des subventions à certaines associations au prétexte qu’elles organisaient des ateliers, donc des débats, sur la désobéissance civile.

Le phénomène qui alerte tout le monde depuis des années est bien sûr la question des violences policières. Comme beaucoup d’autres, nous constatons que ce phénomène s’est radicalisé. À partir de quand ? Souvent, les choses sont datées de 2016. Ce qui est sûr, c’est que les procédures utilisées au moment de l’état d’urgence face au terrorisme en 2015 ont été réutilisées à l’encontre de militants avec des assignations à résidence et des contrôles fréquents. Nous ne reviendrons pas sur les chiffres, nous n’en aurions probablement pas le temps. Mais toutes les études sur ce qu’il s’est passé en 2016, au moment de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, puis avec le mouvement des gilets jaunes, où 860 cas de violences policières ont été vérifiés et documentés entre décembre 2018 et juin 2019, montrent que les pratiques policières ont connu une certaine transformation.

L’autre évolution marquante est l’utilisation de plus en plus rapide et offensive d’un certain nombre d’armes de la part des forces de l’ordre, et la volonté d’aller au contact des manifestants. Dans le questionnaire que vous nous avez envoyé, vous demandez si nous pensions que les pratiques actuelles du maintien de l’ordre allaient dans le sens d’un maintien à distance. Nous voyons bien que ce n’est pas le cas. Plusieurs institutions avec lesquelles nous n’avons pas spécialement de lien, comme les Nations unies et le Conseil de l’Europe, se sont inquiétées de l’usage excessif de la force et du risque qu’il fait peser sur les libertés publiques. Durant le mouvement des gilets jaunes, nous avons comptabilisé trente mille personnes blessées par le maintien de l’ordre, trente personnes éborgnées et cinq personnes à la main arrachée. Une personne est décédée à Marseille après avoir été touchée par une grenade lacrymogène alors même qu’elle n’était même pas manifestante. Alors oui, il y a un problème sur ce point.

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Pour apprécier le niveau de conflictualité, il faut entendre les alertes. Au niveau national, ce sont la Défenseure des droits et le Contrôle général des lieux de privation de liberté. À l’international, ce sont les experts de l’Organisation des Nations unies. Il y a une remise en question du maintien de l’ordre comme on le pratique en France. Il y a des alertes sur les violences policières. Il y a une remise en cause profonde du schéma national du maintien de l’ordre. Nous sommes dans une situation de crise, avec une politique gouvernementale qui suscite des mouvements sociaux. Ils continuent à mobiliser et ils ne vont pas se calmer, compte tenu du contexte que traverse le pays.

Depuis 2017, nous constatons une multiplication des lois sécuritaires et un maintien de l’ordre très offensif reconnu source de tension, de violence et de brutalité. Ce qui est questionné, ici, c’est l’usage proportionné de la force. S’il existe une telle conflictualité, c’est aussi parce que le schéma ne correspond pas à la situation particulière de la contestation politique en France. Il y a un problème de respect de l’opposition politique. Que ce soit du fait des lois sécuritaires ou du schéma national du maintien de l’ordre, il n’est pas possible pour elle de s’exprimer de manière audible. La réponse est donc nécessairement la conflictualité.

La France devrait entendre les différents rapports, français ou internationaux, et s’inspirer d’autres modèles de maintien de l’ordre. L’Allemagne, par exemple, a pris une décision constitutionnelle imposant, à partir de 1985, que la police aille au contact et entame un dialogue pour permettre une stratégie de désescalade. Ce dispositif a largement inspiré d’autres pays européens. Lors des manifestations du 1er mai, en Allemagne, il y a des tirs de mortiers, des conflictualités au corps à corps et des violences très fortes. Pourtant, les forces de l’ordre pratiquent une politique de désescalade qui fonctionne et qui permet de faire baisser la tension de manière importante.

En France, la réponse actuelle est d’augmenter les dispositifs de répression, que ce soit par les techniques pratiquées ou les armes utilisées. Certaines grenades sont classifiées armes de guerre. Les GM2L, par exemple, doivent être tirées en cloche, mais une étude a malheureusement démontré que c’était insuffisamment le cas : elles provoquent donc trop de blessures. Que ce soit dans les méthodes, dans les outils, dans la politique ou dans la législation, la réponse à l’opposition politique est donc globalement répressive, indiscriminée et disproportionnée. Il faut écouter les alertes internes comme internationales pour remettre en question profondément ce choix de la répression.

M. Florent Boudié, rapporteur. Aux internautes qui suivent les travaux de cette commission en direct sur le site de l’Assemblée nationale, j’indique que j’étais le rapporteur général de la loi « séparatisme ». Elle n’a pas instauré un contrôle a priori des structures associatives. En revanche, en cas de manquement au contrat d’engagement républicain que chaque association doit signer si elle le souhaite, a posteriori de sa déclaration en préfecture, ses dispositions peuvent aboutir à la perte de certaines subventions publiques. Mon avis personnel, qui était aussi le mien en tant que rapporteur à l’époque et que je maintiens, est que le financement public n’est pas forcément nécessaire à la désobéissance civile. Je ne trouve pas choquant que l’argent public ne serve pas à financer et à structurer la désobéissance civile. L’association en tant que telle fonctionne. Elle n’est pas privée d’existence. Simplement, à un moment, l’État a considéré qu’il n’allait peut-être pas subventionner des ateliers de désobéissance civile et qu’il n’était pas judicieux de pousser la liberté associative jusque-là.

Vous ne m’avez pas répondu sur la distinction ou, pour reprendre vos propos, sur la ligne de crête entre violence et non-violence. Ce point paraît pourtant important. Je ne dis pas qu’il s’agit mon interprétation, mais certains considèrent que nous en arrivons à un continuum de violence. La violence est un mot à tiroirs. Il existe une chaîne qui va de la tolérance, puis de l’incitation, jusqu’à la violence matérielle, puis éventuellement au passage à l’acte et à l’atteinte à l’intégrité des personnes. J’aurais donc souhaité que vous répondiez à ma question sur violence et non-violence. J’ai noté une contradiction, mais vous pourrez me répondre évidemment, entre le fait que vous vous affichez comme non-violents et votre acceptation dans le même temps des dégradations matérielles limitées ou légères, pour user des mêmes termes que vous.

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. Au préalable et pour revenir sur ce que vous venez d’affirmer, la question n’est pas de mettre fin à des associations, mais bien de faire peser une forme de regard de l’État sur leurs choix. C’est une intrusion antidémocratique dans leur fonctionnement. On conditionne les subventions, qui font quand même vivre beaucoup de ces structures, à ce qu’elles font ou ne font pas. Par ailleurs, vous n’êtes pas sans savoir que des associations ont été dissoutes. Sans parler des Soulèvements de la Terre, j’évoquerai le cas du Collectif contre l’islamophobie en France, fondé par des musulmans qui se sentaient, à tort ou à raison, discriminés. Cette association a été dissoute. La suspicion contre l’action militante et associative nous semble constituer une donnée de la situation présente.

Concernant la question du continuum des violences et des frontières, en tant qu’association Attac, nous ne procédons à aucune violence contre les personnes, comme nous l’avons dit, et nous nous réclamons de la non-violence. Pour autant, il nous semble assez peu dommageable pour de grandes entreprises de voir quelques équipements légèrement abîmés. C’est l’un de nos rares moyens de protestation, par exemple, dans une affaire qui a fait beaucoup parler autour de l’entreprise Lafarge, par ailleurs condamnée pour des malversations avec l’État islamique. Non, le fait que les installations de Lafarge soient légèrement dégradées ne nous pose pas de problème.

En général, les dégradations sont symboliques. Ce sont souvent des graffitis, des peintures, parfois quelques destructions. Elles empêchent rarement l’entreprise de continuer sa production. En revanche, ces actions mettent en lumière ce que fait une entreprise comme Lafarge. Il y a quelques mois, pouvait-on mesurer que le béton et l’exploitation du sable constituaient un grave problème écologique ? Savait-on que la gestion de l’eau et son accaparement par une minorité de l’agro-industrie étaient aussi problématiques ? On ne le savait pas. Ces actions de désobéissance civile peuvent viser des biens matériels mais, je le répète, ces dégradations n’amputent que faiblement l’activité des entreprises. Cela nous semble un moyen d’action parmi d’autres.

Ensuite, il existe des effets de contexte. Nous ne nous engageons pas dans des actions dangereuses pour les personnes. Nous restons dans certaines limites. Je n’ai donc pas d’avis sur la notion de continuum de violence. Mais je reste persuadé que ces formes de désobéissance civile ont aujourd’hui une fonction dans la mesure où elles font ce que ne font pas les autorités : désigner la source d’un certain nombre des problèmes actuels.

M. le président Patrick Hetzel. J’aimerais apporter une précision sur les dissolutions d’association que vous évoquiez. Il existe aujourd’hui en France environ 1,5 million d’associations. Concernant les dissolutions, nous disposons de chiffres clairs puisque les procédures nécessitent un décret. Entre 1936 et 2023, leur nombre a été d’une centaine, ce qui donne un ordre de comparaison. Les modalités de dissolution sont extrêmement encadrées par la loi, justement pour garantir la liberté d’association. Le décret de dissolution doit reposer sur une motivation précise. D’ailleurs, les associations visées engagent parfois des recours. La motivation concerne soit l’objet de l’association considéré comme illégal, soit les activités de l’association contraires aux lois de la République. Il me semblait important de le rappeler car nous entendons parler de cas précis, mais il convient de souligner que ces situations sont restées relativement rares en près d’un siècle au regard du nombre très conséquent d’associations existantes.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je rappelle que notre sujet n’est pas Attac, mais les groupuscules violents. Lorsque la commission d’enquête interroge un certain nombre d’acteurs, y compris du renseignement, ils parlent d’ultragauche, d’ultra-jaunes et d’individus qui, par opportunité ou parce qu’ils se laissent emporter par un phénomène conjoncturel spontané, participent à des violences, des dégradations matérielles ou des agressions à l’encontre des forces de l’ordre. Comme appréhendez-vous cette situation ? Cette question ne concerne plus le continuum, la non-violence dont vous vous réclamez ou les dégradations matérielles, mais les manifestations. Imaginons une manifestation. Il y a un précortège. Il se compose de quelques centaines ou de quelques milliers de personnes. Dans la contestation de la réforme des retraites, il a compté jusqu’à 15 000 personnes. Il s’agit de gens qui ne veulent pas défiler avec le carré syndical et qui cherchent à échapper à une forme d’institutionnalisation de la protestation. Ils rejoignent donc ce précortège, qui est infiltré par des individus notoirement violents dont l’objectif est de faire en sorte que la manifestation dérape.

Comment appréhendez-vous ces éléments ? Le fait de les éviter, c’est-à-dire de les prévenir, fait-il partie de vos préoccupations ? Si oui, de quelle façon ? Est-ce impossible à éviter ? D’une manière générale, comment jugez-vous cette situation qui, je le répète, constitue le cœur de cible de nos travaux ?

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Notre association étant vouée à la transformation sociale, nous nous présentons comme un outil au service du mouvement social. L’association s’implique donc dans les manifestations. Effectivement, dans la contestation de la réforme des retraites, nous étions présents dans de nombreux cortèges. Nous avons donc une expérience certaine de la manière dont se déroule une manifestation et de la manière dont arrivent les affrontements et les violences.

Nous appréhendons ces situations en nous protégeant des dispositifs policiers offensifs et invasifs. Il y a un usage important de gaz lacrymogène, des techniques de déploiement qui déstabilisent les foules, des armes utilisées de manière indiscriminée et disproportionnée. Nous organisons nos cortèges en considération de ces politiques de maintien de l’ordre. Nous le faisons pour contrevenir à ces méthodes, mais ce sont ces dispositifs qui nous obligent à nous former comme vous le décrivez, lorsque vous parlez des personnes à l’avant des manifestations.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je parlais des groupes d’ultragauche ou d’ultra-jaunes, qui ne sont présents que pour la violence. Comment appréhendez-vous cette situation en particulier ?

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Notre priorité est de permettre à nos militants de manifester dans de bonnes conditions. Nous créons les conditions pour cela en nous organisant en conséquence. Depuis 2016, nous avons constaté que les manifestations étaient de plus en plus sévèrement réprimées. Le problème est surtout celui-ci.

M. Florent Boulié, rapporteur. Vous l’avez déjà dit et nous l’avons bien compris. C’est noté et j’en ferai part sans aucune ambiguïté. Mais nous ne parlons pas de la réplique policière. Encore une fois, nous parlons de la manière dont vous analysez et observez ces groupuscules notoirement violents, qui infiltrent les précortèges et les manifestations alors qu’ils ne sont pas venus manifester. Ils sont en dehors du cortège syndical pour marquer le fait qu’ils ne s’inscrivent pas dans l’institutionnalisation de la contestation sociale. Ils sont visiblement venus casser et ils sont organisés. Nous avons vu qu’ils s’envoyaient des messages et que, parfois, ils participaient à des vols dans des magasins, qui avaient été prémédités. Comment jugez-vous ces comportements ?

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. Il y aurait beaucoup à dire. Beaucoup d’enquêtes ont été menées sur ce sujet qui relève de plusieurs phénomènes. D’abord, il y a effectivement une diminution de la capacité d’encadrement des forces traditionnelles de contestation, notamment syndicales. Ensuite, les pratiques que vous décrivez s’inscrivent aussi dans un sentiment généralisé : le pouvoir étant ce qu’il est et ignorant les demandes d’une partie de la population, il apparaît sinon légitime, du moins peu surprenant que des formes violentes émergent.

En tant que militant depuis un certain nombre d’années, une question m’a surpris. Les violences que vous décrivez existent. Mais il faut relativiser la vision policière de groupes très importants et très infiltrés. Ces dernières années, plusieurs affaires de ce type se sont dégonflées devant la justice. Pour autant, ce qui doit vous interpeller, c’est que ces pratiques ne soient pas davantage condamnées par les manifestants traditionnels. Effectivement, un certain nombre de dégradations sont commises pendant les manifestations. Il y a quelques années, leurs auteurs auraient peut-être été dénoncés comme des casseurs par la majorité des manifestants. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Pourquoi ? Je n’apprécie pas particulièrement le terme d’ultra-jaunes, mais c’est celui qu’emploient les services de renseignement. Pourquoi des gens dont le profil politique et sociologique ressemble globalement à celui des classes populaires de notre pays en viennent-ils à ces pratiques ? Ils ne sont pas du tout d’ultra gauche et pas du tout marqués par des idéologies qui les pousseraient à rêver d’insurrection. Pourtant, ils commettent les actes que vous décrivez. Pourquoi, dans la séquence récente, la multiplication de ces faits a-t-elle commencé avec le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution ? Pourquoi n’ont-ils pas été commis au début du mouvement ? Cette violence, comme vous l’appelez, ne sort pas de nulle part. Ces gens existaient déjà au mois de janvier. Ils étaient présents dès les premières manifestations. Pourtant, ils n’agissaient pas ainsi. Surtout, d’autres ne s’inspiraient pas de telles modalités d’action.

Je pense qu’il est extrêmement compliqué d’avoir un avis précis et déterminé sur les individus que vous évoquez. En revanche, je m’interroge sur ce qui explique que leurs actes ne soient pas réprouvés par les autres manifestants, et qu’ils soient même parfois soutenus ou applaudis, en tout cas certainement pas condamnés.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Monsieur le rapporteur a tenu des propos liminaires sur lesquels je souhaite rebondir, car je suis moi-même surprise du contexte dans lequel nous évoluons. Je peux comprendre l’inquiétude de mouvements associatifs de lutte pour le climat, et leur inquiétude d’être convoqués devant une commission d’enquête. Vous dites que ce n’est pas une commission d’enquête politique. Pourtant, c’est bien ce qu’elle est : elle procède du choix de députés de la majorité de l’instituer, et ce choix est politique. Ici, nous faisons de la politique. Ce sont donc bien des rapports de force qui s’expriment. Vous êtes le rapporteur de la commission d’enquête, mais vous représentez une majorité dans le cadre de l’Assemblée nationale. Ceci pour dire que rien n’est neutre et que tout est un débat politique. Je comprends l’inquiétude des associations dans une ambiance particulièrement dangereuse, glissante au niveau des libertés publiques et de la liberté d’expression. Nous-mêmes, députés, sommes menacés de sanction pour participer à des manifestations.

J’avais une question à laquelle il vient d’être répondu. Qu’est-ce qui fait que nous en soyons là aujourd’hui ? Je voulais savoir si vous établissez le lien, comme nous le faisons, avec l’impasse démocratique ? Le début de la période qu’étudie cette commission d’enquête correspond à la date du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, et donc à une réaction différente du mouvement social dans son ensemble.

La commission d’enquête concerne aussi les événements de Sainte-Soline. Pour rappel, les revendications des collectifs locaux consistent en un moratoire sur la question des bassines. Ils ne demandent pas leur interdiction, mais un débat citoyen pour permettre une détermination démocratique de cet enjeu. Je voulais savoir si vous faisiez le lien entre les événements que nous sommes censés étudier et les impasses démocratiques, les restrictions croissantes de liberté dans notre pays, les interdictions de manifester qui se multiplient, tout ce qui suscite des alertes à l’international ainsi que vous l’avez mentionné. Aujourd’hui, la question est de parvenir à exercer des contre-pouvoirs malgré cette situation.

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Il ne faut pas se focaliser sur ce qui se passe sur le terrain, mais en analyser les causes. Nous sommes dans un climat de grande alerte face aux attaques à l’encontre de nos libertés publiques. Aujourd’hui, nous pouvons le dire, nous vivons une crise démocratique sans précédent parce qu’un durcissement législatif très important porte atteinte aux libertés publiques, mais aussi à cause d’une politique du maintien de l’ordre brutale et d’un gouvernement qui n’entend pas l’opposition politique. Dans la réforme des retraites, si l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a été employé, c’est parce que des millions de personnes sont descendues dans la rue et que 94 % des actifs ont rejeté le projet gouvernemental.

Si nous en sommes là, c’est aussi à cause de l’impossibilité pour l’opposition de proposer des alternatives. Actuellement, le droit de manifester est réprimé. Quand se multiplient les arrestations arbitraires et les gardes à vue, comme ce fut le cas lors de la manifestation du 16 mars avec plus de 96 % de gardes à vue classées sans suite, cela montre que des citoyens sont empêchés d’exercer leur liberté d’expression et de manifestation. Des arrêtés d’interdiction de manifester sont annulés par les tribunaux administratifs mais, en attendant, nous sommes dans l’incapacité d’exercer notre opposition politique. Dans un contexte de tension et de crise, les dispositifs en place empêchent notre travail de transformation sociale. On ne peut pas proposer d’alternative politique alors que notre rôle consiste à exercer un contre-pouvoir. Actuellement, il est compliqué pour notre association de le faire et de représenter l’ensemble du corps social si nous ne pouvons même pas exercer ce qui constitue notre objet social.

Mme Sandra Marsaud (RE). Je vous remercie de vos propos extrêmement précis. Je voudrais rebondir sur l’expérience des manifestations que vous citez et qui transparaît de vos interventions. Comme vous l’avez compris, cette commission d’enquête étudie l’organisation, la structuration, voire l’histoire de ces groupuscules ou mouvements violents. Après un certain nombre d’auditions, nous comprenons que le phénomène est connu, ancien et que, pour résumer, les causes sont devenues des prétextes à la violence. Le préfet de police de Paris a même expliqué que, dans les manifestations autorisées, les cortèges n’avanceraient pas sans les forces de l’ordre puisque ces mouvements violents se positionnent désormais stratégiquement en tête de cortège.

Que pensez-vous du fait que ces mouvements violents se greffent systématiquement ou presque à des actions comme les vôtres, qui visent à alerter sur des questions environnementales ou sociales ? Comment analysez-vous ce qui s’est passé à Sainte-Soline ? Selon vous, s’agissait-il d’une action de désobéissance civile ?

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. Je me suis peut-être mal exprimé : je ne crois pas que, pour ces mouvements, les causes soient seulement des prétextes à ces violences. Il existe de multiples occasions de commettre des dégradations. Dans la mesure où ces actions se produisent pendant des manifestations, il ne s’agit pas selon moi d’une délinquance classique, comme elle peut s’exprimer à l’encontre de biens ou de personnes. Je ne crois pas que les mouvements dont vous parlez soient composés de gens dont le seul but dans la vie est d’agresser des forces de l’ordre ou de casser des vitrines de banque. Même si je ne partage pas ces manières de faire, commettre une action contre les forces de l’ordre ou contre une banque est un acte politique. Il faut le considérer tel. Je ne suis pas d’accord avec l’idée de mouvements qui viendraient, sans raison, se greffer à des manifestations.

J’entends que le préfet vous a dit que les cortèges n’avanceraient pas en l’absence des forces de l’ordre. Nous avons quelques années d’expérience des têtes de cortège. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent, du moins en région parisienne. Lorsque le cortège de tête est apparu en 2016, il était indéterminé et flou, mais il avançait quand même collectivement. Un modus vivendi s’est mis en place assez rapidement avec les cortèges syndicaux. Globalement, les tensions n’étaient pas très fortes. On peut penser que l’action des forces de l’ordre a aidé, mais nous voyons plutôt des policiers qui sont très proches des manifestants et qui les crispent. Lorsque les forces de l’ordre restent assez éloignées, le climat est détendu. À d’autres moments, les manifestations sont encadrées si étroitement qu’elles se transforment en nasses mobiles. Les compagnies républicaines de sécurité forment un cercle et entourent les manifestants, à l’avant comme à l’arrière et sur les côtés. Cela génère une tension extrême. Je ne crois donc pas que l’action des forces de l’ordre aide les manifestations à avancer ce faisant, à quelques exceptions près.

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. En ce qui concerne le regard que nous portons sur Sainte-Soline, il s’agit d’une manifestation à l’origine déclarée avant d’être interdite. Vous parlez de désobéissance civile. C’est justement là qu’il faut s’interroger et se demander pourquoi cette manifestation a été interdite. Nous parlons d’un rassemblement écologiste visant à porter des revendications sur le partage des terres et de l’eau, autour d’une bassine. L’interdiction était vraisemblablement politique. Les motifs invoqués n’ont pas satisfait le mouvement social et écologiste. C’est une désobéissance parce que la manifestation a été interdite, mais pourquoi l’a-t-elle été ? Telle est la question qu’il faut poser alors que nous sommes devant une urgence écologique et que la problématique des bassines est fondamentale pour l’avenir de la gestion de l’eau. Pourquoi est-elle devenue une manifestation de désobéissance alors qu’il s’agissait d’une manifestation tout court ?

Mme Sandra Marsaud (RE). Ma question faisait référence à la motivation de vos actions. Je voulais savoir s’il s’agissait d’une forme de désobéissance civile pour justement pointer quelque chose qui n’allait pas, si vous vouliez par cette action vous rendre sur le terrain pour montrer que ce site ne convenait pas.

Mme Youlie Yamamoto, porte-parole d’Attac France. Une manifestation porte toujours un message politique. L’objectif de celle-ci était d’alerter sur ce sujet, qui n’est pas tranché. Certaines procédures aboutissent à l’interdiction des bassines alors que d’autres les autorisent. La jurisprudence se construit maintenant. La manifestation constitue un moyen de mobiliser et d’alerter sur cette question. La portée aurait probablement été différente si le rassemblement avait été déclaré donc reconnu, ou plutôt s’il n’avait pas été interdit donc tenu pour légitime à exprimer un message politique. Ceci ne lui a pas été permis.

Mme Sandra Marsaud (RE). Lors des auditions des forces de l’ordre, des armes par destination nous ont été présentées. C’était assez impressionnant. Pensez-vous que c’est parce que cette manifestation a été interdite que des individus s’y sont greffés avec un tel équipement ? Est-ce ainsi que vous interprétez la relation de cause à effet ?

M. Vincent Gay, secrétaire général d’Attac France. Les évènements de Sainte-Soline ont conduit à de nombreux débats, qui se poursuivent, sur les modalités d’action des 25 et 26 mars. Il n’existe pas de position unanime sur ces questions. L’idée selon laquelle des personnes auraient été mises en danger par diverses pratiques est discutée. Il n’existe pas de tabou entre les protagonistes de ces combats. Nous savons faire front quand c’est nécessaire, nous montrer solidaires avec les blessés et, en même temps, débattre de ce qui va et ne va pas. Sans vouloir être machiavélique, un piège a été tendu, ou tout du moins, il s’est produit une montée des tensions dans les jours qui ont précédé le 25 et le 26 mars, de la part de diverses autorités. Je fais référence au ministre de l’intérieur et à la préfète des Deux-Sèvres, qui avait déjà interdit à plusieurs reprises précédemment les rassemblements dans le sud du département, mais également à une tension qui se vivait près des populations locales. Sainte-Soline se situe à proximité de la ville de Melle, où s’est tenu le festival de l’eau ces mêmes 25 et du 26 mars. Surtout, pendant les deux semaines qui ont précédé, à Melle, les contrôles policiers ont été permanents. Les jardiniers municipaux ont été privés de leurs outils de travail au motif qu’ils auraient pu devenir des armes par destination. Des hélicoptères survolaient la ville. Ceci ne légitime aucunement un quelconque acte, mais cela participe du climat ambiant qui a précédé les évènements de Sainte-Soline.

Le dispositif policier était une proie de choix pour les éventuels éléments violents que vous évoquez. Il était bizarrement organisé, avec une espèce de fortin isolé, un énorme monticule vide entouré d’une armada surarmée. Pour un militant qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, a une certaine détestation de la police, ce paysage policier en pleine campagne était étrange. Là encore, et j’espère que cela a également été discuté lors de vos précédentes auditions, la politique de maintien de l’ordre n’a pas été des plus efficaces, y compris en matière de désescalade.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir pris part aux travaux de la commission d’enquête.

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  1.   Audition de Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie de la sécurité, et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire (11 juillet 2023)

La commission auditionne Mme Claire Hédon, Défenseure des droits, Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie de la sécurité, et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire ([24]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous recevons, toujours en direct sur le site de l’Assemblée nationale, Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Elle est accompagnée de Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité, M. Benoît Narbey, chef du pôle déontologie et Mme France de Saint-Martin, conseillère parlementaire. Je vous souhaite la bienvenue. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Il nous serait agréable d’obtenir, dans un second temps, des réponses écrites aux questions qu’il contient, que nous ne pourrons aborder intégralement au cours de cette audition.

Nous poursuivons deux objectifs à l’occasion de nos travaux. D’une part, nous cherchons à mieux identifier les groupuscules auteurs de violences qui agissent en manifestation. D’autre part, et c’est la raison de la convocation qui vous a été adressée, nous examinons le déroulement de ces manifestations pour apprécier la conciliation opérée entre deux objectifs qui ne sont pas toujours faciles à réunir, à savoir le maintien de l’ordre et la protection des droits fondamentaux des citoyens.

Vous avez pour mission constitutionnelle de défendre les droits des citoyens contre les excès que peut commettre l’État. C’est évidemment un rôle essentiel. Vous êtes également en charge du respect de la déontologie des professionnels de la sécurité, notamment des policiers et des gendarmes. Vous pourrez donc nous faire part des situations dont vous avez été saisie, évidemment sans aller sur le registre judiciaire qui peut comporter quelques nécessités de confidentialité, et des conclusions que vous pouvez en tirer. Pour être tout à fait complet, j’ajoute que nous avons déjà recueilli les observations du Contrôle général des lieux de privation de liberté, et nous sommes impatients de pouvoir les compléter avec vos analyses.

Avant que vous ne prêtiez serment, il me revient d’ouvrir les débats. Je le ferai en vous posant les deux questions suivantes. En premier lieu, vous avez reçu au cours du printemps dernier un grand nombre de réclamations, plus d’une centaine je crois, tenant au comportement des forces de l’ordre lors des manifestations. Quels sont les faits les plus fréquemment dénoncés ? Relèvent-ils, selon vous, de manquements individuels ou s’agit-il plutôt d’une problématique que l’on pourrait qualifier de « systémique » ?

La deuxième question concerne l’emploi des armes en contexte délicat. Les forces de l’ordre déplorent que des armes intermédiaires, comme les grenades de désencerclement et les lanceurs de balles de défense, leur soient progressivement retirées. Or, face à eux, apparaissent de plus en plus de cocktails Molotov, armes incendiaires de catégorie A qui ouvrent droit, pour certains, à la légitime défense. Comment prévenir un dérapage ? Les fouilles à l’entrée des manifestations peuvent-elles constituer une solution ?

Avant de vous donner la parole ainsi qu’aux membres de votre délégation, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires françaises, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Claire Hédon, Mme Pauline Caby, M. Benoît Narbey et Mme France de Saint-Martin prêtent serment).

Mme Claire Hédon, défenseure des droits. Je vous remercie de m’avoir conviée à m’exprimer dans le cadre de votre commission d’enquête. Comme vous l’avez suggéré, j’adresserai prochainement des réponses écrites au questionnaire qui m’a été communiqué. Cela n’empêchera pas d’apporter des éléments tout au long de cette audition en fonction de vos préoccupations.

Vous avez rappelé le rôle du Défenseur des droits. Je souhaite effectivement commencer mon propos en précisant les deux missions principales de l’institution. La première consiste à traiter les réclamations reçues dans nos cinq domaines de compétence, sur lesquels je reviendrai, et la seconde est de promouvoir les droits et les libertés. Le législateur a considéré que nous n’avions pas uniquement à examiner des réclamations individuelles, mais bien à en tirer des conclusions pour formuler un certain nombre de recommandations. Ces recommandations doivent permettre d’améliorer les choses pour diminuer, en conséquence, le nombre des réclamations.

Nos cinq domaines de compétence sont la lutte contre les discriminations, la préservation des droits des enfants, la protection et l’orientation des lanceurs d’alerte, le contrôle externe de la déontologie des forces de sécurité et le respect des droits des usagers des services publics. Je tiens à souligner que ce dernier aspect, relatif aux services publics, concentre 85 % des réclamations reçues.

Mais nous sommes bien aussi le seul organe de contrôle externe indépendant de la déontologie des professionnels de la sécurité, quoique nous ne soyons pas en position de définir les stratégies de maintien de l’ordre. Notre rôle concerne le respect des règles qui s’appliquent aux fonctionnaires de police et aux militaires de gendarmerie, notamment dans la gestion des manifestations. Nous sommes conscients des difficultés inhérentes à cette mission. Elle doit permettre l’expression d’une liberté fondamentale, celle de manifester, dont l’État est garant. Grâce aux saisines que nous instruisons, nous sommes un observateur privilégié des pratiques des forces de l’ordre. Elles ont permis à la Commission nationale de déontologie de la sécurité, puis au Défenseur des droits, de développer depuis vingt ans une fine connaissance du maintien de l’ordre. Plusieurs de nos publications récentes en attestent et je voudrais les citer.

À la demande du président de l’Assemblée nationale, nous avions réalisé en 2017 une étude sur les conséquences de la doctrine et de la pratique du maintien de l’ordre par les forces de l’ordre au regard des règles de déontologie. Puis, face à la persistance des saisines relatives à des violences ou à des atteintes aux libertés fondamentales lors de manifestations, nous avions publié en juillet 2020 une décision-cadre portant recommandations générales sur les pratiques de maintien de l’ordre. Ensuite, nous avons rendu un avis sur le nouveau schéma national de maintien de l’ordre en novembre 2020. Enfin, depuis le début de mon mandat, j’ai rendu cinq décisions individuelles concernant des manifestations.

À travers les dossiers traités et les nombreuses auditions menées, nous observons des difficultés rencontrées par les forces de sécurité intérieure pour exercer leur mission de maintien de l’ordre ainsi que les tensions qui existent dans ce contexte avec la population. Le socle sur lequel nous nous appuyons dans l’analyse des faits dénoncés est contenu dans le code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale. La première exigence est le respect de la loi, en particulier dans les opérations contraignantes pour l’exercice des libertés. Je veux le rappeler : le respect du droit et de la déontologie est aussi protecteur pour les gendarmes et les policiers.

Ces dernières années, nous avons donc formulé de nombreuses recommandations sur les pratiques de maintien de l’ordre. Je ne les rappellerai pas toutes ici. Je m’intéresserai surtout, dans ce propos liminaire, aux cas qui m’ont été soumis dans la période à laquelle votre commission d’enquête s’intéresse, en lien avec les recommandations auparavant formulées par mon institution. Au regard du délai écoulé, de la nécessité d’obtenir l’autorisation de l’autorité judiciaire pour mener des investigations dans un grand nombre de ces affaires, et des moyens dont je dispose, je ne suis pas en mesure de présenter aujourd’hui l’ensemble des conclusions. Je me propose plutôt de mettre en perspective les motifs des 174 réclamations reçues, ainsi que mes recommandations.

J’aborderai sept points que sont le recours à la force, au regard notamment des grenades et des lanceurs de balles de défense, l’identification des agents avec la question du numéro référentiel des identités et de l’organisation (RIO), les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires, la protection des journalistes, la pratique de l’encerclement, l’utilisation des drones et enfin la désescalade.

Concernant le recours à la force, dont l’usage des armes est l’une des modalités, il est encadré par le code pénal et le code de la sécurité intérieure. Les saisines sur cet aspect sont les plus nombreuses : 71 des 174 réclamations reçues. Toutes sont en cours d’instruction. Elles comprennent l’usage de la force physique ou le recours à des armes comme les lanceurs de balles de défense et les grenades.

Pour les lanceurs de balles de défense, vous savez sûrement que nous avons recommandé l’interdiction de son usage pour le maintien de l’ordre. Le schéma national du maintien de l’ordre, dans sa première comme dans sa seconde version, maintient néanmoins son emploi en manifestation. Il est prévu d’imposer, hors légitime défense, la présence d’un superviseur auprès du tireur au sein des unités constituées pour évaluer la situation d’ensemble et les mouvements des manifestants, désigner l’objectif et s’assurer de la compréhension des ordres par le tireur. Les saisines sur l’usage des lanceurs de balles de défense sont au nombre de sept. Il y a lieu de noter une nette différence par rapport à la séquence des gilets jaunes, où nous avions reçu 46 réclamations à ce propos.

En ce qui concerne les grenades, je suis également attentive et préoccupée par l’utilisation des grenades à main de désencerclement et de la grenade GLI-F4. Comme le révèle le rapport des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales relatif à l’emploi des munitions dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, nous sommes le seul pays d’Europe à utiliser des munitions explosives dans ce contexte particulier, avec l’objectif de maintenir à distance des manifestants. Lors d’une manifestation place de la Nation, le 26 mai 2016, une personne a été grièvement blessée à la tête par une grenade à main de désencerclement lancée par un fonctionnaire de police. Après notre enquête, dans une décision de juillet 2019, nous avons constaté, au-delà de la question de la responsabilité individuelle de l’agent, que l’emploi en question a eu des conséquences bien plus graves que celles présentées dans la documentation de formation à cette arme. Nous avions donc recommandé au ministre de l’intérieur de revoir la dotation de ces grenades. À la suite de cette décision et comme indiqué dans le schéma national du maintien de l’ordre, il a été annoncé un nouveau modèle de grenade de désencerclement moins vulnérant et le remplacement de la grenade GLI-F4 par la grenade GM2L. Celle-ci ne contient pas d’explosif, mais sa dangerosité moindre reste sujette à caution. Les saisines portant sur les grenades sont au nombre de vingt-cinq. Cela comprend également les grenades qui dégagent simplement du gaz lacrymogène.

Le deuxième point que je voulais aborder concerne l’identification des agents. Dans de nombreux dossiers que nous traitons, des fonctionnaires de police mis en cause ne sont pas identifiables car ils portent des casques de moto intégraux ou des cagoules en dehors de tout cadre légal ou réglementaire. Certains ne sont pas porteurs de leur numéro RIO ; en tout cas, celui-ci n’est pas visible. Au-delà du fait que ces pratiques ne sont pas autorisées, elles font obstacle à toute communication entre forces de l’ordre et manifestants ainsi qu’à un contrôle du Défenseur des droits comme des corps d’inspection. Nous l’avons rappelé dans une décision de décembre 2019 concernant un agent cagoulé, dont l’identification avait de ce fait été compliquée, ayant fait usage de la force au cours d’une manifestation. Dans une autre affaire où un fonctionnaire de police avait eu recours à la force à l’égard d’un jeune homme en manifestation, il n’avait pu être identifié ni par ses collègues ni par la préfecture de police : il était intervenu en civil en portant un casque intégral. J’ai donc rappelé, dans une décision du 24 novembre 2020, la nécessité d’identification des policiers et gendarmes afin d’assurer un contrôle effectif de leur déontologie. En réponse à cette recommandation, le ministre de l’intérieur a renvoyé à la publication du schéma national du maintien de l’ordre, qui rappelle l’interdiction du port de la cagoule ainsi que la nécessité du port de l’uniforme et du RIO pendant les opérations de maintien de l’ordre.

Le Conseil d’État a également eu à connaître du port du RIO pendant des manifestations à l’occasion d’un référé liberté. Nous avons déposé des observations dans ce dossier, en mars 2023, soulignant que l’identification des forces de l’ordre était difficile dans les opérations de maintien de l’ordre pour diverses raisons. Le port du RIO par les agents intervenant en uniforme n’est pas systématique. Sur les tenues des policiers et des gendarmes, le matricule est peu visible en raison du port d’un gilet tactique par-dessus l’uniforme. Les agents en civil n’ont pas toujours enfilé le brassard police, ce qui crée des difficultés y compris au sein des forces de l’ordre. Les enregistrements vidéo issus des caméras de voie publique, des équipements portés par les agents et des appareils utilisés par des témoins sont régulièrement le seul moyen d’identifier les protagonistes d’une intervention. Or, les images enregistrées permettent rarement de distinguer le RIO en raison de la distance ou des mouvements des personnes. Les saisines relatives à ces problèmes d’identification ne peuvent encore, à ce stade, être évaluées. Elles le seront en fonction des réponses des directions générales aux demandes d’identification. Par ailleurs, le Conseil d’État ne s’est pas encore prononcé sur le fond, mais uniquement en référé, et nous produirons prochainement à sa demande de nouvelles observations.

Le troisième point que je souhaitais évoquer concerne les contrôles délocalisés et les interpellations préventives ou arbitraires. Le contrôle délocalisé consiste à interpeller un groupe de personnes pendant une manifestation, puis à l’éloigner aux fins déclarées de procéder à des vérifications d’identité. Or, de tels contrôles sont illégaux quand les conditions prévues à l’article 78-3 du code de procédure pénale ne sont pas réunies. En vertu de cette disposition, une personne contrôlée peut être transportée au commissariat de police le plus proche, durant le temps strictement nécessaire à l’établissement de son identité, si et seulement si elle refuse de justifier son identité ou si elle est dans l’impossibilité de le faire. À plusieurs reprises, notamment dans une décision du 10 décembre 2019, le Défenseur des droits a demandé que soit mis fin aux contrôles d’identité délocalisés.

Les interpellations préventives ont lieu en amont d’une manifestation pour les personnes trouvées porteuses d’objets considérés comme faisant obstacle à l’action de police, notamment des masques de protection ou des lunettes de piscine. Or, les arrestations sont arbitraires lorsqu’elles n’ont pas de base légale ou lorsque leur motif est erroné. Sur ces pratiques, le schéma national du maintien de l’ordre reste muet. J’ai été saisie de réclamations dénonçant le caractère arbitraire d’interpellations lors des dernières manifestations. J’y porterai une attention particulière et je prendrai position à l’issue des enquêtes en m’interrogeant sur les critères de recours, les instructions données par l’encadrement et les fondements juridiques.

Ces pratiques induisent clairement un risque de privation disproportionnée de liberté. Elles peuvent aussi favoriser des tensions. Elles concernent 27 réclamations.

M. le président Patrick Hetzel. Comme vous le savez, les travaux de notre commission d’enquête sont limités dans le temps. Comme le prévoient les textes, elle se terminera six mois après sa constitution. Pensez-vous être en mesure de nous communiquer ces éléments avant cette date ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. J’ai bien peur que non. Mais j’y reviendrai à la fin de mon intervention. Le temps de l’enquête dépasse généralement six mois. Globalement, sur les 174 réclamations reçues, un tiers pourront être clôturées rapidement, faute d’éléments, parce qu’il n’existe pas d’images ou parce que le réclamant ne répond pas aux demandes de pièces supplémentaires, autrement dit parce que nous n’avons pas ce qu’il faut pour enquêter. Un cinquième de ces réclamations est concerné par l’accord préalable du procureur ou du magistrat saisi d’investigations judiciaires. Au final, la moitié des dossiers peut faire l’objet d’une enquête, d’ailleurs déjà en cours. J’ai malheureusement peu de doutes sur le fait que notre instruction dépassera six mois. Nous sommes pourtant dans la même recherche de célérité que vous.

Le quatrième point que je voulais aborder a trait à la protection des journalistes. C’est certainement le point le plus critiqué à l’occasion de la rédaction du schéma national du maintien de l’ordre. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 10 juin 2021, a censuré la condition d’accréditation auprès des forces de l’ordre ainsi que l’obligation de dispersion. Le nouveau schéma a été largement réécrit à la suite de cette décision de justice. À l’issue des travaux de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre présidée par Jean-Marie Delarue, créée dans la lignée du débat sur l’article 24 de la proposition de loi relative à la sécurité globale. Il y a été précisé que les journalistes circulent librement au sein des dispositifs de sécurité, qu’ils continuent à exercer leur mission lors de la dispersion d’un attroupement et qu’ils ont la possibilité de porter des équipements de protection. Je vérifierai le respect de ce nouveau cadre lors de l’examen des réclamations reçues, qui sont au nombre de six. C’est une nouveauté des manifestations du printemps puisque cela n’existait pas auparavant.

Sur la pratique de l’encerclement ou de l’engagement, elle consiste à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation ou à proximité immédiate de celle-ci. Elle a lieu au moyen d’un encerclement par les forces de l’ordre qui empêche d’entrer ou de sortir d’un périmètre défini. Le terme de nasse est régulièrement utilisé par les médias. Cette technique ne fait pas partie des enseignements officiels. Elle n’a pas non plus de base légale. Selon les autorités, elle est utilisée pour procéder à des interpellations ou pour immobiliser une nébuleuse afin de la neutraliser. Dans la décision-cadre du 9 juillet 2020 que j’évoquais plus tôt, nous avions réitéré notre recommandation de mettre fin à cette pratique. Il s’agit purement et simplement de priver des citoyens de liberté sans cadre juridique. Une attention particulière doit aussi être accordée aux observateurs identifiables. Dans sa nouvelle version, le schéma national du maintien de l’ordre prévoit, afin d’éviter le recours à des techniques présentant des risques d’atteinte aux personnes, qu’il peut être recouru à l’encerclement d’un groupe de manifestants pour prévenir ou faire cesser des violences graves et imminentes contre les personnes et les biens. Cet encerclement doit, dès que les circonstances de l’ordre public le permettent, systématiquement ménager un point de sortie contrôlé. Ce dernier point correspondait à une de nos remarques. Mais la rédaction retenue est ambiguë puisque les circonstances de l’ordre public doivent permettre cette échappatoire. Les saisines qui portent sur cette problématique concernent 22 réclamations.

Quant à l’usage des drones, nous avons eu l’occasion de nous prononcer, au cours des années 2020 et 2021, dans des avis sur la proposition de loi relative à la sécurité globale et sur le projet de loi relatif à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure. Nous avions écrit que l’usage d’un outil si intrusif est susceptible de porter notamment atteinte à la liberté de manifester, faute d’un encadrement strict. Depuis, le juge des référés du Conseil d’État a validé, le 24 mai 2023, l’emploi de drones par les forces de l’ordre pour survoler les cortèges du 1er mai. Le Conseil d’État a rappelé qu’il se prononcerait ultérieurement au fond sur la légalité du décret issu de la loi du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure.

En ce qui concerne la désescalade, nous avions publié en 2021 une étude intitulée Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires. Rédigée par une équipe de chercheurs entre décembre 2018 et juin 2021, et conduite avec la participation de la police et de la gendarmerie nationales, l’étude interroge le modèle français de maintien de l’ordre et sa vision « confrontationnelle ». Les chercheurs soulignent les difficultés que crée le recours aux forces locales de sécurité, habituées aux interpellations individuelles et insuffisamment formées au maintien de l’ordre visant la mise à distance des foules. Ils constatent une inadéquation se traduisant souvent par la mise en danger des manifestants. Revenant aussi sur l’enjeu du traitement médiatique des cortèges, stratégique pour les manifestants et de plus en plus important pour les forces de l’ordre, l’étude fait état d’une dangereuse tentation de face-à-face. Elle s’attarde sur la judiciarisation du maintien de l’ordre, véritable rupture de paradigme aux multiples effets. Elle évoque enfin le modèle belge de gestion négociée de l’espace public, exemple le plus abouti de « police de la facilitation » qui privilégie l’accompagnement des manifestations au contrôle des foules, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas aussi de difficultés chez les Belges. Je continuerai à veiller à la mise en œuvre de ces pratiques, notamment au travers des 174 réclamations individuelles reçues concernant la période étudiée par votre commission d’enquête.

J’espère que cette présentation aura contribué à vos réflexions pour aboutir à un rapport et à des recommandations permettant un juste équilibre entre la nécessité de maintien de l’ordre et l’exercice de la liberté de manifester.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vos propos sont extrêmement éclairants et utiles, comme souvent de la part de votre autorité publique indépendante. Nous avons régulièrement l’occasion de vous écouter et de prendre en considération, quand nous le pouvons, vos propositions et vos remarques.

Plusieurs questions me viennent à l’esprit. La première est très directe : la France a-t-elle un problème avec ses forces de l’ordre ? Quelles sont les modifications du schéma national du maintien de l’ordre que vous estimez nécessaires, voire urgemment nécessaires ?

Enfin, il vous souvient peut-être que, dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur du 24 janvier 2023, c’est-à-dire la dernière fois que nous avons l’occasion de nous rencontrer, ma collègue députée Cécile Untermaier et moi avions proposé d’intégrer au rapport annexé la création, par le ministère de l’intérieur, d’un collège de déontologie présidé par une autorité indépendante, extérieure au ministère. Avez-vous été associée à la constitution de ce collège ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je commencerai à répondre à vos questions, puis Pauline Caby et Benoît Narbey compléteront.

Votre question sur les forces de l’ordre attend une réponse par oui ou non, mais je n’y répondrai pas en ces termes. Je pense que nous avons un vrai travail de réflexion à mener sur le lien entre police et population et sur la question de la confiance. Je n’utiliserai pas les termes que vous avez employés ; toutefois, je pense extrêmement important de se poser des questions. Je suis convaincue que notre travail contribue à la confiance de la population dans sa police. Lorsqu’un contrôle externe indépendant constate un usage disproportionné de la force, ou des atteintes et un non-respect de la déontologie, cela protège aussi les policiers et les gendarmes. Il est important de le reconnaître au moment où nous connaissons un certain nombre de difficultés. Je répète souvent que le contrôle de la déontologie s’effectue d’abord par les pairs, ensuite par l’encadrement. Il y a évidemment l’importance du contrôle interne et je continuerai à vanter le rôle des inspections générales. Mais le contrôle externe est indispensable. Il existe dans toutes les démocraties parce qu’il faut un regard indépendant, qui d’ailleurs ne dispose pas toujours des moyens nécessaires à son travail.

Sur la question de la modification du schéma national du maintien de l’ordre, nous avions rendu un avis et nous avions échangé de manière constructive avec le ministre de l’intérieur à cette occasion. Un certain nombre de nos recommandations ont été suivies. Elles figurent désormais dans le schéma sur le port obligatoire du RIO, l’interdiction du port de la cagoule ou encore sur la communication. En revanche, je ne suis pas toujours certaine qu’elles soient complètement appliquées. Même ce qui figure dans le schéma et qui paraît aller dans le bon sens n’est pas toujours respecté. D’autres de nos recommandations n’ont pas été suivies, dont celle d’écarter les lanceurs de balles de défense et les grenades. Je vous redis que nous sommes le seul pays d’Europe à les utiliser. Si nous prenons cette position, c’est que nous avons vu trop d’accidents et de blessés avec ces armes de force intermédiaire. Il y a donc des points qui avancent dans ce schéma national du maintien de l’ordre. Mais il faudrait aller plus loin.

Concernant le collège de déontologie issu de la loi du 24 janvier 2023, il est en cours de création. Nous n’avons pas été contactés.

Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Si je puis me permettre, il s’agit du collège de déontologie du ministère de l’intérieur. En tant qu’autorité administrative indépendante, il nous serait difficile d’y prendre part. Nous échangeons régulièrement avec le ministère de l’intérieur, notamment sur le schéma national du maintien de l’ordre. Mais s’agissant de ce collège, il n’est pas du tout prévu que nous l’intégrions.

M. le président Patrick Hetzel. Je souhaite évoquer les grenades GLI-F4. Hier, nous avons auditionné M. Christophe Castaner. Il a expliqué avoir pris la décision, justement à la suite des rapports qui avaient été rendus, d’écarter ces grenades du maintien de l’ordre. Il indiquait que 80 000 d’entre elles, qui étaient en stock, avaient été détruites. Pouvez-vous le confirmer ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je ne peux pas vous confirmer si elles ont été détruites. Il est encore trop tôt, sur la base des réclamations reçues, pour savoir si elles ont été utilisées ou pas. Mais nous avons immédiatement été frappés par la baisse du nombre de blessés dus à l’usage général de grenades. Nous avons bien compris que les consignes étaient de moins les utiliser.

M. le président Patrick Hetzel. Quant à l’identification des agents, l’outil pour y parvenir est le RIO. Je vois tout de même une difficulté, que vous avez d’ailleurs évoquée dans l’un des cas que vous mentionniez et qui concerne le policier en civil. Un agent, dès lors qu’il porte le RIO, n’est plus en civil. Avez-vous des préconisations pour résoudre cette difficulté ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je peux seulement parler de la situation concrète que j’évoquais. C’est l’une des premières décisions rendues à mon arrivée. J’avais été étonnée car ce cas concernait un jeune homme à terre et maîtrisé, sur lequel un policier continuait de frapper. Il s’agissait vraiment d’un usage disproportionné de la force. Nous avons cherché à savoir de qui il s’agissait. Mais il était en civil. Aucun de ses collègues alentour ne connaissait son identité, pas même son encadrement. Sur le plan de la confiance dans la police, c’est excessivement délétère. Je peux comprendre le principe du policier en civil. Je ne suis pas naïve. Mais quand il fait usage de la force, que cet usage est disproportionné et que ce policier n’est pas reconnaissable, cela pose un problème. Le brassard police le rend identifiable. Nous en sommes bien d’accord.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous avez fait état de nombreuses pratiques illégales de la part des forces de l’ordre à l’encontre de manifestants. Dans un passé récent, vous aviez déjà exprimé avoir été choquée par les images de répression de ces manifestants et par, je cite, des « propos totalement inadmissibles de la part de membres des forces de l’ordre ». Vous avez parlé d’agents qui ne respectent ni la loi ni la déontologie.

J’ai deux questions à vous poser. Premièrement, selon vous, l’État a-t-il une responsabilité dans les violences constatées en manifestation ? Deuxièmement, la démocratie s’exprime notamment par la liberté de manifester. En considérant les éléments dont vous avez connaissance, le droit de manifester, en France, est-il aujourd’hui amoindri et menacé, ce qui aurait pour effet que la démocratie, en France, serait amoindrie et menacée ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Il ne vous a pas échappé que j’ai beaucoup utilisé le conditionnel pour parler des réclamations que nous traitons. Je veux rester très prudente car nous pensons qu’il faudra de l’ordre d’un an pour rendre des décisions. Il y aura à la fois des décisions individuelles et une décision-cadre sur ce que nous aurons observé, comme nous l’avons fait à l’époque des gilets jaunes. C’est pourquoi il est beaucoup trop tôt pour en tirer des conclusions.

Vous faites référence à un communiqué de presse que nous avons publié au moment où étaient publiées un certain nombre de vidéos qui, manifestement, ne nécessitaient pas le conditionnel. Quand une personne sans domicile, place de la Bastille, est filmée en train de se faire insulter, je suis capable de le voir. Nous nous sommes autosaisis de cette situation, s’agissant d’une personne particulièrement vulnérable qui ne nous connaît pas nécessairement et qui ne penserait probablement pas à nous solliciter.

S’agissant de votre question sur la responsabilité de l’État, posée de cette manière, je ne peux répondre par oui ou par non. Il existe une responsabilité de l’ensemble des forces de l’ordre à reconnaître un usage disproportionné de la force ou des propos irrespectueux du code de déontologie. Ce sont ces situations qu’il faut signaler et que nous allons observer. C’est dans ce rôle que nous sommes utiles, en complément de la justice. Nous sentons bien qu’à certains moments, il y a une mauvaise compréhension du fait que l’autorité judiciaire est déjà saisie de l’affaire. Certains ne comprennent pas pourquoi nous sommes autosaisis alors que notre rôle est justement d’aller chercher des explications et d’observer la formation des personnels mis en cause, leur encadrement et les communications entre eux. Ce travail nous paraît important. Il rejoint la question d’une dimension systémique que vous posiez. Ce qui nous intéresse, c’est d’identifier ce qui, dans l’organisation, peut générer ces propos ou ces actes contraires à la déontologie.

Sur la question essentielle de la liberté de manifester, le premier objectif du schéma national du maintien de l’ordre est le respect du droit de manifester. C’est notre responsabilité démocratique et vous avez raison de dire que c’est l’une des composantes de la démocratie. Celle-ci ne se résume pas au vote : c’est aussi la liberté associative et la liberté de manifester. Si nous nous prononçons sur ces questions, c’est bien parce que nous cherchons à observer si cette liberté de manifester peut être obérée du fait des risques pris par les manifestants, dans le respect de l’intégrité physique des manifestants et des forces de l’ordre. Ce sont les deux éléments cardinaux. Honnêtement, pour ce qui est de l’épisode de ce printemps, il est trop tôt pour répondre à votre question. J’en suis désolée. Je sens bien que le temps de l’enquête n’est pas celui de votre commission. Ce n’est pas le temps médiatique non plus. Mais le sérieux de notre travail réside dans nos enquêtes contradictoires. Nous réclamons des pièces. Nous allons auditionner les parties prenantes.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous avez raison d’être prudente sur les cas les plus récents, dont l’instruction est en cours. Mais vous en avez documenté d’autres. Vous avez enquêté sur plusieurs dossiers. C’est pourquoi je vais peut-être élargir ma question. Si vous prenez du recul sur la question des manifestations en France et si nous nous projetons trois ans en arrière, sur la base des cas que vous avez pu étudier, avez-vous constaté une réelle responsabilité de l’État dans l’escalade de la violence ? Avez-vous le sentiment que le droit de manifester aujourd’hui n’est pas garanti comme il devrait l’être pour tous les citoyens ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Nous observons une peur de manifester chez certaines personnes en raison des risques physiques encourus. La question de la protection physique est absolument essentielle. Je ne nie pas sa complexité car le sujet des black blocs est excessivement délicat et multifactoriel. Je ne peux donc pas y répondre de manière simpliste. Ce qui est sûr, c’est que nous avons constaté à certains moments, d’abord avec la loi El Khomri puis avec les gilets jaunes, une augmentation des violences de la part des forces de l’ordre, qui n’étaient ni nécessaires ni proportionnées. Cette augmentation est liée à plusieurs facteurs, dont l’utilisation des armes de force intermédiaire. C’est pourquoi nous rappelons que, dans les autres pays d’Europe, elles ne sont pas utilisées pour de bonnes raisons : parce que les risques sont trop importants. Oui, certaines personnes disent avoir peur de manifester à cause des risques pour leur intégrité physique.

Il est de la responsabilité de l’État de garantir la liberté de manifester dans des conditions correctes. Je ne serai pas aussi directe que vous sur une régression de ce droit, mais un certain nombre de petites atteintes finissent par poser problème. Quand l’usage de la force est inadmissible car ni nécessaire ni proportionné, quand des propos sont inadmissibles, il est important qu’il y ait condamnation. Depuis le début de mon mandat, nous avons rendu douze décisions demandant des poursuites disciplinaires. Quatre situations qui ont fait l’objet d’un rappel à la loi ou au règlement. Nous souhaitions une sanction plus importante et nous pensions que des poursuites disciplinaires s’imposaient, car c’est par elles qu’on rétablira la confiance. Ce point me paraît essentiel.

Mme Sandra Marsaud (RE). Je tiens à saluer votre travail. J’ai eu l’occasion de saisir vos services sur des questions très préoccupantes concernant des citoyens charentais. Je tenais à vous remercier des retours de vos services.

À travers les réclamations dont vous êtes saisie et à travers vos investigations, quelle est votre connaissance de la violence des groupuscules qui souvent viennent en découdre, ainsi que l’ont exprimé certains des universitaires et chercheurs auditionnés par cette commission d’enquête ? S’agit-il d’une donnée d’analyse complémentaire dans vos investigations ? Vous l’avez rapidement évoqué en faisant allusion aux black blocs.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Votre question est intéressante. Elle m’oblige à préciser nos missions. Nous sommes chargés du contrôle de la déontologie des forces de sécurité. Nous n’avons absolument pas compétence pour instruire les violences commises contre les forces de l’ordre. Alors, je ne suis pas en mesure de répondre à votre question. Mes réponses en matière de déontologie se basent sur les réclamations reçues et les enquêtes menées. Il en découle un certain nombre de recommandations. En revanche, nous ne documentons pas les violences commises contre des forces de l’ordre, des boutiques ou des passants. C’est du ressort de l’autorité judiciaire.

Mme Sandra Marsaud (RE). Peut-être pouvez-vous préciser le type d’investigations que vous menez ? Peut-être êtes-vous amenée à solliciter l’avis de forces de l’ordre et de différents agents, qui vous apportent une vision des situations vécues ? C’était en ce sens que je posais la question.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Nos réclamants ne sont pas identifiés. J’ai l’intime conviction qu’ils n’appartiennent pas aux black blocs, qui ne nous saisissent pas parce qu’ils défient toute autorité, la nôtre comprise.

En ce qui concerne la manière dont nous enquêtons, nous demandons des pièces et nous entendons les différentes parties prenantes. Nous avons aussi des échanges réguliers avec les forces de l’ordre, gendarmerie et police. Une partie des équipes du pôle de déontologie des forces de sécurité, avec Pauline Caby, est par exemple allée à Saint-Astier voir l’entraînement des gendarmes. Nos échanges sont fréquents, apaisés et constructifs. C’est la même chose avec les inspections générales comme avec nos homologues en Europe et au Québec. Nous avons participé récemment à une réunion du Conseil de l’Europe qui rassemblait forces de l’ordre et contrôles externes de leur déontologie.

Benoît Narbey, chef du pôle déontologie de la sécurité. Concrètement, comme nous avons l’habitude de le faire dans ce type de réclamation, nous demandons tout d’abord la conservation et la transmission des vidéos. Nous répondrons par écrit à vos interrogations, notamment sur la localisation des saisines. Beaucoup se sont déroulées à Paris. Nous avons donc rédigé un grand nombre de demandes adressées au préfet de police, mais également aux maires de diverses communes. Nous avons reçu communication de ces éléments.

Lorsque des procédures pénales sont en cours, nous demandons l’accord de l’autorité judiciaire saisie des faits. Pour le moment, ce feu vert nous manque sur 35 réclamations, sur lesquelles nos investigations sont donc suspendues. Dans les autres dossiers, en fonction de ce que montrent les vidéos, nous demandons des rapports. C’est notamment le cas sur l’encerclement et les nasses : nous avons demandé un certain nombre de pièces puisqu’il n’y avait pas d’enquête judiciaire. Nous sollicitons un procès-verbal d’ambiance sur le contexte dans lequel policiers et gendarmes ont décidé de recourir à l’encagement, la façon dont ils l’ont mis en œuvre, les personnes concernées et l’éventuelle existence d’un point de sortie. Ces éléments sont vérifiés sur les vidéos. En fonction de l’analyse que nous en faisons, si l’on peut penser que des manquements déontologiques ont été commis ou que les pièces demandées ne répondent pas à l’ensemble des griefs, nous convoquons les personnes en audition, le supérieur qui a donné les instructions et l’agent qui les a exécutées. Nous posons des questions et nous rédigeons un procès-verbal des échanges. Au cours de ces auditions, nous présentons tous les éléments réunis. Cela permet d’établir les faits, mais également de recueillir des explications. Nous demandons aux agents quelles formations ils ont reçu et quelles étaient les instructions diffusées, puis nous les interrogeons sur l’événement en tant que tel et sur l’incident. L’agent explique ce qu’il a fait, comment et avec quels outils. C’est seulement à l’issue de ces investigations que nous analysons l’ensemble du dossier pour déterminer s’il y a eu manquement. Si c’est le cas, nous rédigeons une note récapitulative, sorte de pré-décision dans laquelle nous présentons nos investigations et notre analyse juridique. La personne dispose d’un délai pour répliquer, apporter éventuellement de nouveaux éléments ou soutenir une autre analyse. À l’issue de cette dernière phase, les services rédigent un projet de décision soumis à l’analyse de la Défenseure des droits et du collège de déontologie de la sécurité.

Dans l’ensemble de ces investigations, des agents viennent régulièrement au siège de l’institution amener des vidéos. Ils les transmettent aussi par des liens sécurisés. Les demandes de rapports et d’explications prennent un peu plus de temps. Pour le moment, nous attendons des réponses de la part des différentes directions d’emploi sollicitées.

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Vous comprenez pourquoi tout cela prendra un an. J’insiste sur le fait que toutes les décisions que nous rendons en déontologie des forces de sécurité passent devant un collège comprenant des personnalités nommées par la présidente de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, la Cour de cassation et le Conseil d’État. Parmi elles figure l’ancien directeur général de la police nationale Claude Baland. Depuis mon arrivée, presque toutes les décisions ont été prises à l’unanimité. Seules deux situations ont nécessité un vote. Cela donne une grande force à nos prises de position.

Mme Sandra Marsaud (RE). Dans le cadre de vos investigations, avez-vous connaissance du contexte ? Au-delà des agissements pour lesquels vous êtes saisis, pouvez-vous identifier, sur les vidéos, la présence de black blocs, par exemple ?

Mme Claire Hédon, Défenseure des droits. Je vous répondrai à la fois oui et non. Dans l’affaire dont je vous ai parlé auparavant, qui impliquait un policier dont le RIO n’était pas visible et un jeune homme mis à terre et maîtrisé, la question essentielle était l’usage non nécessaire et disproportionné de la force. Ce jeune homme était maintenu au sol. Peu importe ce qu’il avait fait auparavant, ce n’était pas le sujet. Le sujet était qu’une personne maîtrisée et contrôlée n’a pas à faire l’objet d’un usage de la force. C’est excessivement délétère.

Le contexte est important. Mais le fait lui-même, au moment où la personne est maîtrisée, est déterminant. Je ne nie pas la fatigue des policiers et des gendarmes, ou les conditions dans lesquelles ils interviennent. Bien sûr, nous cherchons à comprendre ces éléments de contexte. Cependant, ils ne justifient en rien un usage disproportionné de la force.

Mme Pauline Caby, adjointe en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité. Indépendamment de la personnalité du réclamant sur laquelle nous n’investiguons pas particulièrement, notamment pour savoir si c’est ou non un black bloc, puisque la question consiste à savoir si l’usage de la force est légitime, nécessaire et proportionné, cela implique d’analyser, au-delà du geste en lui-même, la totalité de la scène pour en comprendre le contexte. C’est à cette fin que nous tentons de récupérer des vidéos. Mais l’image ne suffit pas. L’image d’un coup, par exemple, ne montre pas pourquoi il a été donné, s’il était adapté, nécessaire et proportionné. Ce sont les trois conditions posées par la loi.

M. le président Patrick Hetzel. Nous vous remercions infiniment pour cet échange. Mes chers collègues, nous terminons cette audition et, par-là même, les auditions pour cette semaine.

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  1.   Audition de M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019) (18 juillet 2023)

La commission auditionne M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019) ([25]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour entamer nos auditions de la semaine. Comme le savent les membres du bureau qui ont pris part au déplacement, nous étions hier à Bordeaux pour rencontrer les autorités locales et les acteurs de la vie économique de la ville. Nous les avons interrogés sur les violences commises en marge des manifestations du printemps dernier dont le paroxysme a été atteint lorsque la porte d’entrée de l’Hôtel de ville a été incendiée. Les échanges ont été très riches. Je ne doute pas que le rapport en expose les éléments les plus significatifs.

Nous accueillons M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Rennes II. Vous êtes spécialiste de l’ethnographie des violences émeutières et de la guerre, et vous étiez d’ailleurs récemment en Ukraine. Vous avez signé un ouvrage intitulé Le vertige de l’émeute – de la ZAD aux gilets jaunes, qui est paru en 2019. Si ce livre est antérieur aux événements de ce printemps qui intéressent plus particulièrement la commission d’enquête, vous pourrez néanmoins nous dire si, selon vous, ils s’inscrivent dans un continuum ou s’ils constituent une rupture significative.

Il me revient d’ouvrir les débats en posant les premières questions. En premier lieu, vous notez dans votre ouvrage que les épisodes émeutiers depuis le mouvement contre le contrat première embauche, en 2006, se caractérisent moins par leur intensité violente que par une « casuistique de la ruse » qui privilégie la provocation et l’évitement à la confrontation directe. Les événements récents, notamment à Sainte-Soline où certains revendiquaient une volonté explicite d’aller à l’affrontement, vous amènent-ils à revoir votre appréciation ?

En second lieu, au regard de vos études sur les précortèges, diriez-vous qu’il existe un profil de l’émeutier caractérisé par un âge, un sexe, une catégorie socioprofessionnelle ? Pourquoi devient-on émeutier et, ce qui est tout aussi important, pourquoi cesse-t-on de l’être ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Romain Huët prête serment.)

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Avant de répondre à vos questions, je tiens à préciser quelles sont mes préoccupations intellectuelles car elles forment le cadre d’étude à travers lequel je travaille sur la violence. La question à laquelle tentent de répondre mes travaux sur les violences émeutières, mais également sur la guerre, est la suivante : comment quelqu’un d’ordinaire devient-il combattant ? Pourquoi accepte-t-on de tuer et de mourir à des fins politiques ? Derrière ces questions propres à la guerre s’en dessine d’autres : quels sont les effets subjectifs d’une exposition durable à la violence ? Comment notre subjectivité et notre rapport au monde en sont-ils affectés ?

Mon travail sur les violences émeutières a suivi cette direction : pourquoi, au lieu de susciter de la répulsion et de la peur, les émeutes peuvent-elles exercer un pouvoir d’attraction ? Comment se fait-il qu’une atmosphère presque joyeuse, sans faire exclusion d’un sentiment de panique, puisse s’observer dans les émeutes ? Comment le moment de l’émeute peut-il être source d’émotions si contradictoires ? J’ai ainsi d’abord cherché à reconstituer le geste émeutier. Comment se vit-il ? Comment s’éprouve-t-il corporellement ? Ensuite, que disent les émeutes de notre époque et de notre relation au monde ?

S’agissant des différents niveaux d’intensité de la violence, j’ai le sentiment que le rapport vis-à-vis des violentes émeutières n’est pas tout à fait rationnel. Certes, les émeutes ont quelque chose de spectaculaire. Les poubelles et les voitures enflammées, les rues désordonnées donnent à voir une forme de chaos localisé et ponctuel. On appréhende ainsi l’émeute comme une pure rage destructrice : une foule incontrôlée réagirait sous le coup de ses propres impulsions, de manière primitive.

J’essaie, au contraire, de démontrer que ce n’est pas du tout le cas, ou du moins très rarement. C’est une violence, au contraire, très domestiquée. Par cela, j’entends qu’elle a ses règles. Une émeute ne démarre pas si un certain nombre de conditions ne sont pas réunies. Plusieurs d’entre elles, d’ailleurs, dépendent de la police. Ainsi, il est rare qu’une émeute commence avant que les forces de l’ordre soient équipées.

Je n’euphémise pas les affrontements ou la violence. Mais il faut avoir en tête que cette violence est de faible intensité par opposition à la guerre que l’on rattache, en sciences sociales, aux violences de très forte intensité. En effet, ce sont généralement des outils de distance qui sont utilisés lors des émeutes, des projectiles, afin d’éviter un corps-à-corps que l’on peut observer, bien entendu, mais en réalité de manière très ponctuelle.

Je ne sous-entends pas qu’il y aurait une montée en intensité des violences. Mais la violence est une performance interactionnelle. Elle dépend d’un grand nombre de facteurs tels que la configuration de l’espace urbain, les forces de police en présence ou la composition du cortège. Or, depuis quelques années, la gestion du maintien de l’ordre est devenue purement technique. Sa ligne de mire consiste à mieux gouverner ces foules qui débordent. Cette réflexion entraîne une montée en intensité de la violence. On attend ainsi des forces de l’ordre des affrontements au corps-à-corps et une plus grande réactivité, qui ont une certaine efficacité dans les rues de toute évidence. En revanche, le seuil de l’intensité en a inévitablement été rehaussé, et les résistances rebondissent toujours. Les violences ont donc tendance à être un peu plus subtiles qu’elles ne l’étaient par le passé. L’origine, selon moi, en est l’interaction et la manière dont elle est vécue entre les forces de l’ordre et les émeutiers.

J’ignore si certains d’entre vous ont déjà observé ou participé à une émeute, ne serait-ce que pour la comprendre. On y voit que les violences sont très peu directes. Le lynchage des forces de l’ordre est heureusement plutôt rare ! Les émeutiers cherchent au contraire à maintenir la distance. J’y vois pour ma part un simulacre de violence, avec un perfectionnement très limité de l’utilisation et de l’administration même de la violence.

La question du profil de l’émeutier, qui revient fréquemment, est source d’une forme de fascination. Je vous dirais volontiers que les émeutiers sont probablement vos enfants ou les miens – un peu tout le monde. Il est difficile de les caractériser précisément de manière psychologique. Dans le cas du mouvement social d’opposition à la réforme des retraites, qui sont les membres du cortège de tête ? Ils sont nombreux : ce n’est pas le black bloc qui l’entraîne et le contrôle. Les participants sont majoritairement présents parce qu’ils sont persuadés qu’il va se passer quelque chose. Et il se passera quelque chose. Cela en dit long sur notre rapport au politique et sur notre difficulté à trouver des prises sur le monde dans lequel nous vivons, mais aussi sur le sentiment de déception et d’impuissance que beaucoup expérimentent. Au fond, ce cortège de tête est constitué de personnes qui s’improvisent black blocs et qui, pour la plupart, ne font absolument rien d’autre qu’accompagner le mouvement en raison d’un sentiment de fascination, de quasi-effervescence collective.

Pourquoi ? Mon hypothèse est que, de manière subjective et symbolique, l’émeute donne lieu à une rencontre brutale avec le pouvoir de deux manières.

Premièrement, dans un mouvement social ou une émeute, le pouvoir surgit, incarné par les forces de l’ordre. Michel Foucault explique que le pouvoir traverse quotidiennement nos vies de manière subtile. Or, dans une émeute, cette rencontre est dépourvue de subtilité : la matraque est le bout du pouvoir et l’image d’un pouvoir qui est à bout. L’émeute objective un pouvoir qui n’a plus rien de sophistiqué. Elle fait surgir le pouvoir et le met ponctuellement en déroute, ne serait-ce qu’en faisant échec à la mise en carte préparée par les préfectures. Les manifestations sauvages ne sont pas toujours violentes. Elles peuvent se traduire par des casses mais aussi par des expressions de joie. Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, c’était la joie d’avoir déjoué la planification stratégique et le contrôle de l’espace autorisé pour les manifestants. Il y a eu assez peu d’affrontements dans ce cadre. Or, cette rencontre brutale avec le pouvoir est quasiment impossible dans la vie quotidienne.

Deuxièmement, j’ai cherché à comprendre le geste destructif. Qu’éprouve-t-on dans le fait de casser la vitrine d’une banque ? Chacun sait qu’il ne fera pas tomber l’institution bancaire par ce simple geste. En revanche, ces destructions sont vécues comme une épreuve tactile du politique. Elles donnent à voir l’image d’un pouvoir qui s’effondre avec fracas, et ce bruit participe à cette atmosphère : on applaudi, car on assiste au spectacle de l’effondrement momentané et symbolique des structures, des ordres. Avoir dans les mains un bout de verre, c’est avoir dans les mains un bout du pouvoir, qu’on a fait s’effondrer. Si on le serre trop fort, il nous blesse. L’émeute violente est une quête charnelle du politique.

Je ne crois pas qu’il existe de prédisposition sociologique à l’émeute ou de processus de socialisation. Les derniers épisodes ont montré que les émeutes sont le fait de personnes tout à fait ordinaires sous l’effet d’une saturation, de l’attente d’événements concrets dans l’existence et d’une très forte déception de leur rapport au monde. Elles ne croient plus véritablement au monde dans lequel elles vivent. Ce dernier ne leur apparaît pas susceptible, à l’avenir, de leur offrir une promesse d’accomplissement. J’y vois une crise politique fondamentale qui explique ces gestes de détresse.

Geste de détresse politique, l’émeute est le signe d’un monde qui n’offre plus de perspective de dialogue, que l’on ne peut plus transformer patiemment. Elle est la manifestation d’une impuissance politique. Si autant de personnes s’associent à ces événements, en purs spectateurs ou en agissant davantage, c’est la marque d’un rapport désespéré au politique et d’un désir de monde malgré tout, mais d’un monde qui devrait être différent.

L’émeute ne doit pas être perçue comme un pur geste nihiliste, même si cette vision peut s’appliquer dans certains cas. Généralement, elle témoigne d’un rapport très politique au monde et d’un regain d’intérêt pour ce dernier. Il se manifeste par des pratiques qui tentent de le mettre à défaut ponctuellement, parce qu’habituellement, il ne bouge pas. L’émeute donne le sentiment que l’immuable se fissure. Cela reste symbolique puisque, quelques heures plus tard, la vie reprendra son cours.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez employé le terme de résistants. Il a une autre signification. Qu’entendez-vous par là ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Je n’ai pas parlé de résistants, mais de résistance. J’y vois une manière de répondre à quelque chose qui contrarie, oblige et contraint le participant à l’émeute.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous expliquez que la participation à l’émeute ne procède pas d’un processus de socialisation ni d’un ressort idéologique. Il semblerait tout de même que cohabitent des objectifs très différents, notamment dans les précortèges. Certaines personnes sont présentes parce qu’elles refusent le carré syndical ou intersyndical, et qu’elles souhaitent manifester hors du cadre institutionnel de contestation. D’autres rejoignent le cortège de tête par solidarité spontanée : notre visite à Bordeaux hier nous a confirmé que des profils inattendus pouvaient s’y trouver. Enfin, on y rencontre des personnes très organisées, aux visées politiques relativement précises même si elles sont générales : je pense ici à l’ultragauche. Les services de renseignement et les forces de l’ordre parlent également d’ultra-jeunes. Avez-vous observé ce type de profil lors de vos recherches ?

Par ailleurs, nos auditions ont attiré mon attention sur l’espace de la non-violence. On a le sentiment d’une forme de glissement : des structures associatives ou des groupements de fait se disent non violents, considérant que seules les atteintes aux personnes constituent une forme de violence et renvoyant quasiment à la définition de la violence du code pénal. Au fond, les dégradations matérielles et les risques qu’elles entraînent sont tolérés, voire justifiés, en tout cas compréhensibles et compris. À Bordeaux, un élu disait entendre ces phénomènes. Avez-vous travaillé sur la désobéissance civile, sur l’espace de la non-violence et sur ce glissement vers un espace de la non-violence toujours plus violent ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Certains participants se solidarisent en effet spontanément avec les émeutiers au cours de l’événement, sans s’être préparés auprès de groupes socialisés à la violence. D’autres sont davantage préparés, mais en réalité de manière assez rudimentaire.

Cependant, on ne peut considérer que l’essentiel du problème est le fait d’une stratégie du black bloc. Sans cet effet de solidarité spontanée, le black bloc ne pourrait absolument rien faire. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse à ce mouvement d’abandon des cortèges syndicaux par de nombreuses personnes pour rejoindre le cortège de tête. C’est parce qu’il est massif que ce mouvement peut donner lieu à ce type de violence.

M. Florent Boudié, rapporteur. L’appui sur cet effet de solidarisation est-il une stratégie de groupes plus organisés ? Nous avons compris que ces derniers sont faiblement structurés. L’ultragauche en particulier cherche-t-elle à jouer sur cet effet de masse ? Le préfet de police de Paris a indiqué que 15 000 personnes ont pu être dénombrées dans un précortège. C’est considérable ! J’entends que les personnes qui utilisent les méthodes du black bloc instrumentalisent cet effet de masse.

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Il est impossible pour des groupes d’ultragauche d’élaborer une stratégie susceptible d’attirer 15 000 personnes dans un cortège. J’estime plutôt que le cortège de tête est rejoint par un très grand nombre de personnes qui attendent que quelque chose se passe avec, parfois, une forme d’impatience.

La présence de la foule limite, en effet, le risque d’être attrapé par la police. Grégoire Chamayou avait développé l’image de cette chasse urbaine – le policier étant le chasseur et l’émeutier la proie, mais la situation pouvant s’inverser. Or, le plaisir de la chasse est de déjouer le plan du chasseur. Cette charge affective est importante. Quand des personnes courent dans la rue sans rien faire d’autre – la grande majorité des participants ne commettent pas de violences, ces dernières étant le fait d’un nombre de personnes réduit – on observe une forme de propulsion affective dans ce jeu. Le terme de jeu ne veut en rien dire que je prends ce phénomène avec légèreté, puisqu’il traduit surtout une très forte détresse politique. C’est la manière dont les participants peuvent le vivre.

S’agissant de votre deuxième question, depuis la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », et plus encore durant les gilets jaunes, la compréhension de cette violence s’est transformée. La saturation des énergies inemployées s’est déversée par ce moyen. N’oublions pas qu’en 2016, lors du mouvement social contre la loi « travail », les personnes qui seraient plus tard des gilets jaunes étaient les premières à condamner massivement les violences des manifestants. D’abord, ces gens descendaient peu dans la rue. Or, des personnes qui n’étaient pas du tout préparées à se retrouver dans des situations de violence s’y sont laissées entraîner rapidement. Cela doit nous interroger sur la relation entre les manifestants et les forces de l’ordre. Le maintien de l’ordre n’est pas une simple question technique. Il suppose une forme de subtilité interactionnelle, et un peu de sociologie pour comprendre la foule que l’on a face à soi.

Quelque chose a changé. Désormais, en France, avant d’aller manifester, les participants prennent une série de précautions parce qu’ils craignent que quelque chose arrive. Ils se donnent par exemple leur numéro de téléphone. Certains se dissimulent sans avoir rien à cacher. D’autres apportent des trousses médicales pour se préparer à d’éventuelles blessures. C’est une nouveauté qui conditionne un climat profondément heurté. Cette appréhension de la manifestation, dans notre pays, en 2023, me paraît particulièrement inquiétante même si elle relève d’une stratégie clairement identifiée du maintien de l’ordre, qui a trait à l’intimidation. Il s’agit de faire hésiter les manifestants dans l’expression de leur colère.

Il faut aussi noter le développement d’un rapport radical d’incommunication avec le pouvoir. Les actes de désobéissance concernent surtout les questions écologiques. Je ne vous apprends rien en vous rappelant qu’une série de diagnostics fait état du désastre de la situation environnementale. Or, le sentiment que ces constats ne sont pas écoutés est largement répandu. La violence est alors l’expérience de l’incommunication. Elle ne peut jamais, en effet, traduire un rapport d’écoute mutuelle. La désobéissance procède du sentiment qu’il faut faire effraction dans le présent, qu’il n’est plus possible d’attendre que la politique constituée affronte véritablement le problème. C’est du moins ce que ressentent ceux qui adoptent ces comportements politiques.

L’acte de désobéissance a également quelque chose d’une épreuve existentielle. Il répond à une quête d’intensification de la vie politique et de la vie en général. Je vous renvoie ici à l’ouvrage de Tristan Garcia, La vie intense, publié en 2016. Il y explique que l’intensité devient une nouvelle aspiration sociale. Cette intensité se cherche un peu partout. L’émeute peut répondre au sentiment d’assèchement de nos vies, à la crise d’expressivité, au sentiment que nos actes quotidiens ont au fond peu d’épaisseur. C’est ce qu’on observe notamment dans le domaine du travail, dont la qualité se dégrade fortement. La réforme des retraites le montre clairement : si les Français ne veulent pas travailler plusieurs années de plus, c’est parce que le travail est de moins en moins vécu comme une forme d’accomplissement. J’ai beau avoir le privilège d’être universitaire, je dois dire que la fonction d’intellectuel est désormais beaucoup plus difficile : on est assiégé par une routine bureaucratique et administrative qui ôte à notre travail une partie de sa qualité. Il est de plus en plus compliqué de trouver le temps d’écrire.

L’émeutier est donc en attente de densité existentielle. Vous ne prendrez jamais de plaisir dans une forme de violence si vous vous reconnaissez à peu près dans la vie que vous menez.

M. le président Patrick Hetzel. Votre approche est à la fois sociologique et anthropologique. Vous vous interrogez en même temps sur le collectif et sur la place de l’individuel au sein de ce collectif.

Les ouvrages de Michel Maffesoli relèvent également de la sociologie interprétative. L’ère des soulèvements, publié en 2021, décrit la survenue de révoltes comme quasiment consubstantielle à l’activité humaine. Dans Le temps des peurs, paru en 2023, l’auteur s’intéresse à l’expression de la peur à travers la violence. Ces travaux vous ont-ils inspiré ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Mon ambition est en effet double. En tant que chercheur et ethnographe, je cherche à comprendre de l’intérieur, par le corps, les phénomènes que j’étudie. Ceci peut me conduire à me placer dans des situations délicates. C’est davantage de la sociologie de la chair décrite par Loïc Wacquant que je m’inspire : cette sociologie par corps, et non par cœur, propose d’éprouver charnellement un phénomène pour en saisir et en restituer l’épaisseur.

Par ailleurs, ma préoccupation est intellectuelle et politique. Lorsqu’on lui demandait ce qu’était la philosophie, Gilles Deleuze répondait par deux questions. Qu’est-ce qui nous arrive ? Que sommes-nous en train de devenir ? J’étudie la guerre et les violences pour réfléchir à nos devenirs, sous l’angle à la fois des forces réactives qui nous traversent et de la démocratie, de la société que nous sommes en train de construire.

Outre les travaux de Gilles Deleuze et Michel Foucault, ceux de Hannah Arendt sont précieux pour comprendre ces mouvements qui réduisent, affaissent et crispent les subjectivités. Ce rapport crispé au monde est, selon moi, révélateur de nombreuses crises. J’ai parlé d’une crise de confiance à l’égard du monde : Hannah Arendt le constatait en son temps. Cette crise s’est depuis largement radicalisée et nous place aujourd’hui dans une situation d’impasse.

Je n’ai pas relu les travaux de Michel Maffesoli depuis ma thèse. Il ne fait pas partie des auteurs qui ont inspiré mon parcours intellectuel. Je ne pourrai donc commenter les deux ouvrages cités.

M. Ludovic Mendes (RE). Quand on lit La violence et le sacré de René Girard, on constate que l’humanité a toujours, dans ses effets de masse, eu besoin de violence et d’émeutiers pour se faire entendre. Cette logique de perte des valeurs qui fondaient la communauté nationale et l’appartenance collective a-t-elle toujours cours ? Le détachement de ce système communautaire pousse chacun à tenter de se faire entendre individuellement, non plus par le débat et la proposition politiques, mais par la violence. Ce phénomène risque de s’aggraver car beaucoup considèrent que ce qu’ils veulent faire entendre est supérieur à tout le reste.

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Je reconnais cette volonté de faire entendre le diagnostic que l’on porte sur le monde dès lors que nos aspirations ne sont pas entendues. Les individus n’attendent plus grand-chose des cadres habituels pensés pour construire le politique. C’est aussi, selon moi, un signe d’impuissance politique important. J’y vois une dégradation de la relation au monde, vécu comme un point d’agression, comme hostile. La crise sanitaire a renforcé ce sentiment selon lequel il n’y a pas grand-chose à espérer.

Dans un deuxième temps, on peut s’interroger sur les moyens utilisés par les individus pour répondre à ce monde en déroute. Je ne suis pas certain que chacun considère sa parole supérieure à celle des autres. En tout cas, on observe un éclatement de la société en groupes très différents qui entretiennent des rapports conflictuels entre eux, dans une forme de guerre. Certains laissent le monde inchangé et approfondissent les tendances en cours. D’autres réagissent pour le remettre à leur portée.

Je veux faire ici le lien avec le complotisme, qui peut se comprendre comme une volonté de reprendre intellectuellement le monde en main. C’est une force réactive, qui prend la forme d’une simplification radicale, mais qui donne le sentiment confortable d’avoir une prise. Dès lors, comment faire pour redonner cette prise aux uns et aux autres ? Comment faire pour croire au monde, et y croire malgré tout comme le demandait Gilles Deleuze ? C’est en effet la précondition du politique. Or, cette crise de la confiance à l’égard du monde produit des emportements.

M. Ludovic Mendes (RE). Les complotistes n’ont d’autre cause et d’idéologie politique que de faire tomber le système qu’ils combattent. La défense de manière virulente d’une seule cause, non d’un ensemble de sujets, permettrait-elle à l’ensemble de ce que nous représentons comme communauté nationale ou internationale de se repenser ?

Je me demande comment recréer ce lien communautaire qui nous rapproche alors même que nous vivons dans des sociétés à l’origine de ces évolutions – certes, dans la durée. Une centaine d’émeutiers peut-elle, doit-elle imposer à des millions de personnes sa manière de penser ? C’est un débat de fond que nous ignorons depuis longtemps. Nous acceptons de regarder à la télévision le massacre de notre communauté parce que nous partons du principe que ces émeutiers ont le droit de défendre leurs idées. Mais ces dernières ne sont pas unanimement partagées. Elles ne répondent pas aux besoins de tous. Ce que ces groupuscules obtiennent par la violence a un impact inverse sur le reste de la population qui, si elle peut être d’accord avec eux sur le fond, ne le sera jamais sur la forme. C’est ce qui explique d’ailleurs la bascule volontaire de l’extrême gauche vers l’extrême droite.

La violence utilisée dans ces manifestations n’aura qu’une seule conséquence : le chaos. Elle ne répondra jamais aux attentes politiques ni aux véritables besoins.

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Votre question est un peu extérieure à mon travail. En effet, je n’évalue jamais la portée morale de l’acte.

Comment la société se pense-t-elle elle-même, dans ce qu’elle a de brutal d’abord et, ensuite, dans ce qu’elle pourrait devenir pour que des vies puissent s’accomplir sans recourir à la violence ? Il est urgent que la société, les forces de l’ordre, les activistes mènent ce travail de réflexion. C’est quand l’acte de penser fait défaut que l’on assiste aux manifestations les plus irrationnelles.

Il serait passionnant de lancer une enquête sur nos relations avec le monde. Elle révèlerait sans doute l’ampleur de nos inquiétudes. Elle nous aiderait à comprendre les attentes existentielles des individus. J’ai récemment travaillé sur la fatigue et le suicide, autrement dit la violence dirigée contre soi-même. Pour comprendre ces questions, il faut se demander ce qui explique un tel désaveu pour la vie, un tel refus du monde. Pourquoi est-il devenu aussi difficile pour un nombre croissant de personnes d’affronter le quotidien, de s’inscrire dans le monde ? Sait-on ce que les individus attendent pour s’accomplir dans l’existence qu’ils mènent ?

S’agissant de l’impact des groupuscules et de leur volonté d’imposer leurs vues, il faut d’abord saisir que ces mouvements existent, qu’ils suscitent l’approbation ou la désapprobation, et se demander ce que cet état de fait traduit. La violence peut briser les ordres. Mais elle ne crée rien.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez indiqué que le niveau d’intensité des émeutes était peu élevé. Lors des manifestations de Sainte-Soline et les rassemblements contre la réforme des retraites, les images ont pourtant montré une violence décomplexée. On n’hésite plus à lancer des engins explosifs improvisés sur des policiers ou des gendarmes, au risque de les tuer ou du moins de les blesser grièvement.

Vous avez évoqué une volonté de confrontation pour expérimenter un certain rapport par le corps. On parle systématiquement de violences policières. Les violences policières n’existent pas. On peut à la rigueur parler de violences illégitimes. Selon vous, peut-on employer ce terme de « violences policières » ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’éléments radicalisés qui usent de la violence pour faire passer un message tandis que les policiers ne feraient que se défendre ?

Vous avez certainement participé à des manifestations lors de vos recherches, à Rennes ou à Nantes. Avez-vous recueilli le témoignage de policiers ou d’éléments radicaux ? Hier, un gendarme nous a expliqué que plusieurs de ses collègues ont eu le sentiment de vivre leurs dernières heures à Sainte-Soline.

Le précortège rassemble des éléments radicaux, mais également des curieux qui ont peut-être aussi envie d’une confrontation indirecte. Lors des sommations, des manifestants pacifiques disent ne pas être au courant que les policiers s’apprêtent à charger. Si un message clair était passé pour les en alerter, pensez-vous que ces personnes s’écarteraient du cortège afin que les forces de l’ordre visent en priorité les éléments radicaux ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Les images de Sainte-Soline sont impressionnantes, à la fois en raison de l’arsenal de munitions tirées et de la détermination de certains manifestants. La scène était clairement déroutante.

Je ne crois pas que l’on assiste à une violence décomplexée car, malgré tout, l’intensité reste relativement faible. Je ne vois pas de transformation importante sur ce plan, même si ce déchaînement peut impressionner. N’oublions pas que des images similaires avaient circulé dès 2016, pendant les manifestations contre la loi « travail ». Si la violence était totalement décomplexée, le lynchage de policiers serait sans doute moins rare.

S’agissant des violences policières, il me paraît clair que des violences illégitimes surviennent. Le maintien de l’ordre est problématique parce qu’il repose sur une certaine intensité dans le corps-à-corps avec les manifestants. Des manifestants, du simple fait de leur présence, subissent un coup de matraque ou une violence à laquelle ils ne s’attendaient pas, alors que de telles expériences n’étaient vécues que par quelques-uns. L’image de la police est largement dégradée, notamment parce que circulent les images et les témoignages de ceux qui ont subi ces violences dans leur chair. Le maintien de l’ordre français s’est toujours distingué par le fait qu’il blessait peu et faisait peu de morts. Il était donc très efficace. C’est de moins en moins vrai. L’épisode des gilets jaunes a été traumatique pour de nombreuses personnes qui ont été durement blessées. Or, ce problème n’est abordé que sous l’angle de l’intensification…

Avez-vous déjà fait l’expérience d’une manifestation ?

M. Michaël Taverne (RN). J’ai appartenu pendant quinze ans aux compagnies républicaines de sécurité.

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Vous avez donc une idée claire de la façon dont les choses se passent. Les interactions entre les forces de l’ordre et les manifestants sont peu caractérisées par une volonté de compréhension mutuelle.

Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier concrètement le vécu policier des moments d’émeute. Pendant l’une des manifestations des gilets jaunes sous l’Arc de Triomphe, je me souviens avoir échangé avec un membre des forces de l’ordre fatigué par les événements de la journée. Lorsque je lui ai dit qu’il préférait sans doute ce genre d’événement à une manifestation de retraités, il a plutôt acquiescé. Ce qui le dérangeait surtout, c’était que ce soit un samedi. Il serait intéressant d’étudier la manière dont les policiers et les gendarmes vivent le moment de l’émeute : je ne suis pas certain qu’ils le subissent entièrement ou qu’ils l’expérimentent à travers le seul prisme de la crainte. La recherche d’intensité n’est pas exclusive aux manifestants.

Les sommations ne sont en effet pas entendues. Elles interviennent dans un contexte chaotique. Les participants sont souvent surpris. Par ailleurs, beaucoup de personnes ne souhaitent pas s’écarter. La présence dans la rue est importante. Elle a tendance à être contrariée depuis quelques années : les cortèges sont réduits. La manifestation est un moment où les gens se retrouvent ensemble et veulent faire perdurer le moment.

Mme Edwige Diaz (RN). J’ai bien compris que vous n’euphémisiez pas ces phénomènes et que votre travail consistait à s’immiscer dans un environnement ou même dans la tête d’individus, que vous décrivez enivrés par une forme d’euphorie. Vous évoquez une sorte de fascination, d’effervescence collective, d’atmosphère joyeuse. Ces manifestants semblent finalement en quête d’un palliatif à l’ennui, d’expériences, d’actions, de frissons finalement. Le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution ou la réforme des retraites, ainsi, ne servent-ils pas de prétexte à ces expériences ?

On ne peut se contenter de constater cette situation. Quand on est attaché à l’ordre public et républicain, on doit trouver des solutions. Les dégradations en marge des cortèges ont des conséquences dramatiques sur l’économie. Elles entraînent des tensions sociales et des dangers. Parmi les réponses politiques possibles, une répression juste et une meilleure judiciarisation pour dissuader les débordements ont été avancées au cours des auditions tenues par la commission d’enquête. Cependant, une réponse sociale doit aussi être apportée, et elle ne saurait se limiter à une dimension financière. Elle devrait se situer davantage sur le plan sociologique, philosophique ou psychologique. Peut-être devrait-elle passer par l’école. Quelles pistes pourriez-vous nous livrer afin que nous, politiques, ne nous résignions pas à l’idée de vivre systématiquement avec ces débordements ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Les participants viennent en effet chercher un événement, une intensité. Mais il ne faudrait pas limiter notre compréhension à une pure quête d’intensité dans le présent de la situation. Il y a, aussi, un rapport politique. Si le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution entraîne des débordements soudainement plus massifs, c’est parce qu’il est vécu comme un pur déni de démocratie. C’est l’expression d’une colère claire à l’encontre du monde dans lequel on est tenu de vivre, et de la sphère politique. Ces deux motivations doivent être considérées. On ne peut pas reléguer le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution au rang de simple prétexte !

Mon travail consiste à établir des diagnostics. Il n’est pas de mon ressort de vous proposer des solutions. C’est votre mission et je ne saurais me substituer à vous.

M. Florent Boudié, rapporteur. Votre approche me rappelle le film Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze, de 1999. Vous essayez de nous faire rentrer dans la tête de l’émeutier. Cette donnée reste un angle mort, y compris du côté des forces de l’ordre comme vous l’indiquiez tout à l’heure.

J’entends que votre rôle n’est pas d’apporter des solutions. Mais quels seraient les contours d’une stratégie de désescalade déployée par l’État et les forces de l’ordre ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). La question des violences est en effet abordée sous l’angle moral – doit-on ou non les condamner ? Elle est aussi formulée à travers le prisme du profil sociologique des émeutiers : qui sont-ils ? Ce n’est pas cela qui permettra de réfléchir, d’autant qu’il serait bien difficile de répondre de façon homogène.

En revanche, l’étude de ces émeutes est révélatrice des subjectivités saturées qui débordent. Si le combattant, l’épuisé et l’émeutier m’intéressent, c’est parce qu’ils sont des sujets au bord du gouffre. Ils en veulent au monde, charnellement et désespérément. L’émeutier est dans une rencontre brisée avec le monde. Il le brûle. Cet acte en dit long sur son rapport au monde.

Vous insistez pour que je vous apporte des propositions. J’aimerais pouvoir le faire mais j’ai peur de proférer d’énormes bêtises. En tout cas, ce n’est ni en judiciarisant ou en criminalisant davantage les groupes, ni en augmentant l’intensité de la réponse que la situation s’arrangera. Simplement, les résistances s’adapteront. À chaque stratégie répondra une action contraire. La désescalade n’aura pas lieu ainsi.

En tant que simple citoyen, je suis profondément inquiet pour la démocratie de voir le seuil de la violence augmenter en intensité. Pour l’éviter, il faut en revenir à cette question : comment travailler nos imaginaires politiques pour que les capacités collectives à supporter le monde subsistent ? Ces dernières années, j’ai le sentiment d’une incapacité de plus en plus partagée à supporter l’état du monde. S’il est vécu si brutalement, cela laisse peu d’espoir.

J’essaie justement de travailler les imaginaires politiques pour que se dessinent des horizons plus désirables. C’est aussi votre rôle. Pourtant, depuis François Mitterrand sans doute, il y a longtemps qu’on ne fait plus de promesses en politique. Comment, alors, se projeter collectivement dans l’avenir ?

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez cité Michel Foucault, Gilles Deleuze et Hannah Arendt. En vous écoutant, je pense aussi à Roger Caillois. La question du vertige qu’il développe pourrait-elle s’inscrire dans votre analyse des émeutes ?

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Roger Caillois est en effet un sociologue important pour penser tant la guerre que les émeutes. Georges Bataille élabore d’ailleurs une idée similaire en philosophie : celle de l’énergie. Chaque société est toujours traversée par des énergies, qui peuvent ou non se déployer dans certains espaces : la fête traditionnelle, comme lieu de dépense exubérante des surplus d’énergie, permet par exemple à la société de se régénérer. Chez Roger Caillois, il y a déjà l’idée d’une réduction croissante de ces espaces ou d’une évolution de leur rôle. La fête, en 2023, est devenue triste, organisée, rationalisée. Elle régule beaucoup trop la dépense d’énergie, si bien que cette dernière n’a plus lieu. La guerre joue le même rôle d’exutoire d’énergie.

Que fait-on, dès lors, de ces énergies qui débordent ? J’émets l’hypothèse que l’émeute est un espace de libération de ces énergies inemployées ailleurs – dans le couple, le travail, la vie ordinaire – et finalement empêchées.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vos propos me rappellent ceux de M. Bernard Blanc, adjoint au maire de Bordeaux : ni les institutions, ni les corps intermédiaires, ni les médiateurs n’ont vu venir les émeutes. Nous cherchons à créer des lieux de dépense d’énergie, notamment à destination de la jeunesse, avec l’aide des collectivités territoriales qui les subventionnent avec des cahiers des charges et des conventions triennales d’objectifs. Or, ces espaces institutionnalisés sont considérés trop cadrés, stérilisés et donc sans intérêt par ceux à qui ils sont destinés.

M. Romain Huët, maître de conférences en sciences de la communication à l’Université Rennes II, auteur de l’ouvrage Le vertige de l’émeute (2019). Des travailleurs sociaux pourraient sans doute réagir sur ce point. La rationalisation du vécu s’est étendue : tout est si encadré que la vie ne se déploie pas. Qui peut dire que l’existence qu’il mène est véritablement dense ? Vous-mêmes, où trouvez-vous des lieux favorables à l’exercice de la pensée, au développement, à l’accomplissement de l’existence ? Ces espaces se réduisent.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour ces échanges, qui offrent un nouvel éclairage à nos travaux.

*


  1.   Audition de M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes, Mme Régine Delfour, grand reporter, Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI, et M. François Brabant, directeur délégué de France Info (18 juillet 2023)

La commission auditionne M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV, M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes, Mme Régine Delfour, grand reporter, Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI, et M. François Brabant, directeur délégué de France Info ([26]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, j’ai le plaisir d’accueillir les représentants des chaînes d’information en continu pour une table-ronde importante, vouée à s’interroger sur l’impact des violences en marge des manifestations sur le travail de la presse et la bonne information de nos concitoyens.

Mesdames et Messieurs, vous représentez BFMTV, CNews, LCI et France Info. Je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos éléments de réponse écrits, ainsi que toute autre information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Cette commission d’enquête se penche sur les violences survenues en marge des manifestations du printemps, à la fois dans les zones urbaines autour de la réforme des retraites et dans les espaces ruraux à l’initiative de mouvements écologistes. Vous avez dû couvrir ces rassemblements pour accomplir votre métier. Vous avez eu à prendre en compte l’existence de ces violences dans votre activité, ne serait-ce que pour protéger l’intégrité physique de vos journalistes. Mais vous avez aussi un rôle fondamental en permettant que se sache, que soit documenté ce qui advient, qu’il s’agisse de la violence des émeutiers ou de l’usage de la force par les policiers et les gendarmes.

Je poserai les deux premières questions, à caractère général, qui permettront d’engager la discussion. En premier lieu, vos journalistes ont-ils eu à souffrir de violences au cours des manifestations du printemps ? Avez-vous subi une hostilité de la part de certains émeutiers, déploré des blessés, déposé des plaintes ? Ce risque vous a-t-il conduit à renoncer à certaines enquêtes ou à certaines images, obérant ainsi la liberté de la presse ?

En second lieu, quelles sont vos relations avec l’autorité administrative, généralement la préfecture ? Avant la manifestation, des emplacements vous sont-ils réservés ? Pendant la manifestation, si la situation se dégrade autour de vous, existe-t-il des procédures prédéfinies pour exfiltrer les journalistes et garantir leur sécurité ?

Avant de vous donner la parole et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mmes Régine Delfour et Hélène Lecomte ainsi que MM. Nicolas Marut, Gérald Brice-Viret et François Brabant prêtent serment).

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Je vous remercie de nous avoir réunis aujourd’hui, mes collègues et moi-même, pour témoigner de l’expérience de terrain des rédactions et des journalistes qui ont couvert les rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai dernier. Sur cette période, les opposants à la réforme des retraites ont organisé quatorze journées de mobilisation à Paris et dans les régions. À ces journées de mobilisation se sont ajoutées des manifestations improvisées et non déclarées, comme celle qui a suivi l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, le jeudi 16 mars dernier.

BFMTV a couvert l’ensemble de ces journées de mobilisation, organisées ou non, à Paris et dans les principales villes que sont Nantes, Rennes, Nice, Toulouse, Strasbourg, Bordeaux, Lille ou encore Marseille. Nous sommes parfois même allés dans les sous-préfectures et les plus petites villes de France. À chaque jour de mobilisation, ce sont en moyenne quinze équipes, de BFMTV ou de BFM Régions, qui ont été envoyées sur le terrain. Une équipe est toujours composée d’un reporter, un journaliste reporter d’images (JRI), parfois un chef de car. Elle compte aussi un agent de sécurité par personne, soit deux agents de sécurité par équipe en moyenne.

S’agissant des mesures de sécurité, comme mes collègues présents ici, nous avons malheureusement l’expérience de la couverture des manifestations des Gilets jaunes en 2018 et en 2019. Durant ces évènements, nos journalistes ont été victimes d’un grand nombre d’actes de violence. Pendant ce mouvement, le groupe Altice Media avait mis en place un dispositif de sécurité renforcé pour tous les collaborateurs du groupe, journalistes et techniciens présents sur le terrain. Depuis, c’est ce dispositif que nous déclenchons chaque fois que nos journalistes couvrent des évènements identifiés potentiellement violents, comme les manifestations contre la réforme des retraites. Ainsi, le recours à un agent de sécurité par personne est systématique et impérieux, même si évidemment coûteux pour l’entreprise. La sécurité de nos collaborateurs est la première priorité et elle prime toute autre considération.

Nos journalistes et leurs agents sont systématiquement équipés de matériels de protection : casques, lunettes, masques, décontaminant pour les yeux. Ils disposent également de bonnettes de micro noires pour ne pas être identifiés comme personnels de BFMTV. Dès que la situation se tend, et parfois même dès le début d’une manifestation, nos reporters n’apparaissent plus à l’antenne. Ils commentent hors image ce qu’ils observent, parfois au téléphone. Nous ne donnons pas leur nom et nous indiquons simplement « Journaliste BFMTV » dans le synthé sous l’image.

Toutes nos équipes sont évidemment en lien constant entre elles et avec notre rédaction. Elles ont un contact direct avec le rédacteur en chef en charge de la gestion de l’évènement. C’est lui qui, depuis la régie, prend en urgence les décisions importantes quand la situation l’exige, par exemple exfiltrer une équipe dont la sécurité est compromise. Enfin, une formation préalable aux « terrains hostiles » permet de connaître et d’adopter les bons comportements en cas de tension ou de danger.

Nous mettons tout en œuvre pour limiter au maximum le risque pour nos équipes de terrain. Et pourtant, sur la période considérée, nous avons recensé vingt-cinq incidents visant nos journalistes, à Paris comme en région. Nos équipes ont été régulièrement prises à partie, victimes d’insultes, de menaces, de tentatives de vol et même de violences physiques. Ces actes violents ont été commis par des individus isolés, par des groupes constitués ou non, et en une occasion par des forces de l’ordre.

À titre d’exemple, lors de la manifestation du mardi 28 mars, deux de nos journalistes, un reporter et un JRI, se sont fait agresser par un groupe d’une dizaine d’individus vêtus de noir qui ont commencé à les frapper. Alors que leurs agents de sécurité les exfiltraient, notre JRI a été rattrapé et jeté à terre. Il a perdu sa caméra et il a continué à recevoir des coups une fois au sol. Il a réussi à quitter définitivement les lieux avec l’aide de sa sécurité et d’autres participants à la manifestation venus à son aide. À la suite de cette agression extrêmement violente et traumatisante, il s’est vu délivrer quatre jours d’interruption temporaire de travail et cinq semaines d’arrêt maladie.

À chaque fois, ces violences ont été documentées par nos équipes. Nous avons évidemment incité nos journalistes à porter plainte et nous avons, au niveau du groupe, systématiquement porté plainte à chaque épisode de violence. Ainsi, ce que nous observons sur le terrain est bien souvent une véritable chasse aux journalistes, peut-être plus particulièrement encore parce que nous sommes BFMTV. Ces violences sont évidemment une préoccupation de premier plan pour nous. Elles mettent en danger la sécurité de nos équipes. Elles visent à nous empêcher d’effectuer notre travail d’information. Même si votre commission d’enquête ne porte pas directement sur les émeutes survenues après la mort de Nahel le mardi 27 juin dernier, ces évènements témoignent aussi du contexte tendu dans lequel nous exerçons chaque jour notre métier de journalistes et des difficultés à assurer notre mission d’information en toute sécurité.

Je voudrais terminer en soulignant un fait qui nous semble important. Il s’agit des améliorations introduites par le nouveau schéma national du maintien de l’ordre en décembre 2021. Désormais, il existe un cadre clair pour nos journalistes sur le terrain : pas d’obligation de s’identifier par un brassard, droit de porter des protections individuelles, pas d’obligation de quitter les lieux quand les forces de l’ordre veulent disperser le cortège, droit de filmer ce que nous jugeons important. Il s’agit d’une amélioration, qui doit maintenant se traduire complètement sur le terrain.

À ce titre nous avons dû déplorer un incident avec les forces de l’ordre. Le 16 mars dernier, deux de nos journalistes qui couvraient la manifestation improvisée ont dû esquiver plusieurs coups de matraque que trois policiers tentaient de leur asséner pour les éloigner. Notre équipe s’était pourtant clairement identifiée comme journalistes. Nous pensons qu’un effort de sensibilisation doit être accompli afin que les forces de l’ordre déployées dans les manifestations connaissent parfaitement le cadre réglementaire qui encadre notre travail.

M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes. Je vous remercie de nous avoir conviés pour livrer nos réflexions aux membres de cette commission d’enquête. En tant que directeur général de Canal + en charge des antennes et des programmes, je m’exprimerai à titre liminaire avant de céder la parole à Régine Delfour, journaliste qui était notamment à Sainte-Soline. J’ai souhaité qu’elle m’accompagne afin de témoigner des changements en cours dans notre pays à propos des manifestations.

CNews est la deuxième chaîne d’information de France. Elle sert de boussole dans le débat public. Au gré des différentes actualités, force est de constater que les conditions d’exercice des journalistes de terrain se sont dégradées. À titre d’exemple, il y a six ans, nos binômes de terrain composés d’un journaliste et d’un cadreur pouvaient exercer seuls. Puis il a fallu prévoir un agent de sécurité par binôme, et désormais un par collaborateur. Les journalistes sont clairement devenus des cibles des violences en marge des manifestations. Nous sommes témoins de l’intensification de la violence et de la dégradation des conditions d’exercice du métier de journaliste. Je profite de cette occasion pour remercier la résilience et le travail des équipes de CNews, parmi lesquelles Régine Delfour.

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Je couvre depuis plusieurs années des manifestations. J’ai notamment suivi celles des Gilets jaunes. Pour notre sécurité, CNews a adopté un dispositif renforcé : aucun rédacteur ni JRI n’est cité ni montré à l’antenne lors des évènements. Nous portons des protections : casque, lunettes, masque. Nous avons chacun un agent de protection. Cette mesure s’est imposée, de même que les bonnettes neutres sur les micros, afin de ne pas être reconnaissables face à la montée des violences à notre encontre. Certaines personnes nous reconnaissent néanmoins et nous prennent à partie. Au début des manifestations, ils nous prennent en photo et ils partagent les clichés sur les réseaux sociaux, ce qui leur permet de nous retrouver tout au long du cortège. Nous sommes insultés, bousculés et cibles de projectiles. Certains nous empêchent de faire notre travail.

Tout a basculé le 1er décembre 2018. Certains Gilets jaunes nous ont visés dès le départ et ils ont appelé d’autres manifestants à nous lyncher. Nous avons reçu des projectiles de différentes sortes, des bouteilles en verre voire des boules de pétanque. Ils étaient également nombreux à nous filmer tout en nous insultant.

En mars 2023, la violence est réellement montée d’un cran à Sainte-Soline. Nous disposions de plusieurs équipes, dont une avec les manifestants les moins virulents. Nous étions aussi avec les forces de l’ordre, où nous avons reçu des bombes artisanales qui ont explosé à nos pieds. Des véhicules ont été incendiés. Bien qu’ayant couvert de nombreux évènements, je n’avais jamais vu un tel déferlement de violence. La veille de la manifestation, une de nos équipes avait dû sortir du campement où elle était venue interroger les futurs manifestants : elle a subi des jets de pierres et sa voiture a reçu des projections de peinture. Cela signifie que ces violences sont désormais préméditées À Sainte-Soline, nous avons d’ailleurs dû appeler ensuite tous les organisateurs pour leur demander de passer dans le campement, afin que l’on puisse travailler sereinement.

En avril dernier, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites, j’étais avec un JRI avenue Blanqui à Paris, quand une banque a été prise pour cible. À ce moment-là, un groupe d’individus radicaux s’est précipité sur nous. Ils ont ouvert leurs parapluies et ils ont bousculé nos agents de sécurité. En juin dernier, une de nos caméras a été cassée, comme c’est trop souvent le cas depuis plusieurs mois. Nous sommes aussi confrontés à des manifestants qui nous demandent d’effacer nos images de manière plus ou moins agressive selon les circonstances. Plus récemment, les émeutes à l’issue de la mort de Nahel ont donné lieu à de nombreuses intimidations et épisodes de violence à l’encontre des journalistes.

Je le redis : nous avons le sentiment que les journalistes sont clairement pris pour cibles. Le maintien de l’ordre a également changé de doctrine. À l’époque des Gilets jaunes, les forces de l’ordre étaient visibles sur les avenues, à l’avant et à l’arrière des cortèges. Désormais, elles sont placées dans les rues adjacentes pour intervenir rapidement. Cette nouvelle doctrine fait de nous les premières cibles sur le terrain.

À Sainte-Soline, nous étions en contact avec la préfecture. Mais dans certaines manifestations, nous avons été confrontés à des problèmes. Nous avons eu au beau montrer nos cartes de presse, les forces de l’ordre n’ont pas voulu nous laisser sortir des nasses.

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Je vous remercie de nous inviter à partager notre expérience du suivi des manifestations. Nos expériences respectives nous permettent d’aborder l’évolution de ces évènements. Leur physionomie a clairement changé depuis les Gilets jaunes, ce qui nous a conduits à modifier la manière dont nous déployons nos équipes sur le terrain. Désormais, nous avons tous à peu près les mêmes mesures de sécurité. À partir de cette crise, nos équipes en binômes ont été accompagnées d’un agent, puis de deux agents de sécurité. Elles sont parfois à moto, ce qui leur permet d’être plus mobiles et d’être exfiltrées plus rapidement.

Les consignes fournies aux journalistes sont établies avant qu’ils ne partent sur le terrain, en commun avec la rédaction de TF1 avec laquelle nous entretenons des liens étroits au quotidien et plus encore dans les moments de crise. Dans ces circonstances, une cellule de suivi se met immédiatement en place pour décider de la manière de positionner les équipes sur le terrain, leur permettre de travailler sans trop s’exposer et de se protéger le mieux possible. Ce lien est absolument nécessaire : le suivi est quotidien, voire intervient plusieurs fois par jour quand des évènements s’inscrivent dans la durée. Notre service police-justice nous fournit parfois des remontées en amont quand les évènements sont prévisibles, ce qui permet d’ajuster au mieux le dispositif de terrain. En temps réel, ces liens se manifestent à travers les images qui arrivent en régie, les discussions et la création d’une boucle de discussion dédiée qui nous permet d’être très réactifs.

Pendant ces manifestations, un rédacteur en chef, voire un directeur ou directeur adjoint de la rédaction est présent en régie. Il accompagne le chef de news en lien avec les équipes, afin que nous puissions réagir le plus rapidement possible. Nous sommes également attachés au volontariat des équipes envoyées sur le terrain. Il n’est pas question qu’une équipe soit désignée si elle ne le souhaite pas. La protection des journalistes est de plus en plus systématique en fonction des informations que nous recevons. Nous essayons toujours de l’évaluer au mieux. Nos journalistes ont également des bonnettes neutres sur leurs micros et leur nom n’est pas diffusé à l’antenne. Ils interviennent avec un son « radio » : nous les entendons mais nous ne les voyons pas. Nous leur demandons également de ne pas se localiser, pour qu’ils ne soient pas repérables.

Nos journalistes sont en effet souvent la cible de menaces avant les manifestations. Lors des évènements récents, il est arrivé que des appels nominatifs aient été lancés contre certains de nos personnels, qui ne sont donc pas partis sur le terrain. Toute la difficulté consiste à sécuriser nos équipes, ce qui constitue notre priorité absolue. Un des moments les plus impressionnants pour l’une de nos équipes est intervenu en 2019 à Rouen. La scène a d’ailleurs été filmée par un journaliste de Paris-Normandie. Nos journalistes ont été insultés, ont reçu des projectiles et finalement, l’agent de sécurité qui les accompagnait a été roué de coups. Nos journalistes ont été exfiltrés mais ils ont été très choqués. Une plainte a naturellement été déposée et un procès s’est déroulé, aboutissant à la condamnation des agresseurs à six mois d’emprisonnement ferme.

Nous faisons également face à des vols ou tentatives de vols de matériel, le dernier en date ayant eu lieu à Nanterre récemment. Ces moments sont compliqués pour nous car nous devons les documenter. Mais nous savons que nos équipes se retrouvent dans des situations difficiles et qu’elles vivent des moments délicats. Si elles restent trop à distance, elles ne peuvent plus exercer leur travail correctement. Le schéma national du maintien de l’ordre est également un paramètre à prendre en compte : lors de certaines charges, des journalistes ont reçu indifféremment un coup de matraque dans la cuisse, un coup sur le bras.

Il y a trois ans, nous avions justement provoqué une réunion au ministère de l’intérieur lors de laquelle nous avions échangé avec les autorités. Elles expliquaient que, lorsque forces de l’ordre chargent, elles ne peuvent savoir que nos équipes appartiennent à la presse par manque de signe distinctif. Je pense que cela n’est pas tout à fait exact : les journalistes portent des casques et sont équipés de caméras ainsi que de micros, soit un équipement qui n’est pas celui des manifestants violents.

Nous sommes également attentifs aux retours d’expérience de nos journalistes. Certains ne peuvent plus couvrir de manifestations car leurs noms sont cités sur les réseaux sociaux en amont des évènements. Nous ne voulons courir aucun risque avec leur sécurité.

M. François Brabant, directeur délégué de France Info. Je confirme dans les grandes lignes ce qui vient d’être dit. France Info Télé, la chaîne d’information en continu du groupe France Télévisions, partage la même expérience et les mêmes conclusions. Nous avons tous couvert des manifestations plus ou moins houleuses, mais il est indéniable qu’il existe un avant et un après Gilets jaunes.

Nos équipes bénéficient des mêmes procédures de protection et du même dispositif de sécurité évoqués à l’instant. Nos équipes ne sortent plus sans deux agents de sécurité, qu’elles aillent couvrir en direct l’évènement ou réaliser un reportage destiné aux journaux télévisés. Elles ont également du matériel de protection, qui peut s’apparenter à ce que reçoivent les équipes en zone de combat ou de guerre, avec des casques, des masques filtrants, des gants et des lunettes de protection. Toutes les manifestations sur l’ensemble de territoire sont couvertes par les équipes de France Télévisions. Leurs images ou productions en direct ont vocation à être diffusées sur France Info TV.

Depuis les Gilets jaunes, les journalistes sont bien devenus des cibles à double titre. Les Gilets jaunes avaient peut-être manifesté une hostilité sur le fond, c’est-à-dire le traitement du mouvement par les journalistes, en nous reprochant un manque d’objectivité, un côté partisan qu’ils contestaient vigoureusement, voire violemment. Les manifestations qui font l’objet de votre commission d’enquête font, quant à elle, apparaître des casseurs ou des manifestants qui veulent nous empêcher de filmer et de produire des images, surtout en direct.

Nous sommes perçus comme des agents plus ou moins liés aux forces de l’ordre, qui permettent grâce aux images que nous diffusons de cibler les casseurs qui feront ensuite l’objet d’interpellations. Par conséquent, les journalistes de terrain ont constaté que ces casseurs s’organisent pour repérer les caméras afin de les empêcher de tourner, de subtiliser leur matériel ou de le détruire pour ne pas être enregistrés et reconnus.

Les dommages subis par nos équipes ont été heureusement nuls lors des trois derniers mois, même si plusieurs d’entre elles ont dû battre en retraite à de nombreuses reprises devant les menaces et n’ont pu accomplir leur travail jusqu’au bout de ce fait. Ceci est devenu très courant et très pénalisant pour notre devoir d’informer.

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, nous demandons à nos équipes de se faire discrètes, ce qui est compliqué. Sans avoir envie de surexposer un fait ou un évènement, un journaliste doit être à bonne distance pour le comprendre et le restituer. Nous sommes parfois empêchés. Nous ordonnons toujours à nos équipes de se tenir à distance prudente de tout évènement qui pourrait mettre leur intégrité physique en péril. Dans ces conditions, l’accès à l’information est clairement remis en cause. Nous ne renonçons pas pour autant à couvrir les manifestations. Nous l’avons encore prouvé récemment à l’occasion des émeutes liées au drame de Nanterre. Cela dit, nous ne considérons plus qu’il existerait d’un côté des manifestations sensibles qui nécessiteraient de la prudence et d’un autre côté des manifestations moins dangereuses impliquant une moindre protection. Désormais, de notre point de vue, toute manifestation doit être considérée dangereuse, voire potentiellement très dangereuse.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de ces éléments. Le droit de manifester est fondamental et il est garanti par la Constitution. Cependant, vos témoignages attestent de la difficulté de couvrir certains évènements alors que votre travail constitue une nécessité démocratique.

Vous avez été plusieurs à évoquer le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, qui semble attribuer des places aux journalistes. Pouvez-vous nous fournir plus de détails ? Quel avis portez-vous aujourd’hui sur ce document ? Mme Delfour a indiqué que le nouveau positionnement des forces de l’ordre crée des difficultés pour les journalistes. Quelles sont-elles ?

Ensuite, vous avez observé l’arrivée des street journalistes, qui semblent vouloir exercer le métier d’une autre manière puisqu’ils possèdent également une carte de presse. Ne voyez aucune malice dans mes propos : quel regard pouvez-vous porter sur cette évolution, qui donnera lieu demain une audition de la part de notre commission ?

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Lorsque j’ai évoqué le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, je ne parlais pas de places spécifiques pour les journalistes. Désormais, ils ne sont pas obligés d’être identifiés sur le terrain par un brassard, ce qui leur permet un meilleur anonymat dans la foule. Par ailleurs, ils peuvent porter du matériel de protection sans que la police n’y trouve à redire. Ils ne sont pas obligés d’obéir aux forces de l’ordre lorsqu’elles souhaitent disperser une manifestation et ils peuvent rester sur les lieux jusqu’à la fin pour documenter ce qui se passe. Ces évolutions nous semblent importantes car elles lèvent officiellement des ambiguïtés qui demeuraient sur les conditions de notre travail. Désormais, la situation est claire.

M. le président Patrick Hetzel. Mme Delfour, vous semblez avoir indiqué précédemment que les journalistes sont désormais plus vulnérables. Est-ce simplement lié à une évolution du contexte global ? Le danger peut-il surgir n’importe quand, y compris dans des manifestations a priori moins dangereuses ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Il n’existe plus de manifestations sur lesquelles nous pouvons nous rendre en considérant qu’elles se dérouleront tranquillement. Nous savons que, dans certaines manifestations, certains sont là pour s’en prendre aux journalistes. Par ailleurs, il est exact que la nouvelle doctrine du maintien de l’ordre nous permet d’être équipés pour nous protéger. Vous avez évoqué les street journalistes, mais ils portent exactement le même matériel que nous. Parfois, cela peut prêter à confusion pour les forces de l’ordre.

Lors de la crise des Gilets jaunes, un seuil a été franchi dans la violence. Mais à l’époque, en cas de besoin, nous pouvions nous réfugier auprès des forces de l’ordre, qui étaient visibles en tête et en queue de manifestation, ainsi que sur les côtés. Désormais, ce n’est plus le cas. Lors des manifestations des Gilets jaunes, les épisodes violents se déroulaient en queue de cortège. Désormais, ils interviennent en début de cortège, voire en précortège, où se trouve la nébuleuse des éléments radicaux.

Il est exact que nous sommes pris en photo et ciblés dès le départ. La situation est loin d’être facile à vivre.

M. François Brabant, directeur délégué de France Info. Je souhaite apporter un léger bémol : toutes les remontées des équipes de France Télévisions m’indiquent que la nouvelle disposition des forces de l’ordre dans les rues adjacentes plutôt que le long des cortèges a tendance à apaiser la situation avec les éléments les plus raisonnables des manifestants. Cela n’empêche pas ceux qui sont venus pour cela d’en découdre quoi qu’il arrive. Cette nouvelle disposition des forces de l’ordre permettrait donc plutôt un apaisement, selon les témoignages de nos équipes.

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Lors de la manifestation contre la réforme des retraites, un premier cortège défilait tranquillement tandis que le deuxième n’était plus un cortège mais un lieu de violences, de caillassages et d’affrontements avec les forces de l’ordre. Dans le premier cortège, le maintien de l’ordre s’effectuait sans difficulté avec des forces de l’ordre discrètes. Mais il est exact que les règles ont été abolies aujourd’hui : on ne sait pas si une manifestation va se dérouler paisiblement.

Ce nouveau schéma de maintien de l’ordre permet un espace apaisé. Mais lorsque les violences se déclarent, les affrontements sont inévitables. Nos journalistes disent par ailleurs que se réfugier derrière les forces de l’ordre les expose à des jets de projectiles. Par conséquent, il est aussi difficile de s’extraire des manifestations et de trouver des endroits où les équipes peuvent filmer pour documenter ce qui est en train de se dérouler.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous voulions vous rencontrer pour trois raisons. Tout d’abord, nous souhaitions connaître vos conditions de travail. Chacun mesure la gravité de la situation, compte tenu des atteintes à la liberté de la presse et au droit à une information pluraliste lors des manifestations que vous couvrez.

Ensuite, nous sommes attentifs aux observations que vous formulez à propos du déroulement des manifestations. Je retiens que les manifestations se déroulent avec deux cortèges : il y a un carré syndical ou intersyndical, qui est plutôt encadré, mais aussi des mouvements violents sporadiques organisés par des éléments plus radicaux. Pouvez-vous nous confirmer cette situation ?

Le troisième point que je souhaite aborder est relatif à l’effet médiatique recherché par les manifestants eux-mêmes, voire les éléments radicaux. Il existe de fait une recherche d’hypermédiatisation, quelles que soient les logiques politiques, idéologiques voire parfois nihilistes. Quelle est votre analyse dans ce domaine ?

Par ailleurs, quel est votre lien avec les organisateurs des manifestations, mais aussi avec les autorités administratives ? Comment fonctionne-t-il ? Vous avez évoqué les contacts recherchés avec les organisateurs sur le théâtre des opérations pour permettre un meilleur accueil. Mais disposez-vous de contacts plus ou moins formels avec eux en amont de ces manifestations ?

Par ailleurs, de la part de qui subissez-vous des violences ? S’agit-il des simples manifestants pris dans une spirale de phénomènes de solidarisation ? S’agit-il d’éléments radicaux organisés qui « chassent » des journalistes de manière préméditée ? Il nous faut comprendre qui sont les individus qui vous visent.

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. J’ai pris l’exemple des manifestations contre la réforme des retraites, mais ce n’est pas forcément la règle. Une fois encore, on ne sait pas comment une manifestation se déroulera. Un rassemblement urbain a en outre des caractéristiques que l’on ne retrouve pas ailleurs, par exemple à Sainte-Soline. Les manifestations syndicales organisées ne sont pas forcément plus faciles à appréhender. Mais on sait comment elles se structurent, autour des services d’ordre des syndicats et avec les représentants en tête de cortège. À l’époque des Gilets jaunes, le problème était différent car le mouvement ne voulait pas avoir de porte-parole ni d’organisateur identifié. Il était très difficile d’établir un lien pour savoir à quelle heure ils partaient et comment ils programmaient la manifestation.

De notre côté, nous nous appuyons sur le travail des services de sécurité et les journalistes des services police et justice. Leurs contacts peuvent leur transmettre des informations en amont sur le déroulement envisagé de la manifestation, par exemple le nombre d’éléments radicaux attendus.

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Je rejoins les propos de ma collègue de LCI. Lors des manifestations organisées par les syndicats, nous prenons contact avec les organisateurs pour des questions formelles et logistiques. Mais nous nous organisons par nous-mêmes, en ayant pris des renseignements auprès de la préfecture par notre service police-justice, pour essayer de savoir à quoi nous devons nous attendre. Est‑ce que les forces de l’ordre et les services de renseignement appréhendent la présence de nombreux éléments radicaux, ou sont-ils plutôt sereins ? À aucun moment, cela n’influe sur notre couverture de la manifestation. Simplement, nous prenons plus de précautions.

M. François Brabant, directeur délégué de France Info. Il y a deux types de violence. Il y a la violence physique par laquelle les agresseurs cherchent à casser, y compris à casser des journalistes et leur matériel. Et il s’y ajoute la violence psychologique faite d’insultes, d’invectives et d’intimidations. Or, ce ne sont pas les mêmes individus qui déploient ces différents types de violence. Les black blocs et les casseurs sont redoutés pour leur agressivité physique. Les manifestants de type Gilets jaunes exercent plus une pression psychologique sur nos équipes.

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Les violences physiques émanent essentiellement des éléments radicaux qui se forment en black blocs et qui n’ont pas envie d’être filmés lors de leurs actions. Ils arrivent en groupe, ouvrent les parapluies, bousculent nos agents de sécurité, essaient de prendre nos caméras et vont jusqu’à nous porter des coups.

L’autre violence est effectivement d’ordre verbal. Elle a été particulièrement perceptible lors de l’épisode des Gilets jaunes. Les profils sont plus âgés. Ils nous insultent et nous filment par la même occasion.

M. Mounir Belhamiti (RE). Je vous remercie de vos témoignages. Je souhaite vous interroger sur la relation avec vos sources, au-delà des autorités préfectorales et des organisateurs. Comment traitez-vous les éléments les plus difficiles et violents en amont des manifestations ? Vous avez indiqué qu’un nombre croissant d’agressions contre vous étaient préméditées. Comment, dans le cadre d’un travail d’investigation, parvenez-vous à vous renseigner sur ces éléments et la manière dont ils s’organisent ? Ce travail existe-t-il ? Si tel n’est pas le cas, envisagez-vous de le développer ?

Un de vos confrères, auteur du livre Dans la tête des black blocs, nous a déjà fourni des éléments. Mais je pense que la question mérite de vous être posée.

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Nous travaillons en amont en lien avec notre service police-justice. Nous disposons de différentes sources et interlocuteurs, afin de préparer les manifestations de la meilleure manière possible. Ensuite, il nous est déjà arrivé d’interroger des black blocs. Mais il est souvent compliqué de trouver quelqu’un qui accepte de témoigner. S’il le fait, ce sera toujours visage caché et voix déformée.

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Nous disposons effectivement de sources, mais que nous ne pouvons pas dévoiler.

M. Mounir Belhamiti (RE). Je me suis mal exprimé. Ma question porte sur les modes de fonctionnement des auteurs de ces violences et non sur la manière dont vous interagissez avec eux. D’après vous, comment s’organisent-ils ? Les boucles de discussion servent-elles à établir des stratégies et des modes d’action ou ne s’agit-il que d’épisodes spontanés ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Tout n’est pas spontané. Les actions sont organisées en amont, notamment sur différentes plateformes. Dans la manifestation, il y a toujours un chef d’orchestre, qui donne le top départ des hostilités.

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Lors des manifestations, on sait que des éléments radicaux sont présents. Mais on ignore à quel moment les violences vont se déclencher. Le préfet de police pourra sans doute vous répondre avec plus de détails. Les black blocs étaient là dès le départ dans les manifestations contre la réforme des retraites. Mais ils jouent sur des opportunités.

M. le président Patrick Hetzel. Lors de précédentes auditions, une forme de typologie a été dressée. Il existerait notamment une catégorie d’individus qui peuvent exercer quelque influence sur le déroulement de la manifestation sans être forcément présents sur place. Corroborez-vous ces éléments ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Lors des épisodes de casse, nous voyons la constitution de black blocs, d’éléments radicaux pour attaquer un établissement bancaire ou un commerce. Lors de ces évènements, des personnes sont présentes sur les côtés. Elles n’attaquent pas mais elles incitent les autres à le faire. Elles sont généralement plus âgées que celles à qui elles adressent leurs encouragements à se battre et à tout casser.

M. le président Patrick Hetzel. Je pense notamment à ce cas de figure, qui a été mentionné hier lors de notre déplacement à Bordeaux.

Mme Sandra Marsaud (RE). Lors de précédentes auditions, les forces de l’ordre et les spécialistes du renseignement nous ont indiqué que l’intervention desdites forces de l’ordre ne se produit que lorsque les violences sont commises par les émeutiers. Pouvez-vous nous le confirmer ? En outre, pouvez-vous également évoquer en détail la manifestation de Sainte-Soline ? En effet, selon les personnes auditionnées, les versions diffèrent quelque peu.

Ensuite, quels sont les critères ou les signaux qui concourent à vous faire prévoir un dispositif spécifique sur site ? Comment sentez-vous qu’une manifestation va déraper ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. À Sainte-Soline, les organisateurs du rassemblement ont inondé les rédactions pour les prévenir de leur action à venir. Nous savions par ailleurs que de nombreux éléments radicaux viendraient de toute l’Europe pour participer. Les réseaux sociaux ont également apporté un certain nombre d’informations.

Mme Sandra Marsaud (RE). On nous indique que les forces de l’ordre n’interviennent qu’en réponse à des violences préalables. Le confirmez-vous à Sainte-Soline ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. La manifestation de Sainte-Soline était interdite. Comme je vous l’ai indiqué plus tôt, nous disposions de plusieurs équipes sur place : certains se trouvaient avec les manifestants les plus pacifiques. De mon côté, j’étais avec les forces de l’ordre autour de la bassine. Le dispositif de gendarmerie était assez important.

Sont arrivés trois rassemblements distincts qui se sont rejoints, formant une impression étrange, comme si nous assistions à la reconstitution d’une bataille ou d’une épopée historique. Ils sont arrivés de loin. Ils portaient des drapeaux, même une espèce de figure qui ressemblait à un dragon. Ça a commencé très vite. Nous en avons entendu certains pousser des espèces de cri, comme s’ils signifiaient le début d’une attaque. Je ne peux pas dire qui a commencé, mais il y a eu ces cris et il y a eu une réponse.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je vous remercie de vos témoignages précis et très factuels. Vous avez expliqué que certains manifestants s’efforcent de vous empêcher de filmer ou de prendre des photos. Néanmoins, à plusieurs reprises, vous avez également évoqué l’attitude de policiers à votre égard, sans que ces récits ne soient contestés. Que se passe-t-il selon vous avec les policiers ou groupes de policiers sur les manifestations ? Le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage, a mis en lumière ce phénomène de manière assez frappante. Durant les manifestations contre la réforme des retraites, nous avons déploré des blessures parfois très graves. Un journaliste espagnol a été gravement mutilé. Plusieurs personnes ont été attaquées, comme Reporters sans frontières l’a documenté.

Vous nous avez indiqué être clairement identifiés comme journaliste lors de ces manifestations, même si les logos des chaînes n’apparaissent pas. Et pourtant, malgré vos cartes de presse, on ne vous laisse pas sortir des nasses. Bien que visibles, on vous charge. Que se passe-t-il ? Comment interprétez-vous la motivation de policiers ou de groupes de policiers vis-à-vis des journalistes ?

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Je peux évoquer le seul et unique exemple documenté, que j’ai déjà mentionné précédemment. Il s’agissait d’une manifestation spontanée, non organisée, ayant lieu le soir du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Deux de nos journalistes se sont retrouvés dans une zone de tension entre des forces de l’ordre et des manifestants. Ils ont effectué leur travail, c’est-à-dire filmer l’évènement. À ce moment-là, ils sont tombés sur trois policiers qui leur ont demandé de partir. Notre équipe a décliné son identité de journalistes et montré son matériel. Malgré tout, les trois policiers ont tenté de matraquer leurs jambes. Nos journalistes ont esquivé et ont dû s’éloigner tout en déclinant à nouveau leur identité professionnelle. Tels sont les faits de ce soir-là.

C’est la raison pour laquelle j’insistais lors mon propos liminaire, afin que le fameux schéma national du maintien de l’ordre soit pleinement appliqué et que toutes les forces de l’ordre n’aient aucun doute sur le cadre réglementaire du travail des journalistes sur le terrain. Cela nous semble fondamental.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Reporters sans frontières a relevé que depuis le début de l’année, 63 % des violences dont ont été victimes les journalistes émanaient des forces de l’ordre. Quels sont vos commentaires à ce sujet ?

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Nous ne nions pas les chiffres fournis. Simplement, nous vous transmettons nos témoignages basés sur les faits dont nous avons connaissance. J’ai le souvenir d’une charge, avant la mise en place du nouveau schéma national du maintien de l’ordre, où nos journalistes ont reçu des coups de matraque parce que les forces de l’ordre fonçaient dans le tas. En revanche, je ne peux pas vous dire, parce que ce n’est pas vrai, que 63 % des journalistes de ma rédaction ont été victimes de violence de la part des forces de l’ordre lors des manifestations qu’ils couvraient.

La protection que nous offrons aux journalistes est peut-être une réponse que nous sommes parvenus à trouver. Je ne suis pas certaine que les street journalistes soient dotés des mêmes équipements et qu’ils soient accompagnés d’agents de sécurité qui peuvent leur prodiguer des conseils de prudence, voire des consignes de prudence.

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. Nos agents de sécurité regardent effectivement l’évolution de la situation autour de nous. Ils nous permettent de nous concentrer sur notre travail. Sous l’empire de la précédente doctrine du maintien de l’ordre, pendant la crise des Gilets jaunes, nos équipes ont été prises dans les jets de gaz lacrymogènes et quelques coups de matraque ont pu être donnés. Pour ma part, je n’ai jamais été blessée au cours d’une manifestation que j’ai couverte. À une occasion, une équipe de notre rédaction n’a pas pu sortir de la nasse malgré la présentation de sa carte de presse, mais elle n’a pas été victime de violences pour autant.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je souhaite obtenir une précision. Savez-vous si les street journalistes détiennent tous une carte de presse ?

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Il conviendra de leur poser la question. Je dirais que la plupart d’entre eux disposent d’une carte de presse, mais je n’ai pas d’information particulière à ce sujet.

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Il me semble que certains ont cette carte, mais que ce n’est pas le cas de tous.

M. Michael Taverne (RN). Je vous remercie pour ces témoignages impartiaux. Depuis plusieurs semaines, on nous parle de violences policières systémiques. Les témoignages de vos équipes de terrain montrent bien que la violence émane essentiellement des groupuscules radicaux. Je ne nie pas que certains dérapages puissent exister, mais les policiers passent parfois près de dix heures sur le terrain à subir des insultes et des agressions diverses. Dans ces conditions, il se peut que certains voient leur discernement s’affaiblir momentanément. Ceci n’excuse évidemment rien.

Vous avez évoqué le schéma national du maintien de l’ordre. Les journalistes peuvent intégrer les manifestations sans avoir à porter un signe distinctif. Mais il est certainement possible d’améliorer la situation. Demandez-vous à vos équipes d’aller se présenter au commandant de la force publique lors des manifestations ? Si elles sont davantage identifiées, cela pourrait sans doute faciliter la tâche de tous.

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Notre service police-justice communique avec la préfecture de police et lui donne généralement le format de notre dispositif. En revanche, nos équipes sur le terrain ne se présentent pas aux autorités dans la mesure où cela n’a pas d’utilité opérationnelle. Elles n’ont pas d’intérêt à se faire connaître car elles sont très mobiles. Cela n’améliorerait rien en matière de sécurité.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je souhaite faire part d’une observation. Au fond, dans l’exercice de votre métier et dans votre relation des évènements, vous faites assez peu état des violences que subissent vos équipes de terrain. Nous sommes plusieurs à considérer que le niveau d’intensité est plus élevé que celui que nous avions en tête, que la fréquence et la régularité des atteintes dépassent également ce que nous pensions. Il me semble que la communication de votre profession dans ce domaine ne soit pas aussi puissante que sur d’autres sujets.

M. Gérald Brice-Viret, directeur général de Canal + France en charge des antennes et des programmes. Notre premier métier consiste à être des vecteurs d’informations et de faire part à nos concitoyens des messages des manifestants. Votre commission d’enquête nous permet aujourd’hui de parler de noter métier et des difficultés que nous éprouvons à l’exercer sur le terrain. Mais nous ne les mettons pas en avant parce que, coûte que coûte, nos rédactions couvrent les manifestations. Les black blocs et les radicaux ne nous empêcheront pas d’exercer notre métier. Nous ne sommes pas là pour nous plaindre des difficultés que nous pouvons rencontrer, mais simplement pour informer.

Les images qui sont diffusées viennent en complément d’un décryptage en plateau. Elles sont sélectionnées par un chef d’édition ou un directeur de rédaction. C’est une différence majeure avec l’activité des street journalistes.

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Il nous est arrivé d’évoquer à l’antenne les difficultés auxquelles nous sommes confrontées et même de faire témoigner des reporters lorsque ceux-ci avaient subi de graves agressions. Nous le faisons aussi au moyen d’articles publiés sur notre site internet. Cela se produit assez rarement, mais nous ne nous interdisons pas d’en parler sans pour autant en faire un évènement éditorial de premier plan. Quoi qu’il en soit, nous ne cachons pas ce qui arrive sur le terrain.

M. François Brabant, directeur délégué de France Info. Plus que les violences que nous subissons et que nous pourrions exposer à l’antenne, il me paraît surtout utile d’expliquer pourquoi nous n’avons pas pu couvrir, montrer ou expliquer tel ou tel évènement. Cela fait partie des réalités du travail et de notre mission, plus que les désagréments que nos équipes peuvent subir et qui ne concernent que nous lorsqu’elles ne sont pas trop graves.

M. le président Patrick Hetzel. Je pense que le rapporteur vous a posé sa dernière question à dessein. Les phénomènes de violence sont dans certains cas conceptualisés : des gens écrivent à ce sujet, en attribuant des rôles à chacun, y compris à la presse. Une des manières de légitimer les actions contre vous est de vous coller une étiquette. Dans certains textes que nous avons pu lire, vous êtes qualifiés de « télé préfecture ». Je ne pense rien vous apprendre ici. Certains acteurs de la manifestation se positionnent délibérément ainsi. Vous avez évoqué des violences verbales qui vous semblent spontanées. Mais avez-vous eu affaire à des individus vous faisant part de leur volonté de délégitimer votre travail ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. En début de manifestation, certains cherchent les principales chaînes d’information en nous disant que nous sommes incompétents et que nous ne réalisons pas un véritable travail de presse, à l’inverse des street journalistes. Cette remise en question de notre travail est fréquente. Depuis les Gilets jaunes, nous sommes habitués à cette lecture des médias : certains nous appellent « télé-poubelle » ou les « merdias ».

Mme Hélène Lecomte, directrice adjointe de la rédaction de LCI. Vous avez évoqué la couverture médiatique. Nous devons veiller à ne pas servir de caisse de résonance aux opérations de casse préméditées, même s’il faut également les montrer. Nous devons indiquer quand cela se passe bien, mais aussi quand la situation dérape. Notre métier consiste à témoigner et à relater la réalité telle qu’elle nous parvient à travers nos équipes. Mais il est vrai que ce message a parfois de plus en plus de mal à passer. Nous surveillons les images que nous filmons. Toutes ne sont pas diffusées en direct, simplement parce qu’elles ne doivent pas l’être.

Mme Edwige Diaz (RN). Je vous remercie pour votre présence. Je salue votre regard incontestablement impartial, qui illustre votre professionnalisme. J’ai été sensible à votre humilité. Mais ce que vous subissez est grave. J’ai également apprécié le courage qui consiste à dire que, malgré les violences, vous continuerez à couvrir les manifestations.

Vous avez également dit que les journalistes de terrain sont des volontaires. Compte tenu des violences, des pressions et des risques qui s’accumulent lors d’un déplacement, avez-vous constaté une baisse de motivation de la part de vos équipes ? Le droit à l’information et la liberté de la presse peuvent-ils être remis en question par le contexte que nous étudions actuellement ?

M. Nicolas Marut, directeur adjoint de la rédaction de BFMTV. Certains journalistes peuvent refuser de couvrir un évènement. Cela demeure extrêmement rare. Les reporters, JRI et chefs de car qui se rendent sur ces manifestations sont engagés. Ils aiment leur métier et le terrain. Ils aiment informer et aller à la rencontre des gens. Cela n’entame en rien la détermination de tous les journalistes qui composent nos rédactions.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie pour ce message d’espoir, qui montre que vous tenez bon malgré les difficultés.

M. Michael Taverne (RN). Les images que vous détenez peuvent s’avérer très utiles, notamment dans le cadre d’enquêtes judiciaires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle des journalistes peuvent être attaqués par des groupuscules violents lors de manifestations.

Les journalistes de terrain connaissent-ils parfaitement les manœuvres des forces de l’ordre ? Connaissent-ils les sommations ? En effet, quand une charge a lieu, la plupart des manifestants ne sont pas forcément au courant de sa survenue. Les journalistes sont-ils informés de l’imminence de telles charges, ce qui leur permettrait de prendre du recul et de ne pas exposer leur intégrité physique ?

Mme Régine Delfour, grand reporter à CNews. En réalité, il y a très peu de sommations pour l’ensemble des manifestants. Il faut rappeler que ces manifestations rassemblent un très grand nombre de personnes et que les éléments radicaux constituent une petite minorité. Si les sommations étaient plus nombreuses, la situation serait sans doute préférable. La fin des manifestations pose parfois problème. Lorsque celle-ci intervient sur une place, il nous est souvent difficile de nous en extraire. Certains manifestants peuvent d’ailleurs être un peu perdus alors que l’on sait bien que les dispersions peuvent dégénérer.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie vivement pour votre présence ce soir. Vous avez pu constater par le nombre de questions posées que le sujet intéresse grandement notre commission d’enquête. Vos témoignages précis nous seront extrêmement utiles.

*


  1.   Audition, à huis clos, de M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (19 juillet 2023)

La commission auditionne, à huis clos, M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.

M. le président Patrick Hetzel (LR). Pour le dernier jour de travaux avant la suspension estivale, nous accueillons M. Serge Lasvignes, président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Compte tenu des sujets sensibles que cette autorité est appelée à traiter, cette audition ne fait l’objet d’aucune diffusion audiovisuelle. Les faits et exemples qui pourraient être mentionnés justifient le régime du huis clos. Comme toutes les commissions d’enquête, nos investigations s’arrêtent aux frontières du secret de la défense nationale, ce qui pourrait conduire certaines questions à ne pas recevoir de réponse. Nous le comprenons tout à fait.

Monsieur le président, un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite, par conséquent, à nous communiquer ultérieurement vos réponses écrites, ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

L’autorité que vous présidez remplit une mission essentielle puisqu’elle juge de la conciliation entre impératifs de sécurité publique et préservation des droits individuels. La prévention des violences collectives est une des finalités d’emploi des techniques de renseignement qui nous intéresse au premier chef. Votre dernier rapport d’activité, qui couvre l’année 2022, fait état d’une baisse notable de cette catégorie. Nous pouvons pronostiquer sans crainte que l’année 2023 renversera cette tendance.

Il me revient d’ouvrir les débats, aussi vous soumettrai-je deux premières questions à caractère général, qui permettront d’engager la discussion.

Une question sémantique traverse nos travaux depuis plusieurs semaines. Pouvez-vous préciser ce que recouvre la notion de violences collectives dans votre jurisprudence ? Plus précisément, limitez-vous cette notion aux atteintes aux personnes, comme le fait le code pénal, ou considérez-vous, comme dans le langage courant, que les destructions de biens, notamment publics et collectifs, peuvent entrer dans cette catégorie ?

À quels éléments la Commission accorde-t-elle le plus de poids pour délivrer ses avis dans un sens favorable ou défavorable ? Comment en arrivez-vous à votre décision ?

Avant de vous céder la parole, conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous invite à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Serge Lasvignes prête serment.)

M. Serge Lasvignes, président de la CNCTR. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement a pour mission de contrôler l’usage par les services de renseignement des techniques de renseignement énumérées par la loi. Elle rend notamment un avis au Premier ministre sur chaque demande visant à recourir à ces techniques. Si le Premier ministre souhaite délivrer une autorisation malgré un avis négatif, la Commission doit solliciter l’arbitrage du Conseil d’État. En pratique, cela n’arrive jamais. Il arrive, en revanche, que le Premier ministre oppose un refus malgré l’avis positif de la Commission pour des raisons d’opportunité.

S’agissant des techniques de renseignement visant des membres de groupuscules violents, l’action des services de renseignement trouve son fondement au 5° de l’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, relatif, en particulier, à la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. Les autorisations délivrées sur ce fondement représentent environ 12 % des 90 000 demandes de surveillance reçues par la Commission. En 2022, cela a représenté exactement 2 692 personnes surveillées.

Une même personne peut faire l’objet de plusieurs techniques. Dans le cas des militants violents, les méthodes de base incluent l’étude de la facture téléphonique détaillée ou « fadette » de la personne visée, la géolocalisation en temps réel qui permet de savoir où elle est sans avoir à la suivre, et l’interception de ses communications pour essayer de connaître son activité. Il peut s’agir de militants engagés dans divers courants de l’ultradroite ou de l’ultragauche ainsi que de personnes connues pour leur appartenance à des groupes violents, comme des hooligans ou des motards.

La Commission accorde une attention particulière aux demandes fondées sur cette finalité car les techniques sollicitées sont susceptibles de porter atteinte à la protection de la vie privée des personnes concernées, mais aussi à leur liberté d’expression et de manifestation. Conformément aux garanties fixées par le cadre légal du renseignement, plusieurs conditions doivent être réunies pour admettre la demande : la vraisemblance d’un risque de violences ; le caractère collectif de ces violences ; leur degré de gravité et d’intensité enfin, car il doit s’agir de violences susceptibles de causer, selon les termes mêmes de la loi, un trouble grave à la paix publique – une notion qui relève du ressenti du citoyen, celle d’ordre public incombant à l’appréciation du préfet.

S’agissant d’une matière telle que le renseignement, qui vise à prévenir, à des fins de police administrative, d’éventuelles menaces contre les intérêts fondamentaux de la Nation à partir d’indices, la Commission doit faire confiance au service demandeur. Elle n’a pas de pouvoir d’enquête et ne peut donc vérifier elle-même les faits qu’il décrit dans sa demande. Mais elle exige que les services présentent des demandes particulièrement motivées, éventuellement complétées de renseignements supplémentaires si les informations qu’elles comportent lui paraissent insuffisamment étayées au regard des enjeux invoqués. C’est un exercice relativement facile lorsqu’il s’agit de hooligans ou de certains groupes antifascistes, dont la violence constitue l’objet même de l’activité. Dans ces cas, il suffit d’attester à la Commission de l’appartenance à un groupe violent. Concernant l’ultradroite, la Commission dispose souvent d’éléments liés à une passion des personnes visées pour les armes à feu.

La surveillance de l’ultragauche est moins aisée dans la mesure où il est rarement question de détention d’armes. Sa culture lui permet de mieux se protéger des services, par exemple en n’utilisant pas ou en utilisant peu les téléphones portables. Elle présente par ailleurs une plus grande diversité, qui s’est sensiblement accrue avec le développement d’un militantisme écologique. De nouveaux acteurs, inconnus des services, ont émergé. Ils ont développé de nouvelles formes d’action constatées, par exemple, lors de l’épisode des gilets jaunes. Le collectif des Soulèvements de la Terre résulte ainsi d’un mouvement de convergence ou d’entrisme. Il forme une sorte de creuset militant dont l’organisation est difficilement saisissable.

La Commission s’est efforcée de donner aux services des repères sécurisants : un manuel de la doctrine et des séances de retour sur dossier. Elle a aussi veillé à comprendre l’évolution de la menace, à travers de nombreux échanges thématiques et des déplacements au contact des services. Sa doctrine a également évolué s’agissant notamment de la prise en compte des atteintes aux biens, lorsque de telles atteintes s’inscrivent dans un contexte d’aggravation des violences, ou de la surveillance de personnes qui, sans prôner la violence, l’acceptent, notamment en apportant un soutien logistique. L’exemple des mobilisations anti-bassines vient ici à l’esprit.

Au final, le taux des avis défavorables est plus élevé dans ce domaine qu’en matière de contre-terrorisme ou de contre-ingérence, sans que cela entraîne une incapacité des services à exercer une surveillance efficace : plus de 10 000 demandes de surveillance sont aujourd’hui présentées sur ce fondement, contre environ 4 000 en 2017.

M. le président Patrick Hetzel. Considérez-vous l’arsenal juridique dont vous disposez suffisamment étoffé pour ne laisser aucun trou dans la raquette ?

M. Serge Lasvignes. De mon point de vue, il l’est. L’enjeu réside dans la mise en œuvre de la loi et sa compréhension par les services. La loi exige, pour obtenir l’autorisation de recourir à une technique de renseignement, que le risque de violences collectives revête un certain degré de gravité pour la paix publique, ce que les services doivent être en mesure de démontrer dans leurs demandes et ce qu’il nous revient ensuite d’apprécier. La seule évolution législative qui pourrait être envisagée consisterait à abaisser le degré de gravité afin que l’on puisse appréhender un plus grand nombre de comportements. Du point de vue des principes démocratiques, cela ne me paraît pas souhaitable et je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire pour assurer l’efficacité de l’action des services. Je n’ai pas connaissance de ce que l’application par la Commission de la loi ou la loi elle-même soit considérée comme un problème par ces derniers. Le cadre légal actuel leur permet de travailler.

M. Florent Boudié, rapporteur. On peut se féliciter de la robustesse de notre État de droit, qui nous prémunit contre certaines dérives et qui garantit la protection des libertés publiques. Nous faisons face à un problème récurrent : un certain nombre de documents collectés par les forces de l’ordre ne peuvent être utilisés dans les procédures judiciaires en raison de leur nature confidentielle. Quelles recommandations formulez-vous en la matière ?

M. Serge Lasvignes. C’est une question difficile car elle met en jeu de grands principes, en particulier la distinction cruciale établie par le Conseil constitutionnel entre police administrative et police judiciaire. L’action de police administrative doit cesser dès lors que l’infraction est caractérisée. Des services comme la direction générale de la sécurité intérieure font le lien entre les deux activités car ils exercent la double fonction de police administrative et judiciaire. Ils travaillent de manière fluide, en pratique, avec le parquet. Dans le cas du militantisme violent, les services doivent se contenter de fournir une note blanche, qui ne peut nourrir la procédure judiciaire. Il faut rassembler des preuves autrement. On s’est efforcé, notamment par la loi, de développer autant que possible la circulation des informations entre les services et le parquet. La procédure étant secrète, c’est-à-dire non contradictoire, il est difficile de concevoir que des éléments soient recevables par le juge judiciaire. Je n’ai pas de réponse juridique à apporter.

Mme Sandra Marsaud (RE). Pouvez-vous nous en dire plus sur l’organisation logistique de ces groupuscules ? Vous évoquez des personnes qui acceptent la violence en lui apportant un soutien. Nous aimerions creuser le sujet.

M. Serge Lasvignes. Rien ne permet de penser, à la lumière des éléments dont nous avons connaissance, qu’il existerait un quelconque complot national. Je discerne un ensemble composite de groupuscules, formés à des degrés variables à l’organisation : des anarchistes qui savent y faire, des militants écologistes plus ou moins radicalisés qui connaissent bien les nouvelles façons d’agir et de se concerter sans donner prise aux services. La logistique dont je parle ici concerne, par exemple, l’achat de produits incendiaires, évidemment pas la tenue de la buvette. Ces groupes sont difficilement saisissables. Je ne suis pas sûr que les services avaient réussi à anticiper l’action des Soulèvements de la terre à Bouc-Bel-Air en décembre dernier.

Mme Sandra Marsaud (RE). La manifestation interdite de Sainte-Soline avait visiblement été bien préparée de part et d’autre. Pouvez-vous nous dire si des actions aussi différentes d’une manifestation classique mobilisent une logistique particulière ? Avez-vous eu à poser un regard sur son organisation ?

M. Serge Lasvignes. Ce fut très violent. Mais on ne peut pas considérer que les 8 000 personnes présentes étaient des activistes violents méritant d’être surveillés. La manifestation était organisée en trois cortèges dans le but d’atteindre la bassine : l’intention de sabotage était clairement affichée, la méthode étant de tirer parti de la présence nombreuse de personnes non violentes pour rendre plus difficile la protection des forces de l’ordre. Dès lors, tout le travail de la Commission a été de faire le tri, c’est-à-dire d’éviter que les services sollicitent la surveillance de centaines de personnes uniquement parce qu’elles étaient à Sainte-Soline. Nous leur avons demandé de fournir des éléments de nature à établir une implication personnelle dans la préparation de violences ou leur déchaînement. Les difficultés qu’éprouvaient parfois les services face à certaines personnes mal connues ont pu nous conduire à consentir quelques assouplissements et à permettre leur surveillance, dès lors que le risque de passage à l’acte était avéré, mais pour une durée plus limitée, circonscrite à la manifestation. La poursuite de la surveillance n’était possible que si les services avaient recueilli des éléments supplémentaires.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie, monsieur le président. Nous sommes sensibles au soin que la Commission apporte à la garantie des libertés individuelles.

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  1.   Audition de M. Jules Ravel, street journaliste (19 juillet 2023)

La commission auditionne M. Jules Ravel, street journaliste ([27]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous continuons notre après-midi en accueillant M. Jules Ravel, journaliste ou, selon la dénomination moderne, street journaliste. Nous évoquerons avec lui les violences commises en marge des manifestations et leur impact sur la liberté de la presse. Vous êtes le bienvenu devant cette commission d’enquête. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites.

Je dois préciser que nous avions initialement prévu que cette audition se tienne en format table-ronde, et que deux autres journalistes avaient été conviés à y prendre part. L’un d’entre eux n’a jamais donné signe de vie malgré de nombreuses relances par voie électronique et par le biais d’un média avec lequel il collabore. L’autre, qui a pourtant passé tout un week-end, il y a une dizaine de jours, à déplorer à la télévision et dans les journaux la gestion des manifestations et l’impact du maintien de l’ordre sur la démocratie, n’a pas jugé que porter cette conviction devant le Parlement justifiait le sacrifice d’une demi-journée de vacances. J’en ai pris acte dès lors que M. Ravel avait confirmé sa présence et qu’il pourrait répondre aux questions que se pose la commission d’enquête. Mais le moins que l’on puisse dire est que ces comportements interrogent.

Quoi qu’il en soit, M. Ravel est bien là et je l’en remercie d’autant plus. Il me revient d’ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières questions, à caractère général, qui permettront d’engager la discussion. En premier lieu, nous avons auditionné hier les représentants des chaînes d’information en continu. Tous ont fait le récit d’une couverture des manifestations nettement plus risquée, nettement plus soumise aux risques d’agression physique, depuis l’épisode des gilets jaunes. Est-ce un constat que vous partagez ? Avez-vous subi des violences dans l’exercice de votre métier et, si oui, quels en étaient les auteurs ?

En second lieu, comment décririez-vous vos relations avec les manifestants et avec les forces de sécurité ? Prenez-vous contact avant la manifestation pour vous identifier ? Avez-vous ressenti les effets du nouveau schéma national de maintien de l’ordre dans l’exercice de votre travail ?

Avant de vous donner la parole et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jules Ravel prête serment.)

M. Jules Ravel, street journaliste. Je voudrais d’abord préciser que je suis un simple spectateur des faits intervenant sur la voie publique et que tout ce que je dirai aujourd’hui n’engage que moi. Le passé, le ressenti et l’expérience des journalistes de terrain sont vraiment propres à chacun.

J’ai 32 ans et je suis street reporter depuis 2019. J’ai eu la chance de couvrir des conflits et des mouvements sociaux à travers le monde, à Hong Kong, en Colombie, en Catalogne, en Ukraine. J’ai aussi exercé en France où j’ai couvert la mobilisation des gilets jaunes, les manifestations contre la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés ou encore celles contre les bassines de Sainte-Soline. Je tiens à préciser que je n’ai pas suivi d’école de journalisme ou audiovisuelle. Je suis autodidacte et je me suis formé en m’inspirant du travail des autres reporters sur le terrain.

Comme beaucoup, c’est par conviction démocratique et par attachement à la liberté d’expression que, lors du mouvement des gilets jaunes, j’ai saisi mon téléphone et j’ai commencé à filmer une simple manifestation à Montpellier en septembre 2019. Dans un monde où l’information est omniprésente, il est essentiel de garantir une pluralité de points de vue, surtout à l’heure où la concentration des médias est de mise. Les street journalistes incarnent des valeurs fondamentales de transparence et d’intégrité en se détachant des influences politiques, économiques et idéologiques. Ces journalistes indépendants s’efforcent de livrer une information objective et équilibrée. Ils mettent un point d’honneur à rester fidèles à leur mission première, servir l’intérêt général en rapportant des faits sans déformer et sans spéculer. Les reporters indépendants jouent aussi un rôle crucial dans notre société démocratique en exposant les abus, en donnant une voix aux sans-voix, en stimulant le débat public. Ils remplissent une fonction de contre-pouvoir, de gardien de la démocratie et de la liberté d’expression.

Cette contribution est d’ailleurs reconnue par le schéma national du maintien de l’ordre. Je voudrais citer le point 2.2 en page 16 : « La présence des journalistes lors des manifestations revêt une importance primordiale. Elle permet de rendre compte des opinions et revendications des manifestants et de la manière dont elles sont exprimées, ainsi que de l’intervention des autorités publiques et des forces de l’ordre. Il est donc impératif de protéger le droit d’informer, pilier, comme le respect de l’ordre public, de notre démocratie. À cet égard, la sécurité physique des journalistes doit être garantie ».

En dépit de cet engagement, je constate avec regrets que la France est en vingt-quatrième position dans le classement mondial de la liberté de la presse. Permettez-moi, à cet égard, de citer un extrait du rapport de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse en France à propos du maintien de l’ordre : « En dépit de l’adoption d’un nouveau schéma national du maintien de l’ordre plus respectueux de la liberté de la presse, les reporters vont continuer à faire l’objet de violences policières, en plus des agressions de la part des manifestants ». À l’appui de ce constat, je ne prendrai qu’un exemple parmi d’autres : celui de la journaliste récemment étranglée à Marseille par un membre des compagnies républicaines de sécurité à la vue de sa carte de presse.

Ainsi, en dépit des engagements pris dans le schéma national du maintien de l’ordre, les journalistes et les reporters sont régulièrement confrontés, lors des manifestations en France, à d’importantes difficultés pour accomplir leur mission dans les meilleures conditions. Je ne compte plus le nombre de fois où, avec mes confrères, nous nous sommes trouvés en difficulté face aux policiers lors de manifestations. C’est un point qui me tient à cœur et j’espère pouvoir en discuter avec vous.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ma première question peut recevoir une réponse immédiate. Avez-vous votre carte de presse ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Non.

M. Florent Boudié, rapporteur. Comment fonctionne l’attribution de la carte de presse aux journalistes indépendants ? Je pense qu’il important d’avoir cette information, puisque cet élément permet d’entrer dans le cadre du schéma national de maintien de l’ordre. C’est à ce titre que l’on est reconnu comme journaliste, que l’on est en capacité de se munir des éléments de protection et d’identification prévus.

L’intérêt de vous rencontrer est de connaître plus précisément les conditions d’exercice de la liberté de la presse sur le terrain, ainsi que le dit d’ailleurs Reporters sans frontières, entre les forces de l’ordre d’un côté et les manifestants de l’autre. J’ajoute une troisième catégorie : ceux qui sont dans les manifestations, autorisées ou pas, pour en découdre.

Le deuxième point qui nous intéresse s’attache à vos observations. Hier, nous avons entendu des remarques de journalistes qui ont insisté sur les agressions dont ils font l’objet par deux catégories de profils : les individus violents pour qui les manifestations ne sont qu’un prétexte à la violence, et les manifestants qui viennent bien manifester mais qui s’en prennent aux journalistes en les considérant, d’une certaine façon, comme les représentants de l’institution ou les porte-paroles de l’État. Partagez-vous ce constat ? Pouvez-vous nous préciser la situation sur le terrain, le déroulement des manifestations, l’origine des violences ?

Un autre point me semble important. Il y a des catégories de profils qui recherchent la médiatisation. Bien sûr, tout manifestant espère que le défilé attirera du monde, que la manifestation sera relayée par les médias. Mais certaines personnes veulent donner à voir des actes violents. Sur cet aspect, quel est votre regard ? C’est-une espèce de serpent qui se mord la queue : des personnes viennent agir violemment, bénéficient d’une médiatisation à juste titre au nom de la transparence et de la meilleure connaissance des faits, et s’appuient donc sur cette transparence pour entretenir l’idée d’une déstabilisation.

M. Jules Ravel, street journaliste. S’agissant de la carte de presse, elle n’est pas obligatoire en France. Il est difficile, pour des pigistes occasionnels ou pour des reporters indépendants, d’y avoir accès parce qu’elle demande une ancienneté ou un certain niveau salarial. Cet aspect est précisé dans le point 2.2.1 du schéma national du maintien de l’ordre, qui indique qu’il existe toutefois d’autres moyens d’identification à disposition des journalistes et de leurs accompagnants, techniciens ou agents de sécurité. Ils peuvent présenter, depuis le 1er janvier 2022, une attestation normalisée d’identification fournie par l’employeur ou par le commanditaire, ou bien un ordre de mission.

M. Florent Boudié, rapporteur. Lorsque vous intervenez sur le terrain, vous êtes donc commandité. S’agit-il d’une prestation de service ? Quel est le fonctionnement ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Tout dépend de la demande des médias. Généralement, ils nous contactent après la publication des vidéos. Je gère moi-même une société et elle m’adresse des ordres de mission pour intervenir sur le terrain.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je rappelle à nos collègues que les chaînes d’information continue s’alimentent du travail des journalistes indépendants et des street journalistes. Elles choisissent les images pour apporter un contre-éclairage au travail de leurs propres équipes sur place.

M. Jules Ravel, street journaliste. Oui, souvent les journalistes des chaînes d’information continue n’ont pas accès à tous les lieux à cause du rejet de certains manifestants. C’est la raison pour laquelle ces chaînes se tournent vers les street journalistes, les journalistes indépendants et même les amateurs afin d’utiliser leurs images.

Les conditions de travail sont plutôt bonnes lorsque les manifestations sont calmes. Quand la situation devient houleuse, des journalistes sont éjectés des cortèges de tête, ceux qui se forment hors représentation syndicale. Ces journalistes sont issus des chaînes d’information continue ou classés à droite et à l’extrême-droite.

Personnellement, je ne rencontre pas de vrais problèmes avec les manifestants. Lorsque la situation se tend, tout devient un peu plus compliqué. Les journalistes ont besoin d’équipement de protection individuelle pour travailler dans des conditions sereines. Les street reporters ou journalistes indépendants, qui n’ont pas de carte de presse mais qui présentent un ordre de mission ou toute autre attestation, peuvent ne pas être reconnus par les forces de l’ordre et voir confisquer leur matériel – casque, masque à gaz, gants. Il est alors plus difficile de travailler dans des conditions sereines. Je me souviens d’une manifestation entre Châtelet et République au cours de laquelle j’ai été arrêté pendant une heure. On m’a emmené dans un commissariat et on m’a confisqué mon matériel, puis j’ai été relâché après sans aucune poursuite. Je suis retourné à la manifestation sans mes équipements, conservés sous clef dans les locaux de la police.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pensez-vous que votre arrestation a été la conséquence de l’absence de carte de presse, d’une attestation ou d’un ordre de mission ? Ou bien, était-ce par principe ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Le contexte était délicat. Les journalistes se trouvaient au centre de la contestation contre la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés. Y avait-il une défiance prononcée envers eux de ce fait ? Je me souviens que les forces de l’ordre contrôlaient nos pièces d’identité et interrogeaient le fichier pour prendre connaissance de nos antécédents éventuels. Il peut aussi y avoir aussi une méconnaissance de la part des forces de l’ordre sur l’ordre de mission, l’attestation ou la carte de presse, qui peut ne pas être française et qui n’est pas délivrée facilement, raison pour laquelle elle n’est pas obligatoire.

Vous avez indiqué que les chaînes d’information étaient, à tort ou à raison, une sorte de porte-parole du gouvernement.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ce sont des manifestants qui prétendent cela, pas moi !

M. Jules Ravel, street journaliste. C’est effectivement un point de vue que l’on rencontre. Si moi-même je me suis retrouvé à filmer les manifestations avec mon téléphone, c’est peut-être parce que beaucoup de gens ne se reconnaissent pas dans les propos diffusés sur les chaînes de télévision. Ils estiment qu’on ne leur donne pas suffisamment la parole. Ce ressenti explique la défiance envers les médias et les chaînes d’information en continu.

Je pense que leurs représentants en ont mieux parlé que moi hier. Lors de l’épisode des gilets jaunes, les nombreux manifestants blessés n’ont pas été rapidement portés au débat public. C’est la raison pour laquelle des gens ont commencé à filmer par leurs propres moyens, énervés contre les chaînes d’information en continu.

M. Florent Boudié, rapporteur. L’une de mes questions portait sur la recherche de l’attention des médias pour montrer l’action violente et la faire connaître. On se rend dans une manifestation pour agir avec brutalité et on filme les violences pour créer une espèce de bulle médiatique. Nous avons parfois le sentiment que les médias nourrissent les violences en montrant ce qui a été cassé. C’est une stratégie d’auto-alimentation.

M. Jules Ravel, street journaliste. Quand les journalistes de ces grands médias sont éjectés du cortège de tête, on entend des propos consistant à dire : « Arrêtez votre propagande, arrête de filmer la moindre vitrine brisée et donnez-nous la parole. » Comme vous le dites, cela donne l’impression du serpent qui se mord la queue. Apaise-t-on la situation en montrant seulement la violence ? Des individus cassent pour, peut-être, exprimer une revendication. Comme on ne leur donne pas la parole, ils cassent. Par exemple, le thème de l’anticapitalisme a été très peu abordé à la télévision. Je suppose que ces individus se retrouvent à s’exprimer, à avoir recours à ce qu’on appelle la propagande par le fait parce que leur expression dans les médias traditionnels est limitée.

Mme Sandra Marsaud (RE). Vous avez indiqué avoir été présent à Sainte-Soline. Comment avez-vous abordé votre mission sur place ? Qu’avez-vous réussi à démontrer dans votre reportage ? Comment avez-vous vécu la manifestation sur le terrain ? L’une de vos collègues, interrogée hier, nous a décrit son point de vue du côté des forces de l’ordre. Comment avez-vous pu accomplir votre travail sur place malgré l’opposition frontale entre la gendarmerie et certains manifestants violents ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Je me suis rendu à Sainte-Soline parce que j’avais déjà assisté à la première mobilisation médiatique. Pour moi, c’était une continuité.

Les journalistes indépendants n’ont pas pu passer par la voie officielle consistant à se présenter aux forces de l’ordre et à leur expliquer leur travail de couverture. Une nouvelle fois, cette impossibilité s’explique par l’absence de la carte de presse. J’ai assisté à la manifestation avec mon équipement de protection, qui s’est révélé insuffisant en m’obligeant à prendre des risques, et qui peut poser souci en cas de contrôle routier. Or, se rendre à Sainte-Soline sans matériel de protection, c’était véritablement se mettre en danger de mort.

Sur place, les choses se sont plutôt bien passées, mais je n’avais rien vécu de tel auparavant en dépit de mon expérience à l’étranger. Les gens entendaient les grenades exploser autour d’eux toutes les secondes. C’était Verdun. J’étais un peu à l’arrière et je voyais de gros affrontements en première ligne. Je me suis approché en me disant que c’était mon devoir. Nous devions être deux ou trois reporters indépendants. C’était dangereux, nous étions pratiquement dans des conditions de guerre. Jamais, jamais, je n’avais vu ça.

Mme Sandra Marsaud (RE). Quel angle avez-vous voulu donner à votre reportage ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Les vidéos que je poste sur les réseaux sociaux lors des manifestations classiques en milieu urbain sont généralement légendées et commentées. À Sainte-Soline, mes images sont restées plus ou moins brutes, à même de laisser chacun se forger son opinion. Certains commentaires disaient que la police était excessivement violente. D’autres commentaires considéraient que les manifestants se comportaient comme des terroristes. Mon reportage ne s’accompagne d’aucun texte. Le contexte des bassines était médiatiquement posé et les spectateurs ont reçu ces images brutes.

M. Julien Odoul (RN). Je vous ai écouté avec beaucoup d’attention. Je me permets de reprendre vos propos pour illustrer mes questions et avoir quelques éclaircissements. Vous dites que votre mission de reporter de rue, en bon français, se détourne des influences politiques. C’est ce que vous avez dit. Or, dans votre propos, vous parlez de violences policières. Ce faisant, vous faites déjà de la politique puisque vous reprenez les arguments, les formules de l’extrême-gauche qui s’en prend régulièrement à la police et à une prétendue violence systémique.

Vous nous confirmez que les journalistes des médias traditionnels n’ont pas accès à certaines manifestations ou, en tout cas, sont violentés et agressés dans certaines manifestations. Mais pas vous ! Dois-je comprendre que les manifestants, les militants violents de ces manifestations vous laissent y entrer du fait d’une proximité idéologique, politique ? Voient-ils en vous un allié objectif qui va servir leur cause ?

Ensuite, vous dites être le détenteur, le pourvoyeur d’une information objective et équilibrée. Il faudra revoir la définition d’une information objective et équilibrée. J’ai regardé ce que vous faites et, à chaque fois, le prisme et l’angle sont les mêmes. Vous visez systématiquement les forces de l’ordre. Votre caméra est toujours braquée dans leur direction et, à aucun moment, vous ne relayez les violences qui peuvent se produire de la part d’éléments d’extrême-gauche, de black blocs ou d’écologistes radicaux.

Je reprends aussi vos interventions sur Twitter, quelques tweets du 1er mai 2023, qui montrent là aussi une volonté claire d’aller dans un certain sens politique. Vous écrivez : « Les rues de la capitale sont inondées de policiers afin de prévenir tout rassemblement spontané ». Nous voyons et nous devinons le pacifisme submergé de policiers comme si c’était extrêmement mal. « Un groupe de manifestants ayant participé à une manifestation spontanée est actuellement nassé aux abords de Strasbourg-Saint-Denis ». Nous sentons bien l’oppression de ces manifestants. Je cite un troisième tweet : « À peine le cortège parti, les gendarmes chargent la tête de la manifestation ». C’est toujours la volonté de s’en prendre à la police. À aucun moment, que ce soit à Sainte-Soline ou lors des manifestations sur la réforme des retraites, vous ne désignez ou vous ne relayez les violences des manifestants et des éléments radicaux. Pourquoi ? Considérez-vous que seule la police est violente ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Je vais essayer de répondre point par point. Vous dites que le terme de « violences policières » appartient à l’extrême-gauche. Sauf erreur de ma part, il est cité par Reporters sans frontières. Chacun prend ce terme comme il le veut, qu’il soit utilisé par l’extrême-gauche, le centre ou la droite. Ce n’est pas mon problème.

Vous parlez de proximité idéologique servant leurs causes, ce qui me permettrait d’être accepté dans ces cortèges. S’ils pensent que mes propos, mes vidéos et mon travail épousent une certaine proximité, c’est leur ressenti. Un jour, ils décideront peut-être de me sortir du cortège. Je n’ai aucune proximité avec des groupes politiques ou des individus dans les manifestations, je n’ai aucune proximité marquée avec des militants des black blocs, si c’est ce que vous voulez insinuer.

Vous dites que je vise uniquement les forces de l’ordre avec ma caméra. D’autres médias sont sur place, avec beaucoup plus d’influence que moi, et ils filment beaucoup d’autres choses. J’essaye, dans ma façon de travailler, de combler peut-être ce manque d’information. Les grands médias filment la casse, interrogent des personnes, évoquent les violences envers les forces de l’ordre. Si l’on assemble les informations issues de différentes sources, il me semble plus facile d’avoir un avis sur le déroulement d’une manifestation et donc de multiplier les points de vue.

Vous mentionnez mes tweets. Les manifestants nassés à Strasbourg-Saint-Denis, c’était un fait. Cela a duré plus de trois heures. S’agissant des « rues inondées de policiers », ce sont mes propos en effet. Si on les ignore, la vidéo brute reste disponible et les gens en font ce qu’ils en veulent. Certains ont peut-être considéré qu’il n’y avait pas assez de policiers. Pour moi, c’était un peu trop.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je reviens sur la question de vos conditions d’exercice. Je n’aurai pas la prétention de remettre en cause votre ligne éditoriale. Vous avez décrit une relation avec les forces de sécurité intérieure basée sur une sorte de sacralisation de la carte de presse. Éprouvez-vous ces difficultés à chaque manifestation ? S’agit-il uniquement des manifestations dont on peut prévoir qu’elles seront plus tendues que d’autres ou est-ce à la suite de rassemblements particulièrement agités ?

Vous nous avez indiqué avoir été, à l’occasion d’une manifestation sur la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, arrêté et emmené en commissariat, puis relâché au bout d’une heure. Vous a-t-on notifié une garde à vue et les motifs de rétention de vos équipements de protection individuelle ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Vous avez parlé de sacralisation de la carte de presse et je pense, effectivement, qu’elle existe un peu. Je ne rencontre pas de problème à chaque manifestation. C’est lorsque le contexte social, médiatique et politique est vraiment tendu que les fouilles sont plus fréquentes, mais nous ne sommes pas les seuls visés. C’est aussi valable pour les manifestants. C’est dans de tels contextes que notre matériel est confisqué. Cela m’est arrivé une seule fois, par chance.

Des consignes sont-elles données envers les journalistes indépendants ? Je ne le sais pas. Par contre, je veux vraiment insister sur le fait que la confiscation des équipements de protection individuelle place les gens en situation de danger. Ce serait comme demander à un agent des forces de l’ordre d’intervenir sans son casque.

Lors de la manifestation relative à la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés, je n’ai pas été placé en garde à vue. Cela ne m’a pas été notifié. Avec un collègue photographe, nous avons été menottés, installés dans une voiture de police et amenés au commissariat. On m’a confisqué mon matériel de protection, c’est-à-dire mon casque, mon masque à gaz et mes gants. On m’a remis un document indiquant qu’ils avaient été pris et je suis revenu les chercher quelques jours après.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). On ne vous a donc pas notifié de garde à vue. Vous avez été arrêté et entravé avec des menottes. On a porté atteinte à votre liberté de circuler pendant au moins une heure. On ne vous a rien notifié d’autre. Avez-vous vécu cela comme une violence ?

M. Jules Ravel, street journaliste. Je suis assez pragmatique. Je me dis que se faire confisquer son matériel ou recevoir des coups de part et d’autre en manifestation fait partie des risques en France. Je n’ai pas vécu cette situation comme une violence. C’est simplement ennuyeux pour la suite. Quelqu’un m’avait dépanné d’un masque chirurgical, mais j’avais la tête à découvert.

Mme Sandra Marsaud (RE). Qu’est-ce qui vous distingue physiquement des autres personnes dans les manifestations, d’autant plus si vous n’êtes pas titulaire de la carte de presse ? Qu’est-ce qui permet de vous reconnaître comme journaliste ? Vous allez peut-être me répondre que c’est le matériel qui vous sépare des autres manifestants et des autres journalistes, en tout cas ceux en possession de la carte de presse.

M. Jules Ravel, street journaliste. Ce jour-là, j’avais un ordre de mission. C’est pour cela que je pointe du doigt cette méconnaissance de la part des agents du maintien de l’ordre sur le fait que la carte de presse n’est pas obligatoire. Il existe d’autres moyens de justifier sa présence en tant que journaliste lors d’une manifestation. Pour ma part, j’insiste toujours sur la sécurité. J’appose sur mon casque des autocollants « Presse ». Je porte un brassard orange « Presse ». Mon sac à dos laisse aussi voir une inscription de même nature.

Dans le feu de l’action, les détenteurs de la carte de presse la produisent seulement lorsque les policiers la demandent. Elle n’est pas visible de loin. S’agissant du matériel, avec l’évolution des technologies, même les grandes chaînes de télévision travaillent fréquemment avec de simples téléphones. Nous ne parlons plus de grosses caméras.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je veux dire à Monsieur Odoul que je ne suis jamais choqué quand un député qualifie la ligne éditoriale d’un journaliste indépendant ou pas. Je pense que c’est même un droit que l’on peut accorder à un ministre.

Lorsque vous avez été emmené au commissariat, le contrôle d’identité a-t-il été décidé sur place ou bien l’a-t-il été éventuellement en amont ? Je vais quand même regarder, en tant que rapporteur, lorsqu’il faudra restituer le sens de nos travaux, si vous étiez dans le cadre d’une garde à vue non notifiée ou d’une simple retenue pour vérification d’identité. Le régime juridique n’est pas tout à fait le même.

M. Jules Ravel, street journaliste. Le contrôle d’identité a été effectué à la sortie d’une bouche de métro. Ma pièce d’identité et celle du photographe qui m’accompagnait ont été passées au fichier. On m’a mis de côté et on m’a dit de suivre les forces de l’ordre. Ils ont dit à mon collègue qu’il pouvait partir. Comme il était interloqué de me voir emmené, il a commencé à filmer avec son téléphone. Mais le policier lui a demandé de le ranger. Je pense donc que le contrôle d’identité avait été déjà été effectué à la sortie de la bouche de métro.

M. Julien Odoul (RN). Je tiens déjà à rassurer le rapporteur. Je ne suis pas choqué par les divergences de lignes éditoriales. C’est très bien qu’il y ait une liberté totale à ce niveau. Je relevais simplement qu’il y avait quand même une influence politique à employer certaines formules et à axer ses sujets selon certains points de vue. C’est une orientation politique, qui n’est en soi pas condamnable, mais qu’il convient de relever.

Vous nous avez dit tout à l’heure être un simple spectateur. En observant votre pratique et celle de vos confrères qui vont au contact, parfois en grande proximité, des forces de l’ordre quand elles exercent dans un contexte de dangerosité extrême, recevant des pierres et des tirs de mortier, on a le sentiment que vous cherchez les coups et les images qui vont ensuite être présentées comme de prétendues violences policières. N’y a-t-il pas un problème dans la façon dont vous exercez, dans cette recherche de la confrontation ? Les forces de l’ordre, quelquefois, ne voient pas la différence compte tenu de l’accoutrement qui est le même, quelquefois compte tenu des mots et des méthodes qui sont les mêmes entre les manifestants, les éléments violents et les reporters de rue.

Autre réflexion sur un propos que vous avez tenu tout à l’heure et qui m’a interpellé : vous avez dit vous sentir, vous et vos confrères, des gardiens de la démocratie. Vous dites qu’on ne donne pas la parole à certains, ce qui les pousse à casser. Est-ce la démocratie pour vous ? C’est particulier de justifier certaines violences dès lors que les personnes n’auraient pas la parole.

M. Jules Ravel, street journaliste. Vous parlez de journalistes indépendants qui chercheraient une confrontation avec la police pour obtenir un scoop. J’évoquerai de mon cas personnel. J’ai été bousculé deux fois. Je suis tombé au sol. Je ne m’en suis jamais plaint. C’était de ma faute. J’étais mal placé, j’étais au mauvais endroit. Ma ligne de conduite, quand je fais une erreur, est de me relever et de reprendre mon travail. Je ne vais pas monter toute une histoire. Certains montent peut-être en épingle les coups reçus. Je ne sais pas. Je pense qu’informer est beaucoup plus utile que se plaindre.

Ensuite, je suppose que des personnes cassent parce qu’elles ne sentent pas entendues. Peut-être ont-elles suivi le processus démocratique de vote, de pétition, de mobilisation syndicale, de manifestation avant de recourir à d’autres moyens. Ce ne sont que des suppositions.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de cette discussion. Nous demeurerons en contact et nous attendons vos réponses écrites. Je suspends la séance pour quelques minutes.

*


  1.   Audition de M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG), ministère de la justice (19 juillet 2023)

La commission auditionne M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG), ministère de la justice ([28]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous concluons l’après-midi en accueillant M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice. Vous êtes accompagné par Mme Ariane Mallier, magistrate et adjointe à la cheffe du bureau de la politique pénale générale.

Je vous remercie de votre présence. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront être évoquées de manière exhaustive. Je vous invite par conséquent à communiquer ultérieurement vos réponses écrites ainsi que toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission d’enquête.

Nous étudions les violences commises en marge des manifestations au cours du printemps, à la fois dans leur volet urbain avec des motivations sociales et dans leur dimension rurale à côté de revendications écologistes. Nous cherchons à mieux connaître le profil des auteurs de ces violences, mais aussi la réaction des différentes institutions publiques. Le rôle de l’autorité judiciaire est ici fondamental et nous comptons sur vous pour mieux l’appréhender.

Il me revient d’ouvrir les débats. Je le ferai en vous soumettant les deux premières séries de questions, à caractère général, qui permettront d’engager la discussion.

En premier lieu, le droit des infractions liées aux manifestations a beaucoup évolué au cours des cinq à dix dernières années. Rétrospectivement, quel regard jetez-vous sur cette évolution ? Y a-t-il des dispositions dont les statistiques d’activité des juridictions montrent qu’elles ne sont pas appliquées dans les faits, par exemple l’interdiction de dissimulation du visage ou la peine complémentaire d’interdiction de manifester ? En ce qui concerne les violences commises sur des membres des forces de l’ordre, les peines encourues ont été fortement durcies par la loi du 24 janvier 2022 ; cette rigueur nouvelle s’est-elle traduite dans les peines effectivement prononcées ?

En second lieu, le nombre des interpellations, des placements en garde à vue et des classements sans suite a été présenté, y compris par des autorités publiques indépendantes, comme le symptôme d’un détournement du droit pénal à des fins de maintien de l’ordre. Il y a quelques années, une note du parquet de Paris avait suscité des interrogations. Comment la direction des affaires criminelles et des grâces reçoit-elle ces interrogations ? Considérez-vous que des garde-fous suffisants existent ?

En application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Christen prête serment.)

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. En préambule, je tiens à rappeler à quel point le ministère de la justice est évidemment investi dans cette problématique de prévention et de lutte contre les violences commises à l’occasion des manifestations. D’une part, sur le plan fondamental, le rôle du ministère de la justice est de protéger les libertés publiques. D’autre part, du fait des troubles causés par les manifestations, on observe plusieurs atteintes aux libertés publiques. La première est l’atteinte à la liberté même de manifester, puisque les conséquences directes de la multiplication de ces troubles furent la création de dispositifs susceptibles de dissuader les citoyens de prendre part aux manifestations. Ajoutons à cela les atteintes à la sûreté, les dégradations de biens et les atteintes à la protection des personnes, notamment les violences commises contre les forces de l’ordre.

Fort de cela, le ministère de la justice a eu l’occasion d’investir le sujet à travers un nombre important de dépêches et de circulaires. Elles ont été diffusées lors de différentes séquences de troubles lourds et accompagnées d’un certain nombre de retours d’expérience de la part des juridictions concernées par le traitement des procédures ouvertes à la suite de ces manifestations, procédures à l’encontre des personnes commettant les violences ou suite à des violences illégitimes reprochées aux services d’ordre. Ces retours d’expérience ont été le fait des principales juridictions concernées : Paris bien sûr, mais aussi par exemple Bordeaux. Nous attendons que d’autres ressorts, jusqu’à présent moins impactés par ce type de problématiques, soient désormais associés aux travaux que nous conduirons.

L’arsenal déployé nous paraît aujourd’hui globalement complet. Les dernières modifications sont intervenues dans la loi du 10 avril 2019. Elles faisaient notamment référence aux difficultés rencontrées dans le choix des meilleures infractions à retenir, entre le groupement afin de commettre des violences et l’attroupement. Cette dernière infraction n’était guère retenue en pratique puisque la jurisprudence considérait qu’il s’agissait d’un délit de nature politique ne pouvant donner lieu à comparution immédiate. Désormais, cette infraction est retenue sans trop de difficultés par les parquets.

Vous évoquez la difficulté qui peut exister entre le niveau d’infraction et de répression prévu par le législateur et la réponse pénale appliquée par les juridictions. La réponse se veut complexe. Elle se situe à différentes étapes de la procédure.

Le premier point qui, parfois, étonne dans les commentaires que l’on peut lire est le résultat des procédures engagées. Pourquoi un certain nombre d’entre elles ne donne-t-il pas lieu à des suites procédurales, ou en tout cas pas forcément sous toutes les qualifications qu’on pensait initialement être retenues ? Ce n’est pas la résultante d’une difficulté du corpus normatif. Tout le problème réside dans le fait de constituer dès l’origine des dossiers de qualité qui permettent ensuite d’engager les poursuites de façon satisfaisante. C’est un travail engagé entre les parquets, les services de la préfecture et de police, dans le cadre des réunions préparatoires que l’on promeut depuis un certain nombre d’années. Le souhait est que les parquets aient une parfaite connaissance des dispositifs de prévention des troubles mis en place par les préfectures en termes de police administrative. Il convient d’insister à chaque fois sur la nécessité, à côté des forces d’intervention qui doivent prévenir ces troubles ou appréhender les auteurs des dégradations et des violences, d’avoir des effectifs en mesure de recueillir les éléments de preuve qui permettront de construire des procédures solides et d’engager les poursuites. Il faut aussi parler du niveau de la répression, en fonction des preuves réunies sur la gravité des faits commis.

Le deuxième point rejoint les questions abordées dans votre questionnaire sur le profil des personnes appréhendées. Le principe du code pénal est l’individualisation des peines. Parmi les éléments qui guident les juridictions dans la détermination des peines prononcées, il y a évidemment le profil des personnes prévenues. Je ne parle pas ici des individus directement impliqués dans des agressions, parfois d’une violence particulièrement lourde contre les forces de l’ordre, ou arrêtés en flagrant délit pour les dégradations les plus graves. La plupart des personnes interpellées le sont pour des dégradations en réunion d’une intensité pas forcément extrême, sur des vols et des infractions opportunistes ou sur des niveaux de violence qui ne sont pas les plus élevés du spectre. Dès lors, le profil des personnes présentées, par rapport à leurs éventuels antécédents ou à leur niveau d’insertion sociale, appelle évidemment des réponses différentes.

L’interdiction de manifester est rappelée dans toutes les dépêches et circulaires récentes, que ce soit à l’initiative de la direction des affaires criminelles des grâces ou, pour les dernières, sous la signature du ministre lui-même. Elles rappellent aux parquets l’intérêt de requérir cette peine. Nous vous communiquerons des statistiques précises sur le prononcé, mais la peine est régulièrement utilisée par les juridictions, à condition que ce soit compatible avec les circonstances de l’espèce. L’autorisation de manifester est une chose. Souvent, on l’associe avec l’interdiction de séjour selon l’origine géographique des personnes pour prévenir leur retour sur les lieux de l’infraction.

Vient ensuite la question des temps entre les interpellations et les gardes à vue. Je n’ai pas de statistiques sur les interpellations car elles ne sont pas tenues par le ministère de la justice. En revanche, nous avons des éléments sur le nombre de gardes à vue. Lorsqu’une personne est interpellée, elle est présentée à un officier de police judiciaire, qui décide ou non du placement en garde à vue. Cette phase n’est pas sous l’autorité du procureur. À partir de là, le procureur apprécie les suites à donner en fonction de la qualité des procédures et des éléments recueillis. Cette qualité repose sur la légalité externe, mais aussi sur les preuves réunies quant à la commission d’infraction. On peut avoir plusieurs grilles de lecture du même phénomène. Si les parquets considèrent parfois qu’un certain nombre de gardes à vue doivent être levées, ils jouent leur rôle. C’est plutôt un signe de bon fonctionnement de notre système de séparation des pouvoirs entre les services de police et l’autorité judiciaire, chacun exerçant la mission qui est la sienne.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’avais trois questions précises à vous poser. Premièrement, à l’issue des violences commises à l’occasion d’une manifestation, celle de Sainte-Soline je crois, le garde des Sceaux et le ministre de l’intérieur ont annoncé travailler à des dispositions réglementaires ou législatives nouvelles. Je crois qu’il était question notamment de l’interdiction de paraître. Des réflexions ont-elles été conduites sur ce point ?

Ensuite, comme nous en discutions tout à l’heure avec le président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, je reviens sur la qualité des procédures administratives, sur leur transmission aux autorités judiciaires et notamment sur le sujet très ancien, que personne n’a su régler jusqu’à présent, des notes blanches qui permettent d’alimenter les dossiers en vue d’une interpellation. Elles ne peuvent que rarement être utilisées dans la procédure judiciaire.

Enfin, comment interprétez-vous cette contre-circulaire adressée le 6 juin 2023 par le Syndicat de la magistrature aux plus hautes autorités judiciaires ? De mon point de vue, il y a une sorte de contre-projet de politique pénale ou d’instruction pénale, qui ne va pas dans le sens des instructions pénales délivrées par le garde des Sceaux.

M. le président Patrick Hetzel. Pour compléter le propos du rapporteur, je souligne le caractère troublant de ce document qui reprend vraiment la forme d’une circulaire ministérielle. À la lecture, nous nous apercevons rapidement que c’est une contre-circulaire. De quelle manière votre direction juge-t-elle ce genre de choses puisque nous sommes ici dans un exercice très poussé de la liberté syndicale ?

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. Sur le premier point, une réflexion a bien été engagée dans les deux ministères après les manifestations. Comme je le disais à l’instant, les retours d’expérience sont toujours analysés pour déterminer si le cadre normatif est adapté. En l’état, aucune proposition d’évolution ne s’est imposée avec évidence.

C’est surtout le traitement des éléments de désorganisation des manifestations qui a été relevé. Une part des troubles graves à l’ordre public correspond à la délinquance opportuniste, qui profite du trouble pour commettre des pillages de magasins en milieu urbain notamment. Je ne porte pas d’appréciation sur la légitimité de la protestation contre telle ou telle politique, mais le fait de piller un magasin dépasse le champ de la liberté d’expression. Ce qui a été noté lors de la préparation de Sainte-Soline et que l’on a parfois observé dans d’autres manifestations, ce sont des groupes plus ou moins structurés qui organisent la façon dont ils vont éventuellement entrer en conflit, en confrontation physique avec les forces de l’ordre. Cette démarche est évidemment constitutive d’une infraction. Notre préoccupation est de savoir comment les services de renseignement peuvent suffisamment nourrir les investigations, à l’instar de ce qui peut exister dans d’autres domaines, pour identifier les formes d’action visant à commettre des infractions. C’est d’autant plus important que ces groupes peuvent être assez mobiles, de type Sainte-Soline, et se déplacer en plusieurs endroits du territoire national. En amont, la question consiste à savoir comment on coordonne les investigations.

Nous conduisons ces réflexions en utilisant les moyens connus comme des groupes locaux de traitement de la délinquance, plutôt thématiques, qui réunissent sous l’autorité du procureur de la République les différents services d’investigation et de renseignement. Le but est de voir si des éléments sont de nature à être judiciarisés, c’est-à-dire transmis à l’autorité judiciaire pour alimenter des poursuites. Cela ne relève pas du normatif, mais de l’organisation et des travaux qui doivent se faire localement. Ensuite, les parquets peuvent se transmettre les informations reçues.

Je fais le lien avec ce que vous évoquiez au sujet des éléments recueillis dans un cadre administratif. Ce champ est plus complexe. Il rappelle la nécessité d’une qualité de renseignement et d’exploitation de renseignement particulièrement poussée. Les notes blanches sont très utilisées, mais de façon différente. Elles éclairent le contexte général dans lequel on se trouve. C’est utile pour la juridiction. Plusieurs circulaires ont rappelé l’importance de solliciter auprès des services de la sécurité publique l’établissement d’une note qui rappelle ce qui s’est passé, qui explique comment les groupes ont pu se mouvoir, qui identifie les infractions selon les lieux. La note générale de contexte relie l’ensemble des éléments qu’ont pu réunir les services de police à partir de renseignements administratifs. Elle est discutée devant le tribunal et la défense y a accès sans difficulté. Ces informations influent sur le niveau de répression que privilégie ensuite le tribunal. Ce n’est pas du tout la même chose de présenter un prévenu qui a volé une paire de chaussures avec ou sans la note de contexte général qui explique que toute la rue a été entièrement pillée, que le prévenu s’est donc inscrit dans un mouvement général de pillage. Ces notes sont plutôt utilisées. Nous encourageons leur versement en procédure.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pour la bonne compréhension de tous : vous parlez, non pas de notes blanches, mais de notes de contexte. La procureure de la République adjointe de Bordeaux, Mme Rachel Bray, nous a indiqué l’importance des notes de contexte dans la compréhension, par l’autorité judiciaire, de la situation dans laquelle une affaire doit être jugée.

M. le président Patrick Hetzel. C’est tout à fait exact. Comme vous le savez, pour ce qui est des notes blanches, nous faisons face à une autre problématique de nature juridique.

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. Ce que j’appelle une note blanche comporte en effet un en-tête. Il ne s’agit pas d’une note blanche au sens des services de renseignement, mais d’une note qui explique le contexte. Le fondement de la rédaction est le même. On explique ce qui s’est passé à partir d’un ensemble d’éléments au sujet desquels les services qui les réunissent sont d’accord pour qu’elles soient rendues publiques.

S’agissant de votre troisième question, je n’ai pas beaucoup d’observations à faire. Ce n’est pas la première fois que ce syndicat diffuse des contre-circulaires.

M. le président Patrick Hetzel. Est-ce arrivé récemment ?

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. De mémoire de magistrat, l’exercice n’est pas inédit. Après, c’est une expression syndicale. Il n’y a pas d’ambiguïté. Le document reprend la forme qu’utilise le ministère lorsqu’il adresse ses circulaires. Ce n’était pas une fausse circulaire. Ce n’était pas un document qui pouvait prêter à confusion sur son origine ou son contenu. Je n’ai rien de particulier à dire.

Un sujet aurait pu apparaître si le document avait été diffusé sous un mode qui pouvait laisser penser que c’était moi qui donnais une directive autre. Ce n’était pas le cas ici. Le même syndicat avait déjà utilisé une telle méthode pour contester les instructions générales données par le ministère de la justice auparavant.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le directeur, si je peux me permettre, contester une orientation jugée politique ou des instructions pénales, faire son travail syndical, c’est une chose. J’ai rarement vu des syndicats de l’éducation nationale adresser des circulaires sous forme de « quasi faux » de la rectrice ou du ministère pour délivrer des contre-ordres. Cette situation est quand même très surprenante. Y a-t-il eu, à votre connaissance, un effet de cette contre-circulaire ?

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. Je n’en ai pas l’impression. Je pense que les deux circulaires diffusées par le garde des Sceaux, notamment dans le cadre des violences urbaines les plus récentes, ont été plutôt suivies d’effets. Nous avons vu la mobilisation très forte de l’ensemble des juridictions de France il y a une quinzaine de jours, qui ont mobilisé à la fois leur permanence et les pouvoirs de contrôle sur les gardes à vue. Elles ont respecté pleinement les instructions générales données, consistant à apporter une réponse pénale préférentiellement par déferrement. Je suppose que le niveau des réquisitions a correspondu aux instructions données par le garde des Sceaux. Ensuite, les juridictions ont jugé comme elles le devaient.

Lorsque les parquets reçoivent les procédures qui émanent des services d’investigation, ils sont habitués à contrôler la qualité des procédures. En général, ils engagent des poursuites après avoir estimé les charges réunies. Un appel à la vigilance sur ce point relève essentiellement de la communication. Le rôle de l’autorité judiciaire est principalement la protection des libertés individuelles : évidemment de protection par rapport à des personnes qui n’auraient pas lieu d’avoir été arrêtées, mais de façon plus globale dans la prévention et la répression des infractions pénales. C’est le cœur de l’action de l’autorité judiciaire. Dès lors que les troubles à l’ordre public présentent une certaine gravité, la réponse est en général assez ferme. Nous l’avons constaté récemment avec une forte mobilisation des juridictions. Le week-end qui a suivi la mort du jeune homme à Nanterre, les juridictions ont audiencé des comparutions immédiates le week-end, ce qui est rarissime en dehors de Paris. Les comparutions immédiates tenues dans la capitale, à Nanterre, à Bobigny ou à Grenoble ont indéniablement montré la mobilisation globale des tribunaux, dans le respect des instructions données par le ministère de la justice.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). J’aimerais revenir brièvement sur la circulaire de 2021, évoquée d’ailleurs au printemps à l’appui d’une circulaire complémentaire du 22 avril 2021, sur la judiciarisation des infractions qui peuvent survenir durant les manifestations. Je cite : « Un plan d’action commun coordonné peut être utilement mis en place en collaboration avec les forces de l’ordre et la préfecture ». N’y a-t-il pas de risque de porter atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire en demandant des plans d’action coordonnés ? Il est de bon aloi que le lancement des poursuites soit le plus décorrélé possible de l’activité des agents de police ayant procédé à l’interpellation, en dehors évidemment de la phase de recueil des preuves et d’établissement des faits. Cette coordination trop poussée ne risque-t-elle pas d’amener les magistrats à jouer pratiquement le rôle de policiers et donc à porter atteinte à leur objectivité ?

J’aimerais savoir quelle est la mise en œuvre dans le cas de violences policières de type individuel. Vous avez parlé de la protection des libertés publiques, qui est en effet une mission de première importance. Quand des violences sont commises à titre individuel, les enquêtes sont-elles ouvertes d’initiative ? Par exemple, lorsqu’un journaliste espagnol reçoit un violent coup de matraque dans l’entrejambe, lequel l’amène à être amputé d’un testicule, attend-on que la victime porte plainte ou bien le parquet ouvre-t-il une enquête ? Avez-vous des statistiques sur ce type de cas ?

Estimez-vous qu’il y a une utilisation abusive des gardes à vue aujourd’hui ? Vous avez expliqué que c’est un officier de police judiciaire qui place en garde à vue. Je rappelle les chiffres qui ont beaucoup circulé dans les médias pour la nuit du 16 mars à Paris : deux cent-quatre-vingt-douze interpellations, neuf déferrements, aucune poursuite. Ces arrestations de masse traduisent visiblement un manque de discernement total quant aux éléments qui conduisent à placer une personne en garde à vue. Comment prévenir ce type de situation ?

J’ai personnellement assisté à la mise en place, pendant plus de deux heures, d’un bus à côté du dépôt de garde à vue à la gare du Nord. On y entassait des jeunes qui n’avaient accès ni un point d’eau, ni à un point toilettes, ni à un avocat, ni à un médecin. Vous avez connaissance de ce type de dispositif. Comment l’utilise-t-on ? Comment faire pour que ces bus, qui portent le sigle de la police nationale, ne deviennent pas des locaux de garde à vue, fermés à toute possibilité de visite de la part des avocats ou des parlementaires ?

Enfin, j’aimerais connaître votre opinion sur les nasses. Là encore, c’est une double atteinte à la liberté individuelle et aux libertés publiques. Je parle de nasses sans possibilité de sortie, dans lesquelles sont utilisés des gaz lacrymogènes. Cette pratique est à tout le moins problématique au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Comment appréciez-vous le type de poursuite que l’on peut mettre en œuvre à l’encontre des donneurs d’ordre ?

M. le président Patrick Hetzel. Je signale qu’un certain nombre de questions qui viennent d’être posées figurent dans le questionnaire préalablement envoyé par notre rapporteur. Vous pourrez donc nous transmettre certaines de vos réponses par écrit.

M. Olivier Christen, directeur des affaires criminelles et des grâces. S’agissant du plan d’action commun coordonné, j’ai fourni en préambule les explications propres à son fonctionnement. Compte tenu de l’ampleur des manifestations en termes de mobilisation et des moyens qu’elles nécessitent pour la préservation de l’ordre public, il paraît nécessaire que les procureurs de la République soient informés des dispositifs mis en place. Comme ont pu le rappeler les différentes circulaires, les procureurs de la République devront par la suite apprécier l’opportunité de délivrer, ou non, un certain nombre de réquisitions sur les contrôles d’identité. Il est normal qu’ils aient connaissance des dispositifs de maintien de l’ordre correspondants. Les services régaliens suivent chacun leur mission afin de prévenir les débordements et d’apporter des réponses si les interpellations ont eu lieu. Il est normal qu’un plan d’action soit coordonné auparavant. Ce n’est pas une atteinte à l’indépendance de la justice de savoir dans quel contexte général on se trouve et ce qui doit pouvoir se passer.

À partir du moment où les services de renseignement ont pu identifier de probables troubles violents autour de Sainte-Soline, le procureur devait en être informé pour organiser ses services ses permanences en conséquence afin de traiter les suites judiciaires desdits troubles. Un plan commun coordonné ne relève que du fonctionnement optimisé des services de l’État, sans atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire. Les magistrats du siège ne sont absolument pas associés à la conception du plan et ils ne sont pas inclus dans ses éléments préparatoires, sauf en prévision d’un certain nombre de comparutions immédiates ou de comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité qui nécessiteraient leur présence au tribunal.

Concernant les violences illégitimes qui donnent lieu à des enquêtes judiciaires, tout est envisageable. Nous ne donnons aucune instruction sur ce qui fonde la décision d’enquêter et de poursuivre, qui relève du seul procureur de la République. Il peut se saisir à chaque fois qu’il a connaissance d’une infraction ou d’une plainte. S’il apprend la commission d’une infraction par les médias ou par la clameur publique, il a la possibilité d’ouvrir une enquête et il le fait parfois. Il arrive qu’il le fasse spontanément, comme dans beaucoup de types d’infractions, quelle que soit leur nature, par des articles de presse, par ce que relayent les réseaux sociaux. Je n’ai pas de statistique détaillée, parce que ce ne sont pas des éléments qui nous remontent, dans le cas précis des violences illégitimes.

Quant à la question relative à la garde à vue, il revient à l’officier de police judiciaire de prévenir le procureur de la République de la mesure de placement. Dès qu’une personne a été appréhendée, elle est présentée dans les plus brefs délais à l’officier de police judiciaire. C’est souvent un point dont le respect est soumis aux juridictions de jugement par la suite. Pour illustrer mon propos par un exemple qui n’est pas spécifique aux manifestations, lorsque des patrouilles interpellent quelqu’un qui vient de commettre un vol, elles le présentent à l’officier de police judiciaire du commissariat le plus proche. Mais il se passe de toute façon un certain temps. Ce qui est exigé, c’est qu’elles s’y rendent le plus rapidement possible compte tenu des circonstances générales dans lesquelles elles se trouvent. Le procureur de la République dans un premier temps, et la juridiction de jugement le cas échéant, apprécieront si, au regard du procès-verbal de contexte et des éléments tels qu’ils apparaissent dans la procédure, le délai entre la prévention de l’intéressé et sa présentation à l’officier de police judiciaire dépasse ce que l’on pouvait attendre. À partir du moment où les troubles sont très importants dans une ville, il est tout à fait accepté que ce délai varie en conséquence. Il faut accepter de prendre le temps que les personnes concernées soient appréhendées, regroupées et transportées. Si des centaines d’auteurs commettent des troubles, assez rapidement, les moyens vont manquer et les délais augmenter. De toute façon, il y a cette temporisation qu’impliquent les véhicules.

Parmi les juridictions, nous trouvons des ressorts où la densité d’officiers de police judiciaire est beaucoup plus importante. Des officiers de police judiciaire y sont mobiles : ils se rendent sur les lieux de regroupement des personnes afin de s’assurer des conditions d’interpellation, décider du placement en garde à vue et notifier les droits. Les villes comme Paris sont très organisées pour ce type de situation. Je conçois que ce soit plus difficile quand les agglomérations sont plus petites et moins habituées à ces situations.

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur le directeur, je vous remercie de cette discussion. Nous demeurerons en contact et nous attendons vos réponses écrites.

*


  1.   Audition de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice (7 septembre 2023)

La commission auditionne M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice ([29]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous entamons la dernière ligne droite de nos investigations : nos auditions ont vocation à s’achever avec le mois de septembre. Nos échanges de juin et juillet ainsi que les déplacements du bureau, comme celui d’hier à Sainte-Soline, nous offrent une vision de plus en plus précise des exactions qui ont émaillé le printemps. Je rappelle que nous nous penchons à la fois sur les violences urbaines, essentiellement liées à la contestation de la réforme des retraites, et les violences en milieu rural, davantage corrélées à des revendications environnementales.

Nous allons désormais confronter nos intuitions et nos analyses à la vision des plus hautes autorités de l’État. Nous nous réjouissons, monsieur le garde des Sceaux, de vous accueillir ce matin. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Puisque nous ne pourrons pas évoquer toutes ses questions de manière exhaustive, je vous invite à nous faire part de vos réponses écrites, ainsi que de toute information que vous jugeriez utile de porter à la connaissance de la commission, dans la foulée de cette audition.

Une des difficultés les plus fréquemment soulignées, dans la réponse de l’État aux violences commises lors des manifestations, réside dans les injonctions contradictoires auxquelles sont soumis policiers et gendarmes. Les compagnies et escadrons sont déployés pour assurer un maintien de l’ordre, c’est-à-dire une mission de police administrative, visant à la sécurisation des personnes et des biens au cours des rassemblements afin de faire respecter le droit de manifester. Mais dès les premières exactions apparaît un second objectif, de police judiciaire cette fois, consistant à interpeller les auteurs d’infractions et à collecter les preuves dont les tribunaux devront disposer pour entrer en voie de condamnation.

Nos travaux font apparaître combien il est délicat pour les policiers et les gendarmes de remplir l’une et l’autre missions. Le taux élevé de classements sans suite, d’alternatives aux poursuites et de relaxes en est l’illustration. Le maintien de l’ordre suppose la mise à distance ; l’interpellation et la collecte des preuves nécessitent d’aller au contact. C’est antinomique. Comment résoudre cette quadrature du cercle ? Une adaptation de l’amont de la procédure pénale à ces contextes particuliers est-elle en cours, ou sinon vous paraît-elle nécessaire ? Les fiches de liaison utilisées actuellement ne semblent pas pleinement fonctionner, même si elles ont introduit davantage de formalisme dans la procédure.

Par ailleurs, le droit pénal applicable aux manifestations offre un bilan pour le moins contrasté. Certaines innovations récentes fonctionnent, notamment les réquisitions du procureur de la République pour le contrôle de l’accès aux rassemblements. D’autres sont un échec. La peine d’interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique ne semble que très peu appliquée. Quant à l’infraction de dissimulation du visage, l’élément intentionnel est devenu très difficile à établir depuis que la crise sanitaire a légitimé le fait de se masquer en toutes circonstances. Vous paraît-il nécessaire d’adapter le code pénal à ces constats ? Quelles seraient les pistes pertinentes ?

Monsieur le garde des Sceaux, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Dupond-Moretti prête serment.)

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, nous devrions avoir répondu aux questions écrites du rapporteur d’ici à la fin de la semaine.

Je ne suis pas certain que l’on puisse discerner une contradiction entre les injonctions liées à la police administrative, d’une part, et à la police judiciaire d’autre part. En tout état de cause, si cette contradiction existe, elle est apparue en même temps que la police administrative et la police judiciaire elles-mêmes. Par ailleurs, une refonte de la procédure pénale à droit constant est en cours d’élaboration. Dès qu’un texte sera entériné, il fera l’objet d’un suivi parlementaire. Nous nous inspirerons également des travaux de votre commission d’enquête pour faire évoluer, le cas échéant, un certain nombre de règles.

Ces derniers mois, les rassemblements et manifestations sur la voie publique ont été le théâtre d’actes portant gravement atteinte à l’ordre public, principalement dirigés contre les biens mais aussi, trop souvent, contre les forces de l’ordre. Je condamne ces agissements avec la plus grande fermeté. Aucune cause ne peut justifier ces déchaînements de violence. Agresser un policier ou un gendarme, c’est évidemment agresser la République, et je veux redire mon indéfectible soutien aux forces de sécurité intérieure.

Certains de ces actes sont le fait de groupuscules violents, qui ont investi les manifestations et les rassemblements dans l’objectif assumé de commettre des exactions d’une particulière brutalité. Bien avant ce printemps, la France avait connu des actes similaires, notamment en 2019 et 2020. Ces débordements inacceptables mettent en péril le droit constitutionnel de manifester, une liberté primordiale qui appartient à tous les citoyens dans une grande démocratie. En France, chacun est libre d’exprimer ses opinions et sa désapprobation face à des réformes gouvernementales. La richesse d’un pays tient aussi à la diversité et à la force des convictions de ses citoyens. Défendre ses idées est le signe tangible d’un engagement politique, mais il ne peut et ne doit s’inscrire que dans le respect le plus absolu de la règle commune qu’est la loi. La loi en France est le résultat d’un processus démocratique abouti, qui commence par des élections transparentes et qui se termine par le contrôle du Conseil constitutionnel, en passant par une procédure parlementaire où tout le monde, en particulier les oppositions, s’exprime. Il n’est pas acceptable, alors, que l’exercice de la liberté d’expression soit instrumentalisé et détourné pour donner lieu à des atteintes aux personnes, au pillage des biens, au saccage de l’espace public.

Certains débordements sont le fait d’individus en relation sur les réseaux sociaux, animés de la même intention de déstabiliser les forces de sécurité. Ils se rencontrent, se regroupent, parfois jusqu’à former un black bloc, outil redoutable du passage à l’acte. Certains activistes se distinguent par des modes d’action violents. D’autres ont pour but d’infiltrer des mouvements aux revendications légitimes, dans des domaines écologiques et sociétaux, puis adoptent le recours systématique à la violence contre les forces de sécurité intérieure. Ceci appelle un traitement judiciaire adapté.

Je dois signaler un élément important. On sait que 91 % des 3 189 gardés à vue dont mon ministère a eu connaissance à la suite des événements du printemps étaient des majeurs. Ceci diffère des émeutes du début de l’été où l’on trouve beaucoup plus de mineurs, y compris très jeunes.

Comment lutter contre les actions de ces mouvements violents ? Il m’appartient de mobiliser l’ensemble des acteurs judiciaires de la chaîne pénale en donnant des directives claires, fondées sur une politique lisible, cohérente et, je le revendique, empreinte de fermeté. Notre arsenal législatif permet d’appréhender les comportements violents dans toutes leurs manifestations. Leur répression peut encore être renforcée par une meilleure identification des membres les plus actifs de ces mouvements subversifs. Cette identification, indispensable pour garantir l’effectivité de la réponse pénale, est ardue. Les individus en question agissent à visage couvert. Il n’est pas toujours possible de les interpeller lors du passage à l’acte, les forces de l’ordre étant mobilisées pour rétablir l’ordre public. C’est la dualité, ou la contradiction, qu’évoquait le président de la commission d’enquête à l’instant. Des moyens techniques tels que les produits de marquage codés peuvent se révéler précieux dans le recueil des preuves en ce qu’ils permettent d’objectiver la présence d’un individu dans une zone déterminée. Postérieurement aux violences, des investigations au long cours sont conduites pour identifier ceux qui n’ont pu être interpellés sur-le-champ.

Je veux souligner l’importance que revêt le partage du renseignement entre tous les acteurs de la chaîne pénale. La coordination des partenaires locaux, des services du renseignement territorial à l’autorité préfectorale en passant par les procureurs de la République, est indispensable. C’est le sens de la lettre que j’ai adressée le 22 juin au ministre de l’intérieur pour souligner qu’une action efficace repose nécessairement sur l’implication des services de renseignement. Ceux-ci ont pour mission de signaler au parquet la situation des membres les plus actifs des réseaux afin que l’autorité judiciaire puisse envisager, le cas échéant, leur judiciarisation sur le fondement des qualifications mobilisables, mais aussi de prendre part aux instances partenariales instituées par les parquets afin d’œuvrer au continuum de sécurité et de développer une réponse adaptée.

Je soutiens que l’autorité judiciaire peut développer une approche proactive et faire preuve d’anticipation afin d’agir sans attendre les débordements. Des qualifications pénales appropriées peuvent être mobilisées pour appréhender les individus les plus actifs, qui appellent à la violence ou accomplissent des actes préparatoires à des projets d’action violente. Cela peut se faire en fonction des agissements et des éléments probatoires à la disposition des parquets. Ces infractions prennent la forme d’appels à la violence, de menaces de commettre un crime ou un délit sur une personne dépositaire de l’autorité publique, voire d’actes préparatoires d’une action violente identifiée susceptibles de tomber sous le coup de la qualification d’association de malfaiteurs.

Dans leur mission de recueil d’informations concernant ces profils les plus actifs, les services de renseignement ont vocation à livrer à l’autorité judiciaire des éléments qui feront l’objet d’une judiciarisation s’ils révèlent l’engagement desdits individus dans un processus délictuel. L’autorité judiciaire développe une approche fine, éclairée et lucide des situations pour distinguer les plus virulents, qui planifient leurs actions à l’occasion de rassemblements d’ampleur, des fauteurs de troubles spontanés. C’est le sens des directives du ministère de la justice, qui déploie une politique pénale empreinte de fermeté et de célérité.

Depuis 2018, pas moins de cinq circulaires et dépêches ont été diffusées auprès des parquets généraux et locaux afin d’appeler l’attention sur le traitement réservé à ces faits, tant en amont des manifestations afin de minimiser les débordements par l’échange d’informations que pendant leur déroulement. Face aux événements du printemps 2023, la direction des affaires criminelles et des grâces a adressé, le 18 mars, une dépêche aux parquets généraux et locaux relative au traitement judiciaire des infractions commises à l’occasion des manifestations et des regroupements liés à la contestation de la réforme des retraites. En réponse à ces événements d’une ampleur exceptionnelle, qui ont entraîné une désorganisation et une déstabilisation inédites de notre État de droit, nous avons appelé à l’adaptation de l’organisation des juridictions, à la faveur du renforcement des effectifs de magistrats et de greffiers. Il s’est agi de proposer une réponse pénale rapide grâce à un recours accru au déferrement, possible à la double condition que les auteurs soient identifiés et que leur personnalité comme la gravité des faits justifient une telle réponse pénale.

Cet appel a été suivi d’effet. J’évoquais 3 189 gardés à vue. 618 d’entre eux ont été déférés et 14 autres font l’objet d’une information judiciaire. Par ailleurs, 312 auteurs ont été poursuivis par les voies classiques de la convocation par un officier de police judiciaire, de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité et de l’ordonnance pénale, tandis que 494 personnes faisaient l’objet d’une alternative aux poursuites.

Je veux saluer la mobilisation, pendant plusieurs jours consécutifs, de tous les magistrats et greffiers afin de gérer les gardes à vue, les déferrements et les audiences tardives du printemps. Leur action s’est révélée cruciale pour rétablir l’ordre républicain. Il faut les en remercier chaleureusement.

Les faits du printemps dernier nous ont amenés à réfléchir aux moyens d’une meilleure appréhension judiciaire des mouvances extrémistes violentes. Les infractions imputées à ces dernières, commises en marge de manifestations et d’événements sportifs ou culturels, doivent faire l’objet d’une action judiciaire rapide, complète et efficace afin de prévenir ou de limiter les troubles à l’ordre public. Cet objectif est particulièrement d’actualité dans l’optique de la prochaine Coupe du monde de rugby et des Olympiades de 2024.

Au-delà de la démarche proactive que j’envisageais à l’instant, une réflexion a été engagée à l’initiative de la direction des affaires criminelles et des grâces, en lien avec le parquet général de Paris et le parquet de Paris, prolongée par des travaux conduits localement. La procureure de la République de Paris a indiqué à votre commission d’enquête envisager la création d’un groupe local de traitement de la délinquance dédié à ces groupuscules violents. Cette instance est susceptible de constituer un cadre privilégié d’échange d’informations pour mieux appréhender ces mouvements et améliorer leur suivi par une approche stratégique. Elle est de nature à sensibiliser chacun des acteurs et à favoriser une action concertée pour prévenir les débordements, pour lutter contre les infractions commises par les membres les plus actifs de ces groupements.

Les réflexions conduites amènent, en outre, le parquet de Paris à envisager une organisation spécifique permettant un meilleur pilotage et un traitement des affaires les plus complexes par des magistrats dédiés et sensibilisés aux enjeux.

Il me semble indispensable que les parquets concernés, notamment le parquet de Paris, sur le fondement des renseignements partagés par les services spécialisés, puissent judiciariser ces agissements – dans le respect du principe de proportionnalité dont l’autorité judiciaire est garante, avec la rigueur et l’exigence qui doivent être les siennes. Il faut qu’ils ouvrent des procédures d’enquête ou d’information en retenant les qualifications adaptées, notamment le délit d’association de malfaiteurs, lorsque les renseignements recueillis et le travail des services de police permettent d’établir, en amont de l’infraction projetée, la constitution d’un « groupement » ou d’une « entente », pour reprendre les textes, établis en vue de la préparation, caractérisée par des actes matériels, d’une action violente dirigée contre les membres des forces de sécurité intérieure ou des personnes déterminées. Une réunion des procureurs généraux sur ces sujets sera organisée à l’automne par la direction des affaires criminelles et des grâces.

Au stade du jugement, des peines à la hauteur de la gravité des faits doivent être requises par le ministère public. Il s’agit non seulement de sanctionner les auteurs de violences, mais également de les empêcher de commettre à nouveau de telles infractions. Je pense naturellement aux interdictions de participer aux manifestations ou de paraître en certains lieux, ainsi qu’à l’interdiction de séjour. Lorsqu’elles sont prononcées, le respect de ces peines doit être contrôlé, de manière à sanctionner les violations.

Cette effectivité du suivi pose, en pratique, la question des moyens. Il faut pouvoir suivre de près la situation de ces manifestants pour établir une violation de l’interdiction prononcée. Des moyens humains et matériels sont donc indispensables pour atteindre notre objectif de lutte contre ces violences. C’est l’un des objets du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, adopté par les deux assemblées et qui sera examiné prochainement en commission mixte paritaire.

La justice a été à la hauteur de sa mission en réprimant de façon ferme et rapide ces violences, tout en respectant l’État de droit. Tous les acteurs – magistrats et fonctionnaires des greffes, mais également agents pénitentiaires et agents de la protection judiciaire de la jeunesse, sans oublier le personnel de l’administration centrale – ont été pleinement mobilisés pour que la justice passe, malgré un contexte difficile et tendu. Vous le voyez, l’engagement du ministère de la justice dans la lutte contre les violences commises par ces groupuscules est total, pour les réprimer comme pour s’adapter, avec de nouvelles méthodes et de nouveaux moyens.

M. le président Patrick Hetzel. Je m’arrête sur cette question des moyens. Vous avez mentionné à plusieurs reprises la situation parisienne, fort légitimement. Mais d’autres juridictions sont confrontées à des difficultés importantes du fait de ces événements, dont il est par ailleurs difficile de prévoir où ils peuvent surgir. Nous étions hier à Sainte-Soline : le tribunal judiciaire de Niort n’est pas du tout habitué à traiter un nombre de cas aussi massif. Pour ce qui est des forces de sécurité intérieure, le général commandant la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine nous a exposé son dispositif : la maille est très large, ce qui permet fort heureusement de redéployer des moyens bien au-delà du niveau départemental. Pour tracer un parallèle hasardeux, l’éducation nationale emploie, elle, des titulaires sur zone de remplacement. La Chancellerie mène-t-elle des réflexions pour établir un tel dispositif afin d’être en mesure, à un moment précis, de fournir un appui à un tribunal judiciaire donné face à un surcroît d’activité considérable ? Cela permettrait de satisfaire les objectifs indiqués, à savoir respecter et défendre l’État de droit évidemment, mais aussi garantir une réponse pénale rapide. Ce dernier point fait l’objet d’attentes très fortes.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. J’ai développé dans mon propos liminaire l’impérieuse nécessité de ne perdre aucune information, qui sert entre autres, même si ce n’est pas exclusivement, le but d’une judiciarisation. En ce qui concerne la juridiction de Niort, nous avions anticipé. Nous savions que la manifestation susciterait un afflux massif de participants, certains bien intentionnés et se livrant à une contestation à laquelle il n’y a pas grand-chose à redire – et je rappelle que les forces de l’ordre étaient là aussi pour protéger ces manifestants –, et d’autres venus casser. Car il me semble qu’on ne vient pas pour se promener à travers champs avec des boules de pétanque, des explosifs, des haches et autres. J’ai une vision plus bucolique de la promenade.

Il faut éviter un fonctionnement en silos. C’est ce que nous essayons de faire, y compris dans d’autres domaines, notamment celui des violences conjugales, avec la création de pôles spécialisés – pardon si je sors un peu du champ de votre saisine. Nous nous efforçons de rapprocher les différents partenaires pour éviter les pertes d’informations. Elles sont toujours au préjudice de la justice et des victimes. En l’occurrence, il y a eu de notre part une préparation en amont.

Pour répondre directement à votre question, nous avons une certaine souplesse : il est possible de déléguer des magistrats du parquet ou du siège vers d’autres juridictions qui vont connaître une situation d’urgence. Je ne suis pas du tout opposé à ce que l’on explore davantage cette question. D’ailleurs, nous avons envisagé de créer des « brigades de l’urgence » pour envoyer des magistrats et des greffiers dans des territoires connaissant des problèmes d’attractivité, par exemple Mayotte et la Guyane. C’est l’état d’esprit dans lequel je travaille. Je lirai donc avec beaucoup d’attention votre rapport. On peut envisager encore davantage de mobilité et de flexibilité – terme que l’on utilise rarement en matière de justice – pour aider les petites juridictions à faire face aux situations d’urgence et, en tout cas, à mieux anticiper.

Enfin, à l’horizon de 2027, dans le cadre de la loi de programmation, il est prévu d’envoyer dans le ressort de la cour d’appel de Poitiers trente-trois magistrats, trente-neuf greffiers et vingt-huit attachés de justice, tout en espérant naturellement que des événements tels que ceux de Sainte-Soline ne s’y produisent plus.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous avez commencé par rendre un hommage appuyé aux forces de l’ordre et vous avez mentionné la participation d’individus violents aux événements de Sainte-Soline. Lorsque l’on observe la géographie du terrain, comme nous avons pu le faire hier, un constat simple s’impose : il n’y a d’affrontement possible avec les forces de l’ordre que s’il est organisé et prémédité. Lorsque six tonnes de pierres sont accumulées, ce n’est pas, pour reprendre votre image, en prévision de constructions bucoliques : ce sont des armes par destination, pensées comme telles, avec toutes les conséquences que cela suppose pour l’intégrité physique et même pour la vie de nos forces de l’ordre. J’abonde donc, bien sûr, dans le sens de vos propos, monsieur le garde des Sceaux.

J’ajoute qu’un procès débutera dans quelques heures. Nous n’avons pas à commenter les conditions dans lesquelles il se déroulera. Je peux, en revanche, me permettre une remarque sur les pressions exercées sur les magistrats du parquet et du siège. On entend, en effet, contester par avance toute décision qui n’aboutirait pas à de simples amendes, car elle serait la traduction d’une justice par essence politique. Je tenais, au moment où notre commission d’enquête reprend ses travaux, à dénoncer de tels agissements.

M. le président Patrick Hetzel. Hier, sur place, nous avons effectivement été étonnés, pour ne pas dire plus, par certains titres de la presse locale selon lesquels, si les peines prononcées étaient trop sévères, on devrait considérer qu’il s’agissait en réalité d’un « procès politique ». Le terme figurait clairement. Il y a là un glissement qui peut se révéler dangereux : cela revient à essayer, pour diverses raisons, de se déconnecter de la matérialité des faits, pourtant avérés. Certains sous-entendaient aussi que notre commission d’enquête aurait pour objet de produire un « autre récit », comme si l’on était dans une logique d’opposition entre deux récits. Or, le rôle d’une commission d’enquête est de tout faire pour objectiver les choses, pour aller au plus près du réel. Évidemment, certains éléments peuvent faire l’objet d’interprétations – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les rapports peuvent comporter des contributions des différents membres de la commission d’enquête.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Pour tout vous dire, j’en ai ras le bol de la petite musique de la « désobéissance civile ». On sait d’où cela vient : c’est clairement énoncé et même revendiqué. À en croire certains, on a le droit, quand on défend une cause que l’on estime légitime, de ne plus obéir à la loi. C’est infernal ! Je le dis avec clarté : rien n’est plus liberticide que cela tant il est vrai que, d’une part, ma liberté s’arrête où commence la vôtre et que, d’autre part, comme l’a dit Jean-Jacques Rousseau, la liberté n’est rien d’autre que l’obéissance à la loi commune.

Ainsi donc, quand on n’est pas content de l’inaction gouvernementale en matière d’écologie, on pourrait aller fracasser des œuvres d’art. Ben voyons ! Rappelons ce qui s’est produit à Sainte-Soline. Comme le rapporteur, étant soucieux de l’indépendance totale de la justice, je ne veux pas interférer dans des affaires en cours – la Constitution me l’interdit et c’est très bien ainsi. Mais tous ces éléments sont publics. La bassine en question avait fait l’objet de concertations préalables avec les élus. On a le droit de contester le résultat. On a le droit de manifester – mais encore faudrait-il avoir déclaré la manifestation. Si on ne l’a pas fait, on n’est pas dans les clous. En l’occurrence, des forces de l’ordre sont venues pour protéger à la fois les manifestants et la bassine. Et voilà que des gens sont gravement blessés, que des camions de gendarmerie brûlent, que certaines personnes qui ne respectent rien traversent l’Europe pour attiser le mouvement !

Il y a quelques jours, à Aurillac, une dame a été interpellée et le procureur a envisagé une ordonnance pénale. Par la suite, une manifestation, rassemblant mille personnes m’a-t-on dit, a eu lieu pour protester contre la brimade infligée par le parquet. Et savez-vous à quoi on s’en est pris ? Au drapeau ! On a tagué la façade du tribunal d’Aurillac. On est entré et on a tout fracassé. Le service d’accueil unique du justiciable, qui est le lieu où nos compatriotes ont leur premier contact avec la justice, a été saccagé, les vitres aussi bien que les ordinateurs. Le système de vidéoconférence a été détruit. Il s’en est fallu de quelques instants que la juridiction soit totalement rasée par l’incendie qu’avaient allumé ces gens qui se croient tout permis.

Tous ensemble, si nous sommes respectueux de notre démocratie, nous devons nous interdire ce laisser-faire, cette scandaleuse musique du « Vous avez raison, allez-y, fracassez tout, vous avez le droit ! » Non ! Je le dis : il y a des incendiaires dans le monde politique. Voilà où nous en sommes.

Sans doute, monsieur le rapporteur, y avait-il préméditation à Sainte-Soline. Pour ma part, je ne traverse pas la France avec des boules de pétanque, une hache et des explosifs, surtout pour la promenade bucolique que l’on nous a vendue. La difficulté est d’appréhender la chose sur le plan judiciaire. C’est toute la question probatoire que j’évoquais et la nécessité d’avoir recours à l’infraction d’association de malfaiteurs lorsque c’est possible.

Les magistrats ne sont pas sensibles aux pressions. Ils sont indépendants, y compris à l’égard du pouvoir politique, et c’est formidable. Cela ne doit pas changer car c’est l’un des critères de l’État de droit : on peut critiquer une décision de justice, mais la justice est indépendante. Le jour où le garde des Sceaux décrochera son téléphone pour dire comment juger une affaire, c’en sera fini de la démocratie. Mais ce respect dû à l’institution judiciaire vaut pour tout le monde. Je l’ai dit à propos d’événements récents : personne ne peut exercer de pressions. Or, lorsqu’une décision est prise, certains s’en arrogent le droit. Mais enfin, où est-on ?

Ne vous inquiétez donc pas : les magistrats résisteront aux pressions. Mais que certains disent, par anticipation, et en bénéficiant parfois d’une résonance publique, qu’au-delà d’une certaine peine ce n’est plus la justice et qu’on tend vers la dictature, c’est insupportable. Nous devrions tous condamner de tels propos. Quant à tous ces gens qui pensent que nous avons basculé dans un régime liberticide, je les invite à faire un tour à l’étranger. Je pourrais leur glisser un ou deux noms à l’oreille.

Il faut arrêter de colporter ces balivernes. Cela fait un mal fou. Comment voulez-vous que cela soit sans effet sur des esprits fragiles ou sur des jeunes ? Tous les adolescents sont rebelles. Imaginez, on leur souffle à l’oreille qu’au-delà de 500 euros d’amende, on aura basculé dans la dictature judiciaire, que la justice est politique ! Je ne demanderai pas à ces gamins d’aller voir Z de Costa-Gavras, mais ils auraient une idée un peu plus juste de ce qu’est une justice politique. Il faut arrêter ces conneries. C’est insupportable ! Non, la police ne tue pas : elle nous protège. Non, la justice n’est pas politique… Qu’elle ne le soit jamais !

Je le dis avec véhémence parce que j’en ai marre. Il y a des gens qui se croient autorisés, à propos d’affaires totalement différentes d’ailleurs, à prendre la parole publiquement pour dire que la justice devrait faire ceci ou cela… Ce dont la justice a besoin, c’est d’indépendance ! C’est l’un des rôles du garde des Sceaux que de la lui assurer. Elle a aussi besoin de sérénité. Il faut parfois dire les choses comme elles méritent de l’être.

Je ne pense pas qu’il y ait contradiction entre les fonctions de police administrative et judiciaire. C’est une forme de complémentarité. D’abord, je rappelle que l’organisation des services de police et de gendarmerie relève du ministre de l’intérieur avec lequel, sur ces questions, je suis totalement en phase. Mes circulaires ont rappelé la nécessité de participer à des réunions préparatoires entre le parquet, la police et la préfecture. J’ai demandé que figurent, aux côtés des policiers chargés du maintien de l’ordre, des agents rompus aux enquêtes judiciaires. Ce rapprochement est indispensable. On ne peut pas fonctionner en silos.

Certaines réformes procédurales sont-elles nécessaires ? Il y en a déjà eu un certain nombre. À la suite des dernières émeutes, nous n’avons pas eu de remontée sur des lacunes des textes. Si nous avions eu le sentiment qu’il y avait un vide, nous l’aurions comblé. Cela dit, et sans flagornerie, le travail de coconstruction que j’essaie de conduire avec le Parlement depuis que je suis garde des Sceaux me rendra attentif aux préconisations de votre rapport. Rien n’est interdit. Les choses ne sont pas figées. Nous devons continuer à améliorer le dispositif car certains phénomènes sont inquiétants – sans oublier la petite musique que j’évoquais de la désobéissance civile. Ce n’est pas parce que je ne suis pas d’accord que je vais saccager une toile dans un musée ! Et pourtant, ne pas être d’accord, cela m’arrive...

La dépêche du 18 mars 2023 a rappelé l’intérêt des peines complémentaires d’interdiction de séjour, de paraître et de manifester. L’interdiction de manifester peut être ordonnée pour une durée de trois ans. En 2019, 340 ont été prononcées, et un peu plus de 200 en 2022.

Le questionnaire que vous m’avez adressé contient des demandes précises. Nous vous communiquerons un certain nombre de chiffres. Ce sera fait rapidement.

M. Michaël Taverne (RN). Vous avez apporté votre soutien aux forces de sécurité intérieure. Elles en ont bien besoin. Comme vous l’avez dit, l’ensemble du Parlement devrait le faire. Or, tel n’est pas le cas de certaines entités politiques. Leurs membres auraient dû faire le déplacement à Sainte-Soline hier avec nous. Ils auraient appris que certaines personnes venues manifester « en toute simplicité » étaient non seulement munies de couteaux et de cutters, mais aussi de poignards, de machettes ou encore de haches. Le fait que des manifestants soient équipés d’armes perforantes, tranchantes ou contondantes pose vraiment question. Il importe donc de rappeler notre soutien aux forces de l’ordre.

Les habitants sont également traumatisés et les élus ont fait part de leur émotion. Comme nous l’a confié un maire, les habitants ont vu déferler des gens cagoulés. Il y a eu des pressions dans un village où d’ordinaire rien ne se passe, où on n’osait plus sortir de chez soi.

J’en viens à la question de la qualification judiciaire des faits. Manifester avec des armes après avoir amassé six tonnes de pierres, cela dénote non seulement de la préméditation, comme vous l’avez dit, mais aussi une organisation, une stratégie. Or, la justice retient systématiquement la qualification de violences avec arme. Les forces de l’ordre s’interrogent sur ce point. Lorsque des agressions de ce type sont commises, la qualification ne devrait-elle pas être beaucoup plus lourde ? Dès lors que des pavés et des boules de pétanque sont balancés sur des policiers et des gendarmes, n’est-on pas face à des tentatives de meurtre ?

Pensez-vous que la proposition de loi de notre collègue Naïma Moutchou visant à mieux lutter contre la récidive aurait été adaptée à la situation en instaurant des peines minimales pour les auteurs d’agressions contre les élus et les policiers ? Ces derniers ont été interpellés par votre refus de la soutenir.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Je ne sais pas si ma réponse les a émus. En tout cas, elle a été un peu instrumentalisée. J’essaie d’être pragmatique. Je considère le bon sens une vertu cardinale. Vous soulevez la question des peines planchers – une formule que vous n’avez pas utilisée, mais qui n’est pas taboue. Si j’avais la certitude que cette solution soit efficace, je me lancerais. Or, tel n’est pas le cas, comme nous l’avons constaté lors de leur première expérimentation. La délinquance a-t-elle diminué ? Non. Quant aux peines planchers au sens strict, celles qui ne laisseraient aucun choix au juge, elles sont inconstitutionnelles. Ce n’est pas la peine d’aller plus loin. En disant cela, je ne méconnais pas le besoin de fermeté qu’ont exprimé les forces de sécurité intérieure. J’ai d’ailleurs renforcé les peines chaque fois que l’on s’en prend à elles. Il a aussi été mis fin, dans un autre texte, aux crédits de réduction de peine alloués aux auteurs de telles violences. Ce sont des faits.

La qualification appartient d’abord au parquet, puis au juge, qui peut d’ailleurs la modifier. Elle n’est pas le fait du garde des Sceaux. Les films en noir et blanc où celui-ci ordonne à un procureur tremblotant quoi faire, c’est terminé ! Les juges ont acquis leur indépendance de haute lutte et ils en sont particulièrement soucieux. Laissons-les faire. En outre, les textes sont là : la qualification de tentative de meurtre existe. Si le parquet ne la retient pas, il doit bien avoir ses raisons alors qu’il travaille au quotidien très étroitement avec les services de police.

Il y a des prises de position, notamment syndicales, contre lesquelles je me suis toujours battu. J’ai été invité au Beauvau de la sécurité, où j’ai eu l’occasion de rencontrer toutes les organisations syndicales. Récemment, j’ai aussi inauguré le congrès annuel du syndicat Alliance Police nationale. Je leur ai dit qu’ils avaient tort de considérer la justice comme le problème de la police – une expression beaucoup entendue à une époque, moins maintenant heureusement. En effet, si la justice ne contrôle pas l’activité de la police, cette dernière n’est plus républicaine. Cette interaction est indispensable. Nous sommes dans la même barque républicaine. Il n’est pas plus acceptable de dire que le problème de la police, c’est la justice, que d’entendre de la part de certains zozos qu’au-delà d’une peine d’amende, la justice serait politique. Respectons-la !

Vous jouez sur du velours parce que, chaque jour hélas, la justice apparaît sous l’angle du fait divers. Une femme a été tuée ; c’est évidemment un échec absolu. Les chaînes d’information rappellent le drame en boucle, sans jamais évoquer ce qui a été évité grâce au bracelet anti-rapprochement, au téléphone grave danger, aux ordonnances de protection. Immanquablement alors, l’interrogation se fait jour : que fait la justice ? La voilà qui devient responsable de tous les maux alors qu’elle ne peut intervenir qu’une fois le mal fait. Ce n’est pas à elle d’endosser les conséquences d’une éducation déficiente. À ce propos, je veux que nous réfléchissions à la question de la responsabilité parentale avec lucidité : comme je l’ai dit au moment des émeutes, un gamin de onze ans n’a rien à faire dehors ! La justice intervient aussi après l’éducation nationale, bien en aval. Je peux comprendre le mouvement compassionnel à la source de telles réactions, mais je m’en méfie. La justice doit être pensée avec recul, respect et sérénité.

Bien sûr, la justice peut se tromper, comme un ministère, comme le Parlement, comme tous ceux qui agissent. C’est toute la différence avec les adeptes du « y’a qu’à, faut qu’on », les quinze experts à la douzaine qui blablatent sur tous les sujets. Un juge peut se tromper ; c’est ce qui justifie l’appel. Toutefois, il faut se méfier d’une focalisation excessive sur des affaires précises, dont certains profitent pour cracher sur l’ensemble de l’institution. Tous les républicains devraient se garder de critiquer la justice, comme j’entends souvent le faire ceux qui n’acceptent aucune autre peine que celle qu’ils ont eux-mêmes déterminée. Un tel climat est délétère. Je me passionne pour la justice, tout en sachant qu’elle a des défauts. C’est une grande institution, comme la police, qu’il n’est pas fidèle à notre démocratie de réduire à une équipe de meurtriers.

M. Florent Boudié, rapporteur. En effet, il n’est pas question d’accepter que l’on fasse pression sur la justice et que d’aucuns déterminent les peines à la place de juges indépendants et républicains.

Comment envisager l’utilisation de cet outil qu’est le marquage codé, également dit chimique ? Si c’est dans une phase amont, des questions peuvent se poser sur la liberté effective de manifestation. Pendant des troubles violents, son utilisation vise plutôt l’identification des responsables.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Le produit de marquage codé (PMC) est un outil chimique invisible à l’œil nu mais décelable par fluorescence. Il est indélébile et sans danger. Il apporte la preuve de la présence d’un individu, non celle de sa culpabilité : il peut toucher un manifestant tranquille. Deux dépêches, en juin 2014 et en mars 2019, ont présenté l’intérêt procédural de cette technique et le cadre juridique applicable, à savoir les articles 14, 39-3, 41 et 81 du code de procédure pénale. Ces produits ont été utilisés à Sainte-Soline, les 25 et 26 mars dernier, lors des manifestations anti-bassines.

M. Florent Boudié, rapporteur. Est-ce avant ou après les sommations, au moment de la dispersion ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. C’est forcément après les sommations car j’imagine mal que l’on asperge de ce produit ceux qui ne sont encore juridiquement que des passants. C’est un bon outil. Les traces sont révélées par fluorescence, un peu comme on met en évidence des taches de sang. C’est utile pour retrouver la trace d’un individu cagoulé. Bien sûr, ce ne peut être utilisé à titre préventif : ce serait liberticide.

M. Julien Odoul (RN). Nous partageons avec vous le soutien à nos forces de l’ordre et ce ras-le-bol de la « petite musique de la désobéissance civile ». Vous avez dit savoir d’où elle vient. D’où, alors ? Vous avez aussi dit qu’il y a des incendiaires dans le monde politique. Qui sont-ils ? Il faut les nommer.

Je ne suis pas d’accord, en revanche, lorsque vous dites que la justice a été à la hauteur de sa mission. Malheureusement, ce n’est pas ce que pensent l’immense majorité de nos concitoyens : 73 % considèrent qu’elle fonctionne mal et 89 % qu’elle est trop laxiste, ce qui se vérifie avec les événements de Sainte-Soline et les manifestations liées à la réforme des retraites. À l’occasion de celles du 1er mai, 540 personnes ont été interpellées, près de 400 policiers blessés… et 2 hommes condamnés. Vous avez demandé une réponse pénale rapide et systématique. Vous auriez dû ajouter qu’elle devait être ferme. Si la justice est passée, elle est passée à côté…

C’est vrai, la justice n’intervient que quand le mal est fait. Mais elle doit aussi faire en sorte que le mal ne se répète pas, ou moins. Or, comme votre politique judiciaire n’est pas dissuasive, il se reproduit sans cesse.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Vous mélangez tout. Et contrairement à moi, vous êtes dans la posture. Qui sont les incendiaires ? Clairement, ceux qui ont dit : « La police tue ». C’est l’extrême gauche. Mais avec votre question habile, vous voudriez que je vous donne, non l’extrême onction, mais une onction extrême en vous en distinguant de cette extrême gauche, ce qui ferait de vous des gens parfaits en matière d’extrémisme. Je suis loin de le croire.

Vous faites votre miel de cette « fait-diversification » de la justice évoquée tout à l’heure, en racontant sur les plateaux de télévision que la justice est laxiste. C’est faux comme le montrent tous les chiffres, qu’il s’agisse de la justice correctionnelle ou de la justice criminelle rendue par des Français dans les cours d’assises. Dire la justice laxiste avec la surpopulation carcérale que nous connaissons, il faut oser… Ces arguments, je vous les ai donnés vingt fois dans l’hémicycle. Vous faites des progrès puisque vous votez désormais l’augmentation des moyens consacrés à la justice et à la police, ce que vous ne faisiez pas par le passé. Mais vous ne persistez pas moins à tenir partout ce discours-là.

Autre mensonge ou disons inexactitude : la prétendue inexécution d’un grand nombre de peines. C’est faux. Lorsqu’un mandat de dépôt est décerné à l’audience correctionnelle, la peine est immédiatement exécutée. En revanche, il existe des peines aménageables ; nous les avons d’ailleurs restreintes puisque l’aménagement n’est désormais possible que pour les peines d’un an d’emprisonnement au maximum, contre deux ans auparavant. Dans ces cas-là, il faut réunir le service pénitentiaire d’insertion et de probation et le juge de l’application des peines, ce qui prend du temps. La peine n’est donc pas immédiatement exécutée, mais en cours d’exécution. Il y a toujours un lot de peines non encore exécutées, qui se succèdent. Vous ne parlez donc pas d’une masse de peines non exécutées, mais en cours d’exécution. Je l’ai dit et répété. Mais vous vous en moquez. Pour des raisons électoralistes, vous faites croire à nos compatriotes que les juges sont d’affreux laxistes, que les peines ne sont pas exécutées et que tout ira mieux si vous arrivez au pouvoir. Mais si tel devait être le cas, ce que je ne crois ni n’espère, je ne vous donne pas deux jours sans infraction et sans crime. Ils sont consubstantiels à la société.

Avez-vous observé la situation dans d’autres pays européens ? Nous ne sommes pas les derniers en termes de sévérité, tant s’en faut. Mais vous ne faites pas ce travail. Ce n’est pas la peine. Il vous suffit de dire que tout est la faute à la justice.

Vous évoquez 540 personnes interpellées et 2 hommes condamnés. Voudriez-vous que l’on condamne des gens au bénéfice du doute ? Est-ce votre projet ? En réalité, cela signifie que la justice a fait le tri. Que croyez-vous, qu’il y a des magistrats au parquet qui, quand ils ont le dossier d’un coupable entre les mains, le classent sans suite ? C’est injurieux à l’égard des magistrats. Si une personne n’est pas poursuivie, c’est qu’il n’y a pas matière à le faire. Ça n’implique aucune carence de la justice ni de la police. Vous n’accepteriez pas d’être condamné sur un soupçon : en tant que citoyen, vous exigeriez des preuves de votre culpabilité. C’est d’ailleurs ce qu’on demande aux jurés d’assises : se fonder sur les preuves rapportées contre l’accusé.

Cela ne peut être un sujet polémique. Chacun doit être à sa place : les policiers, à qui je rends hommage, font leur travail, qui est difficile, tout comme celui des magistrats, qui agissent en toute indépendance. Heureusement qu’une interpellation n’est pas une condamnation. Voilà comment les choses fonctionnent. Et je n’ai pas parlé des affaires qui partent à l’instruction !

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Une fois n’est pas coutume, je vous remercie d’avoir dissipé quelques contre-vérités de mes collègues du Rassemblement national. Non, le problème de la police n’est pas la justice. Non, il n’y a pas de peines non exécutées. Non, la justice n’est pas particulièrement laxiste. Sur ces points-là, nous serons à vos côtés. Mais beaucoup d’autres choses nous opposent.

Vous vous êtes mis en colère contre des voix qui s’élèvent pour convaincre des enfants que nous basculerions dans un État liberticide. Mais c’est ce qu’ils vivent ! Nombre de gamins dans les rues pour manifester contre la réforme des retraites ont été arrêtés, placés en garde à vue arbitrairement et illégalement parce qu’ils étaient au mauvais endroit au mauvais moment, puis libérés après deux jours d’humiliation et d’intimidation voués à leur montrer qu’il serait préférable de ne pas revenir manifester. Ces jeunes gens lisent les rapports de la Ligue des droits de l’homme, de la Défenseure des droits, des Nations unies !

Vous honnissez aussi la désobéissance civile. Pour rappel, il s’agit du refus d’appliquer une loi ou un règlement considérés injustes, d’une manière non violente comme Henry David Thoreau ou Gandhi l’ont préconisé. Est-il pour autant opportun d’asperger un tableau de peinture ? Je ne le pense pas, mais je soutiens le principe de la désobéissance civile. En 1955, Rosa Parks a-t-elle eu raison de refuser d’obéir à la loi en ne cédant pas sa place dans un bus ? Elle a été arrêtée et condamnée. N’aurait-elle pas dû ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Y a-t-il des lois qui consacrent l’apartheid, en France ? Vous dites que nous sommes d’accord sur un certain nombre de sujets. Mais lesquels, alors qu’après avoir rappelé que la justice n’est pas le problème de la police, vous pointez immédiatement un certain nombre de choses qui auraient été illégales ? La justice a-t-elle condamné pour des gardes à vue illégales ?

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Des gardes à vue ont été reconnues illégales. Des gens qui n’avaient rien fait n’avaient pas à se retrouver en garde à vue.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Et y a-t-il eu des condamnations pour détention arbitraire ?

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Si vous voulez discuter de la manière dont la police est contrôlée, je veux bien !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Bref, vous rendez hommage à la justice en considérant qu’elle contrôle mal la police. C’est singulier.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Non. Et j’ai simplement dit que, s’il s’agit de combattre les idées du Rassemblement national, nous pourrons trouver des points d’accord.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Ce n’est pas ce que vous avez dit si l’on prend votre propos complet. Certes, ce que j’ai dit du Rassemblement national vous a émoustillé…

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Ne soyez pas condescendant !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Parole d’expert ! Mais si vous me posez des questions, souffrez que je réponde. Dire en même temps que la justice n’est pas le problème de la police et qu’elle la contrôle mal, c’est curieux. Laissez la justice tranquille. Laissez-la travailler. Il existe des voies de recours, dans notre pays, quand on n’est pas content.

Ensuite, vous expliquez que la désobéissance civile se fait dans la non‑violence. Dans la non-violence, rien ne me gêne. La violence, elle, me gêne beaucoup. Lors des émeutes du début de l’été, il n’y a eu aucune condamnation, de la part de gens qui sont vos alliés, à l’encontre des attaques de commissariats ou de tribunaux. Une vingtaine de lieux de justice ont été dégradés, dont des points-justice. Ces lieux sont ma petite fierté personnelle : on y reçoit nos compatriotes les plus modestes gratuitement, de façon confidentielle, pour aider ceux qui ont vraiment du mal à s’orienter dans les méandres judiciaires. On a fracassé cela. Et il n’y a pas eu une condamnation !

Et qu’allez-vous chercher comme exemple ? Existe-t-il en France un texte qui consacre l’apartheid ? Vous l’avez vu en Israël, l’apartheid, et vous le voyez partout. Mais quel scandale que cette comparaison avec la ségrégation qu’ont connue les États-Unis ! Quel scandale de parler de textes qui prévoiraient une privation de liberté, qui seraient une négation des valeurs et de l’esprit qui sont les nôtres, du souffle des Lumières ! Comment pouvez-vous raconter cela ? Il n’y a pas de texte en France qui consacre l’apartheid.

Il existe des divergences, par exemple sur l’écologie. Peut-on pour autant dégrader une œuvre d’art ? J’ai vu des gens arroser la Chancellerie de peinture orange. Est-ce un mode d’expression ? Je ne pense pas. Quant à Sainte-Soline, quand des types traversent la France avec des armes dans leur sac, Jean-Luc Mélenchon parle d’une promenade dans les champs. C’est ainsi que vous vous promenez dans les champs, vous ? Tout cela est scandaleux. Vous voulez démolir la République. En réalité, c’est votre but. Pour ma part, j’y tiens viscéralement. Voilà notre divergence !

Quant à la désobéissance civile non violente, je ne vois pas comment désobéir à la loi. C’est ce qui nous unit, ce qui cimente nos relations, ce qui fait la nation. Il y a des espaces de liberté dans le cadre de la loi : la preuve est que vous me posez des questions, que cela ne vous est pas interdit, et qu’il ne m’est pas interdit de vous répondre. Allez faire un tour ailleurs voir ce qu’il en est ! Nous sommes un pays absolument extraordinaire, mais c’est nié par des gens comme vous, à qui rien ne va jamais. Contestez, vous en avez le droit. Vous pouvez affirmer que rien n’est juste. Mais la loi est la loi. Une fois votée, elle s’applique.

Vous justifiez tout. Jean-Luc Mélenchon a même justifié les attaques de commissariats. Ou plutôt, c’était subtil, il n’a rien dit à ce sujet : il a déploré les attaques d’écoles sans dire un mot de celles de commissariats. Je suis allé au tribunal d’Asnières. J’y ai vu des gens qui avaient les larmes aux yeux. Un vigile a failli brûler vif. Vous savez ce qui aurait dû être jugé dans l’après-midi, si tout n’avait pas été saccagé ? Des affaires de surendettement, celles qui touchent les plus modestes ! Vous pouvez dire que ces attaques contre la justice de proximité sont formidables. Moi, je trouve cela insupportable.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je regrette que vous n’ayez pas répondu à ma question, même si vous avez quand même reconnu la pertinence de la désobéissance civile – en y ajoutant toutefois un critère : vous voulez choisir la loi combattue. Il est également dommage que vous ayez pris une remarque qui se voulait républicaine pour en faire un moment politicien, juste pour montrer avec des effets de manche que vous vous en prenez à La France insoumise. Dans le moment politique que nous traversons, on voit ceux qui sont républicains et ceux qui ne le sont pas. Il faudrait éviter ce genre de sorties qui créent de la confusion pour ceux qui nous écoutent.

On note depuis plusieurs années une répression accrue à l’égard des militants écologistes : gardes à vue, amendes, informations judiciaires… À Sainte-Soline, Loïc Schneider a été condamné à un an de prison ferme parce qu’il avait pris la veste d’un policier et tagué une voiture de police. Vous savez qu’il est dangereux d’être un militant écologiste dans certains pays. En France, on est aussi inquiet : on se demande si on n’est pas sur un terrain glissant.

Dans votre vie précédente, vous avez été amené à traiter des affaires extrêmement délicates. Vous avez défendu un homme condamné à trente ans de prison pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, dans une des affaires les plus terribles et les plus ignobles que ce pays a connues. Vous savez donc parfaitement ce que sont le terrorisme et ses conséquences. Certains de vos collègues qualifient des militants écologistes de terroristes. Ils parlent, nouvelle nuance, d’écoterroristes. Que pensez-vous de l’application du terme « terroriste » à des gens qui se battent pour le démantèlement d’une bassine ou d’une installation qui nuirait à notre planète ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Vous revenez sur mon ancienne vie. Je sais qu’elle vous préoccupe beaucoup et vous n’êtes pas le seul dans ce cas. Mais je ne vois pas dans ce que vous avez dit un reproche. Je suis fier de ce que j’ai fait en tant qu’avocat. J’ai défendu Abdelkader Merah, pour dire les choses clairement, et j’ai expliqué pourquoi je l’avais fait. Je pense que s’il n’avait pas eu de défense, et peu d’avocats se bousculaient au portillon, les terroristes auraient gagné. Ce qui distingue le terrorisme de notre État de droit, c’est justement la règle de droit. Le procès des attentats du 13 novembre 2015 a été remarquable, exemplaire. C’est l’illustration de ce que nous, nous ne traitons pas les accusés, quel que soit leur crime, comme le feraient des terroristes qui n’ont pas de règles, pas de procédure pénale, pas de droits de la défense.

Pour le reste, un homme a été condamné à un an d’emprisonnement ferme. La justice est passée. Que voulez-vous que je vous dise ? Souhaitez-vous peut-être que je commente cette décision ? C’est curieux de la part de quelqu’un qui, il y a quelques minutes, rendait hommage à la justice. Je ne connais pas l’affaire dont vous parlez. Mais je pense qu’elle a donné lieu à un procès équitable, que le ministère public s’est exprimé, que les magistrats chargés de juger ont estimé la culpabilité acquise, qu’ils ont déterminé une peine qu’ils croyaient juste. Je ne sais pas si un appel a été interjeté, mais le condamné en avait le droit s’il n’était pas satisfait.

Enfin, je n’ai pas à commenter des propos que je n’ai pas tenus. Vous pourrez poser la question au ministre de l’intérieur lorsqu’il se présentera devant vous.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Vous ne souhaitez pas répondre à la question.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Je n’ai pas à le faire. Est-ce que je vous pose des questions concernant des propos tenus par Jean-Luc Mélenchon ?

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). C’est vous qui êtes interrogé, pas moi.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Ces mots que vous évoquez, qui ont pu être prononcés dans un certain contexte, ne sortent pas de ma bouche. Posez la question à l’intéressé : il vous répondra sans aucun doute. Je pense qu’il assume ses propos puisqu’il les a réitérés.

Pour ma part, je n’entrerai pas dans ce jeu en vous opposant des choses entendues dans la bouche de vos amis politiques, ou certains de leurs comportements.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Sans doute parce que ce n’est pas le lieu.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice. Vous avez donc des droits que je n’ai pas, et ma réponse doit se plier à vos exigences. Je suis navré de ne pas vous satisfaire. Mais j’estime vous avoir répondu.

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie d’avoir pris part à cet échange, monsieur le ministre.

Je rappelle, une nouvelle fois, que l’objectif d’une commission d’enquête est de chercher à objectiver des faits, en l’occurrence les violences sur lesquelles nous travaillons. Il est important que les débats soient possibles dans cette enceinte.

*


  1.    Audition de Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la confédération française démocratique du travail (CFDT), Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération générale du travail (CGT), M. Frédéric Souillot, secrétaire général, et Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale, de Force ouvrière (FO), M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE–CGC), et M. Cyril Chabanier, président, et M. Éric Heitz, secrétaire général, de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) (7 septembre 2023)

La commission auditionne Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la confédération française démocratique du travail (CFDT), Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la confédération générale du travail (CGT), M. Frédéric Souillot, secrétaire général, et Mme Patricia Drevon, secrétaire confédérale, de Force ouvrière (FO), M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE–CGC), et M. Cyril Chabanier, président, et M. Éric Heitz, secrétaire général, de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ([30]).

M. le président Patrick Hetzel. Nous entrons dans la dernière ligne droite de nos investigations, où les dizaines d’heures d’auditions déjà effectuées nous permettrons de structurer un point de vue sur les violences qui ont émaillé les rassemblements du printemps. Nos analyses gagneront à être confrontées à la vision des principaux acteurs politiques et sociaux de notre pays. Si la prochaine audition sera centrée sur les questions environnementales et sur les exactions qui ont eu lieu en milieu rural, cette table ronde sera consacrée aux mouvements sociaux qui ont principalement donné lieu à des manifestations urbaines, avec les problématiques spécifiques attachées à ces espaces.

Je salue les principaux dirigeants des syndicats de notre pays. Nous avions tenté d’organiser cette table ronde avant l’été mais, pour différentes raisons, la convocation avait dû être remise. Nous avons hâte de bénéficier de votre regard et de votre expertise. Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Toutes les questions qu’il contient ne pourront pas être évoquées de manière exhaustive. Nous vous serons reconnaissants de nous transmettre, dans un second temps, vos réponses écrites.

Le maintien de l’ordre a une vocation fondamentale : permettre l’expression démocratique d’une revendication en toute sécurité pour les personnes qui manifestent comme pour les tiers, dont les familles et les biens se trouvent sur l’itinéraire du défilé. Le droit de manifester, garanti par notre Constitution, est fondamental. Dans vos fonctions syndicales, c’est à vous qu’il appartient, pour partie, d’assurer en liaison avec les autorités publiques le maintien de l’ordre des manifestations que vous organisez. Estimez-vous que l’État a correctement rempli son devoir républicain envers vous au printemps dernier, en organisant au mieux les conditions d’une expression syndicale en toute sécurité ? Les choses sont-elles perfectibles et si oui, comment ? Vos relations avec l’autorité préfectorale, à Paris comme ailleurs, ont-elles été satisfaisantes ?

Il semble que la principale menace, pour le bon déroulement des manifestations, se situe dans le précortège, dont le rôle et l’importance, mais aussi, la capacité de nuisance, ont considérablement augmenté à partir des manifestations de 2016 contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail ». Quelles sont vos relations avec ces précortèges ? Parvenez-vous à identifier des interlocuteurs et à entrer en relation avec eux ? Dans l’affirmative, quelle est la nature de ces relations ?

Avant de vous donner la parole, en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Frédéric Souillot, Mme Patricia Drevon, Mme Marylise Léon, M. Jean-Philippe Tanghe, Mme Sophie Binet, M. Sylvain Bernard, Mme Maryse Breuil, M. Cyril Chabanier, M. Laurent Diedrich et M. Éric Heitz prêtent serment).

M. Frédéric Souillot, secrétaire général de FO. Depuis le 19 janvier, nous avons organisé douze manifestations où des millions de personnes – les chiffres sont historiques – sont descendues dans la rue dans un esprit festif pour faire valoir leurs revendications. Nous avons organisé ces manifestations comme nous le faisons toujours : la loi impose de déposer une déclaration de manifestation et c’est précisément ce que nos référents ont fait à la préfecture de police de Paris. À l’intérieur des cortèges syndicaux, ces manifestations se sont bien déroulées.

La liberté de manifester et de faire grève sont en effet des droits constitutionnels fondamentaux mais le maintien de l’ordre public autour des manifestations ne relève pas de notre responsabilité. Ce que vous appelez le service d’ordre est composé de militants volontaires qui tiennent la corde encadrant et délimitant le cortège ainsi que le carré de tête, voilà tout. Comment sont-ils recrutés, formés et équipés, avez-vous demandé dans le questionnaire qui nous a été envoyé ? Ils ont simplement leur carte à Force ouvrière. Nous ne faisons pas appel à un cabinet de conseil ou de recrutement ; ils ne passent pas du club de boxe, le soir, au tir au lanceur de balles de défense, le lendemain matin.

De notre point de vue, ces manifestations se sont bien déroulées. Ce qui s’est passé autour ou auparavant, ces violences que nous avons tous condamnées sans ambiguïté, occupent malheureusement l’essentiel des articles de presse au détriment de nos revendications. Pourtant, nous avions rarement vu autant de monde dans les cortèges sur la période récente, notamment à l’occasion du 1er mai.

Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. Vous avez souhaité entendre mon organisation par la voix de sa secrétaire générale. Nous répondons donc à votre convocation. Vos travaux portent sur les manifestations et rassemblements que nous avons organisés pendant la période définie et des difficultés dues à la multiplication des dégradations en marge des cortèges régulièrement déclarés mais, aussi, qui se sont produites lors de mouvements spontanés, ainsi que sur nos relations avec les autorités publiques. La CFDT fera part de son expérience des seuls rassemblements et manifestations qu’elle a organisés ellemême ou avec l’intersyndicale pendant la mobilisation contre la réforme des retraites. Cette expérience porte sur les manifestations organisées du 19 janvier au 6 juin 2023, y compris dans les petites villes. En effet, outre un nombre de manifestants inégalé, les manifestations et les rassemblements ont été très nombreux partout en France.

Nous respectons toujours la loi : nous déclarons les manifestations en préfecture ou en mairie et nous gérons les services d’ordre en coordination avec les responsables des forces de l’ordre. Notre responsabilité est d’assurer la sécurité des biens et des personnes, du carré de tête à la fin du cortège, périmètre à l’intérieur duquel les violences sur lesquelles vous enquêtez ne se sont pas produites. Les cortèges ont été pacifiques, massifs, d’une très bonne tenue. Très peu d’altercations, qui sont le fait de groupuscules, ont eu lieu et la CFDT a toujours dénoncé les violences en marge des manifestations et des rassemblements. Je rappelle également cette autre évidence : la liberté de manifester est fondamentale et nous y sommes tous attachés.

La procédure de déclaration, modifiée en 2019, permet d’identifier le ou les responsables de la manifestation et le temps légal d’occupation de la voie publique, mais aussi de préciser les moyens utilisés pour son bon déroulement. Elle nous oblige également à rester en étroite relation avec les autorités préfectorales. Pour les manifestations en Île-de-France et dans la capitale, le responsable de notre service d’ordre et de la sécurité est en contact régulier avec la direction de l’ordre public et de la circulation mais, aussi, avec les responsables de la préfecture de police et, s’il le faut, avec le préfet de police lui-même. Les échanges, globalement, ont été satisfaisants de janvier à juin. Chacun a joué son rôle : pour l’autorité préfectorale, autoriser et permettre le bon déroulement de la manifestation ; pour les organisations syndicales, gérer les services d’ordre. Les échanges avec les forces de l’ordre sont assurés par un responsable de liaison dans le cadre d’un dispositif qui nous apparaît suffisant. Lorsque le carré de tête a été confronté aux violences qui ont eu lieu entre les forces de l’ordre et les mouvances contestataires, nous avons constaté combien ce lien direct avec les responsables des forces de l’ordre est nécessaire afin d’éviter tout incident supplémentaire.

Le service d’ordre de la CFDT vise à protéger nos militants dans un cortège constitué et, avec celui des autres organisations syndicales, à assurer la protection du carré de tête, composé des responsables politiques des différentes organisations, ainsi que la bonne marche du cortège, conformément à la déclaration préalable en préfecture, du point de départ au point d’arrivée définis. Il est constitué de militants volontaires, recrutés au sein de chaque organisation. Seuls les responsables du service d’ordre sont à même d’échanger avec ceux des forces de l’ordre, en lien direct avec l’officier de liaison.

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. La CGT répond à votre convocation, comme elle le fait toujours lorsqu’elle est sollicitée par nos institutions républicaines afin de contribuer au débat et à l’action du législateur. Toutefois, je souhaite faire part de mes interrogations.

Tout d’abord, je suis surprise de l’insistance dont vous avez fait preuve pour entendre nominativement les premiers dirigeants des organisations syndicales. De plus, vos secrétariats nous ont rappelé d’une manière virulente le risque d’une amende de 7 500 euros et de deux ans d’emprisonnement en cas de non-présentation. Cela nous a semblé quelque peu baroque, dès lors que nous vous avions immédiatement assuré être à votre disposition pour répondre à vos questions techniques. Nous avions proposé que l’administrateur de la CGT chargé de ces questions, Laurent Brun, se présente devant vous, outre notre responsable de l’animation des luttes et sécurité (ALS), Sylvain Bernard, ici présent. Nous sommes là mais, comme vous le savez, la rentrée est chargée avec de nombreuses négociations – Association générale des institutions de retraite des cadres, Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (Agirc-Arrco), assurance chômage, pénibilité – et de nombreuses luttes en cours autour de la question des salaires, alors qu’un tiers des Français renonce à faire trois repas par jour. Nous aurions volontiers échangé avec les parlementaires sur ces sujets qui relèvent davantage des secrétaires généraux de nos organisations.

Quant aux objectifs de votre commission d’enquête, nous sommes des organisations syndicales qui appelons les salariés et les retraités à manifester en nombre. Nous ne sommes absolument pas concernés par les groupuscules dont la gestion, y compris s’agissant de la sécurisation de la voie publique, incombe d’abord aux pouvoirs publics.

En ce qui concerne les questionnaires qui nous ont été adressés, la CGT a constaté bénéficier de quelques questions en bonus à propos de luttes décidées et organisées par les salariés eux-mêmes dans certains secteurs – celui de l’énergie par exemple. Nous comptez-vous donc parmi les groupuscules, alors que l’ensemble des organisations syndicales a plus d’adhérents que l’ensemble des organisations politiques ?

Enfin, le périmètre temporel de la commission d’enquête s’étend du 16 mars au 3 mai alors que notre mobilisation a commencé le 19 janvier. Le 16 mars, c’est le jour où la Première ministre a engagé la responsabilité du Gouvernement au titre de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Nous avons exhorté le Président de la République à laisser le Parlement voter car, comme nous l’avions dit et répété, l’utilisation de cette disposition constitutionnelle face à une telle mobilisation sociale ne pouvait que susciter la colère. Nous avons condamné cette colère, mais elle ne saurait être dissociée de ce passage en force contre le Parlement, qui s’est d’ailleurs accompagné d’une augmentation de la répression dénoncée par la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.

M. le président Patrick Hetzel. Je me permets de vous interrompre pour répondre à ces interrogations liminaires, de sorte que nous puissions ensuite aborder le fond.

J’ai indiqué dans mes propos introductifs que nos travaux doivent s’achever à la fin du mois de septembre. Peut-être avons-nous fait preuve, en effet, de quelque insistance mais il est nécessaire de respecter un délai raisonnable. Nous n’avons pas pu organiser cette audition au mois de juillet car il était difficile, pour l’une de vos organisations, d’y prendre part. De telles interactions sont assez habituelles. Un rappel du calendrier de nos travaux peut être opportun et les administrateurs de l’Assemblée nationale ont fait leur travail.

L’objectif de cette commission d’enquête, que j’ai là encore mentionné dans ma première prise de parole, est de garantir l’État de droit, qui lui-même protège la liberté de manifestation. Or, nous avons constaté au cours des derniers mois que les manifestations devenaient de plus en plus difficiles. Des expressions très fortes de violence ont pu contrarier l’exercice de ce droit fondamental. Il nous a paru important que vos organisations syndicales, les plus susceptibles de faire usage de la liberté de manifester, puissent exprimer leur point de vue.

Concernant la question qui concerne spécifiquement la CGT, nous nous sommes déplacés à Bordeaux où une situation particulière à laquelle a pris part votre organisation syndicale nous a été signalée. Il a semblé légitime de poser une question spécifique et lien avec des faits spécifiques.

Enfin, aucune organisation syndicale n’est considérée comme un groupuscule violent puisque l’Assemblée nationale, dans l’hémicycle, a elle-même choisi le jour du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution comme point de départ de ses investigations. Vous l’avez d’ailleurs souligné à l’instant. C’est bien à partir de ce moment que des éléments de violence sont apparus. Les travaux de notre commission d’enquête s’inscrivent dans ce vote de notre assemblée.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie tous de votre présence devant nous. La création d’une commission d’enquête suite à un vote dans l’hémicycle, en l’occurrence par 207 voix pour et 47 voix contre, est en effet relativement rare. Elle ne résulte donc pas uniquement de la volonté d’une ou de quelques formations politiques. Son principe et son périmètre ont été adoptés par l’ensemble des députés.

En tant que rapporteur de la résolution portant création de cette commission d’enquête, j’ai souhaité que la formule « organisation des manifestations » ne figure pas dans son intitulé alors que tel était le cas dans la rédaction initiale. Je ne voulais aucune confusion possible avec les organisateurs traditionnels des manifestations que sont les organisations syndicales.

Le 10 mai, date symbolique que j’apprécie, nous avons choisi de commencer les investigations à la date du 16 mars pour tenir compte, précisément, des phénomènes qui ont suivi l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, le soir même, place de la Concorde. Avant, tout s’était bien passé. Nous en avons bien conscience, y compris les députés de la majorité présidentielle.

Enfin, il nous semble naturel d’interroger les voix les plus fortes de vos organisations. Nous ne sommes pas un comité technique ou administratif. Nous sommes une commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Lorsque nous avons convoqué, ce matin, le ministre de la justice, garde des Sceaux, nous n’avons pas reçu son directeur de cabinet. Lorsque nous convoquons le préfet de police de Paris, nous n’accepterions pas qu’il soit représenté par son directeur de cabinet ou son secrétaire général. Voilà la raison pour laquelle nous nous réjouissons de pouvoir désormais vous écouter.

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution s’est accompagné d’une répression accrue, condamnée par exemple par la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui s’est alarmée d’un « usage excessif de la force en France ». Sept rapporteurs spéciaux des Nations unies ont pointé un « manque de retenue dans l’usage de la force inquiétant pour l’État de droit » et ont appelé la France à « un examen complet de ses stratégies et pratiques en matière de maintien de l’ordre ». Le mouvement syndical international, notamment la Confédération européenne des syndicats et de nombreuses organisations syndicales en France, en Europe et dans le monde, ont dénoncé ces attaques contre l’action syndicale en nous apportant leur soutien.

L’interdiction, par le Gouvernement, de nombreux rassemblements, manifestations et même de diffusions de tracts en utilisant l’arsenal antiterroriste a été condamnée par les tribunaux, qui ont annulé nombre de décisions afin que le droit de manifester soit respecté.

La liberté d’expression a également été menacée suite à la grave répression dont les journalistes ont été victimes. Reporters sans frontières s’est adressé au ministre de l’intérieur en ces termes : « Les reporters couvrant les rassemblements opposés à la réforme des retraites ont fait l’objet de nombreuses interpellations arbitraires, agressions et intimidations de la part des forces de l’ordre. »

La stratégie de prévention des violences a été invalidée par les tribunaux. Pendant les manifestations, de nombreuses personnes dont de simples passants ont été placées en garde à vue avant d’être, dans leur écrasante majorité, relâchées sans poursuite. Certains gardés à vue ont subi un fichage alors qu’aucune charge n’a été retenue contre eux. En mai dernier, le tribunal administratif de Lille a condamné l’État pour avoir créé un fichier des gardés à vue à l’occasion des mobilisations contre la réforme des retraites.

Enfin, certains militants syndicaux, de la CGT notamment, ont été convoqués, placés en garde à vue et mis en examen dans le cadre de leur activité syndicale. C’est le cas de Laurent Indrusiak, secrétaire général de l’union départementale de l’Allier et membre de la direction confédérale. Hier, Sébastien Menesplier, secrétaire confédéral et secrétaire général de la fédération de l’énergie, a été convoqué à la gendarmerie de Montmorency. Traiter de la sorte des militants syndicaux, et tenter d’imputer au premier responsable d’un secteur professionnel un acte décidé et mis en œuvre par les salariés au cours d’un mouvement social, est une attaque contre le syndicalisme qui nous ramène aux heures sombres de notre histoire sociale. Cette politique répressive à l’encontre des militants syndicaux a même fait l’objet d’une note officielle des services du ministère du travail, révélée par le journal L’Humanité dans son édition du 23 mars dernier, adressant aux employeurs des préconisations pour entraver le droit de grève et faciliter les licenciements des élus du personnel.

Je m’associe à mes homologues pour rappeler le caractère fondamental des droits de grève et de manifestation. Nous comptons sur l’Assemblée nationale pour les faire respecter alors qu’ils se trouvent grandement remis en cause. Je lance une alerte démocratique sur ce point.

M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la CFE–CGC. Nous sommes une organisation qui manifeste d’ordinaire peu. Mais nous avons pris toute notre part des manifestations en intersyndicale dans le dialogue avec les préfectures. Nous ne disposons pas d’un service d’ordre composé de militants formés et disponibles. C’est pourquoi nous exprimons notre reconnaissance envers les autres organisations syndicales qui ont mis leurs ressources à la disposition de l’ensemble des cortèges. Leur réactivité et leur vigilance permanente ont permis à tous de défiler dans un sentiment de sécurité.

La définition d’un parcours de délestage est une innovation très satisfaisante. Elle évite la création d’îlots fixes et elle permet au cortège d’avancer avec régularité. En revanche, deux éléments me semblent susceptibles de recevoir des améliorations. D’une part, les fins de manifestation ne sont pas toujours sécurisées, notamment pour les derniers arrivants. D’autre part, les organisations étudiantes et lycéennes devraient bénéficier d’un appui en la matière car leur jeunesse a pour contrepartie un défaut d’expérience.

M. Cyril Chabanier, président de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Nous ne sommes pas non plus les plus grands spécialistes des rassemblements et des manifestations, même si nous avons pris part aux quatorze journées d’action. Toutes se sont bien déroulées jusqu’à la date du 16 mars, où le recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution a accru la colère comme les organisations syndicales le redoutaient. Évidemment, nous dénonçons toutes les formes de violence. Je tiens à le réaffirmer très fermement. Mais leur apparition est souvent le marqueur d’un dialogue rompu.

Quant à savoir si l’État a correctement accompli sa mission dans l’accompagnement des manifestations, les échanges avec la préfecture sur la détermination des parcours et la préparation des cortèges se sont toujours bien passés. Les relations étaient plutôt bonnes. Dans une perspective d’amélioration des choses, je tiens à souligner le rôle de l’officier de liaison qui nous est affecté lors de ces manifestations. Ce n’est évidemment pas toujours la même personne. Nous avons noté que, lorsque cet officier de liaison était facilement joignable, voire présent à nos côtés, un grand nombre de difficultés pouvaient être facilement réglées. Il a pu arriver que l’officier de liaison soit difficile à joindre : tout est devenu tout de suite plus compliqué car, dans une manifestation, il se produit toujours des événements imprévisibles. Quand nous l’avons à nos côtés, nous évitons beaucoup de problèmes.

Nous prenons en charge la sécurité de la manifestation, de la tête à la fin du cortège. Ce qui arrive en marge du défilé, dans le précortège ou au point d’arrivée, nous ne le maîtrisons pas. Nous sommes très contrôlés pour accéder au point de rassemblement duquel s’élance la manifestation, même en portant les chasubles et les drapeaux de nos organisations, alors qu’il ne s’y produit aucune violence puisque les affrontements ne commencent jamais avant le début du défilé. Au contraire, il est particulièrement simple de rejoindre le point d’arrivée, parfois même avant le démarrage du cortège. Je fais donc mienne la remarque de mon camarade de la CFE-CGC sur la sécurisation des fins de manifestation.

Notre syndicat, enfin, n’a aucune relation avec le précortège.

M. Florent Boudié, rapporteur. Madame Binet a parlé de répression à l’encontre des journalistes. Vous pourrez consulter sur le site de l’Assemblée nationale l’audition des représentants d’un certain nombre de médias et de chaînes d’information en continu. Ils ont fait part de leur expérience de terrain à l’occasion d’un certain nombre de manifestations. Je vous assure que leur préoccupation n’était pas les forces de l’ordre. En revanche, nous avons identifié des problématiques relatives aux journalistes de rue, qui devront recevoir des solutions en termes d’identification, de formation et de lien avec les autorités de police. Vos affirmations ont donc dépassé nos constats, mais peut-être pourrez-vous apporter des éléments supplémentaires.

Il semble que tout le monde partage le constat selon lequel un certain nombre d’individus, dont l’organisation et la coordination demeurent à démontrer, mettent à profit des rassemblements tout à fait légitimes pour se livrer à la violence, en contradiction directe avec les objectifs des manifestants. Comme vous l’avez souligné, cette violence parasite votre message et vos revendications. Nous voulons comprendre comment ces violences s’organisent et comment les prévenir, en lien avec toutes les institutions parmi lesquelles les organisations syndicales que vous représentez.

Lorsque nous sommes à Sainte-Soline, nous voyons que l’affrontement suppose une volonté de contact, ce qui se traduit par des centaines de mètres à parcourir pour atteindre des gendarmes en position statique. C’est un constat objectif. Votre regard sur les situations de violence doit nous aider à parvenir à d’autres éléments de réflexion de cet ordre. Nous n’ignorons rien de l’effet de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Mais il n’explique ni les black blocs ni la violence qui perturbe vos actions. J’entends les griefs à l’encontre de l’État. Notre mission reste cependant de comprendre ce phénomène grave : il déstabilise les forces de l’ordre et il fait émerger de leur part des revendications sur lesquelles je tâcherai de me positionner en tant que rapporteur ; il parasite les organisations politiques et syndicales qui se trouvent dépassées par la violence.

M. Frédéric Souillot, secrétaire général de FO. Le phénomène que vous décrivez n’est pas nouveau. Les manifestations de mai 1968 comportaient déjà des violences, comme celles de 1986 et celles de 2016. Ces échauffourées révèlent l’action des groupes dont vous parlez, dont je ne suis pas certain qu’ils soient organisés. Les téléphones portables et les réseaux sociaux suffisent à se fixer des rendez-vous. On les appelle les black blocs ou on utilise d’autres termes assez flous. Le 7 mars, un militant FO-RATP a été agressé par un bloc sans qu’on en sache les raisons. Peut-être la grève du métro a-t-elle provoqué les coups à son encontre au motif que les individus avaient dû se déplacer autrement ?

Nos responsables de service d’ordre s’attachent à préserver le carré de tête et la corde qui délimite le cortège. Certaines situations peuvent nous conduire à reculer, mais c’est de façon organisée. Quand le précortège s’approche trop près de nous, nous ralentissons. Pour nous rendre au point de rassemblement, depuis 2016, nous subissons quasiment une fouille. Nous devons parfois abandonner les supports de nos drapeaux. Contrairement à ce que vous avez décrit des événements de Sainte-Soline, nos manifestations ne sont pas statiques. Nous défilons. Nous déclarons à la préfecture de quel endroit nous partons et à quel endroit nous arrivons, parfois avec des itinéraires de délestage qui absorbent le nombre très important de manifestants et garantissent le bon exercice de la liberté de manifester.

Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. Je suis en phase avec tout ce qui vient d’être dit. Je ne commenterai pas les événements de Sainte-Soline puisque mon organisation n’y a joué aucun rôle.

Les éléments déclencheurs de la violence sont multiples. Il est délicat de déterminer le moment de survenue des violences et ce qui conduit à agir ainsi des personnes dont je ne sais si elles sont organisées ou non. Je ne suis pas convaincue que le 16 mars ait été un moment de bascule. La journée précédente du 7 mars avait vu un record de mobilisation. L’intersyndicale avait émis des propositions et des appels au dialogue. Or, il n’y a eu aucune réponse d’aucune sorte de la part du Gouvernement, stupéfiant jusqu’à nos interlocuteurs de la Confédération européenne des syndicats. Je me garderai donc bien d’une analyse définitive des éléments déclencheurs de la violence.

Je citerai le cas d’une militante lyonnaise à l’issue d’une manifestation dont la fin avait dû être anticipée : elle avait le sentiment que son message avait été confisqué par ces violences. Nous n’avons aucune relation avec leurs auteurs. Ils vont toujours à l’encontre de nos actions car nous revendiquons dans le calme. Lorsque des cortèges festifs arrivent à leur terme, avec un grand nombre de personnes pour lesquelles c’est une première fois car le thème des retraites est particulièrement fédérateur, les images de casse et de dégradation ruinent les effets de la mobilisation.

Vous dites que les organisations sont dépassées. Je dirais plutôt que les forces de l’ordre sont dépassées. Notre périmètre d’action se limite aux cortèges. Notre responsabilité consiste à empêcher les auteurs de violence d’y pénétrer. J’ai pu assister à certaines tentatives en ce sens, au cours des quatorze journées pendant lesquelles je me trouvais dans le carré de tête. Nous avons tous témoigné de la bonne intelligence avec laquelle se passent nos relations avec les autorités publiques, à qui il revient au premier chef de prévenir les agissements des individus violents.

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Je m’inscrirai dans le prolongement des propos précédents. Méfions-nous des raccourcis historiques : la violence est très relative si on la met en parallèle avec ce qui s’est produit dans les manifestations de la période de la décolonisation ou de Mai 1968. Nous ne sommes pas les mieux placés pour porter une appréciation, qui serait plus utilement formulée par des historiens ou des sociologues.

En ce qui concerne les causes de la violence, il est sûr que la multiplication des exactions témoigne d’une grande colère. Comme il a déjà été dit, nous n’avons cessé de proposer des issues au conflit social. Toutes ont été rejetées. Le Président de la République n’a pas souhaité nous recevoir, ni convoquer un référendum, ni solliciter à nouveau le Parlement après la censure partielle de la loi par le Conseil constitutionnel. Ces mains tendues et ignorées sont un terreau fertile pour la violence.

Comme nos homologues, nous n’avons aucune relation avec le cortège de tête, qui progresse généralement à plusieurs centaines de mètres de nous. Aucun élément violent n’a pénétré les cortèges syndicaux au cours du printemps. Les seuls incidents que nous avons déplorés étaient le fait des forces de l’ordre : le 7 février à Paris quand la police a chargé le service d’ordre, puis les 11 et 23 mars quand le carré de tête a été gazé.

Pour ce qui est des pistes d’amélioration, il serait bon que l’autorité publique prenne en charge les conséquences des manifestations sur la circulation urbaine. Par ailleurs, un dispositif policier massif peut être ressenti comme une provocation, et il serait donc préférable de limiter sa visibilité. Enfin, nous nous opposons fermement à toute ingérence dans nos cortèges, ce que pratique volontiers la brigade de répression de l’action violente motorisée. Comme la CFDT, nous considérons que nos cortèges ont toujours été pacifiques et que nous n’avons pas été dépassés par les événements.

M. Jean-Philippe Tanghe, secrétaire général de la CFE–CGC. Nous avons vécu ce contraste entre la bonne ambiance des cortèges et les mouvements que nous percevions devant nous. La police a géré la distance entre le carré de tête et les casseurs, qui laissaient derrière eux des scènes de violence que personne ne peut confondre avec une action syndicale. Je comprends, après quatorze manifestations, que certains prennent goût à ces dégradations puisqu’ils n’encourent que peu de conséquences une fois masqués et méconnaissables au sein de groupes très mobiles.

Nous avons été accompagnés par les forces de l’ordre qui nous ont préservés de cette violence, et nous les en remercions. Effectivement, une fois, les groupes violents étaient trop proches de nous et le vent nous a apporté les gaz lacrymogènes. Mais dans l’ensemble, nos manifestations se sont passées dans la joie et l’engouement, y compris avec des familles et des enfants le samedi.

Nous ne pouvons pointer l’origine des violences. Ce n’est pas notre rôle. Nous ne connaissons pas ces groupes. Nous apercevons seulement leurs mouvements.

M. Cyril Chabanier, président de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Il est difficile pour nous de savoir si les groupuscules dont vous parlez sont organisés car nous ne fréquentons pas leurs membres. Toutefois, aujourd’hui, tous les mouvements sont capables de s’organiser en cinq minutes grâce aux réseaux sociaux.

Nous n’avons participé à aucune manifestation spontanée car les risques de violences y sont accrus puisqu’aucun service d’ordre d’organisation syndicale n’est présent. Dans les rassemblements déclarés, les manifestants sont encadrés du carré de tête à la queue du cortège. Je ne peux pas vous assurer qu’aucun des 150 000 adhérents de mon syndicat n’a participé à une manifestation spontanée, mais l’organisation n’y a jamais été représentée en tant que telle et n’a jamais appelé à y prendre part.

Les forces de l’ordre sont très nombreuses et elles passent des heures à fouiller des militants dont la tenue ne laisse aucun doute sur leur appartenance à un syndicat, alors que ce ne sont pas eux qui cassent des vitrines ou des abribus. Il serait préférable de sécuriser les rues parallèles au cortège. La CFTC n’emploie pas de professionnels de la sécurité, mais nos militants de la branche de la sécurité sont sollicités pour nous aider. Notre service d’ordre est frappé par l’afflux de personnes au point d’arrivée et de dispersion du cortège alors que celui-ci n’est pas encore parti. Ces centaines de personnes ne sont pas fouillées. La situation dégénère lorsque le cortège parvient au point d’arrivée puisqu’il rencontre un flux élevé de gens. C’est là qu’il faudrait agir.

Je ne veux évidemment réduire d’aucune façon la liberté de la presse. Mais il faut avoir conscience que les incendies de véhicules à Strasbourg la nuit de la Saint-Sylvestre ont, comme par hasard, étaient divisés par deux ou trois quand on a cessé de recenser les voitures brûlées. En se focalisant sur les violences, on oublie les revendications. J’ai l’impression que plus on montre de gens violents à la télévision, plus on suscite de vocations.

M. Michaël Taverne (RN). Monsieur le secrétaire général de Force ouvrière, vous avez rappelé que, depuis le 19 janvier, les manifestations s’étaient très bien déroulées. Les rapports avec les forces de l’ordre ont été bons grâce aux équipes de liaison et d’information. C’est grâce aux forces de l’ordre que l’État de droit est respecté dans notre pays ; sans elles, vous ne pourriez pas manifester comme vous le faites. J’entends des responsables de partis politiques et d’organisations syndicales parler des pratiques des pays étrangers : qu’ils aillent voir comment cela se passe ! En France, nous pouvons nous honorer de bien organiser les manifestations, leur tenue répondant à un droit constitutionnel qui doit être parfaitement respecté.

Madame Binet, vous parlez de répression. Mais laquelle ? Comme l’a dit le rapporteur, nous avons auditionné les représentants des principaux médias, qui nous ont dit ne pas avoir été témoins de violences commises par les forces de l’ordre, contrairement à la petite musique entonnée par la CGT. Connaissez-vous le cadre légal du maintien de l’ordre ? Certains individus n’ont d’autre but que de perturber les manifestations et effacent ainsi le message, légitime, que vous voulez transmettre. Ils s’organisent pour déstructurer les défilés et provoquer le chaos. Face à eux, les forces de l’ordre agissent et parviennent à ce que la plupart des manifestations se déroulent parfaitement. J’aimerais vous entendre sur les violences que commettent ces groupes. Quand vous parlez de la brigade de répression de l’action violente motorisée, votre propos quitte les revendications sociales pour rejoindre celui de La France insoumise. Vous délivrez un message politique. Quel est votre objectif : faire de la politique ou développer un discours social ?

M. Julien Odoul (RN). Je suis effaré de vos témoignages, qui révèlent une grande passivité de votre part, voire un aveuglement face aux violences qui émaillent et pourrissent presque toutes vos manifestations depuis au moins 2016. Ces violences sont commises par les mêmes groupuscules, qui agissent sur le même mode opératoire. Pourtant, à vous entendre, nous avons l’impression que ce problème ne vous concerne pas. Je tiens à vous dire que vous êtes concernés, comme nous tous d’ailleurs. Vous avez une responsabilité majeure voire écrasante car ces groupuscules dénaturent des causes légitimes, comme celle de l’opposition à la réforme des retraites.

Il y a des messages que l’on ne peut pas entendre. Non, madame Binet, les forces de l’ordre ne sont pas responsables de la violence. En France, ce n’est jamais le cas. Nous souhaiterions que vous consacriez quelques secondes de vos interventions au soutien des forces de l’ordre. De nombreux policiers et gendarmes ont été tabassés, parfois grièvement blessés au cours de ces manifestations, mais vous n’avez jamais le moindre mot pour eux. Demain, vous irez à Niort soutenir les écoterroristes de Sainte-Soline, mais vous pourriez également vous rendre au chevet des policiers blessés et manifester, devant le ministère de l’intérieur et des outre-mer, votre soutien à la police nationale et républicaine, qui vous permet, comme l’a souligné mon collègue Taverne, de défiler dans la paix.

Monsieur Chabanier, occulter la réalité ne rendra pas les black blocs pacifiques. Refuser de voir la montée de la violence dans les manifestations est assez grave. Il faut au contraire en parler pour comprendre les causes de ce phénomène : telle est d’ailleurs la fonction de notre commission d’enquête.

M. Cyril Chabanier, président de la confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Je prends la parole puisque j’ai été nommé. Je n’ai pas dit que les violences ne nous concernaient pas. L’une des premières phrases de mon intervention était la suivante : « La lutte contre les violences, sous toutes leurs formes, doit tous nous concerner ; la violence ne sert personne. » Vous m’intentez donc un faux procès.

Je n’ai jamais affirmé qu’il fallait se voiler la face. Mais je pense que faire la publicité des casseurs incite certaines personnes à les rejoindre. Cela ne signifie pas qu’il faille refuser de s’intéresser au sujet.

Je ne connais en effet pas les casseurs. Mais j’espère que les Français, le président de cette commission, son rapporteur et vous-mêmes en êtes contents car cela prouve que je ne fais pas partie de leurs groupes. Le président m’a posé une question précise sur nos liens avec ces individus : j’ai répondu tout aussi précisément que je ne connaissais pas du tout les individus qui peuplent les précortèges. Par ailleurs, comment voulez-vous que l’on sache si les groupuscules sont organisés ou non ? Je pense simplement qu’avec les réseaux sociaux, il est facile de s’organiser rapidement ; sûrement faut-il se pencher sur cette réalité et les problèmes qu’elle engendre.

Les dirigeants syndicaux se placent dans le carré de tête, entourés par leurs militants, et lancent la manifestation. Comment voulez-vous que nous puissions voir ce qu’il se passe 800 mètres ou 1 kilomètre plus loin, là où se déroulent la plupart des dégradations ? Quand je suis place de la République, je ne suis pas place de la Nation. En outre, nous ne sommes pas responsables de la sécurité publique. Des militants volontaires, et non des professionnels, font leur maximum pour protéger les cortèges : les manifestations de l’hiver dernier se sont plutôt bien déroulées sur ce plan, mais certains d’entre eux ont reçu des coups. Quand nous apercevons au loin la fumée d’une poubelle qui brûle, nous ne voyons pas qui a commis cet acte. J’aimerais que certains m’écoutent plus attentivement car mon discours ne traduit aucune indifférence aux violences.

M. Florent Boudié, rapporteur. Quand j’ai parlé de syndicats dépassés, le terme n’était peut-être pas approprié. Je voulais dire que la croissance des précortèges me semble traduire une forme sinon de contestation, du moins de réserve et de distance à l’égard de toute ce qui s’apparente à une organisation représentative. J’ai le sentiment que certains de nos concitoyens ne se retrouvent pas dans les modes d’action des partis politiques ou des syndicats et décident de quitter la manifestation encadrée. Tel était le sens de ma remarque, peut-être aurez-vous des observations à formuler en retour.

Il apparaît que la dispersion constitue un moment important. Nous tiendrons compte dans le rapport de vos remarques sur le contrôle du lieu d’arrivée et des accès latéraux. L’État s’interroge, j’espère en lien avec vous, sur la fin des manifestations. Comment mieux communiquer sur la dispersion ? Comment faire en sorte que les manifestants soient informés de la situation sur le lieu d’arrivée, afin que chacun puisse réagir comme il le souhaite ? Les forces de l’ordre doivent faire face à des attaques et vous-mêmes tentez de protéger vos militants. Avez-vous des préconisations sur la dispersion que vous souhaiteriez voir figurer dans le rapport ? On nous a parlé, lors des précédentes auditions, de communication, de meilleure visibilité et de messages sonores – technique employée dans certains États de l’Union européenne, qui n’est pas utilisée, ou de manière inefficace, en France.

Mme Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT. Je confirme que la dispersion est un moment crucial, qui dure un certain temps. Ce constat est particulièrement approprié aux manifestations, extrêmement denses, des six derniers mois. Il pourrait être utile de s’inspirer de méthodes employées dans d’autres pays européens – messages sonores, panneaux indicateurs. L’important est de délivrer une information claire permettant aux manifestants de s’orienter.

Vous affirmez que les précortèges grossissent. Je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, la CFDT a enregistré l’adhésion de 55 000 personnes depuis six mois. Des citoyens rejoignent les organisations syndicales et cotisent, entre autres parce qu’ils se sont reconnus dans nos modes d’action pacifiques et non violents.

M. Frédéric Souillot, secrétaire général de FO. Je ne suis pas non plus certain que les précortèges grossissent. On ne les comptabilise pas, mais il existe de toute façon toujours un écart entre les chiffres de la police et ceux des organisations syndicales. Nous ne pouvons pas savoir s’il y a plus ou moins de monde devant le cortège. L’éloignement des forces de l’ordre du cortège syndical attire des individus loin de celui-ci.

Tous les syndicats passent un message sur le déroulement de la dispersion. Les procédures sonores d’information devraient débuter plus tôt. Les organisations syndicales sont en lien avec les forces de l’ordre puisqu’elles ont déclaré la manifestation, mais tous ceux qui rejoignent le cortège ne savent pas forcément où et quand aura lieu la dispersion, par exemple à dix-huit heures place d’Italie. On n’entend pas toujours les haut-parleurs. Nos camarades policiers membres de Force ouvrière, qui occupent une grande place dans cette partie de la fonction publique d’État, nous ont expliqué que les forces de l’ordre disposaient dans certains pays de moyens sonores plus évolués que le haut-parleur.

M. le président Patrick Hetzel. Des représentants des forces de l’ordre nous ont en effet expliqué que certaines méthodes utilisées à l’étranger étaient utiles pour éviter des problèmes en fin de manifestation.

M. Benjamin Lucas (Écolo-NUPES). Le rapporteur qualifiait le 10 mai 1981 de belle date. Je poursuivrai dans le même registre en saluant la force tranquille des organisations syndicales dans cette mobilisation. Un collègue du Rassemblement national vous invitait quelque peu vivement à imaginer ce que seraient les manifestations sans la présence de fonctionnaires de police. J’aimerais que l’on imagine à quoi ressemblerait une contestation d’une telle ampleur sans les syndicats. Je tiens à saluer l’apport de cette mobilisation à notre démocratie.

Du haut de votre expérience, comment qualifieriez-vous les évolutions des manifestations depuis quelques années ? Quels sont vos rapports avec la préfecture de police ? Que pensez-vous des différentes doctrines de maintien de l’ordre et de leur capacité à permettre ou à empêcher vos services d’ordre d’assurer leurs missions ?

Expliquer n’est jamais excuser. Je tiens à l’affirmer en préalable pour éviter toute manipulation ultérieure de mes propos. Pensez-vous que le rapport aux gouvernants et aux corps intermédiaires s’est dégradé dans notre pays ? Constatez-vous un climat de tension et de violence dans la société ? Nous nous réunissons cet après-midi dans la salle de la commission des affaires sociales, et c’est assez savoureux de vous y retrouver, dans laquelle nos concitoyens ont eu le sentiment que nous n’étions pas capables de débattre sereinement de l’intégralité de la réforme des retraites. Ce contexte, alourdi par l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, peut-il expliquer, sans l’excuser en rien, le développement d’un climat de tension qui menace votre capacité à organiser efficacement le mouvement social ?

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Nous avons fait partie des organisations qui ont remis en cause le schéma national du maintien de l’ordre. Le Conseil d’État l’a largement censuré, notamment sur les dispositions touchant aux journalistes et aux nasses. La question des évacuations est essentielle car nasser des manifestants est catastrophique.

Il y a une évolution positive depuis la nomination du nouveau préfet de police de Paris, qui a rétabli des échanges techniques et constructifs avec les organisations syndicales. Les conditions d’évacuation sont négociées au dépôt de la déclaration de manifestation. Les échecs résultent de l’irrespect des conditions négociées au préalable, parfois pour des raisons que l’on peut entendre comme des incidents dans la manifestation. Ce n’est toutefois pas toujours le cas : ainsi, on nous avait dit que nous disposerions d’endroits pour évacuer des véhicules et des militants à la fin de la manifestation du 1er mai 2021, mais les voies d’accès sont restées fermées sans que l’agent de liaison puisse se faire entendre du reste des forces de l’ordre sur lesquelles il n’a pas autorité. Notre interlocuteur doit pouvoir immédiatement nous donner les réponses dont nous avons besoin et prendre les mesures permettant de libérer les militants nassés ou les véhicules bloqués.

Je rejoins les propos de mes collègues sur le cortège de tête. Nous sommes derrière lui, donc nous ne pouvons évaluer la croissance, ou non, des groupes qui le composent. La nécessité de renforcer les syndicats est tout à fait évidente : les salariés l’ont bien compris et ils adhèrent en nombre, grâce à cette mobilisation, à toutes les organisations syndicales. Nous avons interpellé les pouvoirs publics, notamment le Président de la République, sur le fait que la crédibilité des syndicats augmentait quand leurs alertes étaient entendues. Or, nous avons prêché pendant un an dans le désert en disant que cette réforme des retraites était mauvaise, qu’il ne fallait pas l’adopter, laisser le Parlement se prononcer et négocier avec les syndicats. Quand nos actions, manifestations et grèves n’obtiennent pas de résultat, certains en concluent que d’autres modes d’action sont à privilégier. Voilà pourquoi les politiques publiques doivent avoir pour objectif de renforcer les organisations syndicales dans les entreprises, les branches et au niveau national.

Comme je le disais dans mon propos liminaire, la banalisation de la répression syndicale nous inquiète. Plusieurs rapports, notamment celui de la Défenseure des droits, montrent que le premier motif de non-adhésion à un syndicat tient à la discrimination syndicale. Si vous créez une commission d’enquête sur le sujet, nous serons ravis d’y participer car nous rencontrons ce problème dans tout le pays. Je pourrais multiplier les exemples de délégués syndicaux licenciés parce qu’ils occupent cette fonction ou qu’ils font grève.

Nous continuons à alerter le Président de la République et le Gouvernement sur la défiance profonde entre les citoyens d’une part, et les pouvoirs publics et les institutions de l’autre. Nos messages ne sont pas entendus. Le décalage entre les paroles et les actes s’approfondit. Le pouvoir dit qu’il n’y a pas de problème de pouvoir d’achat et de salaire alors que les gens vivent une réalité totalement différente, marquée par des fermetures d’usine et par l’impossibilité d’un nombre croissant d’entre eux de vivre de leur travail. Nous regardons avec inquiétude les quatre prochaines années car le couvercle de la cocotte-minute peut exploser à tout moment. Pour l’éviter, il faut déployer des politiques qui entendent les préoccupations du monde du travail en termes d’emploi, de salaire et d’environnement, et qui ne considèrent pas les salariés de ce pays comme une variable d’ajustement.

Mme Michèle Martinez (RN). Madame Binet, vous n’avez répondu à aucune question des députés du Rassemblement national. Nous considérez-vous comme des sous-députés bien que nous ayons été élus démocratiquement ? Sommes-nous logés à la même enseigne que CNews ?

Mme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Je ne vois pas le rapport entre votre question et le champ de la commission d’enquête. Je n’ai pas identifié de question dans vos interventions et la CGT ne répond pas aux provocations.

M. le président Patrick Hetzel. Je tiens une nouvelle fois à vous remercier, au nom des membres de la commission d’enquête, pour votre présence et pour les analyses de vos organisations, qui enrichiront le travail de cette commission d’enquête.

*


  1.   Audition de Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), ainsi que MM. Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine, et Benoit Biteau, David Cormand et Claude Gruffat, députés européens (7 septembre 2023)

La commission d’enquête auditionne Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), ainsi que MM. Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine, et Benoit Biteau, David Cormand et Claude Gruffat, députés européens ([31]).

M. le président Patrick Hetzel. Je souhaite la bienvenue à Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Je salue également nos collègues parlementaires qui l’accompagnent : MM. Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine, ainsi que Benoit Biteau, David Cormand et Claude Gruffat, députés européens.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Nous n’aurons sans doute pas le loisir d’aborder l’intégralité des questions lors de l’audition. Je vous invite par conséquent à nous communiquer vos réponses par écrit.

Nous enquêtons sur les violences qui ont émaillé les manifestations dans notre pays au cours du printemps dernier, du point de vue des manifestants comme de celui des forces de l’ordre. Ce programme comporte deux théâtres distincts. Il y a, d’une part, les manifestations liées à la réforme des retraites, qui ont donné lieu à des exactions essentiellement urbaines et, d’autre part, les rassemblements convoqués autour de mots d’ordre environnementaux dans des espaces principalement ruraux. Nous pouvons évoquer les deux sujets mais, au vu des fonctions qui sont les vôtres dans le parti qui est le vôtre, c’est principalement le second aspect qui a justifié votre convocation devant la commission d’enquête. Vous avez d’ailleurs écrit hier sur les réseaux sociaux que vous seriez entendue « à votre demande » : je me réjouis de cette convergence spontanée de nos objectifs.

Mes premières questions, qui ont vocation à introduire le débat, seront très simples. En premier lieu, en tant que parti écologiste poursuivant des objectifs de protection de l’environnement, quelles sont les voies de revendication que vous considérez hors du champ démocratique ? Nous nous sommes rendus hier à Sainte-Soline, où nous avons vu les armes blanches, les armes incendiaires et les armes de jet saisies par les gendarmes. Nous avons écouté les récits des destructions de biens d’agriculteurs. Nous avons observé le terrain qui exclut assez évidemment que des manifestants aient pu ignorer la survenue d’affrontements violents avec les forces de l’ordre, ce qui ne veut pas dire que tous les manifestants étaient présents dans un esprit de violence. Il ressort de nos échanges avec les forces de l’ordre que, sur les 8 000 personnes présentes, 2 000 d’entre elles étaient violentes ou ont manifesté de la violence. Nous avons noté, enfin, le dédain ostensible des organisateurs à l’encontre des interdictions préfectorales et des décisions juridictionnelles les confirmant. Vous-même avez, selon la presse, pris part à cette manifestation interdite en sachant qu’il s’agissait d’une infraction contraventionnelle. Bref, quelle est la limite de l’action politique ? Est-ce la loi, la violence, la violence contre les personnes ? Bien avant la manifestation, en effet, des messages publiés sur les réseaux sociaux faisaient état d’un risque de dérive violente, certains affichant même l’objectif, non de manifester, mais d’en découdre avec les forces de l’ordre.

En second lieu, les prises de distance avec la légalité vous sont également préjudiciables puisque vous avez fait l’objet, au cours de vos déplacements, de menaces et de pressions qui ont obéré votre liberté de mouvement et votre liberté d’expression. Comment rétablir la primauté de la règle de droit, solution à laquelle tous les républicains devraient se ranger pour trancher les différences d’appréciation sans risquer un recours à la violence, dont nous sommes finalement tous les perdants ? Quand la violence prend le dessus, c’est l’État de droit qui recule.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Marine Tondelier et MM. Daniel Salmon, Benoit Biteau, David Cormand et Claude Gruffat prêtent successivement serment.)

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Je vous remercie de nous accueillir et de nous entendre pour des échanges que je sais républicains et que je souhaite sereins. Nous vous avons écrit au début de l’été pour demander à être auditionnés parce que l’objet de votre commission d’enquête nous tient à cœur. Les écologistes sont, de façon sincère, historique et constante, attachés à la non-violence. Chez Europe Écologie-Les Verts, nous avons toujours défendu l’idée que ce qui vient avec la violence n’aboutit jamais à rien de positif. La non-violence est au cœur de nos valeurs et de nos modes d’action, y compris la non-violence verbale dans nos échanges entre nous et avec les autres – la réciproque n’est pas toujours vraie. Nous regrettons et nous condamnons donc toujours les violences. Nous l’avons fait lors des événements couverts par votre commission d’enquête, mais pas seulement. Nous avons sur le sujet une position ferme et constante – j’insiste : constante. Nous espérons donc que votre travail permettra d’éclairer le Parlement et les Français. Une commission d’enquête nous semble un outil adapté pour établir les faits, les objectiver, avoir l’espace et le temps, loin du tumulte imposé par l’information en continu, de prendre le recul nécessaire à la manifestation de la vérité et au débat indispensable pour comprendre ce qui s’est joué dans ces manifestations.

Je me permettrai une remarque préalable. J’espère que vous n’en prendrez pas ombrage. Nous avons lu avec attention, au moment de son dépôt, le 4 avril dernier, le texte de la demande de commission d’enquête sur « la structuration, le financement, l’organisation des groupuscules et la conduite des manifestations illicites violentes entre le 16 mars 2023 et le 4 avril 2023 ». Nous avons également pris connaissance du rapport rédigé par la commission des lois. Deux inquiétudes nous sont venues à l’esprit et nous tenions à vous en faire part.

À la lecture du titre de la commission d’enquête et considérant tant l’aspect non transpartisan des signataires que les objectifs affichés par la résolution, on sent que la volonté n’est pas nécessairement de comprendre les dynamiques qui ont conduit à ces tristes événements. J’espère sincèrement que votre travail permettra de dépasser l’impression que peut laisser cette résolution d’une commission d’enquête très politique, qui chercherait à utiliser ce bel outil de notre vie parlementaire pour faire avancer un agenda partisan au détriment de la manifestation de la vérité.

Notre seconde inquiétude concerne le champ des violences traitées par votre commission. Durant la période du 16 mars au 3 mai 2023, de nombreuses violences ont été commises contre des militants écologistes. Vous l’avez évoqué en introduction, en liant d’ailleurs les faits. Ainsi, le 27 mars, une manifestation non autorisée, elle non plus, a abouti à l’effraction par des dizaines de personnes du domicile de la présidente de Sea Shepherd France. Deux jours auparavant, deux militants de la même association avaient été passés à tabac. La presse n’en a que peu parlé, voire pas du tout. Ce ne sont pas les seuls exemples. J’en tiens une série à votre disposition. Les violences envers les écologistes, attisées au plus haut sommet de l’État – nous y reviendrons si vous le souhaitez – sont réelles et en recrudescence, à tel point que nous travaillons avec de nombreuses associations à créer un observatoire des violences faites aux écologistes pour mieux les objectiver et accompagner leurs victimes.

Il y a trois semaines, le maire d’une commune de Corrèze a défilé sur un char arborant une banderole « Mort aux écolos ». Un maire, élu de la République, appelant à la haine envers les écologistes : qui s’en est ému dans la majorité, au Gouvernement ? Personne. C’est aussi cela, le continuum de violence en France. En tant que secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts, qui condamne toutes les violences, je tiens à saisir cette occasion pour alerter les parlementaires. Vous êtes membres de cette commission d’enquête. Vous êtes a priori sensibles à la question des violences. Le sujet des violences à l’encontre des militants écologistes mérite aussi votre attention.

Trois députés européens, David Cormand, Benoît Bitau et Claude Gruffard, et un sénateur, Daniel Salmon, m’accompagnent. Nous avons vécu ensemble cette terrible journée du 25 mars à Sainte-Soline et nous sommes venus solidairement répondre à vos questions. Europe Écologie-Les Verts fonctionne ainsi. Nous répondrons à vos questions sur ce que nous avons vu ce jour-là, sur ce que nous avons dit avant, fait pendant, analysé depuis, en toute sincérité, en toute transparence et même avec soulagement. Il est en effet important pour nous de concourir à l’établissement de la vérité sur cette séquence. Par ailleurs, nous étions présents dans toutes les manifestations contre la réforme des retraites : nous pourrons donc aussi vous répondre sur ce sujet.

Je vous ai écrit, monsieur le rapporteur, pour vous demander de nous auditionner, parce que c’est le rôle d’un parti politique de témoigner. Ce qui s’est joué à Sainte-Soline, la nature des violences, leur traitement médiatique, la bataille de communication qui s’est politiquement jouée ensuite, la posture du ministre de l’intérieur et les diverses récupérations politiques qui s’en sont suivies sont un fait politique qui mérite l’attention de l’Assemblée nationale et des Français. Comme vous pourrez le constater en entendant nos témoignages, il reste encore beaucoup d’émotion. Ces quelques heures d’une intense violence ont laissé des traces chez tous les participants et beaucoup ont vécu un sérieux traumatisme, nécessitant l’organisation par notre mouvement, à destination de nos adhérents présents, de séances de suivi psychologique assez édifiantes.

Parmi les 30 000 manifestants présents, dont l’immense majorité sont des pacifistes convaincus et pratiquants, quelques-uns garderont des séquelles à vie. Nous cinq, ainsi que les autres parlementaires sur les lieux alors, avons essuyé dans les semaines suivantes un flot de critiques, non parce que nous aurions commis des violences, puisque chacun sait que ce n’est pas le cas, mais pour le simple fait d’avoir été sur place. C’est le moment pour nous d’expliquer pourquoi nous l’avons fait.

Évidemment, la première raison de notre présence à Sainte-Soline, ce sont les bassines et leur absurdité économique comme écologique. Pomper de l’eau dans des nappes phréatiques désormais rarement pleines – 72 % des nappes phréatiques sont actuellement en dessous de leur niveau normal – pour la stocker à l’air libre, où elle s’évapore, est une idée qui en dit long sur notre capacité à développer des solutions insensées pour faire perdurer un modèle agricole à bout de souffle. Tous les scientifiques le disent, le meilleur réservoir d’eau a été conçu par la nature : c’est la nappe phréatique.

Benoît Biteau, qui est aussi exploitant agricole en Charente, est devenu un expert de ce sujet. Nous pourrions en parler des heures mais tel n’est pas l’objet de vos travaux. Il n’a pas raté une seule des manifestations à Sainte-Soline. Nous étions d’ailleurs présents tous les deux à la manifestation précédente, en octobre 2022. Nous souhaitions venir ce 28 mars mettre en lumière cette lutte contre l’absurde, contre l’accaparement d’une ressource commune par quelques-uns. Lorsque la manifestation a été interdite, nous avons pris le temps d’échanger avec nos collègues. Les choses ont été simples et rapides. Quelque 200 militants d’Europe Écologie-Les Verts avaient annoncé s’être organisés pour venir et ils nous confirmaient maintenir leur participation. Compte tenu des risques anticipés, ma place était à leurs côtés. C’est aussi cela, être cheffe de parti. Les parlementaires qui m’accompagnent aujourd’hui ont tenu le même raisonnement car ils nourrissaient les mêmes inquiétudes concernant les risques encourus par les manifestants. Nous nous sommes dit que nous serions plus utiles à Sainte-Soline que devant notre télé. Évidemment, cela s’est confirmé : nous nous sommes trouvés à assister des blessés graves, en urgence vitale pour l’une d’entre elles. Une jeune fille âgée de 19 ans a pleuré pendant des heures, victime d’un tir tendu de grenade en pleine tête, puis atteinte par d’autres grenades une fois au sol. Regroupée avec d’autres blessés que nous avons tenté de protéger en formant une chaîne humaine, elle a été asphyxiée par des lacrymogènes et blessée à nouveau aux membres inférieurs.

Cela restera une expérience qui marque à vie, douloureuse, intimement et politiquement. Nous avons remué ciel et terre pendant des heures, appelé les services de la Première ministre, échangé avec la préfète et les services de secours, qui nous ont répondu. Nous pouvions voir à quelques dizaines de mètres des ambulances mais, pour des raisons que vous éclaircirez peut-être, il a fallu des heures pour que les blessés les plus graves soient pris en charge. Nous n’oublierons jamais la peur, la souffrance, les pleurs, l’impuissance. Nous demandons que la lumière soit faite. Compte tenu du nombre de forces de l’ordre, il est incompréhensible que les secours n’aient pas été organisés en conséquence. C’est une faute lourde. Ce n’est pas la seule.

En tant que cheffe d’un parti politique, ce que je souhaite avant tout, c’est que nous puissions faire l’effort de l’objectivité et sortir des querelles partisanes face à des événements aussi graves que ceux qui se sont déroulés. Plusieurs dizaines de gendarmes ont été blessés, certains gravement, et également plusieurs centaines de manifestants dont certains restés plusieurs semaines entre la vie et la mort. J’aimerais qu’un message soit retenu : en tant que parti politique, nous sommes une force de médiation entre un mouvement social qui porte une colère légitime, que nous comprenons peut-être mieux puisque nous en sommes proches, et les institutions, qui sont malheureusement encore trop inactives face aux immenses défis environnementaux qui se révèlent à nous. Je rappelle que la justice européenne et la justice française condamnent certaines de ces institutions pour inaction climatique, pour manquement à la qualité de l’air, pour non-respect des règles européennes sur la chasse, pour absence d’une politique visant à protéger la biodiversité. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit.

C’est dans cet état d’esprit que j’ai rencontré la Première ministre peu après Sainte-Soline. J’ai bénéficié, je dois le dire, d’une grande écoute. J’ai remis le sujet sur la table le 30 août dernier, lors des fameuses douze heures de réunion entre Emmanuel Macron et les chefs de partis à Saint-Denis. Je continuerai de le faire.

Nous pensons que le Gouvernement fait une erreur de jugement significative en refusant de s’appuyer sur les corps intermédiaires pour comprendre les attentes de la société et mener une action davantage partagée par nos concitoyens. Tous les partis politiques, les syndicats, les militants du climat, les associations ne sont pas des forces de blocage mais des relais puissants. Les criminaliser, comme on l’a vu hier avec le placement en garde à vue du patron d’une des plus grandes fédérations de la CGT, est inquiétant. Cela revient à nier l’importance des syndicats pour mener le dialogue indispensable à une transformation de notre société. Nous leur devons beaucoup des droits dont nous bénéficions aujourd’hui.

D’une manière globale, nous sommes inquiets de voir céder à la tentation de criminaliser les opposants plutôt que de dialoguer avec eux. Qualifier les militants écologistes d’écoterroristes, comme l’a fait le ministre de l’intérieur, pourtant garant de nos libertés publiques et de la cohésion des institutions, et ce, sans fondement juridique, ne fera pas disparaître le défi écologique. Par ailleurs, cela nous met en danger. Tenter de dissoudre Les Soulèvements de la Terre sans fondement juridique sérieux ne fera pas disparaître le problème sur lequel ils alertent. La décision du Conseil d’État rendue cet été suite à notre référé montre, avant même le jugement au fond, que les atteintes aux libertés associatives prennent aussi une tournure inquiétante dans notre pays. Le communiqué de presse du Conseil d’État sur ce sujet est édifiant. Le Mouvement associatif, fédération qui représente des associations, l’expliquerait mieux que moi. Mais nous pouvons échanger sur le sujet parce que nous sommes plusieurs ici à beaucoup le travailler.

Les partis politiques, les syndicats, les associations ont la responsabilité de capter les mouvements de la société pour les inscrire dans le champ démocratique. Il faut reconnaître cette fonction et la protéger au risque d’un affaissement démocratique que nous redoutons tous. En démocratie, on dialogue, on convainc, on construit des accords, on acte des désaccords. On ne criminalise pas ses opposants. Nous devons aux Français de ne pas récupérer les violences pour faire avancer un agenda politicien, mais bien de prendre le recul nécessaire à l’établissement de la vérité afin d’éclairer les mécanismes qui ont abouti à ces événements. Avec nos collègues, nous ferons notre part en vous livrant notre témoignage. Cette audition ne suffira pas, mais nous espérons qu’elle contribuera à ce débat que nous sommes déterminés à mener jusqu’au bout.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je vous remercie de votre volonté de venir devant la commission d’enquête, qui rejoint la nôtre de vous associer à nos travaux. Je souhaite saluer particulièrement l’eurodéputé Benoît Biteau parce que nous avons siégé sur les mêmes bancs de l’hémicycle régional de Nouvelle-Aquitaine. À l’époque, nous faisions partie de la même majorité régionale. Les choses ont évolué depuis...

Je salue la dénonciation constante de la violence par votre formation politique. L’intitulé de la commission d’enquête a évolué à ma demande. Le mot « organisation » a disparu car j’estimais qu’il recelait des ambiguïtés. Les organisations syndicales et politiques n’étant pas visées, j’ai proposé par amendement que ce terme soit supprimé. Quant au champ des violences, c’est un vrai sujet. Qu’appelle-t-on la non-violence ? Où s’arrête-t-elle ? La désobéissance civile est-elle une violence ? Est-elle tolérable ? Est-elle acceptée ? Jusqu’où peut-elle aller ?

J’en viens à des questions précises. Premièrement, la commission d’enquête explore en profondeur un certain nombre d’événements qui se sont produits du 16 mars au 3 mai. Lorsque nous nous sommes déplacés hier à Sainte-Soline, nous avons fait un premier constat d’ordre physique, géographique. Nous pouvons établir, de façon objective, qu’il n’y avait pas d’affrontement possible avec les forces de l’ordre s’il n’était pas souhaité par les 800 à 2 000 individus violents présents ce jour-là, selon les estimations. Je ne fais pas l’amalgame entre ces personnes et les manifestants. À Sainte-Soline, il n’y a pas d’affrontement possible sans préméditation ni organisation. En effet, les forces de l’ordre sont disposées autour d’une infrastructure, et nulle part ailleurs. Elles sont statiques, à l’inverse de ce qui se pratique lors des manifestations urbaines. Par conséquent, dans un champ de visibilité très fort, dans un champ tout court d’ailleurs, il n’y a aucune autre façon d’affronter les forces de l’ordre que de le vouloir et de parcourir plusieurs centaines de mètres dans l’intention d’aller au contact. Du reste, les images et les vidéos, indépendantes ou officielles, de même que la cartographie présentée hier par les forces de l’ordre, mais surtout nos propres constats nous laissent penser ce que je viens de formuler. Partagez-vous cette interprétation ? Cela correspond-il à ce que vous avez vu sur place ?

Deuxièmement, nous avons rencontré hier des élus locaux, notamment les maires de Vanzay et de Sainte-Soline. Je tiens à les remercier de la sincérité de leurs propos et du temps qu’ils ont consacré à nous apporter des éléments d’information. Le vendredi matin, à sept heures et demie, le maire de Vanzay a constaté l’installation dans sa commune de plusieurs individus, dans une ambiance bon enfant nous a-t-il dit. Au fil de la journée, le profil des arrivants change du tout au tout. Des personnes cagoulées se sont agrégées aux premiers arrivants. Certaines d’entre elles courent dans le village, manifestement vers une destination précise. D’après la préfète des Deux-Sèvres, il s’agissait notamment de bloquer la ligne à grande vitesse reliant Paris à Bordeaux via Poitiers. Ainsi, dès le vendredi après-midi, des signes avant-coureurs sont perceptibles. Quant à la géographie des lieux, elle rend difficile à croire qu’il soit possible d’ignorer la stratégie statique des forces de l’ordre, qui ne sont pas dispersées dans le champ, par exemple pour mettre en œuvre une nasse.

Troisièmement, s’agissant de la possibilité de prévoir les risques, les élus locaux, qui sont maires de communes modestes, l’avaient dès le vendredi après-midi. Ils ont vu dans leurs communes des individus qui ne sont pas les 200 militants écologistes que vous évoquez, mais dont le profit indique qu’ils sont là pour autre chose. Eux voient un risque. Vous qui êtes à la tête d’un parti important, inscrit dans notre histoire politique, comment avez-vous considéré, en dépit de ces risques connus de vous, que vous pouviez y aller avec vos militants ? C’est une interrogation, pas une mise en cause.

Nous avons aussi appris des autorités, notamment de la préfète des Deux-Sèvres et du général commandant la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine, qu’une stratégie de communication d’alerte sur les risques éventuels a été mise en œuvre en amont. Quelles que soient les réserves que l’on peut nourrir sur cette façon de communiquer, il n’en reste pas moins que les risques encourus étaient réels et avérés, en raison notamment de la présence d’individus qui ne sont pas les militants écologistes que vous avez encadrés. Malgré tout cela, votre démarche consiste à vous rendre à la manifestation.

Le secrétaire général de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), que nous avons auditionné juste avant vous, nous a dit : « Si une manifestation est spontanée ou interdite, mon organisation ne s’y rend pas, parce qu’elle considère que le risque de violences est trop élevé pour qu’elle puisse y être associée, même indirectement ».

M. le président Patrick Hetzel. D’après les témoignages recueillis hier, il semble que les maires comme les représentants de l’État aient rencontré de grandes difficultés à établir une relation avec des organisateurs. Cette observation a été formulée continuellement au cours de la journée. Habituellement, l’organisation d’une manifestation inclut la mise en œuvre d’un dispositif destiné à garantir la sécurité des manifestants, dès lors que la liberté de manifestation est un droit de nature constitutionnelle.

En l’espèce, les conditions d’une manifestation sereine ne semblaient pas réunies. Ce qui intéresse notre commission d’enquête, qui n’a pas vocation à porter un jugement de valeur et qui adopte un point de vue transpartisan, c’est de connaître les éléments d’après lesquels vous avez estimé qu’une présence sur place, incluant des élus en écharpe, était possible.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Vos questions m’intéressent car elles permettent d’expliquer le contexte et la psychologie de personnes non violentes, pacifiques, décidant de se rendre à une manifestation malgré son interdiction. Il importe de comprendre pourquoi elles le font d’autant que, pas davantage que la CFTC, nous n’appelons à participer à des manifestations interdites. Nous attaquons parfois en justice la décision de les interdire, conformément à notre rôle de parti.

Le cas des bassines est spécifique, comme la plupart des sujets environnementaux tels que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et le barrage de Sivens. Nous sommes à un moment de notre histoire où nous réalisons que les procédures juridiques ne servent à rien. Sur les bassines, le tableau des recours déposés occupe trois pages. Nous avons l’expérience du référé spécial environnemental sur lequel les députées Naïma Moutchou et Cécile Untermaier, membres respectivement des groupes Horizons et Socialistes et apparentés, ont mené une mission d’information en 2021. Leur conclusion est identique à la nôtre : le référé spécial environnemental ne marche pas. Le plus souvent, il n’est pas suspensif ; la suspension a lieu des années après, lorsqu’est rendu un jugement au fond. Le plus souvent, c’est trop tard : le projet a commencé, il est même parfois achevé. Ainsi, des atteintes irrémédiables à l’environnement, jugées illégales trop tard, sont commises. Beaucoup y voient un déni de justice.

À Sivens, il y aurait un barrage s’il n’y avait pas eu la zone à défendre et, même si c’est dur à dire, Rémi Fraisse n’était pas mort. Vingt fois plus de grenades ont été tirées à Sainte-Soline qu’à Sivens le soir de son décès. Ce barrage a été jugé illégal. Sans coup d’arrêt aux travaux, il aurait été construit et déclaré illégal trop tard. Il s’agit d’un exemple parmi de nombreux autres.

Je répète souvent que nous ne sommes pas en mesure de garantir aux enfants qui naissent en 2023 une planète habitable quand ils auront trente ans. Ce n’est pas moi qui le dis, mais un consensus scientifique inédit dans l’histoire de l’humanité : le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Si vous êtes éco-anxieux, si chaque jour vous avez cela à l’esprit et ne détournez pas le regard, si vous voyez la nature attaquée et le vivant broyé dans l’indifférence générale, et si vous faites appel à la justice sans résultat, vous optez pour la manifestation. Nous avons beaucoup manifesté contre la réforme des retraites et nous avons eu bien du mal à convaincre. Ce qui est sûr, c’est que nous aurons du mal, dans les années à venir, à convaincre que les manifestations, elles aussi, sont utiles.

Quant au contexte, c’est celui de la criminalisation des mouvements écologistes. Les quatre manifestations organisées à Sainte-Soline ont été interdites. Cela alimente le sentiment, certes forcément subjectif, et pas uniquement parmi les militants, qu’il s’agit d’éviter que l’on parle du sujet. Ce sentiment est de plus en plus fort. Une manifestation bon enfant qui se passe bien permet de parler des enjeux. Le samedi et le dimanche, la télévision parle du rassemblement, ce qui suscite un certain intérêt. Pour éviter cela, on interdit la manifestation, non pas la quatrième dont les risques étaient annoncés, mais même les trois premières. On en déduit chez certains une volonté de taire le sujet et d’empêcher un rassemblement calme.

L’interdiction d’une manifestation a deux effets : elle dissuade de s’y rendre, ce qui est le but recherché ; elle laisse présager que le rassemblement ne se passera pas très bien et fait naître l’angoisse qu’il se termine par des images desservant notre récit politique. Les gens présents aux quatre manifestations, et pour ma part j’étais aux deux dernières, ont fait un choix. Ils se sont sentis attaqués dans leur liberté de manifester.

J’ai participé à de nombreuses manifestations des Soulèvements de la Terre. À Sainte-Soline, nous n’étions pas organisateurs. Europe Écologie-Les Verts soutenait la manifestation et a appelé à s’y rendre tant qu’elle n’était pas interdite. Nous avons ensuite fait de la gestion de nos militants déterminés à s’y rendre. En mai dernier, David Cormand et moi-même avons participé à une manifestation des Soulèvements de la Terre à Rouen. J’y ai emmené mon fils de quatre ans. Les enfants ont fabriqué des jumelles avec des rouleaux de papier toilette pour voir, dans les arbres, les oiseaux que nous allions sauver en empêchant le contournement Est de Rouen, qui défraie la chronique depuis cinquante ans. Les Soulèvements de la Terre n’ont rien à voir avec les images de Sainte-Soline retransmise par les chaînes d’information en continu. Ils mènent des dizaines d’actions, qui se passent bien, et ils rassemblent 150 000 personnes. Telle n’est pas l’image qu’en ont les gens car le système politico-médiatique en impose une autre.

La criminalisation des mouvements écologistes est manifeste si l’on rassemble quelques premières pages parues dans la presse depuis que Gérald Darmanin les a qualifiés d’écoterroristes. Les gens, dont la plupart sont éloignés de toute activité militante, lisent par exemple : « Les écolos radicaux », « Quand l’écologie se saborde », « Écolos ultras », « Jusqu’où ira la violence ? ». Les militants sont prisonniers de cette image et se disent que, s’il faut en conclure qu’ils ne doivent plus jamais manifester, les autres auront gagné.

La veille de la manifestation, l’ambiance était bon enfant, comme dans les autres manifestations des Soulèvements de la Terre auxquelles j’ai participé. Il est faux de dire que les inquiétudes datent d’alors. Elles montaient depuis plusieurs semaines en raison des annonces à la testostérone du ministre de l’intérieur. Ses craintes étaient sans doute fondées. Mais il en a rajouté. Lorsque vous prévoyez 3 200 membres des forces de l’ordre, des drones, six hélicoptères et de nombreuses grenades, vous promettez en réalité des images horribles. Dès lors, que font les gens ? Ils attendent devant la télévision. On ne peut pas se défaire de l’impression que ces images étaient voulues. Nous, nous ne les souhaitions pas. Il y a dans cette mise en tension de l’attente médiatique une forme de d’obscénité de l’émeute (riot porn). Nous avons tous vécu cela : les violences à la télévision, même si la même poubelle qui brûle passe en boucle des heures, nous fixent. Il s’agit d’un phénomène médiatique connu.

La montée de la tension, au cours des semaines qui précèdent la manifestation, nous inquiète. Nous en discutons et nous concluons qu’elle aura lieu. Elle rassemble 30 000 manifestants, non d’après la police ou les syndicats, mais selon les ornithologues qui y participent et décomptent les gens au compteur manuel. Il s’agit du plus gros rassemblement écologiste depuis le Larzac. Les gens iront. Ils ont prévu tente et covoiturage. Dès lors, pouvons-nous rester chez nous et laisser 200 de nos militants, dont les parents risquent de nous appeler inquiets, s’y rendre ? Non, bien sûr. Nous y sommes donc allés en espérant que le rassemblement se passerait au mieux et en pensant pouvoir agir sur place.

Il est évident, et c’était annoncé, que des gens sont venus à cette manifestation non pour lutter contre les bassines, mais pour la confrontation. Ils ne sont membres ni des Soulèvements de la Terre, ni d’EELV, à moins que des gens ne disposent d’informations que je n’ai pas. Aucun mémoire du ministère de l’intérieur n’en a jamais fourni une preuve tangible. Nous les voyons et nous savons pourquoi ils sont venus. Dans les manifestations du 1er mai, nous les voyons aussi et pourtant aucune n’a jamais été interdite pour ce motif ! Je ne sache pas que les organisations de Sophie Binet et de Marylise Léon ont été menacées de dissolution au motif que des black blocs étaient dans les manifestation du 1er mai !

Monsieur le rapporteur, vous concluez de votre visite du terrain que la confrontation ne peut qu’être volontaire. Je ne suis pas d’accord. J’ai lu le rapport de la Ligue des droits de l’homme. C’est à distance que les choses dérapent vers une confrontation physique directe : un feu d’artifice a été tiré, comme souvent dans les manifs, à distance des forces de l’ordre, qui se sont senties menacées et qui ont répliqué. À ce moment, nous ne sommes pas sur place ; nous sommes en fin de cortège, avec Julien Le Guet.

Monsieur le président, vous avez indiqué que les autorités ont eu du mal à discuter au préalable avec les organisateurs des règles de sécurité. Julien Le Guet, qui en faisait partie, a été placé en garde à vue pendant quarante-huit heures une semaine avant la manifestation. Il est visé par une interdiction de paraître dans la commune de Sainte-Soline. Un mouchard a été placé sur sa voiture et son neveu a été violemment agressé quelques semaines auparavant. Entre organisateurs et autorités, localement, la confiance est absente. Ce n’est pas uniquement en raison du fait que la préfecture autorise les bassines et interdit de manifester contre elles. Ce défaut de confiance dépasse la manifestation d’alors. Quoi qu’il en soit, elle n’a pas été bien préparée, notamment en matière de secours.

Lorsque nous arrivons sur place, après avoir salué Julien Le Guet qui nous attend à hauteur du panneau d’entrée dans la commune de Sainte-Soline, les camions de gendarmerie étaient déjà en flammes. Je ne veux pas entendre dire que les gens blessés l’ont bien cherché car ils n’avaient pas à se trouver là, ni qu’ils l’ont été parce qu’ils étaient en première ligne. Nous étions au fond du champ, près d’une fanfare, non parce que nous souffrons du syndrome du Titanic mais pour indiquer aux forces de l’ordre qu’autour de nous tout se passait bien. On nous dit alors que les quads arrivent. Je ne comprends pas : j’ignorais que des militaires en quad étaient présents. Je sens que les gens paniquent ; certains disent « Ils reviennent ! ». Nous avons appris plus tard qu’ils étaient déjà passés auparavant. Les gendarmes en quad sont l’équivalent dans la ruralité de la brigade de répression de l’action violente motorisée. Gendarmerie, Ligue des droits de l’homme et observateurs divergent, dans leurs rapports, sur ce qu’ils ont ou non le droit de faire. Les uns disent qu’ils n’ont pas le droit de tirer au lanceur de balles de défense, les autres affirment qu’ils l’ont fait sans autorisation, les troisièmes ont oublié ce qui leur avait été dit en début de rassemblement. Au final, nous n’avons jamais compris dans quel cadre légal ils opéraient. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont arrivés sur nous par-derrière, et non par-devant où se produisaient les heurts. Clairement, ils s’en sont pris aux personnes non violentes qui en étaient les plus éloignées.

Quand on nous dit qu’ils arrivent, on nous dit aussi que de nombreux blessés se trouvent plus loin en arrière, victimes de la première charge, et qu’il faut les protéger. Benoît Biteau, qui est habitué à ces manifestations, a pris les choses en mains en demandant aux élus de porter leur écharpe tricolore de façon visible et de se placer devant, d’autant que les quads circulent à toute allure. Deux d’entre eux se sont approchés et nous ont tiré dessus. La préfète des Deux-Sèvres et le ministère de l’intérieur l’ont nié plusieurs jours. Nous tenons à votre disposition les preuves en image de ce que nous avançons. Non violents, situés nettement à l’écart des heurts, surtout quand nous protégions les blessés, nous avons été pris pour cible et asphyxiés. J’ai souffert pendant plusieurs semaines de troubles auditifs causés par une grenade lacrymogène qui a explosé près de mon pied. Un journaliste présent à mes côtés a aussi senti la déflagration. Nous avons dû porter nous-mêmes les blessés.

Nul n’est allé volontairement à la confrontation, sauf ceux qui n’étaient pas là pour manifester contre les bassines, pas plus qu’ils ne manifestent pour la CGT le 1er mai. Cette escalade d’angoisse m’inquiète d’autant plus que, pour des non-violents convaincus, vivre cela ne donne pas confiance dans les forces de l’ordre. Dès lors qu’il s’agit d’assurer l’ordre et la paix civile, nous soutenons leur action. Elle est nécessaire. Ce métier est dur pour ceux qui l’exercent et pour leurs familles. En revanche, la doctrine de maintien de l’ordre adoptée ce jour-là pose problème. Monsieur le rapporteur, vous dites que les forces de l’ordre étaient immobiles autour de la bassine et ne présentaient un danger pour personne. Il faut croire que si. Lors de la manifestation d’octobre, nous avions avancé de plusieurs kilomètres en franchissant un par un des barrages de gendarmerie et tout s’est bien passé, comme d’ailleurs dans de nombreuses autres manifestations.

Concentrer 3 000 des 3 200 membres des forces de l’ordre pour protéger un trou suscite forcément la confrontation. Les gens sont attirés par la bassine et veulent voir de quoi il s’agit. D’ailleurs, si nous y étions entrés, en quoi cela aurait-il posé problème ? C’est un trou dans lequel il n’y a rien à détruire. Les gens y seraient restés vingt minutes et seraient rentrés chez eux. Nous ne comprenons pas les choix faits ce jour-là.

M. Benoît Biteau, député européen. J’aimerais retracer la chronologie de cette escalade pour que chacun comprenne pourquoi 30 000 citoyens, un jour, se rassemblent à Sainte-Soline pour dire que les bassines ne leur conviennent pas. J’ai été vice-président du conseil régional de Poitou-Charentes et conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine. Je suis un paysan. Scientifique de formation, j’ai été recruté par l’État, à la fin des années 1990, pour travailler à la sortie d’un contentieux européen sur le dossier du Marais poitevin, dans lequel la France avait été condamnée par la Cour de justice des Communautés européennes pour sa gestion de l’eau. Plusieurs études avaient démontré qu’elle n’était pas bonne, même désastreuse. La gestion de la biodiversité n’était pas conforme aux directives Habitats et Oiseaux. On m’a demandé de trouver des solutions. Je rappelle que le Marais poitevin est le seul parc naturel régional ayant perdu son label en raison d’un contentieux européen. Rapidement, les travaux techniques et scientifiques que je conduis amènent l’État à prendre plusieurs mesures, transmises à la Commission européenne, pour mettre un terme au contentieux. Ce genre d’études est accompagné d’un travail de médiation, de consultation et de concertation avec les acteurs du territoire.

Au cours des discussions, mes approches scientifiques ne sont pas contestées. Mais les discussions avec le monde agricole font émerger la constitution des fameuses bassines comme une solution possible du problème. Il est admis qu’elles constituent une solution une fois que toutes les autres options ont été mises en œuvre – reméandrage des cours d’eau, mesures naturelles de rétention d’eau sur les bassins-versants, création de zones humides, reforestation. Elles sont une solution une fois que l’on a tout fait pour recharger les nappes phréatiques au maximum de leur potentiel, ce qui est l’idéal. S’il s’avère que des déficits en eau subsistent dans certaines zones, des projets de bassines peuvent être engagés.

Nous sommes dans cette situation parce que, en dépit des promesses faites à l’Europe, qui ont permis de clore définitivement le contentieux en 2005 et de récupérer le fameux label de parc naturel régional, les mesures proposées dans mon rapport n’ont malheureusement pas été mises en œuvre. Si les tensions sont si fortes, c’est parce que l’on appuie sur le bouton « bassines » pour construire des retenues de substitution avant d’avoir mis en œuvre toutes les autres options. Les bassines, que les scientifiques considèrent comme une solution potentielle une fois le territoire correctement aménagé, sont devenues une complication supplémentaire entravant la gestion de l’eau sur le territoire. Voilà pourquoi 30 000 citoyens se sont rassemblés à Sainte-Soline le 25 mars dernier.

Dans le premier projet, dix-neuf bassines étaient prévues. Leur nombre est tombé à seize parce que les promoteurs du projet ont pris conscience qu’il était surdimensionné, et parce que les premiers recours en justice des opposants leur donnent raison. Ils ne sont pas opposés aux projets d’irrigation et de stockage de l’eau, mais ils réclament que l’on crée au préalable les conditions de leur réussite. Ainsi s’explique la résistance à ces projets, d’autant plus forte qu’il y a beaucoup d’argent public sur la table. Ce dernier point est souvent un angle mort des débats. Si l’investissement public n’est pas conforme aux attentes des citoyens, certains entrent en résistance.

Les premiers recours sont donc une victoire et le projet est revu à la baisse, passant de dix-neuf à seize bassines. Nous attaquons en justice ce nouveau projet. Le 25 mars, jour du rassemblement de Sainte-Soline, tous les recours déposés par les associations de protection de la nature et de l’environnement ont été gagnés. Un seul recours a été perdu, après le 25 mars ; il fait actuellement l’objet d’une procédure devant la cour administrative d’appel de Bordeaux et nous sommes très confiants.

Des dysfonctionnements sont constatés sur le territoire et des solutions techniques existent, mais rien n’est fait malgré les promesses de l’État. La communauté scientifique est à peu près unanime pour dire que les bassines ne peuvent être une solution que si les conditions d’une bonne gestion de l’eau sont garanties. Tous les recours en justice contre lesdites bassines ont abouti. Comment fait-on, en tant que citoyen et, plus encore, en tant qu’élu, pour s’opposer à un projet qui, manifestement, va à l’encontre de l’État de droit ? Comment fait-on, lorsqu’on est attaché à la démocratie, à la justice et aux valeurs de la République, pour s’opposer à un projet rejeté par la société ? Je vous le demande en tant qu’élu : comment fait-on, quand on est attaché à l’État de droit, pour réclamer que celui-ci soit respecté si, en plus, on n’a pas le droit de manifester ?

Marine Tondelier a évoqué le recours déposé contre le projet de barrage de Sivens, qui a été gagné plus tard. À l’époque, j’étais administrateur de l’Agence de l’eau Adour-Garonne qui était le principal financeur du projet de Sivens. Je m’y suis donc rendu. Le projet s’est arrêté pour les raisons que vous connaissez et sur lesquelles je ne reviens pas. Mais je ne vous cache pas que c’est traumatisant, quand on a vécu Sivens et la mort de Rémi Fraisse, de vivre Sainte-Soline. Le projet s’est donc arrêté et, au terme de la procédure en justice, il est apparu qu’il n’était pas conforme à la loi. S’agissant du projet de bassines dans le marais poitevin, on a déjà un certain recul puisque le Conseil d’État a estimé que les cinq bassines de La Laigne et Cram-Chaban, financées par de l’argent public, ne sont pas conformes aux règles en vigueur en France et en Europe.

La stratégie qui consiste à avancer avec un rouleau compresseur, à utiliser l’argent public pour financer des projets dont les citoyens ne veulent pas et qui, une fois terminés, sont jugés illégaux, suscite de la résistance et des réactions parmi les citoyens et les militants écologistes. Face à une telle situation, que faire, sinon nous réunir et manifester notre désapprobation ?

Lorsque j’ai été auditionné au Conseil d’État, au moment où il devait statuer sur la dissolution des Soulèvements de la terre, le débat a tourné autour de la définition de la violence. C’est une atteinte aux personnes ou aux êtres vivants. La désobéissance civile, c’est autre chose : des gestes et des actions symboliques, qui n’ont d’impact majeur ni sur l’économie ni sur le fonctionnement de l’État. Quand quelqu’un se lance dans la désobéissance civile, il accepte la judiciarisation, mais il le fait pour alerter ses concitoyens. C’est grâce à la désobéissance civile que l’on n’a pas un grand parc militaire au Larzac, que l’on n’a pas le barrage de Sivens, que l’on n’a pas de gaz de schiste en France, que l’on n’a pas d’organismes génétiquement modifiés. La liste est longue. Elle rappelle que cette forme de lutte peut servir l’intérêt commun et garantir l’avenir des générations futures.

Marine Tondelier a évoqué les violences faites aux écologistes. Je rappelle que le 27 ou le 28 mars, par un hasard du calendrier, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la protection des défenseurs de l’environnement, Michel Forst, a publié un rapport dans lequel il manifeste sa vive inquiétude face à la violence que subissent les défenseurs de l’environnement, notamment en France. En tant que député européen, je vous invite à prêter attention au regard que porte la presse étrangère sur la France.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Je tiens à disposition un tableau qui récapitule tous les recours déposés contre ces bassines et pour lesquels nous avons eu gain de cause. La mission d’information de 2021 avait fait beaucoup de propositions transpartisanes. Aucune n’a été suivie d’effet.

J’aimerais revenir sur l’épisode au cours duquel j’ai été prise pour cible dans le Lot‑et-Garonne, quelques jours après Sainte-Soline. Si Serge Bousquet-Cassagne, le président de la Coordination rurale de ce département, était énervé, c’est qu’il pensait que je venais dénoncer le lac de Caussade alors que je me rendais dans une maternité menacée de fermeture à Villeneuve-sur-Lot. Pour ceux qui ne le connaissent pas, le lac de Caussade est une retenue d’eau illégale qu’il a construite et achevée à la faveur de la crise sanitaire. Quand on demande aux autorités, qui ont interdit ce projet à plusieurs reprises, pourquoi il a pu voir le jour et pourquoi personne ne le conteste, on répond que cet homme sait mobiliser des agriculteurs et des chasseurs, qu’il a fait reculer des bataillons entiers de gendarmerie. On m’a signifié que, pour des raisons de tranquillité publique, il valait mieux le laisser faire. On m’a même conseillé de ne pas me rendre dans le Lot-et-Garonne en me disant qu’il était dangereux et armé. J’ai dit que je ne craignais pas d’être fusillée mais on m’a répondu qu’il pourrait tirer en l’air, que je ne connaissais pas le personnage. C’est ce qui m’a poussée à aller voir, ne serait-ce que pour soutenir mes collègues locaux. Si la cheffe du parti ne vient pas dans un département parce que c’est dangereux, qu’est-ce que cela signifie pour les habitants au quotidien ?

Ce monsieur m’a menacée à plusieurs reprises, sur du papier à en-tête de la chambre d’agriculture qu’il préside. Il y a bien deux poids et deux mesures. On s’en prend aux partisans de la désobéissance civile tandis que certaines personnes qui désobéissent d’une manière non pas civile, mais agressive, obtiennent gain de cause. Il faudrait faire la liste des actions de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Certaines relèvent de la désobéissance civile, par exemple le dépôt de ballots de paille devant une préfecture. Mais que dire de l’incendie du centre des impôts de Morlaix en 2014 ou de l’épisode où on a écrasé des ragondins avec un tracteur devant une préfecture ? Quelques jours après Sainte-Soline, l’Office français de la biodiversité a été pris pour cible par des fusées et il a brûlé en partie – en l’occurrence, ce n’était pas le fait de la FNSEA. Le lendemain, le ministre de l’agriculture était au congrès de la FNSEA et il n’a jamais été question de la dissoudre. Du reste, si j’étais ministre, je ne dissoudrais pas la FNSEA : il existe d’autres moyens pour régler les conflits. Il est essentiel de se parler et d’apaiser le débat.

M. le président Patrick Hetzel. J’aimerais que l’on revienne à ce qui constitue le cœur de notre commission d’enquête, à savoir les manifestations et précisément celle de Sainte-Soline. La préfète a pris un arrêté d’interdiction. Nous sommes dans un État de droit : un tel arrêté doit être justifié. S’il ne l’est pas, un recours peut être déposé. Avez-vous saisi le tribunal administratif ? Si tel est le cas, l’arrêté a-t-il été annulé ?

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Nous n’avons pas déposé de recours parce que nous n’étions pas organisateurs. En revanche, nous l’avons fait pour la manifestation contre le projet de ligne ferroviaire entre Lyon et Turin, qui a eu lieu plus tard. Lorsque la Première ministre m’a reçue, quelques jours après Sainte-Soline, elle nous a suggéré de co-organiser les manifestations suivantes pour qu’elles se passent bien.

J’ajoute que le droit s’est rigidifié et qu’il est plus facile désormais d’interdire des manifestations. S’agissant des Soulèvements de la Terre, il s’est passé deux mois entre la publication du décret de dissolution et l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État. Au bout de ces deux mois, on s’est aperçu que le dossier était à peu près vide. Peut-être que l’on savait que des black blocs seraient présents. Mais si l’État interdit des manifestations à chaque fois qu’ils se montrent, on ne va plus pouvoir beaucoup manifester ! S’ils sont venus, c’est parce que c’était la troisième manifestation et que le ton monte d’édition en édition.

Une manifestation antinucléaire était prévue à Bure début juin. Les militants locaux nous ont dit qu’ils avaient peur, après Sainte-Soline, d’être dépassés, surtout dans une forêt, et ils nous ont demandé d’être co-organisateurs. Nous avons accepté et nous avons finalement décidé, en accord avec eux, d’annuler la manifestation par crainte de heurts. Il en était question sur des tas de boucles de réseaux sociaux en Europe. Pour des antinucléaires, c’était dur de renoncer. À la place, nous avons organisé une réunion à Paris, dont personne n’a parlé puisqu’il n’y a eu ni manifestation ni affrontements. Telle est la dure réalité que vivent les écologistes et les militants de ce pays. C’est un peu triste.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je souhaite faire deux remarques et poser deux questions.

S’agissant, premièrement, de la dissolution des Soulèvements de la Terre, je ne peux pas vous laisser dire qu’il n’y avait aucun élément dans le dossier que le Conseil d’État a eu à examiner. La difficulté qu’il a rencontrée est précise : il a indiqué manquer d’éléments pour démontrer que des agissements individuels attestés pouvaient être rattachés à une organisation aux contours flous. Du reste, personne ne dit que tous les gens qui ont milité ou continuent de militer autour des Soulèvements de la Terre appartiennent à des groupuscules violents.

Deuxièmement, d’après nos informations, les 3 000 membres des forces de l’ordre n’étaient pas concentrés autour de la bassine. Ils étaient répartis sur une zone bien plus vaste où ils avaient vocation à sécuriser d’autres retenues d’eau. La moitié des effectifs seulement se serait trouvée autour de l’infrastructure principale ayant fait l’objet d’affrontements.

J’en viens à mes questions. Vous avez parlé de la psychologie militante et rappelé que certains individus considèrent la question environnementale un risque vital pour leur existence même. Je trouve que votre argumentation donne du crédit, et je le regrette, à ceux, représentés à l’Assemblée nationale, qui considèrent qu’il y a un continuum entre vous et les violences. Cette argumentation me paraît dangereuse. Quand vous dites que certains militants sont animés d’une immense colère qui peut entraîner des actions violentes, je trouve que vous justifiez l’idée d’un continuum, qui nuit à la crédibilité de nos partis politiques.

Enfin, si vous aviez été co-organisateurs de la manifestation du mois de mars, l’auriez-vous annulée ?

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Il est difficile de réécrire l’histoire et la vraie me suffit. Je n’ai pas vraiment envie de faire de la politique-fiction.

M. Florent Boudié, rapporteur. Si je pose cette question, c’est parce que vous nous avez dit avoir annulé une manifestation dont vous étiez co-organisateurs du fait des risques dont on vous avait averti. S’agissant de Sainte-Soline, vous dites que l’on connaissait les risques plusieurs semaines à l’avance. La veille, on savait que des individus violents étaient présents. Si vous aviez été co-organisateurs, auriez-vous choisi, compte tenu des éléments dont vous aviez connaissance, d’annuler cette manifestation ?

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Si nous avions été co-organisateurs, nous n’aurions peut-être pas été dans la même situation à la veille de la manifestation. Nous aurions dialogué avec les autorités comme nous le faisons toujours. Il n’y aurait pas eu cette incommunicabilité. Si nous avions eu les mêmes éléments qu’à Bure, nous aurions sans doute pris la même décision. Mais le choix fait à Bure est aussi lié au traumatisme de Sainte-Soline. Je pense que si nous avions été co-organisateurs, nous n’aurions pas été placés en garde à vue comme Julien Le Guet, une semaine avant la manifestation, ce qui a ému tout le monde et n’a pas contribué à ce que les choses se passent bien. Enfin, il n’y aurait peut-être pas eu toutes les annonces qui, dans les jours précédents, ont créé beaucoup de tension. C’est en ce sens que notre participation à l’organisation de cette manifestation aurait, de fait, changé l’histoire.

Sur la question du continuum de violence, nous nous sommes mal compris. Lorsque j’ai utilisé cette expression, je parlais d’un continuum de violence envers les écologistes. À Hénin-Beaumont, je suis élue d’opposition au Front national depuis 2014 : on me traite de khmer verte à longueur de temps. C’est dangereux parce que c’est relayé dans la presse et que les gens s’imaginent que je pose des bombes. Que dire quand c’est le ministre de l’intérieur lui-même qui nous traite d’écoterroristes ! Il nous désigne comme des ennemis. Du reste, cette notion n’existe pas dans le droit, ni français ni international. À la rigueur, il peut désigner des actions terroristes contre la nature. De tels propos créent un continuum de violence parce qu’ils suscitent de la violence envers nos militants et qu’ils légitiment une répression inédite. À Sainte-Soline, on a tiré une grenade par seconde. L’émission Complément d’enquête a suivi le chef de l’opération toute la journée. À un moment, il s’écrie « Ils sont cons ou quoi ! » parce que ses hommes n’ont pas visé le bon cortège. On l’entend dire que « l’adversaire » est à un kilomètre. On est dans le registre de la guerre puisque le ministre nous a désignés comme des terroristes. Parler d’écoterrorisme, c’est légitimer la répression. On peut dire aux Français qu’on les a protégés. Il y a une vraie bataille de communication derrière cela. C’est en ce sens que j’ai parlé de continuum de violence.

Vous me demandez des éléments sur la psychologie des gens qui ont quand même décidé d’aller à la manifestation. Lorsque je vous réponds, vous me dites que je justifie leur action. Je n’ai pas décrit ma propre position : en ce qui me concerne, je continuerai pendant des décennies à combattre pour l’écologie et dans la non-violence. Ce n’est même pas une décision, c’est ma nature profonde. La désobéissance civile repose sur trois fondements : la non-violence, la défense de l’intérêt général et le fait d’agir à visage découvert. Nous assumons ce que nous faisons et nous le revendiquons. Tout à l’heure, je n’ai pas décrit ma position ; j’ai rapporté les propos que j’entends quand je discute avec les gens.

M. Florent Boudié, rapporteur. Nous avons prévu d’auditionner le ministre de l’intérieur et je suis certain que nos collègues profiteront de cette occasion pour l’interroger au sujet de la notion d’écoterrorisme. Je ne dis pas que vous justifiez l’attitude des militants dont vous essayez d’expliquer la psychologie. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’expliquer, c’est justifier. Ce que j’ai voulu dire, c’est que les propos par lesquels vous avez justifié votre présence sur place, malgré les risques encourus, me semblent donner du crédit à ceux qui veulent voir un fil conducteur entre votre action politique et les violences commises.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. On a fait la même remarque à la Ligue des droits de l’homme. Dans tous les pays et toutes les zones de guerre, ses membres ont le statut d’observateur reconnu par le droit international. On le leur a dénié à Sainte-Soline. Heureusement pour les victimes en urgence absolue que la Ligue et des élus étaient là ! Si nous n’avions pas été présents pour appeler la Terre entière et faire venir des secours, combien de temps supplémentaire aurait-il fallu attendre ? Aurait-on su la vérité ? La réponse est non. Quand j’ai dit que les élus avaient été pris pour cible alors qu’ils étaient auprès des blessés, la préfète a répondu que ce n’était pas vrai et qu’elle avait la preuve qu’aucun tir ne les avait visés.

Je peux montrer des photos, à commencer par celle de la chaîne humaine que nous formions à treize heures cinquante-trois. Même des gens inexpérimentés en politique, montés sur un quad, sont capables de voir nos écharpes tricolores et de comprendre que nous sommes des élus. Les blessés allongés sont derrière. Sur une deuxième photo, vous pouvez voir les mêmes personnes trois minutes plus tard, après l’attaque de quads, sous les lacrymos. Jusqu’à ce que je pose sur le bureau de la Première ministre cette troisième photo montrant une grenade au-dessus de la tête de David Cormand, dont on voit bien qu’il est député européen, le ministre de l’intérieur n’a cessé de raconter qu’aucune grenade n’avait été tirée sur les élus ni sur les blessés. Si nous n’avions pas été présents, si nous n’avions pas témoigné avec notre force d’élus ou de chefs de partis, l’histoire n’aurait retenu que la version du ministre de l’intérieur selon laquelle aucune arme de guerre n’avait été utilisée. Pour les 30 000 personnes présentes, dont le traumatisme est réel, sérieux et persistant, c’était une double peine d’entendre continuellement les mensonges du ministre, en train d’écrire sa propre histoire.

Évidemment que certains membres des forces de l’ordre ont été attaqués ! Nous avons toujours condamné ces actions, pas seulement à Sainte-Soline. Tous les jours, dans toutes les émissions auxquelles je participais, on m’a demandé de m’excuser, en tant que cheffe de parti. On m’a aussi demandé si je condamnais les violences contre des policiers. À chaque fois, j’ai répondu par l’affirmative. On s’en est étonné et on a répliqué que c’était bien que je le dise. Je n’arrête pas de le dire ! Là n’est pas le problème : je m’excuserai, je m’expliquerai et je répondrai aux questions tant qu’il le faudra. Mais à quel moment a-t-on demandé au ministre de l’intérieur s’il condamnait les violences subies par les manifestants et s’il regrettait les scènes que nous avons vécues, avec des milliers d’autres, où des gens entre la vie et la mort étaient laissés sans soins pendant des heures ?

Quand vous rentrez chez vous, traumatisé après avoir vu passer toute la journée des corps dans un état que vous ne pouvez pas imaginer, que vous allumez la télévision et que vous voyez Gérald Darmanin expliquer qu’aucune arme de guerre n’a été utilisée, alors que vous en avez fait les frais et qu’il suffisait de regarder le ciel pour les voir, que seuls sept manifestants ont été blessés mais que les forces de l’ordre ont dû faire face aux assauts de milliers d’individus d’extrême gauche, alors que ces éléments n’étaient qu’une minorité parmi les 30 000 manifestants, ce n’est pas facile ! Le ministre de l’intérieur n’est pas le seul responsable de ce qui s’est passé, mais il ne peut s’exonérer de sa responsabilité. Or, je n’entends pas grand monde lui poser cette question et je ne l’ai jamais entendu y répondre.

M. le président Patrick Hetzel. Nous avons entendu hier que l’organisateur de la manifestation n’avait pas échangé avec les autorités pour permettre, par exemple, l’intervention des services d’urgence. S’il l’avait fait, comme vous en avez vous-même l’habitude, vous admettez qu’un certain nombre de choses se seraient sans doute passées différemment. Votre récit comporte donc un vrai paradoxe. Le rôle de notre commission d’enquête, par-delà les différences entre les députés qui la composent, n’est pas de juxtaposer différents récits mais d’objectiver les événements et de rechercher la vérité. Certains points devront être éclaircis. Nous n’avons pas à nous substituer à la justice alors qu’un procès s’ouvrira demain à Niort, mais à nous pencher sur les phénomènes violents qui tentent d’empêcher la démocratie et l’État de droit de fonctionner normalement.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Vous insinuez que les organisateurs seraient responsables de l’absence de soins apportés aux blessés. Heureusement qu’ils étaient là au moment où la manifestation a dégénéré ! La seule ambulance venue chercher les blessés était la leur. S’y ajoutaient des véhicules de participants, des particuliers ayant entrepris de rabattre leurs sièges pour évacuer les blessés légers. En revanche, la jeune femme de 19 ans dont nous nous occupions n’était pas transportable.

M. le président Patrick Hetzel. On nous a dit qu’avant le début de la manifestation, consigne avait été donnée aux participants de ne pas faire appel aux secours officiels mais de demander à être transportés par les secours des organisateurs le plus loin possible de Sainte-Soline. Avez-vous entendu cela ?

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Ce n’est pas moi qui ai rédigé le tract auquel vous faites allusion, mais j’en ai compris la raison sur place. Plusieurs blessés m’ont expliqué qu’ils ne voulaient pas être hospitalisés dans la région parce qu’en octobre 2022, certains manifestants, dont l’un avait reçu un tir de lanceur de balles de défense à la tête, avaient été placés en garde à vue à l’hôpital. La police était venue y faire des perquisitions. Elle avait obtenu la liste des blessés et, dans une violation totale du secret médical qui a choqué le personnel soignant, elle avait demandé à ce dernier quelles blessures étaient susceptibles de provenir de Sainte-Soline. Ce pouvait être le cas, par exemple, d’éclats aux membres inférieurs causés par des grenades.

Les effets personnels des blessés hospitalisés avaient été passés au détecteur de marqueurs chimiques, des substances projetées sur les manifestants qui, sous une lampe torche, produisent une couleur. Les policiers estimaient qu’il était légitime de recourir à cette technique, utilisée pour la première fois à l’occasion de cette manifestation qui, vous l’avez souligné, était interdite. Compte tenu de la panique générale, on ne saura évidemment jamais quel membre des forces de l’ordre a blessé quelle personne, d’autant que les agents ne portaient pas leur numéro de référentiel des identités et de l’organisation (RIO) et que, dans le cas contraire, il n’était pas visible à distance. Mais la seule présence de produit marquant sur les affaires d’un individu suffit à prouver sa participation à la manifestation interdite et à le faire condamner pour ce motif.

C’est pour cette raison qu’il y a, chez les manifestants, une grande défiance. Je ne justifie rien : je vous explique pourquoi les organisateurs ont conseillé aux blessés de ne pas se rendre dans les hôpitaux du coin. La préfète affirme que tout est de la faute des organisateurs. Mais elle ne bénéficie d’aucune exonération. Quel que soit le comportement de Julien Le Guet, l’assistance aux blessés est un principe du droit international, y compris en cas de conflit armé. L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme énonce, pour les États, une obligation positive qui s’applique même aux personnes arrêtées ou détenues. Quant à l’article 8 du deuxième protocole aux conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux, il stipule : « Chaque fois que les circonstances le permettront, et notamment après un engagement, toutes les mesures possibles seront prises sans retard pour rechercher et recueillir les blessés, les malades et les naufragés, les protéger contre le pillage et les mauvais traitements et leur assurer les soins appropriés, ainsi que pour rechercher les morts, empêcher qu’ils soient dépouillés et leur rendre les derniers devoirs. »

Pour ma part, je n’ai été en contact qu’avec la préfète et la gendarmerie. La nuit suivante, alors que je rentrais en train en compagnie de David Cormand, j’ai rédigé un compte rendu de nos échanges pour être sûre de ne rien oublier. J’ai repris mon journal d’appels et relevé tous les horaires, parce que je savais qu’il y aurait des enquêtes et que je voulais dire la vérité. Dès le lendemain, j’ai envoyé ce document aux services de la Première ministre, au directeur de cabinet de Gérald Darmanin, à la presse et aux organisateurs de la manifestation en précisant qu’il s’agissait de ma vision, laquelle ne pouvait pas être généralisée à l’ensemble du site.

Ainsi, nous avons discuté avec les autorités pour faire venir les secours officiels et emmener à l’hôpital les personnes que nous assistions. La Ligue des droits de l’homme a appelé le Samu, qui a répondu qu’il ne pouvait pas venir et qu’il attendait un ordre qui tardait à arriver. Or, après l’intervention des quads à treize heures cinquante-trois, il y a eu une trêve entre quatorze heures huit et quinze heures huit. Notre déroulé et celui de la Ligue concordent sur ce point. Pendant une heure, aucun incident ne s’est produit et Serge, le blessé grave, a attendu, entre la vie et la mort, qu’on laisse passer les pompiers bloqués par les forces de l’ordre. Ces dernières ne faisaient qu’appliquer une consigne. La situation était évidemment difficile pour la préfète, qui ne m’a pas semblée complètement insensible aux événements. Mais elle craignait que les affrontements reprennent et elle a donc attendu longtemps avant de donner l’ordre que nous attendions. Toujours est-il que c’est d’elle qu’est venu la consigne et que c’est sa responsabilité qui est en cause, non celle des organisateurs.

M. Benoît Biteau, député européen. À la suite de notre intervention auprès du cabinet de la Première ministre, les secours sont arrivés du département voisin. Ce sont des ambulances de la structure mobile d’urgence et de réanimation de la Charente, non des Deux-Sèvres, et de l’hôpital de Ruffec qui sont venues porter secours aux blessés les plus graves. Les camions de pompiers étaient pourtant à portée de vue, à moins d’un kilomètre !

Monsieur le rapporteur, vous avez posé la question de la violence. Je le répète : il y avait 30 000 manifestants parmi lesquels de nombreuses familles avec des enfants et des poussettes. Des fanfares étaient présentes. Ce n’était pas une manifestation de gens hostiles, haineux, venus en découdre. Effectivement, on ne peut contester que d’autres personnes, violentes, se sont greffées au cortège. Mais comment les juguler ?

Si nous avions été les organisateurs, aurions-nous annulé la manifestation ? Je ne peux pas me prononcer pour le parti. Je m’exprimerai donc à titre individuel. Vous avez dit que, le vendredi, l’ambiance commençait à devenir anxiogène. Pour ma part, je me rappelle l’arrivée, le vendredi soir vers dix-neuf ou vingt heures, des tracteurs de la Confédération paysanne. Ce n’était pas du tout anxiogène, mais très bon enfant. C’était une joie, une grande émotion de voir des paysans qui s’inquiètent de leur avenir rejoindre le mouvement. Évidemment, cela tranchait avec les cortèges de la FNSEA ! Quand vous manifestez avec des drapeaux de la FNSEA, au volant de tracteurs tirant des épandeurs de lisier et de fumier qui finiront sur des établissements publics, les forces de l’ordre vous escortent. Au contraire, quand arborez des drapeaux de la Confédération paysanne, elles vous empêchent de circuler. Quoi qu’il en soit, à ce moment-là, il n’y avait aucune raison d’annuler, et le samedi non plus, d’ailleurs.

Lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Melle le matin du dimanche 26 mars, tous les organisateurs, notamment Bassines non merci et certains syndicats dont la Confédération paysanne, ont dénoncé sans ambiguïté toute forme de violence. J’étais le seul élu présent mais une captation vidéo a été faite, que je vous invite à consulter. Je démens qu’il y ait eu des appels à la violence. Il ne fallait probablement pas annuler la manifestation. Peut-être aurions-nous dû modifier son déroulement et changer le parcours du cortège pour éviter le désastre que nous avons connu. Il faut dire que nous étions traumatisés, le dimanche matin, par ce qui s’était passé. Aussi les organisateurs se sont-ils engagés, lors de cette conférence de presse, à changer de mode opératoire en cas de nouveau rassemblement contre les bassines, considérant qu’ils ne pouvaient prendre le risque que se reproduisent des violences telles que celles auxquelles nous avions assisté. Ils ont tenu parole. Regardez comme le convoi de l’eau organisé à la fin du mois d’août s’est bien passé, dans un bon esprit : on n’y a pas vu de militants écologistes cherchant la confrontation avec les forces de l’ordre.

Ma réponse ne correspond peut-être pas à ce que vous vouliez entendre. Elle reflète ce que j’ai vécu à Melle. J’ajoute que les nombreuses conférences sur l’eau organisées la veille et le lendemain des événements de Sainte-Soline, c’est-à-dire les vendredi 24 et dimanche 26 mars, se sont parfaitement déroulées en lien avec les services de l’État et sans heurt avec les forces de l’ordre. C’est la preuve que les organisateurs sont aussi capables de préparer des événements de bonne qualité.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Un grand nombre de ces associations sont menacées et perdent leurs subventions du fait du contrat d’engagement républicain. Ainsi, la préfète de la Charente a demandé à la mairie de Poitiers d’annuler une subvention versée à Alternatiba au motif que l’association a organisé, dans le cadre d’un événement, un débat contradictoire sur la légitimité de la désobéissance civile. Voyez l’ambiance en Charente ! Il est normal que les associations s’y sentent quelque peu menacées.

M. Florent Boudié, rapporteur. L’État ne sanctionne pas l’activité d’une structure associative. Personne n’interdit à des associations de prôner la désobéissance civile. Certaines viennent d’ailleurs nous expliquer pourquoi cette dernière leur paraît nécessaire. Mais une personne publique, quelle qu’elle soit, n’a pas à soutenir financièrement des actions, fussent-elles ponctuelles, visant à valoriser de tels comportements. Voilà pourquoi l’Assemblée nationale a adopté le principe du contrat d’engagement républicain dans la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dont j’étais le rapporteur général. Les structures associatives désireuses de développer des stratégies de désobéissance civile ne sont ni interdites ni dissoutes. Elles ne le seront jamais tant qu’elles ne causent pas de trouble particulier à l’ordre public. Mais l’argent du contribuable n’a pas à financer des opérations de ce type.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Ce n’est pas le constat que nous faisons. L’Association de protection, d’information et d’études de l’eau et de son environnement s’est fait retirer une subvention destinée à financer des animations nature pour avoir co-organisé la manifestation d’octobre 2022.

Les choses peuvent pourtant bien se passer : lors du rassemblement contre le projet de contournement Est de Rouen, le maire de Val-de-Reuil, qui est aussi le numéro trois du groupe LVMH, a prêté des tentes, des tables et des chaises, comme le font de nombreuses communes pour l’organisation de manifestations avec lesquelles elles ne sont pas forcément d’accord. À Poitiers, le débat sur la désobéissance civile organisé par Alternatiba s’inscrivait au milieu d’un festival de deux jours. Or, la ville, qui subventionnait ce festival comme tant d’autres, s’est vue notifier par la préfète une interdiction de verser cette dotation. Un contentieux est d’ailleurs toujours en cours.

En 2023, à part le Président de la République, tout le monde a compris qu’il fallait prendre un peu moins l’avion. Or, il existe un projet d’extension de l’aéroport de Lille-Lesquin. Comme Lille est une ville importante en Europe, des militants de plusieurs pays, opposés au projet, se sont rassemblés à la Maison régionale de l’environnement et des solidarités. Les militants de cette association vieille de quarante ans, qui n’ont pas des têtes d’écoterroristes, n’ont fait que prêter leur salle. Je ne sais pas ce qu’il s’y passait, sans doute des réunions de coordination, mais voilà qu’un journaliste de BFM Lille présent devant les locaux a affirmé que les militants suivaient une formation à la désobéissance civile. Ce n’était pas vrai mais il n’en a pas fallu davantage pour que le président de région, Xavier Bertrand, signale au préfet une suspicion d’infraction au contrat d’engagement républicain et lui demande de couper les subventions de l’association. Elle ne participait même pas à la réunion !

Nous assistons donc à une répression disproportionnée. Je ne veux pas que la loi ne s’applique pas. Quand on désobéit, on sait ce qui nous attend. Ceux d’entre nous qui ont fauché des OGM ont assumé leurs actes. Je déplore simplement que le droit ne soit pas appliqué partout de la même façon.

Il est de la responsabilité de l’État de garantir la liberté de manifester. On ne peut interdire toutes les manifestations. L’exemple de Sainte-Soline montre que l’interdiction n’est un gage de sécurité ni pour les manifestants, ni pour les forces de l’ordre. C’est un échec sur tous les plans puisque cette décision a mis en danger les individus qui ont manifesté quand même et les forces de l’ordre. Si l’on interdisait une seule manifestation tous les dix ans, pour un motif d’une particulière gravité, les militants se résoudraient peut-être à ne pas y participer. Or, il est devenu monnaie courante d’interdire des rassemblements et de dissoudre des associations. Avant l’élection d’Emmanuel Macron, il y avait en moyenne 1,5 dissolution par an ; depuis le début de son premier mandat, il y en a 5,5 par an. L’annonce d’une dissolution ne suscite plus vraiment d’émoi car on s’y est accoutumé. C’est un vrai risque pour nos libertés publiques. Si un groupement se situe en dehors des clous et agit de manière dangereuse, il existe des motifs permettant de déroger à la liberté d’association. Mais la décision rendue en référé par le Conseil d’État montre, comme le confirmera sûrement le jugement au fond, que la dissolution des Soulèvements de la Terre était insuffisamment fondée et ne respectait pas l’État de droit. Peut-être y avait-il des raisons de sanctionner cette association ou de la surveiller, ce qui est déjà fait, de manière très lourde, depuis des mois. Mais la dissoudre était injustifié.

M. Daniel Salmon, sénateur d’Ille-et-Vilaine. Votre commission d’enquête vise à comprendre la genèse du phénomène afin d’éviter qu’il ne se reproduise. Je vous donnerai donc un exemple de situation pouvant mener à un niveau de conflictualité extrême.

J’ai reçu hier un message du maire de Corcoué-sur-Logne, une commune du sud de la Loire-Atlantique où pourrait être implanté un méthaniseur XXL très décrié. Il se trouve que j’ai été rapporteur d’une mission d’information sur la méthanisation, qui a montré que ce projet illustrait ce qu’il ne fallait pas faire. De nombreux riverains, associations et élus se sont mobilisés pour mettre un terme aux études. Un travail a également été effectué par le conseil départemental de Loire-Atlantique. Or, une enquête publique a été menée et le projet a reçu un avis favorable. Il s’agit clairement d’un déni de démocratie. Les collectifs et associations qui ont fait confiance aux élus pour porter leur voix se sentent complètement trahis. On ne sait pas ce qui va se passer maintenant mais, ce qui est certain, c’est que l’on ne va pas en rester là et que d’autres mobilisations suivront. Corcoué-sur-Logne se situe dans le même département que Notre-Dame-des-Landes. J’espère que l’État et le Gouvernement vont prendre conscience qu’on ne peut plus appliquer les mêmes stratégies qui conduisent toujours à la violence.

Benoît Biteau évoquait tout à l’heure l’évolution de la politique des associations depuis les événements de Sainte-Soline. La stratégie des forces de l’ordre doit elle aussi évoluer. Deux mots pour vous dire ce que j’ai constaté : une stratégie du fortin assiégé. Tout était là pour qu’il y ait conflit. Il y avait effectivement des gens qui voulaient monter sur les digues planter des drapeaux. On peut trouver ça puéril, mais c’était ainsi. En face, toutes les forces de l’ordre étaient installées autour de la bassine, comme le cercle des chariots dans les bons vieux westerns, avec les Indiens qui attaquaient. Nous étions là, je pense, pour faire de belles images. Ces véhicules, à quoi d’autre auraient-ils pu servir ? C’était une stratégie de l’affrontement. Les forces de l’ordre doivent tirer des conclusions de ce qui s’est passé. Cela ne peut pas se reproduire.

Je suis sorti de là profondément touché, amer, car nous n’allions pas à Sainte-Soline pour cette violence, pour voir des blessés très graves, mais pour manifester dans un esprit festif, pour défendre nos valeurs. Notre société vit un moment d’extrême tension, de plus en plus palpable. Il y a neuf limites planétaires, six ont été dépassées et la dernière concerne le cycle de l’eau douce. Avoir 20 ans en 2023, ce n’est pas simple quand on considère les défis devant nous. Si personne ne répond aux aspirations de la jeunesse à une planète habitable, des gens emprunteront des voies qui ne seront pas celles de la démocratie représentative.

M. Julien Odoul (RN). À vous entendre, vous détenez la vérité universelle. Vous êtes les grands défenseurs de l’intérêt général et cela justifie tout, y compris des actions illégales et la désobéissance civile. Vous vous étonnez, madame Tondelier, de l’image déplorable des écologistes aujourd’hui. Ce sont les comportements de vos amis qui l’alimentent. Certains bloquent le périphérique et cassent les pieds des usagers qui vont travailler. D’autres dégradent des toiles dans des musées. D’autres encore saccagent des cultures au mépris du travail des agriculteurs. Votre parti accueille en grande pompe le rappeur antisémite et homophobe Médine. Comment pouvez‑vous, sans vous remettre en cause, vous étonner de l’image que renvoient votre mouvement et plus généralement l’écologie politique ?

Monsieur Biteau, nous sommes tous républicains et attachés à l’État de droit. En démocratie, il y a quelque chose qui s’appelle l’élection, la participation, la confrontation d’idées. Dans ma circonscription, j’ai moi aussi un méthaniseur industriel, à Fouchères. Il y a une formidable association qui s’oppose à son installation, qui le fait pacifiquement, avec tous les moyens légaux, et que je soutiens. Il n’y a pas de violence, pas de désobéissance civile, et tout se passe bien. Vous dites que votre mouvement est pacifique : ce n’est pas tout à fait vrai puisque vous soutenez et cautionnez des actions violentes. Vous parlez de violences policières, ce qui alimente la haine à l’égard de nos forces de l’ordre.

J’aimerais vous interroger sur une phrase prononcée le 6 juin dernier par une députée écologiste, Mme Sandrine Rousseau : « La seule issue à une colère populaire devient la violence. » Cela ne revient-il pas à inciter à la violence ? Vous qui vous dites pacifiques, qu’en pensez-vous ?

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. On n’est jamais déçu avec vous : vous êtes aussi sympa en vrai que sur les réseaux sociaux. Depuis presque deux heures, nous échangions sereinement, en élevant le débat, la discussion était intéressante… J’en profite pour remercier le président et le rapporteur qui cherchaient à décrire la vérité, sans objectif partisan. Nous ne serons pas d’accord sur tout mais nous en discutons et nous cherchons des compromis ensemble.

Monsieur Odoul, vous projetez sur les autres vos propres turpitudes. Vous faites, malgré nos explications, l’amalgame entre Europe Écologie-Les Verts et les Soulèvements de la Terre, et vous mélangez tout. Mais je ne veux pas insulter votre intelligence : je sais que vous le faites exprès, donc je ne vous répondrai pas. En revanche, je rebondirai sur un point. S’il suffisait d’être élu pour agir, cela se saurait. Et j’avais oublié de dire quelque chose au sujet du ministre de l’intérieur ! Il a déclaré, dans une matinale peu après Sainte-Soline, qu’il y a même des gens qui font de l’entrisme dans les conseils municipaux. De l’entrisme dans un parti, je vois ; dans une association, je vois ; dans un conseil municipal, ça s’appelle une élection et le ministre de l’intérieur devrait le savoir.

M. Benoît Biteau, député européen. Je veux bien que vous nous interpelliez en tant qu’élus, monsieur Odoul. Mais justement, nous sommes élus et nous avons utilisé tous les moyens que la République nous offre : les recours en justice, la consultation de la communauté scientifique et la consultation des citoyens. Les enquêtes publiques ont donné des avis négatifs sur les bassines. Il faut que vous le sachiez.

La justice, la communauté scientifique, les enquêtes publiques nous donnent raison. Pourtant, des travaux sont engagés en vertu d’une décision préfectorale, comme cela a été le cas à Sivens ou pour les bassines finalement interdites de La Laigne et Cram-Chaban. On mobilise énormément d’argent public pour ces équipements ; c’est l’angle mort de notre réflexion. Comment, quand on est élu et attaché au respect de l’expertise scientifique et des décisions de justice, demander le respect de l’État de droit, sinon en manifestant aux côtés des citoyens ? Les élus doivent être en tête de ces cortèges. Je me demande même si ce ne sont pas les élus qui n’étaient pas aux côtés de ces 30 000 citoyens, à Sainte-Soline, qui sont dans l’erreur.

M. Claude Gruffat, député européen. Regardons l’histoire des droits de l’homme. Les luttes pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, contre l’apartheid en Afrique du Sud, pour le droit à l’avortement en France ont commencé par des manifestations interdites. Qui contesterait aujourd’hui que ces mouvements populaires ont fait avancer le droit ?

Les bassines participent d’une agriculture industrielle prédatrice de nos biens communs. Elles ouvrent une nouvelle brèche, celle de la dérégulation du cycle de l’eau. C’est catastrophique et nous allons tous en pâtir. Que des gens s’élèvent contre cette évolution permet d’ouvrir un débat dans la société. Nous sommes élus pour défendre un autre modèle agricole et nous sommes à notre place dans ces manifestations. L’erreur, c’est d’avoir interdit le rassemblement : s’il ne l’avait pas été, il n’y aurait pas eu de rupture avec les organisateurs et la suite aurait été différente. Cette rupture, à mon sens volontaire, a servi à scénariser tout ce que l’on a vu. Elle n’était pas recherchée par les manifestants.

M. le président Patrick Hetzel. Ayant été sur place hier, je ne suis pas sûr que cette rupture ait été volontaire. Ce n’est pas ce que j’ai entendu des représentants de l’État et des forces de l’ordre. Un faisceau d’indices laisse penser que des actions ont été engagées pour créer le lien. Nous sommes d’accord sur un fait : il n’a pas été établi. Je vous laisse évidemment juge de votre interprétation sur l’origine de cet échec. Cette rupture est en elle-même un problème. Le dialogue est important dans un État de droit. Si l’on va vers un affrontement, tout le monde est perdant. Personne n’a voulu la violence, sauf peut-être quelques-uns.

M. Claude Gruffat, député européen. Je ne pense pas que ce soient les forces de l’ordre qui aient cherché à scénariser cette journée. Cette rupture n’a été voulue ni par elles, ni par nous. Cela s’est passé bien au-dessus !

M. David Cormand, député européen. J’adresse mes félicitations au président et au rapporteur de cette commission. Votre propos préliminaire a apporté de l’équilibre par rapport aux formulations initiales de la commission et il a élargi la perspective.

Sainte-Soline est le symptôme d’un mal plus large qui frappe nos pays : ce n’est pas seulement en France que l’on constate un raidissement considérable vis-à-vis de l’expression démocratique. J’appelle votre attention sur le concept de désobéissance civile. Par définition, c’est une proposition d’action militante qui sort du cadre de la loi. Mais, y compris en tant qu’élu et en tant que législateur, il faut entendre que c’est une façon de militer qui ne sort pas de l’arc républicain, dans la mesure où elle rejette la violence contre les personnes. À ma connaissance, le mouvement écologiste est le seul qui, au cours de ses cinquante années d’existence, a toujours exclu, y compris dans ses formes de radicalisation les plus importantes, cette violence contre les personnes. Les mouvements traditionnels ont parfois, à droite comme à gauche, eu recours à des attentats. Le mouvement écologiste, tout au long de son histoire, qui n’est pas uniquement française, l’a toujours refusé. Ce n’est pas parce que nous sommes meilleurs que les autres, mais parce que la non-violence occupe une place centrale dans notre corpus politique. Nous considérons que l’acceptation de nos idées par les gens est déterminante pour leur succès. Nous avons donc, dans notre militantisme de terrain, une expérience de l’intégration de formes de désobéissance. Leur rôle dans l’histoire du progrès humain vient d’être rappelé. Nous connaissons cette tension entre légalité et légitimité et nous l’intégrons à nos réflexions. Nous sommes prêts à débattre de débordements. Mais, je le redis, le mouvement écologiste a toujours refusé toute violence contre les personnes.

Nous n’avons pas abordé de front la question de la doctrine du maintien de l’ordre. Vous cherchez à comprendre l’origine de la violence de certains manifestants. Mais il faut entendre que la manière dont le maintien de l’ordre est exercé a une incidence sur la manière dont s’expriment les manifestants. C’est la moindre des choses, d’ailleurs : le maintien de l’ordre cherche à minimiser la violence. En tant que députés européens, qui regardons ce qui se passe dans d’autres pays, j’ai le regret de dire que la France est une exception et que nous n’obtenons pas les meilleurs résultats. Tout à l’heure, une question légitime était posée : faut-il manifester quand les conditions d’un défilé serein ne sont pas réunies ? C’est un vrai débat mais cela fait longtemps que la sérénité n’est plus là. Que se passe-t-il ? Je le dis solennellement mais vous le savez bien, en tant que députés dont le rôle est aussi de contrôler l’exécutif : c’est une question fondamentale. On peut faire autrement.

Dans le contexte de la crise climatique et des tensions qu’elle entraîne, notamment le refus croissant des modèles actuels de représentation politique, il revient aux élus que nous sommes de comprendre que les modes d’intervention militante évoluent. Les corps intermédiaires traditionnels ne sont plus seuls, même si je ne conteste pas leur utilité puisque je milite dans un parti. Mais les modes d’expression changent. Ils sont plus liquides, plus horizontaux. Soit on refuse d’en entendre parler et on les réprime ; soit on les intègre au débat démocratique. Quand le pouvoir réagit sans opérer la distinction entre ceux qui viennent en découdre et les autres, il crée une usine à fabriquer de la violence. Les gens pensent que c’est leur seule issue. Parce qu’en tant qu’élus, nous voulons faire vivre la démocratie, nous devons condamner la violence contre les personnes dans les expressions politiques, comme nous l’avons fait à de multiples reprises, mais nous devons aussi nous organiser pour éviter toute aggravation de la situation.

Un dernier mot sur le terme « écoterrorisme ». Pour tout dire, je pense que la façon un peu légère dont cela a été traité est liée au fait que ce sont des écologistes qui étaient visés. Mais parler de cette façon, c’est grave ! Regardez quels sont les régimes politiques dans lesquels les gens au pouvoir qualifient leurs opposants de terroristes : vous n’y trouverez aucune démocratie. Le rôle des parlementaires est de contrôler l’action de l’exécutif et cela comprend les mots qu’il emploie. Il y a des termes qu’on ne peut pas utiliser à la légère : non seulement en raison de l’histoire récente, mais au-delà parce que celui-ci disqualifie l’opposant et empêche tout dialogue. Or, quelle est l’espérance de vie d’une démocratie où l’on tue la capacité à dialoguer ?

Vous avez une occasion en or, à partir de ce qui s’est passé à Sainte-Soline, de pointer les responsabilités mais aussi d’élargir la perspective. Les parlementaires, nationaux et européens, ont un travail énorme à mener pour résister à la régression démocratique. Elle est évidemment plus grave dans d’autres pays que le nôtre. La menace est réelle et elle ne s’éloignera pas d’elle-même.

Je vous remercie d’avoir créé le cadre de ce dialogue. Nous venons devant vous pour exprimer notre inquiétude, sur les bassines, sur l’exploitation des ressources naturelles, mais au-delà sur la nécessité de préserver un cadre démocratique de dialogue.

M. le président Patrick Hetzel. La commission se penche, depuis le début de ses travaux, sur les modalités de ce schéma national du maintien de l’ordre. Notre réflexion porte notamment sur la meilleure manière de contenir des personnes qui arrivent dans des manifestations avec des intentions violentes, et qui peuvent par là même délégitimer la cause au nom de laquelle la manifestation a lieu. Si Mme Tondelier a sollicité la commission, c’est aussi parce que la cause environnementale a souffert de ce détournement.

Je vous propose de nous en tenir là.

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Puis-je ajouter un mot, monsieur le président ?

M. le président Patrick Hetzel. Je vous en prie, je ne voudrais frustrer personne ! (Sourires.)

Mme Marine Tondelier, secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts. Il est vrai que nous avons été très longs. Je constate d’ailleurs qu’il ne reste que des députés écologistes dans la salle à part vous, monsieur le président. (Sourires.) Les écologistes sont non violents, mais ils ne lâchent rien !

Je voudrais dire en conclusion que, non seulement on peut faire autrement, mais que l’on doit faire autrement. Nous en sommes convaincus, comme l’ensemble de notre famille politique. Nous allons faire autrement. La non-violence nous est chère, comme la désescalade et l’apaisement. Quand je suis allée voir la Première ministre quelques jours après Sainte-Soline, nous avions titré notre communiqué : « Apaiser ». Nous avions notamment demandé un moratoire sur les bassines. Je constate que les travaux d’une nouvelle bassine ont commencé la semaine dernière : c’est le contraire de l’apaisement. Nous serons toujours aux côtés de ceux qui recherchent la désescalade. Nous mettrons tout en œuvre pour y contribuer avec tous ceux qui le demanderont. Et si l’on ne nous demande rien, nous le ferons tout seuls !

M. le président Patrick Hetzel. Je vous remercie de votre venue devant la commission d’enquête. Les élus sont nombreux à souhaiter la désescalade et que la violence ne devienne pas une façon habituelle de revendiquer dans notre démocratie.

 

*


  1.   Audition de M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur (26 septembre 2023)

La commission auditionne M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur ([32]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, j’ai la joie de vous retrouver ce soir pour l’audition de M. Bernard Cazeneuve, que je remercie d’avoir accepté de se présenter devant notre commission d’enquête.

Monsieur le Premier ministre, comme vous le savez, nous enquêtons sur les violences qui ont émaillé les manifestations dans notre pays au cours du printemps dernier. Ces rassemblements ont présenté deux dimensions : la contestation de la réforme des retraites, qui a donné lieu à des exactions essentiellement urbaines, et l’opposition à des projets d’infrastructure dans des espaces principalement ruraux, dont Sainte-Soline est devenue le symbole. Votre expérience nous sera précieuse pour remettre ces événements en perspective puisque, dans les fonctions éminentes que vous avez exercées place Beauvau puis à l’hôtel de Matignon, vous avez été confronté à des épisodes similaires. Chacun se souvient des affrontements qui s’étaient produits à l’occasion de la contestation du projet de barrage de Sivens en 2014, puis de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi « travail », avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Je vous invite, si cela vous est possible, à communiquer vos réponses écrites sur les sujets qui n’auront pas été abordés au cours de l’audition.

Il me revient d’introduire nos échanges en vous posant les deux premières questions. En premier lieu, comment expliquer cette éruption de violence, qui devient désormais habituelle à l’occasion des manifestations et qui semble finalement assez récente ? Faut-il y voir une réaction à la crise de la démocratie représentative, ou est-ce le symptôme d’une incapacité croissante de certaines mouvances à se plier à la décision légale et majoritaire qui caractérise l’État de droit ? En second lieu, les forces de sécurité intérieure bénéficient des nouveaux instruments que leur procure le progrès technique pour exercer leurs missions. Je pense aux drones, aux produits marquants, voire aux quads déployés à Sainte-Soline comme nous avons pu le constater en nous rendant sur place en début de mois. Ces équipements permettent-ils de compenser le retrait progressif de l’arsenal des armes intermédiaires, qui facilitaient le maintien à distance ? Comment concilier au mieux leur usage avec les exigences de l’État de droit et la protection des libertés fondamentales ?

Monsieur le Premier ministre, avant de vous donner la parole et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Cazeneuve prête serment.)

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je vous remercie, monsieur le président et mesdames et messieurs les députés, de m’offrir l’hospitalité de votre commission pour me permettre de livrer mon témoignage. Je souhaiterais tout d’abord apporter quelques précisions sur le contexte dans lequel vous m’amenez à m’exprimer devant vous.

J’ai compris que vous attendiez de moi que je fasse part de mon expérience pour tenter d’éclairer les événements qui viennent de se produire. Il s’agit d’un exercice assez difficile, surtout après avoir prêté serment, pour des raisons qui tiennent au fait que la plupart des épisodes auxquels vous avez fait allusion sont désormais assez anciens. Les ministres sont contraints de déposer la totalité de leurs archives après la fin de leurs responsabilités ministérielles. En outre, il n’est pas sain, lorsque l’on a été ministre de l’intérieur, de continuer à entretenir des relations avec ses collaborateurs, y compris lorsque l’on est soumis à la question de votre commission pour essayer de reconstituer les faits auxquels on a pu participer – il arrive que certains le fassent, pas moi. Le témoignage que je vais vous livrer est par conséquent le résultat de la convocation de mes souvenirs : huit ou neuf ans après, il peut y avoir des éléments qui n’ont pas le degré de précision qu’une commission comme la vôtre est en droit d’attendre. Je vous remercie par avance de bien vouloir m’en excuser.

Dans le questionnaire qui m’a été adressé, vous m’invitez à commenter une série de décisions prises entre cette période et aujourd’hui : la difficulté est inverse et symétrique à celle que je viens d’évoquer parce que, n’étant plus au gouvernement, je n’ai plus accès aux services du ministère de l’intérieur – renseignement, police et gendarmerie. Je ne peux donc pas évaluer la situation à laquelle les forces de l’ordre ont été confrontées et qui a pu contribuer à leur mise en cause, autrement qu’à travers la lecture de la presse et de quelques commentaires, qui dans ce domaine sont parfois approximatifs ou orientés. Par souci de rigueur, je vous propose d’expliquer ce que j’ai fait, les circonstances de mon action et les contraintes auxquelles j’ai été confronté. Ce témoignage pourra éventuellement éclairer certaines difficultés actuelles. Si vous m’interrogez sur le contexte qui a justifié la création de la commission d’enquête, je vous donnerai mon sentiment, mais en le pondérant par mon manque d’informations, précision essentielle car l’exercice appelle autre chose que des approximations.

Le premier point sur lequel je voudrais insister est l’extrême difficulté des opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit leur nature, entre 2014 et 2017, époque à laquelle j’étais ministre de l’intérieur. Le premier problème réside dans le choix, dont je ne commente pas la pertinence, de déployer une révision générale des politiques publiques qui a conduit à la suppression de 13 000 emplois dans la police et la gendarmerie. En ce qui concerne les forces chargées du maintien de l’ordre, escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité, la révision générale des politiques publiques s’est traduite par la disparition de 15 unités de forces mobiles. Il y a environ 160 unités de forces mobiles, 109 pour la gendarmerie et une soixantaine pour la police, dont les effectifs diffèrent selon le corps. La suppression de 15 unités de forces mobiles capables d’assurer le maintien de l’ordre dans des opérations, notamment des manifestations au sein desquelles agissaient des groupes organisés et violents, a représenté, pour le ministère de l’intérieur, une contrainte significative. Les 9 000 emplois créés au cours du quinquennat de François Hollande l’ont été progressivement. Nous n’avons disposé du rétablissement d’une partie des moyens des unités spécialisées qu’à la fin de ce mandat.

Deuxième élément, les unités de forces mobiles que nous mobilisions pour le maintien de l’ordre étaient également utilisées à d’autres objectifs. Nous avons été confrontés à une crise migratoire et à une crise terroriste. Lors de cette dernière, des tensions sont apparues dans plusieurs quartiers. Nous avons été sollicités par un très grand nombre de maires, de toutes sensibilités, qui réclamaient des unités de forces mobiles dans les quartiers pour éviter les violences urbaines.

En outre, nous avons été obligés de mobiliser les unités spécialisées dans le maintien de l’ordre pour le contrôle des frontières, car l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex n’avait pas encore été mise en place, pas plus que la réforme des systèmes d’information de Schengen. Il fallait par conséquent assurer un minimum de contrôle, destiné à éviter que des individus partis sur le théâtre des opérations terroristes ne reviennent frapper en France. Nous devions donc faire face à une double contrainte : une sur les effectifs à cause de la révision générale des politiques publiques, qui pesait lourd, et une autre liée à l’obligation d’utiliser les unités de forces mobiles à d’autres objectifs que le maintien de l’ordre, ce qui compliquait considérablement celui-ci. Jamais le droit de manifester n’a été remis en cause. Une seule manifestation a été interdite un soir : j’ai reçu moi-même les représentants des organisations syndicales place Beauvau et la manifestation a été autorisée l’après-midi. Je tiens à le préciser, car il m’arrive d’entendre des députés du groupe La France insoumise proférer des approximations à ce point grossières que je suis enchanté que cette audition me donne l’opportunité de rétablir d’incontestables vérités.

Troisième élément, la révision générale des politiques publiques a diminué les moyens alloués aux forces de sécurité intérieure, notamment aux forces spécialisées, de 20 % entre 2007 et 2012. Les conséquences de cette politique furent grandes sur le niveau d’équipement des forces et leur capacité à faire face aux missions qui leur incombent. Lorsque des difficultés sont survenues, dans le cadre d’opérations complexes, ces contraintes ont lourdement pesé sur notre capacité à déployer les forces avec toute la souplesse que nous aurions souhaitée, de manière à leur permettre de remplir leurs missions dans des conditions de grande efficacité.

La crise terroriste a créé dans le pays une tension extrême, car planait constamment le risque d’attentats de grande ampleur. Il y en a eu de nombreux – à la rédaction de Charlie Hebdo, au Bataclan, au magasin Hyper Casher, à Nice… Ils nous ont obligés à mobiliser énormément de moyens alors que l’outil législatif à notre disposition, la loi sur le renseignement, datait de 1991, époque à laquelle il n’y avait ni téléphone portable ni internet. Or, ceux qui nous menaçaient disposaient de moyens technologiques extrêmement performants. Ils échangeaient entre eux des communications cryptées que nos services de renseignement pénétraient difficilement, faute de bénéficier de tels moyens. Depuis, les choses ont beaucoup changé grâce à la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Vous l’avez évaluée, me semble-t-il : les services de renseignement peuvent désormais prévenir certains risques de trouble à l’ordre public, de nature terroriste ou autre, et le service du renseignement intérieur a été reconstitué. Il est impossible d’éviter tout trouble grave à l’ordre public dans des manifestations dans lesquelles des groupes violents sont susceptibles d’intervenir sans renseignement intérieur capable d’évaluer les risques qu’ils présentent. La fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire avait privé une grande partie du renseignement territorial de ses capteurs. Il a fallu la création du service central du renseignement territorial, doté de moyens humains et techniques suffisants, pour pouvoir anticiper certains événements.

C’est dans ce contexte que les opérations de maintien de l’ordre se sont effectuées. Il est intéressant de le rappeler car ces éléments sont rarement évoqués alors qu’ils ont été tout à fait déterminants. Une autre décision a beaucoup pesé : la suppression, en 2008, de la direction centrale de la formation de la police ainsi que de certaines écoles de police et de gendarmerie. Or, les opérations de maintien de l’ordre nécessitent, même si les effectifs sont reconstitués, un niveau de formation élevé. La recréation d’une direction d’administration centrale entre 2015 et 2016 et de centres de formation – je pense notamment à celle de la gendarmerie à Dijon, mais aussi au Centre national d’entraînement des forces de gendarmerie à Saint-Astier – a été précédée par l’élaboration d’un code de déontologie en 2014, qui définit les responsabilités des forces de l’ordre lorsqu’elles interviennent en opération de maintien de l’ordre. Ces éléments sont rarement rappelés alors qu’ils me paraissent déterminants pour comprendre cette période.

Une fois ces éléments de contexte posés, venons-en à l’émergence des groupes violents. Il y a toujours eu des manifestations violentes dans notre pays. Dans les débats qui se sont tenus en 1935, année où des dispositions ont été prises pour répondre aux manifestations de 1934 par la définition des modalités d’intervention des forces de sécurité intérieure, les échanges portaient sur l’émergence de groupes violents dans les manifestations. Ils correspondent à peu de chose près aux interrogations que vous soulevez au sein de votre commission d’enquête. Toutefois, il y a incontestablement un phénomène nouveau qui résulte de la cristallisation, au plan international et européen, de groupes extrémistes dont l’objectif est de multiplier les heurts à l’occasion de manifestations. Ils ne sont pas là pour revendiquer mais pour organiser les conditions de l’affrontement et de la mise en cause des forces de l’ordre après qu’ils s’en sont pris à elles, et parfois aux personnes et aux biens. Cela s’est produit tout au long de l’année 2016 et semble perdurer dans la période actuelle.

Que savions-nous de ces groupes violents ? D’abord qu’ils n’étaient pas tous composés de citoyens français et qu’ils pouvaient appartenir à des mouvements européens, principalement d’extrême gauche mais pas uniquement. Ces groupes avaient commis des exactions à l’occasion de grands sommets internationaux ou de grands événements européens, à Gênes ou ailleurs. Des individus étrangers, européens mais pas seulement, franchissaient la frontière, grâce à des contacts nationaux, pour entrer dans notre pays à la veille des manifestations et y fomenter des violences. Les services de renseignement nous communiquaient ces éléments, qui nous ont conduits à prendre des dispositions. Au moment des manifestations contre la loi « travail », mes collaborateurs du ministère de l’intérieur m’ont indiqué que le nombre de black blocs – terme générique et imprécis – ne cessait de croître. Ces individus prenaient place au milieu des manifestants et s’équipaient de moyens destinés à affronter les forces de l’ordre. Il était difficile de les séparer des manifestants pacifiques, donc de les interpeller et de rétablir l’ordre. Au-delà de la provenance et du nombre, c’est l’extrême violence qui caractérisait ces groupes. Ils utilisaient des boules de pétanque et des projectiles pour blesser, peut-être même davantage, les membres des forces de l’ordre. Ils pouvaient provoquer de graves troubles à l’ordre public avec des conséquences potentiellement importantes pour l’intégrité physique des manifestants.

Nous avons déployé des dispositifs de maintien de l’ordre pilotés, pour les manifestations parisiennes, par le préfet de police en étroite relation avec votre serviteur. La doctrine était simple : l’utilisation de la force devait obéir aux principes de stricte nécessité – la désescalade ne suppose pas toujours l’engagement de la force – et de totale proportionnalité. Nous dialoguions avec les organisateurs en amont pour analyser avec eux, par des opérations de médiation et de préparation, la possibilité d’identifier et de contenir ceux qui venaient dans l’esprit de perturber les rassemblements et d’engendrer de la violence. J’ai, à l’époque, demandé au préfet de police et à mes collaborateurs que la totalité des instructions fassent l’objet d’ordres d’opération et de comptes rendus : vous pourriez réclamer ces documents, sans doute utiles à vos travaux. En effet, ils établissent la traçabilité de toutes les décisions prises dans le contexte auquel nous étions confrontés. Ils permettent ainsi de mesurer le décalage – ou son absence – entre les ordres donnés et ce que l’on peut en dire. La meilleure manière de mesurer l’intention de l’administration et de ceux qui sont à sa tête consiste à étudier les ordres d’opération et les retours d’expérience de l’époque. Vous verrez que les opérations ont été conduites dans l’esprit que j’ai indiqué.

Dans notre pays, les forces de l’ordre sont composées d’agents du service public. Ils se trouvent en première ligne pour assurer, au péril de leur vie, la sécurité des Français, notamment celle de ceux qui manifestent. C’est leur mission, leur obligation déontologique et leur honneur que de le faire. Il arrive que beaucoup d’entre eux soient blessés dans ces manifestations et qu’ils aient à subir un sort peu enviable. Je respecte ces agents, quelle que soit leur mission et dès lors qu’ils la remplissent avec le sens élevé du service public qui caractérise la plupart de ceux qui travaillent dans la police ou la gendarmerie. Je respecte particulièrement ceux qui se trouvent en première ligne pour assurer la sécurité des Français et qui perdent parfois leur vie. À cette période, des policiers ont été assassinés à leur domicile par des terroristes devant leur enfant de trois ans. Je n’évoque pas ce crime pour susciter l’émotion mais par esprit de justice, parce que la théorisation de la consubstantialité de la violence dans la police quand celle-ci subit elle-même cette violence justifie que l’on rappelle, y compris dans cette enceinte et même si l’on n’exerce plus de responsabilités politiques, le sacrifice de ceux qui ont perdu leur vie en raison de leur mission de protection des Français et de l’uniforme qu’ils portaient. Lorsque l’on est ministre de l’intérieur et qu’un grand nombre de collaborateurs et de fonctionnaires subissent ce sort, on est soumis, si l’on possède un sens minimal de l’État, à une obligation de retenue. Lorsque les policiers faisaient face à des difficultés pour assurer leur mission dans des manifestations, j’estimais de mon rôle de ne pas les livrer à la vindicte, de ne pas les protéger lorsque des fautes étaient commises car ce n’est pas le rôle du ministre de l’intérieur, mais de me montrer républicain et juste.

L’une des manières de les protéger était de faire en sorte que ceux qui pouvaient occasionner des troubles à l’ordre public au moment des manifestations, et qui étaient identifiés comme tels car connus des services pour leur dangerosité, soient empêchés par des mesures de police administrative d’y participer. Il est légitime de se battre pour la liberté de manifestation qui est grande en France car elle repose sur le régime de la simple déclaration : je suis de ceux qui l’ont toujours défendue. Mais on ne peut à la fois souhaiter qu’il n’y ait pas de violence dans les manifestations, être intraitable avec les fonctionnaires qui manquent à leurs obligations déontologiques et s’indigner que l’on empêche les casseurs de participer aux cortèges par une mesure de police administrative éclairée par les services de renseignement. Là aussi, j’ai pris mes responsabilités de ministre de l’intérieur pour faire en sorte que les individus identifiés comme membres de groupes dont on savait qu’ils fomentaient ces troubles ne puissent participer aux manifestations ou soient interpellés avant que celles-ci ne commencent. Cette politique me paraît de nature à éviter des difficultés.

Le ministère de l’intérieur ne décide pas de la construction d’équipements ou d’infrastructures dans les territoires en raison de l’évolution de l’agriculture ou des options de modernisation retenues. Si ces orientations sont de nature à créer de graves troubles à l’ordre public, le ministre de l’intérieur déconseille généralement, en réunion interministérielle, du fait de sa lucidité sur les événements qui risquent de se produire, que l’on s’entête à l’excès. Il appartient à d’autres administrations de mettre fin aux chantiers si elles le souhaitent. Cela n’a été le cas ni à Sivens, ni à Sainte-Soline. Lorsque le ministère de l’intérieur a été confronté à un problème de maintien de l’ordre public, j’ai donné des instructions extrêmement claires : éviter absolument que ceux qui s’incrustent dans des groupes pacifiques – de nombreux individus, membres de grandes fédérations écologistes, menaient un combat de cette nature contre le barrage de Sivens en utilisant tous les moyens de la conviction – parviennent à provoquer des heurts avec les forces de l’ordre et des drames. Une commission d’enquête, présidée par Noël Mamère, a minutieusement étudié ces faits et un rapport, rédigé par Pascal Popelin, a été publié. On sait qui a dit et a fait quoi sur le sujet. Par conséquent, qualifier un responsable politique d’assassin revient à travestir la réalité en faisant preuve d’un cynisme absolu pour se donner le beau rôle. Il y a une réalité, que l’on retrouve dans les ordres d’opération, les consignes et les instructions des ministres. L’Assemblée nationale, qui a accompli un travail d’enquête poussé, a pu reconstituer les ordres transmis à ce moment-là.

La tragédie de Sivens et les événements de Sainte-Soline révèlent que nous ne sommes plus dans une société dans laquelle il est possible de résoudre par la force des difficultés qui suscitent des passions, dès lors que le dispositif de discussion et de concertation n’est pas allé à son terme et que l’on a échoué à instaurer des modes de médiation permettant d’y insuffler de la raison. Beaucoup de choses ont été dites au moment de Sivens et redites après Sainte-Soline. Le processus de décision ne va pas suffisamment loin dans la concertation et l’association des acteurs, si bien que nous sommes confrontés à des tensions lorsque le choix est fait en droit. Or, une telle décision doit s’imposer, sinon il n’y a plus d’État de droit, ni de République. Ces tensions permettent à des acteurs d’engager des opérations politiques, dont nous percevons la nature et l’objectif.

Voilà le témoignage de ce que j’ai vécu, dans une période particulièrement difficile et éprouvante pour les Français et les forces de l’ordre.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur le Premier ministre, je vous remercie d’avoir répondu favorablement à la convocation de la commission d’enquête. Il est important pour nous de bénéficier de votre grande expérience.

Considérez-vous qu’il y ait un continuum entre la montée de la conflictualité en politique et le recours à des violences de type matériel voire physique ?

Quel regard portez-vous sur la gestion du maintien de l’ordre dans la période concernée ? Il importe que vous puissiez nous faire part de vos observations sur le mode de fonctionnement et les prises de décision, mais également sur les processus de dialogue, ou de manque de dialogue, avec les organisateurs des manifestations, syndicats ou autres. Je pose cette question car vous avez évoqué les interdictions de manifester.

Ma troisième question est plus précise. Vous avez employé l’expression « groupes organisés et violents ». De quel type de structurations aviez-vous connaissance lorsque vous étiez au gouvernement ? Il existe des structures concrètes, de terrain, dont l’organisation est facilitée par l’usage du numérique. Mais il existe aussi des phénomènes de solidarisation, des opportunismes délinquants, qui viennent se greffer aux manifestations violentes.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La conflictualité est consubstantielle à la démocratie, qui est un régime de conflit entre des personnes et des organisations qui ne pensent pas la même chose. Elles organisent entre elles une discussion, qui peut avoir une dimension conflictuelle, que l’on appelle le débat. La conflictualité ne m’inquiète pas. Précisément, si la démocratie, par le moyen de l’État de droit, définit des règles dans lesquelles nous sommes censés nous reconnaître, c’est parce qu’elles sont la garantie que nous pourrons nous opposer sans que la société ne devienne un monde où l’affrontement aboutit à la violence de tous contre tous. La démocratie est un système de conflictualité. Regardons l’histoire longue de notre pays, sous la IIIe République notamment : il y a eu une très grande violence verbale dans l’hémicycle, au moment de l’instauration de la laïcité ou pendant la Première Guerre mondiale. Mais cela n’était pas grave. Il y avait chez les républicains l’idée que ce qui les rassemblait était plus fort que ce qui les divisait, et que la manière dont ils se divisaient devait les conduire à affirmer avec d’autant plus de force leur attachement à la règle commune, aux institutions et aux règles de droit qu’ils étaient dans une opposition frontale.

La conflictualité n’est pas le problème. Le problème, c’est l’extrémisme, c’est‑à‑dire le moment où le désir de conflictualité, non pas à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme soi mais des institutions elles-mêmes, aboutit à préconiser qu’on sorte de l’État de droit et des principes de la République pour instaurer un autre type de dispositif, qui entretient avec le droit une relation d’une autre nature. Je ne pense pas qu’il y ait une mauvaise république. Il y a la République dans ses institutions. Si l’on veut qu’elle fonctionne et que la conflictualité en son sein soit possible, il ne faut pas remettre en cause de façon outrancière et systématiquement transgressive les règles qui la fondent. Sinon ce n’est plus la conflictualité mais l’affrontement de tous contre tous, et l’extrémisme.

En ce qui concerne la conduite des opérations, il y a des éléments de continuité dans la manière dont le gouvernement conduit sa politique à l’égard des forces de sécurité intérieure. Après le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, où les effectifs étaient disponibles mais où les moyens dits « hors titre 2 », c’est-à-dire les moyens de fonctionnement, ne l’étaient pas, les choses ont été rétablies. Je serais intellectuellement malhonnête si je ne reconnaissais pas que les personnels et les moyens budgétaires qui leur permettent de fonctionner normalement sont désormais présents. Je suis dans une opposition à la majorité actuelle, ce n’est pas un mystère, mais elle ne consiste pas à raconter n’importe quoi en dépit de la réalité des faits. Ce ne serait pas s’opposer, mais s’égarer. Au début du premier quinquennat, il manquait des moyens « hors titre 2 ». Avec le plan de relance, ils ont été rétablis. C’était une faute de ne pas les donner. Le fait qu’il y ait aujourd’hui les effectifs et les moyens budgétaires doit être reconnu, parce que c’est vrai.

Il y a eu des décisions prises par l’actuel ministre de l’intérieur, notamment au moment des émeutes, dans la technique du maintien de l’ordre, que j’ai considérées efficaces. Je ne voyais pas ce que l’on pouvait faire d’autre lorsque l’on avait le sens de l’État et des responsabilités. Mais il y a des signaux envoyés à la police que je n’aurais pas donnés et que je considère tout à fait contraires à ma conception de la relation de l’État aux forces de sécurité dans les périodes de tension. Je pense que la police ne peut pas envoyer le signal qu’elle s’estime au-dessus des principes de l’État de droit. Un policier est un citoyen comme un autre, soumis aux mêmes règles que les autres citoyens. Les déclarations d’un certain nombre de responsables du ministère de l’intérieur, au moment où il y avait des problèmes de maintien de l’ordre, alors que la justice faisait son travail et que l’on en commentait les décisions, sont des mots que je n’aurais pas utilisés, des discours que je n’aurais pas entérinés et des propos que je n’aurais pas laissé tenir. Quand les policiers ont manifesté devant la place Vendôme, à l’époque où j’étais ministre de l’intérieur, ils n’étaient pas accompagnés de mon soutien. Je peux comprendre les interrogations entre la police et la justice, entre les magistrats et ceux qui sont en charge des forces de sécurité intérieure. Mais dans un État de droit, la police et la justice font bloc, sinon il y a un problème très sérieux. On ne peut pas encourager les policiers à manifester contre les magistrats. Ces positions n’ont pas nécessairement contribué à faciliter mes relations avec les syndicats de la police, mais je les ai prises.

Quant à savoir si le processus de désescalade était l’image qui prévalait au moment où l’on envoyait certains moyens à Sainte-Soline, je n’en suis pas sûr. Mais je conviens que le contexte était extrêmement difficile et qu’il eût été sans doute compliqué de laisser le désordre s’instaurer et la violence se développer sans réagir. Je ne suis pas en adéquation avec tout ce qui peut se faire à tout moment, mais je considère globalement que, dans un contexte extraordinairement difficile et sur les sujets fondamentaux, les décisions qui devaient être prises l’ont été. En matière de sécurité intérieure comme de défense, il doit y avoir un minimum de consensus entre les forces politiques, lorsque le pays menace de se fragmenter.

Au sujet de l’organisation des groupes violents, je me suis déjà exprimé. Toutes les informations dont je disposais à l’époque montraient que des individus appartenant à des organisations extrémistes souhaitaient, à l’occasion des manifestations internationales d’envergure, quelle qu’en soit la nature, venir en perturber le cours. J’avais énormément d’informations des services de renseignement sur la structuration de ces groupes en vue de l’organisation du plus grand désordre au moment de la conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21). Ceci m’a conduit à prendre des mesures de police administrative dont on s’est empressé d’expliquer qu’elles étaient destinées à empêcher les militants écologistes de manifester pendant la COP21. Ce n’était pas du tout cela. Ceux qui étaient visés par l’interdiction de manifester n’étaient pas des militants écologistes mais des individus violents, identifiés comme tels par les services de renseignement de la France et des autres pays qui agissaient de concert, qui appartenaient à des organisations agrégées et qui avaient pour objectif de créer le désordre le plus grand par la violence la plus assumée. Cela s’est produit non seulement dans un certain nombre de capitales européennes, mais également aux États-Unis où la violence a abouti à des morts, ce qui a conduit à une coopération forte entre les services européens pour éviter que ces groupes ne prospèrent et ne se cristallisent.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous avez évoqué la mise en œuvre de la révision générale des politiques publiques, suivie par la modernisation de l’action publique et par Action publique 2022. Combien ces réformes ont-elles coûté en termes d’effectifs aux forces de sécurité intérieure ? Sachant que les deux grands leviers du maintien de l’ordre sont la force et la mobilité, le fait d’enlever des effectifs a nui à la mobilité et renforcé le tropisme de la force. Pensez-vous que c’est à partir du moment où l’on a entrepris de tailler dans les dépenses publiques que l’on a commencé à voir se développer le mouvement de militarisation en matériel et en doctrine du maintien de l’ordre ?

Des unités du type des brigades anti‑criminalité sont déployées depuis plusieurs années en manifestation, sans doute pour compenser la faiblesse des effectifs mais aussi pour l’interpellation des manifestants dangereux. Ce n’était pas le cas auparavant. On a pu constater que le comportement de ces unités et leur équipement – lanceurs de balles de défense ou flashballs auparavant – ainsi que leur attitude d’interpellation, qui n’était pas dans la désescalade, ont pu contribuer à une certaine hostilité systématique des manifestants. Ne pensez-vous pas que cela a pu mener à définir un cadre de violences disproportionnées envers les manifestants, y compris ceux qui sont totalement pacifiques ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je vous remercie de votre question. Elle montre toute la complexité, lorsque l’on est ministre, d’assurer la sécurité de manifestations où se trouvent des groupes violents. La révision générale des politiques publiques valait pour les années 2007‑2012, pas pour la période postérieure où elle a été corrigée. C’était une baisse de 13 000 postes. Quand j’étais ministre de l’intérieur, on a créé 9 000 postes.

M. Ugo Bernalicis. Non, 6 000 !

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Si, 9 000 ! Un rapport a été rédigé par Valérie Rabault en 2017, extrêmement sérieux parce qu’elle est une femme extrêmement sérieuse, en liaison avec la Cour des comptes. Ses chiffres sont extraordinairement précis. Si ceux dont vous disposez sont ceux que vous me dites, ce ne sont pas les bons. Si vous me laissez une adresse électronique, je vous enverrai le rapport de Mme Rabault. Il est précis, qualitatif et incontestable. Nous n’avons seulement créé 9 000 postes. Nous avons aussi augmenté de 20 % les crédits « hors titre 2 » de la police et de la gendarmerie, ce qui figure également dans le rapport, parce que la diminution de 17 % des crédits « hors titre 2 » pendant la période 2007‑2012 avait été extraordinairement préjudiciable au bon fonctionnement des forces.

Quand vous regardez les conséquences de la déflation des effectifs des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre, escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité, et que vous constatez la difficulté dans laquelle elles sont de remplir les missions de maintien de l’ordre, qui ne sont pas des missions d’interpellation, vous êtes contraint de recourir à d’autres forces lors de manifestations multiples et nombreuses comprenant des individus violents. Ce sont les brigades anti‑criminalité et les compagnies d’intervention, parce que si vous ne mettez pas le minimum d’effectifs en face de ceux qui sont là pour créer des troubles importants, des difficultés très grandes surviendront.

Par ailleurs, le maintien de l’ordre suppose des forces qui, par leur présence, créent les conditions de la désescalade. Mais lorsque des black blocs viennent casser par centaines, si vous ne les interpellez pas, vous donnez le sentiment de l’impuissance et vous créez les conditions d’un désordre plus grand. D’ailleurs, je suis convaincu que ceux-là mêmes qui regrettent l’intervention de ces forces lorsqu’elles interpellent seraient les premiers à dénoncer l’incompétence de la police si elle n’intervenait pas pour mettre fin à ces désordres immenses. Il existe, vous le savez bien, des acteurs politiques qui considèrent que, quoi que fasse la police, elle a toujours tort. Ils prennent argument de tous les manquements, de toutes les difficultés pour condamner les forces de l’ordre. Quand vous êtes ministre, vous devez aussi tenir compte de cela, parce que la crédibilité de l’État dans son action dépend de son efficacité au moment où celle-ci se déroule dans un contexte de très grande tension.

Vous parlez de militarisation des forces de sécurité intérieure. Je n’ai pas senti, lorsque j’étais ministre de l’intérieur, que les forces de l’ordre se militarisaient. J’ai même senti, parce que nous étions encore à une époque où la gendarmerie venait d’intégrer le ministère de l’intérieur et qu’il fallait articuler ses interventions avec la police, une tendance à la démilitarisation des forces de sécurité intérieure. Les raisons tenaient à la cohabitation des habitudes et à la nécessité de faire en sorte que ces deux cultures très différentes finissent par se dépasser pour qu’une culture nouvelle des forces de l’ordre, républicaine, soit possible.

En revanche, je pense que la volonté, à un moment donné, de faire du ministère de l’intérieur un ministère de la sécurité à l’américaine, de faire des forces de sécurité intérieure une espèce de grand bureau fédéral d’investigation, de réformer le renseignement par la fusion des renseignements généraux et de la direction de la surveillance du territoire pour créer la direction centrale du renseignement intérieur qui empruntait à la même philosophie, a fait du ministère de l’intérieur, non plus le ministère de l’État, c’est-à-dire le ministère de la sécurité, des libertés publiques, des territoires, des valeurs républicaines, mais davantage un ministère de la sécurité qui a pu donner le sentiment de l’évolution que vous décrivez.

Par ailleurs, j’ai beaucoup regretté, ce que le rapport parlementaire de Pascal Popelin a pointé à juste titre, que le ministère de l’intérieur se coupe de la réflexion des universitaires, des chercheurs qui travaillent parfois de façon critique mais dont les réflexions et les études méritaient d’être encouragées et financées. À la fin de mon passage place Beauvau, j’ai réalloué des sommes à un certain nombre de thèses sur ces sujets. Le ministère de l’intérieur ne peut pas se couper de la recherche sur des questions aussi sensibles.

M. Julien Odoul (RN). Monsieur le Premier ministre, je vous remercie pour l’hommage rendu aux forces de l’ordre, aux agents du service public de la sécurité intérieure. Vous avez rappelé le drame de Magnanville et l’attentat contre deux policiers commis par un terroriste islamiste. Vous aviez aussi connu lors de vos responsabilités ces policiers attaqués au coquetel Molotov à Viry-Châtillon et gravement brûlés. Je pense qu’à l’heure où certains osent marcher en crachant sur nos forces de l’ordre et nos policiers, il est bon qu’un ancien Premier ministre rappelle le soutien dû aux forces de l’ordre, aux gendarmes, aux policiers qui prennent des risques chaque jour pour assurer l’ordre public.

Le 15 mai 2016, après les événements de Rennes, vous aviez déclaré : « Le maintien de l’ordre est plus difficile qu’il ne l’a jamais été. » Jugez-vous que c’est encore plus difficile aujourd’hui et que la situation a empiré ?

Vous avez parlé du nécessaire consensus des forces politiques autour de la sécurité intérieure. Jugez-vous que ceux qui veulent désarmer la police, qui parlent à tout bout de champ de violences policières, qui considèrent la police raciste sont des extrémistes hors du champ républicain et qu’ils portent une lourde responsabilité dans les attaques régulières, dans les manifestations violentes et dans les menaces pesant sur les forces de l’ordre ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je pense que les opérations de maintien de l’ordre aujourd’hui s’effectuent dans un contexte différent de celui que j’ai connu. Cela tient au fait que la menace terroriste n’est pas au niveau qui était le sien à l’époque, que les effectifs ont été rehaussés, que des moyens supplémentaires sont donnés à la police depuis de nombreuses années et que la réforme du renseignement permet de prendre des décisions pertinentes et opportunes en amont des événements susceptibles de troubler gravement l’ordre public. Ces nouveaux paramètres, qui résultent de la volonté politique de donner aux forces de sécurité intérieure les moyens d’accomplir leur mission convenablement, diffèrent de ce que j’ai pu connaître à une époque où nous étions encore confrontés aux conséquences de la révision générale des politiques publiques, à une menace terroriste élevée et où les forces de sécurité étaient soumises à une pression très grande.

Cela signifie-t-il que la violence qu’exercent certains groupes extrémistes à l’occasion des manifestations a diminué ? Je ne le pense pas. Elle a plutôt augmenté. Si je m’exprime avec mesure sur l’action de mes successeurs, c’est parce que je considère que cette tâche de maîtrise de l’ordre public, dans un contexte de violence accrue, est difficile. Le rôle d’un responsable politique n’est pas de compliquer la tâche de ceux qui agissent.

Il peut y avoir des fautes, bien entendu, dans la police. Il peut y avoir des policiers qui manquent à leurs obligations déontologiques. Il peut y avoir des policiers qui tiennent des propos discriminatoires et racistes. C’est inacceptable. Il faut, à ce moment-là, des sanctions immédiates, que les inspections dont c’est le rôle et les responsables hiérarchiques dont c’est l’honneur prennent des dispositions pour que ces manquements soient condamnés et réprimés. D’ailleurs, ils le sont la plupart du temps. Mais le fait qu’il y ait des individus qui manquent à leurs obligations et qui, pour cela, doivent être sanctionnés ne signifie en aucun cas qu’il y a une consubstantialité de la violence à la police. Cela ne signifie pas que la police est raciste par nature. Cela signifie encore moins qu’on lui donne des ordres qui l’autoriseraient à se comporter de la sorte.

Laisser accroire cela, c’est organiser délibérément la suspicion, la défiance et, potentiellement, le ressentiment et la violence d’une partie de la société à l’égard des forces de l’ordre. Tout ce que nous devons faire, en ayant un haut niveau d’exigence à l’égard des forces de l’ordre, notamment déontologique, en étant intraitables sur cette question, c’est apporter la démonstration que la promesse républicaine, y compris lorsque cela concerne les forces de l’ordre, est intacte et que ceux qui portent la responsabilité politique entendent créer les conditions pour que cette promesse soit inaltérable. C’est cela que je crois être la responsabilité d’un républicain face aux difficultés auxquelles nous sommes confrontés parfois et qui conduisent une violence extrême à s’exprimer sans limite.

M. Roger Vicot (SOC). Ma question concerne la formation des policiers. Vous avez évoqué l’évolution des contextes de manifestation, de plus grandes violences de la part de certains manifestants, de plus grandes difficultés à maintenir l’ordre. Pensez-vous que la formation des policiers est adaptée à ce nouveau contexte ? Devrait-elle être modulée, précisée sur certains points ? Vous avez évoqué l’apport des sciences sociales, notamment.

Sur la notion de désescalade, j’ai le sentiment qu’elle est davantage intégrée dans la formation d’autres policiers en Europe. Devrait-elle être mieux appréhendée en France, plus systématiquement enseignée et mise en œuvre sur le terrain ? Est-ce possible alors que la police française est traditionnellement une police d’intervention, ce qui ne signifie évidemment pas une police violente ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La formation, c’est la pierre angulaire d’une police républicaine. C’est fondamental qu’il y ait un dispositif de formation complet, approfondi, doté de moyens et continu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, alors que la direction de l’administration centrale de la formation de la police avait été supprimée en 2008 avec la révision générale des politiques publiques, elle a été recréée par mes soins en 2015 au terme d’échanges approfondis avec l’un de mes lointains prédécesseurs, Pierre Joxe. Celui-ci, ayant eu toujours des idées précises sur ce sujet, est venu très vite me parler. Je dis bien volontiers qu’il a inspiré une grande partie de mon action. Ce qu’il m’a indiqué et qui résultait de son expérience m’est apparu frappé de beaucoup de pertinence.

Pour ce qui concerne les forces en charge du maintien de l’ordre, la formation doit être encore plus poussée qu’elle ne l’est pour les autres structures ou services, pour des raisons qui tiennent au niveau d’exposition, à la difficulté de manœuvre et aux risques attachés à l’intervention des policiers en opération de maintien de l’ordre. C’est d’ailleurs pour cela je suis défavorable à ce que le maintien de l’ordre soit conduit par d’autres que les forces spécialisées. Si l’on doit leur adjoindre des forces d’intervention pour permettre des interpellations, elles doivent bénéficier du même type de formation que les forces spécialisées et intervenir dans une étroite relation avec elles sous le contrôle de l’autorité civile, pour faire en sorte que ce qui relève de l’interpellation ne vienne pas obérer ce qui relève de l’efficacité du rapport de force dans les opérations de maintien de l’ordre.

Le niveau de formation est-il suffisant aujourd’hui ? Je ne sais pas comment il a été actualisé. Mais je me souviens qu’à l’époque où j’étais ministre de l’intérieur, à Saint-Astier, les escadrons de gendarmerie mobile suivaient un stage de formation tous les trente‑deux mois. Je considérais ceci insuffisant compte tenu du niveau de violence qui montait et de la nécessaire adaptation des conditions du maintien de l’ordre à cette situation. Il y a sans doute beaucoup de choses à approfondir et à améliorer dans la formation, dès lors que l’on part du principe que ce sont les forces spécialisées qui doivent agir.

Sur la formation des policiers en général, une décision a été prise au début du quinquennat précédent pour diminuer la scolarité des policiers de six mois, je crois. On a dit que cette dernière s’inspirait d’une de mes initiatives. Ce n’est pas exact. Dans un contexte où il fallait intégrer rapidement des policiers dans les effectifs, j’avais considéré que nous pouvions réduire la formation applicable aux adjoints de sécurité, depuis renommés policiers adjoints, qui étaient déjà dans les services de police et déjà confrontés aux missions de police. La durée de cette formation, pour une promotion seulement, a été restreinte de six mois. Je pense qu’il faut prêter attention à cette question. Il faut une formation initiale longue, une formation continue permanente et une formation spéciale pour les forces mobiles intégrant les éléments de la désescalade.

M. Michaël Taverne (RN). Comme mon collègue Julien Odoul, je voulais vous remercier pour l’hommage rendu aux policiers et aux gendarmes, qui le méritent sincèrement. Un sondage récent montrait que près de 80 % des Français ont une bonne opinion des forces de sécurité intérieure. Il y en a assez d’entendre une certaine classe politique faire le procès à charge des policiers, des gendarmes, des policiers municipaux, alors que ces mêmes responsables politiques ne savent rien des conditions de travail de plus en plus difficiles qu’ils subissent. On parle de militarisation alors qu’on confond l’équipement et la catégorie ! Cela démontre une nouvelle fois l’amateurisme et la méconnaissance de certains.

Je n’aurai que deux questions, puisque la troisième concernait la formation des policiers et que vous y avez répondu par anticipation. Le Président de la République avait annoncé en 2021, à l’école nationale de police de Roubaix, que 50 % du temps de service des policiers serait consacré à la formation continue. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Concernant les moyens intermédiaires, les gendarmes que nous avons rencontrés à Sainte-Soline, comme les policiers chargés du maintien de l’ordre, déplorent qu’ils leur soient de plus en plus retirés, ce qui a d’indéniables conséquences sur leurs moyens d’intervention. Que pensez-vous du retrait de certaines grenades ? Un général de gendarmerie présent à Sainte-Soline a dit avoir rencontré un problème pour intervenir entre zéro et trente mètres dès lors que des manifestants armés de machettes et de boules de pétanque avaient réussi à venir au contact. Faut-il, selon vous, ouvrir une réflexion sur l’attribution de nouveaux moyens intermédiaires face à cette violence ?

Vous avez cité des chiffres précis de la Cour des comptes. L’un de ses rapports, publié en avril dernier, fait état d’une vague de démissions parmi les forces de l’ordre, à hauteur de 15 000 gendarmes et de 10 000 policiers. Cette situation vous inquiète-t-elle ? D’après vous, quelles mesures prendre pour soutenir les policiers et les gendarmes face à cette regrettable baisse de vocations ? Les critiques que leur adresse une certaine classe politique et la violence qu’ils subissent en démotivent beaucoup.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. On ne tient pas des discours en fonction de ses interlocuteurs, mais de ses convictions. C’est moi qui ai supprimé un certain nombre d’armes intermédiaires, ayant considéré qu’elles avaient eu des conséquences graves. C’est moi qui ai fait retirer les grenades offensives après les événements de Sivens, parce que j’ai jugé qu’une arme utilisée par des policiers ou des gendarmes qui occasionnait une telle tragédie ne devait pas l’être une seconde fois. J’ai également fait détruire plusieurs stocks de grenades de désencerclement lorsque j’ai constaté que leur utilisation avait provoqué, dans des manifestations où des individus violents avaient tenté d’agir, des blessures graves. La police républicaine ne peut pas maintenir l’ordre par des moyens ayant des conséquences sur des manifestants telles que celles, tragiques, qui ont prévalu à Sivens. En tant qu’ancien ministre de l’intérieur républicain, je ne pouvais pas l’admettre. J’ai donc pris les décisions précitées. C’est moi que les gendarmes qui vous ont interpellés doivent incriminer, puisque c’est moi qui les ai prises.

De même, je considère que des dispositifs tels que les lanceurs de balles de défense ne peuvent pas être utilisés dans les manifestations par n’importe quel service de police, en tir tendu, sans entrainement ni connaissance des conditions d’emploi. Pour moi, seules les forces spécialisées peuvent y recourir, dans des conditions rigoureusement définies, appelant un niveau de formation élevé et dont le policier ou le gendarme doit être en situation de rendre compte à tout moment. La police républicaine est une police que l’on ne peut pas désarmer, mais que l’on ne peut pas armer de moyens létaux en connaissance de cause.

J’ouvre une parenthèse sur le « permis de tuer » qu’on m’attribue. J’ai vécu les événements que chacun connaît – les attentats terroristes, Magnanville, Viry-Châtillon. La demande des policiers d’aligner leur régime de légitime défense sur celui des gendarmes était alors très forte. Les règles étaient alors différentes du fait que les gendarmes interviennent dans le cadre des opérations extérieures en tant que force militaire. Or, la jurisprudence avait depuis longtemps harmonisé les conditions d’utilisation des armes des policiers et des gendarmes. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation avaient, sur ce sujet, pris des positions fermes. J’ai accepté que la jurisprudence soit inscrite dans la loi, non pour ajouter du droit ou créer les conditions d’un nouveau contexte juridique, mais pour sécuriser par la loi ce principe que la jurisprudence avait posé. Aux yeux des policiers, c’était insuffisamment protecteur dans un contexte où ils se sentaient vulnérables.

J’ai entendu dire que cette loi avait provoqué des morts supplémentaires. J’ai pris cette critique très au sérieux. Comme des rapports universitaires faisaient état de statistiques, j’ai demandé au ministre Gérald Darmanin d’avoir l’amabilité de me communiquer le nombre de tirs de la police et de la gendarmerie depuis l’adoption de cette loi. Il a diminué de 34 %. Certes, le nombre de morts a augmenté, en raison du caractère particulier de l’année 2022. Il faudra m’expliquer comment on peut imputer à une loi des morts supplémentaires alors même que le nombre de tirs diminue. La cause est à chercher ailleurs : la formation ou le contexte. Je le dis à l’Assemblée nationale devant laquelle, étant retiré de la vie politique, je n’ai pas souvent l’occasion de m’exprimer : comment imaginer, dans la République, qu’un ministre, quelle que soit sa sensibilité politique, puisse, de façon inconsciente, faire adopter un texte de loi dont l’objectif est de conduire les policiers ou les gendarmes à utiliser leurs armes sans considération de la vie de ceux qu’ils sont censés protéger ? Il est curieux d’en arriver à tenir ce type de raisonnement alors que le texte qualifié de « permis de tuer » a été adopté dans les conditions que je viens de dire et qu’il contient les dispositions que je viens de rappeler.

Je profite du fait que la présente audition fera l’objet d’un compte rendu, toujours utile pour établir la traçabilité des faits et des propos, pour le dire.

M. Ludovic Mendes (RE). Déjà en 2020, dans le cadre de la commission d’enquête relative à l’état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l’ordre, nous vous avions auditionné. Vos propos francs et directs ont enrichi le rapport, monsieur le Premier ministre.

J’ai regardé cet été plusieurs documentaires intéressants sur le développement, un peu partout dans le monde, de l’anarchie et des black blocs. En France particulièrement, la doctrine de maintien de l’ordre a beaucoup évolué depuis 1789. Un travail de fond a été mené. Dans les années 1980 et 1990, chacun en conviendra, les manifestations ne dégénéraient pas. Il n’y avait pas de morts et très peu de problèmes. Les syndicats et les partis politiques avaient des services d’ordre efficaces. Dans les années 2000, les black blocs ont fait leur apparition dans le cadre des rassemblements anticapitalistes. De nos jours, ils sont de toutes les manifestations, même celles du 1er mai, dans des cortèges syndicaux qui défilent pour fêter le travail. Tel était le cas lors du premier mandat d’Emmanuel Macron. Vous l’aviez déjà vécu lors des manifestations contre la loi « travail ».

Les dérives provoquées par les black blocs sont une réalité. Ils ne cherchent qu’une chose : détruire. Les lanceurs de balles de défense et les grenades de désencerclement ont fait leur apparition au début des années 2000, après les attentats de 2001, pour répondre aux besoins des policiers exposés au risque terroriste et leur permettre de réagir rapidement.

Ce qui pose problème, c’est que le maintien de l’ordre, quoi que certains de nos collègues puissent en dire, évolue à partir des dérives des manifestants. Ce ne sont pas les manifestants qui s’adaptent à la dérive du maintien de l’ordre, ni à Sivens ni ailleurs. En outre, nous cherchons à démontrer que les ressortissants d’autres pays d’Europe présents à Sainte-Soline ont été contactés par les responsables du collectif des Soulèvements de la Terre, que nous espérions auditionner prochainement.

Sommes-nous en présence de manifestations qui dégénèrent ou d’une forme de terrorisme d’ultra-gauche visant à faire tomber le système démocratique et républicain ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Il existe des groupes anciens, organisés, de plus en plus violents et dont l’objectif n’est pas la défense de l’écologie, mais la destruction d’un système politique. Les groupes hostiles aux institutions et désireux de les mettre à mal ont une longue histoire dans notre pays. Je dois cependant reconnaître que leur action prend aujourd’hui une forme particulièrement intense et inquiétante, qui met à l’épreuve les responsables de la sécurité publique et de l’État en général. Il convient donc d’avoir une position nette et claire. Il n’est pas possible d’avoir la moindre mansuétude ou complaisance à l’égard de ces groupes, qui ont fait de la violence leur seule et unique modalité d’action.

L’impact du terrorisme sur le maintien de l’ordre a été considérable. La lutte contre le terrorisme a absorbé d’importantes forces qui auraient pu être mobilisées pour le maintien de l’ordre. Ainsi, dans le cadre de l’état d’urgence et du fait d’une menace très élevée, les forces mobiles ont été employées pour contrôler les frontières. La mobilisation des forces spécialisées dans le maintien de l’ordre dans le contexte particulier d’un niveau de menace terroriste élevée a été extraordinairement perturbatrice pour ceux qui étaient chargés de la responsabilité du maintien de l’ordre et de la sécurité des Français.

Ma doctrine, en tant que ministre de l’intérieur, a été la suivante : les moyens donnés aux forces de sécurité intérieure pour conduire leur mission doivent l’être dans un cadre absolument et impeccablement républicain. Par conséquent, les lanceurs de balles de défense doivent être utilisés par les forces spécialisées, dans un contexte précisé par les textes et dans des conditions de formation précises. Il s’agissait d’éviter que ces armes, qui peuvent provoquer énormément de dommages aux individus, ne soient utilisées n’importe comment.

Le maintien de l’ordre et la responsabilité de la sécurité, soit selon l’expression de Max Weber le monopole de la violence légitime dont disposent la police et la gendarmerie, ont une contrepartie éminemment républicaine. Les forces de l’ordre ne peuvent intervenir que dans le cadre d’instructions claires données par l’autorité civile et sous sa responsabilité, dans le respect rigoureux des principes de stricte nécessité et de proportionnalité ainsi que de la déontologie. Les armes et les moyens qui leur sont donnés doivent être utilisés par un nombre limité de forces spécialisées, dans des conditions précisément définies par les textes, au terme d’un dispositif de formation ne laissant rien au hasard.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Monsieur le Premier ministre, je vous communiquerai les chiffres de l’évolution des équivalents temps plein dans les forces de sécurité intérieure de 2012 à 2017, qui ne correspondent pas à 9 000 emplois. À partir de 2015, la précipitation a été de mise dans les recrutements. On comprend bien pourquoi. Elle explique l’abaissement à neuf mois de la durée de formation, mais vous le savez bien mieux que moi !

Sur les black blocs, vous avez dit avoir été confronté à une difficulté : ils étaient de plus en plus nombreux. Comment l’expliquez-vous ? Vous étiez en responsabilité et vous aviez tous les leviers pour faire face à la situation ? Est-ce en raison d’un renseignement peu efficace ou pas assez bon ? Est-ce en raison de méthodes inadaptées ? Des dispositions législatives vous ont-elles fait défaut ?

Comment expliquez-vous que le phénomène perdure alors que les problèmes que vous déploriez ont été, au moins en partie, résorbés par les lois successives, dont vous dites qu’elles sont d’importance, notamment parce qu’elles ont donné des moyens aux policiers et aux gendarmes. La révision générale des politiques publiques vous avait privé de moyens, qui ont été rétablis depuis 2017 et même augmentés. Pourtant, nous avons toujours des difficultés. Samedi dernier, des black blocs s’en sont pris à une voiture de police. Comment expliquer cet échec ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. D’abord, je ne considère pas un échec l’attribution de moyens supplémentaires à la police et aux services de renseignement, ni la diminution significative du niveau de menace terroriste et du nombre d’attentats grâce aux actions menées dans le cadre de la coalition en Irak et en Syrie. Pour moi, il ne s’agit pas d’un échec, mais d’un succès.

D’ailleurs, ces actions ont été contestées à l’époque. Lorsque j’ai fait adopter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, il s’est trouvé des forces politiques pour dire que nous mettions en œuvre la surveillance de masse. Lorsque nous organisions les frappes de la coalition sur les états-majors de l’État islamique à Raqqa, on nous expliquait que nous n’avions rien à faire dans cette coalition et que M. Vladimir Poutine, par le soutien qu’il apportait M. Bachar al-Assad, serait beaucoup plus efficace pour éradiquer l’État islamique. Des déclarations précises ont été faites par d’éminents responsables politiques français prompts à dispenser leurs leçons. Voilà les faits.

Lorsque vous donnez des moyens humains et budgétaires à la police pour qu’elle exerce convenablement ses missions et lorsque vous prenez vos responsabilités au plan international pour une diminution de la menace terroriste, même s’il faut rester vigilant sur ce point, on ne peut parler d’échec. Lorsque vous êtes attaché au service public, et je sais que vous l’êtes, et qu’un gouvernement lui donne des moyens supplémentaires pour lui permettre d’accomplir ses missions, cela doit sembler préférable à la suppression de 13 000 emplois. Je ne qualifie pas d’échec le rétablissement des moyens alloués à une administration, dont elle a été privée sur le plan budgétaire et sur le plan humain, pour lui permettre de remplir convenablement ses missions.

Au demeurant, on ne peut pas vouloir une police républicaine et dire, lorsque l’on crée les conditions d’y parvenir en matière d’effectifs, de déontologie, de moyens et de formation, que l’on est sur le mauvais chemin. Je ne comprends pas un tel raisonnement.

Ensuite, vous dites que j’ignorais que les black blocs venaient en nombre, ce qui serait selon vous un échec des services de renseignement. Rassurez-vous : les renseignements me faisaient savoir qu’ils venaient en bloc, et pas toujours habillés en black. Je savais parfaitement qu’ils arrivaient et selon quel processus ils s’agrégeaient. Les services de renseignement me prévenaient de ce qui allait se produire. Ils m’indiquaient qu’ils étaient de plus en plus nombreux car ils appartenaient à des organisations toujours plus transnationales, parfois appuyées par des organisations politiques nationales pleines de mansuétude pour eux. Je savais tout cela. Le renseignement ne m’a jamais fait défaut. J’étais parfaitement informé.

On ne peut pas considérer que ceux qui sont informés de l’arrivée de ces groupes et qui mobilisent les moyens de l’État pour éviter qu’ils ne prospèrent et ne cassent sont responsables de leur venue, alors même que d’autres, qui pourraient s’indigner de tels comportements, expliquent que la responsabilité de tout cela est celle de la police et non des groupes en question. L’échec est là : dans l’incapacité de qualifier les actes commis par ces individus, dans l’incapacité de soutenir les forces de l’ordre lorsqu’ils arrivent en bloc, en groupe et en masse pour casser. Cet échec rend d’ailleurs impossible le rôle des organisations syndicales, qui aspirent à manifester dignement. Lorsque j’ai reçu les dirigeants de la Confédération générale du travail et de Force ouvrière pour lever l’interdiction d’une manifestation, car en République, lorsqu’il y a des tensions sociales, le droit de manifester ne peut être remis en cause, le problème a été résolu dans mon bureau. Ces dirigeants ont souligné que la présence de ces groupes était de nature à compliquer l’organisation de leurs manifestations et l’exercice serein de cette liberté de manifester à laquelle les organisations syndicales sont attachées.

Je ne vois pas d’échec dans ce processus. Au demeurant, vous savez que la plupart des pays européens sont confrontés à ce problème. En Allemagne, il y a eu des exactions graves. En Italie, il s’en est notamment produit à Gênes, lors du G8. Il s’agit d’un phénomène général, d’un problème grave exigeant une analyse en amont et une mobilisation forte des pouvoirs publics. L’exercice n’est pas facile, je le sais.

Je sais aussi que le ministre de l’intérieur, quoi qu’il fasse, a toujours tort. C’est pourquoi je suis d’une extrême pondération à l’égard de mes successeurs. Lorsque l’on a exercé des responsabilités politiques, notamment dans les difficultés auxquelles j’ai été confronté, on a un peu de retenue et de réserve à l’égard de ceux qui vous succèdent, parce que l’on connaît la difficulté de la tâche. La politique, dans mon esprit du moins, n’est pas un exercice consistant à atteindre les autres par la convocation de toutes les outrances pour prendre son bénéfice sur le tapis vert. Telle n’est pas ma conception. Je n’agis pas ainsi. Je comprends que l’on puisse considérer cela totalement ringard, vieux monde, démodé, hors du temps, et que la modernité soit ailleurs. Je n’en assume pas moins cette position.

Mme Sandra Marsaud (RE). Monsieur le Premier ministre, notre commission a cherché, au cours des auditions, à identifier d’éventuelles structures soutenant les violences. Vous dites avoir disposé de renseignements sur l’organisation et le regroupement des black blocs. Des groupes politiques nationaux les soutenaient-ils ? À Sainte-Soline, les forces de l’ordre savaient qu’elles feraient face à une déferlante organisée pour la guerre, comme nous l’a indiqué le général commandant la région de gendarmerie de Nouvelle-Aquitaine.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Ce que j’ai voulu dire, c’est que nous avions des informations assez précises sur les complicités entre les organisations extrémistes qui faisaient venir des black blocs. Si, lors des manifestations, le déploiement de forces de sécurité était aussi important, certains le disant même surdimensionné et cause de l’éclatement des violences, c’est précisément parce que j’avais ces informations. Nous n’avions aucune raison de structurer le dispositif de sécurité au-delà des informations dont nous disposions, par plaisir de tendre les manifestations, en sachant d’ailleurs que des effectifs trop nombreux étaient susceptibles de créer ces tensions qui nous seraient imputées. Curieux raisonnement que celui consistant à dire que nous organisions tout pour que notre mise en cause soit plus manifeste ! Ce n’est pas ainsi que les choses se passent.

Nous organisions le dispositif de maintien de l’ordre en fonction des informations dont nous disposions. C’est parce que nous avions des informations selon lesquelles des black blocs viendraient en nombre à ces manifestations que nous configurions le dispositif de telle sorte que nous puissions maîtriser ces individus dangereux le moment venu. Quant aux organisations qui ont de la mansuétude à leur égard, ce sont celles qui parlent peu de leurs exactions et beaucoup de la police.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). C’est-à-dire ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Vous n’avez pas compris ? Vous êtes pourtant très perspicace.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Dites-en plus !

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je suis libre de ma parole. Je crois que vous m’avez parfaitement compris. Quand on organise des manifestations sur le « permis de tuer », quand on explique qu’un ancien ministre de l’intérieur est un assassin et que les lois qu’il a fait adopter sont destinées à autoriser la police à tirer sur les manifestants ou sur ceux qui refusent d’obtempérer, quand on n’a pas du tout la même intensité de discours lorsqu’il s’agit de ceux qui cassent, parce qu’on est les théoriciens en chef de la consubstantialité de la violence à la police, on a un positionnement politique.

Si cela ne vous paraît pas assez clair, je peux vous en dire davantage.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Allez-y !

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je considère que votre organisation diffuse beaucoup ce type de discours. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je m’oppose à elle. Ce discours, je ne l’accepte pas. Je considère qu’il n’est pas responsable dans un contexte de tension extrême. Je l’ai dit souvent et publiquement. Trouvez-vous digne de qualifier, au journal de 20 heures, un ancien ministre de l’intérieur d’assassin et d’expliquer qu’il est l’auteur d’un « permis de tuer », alors que les faits sont ceux que je viens de vous dire, et d’adopter, en revanche, une attitude très différente au sujet des exactions commises dans les manifestations ? Moi, je trouve cela indigne.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Il faut dépassionner les choses !

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je ne suis pas du tout passionné, au cas où cela vous aurait échappé. Je suis franc et direct. Je vous dis en face ce que je pense de votre comportement. Cela fait des mois que j’entends les propos précités sans avoir eu l’occasion de vous dire ce que j’en pensais. Maintenant, vous le savez.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous dites que La France insoumise finance, structure et organise les black blocs ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je n’ai jamais dit cela. J’aimerais simplement que, lorsqu’il y a des exactions dans les manifestations, plutôt que de théoriser la consubstantialité de la violence à la police, vous ayez des propos aussi clairs sur ceux qui créent ces désordres et qui sont d’une extrême violence.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). C’est une opinion, pas un fait !

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Je comprends que vous vouliez faire déraper ce débat.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Vous êtes devant une commission d’enquête ! Pas sur le plateau d’une chaîne de télévision !

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Mathieu, il faut que chacun puisse s’exprimer.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Les propos tenus par le dirigeant de votre formation ne sont pas une opinion, mais des faits. Si vous voulez, je peux montrer en direct la déclaration de M. Mélenchon. Vous ne serez pas très à l’aise, croyez-moi !

M. Marc Le Fur (LR). Monsieur le Premier ministre, j’apprécie la clarté et le caractère nuancé de vos propos. Vous avez beaucoup parlé des méthodes et des moyens employés en cours d’une manifestation ainsi que du renseignement qui la précède. J’aimerais vous interroger sur un sujet que vous avez moins abordé : les mesures de police administrative susceptibles d’être prises avant la manifestation, au moment où l’on commence à disposer des informations nécessaires.

Premièrement, comment obliger les manifestants honnêtes, soucieux de promouvoir leurs idées et non complices des violences à s’organiser, à disposer d’un service d’ordre comme il en existait par le passé ? Comment les y aider peut-être ? Que penser de manifestants de bonne volonté qui ne se donneraient pas les moyens de prévenir ces exactions que nous dénonçons tous ? Peut-être avez-vous des exemples de mesures que vous avez prises ou souhaité prendre à cet égard ?

Deuxièmement, comment éviter que ces mouvements violents constituent des bases arrière ? Je suis un député élu en Bretagne. Notre-Dame-des-Landes a constitué une importante base arrière. Or, aujourd’hui, les Deux-Sèvres et Nantes connaissent des difficultés et une évolution inquiétante.

Troisièmement, comment diligenter, au moyen de mesures administratives, des fouilles de véhicules et d’individus avant une manifestation ? La venue de gens munis de boules de pétanque doit pouvoir s’anticiper et se contrôler.

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. La meilleure manière d’éviter que des exactions se produisent pendant les manifestations est de procéder à l’interpellations de ceux qui sont susceptibles de les commettre et dont on connaît l’identité avant que le défilé ne commence. C’est ce que nous avons fait, et qui nous a été reproché, en utilisant les moyens de police administrative à notre disposition, tels que l’interdiction de manifester, et en procédant à l’interpellation, aux sorties des métros, des individus armés, par exemple de boules de pétanque, dont il était légitime de considérer qu’ils n’étaient pas de simples manifestants. Il faut le faire, sinon on se trouve démuni lorsque les rassemblements débutent.

Ces mesures de police administrative font cependant l’objet d’une contestation émanant de certains acteurs, qui considèrent qu’empêcher des manifestants de manifester alors qu’ils n’ont encore commis aucun acte répréhensible est une mesure préventive de nature à poser problème au regard de la liberté de manifester. Telle n’est pas ma position. Je considère quant à moi que, si nous avons suffisamment d’éléments émanant des services de renseignement pour être convaincus, il faut utiliser les mesures de police administrative à notre disposition pour éviter que ces individus ne se joignent au cortège. De même, il faut interpeller si l’interpellation est possible en amont. Ne pas le faire, c’est prendre le risque que les manifestations dégénèrent.

M. Marc Le Fur (LR). Lorsque vous étiez aux responsabilités, les gens qui se promenaient sur les routes proches de Notre-Dame-des-Landes étaient arrêtés et fouillés par les voyous qui occupaient le site. Que pouvait-on faire à l’époque pour éviter cela ?

M. Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’intérieur. Nous avions organisé, autant que faire se pouvait, une présence policière sur les axes en question, pour éviter que ces comportements ne se généralisent. Nous avions essayé d’agir en renseignement pour identifier ces individus, le plus en amont possible, et examiner les conditions dans lesquelles nous pouvions les présenter à l’autorité judiciaire. Il s’agissait d’enclencher l’action publique lorsque les éléments dont nous disposions en renseignement le permettaient. Je ne vois pas ce que nous pouvions faire d’autre dans un État de droit.

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur le Premier ministre, au nom des membres de la commission d’enquête, je vous remercie de vous être prêté à cette audition très instructive.

Mes chers collègues, nous avons convoqué pour demain après-midi les collectifs « Les Soulèvements de la Terre » et « Bassines non merci ! ». Si le second a confirmé sa venue, le premier a signifié un refus, ce dont nous tirerons les conséquences.

 

*


  1.   Audition de M. Julien Le Guet, Mme Anne-Morwenn Pastier, Mme Lucile Richard, M. Jérôme Graefe, M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci ! (27 septembre 2023)

La commission auditionne M. Julien Le Guet, Mme Anne-Morwenn Pastier, Mme Lucile Richard, M. Jérôme Graefe, M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci ! ([33]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous nous retrouvons pour l’une des dernières auditions de notre commission d’enquête, dont les travaux toucheront bientôt à leur fin. Je suis heureux d’accueillir une délégation du collectif Bassines non merci !. Elle est composée de MM. Julien Le Guet et Jérémie Fougerat ainsi que de Mmes Anne-Morwenn Pastier et Lucile Richard. Ils sont accompagnés de M. Jérôme Graefe, de la Ligue des droits de l’homme.

Mesdames et messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre convocation, puisque tel n’a pas été le cas des Soulèvements de la Terre. Cette organisation nous a indiqué qu’elle ne souhaitait pas se présenter devant la commission d’enquête au motif qu’une action en justice était en cours.

Cette audition se déroule dans un contexte particulier, que je crois utile de préciser en ouverture de nos échanges. Les règles de fonctionnement des commissions d’enquête leur interdisent d’investiguer « sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ». Or, comme chacun le sait, les procédures ouvertes à la suite des événements de Sainte-Soline se poursuivent. Par conséquent, si nous pouvons nous pencher sur la méthode, le cadre légal applicable ou les inspirations idéologiques de chacun, notre rôle ne consiste ni à rechercher des preuves, ni à assigner des responsabilités. J’invite chaque député à garder en mémoire cette limite. J’indique par ailleurs aux auditionnés qu’ils demeurent libres de ne pas répondre à une question dont ils estimeraient qu’elle pourrait exposer leur responsabilité pénale.

Mesdames et messieurs, un questionnaire vous a préalablement été transmis par notre rapporteur. Je vous invite à communiquer vos réponses écrites dans le prolongement de cette audition. De votre côté, vous avez souhaité que des documents soient mis à la disposition des membres de la commission d’enquête : ils leur ont été communiqués par voie électronique et quelques exemplaires sont disponibles à l’entrée de la salle.

J’en viens à l’objet de nos travaux, qui portent sur les manifestations violentes du printemps 2023. Pour ce qui concerne cette audition, nous passerons rapidement sur la contestation de la réforme des retraites et les exactions commises en milieu urbain pour nous concentrer sur les oppositions aux projets d’infrastructures motivées par des considérations environnementales. Votre collectif combat la construction de bassines destinées à l’irrigation agricole. Ce qui s’est passé en mars dernier a légitimement attiré l’attention de tout le pays. Je précise que certains membres du bureau de la commission d’enquête ont eu l’occasion de se rendre sur les lieux au début du mois pour échanger avec les autorités administratives et municipales locales.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Monsieur le président, vous avez appelé notre attention sur le respect du cadre légal de cette audition. Afin que nous sachions tous quelles questions nous avons le droit de poser, pourriez-vous nous indiquer les chefs de poursuite retenus, s’ils sont connus ?

M. le président Patrick Hetzel. Pour ma part, je ne dispose pas de cette information. Les membres du collectif doivent le savoir. S’ils le souhaitent, ils pourront vous le préciser.

Notre commission d’enquête est transpartisane : elle vise à objectiver les faits et à s’approcher autant qu’il est possible de la réalité. Il me revient d’introduire nos échanges. Je poserai donc les deux premières séries de questions.

En premier lieu, pouvez-vous nous présenter les moyens d’action que privilégie votre collectif ? Êtes-vous actifs sur le terrain administratif, judiciaire, politique, électoral, idéologique, ou encore en matière d’éducation ? Comment définiriez-vous votre engagement ou, comme diraient certains, votre degré de radicalité ? Y a-t-il des lignes rouges que vous refusez de franchir, des actions auxquelles vous vous abstenez délibérément de prendre part ?

En second lieu, pouvez-vous nous présenter votre organisation ? Quel est l’historique de votre collectif ? De combien de membres est-il composé ? Comment, alors que vous n’êtes pas une association juridiquement constituée, organisez-vous et financez-vous vos actions ? Plus précisément, recevez-vous un soutien d’institutions ou d’organismes publics ?

Avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Anne-Morwenn Pastier, M. Julien Le Guet, Mme Lucile Richard, M. Jérémie Fougerat et M. Jérôme Graefe prêtent successivement serment.)

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Nous aimerions savoir au préalable en quelle qualité nous sommes auditionnés aujourd’hui.

M. le président Patrick Hetzel. Nous essayons de comprendre ce qui a pu se passer au cours d’un certain nombre de manifestations qui ont été émaillées d’expressions violentes. Votre collectif ayant appelé à la manifestation de Sainte-Soline, il nous a semblé important d’échanger avec vous à ce sujet.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. C’est donc en tant que structure organisatrice de l’événement ?

M. le président Patrick Hetzel. Absolument !

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Nous avons préparé un texte liminaire que nous lirons à quatre voix et qui précisera les limites juridiques de notre intervention devant vous. Nous répéterons certains éléments que vous avez déjà évoqués. Cela permettra d’expliciter le cadre judiciaire dont je fais l’objet en particulier.

Vous nous avez donc convoqués dans le cadre de cette commission d’enquête relative à l’organisation des groupuscules violents à l’occasion de manifestations. Le collectif Bassines non merci ! est constitué de simples citoyens ainsi que d’organisations diverses incluant des syndicats, des associations de protection de la nature, des groupements d’usagers et même des partis politiques. Il s’est créé en septembre 2017 en réaction aux projets de bassines sur le bassin-versant de la Sèvre niortaise et du Marais poitevin. Aujourd’hui, on dénombre plus de dix collectifs locaux constitués partout en France où des projets de bassines ont émergé.

Notre collectif s’est tout de suite constitué tel que nous le présentons aujourd’hui : divers, informel, au fonctionnement horizontal, sans dirigeant, créatif, pacifique et déterminé. C’est au titre de ma fonction de porte-parole du collectif de la Sèvre niortaise et du Marais poitevin, et non en qualité de meneur, de représentant légal ou de dirigeant, que votre commission m’a nommément convoqué.

Nous avons dû surseoir à une première convocation en juillet dernier. Non seulement mon état de santé ne me permettait pas d’y répondre, mais un doute subsistait, et subsiste toujours, quant à la légalité de cette audition. En effet, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dispose : « Il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquêter. »

En tant que porte-parole, je fais l’objet d’une procédure judiciaire qui m’a conduit, avec huit camarades, devant le tribunal de Niort le 8 septembre dernier. Le procès est en cours et nous devrons comparaître à nouveau le 28 novembre devant cette même juridiction. Parmi les questions qui nous ont été adressées par votre commission, une grande partie correspond, parfois au mot près, à des sujets couverts par le secret de l’instruction voire à des questions posées par le président Éric Duraffour ou par le procureur Julien Wattebled. Vous comprendrez aisément pourquoi nous nous autoriserons à ne pas y répondre, ni lors de cette audition, ni dans la réponse au questionnaire que nous vous remettrons ultérieurement. Certains éléments, notamment ceux qui concernent la chronologie des faits, figurent dans le rapport de la Ligue des droits de l’homme : vous obtiendrez ainsi certaines réponses.

Jusqu’au dernier moment, notre collectif s’est demandé s’il se rendrait à votre convocation ou s’il se limiterait à une réponse écrite au questionnaire de vos services, comme l’ont choisi nos camarades des Soulèvements de la Terre et de la Confédération paysanne. Nous avons cependant décidé de venir devant vous et devant les caméras de l’Assemblée nationale pour qu’un autre récit, basé sur des éléments factuels, puisse être entendu, consigné dans votre rapport final, archivé et ainsi consultable par tout un chacun à l’avenir.

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. En visionnant la plupart des auditions de cette commission, nous avons constaté que certains osaient remettre en question le bilan dramatique de la manifestation de Sainte-Soline. Ce fut un véritable fiasco en termes de maintien de l’ordre avec plus de 200 blessés chez les manifestants et une quarantaine chez les forces de l’ordre. Sainte-Soline doit rester dans l’histoire comme un événement durant lequel une stratégie de maintien de l’ordre par l’envoi massif d’engins explosifs à éclats a affecté la vie de milliers de militants des luttes écologiques. C’est la première fois qu’un État européen traite aussi durement, de manière massive, une marche pacifique pour la défense de l’eau en tant que bien commun. Le Gouvernement n’aurait jamais dû donner les consignes ayant entraîné un tel feu de bombes militaires en tous genres, sans aucun discernement. Il n’aurait jamais dû prendre le risque de tuer un citoyen, une gamine ou un papy sous prétexte qu’il portait une capuche, juste pour protéger un cratère géant. La protection des personnes doit l’emporter sur celle des biens.

Pour illustrer la diversité de Bassines non merci !, nous sommes quatre à nous présenter devant vous : Julien Le Guet, batelier et porte-parole du collectif ; Lucile Richard, archéologue et rapporteure du collectif auprès de la commission des pétitions du Parlement européen ; Anne-Morwenn Pastier, docteure en sciences de la terre, qui a notamment travaillé à démontrer les limites et la partialité des études du Bureau de recherches géologiques et minières sur commande de la Société anonyme coopérative de l’eau des Deux-Sèvres qui porte le projet ; et moi-même, le docteur Jérémie Fougerat, médecin généraliste et membre de l’équipe médicale de la manifestation autorisée de Melle. M. Jérôme Graefe, membre de la Ligue des droits de l’homme et observateur durant la manifestation de Sainte-Soline, nous accompagne : il a contribué à la rédaction du rapport « Sainte-Soline, 24-26 mars 2023 – Empêcher l’accès à la bassine quel qu’en soit le coût humain ». Il pourra répondre à vos questions concernant le déroulement des faits.

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. Au sein du collectif, des militants, des personnalités politiques, des paysans et des scientifiques luttent contre l’implantation de prétendues solutions de stockage d’eau qui restaurereraient le bon état des cours d’eau. Pour rappel, les bassines sont des dispositifs de sécurisation de l’irrigation des seules parcelles agricoles qui y sont raccordées. Pour les construire, des hectares de terres agricoles sont éradiqués : la terre végétale est évacuée, la roche est creusée puis damée, la surface nue est bâchée et des kilomètres de canalisations sont construits. Plus rien ne poussera sur ces terres avant des décennies voire des siècles. Quelques forages remplissent ces mégabassines pendant plusieurs mois en hiver, risquant de priver des zones humides de leur crue annuelle et d’empêcher la recharge maximale des nappes. Compte tenu de la forme des bassines, l’eau se trouve exposée à la lumière et à la chaleur, ce qui entraîne une évaporation partielle ainsi qu’une perte de qualité, avec le développement possible d’algues – et donc une eutrophisation –, voire de cyanobactéries ou de légionelles.

Ces bassines sont installées dans des zones de répartition des eaux, c’est-à-dire dans des régions où l’on sait depuis une trentaine d’années que la consommation d’eau, notamment à des fins de surirrigation agricole, est supérieure à la capacité du milieu. Au-delà du problème des bassines, c’est l’incohérence de ce schéma de gestion de l’eau que nous mettons en question par toutes nos actions, ainsi que l’iniquité de son partage tant entre les populations humaines qu’entre les êtres vivants, humains et les non humains. Dans la mesure où elles encouragent la surconsommation d’eau, les bassines ne font pas partie de la solution aux conflits d’usage que l’on voit déjà arriver, mais bel et bien du problème.

Que dire de ces bassines dans la perspective du réchauffement climatique, dans un monde où la température aura augmenté de quatre degrés par rapport à l’ère préindustrielle, un monde auquel le Président de la République nous demande de nous adapter ? Les modèles du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat s’accordent à prédire des sécheresses pluriannuelles intenses pouvant durer plus de neuf années consécutives. Les bassines seront-elles toujours aussi rentables ?

Dès les premières constructions, il y a plus de quinze ans, en Vendée et en Charente-Maritime, de tels projets ont suscité l’ire des habitants les plus sensibles à leur environnement. Depuis sept ans, ce mouvement s’est amplifié suite à l’annonce d’un nouveau projet de bassines, principalement dans les Deux-Sèvres. Le retour d’expérience des premières bassines permettait de constater les promesses non tenues : là où les bassines avaient pris place, la culture du maïs régnait comme jamais. À rebours d’une politique de sobriété dans les usages agricoles de l’eau, ces bassines entretiennent l’illusion d’une ressource facilement accessible et quasi inépuisable.

Mme Lucile Richard, collectif Bassines non merci !. Notre première initiative fut de participer aux enquêtes publiques et même d’en faire la promotion auprès de nos concitoyens. En mars 2017, l’enquête publique avait recueilli 449 contributions, dont 70 % d’avis défavorables. Les commissaires enquêteurs ont pourtant émis un avis favorable. À partir de ce véritable déni de démocratie, la résistance s’est organisée, chaque composante jouant sa partition. Les associations de protection de la nature et de l’environnement ont collectivement déposé de nombreux recours devant la justice administrative. À ce jour, c’est de la troisième version de l’arrêté préfectoral que se trouve saisie la cour administrative d’appel de Bordeaux. Tous les épisodes juridiques précédents avaient abouti à une modification des arrêtés antérieurs, donnant raison aux requérants.

Les premières victoires juridiques n’ont pourtant pas arrêté ces projets, bien au contraire. Les premières mobilisations massives ont alors rassemblé des milliers d’habitants venus dire leur attachement à leur territoire et leur opposition à l’accaparement de l’eau. Nous avons organisé de nombreuses conférences, projections-débats, interventions, colloques, publié des tribunes et diverses communications pour permettre aux citoyens de s’informer, de monter en compétences, de dénoncer et de contrecarrer les mensonges diffusés couramment dans les médias, comme celui d’un remplissage des bassines par l’eau de pluie, par exemple. Grâce à cette mobilisation polymorphe et plurielle, nous avons réussi, pendant quatre ans, à maintenir un rapport de force tel que les travaux étaient à chaque fois repoussés, jusqu’à ce mois de septembre 2021 où les premières grilles du chantier de la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon ont été installées, aboutissant à la première construction du projet deux-sévrien.

Vous devez comprendre que le démarrage des travaux, alors que les arrêtés faisaient encore l’objet de plusieurs recours, a été vécu comme un véritable bafouement des règles les plus élémentaires en matière de protection de la nature et de l’eau. Vous devez entendre à quel point cette situation porte les germes des colères et des soulèvements à venir, qui animent aujourd’hui une grande partie de ceux qui s’investissent pour la préservation de toutes les formes de vivant et des générations futures. C’est à la suite du démarrage des travaux que nos modes d’action ont changé et que nous nous sommes autorisés à investir le champ de la désobéissance civile.

De nombreux précédents expliquent un véritable sentiment de défiance à l’égard des projets d’aménagement de l’État. Que dire du lac de Caussade, grande retenue d’eau à vocation agricole construite illégalement, aujourd’hui utilisé alors que l’ouvrage devrait être démoli et la zone humide réhabilitée ? Que dire du chantier de Sivens, piloté comme les bassines par la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne, qui n’aura dû son arrêt qu’à la mort de Rémi Fraisse ? Que dire des six bassines de l’association syndicale autorisée d’irrigation des Roches, en Charente-Maritime, jugées illégales à l’issue d’un parcours judiciaire de dix ans mais tout de même construites sur autorisation préfectorale ?

En novembre 2021, à Mauzé-sur-le-Mignon, notre liberté de manifester s’est vue pour la première fois menacée. Nous avons été confrontés à la mise en place de périmètres d’interdiction de manifester élargis et inédits dans leurs dimensions, excluant tout accès à la bassine en chantier. Malgré le ressentiment suscité par ces arrêtés liberticides, notre collectif et les organisations co-organisatrices ont décidé de rester dans la zone libre et d’aller montrer ce qu’était une bassine dans la commune riveraine de Cram-Chaban. En dépit des engagements de la préfecture de nous laisser cheminer, notre cortège a été bloqué au premier obstacle, le passage d’un pont sous la voie ferrée. Le rapport de confiance était rompu. Spontanément, l’ensemble du cortège a pris le chemin de la rivière Mignon, à sec, et franchi l’obstacle sous un feu nourri de bombes lacrymogènes, le premier de l’histoire de notre lutte, jetées pêle-mêle sur les enfants et les anciens de ce rassemblement qui se voulait pacifique.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Comment auriez-vous réagi, mesdames et messieurs les députés, dans cette rivière de votre enfance asséchée par les canons à eau agricoles environnants, sous ces nuages toxiques alors que vous cheminiez pacifiquement, si vous aviez vu vos proches pris à partie et vos petits-enfants s’époumoner ? Quelles pensées croyez-vous que cela suscite à l’encontre des autorités, des préfets, des agents des forces de l’ordre qui utilisent ces moyens alors qu’aucune dégradation, aucune provocation n’avait été constatée dans les rangs des manifestants ? Nous avions juste fait valoir notre liberté de manifester, de nous déplacer, de nous exprimer. Comment auriez-vous réagi si vous aviez vu, suite à cet événement, toutes les manifestations méthodiquement interdites ?

Nous avons refusé de nous plier aux interdictions systématiques et autoritaires. Nous avons continué à nous rassembler et à nous donner les moyens de circuler le plus librement possible sur ce territoire qui est le nôtre et que nous défendons. Dans la diversité de ses modes d’action, notre collectif a aussi participé à l’organisation d’événements plus sportifs, comme les descentes de la Sèvre et du Clain en canoë, ou encore récemment au convoi de l’eau. Cette manifestation en tracteurs et vélos de près de 400 kilomètres s’est conclue par une arrivée festive à l’agence de l’eau Loire-Bretagne.

Les négociations entre nos organisations et la préfète coordinatrice de bassin n’ont été que le dernier épisode illustrant le mépris de l’État. Alors que le convoi de l’eau s’était déroulé sans affrontement, que nos représentants ne faisaient que demander une suspension des travaux comme le recommandait la mission de médiation diligentée par le comité de bassin, que des dégâts irréversibles étaient causés sur le chantier de Priaires où débutait la destruction d’un nouvel espace d’une dizaine d’hectares, l’État n’a pas daigné mettre un frein à l’escalade des tensions.

L’histoire de cette lutte est celle d’un blocage démocratique. C’est l’histoire de l’épuisement de tous les recours légaux et de toutes les formes d’action que vous qualifiez de pacifiques. Ce blocage institutionnel va de pair avec une intensification de la répression des mouvements écologistes et une porosité inquiétante, contraire au principe fondamental de séparation des pouvoirs, entre les pouvoirs publics et l’autorité judiciaire, notamment lorsque le garde des Sceaux donne aux magistrats des consignes pour nos jugements. C’est la stratégie de la tension et les dispositifs et arrêtés liberticides qui entretiennent un climat explosif.

Nous exigeons une nouvelle fois, dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, un moratoire sur les chantiers de bassines et leur financement, le respect des décisions de justice, la prise en compte des données scientifiques et l’organisation de concertations publiques élargies. C’est ainsi que renaîtra la confiance au sein du peuple et que nous engagerons un dialogue pour construire des solutions collectives et d’intérêt général – pas en balançant des tonnes de grenades impactantes GM2L ! La seule sortie de crise possible consiste à recréer les conditions d’écoute des citoyens ainsi qu’à mettre en place des instances de l’eau affranchies de l’emprise de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles et de l’agro-industrie.

M. Florent Boudié, rapporteur. Monsieur Le Guet, vous avez interrogé notre commission d’enquête et son président sur la légalité de nos travaux. Nous ne sommes pas partisans de la désobéissance civile. Nous respectons la loi et le règlement de l’Assemblée nationale. Nous avons donc saisi le garde des Sceaux afin de nous assurer que nous pouvions créer cette commission d’enquête, qui résulte d’une résolution adoptée en séance publique. Le principe est celui d’une séparation stricte : tout ce qui concerne des parcours individuels, des actes reprochés à des individus en particulier, n’est pas évoqué au sein de notre instance. Nous étudierons avec vous, si vous acceptez de répondre à nos questions, le déroulement des faits, leur chronologie, et nous discuterons d’éléments que nous avons constatés sur place. Vous appelez au respect de la légalité : c’est une question qui se posera également vis-à-vis d’un certain nombre d’actes que vous avez pu commettre, notamment lors de la manifestation du 25 mars.

Ma première question porte sur la relation entre votre structure, que je ne sais comment nommer, et le représentant de l’État dans le département, à savoir la préfète des Deux-Sèvres. Comment les échanges avec l’autorité administrative se sont-ils déroulés en amont de la manifestation ? Avez-vous senti l’État prêt au dialogue ? Avez-vous considéré que ce dialogue n’était pas possible ? Souhaitiez-vous vous-mêmes qu’il n’ait pas lieu ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Nous l’avons dit dans notre propos liminaire : pendant les cinq premières années, nous avons organisé de nombreuses manifestations déclarées. Cela donnait lieu à des rencontres avec les services chargés du maintien de l’ordre, notamment pour établir les parcours. Il y a eu un schisme dans notre relation avec l’État à la suite d’une première manifestation en septembre et d’une deuxième en octobre 2021 à Mauzé-sur-le-Mignon. Pour la première fois, des arrêtés d’interdiction ont été pris et nous avons senti nos libertés fondamentales diminuer. Nous voulions montrer à des gens qui ne savaient pas ce qu’était une bassine à quoi cela ressemblait sur le terrain. Face à une première batterie d’interdictions, nous avons décidé, avec l’ensemble des organisations ayant appelé à cette manifestation, de ne pas dépasser la limite fixée et de nous diriger vers un autre secteur, qui ne nous était pas interdit. Nous avons alors rencontré une véritable obstruction des forces de l’ordre, qui n’étaient pas à leur place. Si nous n’avions pas été entravés dans nos mouvements, si ces premières tensions n’étaient pas apparues, s’il n’y avait pas eu de jets de gaz lacrymogène sur des cortèges pacifiques, alors la bassine de l’association syndicale autorisée d’irrigation des Roches, à Cram-Chaban, n’aurait pas été détruite. Cet acte a été commis en réaction immédiate à la violence subie, forte et arbitraire. La bassine a été débâchée collectivement. Cette action a été assumée par l’ensemble des organisations. Je rappelle que cette installation était illégale : les porteurs de projet auraient déjà dû remettre le site en état et financer le rebouchage du trou depuis belle lurette ! Néanmoins, les bassines jumelles de l’association syndicale autorisée d’irrigation des Roches continuent d’être utilisées aujourd’hui.

Nous avons gardé le réflexe de déclarer systématiquement nos manifestations. C’était le cas à Sainte-Soline. Or, une nouvelle fois, nous avons appris une semaine auparavant que cette manifestation était interdite – ordinairement, une telle décision intervient plutôt deux ou trois jours avant l’événement – et que de multiples arrêtés d’interdiction supplémentaires avaient été pris.

M. Florent Boudié, rapporteur. Y a-t-il eu des échanges formels avec l’autorité administrative ?

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. En tant que médecin responsable du dispositif sanitaire de Melle, j’ai participé à une réunion de la commission de sécurité le mardi précédant le 25 mars. Étaient présents les services de la préfecture, le Samu, les pompiers, les gendarmes, la mairie de Melle et une délégation des organisateurs. La communication était possible dans la mesure où la manifestation était autorisée.

En revanche, en cas d’interdiction préalable, il est impossible d’aborder tous ces sujets, ce qui me semble préjudiciable et risqué. Je le répète : la discussion est possible lorsque le cadre le permet.

M. Florent Boudié, rapporteur. Dans vos échanges écrits ou oraux avec la préfecture, l’autorité administrative vous a-t-elle communiqué des éléments d’inquiétude relatifs à la sécurité de l’événement ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Il y a eu un jeu de ping-pong administratif. Je rappelle qu’une manifestation se déclare : il ne s’agit pas de demandes d’autorisation. Or, nous avons systématiquement reçu refus et interdictions, que nous avons tout aussi systématiquement contestés devant les juridictions au moyen de référés-liberté. Parmi les arguments qui nous étaient régulièrement opposés figurait le rappel des épisodes précédents, pourtant soumis à caution. L’administration a mis en avant le fait que les Soulèvements de la Terre faisaient partie des organisations co-organisatrices de nos rassemblements alors même qu’ils étaient frappés d’une décision de dissolution. Or, cette décision a été suspendue avec effet rétroactif. Cet élément, qui semblait à l’époque recevable devant le tribunal administratif, ne l’est plus. Nous n’avons pas déposé de recours sur le fond, mais ces arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifestation, souvent pris dans l’urgence, sont attaquables. Cela fait partie des batailles juridiques que nous sommes prêts à mener.

M. Florent Boudié, rapporteur. Confirmez-vous que ces arrêtés préfectoraux ont été à chaque fois attaqués par vos soins devant la juridiction administrative, y compris pour la manifestation du 25 mars ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Oui, si ma mémoire est bonne. Cette démarche est systématique.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ces arrêtés ayant été validés par le tribunal administratif, ils n’étaient donc pas illégaux.

Reprenons la chronologie des événements. Sur place, nous avons rencontré un certain nombre d’acteurs. Je ne parlerai pas ici de ceux qui défendent le principe des bassines, de même que je ne veux pas entrer dans le débat sur l’opportunité de leur mise en place, puisque ce n’est pas l’objet de la commission d’enquête. Nous avons rencontré, disais-je, des élus locaux. Ils nous ont indiqué que, dès l’après-midi du vendredi 24 mars, soit plusieurs heures avant le début de la manifestation, ils avaient repéré et s’étaient inquiétés de la présence d’un certain nombre d’individus équipés et très mobiles, circulant à grande vitesse et n’étant vraisemblablement pas venus manifester. Ils ont fait le même constat en soirée, distinguant les manifestants correspondant au profil que vous avez évoqué – des personnes venues défendre une cause, parfois avec des amis ou en famille, dans une atmosphère relativement festive – de ces individus violents. Je rapporte ici ce qu’ont décrit des maires de communes de taille modeste, n’ayant aucune expérience du maintien de l’ordre et encore moins de la gestion d’une manifestation rassemblant plusieurs milliers de personnes. Avez-vous fait le même constat sur place ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Je me demande si votre question n’entre pas dans le champ de celles qui pourraient m’être posées par le président Éric Duraffour. Néanmoins, je veux bien vous apporter un élément de réponse.

Je ne sais pas comment on reconnaît un individu radicalisé ou un manifestant susceptible de commettre des violences. Aujourd’hui, la participation à l’une de nos réunions ou le simple fait de se trouver sur la route de nos manifestations peut donner lieu à des poursuites judiciaires. Près d’une vingtaine de nos camarades ont été interpellés pour participation à un groupement. Aussi le fait d’être masqué n’est-il pas un signe de détermination à la violence, mais de la volonté de continuer à manifester sans être interpellé ou placé en garde à vue. Les gens masqués ne sont pas nécessairement présents pour commettre des violences. En outre, cela fait sept ans que nous sommes dans l’action militante et que nous organisons des manifestations, toujours très populaires et familiales, y compris à Sainte-Soline. Nous nous rappelons donc qu’il est une époque où l’on nous demandait de manifester masqués. Alors que le covid‑19 est de retour, il se pourrait que des manifestants souhaitent porter un masque pour des raisons sanitaires, craignant d’être contaminés en se trouvant dans un groupe.

M. Julien Odoul (RN). Est-ce une blague ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. C’est factuel.

M. Julien Odoul (RN). Cette audition n’est pas un spectacle comique !

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. C’est vous qui devriez être sérieux.

M. le président Patrick Hetzel. Cher collègue, laissez M. Julien Le Guet s’exprimer. L’objectif d’une commission d’enquête est de susciter les échanges. Je vous invite tous à respecter la solennité qui s’impose aux travaux de l’Assemblée nationale.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Pardonnez-moi d’être factuel : je pourrai vous faire parvenir les arrêtés préfectoraux imposant le port du masque dans nos manifestations.

M. le président Patrick Hetzel. La spécificité des individus évoqués par les maires de Vanzay et de Sainte-Soline ne se limitait pas à leur tenue vestimentaire. Certains étaient en possession d’objets comme des battes de baseball. Les maires ont senti la tension monter en voyant ces personnes qui, de toute évidence, n’étaient pas venues pour une promenade bucolique dans les champs mais semblaient vouloir exprimer une forme d’agressivité. Ma question est simple : avez-vous perçu la même chose ?

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. Vous semblez distinguer des manifestants assez festifs et d’autres dont le seul but serait de tout casser sans même partager notre cause écologique. Or, le 25 mars, personne n’est venu manifester dans un esprit festif. Les gens participent de plus en plus à ce genre de rassemblement munis de certains objets. En ce qui me concerne, c’est le cas depuis les manifestations contre la loi dite « travail » en 2016. Je ne parle pas de battes de baseball mais de masques, de lunettes ou de capuches visant à éviter que des grenades explosives entrent dans notre col et nous tuent comme Rémi Fraisse. Ce sont des réflexes que les manifestants ont acquis depuis plusieurs années. Ils se protègent, même s’ils ont les meilleures intentions du monde. Même pour faire une promenade bucolique dans les champs, je mettrais un masque, des lunettes, une capuche voire un casque, et plusieurs épaisseurs de vêtements pour encaisser les tirs de lanceur de balles de défense. La distinction entre des manifestants pacifiques et des blocs venus donner libre cours à la violence n’existe que dans la tête de ceux qui ne participent pas à ces manifestations.

M. Florent Boudié, rapporteur. Il ne faudrait donc pas distinguer les manifestants des casseurs. Comment expliquez-vous qu’aient été retrouvés des boules de pétanque, des machettes et des objets volontairement élaborés pour porter atteinte à l’intégrité physique des forces de l’ordre ? Il existe manifestement des éléments tangibles, matériels, permettant une distinction assez radicale.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. La réponse est évidente. En amont de la manifestation de Melle et de Sainte-Soline, il a été procédé à 24 000 contrôles en cinq jours. Ils ont touché tous les habitants de la zone, manifestants ou non. Or, on peut trouver, dans nos coffres comme dans les vôtres, un tas d’objets susceptibles d’être qualifiés d’armes par destination, à commencer par des boules de pétanque. Nous nous souvenons tous de la table présentée par les forces de l’ordre, avec tout un attirail censé prouver la violence des manifestants. Le matériel n’avait pas été trouvé chez ces derniers. Il provenait de la razzia des 24 000 véhicules inspectés. Beaucoup d’observateurs sont tombés dans le piège, qui était bien tendu. Pour ma part, je dois encore aller récupérer mes boules de pétanque à la gendarmerie de Lezay. Je n’avais aucune intention d’en faire usage sur qui que ce soit. Un camarade grimpeur élagueur a été récemment traduit devant une juridiction parce qu’il s’était rendu à la manifestation avec son camion contenant du matériel professionnel.

M. Florent Boudié, rapporteur. Si je vous suis bien, la collecte de tous ces objets susceptibles d’être qualifiés d’armes par destination participerait d’une stratégie volontaire des forces de l’ordre visant à abîmer l’image de la manifestation du 25 mars.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. D’où ces 24 000 contrôles d’identité et fouilles de véhicules. Il s’agit d’un élément factuel. Je vous laisse imaginer les stratégies qu’il y a derrière.

Mme Lucile Richard, collectif Bassines non merci !. Le vendredi, je me trouvais dans le petit village de Vanzay où débutait le premier rassemblement autorisé. J’étais au bord de la route pour orienter les manifestants. La seule personne plus ou moins énervée que j’ai aperçue ce jour-là est un automobiliste qui a accéléré brutalement pour montrer son hostilité. Chez les manifestants, il y avait plutôt du calme et de la bienveillance.

M. Florent Boudié, rapporteur. Les objets collectés proviendraient donc d’une razzia organisée parmi 24 000 personnes dont je n’ai pas bien compris si elles vivaient autour de Sainte-Soline. En revanche, les personnes excitées que vous avez rencontrées étaient des riverains insatisfaits de la tenue de la manifestation. Cette audition est publique : vos propos figureront au compte rendu et chacun pourra apprécier vos arguments.

J’en viens au récit des événements publié sur votre site internet. On y lit « En établissant un fortin autour et dans le chantier de la bassine, l’état-major de la gendarmerie s’est assuré une position défensive forte. […] Malgré tout, nous avons pensé que si nous parvenions jusqu’à la bassine, le nombre nous permettrait de l’encercler et que le pourtour serait émaillé d’approches d’ordres divers, ce qui aurait permis éventuellement d’arracher de nouveau les grilles et de stopper au moins temporairement les travaux pendant quelque temps. » Votre description paraît correspondre au constat que nous avons dressé sur place. Compte tenu de la grande étendue et de la forte visibilité du site, qui s’expliquent par la topographie, et compte tenu aussi des témoignages que nous avons recueillis et des documents, notamment photographiques, que nous avons consultés, lesquels montrent les forces de l’ordre dans une position défensive autour de l’infrastructure, il nous apparaît qu’il ne pouvait pas y avoir d’affrontement sur le site, de contact physique avec les forces de l’ordre, si ce contact n’était pas souhaité. La description que vous faites montre, semble-t-il, l’existence de cette volonté de contact.

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Je reviens sur le point précédent. En vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont la France est signataire, le simple fait que des participants se rendent à une manifestation avec un équipement de protection, comme des masques à gaz ou des casques, ne permet pas d’établir une présomption à leur encontre.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je n’ai à aucun moment parlé de casques ni d’éléments vestimentaires. Je parle d’objets qui peuvent constituer des armes par destination. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit !

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Je n’ai pas de réponse à apporter concernant les saisies qui ont eu lieu.

Nous avons constaté la présence de 3 000 gendarmes autour de la bassine et d’une lignée de camions. Notre rapport et nos observations de terrain montrent que le premier contact entre manifestants et gendarmerie s’est déroulé à 1,4 kilomètre de la bassine. Il a lieu à douze heures trente-cinq, au sud d’Asnières. Les cortèges viennent de se séparer. Le cortège bleu avance à travers champs et arrive au sud d’Asnières. À douze heures trente, on voit au loin le peloton motorisé d’interception et d’interpellation se rapprocher. Les gendarmes descendent de leur quad dans les champs et, de manière quasi concomitante, deux tirs de chandelle romaine surviennent, qui sont le fait de deux manifestants. Les gendarmes répondent par un usage massif de gaz lacrymogène, qui touche tout le monde de manière indiscriminée. Les gendarmes repartent en quad et vont directement au contact des cortèges rose et jaune, qui sont à une grande distance. Ils tirent depuis leurs quads sur des personnes très éloignées qui, là encore, ne présentent pas de danger. Ils emploient à nouveau des gaz lacrymogènes de manière indiscriminée.

Les rapports de l’inspection générale de la gendarmerie nationale et de la préfecture des Deux-Sèvres ne rapportent pas les faits de la même manière. La préfète affirme, à tort, que l’usage de la force a été décidé au vu des premières attaques contre la gendarmerie, qui aurait subi des jets de coquetel Molotov et des tirs tendus de mortier d’artifice. À douze heures trente-cinq, j’étais sur place au sud d’Asnières, à 1,4 kilomètre de la bassine : on ne voyait pas de coquetel Molotov. On lit aussi qu’il y a eu des sommations alors qu’on n’en a entendu aucune. Les deux rapports ne font pas mention des faits commis contre les cortèges jaune et rose. Dans l’émission « Complément d’enquête », on voit pourtant les gendarmes du peloton motorisé d’interception et d’interpellation, méconnaissant un ordre du commandant, tirer sur un cortège pacifique.

M. Florent Boudié, rapporteur. Pouvez-vous répondre à la question sur la bande des 100 mètres ? Vous nous avez parlé d’une zone plus éloignée. Nous demanderons d’ailleurs des précisions sur les faits dont vous faites état.

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Vous voulez savoir ce que nous avons observé dans la zone des 100 mètres entourant la bassine ?

M. Florent Boudié, rapporteur. Compte tenu des distances à parcourir, il fallait avoir la volonté d’atteindre les forces de l’ordre, qui étaient défensives et statiques, dans la bande des 100 mètres, là où les affrontements ont été les plus violents.

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. On voyait des groupes de manifestants s’avancer et essayer de progresser vers la bassine. À ce moment-là, toute la bande des 100 mètres était noyée sous les gaz. En l’espace de deux heures, 5 000 grenades lacrymogènes ont été tirées, ce qui représente près d’une grenade toutes les deux secondes. On ne nous a d’ailleurs pas précisé combien de grenades GM2L ont été employées. Des détonations se sont produites, qui émanaient vraisemblablement des GM2L, de manière très rapprochée. L’usage de la force s’est appliqué de manière indiscriminée à toutes les personnes présentes autour de la bassine, qu’elles soient à proximité directe – l’emploi de ces moyens était sans doute nécessaire à leur égard – ou au-delà de la bassine. Des dispositifs de propulsion à retard ont été utilisés pour lancer les grenades lacrymogènes à cinquante, cent ou deux cents mètres. Aucune distinction n’a été faite entre des personnes violentes, des manifestants pacifiques, des blessés, des journalistes, des observateurs… L’usage de la force n’a été ni nécessaire, ni proportionné.

M. le président Patrick Hetzel. Vous indiquez sur votre site internet que l’objectif est d’arracher les grilles et de stopper les travaux. Vous aviez donc la volonté que le chantier ne puisse pas se poursuivre ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Les travaux ont démarré il y a deux ans à Mauzé-sur-le-Mignon. Ils sont toujours sous le coup d’une décision que doit rendre la cour administrative d’appel de Bordeaux, qui jugera peut-être ces ouvrages illégaux. L’État refuse d’attendre que le droit soit dit et il pousse les porteurs de projets à accélérer la démarche. Nous demandons un moratoire au vu de cette réalité juridique. C’est pourquoi nous sommes entrés en désobéissance civile. Nous avons le sentiment qu’en dépit de tout ce que nous avons fait pour être entendus dans le cadre démocratique, nous faisons face à un État et à un gouvernement qui ne tient pas ses engagements internationaux, qui ne respecte pas la directive-cadre européenne sur l’eau. Nous avons signalé à la commission des pétitions du Parlement européen la violation de neuf directives européennes. Pour sa part, le Conseil d’État a reconnu l’inaction climatique du Gouvernement.

Des violences ont été commises contre des êtres vivants, ce qui n’a rien à voir avec des atteintes aux biens. Notre mouvement, avec une partie des collectifs qui nous accompagnent, revendique un moyen d’action que d’aucuns qualifieront de sabotage. Nous préférons parler de désarmement. Nous considérons que ces bassines, à l’image de celle que nous avons décrochée à Cram-Chaban, sont des ouvrages illégaux. S’ils ne le sont pas encore, ils sont destinés à le devenir. Ils vont à rebours de l’histoire. Ce sont des constructions écocidaires. Face à l’inaction du Gouvernement ou à la complicité de certaines collectivités locales, nous avons décidé de nous y opposer, y compris à notre corps défendant.

M. Florent Boudié, rapporteur. Vous partez donc du postulat que ces ouvrages sont illégaux et c’est ce qui justifie votre action ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. La plupart des ouvrages visés étaient illégaux. Un faisceau d’indices concordants montre que nous obtiendrons gain de cause en justice. En première instance, le tribunal administratif de Poitiers a dit qu’il fallait modifier les arrêtés dans ses trois premières décisions. Nous dénonçons le fait que les conditions de remplissage ne sont pas compatibles avec la directive sur l’eau. On autorise l’alimentation des bassines alors même que la rivière Mignon, en contrebas, est à sec en plein hiver. Les collectivités, les institutions ne font pas leur travail.

M. Florent Boudié, rapporteur. Madame Pastier a affirmé qu’il n’y a pas de distinction à faire entre des individus venus casser et des personnes qui se sont déplacées pour défendre une cause. Avez-vous toutefois observé des actes de violence déterminés de la part d’un certain nombre d’individus présents dans le rassemblement ?

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Nous étions dix-huit observateurs et nous couvrions une large zone. Nous avons vu des gens jeter des projectiles, dont certains étaient incendiaires. Nous avons tous vu les camions en feu. Toutefois, le fait qu’un groupe de personnes soit violent à l’encontre des forces de l’ordre ne justifie en aucun cas l’usage disproportionné et indiscriminé de la force contre l’ensemble de la zone. Des grenades ont été lancées à plus de 200 mètres, où il n’y avait strictement aucun danger pour les forces de l’ordre ni même pour la bassine.

M. Florent Boudié, rapporteur. Quel était le profil des individus violents que vous avez vus ?

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. J’ai vu des individus jeter des projectiles mais je ne peux pas vous en dire plus.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ce point figure-t-il dans le rapport que vous avez rédigé ?

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Oui, nous avons tout mentionné. Nous évoquons les jets de projectiles et de coquetels Molotov, les camions en feu. Nous n’omettons aucun fait. Nous nous inscrivons dans le temps long. L’élaboration de ce document a demandé trois mois. Chaque équipe d’observateurs a noté, minute par minute, le déroulement des faits. Puis nous avons croisé les informations. Nous avons exploité les photographies et les vidéos. Pour corroborer des faits, nous avons aussi utilisé des sources extérieures, même si nous travaillons principalement à partir de notre matériel.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Nous avons été témoins des violences, qui ont eu lieu de part et d’autre. Certaines des personnes que vous avez auditionnées ont mis en cause la réalité des blessures infligées à nos camarades. J’espère que Jérémie Fougerat aura l’occasion de dissiper tout doute à ce sujet. Si des personnes ont été blessées des deux côtés, le bilan est très déséquilibré, à l’image de la violence et des armes employées. Le directeur général de la gendarmerie nationale, le général Christian Rodriguez, ose prétendre que, s’il y a eu autant de répondant, c’était parce qu’il sentait que nous étions plus équipés que les gendarmes. C’est un mensonge éhonté. Il n’y avait pas photo entre l’attirail des forces de l’ordre et celui des manifestants.

Il faut se demander comment on en est arrivés là et comment éviter que cela se reproduise. Cette opération de maintien de l’ordre doit demeurer dans les mémoires comme un échec collectif, y compris donc des forces de l’ordre. La nouvelle doctrine du maintien de l’ordre ne peut consister à tout faire reposer sur le maintien dans les grandes profondeurs, pour reprendre les termes des états-majors, à savoir le bombardement à 200 mètres de tout manifestant en partant du principe que, puisque la réunion est interdite, on peut tout se permettre, même s’il s’agit d’un enfant. C’est ce qui a provoqué la boucherie de Sainte-Soline. C’est aussi honteux pour la gendarmerie que la mort de Rémi Fraisse ou de Vital Michalon.

J’ai participé à nombre de manifestations au cours desquelles nous étions au contact des forces de l’ordre. On pouvait discuter avec elles. Le rapport de force avait lieu avec les gradés. À titre personnel, je fais l’objet d’un contrôle judiciaire. Il m’est interdit de me rendre sur les lieux d’une manifestation. Or, je suis identifié par les forces de l’ordre comme un interlocuteur au sein du collectif. Nous avons l’habitude de placer un tracteur en tête de notre marche, lors des manifestations, pour dire haut et fort qu’il s’agit d’une lutte des paysans et des habitants contre l’agro-industrie. En nous interdisant également de venir avec tout notre matériel d’organisation, on nous prive de moyens d’agir. Ces arrêtés arbitraires et liberticides empêchent le rapport de force.

Si le premier contact noué par les forces de l’ordre consiste à envoyer le peloton de quads, cela augure mal de la discussion. Cela explique que les choses aient pris cette tournure. Parmi les manifestants, il y avait certainement des gens qui n’avaient pas prévu de s’opposer aux forces de l’ordre mais qui, dans un réflexe de survie, y ont été contraints, comme ces élus arborant leur écharpe qui se sont interposés pour que des blessés dans un état grave ne soient plus la cible de tirs de lanceur de balles de défense. Vous connaissez la polémique au sujet de ces tirs effectués par des gendarmes depuis leurs quads. J’espère que vous aurez l’occasion d’interroger le ministre Gérald Darmanin au sujet des mensonges qu’il a proférés dans les médias sur des éléments factuels tels que les tirs de lanceur de balles de défense ou les blessures dans nos rangs.

M. Ludovic Mendes (RE). Malgré l’interdiction préfectorale de manifester et le rejet par la justice administrative du recours intenté contre cette décision, vous avez maintenu l’appel à manifester et l’organisation de cet événement. Rappelons que l’on a trouvé sur les lieux soixante-deux couteaux, soixante-sept boules de pétanque, sept feux d’artifice, six bidons d’essence, douze parpaings, treize haches et machettes, cinq matraques ou battes de base-ball, vingt aérosols et bonbonnes de gaz, soixante-neuf équipements de protection, quatre-vingt-quinze outils divers constituant des armes par destinations et six tonnes de pierres mises de côté.

D’après Ouest-France, « le cortège Loutre jaune, rassemblant les éléments les plus radicalisés, est allé directement à la rencontre des forces de l’ordre ». Pouvez-vous nous en dire plus ? Pourquoi avoir établi trois cortèges, l’un allant directement au contact des forces de l’ordre, les deux autres semblant les contourner pour entrer dans un secteur interdit d’accès ?

Des convois massifs sont venus de plusieurs villes. Comment les transports en minibus ont-ils été financés ?

On lit sur vos boucles Telegram, que vous partagez sur internet, qu’il faut se protéger de la police, ne pas lui répondre, ne pas donner son identité, couper son téléphone. Autrement dit, il faut tout faire pour que les relations avec les forces de l’ordre soient de mauvaise qualité. Pourquoi cherchez-vous absolument la confrontation ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Je ne pourrai pas répondre à une série de questions directement liées à l’organisation logistique de la manifestation. C’est ce qui me vaut une comparution devant le tribunal de Niort. Il ne me paraît pas scandaleux que l’on ait trouvé 13 haches à l’issue de 24 000 contrôles sur un territoire où l’on fait du bois. Si vous voulez savoir à quoi servaient les boules de pétanque, venez à Melle discuter avec les gens qui se sont fait confisquer leur matériel. Par ailleurs, il n’y a qu’à se baisser, chez nous, pour trouver des cailloux, puisqu’il n’y a plus de matière organique au sol. Il n’y a aucun intérêt stratégique à brasser six tonnes de pierres. Quant au transport en minibus, il est le fruit de l’autogestion.

M. Ludovic Mendes (RE). Vous ne m’avez pas répondu sur la présence des trois cortèges. Un seul aurait suffi puisque, de toute façon, la manifestation était interdite. Pourquoi avoir maintenu la manifestation sous cette forme ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Ce sont exactement les faits pour lesquels je comparais.

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Le premier contact avec les cortèges rose et jaune intervient loin de la bassine. Les forces de l’ordre tirent une grande quantité de gaz lacrymogène sur ces personnes alors qu’elles sont éloignées et ne présentent aucun danger.

M. Mounir Belhamiti (RE). En amont de la manifestation, y a-t-il eu des contacts resserrés avec les organisations politiques qui vous soutiennent ? Le cas échéant, de quelle nature étaient-ils ? Ces échanges éventuels ont-ils porté sur la présentation des risques ou les modalités d’organisation et de coordination de cet événement ? Entretenez-vous des liens logistiques et financiers avec ces partis, au-delà des rapports humains dont vous faites état dans votre rapport ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Chaque fois que nous décidons une manifestation, nous envoyons un appel à manifestation aux organisations qui nous ont soutenus au moins une fois. Elles décident de s’y associer ou non. Je remercie les élus qui se rendent à ces manifestations. Nous avons le sentiment qu’ils y sont à leur place.

M. Mounir Belhamiti (RE). Et sur les liens financiers ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Ceux qui veulent se rendre à la manifestation se débrouillent. C’est l’autogestion.

Mme Marianne Maximi (LFI-NUPES). Les auditions successives ont montré que les mobilisations étaient reliées par un fil rouge, à savoir les impasses démocratiques auxquelles nous sommes confrontés et qui sont imputables à ceux qui dirigent le pays. On voit que des procédures judiciaires sont en cours alors que l’illégalité des bassines est attestée dans de nombreux cas. On constate également que les mobilisations contre la réforme des retraites ont connu une bascule le soir du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution.

Nous avons observé, à Sainte-Soline, les effets du « quoi qu’il en coûte humain » du maintien de l’ordre. Pouvez-vous en dire plus sur les blessures infligées ? Que préconisez-vous pour sortir de la crise ? Quelle issue voyez-vous pour la lutte contre les bassines ?

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. À titre personnel, j’ai été choqué par les événements qui se sont produits. À Melle, où je me trouvais, j’ai reçu de nombreux appels de personnes en grande difficulté, en particulier lorsqu’on a compris que le Samu peinait à intervenir.

J’aurais aimé avoir un état des lieux des blessures parmi les forces de l’ordre, que l’on regrette. Il a été fait état de quarante blessés dans leurs rangs. Certaines blessures ont été déclarées le lendemain. On a eu connaissance d’acouphènes. Mais de nombreuses blessures devaient être liées à la puissance des armes utilisées. À cela s’ajoute la souffrance psychique. Ils n’ont certainement pas choisi ce métier pour faire ce qu’on leur a demandé ce jour-là.

Du côté des manifestants, nous avons dénombré 200 blessés. Un premier recensement, sur place, en avait relevé 155, comme le montre ce tableau à votre disposition, qui n’est pas complet puisque notre objectif n’était pas, alors, de tenir un décompte. Parmi les 200 blessés, une quarantaine était dans un état très grave et trois en urgence absolue. J’ai été surpris qu’il n’y ait pas eu deux décès. Cela s’explique certainement par l’auto-organisation des soignants bénévoles, qui a compensé le retard de l’intervention des secours. J’ai été agréablement surpris par l’évolution de l’état de santé de Serge D., du moins dans un premier temps car les dernières nouvelles sont inquiétantes. En effet, il n’a pas supporté la greffe faite pour remplacer le morceau d’os qu’on avait dû lui ôter. À la suite d’une surinfection, il a dû être opéré pour se faire retirer le greffon. Il est dans la même situation qu’Hedi, le jeune homme marseillais dont la photo a été rendue publique. Dans le dernier communiqué, il est précisé que Serge D. n’a passé que trois semaines en dehors de l’hôpital depuis la manifestation.

On peut penser que, plus on était proche du fortin, dans la bande des 100 mètres, plus on courait un danger élevé. En réalité, les personnes se trouvant jusqu’à 200 mètres étaient également en grave péril. D’une part, elles ont reçu une pluie de grenades et, d’autre part, on peut nourrir des doutes quant à la conformité de certains tirs, l’angle utilisé étant en question. Les explosions produites par les grenades entraînent des ondes de choc qui traversent le corps et créent des lésions internes. À cet égard, je m’interroge sur l’origine des lésions pulmonaires subies par plusieurs membres des forces de l’ordre. L’explosion provoque d’abord un effet de souffle, qui peut produire des arrachements. J’ai vu arriver, à Melle, beaucoup de blessés présentant des trous de plusieurs centimètres de diamètre et de profondeur. L’explosion crée également une onde de choc qui peut expliquer un certain nombre de lésions. Il y a un angle mort en ce domaine.

Lors de la manifestation du 1er mai à Paris, un membre des forces de l’ordre a été blessé très gravement par une grenade, assourdissante me semble-t-il, lancée de manière non conforme par l’un de ses collègues. Il a reçu la grenade dans le cou, ce qui aurait entraîné une triple fracture cervicale et, j’imagine, un pronostic fonctionnel très pessimiste.

Je suis présent aujourd’hui pour témoigner de la dangerosité de ces armes et de la nécessité de les interdire, qu’il s’agisse d’armes explosives, de lanceurs de balles de défense ou de projectiles en sachet (bean bag).

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Je voudrais également faire part de nos constats, en tant qu’observateurs, concernant les blessés. J’ai participé à beaucoup de manifestations. Celle-ci m’a beaucoup choqué. J’ai vu une personne l’œil totalement éclaté, des chairs ouvertes…

Je voudrais revenir sur un moment précis de la manifestation, entre treize heures quarante et une et quatorze heures trois : celui du gazage des blessés. Je vous renvoie à notre rapport si vous souhaitez connaître le déroulement précis des faits. À ce moment-là, une chaîne d’élus et de manifestants calmes s’est formée pour protéger les blessés qui attendaient les secours sur une route, un peu à l’écart de la bassine. On comptait parmi eux deux blessés graves. Deux équipes d’observation, présentes sur les lieux, ont vu le peloton motorisé d’interception et d’interpellation tirer des grenades de manière indiscriminée sur toute la zone, en visant les blessés ainsi que les élus et les manifestants qui les protégeaient. Une équipe d’observation, placée un peu en retrait et parfaitement identifiable, ainsi qu’une journaliste située à côté d’eux, ont également été visées par les tirs. Je rappelle que le fait de tirer sur une personne blessée constitue, pour la Cour européenne des droits de l’homme, un traitement inhumain et dégradant.

La préfète n’a pas répondu ; elle semblait confondre plusieurs événements. Elle a fait mention d’une agression des gendarmes par les manifestants, de l’emploi d’engins incendiaires. Les équipes présentes sur place à ce moment-là n’ont pourtant constaté l’utilisation d’aucun engin incendiaire. Le rapport de la préfecture des Deux-Sèvres du 27 mars ne fait pas mention de ces événements. Le rapport de la gendarmerie, publié le même jour, ne fait pas même apparaître la chronologie de l’intervention du peloton motorisé d’interception et d’interpellation entre treize heures quarante et une et quatorze heures trois. Pourtant, toutes ses autres interventions, bien plus brèves, sont notées.

J’en viens à l’entrave aux secours, qui se produit durant la phase dite de trêve, entre quatorze heures huit et quinze heures huit, qui est documentée dans notre rapport. La version officielle est fausse et incohérente. Le rapport de la gendarmerie indique que la trêve commence à quatorze heures vingt ; le rapport de la préfecture, à quatorze heures trente. Cette rectification est essentielle. Elle nous permet d’affirmer, sans doute possible, que la zone était calme durant une heure. Les phases précédentes, notamment l’usage à grande intensité de grenades explosives peu avant la trêve, ont occasionné de très nombreuses blessures, sur au moins 200 personnes. Certaines ont été mutilées et trois étaient en urgence absolue. Parmi elles, Serge D., blessé à treize heures quarante-cinq, était en en situation de détresse vitale. Il a fait l’objet de l’entrave aux secours que nous avons constatée. Dès quatorze heures onze, le Samu, contacté, a indiqué ne pas pouvoir intervenir. Cette situation a demeuré, au fil des appels, durant toute l’heure. Nous avons vérifié directement, sur le terrain et à Melle : le Samu puis les pompiers ont déclaré ne pas pouvoir accéder aux blessés. Il ressort de ces échanges que l’équipe de commandement n’avait pas donné l’autorisation d’intervenir.

Au vu de la gravité de l’état de Serge D. et des premières réactions face à l’entrave aux secours, les autorités ont cherché avec constance à tromper le public, tant le ministre de l’intérieur, la préfète des Deux-Sèvres, le commandement de la gendarmerie que la direction du Samu de Niort. Les autorités ont d’abord invoqué des heurts dans la zone où se trouvait le blessé. Or, pendant la période de trêve, elle était entièrement calme. Elle se trouvait à 200 mètres au nord-ouest du dispositif de gendarmerie entourant la bassine et à 400 mètres de l’ensemble des manifestants rassemblés pour une sorte de pique-nique. Nous, qui étions observateurs présents sur le terrain, n’avons, à ce moment-là, constaté aucun obstacle à l’intervention des secours de la part des manifestants, en très petit nombre au côté du blessé.

Les autorités ont ensuite affirmé que des médecins militaires avaient été dépêchés auprès de Serge D. Le rapport de gendarmerie fait état d’une prise en charge à quatorze heures trente-sept. Nous, qui étions sur place, avons constaté leur arrivée à quatorze heures cinquante-sept. Ils ont pu accéder sans heurt aux blessés mais, n’ayant pas le matériel adapté, ils ont attendu, avec les soignants bénévoles qui entouraient Serge D., l’arrivée du Samu à quinze heures cinq. Les autorités ont mis en avant un risque d’hostilité à l’égard des secours. À l’inverse, nous avons constaté, par exemple lors de la précédente manifestation à Sainte-Soline, que les personnes convoquées, puis condamnées ont, pour la plupart, été interpellées après avoir été contrôlées en tant que personnes blessées.

Enfin, les autorités ont avancé une localisation incertaine et imprécise des blessés alors qu’un hélicoptère survolait en permanence la manifestation. Elles auraient dû prévoir des solutions adaptées pour assurer aux blessés un accès effectif aux soins, ce qui était possible, y compris après la fin de la trêve et de la levée des barrages de gendarmerie.

Ces arguments, tout comme ceux concernant la zone d’exclusion qui n’a aucune valeur juridique, ne doivent pas faire oublier que les autorités publiques ont choisi de ne pas secourir des personnes blessées en détresse vitale. Cela entre en contradiction avec les obligations positives qui leur incombaient et cela engage, à notre sens, leur responsabilité. Ne pouvant ignorer qu’un déploiement de forces aussi démesuré et l’utilisation de matériels de guerre occasionneraient immanquablement des blessés, les autorités ont entravé les secours au mépris de la vie humaine, en ce qui concerne Serge D.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Il existe un trou béant dans le retour d’expérience de la gendarmerie en ce qui concerne le nombre des munitions utilisées. On y mentionne l’emploi de près de 5 000 grenades lacrymogènes sans jamais détailler entre les deux modèles utilisés. Les grenades du premier type ont pour effet de piquer les yeux, ce qui n’est jamais agréable. Mais les GM2L occasionnent des blessures importantes. Si une grenade de type GM2L était jetée dans cette assemblée, on pourrait évidemment parler de terrorisme. Quand vous êtes un citoyen qui la reçoit, vous êtes terrorisé. Et comme cela vient de l’État, cela a des effets profonds chez chacun de nous. Je ne voudrais pas qu’on oublie que ce sont des êtres humains qui ont été touchés. Ayez conscience que, derrière le tableau que vous allez recevoir, des images nous hantent encore !

Comme je vous l’ai dit, je ne me suis pas rendu sur le théâtre des opérations. Je suis resté en dehors de la commune de Sainte-Soline. Quand j’ai vu ce qui se passait et les images télévisées des premiers camarades tombés au sol et mis plus loin en sécurité, du moins le pensait-on alors, j’ai su que ma place n’était plus celle d’un observateur lointain mais qu’elle se trouvait dans la chapelle ardente sur le campement de Vanzay. Si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous ne me poseriez pas les mêmes questions. Vous chercheriez à savoir comment faire en sorte que cela n’arrive plus jamais. Cette doctrine du maintien de l’ordre doit être condamnée à jamais. Vous voudriez que les GM2L, considérées des armes semi-létales par les instances internationales, soient retirées de l’arsenal et que l’on revienne à des formes de maintien de l’ordre qui font la part belle à la discussion. Cela a longtemps été le cas.

Une personne qui a fait toute sa carrière dans la gendarmerie m’a dit qu’elle n’avait jamais frappé un seul manifestant. C’était dans les années 1980, à l’époque où l’on discutait avec les gens qui manifestaient. Comme ils étaient à peu près entendus, il y avait rarement des dérives. Aujourd’hui, quels que soient nos arguments, la violence policière est la seule réponse. Notre préoccupation à tous devrait être de faire en sorte que les propositions de votre commission permettent de garantir le droit de manifester, plutôt que d’essayer de le juguler. La démocratie et le respect du droit sont la seule issue.

M. Julien Odoul (RN). À vous entendre, j’ai l’impression que soit vous habitez sur une autre planète lointaine et fumeuse, soit vous nous prenez pour des imbéciles. Selon vous, les pierres aiguisées sont là pour allumer des feux, les haches pour couper du bois et les boules de pétanque pour organiser des tournois sympathiques. Quant aux gendarmes, si je comprends bien les propos de M. Fougerat, ils se seraient blessés eux-mêmes ou ne souffriraient que de blessures psychologiques. Ce n’est pas la réalité.

Sur la forme, votre rapport n’est pas écrit en français. Il est truffé d’écriture inclusive. C’est n’importe quoi.

Sur le fond, chaque page est un pamphlet contre les forces de l’ordre. Les grades des gendarmes et leur dispositif sont bien étudiés et photographiés. En revanche, il n’y a rien sur les éléments violents parmi les manifestants. Pourquoi ne les avez-vous pas photographiés et identifiés ? J’ai bien compris qu’ils sont vos frères en habillement car vous êtes tous masqués et casqués pour vous protéger de l’État terroriste et des dangereuses forces de l’ordre qui vous attaquent. Votre pamphlet occulte complètement les responsabilités des éléments violents, qu’ils appartiennent à votre collectif ou à d’autres structures et officines d’extrême gauche.

Vous avez beaucoup insisté sur l’humanité et sur les violences contre les êtres vivants. Ma question sera très simple. Elle vous semblera peut-être dérisoire, mais elle a du sens. Selon vous, les policiers et les gendarmes sont-ils des êtres vivants qui ont, eux aussi, le droit d’être traités humainement et d’être respectés ?

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Au-delà des remarques sur la forme de notre rapport, je vous réponds sur le fond. Le rôle des observatoires, en application du droit international, est d’examiner la manière de pratiquer le maintien de l’ordre et de s’assurer que l’État respecte les libertés publiques comme le droit de réunion pacifique. Ce dernier n’est pas absolu et des limitations peuvent être justifiées. Pour vérifier que ce droit a bien été respecté, nous prenons en compte le contexte, y compris le comportement des manifestants. Nous nous intéressons donc à l’usage de la force du point de vue légal afin de vérifier qu’il est strictement nécessaire et proportionné. Le contexte apparaît dans notre rapport puisque nous n’avons pas omis de mentionner le comportement des manifestants, les jets de projectiles et de coquetels Molotov. Mais on ne peut mettre sur un pied d’égalité la violence exercée par l’État, d’une part, et ce qui peut être qualifié de violences commises par les manifestants, d’autre part.

Comme nous l’avons déjà dit, nous avons observé que les forces de l’ordre avaient pris l’initiative de l’usage de la force à douze heures trente-cinq. Il y a sans doute eu des moments où l’usage de la force était justifié, mais globalement cet usage était disproportionné et indiscriminé. C’est notamment le cas s’agissant des blessés et des personnes les plus éloignées. Nous prenons évidemment en compte le comportement des manifestants pour apprécier la stricte nécessité et proportionnalité de l’usage de la force. Cela implique de mettre en balance, ce qui est une chose complexe. Dans les cas où l’on tire sur des personnes blessées ou strictement pacifiques, l’usage de la force n’est ni nécessaire ni proportionné.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Veuillez excuser l’émoi de certains parlementaires qui, n’étant habitués ni à l’organisation et à la réalité des manifestations ni aux personnes qui y participent, ont l’impression d’avoir le diable devant eux. J’ai moi-même un long passé de syndicaliste et je tremble de peur en vous voyant. J’espère que vous excuserez cette émotion. (Sourires.)

Vous avez présenté une liste des blessés. J’aimerais qu’elle soit officiellement transmise à la commission afin d’être enregistrée comme pièce. Je ne sais pas si elle comprend la caractérisation des blessures, mais ce serait intéressant. J’avais demandé une catégorisation des blessés au directeur général de la police nationale lors de son audition. J’espère qu’il aura trouvé le temps cet été de nous l’envoyer, entre deux objections sur la séparation des pouvoirs.

Vous avez fait état du tir de 5 000 grenades. S’agit-il d’un décompte du ministère de l’intérieur, des observateurs de la Ligue des droits de l’homme ou de la presse ? Quelle a été la durée cumulée exacte des affrontements et des tirs ? Les observateurs de la Ligue, qui couvraient un large territoire, ont-ils constaté des manœuvres destinées à ravitailler en grenades et matériel le cordon placé sur le bassin ?

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. S’agissant de l’usage des armes, il convient d’apporter une précision préalable. Gérald Darmanin a expliqué qu’il ne s’agissait pas de matériels de guerre au sens du code de la sécurité intérieure. Or, nombre des matériels utilisés sont de la catégorie A2, qui comprend les armes relevant des matériels de guerre.

Le décompte des matériels utilisés provient directement du rapport publié par la gendarmerie nationale. Il indique que celle-ci a utilisé 5 015 grenades lacrymogènes, 89 grenades de désencerclement à éclats non létaux et 40 dispositifs déflagrants assourdissants. Il y a eu 81 tirs de lanceurs de balles de défense. Vous trouverez dans notre rapport des précisions techniques sur les armes utilisées et les effets qu’elles peuvent avoir.

Nous avons constaté l’emploi des armes entre douze heures trente-cinq et quatorze heures huit, soit en tout une heure et trente-trois minutes. Après une trêve d’une heure, les affrontements ont repris brièvement de quinze heures huit à quinze heures trente, soit pendant vingt-deux minutes. En l’espace d’une heure et cinquante-cinq minutes très précisément, nous avons constaté l’utilisation d’armes de guerre plusieurs milliers de fois. Autrement dit, 5 000 grenades ont été utilisées contre les manifestants en moins de deux heures. Les autorités ont refusé de donner des chiffres précis seulement en ce qui concerne les GM2L. Il serait pertinent de les interroger pour savoir combien de ces grenades ont été lancées.

En moyenne, une grenade lacrymogène a été envoyée chaque seconde et demi. C’est vingt fois plus que le soir de la mort de Rémi Fraisse. Cela en dit long sur le caractère manifestement indiscriminé, disproportionné et immodéré de l’usage de la violence.

S’agissant de votre question sur le ravitaillement, notre rapport relève en effet qu’aux alentours de treize heures, des gendarmes couraient derrière les lignes de camions avec des grosses caisses pour ravitailler en grenades.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je souhaitais savoir si un ravitaillement avait été organisé par la gendarmerie grâce à des véhicules qui ne faisaient pas partie du dispositif sur place.

M. Jérôme Graefe, Ligue des droits de l’homme. Nous avons seulement vu des mouvements, avec des gendarmes qui étaient derrière les lignes de camions et qui portaient les caisses de grenades. Dans le reportage de « Complément d’enquête », le journaliste a filmé des gendarmes qui ne savaient plus combien de grenades ils avaient lancées et qui disaient qu’ils feraient les comptes le soir. Quoi qu’il en soit, 5 000 grenades en moins de deux heures, c’est un nombre très élevé.

M. Florent Boudié, rapporteur. Je précise que les forces de l’ordre n’ont pas nié avoir eu des stratégies de ravitaillement à Sainte-Soline. Les élus locaux que nous avons consultés, ainsi que les forces de l’ordre, ont aussi parlé de ravitaillement pour les individus violents. En avez-vous constaté ? Si l’on aborde cette question, autant le faire de façon complète !

M. le président Patrick Hetzel. Pour être plus précis, l’organisation de chaînes pour alimenter en projectiles a été évoquée.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Je vous invite à revoir l’audition de Thierry Vincent devant votre commission, qui décrit parfaitement et de manière fidèle ce qui se passe actuellement lors des manifestations. Au départ, les gens ne savent pas comment ils vont agir. On ne peut d’ailleurs pas savoir comment l’on va réagir face à l’émotion et à la violence. J’ai fait état précédemment de la blessure d’un proche. Quand on voit son enfant ou sa mère touché dans sa chair par des armes, cela peut entraîner des réactions.

J’ai cru comprendre que la dernière personne auditionnée par votre commission sera le ministre Voldemort… Pardon, de l’intérieur ! J’espère que lui seront posées autant de questions à charge qu’à nous. Cela permettrait d’expliquer les choix faits pour l’opération de maintien de l’ordre public à Sainte-Soline. Et si votre commission d’enquête ne le fait pas, j’espère qu’une autre permettra d’analyser la manière dont la chaîne de commandement a abouti à la décision d’acheminer des milliers de bombes, 3 000 hommes en armes et tous ces hélicoptères. On a acculé les gendarmes dans un fortin et ils se sont retrouvés dans une position sans aucune échappatoire. Les décisions de la chaîne de commandement ont conduit à cette situation d’extrême violence.

Il est impératif que ce type d’opération de maintien de l’ordre, qui fait honte à la France dans les enceintes internationales, ne se reproduise pas. Nous allons tout mettre en œuvre, y compris en saisissant les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’homme, pour faire la vérité sur le rôle de la chaîne de commandement à Sainte-Soline. Je vous rappelle que six rapporteurs spéciaux des Nations Unies ont interpellé le Président de la République en personne car des engagements internationaux n’ont pas été respectés. Cela doit nous conduire à nous interroger. Je compte sur le rapporteur et sur le président pour étendre le domaine de compétence de votre commission, afin que ce que nous avons vu à Sainte-Soline ne se reproduise jamais.

M. le président Patrick Hetzel. Le champ de cette commission a été fixé par l’Assemblée nationale. Il ne dépend pas de nous. Nous désobéirions si nous ne respections pas le cadre qui nous a été assigné.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. On pourrait peut-être qualifier les 3 000 hommes en armes de groupuscule violent. Cela rentrerait dès lors dans le champ de l’enquête.

M. le président Patrick Hetzel. En tout état de cause, comme je l’ai indiqué au début de cette réunion, nous tenons à établir le déroulement des événements de la manière la plus objective possible.

M. Michaël Taverne (RN). Vous parlez systématiquement d’armes de guerre détenues par les policiers. Vous parlez de violences policières. On commence à y être habitué.

Nous avons entendu les dirigeants des syndicats. Quasiment tous, sauf la CGT – faut-il s’en étonner ? –, ont dit que les manifestations à Paris s’étaient correctement déroulées grâce aux forces de l’ordre, qui ont assuré la sécurité des manifestants, ce qui constitue leur première mission. Les dirigeants syndicaux ont également dit que des groupuscules violents étaient identifiés. Comment pouvez-vous affirmer qu’il y a un problème avec le maintien de l’ordre à la française et qu’il y a des violences policières, alors même que les organisations syndicales considèrent que les forces de l’ordre ont accompli correctement leur mission, c’est-à-dire permettre le déroulement des manifestations au sein d’un État de droit ?

Vous avez fait référence à l’État de droit tout à l’heure. Il serait bien d’en respecter les règles et de ne pas participer à une manifestation interdite.

Ensuite, vous dénoncez l’utilisation d’armes de guerre par les forces de l’ordre. Entrons vraiment dans le détail. Les masques à gaz portés par certains manifestants relèvent de la catégorie A2, c’est-à-dire des matériels de guerre. Comment justifiez-vous le fait de venir vous-même manifester avec ce type de matériels ? Que proposez-vous lorsque des gendarmes et des policiers ont affaire à des individus qui lancent des coquetels Molotov, c’est-à-dire des armes de catégorie A identiques à celles utilisées par les Soviétiques contre les blindés allemands ? Ces engins ont été utilisés contre des êtres humains.

Comme vous critiquez le maintien de l’ordre à la française, j’attends vos propositions. Je doute que vous soyez allé voir ce qui se passe dans d’autres démocraties. Les policiers ont tiré sur des émeutiers aux Pays-Bas en 2021. Il n’y a pas eu de mort chez nous et c’est à l’honneur de la France. C’est grâce au professionnalisme des policiers.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. C’est peut-être de la chance.

M. Michaël Taverne (RN). C’est grâce au professionnalisme des policiers. Il faut remettre l’église au centre du village.

J’attends vos propositions. Vous voulez interdire l’emploi des grenades lacrymogènes aux policiers. Que feront-ils lorsqu’ils seront attaqués par des manifestants armés ?

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. Merci de me donner l’occasion de répondre à la question de Mme Marianne Maximi, ce que je n’ai pas eu le temps de faire tout à l’heure.

Comment sortir de cette crise ? La solution la plus simple consiste à créer des espaces de discussion…

M. Michaël Taverne (RN). Vous ne répondez pas à ma question ! Je vous ai interrogés sur les agressions contre les forces de l’ordre !

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Je ne savais pas que le syndicat Alliance participait à nos travaux !

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. Je parle de protocoles préventifs pour éviter ces violences, qui interviennent des deux côtés. Pour cela, il faut un espace de débats. Or, c’est précisément ce qui a manqué s’agissant des bassines. Une telle démarche devrait commencer par des études scientifiques sur l’hydrologie, les milieux, les usages et le climat (HMUC). Cela n’a pas été le cas dans les Deux-Sèvres. Il faudrait aussi la création d’un projet territorial de gestion de l’eau (PTGE). Ce dernier est destiné à mettre l’ensemble des acteurs autour de la table.

Je prône le dialogue et l’échange rationnels pour éviter les affrontements. S’écouter me paraît l’une des bases de la démocratie. Il est dommage que M. Julien Odoul soit parti. Il est possible que nous n’habitions pas sur la même planète car j’aurais aimé lui demander son avis sur les conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. La semaine dernière, la revue Science a publié une étude qui conclut que nous avons dépassé la limite planétaire de l’eau bleue, c’est-à-dire l’eau douce facilement accessible pour l’espèce humaine. Dans les décennies à venir, les précipitations vont devenir complètement aléatoires. Des ouragans se forment désormais en Méditerranée en raison du réchauffement climatique. C’est quand même une nouveauté. Nous allons subir dans le futur des périodes de sécheresse qui dureront plusieurs années. Nous avons eu énormément de chance d’échapper à la pénurie d’eau cet été. Il ne faudrait pas croire que c’est parce que le Président de la République a dit à la télévision de fermer le robinet en se brossant les dents. Nous avons évité les coupures parce que le mois d’avril a été très pluvieux, ce qui a permis de recharger les nappes phréatiques au dernier moment, et parce qu’il a beaucoup plu cet été, ce qui a limité les besoins d’irrigation. D’ailleurs, il reste même de l’eau dans la bassine de Mauzé-sur-le-Mignon.

M. Michaël Taverne (RN). Vous ne répondez pas à la question.

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. J’y viens. Nous allons avoir des conflits d’usage de l’eau dans le futur. Les règlera-t-on par un dialogue de sourds au cours duquel on envoie des grenades GM2L, ou bien mettrons-nous tout le monde autour d’une table pour discuter rationnellement ?

Je me souviens qu’au lendemain de la première manifestation à Sainte-Soline, en octobre, le ministre de la transition écologique a brandi une étude du Bureau de recherches géologiques et minières qui montrait, selon lui, que les bassines n’auraient que des retombées positives pour les rivières. Il a estimé qu’il fallait que les écologistes arrêtent de s’inquiéter. Quand avons-nous pu discuter de cette étude ? J’ai effectué une contre-expertise dans laquelle je montre que le modèle retenu n’est pas assez fiable à l’échelle très locale et dans la durée pour pouvoir évaluer l’impact de ces bassines ou pour en mesurer l’éventuel bénéfice. Nous avons évidemment proposé au Bureau de recherches géologiques et minières un débat public. Nous n’avons eu aucune réponse. Nous n’avons pas d’espace public destiné à échanger et à batailler à coup d’arguments, et où nous serions vraiment entendus.

J’ai demandé aux responsables d’associations environnementales s’il serait utile que je produise un véritable contre-rapport. Ils m’ont répondu que le juge n’aurait évidemment ni le temps ni les compétences pour lire deux rapports scientifiques et se faire un avis. Je pose donc la question : dans quel espace de discussion démocratique pourrait-on régler cette crise ? Elle a eu un retentissement parce que la lutte a cristallisé. Mais nous n’en sommes qu’au début des conflits d’usage des ressources communes qui découleront de la crise environnementale d’ensemble.

Je pourrais continuer. Dans la Vienne, département où j’habite, la création de bassines est censée reposer sur des études HMUC. Au sein de la commission locale de l’eau, instance qui devrait piloter l’installation des bassines…

M. le président Patrick Hetzel. Permettez-moi de recentrer le débat.

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. J’allais en venir à la transparence des institutions qui contrôlent la gestion de l’eau.

M. le président Patrick Hetzel. Vous faites partie d’un collectif qui défend une cause. Nous avons indiqué que nos travaux portaient sur l’organisation des manifestations. Il ne nous appartient pas d’ouvrir un débat environnemental, aussi légitime soit-il, car cela ne fait pas partie du champ de la commission d’enquête. Permettez-moi de clore la discussion sur ce point.

Mme Anne-Morwenn Pastier, collectif Bassines non merci !. Mon propos ne concernait pas l’environnement mais la transparence des institutions…

M. Florent Boudié, rapporteur. Personne ne doute qu’il existe un débat sur le fonctionnement de la démocratie en France, comme dans le monde et au sein de l’Union européenne. Et nous ne proposons pas forcément les mêmes solutions pour y répondre. Il ne vous a pas échappé que différentes formations politiques sont représentées au sein de cette commission.

Est-ce que j’aborderai de cette question dans mon rapport ? Je pense que oui, même si cela n’en constituera pas un élément central. J’évoquerai le problème du rapport à la démocratie et à la décision politique car cela fait partie du sujet de la régulation de la conflictualité et de la confrontation démocratique. Notre démocratie a plus de mal à le faire qu’auparavant, y compris dans l’hémicycle. Mes propositions ne seront peut-être pas partagées par tous.

Vous n’avez pas répondu une question très importante. Depuis le début des années 2000, quel que soit le sujet qui donne lieu à des manifestations – législation du travail ou réforme des retraites, par exemple – on voit apparaître un certain nombre d’individus qui s’organisent pour commettre des violences. Lors de nos travaux, le président et moi-même nous sommes attachés à distinguer les manifestants de ceux qui viennent en découdre. Car certains viennent pour cela. Cela a été relevé par les organisations syndicales et par les services de renseignement. Vous direz peut-être que ces derniers sont des services de l’État et que leur approche est biaisée, mais ils font en général bien leur travail. Les représentants de certains syndicats nous ont dit de manière explicite recommander à leurs adhérents de ne pas participer à des manifestations interdites. C’est leur choix. Je ne dis pas qu’il s’agit d’une vérité absolue.

Avez-vous oui ou non constaté, à Sainte-Soline comme ailleurs, que des groupes d’individus organisés en vue de commettre des violences s’infiltraient pour en découdre et pas pour défendre vos causes, que je ne partage pas mais qui sont légitimes ? C’est à cela que nous nous intéressons, ainsi qu’aux effets néfastes de ce phénomène pour la démocratie. Ces violences brouillent les messages des manifestants, en matière sociale comme environnementale. Considérez-vous que c’est un problème ? Pensez-vous qu’il est de votre responsabilité d’en tenir compte ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Je vous remercie de porter une attention particulière au problème de la démocratie. Anne-Morwenn Pastier a commencé à en parler. Je suis inquiet quant à la suite des évènements. Le fait que la justice administrative se prononce après les travaux crée un dysfonctionnement. Ses jugements ne sont pas suspensifs.

M. Florent Boudié, rapporteur. Constatez-vous oui ou non la présence d’individus violents ? Est-ce un problème selon vous ? Comment fait-on pour le régler ? Moins de périphrases !

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Il semblerait que la future loi d’orientation agricole classe les bassines en projets d’intérêt public majeurs. Les procédures administratives en seraient largement allégées. Cela ne va pas contribuer à atténuer les crispations chez nous puisque c’est le contraire de ce que nous demandons.

J’en viens aux tensions dans les manifestations et aux sujets qui les créent. Lorsque la dernière goutte d’eau aura été bue, il ne restera plus que la mort. Un enjeu aussi vital encourage certains d’entre nous à se dépasser et à aller au-delà du cadre militant que nous nous étions imposés. C’est tout à fait dans l’ordre des choses. Cela doit être mis en relation avec le caractère parfaitement insatisfaisant de ce qu’on nous propose face à l’urgence climatique. Nous n’allons donc pas vous aider à dresser une typologie des violences ou à identifier les raisons qui font que des gens, certainement par colère et à cause de l’incompréhension, peuvent sortir de leurs gonds et adopter des comportements qu’ils n’avaient pas jusqu’alors. Il est évident qu’il faut s’interroger sur les racines du mal. Il se soignera à grands coups de démocratie. Il n’y a pas d’alternative, comme aurait dit Margaret Thatcher.

Nous n’oublions pas le bilan de Sainte-Soline des deux côtés. Il y a eu plus de 200 blessés parmi nous. Ce chiffre néglige les troubles auditifs, qui n’ont pas été pris en compte, et les dommages de l’âme, qui sont difficile à mesurer. Monsieur Taverne, j’espère que vous ne considérez pas que quarante gendarmes blessés constituent un résultat satisfaisant en matière de maintien de l’ordre. L’objectif était soi-disant de limiter au maximum le nombre de blessés. Quand il y en a 250, ce n’est pas une bonne opération de maintien de l’ordre.

Nous sommes tout aussi inquiets pour nos camarades, que nous essayons d’accompagner dans les soins, que pour les 3 000 agents qui ont eu à jeter des bombes sur des gens qui auraient pu être leurs frères et sœurs ou leurs grands-parents. Or, ils ne bénéficient pas d’un accompagnement psychologique. Je pense que cela serait nécessaire lorsque l’on a fait montre d’une telle violence. Ils ne sont évidemment pas faits de bois. Je tiens à faire part du témoignage, qui m’inquiète fortement, d’un gendarme mobile de 23 ans – car nous avions en face de nous essentiellement des jeunes militaires. On lui a donné l’ordre de bloquer l’arrivée des véhicules de secours et il a entendu Gérald Darmanin nier cette évidence. Ce gendarme habite un petit village au fin fond des montagnes. Il en a parlé dans son village. Comment vit-il avec la honte de savoir qu’il a servi à ça et que le ministre ment ? Comment est-il accompagné ?

J’espère qu’une commission pour l’unité et la réconciliation sera mise en place après Sainte-Soline, comme au Rwanda. Désormais, je ne salue plus les membres des forces de l’ordre et les gradés avec qui nous avons en réalité travaillé depuis sept ans. Quelque chose a été profondément atteint au sein de la République. J’en appelle à la reconstruction et au dépassement de cet événement. Surtout, je le répète, notre objectif commun doit être que cela ne se reproduise jamais.

M. Ludovic Mendes (RE). Vous voulez absolument mettre en parallèle la mort de Rémi Fraisse avec ce qui s’est passé à Sainte-Soline. Je rappelle que le modèle de grenade responsable de ce décès a été interdit par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur. Les grenades employées à Sainte-Soline ne sont pas du tout les mêmes.

Depuis tout à l’heure, vous parlez de démocratie. Quand un vote intervient au Parlement, c’est la démocratie qui s’exprime, que vous soyez ou non d’accord avec le résultat. Une consultation citoyenne avait été organisée sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Parce que le résultat ne plaisait pas aux militants, ils avaient contesté cette procédure. La démocratie avait parlé et on avait refusé de la respecter. Qu’entendez-vous par la notion de regard démocratique ? À vous entendre, nous ne sommes pas des démocrates alors que nous avons été élus pour voter la loi.

Monsieur Le Guet, vous avez à plusieurs reprises mentionné le fait qu’un tribunal vous avait interdit de manifester à Sainte-Soline. Vous avez malgré tout tenu à le faire. Vous avez mis potentiellement en danger les manifestants car, lorsque l’on est responsable d’une association qui organise une manifestation, on met en jeu sa responsabilité pénale.

Maître Graefe, pouvez-vous nous indiquer les différences en matière d’intervention des forces de l’ordre selon qu’une manifestation est autorisée ou interdite ? Leur rôle n’est pas le même. Mais vous ne le mentionnez à aucun moment dans votre rapport.

Comment avez-vous fait pour réunir autant de personnes venues des quatre coins de la France et de l’Europe ? Cela nous interroge. L’objet même de cette commission est de savoir comment vous avez pu.

En Allemagne et en Italie, certaines manifestations avaient été marquées par des débordements et il y avait un risque potentiel que cela arrive à Sainte-Soline. Qu’auriez-vous fait exactement si les forces de l’ordre n’avaient pas été présentes lors de cette manifestation ?

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. J’aimerais revenir sur l’interdiction des grenades lacrymogènes instantanées GLI-F4 à la suite du décès de Rémi Fraisse. Je ne suis pas un spécialiste mais il me semble qu’elles ont été remplacées par les GM2L au motif que leur charge explosive est moindre. On m’a dit que les explosifs seraient différents et que celui de la GM2L aurait une vitesse de détonation plus rapide, et donc une onde de choc plus puissante et destructrice. Je ne sais pas si le remplacement de la GLI-F4 par la GM2L est réellement un progrès pour le maintien de l’ordre et la sécurité des manifestants.

M. Ludovic Mendes (RE). Je me suis contenté de rétablir les faits. Je n’ai pas demandé un débat sur les grenades.

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. Je suis intervenu pour répondre.

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Ce débat est néanmoins très intéressant parce qu’il porte sur la dangerosité des matériels, qui produit des blessures. Cette opération de maintien de l’ordre ne doit surtout pas faire école.

M. Jérémie Fougerat, collectif Bassines non merci !. Si vous le souhaitez, je peux vous montrer des photos que j’ai prises moi-même et qui prouvent les dégâts que provoquent ces grenades. On parle de chairs arrachées, que l’on ne peut pas suturer. On pratique ce que l’on appelle une cicatrisation dirigée, ce qui suppose de poser des pansements pendant des semaines pour que la peau repousse. Voilà les conséquences réelles de ces objets !

Il serait intéressant de savoir où se trouvaient les personnes qui ont subi ces blessures. Étaient-elles dans la zone particulièrement dangereuse des 100 mètres ou bien étaient-elles plus loin ?

M. Julien Le Guet, collectif Bassines non merci !. Votre dernière question est très pertinente : qu’aurions-nous fait si les forces de l’ordre n’avaient pas été là ? Nous serions allés voir la bassine et les gens venus de l’autre bout de la France auraient pu comprendre pourquoi on appelle parfois cela une « mégabassine ». Je renouvelle mon invitation à venir dans le Marais poitevin voir les chantiers de construction. C’est très pédagogique. On comprend alors que cela va à l’encontre de l’histoire, du bon sens et du cycle de l’eau. C’est une solution technocratique pour continuer coûte que coûte de cultiver le maïs, parce que c’est bien cela qu’il s’agit, sans prendre en compte le vécu des habitants ni les conséquences sur le milieu naturel et les autres agriculteurs.

Je pense que vous savez pourquoi notre lutte résonne à travers la France et l’Europe. Nous faisons face à une situation écologique, notamment s’agissant de l’eau, catastrophique. J’habite dans le Marais poitevin, la deuxième zone humide de France. La biodiversité est en train de s’y éteindre à toute vitesse. Voici nos motivations. Vous devriez avoir les mêmes : bâtir un monde plus juste, un monde simplement vivable. Dans cette perspective, les questions liées à l’eau nous préoccupent énormément. C’est le premier élément sur lequel nous devons faire société. Elle ne peut pas être un bien marchand comme un autre. On ne peut pas spéculer sur l’eau. Toutes les formes de vie en ont besoin.

Vous comprendrez donc qu’il est impératif que soit entendue dès à présent notre demande de moratoire sur tous les projets de bassines. Cela permettra d’établir la vérité scientifique et de vérifier leur conformité avec nos engagements internationaux et européens, par exemple la directive-cadre sur l’eau. Quand tout cela aura été fait, vous verrez que l’on pourra instaurer d’autres modalités de partage de l’eau et que nous serons tous en mesure de mettre au service de solutions d’intérêt général l’énergie que nous dépensons actuellement pour lutter. C’est ainsi que l’on doit faire de la politique et que l’on doit faire société.

M. le président Patrick Hetzel. C’était le mot de la fin. Je tiens à vous remercier d’avoir participé à nos travaux.

 

*


  1.   Audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des outre-mer (5 octobre 2023)

La commission auditionne M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des outre-mer ([34]).

M. le président Patrick Hetzel. Mes chers collègues, nous nous retrouvons ce matin pour cette quarantième audition, qui devrait être la dernière de notre commission d’enquête. Il est normal que nous confrontions nos réflexions et nos analyses, qui ont eu le temps de s’affiner, à celles du ministre de l’intérieur. Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir répondu à la convocation de la commission.

L’existence d’une commission d’enquête étant limitée à six mois, nous allons prochainement conclure nos travaux. En accord avec M. le rapporteur, je vous propose de nous réunir mardi 31 octobre pour examiner le projet de rapport. Celui-ci aura été mis en consultation au cours de la semaine précédente, ce qui permettra à l’ensemble des commissaires d’en prendre connaissance.

En outre, comme je vous l’avais indiqué la semaine dernière, la convocation que nous avons adressée au mouvement des Soulèvements de la Terre s’est heurtée à un refus définitif de comparaître. Le fait de ne pas se présenter devant une commission d’enquête constitue un délit. En accord avec notre rapporteur, qui s’associe à cette démarche, et comme m’en charge l’ordonnance du 17 novembre 1958 en ma qualité de président, j’ai décidé de saisir de ces faits l’autorité judiciaire afin qu’elle fasse respecter les droits du Parlement. Un courrier sera donc adressé en ce sens à la procureure de la République de Paris.

Monsieur le ministre, vous avez reçu le questionnaire que vous a préalablement adressé notre rapporteur. Vous savez que nous avons déjà entendu plusieurs directeurs de votre administration et plusieurs membres du corps préfectoral. Je n’ai pas à vous décrire les manifestations de ce printemps, les violences qui les ont émaillées, les risques qu’elles ont fait courir et les critiques diverses, parfois contradictoires, suscitées à cette occasion par l’action des autorités publiques.

Depuis la création de cette commission, nous partageons tous, je crois, la volonté de préserver le droit fondamental de manifester, l’intégrité physique des personnes – tant des manifestants que des agents des forces de sécurité intérieure – ainsi que l’ordre public et les biens. En un mot, il s’agit de protéger l’État de droit et les libertés démocratiques.

Le printemps a mis à rude épreuve les hommes et les femmes de votre ministère, auxquels nous adressons, à travers vous, nos remerciements républicains pour leur engagement au service de l’intérêt général. Estimez-vous avoir disposé de tous les moyens nécessaires – humains, matériels et budgétaires – pour qu’ils puissent accomplir leur mission dans les meilleures conditions et pour que les citoyens puissent user au mieux de leur liberté de manifester ?

Nous avons consacré beaucoup de temps à étudier les méthodes des black blocs. La présence des fauteurs de troubles est malheureusement devenue habituelle dans les manifestations. Comment y remédier ? Comment, d’une part, prévenir et dissuader, et, d’autre part, sanctionner et éviter les réitérations ?

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gérald Darmanin prête serment.)

M. Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur et des outre-mer. Votre convocation m’offre l’occasion de revenir, d’une part, sur les manifestations violentes qui ont eu lieu en marge des discussions sur le projet de réforme des retraites – notamment après l’utilisation de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, soit à compter du 16 mars – et, d’autre part, sur les faits qui se sont produits à Sainte-Soline au cours d’une manifestation en milieu rural. Ce sont deux exemples de violences organisées par des groupuscules, pas si petits que cela, dans des contextes très différents.

Les groupuscules d’ultragauche ne sont pas très structurés contrairement à ceux de l’ultradroite, ce qui pose des problèmes aux services de renseignement. Il s’agit davantage de nébuleuses, quelque peu anarchiques, difficiles à caractériser. Ces groupes sont animés par une pensée très majoritairement anticapitaliste et anti-institutionnelle, qui remet profondément en cause nos principes républicains. Ce sont des personnes organisées et équipées, qui disposent de moyens de coordination, par exemple les vêtements noirs portés par les black blocs, et d’outils technologiques. Nous avons trouvé à Sainte-Soline un système de radio parallèle. Ces groupes avaient fait en sorte que les services de renseignement et les forces de l’ordre ne puissent pas écouter les propos qu’ils échangeaient au sujet des violences prévues.

L’organisation générale et coordonnée de la dissimulation, tant par l’usage des réseaux sociaux que par les choix vestimentaires, distingue les actions du printemps 2023 des mouvements de contestation violents non organisés des années précédentes ou des émeutes urbaines de juin dernier. Ces groupes recourent à la violence contre les biens et, par voie de conséquence, contre les personnes lorsque celles-ci s’interposent. On relève également une tactique et une organisation qui s’approchent, par certains côtés, d’une coordination militaire. Lorsqu’ils attaquent les forces de l’ordre ou un bien donné, ces groupes agissent dans le cadre d’une structure hiérarchisée, avec leurs généraux, leurs sous-officiers et leurs soldats du rang. À Sainte-Soline, ils avançaient en colonnes.

Les manifestations contre la réforme des retraites et les événements de Sainte-Soline ainsi que, dans une moindre mesure, les émeutes de juin, ont donné lieu à deux débats médiatiques importants.

Premièrement, pour montrer la légitimité de leur combat, les black blocs et une partie des Soulèvements de la Terre mettent en avant le fait qu’ils s’en prennent uniquement aux biens. Ils dénoncent l’usage de la violence physique pour protéger ces derniers par les forces de l’ordre, affirmant que les policiers et les gendarmes sont à l’origine des troubles en s’interposant. Je veux rappeler que les biens sont aussi importants que les personnes. C’est un vieux combat que celui de la défense de la propriété, ce droit fondamental de l’homme. À Sainte-Soline, les forces de l’ordre ne faisaient qu’appliquer des décisions de justice. Elles ne mènent évidemment pas un combat pour ou contre l’écologie. Il serait opportun de rappeler, dans le débat politique, que les forces de l’ordre sont chargées non seulement de protéger les personnes mais aussi les biens. Les groupuscules violents, notamment à l’ultragauche, jugent légitime d’attaquer des biens qui ne correspondent pas à l’idée qu’ils se font de la société de demain. L’action politique et les recours juridiques manquant d’efficacité, ils estiment devoir mener le combat de la violence. Ils considèrent que les forces de l’ordre n’ont pas à s’interposer pour protéger des biens. Des personnalités politiques, parmi lesquelles des parlementaires, m’ont dit que, si je n’avais pas envoyé des gendarmes protéger les bassines, il ne se serait rien passé à Sainte-Soline, si ce n’est la destruction des ouvrages. La question est de savoir si on fait respecter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Le second débat médiatique a trait à l’usage de la violence par les forces de l’ordre. La question est non pas de savoir elles ont le droit de faire usage de cette violence légitime, si elles peuvent blesser ou tuer. Pensons au Bataclan, par exemple ! La question est de savoir si les policiers et les gendarmes utilisent la violence de manière proportionnelle. Juger de la réussite d’une opération de police au vu du nombre de blessés, voire de morts, me paraît un mauvais débat médiatique. Il est légitime, en revanche, de discuter de la proportionnalité, des armes employées, de la formation des agents et de la manière dont ils utilisent leurs armes.

Pour répondre à vos premières questions, monsieur le président, nous avons disposé des moyens nécessaires. Mais nous avons été confrontés à une difficulté tenant à la répétition des événements en certains endroits du territoire, ce qui nous a conduits à revoir l’organisation de nos moyens. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis les gilets jaunes, notamment en formant à l’ordre public un certain nombre de policiers et de gendarmes en fonction dans des villes qui n’avaient pas connu, au cours des années précédentes, de manifestations violentes. La répétition de ces manifestations et la multiplication des points de confrontation ont conduit à la création, par la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur du 24 janvier 2023, de onze unités de forces mobiles supplémentaires ainsi qu’au renforcement de la mobilité des unités, à l’image de la compagnie républicaine de sécurité n° 8 et de la brigade de répression de l’action violente motorisée à Paris.

Nous avons parfois des débats avec la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement pour savoir si la finalité du renseignement correspond aux personnes que nous poursuivons. Il va de soi que nous comprenons et respectons ses décisions, même si elles empêchent parfois le travail des services. Je ne peux qu’insister sur l’importance que revêtent certaines techniques de renseignement pour permettre, à l’heure de Telegram, de Signal, de WhatsApp, d’améliorer notre connaissance de groupuscules dont les raisons de penser qu’il s’agit des structures factieuses existent. Les écoutes téléphoniques classiques, quant à elles, produisent de moins en moins de résultats.

Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, nous n’avions pas la possibilité de faire voler des drones. Cela nous a grandement handicapés. À Sainte-Soline, les personnes qui avaient des visées violentes ont utilisé les drones contre les gendarmes, lesquels n’avaient pas le droit d’employer les leurs. Nous pouvons désormais les utiliser, le Parlement ayant aplani l’obstacle. L’usage d’un drone de la préfecture de police a par exemple permis à la brigade de répression de l’action violente motorisée, à la suite de l’ignoble manifestation dite anti-police, d’interpeller trois personnes qui avaient attaqué un véhicule des forces de l’ordre.

J’en viens au bilan des manifestations. À la suite du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, une petite partie des participants aux journées d’action a mené des actions très violentes. Le nombre de blessés, parmi les forces de l’ordre, a été multiplié par dix le 23 mars. Il est ensuite demeuré à un niveau élevé avant de connaître un nouveau pic à l’occasion du 1er mai. Le nombre de blessés était proportionnel à celui des interpellations, ce qui montre bien que la police et la gendarmerie ne sont pas à l’origine des violences.

Les services de renseignement, dont les notes classifiées sont à votre disposition, ont dû vous confirmer qu’ils avaient prévu la présence de l’ultragauche, à partir de la fin du mois de mars notamment, dans des actions violentes contre les symboles du capitalisme, les sites institutionnels et les forces de l’ordre.

On a dénombré, au total, 1 518 policiers et gendarmes blessés et plus de 3 500 incendies de voie publique. Des élus, des membres du Gouvernement ont été pris à partie, et 164 parlementaires ont vu leur permanence saccagée. Un commissariat a failli brûler à Lorient, une ville qui n’est pourtant pas connue pour ses violences contre les forces de l’ordre, alors que des fonctionnaires s’y trouvaient encore. La porte de l’hôtel de ville de Bordeaux a été incendiée. La mairie du 4e arrondissement de Lyon a fait l’objet de dégradations. Dans cette ville, les compagnies républicaines de sécurité ont reçu des pavés lors d’une manifestation interdite. Les forces de l’ordre ont également été victimes d’actes violents à Dijon. À Paris, pompiers et policiers ont évacué vingt-trois personnes en raison de l’incendie de leur immeuble dû à des feux de poubelles.

À Sainte-Soline, de nombreuses dégradations, dont les préjudices se chiffraient à plusieurs centaines de milliers d’euros, avaient déjà été commises sans attirer l’attention des médias en 2021 et 2022. La manifestation la plus importante, celle du 25 mars, comptait quelques milliers de manifestants, dont 500 black blocs d’après les services de renseignement. La présence importante de personnes étrangères est à souligner, même si nous en avons évité grâce à des interdictions administratives du territoire prises en collaboration avec nos partenaires suisses, belges et allemands. Il y a une internationale de l’ultragauche qui se mêle aux violences organisées. On a ainsi compté jusqu’à 300 activistes étrangers sur le site. Pendant les contrôles réalisés en amont, les gendarmes et les policiers ont découvert des haches, des coquetels Molotov, des piques, des armes létales.

Les groupuscules violents représentent plusieurs idéologies. Il y a une mouvance d’ultragauche très ancrée dans la culture de la violence depuis les années 1960 ; une mouvance d’ultra-jaunes peut-être moins politisée ; des délinquants opportunistes ; des militants radicalisés et expérimentés, dont beaucoup appartiennent à des catégories socioprofessionnelles supérieures, avocats, médecins, qui habitent de beaux quartiers, ont un patrimoine élevé et connaissent parfaitement leurs droits. Ces derniers ne sont pas des ouvriers en colère après la fermeture de l’usine. Leur pedigree n’est pas non plus celui du Lumpenprolétariat.

Ces groupuscules ont un noyau d’organisation avec des ramifications étrangères. Ils ont une pensée radicale, une expérience et des moyens intellectuels, juridiques et techniques. Ils disposent de radios parallèles et n’utilisent pas leurs téléphones portables qui sont, par un curieux hasard, souvent éteints la veille de la manifestation jusqu’au lendemain. Parmi les quelque 8 000 individus qui font l’objet d’un suivi par les services de renseignements en raison de potentielles actions violentes, il y a 3 000 fichés S d’ultragauche et 1 300 fichés S d’ultradroite. Le fiché S n’est pas forcément destiné à commettre personnellement des actes répréhensibles mais il peut être en contact avec des personnes dangereuses ou les financer. Par comparaison, nous suivons 5 300 fichés S islamistes.

Cette violence n’est pas nouvelle. Il y a eu plusieurs lieux de forte contestation, avant l’élection de l’actuel Président de la République : à Sivens avec la mort de Rémi Fraisse, puis à Notre-Dame-des-Landes. Au printemps 2016, la contestation contre la loi dite « travail » a été l’occasion de fortes violences. Le mouvement des gilets jaunes, au départ pacifique, a vu apparaître des exactions et une radicalisation dans certains territoires.

La France n’est pas le seul pays concerné. Le sujet n’est pas non plus propre aux policiers puisque les zones rurales sont aussi touchées. Chacun se rappelle les heurts au G20 de Hambourg, au G8 de Rostock ou au G20 de Londres, qui ont fait des morts et plusieurs milliers de blessés. Les zones à défendre (ZAD) sont partout présentes sur le territoire européen ainsi que sur le sol américain. En janvier 2023, à Lützerath en Allemagne, il y a eu des tirs contre les forces de l’ordre et des blessés très graves, notamment chez les « manifestants ». Le même mois, à Atlanta aux États-Unis, une ZAD s’est installée sur le lieu de construction d’une école de police. Les affrontements ont fait un mort et plusieurs blessés.

Les black blocs sont une sorte de franchise dont on exporte le savoir-faire. Des gens peuvent agir comme eux sans en faire partie. Leur organisation est nébuleuse, contrairement à celle de l’ultradroite qui a un rapport obsessionnel à l’ordre. Il existe des camps d’entraînement, des tutoriaux sur le dark web, que nous surveillons. Ces gens cherchent aussi à comprendre comment fonctionnent les forces de l’ordre. Il existe une stratégie d’anonymisation, comme je l’ai dit, ainsi que d’homogénéisation des apparences. On entend parler d’observateurs qui rencontrent des difficultés avec la police et la gendarmerie. Nous essayons de faire en sorte qu’ils puissent mener leur travail dans des conditions totalement démocratiques et acceptables pour eux. Mais vous constaterez qu’il y a très peu de reportages à l’intérieur du black bloc parce que, une fois découverts, les journalistes sont menacés et violentés. L’ouverture démocratique de ces gens n’est pas totale.

Le travail des forces de l’ordre est compliqué puisque les auteurs sont difficiles à identifier et que ces gens connaissent parfaitement les qualifications pénales. Il n’y a pas de possibilité de désescalade avec eux, contrairement au cas d’une manifestation qui tournerait mal, puisqu’il n’y a pas de contact avec le black bloc. Il n’y a pas aucun responsable qui vient discuter avec le préfet ou le commissaire de police sur place.

Parmi les éléments montrant l’organisation intellectuelle et pratique de ces groupuscules, je vous ai apporté un tract distribué à des milliers d’exemplaires la veille de la manifestation de Sainte-Soline. Il faut trouver un imprimeur, un graphiste pour tracer ces jolis dessins, des éléments pédagogiques. On y explique comment cela se passe. Si vous êtes blessé, par exemple, il ne faut surtout pas voir un vrai médecin, mais un soignant bénévole. Il ne faut avoir ni téléphone portable ni pièce d’identité. Il y figure les numéros d’avocats à appeler, les choses à dire aux policiers – en l’occurrence : rien. Cela devrait nous interpeler. Il faut des moyens pour produire ce type de documents. Il faut réfléchir. Les conseils juridiques et médicaux sont à la fois dangereux et bien faits. Ils démontrent une organisation malfaisante des événements.

Il y avait de tout à Sainte-Soline : des gens extrêmement violents, des étrangers venus rejoindre l’ultragauche, des écologistes radicaux, mais aussi des gens qui avaient envie de manifester pacifiquement. La manifestation avait été interdite par la préfète, interdiction confirmée par toutes les juridictions. Comme le montrent des vidéos, les véhicules de gendarmerie ont été ciblés par des jets de pavés. Tout se passe dans un champ ; il a donc fallu les apporter, ces pavés. Les gens ont fait des kilomètres à pied pour se confronter aux gendarmes avec des munitions. Notre-Dame-des-Landes a été une école pour une partie de ces militants aguerris.

L’État essaie d’améliorer la façon dont il peut fonctionner et d’apporter des réponses. Il faut distinguer ce qui relève du maintien de l’ordre lors de manifestations et ce qui relève du rétablissement de l’ordre quand il y a des violences. Vouloir appliquer les moyens et les règles du maintien de l’ordre dans une manifestation nécessitant un rétablissement de l’ordre, ce n’est pas comprendre le travail des forces de sécurité et les priver de rétablir l’ordre.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). C’est un point presse du Gouvernement, en fait !

M. Gérald Darmanin, ministre. Pour les manifestations, qui peuvent parfois dégénérer, j’ai été le premier ministre de l’intérieur à proposer une doctrine dont les attendus ont été validés par le Conseil d’État en juin 2021, après avoir été retoqués une première fois. Le texte concerne l’organisation des forces de l’ordre, leur formation, la création de nouveaux centres d’entraînement en plus de celui de Saint-Astier. Un nouveau centre verra le jour à Villeneuve‑Saint‑Georges après avoir été voté dans la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur du 24 janvier 2023. Nous avons formé l’intégralité du corps préfectoral au maintien de l’ordre. Nous avons aussi acté la fin des grenades assourdissantes, clarifié les sommations, généralisé les caméras-piétons. Les travaux de la commission Delarue permettront d’améliorer la relation entre la presse et les forces de l’ordre.

Des dispositions légales sont prévues pour réprimer les attroupements. Rappelons que la participation à une manifestation interdite n’est pas légale et qu’elle tombe sous le coup d’une contravention. Le fait de l’organiser constitue, aux termes de l’article 431-9 du code pénal, un délit puni de six mois d’emprisonnement. Participer à un attroupement, soit dans une manifestation non autorisée, soit en marge d’une manifestation, après les sommations ou dans des rues parallèles qui ne font pas partie du parcours, c’est également sanctionné de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Le fait de dissimuler son visage, c’est un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Le fait de détruire des biens, c’est jusqu’à dix ans d’emprisonnement, jusqu’à vingt ans l’infraction est commise en bande organisée – encore une fois, les biens sont particulièrement protégés par le droit. Les violences contre les forces de l’ordre sont quant à elles punies de trois ans de prison ou plus.

Des moyens inédits ont été déployés pour le maintien de l’ordre. Sur les sept nouveaux escadrons de gendarmerie mobile dont vous avez voté la création, trois et demi sont déjà opérationnels. Sur les quatre compagnies républicaines de sécurité, l’une a été mise en place et les trois autres le seront en novembre. Nous avons également donné des moyens au déploiement des drones. Par ailleurs, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République a modifié le cadre juridique des dissolutions. Un nouveau bureau a été créé au sein du ministère de l’intérieur, à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Il s’agit d’aider les préfets et les sous-préfets grâce à une cellule anti-ZAD permettant de mener une guerre juridique. Une trentaine de projets actuellement – autoroutes, aéroports, lignes à grande vitesse, bassines – sont susceptibles de voir surgir ces occupations sauvages.

Nos mesures ont été efficaces puisque nous avons dissous quarante-quatre associations ou groupements de fait depuis 2012, dont neuf depuis la loi du 24 août 2021. En outre, 666 interdictions administratives du territoire ont été prononcées par la direction générale de la sécurité intérieure pour les étrangers qui viendraient participer à des actions violentes en France. Les dissolutions sont partagées entre ultradroite et ultragauche : Zouaves Paris, Bloc lorrain, Bordeaux nationaliste.

M. le président Patrick Hetzel. Vous avez mentionné à plusieurs reprises l’existence de camps d’entraînement de ces groupuscules violents. Même s’il s’agit d’une nébuleuse, vous avez également fait état d’un noyau, de rameaux et de moyens juridiques et techniques. Le ministère de l’intérieur a-t-il d’ores et déjà engagé des actions contre tout cela ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Le fait de s’entraîner à des sports de combat ou de jouer à la guerre n’est pas un délit en soi. Le faire dans le but d’organiser le black bloc est constitutif, pour nous, d’une préméditation. Ce sont des éléments qui plaident en faveur de la dissolution auprès du Conseil d’État. La difficulté, c’est que l’ultragauche est composée de groupements de fait. On peut caractériser le fait qu’il y ait une hiérarchie, une idéologie, des réunions mais cela n’est pas juridiquement installé. Lutter contre une telle nébuleuse requiert un grand travail de renseignement avant de présenter le décret de dissolution en Conseil des ministres, après examen et accord du secrétariat général du Gouvernement. Nous organisons la surveillance de ces lieux qui servent à des projets factieux. Ils ont parfois plusieurs utilités : stands de tir, clubs d’arts martiaux. Tout ce travail prend du temps.

Pour ce qui est des noyaux, des gens sont surveillés selon diverses techniques. Si l’on essaie de caractériser des faits, il ne peut pas y avoir de Minority report, d’action préventive avant la commission du délit en droit français. Mais ces gens sont très au courant du droit et ils en utilisent les méandres pour limiter leurs peines en cas d’interpellation. Si nous voulons les interpeller et que leur condamnation soit sérieuse, nous devons caractériser une intention de nuire extrême et immédiate. Or, nos renseignements ne peuvent pas toujours se traduire en décisions de justice.

M. Florent Boudié, rapporteur. J’ai entendu mon collègue Ugo Bernalicis s’interroger tout à l’heure sur l’utilité des éléments que vous avez communiqués à la commission d’enquête, en se demandant s’il s’agissait d’une conférence de presse du Gouvernement. Je trouve, pour ma part, ces éléments très intéressants. Nous avons entendu la semaine dernière l’un des collectifs les plus en pointe dans la lutte contre les bassines. Ses représentants ont expliqué que les pierres se prenaient à même la terre à Sainte-Soline, parce que le changement climatique avait entraîné une érosion des sols et que les pierres s’y cueillaient comme des fleurs. Les boules de pétanque, les machettes et les haches avaient été saisies dans les coffres parce que l’État avait procédé à un grand nombre de fouilles de véhicules : il était tombé sur des bûcherons et des amateurs de pétanque. Je pense, monsieur Bernalicis, qu’il était important que le ministre de l’intérieur nous fasse part de sa vision.

Il y a eu 3 339 interpellations entre le 16 mars et le 3 mai pour plusieurs millions de personnes mobilisées dans les manifestations. Je ne sais pas si la proportionnalité est un terme à retenir dans notre futur rapport mais l’existence d’un ciblage est relativement incontestable.

Est-ce qu’une logique de désescalade est possible ? J’entends ce que vous dites, que l’on ne peut pas discuter avec les black blocs. Mais, si je me fais l’avocat du diable, est-ce qu’il ne revient pas à l’État, qui a le monopole de la violence légitime, de faire le premier pas dans une désescalade ? C’est ce que je me suis demandé, comme beaucoup, à la suite de l’audition de Bernard Cazeneuve, la semaine dernière, qui donnait d’ailleurs plutôt un satisfecit à votre gestion du maintien de l’ordre alors même qu’il ne vous soutient pas politiquement. Comment atteindre ce but ? Les Français s’inquiètent de la résurgence systématique de phénomènes de violences à l’occasion des manifestations. Est‑ce que cela passe par des moyens intermédiaires renforcés – je pense notamment aux canons à eau ? Faut‑il employer des forces non spécialisées dans le maintien de l’ordre pour renforcer celles qui le sont ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Tout dépend des « manifestations » dont vous parlez. Je ne crois pas possible d’entrer dans une désescalade avec les black blocs. Vous avez eu raison de souligner qu’on ne les confond absolument pas avec les manifestants et encore moins avec les syndicats, qui nous appellent tous d’ailleurs pour surveiller le précortège. Il est compliqué d’imaginer une quelconque désescalade avec le black bloc, même si je suis toujours tenté de parier sur l’intelligence humaine. On ne voit pas bien la cause qui les anime ; ils ne veulent aucun contact avec les forces de l’ordre, la préfecture ou les syndicats. Les dirigeants syndicaux sont eux-mêmes insultés, parfois violentés. Ils sont violents, non seulement contre les forces de l’ordre, mais contre les représentants de tout système, y compris syndical. Je ne vois pas quelle autre réponse apporter que celle des forces de l’ordre et de la justice.

Les manifestations dites rurales ont lieu pour défendre des causes identifiées. Les black blocs vont quelque part semer la violence par principe d’action. À Sainte-Soline, des gens ont manifesté pacifiquement : une manifestation avait été autorisée dans la ville et s’est bien déroulée. Mais, pour les gens violents, ce n’est pas le jour de la manifestation qu’il peut y avoir une désescalade alors qu’ils n’ont tenu compte d’aucune étape démocratique : l’interdiction du préfet, les décisions administratives et juridictionnelles, y compris les interdictions de transport de matériel dangereux. La désescalade est délicate quand, en face, on conteste même l’arrêté du préfet qui interdit d’emporter des armes et des matières dangereuses dans sa voiture.

C’est en amont que la désescalade peut s’organiser. Mais on est là en dehors de mes compétences de ministre de l’intérieur. Les ministères de l’écologie, de l’agriculture, du renouveau démocratique peuvent être des endroits de discussion. Mais je ne suis pas sûr que ce soit le travail des gendarmes et des policiers, chargés de maintenir ou de rétablir l’ordre.

Il importe de faire la distinction entre le maintien de l’ordre, qui s’applique à des manifestations – dont vous avez défini dans la loi qu’elles supposent une déclaration préalable et des parcours précis – et le rétablissement de l’ordre public, qui intervient face à des attroupements sauvages visant notamment à commettre des violences. La désescalade est toujours possible dans un contexte de manifestation. Elle est, en revanche, difficile – et n’est en tout cas pas le travail du ministère de l’intérieur – dans une situation de rétablissement de l’ordre.

Beaucoup de gens disent aujourd’hui qu’ils étaient venus pacifiquement à Sainte-Soline et que la situation s’est dégradée. Or, à Sainte-Soline, les gendarmes n’ont pas quitté leur ligne. Dans une manifestation qui dégénère, comme cela a été le cas dans les rues de Paris lors du débat sur les retraites, on peut toujours se demander, images à l’appui, si les forces de l’ordre sont intervenues, si des provocations ont eu lieu, si le dispositif était proportionné ou s’il fallait recourir à la mobilité. À Sainte-Soline, il n’y a aucun doute. La consigne des gendarmes était claire : malgré l’interdiction de manifestation, ils n’ont jamais avancé contre les colonnes qui arrivaient sur eux, recevant patiemment des milliers de pierres, de haches et de coquetels Molotov. Ils ont accepté de prendre sur eux la violence, qui aurait été bien plus importante s’ils avaient répondu durant la première heure. Or, ils ont tenu leur ligne et c’est lorsque ces personnes sont arrivées au contact que la violence légitime a dû s’exercer afin de les empêcher de passer. Lorsqu’on en est là, il est trop tard pour désescalader. J’ose espérer que d’autres ministères et d’autres acteurs pourront préparer en amont l’organisation d’une manifestation qui devrait avoir lieu en début d’année prochaine afin que, toute bruyante qu’elle soit, elle ne s’en prenne pas physiquement aux forces de l’ordre.

M. Florent Boudié, rapporteur. Ceux d’entre nous qui se sont déplacés sur le terrain, à Sainte-Soline, ont constaté, au vu de la topographie, que pour qu’il y ait affrontement avec les forces de l’ordre, qui étaient statiques pour protéger une infrastructure, il fallait le vouloir.

M. Ludovic Mendes (RE). Lors de leur audition par notre commission d’enquête, la semaine dernière, les représentants de Bassines non merci ! auxquels nous avons rappelé la saisie de boules de pétanque, de haches, de coquetels Molotov et de six tonnes de pierres, ont expliqué qu’il était normal d’avoir de tels objets dans le coffre de sa voiture. Pourquoi avez-vous contrôlé autant de véhicules ? A-t-on pu démontrer que la majorité de ceux qui ont été contrôlés se rendait à cette manifestation ? D’après ces personnes auditionnées, en effet, on a fouillé le tout-venant et même des habitants qui ne voulaient pas manifester.

Parmi les nombreux sujets évoqués durant l’audition et sur lesquels je ne reviendrai pas, comme l’autogestion, la responsabilité des violences était systématiquement imputée à la police. Selon les personnes auditionnées, ce serait la gendarmerie qui aurait décidé d’aller au contact alors que les militants n’étaient pas violents et qu’ils se trouvaient là pour des raisons éducatives. Ils souhaitaient informer, montrer ce qu’étaient les bassines et leurs impacts sur le climat, l’écologie et la biodiversité. Ceci explique pourquoi ils réunissaient un si grand nombre de gens venus de France et d’Europe.

Pourquoi avez-vous envoyé autant de gendarmes si cette manifestation ne devait pas être violente ? À entendre ces organisations, en effet, tout serait de la faute du ministère de l’intérieur, de la gendarmerie et, potentiellement, des politiques qui n’ont pas compris leur objectif. Comment avez-vous pu vous rendre compte que cette manifestation allait finir par dériver et pourquoi a-t-elle été annulée en amont ? Qu’est-ce qui a motivé les positions du ministère de l’intérieur dans cette affaire ? Selon les personnes auditionnées, ce sont elles qui sont victimes d’une forme de dictature de l’État. Il n’y aurait pas eu de violences de la part des manifestants et, si le cortège était divisé en trois, ce n’était certainement pas pour prendre les gendarmes en tenaille.

M. Gérald Darmanin, ministre. Au sens physique du terme, de nombreuses manifestations interdites se passent bien malgré les violences, les autoroutes coupées, les trains arrêtés et la dévastation d’entreprises ou de certains sites. Nous parvenons à anticiper et nous mobilisons beaucoup de moyens, comme récemment dans les Alpes où une ZAD s’est constituée autour de La Clusaz en raison de difficultés liées à l’accès à l’eau, qui suscitent de nombreuses confrontations entre les stations de ski, les agriculteurs et les personnes qui contestent ces retenues.

En premier lieu, nous nous efforçons d’obtenir des renseignements. Tout le travail du ministère de l’intérieur en la matière consiste à savoir ce qui va se passer, combien seront les manifestants, s’ils seront violents et si des personnes que nous suivons en feront partie. Quand on sait, comme c’était le cas à Sainte-Soline, que quelques centaines de personnes qui viendront de l’étranger comme de France sont fichées, on peut penser que la manifestation risque de mal évoluer. Ces personnes peuvent certes subitement devenir de gentils agneaux, mais lorsque les autorités de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie, de l’Espagne et du Royaume-Uni nous signalent que, sur la foi d’écoutes téléphoniques et de sources internes, elles savent que des gens considérés ultraviolents d’ultragauche, ayant participé à des manifestations très dures sur leur sol national, ont l’intention de se déplacer en France, nous savons que ce ne sera pas le rendez-vous des copains de Georges Brassens. Nous savons donc, sur la base de ces indications, qu’il y aura des difficultés. Nous proportionnons les forces en conséquence.

On sait aussi, en source ouverte, si les associations mobilisent beaucoup leurs amis et si, territorialement, comme c’est le cas dans l’ouest de la France, les gens se sentent concernés. À Sainte-Soline, nous avons été alertés par le fait qu’un agriculteur avait autorisé l’occupation de son terrain pour installer la fameuse tour. Des signes de coordination montraient qu’il y aurait du monde. Il était également prévu qu’une noria de tracteurs se joigne à cette manifestation. La préfète des Deux-Sèvres a obtenu, et je l’en remercie, une désescalade sur ce point en discutant avec la Confédération paysanne, que je remercie également d’avoir renoncé à cette démonstration de force. Imaginez ce qui se serait produit si les tracteurs étaient venus sur site affronter les gendarmes ! Les choses auraient été encore plus graves. Je le répète : des dizaines d’opérations se passent bien et ne donnent lieu ni à débat médiatique ni à commission d’enquête. En général, le nombre des forces de l’ordre mobilisées dissuade les personnes qui en seraient tentées de recourir à la force.

À Sainte-Soline, la difficulté tenait au fait qu’une partie de ces personnes avaient incontestablement la volonté d’utiliser la violence pour montrer que l’État était violent. Toute la question est de savoir qui a été l’agresseur dans cette affaire. Je pense, quant à moi, que ce ne sont évidemment pas les forces de l’ordre, qui n’ont eu recours à la violence que d’une manière légitime et proportionnée. Une autre difficulté tenait à la particularité du site. Il fallait couvrir des dizaines de kilomètres sur un terrain agricole et les opérations pouvaient se dérouler en une multiplicité d’endroits puisque d’autres bassines pouvaient être également visées. Enfin, les agriculteurs et les élus de la zone, avec qui j’ai eu des réunions, craignaient que l’on vienne sectionner des câbles, envahir des fermes ou détruire des installations.

Les renseignements dont nous disposions, qui laissent toujours un risque d’erreur, montraient que les choses n’allaient pas très bien se passer. Nous avons néanmoins été surpris de constater qu’à l’exception de la Confédération paysanne, avec laquelle une désescalade a été possible, une partie des personnes attendues affichait une volonté de nuire. La justice a d’ailleurs reconnu le bien-fondé de tous les actes de la préfète des Deux-Sèvres et des préfets des territoires concernés.

Par ailleurs, de nombreux responsables politiques nationaux s’étaient annoncés. Des parlementaires revêtus de leur écharpe tricolore se sont parfois placés face au cordon de gendarmes, devant des individus violents. J’avais heureusement demandé aux gendarmes de filmer ces scènes car je sais trop, par expérience, que pour certaines personnalités politiques, c’est toujours, par principe, la faute des policiers. Les images ont montré que, pour la parlementaire concernée, la provocation n’était pas du côté des gendarmes, et l’on n’a d’ailleurs plus beaucoup entendu parler de cet incident par la suite.

Plusieurs faisceaux d’indices laissaient donc penser que les choses ne se passeraient pas bien, que les manifestants seraient nombreux, qu’il y aurait des individus violents, venus notamment de l’étranger, et que les possibilités d’attaque et la zone à couvrir appelaient une démonstration très forte de la part des forces de l’ordre.

On peut certes transporter des haches. Mais il faut alors penser qu’il y a à Sainte-Soline beaucoup de bûcherons et beaucoup de gens qui font des travaux de terrassement, jouent à la pétanque, font des coquetels Molotov et transportent des bidons d’essence pour le plaisir ! Les arrêtés des préfets pour interdire le transport d’armes ont tous été validés par le juge administratif. Nous ne parlons pas ici d’une arme, d’une boule de pétanque ou d’un pavé isolé. Ceux qui se sont rendus sur le site ont constaté que les boules de pétanque ne poussaient pas dans ce champ. En outre, nous avions pris soin de retirer tout le matériel de travaux aux alentours car il arrive que, dans les manifestations de foule, ce matériel soit utilisé à des fins martiales. Par ailleurs, pour atteindre la ligne des gendarmes, il fallait franchir des kilomètres sans pouvoir se servir de son véhicule : un bûcheron devait donc prendre sa hache dans son coffre et traverser le champ avec. Chacun a bien vu que ces personnes étaient organisées, avec boucliers et parapluies, alors qu’il ne pleuvait pas ce jour-là.

Pour une partie des manifestations violentes, la préméditation est caractérisée. Il serait bon de le reconnaître. Les causes souvent nobles et respectables sont bousculées par la violence d’un groupe certainement très minoritaire, comme c’était le cas à Sainte-Soline, par rapport aux milliers de personnes présentes ou manifestant dans les autres cortèges et dans la ville. Malheureusement, ces quelques centaines de personnes agressives, en attaquant les forces de l’ordre, n’ont pas servi la cause écologique.

M. Ugo Bernalicis (LFI-NUPES). Lorsque vous vous étonniez, monsieur le ministre que les gens fassent usage des droits qui leur sont dévolus par le code de procédure pénale, comme celui de garder le silence, et évoquiez ceux qui ont l’habitude d’utiliser tous les moyens de droit pour se défendre, j’ai cru que vous parliez des membres du Gouvernement mis en cause pénalement. Mais j’ai dû me tromper car la suite de vos propos était assez claire sur cette question.

Je souscris toutefois à votre idée : il conviendrait de combler le déficit démocratique pour éviter des situations de violence. Si, par exemple, une convention citoyenne sur le climat était organisée et que le Président de la République s’engageait à inscrire dans la loi toutes ses propositions, cela pourrait peut-être contribuer à la désescalade.

Pour en revenir à Sainte-Soline, vous confondez, pour la convenance de votre discours, plusieurs manifestations et plusieurs événements. Ce n’est pas grave et nous n’entrerons pas dans ces détails. Vous dites qu’il n’y a pas eu de provocation et que les forces de l’ordre ont encaissé et subi durant de longues minutes ou de longues heures. Si l’on fait abstraction des quads et du fait que les gendarmes ont tiré sur le mauvais cortège, tout ce que vous avez raconté est presque vrai. S’agissant précisément des quads et des tirs de lanceur de balles de défense sur un cortège pacifique, vous avez déclaré n’avoir constaté aucun problème de disproportion de l’usage de la force.

Continuez-vous à vouloir que les policiers ne puissent pas être mis en cause et placés en détention provisoire lorsqu’ils commettent des exactions, comme l’a proposé cet été le directeur général de la police nationale ? Avez-vous l’intention de déposer un projet de loi en ce sens, visant à ce que les policiers mis en cause dans le cadre de leurs fonctions pour usage disproportionné de la force ne puissent pas faire l’objet de mesures privatives de liberté au moment de l’enquête ?

Enfin, comment se fait-il qu’avec 24 000 fouilles, il y ait encore eu des pavés et des armes sur le terrain ? C’est invraisemblable ! Les forces de l’ordre feraient-elles mal leur travail ? Qui mettez-vous en cause de la sorte ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Certaines de vos questions ne me semblent pas relever de l’objet de votre commission d’enquête. Mais je veux bien y répondre, par principe.

Je regrette qu’une nouvelle fois, vous ne condamniez pas les violences. Vous les justifiez même. C’est dommage car il me semble que les mouvements pacifistes condamnent la violence. À la différence de vous, je ne vois pas de rapport entre le combat pour le climat et le fait de jeter un coquetel Molotov sur un gendarme, ou entre la défense de l’écologie et de la nature et des jets de boules de pétanque à la tête d’un policier. Je ne suis pas sûr que les gens qui agissent ainsi se disent qu’ils arrêteraient de jeter des haches sur un sous-officier de la gendarmerie à terre si un texte de loi reprenait les propositions d’une convention citoyenne. Tout le monde, monsieur le député, gagnerait à dire que la violence n’est jamais une bonne chose. La politique consiste d’ailleurs à tenir dans un débat pacifié et non-violent des discussions qui étaient auparavant violentes. Je ne souscris donc pas à vos attendus.

Quant aux quads, ils servent, comme les deux-roues de la brigade de répression de l’action violente motorisée, à assurer la mobilité des forces de l’ordre. Je vous rappelle à cet égard que j’ai saisi l’inspection générale de la gendarmerie nationale, dont le rapport est à votre disposition. La vidéo a montré le tir effectué depuis le quad. C’est la raison de cette saisine concernant deux gendarmes. Mais les images ne montrent malheureusement pas ce qui se passait autour de la scène.

C’est dommage, comme dans le cas de la vidéo montrant une voiture de police et un policier sortant son arme durant une manifestation, abondamment relayée par des membres ou des sympathisants de votre parti politique avant qu’on se rende compte de ce qui se passait dans les trente secondes qui précédaient, lesquelles ont suscité moins de commentaires. De fait, on ne vous a pas entendu condamner les personnes qui avaient frappé à coups de barre de fer. Je rappelle d’ailleurs que, dans ce dernier cas, les policiers concernés ne couvraient pas la manifestation, mais venaient d’arrêter un trafiquant de drogue dans le contexte de la Coupe du monde de rugby et en un lieu où il n’était pas prévu que passe le cortège. Il s’agit donc là d’une forme intéressante de manipulation médiatique de la part de ceux qui n’aiment pas la police et les policiers, tout en leur reprochant, comme vous venez de le faire, monsieur Bernalicis, de ne pas effectuer assez de contrôles. Peut-être faut-il donc, comme vous le demandez, qu’il y ait davantage de contrôles ? Je retiens votre proposition. Toujours est-il que nous avons saisi ce jour-là six tonnes de pierres. Pour en revenir à la vidéo tronquée de Paris, heureusement que les trente secondes précédentes ont été diffusées : les personnes concernées n’étaient pas dans la manifestation et s’en prenaient à des policiers qui n’encadraient pas cette dernière, mais venaient d’interpeller un trafiquant de drogue. Monsieur le député, quand on dit la vérité, il ne faut pas la dire à moitié.

En troisième lieu, vous m’avez interrogé sur la responsabilité des forces de l’ordre et leur lien avec l’autorité judiciaire. Je souscris pleinement, je le répète, aux propos du directeur général de la police nationale et du préfet de police. Il ne s’agit pas que policiers et gendarmes bénéficient, à la demande de leur hiérarchie à laquelle j’appartiens, d’une justice d’exception. J’ai d’ailleurs proposé moi-même l’aggravation des sanctions contre les policiers et les gendarmes qui commettent des fautes à l’encontre des règles qui s’appliquent à tous les Français. Portant l’uniforme de la République, dépositaires de la violence légitime, portant des armes et exerçant la contrainte du droit, ils sont investis d’un devoir d’exemplarité. De fait, et je crois que vous avez même voté ces dispositions, lorsqu’un policier ou un gendarme, en dehors de ses fonctions, est condamné pour violences conjugales ou confondu comme consommateur de drogues, il n’est plus traduit devant le conseil de discipline comme c’était le cas auparavant, mais purement et simplement banni du port de l’uniforme de la République. Les policiers et les gendarmes doivent être condamnés plus sévèrement que les simples citoyens lorsqu’ils utilisent à mauvais escient les moyens que leur a donnés le Parlement.

Il faut toutefois distinguer la faute consciente de celle qui relève du quotidien et n’a pas été commise intentionnellement. À Marseille, dans le cas du policier du Raid qu’évoquait le directeur général de la police nationale, et dans le respect du secret de l’instruction, on peut penser qu’en utilisant des armes intermédiaires plutôt que des armes à feu, les policiers acceptent l’idée de la proportionnalité de l’emploi de la force. Comme je le disais avant votre arrivée, monsieur le député, la question n’est pas celle de l’utilisation de la violence, mais de la proportionnalité de cette utilisation. C’est très différent. C’est à l’inspection générale de la police ou de la gendarmerie nationale, dans le cadre judiciaire ou administratif, de déterminer si l’usage de la violence est proportionné. Puis la question peut être confiée à un juge d’instruction.

Il s’agit de savoir si un policier ou un gendarme a droit à la présomption d’innocence. Je pense que la réponse est oui. J’ai même l’impression que le policier ou gendarme mis en cause ne peut pas être traité comme un délinquant. Il a en effet, avec les responsabilités supplémentaires qui lui sont confiées, une voix assermentée, comme on disait naguère, et l’on doit le croire davantage que le délinquant. De même, je crois la parole du professeur plutôt que celle de l’élève : lorsqu’il dit à un parent que son fils a commis telle action, peut-être ment-il mais, si on respecte l’autorité, peut-être faut-il d’abord donner crédit à sa parole. Cela ne signifie pas que cette parole doive être acceptée quoi qu’il arrive. Mais je suis, a priori, plutôt du côté du policier, du juge, du professeur et du maire.

Quant à la détention provisoire, des policiers et gendarmes s’y trouvent actuellement. Ils sont une vingtaine pour la police nationale et ils le méritent pleinement s’ils sont confondus par l’évidence des preuves, car ils ont déshonoré l’uniforme de la République. Il est normal, par exemple, pour l’honneur de la police nationale, que les policiers adjoints qui ont participé à un trafic de cocaïne en Guyane soient en détention provisoire dans l’attente de leur jugement. Les faits sont incontestables. Je n’ai jamais demandé le contraire. En revanche, un policier ou un gendarme qui, dans le cadre de ses fonctions, a peut-être – j’insiste sur ce mot – employé la force d’une manière non conforme à la déontologie et aux règles, s’il doit évidemment être jugé et, au bout du compte, sanctionné, a-t-il vraiment sa place en prison au même titre qu’un délinquant qui n’a aucune garantie de représentation que requiert le code de procédure pénale, veut faire pression sur les témoins, dispose d’une bande organisée qui peut le lui permettre et peut partir se cacher à l’étranger, ce qui n’est pas le cas pour l’immense majorité des policiers et gendarmes ? Il ne s’agit aucunement que ces derniers ne répondent pas de leurs actes et ne soient pas condamnés. Ils doivent évidemment l’être, et plus lourdement que les autres citoyens, lorsqu’ils ont commis des fautes. Mais il faut d’abord, a priori, écouter plutôt leur parole que celle des délinquants. Établir une égalité entre eux me choque. Je suis de leur côté.

Monsieur le député, il est dommage que vous ne vouliez pas parler des manifestations. Il y aurait beaucoup à dire à propos des black blocs. Il est également dommage que vous ne restiez pas un jour durant parmi les policiers et les gendarmes, comme le sénateur de Saône-et-Loire qui avait beaucoup dénoncé les actions de la brigade de répression de l’action violente motorisée, et qui a passé une journée avec elle. Vous verrez qu’il s’agit de pères et mères de famille qui ont envie que les choses se passent bien. Vous pourrez mesurer la violence qu’ils subissent. Sans être nécessairement d’accord avec moi, peut-être, comme ce sénateur, changerez-vous d’opinion.

Mme Laure Miller (RE). La semaine dernière, nous avons auditionné le collectif Bassines, non merci ! et plusieurs d’entre nous ont été effarés par ce que nous avons entendu. Nous avons écouté patiemment des personnes certainement mues par une extrême motivation en faveur de la protection de l’environnement, mais dont les propos nous ont alertés, s’il en était encore besoin, à propos d’une tendance à la désobéissance civile observée dans la société et chez certains groupes écologistes.

Il faut distinguer entre des personnes pacifistes venues manifester pour des idées et des groupuscules violents qui ne sont absolument pas là pour des revendications, mais pour casser. L’audition de la semaine dernière a montré que certains organisateurs de manifestations relient directement leur cause à une volonté d’être violents à cette occasion. La semaine dernière, le porte-parole de cette organisation nous disait s’être autorisé à pratiquer la désobéissance civile. Il estimait que c’étaient vos arbitrages qui avaient conduit à la violence dans cette manifestation. Il allait même jusqu’à suggérer que les forces de l’ordre pouvaient être qualifiées de « groupuscule violent ».

Nous croyons quant à nous, monsieur le ministre, que le fait de transgresser la loi de la République sous prétexte qu’une action serait légitime est un glissement dangereux dans nos démocraties. Cette légitimité peut être prétextée par n’importe qui, pacifiste ou dangereux criminel. Comment gérer cette inversion des valeurs et stopper cette tendance grave ? L’arsenal juridique, déjà renforcé par la loi du 24 août 2021, est-il suffisant face à cette radicalité ?

M. Gérald Darmanin, ministre. Dans mon propos introductif, je me suis efforcé d’évoquer deux glissements sémantiques ou deux inversions de valeurs touchant respectivement la proportionnalité dans l’utilisation de la violence et le fait qu’il est aussi important de protéger les biens que les personnes. C’est du moins ce qu’affirment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’ensemble de nos codes juridiques.

Un troisième glissement sémantique, minoritaire, consiste à considérer que deux groupes s’opposent : d’un côté les policiers et gendarmes, et de l’autre les manifestants. Il suffirait de constater, à la fin de l’affrontement, lequel de ces deux groupes a mal utilisé la force. Je m’inscris totalement en faux contre ce glissement. Il n’y a pas deux camps qui s’opposent. Les forces de l’ordre sont la police et la gendarmerie nationales, et non celles du Gouvernement. Elles appliquent la loi votée par les parlementaires et les décisions de justice.

Je rappelle à ce propos que les placements en garde à vue, les prolongations de garde à vue et les contrôles d’identité sont toujours effectués sous l’autorité de magistrats, et non sous celle du ministre de l’intérieur. Même si beaucoup de gens aimeraient que je puisse décider des arrestations, interpellations et mises en garde à vue ou en examen, ce pouvoir appartient à des magistrats indépendants, qui l’emploient de manières diverses, qu’il s’agisse du procureur de la République compétent à Sainte-Soline ou à Paris. La séparation des pouvoirs est garantie.

On ne peut pas placer un signe d’égalité entre les forces de l’ordre et, quelle que soit la cause qu’ils défendent, les manifestants violents – et encore ce mot est-il inapproprié dans ce contexte, où il vaudrait mieux parler de « personnes violentes ». Cela signifierait que les règles que la République s’est fixées démocratiquement sont relatives et susceptibles d’interprétation, et que la violence permettrait de les changer. Il y a des moments qui permettent de faire évoluer les lois démocratiques : ce sont les élections. Il y a aussi un moyen d’action démocratique et pacifique qui permet de faire pression pour modifier ces lois : c’est la manifestation.

Certains de nos compatriotes, minoritaires mais dont le discours est relayé médiatiquement et politiquement, estiment que le combat démocratique ne suffit pas et qu’il faut aller vers des actions violentes pour se faire entendre. Cela doit nous interpeller. On a déjà connu ce genre d’expériences par le passé. L’ultragauche italienne des années 1970 a commencé par s’en prendre aux biens pour finir par assassiner des gens. Je ne dis pas que c’est ce qui se passera en France. Je dis que, lorsqu’on commence à recourir à la violence, il est difficile de l’arrêter car si les attaques contre les biens ne produisent pas le changement attendu, on peut être amené à aller plus loin. Si la violence contre les personnes ne se fait plus seulement par ricochet, comme celle qui touche les gendarmes lorsqu’ils protègent les bassines, mais qu’elle devient un but en soi avec l’idée qu’il faut s’attaquer à telle personne pour changer les choses, on bascule dans une autre logique.

La question de la violence contre les biens est très importante. Si le législateur change les principes du droit, les policiers les appliqueront. Mais, dans le droit actuel, les biens sont protégés. Le droit de propriété est fondamental. À Sainte-Soline, on a souillé le droit de propriété, pas seulement des bassines mais aussi des champs des agriculteurs. Dans ces champs qui ont été traversés et piétinés par des milliers de manifestants, on a retrouvé pendant des semaines des mortiers, des boules de pétanque et des pavés, ce qui les a rendus incultivables pendant plusieurs mois. Or, cela ne semble avoir choqué personne : les médias n’en ont rien dit.

La défense de l’écologie cache souvent une idéologie anticapitaliste et antidémocratique. Chacun sait qu’une partie de l’ultragauche est opposée à la propriété et qu’elle estime que certains biens, comme l’eau, devraient être mis en commun. Une partie de l’ultragauche s’oppose au droit de propriété...

M. Florent Boudié, rapporteur. Et à la démocratie libérale.

M. Gérald Darmanin, ministre. ...à la démocratie libérale et aux élections libres. D’aucuns estiment que leur cause est plus importante que la démocratie, que le choix majoritaire libre et disputé.

Les policiers et les gendarmes, en tout cas, appliquent les principes que nous avons définis depuis 1789. Si vous voulez changer les fondements de notre droit, il faut seulement le leur dire : ils feront ce qu’on leur demande et ils appliqueront le droit voté par le Parlement.

Mme Sandra Marsaud (RE). Lorsque nous avons auditionné M. Bernard Cazeneuve, il a déclaré que l’attitude de La France insoumise à l’égard des forces de l’ordre était irresponsable et que qualifier un ancien ministre de l’intérieur d’assassin sans dénoncer les violences dans les manifestations était indigne. Selon vous, quel est l’impact des déclarations et postures de certains responsables politiques sur l’ampleur des violences lors des manifestations dont nous parlons ? Pensez-vous que les événements de Sainte-Soline et l’incendie de la mairie de Bordeaux pendant les manifestations contre la réforme des retraites auraient eu lieu sans certaines déclarations de responsables politiques ? Établissez-vous un lien direct entre elles et le caractère insurrectionnel et violent de certains manifestants ?

Vous avez décrit l’attitude de certains parlementaires présents à Sainte-Soline. Pouvez-vous préciser de qui il s’agissait ? Les membres du collectif Bassines non merci !, que nous avons auditionnés la semaine dernière, étaient accompagnés d’un juriste de la Ligue des droits de l’homme, qui nous a remis un rapport dans lequel on voit des photos de parlementaires en écharpe, dont certains sont identifiables. Que pensez-vous de tout cela ?

M. Gérald Darmanin, ministre. La parole publique a une influence sur les personnes. C’est incontestable. Et c’est encore plus vrai quand vous êtes un responsable politique, candidat à l’élection présidentielle, que des millions de personnes votent pour vous et que vous avez accès à un très large public. Dans « responsable politique », il y a « responsable ». Quand on a la chance, l’honneur, de susciter une large adhésion, on a des responsabilités.

Les slogans, les caricatures et les insultes font partie du jeu politique. Ils ont toujours existé dans la République. Mais ils peuvent devenir dangereux. Le parti communiste et le parti socialiste se sont désolidarisés de la manifestation dite « anti-police » organisée notamment par La France insoumise, parce qu’ils savaient qu’elle allait mal se terminer. On peut saluer leur décision. Que dire de slogans comme « Un flic, une balle » ou « Suicidez-vous ! » ? Les mêmes parlementaires qui nous interrogent sur le malaise dans la police nationale participent à des manifestations où l’on brandit ce genre de pancartes. Les policiers et les gendarmes encadrent des manifestations de gens qui ne les aiment pas, qui les insultent et qui les invitent à se suicider !

Je pense, en effet, que les propos du chef de La France insoumise ne sont pas étrangers à l’hyper-violence que nous avons connue. Je note que certains élus de La France insoumise prennent leurs distances avec ces propos : je pense à M. François Ruffin, qui explique volontiers que la question est plutôt sociale et économique qu’identitaire et anti-police, mais aussi à M. Alexis Corbière, qui tient souvent des propos positifs sur l’action de la police. C’est l’un des seuls députés de La France insoumise à se rendre au commissariat lorsque je me déplace. Je l’en remercie car il montre qu’on peut être à la fois très opposé au Gouvernement, exigeant vis-à-vis de la police nationale et ne pas partager les propos excessifs, insultants, voire ignominieux qui déclenchent, de mon point de vue, certaines violences. Ce qui est certain, c’est que cela crée une atmosphère défavorable au respect des forces de l’ordre.

N’oublions pas qu’il existe une longue tradition, à gauche, de soutien à la police et à la gendarmerie nationales. De grands courants humanistes ont pris fait et cause pour la police et la gendarmerie. Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement incarnent cette tradition, dont fait aussi partie Bernard Cazeneuve. Je ne confonds pas la gauche, dont une partie des policiers et des gendarmes font d’ailleurs culturellement partie, avec les propos excessifs et abjects de certains représentants de La France insoumise et d’autres mouvements d’extrême gauche.

Les policiers et les gendarmes sont souvent des enfants du peuple. Ils gagnent entre 2 000 et 3 000 euros par mois. Ils ont des conditions de logement difficiles. Ils subissent beaucoup de pression et ils sont confrontés à la misère sociale. Ce ne sont pas les enfants des patrons du CAC40 qui sont policiers – ou alors, c’est l’exception. Ce sont souvent des enfants de petits fonctionnaires, d’artisans et de commerçants. Par ailleurs, ce sont souvent des jeunes, alors qu’on a tendance à opposer la police et la jeunesse. Les policiers et les gendarmes qui viennent des couches populaires, qui adhèrent plutôt à l’idéal de la gauche et qui sont attachés au service public, car on ne devient pas policier par goût de l’argent ou par passion pour la financiarisation de l’économie, peuvent avoir un sentiment de trahison. L’appel à la violence que certains lancent contre eux s’y ajoute.

Au fond, je crois qu’une partie de La France insoumise exerce, à l’égard des forces de l’ordre, une double violence. Il y a d’abord la violence systémique contre les policiers, qui peut pousser des gens à l’agression envers eux, parce qu’ils tueraient ou qu’ils commettraient des violences. Et il y a la violence que ressentent ceux qui s’estiment trahis. Je constate que, dès que des responsables politiques reçoivent des menaces ou sont victimes de coups, les gendarmes et les policiers n’hésitent pas un instant à les accueillir et à enquêter. Du reste, c’est parfaitement normal.

Cette violence peut être difficile à vivre pour les policiers et les gendarmes. Il n’est pas drôle, pour un père, d’entendre son enfant lui demander, après avoir regardé la télévision : « Tu tues, papa ? ». Les policiers et les gendarmes n’indiquent plus forcément leur métier sur le carnet de correspondance de leur enfant. On a créé ce halo de suspicion autour d’eux. Pourtant, 75 % des Français font évidemment confiance à leur police.

S’agissant des parlementaires présents à Sainte-Soline, je n’ai pas grand-chose à dire. Je m’étonne que des gens qui jouent le jeu démocratique, qui se présentent aux élections et qui connaissent le rapport de force refusent les règles du jeu quand ils perdent. Ils ont perdu les élections. Ils gagneront peut-être les prochaines. La démocratie, c’est l’alternance. J’ai du mal à comprendre que des parlementaires soient allés manifester avec leur écharpe malgré l’interdiction de la préfète, confirmée par un juge, et alors que cette même préfète avait pris contact avec eux pour les prévenir qu’il y aurait de la violence. On a aussi assisté à une scène étonnante : un nouveau sénateur a été pris à partie par des manifestants qui lui reprochaient sa présence. Cela témoigne de luttes internes qui peuvent expliquer la surenchère dans la violence. Quand je vois des parlementaires en écharpe au milieu de ce qui s’apparente à une scène de guerre, au contact des boucliers des gendarmes, avec quelqu’un qui filme le tout, je suis circonspect.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir évoqué abondamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Comme je vois que vous êtes un amoureux de l’histoire, je me permettrai de rappeler que ce texte est l’enfant d’une longue suite d’illégalités particulièrement graves, dont la prise de la Bastille, qui était légitime mais illégale, et la désobéissance au roi, elle aussi légitime mais illégale. À chaque fois que vous venez à l’Assemblée nationale pour les questions au Gouvernement, vous passez devant la magnifique sculpture représentant nos illustres prédécesseurs refusant de déférer à l’ordre de dispersion du roi, ce qui était illégal mais profondément légitime. L’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen esquissait déjà le principe de la violence légitime.

Comment expliquez-vous que des personnes puissent être gravement blessées, assommées, voire mutilées et ne fassent pas l’objet d’une interpellation ? Si quelqu’un est dangereux au point qu’il faille l’assommer pour le contrôler, il est difficile de comprendre qu’il ne soit pas interpellé. Comment expliquez-vous que des manifestants aient été laissés pour morts, qu’aucune interpellation n’ait eu lieu et que l’on n’ait même pas appelé les secours ?

Quels sont les éléments dont vous disposez au sujet des élus présents à Sainte-Soline ? Les observateurs de la Ligue des droits de l’homme ont mis tout leur matériel à notre disposition : sur les photos qu’ils ont transmises, on voit en effet des élus en train de protéger un îlot où sont concentrés des blessés qui bénéficient de soins. Avez-vous des éléments montrant que des élus auraient fait autre chose ? Vous avez évoqué une députée – je crois deviner qu’il s’agissait de Mme Lisa Belluco. Mais vous vous êtes trompé de date : c’était à l’automne 2022.

M. Gérald Darmanin, ministre. Je n’ai cité personne !

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Enfin, j’aimerais savoir combien on compte de blessés par accident parmi les forces de police et de gendarmerie. J’ai posé la question à votre « subordonné » – je mets des guillemets car je n’ai jamais vu un directeur général de la police nationale dicter sa ligne politique à un ministre de l’intérieur sur un sujet constitutionnel, à savoir la séparation des pouvoirs. Il ne nous a toujours pas donné le nombre de blessés accidentels parmi les forces de police. Je crois que le directeur général de la gendarmerie nationale s’est également engagé à nous donner le nombre de blessés accidentels parmi les forces de gendarmerie. Cela permettrait d’éclairer les travaux de notre commission car les chiffres donnés forment un bloc indistinct. Or, la nuance est de mise sur des sujets aussi graves que l’atteinte à l’intégrité physique d’agents du service public.

M. Gérald Darmanin, ministre. Votre démonstration est attrayante mais parfaitement réfutable. Vous comparez la prise de la Bastille et la Révolution française aux manifestations de Sainte-Soline. C’est parfaitement ridicule puisqu’on n’est pas du tout dans le même régime politique. Soyons sérieux !

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Commencez par être sérieux, monsieur le ministre ! Vous êtes devant une commission d’enquête, pas sur un plateau de télévision !

M. Gérald Darmanin, ministre. J’ai prêté serment. Vous faites une comparaison étonnante en disant qu’il faut parfois commettre des actions illégales pour faire progresser le droit. Vous comparez la situation actuelle à une époque où nous étions en monarchie absolue, sans séparation des pouvoirs et sans élections libres. Les représentants qui ont fait le serment du Jeu de Paume et qui ont refusé de déférer à l’ordre de dispersion du roi que leur apportait le marquis de Dreux-Brézé n’avaient pas été élus dans le cadre d’une élection libre et disputée, dans laquelle chaque voix a la même valeur, où celle de M. Pouyanné vaut la mienne, celle de ma mère et celle de votre voisin. Tout le monde ne pouvait pas se présenter aux élections. Il n’y avait pas ni liberté de manifester ni liberté de la presse, pas plus que de liberté religieuse, de liberté de s’opposer ou de faire valoir ses droits avec des avocats de la défense. Bref, il n’y avait pas de démocratie.

Vous comparez donc la prise de la Bastille avec Sainte-Soline dans une démonstration ubuesque, en expliquant qu’on a le droit de faire des choses violentes pour faire progresser le droit. Aujourd’hui, nous avons la séparation des pouvoirs, une Constitution, des élections libres et disputées. Vous pouvez dire n’importe quoi à un ministre devant une commission d’enquête sans qu’il ne se passe rien. Fort heureusement !

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). Et réciproquement !

M. Gérald Darmanin, ministre. Vous avez la possibilité d’organiser des partis politiques et de les financer. Vous pouvez avoir la religion que vous souhaitez, faire les annonces politiques que vous voulez. Vous avez droit à un avocat dès la première heure de garde à vue. Vous comparez des choses qui ne sont pas comparables. Mais je comprends bien que ce que vous voulez suggérer : nous sommes en dictature et vous allez nous en libérer.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). J’ai parlé de cela parce que vous parliez vous-même de glissement sémantique. Mais c’est peut-être trop compliqué pour vous.

M. Gérald Darmanin, ministre. Évitez les insultes car cela ne vous sied pas. En démocratie, il est bon de s’écouter. Je vois que vous avez du mal à le faire. Cela montre votre conception du pluralisme. Comparer la France de la Ve République en 2023 à la monarchie de Louis XVI n’a aucun sens.

Par ailleurs, vous ne devriez pas attaquer personnellement les fonctionnaires de la République. M. Frédéric Veaux est un grand policier.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). C’est lui qui a décidé d’entrer dans le champ politique !

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur Mathieu, il se trouve que les directions générales ont bien transmis les données statistiques qui avaient été demandées sur les blessés du printemps. Nous allons vous les adresser.

M. Gérald Darmanin, ministre. Je répète qu’il serait préférable de ne pas attaquer les fonctionnaires de la République. Je veux rendre hommage à Frédéric Veaux : c’est un grand flic, il a arrêté des terroristes et il nous a aidés dans une lutte acharnée contre la délinquance. Les attaques ad hominem ne témoignent pas d’un grand sens de la démocratie.

Enfin, permettez-moi de dire que la Ligue des droits de l’homme n’avait pas un statut d’observateur à Sainte-Soline puisqu’elle a appelé à manifester malgré l’interdiction. Cela a fait l’objet d’une décision de justice. La Ligue a même attaqué les arrêtés de la préfète demandant de ne pas transporter d’armes dans le département : voilà de drôles d’observateurs neutres !

M. le président Patrick Hetzel. Monsieur le ministre, je vous remercie.

 

*

 


([1]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13486891_64760e7f11b20.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-de-la-dpgn-et-de-la-dggn-30-mai-2023

([2]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13486891_64760e7f11b20.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-de-la-dpgn-et-de-la-dggn-30-mai-2023

([3]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13515963_64784682cca83.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-laurent-nu%EF%BF%BDez-prefet-de-police-de-par-1-juin-2023

([4]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13529323_647e133842f88.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--mme-dominique-simonnot-controleure-gener-5-juin-2023

 

([5]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13573317_6488837a98697.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--representants-de-la-fnsea--mme-pascale-l-13-juin-2023

([6]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13573317_6488837a98697.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--representants-de-la-fnsea--mme-pascale-l-13-juin-2023

([7]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13603885_648c2d205da0c.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--audition-du-groupe-de-liaison-du-conseil--13-juin-2023

([8]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13609501_64907974c6ed0.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--mme-laure-beccuau-procureure-de-la-repub-19-juin-2023

([9]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13609501_64907974c6ed0.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--mme-laure-beccuau-procureure-de-la-repub-19-juin-2023

([10]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13618671_6491ca2560646.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--table-ronde-de-syndicats-de-police--20-juin-2023

([11]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13648644_6499b318e3839.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--collectif-derniere-renovation--m-thierr-26-juin-2023

 

([12]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13648644_6499b318e3839.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--collectif-derniere-renovation--m-thierr-26-juin-2023

([13]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13671272_649d22ce60d84.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--tables-rondes-et-auditions-diverses-29-juin-2023

 

([14]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13671272_649d22ce60d84.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--tables-rondes-et-auditions-diverses-29-juin-2023

 

([15]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13671272_649d22ce60d84.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--tables-rondes-et-auditions-diverses-29-juin-2023

 

([16])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13676189_649d726eacda8.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--me-thibault-de-montbrial-pdt-du-centre-d-29-juin-2023

 

([17]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13706937_64a655fa134a0.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-diverses-6-juillet-2023

 

([18])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13706937_64a655fa134a0.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-diverses-6-juillet-2023

([19])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13706937_64a655fa134a0.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-diverses-6-juillet-2023

([20]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13721092_64ac1af9ee359.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--table-ronde-des-entreprises-de-reseaux-soc-10-juillet-2023               

([21])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13721092_64ac1af9ee359.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--table-ronde-des-entreprises-de-reseaux-soc-10-juillet-2023             

([22]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13721092_64ac1af9ee359.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--table-ronde-des-entreprises-de-reseaux-soc-10-juillet-2023

([23]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13731341_64ad7fd2b2281.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--auditions-diverses-11-juillet-2023

 

([24]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13731341_64ad7fd2b2281.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--auditions-diverses-11-juillet-2023

([25]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13762329_64b65281bd09b.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-romain-huet-maitre-de-conferences-en--18-juillet-2023

 

([26]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13766057_64b6bdcfc1702.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--table-ronde-des-chaines-d-information-en-c-18-juillet-2023

 

([27])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13782181_64b7f91a4cdcb.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--auditions-diverses-19-juillet-2023

 

([28])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13782181_64b7f91a4cdcb.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestation--auditions-diverses-19-juillet-2023

([29]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13824550_64f980b2c45d1.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-eric-dupond-moretti-garde-des-sceaux-7-septembre-2023

 

([30]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13829313_64fb02ff661a7.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-diverses-7-septembre-2023

 

([31]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13829313_64fb02ff661a7.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--auditions-diverses-7-septembre-2023

 

 

([32]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13888028_6513293a7294b.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-bernard-cazeneuve-ancien-premier-mini-26-septembre-2023

 

([33]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13899161_651432255c69b.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--representants-du-collectif-bassines-non-m-27-septembre-2023

 

([34]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.13953572_651e62ad3b4ab.organisation-des-groupuscules-violents-en-manifestations--m-gerald-darmanin-ministre-de-l-interie-5-octobre-2023