Logo2003modif

N° 1906

______

 

ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 22 novembre 2023.

 

 

 

 

 

RAPPORT

 

 

 

FAIT

 

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION DE LOI visant à déconjugaliser l’allocation de soutien familial,

 

 

 

 

Par M. Hadrien CLOUET,

Député.

 

——

 

 

 

 

Voir le numéro : 1770.

 

 

 


–– 1 ––

SOMMAIRE

___

Pages

Introduction

I. Une allocation dédiée aux droits de l’enfant

A. Des familles monoparentales toujours plus nombreuses, en plus grande prÉcaritÉ que les autres familles

B. L’allocation de soutien familial subvient aux besoins d’un enfant privÉ de l’aide de l’un de ses parents

1. Héritière de l’allocation d’orphelin, l’allocation de soutien familial est une prestation d’éducation et d’entretien de l’enfant

2. L’allocation de soutien familial recouvre des situations très diverses

a. Une unique allocation pour trois situations différentes

b. Un nombre croissant de bénéficiaires dans la logique de l’augmentation du nombre de familles monoparentales

c. Une allocation à hauteur de la pension alimentaire moyenne

II. L’allocation de soutien familial est soumise À une condition d’isolement, archaïsme injustifiable au regard de ses effets

A. L’éligibilité à l’allocation de soutien familial restreinte par une condition d’isolement

B. La condition d’isolement paupérise plus fortement encore les enfants et porte atteinte à l’autonomie des femmes

III. Déconjugaliser l’allocation de soutien familial au travers de la suppression de la condition d’isolement

A. Une mesure d’égalité pour les enfants

B. Une mesure qui réaffirme et renforce l’autonomie des femmes

C. Un faible coût pour les finances publiques au regard des gains prévisibles

Commentaires d’articles

Article 1er Supprimer la condition d’isolement de l’allocation de soutien familial

Article 2 Compensation financière

Travaux de la commission

ANNEXE  1 : Liste des personnes auditionnÉes par le rapporteur

Annexe  2 : Liste des contributions Écrites

ANNEXE  3 : textes susceptibles d’Être abrogÉs ou modifiÉs À l’occasion de l’examen DE LA PROPOSITION DE LOI

 


—  1  —

   Introduction

I.   Une allocation dédiée aux droits de l’enfant

A.   Des familles monoparentales toujours plus nombreuses, en plus grande prÉcaritÉ que les autres familles

En France, en 2020, huit millions de familles vivaient avec au moins un enfant mineur. Parmi elles, deux sur trois sont nucléaires,
c’est-à-dire composées d’un couple résidant uniquement avec ses enfants. Les familles monoparentales, c’est-à-dire un parent résidant seul avec ses enfants, représentent une famille sur quatre, soit deux millions de foyers. La part des familles monoparentales dans le total des familles françaises n’a eu de cesse de croître, depuis la fin du XXe siècle et au cours des dernières années. En effet, entre 2011 et 2020, cette part a augmenté de trois points tandis que celle des familles nucléaires diminuait d’autant ([1]). À titre de comparaison et sans qu’il s’agisse d’un périmètre identique, 7 % seulement de l’ensemble des parents d’enfants mineurs étaient isolés en 1990 ([2]).

Aujourd’hui, les familles monoparentales se distinguent des familles nucléaires par un certain nombre de spécificités :

– les familles monoparentales élèvent principalement un unique enfant. Près d’une famille monoparentale sur deux élève un seul enfant, contre une famille nucléaire sur trois. Néanmoins, 5 % des familles monoparentales élèvent quatre enfants ou plus, ce qui implique que l’allocation de soutien familial assure, pour quatre enfants à charge, près de 750 euros de revenus destinés à couvrir leurs besoins ([3]) ;

– les familles monoparentales sont plus précaires. En 2018, le taux d’enfants vivant au-dessous du seuil de pauvreté était supérieur de vingt points dans les familles monoparentales – 41 % contre 21 % dans les familles nucléaires. En effet, les familles monoparentales rencontrent de nombreuses difficultés dans leur quotidien, notamment en matière d’articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle du parent. Ainsi, dans une famille monoparentale sur trois, le parent est sans emploi et plus de 77 % des enfants vivant dans ces familles ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Il en va de même pour le logement : si 34 % des enfants de famille nucléaires grandissent dans une habitation qui n’est pas la propriété de la famille, 71 % des enfants en famille monoparentale sont dans cette situation. L’accès à un logement adapté est ainsi plus difficile, une famille monoparentale sur quatre vivant dans un logement surpeuplé, au sens de l’Insee, contre une famille nucléaire sur dix ([4]) ;

– les familles monoparentales sont essentiellement constituées de mères. Les femmes représentent 85 % des parents isolés – hors garde alternée ([5]). Lorsque la famille monoparentale comprend une mère seule, les indicateurs de précarité sont en moyenne plus dégradés. C’est ainsi que 22 % des familles monoparentales formées autour d’un père vivent sous le seuil de pauvreté contre 45 % de celles formées autour d’une mère. De la même manière, au sein d’une famille monoparentale, les pères sont en moyenne deux fois plus souvent que les mères propriétaires de leur logement, soit respectivement 25 % et 50 % ([6]).

Des familles monoparentales relativement plus nombreuses dans les outre-mer

Certains territoires français sont plus encore caractérisés par l’importance des familles monoparentales. C’est le cas des outre-mer. En 2020, aux Antilles, en Guyane et à La Réunion, plus de 40 % des familles étaient en situation de monoparentalité et plus d’un enfant sur deux vivait au sein d’une famille monoparentale, soit près de 30 points de plus qu’en Europe (20,4 %) ([7]). Il en découle une plus grande précarité.

B.   L’allocation de soutien familial subvient aux besoins d’un enfant privÉ de l’aide de l’un de ses parents

1.   Héritière de l’allocation d’orphelin, l’allocation de soutien familial est une prestation d’éducation et d’entretien de l’enfant

Face aux carences, aux insuffisances ou à l’absence de la contribution d’un des parents aux besoins de l’enfant, le législateur a adapté les prestations sociales servies aux familles. En effet, l’allocation d’orphelin créée par la loi n° 70‑1218 du 23 décembre 1970 instituant une allocation en faveur des orphelins et de certains enfants à la charge d’un parent isolé ne répondait que partiellement aux nouvelles formes de familles.

Prenant la suite de l’allocation d’orphelin, l’allocation de soutien familial est ainsi créée par la loi n° 841171 du 22 décembre 1984 relative à l’intervention des organismes débiteurs des prestations familiales pour le recouvrement des créances alimentaires impayées. Au Sénat, le rapporteur, M. François Collet, notait que ce n’était plus « un ménage sur dix qui [divorçait] mais un ménage sur quatre » approchant « maintenant de un sur trois ». Déjà, l’enjeu du recouvrement des créances alimentaires est pointé par le rapporteur, soulignant que « 25 % des pensions ne sont jamais versées et 33 % des pensions sont irrégulièrement versées » ([8]).

Sans remettre en cause les conditions d’attribution de l’allocation d’orphelin, le législateur a instauré au travers de l’allocation de soutien familial un mécanisme de subrogation des droits pour le parent isolé créancier. De ce fait, elle ne constitue pas une allocation attachée au parent isolé, lequel peut depuis 1985 bénéficier – sous conditions de ressources – de l’allocation parent isolé, devenue en 2008 le revenu de solidarité active (RSA) majoré, mais bien une allocation pour « l’éducation et l’entretien de l’enfant » ([9]).

2.   L’allocation de soutien familial recouvre des situations très diverses

a.   Une unique allocation pour trois situations différentes

L’allocation de soutien familial est régie par les articles L. 523‑1 à L. 523‑3 du code de la sécurité sociale. L’article L. 523-1 énonce les différents cas y ouvrant droit. Si leur objet commun est d’apporter un soutien, sans condition de ressources, aux « personnes qui élèvent seules un enfant (de moins de 20 ans), privé de l’aide de l’un de ses parents » ([10]), les situations couvertes sont très différentes les unes des autres. Elles peuvent être regroupées en trois catégories :

 l’allocation de soutien familial dite non recouvrable vise les situations d’enfant orphelin ou non reconnu, de contestation de filiation, de parent insolvable ou hors d’état de subvenir à ses besoins ainsi qu’à la période de quatre mois laissée au parent demandeur, entre sa demande d’allocation à la suite d’une séparation et l’engagement de démarches judiciaires aux fins de fixation d’une pension alimentaire par le juge aux affaires familiales ;

 l’allocation de soutien familial dite recouvrable répond aux situations dans lesquelles un parent ne s’acquitte pas de la pension alimentaire fixée par le juge aux affaires familiales. Dans ce cas, l’allocation se substitue temporairement à la pension et les démarches de recouvrement sont engagées par l’agence de recouvrement et intermédiation des pensions alimentaires (Aripa) ;

 l’allocation de soutien familial dite complémentaire ou différentielle correspond aux situations où la pension alimentaire perçue par le parent bénéficiaire est inférieure au montant de l’allocation de soutien familial. Il lui est alors versé un complément, à hauteur du montant de l’allocation de soutien familial, par mois et par enfant à charge.

b.   Un nombre croissant de bénéficiaires dans la logique de l’augmentation du nombre de familles monoparentales

Le nombre de bénéficiaires de l’allocation de soutien familial est en constante augmentation à mesure que progresse le nombre de familles monoparentales. En effet, il a enregistré 114 000 bénéficiaires supplémentaires entre 2013 et 2022, passant de 746 000 ([11]) à 860 000 familles bénéficiaires ([12]).

En 2020, elles représentaient 1,3 million d’enfants ([13]) percevant l’une des formes de l’allocation de soutien familial. Parmi elles, près de la moitié la recevait pour un unique enfant. Le nombre de familles bénéficiaires par nombre d’enfants à charge est réparti comme suit :

 

Nombre de familles bénéficiaires

Pour 1 enfant

413 000

Pour 2 enfants

260 000

Pour 3 enfants

114 000

Pour 4 enfants et plus

60 000

 Source : Caisse nationale des allocations familiales.

Enfin, selon les situations, les effectifs d’enfants bénéficiaires de l’allocation de soutien familial étaient en 2020 répartis comme suit :

 

Nombre d’enfants (milliers)

Pourcentage

ASF à taux plein

10

0,8 %

Enfants abandonnés par leurs deux parents ou parents hors d’état

6

0,5 %

Enfants dont la filiation n’est pas établie

2

0,2 %

Orphelins des deux parents

2

0,2 %

ASF à taux partiel

1290

99,2 %

Un parent hors d’état ou pas de pension alimentaire fixée

527

40,5 %

Enfants dont la filiation n’est établie que par un seul des deux parents

348

26,7 %

Orphelins d’un des deux parents

184

14,1 %

ASF recouvrable

93

7,2 %

ASF différentielle

88

6,8 %

Délai de 4 mois à la suite d’une demande

32

2,5 %

Autres cas

18

1,4 %

Ensemble des enfants

1 300

100 %

Source : direction de la sécurité sociale, Dossier statistique des prestations familiales, édition 2022.

c.   Une allocation à hauteur de la pension alimentaire moyenne

Depuis la revalorisation de 50 % intervenue au 1er novembre 2022, le montant de l’allocation de soutien familial à taux plein s’élève à 249,59 euros par mois et par enfant recueilli. Il est versé par les caisses d’allocations familiales (CAF) ou la mutualité sociale agricole (MSA) dans les cas où un enfant est privé de l’aide de ses deux parents et est recueilli. Pour les cas où un enfant est privé de l’aide de l’un de ses parents, qui représentent plus de 99 % des enfants bénéficiaires, le montant de l’allocation de soutien familial s’élève 187,24 euros par mois et par enfant à charge. Il s’agit du taux partiel, qui s’établit ainsi au niveau de la pension alimentaire moyenne, à 170 euros par mois et par enfant à charge ([14]).

En raison de l’augmentation des familles bénéficiaires, le coût budgétaire de cette mesure a connu une croissance significative avant de se stabiliser en 2021. Une nouvelle hausse devrait être constatée en 2022 et, plus encore en 2023, à la suite de la revalorisation intervenue au 1er novembre 2022.

 

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

Coût budgétaire (en milliards d’euros)

1,39

1,47

1,53

1,63

1,72

1,77

1,79

1,77

Source : direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, Minima sociaux et prestations sociales, édition 2023.

II.   L’allocation de soutien familial est soumise À une condition d’isolement, archaïsme injustifiable au regard de ses effets

A.   L’éligibilité à l’allocation de soutien familial restreinte par une condition d’isolement

Malgré les modifications apportées à l’allocation de soutien familial et l’existence simultanée du RSA majoré dédié aux parents isolés, il persiste une condition dite d’isolement pour prétendre à son bénéfice, dans les cas où l’enfant vit avec l’un de ses parents. En effet, une exception est prévue par la loi concernant le cas d’un enfant privé de l’aide de ses deux parents et recueilli par une personne. Dans ce cas, l’allocation est majorée de 50 % et déconjugalisée.

Pour la plupart des bénéficiaires, aux termes du dernier alinéa de l’article L. 523‑2 du code de la sécurité sociale, « lorsque le père ou la mère titulaire du droit à l’allocation de soutien familial se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage, cette prestation cesse d’être due ».

Le cas de Maud

Maud, habitante du 19e arrondissement de Paris, est séparée de son conjoint. Salariée dans la grande distribution et rémunérée 1 500 euros par mois net, elle perçoit l’allocation de soutien familial pour sa fille. Cette prestation couvre donc 11 % de ses revenus mensuels. Si elle a repris une relation amoureuse avec un nouveau partenaire, elle hésite à franchir le pas de la cohabitation, angoissée à l’idée de priver sa fille d’une somme dédiée à l’achat de ses vêtements et inquiète de devoir dépendre de son nouveau compagnon le cas échéant, lequel verse d’ores et déjà une contribution à l’entretien et à l’éducation de ses enfants issus d’une première union.

Pour le parent titulaire du droit à cette allocation, cela implique un arbitrage entre cette prestation et la reprise d’une vie conjugale par le mariage, le pacte civil de solidarité (Pacs) ou le concubinage.

Les auditions conduites par le rapporteur ont permis de faire émerger la double logique ayant justifié cette disposition limitative :

– d’une part, la condition d’isolement correspond au fondement patriarcal sur lequel s’est construit l’État social, c’est-à-dire sur une division sexuelle du travail dans le cadre familial. D’un côté, il y a le chef de famille pourvoyeur de ressources par le travail et à ce titre porteur des droits à l’assurance pour l’ensemble du foyer ainsi que d’une autorité sur les autres membres. De l’autre, l’épouse est assignée aux tâches domestiques non-rémunérées et économiquement dépendante du chef de famille. La perte de l’allocation de soutien familial perpétue ce type de rapport inégalitaire. Il transfère la charge financière du parent absent, le plus souvent un père, vers le nouveau beau-parent, le plus souvent un beau-père, en dépit des formes familiales contemporaines, du salariat et de l’objectif politique partagé d’autonomie des femmes ;

 d’autre part, dès sa création, la condition d’isolement répond à une logique budgétaire. Elle est assumée par le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale, M. Maurice Briand, qui déclarait au cours des travaux : « vous comprenez aussi que des raisons financières ont prévalu dans la décision de ne pas étendre l’allocation à des catégories nouvelles » ([15]).

Le cas de Juliette

Juliette, habitante des Minimes à Toulouse, a perdu son compagnon des suites d’une longue maladie. Elle vit avec leurs deux fils. De ce fait, elle touchait l’allocation de soutien familial, pour chaque enfant, avant de refaire sa vie avec un nouveau compagnon. Malheureusement, celui-ci a perdu son emploi et il perçoit désormais le RSA. Juliette a subi une double peine : la cessation du versement de l’allocation de soutien familial pour ses enfants, dont la charge est implicitement transférée au beau-père, qu’elle se retrouve à aider financièrement. La conjugalisation a ainsi doublé ses charges au détriment des besoins de ses enfants.

En 2022, ce sont 39 000 enfants dont le père ou la mère a cessé de percevoir l’allocation de soutien familial, dans la mesure où la condition d’isolement n’était plus respectée ([16]). Votre rapporteur souligne que ce chiffre est très probablement sous‑estimé pour deux raisons.

D’une part, le non‑recours est fréquent, du fait de l’angoisse occasionnée par l’hypothèse d’un contrôle des CAF, à distance ou sur pièces. Les associations représentatives des mères isolées ont montré que des allocataires craignaient d’être accusées de fraude pour le simple fait d’accueillir régulièrement un compagnon ou une compagne à la maison, sans pour autant partager une vie commune.

D’autre part, certains parents sont obligés d’arbitrer entre la dignité de leur enfant et une déclaration à la CAF, en temps et en heure, de leur nouvelle vie conjugale.

La condition d’isolement, une entrave parmi d’autres pour percevoir l’allocation de soutien familial

Si la condition d’isolement exclut un certain nombre de parents et d’enfants bénéficiaires, les auditions ont révélé de nombreuses autres entraves dans l’accès à l’allocation de soutien familial.

Parmi elles, le rapporteur souhaite particulièrement souligner l’obstacle que constitue, lorsqu’aucune pension alimentaire n’est fixée, le délai de quatre mois laissé au bénéficiaire à compter de sa demande pour entamer les démarches judiciaires nécessaires à sa fixation. En effet, si les démarches ne sont pas engagées dans ce délai, le versement de l’allocation s’interrompt. Or, le bénéficaire, plus encore lorsque c’est une femme, peut ne pas souhaiter saisir lui-même la justice, action souvent perçue comme porteuse de risques. Ceci est particulièrement vrai dans les cas où la demandeuse était précédemment victime de violences conjugales. Outre ces cas de figure, la saisine de la justice constitue en soi une nouvelle épreuve, le cas échéant, occasionne de nouvelles dépenses qui n’encouragent pas de telles démarches. À titre d’exemple, selon la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), un certain nombre de femmes sollicitent l’allocation de soutien familial pour quatre mois, sans souhaiter à l’issue entamer les démarches aux fins de la fixation d’une pension alimentaire. Outre la désresponsabilisation des pères et la violation des obligations civiles qui leur sont faites, cela revient à faire supporter aux femmes l’ensemble de la charge économique et mentale de l’éducation d’un enfant. Le rapporteur regrette que ces freins ne soient pas davantage pris en compte, tant par la justice que la sécurité sociale. S’il tient à rappeler l’importance d’une décision de justice pour assurer à ces femmes un futur aussi serein que possible, notamment dans les cas de violences, il alerte sur la contradiction entre l’incitation forte aux opérations de médiation, y compris pour les femmes prises en charge dans le parcours séparation des CAF, et l’obligation de saisir le juge aux affaires familiales pour percevoir l’allocation de soutien familial.

En outre, les auditions ont permis d’évoquer diverses autres entraves telles que le manque d’information sur cette allocation, conduisant au non-recours, la complexité de la demande pour certains bénéficaires particulièrement précaires, les délais entre la demande et le versement effectif ou encore sa prise en compte dans le calcul du RSA par exemple. À ce titre, le rapporteur tient à rappeler que le versement d’une pension alimentaire redouble ces inégalités, puisqu’elle est comptabilisée au sein des ressources déclarées du parent bénéficiaire, alors qu’elle assure un avantage fiscal au parent qui la verse. Dit autrement, celui qui s’acquitte de la pension alimentaire reçoit un chèque indirect de celle qui la touche.

B.   La condition d’isolement paupérise plus fortement encore les enfants et porte atteinte à l’autonomie des femmes

La condition d’isolement est finalement moins un enjeu de modèle familial qu’une logique de classe. La prestation rompt ainsi le principe d’égalité entre les enfants et leurs besoins. En effet, si elle n’est pas soumise à une condition de ressources, l’allocation de soutien familial concerne majoritairement des enfants en situation de pauvreté, dont la dignité est encore restreinte. En 2019, un tiers de ses bénéficiaires se situaient dans le premier décile de niveau de vie des ménages après redistribution, plus de la moitié d’entre eux dans les deux premiers déciles et près de 90 % dans les cinq premiers déciles ([17]). Dès lors, en excluant de son bénéfice le parent qui s’engage dans une nouvelle relation, le législateur retire aux familles les plus pauvres une prestation monétaire, sans que l’union nouvelle signifie nécessairement une amélioration des conditions de vie. En effet, la justice a très tôt considéré que la condition d’isolement devait s’appliquer même si le nouveau concubin n’avait pas les moyens de subvenir aux besoins de l’enfant ([18]). Par ailleurs, la formation d’un nouveau foyer au sens du droit fiscal pourrait entraîner la perte d’autres allocations à la faveur de la conjugalisation des revenus.

Au sein des familles monoparentales, le parent isolé est dans 85 % des cas une mère. Ainsi, le rapporteur souhaite mettre en évidence le fait que la condition d’isolement pénalise principalement des femmes, contraintes de choisir entre le bénéfice de l’allocation de soutien familial et le mariage, le Pacs ou le concubinage, ce d’autant que les familles monoparentales avec une mère sont plus précaires que celles avec un père. La condition d’isolement postule que le nouveau partenaire prendra à sa charge les frais ayant trait à l’éducation et aux besoins de l’enfant de sa nouvelle conjointe, lesquels dépassent à n’en pas douter les économies d’échelle tirées de la vie commune. Dès lors, la condition d’isolement porte atteinte à l’autonomie des femmes et les place dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur conjoint, qui peut du reste se trouver en situation de plus grande pauvreté, au détriment de l’enfant. À ce titre, le rapporteur regrette l’absence de données genrées en matière d’allocation de soutien familial au regard de la grande pertinence qu’elles pourraient revêtir.

III.   Déconjugaliser l’allocation de soutien familial au travers de la suppression de la condition d’isolement

Le rapporteur souligne le large soutien exprimé, notamment de la part des associations de familles et des collectifs de mères isolées auditionnées, à la proposition de supprimer la condition d’isolement de l’allocation de soutien familial.

A.   Une mesure d’égalité pour les enfants

Il est apparu au cours des auditions que l’allocation de soutien familial devait être attachée, non au parent et à sa situation, mais à l’enfant privé de l’aide de l’un au moins de ses parents. En effet, concernant le parent isolé, c’est le RSA majoré qui apporte un soutien et qui a remplacé l’allocation parent isolé. L’allocation de soutien familial a, quant à elle, vocation à bénéficier à tous les enfants concernés sans condition de ressources ni, comme le défend le rapporteur, de condition liée à la situation conjugale de leur parent. Il s’agit là précisément de l’esprit même de l’allocation de soutien familial taux plein qui n’est pas soumise à une condition d’isolement pour la ou les personnes qui accueillent un enfant privé du soutien de ses deux parents.

Par ailleurs, cette condition d’isolement crée une forte rupture d’égalité entre les enfants qui bénéficient du soutien de l’autre parent, généralement de leur père, au travers d’une pension alimentaire supérieure au montant de l’allocation de soutien familial, et ceux qui sont privés de ce soutien. En effet, pour les enfants qui bénéficient du soutien de leur père, si leur mère, qui assure leur charge effective et permanente, décide de vivre mariée, pacsée ou en concubinage avec un nouveau partenaire, la pension alimentaire ne cesse pas, par ce simple fait, d’être due. En revanche, elle peut être révisée à la hausse ou à la baisse par un juge aux affaires familiales. Le rapporteur note ici que la récente augmentation de l’allocation de soutien familial au niveau de la pension alimentaire moyenne semble précisément viser une forme d’égalité entre les enfants qui en reçoivent et les autres. À ce titre, le nom de cette prestation qui recouvre des réalités très différentes ne semble plus adapté à ses objectifs. Au contraire, la dénomination actuelle semble créer une confusion qui ni ne conforte la place de l’enfant, ni ne facilite le recours par toutes les personnes éligibles que le rapporteur appelle de ses vœux.

Du point de vue des enfants

Prenons le cas similaire de deux enfants vivant seuls avec leur mère séparée : d’un côté, Ismaël reçoit d’une pension alimentaire de 200 euros par mois ; de l’autre, Gabrielle bénéficie de 187,24 euros d’allocation de soutien familial versés à sa mère pour pallier le défaut de pension alimentaire. Or, les mères respectives font le choix de se remarier. En conséquence, Ismaël pourra toujours continuer à percevoir une pension alimentaire qui assurera ses besoins socio-culturels. En revanche, Gabrielle perdra tout soutien économique extérieur.

B.   Une mesure qui réaffirme et renforce l’autonomie des femmes

Les mères bénéficiaires sont apparues au cours des auditions isolées dans leur parentalité et non dans leur vie conjugale. En effet, quelle que soit la structure familiale, elles demeurent les pourvoyeuses essentielles des besoins de l’enfant avec leur compte bancaire personnel. La suppression de la condition d’isolement permettrait de s’éloigner d’un modèle patriarcal familialiste où la femme et, par extension, son enfant sont présumés à la charge d’un conjoint. Cette mesure renforcerait l’autonomie des femmes, sans qu’une dépendance soit créée vis-à-vis d’un nouveau conjoint en ce qui concerne l’entretien et l’éducation de leur enfant. Le nouveau conjoint n’a, du reste, ni droit ni devoir financier envers un enfant dont il n’est légalement pas le père.

Par ailleurs, la récente déconjugalisation de l’allocation adulte handicapé a souvent été évoquée par les personnes auditionnées. Le rapporteur rappelle son entier soutien à cette mesure et souligne la grande proximité des raisons sous-tendant la déconjugalisation de l’une et l’autre prestation. De même que le handicap ne disparaît pas du fait de la conjugalité, les besoins de l’enfant non plus ; de même que le droit d’une personne en situation de handicap à un revenu propre ne doit pas disparaître en raison des revenus du ménage, le droit d’un enfant à une éducation et à un entretien ne doit pas dépendre des choix conjugaux de ses parents.

Une absence de condition d’isolement dans certains pays européens

Contrairement à la France, certains pays européens proposent des prestations pour les familles monoparentales sans qu’une condition d’isolement soit exigée. C’est notamment le cas des pays nordiques, moins marqués par la conjugalisation des prestations sociales. La Suède a mis en place un dispositif (underhållsstöd) qui permet de pallier le non-versement d’une pension alimentaire sans condition d’isolement ([19]). En outre, l’Estonie a créé une prestation spécifique mensuelle pour les parents isolés, en complément des allocations familiales, pour les enfants dont la filiation n’est pas établie par l’un des parents, laquelle n’apparaît pas conditionnée à l’isolement de l’autre parent ([20]).

C.   Un faible coût pour les finances publiques au regard des gains prévisibles

La déconjugalisation de l’allocation de soutien familial par la suppression de la condition d’isolement aurait naturellement un impact sur les finances publiques, que le rapporteur a souhaité pouvoir estimer dans le cadre de ses travaux.

En prenant comme bases de référence le flux d’enfants qui annuellement ne perçoivent plus l’allocation de soutien familial du fait de la situation conjugale de leur parent et une allocation de 187,24 euros, le rapporteur évalue la mesure pour ces seuls enfants à 87,6 millions d’euros pour un an. En considérant qu’un tel nombre d’enfants de moins vingt ans est précédemment sorti annuellement des bénéficiaires au cours des dix dernières années, la déconjugalisation peut être estimée entre 876 millions et 1 milliard d’euros, en prenant en compte les éventuelles personnes aujourd’hui éligibles qui n’y ont pas recours. Si ce coût budgétaire est significatif, le rapporteur estime que cette mesure correspond à une adaptation nécessaire de notre système social aux spécificités des familles monoparentales, qui représentent une part toujours plus importante des familles.

Par ailleurs, en matière sociale, mieux vaut prévenir que guérir. Le prix de la paupérisation infantile est immense. Le non-recours aux soins pour raison financière, les difficultés d’accès à une alimentation saine et de qualité, la privation de matériel scolaire ou d’activité culturelle représentent une charge importante. Ils imposent des investissements scolaires, universitaires et sanitaires sur plusieurs décennies pour répondre à une privation initiale. Nombre d’études ont souligné que la fin de la pauvreté infantile représente une source d’économie à long terme ([21]).


—  1  —

   Commentaires d’articles

Article 1er
Supprimer la condition d’isolement de l’allocation de soutien familial

Rejeté par la commission

L’article 1er supprime la condition d’isolement pour les titulaires du droit à l’allocation de soutien familial.

De ce fait, il est permis au père ou à la mère titulaire du droit à l’allocation de soutien familial de se marier, se pacser ou de vivre en concubinage.

1.   L’état du droit : une allocation à destination d’enfants privés du soutien d’un de leurs parents au moins, dont l’éligibilité est conditionnée à l’isolement du parent

L’allocation de soutien familial est une prestation monétaire, sans condition de ressources, à destination des personnes qui élèvent seules un enfant privé du soutien de l’un de ses parents au moins. Une diversité de situations, que prévoit l’article L. 523-1 du code de la sécurité sociale, ouvre droit à l’allocation de soutien familial. Elles peuvent être classées en trois catégories : l’allocation de soutien familial dite non recouvrable pour la sécurité sociale ; l’allocation de soutien familial dite recouvrable ; l’allocation de soutien familial dite différentielle ou complémentaire.

Le premier alinéa de l’article L. 523‑2 du code de la sécurité sociale prévoit que le père, la mère ou la personne physique qui assume la charge effective et permanente de l’enfant orphelin, ou assimilé à un orphelin au sens de l’article L. 523‑1 du code de la sécurité sociale, peut bénéficier de cette allocation. Toutefois, le dernier alinéa pose le principe, uniquement pour le père ou la mère de l’enfant et non pour la personne physique assumant sa charge effective et permanente, de cessation de la prestation lorsqu’il ou elle se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage. Le versement de l’allocation de soutien familial est ainsi restreint par une condition d’isolement du parent bénéficiaire.

Cette distinction entre l’enfant privé du soutien de son père ou sa mère et dont le père ou la mère assure la charge effective et permanente, et celui privé du soutien de son père et de sa mère et recueilli par une personne physique assumant sa charge effective et permanente, se retrouve en outre dans les deux montants existants de l’allocation de soutien familial. En effet, l’article L. 523‑3 du code de la sécurité sociale renvoie la fixation des taux correspondant à ces deux situations différentes à un décret en Conseil d’État.

2.   La modification proposée : la suppression de la condition d’isolement

L’article 1er de la proposition de loi supprime le dernier alinéa de l’article L. 523‑2 du code de la sécurité sociale.

Il abroge la cessation de la prestation actuellement prévue lorsque le père ou la mère, titulaire du droit à l’allocation de soutien familial, se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage. Il ouvre ainsi le bénéfice de l’allocation de soutien familial aux enfants dont le père ou la mère se trouve dans cette situation.

Toutefois, cet article ne modifie pas le droit applicable aux enfants privés du soutien de leur père et de leur mère et recueillis par une personne physique, qui assume leur charge effective et permanente. En effet, cette dernière n’est pas visée dans le droit actuel par le dernier alinéa de l’article L. 523-2 du code de la sécurité sociale. En définitive, le présent article aligne le droit applicable à ces deux situations différentes.

*

*     *

Article 2
Compensation financière

Supprimé par la commission

Cet article précise les modalités de compensation des charges engendrées, pour les organismes publics, par la proposition de loi.

La suppression de la condition d’isolement aura un impact direct sur la charge supportée par les organismes de sécurité sociale. En effet, elle augmente le nombre de parents, et donc d’enfants, pouvant être titulaires du droit à l’allocation de soutien familial.

Cette augmentation est due :

– d’une part, à l’abrogation de la cessation de droits pour les pères et les mères qui, aujourd’hui bénéficiaires, se marient, se pacsent ou vivent en concubinage ;

– d’autre part, au bénéfice de l’allocation pour les personnes qui avaient précédemment cessé de satisfaire la condition d’isolement en se mariant, en se pacsant ou en vivant en concubinage ;

– enfin, au moindre non-recours permis par la simplification issue de cette suppression.

Le présent article pose le principe d’une compensation financière de la charge pour les organismes de sécurité sociale, qui repose à due concurrence par la majoration de l’accise sur les tabacs prévue au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

*

*     *

 


—  1  —

   Travaux de la commission

Au cours de sa première réunion du mercredi 22 novembre 2023, la commission procède à l’examen de la proposition de loi visant à déconjugaliser l’allocation de soutien familial (n° 1770) (M. Hadrien Clouet, rapporteur) ([22]).

M. Hadrien Clouet, rapporteur. Pour entrer dans le vif du sujet de cette proposition de loi technique, je prendrai un exemple. Prenons le cas similaire de deux enfants, vivant seuls avec leur mère séparée de leur père. D’un côté, Ismaël, qui reçoit une pension alimentaire de 200 euros par mois, versée par son père à sa mère. De l’autre, Julie, qui ne reçoit pas de pension alimentaire de son père, mais dont la mère perçoit de la part de la CAF, la caisse d’allocations familiales, 187,24 euros par mois au titre de l’allocation de soutien familial (ASF). Imaginons que la mère d’Ismaël et la mère de Julie fassent toutes deux le choix de se remettre en couple. Les conséquences seront très différentes pour les deux enfants. Pour Ismaël, cela ne changera rien : avoir un nouveau partenaire n’empêchera pas sa mère de recevoir une pension alimentaire pour assurer ses besoins d’entretien et d’éducation. Seule une réévaluation pourrait être ordonnée par le juge aux affaires familiales, s’il était saisi. Julie, en revanche, perdrait le bénéfice de l’ASF.

Ainsi, le système des prestations familiales entretient une vision archaïque de l’organisation des familles ainsi qu’un traitement des enfants inégalitaire et attentatoire à leurs besoins. Il reste que c’est malheureusement l’état du droit dans notre pays.

L’ASF est une prestation monétaire sans condition de ressource dont nous fêtons les quarante ans cette année. Elle est destinée aux personnes qui élèvent seules un enfant, privé du soutien de l’un de ses parents au moins. Cela recouvre deux situations distinctes. L’ASF est dite à taux plein, soit 249,59 euros par mois et par enfant, lorsqu’un enfant est privé de l’aide de ses deux parents et recueilli par une personne. L’ASF est dite à taux partiel, soit 187,24 euros par mois et par enfant, lorsqu’un enfant est privé de l’aide de l’un de ses parents.

Cette seconde situation, celle de plus de 99 % des enfants bénéficiaires, recouvre trois types d’ASF : d’abord, elle peut être différentielle, pour compenser une pension alimentaire inférieure à son montant ; ensuite, elle peut être recouvrable, pour pallier l’absence de versement par un parent d’une pension alimentaire pourtant fixée ; enfin, elle peut être non recouvrable dans les cas où l’enfant est orphelin d’un parent, non reconnu, dont le parent est insolvable ou pour un délai de 4 mois lorsqu’aucune pension alimentaire n’a encore été fixée.

L’ASF s’applique donc à de nombreuses situations, mais de quelque type qu’elle soit, son importance a crû à mesure que le nombre de familles monoparentales augmentait dans notre pays. Aujourd’hui, parmi les 2 millions de familles monoparentales françaises, 860 000 familles sont bénéficiaires de l’ASF, couvrant plus de 1,3 million d’enfants. Il s’agit ainsi d’une prestation de masse.

Venons-en à la condition d’isolement à laquelle est soumise l’ASF, et qui empêche Julie et sa mère de continuer à la percevoir après un remariage ou une remise en couple. Le code de la sécurité sociale prévoit en effet que « lorsque le père ou la mère titulaire du droit à l’allocation de soutien familial se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage, cette prestation cesse d’être due ». Deux dynamiques de fond ont justifié cet état du droit. D’une part, elle correspond au fondement patriarcal sur lequel s’est construit l’État social et qu’elle perpétue : la mère est sous tutelle financière de son ancien ou de son nouveau compagnon – les deux situations étant exclusives et systématisées. D’autre part, elle correspond à une logique budgétaire qu’assumait, en 1984, le rapporteur du texte créant l’ASF et qui déclarait à l’Assemblée nationale : « Vous comprendrez aussi que des raisons financières ont prévalu dans la décision de ne pas étendre l’allocation à des catégories nouvelles. »

Nous devons mettre fin à la condition d’isolement pour deux raisons principales : la première se rattache aux droits de l’enfant et la seconde à l’autonomie des femmes.

Sur les droits de l’enfant d’abord, je veux rappeler que l’ASF s’adresse bien, en premier lieu, aux enfants et à leurs besoins, et non à la situation conjugale de leur parent. En effet, en tant qu’héritière de l’allocation d’orphelin, l’ASF n’est pas une allocation pour parent isolé. Comme le disait le rapporteur du texte à l’Assemblée nationale en 1984, c’est « une allocation d’éducation et d’entretien ». Elle est destinée à couvrir les besoins de l’enfant. D’ailleurs, l’allocation parent isolé (API), qui a existé, a été remplacée en 2008 par le RSA majoré, qui s’adresse aux parents isolés. Trop souvent, les deux sont confondues, au détriment des enfants. Ce point est crucial car les enfants dans une famille monoparentale sont plus précaires que dans une famille nucléaire : 41 % des premiers vivent sous le seuil de pauvreté contre 21 % des seconds, soit un rapport du simple au double. Ces indicateurs sont encore plus dégradés dans certains territoires, comme au sein des outre-mer.

C’est d’autant plus important qu’un tiers des bénéficiaires de l’ASF vit dans le premier décile de niveau de vie après redistribution, soit parmi les 10 % les plus pauvres, et que plus de la moitié d’entre eux font partie des 20 % les plus pauvres dans notre pays.

Que signifie concrètement la condition d’isolement ? Que l’on retire le bénéfice de l’allocation – une somme déjà très faible de 187,24 euros – à des enfants généralement pauvres, par la simple considération de la vie conjugale de leur parent, le plus souvent de leur mère. En somme, on facture aux enfants et à leurs besoins la mise en couple de leur parent. Cela me semble porter atteinte à leur dignité. C’est d’ailleurs aussi vrai si le nouveau compagnon du parent solitaire gagne moins. Imaginez une femme payée au Smic, qui vit seule avec son enfant. Si elle se remet en couple avec une personne qui perd son emploi et devient bénéficiaire du RSA, elle subit un effet ciseau : on lui retire l’ASF dont bénéficie son enfant et elle reçoit une charge supplémentaire de solidarité vis-à-vis du compagnon, qui gagne moins qu’elle. C’est la double peine.

Cette situation est d’autant plus injustifiable qu’elle perpétue des inégalités. En effet, si l’enfant a la chance de bénéficier d’une pension alimentaire, la remise en couple du parent avec lequel il vit ne signifie pas, par elle-même, que cesse le versement de la pension. Pour l’enfant qui ne touche pas de pension alimentaire, la remise en couple de son parent signifie l’arrêt de l’ASF. C’est là aussi une double peine : ni pension ni allocation. Telle est la perspective que le droit actuel propose à ces enfants – malheureusement.

Mais la condition d’isolement ne porte pas uniquement atteinte aux droits des enfants : elle est un archaïsme qui perpétue, pour les mères concernées, des représentations et organisations familiales datées, auxquelles la plupart d’entre nous ici souhaitent mettre fin. En effet, le parent isolé est dans 85 % des cas une mère – c’est pour cela que j’ai généralement décliné au féminin mon propos. De ce fait, la condition d’isolement pénalise principalement les femmes, contraintes de choisir entre le bénéfice de l’ASF et leur droit d’entamer une nouvelle relation, leur droit au bonheur. Aujourd’hui, une mère seule qui souhaite engager une relation amoureuse reçoit une facture de 187,24 euros prise sur les besoins de l’enfant. Si elle est rémunérée au Smic, cela représente une amputation de 11 % de ses revenus. C’est d’autant plus vrai que les familles monoparentales avec une mère sont plus précaires que celles avec un père. En définitive, la condition d’isolement est une atteinte à l’autonomie des femmes. Nous vous proposons de l’abroger.

Nous avons déjà conduit ici une réflexion similaire : de la même manière que nous avons considéré qu’un adulte en situation de handicap ne devait pas dépendre des revenus de son conjoint, nous considérons que l’enfant privé de l’aide de l’un de ses parents ne doit pas dépendre de la situation conjugale de son père ou, le plus souvent, de sa mère. C’est sans doute pour cela, par attachement à l’égalité et à l’autonomie des personnes, que 61 % des Français approuvent cette déconjugalisation dans le sondage Toluna Harris Interactive dédié il y a 10 jours. Et il y a une majorité parmi les sympathisants de tous les groupes politiques.

Ainsi, c’est pour défendre les droits des enfants, l’égalité entre Ismaël et Julie mais aussi l’autonomie des femmes et leur droit au bonheur, que la suppression de la condition d’isolement vous est proposée à l’article 1er de cette proposition de loi.

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupes.

Mme Christine Le Nabour (RE). L’ASF, créée en 1985, est versée pour élever un enfant privé de l’aide de l’un ou de ses deux parents. Elle est versée au parent isolé sans condition de ressource, soit dans le cadre d’une avance en attendant le jugement officiel fixant le montant de la pension alimentaire du parent non gardien, soit parce que celle-ci est trop faible, soit parce qu’elle ne peut pas être recouvrée par l’autre parent. L’ASF cesse d’être versée à la remise en couple du parent isolé.

D’un point de vue sémantique, le titre de votre proposition de loi interpelle car une allocation individualisée ne peut pas, par nature, être déconjugalisée.

Selon l’Insee, le taux de pauvreté des enfants atteint 45 % pour ceux vivant avec un parent, contre 15,5 % pour ceux dont les parents sont en couple. L’ASF est une ressource supplémentaire versée indépendamment de la situation sociale de la personne bénéficiaire. Votre proposition pourrait conduire les couples dont l’un des membres a précédemment vécu en situation monoparentale à bénéficier d’un montant de prestation supérieur à celui des couples n’ayant pas connu de séparation préalable. Par ailleurs, cela reviendrait à nier la spécificité des familles monoparentales.

Au-delà de lutter contre le non-recours à l’ASF, le sujet est bien de garantir le versement de la pension alimentaire. Depuis le 1er janvier 2023, les CAF et les MSA deviennent systématiquement les intermédiaires entre les parents séparés dans la gestion de la pension alimentaire. L’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (Aripa), créée en 2017 sous l’impulsion de la majorité, joue un rôle crucial. En 2021, 73 % des pensions gérées par l’Aripa ont été recouvrées. En parallèle, un parcours « séparation » est mis en place offrant informations, accompagnement social et aide financière aux parents isolés.

Je le rappelle : vous avez refusé de voter des mesures favorables aux familles monoparentales telles la revalorisation de 50 % du montant de l’ASF et l’extension du complément de libre choix du mode de garde (CMG) de six à douze ans pour les familles monoparentales. Vous avez également voté contre le déploiement du service public de la petite enfance, lequel prévoyait 100 000 places supplémentaires en crèche et 1 000 crèches supplémentaires à vocation d’insertion professionnelle.

Votre proposition de loi est socialement peu justifiée, juridiquement risquée, incohérente avec notre système de prestations sociales et incompatible avec le redressement de nos comptes publics. Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe Renaissance votera contre cette proposition.

Mme Angélique Ranc (RN). Votre intention sous-jacente est louable alors que les Français, notamment les plus fragiles, peinent aujourd’hui à finir ne serait-ce que la moitié du mois. Toutefois, louable ne veut pas dire juste. Votre proposition d’individualiser l’ASF pour que son versement puisse continuer, même après une remise en couple, crée plusieurs incohérences, sociales mais aussi juridiques.

Initialement prévue pour les enfants orphelins ou dont un lien de filiation n’avait pas été établi avec un parent, l’ASF a progressivement évolué pour soutenir toutes les personnes assumant seules la charge d’un enfant. Votre exposé des motifs fait d’ailleurs état de la précarité des familles monoparentales. Or, à partir de la remise en couple d’un parent isolé, il n’est plus question de monoparentalité : ouvrir ces aides aux couples irait donc à l’encontre de la vocation même de cette prestation.

En outre, si cette allocation réservée aux familles isolées était ouverte aux couples, qu’est-ce qui empêcherait d’ouvrir toutes les prestations initialement prévues pour les familles monoparentales aux familles avec deux parents ? Quelle prestation particulière relative à leur situation précaire resterait-il aux familles de parents isolés ? Il nous semble qu’une telle évolution brouillerait la lisibilité de notre système d’aides. Elle créerait un déséquilibre entre les parents isolés et ceux en couple. Si des aménagements sont prévus pour les parents isolés, c’est parce que le taux de pauvreté des enfants est plus élevé lorsqu’ils vivent avec un seul parent.

Quand on souhaite refaire sa vie avec une personne, il faut en accepter tout le foyer – y compris les enfants. Les critères d’attribution de ces aides sont clairs : il faut être un parent isolé avec un enfant à charge. Nous souhaitons que cela reste ainsi : c’est une question d’équité et de justice. Le groupe Rassemblement national votera donc contre cette proposition de loi.

Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Inès élève seule Mattéo, cinq ans, dont elle a la garde exclusive. Elle combine, tant bien que mal, toutes les contraintes de la maman seule avec celles du temps partiel subi, qui lui fournit tout juste ce qu’il faut pour le loyer. Elle ne reçoit pas d’allocations familiales, son versement débutant au deuxième enfant. Pas de chance pour elle, elle ne touche pas non plus de contribution à l’éducation et à l’entretien de l’enfant – anciennement appelée « pension alimentaire » – car le père n’a pas été jugé solvable. Heureusement, elle reçoit l’ASF. Ces 187,24 euros mensuels sont loin de couvrir tous les besoins alimentaires, vestimentaires et culturels de son enfant. Mais c’est déjà ça. Ils atténuent un peu la rupture d’égalité entre Mattéo et son copain Martin, dont le père verse une pension alimentaire.

Inès se reconstruit progressivement. Elle met derrière elle les douleurs de la séparation et tombe amoureuse. Mais la voilà face à un dilemme : si elle se remet en couple, Mattéo perdra automatiquement le bénéfice de l’ASF. Peu importe que le nouveau conjoint soit dans une situation professionnelle précaire et que ses revenus soient inférieurs à ceux d’Inès, peu importe qu’elle se prépare à être solidaire s’il se retrouve au chômage ou au RSA et peu importe que son conjoint n’ait ni la garde ni l’autorité parentale sur son fils, car la CAF – et, derrière elle, le législateur – considère que, dès lors qu’Inès a un amoureux, Mattéo devra dépendre de ce dernier et perdre le droit à l’ASF. Contrairement à Martin, dont la mère s’est remariée et continue de toucher la pension alimentaire versée par le père.

La situation d’Inès n’est pas inventée : 39 000 Inès perdent l’ASF chaque année pour ce motif. C’est une injustice qui révolte les associations familiales et les collectifs que nous avons auditionnés et qui font part de leur incompréhension. C’est une injustice que 62 % des Français veulent abolir.

Nous vous proposons ce matin de réparer cette injustice subie par toutes les Inès et tous les Mattéo de France, d’affirmer que les droits de l’enfant sont inaliénables et ne doivent pas varier en fonction de la situation sentimentale des parents. Elle est révolue, l’époque où l’on considérait qu’une femme devait dépendre matériellement et moralement de son conjoint. Cela devrait faire l’unanimité.

Mme Justine Gruet (LR). Le soutien aux familles dans leur ensemble est une conviction profonde au sein de notre groupe, sans parler de l’universalité des allocations familiales dès le premier enfant, que nous réclamons depuis des années. À ce titre, nous déplorons toutes les actions qui iraient contre une politique familiale ambitieuse, qui est la base de notre modèle social. Or, le texte qui nous est présenté s’apparente davantage à de la démagogie qu’à une vraie réflexion sur les difficultés évidentes qui pèsent sur les familles monoparentales.

L’ASF est versée quand un parent a seul la charge d’un enfant pour l’entretien duquel l’autre parent ne participe plus depuis au moins un mois ou ne verse pas de pension alimentaire. Les montants sont de 187,24 euros si le parent est seul ou de 249,59 euros en l’absence des deux parents.

Sur le fond, votre proposition est démagogique car elle ne traite pas du problème fondamental des familles monoparentales : la déresponsabilisation du deuxième parent, lorsqu’il est encore présent, et le non-versement de la pension alimentaire, lorsqu’elle est fixée. Quant au parallèle que vous tentez de faire avec la déconjugalisation de l’AAH, l’allocation aux adultes handicapés, il est irrespectueux à l’égard des personnes en situation de handicap. Lorsqu’un bénéficiaire de l’AAH déclarait être en couple, il perdait son allocation alors que la situation du handicap demeurait – voilà ce qui motivait cette déconjugalisation. En l’occurrence, vous mélangez délibérément les difficultés de chacun, puisque le changement de statut familial implique la disparition du statut de parent isolé. Lorsque le parent isolé bénéficiaire de l’ASF fera le choix de se marier ou de se pacser, le quotient familial augmentera mécaniquement dans le foyer fiscal. Mais rien n’est chiffré. Quelles seront les conséquences pour nos finances publiques ?

Ce texte ne nous convient ni sur le fond ni sur la forme. Notre groupe votera contre.

Mme Anne Bergantz (Dem). Il y a un constat partagé, si ce n’est unanime, quant à la nécessité d’agir en faveur des plus précaires, des plus fragiles et des plus isolés. Chacun de nous est sensible aux situations rencontrées par les familles monoparentales. Nous les évoquions, récemment encore, dans le cadre de l’examen des dispositions du projet de loi pour le plein emploi relatives à la garde d’enfants, qui demeure trop souvent un frein à l’emploi pour les parents isolés, dont 87 % sont des femmes.

Aussi sincère soit-elle, votre proposition de loi relève de la fausse bonne idée. Vous proposez qu’une aide, versée à un parent élevant seul ses enfants et sans condition de ressource, ne prenne plus en considération la situation matrimoniale nouvelle de ces familles. Selon cette logique d’individualisation de l’aide, il serait injuste que les autres aides existantes soient maintenues pour les seules personnes isolées. Nous pourrions faire de même pour le RSA majoré, l’aide à la garde d’enfants pour parent isolé (Agepi), ou la prestation d’accueil du jeune enfant (Paje).

C’est un pas vers un système individualisé des droits sociaux et un retour dévoyé à un soutien financier universel aux familles, mais uniquement pour les personnes ayant connu une période d’isolement. Cette transformation non seulement détournerait cette aide de sa visée originelle, mais elle créerait une iniquité. Les couples non séparés en seraient très logiquement exclus, quand bien même leur niveau de revenus serait faible. Il nous semble plus pertinent d’aider vraiment les familles monoparentales. Il faut pour cela faire preuve de pragmatisme. Il est inopportun d’isoler une prestation sans réflexion globale sur notre système d’aides. Des travaux sont en cours, ceux de Philippe Brun et Fanta Berete par exemple, qui prouvent le caractère transpartisan de ce sujet.

Le groupe Démocrate ne soutiendra pas cette proposition de loi.

M. Arthur Delaporte (SOC). Il est difficile de tenter de remettre les pendules à l’heure tant elles paraissent déréglées depuis le début de l’examen de ce texte. Aux collègues de la majorité, qui ont contribué évidemment à améliorer le recouvrement des impayés de pension alimentaire, je rappellerai que la garantie a d’abord été expérimentée en 2014 et que tout n’a donc pas commencé en 2017. Contrairement à ce que vous laissez penser, ce n’est pas l’origine du monde. Ainsi, l’Aripa, dispositif que vous avez maintenu, a été créée en janvier 2017.

Je regrette par ailleurs, monsieur le rapporteur – voyez-y une pique amicale – que vous n’ayez pas fait référence à la proposition de loi présentée par Laurence Rossignol en février 2022 au Sénat et qui visait, elle aussi, à obtenir un peu d’égalité entre les enfants. Il s’agit de mettre un terme à une situation de double inégalité et d’incohérence du droit. C’est pourquoi le groupe Socialistes votera votre proposition de loi.

La grande incohérence tient à la différence de traitement entre les enfants selon qu’ils bénéficient de l’ASF ou d’une pension alimentaire si le parent se remet en couple. Que se passe-t-il si c’est avec quelqu’un dont les revenus sont inférieurs aux siens ?

Pour répondre à Mme Gruet, la déconjugalisation permettrait de supprimer les effets de la remise en couple.

M. Frédéric Valletoux (HOR). L’ASF est une aide essentielle pour les familles les plus fragiles. C’est une allocation utile et de bon sens pour les familles monoparentales. Elles représentent aujourd’hui un quart des familles et sont particulièrement exposées à la précarité – 41 % des enfants vivant avec un parent isolé sont considérés comme pauvres contre 16 % pour l’ensemble des enfants. Sous l’impulsion du Président de la République, l’accompagnement de ces familles est une priorité depuis le précédent quinquennat. De multiples mesures ont été mises en œuvre : en novembre 2022, la revalorisation de 50 % du montant de l’ASF, et l’extension du CMG aux familles monoparentales pour les enfants de moins de douze ans au 1er juillet 2025 au plus tard.

La présente proposition de loi ne nous semble pas justifiée pour au moins trois raisons. La première est sociale car l’ASF n’est pas une prestation sous condition de ressources mais une aide supplémentaire, indépendamment de la situation sociale de la personne qui se remet en couple. La deuxième est juridique car cela conduirait les couples dont l’un des membres a été préalablement en situation monoparentale à bénéficier d’un montant de prestation supérieur aux couples non préalablement séparés. La troisième est financière car tous les autres dispositifs favorables aux familles monoparentales devraient eux aussi être étendus, au-delà de la remise en couple, telle la majoration du montant et du plafond du CMG.

Dès lors que deux personnes décident de créer un foyer par un acte d’état civil, le versement de l’ASF n’est plus justifié. Le groupe Horizons et apparentés votera donc contre cette proposition de loi.

M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). L’ASF, bien qu’encore trop faible, constitue souvent l’unique soupape de sécurité financière pour les familles monoparentales, composées à 85 % de mères célibataires. L’ASF, par son conditionnement au célibat, est également le reliquat injuste d’un système basé sur la primauté du père, chef de famille et unique gagne-pain du ménage. Ce modèle, éminemment patriarcal et qui n’a globalement pas évolué depuis les années 1960, ne donne comme unique choix aux mères célibataires que la dépendance financière envers un homme pour élever décemment leurs enfants ou la précarité.

Alors que les mères célibataires sont les premières victimes de la féminisation croissante de la pauvreté, elles sont également les grandes perdantes du quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce gouvernement qui leur a volé deux années de vie, malgré des carrières hachées, entretient aussi un système de solidarité conjugale, s’appliquant aussi bien aux aides sociales qu’à l’impôt, lequel favorise systématiquement le plus haut salaire, celui du conjoint. Cette dépendance permanente des femmes envers leur conjoint est le nid des violences conjugales, les violences économiques en étant la première manifestation. Alors qu’aura lieu, dans trois jours, la journée internationale de lutte contre les violences de genre, nous ne pourrons avoir de politique ambitieuse en la matière sans politique ambitieuse d’émancipation économique de toutes les femmes, en particulier les plus précaires.

Savoir avec qui les 1,5 million de mères célibataires entretiennent des relations affectives ou sexuelles ne sont pas les oignons de l’État. Nous soutenons donc pleinement cette proposition de loi. Elle s’inscrit dans le chantier nécessaire de l’individualisation des prestations sociales et de l’impôt. C’est une condition indiscutable pour enfin donner de réelles options aux mères célibataires.

M. Pierre Dharréville (GDR - NUPES). Merci à nos collègues de La France insoumise et au rapporteur Hadrien Clouet de nous donner l’occasion de débattre de la situation des familles monoparentales, sujet très sensible et trop invisible. Même si certains d’entre nous, dont je fais partie, cherchent à formuler des propositions, nous sommes encore loin du compte à l’égard de ces familles frappées de plein fouet par la crise sociale actuelle.

La conjugalisation de fait de l’ASF conduit à accroître la situation de dépendance des personnes – en l’occurrence, ce sont principalement des femmes – lorsqu’une famille recomposée se forme. Cette inégalité, induite par le mode de fonctionnement de cette allocation, concerne quelque 25 000 foyers et se répercute finalement sur les enfants. Grâce à cette proposition de loi, vous mettez en lumière un défaut de la loi, qui mérite réflexion et appelle correction. Ce n’est pas la seule disposition à prendre en faveur des familles monoparentales, mais son adoption serait utile.

M. Paul-André Colombani (LIOT). Cette proposition de loi nous permet de discuter des familles monoparentales qui subissent de plein fouet l’inflation alors qu’elles sont déjà caractérisées par un fort taux de pauvreté et de précarité, par des difficultés d’accès à l’emploi ou au logement. Autant dire qu’elles ont du mal à accéder à un niveau de vie décent. Pour les femmes, surreprésentées parmi les familles monoparentales, les difficultés économiques et sociales sont décuplées. Quant aux enfants, ils sont les premiers à souffrir de cette situation : ceux qui grandissent dans des familles monoparentales vivent plus fréquemment que les autres sous le seuil de pauvreté et leur scolarité est souvent compliquée.

L’arrêt du versement de l’ASF en cas de changement de situation de l’allocataire peut être brutal et créer un vrai manque pour ces familles davantage exposées à la pauvreté. La solidarité familiale, sur laquelle repose l’essentiel de nos prestations sociales, doit évidemment jouer. Cependant, certaines situations peuvent justifier de prévoir des exceptions. C’est d’ailleurs à l’aune de ces situations particulières que nous avions plaidé pour la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Dans le cas de l’ASF, il convient de prendre en compte le fait que le nouveau partenaire n’assume pas nécessairement la charge financière ou éducative de l’enfant, d’autant qu’il n’exerce pas l’autorité parentale. La réflexion doit s’ouvrir sur les conditions d’octroi de cette allocation. Le passage devant le juge aux affaires familiales (JAF) dans un délai de quatre mois devrait être ainsi revu pour faciliter le recours.

M. le rapporteur. En revenant sur quelques éléments qui peuvent sembler confus, je ne désespère pas de faire changer d’avis, voire de vote, certains de nos collègues.

L’ASF est une aide versée pour l’entretien et l’éducation d’un enfant, distincte du RSA majoré qui n’est pas le sujet de notre discussion. Nous débattons ici d’une allocation versée pour un enfant, dont on reconnaît qu’il subit le préjudice de n’avoir qu’un seul parent pour subvenir à ses besoins. Monsieur Valletoux, vous évoquiez la solidarité qu’implique un acte d’état civil. Or, dans la grande majorité des cas qui nous occupent, il n’y a pas d’acte d’état civil pour justifier l’arrêt du versement de l’ASF : il suffit de vivre sous le même toit qu’un nouveau partenaire.

Certains soulèvent un autre argument : les revenus d’une famille dont un membre bénéficie de cette allocation sont supérieurs à ceux d’une autre dont aucun des parents n’a été en situation de famille monoparentale. C’est le cas pour n’importe quel ménage où une pension alimentaire est versée pour répondre au préjudice du manque de l’un des parents. Tout le monde trouve normal qu’une pension alimentaire vienne accroître le revenu d’une famille recomposée. Il ne faut pas comparer les deux cas, en partant du principe qu’une famille avec un beau-parent doit avoir le même revenu qu’une autre où il n’y en a pas. Quand vous vous remettez en couple avec un quelqu’un, peut-être que cette personne verse une pension alimentaire pour un enfant qu’elle a eu auparavant. Tout cela s’équilibre généralement d’un foyer à un autre.

À entendre certains, l’ASF déresponsabiliserait le second parent. Au contraire : le système actuel reporte sur le beau-père ou la belle-mère la charge de l’entretien de l’enfant. Si vous voulez responsabiliser le parent absent, il faut lui conserver une position par le biais de cette allocation déconjugalisée ou, le cas échéant, d’une procédure de recouvrement de pension alimentaire non payée – sujet qui, à mon avis, fait totalement consensus entre nous.

D’autres estiment que si nous validons la logique de cette proposition de loi, nous allons ouvrir la voie à toute une série de textes du même type. En laissant libre cours à notre imagination, on pourrait faire de telles projections pour tous les textes. Dans le droit français, il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de textes comparables à celui-ci qui porte sur la déconjugalisation d’une allocation dédiée à un enfant. Les prestations destinées aux familles monoparentales et aux parents, auxquelles vous vous référez pour établir vos comparaisons, n’ont rien à voir avec l’ASF, pensée pour l’entretien et l’éducation de l’enfant.

Notre collègue Delaporte demande ce qui se passe si le parent bénéficiaire se remet en couple avec quelqu’un qui est moins payé. C’est une bonne question car ce cas de figure est apparu dans divers témoignages durant les auditions. Je pense à cette mère, en particulier, qui a expliqué qu’elle avait eu un enfant non reconnu par le père avant de se mettre en couple avec un autre homme. Or, ce dernier a perdu son emploi et s’est retrouvé au RSA parce qu’il n’avait pas cotisé suffisamment longtemps pour percevoir une allocation chômage. Passons sur le fait que cette femme supporte une charge supplémentaire compte tenu de la situation de son nouveau compagnon et concentrons-nous sur le sujet de nos débats : elle a aussi perdu l’ASF, destinée à couvrir les besoins de son enfant. Certains nous reprochent d’ailleurs de ne pas conditionner le versement de l’ASF à des niveaux de ressources, mettant l’accent sur des cas inverses du précédent, où la remise en couple se traduit par des charges moins lourdes et des revenus plus importants. En effet, nous ne voulons pas imposer des conditions de ressources. La sénatrice Laurence Rossignol et le député Boris Vallaud ont fait des propositions en ce sens, et des expérimentations, dont nous aimerions connaître un jour les résultats, ont été menées.

Lors du précédent débat, nombre de collègues nous ont demandé qui était favorable à l’indexation des salaires sur l’inflation que nous proposions. Étrangement, personne ne nous a encore demandé qui était pour la déconjugalisation de l’ASF. Pourtant, après une vingtaine d’auditions, je peux vous donner une liste de partisans de ce texte : des associations familiales telles que la Confédération syndicale des familles (CSF), l’Union nationale des associations familiales (Unaf), la Fédération syndicale des familles monoparentales, l’association Make Mothers Matter (MMM), l’Union des familles laïques (Ufal), la Collective des mères isolées, le Mouvement des mères isolées (MMI) et la Fondation des femmes ; les chercheuses de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) et du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), que nous avons auditionnées. Même si elles abordent le sujet sous des angles différents et avec des priorités distinctes, ces personnes plaident pour la déconjugalisation de l’ASF. Elles se réclament de courants de pensée idéologiques variés, qui reflètent assez largement ceux des membres de notre commission.

Les interventions de nos collègues les plus offensifs m’étonnent. Madame Le Nabour, vous connaissez bien l’ASF – sujet sur lequel vous avez écrit – et vous avez participé activement à nos travaux. Comment pouvez-vous prendre cette allocation comme une aide destinée aux parents isolés plutôt qu’à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ? Il me semble que nous devrions concentrer nos échanges sur le principe même de cette allocation. Madame Ranc, vous avez insisté sur la notion de solidarité dans la famille. Or, la solidarité du nouveau beau-parent vis-à-vis de l’enfant n’est pas forcément acquise, sachant qu’il doit parfois verser une pension alimentaire pour un autre enfant issu d’une union précédente. Il s’agit d’adapter nos politiques familiales aux formes contemporaines de la famille.

Nous avons tous, quelle que soit notre circonscription, un grand nombre de personnes concernées par le sujet. Au cœur de la vôtre, madame Ranc, le quartier de la gare de Troyes compte 33 % de familles monoparentales. Au sud de Châteaugiron, madame Le Nabour, le taux est de 27 %. J’avais fait quelques recherches, me disant que certains députés étaient peut-être moins concernés que d’autres, pour constater que ce n’était pas le cas. Dans ces conditions, les familles monoparentales et les bénéficiaires de l’ASF vont sans doute venir dans nos permanences demander pourquoi nous n’avons pas fait un geste qui ne coûterait pas grand-chose : 800 millions d’euros par an si tous les bénéficiaires font un recours, alors que le montant correspondant aux sortants du dispositif représente 80 millions d’euros par an. Votre main ne tremble pas souvent quand vous accordez des sommes dix fois supérieures à de grandes entreprises. Ce texte nous permettrait d’avancer ensemble sur la question des solidarités familiales telle qu’elle se pose au XXIe siècle.

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq. Nous en venons aux interventions des autres députés.

Mme Clémentine Autain (LFI - NUPES). Dans son livre l’État droit dans le mur, Anne-Laure Delatte, économiste très sérieuse, a retracé les aides accordées au cours des dernières décennies en France, constatant qu’elles allaient vers les entreprises beaucoup plus que vers les individus. Il va falloir inverser la tendance, faire en sorte que les prestations sociales prennent le pas sur les aides sans contrepartie aux grandes entreprises. Cette proposition de loi va donc dans le bon sens.

Nous devons aussi impérativement nous intéresser à un mouvement historique : l’individualisation des droits, induisant une déconjugalisation comme celle de l’AAH et une logique de prestations liées à l’enfant. Il faudrait créer une allocation à l’enfant en lieu et place d’allocations qui visent à favoriser certains modèles familiaux. La mesure proposée n’enlève rien aux familles isolées. Elle tend à pérenniser une allocation liée à un enfant. Contrairement à ce qu’a dit l’extrême droite, cette aide n’est pas réservée à des enfants sans père. Elle concerne aussi des enfants dont les pères sont insolvables. L’État pallie cette absence ou cette incapacité, et je ne vois pas pourquoi il devrait cesser de le faire en cas de constitution d’un nouveau couple. Cela me paraît tout à fait délirant.

M. Nicolas Turquois (Dem). Selon l’oratrice précédente, l’État devrait accorder plus d’aides en faveur de nos concitoyens. Citez-moi un pays qui en accorde autant que la France où les transferts sont massifs ! Cessons de jeter en permanence de l’acide sur notre société, lui reprochant de n’être pas solidaire alors que n’est pas le cas. Si je ne doute pas des convictions de notre rapporteur, je tiens à m’en démarquer sur le plan philosophique : contrairement à lui, je ne pense pas qu’il faille individualiser plutôt que de s’appuyer sur la famille. Celle-ci peut avoir des défauts regrettables, mais nous l’avons trop attaquée car ce modèle – avec ses valeurs et ses solidarités – peut apporter beaucoup à notre société. À mon avis, les difficultés de notre société sont d’ailleurs liées au recul des valeurs familiales.

M. le rapporteur. Quel pays fait mieux que le nôtre ? La Suède et l’Estonie ont un dispositif similaire qui, sans condition d’isolement, verse une prestation au bénéfice de l’enfant qui ne reçoit pas de pension alimentaire du parent absent. Il n’y a pas d’autre exemple dans l’Union européenne. Si vous voulez une réponse sur un plan plus global, je peux vous citer le Danemark, la Suède et la Norvège : la part de PIB consacrée aux prestations familiales y est supérieure à ce qu’elle est en France.

Venons-en à la responsabilisation, terme qui me semble étonnant. Cette allocation au bénéfice de l’enfant est aussi due quand l’un des parents est décédé. Vous n’allez pas responsabiliser une personne décédée ! Cela n’a pas de sens. La complexité de l’ASF vient précisément du fait qu’elle concerne de nombreuses situations, différentes les unes des autres, ce qui suscite des débats intéressants. La question que nous devons trancher aujourd’hui est la suivante : l’ASF relève-t-elle du droit d’un enfant à percevoir quelque chose pour ses besoins ou est-elle attachée aux parents, auquel cas elle fait doublon avec le RSA majoré ?

Article 1er : Supprimer la condition d’isolement de l’allocation de soutien familial

Amendements de suppression AS1 de Mme Justine Gruet et AS9 de Mme Christine Loir

Mme Justine Gruet (LR). Dans notre groupe politique, nous avons la conviction profonde qu’il faut soutenir les familles dans leur ensemble, ce qui nous conduit à plaider pour le rétablissement de l’universalité des allocations familiales dès le premier enfant. Ce n’est pas la démarche des auteurs de cette proposition de loi qui vise à généraliser une allocation spécifique aux parents isolés – que vous le vouliez ou non – à tous les parents, même en cas d’évolution des situations conjugales. Veillons à ne pas détourner les aides spécifiques aux parents isolés et essayons de créer un dispositif pertinent pour l’enfant, qui permette néanmoins de responsabiliser le deuxième parent. L’État doit garantir une éducation de qualité mais ce n’est pas son rôle d’assumer la responsabilité d’un parent. Rappelons qu’il en faut deux pour faire un enfant !

Si nous demandons la suppression de cet article, cela ne signifie pas que nous refusions de voir les situations bouleversantes dans lesquelles se trouvent certains parents isolés. Nous voulons alerter le Gouvernement sur le nécessaire rétablissement de l’autorité parentale, qui passe notamment par une exigence accrue envers le parent démissionnaire, mais aussi par la simplification des démarches concernant les pensions alimentaires. La représentation nationale devrait d’ailleurs ouvrir un véritable débat sur la politique familiale dans notre pays car les solutions proposées au XXe siècle ne sont plus toujours adaptées à la société actuelle.

Mme Angélique Ranc (RN). L’ASF est une allocation mensuelle versée à une personne qui élève seule son enfant, celui-ci étant privé de l’aide de son autre parent. Par construction, c’est donc une aide destinée aux parents isolés et uniquement à eux.

M. le rapporteur. Vous avez raison, madame Gruet, les dispositifs du XXe siècle ne sont pas forcément adaptés à notre époque, et ceux du XIXe siècle le sont encore moins. L’ASF, je le répète, n’est pas une allocation pour un unique parent isolé, mais une aide accordée à un enfant privé de l’un de ses parents. J’en veux pour preuve que si vous recueillez un enfant et que vous percevez l’ASF, celle-ci est déconjugalisée. Le droit reconnaît donc la déconjugalisation dans le cas où l’enfant n’a pas de lien biologique avec l’allocataire. C’est une contradiction que nous proposons de lever au bénéfice des enfants plutôt qu’à leur détriment.

Nous n’allons pas non plus déresponsabiliser le second parent, au contraire. En la maintenant quelle que soit la situation conjugale de la mère, nous faisons de l’ASF un substitut de pension alimentaire, destiné aux enfants qui ont le moins de moyens financiers dans le cadre de leur famille, quelle qu’en soit la forme.

Il faut deux parents pour faire un enfant, dites-vous, madame Gruet. Ce n’est objectivement pas vrai puisque 27 % des bénéficiaires de l’ASF n’ont pas de filiation établie. L’idée que concubinage, mariage ou Pacs mettraient fin à la condition de parent isolé est tout aussi inexacte : il reste isolé dans sa parentalité même s’il ne l’est plus dans sa vie conjugale. Il reçoit parfois un soutien du parent absent mais il vit au quotidien une condition de parent isolé. Quant à son compagnon, il peut avoir une pension alimentaire à verser pour un enfant issu d’une première union.

Pour toutes ces raisons, j’émets un avis énergiquement défavorable à ces amendements de suppression de l’article 1er.

Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Collègues des groupes Les Républicains et Rassemblement national, vous avez osé déposer, main dans la main, un amendement visant à supprimer une proposition qui n’est pourtant qu’un petit geste destiné à réparer une rupture d’égalité entre les enfants et une injustice envers les mères isolées. Vous montrez ainsi une certaine hypocrisie, vous si prompts à prétendre défendre les droits des femmes et des enfants.

La France compte 2 millions de familles monoparentales, soit une famille sur quatre. Plus exposées que les autres à la précarité, elles viennent dans vos permanences parler de leurs difficultés. Elles vous ont aussi adressé des messages pour vous demander de voter ce texte qui améliorera leur sort. Et il a grand besoin d’être amélioré, ce sort ! Le dernier rapport annuel du Secours catholique nous alerte sur la situation de ces mères isolées dont le niveau de vie médian est de 583 euros par mois et qui sont touchées de plein fouet par l’inflation. En vous proposant ce texte, nous voulons éviter que, chaque année, 39 000 enfants ne perdent 187,24 euros mensuels du fait de la situation sentimentale de leur parent, en général de leur mère. Il ne faut pas déresponsabiliser les pères, dites-vous. Est-ce en plaçant les mères devant le dilemme de se remettre en couple ou de faire perdre une allocation à leur enfant que l’on va responsabiliser les pères ? Un père défaillant va-t-il être responsabilisé si l’on fait dépendre les besoins de son enfant du bon vouloir du nouveau conjoint de la mère ? En quoi est-ce votre modèle de la famille ? Je ne l’ai pas compris. À mon grand étonnement, vous semblez considérer qu’un beau-père peut remplacer un père : ce beau-père n’a ni l’autorité parentale ni la garde de l’enfant mais, puisqu’il vit avec la mère, on compte sur lui pour s’occuper de l’enfant. Or, toutes les études montrent que, dans votre sacro-saint modèle familial, ce sont les femmes qui contribuent le plus financièrement à l’éducation des enfants, quand bien même les hommes auraient de plus hauts revenus.

Vous vous dites choqués par le parallèle établi avec la déconjugalisation de l’AAH, arguant que le handicap ne disparaît pas quand on se met en couple. Les besoins de l’enfant ne disparaissent pas davantage quand sa mère se met en couple : l’enfant sera toujours en manque d’un père que le beau-père ne remplacera pas. Il est étonnant que vous ayez l’air de penser le contraire.

M. Arthur Delaporte (SOC). Je n’essaie pas de me mettre à la place des membres du RN. Mais si j’étais à la place des députés du groupe Les Républicains, je voterais des deux mains cette proposition de loi. Pourquoi ? Parce qu’elle incite les gens à se remettre en couple, ce qui correspond à votre modèle familial. La monoparentalité est d’ailleurs un sujet essentiel qui fait l’objet de travaux comme ceux du chercheur Julien Damon, et qui a donné lieu à la création d’un groupe de travail parlementaire transpartisan à l’initiative du groupe socialiste.

Telle qu’elle existe, l’ASF est une trappe à isolement parce qu’elle désincite à la remise en couple : certains parents isolés sont découragés d’envisager une vie commune avec un conjoint par crainte de difficultés matérielles. Elle peut aussi pousser à la fraude que vous voulez combattre. Cette situation est d’autant plus absurde que la déconjugalisation de l’ASF n’entraînerait pas un coût majeur pour les dépenses publiques, comme l’a rappelé mon collègue Clouet. Vous vous prétendez féministes et dites vouloir défendre les droits des femmes. Quel meilleur moyen de les défendre pourriez-vous trouver que cette mesure qui leur donne la liberté du choix de se remettre en couple et qui aide à lutter contre la précarité, celle des femmes en particulier ?

Il reste un aspect de l’ASF qui n’a pas été suffisamment abordé : le non-recours. Près d’un parent sur deux ne perçoit pas l’ASF alors qu’il pourrait y prétendre parce que ce droit est complexe et illisible, qu’il varie en fonction de la situation conjugale et qu’il est finalement attentatoire à la vie privée. Faciliter l’accès à l’ASF en levant cette condition d’isolement, c’est un moyen supplémentaire de lutter contre le non-recours.

M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). Madame Gruet, vous voulez responsabiliser l’autre parent, c’est-à-dire le père dans 85 % des cas. Vous avez une vision idyllique des situations où le père est défaillant. Il arrive que la mère ne puisse plus être en contact avec le père pour des raisons de sécurité car certaines histoires sont compliquées, marquées par des troubles psychiatriques, des relations d’emprise, de la violence. La déconjugalisation permettrait de garantir les mêmes droits quelle que soit la situation.

Mme Justine Gruet (LR). Revenons sur l’idée que l’État devrait assumer un rôle qui devrait l’être par le deuxième parent quand celui-ci est présent et redevable d’une pension alimentaire. La refondation d’un foyer a de toute façon des incidences, ne serait-ce que sur le plan fiscal puisque le quotient familial évolue. Quand on choisit de vivre avec une personne, cela implique de la prendre telle qu’elle est, en l’occurrence avec enfant si elle perçoit l’ASF. Nous devons remettre en valeur la notion de responsabilité dans notre société, notamment à l’égard des enfants. Des articles du code civil, lus lors de la cérémonie du mariage, établissent d’ailleurs les devoirs des parents à l’égard des enfants jusqu’à la majorité ou l’émancipation de ces derniers. Des dispositions de même nature existent dans le cadre du pacte civil de solidarité. Il est important de rappeler qu’un parent doit assurer la charge morale et matérielle de son enfant.

Je ne suis pas hostile à l’idée de retirer mon amendement. Mais je souhaiterais que nous ayons un débat de fond sur divers aspects de la politique familiale, notamment sur l’universalité des allocations familiales. Pour favoriser la natalité, la société doit accompagner les parents, dès la naissance du premier enfant et quels que soient les revenus du foyer. Les allocations familiales et autres aides ne doivent pas être réservées à des personnes qui n’ont pas les moyens financiers d’élever leurs enfants ; il faut aussi aider le parent qui fait l’effort de se lever tous les matins pour aller travailler. Je retirerai mon amendement en espérant ce débat de fond.

Mme Christine Le Nabour (RE). Vous avez rappelé par deux fois, monsieur le rapporteur, que le texte de 1984 précisait que l’ASF était bien destinée à l’enfant et non à la cellule familiale dans son ensemble. Il n’en reste pas moins qu’il prévoit une suspension de l’allocation en cas de remise en couple.

Si je suis convaincue que nous devons traiter le cas des parents isolés, particulièrement celui des mamans, je ne crois pas qu’il puisse être appréhendé par le seul biais de l’ASF. Parmi les actions déjà entreprises, on peut citer la création de l’Agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires (Aripa). Il reste des progrès à faire en matière d’égalité salariale entre les femmes et les hommes, ce qui permettrait de lutter contre la précarité des femmes en général et celle des mamans seules en particulier.

Nous avons aussi un chantier sur le non-recours, qui me tient à cœur. Nous avons déjà adopté des mesures permettant le partage de données entre les administrations. La caisse d’allocations familiales (CAF) et la Mutualité sociale agricole (MSA) vont créer des parcours, à des moments clés de la vie difficiles à passer, afin d’éviter les ruptures de droits et accompagner les personnes vers le droit et dans leurs droits. La ministre des solidarités et des familles est consciente de l’importance de ce chantier qui mobilise déjà certains collègues. Attendons les résultats de ces travaux pour avoir une vision globale et analytique de la situation !

Enfin, je trouve que vous avez une vision incroyablement négative du couple et de la solidarité familiale. À vous entendre, tous les couples reconstruits refusent de partager les charges contraintes et celles liées à l’éducation des enfants. Ce n’est pas le cas.

M. Nicolas Turquois (Dem). Lors de notre échange sur la protection sociale globale, monsieur le rapporteur, vous avez indiqué que Danemark, la Suède et la Norvège faisaient mieux que la France. Selon les données d’Eurostat publiées en 2022, la France arrive largement en tête du classement, les prestations sociales représentant 32 % du PIB de notre pays. La Finlande, le Danemark et la Suède figurent respectivement en quatrième, septième et huitième positions. Quant à la Lettonie – que vous avez aussi mentionnée, il me semble –, elle arrive en vingt et unième position. Il est possible que certains pays fassent mieux que le nôtre dans tel ou tel domaine, mais regardez le niveau global de redistribution.

Certaines personnes vivent une situation sociale compliquée. Je ne le conteste pas. De votre côté, entendez aussi ceux de nos concitoyens qui estiment que ces transferts massifs atteignent une limite et qui les remettent en cause. Voulons-nous consolider notre système de protection sociale ou le remettre en cause ? Pour ma part, je suis favorable à sa consolidation. Mais je remarque une contestation croissante de l’ampleur des transferts sociaux dans notre pays. Il faut rechercher un meilleur équilibre et lutter contre le non-recours, comme l’a dit notre collègue Delaporte. À cet égard, il nous faut tirer les enseignements des expérimentations réalisées dans les « territoires zéro non-recours » avant d’essayer de les généraliser.

Quoi qu’il en soit, il faut arrêter de jeter l’opprobre sur notre système de protection sociale qui a permis d’accompagner nos concitoyens pendant les dernières crises. Certains continuent à affronter de vraies difficultés financières et même la pauvreté. C’est par le développement d’une société de l’emploi que nous pourrons y remédier.

M. le rapporteur. Tout d’abord, je constate que nous pouvons avancer ensemble en matière d’ouverture des allocations familiales au premier enfant ou d’égalité salariale car nous posons ces débats dans les mêmes termes. Ne cherchons pas des clivages quand nous pouvons nous mettre d’accord.

Notre proposition de loi concerne 1,3 million d’enfants bénéficiaires de l’ASF, sachant que 40 % d’entre eux ont un parent insolvable ou ne reçoivent pas de pension alimentaire fixe. Il me semble que certaines oppositions sont un peu forcées. S’agissant de la responsabilité, je maintiens que la conjugalisation substitue le beau-parent au parent absent et je m’en inquiète. La responsabilité du parent absent passe par le paiement de la pension alimentaire. Comme vous, madame Le Nabour, je pense qu’il faut améliorer le recouvrement des pensions et des impayés. À mon avis, la déconjugalisation de l’ASF donne une motivation supplémentaire pour essayer de recouvrer les pensions alimentaires non payées : le versement d’un substitut incite à des vérifications.

Il existe certes des solidarités familiales, mais les revenus varient. Quand vous vous mettez en couple avec quelqu’un, vous ne pouvez pas tout prévoir. Ne parlons pas des prestations non contributives qui visent à répondre à des situations de pauvreté ou d’isolement. Ce n’est pas le sujet. Parlons du seul à perdre le bénéfice d’une prestation, y compris si le revenu du ménage baisse : l’enfant dans le cadre de l’ASF. C’est la seule situation où il y a perte nette même si la famille s’appauvrit, ce qui n’est pas normal.

Je partage votre intérêt pour le sujet du non-recours aux droits, madame Le Nabour. J’y trouve même un argument supplémentaire en faveur de l’adoption de ce texte : l’une des causes du non-recours, qui atteint près de 50 % pour l’ASF, c’est la crainte du contrôle sur pièces par la CAF. Il existe diverses méthodes pour effectuer ce contrôle qui tend à vérifier que la personne n’est pas en couple. Les contrôleurs de la CAF disposent d’un manuel et ils doivent prêter serment, mais ni le manuel ni le contenu du serment ne sont communiqués au grand public. Je profite de l’occasion pour réitérer la demande que j’avais faite à Mme Aurore Bergé, par le biais d’une question écrite, à propos de l’accès à ces documents. Le contrôleur peut, par exemple, vérifier que le nombre de brosses à dents correspond au nombre de personnes supposées vivre sous le même toit. La crainte de tels contrôles, qui peuvent prendre une tournure vexatoire et intrusive, conduit à du non-recours.

Vous avez évoqué les parcours de la CAF, madame Le Nabour. Il en existe un pour les cas de séparation, qui prend en charge les personnes tout au long de leur cheminement. Le problème est qu’il invite la personne à entrer dans une démarche de médiation avec son ancien partenaire alors qu’elle doit passer devant le juge si elle veut conserver le bénéfice de l’allocation. Les membres de la majorité devraient réserver un accueil enthousiaste à notre texte qui, en définitive, contribue aux réflexions du Gouvernement, et saisir l’occasion.

Enfin, s’agissant des comparaisons internationales, monsieur Turquois a retenu des pourcentages du PIB alors que j’ai raisonné en niveau de prestations et parité de pouvoir d’achat. Il faut bien sûr distinguer les pays où les prestations sociales sont plus généreuses en général – Norvège, Suède, Danemark, Autriche, Allemagne – et ceux qui versent une allocation comparable à l’ASF sans imposer un critère d’isolement.

L’amendement AS1 est retiré.

La commission rejette l’amendement AS9.

Amendement AS10 de Mme Christine Loir

Mme Angélique Ranc (RN). Cet amendement de repli vise à exclure le concubinage des situations qui entraînent la suppression de l’ASF. Nous considérons que cette allocation n’est pas compatible avec le fait d’être marié : le mariage représente un engagement entre deux personnes qui se promettent mutuellement de subvenir aux besoins de la famille.

M. le rapporteur. Cet amendement va évidemment à l’encontre de l’esprit de la proposition de loi. En effet, l’ouverture du bénéfice de l’ASF aux seules personnes vivant en concubinage contraindrait les familles monoparentales à un arbitrage difficile entre le bénéfice de l’ASF pour l’enfant ou les enfants au foyer avec la personne bénéficiaire en leur nom et, d’autre part, le mariage ou le pacs, avec les protections qui y sont attachées.

Par ailleurs, je m’étonne que le Rassemblement national dépose un amendement visant à retirer un revenu aux enfants dont les parents se marient, car ce n’est pas cohérent avec les propos que vous tenez pour la défense de l’institution matrimoniale, qui serait, dans ce cas, financièrement pénalisante pour le foyer concerné.

M. François Ruffin (LFI - NUPES). L’allocation de soutien familial va à l’enfant en cas de décès d’un parent ou, en cas de séparation, lorsque le père refuse de payer la pension alimentaire ou ne le peut pas. En cas de remariage, il peut y avoir débat pour savoir si le beau-père doit prendre en charge l’enfant ou si l’ASF doit être maintenue pour le bien de ce dernier. La question de savoir si cela doit s’inscrire dans le cadre d’une politique familiale peut aussi faire l’objet de débats.

Cependant, les propos tenus ici font de cette discussion technique un débat sur les valeurs. On nous dit qu’il s’agit de défendre la sphère familiale, les valeurs de la famille et la solidarité familiale. Or, quelle est aujourd’hui la réalité de la famille ? Il ne s’agit ni d’en faire l’apologie ni de le regretter, mais de faire le constat que 45 % des couples mariés, soit près d’un sur deux, se séparent, que l’on compte 25 % de familles monoparentales et d’enfants élevés par leur mère ou par leur père, et 10 % d’enfants vivant dans des familles recomposées.

Face à cette réalité des situations familiales dans notre pays, notre unique souci doit être de veiller au bien de l’enfant sur le plan psychologique : comment faire en sorte qu’il soit le moins heurté possible en cas de séparation ou de divorce ? Sur le plan matériel, comment faire pour que cela ne se traduise pas par une dégringolade en termes de niveau de vie et que sa vie n’en soit pas trop affectée ?

La proposition de M. Clouet va dans ce sens. On pourrait certes envisager une politique familiale beaucoup plus vaste, mais il ne s’agit ici que d’un point technique, que nous devrions aborder dans la seule perspective du bien des enfants.

Mme Anne Bergantz (Dem). Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué au début de votre intervention une vision archaïque de la politique familiale. Je ne partage pas votre point de vue et je rappelle que le système français est construit sur un équilibre entre des prestations universelles, individuelles et familialisées. Je ne pense pas que l’on puisse réfléchir de façon isolée sur une prestation car ce système constitue un tout, avec en outre des systèmes de vases communicants entre les prestations, sans parler de la fiscalité. Je suis donc opposée à votre proposition de loi.

La commission rejette l’amendement.

Puis elle rejette l’article 1er.

Après l’article 1er

Amendement AS6 de Mme Sarah Legrain

Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Toutes les auditions auxquelles nous avons procédées et les échanges que nous venons d’avoir montrent une forte ambiguïté sur l’objet de l’allocation de soutien familial, avec notamment une confusion entre cette allocation et l’allocation de parent isolé devenue RSA majoré. Tout le monde semble penser que cette allocation est destinée au parent isolé, alors qu’elle est bien, comme le disait explicitement durant son audition la direction de la sécurité sociale, destinée à l’enfant en vue d’aider les familles monoparentales à subvenir aux besoins fondamentaux de leurs enfants : alimentation, habillement, soins médicaux, loisirs et culture. Cette allocation est versée en complément ou en substitution d’une pension alimentaire qui n’aurait pas encore été fixée ou versée, ou dont le montant serait inférieur à 187,24 euros. Or, la pension alimentaire a, elle aussi, changé de nom, car elle était trop souvent perçue comme une prestation attribuée à la mère seule. Elle porte désormais le nom de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant, pour exprimer le fait qu’elle est rattachée aux droits de ce dernier.

Par souci de cohérence, l’intitulé de cette allocation de soutien familial qui se substitue à une défaillance de la contribution paternelle à l’entretien et l’éducation de l’enfant devrait manifester clairement qu’elle a la même finalité. En vue de cette cohérence et afin d’éviter des confusions entre ce qui est alloué à l’enfant et à la mère, il importe donc de renommer cette allocation pour lui donner l’intitulé d’allocation d’entretien et d’éducation à l’enfant, montant qu’elle est un droit inaliénable attaché à l’enfant, qui n’a pas de raison de dépendre de la conjugalité des parents.

M. le rapporteur. Je suis tout à fait favorable à cette demande qui répond au principe constitutionnel d’intelligibilité de la loi. Qualifier l’ASF de prestation d’entretien et d’éducation de l’enfant rappelle à la fois son objectif initial, son usage contemporain et son caractère subsidiaire par rapport à la pension alimentaire, laquelle procède d’une obligation de contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant définie par le code civil.

La commission rejette l’amendement.

Amendements AS8 et AS7 de M. Sébastien Peytavie

M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). L’amendement AS7 est un amendement de repli, qui tend à prévoir une expérimentation.

Quant à l’amendement AS8, il vise à nous assurer que les personnes bénéficiaires du RSA et des allocations familiales, dont font largement partie les foyers monoparentaux, sont systématiquement informées de l’existence de l’ASF dès lors qu’elles y sont éligibles. L’objectif de cet amendement est ainsi de lutter contre l’important phénomène de non-recours qui touche également l’ASF. Selon des travaux menés par la Caisse nationale des allocations familiales, près d’un parent isolé sur deux serait éligible à l’ASF sans la réclamer. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène d’ampleur, notamment des conditions d’octroi complexes et particulièrement restrictives et le manque d’information sur l’existence de l’ASF qui est d’ailleurs, selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), le premier motif de non-recours aux prestations sociales. Force est de constater que nous ne pourrons garantir une existence digne aux mères célibataires et à leurs enfants s’il existe encore des freins au bénéfice des aides auxquelles elles ont pourtant le droit de prétendre. Alors qu’un tiers des familles monoparentales vivent sous le seuil de pauvreté, nous appelons à l’adoption de toute mesure visant à réduire le taux de non-recours à l’allocation de soutien familial.

M. le rapporteur. Avis favorable. Au cours des auditions auxquelles nous avons procédé, la question du non-recours a été très souvent abordée, tant sous l’angle de la nature de l’information que sous ceux de sa capacité à parvenir aux bénéficiaires putatifs et de la complexité des démarches à engager. Face à ces nombreux obstacles, une information systématique des personnes éligibles me semble aller dans le bon sens, d’autant qu’elle peut s’appuyer sur le « parcours séparation » qui existe déjà à la CAF. Toutefois, d’après les échos que nous en avons eus durant les auditions, cette dernière n’informe pas systématiquement les bénéficiaires potentiels de l’existence d’une allocation. C’est d’autant plus préjudiciable, en termes de revenus, que la demande n’est pas rétroactive, le versement de l’allocation prenant ainsi effet à partir de du jour où la demande est effectuée, et non pas forcément du moment de la séparation, qui est difficile à déterminer.

M. Arthur Delaporte (SOC). Je précise à l’intention de nos collègues de la majorité que cette mesure, qui permet de lutter contre le non-recours aux droits, ne mange pas de pain. Il ne s’agit que d’une information, qui ne coûte rien.

La commission rejette successivement les amendements.

Amendement AS4 de Mme Sarah Legrain

Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Après vous avoir parlé d’Inès, qui perd son allocation parce qu’elle se remet en couple, je pourrais vous parler de son ami Aurélie qui, elle non plus, ne reçoit pas de pension alimentaire et qui perdra l’ASF au bout de quatre petits mois, ou ne la touchera peut-être même pas du tout. En effet, de nombreux freins ont pu faire obstacle au passage devant le juge aux affaires familiales dans le délai imparti de quatre mois suivant la séparation, au-delà duquel l’allocation de soutien familial n’est plus versée. Peut-être Aurélie a-t-elle tout simplement été débordée car, lorsqu’on se sépare, il faut, au beau milieu du brouillard sentimental, trouver un logement adapté à son salaire, concilier son emploi ou sa recherche d’emploi avec la charge exclusive de son enfant ou de ses enfants et remplir des paperasses. Faire une demande au juge des affaires familiales n’est pas la première chose à laquelle on peut penser et consacrer son énergie.

Plus grave encore – et j’appelle votre attention sur ce point à la veille d’une marche que nous espérons massive contre les violences sexistes et sexuelles –, il est possible qu’Aurélie ait été prise dans les déboires d’une séparation compliquée, marquée par une emprise ou des violences et que, comme de nombreuses femmes, elle ait pensé que le fait de prendre un avocat et de passer devant le juge serait perçu comme une déclaration de guerre qui aggraverait la situation. De fait, certaines femmes ont dit qu’elles ne voulaient pas en rajouter, qu’elles ne demanderaient pas de pension alimentaire et qu’elles se débrouilleraient seules, perdant ainsi l’allocation de soutien familial.

Il est même possible qu’Aurélie ait réussi à contacter à temps le tribunal mais que, du fait de l’engorgement de ce tribunal – situation qui nous a été rapportée comme fréquente par les avocats et collectifs rencontrés –, elle n’ait pas pu déposer dans les délais une assignation, auquel cas elle aura également perdu son ASF, faute d’avoir pu produire dans les quatre mois un document attestant de sa volonté. Il est donc important d’étudier les conséquences de ce délai.

M. le rapporteur. Avis favorable car le montant de l’ASF, soit 187,24 euros, est largement insuffisant par rapport aux besoins réels des enfants et aux sommes que les parents doivent réellement débourser. Les auditions que nous avons menées manifestent son insuffisance, notamment en période d’inflation. Le sujet est d’actualité et, ce matin même, l’ensemble des participantes à une émission sur RMC plaidaient pour cette déconjugalisation de l’ASF.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS5 de Mme Sarah Legrain

Mme Karen Erodi (LFI - NUPES). L’ASF est utilisée pour survivre. Mais son montant de 187 euros correspond à peine au prix d’un chariot de courses pour une semaine quand on a deux adolescents. Voilà ce que nous ont dit les présidentes du Mouvement des mères isolées la semaine dernière. Derrière ces témoignages poignants de femmes combatives se cachent des enfants, premières victimes de la modicité et de la complexité de cette allocation. En effet, les enfants des familles monoparentales paient le prix fort car 41 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté fixé, selon les données 2020 de l’Insee, à 940 euros. Cette situation est insoutenable.

L’ASF a pour objectif de tenter de vêtir et de nourrir un enfant. Mais, croyez-moi, pas les deux en même temps ! Pour une personne qui élève seule son enfant en étant privée de l’aide de l’autre parent, cette somme de 187 euros est ridicule, en particulier en temps d’inflation – laquelle s’est élevée, je le rappelle, sur un an, à 7 % sur les spaghettis, à plus de 16 % sur le riz et à plus de 50 % sur le sucre, alors que le montant de l’ASF reste inchangé. Le groupe La France insoumise propose donc d’indexer cette allocation sur l’inflation pour permettre à ces familles de survivre.

M. le rapporteur. Avis tout à fait favorable à cette mesure qui permettrait de soulager la pauvreté infantile.

M. Arthur Delaporte (SOC). J’ai l’impression que nos collègues de la majorité vont une nouvelle fois refuser d’indexer l’allocation sur l’inflation. Je rappelle qu’elle avait été revalorisée de 25 % dans le cadre du plan pauvreté du temps de la majorité socialiste. Mais, depuis lors, elle stagne en valeur nominale à 187 euros, ce qui correspond à une baisse en valeur réelle. En refusant cet amendement, vous allez donc acter cette année une nouvelle baisse du montant de l’ASF.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS3 de Mme Sarah Legrain

Mme Sarah Legrain (LFI - NUPES). Nous demandons un rapport étudiant la possibilité d’une automaticité de l’ASF. Les auditions ont mis en lumière un taux important, pouvant atteindre 50 %, de non-recours à cette allocation, dont de nombreuses femmes nous ont dit qu’elles pouvaient en ignorer l’existence si elles n’étaient pas insérées dans un tissu associatif et accompagnées d’avocats. Il importe donc d’étudier la possibilité d’une forme d’automaticité qui assurerait à tous les enfants de notre pays un accès à ces allocations auxquelles ils ont droit, qui leur éviterait d’être pénalisés dans des moments de séparation chargés émotionnellement et matériellement, et où l’accès à l’information est particulièrement difficile.

M. le rapporteur. Tout ce qui peut aider des enfants privés du soutien de l’un de leurs parents, sous la forme monétaire et parfois sous la forme affective, va dans le bon sens. Le rapport proposé y contribue et je souhaite donc l’adoption de l’amendement.

Mme Rachel Keke (LFI - NUPES). En France, une famille sur quatre est monoparentale et, pour ces familles, le taux de pauvreté est de 19 %, soit plus de deux fois la moyenne nationale. Le parent isolé est souvent une femme. En effet, 83 % des parents isolés sont des mères qui subissent le chômage, le temps partiel imposé et les CDD – si tant est qu’elles aient du travail. Selon l’Insee, 41 % des enfants de parents isolés vivent sous le seuil de pauvreté contre 20,7 % des enfants sur l’ensemble de la population.

Cette précarité et cette pauvreté ont un impact certain sur la vie, la santé et l’éducation de ces enfants. Les femmes et les enfants ne vivent pas d’amour et d’eau fraîche : ils ont besoin de moyens et d’argent ! Un grand nombre de ces femmes isolées ne savent pas qu’elles ont droit à des aides ou ne les réclament pas parce que le contexte de la séparation est difficile.

La commission rejette l’amendement.

Article 2 : Compensation financière

La commission rejette l’article 2.

Après l’article 2

Amendement AS2 de M. Sébastien Peytavie

M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). Le conditionnement de l’ASF au célibat est une profonde injustice, éminemment patriarcale. Le combat pour la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) a pourtant montré le chemin vers la nécessaire individualisation des prestations sociales. Disposer de ses propres ressources, quel que soit son statut conjugal, est une condition intrinsèque de l’indépendance. Au même titre que les personnes handicapées, les familles monoparentales comprennent les personnes les plus touchées par la précarité. Alors qu’une séparation engendre en moyenne une augmentation des moyens financiers pour les pères, c’est une véritable trappe à pauvreté pour les mères parce que notre système social et fiscal sanctuarise encore le modèle de la sacro-sainte famille traditionnelle, au détriment de tous ceux qui sortent de cette norme. Comme le précise un rapport de la Fondation des femmes, la conjugalisation de l’impôt instaurée dans l’après-guerre s’inscrit dans cette même logique de solidarité conjugale qui incite les femmes à ne pas travailler pour s’occuper des enfants. Une augmentation des revenus de la personne qui gagne le moins fait ainsi augmenter l’imposition du foyer.

Face à ce constat de domination économique que subissent les femmes les plus précaires, pleinement encouragée par l’État, nous insistons sur le fait que nous ne parviendrons pas à réduire les inégalités de genre qui frappent de plein fouet les mères célibataires si notre système social et fiscal les maintient dans un état de dépendance financière permanente.

Le groupe Écologiste-NUPES appelle donc à entamer cette révolution radicale, nécessaire et féministe de notre modèle social et fiscal, en prenant en compte le passage à l’individualisation de l’impôt et de toutes les aides sociales. Cela reviendrait à affirmer que toute personne a le droit de vivre dignement, indépendamment de ses relations affectives et de sa situation conjugale. Ce serait donner de la valeur à chaque personne pour ce qu’elle est : un membre à part entière de notre société, et non pas une valeur dépendant de qui elle fréquente.

M. le rapporteur. Il ne fait jamais de mal de disposer d’une information et de réfléchir ensemble. Outre la condition d’isolement que nous critiquons dans ce texte, les auditions ont mis au jour un ensemble d’inégalités sociales et fiscales qui parcourent notre système de protection sociale. Ainsi, la pension alimentaire est déductible des revenus imposables pour la personne qui la verse, mais comptabilisée au titre des revenus imposables de celle qui la reçoit. Quant à l’individualisation de l’AAH, elle a eu des conséquences sur lesquelles nous devons réfléchir en termes d’harmonisation de l’ensemble des droits.

Tout cela invite à une réflexion plus globale sur la déconjugalisation du système social et fiscal, que je soutiens. J’émets donc un avis favorable cet amendement.

M. Arthur Delaporte (SOC). « Je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération, ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attente à votre dignité, ne vous résignez jamais. » Ces propos sont ceux de Gisèle Halimi. Vous feriez bien de l’écouter, chers collègues, et de voter cet amendement.

La commission rejette l’amendement.

L’ensemble des articles de la proposition de loi ayant été supprimés ou rejetés, le texte est considéré comme rejeté par la commission.

*

*     *

L’ensemble des articles de la proposition de loi ayant été rejetés, le texte est considéré comme rejeté par la commission.

En conséquence, aux termes de l’article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique aura lieu sur le texte initial de cette proposition de loi.

 


—  1  —

   ANNEXE N° 1 :
Liste des personnes auditionnÉes par le rapporteur

(Par ordre chronologique)

   Mouvement des mères isolées  Mmes Agnès Aoudai, coprésidente de l’association, Nadège Habti El Idrissi, coprésidente, et Marina Diaby, adhérente

  Table ronde :

– Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) –Mme Hélène Périvier, vice-présidente, présidente du Conseil de la famille, économiste OFCE - Sciences Po

– Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE - Sciences Po)  Mme Muriel Pucci, économiste, présidente du comité scientifique du Conseil nationale des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale

 Fondation des femmes *  Mmes Floriane Volt, directrice des affaires publiques et juridiques, et Lucile Quillet, membre de l’observatoire de l’émancipation économique de la Fondation des femmes

  Table ronde :

– Confédération syndicale des familles  Mme Charlotte Barre, chargée des questions de famille et de santé

– Union des familles laïques (UFAL) *  M. Jean-Louis Haurie, représentant de l’Ufal au HCFEA

– Fédération syndicale des familles monoparentales  Mmes Véronique Obé, administratrice, et Olivia Barreau, fondatrice de l’association Moi & Mes Enfants

 Make mothers matter France  Mmes Laurence de Batz, présidente, et Jocelyne Le Pivain, membre du conseil d’administration

  Direction de la sécurité sociale (DSS)  Mme Marion Muscat, adjointe à la sous-directrice de l’accès aux soins, des prestations familiales et des accidents du travail (SD2), M. Vincent Malapert, chef du bureau des prestations familiales, et Mme Evora Capron, chargée de mission au bureau des prestations familiales

  Table ronde :

 Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA)  Mme Sibylle Gollac, chercheuse au CNRS

 La collective des mères isolées  Mme Sarah Margairaz, secrétaire

  Caisse nationale des allocations familiales (CNAF)  M. Nicolas Grivel, directeur général, M. Guillaume George, directeur du département insertion et cadre de vie, et Mme Anna Morvan, chargée des relations institutionnelles

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.


—  1  —

Annexe n° 2 :
Liste des contributions Écrites

     Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)

     Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees)

     Union nationale des associations familiales (Unaf)

 


—  1  —

ANNEXE N° 3 :
textes susceptibles d’Être abrogÉs ou modifiÉs À l’occasion de l’examen DE LA PROPOSITION DE LOI

Projet de loi

Dispositions en vigueur modifiées

Article

Codes et lois

Numéro d’article

1er

Code de la sécurité sociale

L. 523-2

 

 


([1]) Insee, Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, 21 % de familles nombreuses, septembre 2021.

([2]) Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, Les familles monoparentales depuis 1990, juillet 2015.

([3]) Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, op. cit.

([4]) Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, op. cit.

([5]) OFCE, Soutenir le niveau de vie des parents isolés ou séparés en adaptant le système socio-fiscal, juin 2021.

([6]) Les familles en 2020 : 25 % de familles monoparentales, op. cit.

([7]) Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, La situation des familles dans les départements et régions d’outre-mer : réalités sociales et politiques menées, mars 2022.

([8]) Rapport n° 44 (1984-1985) de M. François Collet au nom de la commission des Lois sur le projet de loi relatif à l’intervention des organismes débiteurs des prestations familiales pour le recouvrement des créances alimentaires impayées, 24 octobre 1984.

([9]) Ibid.

([10]) Site Service public, consulté le 17 novembre 2023.

([11]) Direction de la sécurité sociale, Dossier statistique des prestations familiales, édition 2022.

([12]) Donnée transmise par la Caisse nationale des allocations familiales à votre rapporteur.

([13]) Direction de la sécurité sociale, Dossier statistique des prestations familiales, édition 2022.

([14]) Site Service public, consulté le 17 novembre 2023.

([15]) Compte rendu intégral de la séance du mardi 2 octobre 1984, VIIe législature.

([16]) Donnée transmise par la Caisse nationale des allocations familiales à votre rapporteur.

([17]) Dossier statistique des prestations familiales, op. cit.

([18]) Cour de cassation, chambre sociale, 19 février 1986, n° 84-12.391.

([19]) Commission européenne, Vos droits en matière de sécurité sociale en Suède, 2023.

([20]) Site du Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale, consulté le 17 novembre 2023.

([21]) D. Hirsch, Estimating the Cost of Child Poverty in Scotland – Approaches and Evidence. Recherche sociale du gouvernement écossais, Édimbourg, 2008.

([22]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.14316752_655db9ea6bd78.commission-des-affaires-sociales--indexer-les-salaires-sur-l-inflation--deconjugaliser-l-allocatio-22-novembre-2023