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N° 2000

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 décembre 2023

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur
les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire,

 

 

Président

M. Frédéric DESCROZAILLE

 

Rapporteur

M. Dominique POTIER

Députés

 

——

 

 

TOME II

COMPTES RENDUS

 

 

 

 Voir les numéros : 1310 et 1360.

 


La commission d’enquête sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire, est composée de : M. Frédéric Descrozaille, président ; M. Dominique Potier, rapporteur ; Mme AnneLaure Babault ; M. Jean-Luc Fugit ; Mme Marie Pochon ; M. Michel Sala ; Mme Françoise Buffet ; M. André Chassaigne ; Mme Laurence Heydel Grillere ; M. Yannick Neuder ; M. Dominique Potier ; M. Christophe Barthès ; M. Benoît Bordat ; M. Jean-Luc Bourgeaux ; M. Guy Bricout ; M. Aymeric Caron ; M. Paul Christophe ; Mme Claire Colomb-Pitollat ; M. Grégoire de Fournas ; Mme Marine Hamelet ; Mme Mathilde Hignet ; M. Timothée Houssin ; M. Pascal Lavergne ; Mme Sandrine Le Feur ; Mme Nicole Le Peih ; M. Éric Martineau ; M. Loïc Prud’homme ; M. Alexandre Sabatou (à compter du 14 décembre 2023) ; M. Jean-Philippe Tanguy (jusqu’au 13 décembre 2023) ; Mme Mélanie Thomin ; M. Nicolas Turquois ; M. Pierre Vatin.

 

 


SOMMAIRE

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Pages

comptes rendus des auditions menées par la commission d’enquête

1. Table ronde sur l’évolution de la connaissance sur le cycle de développement des plantes et sur la nature et le fonctionnement des pesticides (12 juillet 2023)

2. Table ronde sur l’histoire des politiques publiques en matière de pesticides en France et en Europe (jeudi 13 juillet 2023)

3. Audition de M. Stéphane Pesce, directeur de recherche, animateur de l’équipe écotoxicologie microbienne aquatique (EMA) à l’Inrae, sur les conclusions de l’expertise collective Inrae/Ifremer de 2022 sur l’impact des pesticides sur la biodiversité et les services écosystémiques (jeudi 13 juillet 2023)

4. Table ronde sur la contamination des sols par les pesticides (jeudi 20 juillet 2023)

5. Table ronde sur l’impact des pesticides sur la santé humaine (jeudi 20 juillet 2023)

6. Table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau (mercredi 6 septembre 2023)

7. Audition de M. Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle Sciences pour l’Expertise à l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (ANSES), et M. Christophe Rosin, adjoint à la directrice du Laboratoire d’hydrologie de Nancy (ANSES) (mercredi 6 septembre 2023)

8. Table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’air (mercredi 6 septembre 2023)

9. Audition de M. Jean Boiffin, ingénieur agronome, directeur de recherche honoraire à l’INRA (mercredi 6 septembre 2023)

10. Audition des auteurs du rapport interministériel de 2021 (Évaluation des actions financières du programme Ecophyto), réunissant M. Pierre Deprost de l’Inspection générale des finances (IGF), et Mme Anne Dufour et M. Claude Ronceray du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) (jeudi 7 septembre 2023)

11. Table ronde réunissant des associations de défense de l’environnement (jeudi 7 septembre 2023)

12. Audition de M. Guilhem de Sèze, chef du département « production des évaluations du risque » et Mme Chloé de Lentdecker, coordinatrice scientifique de l’unité « Pesticides peer review » de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) (mercredi 20 septembre 2023)

13. Audition, ouverte à la presse, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) (jeudi 21 septembre 2023)

14. Table ronde réunissant des agences de l’eau (jeudi 21 septembre 2023)

15. Audition de Mme Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation (DGAL) au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (mercredi 27 septembre 2023)

16. Table ronde du collectif Nourrir, de la Fondation pour la nature et l’environnement (FNE), de la Fondation pour la nature et pour l’homme (FNH) et de l’UFC-Que Choisir (mercredi 27 septembre 2023)

17. Table ronde sur l’agriculture biologique et les pesticides (jeudi 28 septembre 2023)

18. Audition de M. Olivier Thibault, directeur général et Mme Gaël Thevenot, directrice adjointe « Acteurs et citoyens » de l’Office français de la biodiversité (OFB) (jeudi 28 septembre 2023)

19. Table ronde sur l’analyse des enjeux spécifiques à l’Outremer concernant le recours aux produits phytosanitaires (jeudi 5 octobre 2023)

20. Table ronde sur l’analyse des politiques publiques de réduction des produits phytosanitaires outre-mer (jeudi 5 octobre 2023)

21. Audition de Mme Sandrine Hallot, directrice du pôle produits, marché et services de la Fédération du négoce agricole (FNA), M. Bernard Perret, négociant agricole et M. Nicolas Charpentier, négociant agricole (mardi 10 octobre 2023)

22. Table ronde consacrée au conseil agricole (mardi 10 octobre 2023)

23. Audition de M. Sébastien Windsor, président de Chambres d’agriculture France, accompagné de M. Frédéric Ernou, responsable du service agroenvironnement, M. Étienne Bertin, chargé d’affaires publiques et M. Lucien Gillet, chargé de mission réglementation phytosanitaire (mercredi 11 octobre 2023)

24. Audition de M. Pierre-Étienne Bisch, coordonnateur interministériel du Comité d’orientation stratégique du plan Écophyto (jeudi 12 octobre 2023)

25. Table ronde réunissant des organisations professionnelles d’agriculteurs (jeudi 12 octobre 2023)

26. Table ronde sur le machinisme (mercredi 18 octobre 2023)

27. Table ronde avec la filière semences (mercredi 18 octobre 2023)

28. Table ronde sur le biocontrôle (mercredi 18 octobre 2023)

29. Audition de M. Yves Picquet, président de Phyteis, M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques, et M. Julien Durand Réville, responsable santé et agronomie digitale (jeudi 19 octobre 2023)

30. Audition de Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre, co-présidents de la tête de réseaux associatifs de développement agricole et rural (Trame) (jeudi 19 octobre 2023)

31. Audition de Mme Laurence Huc, toxicologue directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) (jeudi 19 octobre 2023)

32. Table ronde avec des représentants des filières agricoles (mardi 24 octobre 2023)

33. Table ronde sur le réseau DEPHY (mardi 24 octobre 2023)

34. Audition de M. Dominique Chargé, président de La Coopération Agricole, M. Antoine Hacard, président de La Coopération Agricole Métiers du grain, M. Joël Boueilh, président de La Coopération Agricole Vignerons Coopérateurs, Mme Pauline Bodin, responsable intrants et environnement de La Coopération Agricole Métiers du grain (mercredi 25 octobre 2023)

35. Table ronde réunissant des parlementaires européens (mercredi 25 octobre 2023)

36. Audition de M. Jean-Yves Le Déaut, coprésident d’un groupe de travail sur le thème « agriculture et pesticides : en réduire l’usage et l’impact, est ce possible et si oui, comment ? » à l’Académie d’agriculture de France, accompagné de M. Jean-François Molle, secrétaire du groupe de travail (mercredi 25 octobre 2023)

37. Audition avec des agences de l’eau sur la problématique de la sanctuarisation des zones de captages (jeudi 26 octobre 2023)

38. Audition de M. Benoît Vallet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), accompagné de Mme Jovana Deravel, chargée de mission auprès de la directrice du pôle Produits réglementés de l’ANSES (jeudi 26 octobre 2023)

39. Table ronde sur la prise en charge et l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires (jeudi 2 novembre 2023)

40. Table ronde avec la filière vigne (jeudi 2 novembre 2023)

41. Audition de M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, et M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint (mardi 7 novembre 2023)

42. Table ronde avec l’Inrae dédiée à la prospective (mardi 7 novembre 2023)

43. Audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020 (mercredi 8 novembre 2023)

44. Audition de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018 (mercredi 8 novembre 2023)

45. Audition de M. Guilhem de Sèze, chef du département « production des évaluations du risque » de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) (mercredi 8 novembre 2023)

46. Table ronde sur le contrôle des produits phytopharmaceutiques dans l’alimentation (jeudi 9 novembre 2023)

47. Table ronde avec des chercheurs sur l’objectif de réduction des produits phytosanitaires au regard du Plan stratégique national 20232027 (jeudi 9 novembre 2023)

48. Audition de M. Loïc Madeline, représentant de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) au conseil d’administration du Collectif Nourrir sur l’objectif de réduction des produits phytosanitaires au regard du Plan stratégique national 2023-2027 (jeudi 9 novembre 2023)

49. Table ronde réunissant des parlementaires européens (mardi 14 novembre 2023)

50. Audition de M. Pierre-Marie Aubert, directeur du programme politiques agricoles et alimentaires à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI) (mardi 14 novembre 2023)

51. Audition de Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé (mercredi 15 novembre 2023)

52. Audition de M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture entre 2020 et 2022 (mercredi 15 novembre 2023)

53. Table ronde réunissant des Instituts techniques agricoles (mercredi 15 novembre 2023)

54. Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (jeudi 16 novembre 2023)

55. Audition de M. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture entre 2012 et 2017 (jeudi 16 novembre 2023)

56. Audition de M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires (mardi 21 novembre 2023)

57. Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche (mercredi 22 novembre 2023)

 


   comptes rendus
des auditions menées par la commission d’enquête

 


Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la commission d’enquête.

Les enregistrements vidéo des auditions ouvertes à la presse sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://videos.assemblee-nationale.fr/commissions.impact-des-produits-phytosanitaires-commission-d-enquete
 

 

 


 

1.   Table ronde sur l’évolution de la connaissance sur le cycle de développement des plantes et sur la nature et le fonctionnement des pesticides (12 juillet 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’évolution de la connaissance sur le cycle de développement des plantes et sur la nature et le fonctionnement des pesticides :

 M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l’Inrae ;

 M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Inrae ;

 M. Robert Tessier, ingénieur agronome et des ponts des eaux et forêts, spécialiste de la filière semences et de la protection des plantes.

M. le président Frédéric Descrozaille. Mes chers collègues, cette table ronde marque le début des travaux de cette commission d’enquête sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale, et notamment sur les conditions de l’exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire. Cette commission d’enquête vise ainsi à permettre une bonne compréhension des politiques publiques conduites dans ce domaine, dans un contexte où les objectifs assignés – notamment en matière de réduction de l’usage des pesticides – n’ont pas été atteints.

Lors de notre réunion constitutive, nous avons convenu de consacrer les premières auditions à une mise à niveau des connaissances, dans le but d’établir un cadre commun nécessaire à une bonne compréhension des enjeux. L’enquête proprement dite débutera au mois de septembre. Nous n’allons donc pas entrer tout de suite dans le débat sur les perspectives d’amélioration de l’existant.

Nous accueillons pour cette première table ronde Messieurs Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Inrae, et M. Robert Tessier, ingénieur agronome et des ponts des eaux et forêts, spécialiste de la filière semences et de la protection des plantes. Messieurs, vous figurez parmi les meilleurs spécialistes de ces questions. Nous allons aujourd’hui vous demander de vous exprimer en langage courant et de vous mettre à la portée de niveaux de connaissance très disparates.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. ».

(MM. Christian Huyghe, Jean-Marc Meynard et Robert Tessier prêtent serment).

M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture, Inrae. Je vous remercie de nous avoir invités pour contribuer aux débuts de vos travaux. La problématique des pesticides est un sujet majeur pour l’institut et pour l’agriculture. En introduction de vos travaux, je vous propose d’évoquer quelques rudiments concernant les pesticides, dans une approche pédagogique. Je préciserai ensuite comment les différents leviers de protection des cultures sont élaborés aujourd’hui.

Tout d’abord, pourquoi protège-t-on les cultures ? Il s’agit d’éviter les pertes de quantité et de qualité des produits de récolte en France, en vue de répondre aux demandes du marché. Ces pertes sont susceptibles d’être engendrées par un certain nombre de bioagresseurs, lesquels couvrent un champ très large : les adventices ou mauvaises herbes, les champignons et phytoplasmes, les insectes et autres animaux ou organismes ravageurs – nématodes et mollusques en particulier.

Les causes des pertes de cultures sont multiples. Certains bioagresseurs peuvent induire une compétition pour la lumière, l’eau et les nutriments. Il s’agit essentiellement des adventices. La deuxième cause de perte est la réduction de la surface foliaire et de la teneur en chlorophylle en raison de champignons ou d’insectes. Enfin, la troisième cause est liée à la réduction de l’alimentation hydrique et minérale par l’action de champignons telluriques, d’insectes ou de nématodes. La protection des cultures implique par ailleurs de prévenir l’altération de la qualité des produits de récolte – lutte contre les adventices, ergots, mycotoxines et insectes – ou leur altération durant la conservation, du fait de champignons ou d’insectes.

Il existe deux types de réponses possibles. Le premier consiste à supprimer les bioagresseurs : c’est la logique des produits biocides. Ils fonctionnent selon deux grands mécanismes : soit la toxicité du produit tue l’organisme indésirable, soit ce produit neutralise une voie métabolique et altère le fonctionnement de la plante, qui ne peut plus fonctionner. C’est, par exemple, le cas du glyphosate, qui vient s’insérer dans une enzyme assurant la synthèse d’un certain nombre d’acides aminés, ce qui a pour effet ultime de tuer l’organisme. L’autre type de réponse consiste à maintenir les bioagresseurs en dessous du seuil de nuisibilité. C’est là toute la question de la prophylaxie, qui est au cœur de la protection intégrée des cultures, avec la prévention, de façon à réduire la pression.

La difficulté principale porte sur la réalité de la mesure de la pression : comment peut-on être sûr que la pression est suffisamment basse pour que l’agriculteur n’ait pas à intervenir avec un phénomène biocide ? Dans certaines situations, il n’est pas possible de mesurer la présence des pathogènes. C’est là qu’interviennent les outils d’aide à la décision, à l’image des modèles d’épidémiologie, mais aussi le partage d’informations, au cœur du bulletin de santé du végétal (BSV), dans une logique de surveillance partagée. En effet, les phénomènes d’épidémie tendent à se répandre.

Il faut donc trouver les moyens de garantir la qualité et la quantité des récoltes. Les pesticides sont apparus comme une solution adaptée, au regard de leur prix accessible et de leur disponibilité sur le long terme. Cependant, deux incidences n’ont pas été vraiment anticipées. Il s’agit, d’une part, des impacts directs et indirects de ces produits sur la santé et sur l’environnement ; mais aussi de l’émergence de résistances de la part des bioagresseurs, lesquelles viennent fatalement réduire l’efficacité des molécules appliquées. En effet, tout organisme vivant va chercher les moyens de contourner la pression qui lui est imposée. Quand des biocides sont présents dans le milieu, les bioagresseurs présentant une mutation qui les rend résistants à ces biocides vont avoir tendance à s’imposer. Nous avons déjà eu l’occasion d’en parler dans cette salle, dans le cadre d’une audition organisée par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ; nous avions notamment évoqué la construction des mécanismes de résistance du mildiou et de l’oïdium de la vigne.

Ces phénomènes de résistance sont très bien illustrés par un graphique, régulièrement publié et mis à jour sur un site Internet, et que je tiens à votre disposition. Il fait apparaître que, pour l’ensemble des sept classes d’adventices, c’est-à-dire des sept mécanismes d’action existants, le nombre d’espèces végétales présentant des résistances est en augmentation constante. Les travaux scientifiques montrent que lorsque l’on met un mode d’action dans un milieu, il faut en moyenne sept ans pour que les premières résistances apparaissent. Chez les herbicides de classes A et B, notamment chez les sulfonylurées, les mécanismes d’apparition de résistances sont même encore beaucoup plus rapides.

C’est pourquoi il faut envisager la protection des cultures de manière globale, en tenant compte de l’ensemble de ces mécanismes. A l’heure actuelle, la création d’options pour la protection des cultures passe par la mise au point de pesticides de synthèse produits grâce à des processus de synthèse et de criblage à très haut débit. Plusieurs millions de nouvelles molécules sont ainsi synthétisées chaque année par les entreprises.

Les propriétés herbicides, fongicides ou insecticides de ces molécules sont d’abord évaluées en conditions contrôlées puis une évaluation au champ est réalisée pour celles qui ont montré une efficacité. Simultanément, les risques liés à la toxicité et l’écotoxicité de ces produits sont évalués. Seul un très petit nombre de molécules est retenu à la fin du processus de qualification. Ces molécules intègrent alors un processus d’homologation défini par le règlement européen 1107/2009. L’octroi des autorisations de mise en marché (AMM) des produits demeure une prérogative des États membres.

La lecture du règlement européen fait apparaître trois postulats contestables dans notre approche des produits phytosanitaires. Le premier est celui d’une disponibilité continue de molécules nouvelles. Si c’était sans doute la situation au moment de la rédaction du règlement, ce n’est clairement plus le cas aujourd’hui, ce qui signifie que ces molécules vont, en l’absence de renouvellement, mécaniquement s’éteindre. Le deuxième postulat est celui d’une stabilité des systèmes de culture, qui permet d’adopter une logique par substitution : une molécule nouvelle va venir prendre la place de celle qui est retirée. Cette hypothèse est également problématique. Enfin, en filigrane du règlement européen, on trouve le postulat que les produits phytosanitaires sont un intrant. Or un intrant suppose une courbe de réponse, comme on l’observe pour les engrais : plus on en met, plus on produit. Ce n’est pas le cas pour les produits phytosanitaires : il n’est pas utile d’en mettre en l’absence de bioagresseurs. Par conséquent ces trois postulats – disponibilité des molécules, stabilité des systèmes de culture, les produits phytosanitaires sont des intrants – biaisent un peu l’analyse du processus.

À côté des pesticides de synthèse, le deuxième levier pour assurer la protection des cultures est la création variétale, qui vise à concevoir des espèces résistantes. Le mécanisme repose ici sur une sélection massivement incrémentale des espèces végétales, en fonction de plusieurs critères, dont la tolérance aux bioagresseurs ou encore la production. Ces différents critères sont pondérés par le comité technique permanent de la sélection (CPTS) du ministère de l’agriculture, lequel décide de l’inscription des nouvelles variétés pour l’ensemble des espèces, ce qui recouvre un champ très large. Dans cette optique de création variétale, deux aspects sont d’une importance cruciale : la diversité génétique et la définition, avec les certificats d’obtention végétale, d’un mode de propriété intellectuelle favorable à une logique de progrès continu.

Parmi les autres leviers de la santé et de la protection des cultures figure le biocontrôle. Dans ce domaine, il existe quatre catégories de solutions distinctes, couvertes par des champs réglementaires différents :

– les macro-organismes, comme les coccinelles et les chrysopes, auxquels on ajoute aujourd’hui la technologie émergente dite « des insectes stériles » ;

– les micro-organismes : champignons, virus, bactéries ; 

– les phéromones, qui déterminent les comportements sexuels des insectes, ainsi que les kairomones, qui déterminent leurs comportements alimentaires. Ces substances pèsent ainsi sur la manière dont les insectes se déplacent dans un espace ;

– les substances naturelles, dont le rôle est plus proche des pesticides, les deux principales étant le sulfate de cuivre et le soufre.

Pour les trois premières catégories, on observe une rupture par rapport aux pesticides, puisque l’on passe d’une logique biocide à une logique de régulation des populations à un niveau très bas. Mais le criblage et la mise en combinaison de ces produits constituent de réels défis. Seules quelques centaines de molécules sont synthétisées chaque année, là où l’on en synthétise des millions pour les pesticides. On doit ainsi parvenir à passer à grande échelle. 

Mais il existe un paradoxe du biocontrôle, qui explique pourquoi il a peu évolué au cours des dernières décennies. Une régulation biologique suppose une extrême précision. Par exemple, les phéromones utilisées sur un type d’insectes ne fonctionnent pas sur un autre type d’insectes. Par conséquent, il est nécessaire de développer un très grand nombre de produits, chacun étant destiné à un marché étroit. Le coût de développement par produit est donc élevé au regard du marché potentiel, à la différence d’un insecticide.

Le dernier levier de la protection des cultures est celui des agroéquipements. C’est un secteur où l’offre émergente est liée à la technologie du numérique : capteurs, intelligence artificielle, robotique. Ce secteur commence à contribuer à la transition et a besoin d’un signal constant et fort. Il existe cependant un point de vigilance, lié à l’incidence que cela peut avoir pour les investissements dans les exploitations.

M. Robert Tessier, ingénieur agronome. Il m’a été demandé de présenter les pesticides, d’un point de vue réglementaire en particulier. À cet égard, quelques définitions s’imposent. Tout d’abord, il convient de distinguer les biocides des produits phytosanitaires. Ils sont régis par des réglementations différentes, l’une étant coordonnée par le ministère de l’environnement et l’autre par le ministère de l’agriculture. Les biocides sont destinés à assainir, à tuer les ravageurs ; ce sont des désinfectants et des produits de protection. L’eau de javel est à ce titre un biocide, et non un produit phytopharmaceutique. Les produits phytosanitaires doivent également être distingués des produits de biocontrôle, dont M. Huyghe vient de nous donner la définition.

La protection des cultures ou des végétaux a débuté par des moyens physiques, puis s’est développée avec des produits chimiques – d’abord le cuivre et le soufre – et biologiques – bactéries et virus, greffe, sélection végétale. Les produits phytopharmaceutiques ont quatre rôles établis dans le règlement européen 1107 de 2009 : protéger les cultures, contrôler la croissance, conserver les denrées végétales, détruire. Seule la dernière partie est nécessairement « cide ».

Les processus d’autorisation sont régis par le règlement 1107/2009, qui a succédé aux directives de 1979 et de 1991. Entre 1991 et 2009, toutes les molécules utilisables en agriculture ont été réévaluées au regard de l’évolution des connaissances scientifiques. Pour l’autorisation d’une nouvelle substance active, les dossiers doivent être déposés à la Commission européenne ; un État membre est alors chargé de son évaluation, au regard d’un usage et de risques acceptables ou non acceptables. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) coordonne cette évaluation avec l’État membre et transmet le dossier en comitologie. La Commission peut alors approuver la substance active, qui sera autorisée pour un usage, pour une dose journalière acceptable et avec des précautions d’emploi.

La deuxième étape est constituée par le dépôt du produit phytopharmaceutique en tant que tel – celui qui aura vocation à être commercialisé – par une entreprise auprès d’un État membre. Ce dernier communique l’ensemble des éléments d’évaluation auprès des États membres de la même zone – il existe une zone Sud et une zone Nord en Europe. Ensuite, le produit phytopharmaceutique peut être autorisé, dans des conditions qui seront définies précisément.

Le règlement 1107/2009 avait également pour objectif d’harmoniser les réglementations des États membres. La procédure de la reconnaissance mutuelle permet ainsi à un État membre d’autoriser un produit qui a déjà été évalué dans un autre État membre, sous réserve d’une nouvelle évaluation des risques environnementaux qui lui sont propres. Le règlement définit aussi les produits à faible risque et les substances de base. Il met en place l’évaluation comparative, qui vise à permettre la substitution des molécules les plus dangereuses par une ou plusieurs autres solutions. Par ailleurs, la France a toujours défendu le dispositif des usages mineurs.

Le règlement européen a également ouvert la voie aux permis de commerce parallèle, qui posent des problèmes considérables aux autorités administratives. Quand une autorisation de mise sur le marché est délivrée dans un État membre, les opérateurs peuvent avoir le droit d’utiliser le produit concerné dans d’autres États membres, sous réserve d’une équivalence de produit avec ceux autorisés dans l’État membre de destination. Cela pose un problème réglementaire car, par ce canal, s’introduisent d’autres opérateurs qui ne sont pas des producteurs mais des commerçants de produits phytosanitaires. Enfin, l’article 53 du règlement traite des situations d’urgence, lesquelles rendent possibles certaines dérogations. En situation d’urgence sur un végétal, il est ainsi possible d’utiliser des produits spécifiques, sans autorisation de mise sur le marché, pour une durée maximale de 120 jours.

En termes d’usage, les insecticides et fongicides répondent surtout à des objectifs de rendement, tandis que, pour les herbicides, c’est plutôt une question de concurrence. Globalement, les résultats des produits phytopharmaceutiques sont positifs. Ils ont permis à la France d’atteindre une capacité de production satisfaisante, avec des coûts d’alimentation raisonnables pour les consommateurs, alors même que la population à nourrir a radicalement évolué : auparavant, on nourrissait une population rurale, et l’on doit aujourd’hui nourrir une population urbaine.

Les risques principaux liés aux produits phytopharmaceutiques peuvent être rangés dans quatre grandes catégories :

˗ le risque sur l’eau – eaux souterraines, eaux de surface ;

˗ le risque sur la santé, surtout pour les applicateurs et les riverains, mais aussi pour la population générale, notamment par le canal de l’alimentation ;

˗ le risque sur l’air, même s’il est souvent difficile d’obtenir des mesures de qualité et de distinguer ce qui est imputable aux produits phytosanitaires ou aux produits biocides, que j’évoquais tout à l’heure ;

˗ le risque sur les sols, qui sont malheureusement laissés pour compte, alors même qu’ils sont essentiels pour la fertilité future.

Les outils réglementaires utilisés pour approuver les substances et produits sont indépendants des objectifs du plan Écophyto, ce qui représente une limite très importante, sur laquelle votre commission d’enquête aura l’occasion de revenir. Des progrès doivent également être accomplis en matière de formation et d’information relatives à l’usage des produits phytosanitaires, dans la mesure où ces questions demeurent extrêmement complexes pour les opérateurs.

J’en arrive aux questions de recherche. La question est ici de savoir quelle recherche il convient de mener afin de favoriser la diffusion des alternatives aux produits phytopharmaceutiques. Je pense, par exemple, que nous manquons encore d’éléments pour comprendre pourquoi les agriculteurs n’adhèrent pas plus facilement aux nouvelles technologies.

Cependant, nous avons des raisons d’espérer. La quantité de substances actives utilisées est globalement en diminution et le recours aux produits de biocontrôle augmente. On assiste notamment à une diminution continue de l’usage des produits cancérigènes, mutagènes reprotoxiques (CMR). Si l’on avait arrêté de reclasser les produits phytosanitaires, on n’aurait probablement plus aucun produit autorisé en catégorie « CMR 1 » aujourd’hui. On observe par ailleurs une évolution continue des processus d’évaluation des substances et des produits, au gré de l’évolution des connaissances scientifiques disponibles.

Pour conclure, je rappellerai que ce sont surtout les agriculteurs et les forestiers qui maintiennent la biodiversité en zone rurale. Celle-ci peut également être préservée par des économies de gaz à effet de serre, par la diversification des espaces agricoles et par le maintien de la qualité des sols.

M. Jean-Marc Meynard, directeur de recherche à l’Inrae. Mon intervention portera sur les grands traits de l’évolution des modes de culture en France. Je prendrai l’exemple des grandes cultures, mais nous pourrons parler d’autres systèmes si vous le souhaitez. Je montrerai d’abord que le contexte macroéconomique n’est pas favorable à la réduction de l’usage des produits phytosanitaires, avant d’expliquer comment la diffusion des solutions alternatives bute sur les stratégies et l’organisation de l’ensemble des acteurs de l’agriculture, lesquels sont organisés autour de la solution phytosanitaire.

Depuis cinquante ans, on assiste à une spécialisation croissante des exploitations et des régions du monde, amplifiée par le développement du commerce international, chaque région du monde se spécialisant dans les cultures pour lesquelles elle dispose d’un avantage comparatif. En France, cela s’est traduit, depuis des décennies, par l’expansion du blé – augmentation de 50 % des surfaces cultivées depuis les années 1970, du maïs et du colza – les surfaces cultivées ont été multipliées par dix depuis les années 1970, au détriment de toutes les autres cultures ou presque, et notamment des légumineuses. Cette évolution entraîne des rotations de plus en plus courtes. Dans le monde, ce phénomène se traduit par l’extension des espaces de monoculture.

L’exemple de l’expansion du colza dans la moitié nord de la France depuis 1970 est édifiant à ce titre. Elle est notamment liée au soutien du colza par les biocarburants, qui a entraîné une augmentation des surfaces cultivées dans les années 2000. Pour le blé, C’est le soutien des prix qui a contribué à façonner cette spécialisation. Outre les mécanismes commerciaux internationaux susmentionnés, cette spécialisation est ainsi également le fruit des politiques publiques qui ont été conduites.

Les rotations courtes entraînent un retour rapide des espèces qui se développent, au détriment des espèces qui régressent. Dans le bassin parisien, les rotations dont les surfaces ont le plus augmenté depuis les années 1980 sont la rotation colza – blé – orge, voire même des rotations encore plus courtes : colza – blé, tous les deux ans, quand on n’est pas dans la monoculture de blé. Aujourd’hui, en France, pour 17 % des surfaces en blé tendre, le blé suit un autre blé. Dans certaines régions ou départements comme l’Eure-et-Loir, jusqu’à 30 % des surfaces sont concernées. 

Ceci n’est pas sans conséquence sur les bioagresseurs. En effet, un blé favorise un certain nombre d’espèces d’adventices comme le vulpin. Les épis de vulpin du premier blé vont produire des graines qui vont se démultiplier dans le deuxième blé, et ainsi de suite. À chaque fois, les agriculteurs traitent, ce qui engendre la création de variétés de vulpin résistantes aux herbicides. Il en va de même pour l’augmentation des surfaces cultivées en colza, qui favorise les bioagresseurs liés au colza.

Mais les conséquences s’en ressentent également sur les performances agronomiques : les rotations courtes entraînent une diminution des rendements, comme le montrent plusieurs enquêtes menées par le ministère de l’agriculture. Quand on observe les petites régions agricoles, du bassin parisien par exemple, on voit que la relation entre la surface en colza et le nombre de traitements phytosanitaires est évidente, qu’il s’agisse des herbicides ou des insecticides. Les mécanismes qui expliquent cette relation sont distincts. Je l’ai expliqué pour les herbicides, dans le contexte des rotations courtes. S’agissant des insecticides, c’est davantage un « effet région » qui explique ce besoin accru de traiter : plus les insectes ont à manger dans la région, plus ils se multiplient, plus les agriculteurs les voient et les traitent. En agriculture biologique, ces rotations courtes ne se sont pas pratiquées, et les agriculteurs en grande culture n’ont pas besoin de traiter. Le lien entre le système de culture, la durée des rotations et le recours aux pesticides est ainsi très clair.

On assiste aussi à une réduction du travail du sol, pour diverses raisons. Économiques d’abord, parce que le travail du sol – notamment le labour – coûte du temps et de l’énergie. Cette évolution s’explique aussi par un souci lié à la fertilité des sols : le travail du sol a, en effet, un impact souvent négatif sur l’activité biologique du sol, en particulier sur les vers de terre. Les statistiques agricoles montrent ainsi que le sol est de moins en moins travaillé. Or, les situations avec labour sont toujours moins traitées que les situations sans labour.

Les agriculteurs recherchent dans leur majorité à exprimer le potentiel de production du blé, d’autant plus que le prix du blé est actuellement assez élevé. Quand les prix sont hauts ou que des espérances de prix hauts existent, les agriculteurs cherchent ainsi à obtenir le rendement le plus élevé. Or, les techniques qui accroissent le rendement, sur le blé comme sur d’autres cultures, accroissent aussi le risque de bioagresseurs. Par exemple, le semis très précoce, qui augmente la durée de photosynthèse, ce qui permet des rendements potentiellement plus élevés, favorise aussi les adventices et un certain nombre de maladies cryptogamiques. La fertilisation azorée soutenue, qui permet à un blé d’être plus productif, favorise aussi un certain nombre de maladies. Les variétés les plus productives sont ainsi fréquemment plus sensibles aux maladies. Il existe donc des relations entre la recherche de rendements très élevés et le recours aux produits phytosanitaires.

Au total, la spécialisation et les rotations courtes, la réduction du travail du sol et la recherche d’un potentiel de production élevé, qui ont contribué au niveau de production de l’agriculture française, ont aussi conduit à accroître le besoin de traitement. Or ces évolutions de fond contrebalancent les efforts – réels – de réduction de l’usage des pesticides des agriculteurs. C’est la raison pour laquelle on ne voit pas de baisse nette sur les statistiques nationales : les traitements phytosanitaires restent les pivots des systèmes de culture dominants et c’est d’autant plus compliqué d’en réduire l’usage que les systèmes dominants évoluent dans le sens que je viens de décrire.

Par ailleurs, la diffusion des solutions alternatives est freinée par le fait que tous les acteurs se sont organisés autour des solutions phytosanitaires. En grande culture, on dispose d’un grand nombre de solutions techniques pour réduire les traitements phytosanitaires : les outils d’aide à la décision, pour mieux positionner les traitements ; le bulletin de santé du végétal ; les variétés résistantes aux maladies ; le désherbage mécanique ; la lutte biologique contre un certain nombre d’insectes ; les mélanges de variétés ; les associations plurispécifiques ; les itinéraires techniques blé bas intrants ; ou encore, les successions diversifiées, pour maîtriser les adventices et favoriser la santé des sols.

Si l’on regarde ces solutions une par une, certaines sont assez courantes mais la plupart sont délaissées par les agriculteurs. Quand on en analyse les raisons sur le terrain, en interrogeant les agriculteurs et leurs partenaires commerciaux, on s’aperçoit que la cause réside dans les interactions entre l’agriculture et ses partenaires.

Par exemple, les mélanges de variétés de blés, efficaces pour réduire les quantités de fongicides, n’ont pas été pratiqués pendant longtemps parce que la plupart des meuniers préfèrent acheter des lots de variétés pures. Les associations plurispécifiques sont peu cultivées faute de trieur dans la plupart des coopératives. La conduite du blé « bas intrants » se heurte à la réticence des collecteurs quant à une réduction des volumes ; ils demandent des volumes importants pour amortir leurs silos. De même, les variétés résistantes existent, par exemple les pommes de terre résistantes au mildiou, mais elles nécessiteraient un changement des procédés de transformation. Enfin, l’allongement des rotations se heurte à la difficulté de développer des filières pour les espèces de diversification.

Ainsi, la diffusion des solutions alternatives bute sur les stratégies des acteurs d’amont ou d’aval, qui sont tous organisés autour de la solution phytosanitaire. Les systèmes de production agricole actuels, fortement utilisateurs de produits phytosanitaires, sont totalement cohérents avec l’organisation des filières amont et aval, où la stratégie de chaque acteur renforce la stratégie des autres acteurs. Dans ces circonstances, personne n’a vraiment intérêt à remettre en cause les tendances lourdes auxquelles il s’est adapté.

Nous avons ce que les économistes appellent des « mécanismes d’auto-renforcement » autour de la solution phytosanitaire, mécanismes de surcroît interconnectés. Par exemple, les espèces de diversification sont actuellement cultivées sur de faibles surfaces. Cela fait qu’elles sont peu sélectionnées, en raison de coûts de logistique et de transaction élevés et de références agronomiques rares, car elles sont peu étudiées. Leur rentabilité est ainsi inférieure à celles des grandes espèces, ce qui fait qu’elles continuent à être cultivées sur des petites surfaces. Inversement, les espèces cultivées sur les grandes surfaces bénéficient d’un progrès génétique important, d’innovations en protection des plantes ou en technologie de transformation, de références agronomiques nombreuses et donc d’une compétitivité confortée. Dans les travaux de recherche internationaux, on appelle cela une situation de lock-in ou de verrouillage sociotechnique, qui freine les alternatives aux traitements phytosanitaires. Pour pouvoir agir dessus, il faut comprendre comment il fonctionne. C’est d’autant plus compliqué que ce verrouillage est multidimensionnel : économique, social, culturel, cognitif, réglementaire.

Pour conclure, le contexte macroéconomique est favorable à l’usage des produits phytosanitaires. On observe par ailleurs des obstacles à la diffusion des solutions alternatives qui renvoient à l’organisation collective des acteurs. Dans ce contexte, travailler à la réduction des traitements phytosanitaires suppose de repenser l’action publique et l’action collective. Nous étudions ces sujets au sein de notre équipe ; je pense en particulier à notre collègue Viviane Trèves, qui travaille sur une analyse gestionnaire de la construction des plans Écophyto, à l’interface entre sciences de gestion et agronomie dans le cadre de sa thèse, dont la soutenance est prévue en décembre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour vos interventions. Vous ne mesurez peut-être pas à quel point votre langage est sophistiqué et fait parfois appel à des références très pointues.

Mes questions visent à revenir à des choses très simples, pour avoir les idées claires sur ce dont nous allons parler. Pouvez-vous nous redire très clairement quelles sont les différentes catégories de pesticides et la part de chacune d’elles ? Je sais par exemple que la grande question en devenir porte sur les herbicides. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ? Pouvez-vous également nous préciser les grands enjeux, du point de vue de l’assolement français, de la ferme France ? Pouvez-vous nous fournir les principaux ordres de grandeur s’agissant des pesticides et des principaux systèmes de culture ou cultures concernés ?

Ensuite, pouvez-vous nous expliquer comment est mesurée la part des différents pesticides dans notre pays ? Quels sont nos instruments de mesure ? Quels sont les indicateurs reconnus publiquement ? Y-a-t-il des indicateurs européens, qui permettent une comparaison à l’échelle européenne ?

Enfin, vous avez évoqué de nombreuses solutions alternatives, mais vous avez peu évoqué l’agronomie comme système de prévention premier, sauf peut-être en filigrane dans l’exposé de M. Meynard.

M. Grégoire de Fournas (RN). La chimie de synthèse connaît son lot de détracteurs. Un produit phytosanitaire de synthèse est-il problématique en soi ? À l’inverse, on sait que le cuivre, qui est pourtant un produit naturel, pose aussi des problèmes.

J’ai également une question inspirée par mon expérience dans la vigne. La fin de certains produits dits « CMR » a engendré une réduction des produits multisites. Simultanément, nous sommes confrontés au retrait d’autres produits. En conséquence, nous avons de moins en moins de produits pour faire des rotations et, dans la viticulture, on observe des phénomènes de résistance qui se développent très rapidement. Avez-vous des perspectives à nous offrir dans ce domaine ?

Enfin, la phase d’homologation des produits phytosanitaires semble assez compliquée et nécessite un investissement important de la part du fabricant. Pensez-vous que certains produits a priori peu rentables sont abandonnés par le fabricant avant ou pendant le processus d’homologation ?

M. Éric Martineau (Dem). Je vous remercie pour votre exposé. En plus d’être député, je suis, moi aussi, producteur. Pour une bonne compréhension sémantique, pouvez-vous nous préciser si vous appelez « pesticides » les produits biologiques de traitement ? Pour ma part, je ne suis pas convaincu qu’un produit d’origine naturel, comme le cuivre ou le souffre, soit nécessairement moins toxique qu’un produit de synthèse.

M. Christian Huyghe. Je n’ai pas en tête le détail de tous les volumes concernant les produits phytosanitaires. Selon l’indicateur que nous utilisons, les données changent. Un produit est homologué à une certaine dose. Quand on fait un passage, une quantité de substance active est autorisée pour un produit et pour une culture. Quand on divise la totalité des quantités vendues par la quantité autorisée par hectare, on obtient le nombre de doses unités, ou Nodu. Un agriculteur qui passerait une fois à demi-dose aurait 0,5 Nodu par hectare. Cette unité comptable avait été construite avec beaucoup de difficultés au début du plan Écophyto, pour appréhender deux dynamiques entremêlées dans le recours aux pesticides. Entre le début des années 1990 et 2010, les volumes vendus ont très fortement changé : on a remplacé des molécules à fort grammage – c’est-à-dire avec des grandes quantités par unité de surface – par des molécules à très faible grammage. Le Nodu permettait ainsi de prendre en compte, derrière la baisse des quantités vendues, le nombre de doses appliquées par hectare, qui pouvait en réalité rester le même.

À titre d’illustration, lors de la réunion du plan Écophyto qui s’est tenue hier, une diminution significative (de l’ordre de 19 %) des volumes de glyphosate vendus entre 2020 et 2021 a été communiquée mais, dans le même temps, le Nodu a légèrement augmenté. Comment expliquer ces évolutions contrastées ? En 2021, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a révisé la totalité des doses homologuées sur le glyphosate. Pour ce qui concerne la viticulture, les doses de glyphosate homologuées ont ainsi été divisées par trois. En effet, il a été considéré que l’on pouvait désherber mécaniquement l’inter-rang, le désherbage chimique devant être réservé au cavaillon, qui représente aujourd’hui un tiers de la surface.

Toute la question – et c’était d’ailleurs l’axe I du premier plan Écophyto – est de parvenir à se mettre d’accord sur un indicateur, sur un langage partagé qui permette de regarder dans la même direction. Les Nodu comme les indices de fréquence de traitement (IFT) constituent un élément de pilotage d’une culture ou d’un ensemble de cultures, dès lors que vous avez peu de variation dans les produits utilisés et dans les doses homologuées. La mise en place des indicateurs IFT et Nodu a permis de suivre l’évolution des pratiques. Dans le cadre du réseau des fermes Dephy, environ 3 000 exploitations sont suivies en France depuis 2009. L’évolution des quantités, Nodu ou IFT sur ces cultures a été extrêmement marquée : entre 2009 et 2020, la baisse est de 37 % ; on n’est finalement pas très loin de l’objectif. Mais il est compliqué d’expliquer cette notion de Nodu au grand public. C’est la raison pour laquelle nous utilisons un traceur, le tonnage. Celui-ci pose une difficulté si l’on a recours à de nouveaux produits dont la toxicité individuelle évolue.

Au total, en matière de pilotage du recours aux pesticides, tous les pays européens ont fait preuve de créativité et, mis à part le tonnage, il n’y a pas deux pays qui aient recours aux mêmes indicateurs. Comme notre objectif consiste à réduire à la fois les usages et les impacts des produits phytosanitaires, nous avons besoin de retracer à la fois l’évolution des quantités et la toxicité des produits utilisés. Dans le cadre de la proposition de règlement européen pour une utilisation durable des pesticides (règlement « SUR »), la Commission suggère d’utiliser l’indicateur HR1, qui combine les tonnages et les impacts. Les produits utilisés pour la protection des cultures sont ainsi classés en quatre catégories :

– classe 1 (coefficient 1) : les produits peu préoccupants ou produits de biocontrôle, avec un impact sur le milieu jugé faible ;

– classe 2 (coefficient 8) : les produits de synthèse homologués en raison d’un impact soutenable sur le milieu, mais qui présentent plus d’incidences que les produits de biocontrôle car ils tuent ;

– classe 3 (coefficient 16) : les produits cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), qui se divisent en une classe 1, plus préoccupante, et une classe 2, sachant que les produits peuvent passer de la classe 2 à la classe 1 au fil des évaluations qui sont réalisées. S’y ajoutent les perturbateurs endocriniens, dont une grande partie sont reprotoxiques ;

– classe 4 (coefficient 64) : les produits autorisés à titre dérogatoire, en vertu de l’article 53 du règlement européen.

En appliquant les coefficients susmentionnés aux tonnages des produits achetés, on obtient une valeur HR1. Cependant, cet indicateur est applicable à l’échelle d’un État mais pas d’une exploitation agricole. Il ne saurait donc être utilisé pour piloter une exploitation. La question est ainsi de savoir ce que l’on veut faire avec ce que l’on mesure.

Certains produits, classés « CMR 1 », ont dû être retirés alors même qu’ils étaient incroyablement efficaces. Ce retrait ne pose pas réellement question au regard des risques qu’ils présentent pour la santé, à commencer par celle de l’applicateur.

Pour répondre à la question de M. Martineau, les substances d’origine naturelle ne sont pas saines par nature. Il suffit de penser au cyanure, à la graine de ricin ou encore à divers champignons. Les produits de biocontrôle peuvent être produits chimiquement par l’industrie, là n’est pas la question ; leur classement comme produit de bicontrôle tient au fait qu’ils viennent s’insérer dans des processus naturels et que leur impact sur l’environnement est faible voire nul. Par contraste, le sulfate de cuivre a une incidence réelle sur le milieu : l’ion cuivrique Cu++ a un effet biocide très puissant. C’est un problème que nous identifions clairement à l’Inrae, dans le cadre de notre programme de recherche « Produire et consommer autrement » : nous étudions les moyens d’assurer la protection des cultures et donc la production en quantité et qualité de produits répondant aux besoins des consommateurs et aux usages non alimentaires, mais sans pesticides ou substances ayant un impact significatif pour le milieu. Les produits de biocontrôle font également l’objet d’une évaluation, même si elle demeure complexe, du fait de l’étroitesse des marchés de ces produits.

M. Frédéric Descrozaille, président. Cela fait le lien avec la question de M. Grégoire de Fournas, qui visait à savoir s’il arrivait que des produits ne soient pas homologués alors même qu’ils auraient pu présenter une réelle efficacité, en raison des coûts associés à cette procédure d’homologation.

M. Robert Tessier. La directive de 1994 a permis d’éliminer un certain nombre de substances actives qui étaient très efficaces mais dont les conséquences apparaissaient inacceptables pour l’environnement et la santé, au regard des nouvelles données scientifiques disponibles. Connaissant les procédures d’évaluation qui sont relativement complexes, je ne pense pas qu’une firme se lancera aujourd’hui dans le développement d’un produit dont les chances d’homologation sont faibles. Donc avec ces procédures, on va sans doute empêcher la production de nouveaux produits, mais ceux-ci n’auraient probablement pas été acceptables dans les conditions actuelles d’évaluation.

M. Frédéric Potier, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à la question de M. Martineau, qui visait à savoir si les produits de bicontrôle sont, ou non, des pesticides.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). M. Meynard, vous avez donné des chiffres sur l’évolution des surfaces agricoles à l’échelle française. Sauf erreur de ma part, vous avez fait référence aux chiffres du recensement général agricole (RGA) de 2010, pour évoquer l’augmentation des surfaces des grandes cultures, notamment des céréales, du maïs et du colza. J’avais étudié le sujet il y a quelque temps en utilisant également les chiffres du RGA de 2020 et ceux publiés par l’Agreste lors des années précédentes. Or j’avais constaté, pour cette dernière période, et à rebours de vos constats, une baisse de la surface des grandes cultures, notamment de maïs. Comment concilier ce constat avec votre propos ? Ces tendances plus récentes ont-elles pour effet d’invalider votre raisonnement sur la période antérieure ?

Par ailleurs, M. Huyghe, lorsque vous avez évoqué les pesticides, vous n’êtes pas allé jusqu’aux rodonticides, alors que les rongeurs peuvent poser de réels problèmes pour les cultures. Je crois que vous n’avez pas non plus évoqué la question des pesticides dans l’agroalimentaire, qui me semble également importante.

M. Nicolas Turquois (Dem). Député de la Vienne, je suis aussi agriculteur et détenteur d’un Certiphyto à jour. Cependant, la complexité et l’enchevêtrement des règles sur les distances par rapport aux habitations, les distances par rapport aux cours d’eau, lesquelles varient selon les types de produits, tout cela rend totalement inadaptées les informations disponibles sur les bidons. Cette complexité est source d’insécurité juridique : si j’avais un contrôle, est-ce que je serais parfaitement dans les règles ?

Notre commission d’enquête s’interroge sur l’absence de réduction de l’usage des produits phytosanitaires. M. Meynard, je partage le constat de la spécialisation des systèmes de cultures par région, qui ont conduit à utiliser davantage de traitements phytosanitaires. Mais il faut également évoquer la disparition de l’élevage, sachant que les surfaces en herbe n’utilisent pas ou peu de pesticides et contribuent à la biodiversité.

Vous avez aussi mentionné la diminution du travail du sol. Il s’agit en effet d’un facteur aggravant l’utilisation de phytosanitaires, même si cette évolution favorise par ailleurs l’enfouissement du dioxyde de carbone (CO2). On peut également penser au réchauffement climatique, qui entraîne une diminution des épisodes de froid, lesquels peuvent jouer un rôle désinfectant en empêchant certains bioagresseurs de passer l’hiver. Mentionnons enfin la diminution du nombre d’agriculteurs, qui entraîne de fait une réduction de la biodiversité.

Une fois ce constat posé, j’aimerais vous entendre formuler des solutions. Il faut évidemment assurer la protection les cultures, en exploitant les différentes possibilités. Cette année, le mildiou sera un problème majeur car il fait chaud et humide, et il sera indispensable de s’en protéger. Pour ma part, je pense que nous avons besoin de beaucoup plus de recherche, de formation et d’accompagnement des agriculteurs. Sur mon exploitation, j’ai une dizaine de cultures mais il m’est très difficile de passer en bio. Les produits de biocontrôle sont par ailleurs très complexes à utiliser.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Pouvez-vous évoquer rapidement votre vision des différentes modalités culturales ? Je pense notamment à l’agriculture de conservation des sols, que j’avais évoquée lors de notre mission sur le glyphosate, conduite avec mon collègue Jean-Baptiste Moreau. J’ai la fierté d’être à la fois chimiste et fils de paysan et je constate que les gens ont tendance à mélanger produits artificiels, produits de synthèse et produits naturels.

Quel regard portez-vous sur ce qui a été accompli en matière de recherche, notamment sur les alternatives ? N’y a-t-il pas une corrélation entre le manque de crédits dédiées à la recherche et la diminution insuffisante de l’usage des produits phytosanitaires ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). À ce stade de découverte du sujet, je regrette de n’avoir pas pu avoir accès au diaporama évoqué au fil de vos propos. Il nous aurait sans doute permis de suivre le contenu de vos interventions de manière plus claire. Cependant, vous avez souligné un certain nombre d’éléments marquants, que je partage et qui résonnent avec nos expériences sur le territoire.

Vous avez ainsi évoqué la situation de verrouillage et de dépendance dans l’emploi des produits phytosanitaires, qui serait liée à des facteurs économiques, sociaux, cognitifs et culturels. J’ai trouvé cette analyse particulièrement utile à la réflexion et je pense que nous devrons creuser cet aspect en particulier. Vous avez également mentionné l’évolution de certaines variétés agricoles, en prenant notamment l’exemple de la pomme de terre. Pouvez-vous faire un état de lieux de la diversité des variétés existantes mais aussi de celles qui ont existé ? Quel type de variétés satisfont le marché ? Certaines variétés sont-elles écartées en raison du marché, parce qu’il n’est pas dans les usages de les utiliser ? Dans le domaine de la recherche, pouvez-vous faire état de la dynamique dans le développement de nouvelles variétés ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons abordé beaucoup de questions qui dépassent largement les contours de cette première table-ronde, laquelle a simplement vocation, je le rappelle, à poser les fondamentaux. Nous aurons l’occasion de revenir longuement, dans les détails, sur des questions telles que la recherche. Nous reverrons, si besoin, nos interlocuteurs pour les interroger spécifiquement sur ces sujets. Aujourd’hui, concentrons-nous sur la définition du sujet.

M. Frédéric Descrozaille, président. Le rapporteur a eu raison de nous rappeler le cheminement sur lequel nous nous étions mis d’accord lors de notre réunion constitutive. M. Turquois, je vois que cela vous a contrarié, mais je vous assure qu’il n’y a là aucune mise en cause personnelle, ni aucun recadrage. Nous avons besoin d’un peu de méthode si nous voulons avancer. Aujourd’hui, nous n’avons pas évité l’écueil de partir un peu dans tous les sens, et j’en prends ma part de responsabilité.

M. Jean-Marc Meynard. M. Potier, vous avez évoqué la place de l’agronomie comme solution à la problématique des pesticides. En tant qu’agronome, parfois un peu militant de la discipline, j’ai essayé de vous transmettre l’idée que derrière le raccourcissement des rotations ou la suppression du travail des sols se posaient des questions agronomiques. Dans le document que je vous ai transmis, figure une liste de solutions imaginables. Il s’agissait, d’une part, de montrer l’existence de solutions multiples, mais aussi de souligner, d’autre part, que nombre d’entre elles sont bloquées par les dynamiques sociotechniques existantes. Il faut accompagner l’agriculteur pour l’aider à concevoir son propre système économe en pesticides en combinant différentes solutions. Mais j’ai voulu montrer que ce n’est pas évident : ce n’est pas parce que les solutions existent et que l’agriculteur en a envie que cela se fera. 

Ensuite, vous avez évoqué l’impact de la réduction du nombre d’agriculteurs. En effet, cela entraîne une augmentation des surfaces d’exploitation, laquelle est souvent préjudiciable à une surveillance étroite des cultures. Les statistiques montrent qu’en moyenne, les agriculteurs dont les surfaces sont les plus grandes surveillent moins leurs cultures et traitent plus.

Dans le document que je vous ai transmis, certaines cartes illustrent plus précisément les évolutions des systèmes de cultures et des cultures. Je vous ai cité quelques chiffres qui, effectivement, datent de 2010, afin de brosser les tendances décennales. Je vous précise néanmoins que la réduction de surfaces en colza observée il y a trois ans était conjoncturelle. Elle était liée au fait que le sol était tellement sec après une grande sécheresse estivale que de nombreux agriculteurs n’ont pas pu semer le colza. Sitôt que les conditions de semis ont à nouveau été favorables, la production de colza est repartie à la hausse. Il faudra donc surveiller les statistiques des années suivantes pour confirmer ou infirmer les tendances.

Les pommes de terre sont de grandes consommatrices de produits phytosanitaires, essentiellement pour lutter contre le mildiou, qui exige des doses de traitement considérables, au minimum une dizaine. Il s’agirait donc d’utiliser des variétés résistantes au mildiou. Malheureusement, les industriels ont établi leurs processus et leur clientèle en fonction d’un certain type de pommes de terre. Si on les oblige à en changer, ils iront les produire à l’étranger. Les industriels qui produisent des frites standardisées ont ainsi besoin de pommes de terre standardisées et ils cultivent les mêmes variétés dans l’ensemble du monde. Or, si les variétés résistantes au mildiou ne sont pas cultivées, elles ne seront pas sélectionnées par les sélectionneurs, lesquels sont confrontés aux besoins du marché.

M. Christian Huyghe. Je suis d’accord avec M. Turquois : il importe d’abord de protéger les cultures, de manière à disposer de la quantité et de la qualité permettant de répondre aux demandes du marché.

Mme Heydel Grillere, vous avez évoqué à juste titre la question des rodonticides. La bromadiolone a été très utilisée jusqu’à son retrait. Il existe des alternatives, comme la neige carbonique. Par ailleurs, se pose la question des régulations biologiques : comment faire en sorte d’avoir toujours les rapaces nécessaires pour limiter les populations de rongeurs ? Si l’on applique le principe des équations de compétition de Lotka-Volterra, on voit bien que l’on fait tout ce qu’il ne faut pas faire. Mais ce qu’il faut faire est assez compliqué, raison pour laquelle il faut développer la recherche – cela répond à une question de M. Fugit.

L’usage des produits phytosanitaires s’est répandu parce que leur utilisation était simple : ils ont facilité la vie du plus grand nombre. Désormais, il s’agit de trouver des solutions et des formes d’accompagnement qui soient soutenables et vivables pour les agriculteurs.

En effet, les prairies permettent de diminuer l’usage des produits phytosanitaires mais aussi de faire de la prophylaxie, en évitant la spécialisation des flores. Ensuite, vous avez mentionné à juste titre la multiplicité des règles d’application des produits à laquelle les agriculteurs sont confrontés. En effet, l’Anses pose les règles d’application produit par produit, sans préjuger des conditions dans lesquelles ces produits seront utilisés à l’échelle d’une exploitation. Il en est ainsi parce qu’à défaut, il faudrait aligner tout le monde sur la plus grande distance aux habitations, ce qui serait jugé excessif. Mais il est certain qu’en contrepartie, ces règles sont difficilement lisibles pour l’applicateur et difficilement compréhensibles pour la population.

Clairement, nous serions ravis si les crédits de la recherche étaient augmentés. Dans ce domaine, qu’aurions-nous pu mieux faire ? Pendant longtemps, la communauté s’est consacrée à l’analyse du problème. Si l’on observe les tendances longues, après une inertie d’une dizaine d’années, depuis quatre ans, la trajectoire est marquée par un fort fléchissement du volume des produits phytosanitaires de synthèse utilisés, ainsi que par une croissance des produits utilisables en agriculture biologique et des produits de biocontrôle. Il faut également prendre en compte le retrait des produits CMR des catégories 1 et 2. Une tendance à la baisse se dessine donc. Le délai initial de dix ans n’est pas surprenant : en dépit d’un signal très fort, cela prend du temps pour que les acteurs économiques s’organisent. Le même phénomène a été observé au moment de la mise en œuvre des certificats d’économie d’énergie : il a également fallu dix ans pour qu’ils commencent à être utilisés.

La recherche a ainsi, pendant très longtemps, effectué un travail d’analyse de la situation qui a alimenté une grande diversité de ressources. Nous aurions pu faire mieux – et nous le faisons parfois – en développant davantage des approches de type problem solving. Ce type de recherche à 360 degrés pour résoudre un problème précis est aujourd’hui utilisé dans le cadre du plan national de recherche et d’innovation (PNRI) pour la betterave ; il vise à protéger ces cultures d’un puceron vecteur de quatre maladies différentes sans recourir aux néonicotinoïdes (NNI). De fait, des solutions soutenables se dessinent et l’année 2023, qui est sans NNI, se déroule plutôt bien. Il convient également de mentionner le plan Phosmet sur le colza et le plan contre les maladies du dépérissement de la vigne. Ces maladies avaient disparu grâce à un système à effet biocide extrêmement violent, qui nettoyait complètement les plants de vigne. Quand ce produit a été retiré au milieu des années 2000, nous avons constaté une recrudescence du dépérissement de la vigne. C’est alors qu’un plan a été mis en place, sous la présidence de l’interprofession de la vigne, afin que tous les acteurs réfléchissent ensemble aux solutions à apporter. Ces trois plans partagent deux caractéristiques communes : d’une part, ils cherchent explicitement à résoudre un problème et d’autre part, il n’y a pas une seule solution, mais plutôt une combinaison complexe de solutions, potentiellement propre à chaque exploitation.

Cette démarche doit sans doute être développée mais elle ne pourra pas être répliquée à l’infini, pour chaque molécule et chaque bioagresseur. Il faut définir une stratégie de « paquets ». Simultanément, nous devons continuer à alimenter des secteurs que l’on ne connaît pas suffisamment, qui sont indispensables pour développer les leviers de demain, notamment dans le domaine de l’écologie chimique. Nous devons parvenir à comprendre comment un insecte se déplace, à connaître le microbiote des végétaux, lequel est une source de protection pour la plante. Pour le moment, aucun de ces microbiotes n’a été séquencé, alors qu’on les trouve sur les racines, sur les feuilles et à l’intérieur des plantes, et qu’on sait qu’ils peuvent contenir des virus.

Nous avons besoin d’alimenter tous ces domaines pour répondre aux défis des prochaines décennies. Le changement climatique va, par exemple, entraîner l’apparition de nouveaux pathogènes, pour lesquels de nouvelles solutions devront être trouvées. Nous avons donc besoin de moyens, mais aussi d’une gouvernance et d’une planification. À plus court terme, nous devons mener des approches de type problem solving, ainsi que des approches en sciences humaines et sociales, pour mieux comprendre les agriculteurs. Il faut également travailler sur l’accompagnement des agriculteurs. À l’heure actuelle, les politiques publiques d’accompagnement ne sont pas organisées pour une couverture des risques en période de transition ; elles sont plutôt cycliques que contracycliques. Lorsque l’on évolue d’une situation d’équilibre à une autre situation fondée sur une autre modalité de production, cela s’apparente parfois à la traversée d’un canyon pour les agriculteurs.

M. Robert Tessier. Du point de vue réglementaire, un produit de traitement biologique est un produit phytosanitaire comme un autre. Il est donc évalué de la même manière. Pour avoir été responsable du premier axe du plan Écophyto, je peux témoigner de la difficulté de mettre en place des indicateurs. Je rappelle en outre que nous sommes le troisième acheteur de produits phytosanitaires mais seulement le neuvième si l’on ramène ces volumes à la surface cultivée. Cela n’absout rien mais cela signifie que nous réalisons parfois des progrès plus rapidement que d’autres.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je ne souhaite pas relancer un débat. Simplement, vous n’avez pas répondu à l’une de mes questions. M. Huyghe, vous nous avez expliqué que les produits bios n’étaient pas « innocents ». Existe-t-il des produits de synthèse neutres pour l’environnement et pour la santé ou devons-nous, par principe, chercher à réduire l’usage des produits de synthèse ?

M. Christian Huyghe. Le problème ne se pose pas de cette manière. Les phéromones qui sont actuellement commercialisées sont synthétisées chimiquement. La question porte plutôt sur le mécanisme par lequel on protège la culture. Est-il destiné à tuer ? Dans ce cas, l’ensemble d’une chaîne alimentaire est cassé et des mécanismes de résistance apparaissent. Il s’agit d’assurer une transition d’un système à effet biocide à un système de régulation, pour ramener une population de bioagresseurs en dessous d’un seuil de nuisibilité. Face aux rongeurs, on utilisait des rodonticides – de la bromadiolone – qui éliminaient toutes les populations. Cependant, des migrations venant de l’extérieur survenaient encore, à l’origine de phénomènes de pullulation, car les prédateurs ont alors disparu, conformément à ce que prévoit la loi de Lotka-Volterra. La question majeure consiste à savoir comment maintenir la population de rongeurs à un niveau suffisamment bas pour que l’incidence sur les produits et leur qualité soit acceptable. Pour les adventices, le raisonnement est un peu différent : le fait que nous ne parvenions pas à maintenir une diversité biologique suffisante dans les sols induit une faible prédation des graines d’adventices.


En résumé, la question n’est pas de savoir si le produit est issu ou non d’une synthèse, mais si le mécanisme d’action associé tue ou régule. L’enjeu central est celui du niveau de risque que peut supporter l’agriculteur, notamment quand il ne dispose pas d’un indicateur pour savoir s’il est à risque ou non, d’autant que certaines années sont plus à risque que d’autres. Ainsi, mon discours ne consiste vraiment pas à dire que, du point de vue de la recherche, les solutions sont simples.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour votre implication et votre participation.


2.   Table ronde sur l’histoire des politiques publiques en matière de pesticides en France et en Europe (jeudi 13 juillet 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’histoire des politiques publiques en matière de pesticides en France et en Europe :

 M. Jean-Noël Jouzel, sociologue (en visioconférence) ;

 M. Hervé Durand, délégué ministériel pour les alternatives aux produits phytopharmaceutiques dans les filières végétales, Conseil Général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire

M. le président Frédéric Descrozaille. Mes chers collègues, nous poursuivons les auditions de cette commission d’enquête. Nous sommes actuellement dans la phase d’acculturation, qui consiste à bâtir un cadre commun. Avant de prétendre dresser un bilan et d’émettre un jugement, nous souhaitons construire le cadre de connaissance et le langage communs sur un sujet particulièrement complexe. Nous vous demanderons donc de faire preuve de pédagogie dans vos interventions. 

Nous recevons aujourd’hui Hervé Durand. Monsieur, votre expérience et votre parcours sont les bienvenus pour nous aider dans cette démarche. Au cours de votre carrière, vous avez exercé à plusieurs reprises des responsabilités relatives à la protection des cultures et aux produits phytosanitaires. Celles-ci vous ont également conduit à vous occuper du glyphosate et vous êtes aujourd’hui délégué ministériel pour les alternatives aux produits phytopharmaceutiques dans les filières végétales. Vous êtes ingénieur des Ponts, des eaux et des forêts, membre du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Vous avez également eu une expérience internationale, au moment de l’élargissement de l’Union aux pays de l’Europe centrale et orientale. Nous allons vous demander de porter un regard rétrospectif sur les différentes politiques publiques conduites en la matière, sans hésiter à nous faire faire part d’éléments comparatifs avec d’autres pays.

Nous auditionnons par ailleurs par visioconférence M. Jean-Noël Jouzel. Vous êtes sociologue et directeur de recherche au CNRS. Vous avez beaucoup travaillé sur l’acceptation par la société des enjeux liés aux pesticides. Vous pourrez sans aucun doute nous éclairer sur ces questions, en abordant peut-être la distinction entre danger et risque et la question de l’acceptabilité du danger, qui est essentielle sur le sujet qui nous occupe.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure », après avoir activé votre micro.

(MM. Jean-Noël Jouzel et Hervé Durand prêtent serment).

M. Hervé Durand, délégué ministériel pour les alternatives aux produits phytopharmaceutiques dans les filières végétales. Le sujet dont vous vous êtes saisis est d’une extrême complexité, comme vous l’avez souligné. Il faut d’abord avoir conscience que le secteur agricole est engagé depuis longtemps dans de profondes transformations, qui vont devoir encore plus s’accélérer. Ce secteur n’a pas cessé d’évoluer. On ne peut pas comprendre le sujet des produits phytosanitaires si l’on ne mesure pas à quel point ils ont contribué à l’essor et au développement de notre agriculture.

Ces produits sont apparus il y a longtemps : on en parlait déjà en 1800. Mais leur utilisation a connu une formidable accélération après la Deuxième Guerre mondiale. Les résultats enregistrés ont été notables pour la protection des cultures. Il faut avoir à l’esprit qu’un agriculteur est confronté à de multiples aléas, de toutes natures. Il y a évidemment l’aléa climatique, comme on le constate encore en ce moment. Par ailleurs, à partir des semis et tout au long de leur développement, les productions végétales sont soumises à de multiples bioagresseurs. Les produits phytosanitaires ont ainsi apporté une sécurité incroyable dans la régularité des rendements, en permettant aux agriculteurs de s’exonérer d’un grand nombre d’aléas. Si l’on veut bien mesurer ce changement, il suffit de s’intéresser à ce qu’étaient les famines au Moyen-Âge. Aujourd’hui, ces aléas sont encore très présents à l’échelle de la planète : il suffit de voir les ravages des criquets en Afrique. On ne peut donc pas parler des produits phytosanitaires sans concevoir la nécessité de la protection des cultures.

Aujourd’hui, les produits phytosanitaires sont devenus une question sociétale : ils ne concernent plus que les agriculteurs., En effet, on a observé au fur et à mesure de la montée en puissance de leur utilisation, des impacts négatifs de ces produits sur l’environnement et la santé, conduisant certains acteurs à s’interroger et à demander un certain nombre de changements.

Dans ce contexte, nous avons beaucoup mis l’accent sur des mesures incitatives, visant à faire en sorte que les agriculteurs utilisent moins ces produits. Il faut bien reconnaître qu’elles n’ont pas toujours conduit aux résultats espérés. On a quand même obtenu des résultats très positifs, comme le développement de l’agriculture biologique, qui a montré que l’on pouvait se passer des produits phytosanitaires. Les politiques publiques menées ces dernières années ont essentiellement reposé sur l’encadrement réglementaire de l’utilisation de ces produits, qui a fortement fait évoluer les pratiques. Le nombre de substances actives autorisées au niveau communautaire n’a fait que diminuer. Aujourd’hui, un peu moins de 500 substances actives sont autorisées, dont 250 sont en cours de réévaluation. On a ainsi un rétrécissement considérable de l’éventail des possibilités.

Il faut avoir conscience que les produits phytosanitaires ont permis de développer des pratiques agricoles extrêmement simples à mettre en œuvre, à un moment où le secteur a connu une forte diminution du nombre d’actifs. Ces pratiques ont eu pour conséquence inattendue d’éloigner les producteurs de l’agronomie et de la réflexion sur les systèmes de production.

Aujourd’hui, en raison du changement climatique et d’interrogations quant à la durabilité de notre secteur, nous devons reprendre le travail sur notre manière de concevoir les systèmes de production. Il y a maintenant un lien entre la protection de cultures et la manière de penser nos systèmes de production. Cela doit nous conduit à développer une approche positive : en dépit des difficultés, il est possible de réussir. Il faut allonger la rotation des cultures, favoriser leur diversité, mais aussi réfléchir à des environnements différents. Nous avons passé beaucoup de temps à lutter contre le vivant, il faut apprendre à se servir du vivant, de manière positive. Je pense par exemple aux haies, aux auxiliaires.

À titre d’exemple, le colza est une culture importante dans notre pays. L’insecticide phosmet, qui permettait de lutter contre les altises du colza, a été interdit. Ces altises viennent piquer les premiers pédoncules du colza et font mourir le plan. Nous avons travaillé avec les instituts techniques et les producteurs pour trouver une parade, que nous avons trouvée : nous semons le colza plus tôt, pour qu’il soit plus développé et plus résistant lorsque les altises arrivent, en septembre.

Autre exemple dans le secteur de la betterave, où sévit un virus transmis par les pucerons. Le retrait des néonicotinoïdes a entraîné des conséquences massives sur la baisse de la production de sucre, du fait de ce virus. Les sélectionneurs travaillent aujourd’hui pour identifier des lignées de betteraves qui ont une odeur qui ne plaît pas aux pucerons. L’idée consisterait donc à sélectionner des variétés de betterave qui « embarquent » ce gène d’odeur qui sert de répulsif.

Je vous invite à regarder un indicateur assez simple dans un premier temps : celui des quantités de substances actives utilisées dans notre pays. Au passage, je souligne que nous sommes le seul pays de l’Europe à publier des données aussi détaillées sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Elles sont disponibles à la fois aux niveaux national, régional et départemental.

Nous avons enregistré des avancées incontestables : les données pour 2020, 2021 et 2022 témoignent de la plus faible utilisation de produits phytosanitaires à ce jour. Ce n’est sans doute pas suffisant mais, de fait, la consommation de produits phytosanitaires n’augmente pas. En 2022, nous avons même enregistré une réduction de 30 % de l’utilisation du glyphosate. Surtout, nous assistons à une réduction très importante de l’utilisation des produits et des substances les plus préoccupantes. Ces données sont utiles car elles donnent une idée de ce qui a pu être fait, de ce qui reste à faire mais aussi du fait que nous ne sommes pas restés inactifs.

La pression réglementaire ne fléchit pas. Le problème auquel nous sommes confrontés est le suivant : la stratégie de réduction de l’emploi des produits phytosanitaires est plus subie que partagée par les acteurs. Il s’agit là d’une difficulté majeure : dans un domaine particulièrement sensible, les politiques publiques n’ont pas réussi à totalement convaincre les acteurs. Cela incite à réfléchir pour la suite.

Par ailleurs, vous le verrez sans doute lors de vos prochaines auditions, en matière de publication des données, de stratégies développées, nous nous singularisons en Europe. En tant que fonctionnaire d’État, je l’affirme : nous n’avons à pas à rougir du travail collectif que nous produisons en France, nous sommes plutôt en avance en Europe. Il importe aujourd’hui de partager ce travail avec nos partenaires européens et de renforcer l’harmonisation des actions menées au niveau communautaire. À défaut, nous créons des distorsions de concurrence préjudiciables pour les producteurs. Nous devons aussi répondre à la question posée par la concurrence des pays tiers. Nous pouvons certes multiplier les exigences applicables aux producteurs nationaux mais nous devons veiller à ne pas induire des importations supplémentaires de produits qui ne répondent pas à nos normes. Dans cet esprit, nous avons ainsi déclenché une nouvelle fois la clause de sauvegarde sur les cerises cette année.

En conclusion, les travaux que vous menez sont importants car ils donnent du sens au domaine assez large de la protection des cultures. Aujourd’hui, nous cherchons clairement à réduire notre dépendance à l’utilisation des produits phytosanitaires : nous essayons de construire des alternatives. Vous devez prendre conscience du fait que nous ne sommes plus dans une situation de type « un problème, une solution phytosanitaire ». Cette vision sera de moins en moins vraie à l’avenir. Il nous faut aujourd’hui élargir la palette des solutions offertes aux producteurs, ce qui passe par des investissements significatifs, pour développer l’ensemble des leviers que sont mula génétique, le biocontrôle, les solutions mécaniques, la reconception de système.

Nos objectifs consistent donc bien à réduire notre dépendance et diminuer les quantités de produits phytosanitaires, à réduire les impacts négatifs sur la santé et l’environnement et à ouvrir des voies d’avenir intelligentes, en mobilisant des leviers qui avaient été un peu été sous-estimés jusqu’à présent. Ce chemin n’est pas complètement utopique : certains de ces leviers sont déjà à l’œuvre sur le terrain. Désormais, la massification des bonnes idées et des bonnes pratiques est l’un des enjeux principaux.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la clarté et la lisibilité de votre intervention. Je cède à présent la parole à M. Jouzel.

M. Jean-Noël Jouzel, sociologue. Mon exposé portera sur l’historique les politiques de contrôle des pesticides, qui recoupera, avec un point de vue différent, un certain nombre d’éléments évoqués par M. Durand. Les pesticides sont devenus un indispensable vecteur de réassurance des rendements agricoles en France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, même s’ils étaient très utilisés depuis la fin du XIXème siècle. À l’époque, les substances employées étaient naturelles. Après 1945, les progrès de la chimie de synthèse ont permis de démultiplier le nombre de produits pour protéger les cultures contre les ravageurs. Chaque décennie a amené sa nouvelle famille de produits : les organochlorés, les organophosphorés, les carbamates, les nicotinoïdes, les néonicotinoïdes, etc.

Dès les années 1980, la France est de facto très dépendante des pesticides : à cette époque, plus de 500 substances actives sont autorisées et contenues dans plus de 3 000 préparations commerciales. Les pesticides sont devenus un élément central de la « révolution silencieuse » : l’immense mouvement de l’agriculture française vers une agriculture plus productiviste, à partir des décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Cette évolution est allée de pair avec l’agrandissement des surfaces agricoles, le remembrement, la mécanisation et l’utilisation croissante de matières fertilisantes. Les pesticides constituent donc un ensemble de ce tout.

Cela conduit à une augmentation spectaculaire des rendements dans la deuxième partie du XXème siècle : ils ont été multipliés par quatre pour le blé et par six pour le maïs, par exemple. L’utilisation massive des pesticides a aussi été associée à une transformation des conditions de travail et de vie sur les exploitations agricoles. Les pesticides représentent une assurance mais aussi un confort de travail par rapport au désherbage mécanique, par exemple. Leur utilisation a permis de dégager du temps et des revenus ; elle a permis à une fraction des agriculteurs de bénéficier d’une forme de « moyennisation » de leurs conditions par rapport au reste de la société, avec l’accès aux vacances, à la société de consommation, etc.

Les pesticides font donc partie d’un tout économique, technique et social. Certains collègues l’ont qualifié de « verrouillage sociotechnique » : une fois que les pesticides sont là, ils font partie d’un tout dont il est difficile de sortir. Les politiques publiques ont visé, depuis la massification de l’usage des pesticides au milieu du XXème siècle, à en contrôler les effets. Les pesticides sont en effet des produits dangereux, conçus pour endommager des organismes vivants. On a donc cherché à en maitriser les risques pour permettre leur diffusion massive en agriculture, sans commettre trop de dégâts.

On a d’abord essayé de maîtriser les risques de ces produits dangereux en jouant sur la dernière variable de l’équation : la limitation des expositions aux pesticides. Celle-ci s’est caractérisée par de multiples tentatives de définir leurs conditions d’utilisation par les agriculteurs, afin de protéger des effets indésirables la santé humaine des travailleurs, des riverains et des consommateurs, mais aussi l’environnement.

Cette philosophie « d’usage contrôlé » ou « safe use » est au cœur du principal instrument de politique publique que sont les autorisations de mise sur le marché (AMM). En France, les pesticides y sont soumis depuis 1943. Cette préoccupation est donc très ancienne. Les modalités d’AMM ont largement été revues en 1972 pour donner une place plus importante à l’évaluation des risques des pesticides.

Au cœur de cette évaluation de risque, on trouve la question de la définition de bonnes pratiques agricoles, avec notamment le port de vêtements de protection. Les politiques publiques de contrôle des dangers des pesticides ont en effet surtout visé la protection de la population la plus exposée, c’est-à-dire les agriculteurs.

La mise en œuvre de la politique d’usage contrôlée des pesticides est longtemps passée par des acteurs institutionnels spécifiques au monde agricole. Par exemple, les politiques de protection de la main-d’œuvre agricole contre les risques professionnels ont largement été administrées par des institutions relevant de l’agriculture. Ainsi, le régime de protection sociale agricole est spécifique : il est géré par la mutualité sociale agricole (MSA), qui dispose de sa propre branche « accidents du travail et maladies professionnelles », mais aussi de sa propre médecine du travail et son propre corps d’ingénieurs en prévention. En outre, jusqu’en 2009, il existait une inspection du travail agricole à part, qui était rattachée au ministère de l’agriculture. C’est par ce biais que les politiques d’usage contrôlé des pesticides ont été mises en œuvre des années 1950 jusqu’à une date récente.

Ceci s’est traduit par exemple par l’établissement de tableaux de maladies professionnelles particulières, portant mention des effets indésirables, par la mise en œuvre d’un réseau de toxicovigilance visant à repérer les effets indésirables des pesticides sur la main-d’œuvre agricole.

Ces dispositifs ont eu le mérite de rendre visibles certains effets des pesticides sur la main-d’œuvre agricole, mais ils sont restés centrés sur la prévention, l’identification et la réparation des intoxications aigües produites par des expositions accidentelles. Ils offrent toujours très peu de moyens pour repérer, prévenir et réparer les effets chroniques d’exposition de long terme aux pesticides.

Au cours des vingt ou trente dernières années, des préoccupations portées notamment par des mouvements sociaux assez hétérogènes – associations de victimes, associations environnementalistes, collectifs de riverains, syndicats d’apiculteurs – ont mis en lumière les préoccupations relatives aux effets indésirables de ces pesticides, lesquels semblent être insuffisamment contrôlés par les politiques en vigueur.

Parmi ces effets qui ont échappé à la politique d’usage contrôlé, on peut citer les effets des pesticides néonicotinoïdes sur la santé des abeilles, qui font l’objet d’affaires importantes dès la fin des années 1990, mais aussi la pollution des eaux et de l’air. On peut évidemment penser aussi à la question du coût sanitaire des expositions professionnelles aux pesticides, avec notamment le développement de diverses maladies chroniques. Depuis les années 1990, des études épidémiologiques multiples indiquent qu’il s’agit là d’un facteur de risque pour des pathologies comme les cancers du sang, le cancer de la prostate, les maladies neurovégétatives, les troubles respiratoires et les troubles de la reproduction. On peut enfin citer les effets des pesticides sur les riverains des parcelles agricoles, même si l’on a moins de données en épidémiologie sur ce sujet.

Ces nouvelles données scientifiques et ces mouvements sociaux ont mis l’accent sur des défaillances notables dans la politique d’usage contrôlé des pesticides. Manifestement, des produits ont atteint le marché, qui avaient des effets indésirables sur la santé humaine et sur l’environnement.

Au cours du dernier quart de siècle, depuis que les indésirables de l’usage massif de ces produits en agriculture ont été rendus plus visibles, deux évolutions ont contribué à l’évolution des politiques publiques de contrôle des pesticides. Ces politiques ont d’abord été européanisées. L’un des effets de la construction du marché commun a ainsi été l’harmonisation des pratiques d’évaluation des risques, s’agissant notamment des pesticides. La directive 91/414/CEE a ainsi harmonisé l’évaluation des risques des substances actives des pesticides et le règlement 1107/2009, qui s’y est substitué, a renforcé l’harmonisation des pratiques d’évaluation des risques des préparations commerciales. Les États conservent la main sur les autorisations de mise sur le marché mais selon des modalités d’évaluation des risques très encadrées par l’Europe, notamment à partir des lignes directrices édictées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa).

Cette européanisation de l’évaluation des risques n’a pas modifié la philosophie de l’usage contrôlé qui, selon les termes du règlement 1107/2009, vise à « fixer des niveaux de sécurité en matière d’exposition et à définir des modalités d’un emploi inoffensif ». L’idée demeure la même : on peut définir les bonnes règles par le biais des étiquettes qui vont permettre aux agriculteurs d’utiliser les produits dangereux avec un niveau de risque contrôlé pour eux-mêmes, leurs salariés, les riverains et les consommateurs de produits agricoles, ainsi que pour la faune et la flore adjacentes.

Deuxième dynamique à l’œuvre, l’espace politique évolue fortement, en France notamment. Cela s’explique en partie par la montée de contestations sociales portées par une grande variété d’acteurs très mobilisés. Mais au-delà, on assiste à une « tectonique des plaques institutionnelles », qui procède d’une forme d’érosion des prérogatives du ministère de l’agriculture en matière de contrôle des pesticides. En 2006, l’évaluation des risques des préparations commerciales a ainsi été transférée à l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation (Afssa). En 2009, l’inspection du travail agricole a été fusionnée avec l’inspection générale du régime général, au sein ministère du travail.

À partir de la fin de la première décennie des années 2000, nous avons également vu l’émergence des mouvements sociaux mais aussi d’autres acteurs jusque-là en retrait, qui sont venus s’intéresser à la question des pesticides, comme le ministère de la santé, le ministère de l’environnement et le ministère du travail. Ces institutions ont été la cheville ouvrière de demandes d’expertises scientifiques sur ce sujet, qui ont entrainé la multiplication de rapports d’experts depuis une quinzaine d’années. Ces rapports mettent tous en avant, d’une manière ou d’une autre, le danger des pesticides pour la santé et l’environnement. En 2016, le transfert des autorisations de mise sur le marché à l’Anses a parachevé cette évolution. En résumé, il existe des concurrences institutionnelles de plus en plus marquées quant à la mesure des risques des pesticides et la manière de les contrôler.

Je souhaite conclure mon propos en évoquant l’évolution des politiques de contrôle des pesticides. Incontestablement, ces produits sont plus strictement contrôlés qu’il y a trente ou quarante ans, notamment sous l’effet de l’harmonisation européenne. Cela a conduit à durcir les conditions d’accès au marché des pesticides et notamment à réduire le nombre de substances actives sur le marché européen.

De nouvelles mesures de gestion du risque ont été introduites en France, comme les bandes enherbées pour protéger les cours d’eau, les délais de réentrée pour protéger les travailleurs agricoles qui retournent travailler dans des parcelles traitées, ainsi que, plus récemment, les zones de non-traitement. La succession des plans Écophyto témoigne également du souci institutionnel pour favoriser une déprise et une sortie de la dépendance de l’agriculture française aux produits phytosanitaires.

Néanmoins, en dépit de ces changements importants, les politiques publiques de contrôle des pesticides sont toujours marquées par la prééminence d’une philosophie d’usage contrôlé, qui repose sur l’idée qu’un agriculteur correctement formé et informé des dangers des pesticides doit avoir les moyens de les utiliser de telle manière que les effets dangereux ne l’atteindront pas.

En matière de santé au travail, cela se manifeste notamment par le poids substantiel du vêtement de protection dans l’évaluation des risques, à travers l’attribution de très forts coefficients de protection, alors même que de nombreuses questions se posent sur l’efficacité de la protection permise par les combinaisons et les gants lors de l’exposition aux pesticides. Il en va de même des mesures de gestion des risques pour la protection des riverains et des cours d’eau. C’est toujours sur les épaules des exploitants utilisateurs de produits que repose l’essentiel des mesures de prévention des risques liés aux pesticides.

Cela pose de nombreuses questions qu’il est souvent difficile d’aborder car les données, notamment académiques, manquent en matière de mesure de l’exposition aux pesticides. Cependant, celles dont nous disposons nous enjoignent à réfléchir sur l’effectivité des mesures de prévention en place.

Dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, il ne faut pas tout attendre de la science, qui n’aura pas réponse à tout. Il convient donc de procéder à des choix politiques et je me félicite que votre commission d’enquête s’en préoccupe.

M. le rapporteur Dominique Potier. Je vous remercie pour la clarté et la pédagogie de vos exposés. Je me permettrai deux remarques. M. Durand, vous avez évoqué les phénomènes de concurrence déloyale intra et extracommunautaire. Les intervenants que nous avons reçus hier ont également mis en lumière les phénomènes de changement dans la structure des exploitations agricoles. Leur agrandissement et leur céréalisation ont fortement augmenté la dépendance à la phytopharmacie. Par ailleurs, dans le cadre des politiques publiques, il me semble bon de rappeler l’existence du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, qui matérialise un devoir de réparation des victimes, en impliquant les firmes phytopharmaceutiques.

J’en arrive aux questions. Vous semblez dire qu’aujourd’hui deux facteurs d’évolution majeurs sont à l’œuvre : celui du marché – la demande des consommateurs et de la société – et d’autre part l’évolution des conditions règlementaires, avec les critères de mise sur le marché et le retrait de certaines molécules. Finalement, est-ce cela ne revient pas à admettre que le continuum recherche, conseil et développement n’a sans doute pas produit tout son potentiel lors de la dernière décennie ?

Ensuite, vous avez brièvement évoqué l’historique des liens entre les directives européennes et les politiques publiques conduites en France. À partir de quel moment vous semble-t-il que la France a été en avance ou en retard de phase ? Quel regard portez-vous sur l’articulation entre ces politiques françaises et européennes ?

Enfin, quel ministère a autorité en la matière, quel est le donneur d’ordre principal ? S’agit-il du ministère de la santé, de celui de l’écologie, de l’agriculture ? L’Inrae a lancé un programme zéro pesticide 2050. D’autres think tanks ont travaillé dans le même sens. Mais depuis quelques années, cet horizon d’une moindre dépendance aux produits phytosanitaires semble être remis en cause. Existe-t-il aujourd’hui un horizon politique clair en matière de réduction des pesticides ? À l’inverse, sommes-nous confrontés à une distorsion de ces horizons, un déphasage ?

M. Hervé Durand. Le sujet dont on parle mobilise des compétences partagées entre les ministères. Au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, nous travaillons d’arrache-pied sur ces questions. Je pense que la question n’est pas tant qui domine, mais comment être efficace, ce qui nécessite une mobilisation concertée de l’ensemble des acteurs, qui ont tous leur légitimité. Dans le domaine de la santé, les données sur la qualité des eaux témoignent d’un travail considérable réalisé. Ainsi, en 2021, 85 % des eaux distribuées sur le territoire national étaient totalement conformes. Le ministère de la transition écologique œuvre également dans ce dossier. De même, les aspects liés au travail sont essentiels.

Nous sommes plutôt en avance de phase en Europe. La négociation du règlement sur l’usage durable des pesticides (SUR) constitue naturellement un sujet d’importance. Trois États membres se sont détachés dans les discussions : l’Allemagne, les Pays-Bas et la France. Ces trois pays donnent le sentiment de vouloir aller de l’avant. La question est désormais la suivante : allons-nous réussir à nous entendre sur une vision commune, sur un niveau de réduction de l’utilisation de ces produits ? Ceci est fondamental pour harmoniser les politiques et pour nous mobiliser sur la recherche d’alternatives.

Vous avez évoqué en outre le continuum conseil – recherche – développement. Avons-nous failli ? Il est certain que nous n’avons su apporter toutes les réponses attendues. J’espère que vous pourrez auditionner des agriculteurs. En effet, la vie quotidienne sur une exploitation est compliquée aujourd’hui. À qui s’adresser sur ces questions ? Nous devons recréer un continuum. En France, nous sommes allés jusqu’au bout d’une certaine logique et nous avons tranché, en séparant le conseil et la vente des produits phytopharmaceutiques. Le bilan que l’on peut en faire aujourd’hui est plutôt contrasté : nous n’avons pas complètement réglé le problème, dans la mesure où la question de l’accompagnement des exploitants au quotidien demeure patente.

Nous ne devons pas perdre de vue la nécessité d’investir et de consacrer d’importantes sommes d’argent pour mettre au point des alternatives sérieuses et crédibles. Quelle est la vision à terme ? Cherche-t-on à supprimer les produits phytosanitaires ? À l’heure actuelle, la logique consiste à réduire les impacts et les quantités utilisés, mais il n’est pas question de les supprimer totalement. Nous cherchons à mobiliser les leviers disponibles pour crédibiliser des alternatives sérieuses.

L’histoire du glyphosate est à ce titre très instructive. La France est le premier État membre à avoir mobilisé l’évaluation comparative. Celle-ci est particulièrement intéressante : grâce à la mobilisation de l’Inrae et des instituts techniques, nous avons passé en revue les différents usages du glyphosate. En étudiant chacun de ses usages, nous avons cherché à définir des alternatives à la fois crédibles sur le plan économique et efficaces. Certaines ont ainsi pu être trouvées, ce qui nous a permis de réduire les usages du glyphosate. Aujourd’hui, un agriculteur qui laboure ses terres ne peut pas l’utiliser. En revanche, un agriculteur engagé dans des techniques de conservation des sols et de couvert permanent peut les utiliser car il n’existe pas d’alternatives.

L’horizon politique a été rattrapé en quelque sorte. Aujourd’hui, moins de 500 substances actives sont autorisées au niveau communautaire et 250 sont en cours de réévaluation. Nous n’avons plus beaucoup de temps pour agir, c’est-à-dire pour construire les solutions qui devront être proposées aux agriculteurs demain. Nous ne pourrons y arriver qu’en faisant le lien avec tout le programme d’adaptation au changement climatique. Il s’agit, là aussi, d’un continuum.

M. Jean-Noël Jouzel. Vous avez évoqué le fonds d’indemnisation, qui a été créé pour les victimes des pesticides en 2020. Il ne concerne que les travailleurs ou leur progéniture : c’est un choix politique. Ce fonds est souvent comparé au fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, mais il est en réalité bien plus modeste dans sa portée. Ainsi, il ne prévoit pas de réparation intégrale du préjudice, mais une réparation forfaitaire, qui est prévue par la législation sur la réparation des maladies professionnelles. En outre, le financement de ce fonds reste en grande partie à la charge des exploitants eux-mêmes.

Le continuum recherche-développement est structurant en agriculture depuis le début du XXème siècle. Mais pendant des décennies, il s’agissait essentiellement de convertir les agriculteurs à une agriculture plus efficace, plus intensive et plus productive. Cette agriculture était particulièrement consommatrice d’intrants chimiques, en particulier de pesticides. Il est difficile d’emmener toute cette machine dans le sens inverse aujourd’hui. Nous ne pouvons que le constater, à la lumière des résultats pour le moins modestes des plans Écophyto. Il faut naturellement convaincre les agriculteurs du bien-fondé des alternatives mais ils doivent aussi se trouver dans un univers de choix réels, ni trop onéreux, ni trop complexes à mettre en œuvre.

S’agissant de notre position par rapport à nos voisins européens, je ne suis pas spécialiste mais il me semble que nous ne sommes pas les plus mauvais. Cependant, nous restons parmi les plus gros utilisateurs de produits phytosanitaires, même s’il est difficile d’établir de comparaisons normées, compte tenu de l’hétérogénéité des surfaces agricoles.

Je connais mieux la situation des États-Unis, en particulier de la Californie. Je ne prétends pas que la situation dans cet État est idéale. Cependant, en matière de contrôle des pesticides, certains choix effectués là-bas font paraître les nôtres plus timides. Par exemple, les zones de protection pour les riverains sont au maximum de 20 mètres en France, mais elles peuvent aller au-delà de 200 mètres en Californie, pour la protection de personnes sensibles. L’univers y est différent, de même que les modalités de traitement et d’épandage. Qui plus est, les délais de réentrée sont au maximum de 48 heures en France entre le moment où l’on épand les produits les plus toxiques et celui où l’on peut revenir sur la parcelle. En Californie, ils peuvent durer jusqu’à quatre semaines. Nous n’avons donc pas à rougir, mais il ne s’agit pas non plus de nous donner un satisfecit en nous comparant à pires que nous.

M. le rapporteur, vous avez ensuite demandé qui dominait. Pour ma part, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un des ministères qui ont été cités. Aujourd’hui, dans le domaine de l’évaluation et de la gestion des pesticides, l’acteur central est l’Anses. Cet état de fait est le fruit d’une tectonique des plaques institutionnelle, qui a vu les administrations centrales se départir d’un certain nombre de prérogatives en matière d’évaluation et de gestion des risques en faveur des agences de sécurité sanitaire apparues lors du dernier quart de siècle.

En l’espèce, l’Anses est chargée de l’évaluation des risques des préparations commerciales, de leur autorisation de mise sur le marché, ainsi que la phytopharmacovigilance. Cet acteur est sans doute le plus en prise sur le sujet et le plus à même de faire évoluer la réglementation européenne, notamment les lignes directrices de l’Efsa, produit des négociations entre les agences européennes.

S’agissant de l’horizon, je partage les propos de M. Durand : nous n’avons plus tellement le choix.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je vous remercie pour la clarté de vos présentations. M. Durand, puisque nous en sommes au stade de l’acculturation et de la mise au point de la finalité de la commission d’enquête, devons-nous nous partir du prérequis qu’il faut absolument sortir des produits phytopharmaceutiques, ou au moins en réduire l’usage ? Tous les produits le méritent-ils ? L’arsenic de sodium servait à lutter contre les maladies de dépérissement de la vigne, mais il a finalement été interdit au début des années 2000. Cette interdiction n’a pas fait l’objet de débats : mon père l’employait mais il n’était pas très rassuré par les indications présentes sur les bidons. N’existe-t-il pas des produits phytopharmaceutiques qui ne posent pas de problème ?

Pardonnez-moi ce parallèle peut-être un peu naïf, mais certains médicaments à destination des humains sont des produits de synthèse, dont l’utilisation raisonnée ne fait pas débat. Naturellement, il ne s’agit pas de dire que le glyphosate est un produit anodin pour l’environnement. Cependant, il ne semble pas y avoir consensus sur les risques cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction (CMR) associés. Par conséquent, ne sommes-nous pas en train de forcer la fin du glyphosate sans réelle justification ? Il est question des alternatives, qu’elles soient mécaniques ou chimiques. Pour remplacer le glyphosate, on utilise, pour combattre les mauvaises herbes, un petit germinatif, le Pledge, qui est quant à lui classé CMR. Dans le cas d’espèce, pour diminuer l’utilisation d’un produit qui n’est pas classé CMR, on en vient à utiliser une alternative CMR qui est en outre moins efficace, plus coûteuse et plus compliquée à l’emploi.

Enfin, la question de la mesure de la quantité est effectivement essentielle. Nous ne pouvons pas nous contenter de la notion de tonnage. Cela posera problème quand on voit qu’on abandonne un produit utilisé à raison de 200 grammes à l’hectare pour le souffre, dont il faut 6 kilogrammes à l’hectare.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Je vous remercie pour vos interventions. M. Durand, vous avez évoqué le nombre de substances autorisées en Europe. Pouvez-vous nous fournir des éléments complémentaires sur les différences entre les pays de l’Union, mais également sur ce qui se fait à l’échelle mondiale ?

Je m’interroge également sur les quantités. Pendant longtemps, le diméthoate a été utilisé pour le traitement des cerises avant d’être interdit en 2016. Aujourd’hui, les produits alternatifs utilisés pour les cerises sont plus moins efficaces et il en faut plus. J’émets donc quelques doutes sur l’indicateur relatif à la quantité.

Vous avez parlé de pesticides de synthèse et parfois de pesticides naturels. Pouvez-vous bien préciser ce dont on parle, quand il s’agit de réduire les quantités, quand on évoque les impacts sur la santé et l’environnement ?

Ensuite, je m’interroge sur la pertinence de la Californie comme point de comparaison avec la France. Les territoires sont très différents : en France, les maisons sont au milieu des terres agricoles, ce qui n’est pas le cas aux États-Unis, où les organisations géographiques sont totalement différentes.

M. Hervé Durand. En tant que sous-directeur de la qualité et de la production des végétaux, j’étais le fonctionnaire d’État qui a proposé l’interdiction de l’arsenic de soude et qui a été chargé de sa mise en œuvre. Il est faux de dire que cet épisode n’a pas engendré de débats : il s’agit d’un des rares exemples où l’on a procédé à l’interdiction des stocks avec un délai réduit à zéro. Nous avons récupéré les produits chez les viticulteurs et les avons stockés dans des mines, dans l’est de la France.

Est-ce la fin des produits phytosanitaires ? Pour l’instant, notre stratégie est de réduire notre dépendance aux produits phytosanitaires et d’élargir la palette des solutions offertes aux producteurs. Cela ne signifie pas à ce stade la fin des produits phytosanitaires. Nous voyons bien que nous ne pouvons pas continuer comme ça. De nouveaux équilibres doivent être trouvés, pour économiser sur ces produits chimiques de synthèse. Dans le cas de la viticulture, à quoi cela sert-il de désherber intégralement l’inter-rang chaque année ? Pourquoi n’arrivons-nous pas promouvoir l’enherbement systématique des vignobles ? Est-il nécessaire de désherber chimiquement dans un verger de culture pérenne chaque année ?

La consommation de ces produits chimiques doit être plus frugale. Le changement climatique va nous conduire à faire face à de nouveaux bioagresseurs. Et nous aurons certainement besoin d’avoir un certain nombre de produits phytosanitaires pour agir. Il faut donc trouver de nouveaux équilibres, qui passent cependant nécessairement par l’élargissement des alternatives.

S’agissant du glyphosate, nous avons été pragmatiques et le resserrement des utilisations et usages de ce produit a des conséquences pratiques : une diminution de 30 % de son utilisation en 2022. Ce résultat est assez notable. Par ailleurs, il faut savoir utiliser le glyphosate à bon escient. Par exemple, il ne me semble pas opportun de l’utiliser sur un sol nu. À ce titre, quand on discute avec les personnes qui pratiquent l’agriculture de conservation des sols, l’usage du glyphosate à très faible dose est assez stratégique pour détruire à un certain moment les couverts, avec des impacts assez faibles sur l’environnement.

Il n’existe pas de bons indicateurs. Il est donc nécessaire de s’appuyer sur une panoplie d’indicateurs. De fait, l’indicateur sur les quantités est particulièrement dangereux à manier. En effet, l’industrie s’est adaptée et a proposé des produits moins pondéreux à l’utilisation. Cependant, cet indicateur est le plus simple à recueillir et permet malgré tout d’effectuer des comparaisons.

En matière d’indicateurs, nous disposons également du Nodu (nombre de doses unités), qui permet d’avoir une appréciation sur les surfaces traitées. Malheureusement, cet indicateur n’est pas toujours facilement facile à appréhender quand on a entre 80 et 100 millions d’hectares de surface agricole. Un autre indicateur, plus simple à expliquer, est l’indice de fréquence de traitement (IFT), qui parle aux agriculteurs et montre les efforts fournis. En résumé, il importe surtout de considérer différents indicateurs pour avoir une idée aussi précise que possible.

S’agissant de l’exemple de la cerise, il est effectivement juste de relever que dans certains cas, l’alternative à un produit implique de plus grandes quantités ou une augmentation du nombre des substances actives. Dans ces circonstances, le bénéfice de l’opération est discutable. Cette année, pour la cerise, le début de campagne s’est plutôt bien déroulé, avant un basculement en seconde partie de campagne, avec des montées d’infestation. Désormais, la situation est telle qu’en cas de forte infestation, nous n’arrivons plus à contrôler. Nous travaillons donc pour résoudre ces problèmes. À titre d’exemple, nous cherchons à comprendre pourquoi les filets ne se développent pas plus. Dans nos travaux, nous nous attachons à combiner différents leviers : les parasitoïdes, les insectes stériles, les substances chimiques. Cependant, il faut élargir considérablement le spectre et essayer de réduire la pression des ravageurs.

Lorsque l’on parle de produits phytosanitaires au sens large, on mélange beaucoup de choses : des produits chimiques de synthèse et des produits naturels. Dans les indicateurs, nous nous appliquons à distinguer les produits chimiques de synthèse des autres produits, qui sont utilisables en agriculture biologique. Mais il ne suffit pas pour un produit de ne pas être de synthèse pour ne pas être dangereux. De fait, les produits qui ne sont pas de synthèse peuvent aussi être dangereux. Mais il existe quand même un gradient : les phrases de classement de risque appliquées aux produits dits de synthèse sont différentes de celles des produits dits naturels. En résumé, il faut avoir une vision d’ensemble et ne pas se concentrer uniquement sur les produits de synthèse. On en revient toujours à la même question : comment assurer la production des cultures sans nous embarquer dans de futurs problèmes ? Par exemple, les résidus de cuivre dans le sol, en augmentation, constituent une préoccupation.

M. Jean-Noël Jouzel. Au moment de l’interdiction de l’arsenic de soude, on s’est rendu compte que les étiquettes des bidons comportaient une erreur d’indication sur la cancérogénicité du produit. Cette affaire révèle aussi un certain désordre réglementaire, dont on peut espérer qu’il a été résolu, vingt-deux ans après l’interdiction du produit. Il n’en demeure pas moins que des produits ont pu être utilisés pendant des décennies sans que les moyens d’identifier leurs effets néfastes soient clairement indiqués à leurs utilisateurs. Je parlais un peu plus tôt des vêtements de protection, qui demeurent centraux dans la manière dont on contrôle les risques pour les agriculteurs. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, les bidons portaient la mention « Portez des vêtements de protection appropriés », sans autre précision.

Depuis cette période, un important travail réglementaire a été effectué pour fournir lesdites précisions sur les vêtements de protection appropriés. Cependant, la philosophie demeure la même : en portant des combinaisons ou des gants, il est possible de se protéger efficacement. Pourtant, encore une fois, l’efficacité, la portabilité et l’adaptation de ces vêtements de protection demeurent plus que jamais questionnées.

Ensuite, le cas du glyphosate est intéressant, dans la mesure où il illustre les limites de la science. Le glyphosate est la substance active de l’herbicide le plus vendu au monde, le Roundup, que le centre international sur de recherche le cancer a classé comme cancérogène probable en 2015. Il a été ensuite contredit par l’écrasante majorité des agences réglementaires en charge de l’évaluation des pesticides. Dans cette affaire, l’épidémiologie fournit très peu de réponses quant à la question de savoir si le glyphosate est cancérogène pour les travailleurs qui l’emploient. L’épidémiologie donne très peu de réponses, en particulier à l’échelle d’une substance active en particulier, pour déterminer les effets cancérogènes. Quoi qu’il en soit, il ne faut donc pas tout attendre de la science. Nous n’aurons peut-être jamais la réponse à la question du bilan de l’exposition au glyphosate en matière de cancer.

Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’un produit est naturel qu’il n’est pas dangereux. L’arsenic de soude est un minéral très dangereux. Cependant, il existe effectivement un gradient. Un pesticide a de toute manière pour fonction de faire du mal au vivant.

Enfin, les situations de l’agriculture française et de l’agriculture californienne ne sont évidemment pas identiques. Cependant, l’agriculture californienne est également hétérogène : elle ne se limite pas à sa grande vallée centrale dévolue à l’arboriculture intensive. D’autres espaces agricoles sont plus enchâssés dans des zones de résidence. Malgré tout, je le redis : les délais de réentrée sont beaucoup plus longs en Californie qu’ils ne le sont en France, on ne voit pas très bien comment cela s’explique, et cela devrait donner matière à réflexion à votre commission.

Mme Mélanie Thomin (SOC). M. Durand, vous avez posé une question centrale : pourquoi les élus de la nation se saisissent-ils de cette question ? Nous nous saisissons de cette question car malgré de nombreuses politiques incitatives, le contexte reste particulièrement sensible. Les multiples blocages actuels, notamment dans certaines filières agricoles, sont prégnants. Nous espérons, avec cette commission, jouer notre rôle d’évaluation des politiques publiques, pour répondre aux enjeux essentiels qui sont devant nous.

Ma première question concerne le contrôle des substances actives. Vous avez rappelé tout à l’heure l’échelon communautaire, dont l’objectif clef consiste à réduire le nombre de substances autorisées. Vous avez indiqué un peu plus tôt que la France est plutôt en avance dans sa volonté de réduire l’usage des produits phytosanitaires. Mais notre pays est-il visionnaire dans la recherche et le développement d’alternatives à l’échelon communautaire ?

Ensuite, vous nous avez fourni quelques éléments concernant les indicateurs sur les quantités de substances actives, en distinguant les échelons départemental, régional et national. Qui alimente ces données à chacun de ces échelons ? Comment ces chiffres sont-ils collectés ? À côté de la filière agricole, pouvez-vous nous dire quels autres secteurs sont également consommateurs de ces substances actives ? Je pense particulièrement aux collectivités locales.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Je me permets de rappeler que j’ai été corapporteur d’une mission d’information commune sur le suivi de la stratégie de sortie du glyphosate. Notre rapport permettait de rappeler quelques fondamentaux, notamment l’usage de ces produits dans les différentes techniques culturales. Nous avons conduit des expériences en comparant un sol travaillé en agriculture de conservation de sols (ACS), c’est-à-dire très peu travaillé mais qui utilise une fois par an du glyphosate, à un sol fréquemment travaillé en agriculture biologique. Les résultats montrent – nous ne pouvons que le reconnaître – qu’il vaut mieux s’engager dans l’ACS. Par conséquent, quand cela est possible, cette agriculture doit être développée. En outre, puisqu’elle utilise un couvert végétal plus important, elle fixe plus le carbone, contribuant ainsi à la neutralité carbone. C’est une des raisons pour lesquelles nous avions proposé d’interdire le glyphosate sur les terrains nus mais aussi dans l’inter-rang des vignes. En effet, laisser un inter-rang enherbé participe à la biodiversité et contribue à fixer le carbone.

Sur la question des cerises, le véritable problème n’est pas l’interdiction du diméthoate mais la suppression du phosmet le 1er novembre 2022, sans solution crédible et malgré les avertissements du monde agricole. Dans ma circonscription, il existe un verger exploratoire, très sophistiqué. Mais le coût d’installation des filets à l’hectare est de 98 000 euros. Par ailleurs, si une partie de la saison a été bonne, cela se passe moins bien depuis dix jours. En deux jours, tout a été infesté.

Je souhaite en outre aborder un autre sujet, en tant que chimiste. On débat beaucoup aujourd’hui de la différence entre produits de synthèse, produits naturels et produits artificiels. En synthèse, nous reproduisons aussi les molécules qui existent dans le principe actif naturel, mais elles sont concentrées. Par conséquent, son utilisation doit être plus contrôlée.

Sur un autre sujet, je vous avoue que l’agriculture telle qu’elle est pratiquée dans certaines plaines de la Californie ne me fait pas rêver. Avez-vous d’autres exemples intéressants à mentionner ? Je rappelle que le Sri Lanka est à ce jour le seul pays au monde à avoir interdit le glyphosate. De notre côté, nous sommes le seul grand pays d’Europe doté d’une stratégie de diminution de l’usage des glyphosates. Les autres pays, y compris certains donneurs de leçons, n’ont rien mis en place en matière agricole.

M. Durand, vous avez un peu évoqué les politiques de recherche. Pensez-vous que l’on fait suffisamment en matière de recherche ? Je m’interroge également sur la question de l’éducation. Que se passe-t-il actuellement dans les lycées agricoles ? Comment préparons-nous nos futurs agriculteurs ? Comment les accompagnons-nous ? Les lycées agricoles disposent-ils d’une véritable stratégie en matière de produits phytosanitaires ? Ce sujet me semble aussi essentiel à aborder au sein de notre commission.

Mme Nicole Le Peih (RE). En tant qu’agricultrice, je souhaite que nos détracteurs entendent les exposés qui ont été tenus ce matin. Je partage vos propos au sujet du continuum et des leviers pour la transition écologique. Mais je m’interroge également. Il y a cinq ans, un essai a été effectué avec des herbineuses, qui permettent d’éliminer les adventices, par exemple entre deux rangs de maïs. Nous avons effectué trois passages, ce qui signifie trois fois le coût humain, trois fois le coût en gazole et trois tassements de terrain. Je m’interroge donc sur les bienfaits de cette technique en matière d’agronomie.

Dernièrement, nous avons fait l’inverse, à l’aide d’un matériel de haute technologie, rempli de capteurs, pour réussir à doser au plus juste l’apport de produits phytosanitaires destinés à lutter contre les adventices. L’idée consiste à repérer en amont ces adventices et à utiliser moins de produits phytosanitaires. Cependant, il faut continuer à proposer une production dont le coût est acceptable et soutenable par la société.

Je reviens de la réunion l’Efsa à Parme et de la conférence de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture à Rome. Les informations que j’ai recueillies étaient assez dramatiques quant au possible manque de protéines dont nous pourrions souffrir au cours des prochaines années. Pouvez-vous nous faire part de votre avis à ce sujet ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Durant cette audition, nous nous sommes surtout consacrés à la question des politiques publiques en matière de réduction de l’utilisation des pesticides en France et en Europe. Je m’interroge sur la politique de production et le commerce de ces mêmes pesticides en Europe, tant il est vrai que cet élément est essentiel pour la compréhension du problème.

Je m’interroge également sur l’accompagnement des agriculteurs lorsqu’ils diminuent leur utilisation de produits phytosanitaires, ainsi que sur l’information fournie aux consommateurs, avec l’éclosion de nouveaux labels et l’étiquetage des produits.

En quoi la réduction de l’utilisation des pesticides dans les politiques publiques est‑elle dépendante des investissements publics ? Quelles sommes ont été dépensées depuis la Deuxième Guerre mondiale pour appuyer l’utilisation de nouveaux produits afin de sécuriser notre production agricole ? Quels sont les coûts estimés pour la réparation et l’accompagnement des agriculteurs ? Je rappelle qu’il faudrait près de 105 milliards d’euros pour dépolluer les eaux souterraines des pesticides.

M. le président Frédéric Descrozaille. Messieurs, je me permets de vous poser une dernière question à chacun. M. Durand, vous avez indiqué que la stratégie était plus subie que partagée. Pensez-vous que cela est également le cas de la part des administrations centrales ? M. Jouzel, vivons-nous dans une société qui supporte de plus en plus mal de ne pas savoir ? Quelle est la tolérance à la méconnaissance ? En effet, notre perception du risque est intrinsèquement liée à cette question.

M. Hervé Durand. S’agissant des questions financières, je tiens à souligner le très bon rapport produit par les inspections des finances, de la transition écologique et de l’agriculture sur le programme Écophyto. On constate que de grandes sommes d’argent sont consacrées à ces actions.

L’accompagnement est clairement un sujet central. Nous devons retrouver le chemin des fermes, repartir au contact, pour expliciter le sens des transformations sur lesquelles nous voulons nous engager mais aussi pour remettre du liant. C’est la raison pour laquelle il nous faut investir dans la recherche.

Nous sommes encouragés par la révolution du numérique et l’automatisation. Ces progrès sont potentiellement transférables, le problème principal étant le coût. Mais face à ces enjeux, il nous faut identifier ce qu’il est possible de faire, étudier les conditions de transfert et les conséquences de ces transferts. Ce qui apparaît aujourd’hui comme un handicap sera peut-être un axe de performance à l’avenir. Quoi qu’il en soit, il est essentiel d’accélérer le tempo. Nous nous y sommes attachés dans le cadre du plan de relance mais l’effort doit être poursuivi et accéléré.

S’agissant des lycées agricoles, l’objectif de formation ne doit pas être perdu de vue. Un grand nombre de nos lycées sont désormais convertis au bio ou à la certification haute valeur environnementale (HVE). Ces questions sont donc très présentes dans la formation mais, tout comme nous, les enseignants et les lycéens sont aussi dépendants des alternatives disponibles.

Mme Thomin, il existe effectivement un problème d’articulation avec le niveau européen. Une partie des programmes de l’Inrae sont soutenus au niveau européen. Actuellement, nous cherchons à combler le manque existant en matière de construction d’alternatives. Il convient donc d’aller chercher les moyens mis à disposition au niveau européen, par exemple dans le cadre de la stratégie « De la fourche à la fourchette », ou des actions du commissaire chargé de la transition écologique.

S’agissant des données, nous utilisons la base nationale de la vente de produits phytosanitaires. Ceux qui s’acquittent de la redevance pour pollution diffuse effectuent une déclaration, qui permet d’enregistrer les données. L’Office français de la biodiversité gère cette base, qui est active depuis 2009 et constitue une mine d’informations.

Les collectivités sont assez exemplaires sur les produits phytosanitaires. Depuis la loi Labbé, elles ont pris une longueur d’avance. Elles agissent aussi beaucoup pour le développement des alternatives. En conclusion, je souhaite vous confirmer ma disponibilité et celle de mon ministère pour vous fournir tous les éléments dont vous auriez besoin dans vos travaux.

M. Jean-Noël Jouzel. Je profite de vos questions pour rappeler les deux constats sur lesquels je vous invite à réfléchir. Naturellement, l’agriculture californienne n’est pas identique à la nôtre. Cependant, cet exemple est assez inspirant en matière de protection des populations riveraines mais aussi des travailleurs de l’agriculture. Cela me permet de rappeler que ces travailleurs restent, de très loin, la population la plus exposée et donc probablement la plus en danger. Les données épidémiologiques montrent sans contestation possible que c’est dans cette population que les pesticides font le plus de dégâts en matière de pathologies chroniques. Des tableaux de maladies professionnelles ont été créés depuis dix ans, un fonds d’indemnisation a été mis en place, les vêtements de protection sont en cours de normalisation. On pourrait avoir l’impression que le problème est maintenant bien géré et que les risques professionnels liés aux pesticides sont bien prévenus, mais cela n’est pas le cas. Je pense que cela devrait figurer parmi vos priorités. 

La société supporte-t-elle de moins en moins de ne pas savoir ? Il est exact que nos connaissances sont limitées. De plus en plus de données scientifiques sont disponibles sur les dégâts causés par les pesticides. Mais de vastes champs restent encore largement inconnus en matière de santé humaine et d’effets sur la biodiversité.

Il ne faut pas tout attendre de la science : on ne saura pas tout. Il ne faut pas s’abriter derrière un slogan de type « More science is needed » car nous n’aurons pas toutes les réponses à de nombreuses questions, notamment sur les coûts sanitaires de l’exposition aux pesticides. Il faut agir avant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous vous remercions. M. Fugit, je souligne la grande qualité des travaux de la mission d’information sur les glyphosates. Nous aurons à cœur de nous en inspirer et de l’auditionner.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous renouvelle nos remerciements pour votre disponibilité et la qualité de nos échanges. Je vous souhaite une bonne fin de journée.


3.   Audition de M. Stéphane Pesce, directeur de recherche, animateur de l’équipe écotoxicologie microbienne aquatique (EMA) à l’Inrae, sur les conclusions de l’expertise collective Inrae/Ifremer de 2022 sur l’impact des pesticides sur la biodiversité et les services écosystémiques (jeudi 13 juillet 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Mes chers collègues, nous reprenons nos auditions en accueillant M. Stéphane Pesce, directeur de recherche à l’Inrae. Monsieur, nous allons vous demander de nous restituer l’expertise scientifique collective réalisée en 2022 sur la question des pesticides et de la biodiversité. J’insiste sur notre besoin de pédagogie : faites comme si nous ne connaissions pas grand-chose ou rien. Nous sommes actuellement dans une phase de construction d’un cadre commun d’acculturation, de vocabulaire technique et de repères, avant de passer à la phase d’enquête proprement dite.

Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure », après avoir activé votre micro.

(M. Stéphane Pesce prête serment).

M. Stéphane Pesce, directeur de recherche à l’Inrae. Je suis devant vous en tant que l’un des pilotes scientifiques de l’expertise scientifique collective sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. J’ai piloté cette expertise avec deux collègues de l’Inrae et de l’Ifremer. Cette expertise a été demandée par les ministères de la transition écologique, de l’agriculture et de l’enseignement supérieur dans le cadre du plan Écophyto.

Quarante-six experts scientifiques de la recherche publique ont été mobilisés, dix-neuf instituts et universités ont été représentés. Ce travail a duré deux ans (2020-2022) et plus de 4 500 références ont été citées dans le rapport final de 1 400 pages. Je serai donc devant vous aujourd’hui le porte-parole de ces scientifiques et suis chargé de vous présenter les principales conclusions de notre travail.

Cette étude portait sur les produits phytopharmaceutiques au sens large : nous avons pris en considération les pesticides de synthèse autorisés et interdits, les produits de biocontrôle et les produits phytopharmaceutiques minéraux comme le cuivre. En complément, nous nous sommes également intéressés aux produits de transformation, c’est-à-dire les produits qui sont formés à partir des substances actives initiales, ainsi qu’aux adjuvants et coformulants présents dans les formules commerciales.

Nous nous sommes intéressés à la contamination et aux impacts le long du continuum terre-mer, en incluant les sols, les milieux aquatiques continentaux (eaux de surfaces et sédiments), mais également le milieu martin. L’objectif était de produire à la fin un état des lieux des connaissances sur l’impact de cette contamination sur la biodiversité structurelle – les espèces présentes ou absentes – mais également la biodiversité fonctionnelle – le fonctionnement des écosystèmes, le rôle écologique des organismes présents dans l’environnement – en allant jusqu’aux services écosystémiques, c’est-à-dire aux avantages de cet écosystème dont nous tirons parti.

En plus de notre étude, deux autres expertises scientifiques collectives de ce type ont eu lieu. La première, menée par l’Inserm, concernait les effets des pesticides sur la santé humaine. La seconde, portée par l’Inrae, s’intéressait à la protection des cultures à travers l’augmentation de la diversité végétale des espèces agricoles. En complément, la prospective « Agriculture européenne sans pesticides chimiques en 2050 » a rendu ses conclusions il y a quelques mois. Le programme prioritaire de recherche (PPR) « Cultiver et Protéger Autrement » est quant à lui en cours.

Le premier enseignement de notre étude est le suivant : tous les compartiments de l’environnement sont contaminés par des produits phytopharmaceutiques issus principalement de l’activité agricole et généralement en mélange. À la suite de la mise en œuvre de la loi Labbé, la tendance est à la diminution de l’usage des produits phytopharmaceutiques pour les produits non agricoles. Par conséquent, la part de l’agriculture a fortement augmenté ces dernières années dans les produits phytosanitaires.

La contamination est majoritairement agricole mais elle n’épargne pas les zones non agricoles, y compris des zones très éloignées des sources. On retrouve par exemple ces produits dans des fonds marins situés à des milliers de kilomètres des zones où ils sont utilisés. Des mélanges de produits phytopharmaceutiques sont présents dans tous les compartiments environnementaux, y compris dans les organismes biologiques. Pour les produits historiques identifiés comme les plus préoccupants et interdits depuis de très nombreuses années pour certains, la tendance est à la baisse des concentrations dans l’environnement.

En revanche, nous pâtissons d’un véritable manque de données pour de nombreux produits phytopharmaceutiques, notamment les substances mises sur le marché récemment, tous les produits en biocontrôle, et pour les produits de transformation. Certaines substances actives donnent ainsi lieu à plusieurs dizaines ou centaines de produits de transformation. Or ces produits sont parfois plus rémanents que la substance initiale, et parfois plus toxiques. Cependant nous n’étudions que quelques dizaines de produits de transformation, alors qu’il y en a plusieurs centaines dans l’environnement.

Il faut également mentionner l’importance du phénomène de « pseudo-persistance » pour les phytopharmaceutiques les plus utilisés. Désormais, la durée de vie des substances est relativement courte, mais les substances utilisées de manière quasi permanente et en grande quantité sont toujours présentes dans l’environnement car on en apporte continuellement.

Pour le grand public, la biodiversité est liée à la présence ou l’absence des espèces. Les PPP contribuent au déclin de la biodiversité à travers la combinaison d’effets directs et indirects. Le déclin de la biodiversité est réel mais il est multi-causal. La pollution par les produits phytopharmaceutiques s’inscrit dans le cadre plus large de la pollution chimique en général. À cette pollution chimique s’ajoutent de nombreux stress environnementaux : le changement climatique, la perte des habitats, l’apparition d’espèces invasives, les maladies. L’IPBES ou plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, qui est à peu près l’équivalent du Giec pour la biodiversité, estime dans son dernier rapport que la pollution chimique est le troisième ou quatrième facteur responsable du déclin de la diversité et de la dégradation des écosystèmes, à peu près au même niveau que le changement climatique. La cause principale est liée aux changements d’utilisation des terres et des mers. Encore une fois, les phytopharmaceutiques ne sont qu’une partie des polluants chimiques que l’on retrouve dans l’environnement.

On constate une hétérogénéité des connaissances mais les conclusions les plus robustes concernent les espaces agricoles, qu’il s’agisse des milieux terrestres ou aquatiques. En revanche, en milieu marin, très peu de travaux s’intéressent à l’impact des produits phytopharmaceutiques.

Dans les espaces agricoles, l’abondance de données permet d’effectuer des analyses à larges échelles spatiales ou temporelles. Cependant, ces analyses concernent surtout des pesticides de synthèse et principalement des pesticides historiques, parfois interdits aujourd’hui. Par ailleurs, de nombreux travaux ont porté sur les impacts du cuivre utilisé en agriculture biologique. Un manque de connaissances doit néanmoins être déploré concernant le biocontrôle et les territoires d’outre-mer, au-delà de la problématique du chlordécone.

Sur la base des connaissances scientifiques, il est indéniable que les produits phytopharmaceutiques sont une des causes majeures du déclin de certaines populations, en particulier tous les invertébrés terrestres, comme les vers de terre, les carabes et les coccinelles. Les invertébrés aquatiques sont également touchés dans les territoires agricoles, de même que les oiseaux. Les effets ne sont pas les mêmes selon le mode de vie et l’alimentation de ces oiseaux.

Il existe également des suspicions très fortes sur les amphibiens et les chauves-souris, même s’il est difficile d’isoler la part relative des produits phytopharmaceutiques par rapport aux autres stress environnementaux, notamment en raison du nombre d’études limité.

Historiquement, les effets étaient très marqués lorsque l’on utilisait des substances très toxiques, à forte concentration et très rémanentes – ils étaient fréquemment létaux. Les effets sont aujourd’hui plus insidieux et chroniques. La science met de plus en plus en évidence des effets sublétaux, sur le long terme. Il peut exister par exemple des immunodéficiences (les organismes seront plus vulnérables à certaines maladies) ou des déficiences comportementales (les abeilles n’arrivent plus à retrouver leur ruche, les oiseaux prennent du retard dans leur migration), des dysfonctionnements en matière de reproduction. Ces effets ne sont pas forcément visibles de manière simple mais les conséquences de long terme sont réelles, entraînant un déclin des populations.

À ces effets directs liés à la toxicité des substances, il convient d’ajouter les effets indirects. Parmi ceux-ci, on observe par exemple des diminutions de ressources alimentaires ou la dégradation des habitats. Pour ma démonstration, je vais utiliser l’exemple des oiseaux, qui est à la fois parlant et pédagogique. Les oiseaux granivores sont plutôt intoxiqués directement, lorsqu’ils avalent des semences traitées et qui contiennent des produits toxiques. L’effet sur les granivores peut également être indirect, en cas de baisse de la disponibilité des graines adventices.

La situation est inverse chez les oiseaux insectivores : il y a peu d’effets directs, à part s’ils ingèrent des proies contaminées. Le plus souvent, les effets sont liés à une perte de ressources : si les insectes sont très touchés par la présence de phytopharmaceutiques, le garde-manger de ces oiseaux se vide. Une étude trop récente pour avoir été prise en compte dans notre expertise a porté sur l’observation des oiseaux pendant plus de trente ans, sur 20 000 sites à l’échelle européenne. Ces effets indirects ont été démontrés scientifiquement et l’on constate un fort impact sur le déclin de ces populations.

À présent, je souhaite évoquer la question des fonctions écosystémiques, c’est-à-dire le rôle écologique de ces organismes dans le milieu. Une première fonction importante consiste à fournir des habitats et des biotopes pour les organismes. Par exemple, la végétation remplit ce rôle, en servant d’habitat et de refuge pour différents organismes. Si elle est impactée par les herbicides ou par le cuivre, une dégradation, voire une perte de ces habitats peut survenir. La notion de zone refuge est essentielle : les impacts sont moindres dans les régions où il existe une diversité d’habitats, où les organismes peuvent aller se réfugier lorsque la pression chimique est forte et ensuite recoloniser le milieu quand cette pression diminue. Ces zones refuge constituent donc des réservoirs de biodiversité que nous devons protéger, au même titre que la connectivité de ces zones avec les écosystèmes. Or si les produits phytopharmaceutiques sont présents partout, il n’existe plus de zones refuge, mais uniquement des zones tampon.

Une autre fonction porte sur la dégradation de la matière organique. L’hiver, les feuilles mortes envahissent nos écosystèmes terrestres et aquatiques. Ces ressources sont importantes pour les écosystèmes à cette période de l’année : la matière organique dégradée sert de base énergétique grâce à l’activité des micro-organismes et de certains invertébrés qui vont s’en nourrir pour produire de la biomasse, qui sera elle-même consommée par les autres organismes. Cette décomposition de matière organique est très impactée par les insecticides, les fongicides et le cuivre. Dans certaines rivières situées en zone agricole, ces substances sont fréquemment présentes et entraînent une inhibition parfois complète de la dégradation des feuilles, qui ne servent plus de ressource alimentaire pour l’écosystème rivière, lequel, de ce fait, dysfonctionne. Les microorganismes ne sont pas très considérés en matière de biodiversité mais leur relai écologique est primordial. Il est donc important de tenir compte de cette biodiversité fonctionnelle.

Une autre fonction essentielle consiste à conférer à l’écosystème une résistance aux perturbations. De plus en plus de travaux sont menés sur les effets concomitants des produits phytopharmaceutiques et du dérèglement climatique, non seulement par le changement des températures mais aussi par la multiplication des évènements extrêmes : fortes précipitations, épisodes de sécheresse. Dans 80 % des cas, les travaux mettent en évidence que les effets des stress pris individuellement sont accrus lorsqu’on les mélange. Par ailleurs, la communauté scientifique a également besoin d’innovations conceptuelles et méthodologiques pour aborder cette question du lien entre changement climatique et pression chimique de manière plus globale que ce que nous faisons pour le moment. Il sera sans doute nécessaire de faire appel à la modélisation pour pouvoir passer un cap en termes de connaissances.

Une autre vulnérabilité concerne celle des parasites et agents pathogènes. De plus en plus de travaux soulignent que certains produits phytopharmaceutiques, en particulier les insecticides néonicotinoïdes, fragilisent les populations d’abeilles, d’oiseaux ou de chauves-souris, qui deviennent plus vulnérables lorsqu’elles sont soumises à des pressions biologiques comme des maladies ou des virus. Les effets sont sublétaux mais entraînent néanmoins des conséquences sur les populations.

Si l’on va plus loin, en dépassant cette fonction écologique, il est possible d’aller jusqu’aux services écosystémiques. En matière de santé environnementale, trois grands services sont étudiés : la production végétale cultivée, la lutte naturelle contre les ravageurs et la pollinisation. La production végétale cultivée est plutôt favorisée par l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, mais la lutte naturelle contre les ravageurs et la pollinisation subissent les effets négatifs de la contamination par ces mêmes produits.

La notion de service écosystémique est assez récente dans la sphère scientifique et il importe de créer des passerelles entre les chercheurs. Elle permet de prendre des décisions car elle prend en considération les effets négatifs comme positifs pour établir un choix in fine. Certains services sont quasi ignorés, comme les services en lien avec la qualité des sols. Les experts que vous auditionnerez la semaine prochaine seront certainement plus précis que moi dans ce domaine.

Dans cette expertise, nous nous sommes également intéressés aux leviers d’action. Il est possible de continuer à utiliser les substances, en choisissant les moins dangereuses et surtout en adaptant les pratiques pour limiter les transferts. Parmi les substances les moins dangereuses, il est souvent question du biocontrôle. Vraisemblablement, l’utilisation du biocontrôle est bénéfique, mais avons besoin de connaissances pour nous en assurer : à ce stade, nous ne sommes pas capables de fournir des réponses robustes. La communauté scientifique est bien consciente de la nécessité de travailler sur ces substances et de ne pas se contenter de son origine naturelle.

La phase d’application est importante. Les agriculteurs connaissent la nécessité de s’adapter aux conditions météorologiques et d’adopter une utilisation raisonnée. La gestion du sol est également essentielle : le sol est le premier récepteur.

Notre expertise s’attache également à mettre en lumière la nécessaire réflexion à l’échelle du paysage, au-delà de la parcelle. L’utilisation des produits phytopharmaceutiques doit ainsi être pensée au sein d’un paysage et essayer de faire en sorte que ce paysage soit aussi diversifié que possible, en contenant des zones tampons et des zones refuge permettant aux organismes d’aller se réfugier si besoin avant de revenir dans le milieu. À l’échelle d’un paysage, différents acteurs interviennent, avec des attentes et des prérogatives distinctes.

La zone tampon permet d’éviter les transferts et d’épargner le milieu aquatique, qui est le vecteur de cette contamination. Il faut également penser en termes de zones refuge, de biodiversité et de multiplicité d’habitats. Il n’existe pas de solution miracle. Seule une combinaison de leviers permet d’améliorer les impacts. Il importe donc de pas raisonner uniquement en quantités de substances utilisées, mais en impacts. Les premiers plans Écophyto ont surtout raisonné en quantités, mais nous nous orientons de plus en plus vers les notions de risque et d’impact. Les Suisses disposent d’une longue expertise en la matière.

Le dernier levier est constitué par la réglementation. Dans la littérature scientifique internationale, il apparaît que les objectifs de la réglementation européenne sont vus comme suffisamment protecteurs et ambitieux. De fait, de nombreux substances et produits phytopharmaceutiques sont interdits en Europe mais encore utilisés dans d’autres parties du monde. Cette réglementation est en effet très exigeante mais elle nécessite, pour être appliquée, la production d’un grand nombre de données. Les objectifs sont ainsi ambitieux, mais les routines des procédures d’évaluation des risques et les critères de détermination des risques sont encore largement perfectibles.

Il est donc également nécessaire de faire appel aux savoirs non académiques et aux sciences humaines et sociales pour aider à la prise de décision. La réglementation ne permet pas d’éviter complètement la contamination du milieu, ni de protéger la biodiversité à hauteur des objectifs affichés.

Pour y remédier, la littérature scientifique propose plusieurs pistes. Il s’agit d’abord de pistes réglementaires, comme de faire réaliser les études par des laboratoires indépendants et non par les firmes qui commercialisent les produits phytopharmaceutiques elles-mêmes. Tous les résultats des tests doivent être publiés pour permettre aux scientifiques d’y accéder, ce qui n’est pas toujours le cas à l’heure actuelle. Il faut également renforcer les suivis post autorisation. En France, le dispositif de phytopharmacovigilance permet de suivre le devenir et les impacts des substances une fois qu’elles sont présentes dans le milieu. Porté par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), ce dispositif constitue une spécificité et un point fort de la France.

Il faut également se concentrer sur le passage de la connaissance scientifique à la prise de décision. Bien souvent, les scientifiques produisent de nombreux rapports dont les recommandations ne sont pas toujours appliquées, pour diverses raisons. Sans doute convient-il de revoir le processus, afin d’y apporter une plus grande souplesse. Enfin, les scientifiques doivent également faire l’effort de normaliser leurs approches ; de développer de nouveaux tests sur d’autres types d’espèces pour être plus représentatifs de la biodiversité et de sa complexité ; et enfin d’essayer de nouvelles méthodes et de nouveaux concepts pour aborder les questions de multi-stress.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté de votre propos. Vous avez eu l’intelligence de resituer cette étude parmi d’autres. Je souhaite vous poser trois questions. La première porte sur une question de vocabulaire. Vous avez évoqué la biodiversité fonctionnelle mais quelles sont les autres qualités que l’on attribue à la biodiversité, par contraste ?

Ensuite, vous avez mentionné la question des quantités et des instruments de mesure, pour plaider en faveur d’un accent à mettre sur l’étude des impacts. En 2014, quand j’avais rendu mon rapport au Premier ministre, ceux qui voulaient que cela continue comme avant tenaient le même discours, afin de ne pas diminuer les quantités. Est-ce l’un ou l’autre ? Il semble qu’il serait pertinent de combiner les deux approches.

Enfin, je propose à tous mes collègues de feuilleter La fabrique de l’agronomie, une formidable somme produite par des agronomes de la génération des années 1980. Il y est indiqué qu’un des prochains bouleversements consistera à passer de l’approche « parcelle » et de l’approche « exploitation » à l’approche territoriale, que vous avez esquissée dans votre présentation. Ceci est assez perturbant puisque celui qui décide, in fine, c’est l’agriculteur. La chaîne du continuum recherche-développement-conseil mise de fait sur la responsabilité de l’agriculteur. Cependant, de votre côté, vous nous indiquez que le véritable impact sur la biodiversité relève d’une approche territoriale. Comment pourrons-nous articuler, en termes méthodologiques, un agriculteur décideur qui tient compte de ses parcelles et de son exploitation à une mosaïque paysagère, dont le décideur n’est pas le même ? Nous avons besoin de défricher cette question fondamentale.

M. Stéphane Pesce. La biodiversité est constituée par l’ensemble des organismes et écosystèmes que l’on retrouve dans l’environnement. Elle peut être abordée sous différents angles. De manière assez classique, on peut l’envisager comme le nombre d’espèces présentes sur un territoire d’étude. Cependant, certaines espèces ont une valeur patrimoniale qui vient masquer le véritable contenu de la biodiversité. Quand on parle biodiversité, le grand public imagine tout de suite un panda ou un ours blanc, mais jamais une bactérie ou un champignon. Nous militons pour que ce grand public et les décideurs prennent conscience que les espèces ont un rôle à jouer dans leur environnement. Il existe heureusement la redondance fonctionnelle : généralement, les grandes fonctions ne sont pas uniquement assurées par une seule espèce. Cela permet aux écosystèmes de se maintenir même si des espèces disparaissent.

Il existe une liste de fonctions écologiques essentielles. En matière de sols, une fonction importante concerne tous les organismes qui contribuent à structurer un sol, limiter son érosion et le rendre fertile. Cette fonction est précisément assurée par un ensemble d’organismes, dont les plantes, les microbes, les vers de terre. Il importe donc de prendre en compte la diversité de la biodiversité, et notamment le rôle plus invisible des microorganismes.

S’agissant de l’évaluation, il s’agit de mesurer à la fois les quantités et les impacts. La mesure par la quantité est utile, en particulier pour les substances connues, dont on connaît la toxicité. Cependant, compte tenu du nombre de substances actives, de produits de transformation et d’organismes potentiellement exposés, on ne sera jamais capable de mesurer précisément le risque de toutes les substances individuellement. C’est ici que les mesures d’impact prennent tout leur sens.

Il faut donc combiner les deux approches. Quand les preuves d’un impact marqué d’une substance sont robustes et irréfutables, on peut raisonner en quantités et en autorisation. Sur le long terme, il est en revanche important de disposer d’indicateurs se fondant sur les impacts. L’évolution des plans Écophyto va dans le sens de cette combinaison.

Vous avez évoqué le changement d’échelle. Les enjeux ne sont pas les mêmes, compte tenu de la diversité des acteurs sur un territoire et donc de leurs attentes. Des pistes sont testées en ce moment, notamment des « jeux sérieux », formes de jeux de rôle, où l’on réunit autour de la table les différents acteurs en les faisant échanger leurs rôles. S’il ne s’agit pas d’une solution miracle, elle permet néanmoins de discerner les points bloquants et d’identifier les leviers potentiels, afin que les gens arrivent à se retrouver autour d’une vision commune. Dans certains cas, les vocabulaires ne sont pas communs et les indicateurs sont différents. En résumé, notre travail collectif met bien évidence la nécessité de passer à ce changement d’échelle.

M. Grégoire de Fournas (RN). M. Durand a évoqué les indicateurs de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) mais je pense qu’ils ne prouvent rien. Un traitement en cuivre compte un pour une dose et un traitement avec un produit chimique de type CMR en pleine dose compte aussi pour un. L’indicateur ne permet donc pas d’obtenir des résultats concluants.

Compte tenu des différents scandales qui éclatent parfois dans la presse, ne pensez‑vous pas que l’emballement politico-médiatique dépasse le strict cadre de la science ? J’ai un exemple précis en tête, sur le chlorothalonil, dont on a retrouvé des traces dans l’eau potable. N’est-il pas problématique de pointer immédiatement l’agriculture ? Je rappelle que cette substance se retrouve également dans les peintures pour bateaux. Je m’interroge également sur les seuils de toxicité : ne nous sommes-nous pas emballés trop rapidement en sachant que les quantités retrouvées dans les eaux potables étaient particulièrement infimes ?

M. Stéphane Pesce. Il m’est difficile de vous répondre, puisque ces sujets dépassent mon cadre d’expertise. Vos questions concernent plutôt l’expertise de l’Inserm. Cependant, nos études montrent effectivement que certaines substances sont utilisées au-delà du secteur agricole. Les conclusions les plus robustes sur les impacts des produits phytopharmaceutiques ont cependant lieu dans les zones agricoles.

Ensuite, les indicateurs d’impact dont je parle sont fondés sur l’étude des organismes biologiques dans le milieu. Certains travaux, notamment ceux de l’Office français pour biodiversité (OFB) visent à développer des indicateurs de diagnostic d’impact, dont certains sur les produits phytopharmaceutiques, fondés sur l’étude des organismes présents dans le milieu. Des travaux sont développés pour étudier la présence des substances toxiques au sein des organismes. Une méthode consiste par exemple à encager dans une rivière des petites crevettes pendant un certain temps pour voir si elles contiennent des traces de produits phytopharmaceutiques dans leurs corps. Ce type d’indicateurs est ainsi utilisé dans le cadre de la directive européenne sur l’eau. Il s’agit donc de donner plus de poids aux indicateurs biologiques.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je vous remercie pour votre intervention. Vous avez indiqué que le déclin de la biodiversité était multi causal. Vous souligniez ainsi que la pollution chimique était une cause de même rang que le changement climatique. Vous évoquiez non seulement les pesticides mais également l’ensemble des pollutions chimiques. Est-il possible de hiérarchiser les pollutions chimiques, pour voir la part des utilisations par secteur, dont celle de l’agriculture ?

Par ailleurs, on ne trouve que ce que l’on cherche. Qu’en est-il de l’effet cocktail ? Enfin, certaines molécules sont interdites chez nous mais autorisées dans d’autres pays. Comme on sait que rien ne se perd, que rien ne se crée mais que tout se transforme à l’échelle de la planète, que pensez-vous de cette situation, notamment en lien avec le cycle de l’eau ?

M. Stéphane Pesce. S’agissant de la multi-pollution, il est clair que les produits phytopharmaceutiques ne sont pas les seuls que l’on retrouve dans les milieux, y compris les milieux aquatiques et dans les zones agricoles. En tant que chercheur en écotoxicologie aquatique, je m’intéresse depuis très longtemps aux contaminations dans les zones viticoles. Ainsi, j’ai beaucoup travaillé dans le Beaujolais. Pendant de nombreuses années, on ne regardait que le cuivre, les pesticides et les herbicides. Depuis quelques années, nous nous sommes intéressés aux résidus de médicament. Dans les petits cours d’eau agricoles, nous avons ainsi retrouvé ces résidus, avec parfois des concentrations supérieures à celles des produits phytopharmaceutiques. Ces résultats nous ont surpris : on les retrouve partout.

Il existe donc des « cocktails » de produits phytopharmaceutiques, y compris dans les zones agricoles, qui comprennent différents types de substances. Ces mélanges sont encore plus diversifiés dans les zones urbanisées et industrielles. Il est clair que les produits phytopharmaceutiques ne sont pas les seuls responsables et qu’ils n’interviennent jamais seuls.

Vous avez ajouté que l’on ne trouve que ce que l’on cherche. Je partage votre point de vue. La chimie environnementale a accompli d’immenses progrès au cours des vingt dernières années en matière d’identification et de quantification des substances. Depuis quelques années, on pratique des approches non ciblées qui permettent d’identifier de nouveaux produits de transformation, sans a priori de ciblage. Ces méthodes sont pour le moment expérimentales, mais elles progressent beaucoup, au même titre que le développement des échantillonneurs passifs.

Auparavant, le suivi réglementaire de la qualité de l’eau était fondé sur des échantillonnages ponctuels : un calendrier était établi à l’Agence de l’eau et le préleveur se rendait sur place sans tenir compte des conditions météorologiques, des débits ou des pratiques. Les échantillonneurs passifs sont placés dans les cours d’eau, ces systèmes restent plusieurs semaines, pour avoir une vision plus exhaustive et ne pas passer à côté de pics de contamination très brefs.

On devrait ainsi être en mesure de trouver de plus en plus, assez rapidement. Mais pour les substances qui sont bien mesurées, on a constaté en quinze ans que les concentrations avaient diminué de dix, cent voire mille fois. C’est la raison pour laquelle il importe d’étudier aussi le sujet sous l’angle des impacts. On a amélioré la qualité chimique du milieu mais avons-nous amélioré sa qualité écologique ? C’est autre question.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Certaines molécules sont interdites chez nous mais autorisées dans d’autres pays. Que pensez-vous de cette situation ?

M. Stéphane Pesce. Les transports par l’atmosphère et les couloirs aériens ne sont pas neutres. Des suivis commencent à se mettre en place pour tracer des produits dans l’atmosphère, même s’il reste encore des limites méthodologiques. L’existence de décalages de réglementation en fonction des zones géographiques peut poser problème. Mais si tous les pays européens respectaient la réglementation communautaire, un grand nombre de problèmes seraient déjà résolus à notre échelle. Plus c’est près, plus c’est problématique.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez évoqué la réflexion à l’échelle du paysage, qui me semble être centrale dans nos travaux. Pourriez-vous nous rappeler l’importance de la maîtrise du cycle de l’eau et de sa qualité ? Quel peut-être l’impact de l’usage des produits phytosanitaires sur nos biens communs, la diversité de nos productions et de notre économie locale ? Je suis députée du fond de la rade de Brest et nos ostréiculteurs et conchyliculteurs sont sensibles au débat que nous portons aujourd’hui. Quel est l’état de la réflexion sur la difficulté de cohabitation de différentes filières de production ?

Pouvez-vous nous donner de plus amples indications concernant les usages des produits de biocontrôle et les risques pressentis ? Vous avez souligné que la connaissance était actuellement insuffisante dans ce domaine. Pouvez-vous davantage développer ?

La loi européenne sur la restauration de la nature a été adoptée hier mais elle exclut les terres agricoles des objectifs de restauration des écosystèmes. La contrainte des indicateurs a été supprimée dans l’évaluation de ces écosystèmes. Quelles sont les conséquences de cette exclusion ?

M. Stéphane Pesce. Je ne peux répondre à vos deux premières questions, qui ne relèvent pas de mon champ scientifique. S’agissant de votre dernier point, il est difficile de définir la notion de terre agricole en tant qu’écosystème : où commence et s’arrête l’écosystème ? Cette précision est nécessaire. Une parcelle agricole peut quand même être considérée comme un vecteur de biodiversité. D’autres terres seront des sols nus à part la plante que l’on y fait pousser. Il importe donc de bien cerner les définitions de terre agricole et d’écosystème. Les parcelles sont très diverses et certaines sont des écosystèmes en elles-mêmes. Tout dépend des pratiques et des rotations des cultures. En résumé, la réflexion doit être menée au niveau du paysage.

M. Grégoire de Fournas (RN). Pouvez-vous revenir sur l’effet cocktail ? Essayons de raisonner en termes de quantité. Si un mono résidu est en quantité équivalente à plusieurs résidus, la nuisance au milieu est-elle identique ?

M. Stéphane Pesce. Il existe trois types d’interactions entre les substances que l’on teste en mélanges. L’hypothèse la plus souvent testée et assez souvent vérifiée est l’hypothèse d’additivité : quand deux substances sont mélangées, leurs effets s’additionnent. Cet effet est assez courant et on l’observe surtout quand les substances ont des modes d’action assez similaires. Si deux herbicides sont de la même famille, avec le même mode d’action, leur association aura un effet additif, que l’on mesure en unités toxiques et non en quantité. Dans certains cas, il existe des effets synergiques, c’est-à-dire des effets démultipliés. Les mécanismes peuvent être variés et sont assez complexes. À l’inverse, les effets cocktails peuvent donner un résultat plus faible que la somme des parties.

La communauté scientifique travaille sur ces différentes interactions pour essayer de comprendre dans quels cas elles se produisent et dans quels cas elles ne se produisent pas. Nous ne serons jamais en mesure de tester tous les mélanges possibles qui interviennent dans l’environnement, ne serait-ce que pour les substances actives. La communauté scientifique essaye de travailler sur des approches de modélisation, sur la base des effets décrits et des structures moléculaires des substances. Les pistes creusées actuellement visent à trouver des moyens techniques et opérationnels pour prédire les effets cocktail sans devoir les tester. Cette question est extrêmement complexe et je sais qu’elle m’accompagnera malheureusement tout au long de ma carrière.

Mme Nicole Le Peih (RE). Vous avez indiqué au début de votre intervention que la pollution chimique était le troisième ou quatrième facteur responsable du déclin de la diversité et de la dégradation des écosystèmes. Pouvez-vous me rappeler ce qui occupe la première et la deuxième place ?

Ensuite, vous avez évoqué les zones de refuge et des zones de transfert pour les animaux. Pourriez-vous développer ce que vous avez dit concernant le biotope de ces refuges ? Par ailleurs, je vous rejoins au sujet de l’approche territoriale. Quelle action doit, selon vous, être menée pour que les acteurs du territoire prennent conscience du travail à conduire ? Il s’agit en effet de prendre conscience des différentes approches que vous avez évoquées et auxquelles j’ajouterais l’approche à la parcelle industrielle de la ville voisine. Comment pourrions-nous faire le lien entre tous les acteurs en coresponsabilité pour la biodiversité de demain ?

M. Stéphane Pesce. Les différents facteurs sont ceux de l’IPBES. Le classement varie selon les écosystèmes que l’on considère. Dans l’écosystème terrestre, le premier facteur de dégradation de la biodiversité est le changement d’utilisation des terres, le deuxième est l’exploitation directe des ressources (surpêche, surchasse), devant le changement climatique et la pollution exæquo. Viennent ensuite les espèces exotiques envahissantes qui colonisent les milieux et prennent la place des espèces naturelles. Dans le milieu marin, la surpêche est en première position.

À la suite de l’expertise réalisée en 2005, de nombreux travaux ont concerné la mise en place de zones tampon, soit des zones tampon enherbées – en amont des milieux aquatiques, sous forme de prairies – soit des zones humides, qu’elles soient naturelles ou artificielles. Ces zones tampons servent à limiter les écoulements et les transferts, afin qu’ils n’aillent pas jusqu’aux milieux aquatiques.

Cependant, ces zones tampons deviennent souvent à leur tour contaminées. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de zones tampon, qui ne constituent pas des réservoirs de biodiversité. Les espèces qui y sont présentes témoignent surtout de leur adaptation à la contamination, qui a un rôle important dans la biodégradation, laquelle est également une fonction écologique. En résumé, les zones tampon ne permettent pas aux espèces sensibles de survivre. C’est la raison pour laquelle il faut également prendre en compte d’autres zones qui jouent un rôle de biotope et d’habitat naturel, pour servir de réservoir de biodiversité.

Je vous ai parlé un peu plus tôt d’une étude récente sur le déclin des populations d’oiseaux. Un des paramètres pris en considération dans l’étude a précisément été l’évolution des zones forestières. L’augmentation des zones forestières s’avère avoir un impact positif sur la biodiversité des oiseaux, qui contrebalance l’effet négatif de l’utilisation d’intrants à proximité.

Une des pistes consiste à travailler par l’entrée des services écosystémiques : tout le monde doit prendre conscience que la biodiversité joue un rôle pour le bon fonctionnement de l’écosystème mais aussi pour notre bien-être, y compris pour notre productivité agricole. Si l’on arrive à contrebalancer l’utilisation de substances problématiques par des pratiques plus vertueuses qui permettent de favoriser le rôle naturel de la biodiversité, la sensibilisation sera meilleure. L’avantage de cette approche par les services écosystémiques est de permettre aux scientifiques qui l’emploient d’obtenir des données chiffrées, notamment des données financières. Cela permet par exemple de chiffrer en milliards de dollars le coût de la perte des pollinisateurs naturels. Certes, certains pays asiatiques travaillent actuellement à la fabrication de robots pollinisateurs qui pourraient pallier les pertes des insectes.

Cette approche de services écosystémiques essaye toujours d’établir une balance entre les aspects négatifs et positifs, pour permettre de trancher à l’aide de données chiffrées. Cependant, cette sphère de la recherche est vraiment spécifique et concerne surtout les économistes et les anthropologues. De notre côté, nous évoluons plutôt dans le domaine de la science environnementale. Lors de notre étude, nous avons pu constater qu’il était parfois difficile de se comprendre et de se parler. Il existe donc un réel besoin de décloisonner la recherche et de sortir des silos. Cependant, nous progressons.

Le plan Écophyto permet de son côté de financer les recherches. Après cette audition, je dois me rendre La Défense pour participer au conseil scientifique et d’orientation d’Écophyto, afin de discuter des recherches qu’il faudrait financer. Ce comité scientifique présente ainsi l’intérêt d’associer différents chercheurs : des chimistes, des écologues, des économistes, des agronomes. C’est en réunissant tout le monde autour de la table que l’on peut identifier les enjeux et produire un discours commun.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Nous évoluons dans un contexte de dérèglement climatique. Ces derniers mois, nous avons beaucoup débattu du risque incendie dans le domaine des politiques publiques. Au niveau des collectivités locales, le plan de prévention et de lutte contre le risque incendie est ainsi mis en place et comporte de nouvelles obligations préfectorales, notamment dans les zones à risque. Parmi celles-ci figure l’obligation de débroussaillage. Comment s’articulent cette politique publique avec les zones refuge et les zones tampon ? Ces plans incendie sont-ils en adéquation avec vos préconisations ?

M. Stéphane Pesce. Votre remarque est très pertinente. Selon le problème abordé, les solutions peuvent parfois être antinomiques. En effet, de nombreux travaux envisagent de remettre des haies et d’essayer de laisser pousser la végétation naturelle, en évitant le plus possible les débroussaillages. En réalité, tout est question de priorisation dans l’approche des risques : le risque incendie est-il plus important que le risque chimique ? Cette question ne peut être abordée d’un bloc sur le plan national, mais territoire par territoire, en fonction de leurs spécificités. Je ne suis pas spécialiste du risque incendie, mais j’imagine qu’il n’est pas le même selon les endroits où l’on se trouve. Il en va de même pour le risque chimique.

La réglementation pose des problèmes, car elle ne peut se permettre de fonctionner au cas par cas. Le bon sens doit alors guider les actions, en trouvant un compromis entre ce qu’il est possible de mettre en place et ce qu’il faudrait faire dans l’idéal.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une étude internationale sur la biodiversité a été publiée le 15 mai dernier et a fait grand bruit. Elle parlait notamment des populations d’insectes et d’oiseaux. Ses conclusions sont-elles semblables à celles de votre expertise ?

Depuis longtemps, l’Inrae promeut l’idée de soutenir la biodiversité par la taille des parcelles, mais cette idée n’a pas été retenue par le ministère de l’agriculture. La taille des parcelles aurait ainsi pu constituer un indicateur dans le cadre de la PAC : des parcelles de quatre hectares jouent un rôle positif dans la mosaïque paysagère, du fait de leur simple séquencement. Que pensez-vous de cette proposition ?

Ensuite, un grand débat s’annonce au sein de notre commission sur les sujets du carbone, de la biodiversité et de la chimie, autour de l’agriculture de conservation. Notre commission devra examiner cette question. Étant issu de l’agriculture biologique, je les aborde avec une grande humilité. Quelles sont vos pistes de réflexion sur ce sujet ?

Enfin, vous avez peu développé l’idée que la biodiversité est d’abord à la poursuite de la fertilité et donc de la productivité. Pouvez-vous évoquer vos convictions en la matière, ainsi que le lien entre la dégradation de la biodiversité et le risque santé, dans une approche de santé environnementale ? Quelles ont été les conclusions de votre expertise en la matière ?

M. Stéphane Pesce. Le travail publié le 15 mai va dans le même sens que nos conclusions. Notre travail a été réalisé par des chercheurs français mais il s’est fondé sur la littérature internationale. Certains de nos collègues pensent d’ailleurs que nous aurions pu aller encore plus loin dans nos conclusions mais nous avons voulu être certains des affirmations que nous mettions en avant. Un livre de 150 pages a d’ailleurs été édité gratuitement sous format PDF à destination du grand public et je vous invite à le consulter.

Vous m’interrogez sur la taille et la diversité des parcelles : plus le paysage sera diversifié en termes de parcelles et de culture, mieux la biodiversité se portera. S’agissant de l’agriculture de conservation, je vous invite à convier des spécialistes, notamment ceux de l’Inrae, qui ont beaucoup travaillé sur le sujet.

Vous avez évoqué la biodiversité au service de la productivité. Un des grands absents en termes de suivi réglementaire et de suivi des impacts sur les services écosystémiques est le sol. La directive cadre sur l’eau est certes nettement en avance, mais au-delà, très peu de travaux scientifiques ont porté jusqu’à présent sur les services écosystémiques rendus par le sol, y compris en termes de fertilité. Les spécialistes que vous auditionnerez la semaine prochaine pourront certainement vous éclairer sur ce sujet.

Les liens entre biodiversité et santé sont très prégnants, surtout dans l’approche « Une seule santé » ou « One Health ». Santé humaine, santé animale et santé environnementale sont, de fait, liées. Mais cette approche n’est pas encore très abordée du point de vue des produits phytopharmaceutiques. Pour le moment, les connaissances scientifiques sur les liens entre santé et environnement au niveau phytopharmaceutique se limitent aux quantités de résidus que l’on retrouve dans les aliments ou l’eau potable. Le lien avec la biodiversité en tant que telle est encore peu abordé. Plus l’on réduit la biodiversité, plus les risques de zoonose sont importants.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous nous avez éclairés sur l’approche profane du mot biodiversité, qui se fonde sur l’emblème de la disparition de certaines espèces, surtout quand elles sont de grande taille. Vous nous avez décrit la biodiversité sous un angle plus subtil et plus complet, en évoquant les notions de fonction écosystémique et de qualité écologique.

En termes de méthode scientifique, l’appréhension de cette diversité – je pense à la recherche sur les microbiotes dont on découvre l’étendue depuis la diminution des coûts de séquençage – n’entraine-t-elle pas un changement de paradigme ? Jusqu’à présent, l’approche chimique très mécanique prévalait, au travers de modèles de causalité. Nous passons désormais à des approches plus empiriques, qui permettent une appréhension de la biodiversité pour juger de la qualité écologique des écosystèmes et des fonctions remplies.

M. Stéphane Pesce. D’immenses progrès sont intervenus en écologie, à travers le développement des approches fondées sur le séquençage et l’étude de l’ADN environnemental. Il est désormais beaucoup plus simple d’observer les microorganismes, qui sont au cœur de mes recherches depuis ma thèse. Quand j’ai commencé, nous avions du mal à mettre en lumière le rôle de ces microorganismes invisibles. Désormais, leur caractère essentiel est clairement démontré : tous les organismes vivants ont une flore microbienne, au même titre que l’environnement. Quand j’étais jeune docteur, il me fallait deux mois pour séquencer six bactéries. Aujourd’hui, on peut séquencer 10 000 échantillons en deux jours, pour le même prix.

À cette flore microbienne s’ajoute également le rôle d’autres organismes, comme les vers de terre ou les pollinisateurs. Les développements méthodologiques nous permettent de mesurer des phénomènes que nous n’arrivions pas à mesurer il y a encore dix ans, et donc de dépasser la simple présence ou absence d’oiseaux emblématiques. Aujourd’hui, nous sommes capables de quantifier l’invisible et de placer des indicateurs sur des microorganismes : il est de plus en plus possible d’établir un lien entre telle espèce et tel rôle écologique. Nous sommes aussi capables de mesurer les fonctions des activités biologiques sur le terrain, ce qui n’était pas possible il y a encore quelques années. Le champ des indicateurs potentiels, qu’ils soient biologiques ou chimiques ne cesse donc de croître.

Aujourd’hui, nous sommes encore au stade des recherches durant lequel chaque laboratoire développe son propre protocole ou effectue un focus sur tel ou tel sujet particulier. Les données sont nombreuses, mais pour pouvoir les rendre robustes et en tirer des conclusions, elles doivent être reproduites et reproductibles, grâce à des études fiables conduites sur la durée. L’idée consiste donc, à un moment donné, à utiliser les mêmes méthodes et indicateurs, de manière coordonnée. C’est le passage classique du développement en laboratoire à une application à plus large échelle, pas nécessairement dans un contexte réglementaire. Par exemple, les approches sur le séquençage sont encore en constante évolution, y compris sur la manière d’acquérir les données et de les traiter. Il n’est donc pas encore possible de comparer tous les résultats.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour votre éclairage et vous souhaite à tous une bonne fin de journée.


4.   Table ronde sur la contamination des sols par les pesticides (jeudi 20 juillet 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur la contamination des sols par les pesticides :

 M. Antonio Bispo, directeur de l’unité info&sols à l’Inrae

 M. Christian Mougin, directeur de recherche en écotoxicologie des sols à l’Inrae

 Mme Céline Pelosi, directeur de recherche en agroécologie et écotoxicologie des sols à l’Inrae

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons les auditions de notre commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Je vous rappelle que nous sommes toujours dans une phase d’acculturation et de mise à niveau des connaissances. Nous avons abordé les sujets de manière assez générale pour l’instant mais aujourd’hui, nous allons commencer à entrer un peu plus dans le détail. 

Ce matin, nous allons parler de l’impact des produits phytosanitaires sur les sols. Nous adoptons une approche par milieu et aurons d’autres auditions qui aborderont la question de l’eau et de l’air. Nous accueillons aujourd’hui trois spécialistes de l’écotoxicologie des sols, chercheurs à l’Inrae. Je vous demande de faire preuve de suffisamment de pédagogie dans vos propos et de ne pas dépasser une trentaine de minutes pour votre présentation initiale, pour que nous puissions ensuite avoir un échange avec les membres de la commission.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Céline Pelosi, MM. Christian Mougin et Antonio Bispo prêtent serment).

M. Antonio Bispo, directeur de l’unité Info&Sols à l’INRAE. Je suis directeur d’une unité de recherche qui travaille sur les sols, à Orléans, et vais vous présenter l’état des connaissances sur la contamination des sols par les pesticides en France. Ces résultats ont été obtenus grâce au réseau de mesures de la qualité des sols (RMQS), piloté par le groupement d’intérêt scientifique sur les sols (GIS Sol). Ce groupement réunit différents acteurs publics, dont les ministères de l’écologie et de l’agriculture, dans le but de financer des travaux et des analyses pour améliorer la connaissance des sols, dont le RMQS.

Le RMQS est un réseau maillé. La France est divisée en petits carrés de seize kilomètres sur seize. Au sein de chacun de ces carrés, un échantillon de sols est prélevé tous les quinze ans, qui est ensuite analysé pour connaître la qualité des sols en France. Tous les ans, nous prélevons ainsi 180 échantillons dans toute la France, lesquels sont ensuite analysés suivant différents paramètres. En parallèle, des enquêtes sont menées sur les sites de prélèvement des échantillons, afin de connaître les pratiques du gestionnaire, notamment en matière de fertilisants mais aussi de produits phytosanitaires.

En 2019, l’Anses nous a demandé si nous pouvions utiliser le réseau pour établir un état des lieux de la contamination des sols par les pesticides, avec un budget d’environ 300 à 400 000 euros. En deux ans, nous avons prélevé 47 sites et cherché 111 molécules actuellement utilisées. Nous avons principalement retenu des sites de parcelles cultivées, de prairies et de forêts. Les analyses ont été réalisées par un laboratoire universitaire à Bordeaux.

Les résultats ont permis d’identifier 67 substances sur les 111 qui étaient recherchées. On a trouvé au moins une de ces molécules dans 46 sites, c’est-à-dire dans 98% d’entre eux, même en agriculture biologique, en forêt et en prairie permanente. Le seul site où nous n’avons rien détecté est une prairie permanente de trente-cinq ans. Les molécules les plus détectées sont, par ordre décroissant, des fongicides, des herbicides puis des insecticides. On retrouve notamment le glyphosate et son produit dérivé, l’acide aminométhylphosphonique (AMPA). On a trouvé jusqu’à 33 substances sur un même site. Les concentrations les plus importantes ont été détectées dans les zones cultivées, davantage que dans les prairies et forêts.

Nous avons identifié un risque potentiel sur un grand nombre de ces sites, notamment pour les organismes du sol ; mais mes collègues reviendront plus en détail sur ce point. Nous avons par ailleurs effectué des calculs de temps théorique, à partir des enregistrements des pratiques des agriculteurs et de notre base de données, pour déterminer le temps de dégradation théorique de ces molécules. On observe que l’on retrouve parfois dans les sols certaines molécules qui devraient, en théorie, déjà avoir été dégradées. Ceci pose la question des temps de rémanence dans l’environnement et dans les sols de ces différentes molécules, mais aussi du devenir et de la persistance de ces composés dans les sols par rapport aux études théoriques qui servent à l’homologation.

En conclusion, nous avons montré que le réseau de mesures pouvait être utilisé comme un réseau de surveillance pour les produits phytosanitaires. A priori, nous avons acquis le soutien du programme Écophyto pour poursuivre cette étude, cette fois sur l’ensemble des 180 échantillons prélevés annuellement, pour encore trois ans. L’objectif assigné est de mesurer en parallèle la concentration, l’exposition et l’impact sur la biodiversité pour tous ces échantillons.

Mme Céline Pelosi, directeur de recherche en agroécologie des sols à l’INRAE. Écotoxicologue des sols, je travaille depuis quinze ans sur l’effet des pesticides sur les vers de terre, dont vous connaissez, je pense, l’importance fondamentale. J’utilise aussi bien des approches de laboratoire que des approches au terrain, ce qui me permet d’étudier les effets au niveau des individus mais aussi des populations, des espèces de vers de terre jusqu’aux écosystèmes.

La littérature internationale scientifique s’accorde pour dire que la contamination par les pesticides est omniprésente et en mélange. À titre d’exemple, j’ai coordonné des projets avec une vingtaine de chercheurs de l’Inrae, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et d’instituts en chimie environnementale sur la zone atelier Plaine et Val de Sèvre, du côté de Niort. Nous nous sommes intéressés à la contamination par les pesticides des zones traitées et des éléments du paysage, traités ou non traités.

Sur les 180 échantillons de sol prélevés, 100 % étaient contaminés par au moins une molécule, avec une moyenne de neuf molécules par échantillon. Nous avons également prélevé des vers de terre et sur 155 individus, nous avons trouvé que 92 % étaient contaminés à hauteur de quatre molécules en moyenne. Nous avons aussi prélevé dans les poils des petits mammifères et trouvé que 100 % des échantillons étaient contaminés, avec en moyenne 32 molécules par individu – à noter que le spectre de recherche était plus large et couvrait 140 molécules, autorisées ou non.

Dans les matrices animales comme dans les sols, nous avons systématiquement trouvé trois molécules : de l’imidaclopride, du diflufenican et de l’époxiconazole, soit un insecticide néonicotinoïde, un herbicide et un fongicide. Les zones traitées contenaient plus de molécules et à des concentrations plus importantes que les zones non traitées. Mais nous avons quand même trouvé une forte occurrence de ces molécules et à des doses parfois assez élevées dans les céréales diverses, en agriculture biologique, dans les haies et dans les prairies permanentes. Cela est vraisemblablement dû au ruissellement, c’est-à-dire aux eaux qui vont emporter les pesticides à d’autres endroits lors de fortes pluies, et à la dérive de pulvérisation lors des applications.

Nous avons aussi mis en évidence que la présence de haies est fondamentale car elle limite la diffusion des pesticides vers d’autres compartiments, vers d’autres parcelles, vers d’autres milieux non-cibles. Plus les haies sont hautes et plus cette diffusion est limitée. Cela met en évidence l’importance de disposer de ces éléments semi-naturels dans le paysage, puisqu’ils servent à la fois de zone refuge à la biodiversité et aussi de limite à la diffusion, aux transferts horizontaux des pesticides.

Est-il grave d’avoir des pesticides dans tous les compartiments de l’environnement ? Est-ce gênant pour un ver de terre de vivre dans un sol où se trouvent neuf molécules ? Nous avons fait une analyse de risques sur la base des concentrations dans les sols, que nous avons comparées aux valeurs de référence utilisées dans les procédures d’homologation avant l’autorisation de mise sur le marché (AMM) des pesticides. Nous avons constaté que dans un cas sur deux (46 %), il y avait un risque élevé pour la reproduction des vers de terre, ce qui signifie que ces concentrations aux doses résiduelles menacent la reproduction des vers de terre. Or, si les vers ne se reproduisent plus, il y en a moins, et ils ne peuvent plus assurer aussi bien leurs fonctions, qui sont absolument nécessaires pour la durabilité des agrosystèmes. Je rappelle qu’une étude a montré que la présence de vers de terre augmentait la production végétale de 30 %, que ce soit au niveau de la croissance racinaire ou aérienne.

En outre, les vers de terre sont aussi la proie de nombreux organismes dans les paysages agricoles. Une étude anglaise a montré que la diminution de 30 %, des communautés de vers de terre dans les sols en Angleterre était responsable du déclin, voire de la disparition de certaines espèces d’oiseaux. Dans notre zone d’étude, les proies ont 92 % de chances d’être contaminées par des pesticides, ce qui pose des soucis de bioamplification et de bioélargissement. Ces concepts décrivent le fait que dans les niveaux supérieurs des chaînes alimentaires, il va y avoir plus de molécules et à des concentrations plus fortes que dans les niveaux plus bas.

Par ailleurs, dans une expertise collective nationale, nous avons montré les effets négatifs sur d’autres communautés d’invertébrés terrestres, les pollinisateurs et les auxiliaires des cultures, réduisant d’autant les fonctions assurées par ces organismes, c’est-à-dire la pollinisation et le contrôle des ravageurs des cultures.

Comment expliquer ces effets négatifs observés sur la biodiversité alors que les molécules sont testées avant leur mise sur le marché ? Plusieurs raisons y concourent. Tout d’abord, comme monsieur Bispo l’a indiqué, il y a une persistance dans les écosystèmes qui est supérieure à celle qui a été mesurée dans les études de laboratoire et par modélisation, ainsi qu’une bioaccumulation des organismes vivants. À cet égard, nous avons aussi montré que le glyphosate était fortement bioaccumulé par les vers de terre.

De plus, par le passé, ont été mises sur le marché des molécules qui avaient été testées uniquement sur la mortalité des individus adultes, notamment les vers de terre. Or, l’exposition ponctuelle à une molécule ne va pas forcément – même très rarement – causer la mort d’un ver de terre adulte. En revanche, cela va très probablement l’empêcher de croître, de se reproduire et ce, potentiellement sur plusieurs générations, avec des effets transgénérationnels peut-être plus graves encore.

Plus grave encore, il faut savoir que les pesticides sont, avant leur AMM, testés sur une espèce de ver de terre qui n’est pas présente dans les sols naturels puisqu’il s’agit d’un ver de compost, quatre fois moins sensible que d’autres espèces de ver de terre que l’on trouve dans les parcelles agricoles.

En conclusion, il faut vraiment renforcer les efforts de recherche sur ces effets de doses répétées, effets chroniques qui affaiblissent considérablement les populations et les communautés, et ont un impact sur les fonctions remplies par ces organismes du sol.

M. Christian Mougin, directeur de recherche en agroécologie des sols à l’Inrae. Mon intervention a pour objet de vous parler des communautés microbiennes des sols. Elles sont constituées de deux types d’organismes : les organismes dits autotrophes, qui tirent leur énergie de la lumière et utilisent le dioxyde de carbone comme source d’énergie, comme les microalgues et cyanobactéries ; et les organismes dits hétérotrophes, qui se nourrissent de matière organique préexistante – bactéries, champignons et archébactéries. C’est plutôt cette dernière catégorie que nous étudions.

Ces micro-organismes, localisés dans les premiers centimètres du sol, se comptent en millions d’espèces, en milliards d’individus, et représentent la plus forte biomasse des sols, supérieure à celle des invertébrés. On dit que, dans une cuiller à café de sol, on a plus de microorganismes que d’êtres humains sur Terre. Ces micro-organismes assurent des fonctions clés dans les sols dont ils contribuent à la structuration, à la cohésion et à l’aération. Ils en limitent l’érosion. Ils décomposent et minéralisent la matière organique des sols – fonction fondamentale. Ils mettent en œuvre des cycles biogéochimiques, du carbone, de l’azote et du phosphore, ce qui facilite l’assimilation des nutriments par les plantes. Ce sont les principaux acteurs de la dégradation des pesticides et ils contribuent aussi à l’état sanitaire des cultures.

On sait que le labour et l’apport de pesticides sont des facteurs qui peuvent impacter négativement les communautés microbiennes. Lors de la dernière expertise collective de l’Inrae, nous nous sommes rendu compte que l’on avait peu progressé dans la connaissance de l’impact des pesticides sur les communautés microbiennes depuis 2005. Les études disponibles prennent peu en compte les substances actives les plus récentes, les produits de biocontrôle et les produits formulés, c’est-à-dire ceux qui sont commercialisés. La grande hétérogénéité des approches expérimentales et des méthodes de mesure d’impact peut introduire des résultats parfois contradictoires pour une même molécule. On observe également des grandes variabilités de sensibilité, ainsi que des descripteurs qui peuvent être impactés par l’exposition à d’autres types de contaminants ou à des changements globaux comme le changement climatique. De ce fait, on obtient des résultats complexes dont il est difficile de tirer de grandes conclusions. En outre, la faible réglementation des sols implique aussi un suivi assez limité. Cela va peut-être évoluer avec la future directive européenne sur la surveillance des sols.

Mon intervention traitera plus spécifiquement des organismes hétérotrophes. Lorsqu’est appliquée une dose d’herbicide qui correspond à la dose normale d’utilisation, celle qui est homologuée pour le pesticide, on n’observe pas d’effet significatif sur les communautés microbiennes. En revanche, les fongicides peuvent impacter les communautés microbiennes ; nous avons très peu d’informations sur l’impact des insecticides. D’une façon générale, nous disposons de peu d’études en conditions naturelles et nous savons qu’en laboratoire, tout est très simplifié, ce qui implique de manier les résultats avec précaution. Nous savons notamment que les produits formulés ont un impact plus important que les substances actives seules. Nous savons également que les différents contextes pédoclimatiques, le labour, la fertilisation organique, le couvert végétal ont parfois des impacts plus importants que certains herbicides.

Du fait de la richesse des communautés microbiennes, les microorganismes présentent une certaine redondance fonctionnelle, évoquée par Stéphane Pesce la semaine dernière. Ainsi, les fonctions principales de ces communautés ne sont pas significativement perturbées par un apport unique d’herbicide. Cependant, le cycle de l’azote est un cycle très sensible qu’il conviendrait de considérer pour les études ; il pourrait être un marqueur intéressant d’impact des pesticides sur les communautés microbiennes.

Nous avons établi un certain nombre de préconisations. Il faut vraiment essayer d’homogénéiser les approches expérimentales, les méthodes de mesure, et s’appuyer peut-être aussi sur la normalisation de méthodes. Pour les communautés microbiennes, il convient de travailler sur des méthodes un tant soit peu cadrées, qui permettent de comparer davantage les résultats. Nous pourrions utiliser d’autres outils d’écologie microbienne qui ne sont pas encore utilisés en écotoxicologie microbienne, notamment certaines approches employées en toxicologie humaine.

Nous devons travailler davantage sur des expérimentations au champ, dans des conditions réelles ; mieux prendre en compte les facteurs de changement globaux, les produits de transformation, les mélanges ; et associer les études d’impact aux études de dynamique, pour analyser le devenir des pesticides dans le temps. Il faudrait également prendre davantage en compte les fonctions écologiques et écosystémiques des sols, ce qui permettrait peut-être d’identifier des impacts ou des effets délétères sur le long terme.

Comme vous l’avez dit la semaine dernière, il faut multiplier les études au champ, tout en gardant à l’esprit que les résultats des tests chimiques ne rendent pas nécessairement compte de l’exposition réelle des organismes : il existe encore un verrou de recherche pour mieux identifier cette exposition. Il faudrait également pouvoir prendre en compte les transferts de résidus dans les réseaux trophiques, mais aussi le transfert de matériel biologique, de bactéries, voire de gènes de résistance des sols à différents organismes vivants supérieurs. La bioamplification devrait également être davantage étudiée.

Comme je vous l’ai dit, les micro-organismes sont les acteurs majeurs de la dégradation des pesticides. Dans les cas les plus favorables, ils les minéralisent, c’est-à-dire qu’ils les transforment en dioxyde de carbone. Ils peuvent aussi les co-métaboliser, c’est-à-dire les transformer en produits de transformation. Par un troisième mécanisme dit de synthèse, ces produits peuvent être bloqués dans le sol, notamment dans les argiles, ou fixés sur les matières organiques du sol. En fonction de l’évolution de ces sols, de ces matières organiques, ces résidus, qui peuvent être piégés pendant des dizaines d’années, peuvent ensuite relargués, ce qui explique peut-être leur persistance et le fait que des pesticides qui ont été interdits il y a des dizaines années réapparaissent subitement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté et la force de vos propos. Vous plaidez en réalité pour une approche par paysage et pas seulement par parcelle. Vous avez évoqué les dérives potentielles qui résultent de la pulvérisation et les phénomènes de ruissellement. Je suis étonné que vous n’ayez pas évoqué d’autres phénomènes liés au cycle de l’eau, en souterrain ou dans le cycle de pluviométrie, ni la question du fumier ou du transport des pailles à travers les fumées, qui pourraient expliquer notamment la contamination des prairies. Par ailleurs, on retrouve encore des vieilles molécules, comme l’atrazine, dans les sols. Arrivez-vous à analyser, sur le plan scientifique, les phénomènes d’accumulation, de combinaison, à travailler sur les cycles, pour définir quand on se trouve dans une situation de danger ou, au contraire, de tolérance ?

Par ailleurs, y a-t-il une hiérarchie des molécules, s’agissant de leur effet destructeur pour les communautés microbiennes ?

Au-delà des vers de terre et des communautés microbiennes, observez un transfert des pesticides par les nutriments du sol, qui impacterait la nourriture des plantes et, in fine, l’alimentation ?

Il y a un paradoxe dans l’agriculture de conservation. M. Meynard nous a dit qu’elle était plutôt plus exposée aux pesticides. Pour autant, elle est réputée être celle qui régénère le mieux les sols en évitant le labour. Que pouvez-vous nous dire de cette question qui va être un des grands débats, je pense, de notre commission d’enquête ?

Ensuite, je n’ai pas tout à fait saisi ce que vous disiez sur le cycle de l’azote. Quelles sont les conséquences ? Par ailleurs, peut-on parler concernant les communautés microbiennes des sols d’un effet d’exposome, comme pour l’homme ? Enfin, la science des sols a, pendant un temps, été « en panne ». La France est-elle désormais au rendez-vous ? Et que pensez-vous du fait que nous ayons exclu les sols agricoles de la prochaine directive européenne de restauration des sols ? 

Mme Céline Pelosi. Les eaux souterraines et les apports organiques sont en effet à l’origine du transfert d’un grand nombre de contaminants. Oui, certaines molécules sont plus nocives que d’autres. Par exemple, l’imidaclopride et l’époxiconazole ont des effets négatifs avérés sur les pollinisateurs, sur les vers de terre, à des doses assez faibles.

L’agriculture de conservation a évolué et aujourd’hui, si les agriculteurs ont toujours recours aux intrants chimiques, ils en limitent bien plus l’usage qu’hier. Le travail du sol est le facteur prépondérant de la diminution des vers de terre dans les sols dans le temps court. Néanmoins, quand on s’arrête de labourer, on retrouve très rapidement des communautés florissantes, ce qui n’est pas le cas avec les pesticides, dont les effets sont beaucoup plus sournois et rémanents.

M. Antonio Bispo. Nous n’avons pas recherché les plus anciennes molécules dans notre étude car nous disposions déjà des éléments sur leur niveau de fond. Mais nous pourrions le faire, car nous conservons à Orléans des échantillons qui ont été prélevés dans les années 2000 et qui nous permettent de « remonter le temps ».

Je vous ai indiqué que nous allions redoser des molécules sur les trois années à venir et nous nous demandons lesquelles il faut retenir. Faut-il choisir les plus toxiques, les plus fréquemment détectées ? Les plus anciennes, puisqu’on les retrouve encore et que l’on sait qu’elles passent dans l’alimentation ? On retrouve des lots contaminés par le lindane ; je pense qu’il y aurait un intérêt à redoser ces molécules pour comparer avec les concentrations des lots plus anciens.

M. Christian Mougin. J’ai peu d’éléments sur les fumiers mais j’ai participé à une étude sur les boues de stations d’épuration issues de milieux urbains : nous y retrouvions des résidus de pesticides. Certains pesticides ont aussi des usages biocides, ce qui peut contribuer à l’explication, mais on peut effectivement considérer que des produits résiduels organiques apportent au sol des résidus de contaminants, notamment de pesticides.

Les plantes métabolisent les pesticides, mais de façon différente. Dans cette même étude, on a trouvé dans des radis des produits de transformation relativement toxiques. Il y a donc bien des transferts dans les réseaux trophiques, de résidus chimiques mais aussi de matériel biologique. On retrouve par exemple les mêmes gènes de résistance à des fongicides dans le sol, dans des bulbes de tulipes et dans les poumons de certains patients immunodéprimés. Mais les mécanismes scientifiques derrière ces phénomènes sont mal connus.

Je vous ai indiqué que les micro-organismes dégradaient la matière organique, et qu’il existait une très grande redondance fonctionnelle qui empêchait de dégager les effets nets de l’exposition des micro-organismes aux pesticides. Mais si l’on prend le cycle de l’azote, les communautés sont beaucoup plus réduites. Nous nous sommes rendu compte que les communautés microbiennes responsables du cycle de l’azote dans les sols pouvaient être impactées par les pesticides et ainsi, qu’elles pouvaient être des indicateurs intéressants à prendre en compte pour des études de risques.

On parle beaucoup de l’exposome. Le transfert du concept d’exposome en écotoxicologie en est encore à ses balbutiements, principalement en écotoxicologie humaine. Mais cela semble très intéressant en effet. Enfin, nous n’avons plus de formation spécifiquement dédiée à la science du sol, alors que nous avions avant un diplôme d’études approfondies (DE) de sciences du sol, ce qui fait que nous n’avons plus de vrais pédologues. Aujourd’hui, la science du sol semble un peu diluée dans les enseignements autour des sciences de l’environnement. Cependant, nous avons encore de très grands spécialistes.

M. Antonio Bispo. L’Inrae participe à plusieurs programmes européens et anime notamment le programme EJP Soil, un gros programme européen à 80 millions d’euros. En matière de sols agricoles, nous disposons encore de grands spécialistes. Mais ils sont très spécialisés, et nous n’avons effectivement plus de pédologues capables de décrire un sol avec une vision globale. Il s’agissait souvent d’agronomes de formation, qui pouvaient conseiller, en fonction de la nature du sol, les cultures et la gestion les plus adéquates à mettre en place. Cela manque aujourd’hui et, la pédologie ayant été reconnue comme une discipline rare, des discussions sont en cours avec le ministère de la recherche pour déterminer si l’on peut relancer ce type de formations. Mais le temps de mettre en place la formation et de former des personnes, nous ne disposerons pas de nouveaux pédologues avant six ans. Sur les autres aspects, je pense néanmoins que la science du sol demeure encore assez performante en France.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai particulièrement apprécié vos réponses synthétiques. L’accent qui vient d’être mis sur la question de la formation autour du sol me semble particulièrement intéressant.

Mme Nicole Le Peih (RE). Pouvez-vous revenir sur la distinction entre les vers de terre et les vers de compost, moins sensibles aux pesticides ? En tant qu’agricultrice, j’ai suivi une formation à la lombriculture, mais j’ai l’impression que ce type de formations a disparu. Peut-être serait-il utile de favoriser à nouveau cette compréhension du travail du sol.

Les boues des stations d’épuration sont épandues sur les terres agricoles en vertu de conventions. Mais aujourd’hui, des coopératives ou des entreprises agroalimentaires nous refusent nos petits pois ou nos haricots, précisément parce qu’on y retrouve certaines molécules. Sait-on évaluer le danger ? Où en est la recherche sur ces boues de stations d’épuration ?

Madame Mélanie Thomin (SOC). Je souhaite revenir sur le rôle du ruissellement et des eaux de pluie. Pourquoi, dans vos études, retrouve-t-on autant de traces de pesticides dans les sols non traités ? Quel est l’impact du réchauffement climatique dans les phénomènes observés, en particulier à travers les épisodes de sécheresse ? Ont-ils un effet sur la retenue et la libération de pesticides dans les sols ?

Monsieur Mougin, vous avez évoqué le rôle de la communauté microbienne. Dans quelle mesure un sol riche permet-il la retenue des pesticides ? Vous avez évoqué tout à l’heure le rôle essentiel des haies, qui jouent un rôle de barrière, et je m’interroge également sur le rôle des talus ou des arbres pour la retenue des pesticides. Madame Pelosi, vous avez parlé tout à l’heure du cas d’une prairie permanente. Dans un monde idéal, combien de temps faudrait-il pour qu’une parcelle soit totalement lavée des pesticides ? Est-ce imaginable ?

Enfin, avez-vous de la visibilité sur le financement à long terme des programmes et études dont vous nous avez parlé ?

Mme Céline Pelosi. On a longtemps considéré le ver de terre comme un bio-indicateur sur l’état du système. Mais il faut vraiment le considérer comme un acteur majeur des sols, qu’ils passent leur temps à travailler. Il faut donc réapprendre à piloter l’activité des vers de terre, en adaptant nos pratiques.

S’agissant des vers de compost, une méta-analyse que j’avais menée en 2013 m’a conduite à conclure qu’ils étaient quatre fois moins sensibles que les vers de terre. Nous avons comparé la dose qu’il faut pour tuer un ver de compost à la dose qu’il faut pour tuer un ver présent dans les champs. Nous avons montré que, sauf pour une seule espèce de vers, il faut plus de pesticides pour tuer le ver de compost que pour tuer les vers présents dans les champs – en moyenne quatre fois plus. Et nous avons identifié une espèce de ver qui pourrait être choisie pour les tests avant la mise sur le marché des pesticides, qui est à la fois beaucoup plus représentative des sols cultivés et beaucoup plus sensible que le ver de compost.

Enfin, j’ai insisté sur le ruissellement et la dérive de pulvérisation car ce sont apparemment les facteurs majeurs de la contamination des éléments adjacents aux parcelles traitées.

M. Christian Mougin. Les boues de stations d’épuration sont le reflet de l’activité humaine sur le bassin de collecte des eaux usées. On y retrouve un grand nombre de contaminants chimiques. Je crois que la règlementation impose seulement la mesure de quelques polluants dans ces boues, au maximum une quinzaine, plutôt des composés persistants. Mais les choses ont peut-être évolué ces dernières années. Des études conduites en Suisse avaient aussi montré que l’on retrouvait dans les boues de station d’épuration des résidus pesticides. Ces produits peuvent effectivement être transférés dans les végétaux, notamment dans l’alimentation animale. J’ai ainsi participé à une expertise pour une collectivité locale confrontée à des problèmes d’intoxication de bovins ; je me suis rendu compte à cette occasion que l’alimentation animale faisait l’objet d’une réglementation minimaliste, imposant l’analyse de seulement quelques contaminants, toujours à peu près les mêmes.

En effet, dans les sols riches en matière organique, les sols limoneux, l’activité microbienne est importante et ces sols ont tendance à retenir les pesticides. À l’inverse, des sols sableux retiennent peu les polluants ; ils permettent une infiltration en profondeur et ainsi une contamination plus facile des nappes souterraines.

Je vous ai indiqué qu’il y avait plusieurs mécanismes à l’œuvre pour les résidus liés. Parmi eux figure le piégeage physique dans les feuillets d’argile. Par des mécanismes de dessiccation et de réhumectation qui vont faire gonfler ces argiles, on peut voir survenir des relargages de composés qui étaient stockés dans ces feuillets ou entre ces feuillets. Le changement climatique peut ainsi avoir un impact sur le relargage de certains contaminants, pas uniquement des pesticides. Nous évitons de faire nos expériences en été parce que la chaleur et la sécheresse limitent beaucoup l’activité des micro-organismes et des vers de terre.

La majorité des financements s’étendent sur des périodes de deux à quatre ans. Or, les expérimentations sur le long terme couvrent des périodes de dix à vingt ans. Vous voyez donc que la situation peut être assez compliquée ; la pérennité des financements est loin d’être assurée. On a pourtant besoin d’expérimenter sur le long terme sur ces sujets.

M. Antonio Bispo. Madame Thomin, vous nous avez interrogés sur la durée de rémanence, et sur le temps qu’il faudrait pour récupérer un sol lavé de tout pesticide. Cela dépend beaucoup du type de sol, des molécules – certaines sont très longues à dégrader. Dans le cas de la chlordécone aux Antilles, on annonce une durée de dégradation de plusieurs centaines d’années. D’autres molécules sont reconnues comme étant beaucoup plus facilement dégradables, bien qu’on les retrouve parfois malgré tout.

L’un des sites que nous avons analysés, une forêt, est situé en bas d’une vallée et pourrait récupérer tous les ruissellements des plateaux autour : dérive et eaux de percolation. Les transferts dans le paysage peuvent par conséquent être assez importants. Sur les 47 sites que nous avons dosés, nous devons étudier leur environnement. On retrouve par exemple des pesticides en agriculture bio, en raison de phénomènes d’érosion ou de dérive qui peuvent contaminer le sol en produits phytosanitaires.

Les réglementations sur les boues d’épuration visent seulement certains éléments : des traces métalliques, du cadmium, du plomb, du mercure par exemple. Elles ciblent aussi quelques polluants organiques persistants, mais il en manque beaucoup. Il y a effectivement un cocktail de polluants dans ces boues – résidus de pesticides, médicaments – et l’on ne sait pas vraiment évaluer le devenir de ces molécules dans les sols et les transferts vers les plantes.

S’agissant des financements, le réseau de mesure de la qualité des sols dont je vous ai parlé est financé depuis les années 2000 par période de cinq ans. Ainsi, tous les cinq ans se pose la question du financement avec le ministère de l’agriculture et le ministère de l’écologie, l’Ademe et l’Office français de la biodiversité (OFB). Le premier RMQS a coûté dix millions d’euros sur un peu plus de dix ans ; cela correspond aux prélèvements et aux analyses agronomiques au sens large. Si l’on veut analyser les produits phytosanitaires et l’impact sur la biodiversité, le prix du réseau double, soit deux millions d’euros par an. Le programme Écophyto va nous financer pendant trois années supplémentaires.

Ce montant peut sembler important mais, ramené à la surface agricole ou même à la surface de la France, cela ne représente que 30 centimes à l’hectare. Jusqu’à présent, les acteurs publics ont toujours trouvé les moyens de financer ce réseau. Nous espérons pouvoir mener à bien quatre campagnes pour effectuer des comparaisons sur l’évolution de la qualité des sols. Certains réseaux de surveillance sont financés et pérennes, notamment pour les pesticides dans l’eau, parce qu’il y a une réglementation. Ce n’est pas le cas pour les sols.

Le 5 juillet, la proposition de loi européenne sur la surveillance des sols a été mise sur la table. Si elle est effectivement votée, à terme, elle permettra peut-être la mise en place d’un dispositif qui sécurisera la surveillance des sols en France.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). L’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 1er octobre 2019 dit « arrêt Blaise » énonçait l’insuffisance des tests de toxicité effectués dans le cadre de la procédure d’approbation des molécules. À vous écouter, j’ai le sentiment que vous apportez déjà une réponse à ce sujet. Je présume que le réseau national de surveillance de la qualité des sols qui est mis en place permet d’avancer ou, du moins, permettra d’avancer. Actuellement, les autorisations de mise sur le marché se fondent sur des tests en laboratoire à partir d’une molécule. Mais vos constats permettent justement de mettre en lumière l’effet cocktail sur le terrain. Vos travaux sont-ils pris en compte par l’Anses et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ? Je n’en ai pas l’impression.

Enfin, je travaille sur la politique agricole commune et je constate qu’il est difficile d’attribuer les aides en fonction de l’évolution des pratiques, laquelle se fait nécessairement sur le long terme. On a donc plutôt tendance à se fonder sur les pratiques adoptées par les agriculteurs. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

M. Jean-Luc Fugit (RE). Je ne reviendrai pas sur la question de l’agriculture de conservation des sols, dont j’estime que le développement devrait être plus important. En tant que chimiste, je suis naturellement attentif à vos propos sur la puissance croissante des méthodes de chimie analytique, notamment la question des teneurs totales quantifiées en biodisponibilité. À ce titre, je voudrais souligner que l’abaissement des limites de détection nous conduit à disposer d’informations nouvelles. Si, par le passé, nous ne donnions pas ces informations, ce n’est pas que nous les cachions, c’est que nous n’étions pas capables de les avoir. Je pense qu’un effort de clarification est nécessaire à ce sujet, qui nous permettrait d’éviter certaines polémiques.

La mesure des pesticides dans l’air ne fait l’objet d’aucune réglementation. Je me prononce pour ma part en faveur d’une systématisation de la mesure des pesticides dans l’air, que je porterai dans une proposition de loi cet automne.

Vous avez évoqué les différentes méthodes et expérimentations. Est-il nécessaire selon vous de hiérarchiser ces méthodes ? Faut-il à l’inverse tout faire, parmi les méthodes que vous préconisez ? Par ailleurs, êtes-vous en lien avec les chambres d’agriculture sur ces sujets ? Enfin, savez-vous si des travaux identiques aux vôtres sont conduits dans d’autres pays majeurs en matière d’agriculture, comme les Pays-Bas, la Belgique ou les États-Unis. ? Pourrait-on s’inspirer de certaines de leurs démarches pour avoir une meilleure connaissance de l’impact de ces molécules dans toute sa complexité ?

Mme Céline Pelosi. Bien sûr, nous partageons nos connaissances avec les autorités en vue d’adapter la règlementation. Mais les démarches en matière de normalisation prennent toujours beaucoup de temps. S’agissant par exemple des tests sur les vers de terre, que nous évoquions tout à l’heure, il nous a fallu quinze ans pour obtenir une modification de la norme. Donc en effet, la recherche avance, et les capacités analytiques évoluent : nous savons de plus en plus de choses parce que nous sommes capables de nous saisir de sujets que nous ne pouvions pas mesurer auparavant.

Les procédures d’homologation se déroulent en plusieurs étapes. Des tests sont d’abord réalisés en laboratoire, par exemple sur la reproduction et la mortalité de ver de compost (Eisenia fetida). Si des effets sont perçus, il faut ensuite effectuer des essais au champ, alors que la procédure d’homologation pourrait s’arrêter là. Finalement, la plupart du temps, on ne retrouve pas au champ les effets négatifs que l’on a vus en laboratoire, pour les raisons que l’on expliquait tout à l’heure. Les effets se manifestent ainsi de manière plus sournoise et à long terme qu’en laboratoire, ou la molécule tue le ver. On arrive ainsi à pratiquer un très grand nombre de tests tout en autorisant des molécules qui ont en réalité une certaine dangerosité. 

Par ailleurs, nous sommes bien en lien avec les chambres d’agriculture, notamment sur la question des apports de matière organique, pour essayer de voir comment on peut revitaliser et refertiliser les sols, tout en ayant en tête leur contamination potentielle par les pesticides, par le cuivre, par les microplastiques, etc. Nous essayons d’avoir une approche la plus intégrative possible.

M. Antonio Bispo. Finalement, les tests d’homologation sont peut-être insuffisants notamment parce qu’ils sont réalisés sur le court terme. Il faudrait donc, pour compenser, mettre en place une surveillance sur le long terme pour faire remonter les effets négatifs des molécules autorisées, comme pour les médicaments. De fait, l’Anses a un département de phytopharmacovigilance mais il faudrait, pour qu’il soit pleinement effectif, mettre en place un réseau de surveillance sur le long terme des concentrations et des effets dans notre environnement des produits mis sur le marché.

Il y a évidemment un lien entre la contamination des sols et la contamination de l’air. Les produits peuvent passer de l’air au sol via les dépôts atmosphériques, du fait des dérives de pulvérisation. Ils peuvent aussi être réémis dans l’air depuis les sols, en fonction des conditions atmosphériques. Dans nos expériences sur les sols, nous avons été conduits à doser le lindane et d’autres organochlorés car l’Anses les retrouvait dans l’air et se demandait pourquoi il en était ainsi, puisqu’ils sont interdits.

Nous travaillons effectivement avec les chambres d’agriculture. Ce sont notamment elles qui prélèvent les échantillons du réseau de mesure de la qualité des sols. Quand on a parlé de pesticides, elles étaient assez inquiètes et craignaient que les agriculteurs n’acceptent pas les prélèvements. En réalité, c’est le contraire qui s’est produit : les agriculteurs étaient très curieux de savoir ce que nous avions trouvé sur dans leurs parcelles. Nous leur avons évidemment communiqué nos résultats. 

S’agissant des autres pays, tous sont en train de prendre le chemin de la surveillance. Il existe d’ailleurs un réseau de surveillance européen. L’Union européenne a produit, ce mois-ci, un rapport fondé sur le prélèvement d’environ 3 500 échantillons dans tous les pays européens. Dans 75 % d’entre eux, des traces de pesticides ont été retrouvées. 117 molécules étaient recherchées, dont certaines ne sont plus autorisées, comme l’atrazine, le diuron, le lindane, mais aussi le Roundup par exemple. Leurs résultats rejoignent nos conclusions et nous allons essayer d’obtenir les résultats des mesures effectuées en France, pour pouvoir comparer avec nos 47 sites.

M. Christian Mougin. J’imagine que vous avez prévu d’auditionner l’Anses. Le dispositif de phytopharmacovigilance, qui est unique en Europe, est vraiment un outil très intéressant. Il faudrait renforcer la petite équipe qui s’en charge, car ce dispositif permet d’avoir des signalements et d’étudier des effets non intentionnels après l’autorisation, dans les conditions normales d’utilisation.

Il est fréquent que des groupes de travail de l’EFSA mobilisent certains de nos collègues, par exemple sur les nouveaux bio-indicateurs à mettre en œuvre. On observe que les tractations sont nombreuses à cette échelle, ce qui fait que les textes adoptés peuvent être assez édulcorés par rapport aux propositions initiales.

Par ailleurs, je pense que l’on pourrait aussi utiliser davantage les outils à disposition en France, notamment les réseaux. Je pense par exemple aux zones ateliers ou aux grandes infrastructures de recherche qui figurent sur la feuille de route du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur. Nous essayons de nous appuyer sur ces infrastructures qui ont vocation à être pérennes, mais elles sont parfois plutôt dédiées aux expérimentations qu’au suivi au long cours et connaissent également des problèmes de financement sur le long terme.

Les valeurs réglementaires sont souvent liées à nos capacités de détection. Par exemple, la directive 94-14 fixait à 0,1 microgramme par litre les teneurs pour une molécule dans l’eau parce qu’à l’époque, elle constituait la limite de détection des équipements. Il se trouve que nos capacités de détection sont cent fois, voire mille fois plus puissantes aujourd’hui, ce qui fait que nous sommes capables de trouver, je pense, à peu près tout, n’importe où. Mais que faisons-nous de ces valeurs qui ne nous disent pas grand-chose de la toxicité des molécules ? C’est une vraie question. Il faut relever que ces méthodes qui sont de plus en plus performantes sont aussi de plus en plus coûteuses. On se posait auparavant moins de questions sur le glyphosate parce qu’on ne savait pas le doser dans les sols, ce que nous savons faire désormais.

Nous devons essayer de travailler de façon complémentaire. Il ne faut pas supprimer les études de laboratoire qui, en dépit des conditions simplifiées dans lesquelles elles ont lieu, permettent de comprendre les processus. Mais par ailleurs, il fait développer les études sur le terrain. Nous devons notamment progresser sur la connaissance de l’impact des pesticides – notamment – sur la préservation des grandes fonctions écologiques. C’est une question qui me semble prioritaire. Il faudrait également parvenir à travailler sur un vrai itinéraire cultural, intégrant les successions et les mélanges de matières actives, plutôt que de tester un produit isolé en application unique.

M. Antonio Bispo. Je souhaite fournir un complément d’information concernant les méthodes. Dans l’étude dont j’ai parlé, les 47 échantillons de sol ont été testés au moyen de quatre méthodes différentes pour détecter la présence éventuelle des 111 molécules. Le processus et complexe, et il a fallu développer des méthodes qui n’existaient pas pour les sols. Au total, le coût de revient était d’environ mille euros par échantillon testé.

Les méthodes non ciblées permettent d’avoir une vue d’ensemble, une sorte d’empreinte des molécules présentes. Mais si l’on veut ensuite connaître les concentrations, il faut utiliser d’autres méthodes ; c’est nécessaire pour savoir s’il existe ou non des risques pour les organismes. Pour la prochaine campagne, nous allons chercher à combiner ces deux approches. Ainsi, les évolutions technologiques permettent aujourd’hui d’abaisser les limites de détection à quelques nanogrammes, mais c’est un travail technique, qui exige du personnel hautement qualifié et qui est donc assez coûteux.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). De nombreuses molécules sont utilisées à l’échelle de la planète, bien au-delà des pesticides. Est-il possible de différencier les impacts des unes et des autres, par exemple pour distinguer les métaux lourds des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) ou des médicaments ?

Ensuite, des travaux similaires aux vôtres sont-ils conduits dans les autres pays d’Europe ? Vous avez déjà répondu à cette question en partie, mais d’autres pistes sont-elles explorées, y compris en dehors de l’Europe ? On sait qu’une bonne partie de notre alimentation est d’origine extra‑européenne.

Je souhaite également revenir sur cette norme de 0,1 microgramme que vous avez évoquée et qui a effectivement été mise en place en fonction d’un seuil de détection. À l’époque, le raisonnement des États-Unis était plutôt centré sur les molécules. Avez-vous une opinion à ce sujet ? Est-il pertinent de maintenir de tels seuils ? Ne faudrait-il pas évoluer vers autre chose ?

Par ailleurs, on tire très souvent des conclusions sur le glyphosate en tant que substance active mais pas sur les produits commercialisés. Or les formulations changent selon que l’on se trouve en France, en Europe ou dans d’autres pays du monde. En tant que parlementaire, j’estime que nous devrions avoir une vision claire de ces nuances pour éviter certains raccourcis. C’est pourquoi nous avons besoin que les scientifiques nous fournissent des données précises. 

Madame Anne-Laure Babault (Dem). Je vous remercie pour vos présentations et les informations très enrichissantes que vous nous avez transmises. Tout d’abord, je voudrais évoquer l’étude des sols : étudiez-vous les terres en agriculture biologique, les terres en agriculture raisonnée, les terres en agriculture conventionnelle ? Vous avez en partie répondu à cette question, mais je souhaite notamment revenir sur l’impact du cuivre sur les terres en agriculture biologique.

Vous avez dit qu’aujourd’hui, on n’étudiait pas l’impact des pesticides sur les milieux aquatiques. J’ai un territoire conchylicole dans ma circonscription, j’aimerais que vous m’en disiez plus à ce sujet.

Par ailleurs, nous avons parlé pollution de l’air, pollution de l’eau, pollution du sol, mais il me semblerait important d’avoir une vision globale sur l’ensemble de ces milieux. Parfois, on ne fait que déplacer le problème au lieu de le résoudre. Cette vision globale me semble aussi indispensable pour bien mesurer les effets cocktails. Nous avons évoqué les boues d’épuration, les résidus de médicament, mais il y a aussi les microplastiques, sur lesquels nous ne savons rien, ou presque. Pouvez-vous nous en dire un mot ? Enfin, pouvez-vous nous faire part de vos besoins en termes de financement, afin que nous puissions porter ce sujet au plus haut niveau ?

M. Christian Mougin. Il est certain que nombre de nos outils biologiques répondent de la même façon. Cela nécessite donc de progresser dans l’identification de réponses spécifiques. Les approches de toxicologie prédictive utilisées en toxicologie humaine, notamment ce qu’on appelle les AOP (adverse outcome pathways), permettraient peut-être d’identifier des réponses spécifiques au moyen de bases de données recensant les effets connus de tel ou tel polluant. Ces approches émergent de plus en plus en écotoxicologie terrestre.

J’ai également parlé des technologies omiques, qui visent à détecter des empreintes aux niveaux moléculaire et cellulaire afin d’identifier ce qui résulte de l’exposition à un produit précis. Il s’agit d’une technologie émergente en écotoxicologie microbienne. On revient toujours à la question des moyens disponibles : si l’on veut développer ces nouvelles approches, il faut aussi mettre en place des nouveaux laboratoires et des nouvelles équipes.

Enfin, sur la question des formulations, il y a un véritable verrou pour nous autres scientifiques : nous n’avons pas accès à la composition de ces formulations qui relève du secret industriel. Enfin, pouvez-vous expliciter votre question sur le seuil de 0,1 microgramme par litre ?

Madame Laurence Heydel-Grillère. Je voulais mettre en perspective le choix fait par les États-Unis à l’époque d’adopter un raisonnement par molécule, sans mettre en avant un seuil global comme nous l’avons fait. Le seuil de détection est un chiffre qui n’a pas vraiment de valeur scientifique ; il faudrait sans doute l’abaisser pour certaines molécules. Faut-il continuer à travailler avec ces seuils ou faut-il aller vers un autre système ?

M. Christian Mougin. Il est exact que les États-Unis avaient à l’époque une réglementation plus fondée sur des valeurs toxicologiques. La valeur établie avec une limite de détection est plus simple à utiliser pour des décideurs. Il serait en effet plus pertinent d’avoir des valeurs fondées sur la toxicologie mais cela poserait des problèmes d’utilisation. Nous devons conduire une réflexion à ce sujet.

Nous travaillons par ailleurs dans le cadre d’un gros programme européen lancé l’an dernier, Le Parc – partenariat pour l’évaluation des risques liés aux substances chimiques. Ce programme, piloté par l’Anses et doté d’un très gros budget, embarque la majorité des États membres. Il vise à progresser sur les procédures d’évaluation des risques, sur le développement de tests de méthodologie. À ma connaissance, il traite peu des pesticides pour le moment, sauf ceux qui seraient des perturbateurs endocriniens. Néanmoins, il existe bien une volonté communautaire d’avancer sur ces questions, de faire évoluer la réglementation.

Dans le domaine des microplastiques, une expertise scientifique collective pilotée par le CNRS et l’Inrae est en cours. Du même type que celle sur les pesticides, elle est structurée autour d’un comité d’experts international et elle publiera ses résultats en 2024.

M. Antonio Bispo. Je complète la réponse sur l’étude des différents types de sols en agriculture biologique. Je vous ai expliqué que le réseau de mesures de la qualité des sols était un réseau maillé de 16 kilomètres sur 16. La parcelle au centre de chaque carré peut être en agriculture biologique. Mais nous ne stratifions pas notre échantillonnage en fonction du type d’agriculture : le réseau comporte à la fois des parcelles en conservation des sols, des parcelles en bio ou d’autres types d’agriculture. En revanche, il y a une dimension aléatoire :  je ne suis pas certain que le pourcentage d’agriculteurs bio dans le réseau reflète exactement la proportion réelle sur le territoire.

Madame Anne-Laure Babault. J’en conclus que vous ne faites pas de distinction entre les résultats obtenus sur un territoire, qu’il s’agisse d’une terre en agriculture biologique ou d’une terre en agriculture conventionnelle. Ai-je bien compris ?

M. Antonio Bispo. Nous pouvons effectuer cette distinction. Il y avait, je crois, trois ou quatre agriculteurs biologiques dans les sites qui ont été mesurés par l’expertise. Nous avons aussi dosé les microplastiques dans nos échantillons. Mais les méthodes de travail ne sont pas encore stabilisées pour ces analyses dans le sol, alors qu’elles sont fréquemment conduites dans l’eau – je pense notamment aux campagnes Tara Océans. De fait, nous avons retrouvé des microplastiques dans de nombreux sols agricoles et aussi dans des sols de prairie. Cela pourrait provenir de l’enrubannage du foin dans les prairies. Nous voulions continuer à les doser mais les laboratoires ne sont actuellement pas prêts à traiter 180 échantillons par an : les méthodes d’extraction et d’analyse sont assez compliquées, en particulier le comptage qui se fait soit à l’œil, soit à l’aide de microscopes infrarouges.

Le réseau actuel fonctionne avec un financement situé entre 1 et 1,5 million d’euros par an. Mais si l’on veut doser les produits phytosanitaires, analyser la biodiversité des sols et, à terme, doser les microplastiques, le budget nécessaire serait d’environ 3 millions d’euros. Il faudrait ajouter encore 500 000 euros pour l’outre-mer.

Mme Céline Pelosi. Il me semble nécessaire de renforcer le processus d’autorisation de mise sur le marché qui est, à l’heure actuelle, franchement défaillant. Il faut également renforcer les dispositifs de mesure a posteriori, une fois que les molécules sont mises sur le marché, pour bénéficier d’un vrai réseau de mesure et de suivi.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous vous remercions à nouveau pour la qualité de vos interventions et pour l’aide que vous nous apportez.

 


5.   Table ronde sur l’impact des pesticides sur la santé humaine (jeudi 20 juillet 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’impact des pesticides sur la santé humaine :

 M. Laurent Fleury, responsable du pôle « expertises collectives » de l’Inserm

 Mme Stéphanie Goujon, ingénieure de recherche en épidémiologie des cancers de l’enfant et de l’adolescent à l’Inserm

 M. Rémy Slama, directeur de l’Institut thématique santé publique de l’Inserm

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux avec une restitution des résultats de l’expertise collective sur les effets des pesticides sur la santé, réalisée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2021. Elle vient compléter une première expertise collective qui avait été réalisée sur ce sujet en 2013. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Stéphanie Goujon, MM. Laurent Fleury et Rémi Slama prêtent serment).

M. Rémy Slama. Nous sommes heureux d’être avec vous aujourd’hui pour présenter les résultats de cette nouvelle expertise collective de l’Inserm sur les pesticides. Pour rappel, l’Inserm a pour mission de lancer, de développer et de coordonner une recherche biomédicale d’excellence dans tous les domaines de la santé.

Il s’agit d’améliorer la santé de tous par le progrès des connaissances sur le vivant et sur les maladies, par l’innovation dans les traitements et par la recherche en santé publique. Les 8 000 chercheurs, enseignants-chercheurs et enseignants hospitaliers qui travaillent dans nos unités de recherche avec de nombreux ingénieurs et techniciens étudiants sont répartis dans environ 270 unités de recherche mixtes, avec nos partenaires des universités. Nous comptons aussi une trentaine de centres d’investigation clinique avec nos partenaires des centres hospitaliers universitaires (CHU) sur tout le territoire.

Nous nous intéressons à tous les champs de la santé physique et mentale, à tous les âges de la vie, à tous les déterminants de la santé – de la génétique à l’environnement – dont les pesticides. Ce champ de la santé environnementale fait partie de ceux qui sont abordés par nos unités de recherche, notamment en toxicologie. En épidémiologie, nos équipes ont développé de nombreuses cohortes et infrastructures de recherche, de plateformes qui contribuent à cette thématique de la santé environnementale.

On peut citer notamment la cohorte Pélagie en Bretagne, qui s’intéresse spécifiquement à l’effet des pesticides dans le contexte des expositions précoces, ou la cohorte Timoun développée aux Antilles, centrée sur le chlordécone. Nos équipes ont réalisé de nombreux travaux, notamment sur le chlordécone, mais aussi sur les effets de l’alimentation biologique et ses liens sur la santé, sur les effets des pesticides dans l’alimentation, sur les perturbateurs endocriniens, sur les pesticides organophosphorés.

La diffusion des connaissances, essentielle, se fait bien sûr par des publications scientifiques très détaillées dans des revues. Cependant, étant donné le nombre de publications sur un sujet donné, il est essentiel de pouvoir prendre du recul et de faire la synthèse des milliers de travaux existant sur un domaine pour rendre les connaissances plus lisibles et accessibles. Cette mission est donc réalisée par le pôle d’expertise collective de l’Inserm, lancé depuis plus de 30 ans, et actuellement dirigé par Laurent Fleury.

M. Laurent Fleury. Les expertises collectives ont aujourd’hui trente ans. Elles ont été créées avec l’idée que les chercheurs avaient deux missions : à long terme, de chercher et de découvrir ; à plus court terme, de partager leurs connaissances pour que les décideurs puissent se fonder sur des données un peu solides. Le but de ces expertises est ainsi d’apporter un éclairage scientifique multidisciplinaire sur des thématiques de santé et d’être ainsi utiles au processus décisionnel. Dans notre travail, nous nous fondons principalement sur les données récentes issues de la recherche biomédicale et des sciences humaines. La particularité de ces expertises collectives est de laisser la place aux connaissances et au savoir-faire des chercheurs, qui sont spécialistes dans leur domaine, et libres dans leurs recherches. Désormais, ces expertises collectives sont vraiment devenues un outil de la démocratie en santé et cherchent à formuler des recommandations d’actions destinées aux décideurs. L’expertise sur les pesticides que nous vous exposons aujourd’hui a été sollicitée par cinq directions générales ministérielles en 2020, en vue de mettre à jour une expertise publiée en 2013 à la demande de la direction générale de la santé.

Tout d’abord, qu’entend-on par pesticides ? Il en existe trois classes : les insecticides, les herbicides et les fongicides. Ces produits sont répartis en une centaine de familles chimiques, pour un millier de substances actives et plus de 10 000 spécialités commerciales, sans compter les métabolites, les coformulations et les impuretés. Le paysage n’est pas si simple que cela !

En termes de méthodologie, nous avons décidé de conduire une entrée par les pathologies et non pas, comme nos confrères de l’Inrae, par produit. Pathologie par pathologie, nous avons regardé si nous disposions de données en fonction de l’exposition aux pesticides, dans une approche multidisciplinaire, en intégrant donc l’expologie, l’épidémiologie, la toxicologie, ainsi que, depuis 2021, la sociologie. L’autre nouveauté concerne le focus particulier réalisé sur certaines substances actives : le glyphosate et le chlordécone, ainsi que la famille des fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHi).

Dans cette expertise, nous avons étudié une trentaine de pathologies, depuis le nourrisson jusqu’à l’adulte. À chaque fois, nous avons vérifié s’il existait des données épidémiologiques et si elles pouvaient être confortées par des données toxicologiques. Nous avons également regardé ces données pour les expositions professionnelles – principalement des expositions par voie cutanée, et dans une moindre mesure par voie respiratoire ou par ingestion. Nous nous sommes aussi concentrés sur l’exposition environnementale – contamination par l’air, l’alimentation, environnements intérieurs, sur les différentes populations – notamment les riverains, en prenant également en compte d’autres facteurs comme la nature, la durée et le niveau de l’exposition, ainsi que l’influence des périodes sensibles – grossesse, période prénatale et enfance.

Nous avons classé les maladies en trois catégories en fonction du lien de présomption – fort, moyen ou fiable, selon un certain nombre de critères, notamment du nombre et de la qualité des analyses. Pour qu’un lien fort soit présumé, il fallait des méta-analyses de qualité, avec une association significative, ou plusieurs études de bonne qualité. Pour une présomption moyenne, il fallait au moins une étude de bonne qualité. Pour une présomption faible, il pouvait y avoir plusieurs études de qualité insuffisante ou incohérentes entre elles. Cependant, ces présomptions constituaient surtout un cadre ; nous ne nous voulions pas dogmatiques.

Mme Stéphanie Goujon. Je vais m’attacher à vous présenter les principales conclusions de cette expertise, qui peuvent être plus ou moins robustes selon les pathologies, avec cette gradation des présomptions qui vient d’être évoquée. Nous avons choisi de vous rapporter ici les présomptions fortes et moyennes de lien à l’exposition aux pesticides.

Chez l’enfant, l’expertise a conclu à un lien avec l’exposition pendant la grossesse à une famille particulière de pesticides – des organophosphorés – de certaines altérations des capacités motrices, cognitives, sensorielles, avec un niveau de présomption fort. Nous avons par ailleurs établi un lien, avec un niveau de présomption fort, entre des comportements du type internalisé, en particulier l’anxiété, et l’exposition pendant la grossesse aux pyréthrinoïdes, une autre famille de pesticides de plus en plus utilisés. Pour ces pathologies, nous avons aussi établi un lien, avec niveau de présomption moyen, avec une exposition résidentielle aux pesticides pendant la grossesse. Ici, cela fait plus référence aux usages domestiques ou à la proximité avec des activités agricoles.

C’est un résultat un peu nouveau, nous avons pu établir un lien, avec un niveau de présomption moyen, entre des comportements évocateurs de troubles du spectre autistique et l’exposition pendant la grossesse aux organophosphorés.

S’agissant des cancers, dans la précédente expertise, nous avions déjà établi un lien avec une présomption forte entre les tumeurs du système nerveux central et l’exposition professionnelle des parents pendant la période prénatale. Nous avons désormais conclu à un lien, également avec une présomption forte, avec l’exposition domestique pendant la grossesse ou pendant l’enfance. Les deux expositions – professionnelles et domestiques – sont souvent très corrélées.

Concernant les leucémies, nous avons conclu à un lien, avec une présomption forte, avec l’exposition professionnelle de la mère aux pesticides pendant la grossesse. Notre nouvelle expertise a permis d’affiner l’analyse pour les leucémies aiguës myéloïdes mais également les leucémies lymphoblastiques, qui sont les plus fréquentes. Nous avons aussi mis en évidence – nous n’avions pu le faire en 2013 – un lien entre l’exposition professionnelle paternelle et certaines leucémies aigües de type lymphoblastique, avec un niveau de présomption moyen.

Nous avons mis en évidence un lien entre certaines malformations congénitales, avec un niveau de présomption fort, et l’exposition professionnelle aux pesticides pendant la grossesse.

Pour certains problèmes de croissance fœtale ou pondérale, nous avons pu établir un lien avec une exposition pendant la grossesse à certains pesticides, notamment un métabolite du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT), un organochloré très utilisé par le passé, ainsi qu’un autre organochloré, l’hexachlorobenzène (HCB). Le risque de mort fœtale a également été étudié dès 2013 ; nous avons à nouveau conclu, avec un niveau de présomption moyen, à un lien avec l’exposition professionnelle pendant la grossesse.

Chez les adultes, nous avons conclu, avec un niveau de présomption fort, à un lien entre la maladie de Parkinson et l’exposition professionnelle aux pesticides, en particulier les herbicides et les insecticides – plutôt les organochlorés. Nous avons également relevé, avec un niveau de présomption moyen, un lien avec l’exposition professionnelle à deux substances, le paraquat et le roténone. Pour la maladie d’Alzheimer, nous avons établi un lien, avec une présomption moyenne, avec l’exposition professionnelle aux pesticides en général.

Nous avons pu mettre en évidence un lien nouveau entre certains troubles cognitifs et l’exposition professionnelle aux organophosphorés notamment ; ce lien a également été relevé en population générale et chez les populations visant en zone agricole.

Concernant les pathologies respiratoires, le résultat principal concerne la bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) et également la bronchite chronique, pour lesquelles on a établi, avec un lien de présomption fort, le rôle de l’exposition professionnelle aux pesticides, sans pouvoir conclure plus finement concernant les familles de pesticides.

Nous avons par ailleurs conclu, avec une présomption moyenne, à un lien entre l’exposition professionnelle aux pesticides – au paraquat en particulier – et certaines altérations de la fonction respiratoire, l’asthme et les sifflements. Ce lien a aussi été mis en évidence en population générale s’agissant de l’exposition au DDT, ainsi que de l’exposition générale aux pesticides dans les usages domestiques pour l’asthme et les sifflements.

Concernant les cancers, de nombreuses études ont porté sur les hémopathies malignes, en particulier les lymphomes non hodgkiniens (LNH). Nous observons à nouveau un lien avec l’exposition professionnelle aux pesticides en général, mais également à différents organochlorés et organophosphorés. Un lien a également été établi, avec un niveau de présomption plus faible, avec l’exposition professionnelle à d’autres formes de pesticides, comme les carbamates ou la triasine. Nous avons aussi rehaussé le niveau de présomption concernant le lien entre ces maladies et l’exposition au chlordane et au glyphosate.

S’agissant encore des hémopathies malignes, nous avons établi un lien, avec une présomption forte, entre l’exposition professionnelle aux pesticides et le risque de myélomes multiples, et également, avec un niveau de présomption moyen, avec l’exposition à la perméthrine, en particulier chez les applicateurs de pesticides. Pour le cancer de la prostate, nous avons à nouveau établi un lien, cette fois avec un niveau de présomption fort, avec les expositions professionnelles. Pour la première fois, nous avons mis en évidence, avec un niveau de présomption moyen, le lien entre cette pathologie et l’exposition au chlordécone en population générale. 

Enfin, il existe un certain nombre de pathologies pour lesquelles il n’y a pas de présomption forte de lien avec l’exposition aux pesticides, mais suffisamment de preuves pour conclure à un lien avec une exposition professionnelle avec une présomption moyenne. Il s’agit ici des troubles anxio-dépressifs, des tumeurs du système nerveux central, des leucémies, du cancer du sein, des sarcomes des tissus mous et des viscères, du cancer du rein et de la vessie, des pathologies thyroïdiennes, Ces trois dernières pathologies ont été étudiées pour la première fois dans l’expertise de 2021. Nous avons aussi mis en évidence un lien avec les problèmes de fertilité et de fécondabilité. On peut noter qu’il y a également pour ces pathologies, notamment pour le cancer du sein, un lien avec un niveau de présomption moyen avec l’exposition en population générale, notamment l’exposition au DDT pendant l’enfance. Un lien a également été établi entre certaines pathologies thyroïdiennes et l’exposition au DDT et au HCB, à la fois pour les expositions professionnelles et en population générale.

M. Rémy Slama. En conclusion, les expositions aux pesticides constituent une préoccupation sociétale et sanitaire importante, justifiée par le caractère généralisé de ces expositions et les effets sanitaires mis en évidence. Au cours de la période récente, l’essor de l’épidémiologie moléculaire, qui s’appuie sur les biomarqueurs d’exposition, permet désormais de fournir davantage de résultats spécifiques à certains pesticides, précisant ainsi les résultats que nous apportent les analyses toxicologiques réalisées en laboratoire.

Cela nous a permis de compléter les résultats de l’expertise de 2013. À cet égard, un grand nombre des conclusions de 2013 ont été renforcées par celles de 2021. Les niveaux de présomptions sont souvent rehaussés et d’autres effets probables de certains des pesticides sont mis en évidence, notamment pour la santé respiratoire ou les troubles thyroïdiens.

Je conclurai en soulignant que notre recherche nationale est dynamique au sein de la recherche européenne et internationale. Il est important de continuer à la soutenir fortement, étant donné le nombre de substances à considérer et la diversité des faits et des mécanismes d’action possibles. J’ajoute que l’ensemble de ces résultats sont disponibles en téléchargement sur le site des expertises collectives de l’Inserm.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la qualité de vos interventions.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre étude est absolument majeure dans le débat public. Je souhaite vous poser des questions très techniques. Vous faites référence à des molécules dont certaines sont interdites depuis maintenant quarante ou cinquante ans, comme le DDT. Certains pourraient considérer que le problème est derrière nous. Que concluez‑vous sur le DDT ?

Vous évoquez ensuite les contaminations à caractère professionnel. Or plusieurs études menées sur des populations agricoles estiment que la prévalence des cancers n’y est pas plus importante que dans d’autres milieux. C’est un argument utilisé par certains acteurs professionnels, qui prétendent qu’il n’y a pas de problème. Comment expliquer ces résultats en apparence contradictoire ? Y a-t-il d’autres facteurs qui jouent en sens inverse – par exemple, la meilleure forme physique globale des agriculteurs ?

Que pouvez-vous nous dire au sujet de l’exposition environnementale ? Je suis étonné que vous évoquiez les riverains, l’air, mais que vous ne mentionniez pas l’alimentation.

Je suis aussi étonné que vous n’évoquiez pas les questions de puberté précoce, qui ont fait grand bruit à un moment, et dont je crois me souvenir qu’elles étaient mentionnées en 2013. N’est-ce plus un sujet ?

Enfin, le rapport de 2013 était particulièrement innovant parce qu’il mettait en avant les phénomènes d’exposome et d’effet cocktail. Que pouvez-vous nous en dire aujourd’hui ? Quelles en sont les conséquences sur les procédures d’autorisation de mise sur le marché (AMM) ? Avez-vous le sentiment que vos travaux remarquables ont remobilisé le ministère de la santé pour la coanimation des plans de réduction des pesticides ?

M. Rémy Slama. Nous avons fait le choix de nous intéresser aux pesticides dans leur ensemble, sans exclure les substances qui ont déjà été interdites. Nous pensons qu’il est en effet important de considérer la problématique dans son ensemble, d’autant que nous disposons de plus de travaux sur les substances anciennes, alors que pour certaines substances nouvelles ou nouvellement commercialisées, nous ne pouvons parfois nous appuyer que sur des études réalisées par les industriels dans le cadre des AMM.

Cette expertise porte ainsi à la fois sur des substances autorisées et des substances qui ne le sont pas. Par le passé, de nombreuses substances très préoccupantes ont été utilisées dans les pesticides. Aujourd’hui, on essaie d’utiliser des substances actives plus spécifiques qui ne seraient nocives que pour les espèces ciblées, pas pour l’humain. Dans la mesure où il existe une grande conservation entre de nombreuses fonctions dans le vivant, il importe de rester vigilant et de mettre en parallèle les résultats sur ces substances anciennes et sur les substances nouvelles.

Certaines données suggèrent effectivement que pour de nombreux cancers, les agriculteurs ne souffrent pas de surincidence par rapport à la population générale, voire, dans certains cas, présentent une incidence plus faible. Ces données proviennent d’approches écologiques au sens scientifique du terme, c’est-à-dire de comparaisons entre des grandes populations sans prendre en compte les caractéristiques individuelles de ces populations, comme le fait qu’elles fument ou non, ou bien leur degré d’activité physique. On sait néanmoins que ces agriculteurs ont tendance à avoir une vie plus saine que la population générale. Les comparaisons écologiques globales entre la population des agriculteurs et la population française de même âge apportent en réalité un niveau de preuve très faible pour documenter l’effet des pesticides.

Pour ces raisons, il est essentiel de disposer d’études avec une quantification de l’exposition individuelle. Certains comportements peuvent influencer le risque de maladie ; c’est ce qu’on appelle des facteurs de confusion. Ils sont connus en épidémiologie et mesurés dans les études que nous avons passées en revue. En général, ils sont contrôlés. Les conclusions que nous avons présentées s’appuient sur ces études qui, au niveau individuel, caractérisent à la fois les expositions et les comportements et présentent donc un niveau de preuve meilleur que celui des comparaisons globales. C’est donc important de prendre en compte ces études épidémiologiques qui ajustent en fonction des comportements individuels, de même que les études chez l’animal, qui permettent d’identifier les mécanismes sous-jacents des substances et de comparer des groupes, cette fois-ci entre des groupes d’animaux tout à fait similaires du point de vue des facteurs de risque des pathologies étudiées. Les données générales et écologiques, qui indiquent des fréquences de pathologies plus faibles chez les agriculteurs, ne permettent pas de conclure quoi que ce soit.

Monsieur le rapporteur, vous avez raison de rappeler que parmi les sources d’exposition, l’alimentation est une voie de contamination importante, notamment pour la population générale. Dans ce domaine, des données très précieuses sont fournies par l’enquête sur l’alimentation totale (EAT) de l’Anses, qui a dosé un nombre assez important de pesticides dans ses dernières éditions. Il apparaît ainsi que l’on retrouve des pesticides dans plus d’un tiers des aliments. Les études de biosurveillance, réalisées à partir de prélèvements d’urine ou de sang, voire de cheveux, montrent que chacun d’entre nous est concerné à divers degrés par l’exposition aux pesticides.

Enfin, l’exposome représente l’ensemble des expositions environnementales au sens large, qu’elles soient de nature chimique ou biologique – il est aussi possible d’inclure des facteurs psychosociaux – subies depuis la conception jusqu’à la naissance et au-delà, jusqu’à la fin de la vie. Ce concept nous a permis de prendre conscience des situations de multi-expositions à différentes substances et de poser la question de l’impact de ces expositions cumulées. Dans ce domaine, la toxicologie – et dans une moindre mesure, l’épidémiologie – nous permettent de creuser cette question, qui fait l’objet de recherches.

Ces travaux mettent en lumière deux types d’effets : un effet synergique et un effet antagoniste. L’effet de l’exposition à deux doses ou deux substances peut dans certains cas, dans l’organisme, produire un effet qui n’est pas équivalent à la somme des effets de chaque substance individuelle à la même dose. Les effets cocktails existent. Les travaux disponibles suggèrent que les effets synergiques ne sont pas les plus fréquents et que, par défaut, la situation la plus probable est celle de l’effet additif des substances. Si je suis exposé à deux substances qui ont chacune une dose de 1, c’est comme si j’étais exposé à une dose de 2. Les effets de ces substances qui agissent sur une même cible ont tendance à se cumuler. C’est une situation préoccupante du point de vue de la santé, dans le contexte des multi-expositions. En effet, on ne peut pas ignorer une situation de multi-expositions sous prétexte que chacune des expositions est faible. Imaginons que je sois exposé à 100 substances, chacune à une dose considérée faible. Si ces substances ciblent le même organe ou la même pathologie, il est probable que cela revienne plus ou moins, pour moi, à être exposé à une dose de 100 de l’une seule de ces substances. Il faut donc prendre au sérieux ce concept d’exposome et cette situation de multi-expositions.

D’une manière générale, la réglementation française et européenne sur les substances chimiques tend à privilégier une gestion du risque substance par substance, ce qui conduit à ignorer cette situation de multi-expositions et ses effets cumulés.

Toutefois, dans le cadre spécifique des produits phytosanitaires, la réglementation européenne qui s’applique dans notre pays est particulière. Je la qualifierais de réglementation essentiellement basée sur le danger, le législateur ayant identifié trois types de dangers : les effets cancérogènes (l’induction de cancer), les effets mutagènes (des mutations dans notre code génétique) et les effets de toxicité pour la reproduction. Lorsqu’une substance est associée à l’un de ces trois types de dangers, la réglementation en interdit la mise sur le marché. Il s’agit donc d’une logique d’exposition minimale, qui devrait être efficace pour prendre en compte la question des expositions cumulées. En effet, si je n’autorise aucune des substances qui seraient cancérigènes, je ne permets pas d’exposition cumulée, même à des doses relativement faibles, d’un grand nombre de substances cancérigènes. À supposer qu’on arrive à identifier correctement et rapidement ces substances cancérigènes, le problème des effets cumulés et des effets dose additifs devrait ainsi être pris en compte par cette réglementation fondée sur le danger. Ce n’est pas le cas s’agissant d’effets identifiés comme moins préoccupants, comme la survenue allergies ou des effets sur le système respiratoire.

M. Laurent Fleury. Il faudrait que je me penche plus en détail sur les phénomènes de puberté précoce. Nous travaillons à partir de la littérature scientifique, ce qui implique que les produits soient suffisamment anciens pour avoir fait l’objet de travaux publiés. À ma connaissance, nous n’avons pas abordé le sujet de la puberté précoce mais nous allons vérifier ce point et revenir vers vous. Le problème n’est pas derrière nous car même les pesticides interdits depuis quarante ans peuvent avoir des effets rémanents.

Madame Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour votre présentation.

J’ai notamment noté, à la lecture de vos tableaux, une influence remarquée des pesticides sur le développement de l’enfant, en particulier sur le risque de développement de leucémies. Vous montrez que ce risque peut même concerner la période pré-conceptionnelle, à travers l’exposition paternelle aux produits phytosanitaires. Notre génétique serait ainsi porteuse de ces pesticides ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Vous avez souligné les risques importants liés à l’exposition aux produits phytosanitaires pendant la grossesse. La consommation d’eau dans laquelle on retrouve des métabolites de pesticides peut-elle avoir une influence sur le déroulement de la grossesse ?

Existe-t-il des protocoles différenciés de prise en charge médicale des patients dès lors qu’ils sont atteints de pathologies reconnues comme étant en lien direct avec l’exposition à des pesticides ?

Enfin, peut-on estimer la durée de développement d’une maladie – un cancer par exemple – dès lors qu’un individu a été exposé aux produits phytosanitaires au cours de sa carrière ?

Mme Stéphanie Goujon. La période pré-conceptionnelle présente un grand intérêt. On s’y focalise beaucoup dans l’étude des cancers pédiatriques qui interviennent à des âges très jeunes. Pour les leucémies, qui constituent le type de cancer le plus fréquent chez les enfants, à raison d’un tiers des cancers chez les moins de 15 ans, on a pu mettre en évidence des modifications génétiques présentes dès la naissance.

Il est maintenant établi que la majorité des leucémies aiguës lymphoblastiques – le type de plus fréquent de leucémie – se développent en deux étapes. Un premier événement génétique intervient in utero et se traduit par des mutations génétiques que l’on retrouve chez une part finalement assez importante de la population, notamment chez les enfants qui vont développer les leucémies. Un deuxième événement peut être lié à une exposition particulière après la naissance et conduit au développement de la maladie.

Beaucoup d’études s’intéressent ainsi désormais à la période préconceptionnelle chez la mère, un peu moins chez le père. Mais en effet, comme je l’ai évoqué, une étude publiée par un consortium international rassemblant une vingtaine de pays semble indiquer que l’exposition du père aux pesticides dans un contexte professionnel en période pré-conceptionnelle pourrait être associée à une augmentation du risque de leucémie chez l’enfant. L’exposition aux pesticides pourrait ainsi avoir un effet sur les gamètes, ce qui pourrait ensuite entraîner des modifications chez l’enfant et induire la leucémie.

Toutefois, ces études sont encore plutôt hétérogènes parce qu’il s’agit ici d’une population générale, pour laquelle il est vraiment difficile de caractériser l’exposition. Comme il s’agit de pathologies rares, les effectifs sont assez limités. Il est donc nécessaire de rassembler les études menées dans différents pays, avec les difficultés méthodologiques que cela implique.

Nous ne disposons que de très peu de données concernant la contamination par l’eau pendant la grossesse, en tout cas pour les cancers pédiatriques. Je pense donc que cette exposition n’a probablement pas été étudiée. Pour le moment, nous n’avons pas de données suffisamment étayées pour pouvoir évaluer l’exposition, et encore moins pour ce qui est de l’alimentation ou de l’exposition via l’eau.

M. Rémy Slama. L’exposition des femmes aux pesticides est une réalité, que ce soit dans la période pré-conceptionnelle ou pendant la grossesse, Aucun argument toxicologique général ne nous permet de penser que cette voie d’exposition serait moins préoccupante qu’une exposition aérienne, par exemple dans le contexte de travaux ou d’activités professionnelles, à dose égale. C’est donc l’une des voies d’exposition sur lesquelles il faut agir.

Cela signifie qu’il est essentiel de protéger non seulement les nouveau-nés et les enfants, mais aussi les parents, et même en dehors de la période de la grossesse. D’une certaine façon, le plus simple consiste bien sûr à limiter les niveaux des substances dangereuses, en particulier des pesticides préoccupants, dans l’ensemble des compartiments de l’environnement. L’ensemble de ces situations d’exposition doivent donc être prises en compte. À cet égard, les plans Écophyto relèvent de cette logique, puisqu’ils sont exprimés en termes d’usage des pesticides et non pas en termes de présence de pesticides dans tel ou tel compartiment, comme l’alimentation, l’eau ou le milieu professionnel.

Concernant la prise en charge médicale des patients, il convient de rappeler que nous sommes face à des pathologies qui ne sont pas spécifiques de l’exposition aux pesticides. Comme l’a rappelé Stéphanie Boujon, les leucémies, par exemple, sont des cancers malheureusement assez fréquents à différents âges de la vie. À ce stade, la recherche n’a pas permis d’identifier des signatures biologiques qui permettraient de savoir si le déclenchement de telle ou telle pathologie est réellement induit par des pesticides. Un cancer du poumon induit par des polluants atmosphériques n’a pas forcément une signature évidente dans l’organisme, qui ferait que le médecin pourrait tout de suite le différencier d’un cancer induit par le tabagisme, par exemple.

En dehors du contexte des reconnaissances de maladies professionnelles, que je connais mal et sur lesquelles Laurent Fleury pourra peut-être s’exprimer, je ne suis pas sûr qu’il y ait de prise en charge médicale spécifique. Je ne sais pas non plus ce qu’il serait nécessaire de faire. La démarche consistant à conduire des consultations environnementales pour essayer d’identifier l’environnement du patient est néanmoins pertinente. On a tendance à le faire dans un contexte potentiel de maladie professionnelle ; en population générale c’est très rare mais cela aurait du sens.

Je voudrais toutefois souligner que si l’on cherche à agir au niveau individuel pour protéger une personne malade en agissant sur des facteurs de son environnement, cela sera souvent tardif, car la maladie se déclenche généralement tard. On pourra toujours chercher à réduire les expositions pour cette personne, mais ce sera globalement moins efficace pour la société que d’agir sur l’environnement de l’ensemble de la population. Il est plus utile d’améliorer l’environnement dans sa globalité plutôt que de procéder par remède, individu par individu.

Mme Stéphanie Goujon. Les cancers pédiatriques interviennent rapidement après l’exposition. Cela n’est pas le cas pour les cancers adultes : il est maintenant établi qu’il peut s’écouler quinze, vingt, trente ans entre les premières expositions et le développement du cancer. C’est la raison pour laquelle il importe de vraiment prendre en compte les expositions cumulées et non pas seulement l’exposition à un temps donné.

M. Laurent Fleury. C’est l’une des conséquences directes de l’expertise collective de 2021, plusieurs maladies, comme la maladie de Parkinson et le cancer de la prostate, sont maintenant reconnues comme des maladies professionnelles pour les agriculteurs.

Madame Anne-Laure Babault (Dem). J’imagine en effet qu’il est plus difficile d’évaluer l’exposition domestique, par rapport à l’exposition professionnelle. Pouvez-vous nous expliquer comment vous procédez pour la définir et l’évaluer ? 

Si notre commission d’enquête porte sur les produits phytosanitaires, il ne faut pas oublier l’existence de multiples pollutions autour de nous. Je pense notamment à la pollution plastique, aux particules d’hydrocarbures, à la cigarette. Malheureusement, nous voyons les limites d’un système construit dans l’après-guerre dans de multiples domaines. Êtes-vous en capacité d’avoir une vision d’ensemble de l’impact des différentes pollutions sur notre santé, notamment sur le développement des cancers ?

Enfin, les études sur lesquelles vous vous fondez étudient-elles l’impact de l’ensemble des produits phytosanitaires utilisés dans tout type d’agriculture ? Je pense notamment à l’impact du cuivre, très utilisé dans l’agriculture biologique.

Mme Stéphanie Goujon. Les expositions domestiques sont plutôt analysées dans les études qui concernent les pathologies de l’enfant en général. Dans le cas des usages domestiques, les informations proviennent principalement de questionnaires soumis aux personnes. Il leur est demandé si, au cours d’une période donnée, différents types de produits ont été utilisés, et si oui, pour quel objectif, sur quelle cible, en intérieur ou en extérieur. En revanche, il est très difficile d’aller plus loin sur la base des questionnaires, c’est-à-dire de recueillir des informations vraiment précises sur la substance ou même sur le produit utilisé.

Ces éléments sont complétés par des expositions environnementales dans certaines études, où nous faisons des mesures de biomarqueurs : des prélèvements sanguins ou urinaires permettent par exemple d’essayer de tracer la présence de certains pesticides.

M. Rémy Slama. Nous avons évoqué aujourd’hui la problématique de danger : telle ou telle substance peut-elle créer telle pathologie respiratoire ? Il s’agit ensuite de procéder à une évaluation de risques, c’est-à-dire de quantifier le nombre de décès, de pathologies attribuables à chaque substance et de combiner cette information avec des données représentatives concernant les expositions de la population. Les grandes enquêtes de biosurveillance des agences sanitaires, notamment l’Anses et Santé Publique France, concernent notamment l’exposition aux pesticides, mais abordent aussi de nombreux autres facteurs environnementaux en combinant les relations dose-réponse issues de travaux épidémiologiques. Grâce à ces données sur la distribution de l’ensemble de la population, on peut arriver à quantifier le risque, comme le nombre de cas de pathologies ou d’années de vie en bonne santé perdues du fait chaque substance. Ceci permet de combiner des effets pour des substances influant sur des pathologies différentes et de parvenir à ce qu’on appelle « le fardeau environnemental » des maladies.

Ce tableau est assez précis pour les grands facteurs comportementaux sur lesquels nous travaillons depuis des décennies, comme le tabac, l’alcool, l’activité physique, la pollution atmosphérique et certaines expositions professionnelles. Il inclut toutefois encore trop peu de substances chimiques, soit parce que les données d’exposition ne sont pas disponibles, soit, plus souvent, parce que les données relatives aux doses-réponses chez l’humain ne sont pas assez précises.

En lien avec les agences, l’Inserm avait proposé un programme prioritaire de recherche – ce travail doit se faire aussi à l’échelle européenne – qui viserait notamment à augmenter le nombre de substances pour lesquelles il existerait des relations dose-réponse chez l’humain. Cela permettrait à terme de connaître le « fardeau environnemental » des maladies en prenant en compte de nombreuses substances chimiques, ce qui serait un outil essentiel pour permettre aux décideurs de hiérarchiser les risques attribuables à chaque substance. Parfois, nous sommes confrontés à des substances pour lesquelles l’effet individuel est faible, mais auxquelles de très nombreuses personnes sont exposées, ce qui peut aboutir à un nombre de cas attribuables plus important que celui imputable à des substances qui ont un effet fort au niveau individuel, mais qui ne concernent que quelques dizaines de sujets dans la population. Il est très important de continuer à travailler sur ce sujet. Parvenir à cette description du fardeau environnemental des maladies permettrait de rendre concret l’enjeu de la fixation de priorités santé, en lien avec l’exposome tel que défini dans la loi.

Je ne peux pas répondre à la question posée sur les études impliquant le cuivre dans l’agriculture biologique, mais des équipes de recherches se préoccupent certainement de ce sujet. Il n’y a pas de raison de ne pas s’intéresser aux substances utilisées ou autorisées dans l’agriculture biologique, mais je ne suis pas capable de vous dire si des travaux sont précisément réalisés sur ce sujet à l’heure actuelle. 

Madame Laurence Heydel-Grillère (RE). On sait que les pesticides ne sont jamais appliqués seuls mais en formulation. Ces formulations étant très différentes d’un pays à l’autre, avez-vous tenu compte de ces différences de formulations dans votre expertise ? Dans le cadre du glyphosate, une étude indique ainsi que les formulations utilisées dans les pays d’Amérique du Sud sont très différentes de celles employées chez nous, avec des impacts sur la santé également très différents.

Ensuite, vous avez évoqué les conséquences de ces molécules sur la santé. Est-il possible d’établir une hiérarchisation ? Pour ma part, j’aimerais obtenir un gradient sur les comportements volontaires de la population liés à des formes de consommation de produits dont on connaît la toxicité, par rapport aux produits que l’on consomme involontairement, comme les pesticides.

M. Rémy Slama. Cette question du gradient recoupe ce que nous venons d’évoquer quant au fardeau environnemental des maladies. Nous disposons d’une quantification de l’impact, notamment en termes de mortalité, de nombreux facteurs comportementaux nocifs, par exemple le tabac – 60 000 décès chaque année – ou l’alcool – 40 000 décès chaque année. Mais nous n’avons pas d’estimation similaire concernant les pesticides. Peut-être arrivera‑t‑on un jour à disposer d’un tableau complet.

Dans une certaine mesure, on peut contrôler l’exposition à certains facteurs comportementaux visibles : un individu est libre de s’exposer ou non à l’alcool ou au tabac. S’agissant des pesticides, dans la population générale mais aussi dans les milieux professionnels, cette exposition est involontaire et bien souvent invisible du point de vue individuel.

À l’heure actuelle, les données disponibles permettent de quantifier l’impact du tabac, de la pollution atmosphérique, des particules fines et de l’alcool. Mais nous n’avons pas de quantification du nombre de décès dus à l’ensemble des pesticides et qui recouvrirait l’ensemble des pathologies.

M. Laurent Fleury. S’agissant des différences de formulation, les études nécessaires à la mise sur le marché d’un produit se fondent sur le principe actif. De notre côté, nous travaillons à partir d’études d’épidémiologie, en vie réelle. Nous descendons rarement jusqu’au niveau des molécules : nous nous arrêtons aux pesticides. Lorsque nous mesurons les glyphosates dans l’expertise, il s’agit des formes commerciales du glyphosate, qui incluent donc forcément toutes les composantes. Nous n’avons pas pris en compte la composition du glyphosate dans d’autres pays.

Madame Laurence Heydel-Grillère (RE). Si je vous pose la question, c’est parce qu’il y a eu des polémiques sur ces différences de formulation et leur impact sur la santé. Nous avons vraiment besoin que la science nous dise s’il y a une réalité derrière cette polémique.

Madame Anne-Laure Babault (Dem). Disposez-vous de la totalité des statistiques dont vous avez besoin ? Je pense notamment au nombre de cancers par territoire.

M. Rémy Slama. Il est essentiel de disposer d’études qui permettent de quantifier les expositions au niveau individuel. C’est ainsi important d’avoir des registres de cancers qui documentent l’incidence des pathologies. Ces informations sont disponibles dans certains départements. Au niveau national, on a des données sur la survenue de cancers chez les moins de 18 ans. Mais il ne suffit pas de disposer des données sur l’incidence des pathologies, il faut également que ces expositions soient bien documentées. Des progrès importants sont intervenus du côté des études de biosurveillance, avec des enquêtes telles que l’EAT. Les données sur la qualité de l’eau sont plus hétérogènes. Des efforts ont été accomplis pour mettre à disposition de la recherche les données sur l’usage des pesticides. Néanmoins, la finesse de ces données est moins importante que celle que je constate chez mes confrères de Californie, qui peuvent travailler depuis décennies sur des registres d’épandage de pesticides. Ces registres sont précis, à l’échelle de la parcelle, ils détaillent l’ensemble des molécules utilisées et les quantités par chaque agriculteur sur chacune des parcelles, trimestre après trimestre. Cela peut permettre de faire des études croisant les données d’usage avec l’incidence locale des cancers.

Il demeure toutefois important de conduire des études au niveau individuel avec une quantification précise des expositions, soit par questionnaire comme cela a été évoqué, soit avec des biomarqueurs. Nous pouvons citer l’étude agricole coordonnée par Pierre Lebailly, qui est l’une des plus grandes études sur la santé des agriculteurs et de leurs familles et l’effet des expositions aux pesticides dans le monde. Ces études sont encore trop peu soutenues et trop peu nombreuses dans la mesure où l’on s’intéresse à des pathologies relativement rares et qui surviennent, vous l’avez compris, parfois de nombreuses années après l’exposition.

Je considère que la France pourrait faire mieux pour la collecte de données de surveillance et pour la réalisation d’études bien spécifiques dans des conditions qui, bien sûr, respectent la protection des données personnelles. Je ne suis pas convaincu en revanche que la solution consiste à généraliser des registres de cancer sur l’ensemble de territoires. Il est important de pouvoir descendre au niveau individuel, au niveau de la molécule ou du type de substances utilisées, en contrôlant les facteurs de confusion potentielle et les comportements individuels. On ne peut pas faire cela quand on a des données agrégées à l’échelle d’une commune, mais on peut le faire quand on suit une cohorte, à l’aide de questionnaires. Je sais néanmoins que des discussions sont en cours concernant le déploiement de registres de cancer à l’échelle nationale.

Madame Anne-Laure Babault (Dem). Quels sont vos besoins en termes de moyens ?

M. Rémy Slama Ils sont très importants du point de vue de la surveillance de l’environnement, de la documentation de la contamination de chaque milieu, pour analyser l’usage des pesticides à une échelle très fine dans l’espace et dans le temps. Des efforts sont réalisés par le ministère de la transition écologique, notamment dans le cadre du « Green Data for all » qui vise à offrir un meilleur accès à l’ensemble des données disponibles. Cependant, je considère que la finesse des données sur l’usage des pesticides n’est pas encore suffisante.

Nous avons des besoins importants, d’autre part, pour mettre en place des grandes études documentant l’exposition de manière très précise, dès le début de la vie, dès la grossesse, la période pré-conceptionnelle, avec un suivi sur de nombreuses années. Ces études coûtent très cher – plusieurs dizaines de millions d’euros par an – si on les fait porter sur des effectifs de centaines de milliers de sujets, comme c’est utile pour les questions qui nous occupent aujourd’hui.

Nous recevons des messages très encourageants de la part des ministères de la santé et de la recherche. Nos deux ministères de tutelle et le secrétariat général pour l’investissement nous ont annoncé qu’ils souhaitaient confier des moyens à l’ensemble de la communauté de recherche pour lancer une grande cohorte française qui permettrait de mieux documenter l’effet de l’exposome sur la santé de l’enfant. Pour nous, l’enjeu est de proposer un protocole qui permettrait de s’intéresser à l’ensemble des pathologies, éventuellement en complément avec les registres, et des études de cas témoins menées sur le cancer, pour essayer de documenter l’incidence des pesticides et de l’ensemble des substances chimiques sur les cancers de l’enfant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’avez pas répondu à ma question : votre étude a-t-elle bouleversé le ministère de la santé au point qu’il s’investisse de manière singulière dans la prévention de l’usage des pesticides et de leur impact ?

M. le président Frédéric Descrozaille. Je reviens sur la distinction entre danger et risque pour le décideur public. Pour le décideur public, l’enjeu, c’est la définition du risque : quelle est l’exposition au danger acceptable ? Cette appréciation est qualitative, dans un contexte où l’on n’identifie même pas toujours de relation de cause à effet. Par exemple, s’agissant du glyphosate, comment une molécule qui agit sur la photosynthèse peut-elle avoir un effet sur des cellules animales ? Selon vous, l’étude que vous nous avez présentée, et qui repose sur des présomptions de corrélation formulées qualitativement, devrait-elle suffire à interdire au moins la famille des organochlorés par exemple, pour lesquels une présomption forte a été établie ? Quelles sont vos recommandations pour l’action publique, par quoi doivent se traduire vos conclusions ?

M. Rémy Slama. Je n’ai pas la vision globale pour juger l’action du ministère de la santé dans son ensemble, mais je constate que des efforts conjoints sont menés par le ministère de la santé, parfois avec le ministère de la transition écologique et de la recherche, pour développer la biosurveillance et pour soutenir les grandes études en population, notamment les cohortes. On observe ainsi clairement un effort pour augmenter le niveau de preuve sur ces questions.

Il existe des études de toxicologie qui permettent de documenter certains effets du glyphosate sur le vivant. Elles suggèrent que le glyphosate pourrait induire notamment du stress oxydatif et de la génotoxicité – avec un niveau de présomption moyen. D’une manière générale, ces mécanismes sont impliqués dans l’étiologie de nombreuses pathologies.

Il existe ainsi clairement une préoccupation concernant les effets du glyphosate sur la santé. Mais notre méthode d’évaluation ne correspond pas à celle de l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), qui est compétente au niveau européen pour évaluer les substances actives. De son côté, l’EFSA considère qu’il n’y a pas d’élément fort en faveur d’une carcinogénicité du glyphosate. Pour notre part, nous pensons qu’existe une présomption moyenne sur la survenue de lymphomes non hodgkiniens.

Nous fournissons effectivement, Monsieur le Président, une évaluation qualitative, comme cela se pratique en matière d’évaluation des dangers – le formuler ainsi n’est pas une manière de minorer la valeur de notre évaluation. Nous ne sommes pas en mesure de fournir une évaluation chiffrée des risques. La réglementation sur les pesticides au niveau européen se fonde sur cette identification des dangers en interdisant les produits carcinogènes, mutagènes, reprotoxiques, certains ou avérés. C’est donc une approche pertinente.

Je pense que les agences sanitaires – notamment l’Anses – qui sont directement en charge des autorisations de mise sur le marché et de l’évaluation de chaque substance selon l’approche réglementaire en vigueur en Europe, seront mieux à même de répondre sur l’autorisation de telle ou telle substance.

M. Laurent Fleury. Notre travail est celui de chercheurs, d’universitaires. Notre rôle est de mettre à disposition des décideurs tous les éléments que nous pouvons trouver, ainsi que notre analyse de chercheurs, de scientifiques. Il revient ensuite aux agences réglementaires et à vous de prendre la décision. Nous ne pouvons pas aller plus loin que cela.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour votre disponibilité et pour votre aide.


6.   Table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau (mercredi 6 septembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau réunissant :

 Mme Agathe Euzen, directrice adjointe de l’Institut écologie et environnement du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable de la cellule Eau du CNRS et co-directrice du PEPR OneWater, et M. Gwenaël Imfeld, directeur de recherche CNRS au sein de l’Institut Terre Environnement de Strasbourg

 Mme Dominique Darmendrail, directrice du programme scientifique Gesteau – Eaux souterraines et changement global, Bureau de Recherches Géologiques et Minières (BRGM)

M. le président Frédéric Descrozaille. Je suis heureux de vous accueillir après la pause estivale, qui a été, je l’espère, revigorante pour tout le monde.

Nous voici frais et dispos pour poursuivre les travaux de notre commission d’enquête. Je vous rappelle que nous étions convenus, avec le rapporteur, de vous proposer une première phase de mise à niveau de nos connaissances, avant d’entrer dans le dur de nos auditions.

Nous conclurons cette phase introductive cette semaine. Nous examinerons l’impact des produits phytosanitaires sur l’eau et sur l’air, après avoir étudié leur impact sur les sols.

Nous commençons par une première table ronde réunissant des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et du Bureau de recherche géologique et minière (BRGM). L’audition suivante sera consacrée à deux départements de l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (Anses), compétents sur la contamination de l’eau.

J’accueille Mme Agathe Euzen, directrice adjointe de l’institut écologie et environnement et responsable de la cellule eau du CNRS, M. Gwenaël Imfeld, directeur de recherche au CNRS, et Mme Dominique Darmendrail, directrice du programme scientifique Gesteau – eaux souterraines et changement global au BRGM.

Nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour notre commission d’enquête. Je vous remercie de faire preuve de beaucoup de pédagogie, comme si nous étions tous des néophytes. N’hésitez pas à expliciter les termes et les sigles que vous utiliserez, nous avons besoin de mettre à niveau les connaissances de tous les membres de la commission.

Je vous demande également de limiter à une trentaine de minutes au total vos interventions liminaires, de manière à laisser suffisamment de temps aux échanges avec les membres de la commission.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Agathe Euzen, Mme Dominique Darmendrail, et M. Gwenaël Imfeld prêtent serment.)


Mme Agathe Euzen, directrice adjointe de l’institut écologie et environnement du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), responsable de la cellule eau du CNRS. Je vous remercie d’avoir mobilisé le CNRS pour examiner l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau. Ce sujet permet d’appréhender les enjeux environnementaux et sanitaires qui découlent de la pollution liée aux activités humaines. Comme je ne suis pas directement compétente sur le sujet, je me suis adressée à l’un de mes collègues, Gwenaël Imfeld, qui vous a transmis un document pour approfondir le sujet. Il montrera toute la complexité des pesticides et proposera quelques orientations, ce qui est aussi l’une des missions du CNRS. Ensuite, Dominique Darmendrail, avec laquelle je codirige le programme d’équipement prioritaire de recherche (PEPR) « OneWater, eau bien commun », interviendra.

Au sein du CNRS, les enjeux relatifs à l’eau s’inscrivent dans une démarche scientifique globale et systémique. Plus de 210 laboratoires, sur les 1 000 que compte l’établissement, traitent de la question de l’eau, de la molécule à la gestion, des questions culturelles, de pollution, d’écologie, de physique ou de chimie ; cela illustre la transversalité de l’ensemble des compétences et des disciplines portées par le CNRS. Ces laboratoires réunissent plus de 2 900 personnes, qui appréhendent l’eau à travers ses enjeux scientifiques, environnementaux et sociétaux. Cette organisation favorise des approches disciplinaires extrêmement variées, ce qui facilite la compréhension de la complexité du sujet, grâce à des regards, des points de vue, des méthodologies et des observations complémentaires.

Le CNRS a noué des partenariats avec le monde économique, des collectivités et des ONG pour favoriser le lien entre la science et la société, permettre un éclairage par des données scientifiques et aider à la décision.

Les laboratoires de recherche sont répartis sur l’ensemble du territoire métropolitain et ultramarin. Les recherches sont menées à des échelles très variées, des petits ruisseaux aux grands bassins-versants ou aux bassins transfrontaliers. Elles traitent de l’eau dans tous ses états – solide, liquide, gazeux –, des molécules, des isotopes, des phases, à toutes les échelles – globales, systémique. Elles s’intéressent aussi aux interfaces entre l’eau et l’atmosphère, les eaux de surface et les eaux souterraines, à la dynamique des flux dans les milieux, dans différents contextes, à la pression des activités humaines, etc. Ces recherches permettent de comprendre les dynamiques de l’eau, sa qualité, sa disponibilité, dans un contexte de changement global.

Quand nous parlons de l’eau de façon globale, nous parlons généralement du grand cycle de l’eau que nous connaissons tous, parfois du petit cycle, associé aux réseaux d’eau potable ou d’assainissement. Il est essentiel de les associer car la qualité de l’eau brute a une incidence sur les traitements à appliquer pour disposer d’une eau potable de bonne qualité. Il est essentiel de prendre en considération cette interconnexion, comme celle avec les éléments présents dans l’air, en surface et en souterrain. Nous sommes dans une approche globale, cette question ne peut pas être envisagée par silo.

Les unités mixtes de recherche (UMR) que le CNRS a constituées avec des universités ou des organismes comme le BRGM cherchent à comprendre les enjeux scientifiques, techniques, sociaux, environnementaux, économiques et industriels présents et à venir en s’appuyant également sur le passé des processus et des dynamiques de l’eau, sur des temps extrêmement longs ou plus courts, à travers la diversité des usages.

Les compétences et les savoir-faire du CNRS sont mobilisés pour répondre à l’enjeu des polluants, anciens et nouveaux, liés à nos modes de consommation et à nos pratiques actuelles et à venir, au niveau local comme au niveau global. Nous observons des emboîtements d’échelles spatiales, liés à des vulnérabilités de territoires ou à des transferts entre des territoires et nous sommes face à une diversité d’acteurs. Des actions locales peuvent avoir des impacts globaux, que ce soit en termes de décision, d’ingénierie, de gestion, etc. La recherche s’empare de l’ensemble de ces problématiques.

Nous parlerons de la détection et de l’analyse des polluants, de la bio-analyse, des bioessais, mais aussi des risques environnementaux, sanitaires et des solutions pour y répondre.

Sur plus de 100 000 micropolluants qui ont été recensés, la surveillance et l’évaluation réglementaire ne portent que sur moins de 1 % d’entre eux. La recherche développe des capacités de mesure de plus en plus fines mais elle n’a pas la capacité d’analyser tous les impacts sur les milieux et sur la santé humaine, seuls ou en association, de toutes les substances.

Ces problématiques sont également traitées dans le cadre du programme « OneWater – Eau bien commun » copiloté et codirigé par le CNRS, le BRGM – avec Dominique Darmendrail – et l’Inrae – avec Thibault Datry. Il s’agit de réenvisager l’eau pour ce qu’elle est et non plus comme « au service de ». Nous devons en effet changer de paradigme car nous ne pouvons plus envisager l’eau comme étant abondante et coulant à flots. Il faut donc repenser l’eau, tant en termes de disponibilité que de qualité. La sécheresse a par exemple des conséquences directes sur la qualité. L’objectif du programme, prévu sur dix ans, est de réfléchir, en mobilisant les connaissances existantes et celles qui sont à produire, et de proposer de nouvelles formes de gouvernance de la gestion de l’eau, avec six défis : adaptation, empreinte, eau sentinelle, socio-écosystèmes, solutions et réponses, données à produire et à mobiliser.

Nous cherchons également à mieux connaître les pesticides, leur impact à court, moyen et long termes sur le vivant. S’intéresser aux pesticides, c’est aussi chercher à mieux comprendre les dynamiques des vivants et des milieux.

Une étude a été publiée cette année sur les effets de l’intensification des pratiques agricoles et de l’augmentation des températures sur le déclin des oiseaux en Europe. Vingt-huit pays européens ont suivi pendant 37 ans plus de 170 espèces communes sur 20 000 sites. Le nombre d’oiseaux forestiers a baissé de 18 % depuis 1980. Le nombre d’oiseaux des milieux agricoles s’est effondré de 57 %. Ils n’ont peut-être plus d’insectes à manger, les pesticides favorisant l’agriculture au détriment du vivant et de la biodiversité. Les conséquences des pesticides sur les milieux sont flagrantes en termes de biodiversité. Par ailleurs, les insectes sont des pollinisateurs essentiels, aussi pour les humains qui font partie de cet écosystème complexe. Il serait dommage de faire comme les Chinois et d’en être réduit à polliniser à la main après avoir détruit tous les insectes qui le font naturellement.

M. Gwenaël Imfeld, directeur de recherche CNRS au sein de l’Institut Terre Environnement de Strasbourg. Mon intervention a pour objectif de vous présenter un état de l’art succinct, de vous donner quelques repères sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau pour contribuer au socle commun et comprendre l’absence de diminution des quantités et des risques associés aux pesticides. J’aborderai 5 points : les pesticides et la qualité de l’eau ; le transport de pesticides des sols vers les eaux ; l’état de la contamination et les impacts des pesticides sur la qualité chimique ; l’impact des pesticides sur la qualité biologique, notamment la biodiversité aquatique ; et enfin, les leviers d’action.

Neuf limites planétaires dans lesquelles l’humanité peut évoluer durablement en sécurité ont été définies. La transgression d’une seule de ces limites, que sont la biosphère, les changements de territoires, l’utilisation de l’eau, les flux biogéochimiques ou encore le changement climatique, peut entraîner des effets néfastes susceptibles de s’étendre à l’échelle continentale et planétaire.

Les pesticides et les produits de transformation font partie des entités nouvelles de la pollution chimique. Ils présentent trois caractéristiques : persistance, mobilité, impact sur le vivant. Les limites planétaires sont actuellement transgressées par l’accroissement des productions et des rejets de ces nouvelles entités chimiques, dont les produits de transformation des pesticides, par l’arrivée constante de nouvelles molécules au potentiel de risque très varié et qui peuvent interagir et par le dépassement de notre capacité à évaluer et à contrôler la sécurité des milieux, ainsi que l’a rappelé Agathe Euzen.

Les produits biocides, qui regroupent les pesticides, les produits phytosanitaires ou phytopharmaceutiques, les désinfectants et les antibiotiques, sont destinés à détruire, repousser et rendre inoffensifs les organismes considérés comme nuisibles par l’humain.

Les produits phytosanitaires sont régis par la directive européenne 91/414 qui a pour objectif de protéger les végétaux contre tout organisme nuisible. Actuellement, 500 molécules actives sont autorisées au sein de l’Union européenne, dans plus de 3 000 formulations commerciales. À l’échelle mondiale, la consommation des pesticides augmente ou stagne.

Les conséquences sanitaires et écologiques sont connues et décrites par la science depuis maintenant plusieurs décennies. Les objectifs internationaux de conservation de la biodiversité ne peuvent être atteints sans réduction de l’utilisation des pesticides. L’Union européenne fixe des critères stricts pour l’utilisation des pesticides mais leurs effets sur les écosystèmes sont peu intégrés. Une partie des pesticides est externalisée en dehors de l’Union européenne. C’est un point essentiel. En effet, quand nous importons de la nourriture, nous importons également les pesticides utilisés, par exemple, en Amérique latine, pour la déforestation et la culture du soja. Ces produits font ainsi partie du bilan pesticide français.

Les ingrédients actifs des pesticides s’accumulent dans les sols, ont des effets parfois persistants, ruissellent vers les cours d’eau et s’infiltrent dans le sol vers les eaux souterraines. Les insecticides ont une efficacité importante sur les insectes ciblés mais aussi sur les insectes non ciblés, en très petites quantités, notamment sur les invertébrés et sur les pollinisateurs. Les fongicides sont fréquemment appliqués de façon prophylactique et ont des effets avérés sur différents organismes, dont les champignons des sols et des rivières, qui jouent un rôle écosystémique essentiel. Enfin, les herbicides sont les substances actives les plus utilisées. Ils sont également employés dans un contexte urbain et dans l’habitat.

Les pesticides sont présents en grande quantité dans les matériaux de la vie quotidienne, notamment dans les peintures et les enduits pour la protection herbicide des façades des bâtiments. Les peintures contiennent entre 0,1 et 0,5 % d’herbicide, par exemple de la terbutryne, qui est interdite depuis plusieurs décennies pour les usages agricoles. Les consommateurs, les services municipaux et les professionnels du bâtiment sont peu informés de la présence de ces substances, alors qu’il existe des alternatives comme les peintures minérales et les bâtiments durables pour construire les villes de demain. Nos travaux montrent une transformation importante des pesticides utilisés dans les peintures et les enduits sur les façades des bâtiments. En effet, l’énergie solaire transforme une partie des molécules de pesticides en produits de transformation inconnus, potentiellement toxiques, et libérés à l’occasion des pluies qui atteignent les façades, dans une proportion plus grande que celle observée pour les pesticides. Le mélange de pesticides et de produits de transformation atteint le sol, puis les eaux de surface et les eaux souterraines, en suivant les écoulements dans les systèmes séparatifs ou unitaires. Dans les écoquartiers, la gestion alternative des eaux pluviales prévoit une infiltration directe et pose de nouvelles questions liées au transfert de pesticides provenant des habitations dans les sols et dans les nappes phréatiques. Cet impact sur les eaux est encore peu connu.

Lorsque les pesticides sont appliqués dans leur formulation commerciale, ils se transforment lentement ou rapidement, en fonction de leurs caractéristiques physico-chimiques et de leur exposition au soleil. Ils sont transformés totalement ou partiellement et génèrent des produits de transformation. Lors d’événements pluvieux, ils s’infiltrent vers la nappe à travers le sol et peuvent encore se transformer, entraînant le transport de nouveaux pesticides et de nouveaux produits de transformation. Ils parviennent ensuite dans les cours d’eau où ils peuvent être transportés en aval ou s’accumuler dans les sédiments. Les pesticides peuvent aussi être directement exportés des parcelles vers les cours d’eau par ruissellement.

Pour vous donner un ordre de grandeur des quantités en jeu, j’ai choisi de vous montrer les résultats d’une étude de terrain représentative dans un bassin-versant du Bas-Rhin d’environ 120 km2. La masse totale de l’herbicide S-métolachlore appliqué dans le bassin est de 7 000 kilogrammes par an. Environ 90 % de cette masse est dégradée dans le sol, entraînant la formation de produits de transformation, dont l’ésamétolachlore et l’oxamétholachlore. En 2019, année peu ruisselante, l’export représentait moins de 0,5 % de la masse initialement appliquée. Cela peut paraître peu mais correspond à des concentrations dans le bassin-versant supérieures à 2 microgrammes par litre, au-delà des normes de qualité environnementale. Par ailleurs, l’export des produits de transformation excède très largement celui du Smétolachlore, ce qui reflète sa dégradation dans les sols.

La qualité de l’eau se caractérise d’un point de vue chimique et biologique. La qualité dépend de l’usage. Les normes diffèrent pour l’eau potable, l’irrigation de cultures ou pour l’alimentation des cours d’eau naturels. En France et en Europe, l’eau est une denrée très réglementée et sa qualité est étroitement suivie. L’eau du robinet est généralement d’excellente qualité, notamment grâce à la compétence des syndicats des eaux, mais il peut arriver, ponctuellement, qu’elle ne soit pas conforme. Au moins une fois en 2018, 9,4 % de la population, soit 6 millions de personnes, ont été alimentées par une eau non conforme, aux limites de qualité autorisées pour les pesticides. Cette situation reflète le problème des aires de captage des eaux potables.

Les réseaux de mesure dans les cours d’eau sont denses et les mesures fréquentes. En 20 ans, le nombre de points de mesure a doublé en France et les prélèvements sont effectués 9 fois par an. La majorité des mesures concerne les pesticides.

Entre 2010 et 2018, la concentration moyenne en pesticides des eaux souterraines a augmenté mais les résultats sont très hétérogènes en fonction des bassins hydrographiques. Au moins un pesticide est détecté dans 80 % des 2 340 points de mesure des réseaux de surveillance de la qualité. La concentration en pesticides est supérieure à 0,5 microgrammes par litre sur 35 % des points de mesure, contre 14 % en 2010. Les pesticides déclassent 73 % des masses d’eau déjà en mauvais état. Cela traduit l’héritage des anciens pesticides, avec les métabolites d’atrazine, aujourd’hui interdite en France, ou du dimétachlore quantifiés dans 55 % des stations de mesure. Cela reflète des temps de transfert entre le sol et les nappes extrêmement longs. En 2020, les substances les plus quantifiées sont les métabolites du métolachlore, du métazachlore, du dimétachlore, du bentazone, du chlortoluron et du glyphosate. Les résidus de pesticides tendent à persister dans les eaux souterraines, en raison notamment d’une masse microbienne moins importante que dans les cours d’eau. Cette évolution de la qualité globale des eaux souterraines pose également la question de la vulnérabilité des aires d’alimentation des captages aux pollutions diffuses et des actions à mener en priorité sur ces aires.

S’agissant de la contamination des cours d’eau, l’indice « pesticides » (IPCE) est en baisse de 20 % depuis 2008. C’est un indice intéressant qui tient compte des concentrations et des effets connus des pesticides. Cette baisse est hétérogène en fonction des régions et traduit l’impact de la réglementation, avec la substitution par de nouvelles molécules comme le pendiméthaline – un herbicide – ou la cypermethrine – un insecticide. L’indice n’intègre pas l’effet d’autres micropolluants. Plusieurs micropolluants qui n’existaient pas en 2008 sont aujourd’hui détectés et jouent un rôle en termes d’écotoxicité. Il ne faut pas non plus banaliser les pesticides dans les eaux de surface. Leur présence traduit un transfert entre le sol et l’eau, qui n’est souvent pas anticipé et qui n’est pas prédit par les autorisations de mise sur le marché.

Pour examiner l’impact des pesticides sur la qualité biologique des eaux, je vous propose de me concentrer sur les invertébrés aquatiques. Si nous observons une diminution de l’indice pesticide pour les cours d’eau, une étude récente indique que la reconstitution de la biodiversité des macro-invertébrés des eaux douces européennes s’est arrêtée depuis 2010. La littérature scientifique note un fort impact sur la biodiversité taxonomique des macro-invertébrés des petits cours d’eau agricoles européens, avec une contribution significative des insecticides. Ces derniers sont responsables du mauvais état écologique de 30 % des petits cours d’eau, d’une réduction de 50 % de l’abondance des macro-invertébrés et de 40 % de la richesse spécifique.

Il faut également noter des effets chroniques avérés à des concentrations largement inférieures aux seuils de toxicité réglementaires de l’Union européenne. On constate un risque fort de dégradation des communautés sur 20 % du territoire européen, en raison d’effets directs et indirects. On observe aussi une perturbation des interactions biotiques entre les différentes populations et du cycle de la matière organique à l’échelle des écosystèmes. Par exemple, l’herbicide terbutryne peut détruire des populations d’algues, ce qui a un impact sur les invertébrés qui s’en nourrissent.

Globalement les travaux de la recherche au cours de la dernière décennie montrent des effets indirects multiples qui sont ignorés par la réglementation. Ils incitent à créer de nouveaux cadres conceptuels pour les prendre en compte, en examinant notamment le rôle des interactions biotiques dans la toxicité des pesticides à l’échelle des écosystèmes et du paysage, et à mettre en place des indicateurs unifiés de biodiversité phylogénétique et fonctionnelle.

Par ailleurs, il apparaît que le réchauffement global et la variation des conditions hydrologiques associée auront probablement des effets directs ou indirects significatifs sur le transport et la transformation des pesticides et sur la qualité des eaux françaises. L’augmentation attendue des températures, l’impact des patrons de pluie et des pressions sur les ravageurs et les maladies risquent d’entraîner des changements sur la contamination microbienne et toxique dans les aliments, des changements dans l’utilisation des pesticides en termes de quantité, de dose, de fréquence et de type, et davantage de dégradation des pesticides dans les sols, ce qui va entraîner une production chronique de produits de transformation.

La combinaison des stress chimiques – comme les pesticides – et physiques – par exemple, les étiages-crues – sur les organismes et les écosystèmes peut entraîner des réactions plus rapides et plus intenses au changement climatique. Nous avons besoin de systèmes résilients aux extrêmes hydro-climatiques et d’une diminution des intrants.

En conclusion, compte tenu de l’état de la contamination des eaux superficielles et souterraines, nous devons identifier rapidement les moyens de réduire l’impact des pesticides sur la qualité des eaux pour préserver la biodiversité, les fonctions écosystémiques et la santé globale. En effet, la santé des écosystèmes et la santé humaine sont intimement liées. Cela passe par la réglementation et par la surveillance, qui sont exigeantes mais qui ne protègent pas suffisamment la qualité chimique et la biodiversité aquatique. Il nous faut mieux comprendre les effets sur la biodiversité et les écosystèmes, les impacts des dérogations. Il nous faut améliorer nos réponses aux nouveaux risques qui apparaissent après la mise sur le marché des produits. Il s’agit aussi de mieux intégrer à notre réflexion les sciences humaines et sociales et certaines connaissances non-académiques, notamment pour analyser le fonctionnement des acteurs impliqués dans le processus d’encadrement des pesticides, ainsi que la fabrication de l’évaluation des risques environnementaux.

En termes de recherche, nous nous orientons désormais de plus en plus vers des suivis non ciblés, pour détecter de plus en plus de composés. Nous cherchons également à élargir les tests d’écotoxicité à d’autres organismes et à d’autres écosystèmes, à intégrer la recherche sur l’holobionte – c’est-à-dire la compréhension de la plante dans ses assemblages d’espèce et ses interactions avec les autres organismes vivants – et à utiliser la modélisation pour travailler sur différents scénarios. Nous devons étudier les impacts des stress multiples –physiques, chimiques, effets cocktails, etc. – et les effets indirects en intégrant la biodiversité et les fonctions écosystémiques. Mais nous devons également intégrer et accepter que nous ne pourrons jamais tout connaître des impacts. Nous ne savons pas tout mais les connaissances sont déjà abondantes et permettent des décisions préventives et protectrices sans regret.

Enfin, nous cherchons à combiner les leviers d’action systémiques vers l’agroécologie pour la santé globale (écosystèmes, humains, animaux), par la prévention, en travaillant sur les choix de cultures et de variétés adaptées, sur les prairies des aires d’alimentation des captages, sur la diversification des cultures et des paysages, par des solutions mécaniques de non-labour ou d’enherbement, par des solutions biologiques, comme le biocontrôle, et par l’utilisation de biopesticides.

Cela peut passer par des développements pragmatiques, comme tenir l’objectif de 25 % de surfaces en agriculture biologique à l’horizon 2030, énoncé par le Pacte vert européen, prôner le zéro pesticides dans les villes et dans les villages et ne pas oublier que la réduction des pesticides commence par l’assiette, en intégrant des visions territoriales sur les systèmes alimentaires et en portant la réflexion sur les régimes alimentaires, l’offre et le choix des consommateurs et le lien entre les consommateurs et les producteurs.

Mme Dominique Darmendrail, directrice du programme scientifique Gesteau – eaux souterraines et changement global, Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Mon intervention portera essentiellement sur la situation des eaux souterraines. Les nappes assurent 67 % de l’alimentation en eau potable de la France, et même plus de 90 % dans certains départements. Par conséquent la qualité des nappes d’eau souterraines est très importante. Ces nappes fonctionnent de manière complexe. Il existe environ 6 500 aquifères, dont seulement 200 sont de taille régionale. Elles n’ont pas accès au soleil et donc aux effets que celui-ci peut avoir sur la dégradation de certaines substances.

Le BRGM gère le réseau piézométrique qui permet de produire les cartes fournissant le niveau de l’eau, publiées tous les quinze jours ou tous les mois. Ce réseau est associé à un portail d’accès aux données des eaux souterraines qui contient l’ensemble des données récoltées par les collectivités locales et par les syndicats d’eau sur la qualité des eaux souterraines. Ces données permettent de réaliser des analyses au niveau national et au niveau régional ; elles alimentent le reporting au niveau européen.

Par ailleurs, comme il est difficile de multiplier les trous dans le sous-sol, nous avons recours à des modélisations pour prédire ce qui se passe dans les eaux souterraines. Dans le cas des polluants, nous devons être en mesure de coupler qualité et quantité et nous formulons des hypothèses. Nous travaillons sur des gros volumes d’eau et sur des solutions visant à traiter les pollutions diffuses qui sont importantes.

Compte tenu du nombre de molécules présentes, de leurs caractéristiques, de la complexité du milieu souterrain, il est difficile de faire des généralités. Nous nous adaptons systématiquement au contexte dans lequel nous nous situons. Un même comportement peut avoir des effets opposés. Par exemple, il peut y avoir des effets de chasse en cas de forte pluie s’il y a un stock de polluants dans le sol au-dessus des nappes d’eau souterraines. Les polluants seront ici dilués. Dans d’autres cas, une arrivée d’eau massive peut apporter encore plus de polluants.

Agathe Euzen vous a dit que moins de 1 % des polluants étaient mesurés. En Europe, 480 substances actives ont été homologuées ; on en retrouve 185 dans les produits autorisés en France. Avec les métabolites, il y a ainsi environ 500 substances à doser mais seules 29 le sont en surveillance normale. La base de données que j’ai mentionnée contient des informations sur ces 29 substances. Nous vous communiquerons des éléments pour vous montrer les gammes de concentration que nous pouvons observer. Nous disposons aussi des mêmes données pour les eaux de surface. Il y a eu une campagne de mesures en 2011 et en 2012 sur les eaux de surface et sur les eaux souterraines mais nous n’avons pas trouvé les mêmes substances, notamment pour des raisons de temporalité et de transferts entre le sol et les eaux souterraines. Si l’atrazine est banni depuis 17 ans, il y a ainsi encore des traces de cette substance dans les eaux souterraines en raison du stock dans les sols. Les concentrations diminuent mais elles restent supérieures à ce qui est considéré comme admissible.

Gwenaël Imfeld l’a évoqué, du fait de la multiplicité des comportements de ces substances et de leurs métabolites, nos méthodes de surveillance doivent évoluer. Par exemple, grâce à des monitorings non ciblés, nous cherchons les substances à problème. C’est un de nos grands champs de recherche. Je vous montrerai quelles sont les substances phytosanitaires que nous pouvons identifier ou non en fonction des différents types de dosage. En conclusion, le milieu souterrain est ainsi très compliqué à appréhender.

En termes de solutions, le BRGM travaille sur un programme de microbiodiversité des eaux souterraines, laquelle demeure très mal connue, y compris au niveau européen. Sur la nappe des calcaires de Beauce, au nord d’Orléans, nous nous sommes aperçus que les faciès microbiologiques étaient différents des faciès chimiques et il semblerait qu’il existe un lien avec les concentrations de certains polluants, en particulier avec des pesticides. Il existe donc un indicateur permettant d’identifier des problèmes de pesticides que nous ne mesurons pas à l’heure actuelle avec les seuils que nous utilisons. Nous dosons les substances une à une et par groupe, mais il peut y avoir des substances que nous ne recherchons pas et qui ont des effets sur la microbiodiversité. Ce programme est financé dans le cadre du programme exploratoire de recherche « OneWater » et nous espérons qu’il nous permettra de définir des indicateurs pour identifier des problèmes de pollution aujourd’hui non mesurés au travers de leurs effets sur la microbiodiversité.

Enfin, nous essayons de prendre en compte les effets cocktail, notamment dans les solutions que nous étudions. Par exemple, nous cherchons à utiliser les bactéries présentes dans les milieux pour traiter les pesticides mais aussi d’autres molécules qui seraient présents, comme les molécules pharmaceutiques ; nous cherchons ainsi à traiter le cocktail. Nous sommes néanmoins confrontés au manque de clarté et d’articulation entre les différentes règlementations françaises et européennes. Certaines portent sur le suivi de la qualité des milieux, d’autres sur l’autorisation des substances pour une certaine utilisation – agricole par exemple, d’autres encore pour une autre utilisation – je pense au bâtiment. Or l’impact sur l’environnement et sur la qualité des eaux est global, il est la synthèse de l’ensemble de ces sources qui sont appréhendées par autant de réglementations différentes. 

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous vous remercions pour votre exposé très clair.

Vous dites que l’indice « pesticides » IPCE est en baisse de 20 % depuis 2008. Cette nouvelle rassurante est en contradiction avec les autres alertes que vous avez partagées avec nous, notamment sur la qualité des indicateurs ou sur un certain aveuglement sur les effets cocktail, etc. Comment devons-nous traiter cette information ?

Par ailleurs, la création de cette commission d’enquête a été motivée par des alertes sur la qualité de l’eau – préoccupation que je partage avec Mélanie Thomin. Vous avez peu évoqué les alertes de scientifiques sur les effets du dérèglement climatiques, notamment les situations de stress hydrique. Le cycle de l’eau reste globalement stable sur l’année avec des périodes de pénurie et des périodes d’abondance. Pendant les périodes de pénurie, il sera plus difficile de rendre l’eau propre à la consommation humaine en raison d’une moindre possibilité de dilution des polluants. Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ? C’est un élément assez déterminant entre le petit et le grand cycle de l’eau, qui touche aux fondements de notre sécurité alimentaire.

Je m’interroge également sur les agences de l’eau. Sont-elles suffisamment armées pour faire face à l’ensemble des défis de sécurité alimentaire, sanitaire et environnementale que vous avez évoqués, en termes de gouvernance, de moyens financiers, etc. ?

Vous nous avez dit que ces questions n’étaient pas nationales mais qu’il y avait des interactions à l’échelle internationale, par les échanges de produits agricoles, par les flux marins, par les grands cycles de l’eau. Au-delà des programmes de recherche, y a-t-il une forme de multilatéralisme de l’eau à l’échelle européenne ou planétaire ? L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) coopère avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la question d’une seule santé – ou « One Health ». Existe-t-il des programmes de recherche ou de gouvernance sur l’eau en tant que bien commun à l’échelle internationale ?

Enfin, sur « OneWater », la lenteur du démarrage est-elle liée à des questions budgétaires, à des problématiques de gouvernance ou de pilotage ? Ce que vous nous dites est tellement urgent que nous serions marris que le dispositif soit en panne.

M. Gwenaël Imfeld. L’indice « pesticides » a en effet diminué de 20 % depuis 2008. Il est établi à partir des concentrations et à partir des valeurs écotoxicologiques prédictives. C’est une sorte de normalisation des concentrations en fonction des effets possibles qui sont détectés. La première limite de cet indice est que tous les produits de transformation ne sont pas intégrés. Nous ne les connaissons pas tous et nous sommes encore en train d’essayer de comprendre la toxicité de certains d’entre eux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’entendez-vous par produits de transformation ? S’agit-il des métabolites ?

M. Gwenaël Imfeld. Le terme correct est bien « produits de transformation » puisque celui de « métabolites » fait référence à un métabolisme produit par des organismes. Or, les produits de transformation peuvent aussi avoir pour origine la photolyse à travers l’énergie solaire, l’hydrolyse, etc.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je comprends qu’il s’agit d’un principe actif, d’une chaîne de molécules ayant un effet biocide, qui va être transformée, assemblée avec d’autres atomes, et que ce principe actif sera donc toujours présent au sein de nouvelles molécules.

M. Gwenaël Imfeld. Vous avez raison. La molécule conserve, en partie, ses propriétés actives mais d’autres effets peuvent apparaître à partir du moment où elle a été cassée et où elle a perdu un groupe fonctionnel, c’est-à-dire une partie de ses atomes.

Mme Dominique Darmendrail. Nous étudions attentivement la qualité de l’eau et les effets du stress hydrique, même si, en période de stress comme lors des deux derniers étés, nous avons plutôt tendance à nous focaliser sur la quantité que sur la qualité. Dans la base de données, nous avons accès aux informations sur la quantité et sur la qualité des eaux souterraines et nous cherchons les liens existant entre les deux. Y a-t-il une surconcentration parce qu’il y a moins d’eau qui arrive pour un même apport de polluants ou, au contraire, une diminution de la concentration de polluants parce que le flux est porté par l’eau ? Malheureusement, la situation ne se réduit pas à ces deux hypothèses puisque, dans certains cas, nous pouvons observer des effets inverses pour le même processus, en raison des caractéristiques des substances et du milieu. Par exemple, des apports de polluants pendant plusieurs années sur les mêmes parcelles génèrent un effet de stock dans les sédiments des eaux de surface ou dans la partie non saturée du sol, qui constituent des sources secondaires en cas d’événement extrême. Si la température de l’eau augmente, nous pouvons observer un phénomène de relargage à partir de ces stocks secondaires. Ces mesures sont difficiles à faire, notamment dans les eaux souterraines, car les 6 500 aquifères du territoire sont différents, avec des fissures, des fractures, etc. Les effets seront totalement différents en fonction des milieux et de leur réactivité.

Par ailleurs, les effets du changement climatique sont difficiles à mesurer et nous avons du mal à prédire comment l’accélération va se produire. Ces éléments font partie de nos programmes de recherche et « OneWater » comprend un projet ciblant cette prédiction en fonction du changement climatique. Je suis navrée de ne pas pouvoir être plus précise…

Mme Agathe Euzen. Parmi les événements extrêmes, nous sommes également confrontés à des inondations brutales. Ces inondations génèrent des risques de ruissellement si des surfaces ont été traitées.

Mme Dominique Darmendrail. Les effets de l’arrivée d’un même volume d’eau sont totalement différents si cette arrivée se produit en une journée, un mois ou six mois.

Mme Agathe Euzen. Nous avons cette chance en France de disposer des agences de l’eau. Depuis la loi de 1964, elles gèrent l’eau par grand bassin, en impliquant l’ensemble des acteurs – donc l’ensemble des usages. Les évolutions actuelles montrent l’importance de ces agences mais aussi leurs insuffisances. Elles s’inscrivent dans une approche globale mais nous nous rendons compte de la vulnérabilité et de la singularité des territoires. Il est difficile d’appliquer des réglementations européennes à l’échelle locale, de les adapter aux situations concrètes des petits bassins, des types d’usages et des pratiques associées, agricoles, industrielles, domestiques, de loisirs, etc.

Compte tenu des enjeux, les financements et les moyens humains dont disposent les agences sont ainsi insuffisants pour assurer les suivis, la prévention et le lien entre les enjeux relatifs à l’eau et les spécificités du milieu. L’eau est en lien avec la biodiversité, les activités humaines et les territoires. Il faudrait réenvisager le rôle des agences de l’eau de manière un peu différente, plus transversale, pour éviter les approches en silo qui ne permettent d’appréhender les enjeux de façon globale.

Au niveau européen, il existe le programme de recherche « Water for all », qui doit beaucoup à Dominique Darmendrail.

Mme Dominique Darmendrail. Dans le cadre des programmes de recherche européens, nous avons en effet monté un partenariat sous le financement « Horizon Europe » qui s’appelle « Water for all, water security for the planet », c’est-à-dire « Sécurité de l’eau pour la planète ». Ce programme, qui réunit une trentaine de pays, est coordonné par l’Agence nationale de la recherche (ANR) française. Il a pour objectif de développer de nouveaux savoirs et de nouvelles compétences en matière de sécurité de l’eau – cela inclut les problèmes de pollution – et dispose d’un budget de 425 millions d’euros sur sept ans, cofinancé par la Commission européenne et par différents organismes des États impliqués. En France, le CNRS et le BRGM ont décidé de contribuer à ce projet et portent la création d’observatoires de recherche pour mesurer ce qui se passe sur différents types de territoires et comparer les résultats avec des données collectées en Allemagne, en Suède ou en Espagne. Ce dernier pays rencontre des conditions que nous risquons de connaître en France au cours des prochaines années et il nous sera très utile de collaborer avec lui. Nous portons également la création d’un portail interopérable de données européennes sur l’eau accessible à tous. Le climat ne s’arrête pas à nos frontières, de nombreux cours d’eau et de nombreuses nappes sont transfrontalières. Nous avons donc besoin des données des autres pays pour être en mesure de répondre rapidement aux questions qui nous sont posées. Aujourd’hui, nous devons souvent répondre dans la semaine aux sollicitations des pouvoirs publics pendant les périodes de sécheresse.

Mme Agathe Euzen. Il est essentiel que nous puissions nous appuyer sur la recherche fondamentale et expérimentale. Sans elles, nous n’aurions pas la connaissance des besoins à traiter. C’est la mission du CNRS de favoriser cette recherche fondamentale jusqu’à la recherche appliquée pour répondre à l’ensemble des enjeux.

En mars dernier, les Nations Unies ont organisé la conférence internationale sur l’eau que nous attendions depuis 46 ans. Elle a montré l’intérêt international pour cette ressource dont la dimension essentielle, fondamentale et transversale au vivant a enfin été comprise. Nous avons pu, à cette occasion, présenter « OneWater ».

« OneWater » a até créé dans le cadre des programmes et équipements prioritaires de recherche (PEPR) du quatrième programme d’investissements d’avenir (PIA). Nous avons eu la chance d’être lauréats de la première vague, avec quatre autres programmes. Sa mise en place prend un peu de temps, comme tout objet nouveau, que ce soit en termes de financements ou de pratiques de recherche. Gwenaël Imfeld, qui porte une des actions du programme, est extrêmement impliqué et fait quotidiennement les frais, comme nous, de la lenteur de son déploiement. L’objectif est de commencer au plus vite la recherche. Le lien avec l’ANR et avec les différents acteurs est essentiel. Nous voulons non seulement mobiliser les chercheurs de la communauté nationale mais aussi favoriser le lien avec les acteurs non académiques. Outre le conseil scientifique international, sans lequel la recherche ne pourrait pas avancer de façon pertinente en l’absence de regards extérieurs et d’expériences complémentaires dans des contextes spécifiques, le projet tient également compte de la réalité des territoires et des terrains et de la manière dont les problématiques de l’eau se présentent sur ces mêmes territoires en termes d’organisation, d’aménagement, de vie économique et sociale, de durabilité, dans un contexte qui bouge en permanence. Aujourd’hui, nous ne disposons pas des connaissances nous permettant de prendre en compte toutes les incertitudes mais nous travaillons, entre scientifiques de la même discipline, entre chercheurs de disciplines complémentaires et avec les acteurs des territoires – collectivités locales, ONG, acteurs privés de la filière eau – à comprendre cette complexité et à faire évoluer la gouvernance de l’eau.

M. Jean-Luc Fugil (RE). Je vous remercie pour vos présentations très intéressantes et compréhensibles. Êtes-vous en mesure de distinguer les impacts respectifs des insecticides, des herbicides et des fongicides, ces produits n’ayant pas le même usage ? Il est peut-être possible de se passer plus facilement de certains d’entre eux. Je précise que je ne dis pas qu’il ne faudrait pas réussir à se passer de tous ces produits : je ne tiens pas à ce que mes propos soient déformés.

Par ailleurs, vous avez indiqué que seules 29 substances étaient mesurées. Il existe des limites aux technologies de détection, des problématiques d’échantillonnage, des problématiques de caractérisation de certaines molécules. Il est important de le dire pour ne pas laisser croire que tout est facilement mesurable. Y a-t-il un effort de recherche à faire sur ce sujet ? Avez-vous besoin de moyens pour franchir ces limites de détection et acquérir les techniques de caractérisation qui vous manquent ?

Enfin, je n’ai pas bien compris les démarches mises en œuvre sur les effets cocktail ? Vont-elles assez loin ou faut-il les mener de manière matricielle et plus approfondie ?

M. Gwenaël Imfeld. Votre première question vise finalement à savoir si l’on peut prioriser certaines molécules par rapport à d’autres. Il y a des molécules qui sont mieux connues que d’autres. Parmi les molécules connues, le DDT et le Lindane ont été interdites, d’autres sont encore utilisées. Il y a un gradient inverse entre le degré de connaissance et l’existence de nouvelles molécules. Plus une molécule est nouvelle, moins nous la connaissons, même si les industriels qui la fabriquent la connaissent très bien. Les industriels ne communiquent pas aux scientifiques publics toutes les informations dont ils disposent. Ils connaissent par exemple l’ensemble des produits de transformation, alors que nous ne les détecterons que dans dix ans. Il est donc nécessaire de rendre ce système beaucoup plus transparent.

Par ailleurs, nous testons beaucoup les effets directs des substances, par exemple un fongicide, sur tel ou tel champignon, dans l’eau et dans le sol. Ce sont des informations qui figurent dans l’autorisation de mise sur le marché. En revanche, nous testons beaucoup moins les impacts indirects de ce fongicide, par exemple sur des algues ou sur des animaux, et donc sur l’écosystème. Quel que soit le degré de priorité que nous établirons, nous rencontrerons toujours des difficultés à comprendre les effets de substances à l’échelle des écosystèmes et à déterminer les produits de transformation de ces molécules. Je suis donc très prudent sur l’idée d’agir en priorité sur certains pesticides. En outre, nous devons prendre en compte le problème de la dépendance aux pesticides. Plus nous continuerons à les utiliser, plus nous aurons besoin de molécules de substitution, plus des résistances apparaîtront et plus ils pèseront sur le budget des paysans.

Mme Dominique Darmendrail. Sur la caractérisation des molécules à partir d’échantillonnages, quelques éléments scientifiques figurent dans la documentation que nous vous remettrons. Vous verrez ce que nous parvenons à doser, avec quelles techniques et selon quel échantillonnage, qu’il soit direct ou indirect. Nous utilisons aussi des capteurs passifs sur les cours d’eau, qui nous permettent de concentrer les substances sur une longue période et donc d’identifier celles dont les niveaux sont extrêmement faibles, que nous ne dosons pas spontanément car nous ne savons quelle substance rechercher, mais qui peuvent avoir un effet sur les milieux et les écosystèmes. Il y a des efforts de recherche sur ce sujet, avec des moyens dédiés, même si les chimistes disent qu’ils ne sont jamais suffisants. Par ailleurs, quand nous trouvons de nouvelles techniques de mesures, nous devons aussi les transférer à ceux qui vont réaliser ces mesures. Il y a aujourd’hui en France un groupement de scientifiques, Aquaref, qui veille à la transposition des procédures de mesure auprès des laboratoires départementaux. C’est un travail essentiel.

Enfin, les effets cocktail sont complexes à mesurer au regard du nombre de substances en entrée. Nous avons l’habitude d’étudier les cocktails les plus fréquemment identifiés mais ce n’est pas évident car nous ne disposons pas de la liste de tous les éléments de base à rechercher.

Mme Agathe Euzen. Je confirme que nous avons besoin d’approfondir la recherche, donc de temps et de moyens financiers et humains. Il nous faut former des chimistes qui soient en capacité d’appréhender les mesures de la qualité de notre environnement. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la formation d’un nombre insuffisant de chimistes.

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous êtes passés assez rapidement sur un point qui me paraît essentiel pour les travaux de notre commission. Ce n’est pas tant la présence dans les eaux qui est importante que la provenance. Vous avez évoqué les peintures sur les bâtiments dont certaines contiennent des herbicides interdits dans l’agriculture mais autorisés dans le bâtiment, malgré l’existence d’alternatives. C’est un point sur lequel notre commission devra s’attarder.

Ce sujet rejoint la polémique qui a éclaté au mois d’avril sur le chlorothalonil dont des résidus ont été retrouvés par l’Anses dans les eaux souterraines. Nous avons à cette occasion appris que le caractère cancérigène de la molécule n’était pas avéré, que les concentrations étaient en deçà des seuils inquiétants mais aussi qu’elle était présente dans les peintures antifouling des bateaux. Il me semble donc très important de savoir d’où viennent les molécules puisqu’il semble qu’elles ne proviennent pas uniquement de l’activité agricole.

Dans le document que vous nous avez fourni, les concentrations en pesticides des eaux souterraines ne semblent pas correspondre à la carte de l’agriculture en France. Pourquoi les concentrations sont-elles parmi les plus importantes en Île-de-France, alors que cette région n’est pas la plus agricole du pays ? Je suis élu de la Gironde, où les tonnages de produits phytosanitaires sont très importants, mais la carte ne montre pas une concentration importante de pesticides dans les eaux de ce département.

Enfin, vous avez dit qu’en 2018, 10 % de la population a été alimentée par des eaux non conformes. Pouvez-vous préciser quelles étaient les molécules concernées et dans quelles proportions ?

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je vous remercie pour vos interventions. J’ai noté que « l’indice pesticides » avait diminué de 20 % depuis 2008 mais vous avez précisé qu’il ne tenait pas compte de tous les produits de transformation. Est-ce qu’il intègre tous les produits de formulation ou est-il centré sur la matière active, sachant qu’aucun pesticide n’est vendu sans produits de formulation et que malheureusement on ne s’intéresse jamais à ceuxci ?

Vous avez également évoqué les notions de seuil, notamment celui de 2 microgrammes par litre. Quelle est votre opinion sur cette valeur liée à des seuils de détection et qui n’a pas été établie sur la base de la toxicité sur l’environnement ou sur les macro ou micro-invertébrés ?

Enfin, vous avez fait état de travaux de recherche sur les pesticides et l’agriculture. Que pensez-vous des campagnes de désinsectisation menées autour des cours d’eau dans les zones touristiques pour éliminer les moustiques, qu’ils posent ou non des questions sanitaires ? C’est un sujet qui n’est jamais abordé, pourtant je pense que c’est une source importante de contamination des cours d’eau.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie, Madame la directrice, pour votre parole forte. J’ai pu lire certains de vos témoignages dans la presse quotidienne régionale et je pense qu’ils sont essentiels pour sensibiliser la population à l’enjeu fort de la ressource en eau. Je suis députée du Finistère, un territoire entre terre et mer. Nous sommes sensibles au lien très fort entre les activités sur terre et leurs répercussions sur la qualité des eaux de nos rivières, de nos rias, de la rade de Brest ou du littoral. Certaines activités, comme la filière ostréicole ou la culture de la coquille Saint-Jacques dans la rade de Brest sont compromises parce que la qualité des eaux est remise en cause dans certaines zones. Comment travaillez-vous avec les collectivités locales sur ce sujet ?

Les enjeux économiques, industriels et environnementaux s’entrechoquent et la gouvernance de l’eau, avec les agences de l’eau, est un sujet sensible. Qui est responsable des non-conformités des eaux ? Quelle échelle de décision serait la plus pertinente pour gérer au mieux cette ressource et sa qualité ? De quels moyens humains avez-vous besoin ? J’entends régulièrement que les agents de l’Office français de la biodiversité (OFB) ne sont pas suffisamment nombreux pour investiguer sur les atteintes à l’environnement et notamment sur la pollution des milieux aquatiques.

Enfin, vous avez évoqué le ruissellement des eaux. Comment pouvons-nous mieux barrer la route aux pesticides et atténuer le ruissellement des eaux de pluie ? Les collectivités sont-elles à la hauteur des enjeux ?

M. Gwenaël Imfeld. Tous les biocides ne sont en effet pas soumis à la même réglementation. Pour les biocides utilisés dans un contexte domestique, nous n’anticipons pas leur contact avec l’environnement, avec les eaux ou avec les sols. Cette situation appelle à une réflexion sur l’harmonisation des réglementations dans la mesure où ils suivent une voie similaire à celle qui est observée dans le milieu agricole. Nous devons comprendre comment un pesticide interdit en agriculture peut être utilisé dans le volet domestique et pourquoi personne n’en parle, alors que les concentrations en sortie de façade sont élevées, à peu près similaires à celles que nous trouvons à l’exutoire de certains bassins-versants.

Nous trouvons également le produit de transformation du chlorothalonil, le R‑471811, dans les peintures et dans différentes sources. La carte que nous avons présentée a été construite à partir de sources principalement agricoles. Les sources urbaines sont ponctuellement prises en compte, notamment quand des rivières traversent des villes, comme à Paris, à Lille, ou à Strasbourg. Des mesures avant et après ces villes permettent de prendre en compte l’apport de ces sources. Nous sommes désormais en mesure, grâce à différents modèles, de travailler sur du multisources. Par exemple, l’acide aminométhylphosphonique, produit de dégradation du glyphosate, est souvent accusé de provenir de sources urbaines. À travers des techniques analytiques, nous pouvons désormais identifier la source de ces substances. Si elles sont utilisées à la fois en agriculture et dans les milieux urbains, c’est essentiellement dans le milieu agricole que nous les retrouvons.

Mme Dominique Darmendrail. Les cartes que nous avons présentées sont le résultat d’une compilation des données effectuée par Eaufrance. Certaines zones sont en effet devenues plus rouges, en raison de la hausse des concentrations mais aussi parce que la réglementation a changé, avec l’élargissement du nombre de substances recherchées. Il y a aussi plus de bâti, ce qui se traduit par un impact plus fort des peintures sur les ressources en eau et sur les sols.

Les seuils sont définis à différents niveaux. Nous réalisons des études sur les écosystèmes, ce qui nous permet de définir les seuils à partir desquels nous observons un effet des différentes substances. Ces seuils sont confrontés à ce que nous sommes capables de mesurer dans les milieux de façon générique. Certaines analyses très pointues ne peuvent pas être déployées sur les territoires. Nous travaillons sur les limites de détection et les limites de quantification et nous faisons un compromis entre les effets des substances et ce que nous sommes capables de mesurer. Dans un certain nombre de cas, les seuils ont été définis au niveau européen comme étant ceux de quantification, mais rien n’empêche les États de les descendre s’ils sont capables d’affiner le niveau de mesure. Par conséquent, les seuils sont liés parfois à des effets observés, parfois à des limites de quantification.

Mme Agathe Euzen. Nous voyons bien la continuité des impacts et des effets, avec des temporalités variables selon la capacité des milieux à absorber les substances. Nous voyons également la continuité terre/mer, les estuaires et l’océan étant les réceptacles finaux de la pollution de l’air et des sols. L’ensemble du cycle de l’eau est donc directement concerné par l’impact des pesticides. Il doit être pris en considération dans les enjeux d’activité en amont et les conséquences que cela peut avoir en aval. Cette situation pose la question des solidarités entre les différents acteurs. Pour appréhender les impacts d’une activité sur une autre, il est nécessaire de connaître les différents usages, non seulement la manière dont les ressources sont mobilisées sur les territoires, mais aussi la qualité nécessaire pour satisfaire les besoins, jusqu’aux besoins essentiels en bout de chaîne, le plus en aval possible. Les usagers doivent donc réfléchir au partage de cette ressource, tant en termes de quantité que de qualité. La notion de bien commun est essentielle et chacun des acteurs doit se la réapproprier. La responsabilité est donc partagée, chacun étant soumis à des obligations réglementaires établies à l’échelle européenne voire internationale, déployées en fonction de critères de rentabilité, de rendement ou de développement. Les récents événements auxquels nous avons été confrontés permettent de passer d’une prise de conscience à une prise de réalité des enjeux en termes environnementaux, s’agissant de l’eau en particulier. Il relève de la responsabilité de chacun, comme individu et comme citoyen, mais aussi comme gestionnaire, entrepreneur ou élu, de prendre en charge cet intérêt pour le commun, de ne plus raisonner pour son intérêt individuel et de répondre à la question « est-ce qu’on est bien quand on a ou quand on est ? ».

M. Nicolas Turquois (Dem). Je vous remercie d’avoir élargi le débat aux produits phytosanitaires aux biocides.

Monsieur Imfeld, j’ai été surpris de vous entendre dire que les industriels qui développent de nouveaux produits ont une bien meilleure connaissance des produits de transformation et de leurs impacts que les chercheurs publics. Je pensais que les procédures d’homologation prévoyaient des obligations d’information des industriels sur le produit, ses effets sur un certain nombre d’espèces cibles, sur ses principaux produits de transformation et leurs effets.

Par ailleurs, votre présentation avait pour objectif de montrer l’impact plus complexe des produits phytosanitaires et de leurs produits de transformation sur le milieu aquatique. Notre commission d’enquête porte sur l’incapacité de la France à réduire ces impacts. Vous avez évoqué la nécessité de parvenir à passer 25 % des surfaces agricoles en agriculture biologique. Pourquoi cet objectif n’est-il pas encore atteint ? Je précise que je suis agriculteur et qu’il existe de vraies difficultés pour convertir une exploitation au bio. Comment pouvons-nous faciliter ces transitions ? Quelles sont les limites du biocontrôle, qui constitue une autre façon de limiter les usages ? Enfin, avez-vous identifié des produits dont les profils de dégradation grâce au métabolisme du sol permettraient de résoudre une partie des problèmes ? Êtes-vous sollicités pour développer des produits dont la dégradation serait quasiment totale ?

Mme Marine Hamelet (RN). Je vous remercie tous les trois pour vos interventions. Ma question porte sur la qualité des eaux souterraines, notamment lors des forages et des prélèvements d’eau en grande quantité. Je pense notamment aux éoliennes. Des études sont-elles menées avant et après tous les forages, pour connaître la quantité et la qualité des eaux souterraines ? Les zones de stocks risquent-elles d’être mises en danger lors de ces retraits d’eau ?

M. Gwenaël Euzen. Dans le cadre de la procédure d’autorisation, les industriels doivent en effet fournir une liste de données très complète mais nous avons du mal à tout comprendre. Certains essais sont réalisés au champ mais ne permettent pas de prendre en compte des mécanismes de long terme. Les substances passent en effet par plusieurs milieux, par plusieurs aquifères complexes, certains avec beaucoup d’oxygène, d’autres avec moins. Il est extrêmement difficile de prévoir ce qui va se passer dans ces différents milieux, en particulier dans les milieux d’interface. Dans les sédiments en étiage, quand il fait très chaud et qu’il y a peu d’oxygène, la dégradation n’est pas la même. Nous ne savons pas non plus si les champignons dégradent les substances de la même façon que les bactéries. Souvent, les industriels disposent de plus d’informations que celles qu’ils communiquent aux acteurs publics.

Les freins à l’agriculture biologique sont bien connus. Il existe une confusion par rapport au label, à ce que nous entendons par agriculture biologique. Il y a aussi la question de la volonté politique. Personne ne dit que c’est la panacée ; néanmoins, d’un point de vue scientifique, c’est le mode d’agriculture écologisée le plus avancé, sur lequel nous avons beaucoup de connaissances. Il permet de préserver la biodiversité. Il y a aussi la question de l’atteinte d’un seuil qui permettrait de développer plus facilement cette filière. 25 % d’agriculture biologique laisse 75 % à l’agriculture de conservation ou à d’autres modes.

De nombreuses substances de biocontrôle sont mises sur le marché et beaucoup de recherches sont nécessaires pour les comprendre, même si elles émanent de substances naturelles. On peut penser qu’elles sont plus facilement dégradées parce qu’elles proviennent de composés actifs naturels ; mais ce n’est pas toujours le cas. Reste la question du travail sur les paysages et de l’élargissement du biocontrôle à la prévention. Il faudrait sans doute en faire une priorité nationale et de la recherche.

La dégradation totale d’une substance, c’est-à-dire la minéralisation, n’existe pas. Il faudrait que la molécule soit active au moment où elle est utilisée puis qu’elle se transforme très rapidement en dioxyde de carbone ou en méthane. Ce serait contradictoire avec l’effet recherché des pesticides qui doivent pouvoir se dégrader mais aussi persister pendant un certain temps sur les cultures. Il y aura donc toujours des traces de ces molécules.

Pour conclure, je pense qu’il faut prévenir le ruissellement et s’interroger sur les raisons pour lesquelles autant de pesticides quittent les parcelles. Il est possible de travailler sur l’agronomie et réduire de manière drastique les pesticides dans les zones les plus vulnérables.

Mme Dominique Darmendrail. Tout nouveau forage doit être déclaré et doit faire l’objet d’une étude préalable sur son positionnement, les formations géologiques transférées et le niveau aquifère prélevé. L’ouvrage est également évalué dans son contexte. On regarde quels sont les autres prélèvements dans l’aquifère pour estimer la contribution de ce forage aux volumes qui sont prélevés et voir si les prélèvements sont supérieurs au renouvellement de l’eau. Nous comparons les volumes qui seront prélevés aux volumes prélevables pour essayer de le rendre durable sur le long terme.

Mme Marine Hamelet (RN). Comment peut-on obtenir les résultats de ces études ? Sous quel délai sont-elles réalisées en amont des travaux ?

Mme Dominique Darmendrail. Les délais dépendent du maître d’ouvrage mais les rapports sont disponibles. Nous préciserons dans la documentation que nous vous transmettrons comment vous pourrez accéder à ces informations. Néanmoins, certains vous diront que l’une des difficultés à laquelle nous sommes confrontés dans le cadre du plan eau est de connaître l’ensemble des prélèvements sur certains aquifères. Nous cherchons à les identifier et à les mesurer.

Mme Agathe Euzen. Vous avez noté l’importance de mieux connaître les origines et les impacts des substances, en intégrant l’ensemble des processus de transformation et les effets à court, moyen et long termes sur le vivant, c’est-à-dire sur l’environnement mais aussi sur les humains. Il est également nécessaire de mieux encadrer et de mieux harmoniser les différentes réglementations, qui peuvent être appropriées à un produit ou à un secteur mais antinomiques avec la préservation de l’environnement ou de la santé humaine, à l’échelle européenne, comme à l’échelle nationale. Il faut aussi regarder comment ces réglementations se traduisent à l’échelle des territoires. Nous n’avons pas abordé les territoires ultramarins, qui sont confrontés à des réalités bien différentes de celles que nous rencontrons dans l’Hexagone. Il est donc indispensable d’intégrer ces singularités et ces vulnérabilités au système de gouvernances qui sera mis en place.

Nous devons faire évoluer les usages et les pratiques dans tous les secteurs, notamment dans le monde agricole, en facilitant le déploiement de l’agriculture biologique, le partage d’eau, le partage de parcelles ; mais aussi dans le monde industriel et dans le milieu domestique.

Les incendies de forêts sont souvent traités avec de l’eau polluée par des produits chimiques utilisés pour leur faculté à éteindre les feux. Cette utilisation a des conséquences sur les milieux ; nous devons ainsi agir sur le climat pour limiter les événements extrêmes.

Enfin, nos sociétés se sont construites sur la confiance accordée à la chimie, qui répond au besoin de maîtrise de l’humain, sans reconnaître la capacité de la nature à nous rendre des services et à apporter des solutions, en respectant des cycles qui favorisent le maintien de l’harmonie dans les milieux. C’est un point extrêmement important dans l’interconnaissance et dans la représentation que chacun a du milieu, de son intérêt, des usages, du rapport à la ressource, des besoins de l’autre, etc. Les scientifiques croient savoir ce dont vous avez besoin mais si vous ne formulez pas clairement vos attentes, nous ne serons pas en capacité de répondre de façon pertinente à ce dont vous avez besoin, même si chacun a, au regard de son expertise, la connaissance de ce vers quoi il faut aller. Il faut réinstaurer la confiance entre les acteurs. Les scientifiques apportent un certain nombre de connaissances sur lesquelles vous pouvez vous appuyer, sur lesquelles la société peut s’appuyer. Nous avons également des efforts à faire pour mieux transmettre nos connaissances et venir en appui à la décision et à la gestion sur le territoire.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour votre disponibilité et pour la clarté de vos interventions. Je retiens l’approche globale sur laquelle vous venez d’insister, la nécessité d’éviter de fonctionner en silo et de faire dialoguer des acteurs qui n’ont pas forcément l’habitude de partager leurs contraintes.

 


7.   Audition de M. Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle Sciences pour l’Expertise à l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (ANSES), et M. Christophe Rosin, adjoint à la directrice du Laboratoire d’hydrologie de Nancy (ANSES) (mercredi 6 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Mes chers collègues, nous auditionnons M. Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), et M. Christophe Rosin, adjoint à la directrice du laboratoire d’hydrologie de Nancy (LHN) de l’Anses.

Je précise que nous auditionnerons d’autres membres de l’Anses et que la présente audition est exclusivement consacrée à l’impact des pesticides sur la qualité de l’eau. Je vous prie donc de ne pas poser de question relative aux modalités de décision de l’Anses s’agissant de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de produits pesticides. Nous aborderons ce sujet ultérieurement.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Matthieu Schuler et Christophe Rosin prêtent successivement serment.)

M. Matthieu Schuler, directeur général délégué du pôle Sciences pour l’Expertise à l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (ANSES). Les pesticides, les produits phytopharmaceutiques en particulier, sont des substances actives composées de diverses substances chimiques et éventuellement de coformulants, qui présentent la propriété de subsister, après usage, dans des milieux tels que l’air, l’eau et les aliments. Dans cette perspective, la question peut être posée à l’Anses, pour des raisons réglementaires ou sociétales, de savoir où nous en sommes en matière de graduation des risques relativement au niveau de présence de ces molécules. Tout usage d’un produit – chimique ou non – se diffusant à un moment donné dans l’environnement induit un niveau de présence. Dans le domaine des pesticides et des produits phytopharmaceutiques, toute présence suscite une forte attention sociétale pour en connaître la signification.

S’agissant des produits phytopharmaceutiques, l’Anses intervient de plusieurs façons. Pour ma part, je suis chargé de l’évaluation des risques dans divers milieux. Il faut conserver à l’esprit qu’en matière de gouvernance des risques, qu’il s’agisse des actes d’évaluation et de gestion ou du regard que posent sur eux les citoyens, l’Anses intervient à plusieurs reprises.

En amont, nous intervenons dès qu’il s’agit de déterminer si un nouveau produit phytopharmaceutique doit être autorisé ou si son AMM doit être prolongée. Tant qu’il est utilisé, nous intervenons en appui des agences régionales de santé (ARS) et de nos ministères de tutelle, dès qu’il s’agit de déterminer son niveau de présence dans l’environnement. A posteriori, nous assurons la phytopharmacovigilance, qui est un outil essentiel de tout dispositif de gestion et de gouvernance des risques, en complément des évaluations menées en amont.

Cette exigence d’attention et de vérification est prévue par la loi du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. Même si on est certain d’avoir bien fait les choses, il importe de disposer d’un mécanisme de vigilance ex post qui – c’est la spécificité de la phytopharmacovigilance – s’applique à tous les domaines, non seulement à l’eau, mais aussi à l’air ainsi qu’aux effets indésirables sur l’homme et les animaux. Nous exerçons une surveillance très transversale.

À ce propos, les habitudes et les pratiques d’appréhension et de gestion des risques induits par la présence de produits phytosanitaires varient selon le milieu.

S’agissant de l’eau, les textes réglementaires et législatifs, notamment la directive relative à la qualité des eaux destinées à la consommation humaine, dite directive « eau potable », ainsi que la directive établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau et la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA), prévoient des limites de qualité très basses. Elles ne découlent pas d’évaluations scientifiques, mais servent de signaux d’alerte précoce si la ressource en eau est non pas saturée, mais assez chargée d’une substance chimique donnée, dans une proportion de l’ordre de 0,1 microgramme par litre.

S’agissant de la qualité de l’air, c’est le contraire. Les limites réglementaires fixées pour les particules telles que les particules PM10 et PM2,5 sont au-dessus de la cible recommandée par la science, qui est difficile à atteindre, ce qui soulève la question, pour tous les acteurs – porteurs des politiques publiques, élus locaux, particuliers –, de savoir comment y parvenir.

Notre travail, en tant qu’évaluateur de risques ex ante dans le cadre législatif et réglementaire que j’ai rappelé, est d’aider les pouvoirs publics – principalement le ministère des solidarités et de la santé, les acteurs de terrain que sont les ARS et le ministère chargé de l’environnement – à fixer des repères scientifiques et à situer l’exposition aux risques.

Par ailleurs, en tant qu’agence de l’ensemble des santés – ce que nos homologues anglais appellent One health –, nous disposons de laboratoires de référence et de recherche. Ce rôle de laboratoire de référence est essentiel dans le cadre du contrôle sanitaire de l’eau qui, en France, est déployé sous l’égide des ARS par les acteurs techniques que sont les laboratoires. Véritable tour de contrôle, le laboratoire de référence est à la fois un diapason, qui s’assure que tous les laboratoires mesurent avec les mêmes règles et avec la même précision les facteurs de risque dans l’environnement, et une vigie qui regarde un peu au-delà pour identifier les éléments à creuser dans la surveillance de la qualité des eaux, qu’elles soient destinées à la consommation ou à la baignade, en vue d’aider les pouvoirs publics à améliorer leur dispositif de surveillance.

M. Christophe Rosin, adjoint à la directrice du LHN de l’Anses. Comme les huit autres laboratoires de l’Anses, le LHN a un double métier, la recherche et la référence, en vue d’améliorer la qualité sanitaire des eaux de consommation, des eaux minérales et des eaux de loisirs. Laboratoire national de référence (LNR), il favorise la production de données fiables et robustes par les laboratoires agréés, apporte un appui scientifique et technique au ministère des solidarités et de la santé et mène des travaux de recherche et des travaux prospectifs, notamment dans le cadre de campagnes exploratoires pour des polluants encore faiblement surveillés. À ce titre, le LHN a de nombreuses interactions avec les principaux acteurs du contrôle sanitaire des eaux – ministère des solidarités et de la santé, ARS, réseau de laboratoires agréés.

La surveillance des pesticides dans les eaux destinées à la consommation est encadrée par le code de la santé publique et par des arrêtés ministériels récemment révisés en raison de l’adoption de la directive « eau potable ». Le contrôle sanitaire est organisé par les ARS, dans le cadre d’une passation de marchés publics avec des laboratoires agréés, fixant notamment la liste des pesticides qui doivent être surveillés. Ce contrôle réglementaire intervient en deuxième niveau, après la surveillance effectuée par les personnes responsables de la production et de la distribution de l’eau (PRPDE), telles que les communes, les syndicats des eaux et les bénéficiaires d’une délégation de service public (DSP) de l’eau.

Quelques chiffres de ce contrôle sanitaire suffisent à démontrer que l’eau est probablement l’aliment le plus surveillé de France : dans 33 000 captages, 300 000 prélèvements d’échantillons sont réalisés chaque année. Environ 18 millions d’analyses sont menées, dont 11 millions portent sur les pesticides.

Pour mener à bien ce contrôle sanitaire et prendre des mesures de gestion adaptées, nous avons besoin de données robustes et représentatives. Quatre leviers nous permettent de produire des données fiables.

Le premier est la reconnaissance des compétences des laboratoires par le biais d’une accréditation. Aucun laboratoire ne peut faire des contrôles réglementaires s’il n’est pas régulièrement audité et s’il ne justifie pas d’une certaine compétence. Le deuxième est l’agrément que nous délivrons depuis 2021, après avoir vérifié que les performances du laboratoire sont compatibles avec les valeurs réglementaires que nous voulons surveiller, que les méthodes d’analyse sont respectées et que le laboratoire offre des garanties en matière d’indépendance et d’impartialité. Le troisième est l’appui offert par le LNR dans le cadre de l’animation du réseau de laboratoires, sous forme de conseils techniques, de levées de doute en cas de résultats divergents et de propositions de méthodes d’analyse. Le quatrième est la normalisation, notamment par le biais de l’Association française de normalisation (Afnor), en vue d’arrêter des méthodes harmonisées et standardisées, partagées par tous les laboratoires, ce qui permet d’adopter des pratiques homogènes et d’obtenir des résultats comparables.

Ce contrôle sanitaire est évolutif et itératif. Il est basé sur des progrès scientifiques et techniques assez récents. Je l’illustrerai par trois exemples.

J’évoquerai d’abord les produits de dégradation, également appelés métabolites de pesticides, qui sont des molécules issues de leurs substances actives. On considère en général que chaque substance active génère plusieurs métabolites, une dizaine en moyenne. Les métabolites ont la particularité d’être très mobiles et souvent stables dans l’environnement. Dans le bilan annuel de la qualité de l’eau potable publié en 2020, trois des quatre métabolites de pesticides dont la concentration est la plus élevée n’étaient pas surveillés il y a dix ou quinze ans. Les progrès techniques réalisés par les laboratoires permettent de surveiller cette famille de produits de dégradation que l’on recherchait moins bien auparavant.

Par ailleurs, l’amélioration des performances des laboratoires induit un abaissement des limites de détection. Dès lors que nous sommes capables de détecter des teneurs de plus en plus basses, les fréquences de détection augmentent mathématiquement. Il importe donc de garder en perspective les valeurs sanitaires plutôt que les fréquences de détection, qui peuvent présenter un biais. Il est généralement admis que les laboratoires s’améliorent d’un facteur dix tous les dix ans. À l’heure actuelle, ils sont capables de détecter à peu près n’importe quel polluant dans n’importe quelle matrice.

Le dernier axe de progrès réside dans le fait que, si les laboratoires, jusqu’à présent, ne trouvent que ce qu’ils cherchent car ils se concentrent sur certaines molécules, les travaux de recherche en cours développent des approches non ciblées, visant à rechercher sans a priori ni connaissance préalable. Cette méthodologie particulièrement complexe à mettre en œuvre, que les chercheurs s’approprient, ne s’inscrit pas dans le cadre du contrôle réglementaire mais peut lui être très utile. Ainsi, le métabolite R471811 du chlorothalonil, qui a fait couler beaucoup d’encre et a été fréquemment quantifié dans des campagnes exploratoires, a été identifié pour la première fois grâce à une approche non-ciblée.

Ces progrès techniques ont également permis d’établir de nouvelles méthodologies pour les listes de contrôle sanitaire. Si la tendance actuelle est de ne pas rechercher les mêmes molécules dans toutes les régions et dans tous les départements pour tenir compte des spécificités territoriales, l’Anses a été associée à la préconisation méthodologique en faveur d’une harmonisation des pratiques et d’une méthodologie commune pour inclure ou exclure des molécules. Il y a quelques décennies, on avait tendance à surveiller tout ce que le laboratoire savait surveiller, et les listes de pesticides pouvaient inclure 400 ou 500 molécules. De nos jours, l’idée est de chercher moins mais mieux des molécules ciblées en lien avec l’historique des découvertes, avec les autres réseaux de surveillance environnementale alimentant le contrôle sanitaire, avec les activités et les usages agricoles, avec les outils de simulation permettant d’établir des molécules pertinentes, avec les dires d’experts, notamment les alertes de la phytopharmacovigilance, et avec les campagnes exploratoires.

Celles-ci font partie intégrante des missions de l’Anses et spécialement du LHN. Nous mettons périodiquement en œuvre des travaux visant à établir une cartographie de contamination pour des paramètres qui ne sont pas surveillés régulièrement ou pas réglementés. La dernière campagne portant sur les métabolites de pesticides en recherchait une centaine, sur 150 molécules. Les résultats de ces travaux, publiés au printemps dernier, ont mis en évidence certains métabolites très peu surveillés jusqu’à présent. Ils permettent de les introduire progressivement, au fur et à mesure de la montée en compétence des laboratoires, dans les réseaux de surveillance.

En résumé, les progrès analytiques de la dernière décennie ont été très importants. Ils ont permis d’améliorer la connaissance des niveaux de contamination dans l’eau, avec un focus très particulier sur les produits de dégradation, qui sont une famille de mieux en mieux surveillée. Parmi les nombreux enjeux d’avenir, citons les apports des approches non ciblées, qui permettront d’enrichir la surveillance, le devenir des pesticides en réseau de distribution dès lors que les produits de dégradation peuvent réagir avec le chlore et disparaître ou se transformer. Les résultats des 11 millions d’analyses de pesticides menées chaque année doivent être mis en perspective d’une évaluation des risques sanitaires robuste.

M. le président Frédéric Descrozaille. Votre présentation de l’aspect scientifique de votre expertise est précise et complète. À présent, nous aimerions savoir ce que vous trouvez et comment évolue la contamination des eaux par les pesticides et par d’autres micropolluants.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai particulièrement apprécié la mise en perspective de la présente audition dans le champ de la recherche et des travaux de l’Anses.

Je commencerai par quelques observations de philosophie des sciences.

L’évolution de la capacité à détecter de nouvelles molécules est telle que toute comparaison avec le passé semble difficile. Comment dire qu’il y en a plus ou qu’il y en a moins si l’on ne cherche pas la même chose qu’auparavant ? La question, pour simpliste qu’elle puisse paraître, me semble mériter d’être posée. Pouvons-nous mener des comparaisons sur vingt ou trente ans ? Que valent les indicateurs de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) si l’on ne cherche pas la même chose qu’auparavant ? Il faut mettre à plat ces considérations, sinon elles seront instrumentalisées dans un sens ou dans l’autre, pour diaboliser ou pour dédiaboliser.

Ma deuxième observation serait impertinente si je ne connaissais pas très bien le suivi des produits mis sur le marché et si je n’avais pas défendu les amendements ayant permis de financer le retrait des molécules ayant fait l’objet d’une alerte épidémiologique ou environnementale. La phytopharmacovigilance tient compte, me semble-t-il, du fait que nous n’avons pas toujours connaissance de toutes les données avant la mise sur le marché d’un produit. Certaines ne peuvent être obtenues que dans la vraie vie, grandeur nature ; pour d’autres, nous ne nous sommes pas donné les moyens de les acquérir avant la mise sur le marché. Sur ces questions, il faut trancher.

De façon plus pratique, peut-on, comme nous l’avons entendu lors de la précédente audition, qualifier la recherche de pesticides d’enquête de routine ? En somme, plutôt que cibler, on patrouille et on tombe sur un fait divers. Il s’agit d’une démarche empirique consistant à s’intéresser à ce qui semble dangereux sans préjugés. Peut-on, sur le plan scientifique, parler d’une démarche empirique ?

J’en viens au domaine de l’action publique, qui intéresse particulièrement la commission d’enquête, pour enfin tenir les promesses de la France et de la planète en matière de réduction des pesticides. Parvenez-vous à discerner, parmi les sources des molécules ou des métabolites que vous mesurez, celles qui viennent du milieu agricole et celles qui viennent d’ailleurs ? La question a notamment été posée par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et par le CNRS à propos des biocides utilisés sur les façades. Répondre à cette question permettrait d’éviter les mauvaises controverses sur l’état de la science.

Il existe une pratique consistant à diluer les effets des molécules surveillées pour rendre l’eau potable. Le LHN a-t-il commencé à réfléchir à l’incapacité de diluer les molécules pour rendre l’eau propre à la consommation humaine en raison du phénomène de concentration lié au stress hydrique ?

M. Matthieu Schuler. La comparaison avec le passé est très difficile : en 1998, lorsque la directive sur l’eau a instauré la fameuse limite de qualité de 0,1 microgramme par litre, c’était presque le seuil de ce que l’on savait mesurer. C’est pour cette raison que M. Rosin appelait à la prudence : la fréquence de détection d’une molécule est directement liée à la performance technique.

La clef, c’est de s’intéresser à l’évolution longitudinale. C’est ce qui s’est passé pour le S‑métolachlore, qui peut rester assez longtemps dans l’environnement et rejoindre les nappes souterraines ; le suivi longitudinal nous a permis de vérifier si les milieux pouvaient absorber cette charge, et s’il y avait un risque, et nous avons estimé que l’utilisation de ce produit entravait la résilience du milieu. Cet exemple illustre aussi le fonctionnement de la pharmacovigilance : l’évaluation ex ante a été faite, l’hypothèse d’un danger était présente, et l’autorisation européenne du S‑métolachlore avertissait même qu’une grande vigilance serait nécessaire. L’interdiction ne découle pas d’une absence de préoccupation dans l’autorisation. C’est la pharmacovigilance qui a ensuite mené l’Anses à prendre la décision que vous connaissez.

Notre démarche est-elle complètement empirique ? Il y a une part de capacité technique, bien sûr, mais nous ne lançons pas nos filets complètement au hasard. Dès lors que des contaminants spécifiques posent des problèmes sanitaires, des contrôles sanitaires interviennent : cela a été le cas pour le plomb, lorsqu’il était difficile de suivre l’évolution de l’amélioration du dispositif de distribution, ou pour le chlorure de vinyle monomère, produit cancérogène qui pouvait être relâché par certaines tuyauteries. Nous essayons d’être pragmatiques : nous ne surveillerons pas les mêmes pesticides dans une région où l’élevage prédomine que dans une région où l’on cultive principalement du maïs.

Vous nous demandez s’il est possible de déterminer l’origine des pesticides que nous retrouvons. En règle générale, le spectromètre de masse ne sait pas faire parler la molécule. Prenons l’exemple de l’Ampa (acide aminométhylphosphonique), qui est un métabolite du glyphosate, mais aussi un produit de transformation de certaines substances détergentes ou biocides : nous ne saurons pas dire si l’Ampa retrouvé dans une masse d’eau provient d’un pesticide, d’un biocide ou d’un détergent. Dans certains cas peu fréquents, il existe des signatures ; pour les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), la proportion des différents HAP dans la famille permet d’orienter vers une usine d’incinération ou vers la combustion d’un moteur de véhicule, par exemple. Mais rien ne permet de remonter à la source d’une substance isolée. Seule l’enquête sur l’utilisation d’un produit dans un territoire peut nous renseigner. Les agriculteurs ont l’obligation de consigner dans un carnet les traitements qu’ils font, mais nous n’avons pas accès à ces données de manière automatisée, ce qui rend le récolement et donc la mise en perspective compliqués.

M. Christophe Rosin. Tracer l’origine d’une contamination est en effet compliqué. Quand on parle d’un captage d’eau potable, nous le surveillerons quel que soit son environnement. Du côté de la surveillance environnementale, il y a peut-être des leviers supplémentaires parce que les points d’échantillonnage des réseaux de surveillance sont orientés en fonction des contaminations industrielles, anthropiques, agricoles ; une approche statistique des contrôles environnementaux apporterait des éléments de réponse. On pourrait aussi faire l’hypothèse que les adjuvants et les coformulants pourraient nous aider à tracer certaines activités – mais nous sommes là dans le domaine de la recherche et non du contrôle réglementaire.

S’agissant des comparaisons dans le temps, ce n’est malheureusement possible que pour des molécules déjà surveillées il y a dix ou quinze ans. Les spectres de recherche sont si différents qu’il ne sert à rien de comparer les listes de pesticides actuelles avec celles d’il y a quinze ans.

Le stress hydrique est en effet un enjeu majeur. L’Anses en a fait une priorité.

M. Matthieu Schuler. Le stress hydrique est déjà une préoccupation importante des producteurs d’eau : lorsqu’ils ont plusieurs captages, ils doivent parfois les mixer pour atteindre une qualité suffisante. Nous avons examiné des dossiers d’autorisation exceptionnelle dans lesquels les quatre ou cinq captages étaient déjà saturés par un contaminant précis, et où il apparaissait important d’en ouvrir davantage ou de mieux protéger les captages existants.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Confirmez-vous que nous ne connaissons pas tous les métabolites présents dans nos eaux ? Est-ce grave ? Y a-t-il un risque pour notre santé ?

Eu égard à l’efficacité attendue du travail de régulation et de protection des populations confié à l’Anses, comment voyez-vous la réalité de la pollution massive des masses d’eau et de la chute de la biodiversité, toutes deux bien documentées scientifiquement ?

M. Imfeld, directeur de recherche au CNRS, nous a dit : « On ne sait pas tout, mais la connaissance permet des décisions préventives sans regret. » Qu’en pensez-vous ?

M. Matthieu Schuler. Prétendre à une connaissance exhaustive des métabolites serait prométhéen ! Hier, nous contrôlions surtout les substances actives ; aujourd’hui, nous progressons vers une meilleure connaissance des métabolites. L’enjeu, c’est de savoir lesquels sont pertinents et présentent un risque sanitaire. On doit se poser la question d’une éventuelle toxicité documentée en amont.

Pour que le niveau de protection soit satisfaisant, nous disposons de différents éléments : la limite réglementaire de qualité, je l’ai dit, est de 0,1 microgramme par litre pour un pesticide ou un métabolite pertinent, et le seuil de cumul est de 0,5 microgramme par litre. Ces deux paramètres sont examinés en même temps pour estimer si la masse d’eau considérée se dégrade ou pas.

La présence d’un nombre important de substances chimiques dans les masses d’eau est une réalité. Il me paraît moins évident de parler de « pollution massive », si l’on considère les risques que peuvent présenter ces masses d’eau. Le contrôle sanitaire, dont l’importance a été rappelée tout à l’heure, vise à donner une image aussi précise que possible des éventuels enjeux sanitaires, et à permettre d’agir dès lors que les conditions de sécurité ne sont plus réunies – notamment pour imposer des restrictions de consommation. Celles-ci ne sont pas des décisions prises à la légère : du point de vue sanitaire, distribuer de l’eau dans des bouteilles en plastique n’est évidemment pas satisfaisant.

Une expertise collective confiée à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) a réaffirmé un constat connu : la biodiversité est en danger, sous l’effet de nombreux facteurs, dont les produits phytopharmaceutiques font à l’évidence partie, mais qui comprennent aussi le stress physique ou abiotique, ou l’évolution des sphères d’occupation de l’homme, c’est-à-dire la part d’activité anthropique dans un territoire. Aujourd’hui, nous disposons d’une évaluation en amont de l’écotoxicité. Nous aimerions arriver à construire des modèles prédictifs afin d’améliorer notre prise de décision d’autorisation d’une substance. Nous entendons y travailler avec des acteurs comme l’Inrae ou l’Ifremer, donc des acteurs du monde de la recherche, et différentes agences européennes.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Monsieur Rosin, le laboratoire d’hydrologie de l’Anses a publié en mars 2023 une étude de l’eau distribuée en France et destinée à la consommation humaine. Cette étude peut inquiéter ; elle relève notamment la présence dans ces eaux de chlorothalonil R471811, résidu d’un fongicide aujourd’hui interdit : tout le Bassin parisien est concerné. Si l’on en croit le syndicat des eaux d’Île-de-France, 3 millions d’usagers reçoivent aujourd’hui une eau dont la teneur en chlorothalonil R471811 est quatre à cinq fois supérieure au seuil réglementaire. Vous faisiez également état de la présence d’un autre métabolite, cette fois du S‑métolachlore, classé comme cancérogène et suspecté d’être un perturbateur endocrinien. Vous vous arrêtez encore sur le 1,4‑dioxane, produit cancérogène retrouvé dans 8 % des échantillons. Aucun seuil réglementaire n’a été fixé pour ce produit, au niveau national ou européen, mais certains pays comme l’Allemagne le limitent à 1 microgramme par litre ; or vous avez parfois trouvé des concentrations de 4,8 microgrammes par litre.

Au total, d’après votre rapport, un tiers de l’eau distribuée en France est contaminée par un pesticide.

Vous avez bien expliqué qu’il est souvent difficile de déterminer l’origine d’un métabolite. Pouvez-vous cependant confirmer que c’est l’agriculture intensive qui est majoritairement responsable de cette contamination des eaux qui coulent du robinet des Français ?

Avez-vous enregistré une amélioration de la qualité des eaux à la suite des plans Écophyto ?

Enfin, les Françaises et les Français ont-ils des raisons d’être prudents, voire inquiets, en ce qui concerne leur consommation d’eau du robinet ?

M. Christophe Rosin. Ce rapport résulte d’une campagne exploratoire destinée à rechercher dans l’eau de consommation certains polluants, identifiés dans la bibliographie ou grâce à des alertes de pays voisins, afin d’améliorer nos connaissances et d’instaurer, au besoin, des contrôles réguliers. La fréquence de la présence de 1,4‑dioxane fait en effet partie des faits marquants de ce rapport – nous nous écartons ici des produits phytosanitaires, puisqu’il est question d’un solvant industriel. Le ministère de la santé est saisi et des travaux d’évaluation des risques sont en cours pour établir une valeur guide, dont nous ne disposons pas encore. La valeur maximale trouvée était en effet de 4,8 microgrammes par litre ; l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande une valeur inférieure à 50 microgrammes par litre, quand certains États américains interdisent de dépasser 0,3 microgramme par litre. Un travail de fond de toxicologie est donc nécessaire.

S’agissant des produits phytosanitaires, le chlorothalonil R471811 a été la grande surprise de cette étude, avec des fréquences de dépassement assez importantes – qu’il faut un peu relativiser, puisque notre plan d’échantillonnage visait principalement des sites vulnérables aux pesticides : cela rend difficile une extrapolation à l’ensemble de l’eau distribuée en France. Pour savoir ce qu’il en est à l’échelle nationale, il faudra attendre que ce produit soit intégré aux contrôles sanitaires.

Le chlorothalonil est un fongicide qui a été très largement utilisé, pour de nombreuses cultures et des usages multiples, pendant plus de cinquante ans, et à des tonnages importants. Il y a en effet un lien avec l’activité agricole.

M. Matthieu Schuler. Quatre à cinq fois au-dessus des seuils réglementaires, cela paraît beaucoup, mais les seuils réglementaires sont des conventions qui visent à protéger la ressource et donc à nous aider à nous poser les bonnes questions le plus tôt possible. Le dépassement d’un seuil est un signal d’attention, de mobilisation ; c’est le moment où nous devons nous demander si les captages sont suffisamment protégés, par exemple. Ce n’est évidemment pas une situation satisfaisante : il faut revenir sous le seuil réglementaire. Mais ce n’est pas forcément inquiétant sur le plan sanitaire.

Le S‑métolachlore est une substance active classée comme cancérogène de niveau 2, au sens de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) : cela veut dire que nous disposons de données, notamment sur des animaux, qui laissent penser que ce produit est cancérogène. Les produits phytopharmaceutiques ne sont pas autorisés lorsqu’ils sont classés comme cancérogènes de niveau 1 : nous pourrons y revenir lors de la prochaine audition de l’Anses.

Je ne sais pas répondre à votre question sur la manière dont le plan Écophyto se concrétise. Nous n’avons pas fait d’études sur les dynamiques observées après le retrait d’une substance ; il est évident qu’on la trouvera de moins en moins, mais la descente sera plus ou moins rapide selon la vitesse de dégradation de la molécule. Si l’Anses a récemment demandé le retrait du S‑métolachlore, c’est parce que la dégradation est lente. Nous y reviendrons certainement lors de la prochaine audition.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). Je note dans votre réponse un point qui pourrait nous inquiéter : les seuils réglementaires existent mais ne servent pas forcément à grand-chose, et semblent même relever d’une certaine subjectivité, comme le montrent les cas d’autres pays que vous prenez. Le citoyen peut s’interroger. Comment sont établis ces seuils ? Les Allemands sont-ils bien plus prudents que nous, sommes-nous laxistes ?

Vous n’avez pas répondu à ma question sur le rôle de l’agriculture dans la pollution des eaux ; j’ai compris que vous ne pouvez peut-être pas y répondre avec une grande précision, mais j’aimerais vous entendre.

Ma question sur les plans Écophyto visait simplement à savoir si vous avez constaté dans vos données, depuis vingt ans, des évolutions significatives – alors que nous constatons plutôt une utilisation toujours croissante de pesticides.

Je me permets enfin de poser à nouveau cette question : les Françaises et les Français qui nous écoutent doivent-ils s’inquiéter, ou à tout le moins se montrer prudents, lorsqu’ils consomment de l’eau du robinet ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Merci pour vos travaux. J’aimerais vous interroger sur la fermeture de captages d’eau : dans quelles conditions ces décisions sont-elles prises, et pour quelles raisons ? Quelles sont les conséquences sur les ressources en eau potable de nos territoires lorsque l’on ferme un captage, y compris en période de sécheresse ?

Comment vos données sont-elles utilisées par les services de l’État, les préfets notamment, mais aussi par les collectivités locales ? Vos études sont-elles suffisamment exploitées lorsqu’il s’agit de préserver la qualité de notre eau ?

M. Christophe Rosin. Pour répondre à cette dernière question, je vous dirai que ces travaux exploratoires ont pour objectif de dresser un premier état des lieux. C’est un levier qui permettra d’améliorer la surveillance des pesticides. Ainsi, le chlorothalonil R471811 n’était quasiment pas recherché jusqu’à maintenant dans d’autres pays européens ; c’est à partir d’une étude suisse que nous nous sommes penchés sur ce cas. Nous estimons aujourd’hui qu’il faut aider les laboratoires à développer des méthodes de détection et introduire progressivement cette molécule dans le contrôle sanitaire.

Nous pourrons ainsi répondre à la question sur l’impact de l’interdiction d’usage du chlorothalonil en 2020 : y a-t-il une décroissance, et à quel rythme ? Aujourd’hui, il est malheureusement trop tôt.

Concernant le seuil de 0,1 microgramme par litre, c’est une valeur de gestion et non une valeur sanitaire. L’objectif est de préserver la ressource. D’autres valeurs repères sont utilisées, les Vmax – valeurs sanitaires maximales. Lorsqu’elles ne sont pas disponibles, ce qui est le cas pour le chlorothalonil R471811, le ministère de la santé peut s’appuyer sur les valeurs sanitaires allemandes, dans l’attente de données de toxicité plus robustes.

M. Matthieu Schuler. Les fermetures de captages d’eau sont des décisions locales, dans lesquelles l’Anses n’intervient pas directement ; mais elles résultent d’éléments issus de la surveillance, soit du responsable de la distribution d’eau – c’est le premier niveau – soit du contrôle sanitaire.

Je vais répondre clairement à votre question sur l’eau du robinet en France : les agences régionales de santé, en lien avec les préfectures, la direction générale de la santé et l’Anses prennent des décisions précautionneuses. À mon sens, les suspensions de distribution sont décidées de manière précoce, et parfois plutôt parce que l’on manque de données pour démontrer la sécurité que parce qu’un vrai problème de sécurité a surgi. Je vous renvoie au rapport annuel de la direction générale de la santé sur la qualité de l’eau.

Mon collègue a évoqué les valeurs allemandes, qu’il est logique d’utiliser en l’absence de valeurs de référence françaises, pour ne pas recommencer un travail déjà fait. J’ajoute toutefois que la pratique est différente en Allemagne : ces valeurs ne sont pas des couperets, qui conduiraient à fermer l’eau ; ce sont des signaux d’attention, qui appellent des actions qui visent à revenir à un niveau conforme à la réglementation européenne. Quant au seuil de 0,1 microgramme par litre, je précise qu’il est européen.

M. Aymeric Caron (LFI-NUPES). J’attends toujours les réponses sur la responsabilité de l’agriculture intensive et sur les inquiétudes que pourraient nourrir les Français à propos de l’eau du robinet – ou pas.

M. Matthieu Schuler. Sur la consommation d’eau, je pense avoir été clair : à mon sens, les producteurs d’eau et les décideurs publics agissent très en amont ; l’eau est distribuée de manière sûre.

S’agissant de l’agriculture, je n’ai pas de boule de cristal. L’Anses n’a pas quantifié les différentes provenances des produits concernés, ni leur rôle sanitaire comme environnemental.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vous avez parlé de 300 000 points de prélèvement, et expliqué qu’ils étaient choisis en tenant compte de ce que vous savez du territoire. Peut-on conclure que le tableau général est sans doute moins noir que celui que vous présentez ?

Comment procède-t-on dans les pays voisins ? Choisit-on aussi de surveiller certaines molécules, ou bien les pratiques sont-elles différentes, et cela change-t-il l’interprétation des résultats ?

M. Christophe Rosin. Nous réalisons 300 000 prélèvements par an dans le cadre du contrôle sanitaire ; dans nos campagnes exploratoires, nous choisissons beaucoup plus modestement 300 sites, et c’est pourquoi nous n’avons pas la prétention de présenter une photo très précise. Ces travaux exploratoires alimentent notre action en matière de contrôle sanitaire.

Nous n’avons pas à rougir de notre travail prospectif sur les produits de dégradation de pesticides et de leur ajout à nos contrôles réglementaires. Nous sommes sur ce point plutôt en avance par rapport à nos voisins européens.

S’agissant enfin de l’inquiétude au sujet de l’eau du robinet, je rappelle que l’eau contribue modestement à l’exposition de la population aux pesticides – de l’ordre de 5 %, selon des travaux de l’Anses publiés il y a quelques années. L’ensemble de nos résultats sur le chlorothalonil R471811 sont en outre inférieurs à la valeur sanitaire transitoire établie par l’Allemagne et reprise pour la gestion en France.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). À quoi sont dus les 95 % restants ?

M. Matthieu Schuler. À l’alimentation. Lorsqu’on veut déterminer une Vmax, nous nous posons la question de l’exposition totale par ingestion. Par observation rétrospective, on attribue moins de 5 % à l’eau, et le reste à l’alimentation.

M. Grégoire de Fournas (RN). Dans un article du Point, monsieur Rosin, vous déclariez que « si nous n’avons pas de valeur sanitaire, l’Allemagne a établi un seuil de gestion pour cette molécule de 3 microgrammes par litre […] C’est donc plutôt rassurant, car la valeur la plus élevée que nous ayons mesurée était de 2 microgrammes par litre, c’est-à-dire inférieure au seuil de gestion allemand. »

Pouvez-vous nous confirmer, pour répondre à la question sur l’agriculture de M. Caron, qu’on retrouve aussi cette molécule dans les peintures antifouling des bateaux ? D’après ce même article, un seul pot de peinture suffirait à expliquer des quantités importantes de chlorothalonil.

M. Christophe Rosin. Les valeurs constatées lors de cette campagne exploratoire sont en effet systématiquement inférieures aux valeurs transitoires allemandes, reprises par la France. S’agissant des peintures antifouling, je n’ai pas d’élément de réponse. C’est un sujet phare de cette étude : les questions sur cette molécule, sur son devenir dans les réseaux de distribution et sur le rythme à laquelle elle disparaîtra sont nombreuses. Nous n’avons pas le recul suffisant pour y répondre, y compris du point de vue sanitaire puisque nous n’avons pas encore de Vmax.

M. Matthieu Schuler. Les acteurs de la gestion de l’eau sont nombreux : agences régionales de santé, laboratoires… Le laboratoire d’hydrologie de Nancy joue un rôle de diapason – mesurons-nous tous bien la même chose ? – et de vigie – les plans de contrôle appliqués tant par ceux qui distribuent l’eau que par ceux qui les surveillent doivent-ils être complétés ?

L’Anses joue aussi un rôle en matière d’évaluation du risque. En matière de gestion de l’eau, les seuils, je le redis, sont précoces, car l’eau accumule longtemps et il est important de s’assurer de la qualité des masses d’eau avant qu’elle ne soit problématique ou ne présente un risque pour l’environnement pour l’homme. En cas de dépassement, l’Anses peut être à nouveau sollicitée, notamment par la direction générale de la santé, et être amenée à donner des repères, par exemple au sujet de produits de dégradation, initialement moins étudiés que les produits de départ. Lorsque ces repères doivent être établis très rapidement, parce que les décisions entraînent de lourdes conséquences, nous n’hésitons pas à regarder ce qui se fait chez nos voisins, notamment allemands ; le Umwelt Bundesamt (UBA) travaille de manière analogue à la nôtre. Nous essayons d’apporter aux pouvoirs publics la réponse la plus précise possible.

Lorsque nos scientifiques se posent des questions sur la toxicité d’un métabolite, ils regardent de près les données fournies par les industriels, lorsque les substances actives sont encore autorisées, pour estimer si un métabolite est pertinent, s’il ne l’est pas ou s’il a cessé de l’être – ce qui a été le cas pour le S‑métolachlore.

Je voudrais soulever un dernier point de réflexion. Les substances actives peuvent devenir orphelines : n’étant plus autorisées, elles n’ont plus de responsable réglementaire. Pour les sites et sols pollués dont le propriétaire a mis la clef sous la porte, il existe une procédure qui permet de répondre aux questions de sécurité sanitaire ; dans le cas des pollutions radioactives, cela repose sur la Commission nationale des aides dans le domaine radioactif (Cnar). On pourrait imaginer un mécanisme similaire pour le cas des substances actives interdites ou qui n’ont plus de pétitionnaire : lorsqu’il s’agit d’établir une Vmax robuste ou de conforter ou pas une décision prise par une ARS ou un préfet pour limiter la consommation d’eau, cette procédure permettrait de collecter de la donnée scientifique pertinente afin que la décision publique soit prise au plus près de la réalité des risques.

 


8.   Table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’air (mercredi 6 septembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’impact des pesticides sur la qualité de l’air :

 M. Ohri Yamada, chef de l’unité phytopharmacovigilance et observatoire des résidus de pesticides à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ;

 Mme Anne Laborie, déléguée générale de la Fédération Atmo France, réseau des associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (AASQA), Mme Emmanuelle DrabSommesous, directrice accompagnement et développement à Atmo Grand Est, référente pesticides pour Atmo France, et Mme Charlotte Lepitre, responsable projet et plaidoyer à Atmo France.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux avec une table ronde dédiée à la question de la présence des produits phytopharmaceutiques dans l’air. Nous sommes dans une phase de mise à niveau de nos connaissances, nous ne sommes donc pas encore entrés dans l’examen critique des politiques publiques. Le sujet étant très technique, je vous remercie de faire preuve de beaucoup de pédagogie dans vos interventions qui doivent nous permettre de prendre connaissance des dispositifs utilisés pour mesurer, contrôler, surveiller la qualité de l’air et produire de la donnée.

Nous accueillons à cette fin des représentants de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et de la fédération Atmo France. Je rappelle que nous aurons d’autres occasion d’auditionner l’Anses, notamment sur son rôle en matière d’autorisation des produits phytosanitaires ; aujourd’hui nous tâcherons de rester focalisés sur la question de la contamination de l’air.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Ohri Yamada et Mmes Anne Laborie, Emmanuelle Drab-Sommesous et Charlotte Lepitre prêtent serment.)

Mme Anne Laborie, déléguée générale de la fédération Atmo France. Le gouvernement a confié la surveillance de la qualité de l’air aux associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (Aasqa). Leurs missions sont précisées dans le cadre d’un agrément. Chaque région est dotée d’une Aasqa dont la gouvernance est quadripartite : État, collectivités territoriales, entreprises, ONG et personnalités qualifiées issues du monde de la santé. Leur financement est assuré par l’État, les collectivités locales et les entreprises. Ce sont des organismes tiers de confiance, transparents et indépendants. Les informations produites par les Aasqa sont des données de référence, fiables et transparentes. Enfin, les Aasqa bénéficient d’un ancrage territorial qui les place au plus près des acteurs, notamment des collectivités locales et du monde agricole. Cette proximité est importante car chaque territoire a ses spécificités ; c’est particulièrement vrai lorsqu’on parle des produits phytosanitaires. 

Les Aasqa ont pour mission de surveiller et de prévoir la qualité de l’air par des mesures et des modélisations, pour une douzaine de polluants réglementés mais aussi pour d’autres polluants qui ne sont pas encore réglementés, dont les pesticides. Elles informent et sensibilisent la population au quotidien et en cas d’épisode de pollution. Elles accompagnent les acteurs des territoires dans la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de leurs actions en faveur de la qualité de l’air, selon une approche intégrant l’air, le climat et l’énergie. Enfin, elles contribuent à améliorer les connaissances sur la qualité de l’air. C’est à ce titre qu’elles ont, depuis les années 2000, sur l’impulsion de certains acteurs locaux, initié une surveillance des résidus de pesticides présents dans l’air.

Mme Charlotte Lepitre, responsable projet et plaidoyer à Atmo France. La mesure des pesticides dans l’air a commencé en 2001, à l’initiative des Aasqa, avec l’aide financière d’acteurs territoriaux, pour répondre à des préoccupations locales. Pendant plus d’une décennie, c’est ainsi uniquement grâce aux Aasqa et à ces acteurs territoriaux que les pesticides ont été surveillés, en fonction des moyens humains et financiers disponibles. Atmo a mis en place une base de données unique, PhytAtmo, qui agrège les résultats de ces observations et les rapports de toutes les Aasqa de 2001 à 2020. PhytAtmo est accessible en données ouvertes sur le site d’Atmo France, ainsi que, depuis 2019, sur data.gouv. Elle a été présentée au Conseil national de l’air lorsqu’il était présidé par le député Jean-Yves Fugit.

361 substances sont répertoriées dans la base de données qui comprend les résultats de plus de 10 000 prélèvements sur 176 sites répartis sur le territoire. Elle recense également les données de la campagne nationale exploratoire des pesticides dans l’air (Cnep) menée en 2018-2019. À la suite de la Cnep, un suivi national a été mis en place sur un site par région, financé par l’État. Parallèlement, les suivis régionaux ont été maintenus à l’initiative des Aasqa et des acteurs territoriaux.

C’est cette base de données que l’Anses utilise pour sa phytopharmacovigilance. Atmo transmet également des alertes à l’Anses si elle observe des données anormales sur certaines substances.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. La présence des pesticides dans l’air est liée à différents phénomènes qui ont des temporalités différentes. Au moment du traitement nous pouvons observer des phénomènes de dérive, liés à des conditions de vent, lequel disperse les gouttelettes dans l’atmosphère, ou à des conditions de volatilisation. Nous observons également des émissions de pesticides plus tardives, plusieurs heures ou plusieurs semaines après le traitement, notamment en raison des conditions météorologiques, qui peuvent entraîner une volatilisation ou une érosion éolienne. Le compartiment atmosphérique est donc susceptible d’être contaminé par les pesticides au même titre que d’autres compartiments de l’environnement.

Les substances qui font l’objet d’un suivi par les Aasqa proviennent de divers usages. Nous suivons à la fois des fongicides, des herbicides et des insecticides ; au total, entre 75 et 100 substances actives sont recherchées et quantifiées par les Aasqa. Le socle des 75 substances résulte d’une liste commune établie sur l’ensemble du territoire dans le cadre de la Cnep qui s’est déroulée en 2018-2019.

Il existe une norme Afnor relative au prélèvement, une autre relative à l’analyse. Les pesticides dans l’air sont captés à partir d’équipements en prélèvement actif, c’est-à-dire que l’air est aspiré. Il passe sur un filtre, où l’on récolte la fraction particulaire des pesticides, et ensuite à travers une mousse qui collecte la fraction gazeuse. Les deux échantillons sont collectés par les Aasqa soit sur une semaine, soit sur une journée. Ils sont ensuite envoyés en laboratoire où ils sont analysés en même temps. Nous suivons ainsi la concentration totale de la substance active pendant la période de prélèvement.

Je reviens sur les étapes principales de la mesure des pesticides dans l’air. 2001 a donc marqué le début des mesures par les Aasqa, à l’initiative des acteurs locaux. En 2018‑2019, a été organisée la Cnep. Elle a permis de faire un état des lieux et de constituer un protocole a minima pour les mesures, avec notamment une liste de substances actives à rechercher. Enfin, en 2021, un suivi national a été mis en place, toujours sur la base d’un point de mesure dans chaque région. D’autres points peuvent faire l’objet de mesures, à la libre appréciation de l’Aasqa sur le territoire concerné.

Depuis 2001, nous observons une variabilité spatiale et temporelle extrêmement importante des pesticides dans l’air. Nous observons des comportements différents entre les sites, entre les années et entre les saisons. Ces différences sont liées au caractère multifactoriel des concentrations en pesticides dans l’air : l’occupation du sol ; le type de cultures ; la nature du sol les pratiques agricoles ; le type d’équipements utilisé ; la météorologie, qui impacte de manière directe et indirecte les émissions dans l’atmosphère ; et les propriétés physico-chimiques de la substance. Plus elle est volatile, plus la substance a de chances de se retrouver dans le compartiment atmosphérique.

Au-delà de cette variabilité, grandes tendances nationales se dégagent néanmoins, notamment la saisonnalité. Sur les dix dernières années, nous avons observé des niveaux de concentration des pesticides dans l’air plus importants en automne – essentiellement des herbicides. Le prosulfocarbe est très présent dans l’ensemble des régions et présente les niveaux de concentration les plus élevés dans beaucoup de situations. Les fongicides sont également présents ; en revanche, les insecticides apparaissent peu. Le lindane est interdit en usage agricole depuis 1998 mais nous le trouvons de manière récurrente sur l’ensemble du territoire. Cependant, contrairement au prosulfocarbe, ses niveaux de concentration sont très faibles.

Le compartiment atmosphérique est donc un compartiment qui reflète de manière assez immédiate et rapide les pratiques mises en œuvre sur les parcelles en termes de gestion des produits phytosanitaires. Nous suivons également certaines substances interdites au fil des années. Certains sites sont suivis depuis plus de dix ans, ce qui nous permet d’avoir une idée des grandes tendances.

Enfin, vous constaterez que les données que nous produisons sur les pesticides sont uniquement issues de mesures, ce qui est assez différent des polluants réglementés, pour lesquels nous appuyons à la fois sur des mesures et sur de la modélisation. Celle-ci nous permet d’évaluer la qualité de l’air et les niveaux de concentration de polluants ou de substances en tout point du territoire. Nous avons donc une problématique liée à la connaissance exhaustive des territoires.

Par ailleurs, si l’approche nationale est importante pour avoir un cadre commun, s’agissant notamment des substances actives et des périodes de prélèvement, il ne faut pas occulter les spécificités locales qui nous permettent de compléter de manière utile nos diagnostics très spécifiques des territoires.

M. Ohri Yamada, chef de l’unité phytopharmacovigilance et observatoire des résidus de pesticides à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Je sais que vous auditionnerez divers interlocuteurs issus de l’Anses, qui a en réalité plusieurs identités, associées à ses différentes missions. Pour ma part, j’interviens au titre de la mission de phytopharmacovigilance, qui a été créée en 2015 pour accompagner le transfert de la gestion des autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Nous avons alors mis en place une surveillance des effets indésirables qui surviennent à la suite de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans les conditions réelles du terrain. Pour cela, nous avons créé un réseau de partenaires. Nous nous appuyons sur l’ensemble des dispositifs de surveillance existants dans tous les milieux, les Aasqa notamment, pour la surveillance de l’air ambiant. Vous avez auditionné l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) qui a mené une campagne de mesures dans les sols. C’est également l’un des partenaires de l’Anses dans le cadre de la phytopharmacovigilance.

Nous collectons l’ensemble des données de présence des résidus de pesticides dans les différents milieux, dans l’alimentation et l’environnement. Par ailleurs, nous recensons les effets indésirables – intoxications aiguës, éléments de pathologie chronique – qui peuvent être attribués à l’exposition aux pesticides. Cette collecte nous permet de faire un état des lieux et d’identifier, dans le cadre de notre mission de vigilance, des signaux ou des alertes qui nécessitent la mise en place d’actions de correction.

Au titre de cette mission, nous avons, à partir de 2015, réalisé un état des lieux des données existantes pour documenter la présence des résidus de pesticides dans l’environnement. Pour le sol, nous avons constaté qu’il n’y avait quasiment pas de données et nous avons financé une campagne de mesures. Pour l’air, le diagnostic était différent. Comme vous l’avez entendu, depuis presque vingt ans, certaines Aasqa mesurent les pesticides dans l’air, selon des protocoles variables. La Cnep nous a permis de disposer d’une image représentative et homogène sur l’ensemble du territoire national, y compris les territoires ultramarins, avec les mêmes méthodes et la recherche des mêmes substances actives sur une année entière. Nous avons aussi pu capter les variations saisonnières et la variabilité de l’occupation des sols. Avant de lancer la Cnep, nous avons mené une expertise pour déterminer ce que nous nous attendions à trouver, c’est-à-dire des molécules les plus utilisées et les plus volatiles, ainsi que celles qui sont le plus toxiques. La Cnep a couvert des sites céréaliers, viticoles ou arboricoles, soit la diversité des contextes agricoles, cependant nous ne nous sommes pas placés à proximité des cultures. La Cnep n’avait pas pour objet de comprendre ce qui se passait une heure après un traitement, mais plutôt de capter une sorte d’ambiance de fond sur le territoire.

Les résultats ont montré que certaines substances atteignaient des pics de concentration, d’autres étaient très fréquemment retrouvées, pas forcément à des concentrations élevées, quand d’autres cumulaient les deux caractéristiques. Nous avons trouvé des substances interdites, comme le lindane, dont l’utilisation a été interdite à la fin des années quatre-vingt-dix pour la protection des cultures et au début des années 2000 pour l’élevage. Nous avons aussi observé une saisonnalité des contaminations.

Par ailleurs, l’air est le premier compartiment contaminé. Pour l’application d’un produit phytopharmaceutique, on utilise couramment la pulvérisation, qui consiste à créer un brouillard au-dessus des cultures, afin de protéger la culture des insectes ravageurs, ou d’atteindre les mauvaises herbes qui sont au pied des cultures. Or, une fois contaminé, l’air contamine le sol, les cours d’eau et les environnements intérieurs.

La Cnep a mis en évidence des niveaux de concentration et des fréquences de quantification et de détection. Nous avons accompagné ces résultats par une interprétation sanitaire de ces niveaux de concentration. Nous avons conclu qu’il n’y avait pas d’alerte sanitaire liée aux niveaux de concentration retrouvés dans les mesures réalisées dans l’air. Je ne parle ici que de l’exposition par voie respiratoire. Mais ce travail a par ailleurs pointé l’absence de repères normatifs ou sanitaires pour réaliser la surveillance de la qualité de l’air, contrairement à ce qu’on observe dans d’autres milieux.

Nous pensons qu’il y a tout de même un intérêt à mesurer les concentrations de pesticides dans l’air, bien que nous ayons des difficultés à les interpréter en termes des risques sanitaires. Pour cette raison, nous nous réjouissons de la transformation de la campagne exploratoire qui n’était que provisoire en une surveillance nationale pérenne, assurée par les Aasqa. Cette surveillance nous permet de procéder à des analyses sur le temps long. En effet, la grande variabilité d’une année sur l’autre – en raison de la météorologie, par exemple – ne nous permet pas de mettre en évidence des tendances sur seulement trois années. Les signaux que nous détectons sont ensuite transmis à nos collègues chargés des autorisations de mise sur le marché, ainsi qu’à toutes les missions publiques nationales qui interviennent dans la gestion des risques liés aux pesticides.

M. le président Frédéric Descrozaille. La question des seuils est subtile à comprendre. Ils peuvent être interprétés comme des seuils de danger ou des seuils de risque, alors que ce sont des seuils d’alerte. Que faudrait-il faire pour que nous disposions de seuils d’alerte sur l’air et comment bien comprendre la différence entre le seuil qui déclenche une action ou un renforcement de la surveillance et le seuil qui révèle un danger et qui doit inquiéter ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je partage votre interrogation, et je pense que nous pourrions l’étendre aux seuils établis dans l’ensemble des compartiments de l’environnement : une clarification est nécessaire.

Il me semble que nous sommes très en retard sur la surveillance de l’air, par rapport à ce qui est prévu pour les sols et pour l’eau. Je comprends à ce que vous dites que la surveillance est partie du terrain ; l’État en a ensuite fait une politique nationale, mais une politique qui n’est pas normée. Par conséquent, nous observons sans mesurer. Quelles sont vos préconisations en termes de politiques publiques ? En effet, une commission d’enquête parlementaire peut déboucher sur des orientations générales mais aussi sur des mesures concrètes qui permettraient de renforcer la vigilance.

Nous avons vu ce matin que la contamination par l’eau représentait 5 % des impacts observés sur la santé humaine. Pouvez-vous, de la même manière, nous dire quelle est la part imputable aux autres modes d’exposition, notamment l’air ? Disposez-vous d’une mesure d’ensemble de l’exposome ?

Par ailleurs, dans le cadre du dialogue territorial que vous menez avec les parties prenantes, vous êtes amenés à réfléchir à des mesures d’atténuation. Il y a deux écoles. L’une prône moins de pesticides et plus d’agroécologie, l’autre cherche des solutions techniques, comme des modes d’application permettant aux produits d’être moins diffusés dans l’air. Quels sont les progrès qui nous permettent de réduire l’érosion aérienne ? Devant les limites de ces solutions techniques, préconisez-vous une diminution globale des quantités et des usages des pesticides, pour en diminuer l’impact ?

Mme Anne Laborie. Je vous ai dit que les Aasqa avaient pour rôle de surveiller un certain nombre de polluants ; mais les pesticides ne font pas partie de la douzaine de polluants réglementés pour lesquels il y a des valeurs limites. Cette liste pourrait évoluer, dans la mesure où la directive européenne sur la qualité de l’air ambiant est en cours de révision, mais les pesticides ne sont, à ce stade, pas inclus dans le document. Ce n’est donc pas de cette manière que de nouvelles obligations seront introduites dans le droit français. Il n’y a pas, à ce jour, de projet de réglementer les émissions de pesticides dans l’air. Nous regrettons également l’absence de valeurs sanitaires, qui nous permettraient d’interpréter les résultats des mesures de concentration que nous faisons.

M. Ohri Yamada. Je rappelle que l’Anses a conclu à l’absence d’alerte sanitaire au regard des résultats de la Cnep. Pour parvenir à ce résultat, nous les avons comparés à un seuil. À partir d’une donnée de concentration dans l’air, nous pouvons en déduire une concentration d’exposition par le volume d’air inspiré. Nous disposons également de valeurs toxicologiques de référence (VTR), en dessous desquelles il est peu probable que surviennent des effets sanitaires. La VTR est un élément clé dans l’évaluation des risques sanitaires, quelles que soient les expositions. Quand nous avons réalisé cette interprétation sanitaire, nous avons pointé que, globalement, les VTR existant pour les pesticides sont établies à partir d’études dans lesquelles les animaux de laboratoire sont exposés par voie orale. Il y a toujours une incertitude sur la transposition de la voie orale à une autre voie. Les effets aux seuils de concentration observés sont-ils les mêmes, quelle que soit la voie d’exposition ? Normalement, pour les effets systémiques, il n’y a pas vraiment d’incertitude sur la voie d’exposition mais les pesticides n’ont pas que des effets systémiques. Nous avons conclu qu’il n’y avait pas d’alerte manifeste mais nous ne nous sommes pas prononcés sur l’absence de risque de manière définitive. Il ne serait donc pas satisfaisant d’établir des seuils à partir des seules VTR.

Il est difficile de répondre de façon générale sur la part de l’impact sanitaire de l’exposition aérienne aux pesticides, par rapport aux autres voies d’exposition. En effet, les pesticides couvrent des milliers de substances, dont certaines sont très volatiles, d’autres persistantes, etc. Par ailleurs, la réponse serait différente pour les populations qui vivent à côté des cultures en zone agricole et pour la population générale, éloignée des sources de pesticides. Santé publique France, l’Anses et les Aasqa mènent une étude sur les personnes habitant à proximité de parcelles de vigne. Nous allons mesurer leur exposition aux pesticides dans leurs urines et dans leurs cheveux et comparer ces résultats à la contamination de l’air, des aliments et des poussières, pour déterminer s’il existe une part d’exposition plus importante pour l’une de ces voies.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. Pour les mesures d’atténuation, nous n’avons pas, à ce jour, de réponse. Pour répondre à cette question, il faudrait que nous disposions de modèles pour quantifier l’influence des différents déterminants sur les niveaux de concentration dans l’air. Il est donc compliqué de déterminer si des mesures d’optimisation des pratiques seraient suffisantes pour abaisser le niveau de concentration dans l’air. Par ailleurs, nous observons des diagnostics de niveaux très variables en fonction de la nature du sol, du type de cultures, des substances actives, etc. Néanmoins, tout ce qui vise à réduire la volatilisation ne peut, a priori, qu’être positif, notamment les systèmes d’enfouissement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il m’avait été donné de voir, dans le cadre d’une mission réalisée pour le Premier ministre, une station de l’Inrae qui m’avait semblé très performante sur la mesure de l’impact sur l’air des différents modes d’application. Je suis surpris qu’aujourd’hui nous ne soyons pas plus avancés.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. L’Inrae travaille à l’échelle de la parcelle, avec des situations qui ne sont pas forcément représentatives à l’échelle du territoire ; de nombreux facteurs peuvent varier. L’Inrae n’a pas encore de modèle permettant de passer à plus grande échelle pour identifier l’importance des différents déterminants sur les niveaux de concentration.

Mme Charlotte Lepitre. Ohri Yamada a évoqué le besoin de travailler sur des VTR spécifiques pour la voie respiratoire. Aujourd’hui, les travaux de suivi des pesticides dans l’air ne sont guidés que par un groupe de travail et par ce qui est écrit dans le Plan de réduction des polluants atmosphériques (Prepa). Il n’y a donc pas de politique publique établissant la surveillance nationale des pesticides dans l’air, ni d’objectifs sur lesquels nous pourrions nous appuyer.

Mme Anne Laborie. Le Prepa a été publié en décembre 2022 ; il indique qu’il faut poursuivre les travaux sur la science des pesticides dans l’air, mais sans définir de cadre national. Il n’organise le suivi que sur un seul site par région, ce qui n’est pas à la hauteur des enjeux s’agissant des pesticides dans l’air.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Combien de départements sont aujourd’hui couverts par Atmo ? Quelle est la part des pesticides sur l’ensemble des polluants aériens ?

Par ailleurs, je suis députée de l’Aunis, un territoire qui est sous le feu des projecteurs depuis un an, à la suite d’une étude d’Atmo publiée en juillet 2022. La presse a largement fait état de ces données qui révèlent des valeurs particulièrement hautes. Cela a suscité de fortes tensions sur le territoire. Je ne remets pas en question ces valeurs mais elles ont été comparées à celles de territoires, comme le centre de Poitiers, qui sont totalement différents de la plaine d’Aunis, lequel est un territoire céréalier. Je pense qu’il serait plus intéressant de comparer des données comparables.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. En termes de couverture, pour assurer le suivi souhaité par le ministre en charge de l’environnement, il y a au moins un point de mesure dans chaque région, y compris dans les territoires ultramarins. Il est habituellement localisé sur une zone de bassin de vie assez importante, avec des activités agricoles en proximité. C’est le cahier des charges établi par le ministère qui apporte son soutien financier au fonctionnement de ces points de mesure. Les Aasqa ont toute liberté pour conduire des mesures sur d’autres points si elles disposent de moyens financiers suffisants, sachant que les analyses de l’air sont les plus onéreuses en termes de suivi de pollution. Dans la région Grand Est, nous disposons de 4 points supplémentaires de surveillance.

Les mesures des polluants réglementés sont généralement de l’ordre du microgramme par mètre cube, à l’exception des hydrocarbures aromatiques polycycliques, qui sont des substances cancérigènes et pour lesquelles les mesures sont de l’ordre du nanogramme par mètre cube. Pour les pesticides, nous sommes également dans un ordre de grandeur du nanogramme par mètre cube, avec des niveaux variables en fonction de la durée de la mesure, de la proximité géographique d’une parcelle, de la proximité temporelle de la mesure par rapport aux traitements, etc. Sur la centaine de substances actives suivies par les Aasqa, une vingtaine est quantifiée et 80 % ont des niveaux inférieurs à 1 nanogramme par mètre cube. Seules quelques substances atteignent des niveaux hebdomadaires de 10 ou 100 nanogrammes par mètre cube.

Par ailleurs, quand nous sommes confrontés à des valeurs élevées, nous nous trouvons un peu démunis, puisque nous faisons un suivi et non une surveillance. Les acteurs des territoires se tournent vers nous et nous demandent quelles sont les actions à mettre en œuvre au regard des niveaux mesurés, mais nous ne pouvons pas leur répondre car nous ne disposons pas des outils nécessaires ni de valeurs de gestion.

Enfin, les données du site que vous avez évoqué ont été exploitées par Atmo Nouvelle-Aquitaine ; elles ont été comparées à un milieu urbain car il s’agit du site de suivi national. Nous disposons d’une base de données qui compile l’ensemble des mesures réalisées sur le territoire et nous travaillons à la rendre plus facilement exploitable, pour permettre à nos collègues de comparer les données d’un point de mesure avec celles d’autres territoires.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Quand seront publiées les nouvelles mesures qui sont très attendues ?

Mme Charlotte Lepitre. Elles seront disponibles fin octobre ou début novembre. Je ne dispose pas du nombre exact de départements couverts par un point de mesure, mais je pourrai vous transmettre cette information. Par ailleurs, les Aasqa échangent sur les études qu’elles ont menées et essaient de trouver un territoire comparable. Nous faisons cette recherche actuellement pour la plaine d’Aunis.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Tout ce que je viens d’entendre m’interpelle et me met dans un état de colère sourde et contenue. Vingt ans après le début des mesures, il n’y a toujours pas de plan de surveillance ni de valeur réglementaire pour les pesticides dans l’air. Dans ces conditions, que signifie la pharmacovigilance assurée par l’Anses ? Comment avez-vous réussi à déterminer des zones de non-traitement (ZNT) à dix mètres ? Sur quelles bases vous êtes-vous appuyés ? Alors que nous savons que les substances sont transportées dans l’air sur de grandes distances, je m’interroge sur la pertinence de ces ZNT. Quelles réponses apportez-vous aux familles des enfants identifiés dans des clusters de cancers pédiatriques, où plus de 40 pesticides ont été identifiés dans l’air ? Je pense qu’il appartient à l’Anses de proposer des actions correctives. Vingt ans après, j’ai l’impression que nous sommes au point zéro. Comme nous n’avons pas réussi à déterminer ces VTR, c’est, pour le dire de façon triviale, « open bar ». Nous respirons des pesticides à pleins poumons et personne ne s’en préoccupe. Cette inaction depuis vingt ans me met dans une profonde colère.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la pondération de l’expression malgré la fermeté de votre propos.

M. Ohri Yamada. La mission de la phytopharmacovigilance est de collecter les données, de les interpréter et de passer la main aux différentes missions publiques de gestion des risques. Nous sommes tributaires des données et des repères existants. Si, jusqu’à maintenant, nous n’avons pas été capables de faire plus, c’est parce que les données existantes ne permettent pas de dire plus. Les données disent qu’il y a des pesticides dans l’air et que leur concentration varie en fonction des contextes et des saisons. Je reconnais que les repères sanitaires manquent pour la voie d’exposition respiratoire. Par défaut, nous avons interprété les données avec des VTR établies pour l’exposition par ingestion. Nous avons, en dépit de cette incertitude, conclu à l’absence d’alerte sanitaire après avoir évalué l’exposition à distance des parcelles, dans un contexte agricole. C’est une conclusion qui est généralisable à l’ensemble des valeurs de concentration dans l’air qui peuvent être observées puisque nous avons comparé les données de la Cnep 2018-2019 avec les données historiques des Aasqa et que nous n’avons relevé aucune divergence significative.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Comment avez-vous défini les ZNT ?

M. Ohri Yamada. Je précise que les mesures sont réalisées à distance des parcelles et qu’elles ne prennent pas en compte la dérive de pulvérisation, c’est-à-dire les gouttelettes émises au moment de la pulvérisation et dans les heures qui suivent. C’est une exposition particulière qui concerne les populations vivant au plus proche des parcelles. Une fois que l’on est à distance, la phase gazeuse s’évapore dans l’air et peut être transportée sur de très grandes distances. C’est cette exposition que nous avons caractérisée et pour laquelle nous avons réalisé l’interprétation sanitaire des résultats des Aasqa.

Nous ne pouvons pas tirer d’enseignements sur les ZNT à partir de données de la contamination de l’air de la phase gazeuse. C’est l’exposition à proximité, cumulée aux gouttelettes, à la phase gazeuse puis aux dépôts et donc à d’autres voies d’exposition, par exemple par contact cutané, qui sont pris en compte pour déterminer les ZNT. Vous pourrez sans doute évoquer cette question lors de futures auditions de l’Anses.

Mme Anne Laborie. Les Aasqa sont conscientes de la nécessité de renforcer la surveillance. Le Prepa prévoit des actions ; vous pouvez compter sur les Aasqa pour poursuivre et renforcer la surveillance. Nous cherchons des moyens pour la financer et nous réfléchissons à la mise en place du principe « pollueur, payeur », puisqu’il existe aujourd’hui une redevance payée par les fabricants de produits phytosanitaires.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je rappelle que le travail d’une commission d’enquête consiste à chercher la vérité. C’est un sujet très sensible. En effet, nourrir un soupçon sur ce qu’on boit, ce qu’on mange et surtout sur ce qu’on respire est terrible. Nous avons besoin que vous nous aidiez à aller le plus loin possible dans la compréhension de ce qu’on sait, de ce qu’on ne sait pas et de ce qu’il peut y avoir d’incohérent dans les différents dispositifs d’élaboration des connaissances.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je vous remercie pour vos interventions. Il y a longtemps, j’ai beaucoup travaillé sur la pollution des sols, des eaux et de l’air. Nous parlions relativement peu de la pollution de l’air car nous ne savions pas comment la mesurer. J’ai retenu que l’état de pollution d’un sol est stable pendant un certain temps, que celui de l’eau était assez constant malgré des déplacements et que celui de l’air est totalement spontané et peut être complètement modifié quelques secondes après la mesure. Si nous considérons la circulation des masses d’air à l’échelle de la planète, comment pouvons-nous traiter ce sujet de façon posée et réfléchie, sans extrapoler dans un sens ou dans un autre, mais en proposant des moyens d’action pour limiter la contamination à l’échelle de la planète ?

 Par ailleurs, j’habite en Ardèche, territoire mité par des résidences. Les ZNT peuvent rendre impossible le travail de certaines terres agricoles, du fait de cette dispersion des habitations. En Californie, cette question ne se pose pas puisque les terres sont gigantesques ; il est donc possible de définir des distances de traitement importantes. Quelles solutions proposez-vous ?

J’ai concentré mon intervention sur l’agriculture mais mon collègue Grégoire de Fournas vous parlera probablement des polluants présents dans d’autres secteurs, notamment dans les peintures. En effet, ces peintures utilisées sur les habitations sont à l’origine d’émanations permanentes de pesticides. Comment, en intégrant l’ensemble de ces données, pouvons-nous produire des propositions réalistes et agir ?

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. Pour nous, la porte d’entrée est la mesure des pesticides à des moments donnés et sur des points donnés. Votre question porte sur l’exhaustivité de la connaissance sur le territoire. À ce jour, nous ne disposons pas de la totalité de l’information sur la totalité du territoire, à tout moment, alors que nous l’avons pour les polluants réglementés.

Dans la plupart des régions, nous travaillons avec les chambres régionales d’agriculture, notamment celles qui disposent d’un conseiller « air ». Avant d’arriver à une réduction des émissions, nous pouvons expérimenter diverses solutions comme des haies ou des murs. Ces solutions mériteraient d’être poussées pour disposer d’une réponse intermédiaire pour les riverains et pour donner le temps à la profession de travailler sur le sujet. Une étude intitulée « Repair » a été menée en ce sens avec huit chambres d’agriculture, des Aasqa et l’Inrae, mais nous sommes encore au début du chemin.

Mme Charlotte Lepitre. Il n’existe pas une seule solution applicable sur l’ensemble du territoire car il existe différentes pratiques et différents paysages. Sur les pesticides dans l’air, il nous manque des informations pour compléter nos données, en particulier des données agricoles qui ne sont pas accessibles, comme les cahiers de pratiques culturales qui nous permettraient de mieux comprendre le terrain et de mieux interpréter nos observations. Par ailleurs, nous devons trouver les moyens de financer des études permettant d’avoir des inventaires d’émissions des pesticides dans l’air, que nous pourrions rapprocher de nos mesures, ce qui nous permettrait de travailler sur des solutions dont nous pourrions mesurer l’impact.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Quelle est votre position s’agissant des campagnes de désinsectisation des zones touristiques conduites à proximité des plans d’eau ?

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. C’est en effet un sujet qui émerge. Comme je l’ai précisé, chaque Aasqa peut compléter le suivi des substances actives sur son territoire. Atmo Grand Est complète ses observations sur certaines substances à la demande de la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) ou en réponse à des attentes sociétales. Pour le moment, les concentrations les plus importantes sont dues à des herbicides et non à des insecticides. A ce jour, on ne nous a pas demandé de réaliser de campagne spécifique autour de ces insecticides en zone touristique.

M. Nicolas Turquois (Dem). Je comprends la difficulté de corréler un seuil ou une mesure avec un risque. J’ai été choqué d’entendre M. Yamada évoquer la détection de lindane, un insecticide organochloré supprimé depuis plus de quinze ans. Avez-vous détecté cette substance sur plusieurs sites de mesures ? Les valeurs observées correspondent-elles à une émission récente ou à des réémissions ? S’il s’agit d’une émission récente, pouvez-vous la relier à un usage ? S’agit-il plutôt d’une réémission de produits stockés dans des bois traités il y a quinze ans ? Est-il possible de mettre en place des contrôles en routine sur des territoires où vous soupçonnez l’utilisation de ce produit interdit ?

M. Ohri Yamada. Le lindane fait partie des polluants organiques persistant pendant des dizaines ou des centaines d’années ; il figure à ce titre sur une liste établie par la convention de Stockholm. Dans la Cnep 2018-2019, il a été mesuré à des concentrations relativement faibles dans les trois quarts des prélèvements, avec une relative constance, sans saisonnalité marquée. Le milieu aérien n’est pas un compartiment de stockage, c’est un milieu assez fugace. Notre hypothèse est que le lindane stocké dans les sols s’évapore et contamine l’air.

Une fois qu’une molécule est utilisée, il est important de mesurer comment elle persiste, comment elle migre dans les différents compartiments jusqu’à nous exposer par la voie respiratoire, la voie cutanée, par les aliments oupar l’eau. Je rappelle que la France est le seul État européen à avoir mis en place une phytopharcovigilance intégrant l’ensemble des données de surveillance dans tous les compartiments et évaluant les effets sur la santé humaine et sur la santé animale.

S’agissant du lindane, nous allons mener des travaux d’expertise spécifiques pour comprendre les mécanismes de transfert identifiés là où cette substance est stockée. Il serait étonnant que nous trouvions des mésusages. Le lindane n’a pas été utilisé uniquement pour l’agriculture : des éleveurs avaient recours au lindane pour protéger leurs animaux d’insectes parasites ; il a également été utilisé pour traiter les charpentes contre les insectes. Cette utilisation comme biocide a été plus tardive et ne s’est interrompue qu’au milieu des années 2000. C’est la raison pour laquelle on retrouve encore beaucoup de lindane dans l’air intérieur.

M. Nicolas Turquois (Dem). Je note que votre hypothèse porte sur des réémissions et non sur des mésusages.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez mis en avant la dimension multifactorielle de la présence des pesticides dans l’air. Quels sont les effets du réchauffement climatique et notamment de la résurgence d’épisodes caniculaires intenses sur la concentration des pesticides dans l’air ? Certaines conditions climatiques favorisent-elles cette concentration ? Par ailleurs, la réglementation actuelle est-elle suffisante pour protéger les riverains des cultures des effets des pulvérisations de produits phytosanitaires ?

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. Il est évident que les épisodes caniculaires vont conduire à une volatilisation plus intense. Par ailleurs, certains facteurs météorologiques conduisent à des pressions parasitaires et donc à une utilisation plus importante des intrants chimiques. C’est notamment le cas du mildiou dans les milieux viticoles, où les fongicides sont largement utilisés. C’est aussi ce qui explique la variabilité interannuelle. La météorologie joue de manière directe au moment du traitement par les phénomènes de volatilisation mais aussi de manière indirecte en raison des programmes mis en place pour lutter contre les pressions parasitaires.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Ce matin, un intervenant nous disait que la quantité de nouvelles molécules arrivant sur le marché dépassait largement les moyens d’investigation de la recherche sur ces substances. Comment la hiérarchie est-elle établie entre l’ensemble de ces substances qu’il faut surveiller ?

Par ailleurs, les personnes que nous avons auditionnées ont insisté sur l’importance de disposer d’une vision globale et non par silo. Un film est récemment sorti sur les algues vertes en Bretagne, qui résultent de pratiques agricoles. Disposez-vous de sites de mesures dans cette région, en lien avec cette problématique ?

M. Ohri Yamada. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, on ne trouve que ce qu’on cherche. Cette maxime a longtemps été valable en chimie analytique. Désormais, de nouvelles techniques d’analyse non ciblée nous permettent d’identifier des signatures chimiques et de les relier à différentes molécules. Cependant, cette technique nous permet seulement d’identifier la molécule, pas de mesurer sa concentration. Ainsi, la surveillance repose encore beaucoup sur des analyses ciblées ; il est donc essentiel de déterminer ce que nous nous attendons à trouver. Nous nous attendons ainsi à trouver dans l’air les molécules qui ont le plus d’affinité pour l’air, c’est-à-dire qui sont les plus volatiles, mais aussi celles qui sont les plus vendues. Par ailleurs, plus les substances sont toxiques, plus il y a un intérêt à les surveiller. C’est la combinaison de ces trois critères qui nous permet de déterminer les substances à rechercher. Nous sommes aussi attentifs à l’arrivée des nouvelles substances et à celles qui sont les plus persistantes.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. Nous dépendons aussi de la capacité des laboratoires à détecter et à quantifier les substances. Parfois, certains composés ne peuvent pas, en l’état actuel des techniques, être analysés en laboratoire.

Mme Charlotte Lepitre. Il y a en Bretagne un site pérenne de mesure pour les pesticides ; le deuxième n’a pas pu être reconduit. Mais il existe un réseau plus important pour la surveillance de l’azote, de l’ammoniaque et du soufre.

M. Ohri Yamada. La problématique des algues vertes dans l’air est liée aux émissions de sulfures d’hydrogène et d’ammoniaque, qui ne sont pas des pesticides, et qui sont mesurées régulièrement par Air Breizh.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Une récente étude américaine a démontré que la pollution de l’air était la première cause de mortalité dans le monde. Pouvez-vous estimer la part liée aux pesticides dans l’air dans la mortalité ?

Mme Anne Laborie. C’est une question qu’il faudrait poser à Santé Publique France qui conduit des évaluations sur la mortalité et les décès prématurés. Nous mesurons les concentrations de pesticides mais pas leur impact sur la santé.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pouvez-vous confirmer que, pour les autorisations de mise sur le marché, il n’y a aucune obligation des fabricants à soumettre leurs produits à des tests portant sur une contamination par voie aérienne et qu’ils ne sont soumis qu’à des tests évaluant la toxicité par voie d’ingestion ? Cette disposition s’applique-t-elle à toutes les familles de pesticides ? Je suis surpris que nous ne disposions d’aucune donnée médicale sur la contamination des pesticides par voie aérienne.

M. Ohri Yamada. Je le confirme.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans le rapport que nous avons écrit en 2014 avec Jean Boiffin, nous disions que le sol était la terre inconnue des pesticides. Je découvre aujourd’hui un nouveau continent : l’air. Le champ de la recherche est vertigineux. Nous avons bien compris que vous nous appeliez à renforcer les moyens de mesure et la réglementation.

Mme Anne Laborie. Je vous remercie de nous avoir invités à cette table ronde. Vous avez très bien résumé les enjeux. Une vraie politique nationale de surveillance des pesticides dans l’air, qui ne font aujourd’hui l’objet que d’un suivi assez léger par rapport aux enjeux, nous semble indispensable. Vous pouvez compter sur les Aasqa pour y travailler.

Mme Emmanuelle Drab-Sommesous. N’hésitez pas à interroger les Aasqa sur vos territoires, elles sont à votre disposition.

Mme Charlotte Lepitre. La fédération se tient également à votre disposition pour toute question à l’échelle nationale. Santé publique France le dira mieux que moi mais les études sanitaires montrent que certaines substances ou expositions jouent un rôle dans certaines maladies.

M. Ohri Yamada. Je précise que des études sur la contamination par voie respiratoire préalablement à la mise sur le marché existent, mais uniquement pour les effets aigus. Les VTR concernent les effets chroniques, peu importe la voie d’exposition. Ce sont les effets sur les organes qui sont évalués, presque exclusivement par voie orale.

L’objectif de la phytopharmacovigilance est de collecter les données d’observation dans les conditions réelles d’utilisation. Elle vient en complément des évaluations a priori réalisées sur des animaux de laboratoire et extrapolées à la santé humaine. Nous identifions parfois des effets indésirables insoupçonnables, liés à des circonstances imprévisibles au moment de l’évaluation a priori. Notre mission est d’identifier ces données et les signaux qui imposent des mesures de gestion.

 


9.   Audition de M. Jean Boiffin, ingénieur agronome, directeur de recherche honoraire à l’INRA (mercredi 6 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Monsieur Boiffin, merci beaucoup de vous être rendu disponible.

Nous avons choisi de consacrer la première phase de nos auditions à un état des lieux, notamment afin de tendre vers une sorte d’harmonisation des connaissances des différents membres de la commission d’enquête. Cette audition nous permettra de faire la transition avec la phase suivante d’analyse critique des politiques publiques de réduction de l’usage des produits phytosanitaires.

Votre témoignage nous sera utile pour bien contextualiser le lancement du premier plan Écophyto. Il importe, en effet, de ne pas regarder le passé avec les yeux du présent. Nous avons compris, grâce à nos nombreuses auditions, que les connaissances et les dispositifs de mesure avaient beaucoup évolué ces dernières années.

Je rappelle à mes collègues que vous êtes ingénieur agronome et que vous avez fait l’essentiel de votre carrière à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), devenu l’Inrae, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Vous en avez été le chef du département d’agronomie, avant d’être nommé directeur scientifique chargé des relations entre agriculture et environnement. Vous avez suivi de près la mise en place du premier plan Écophyto, sujet sur lequel nous souhaitons plus particulièrement vous entendre, et vous avez été un acteur central du premier bilan qui en a été dressé, en cheville avec notre rapporteur, Dominique Potier, dans le cadre de son rapport « Pesticides et agroécologie, les champs du possible ».

Nous ne vous demanderons pas de réagir à ce qui a été fait après 2014, puisque vous aviez alors pris votre retraite, mais vous pourrez nous faire part, de vous-même, de tous les éléments que vous souhaiterez concernant l’objet de notre commission d’enquête, qui vise à comprendre les raisons du bilan mitigé, voire de l’échec des politiques publiques de réduction de l’usage des pesticides dans l’agriculture.

Je précise qu’étant entendu par une commission d’enquête, vous êtes tenu, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean Boiffin prête serment.)

M. Jean Boiffin, ingénieur agronome, directeur de recherche honoraire à l’Inra. Je suis très honoré de cette audition, et même impressionné. D’après ce qui m’a été indiqué, elle devait comporter deux points : retour sur le constat posé par le rapport de 2014, que vous avez cité, et regard sur les suites qui lui ont été données. Mon intervention liminaire portera essentiellement sur le premier aspect. Si vous m’interrogez sur le second par la suite, je vous dirai franchement si mon information, un peu lacunaire depuis 2014, date à laquelle j’ai en effet pris ma retraite, me permet de vous répondre de façon pertinente ou non.

Je n’ai pas participé à la conception du plan Écophyto, mais il m’a été demandé, fin 2009, probablement d’ailleurs parce que je n’avais pas été impliqué initialement, de présider le comité d’experts du plan. C’était une sorte de conseil scientifique et technique, chargé de suivre la mise en œuvre. J’ai animé ce comité de 2010 à 2014, et c’est à ce titre que j’ai été intégré dans la mission constituée en 2014 autour du député Dominique Potier.

Après un bref rappel sur le premier plan Écophyto, qui s’appelait Écophyto 2018, j’évoquerai la lettre de mission de M. Potier, puis chacune des trois grandes parties du rapport – respectivement intitulées « Comprendre », « Agir » et « La mise en œuvre » –, essentiellement sous l’angle de l’analyse sous-jacente que nous avions faite.

Le plan Écophyto 2018 avait pour origine le Grenelle de l’environnement, vaste réflexion collective menée en 2007 sous la présidence Sarkozy, dans une conjoncture politique qui a été, pendant un certain temps, proenvironnementaliste. Un des six axes de travail du Grenelle concernait la préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. C’est dans ce cadre qu’étaient principalement traités les problèmes agricoles. Il n’y avait pas d’axe de travail relatif à l’agriculture : elle était présente dans chacun d’eux, en particulier celui concernant la préservation de la biodiversité et des ressources naturelles. Cet axe a conduit, entre autres engagements, comme la trame verte et bleue, à un objectif de réduction massive et rapide de l’usage des pesticides, de moins 50 % en dix ans. La recherche, quant à elle, n’était pas très présente dans les axes du Grenelle de l’environnement, et l’engagement massif qui a été décidé a surpris pas mal d’observateurs, notamment dans les milieux agricoles et agronomiques.

Le ministre de l’agriculture de l’époque, Michel Barnier, a demandé à Guy Paillotin, secrétaire perpétuel de l’Académie d’agriculture et ex-président de l’Inra, qui était très respecté aussi bien dans le milieu agricole que dans le milieu scientifique, de présider le comité opérationnel du Grenelle de l’environnement, lequel était chargé de traduire en plan d’action l’engagement qui avait été pris. Bon gré, mal gré, les organisations professionnelles agricoles, l’agrofourniture et l’industrie phytosanitaire ont accepté de participer, à côté des ONG environnementalistes, et de cautionner le plan dès lors qu’était ajoutée à l’objectif la mention « si possible ». Cet ajout correspondait, du reste, au caractère non contraignant de la plupart des dispositions du plan Écophyto.

Les travaux du comité se sont appuyés sur une vaste étude collective qui avait été engagée par l’Inra avant même le début du Grenelle de l’environnement, à la demande des pouvoirs publics, et qui s’appelait « Écophyto R&D [recherche et développement], quelles voies pour réduire l’usage des pesticides ? » Cette étude a eu une grande influence sur une assez large partie du plan.

Celui-ci a été copiloté par les ministères chargés de l’environnement et de l’agriculture, mais sa maîtrise d’œuvre a été confiée à ce dernier et, point très important, centralisée à la direction générale de l’alimentation (DGAL).

Dans sa version initiale, datant de septembre 2008, le plan comportait 105 actions, regroupées en huit axes qui étaient respectivement consacrés aux indicateurs, à la mise au point et à la diffusion des voies de réduction de l’usage des pesticides, à la recherche, à la formation, à la surveillance des bioagresseurs et des effets non intentionnels, aux départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM), aux usages en zones non agricoles et à la communication, à quoi s’est ajouté, en 2012, un axe relatif à la santé des utilisateurs.

Le contexte était double au niveau européen : l’adoption du plan était concomitante de celle de la directive 2009/128, instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, et de la préparation d’une énième révision de la PAC, la politique agricole commune, finalement intervenue en 2015.

Pour ce qui est de la directive, c’est la DGAL qui était à la manœuvre afin d’assurer une coordination, laquelle a été très étroite. Le plan Écophyto a ainsi officiellement constitué la version française de la mise en œuvre de la directive, celle-ci prévoyant l’adoption de plans nationaux. Alors que la directive ne comportait aucune obligation de réduction – et c’est toujours le cas –, la France s’est placée en pointe dans l’interprétation du texte par rapport à ses compétiteurs européens, notamment l’Allemagne, qui privilégiait alors la réduction des impacts et interprétait la directive sous cet angle, en utilisant des systèmes de mesure qui correspondaient plus à la question de l’impact des pesticides qu’à celle de leur usage. Les dirigeants des grandes filières végétales ont dès lors déclaré que la France s’infligeait, à travers le plan Écophyto, une autodistorsion de concurrence.

En ce qui concerne la PAC, la négociation a été menée par d’autres services du ministère de l’agriculture. Je n’ai plus en tête la taxonomie alors en vigueur, mais il me semble qu’il s’agissait de la direction de l’espace rural et des forêts. Pour les hauts cadres qui menaient les négociations – ils nous l’ont dit lors d’une séance publique du comité d’experts – les questions environnementales étaient très secondaires, et celle de la réduction de l’usage des pesticides était tertiaire.

Début 2014, le plan Écophyto avait été mis en œuvre pendant cinq années pleines. La décision de confier son évaluation à mi-parcours à un parlementaire s’est accompagnée d’un regain d’importance politique – c’est en tout cas ainsi que l’ont ressenti beaucoup d’acteurs, dont je fais partie.

La lettre de mission, en date du 30 mai 2014 et signée par le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, fixait pour objectif de « proposer, en concertation avec les parties prenantes et les administrations concernées, une nouvelle version du plan Écophyto », ce qui sous-entendait qu’on considérait la version initiale comme insuffisante pour atteindre les objectifs fixés. Du reste, l’échéance de 2018 avait prudemment été gommée de l’intitulé du plan. La lettre de mission faisait aussi référence à la directive européenne de 2009, qui prévoyait un réexamen à mi-parcours. Le rapport a servi de base pour la réponse de la France à cette disposition.

La première partie du rapport visait à poser un diagnostic sur l’évolution des enjeux et du contexte depuis le démarrage du plan et sur l’absence de tendance à la baisse que l’on observait alors. Je citerai quatre points forts – le député Potier complétera ou rectifiera s’il le juge nécessaire.

S’agissant de l’impact des pesticides, des études a posteriori menées entre 2008 et 2014, notamment la fameuse expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2013 et le rapport sénatorial de 2012, avaient accru les présomptions d’effets négatifs des pesticides sur la santé humaine et accessoirement, car c’était de manière plus fragmentaire, sur le fonctionnement des écosystèmes. Un gros travail avait été mené, en particulier, sur les pollinisateurs. Ces travaux nous ont fait prendre conscience, au sein de la mission, de l’insuffisance fondamentale des systèmes d’évaluation ex ante, c’est-à-dire avant la mise sur le marché. Cette évaluation, qui est indispensable, devait être non seulement renforcée mais aussi complétée par une évaluation a posteriori des effets observés sur le terrain, qui devait être beaucoup plus sérieuse que ce qui existait à l’époque, à notre avis, étant entendu que les collègues de l’Inserm et le rapport sénatorial avaient déjà réclamé un renforcement. Ces études a posteriori devaient permettre de réviser les cohortes, les observations in situ des écosystèmes, en particulier leur dérive, et les autorisations de mise sur le marché, dès qu’apparaitraient des présomptions fondées, c’est-à-dire de faire ce qu’on appelle de la phytopharmacovigilance. Le renforcement de ces études était une des recommandations majeures du rapport. Nous avons souligné au passage que l’évaluation a posteriori était particulièrement faible et lacunaire en ce qui concerne les impacts écologiques.

J’en viens à la réduction de l’usage des pesticides. En 2014, on observait qu’elle n’avait pas eu lieu et qu’il y avait même une tendance à la hausse, ainsi que d’importantes fluctuations interannuelles, ces deux tendances étant essentiellement imputables aux herbicides. Dans le même temps, on observait une tendance à la baisse dans le réseau des 2 000 fermes Dephy (réseau de démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires), souvent sans détérioration des performances économiques. Néanmoins, cette tendance à la baisse était encore assez modeste et surtout extraordinairement variable d’une ferme à l’autre, suivant des trajectoires extrêmement diverses – beaucoup plus qu’on l’avait pensé lors de la conception du réseau Dephy. Cela a impliqué un travail d’analyse beaucoup plus fouillé que prévu, d’où des coûts et un investissement en temps bien supérieurs. S’agissant des zones non agricoles, la loi Labbé venait d’être promulguée. En exagérant un peu, on pouvait dire que l’affaire était réglée ; en tout cas, une baisse considérable et irréversible des usages était enclenchée.

La mission a mis en exergue, dans son diagnostic, les facteurs qui contrarient la diversification des cultures dans le temps et l’espace, ce qui est un point capital.

La quantité de pesticides utilisés pour une surface agricole donnée a trois sources de variabilité. La première est la nature de l’espèce végétale cultivée, chacune ayant son propre cortège de bioagresseurs, auxquels elle est plus ou moins sensible et exposée. Dans un contexte écologique, technique et économique donné, il en résulte des niveaux moyens d’usage des pesticides extrêmement variables selon les cultures, la médaille d’or allant aux vergers de pommiers, celle d’argent aux pommes de terre et celle de bronze à la vigne. Au pied du podium, à un niveau moyen élevé, se trouvent le blé tendre, le colza et l’orge d’hiver. À l’opposé, on n’utilise rien dans les prairies permanentes, quasiment rien dans celles non permanentes, et peu, voire très peu de pesticides pour le tournesol ou le sorgho. L’évolution des surfaces occupées par les différentes cultures a ainsi une grande importance.

La deuxième grande source de variabilité est le contexte, qui favorise plus ou moins le développement des bioagresseurs. Il s’agit non seulement du climat, plus ou moins favorable selon les années et les régions, mais aussi des systèmes de culture, en particulier la succession dans le temps des cultures sur une parcelle et le paysage dans lequel s’insère cette dernière – c’est l’aspect spatial. Plus la succession de cultures et le paysage sont uniformes – on peut penser, par exemple, à une monoculture occupant un paysage entièrement ouvert, comme les oliveraies en Andalousie, monoculture très ancienne et extraordinairement étendue –, plus le développement des bioagresseurs spécialisés dans la culture concernée risque d’être important, et plus l’agriculteur est incité à traiter.

Une troisième source de variabilité est la façon dont l’agriculteur gère la santé des plantes. Sa manière de faire est plus ou moins préventive et systématique, avec plus ou moins d’aversion au risque, plus ou moins de recours aux avertissements et aux outils d’aide à la décision. C’est, là aussi, très variable pour une culture donnée, face à un même niveau de risque. Le comportement de l’agriculteur dépend de ses sources d’information et de son environnement technique.

C’est sur ce comportement que se focalisait le plan. Les deux premiers facteurs sont liés à la structure de la ferme France et à son évolution, et ils dépendent du degré de spécialisation à l’échelle régionale. Quand des régions, qui occupent en France des surfaces énormes, sont spécialisées dans le système de culture colza-blé-orge, cela conduit à une très forte inertie de la consommation de pesticides, d’une part, parce que ces trois cultures en utilisent beaucoup et, d’autre part, parce que ce système, ultrasimple, favorise le développement des bioagresseurs et donc un usage important des pesticides pour chacune des trois cultures.

Les deux premiers facteurs étaient pratiquement ignorés par le plan Écophyto initial. Sans méconnaître l’importance du troisième facteur, le comportement de l’agriculteur, la mission de 2014 a pensé que l’uniformité des assolements et de la succession des cultures était un facteur d’explication majeur du haut niveau de l’usage des pesticides en France. Il est lié à l’importance des surfaces des espèces végétales fortement traitées – blé, orge d’hiver, colza et vigne – et plus encore au fait que cette uniformité crée un contexte phytosanitaire défavorable qui incite à traiter.

En allant plus en amont, nous avons pensé qu’il fallait, pour réduire l’usage des pesticides, s’intéresser aux mécanismes de rémunération des agriculteurs, en particulier la fixation des prix des produits végétaux. Elle conduit, en effet, au choix des cultures et de leur succession et va dans le sens de la spécialisation et de l’uniformité plutôt que dans celui d’une diversification des couverts végétaux dans le temps et l’espace, aspect totalement ignoré par le plan Écophyto – j’exagère peut-être un peu en disant « totalement », mais pas beaucoup.

J’en viens à l’éventail des solutions disponibles.

Notre premier constat était qu’une dynamique de recherche et développement indéniable s’était enclenchée. Beaucoup plus de projets avaient trait à la réduction de l’usage des pesticides en 2014 qu’en 2008, et il ne s’agissait pas seulement de projets directement soutenus par le plan. Celui-ci avait eu un très important effet de rayonnement et d’entraînement sur le système de recherche et développement, mais cette dynamique était encore trop récente pour fournir aux agriculteurs toute la panoplie nécessaire pour atteindre un objectif aussi ambitieux qu’une réduction de 50 % des usages dans l’ensemble de la ferme France. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir sur l’historique de la recherche et de l’enseignement en agronomie, qui me paraît une question très importante.

Deuxième constat, réalisé dans le cadre du réseau Dephy, l’éventail des solutions pour réduire l’usage des pesticides se caractérisait, comme envisagé initialement dans l’étude préliminaire Écophyto R&D, par trois degrés, croissants, de difficulté. Il y a tout d’abord l’accroissement de l’efficience des produits appliqués, qui n’est pas très difficile. Typiquement, au lieu de traiter de façon systématique, on suit des avertissements et on utilise des outils d’aide à la décision. Cela ne conduit pas toujours à une réduction de l’usage des pesticides, mais c’est possible, dans l’ensemble, et c’est une des voies suivies dans le réseau Dephy. Le deuxième niveau, un peu plus difficile, consiste à substituer un produit de biocontrôle à un pesticide chimique. Le troisième niveau est ce qu’on appelle la reconception : on s’engage dans un changement profond du système de culture, par exemple par l’allongement de la rotation grâce à l’introduction d’une nouvelle culture. Si on le faisait à l’échelle de la ferme France, l’assolement de celle-ci devrait changer. Ce n’est pas ce qu’on constate, ou seulement de façon marginale. Bien que privilégiée dans la sélection des projets et assez largement représentée dans le réseau Dephy, la dernière option reste minoritaire, parce qu’elle est plus difficile. Or, très schématiquement, c’est surtout ce levier qui est efficace, en particulier pour les mauvaises herbes. Je rappelle que les herbicides représentent grosso modo la moitié des pesticides utilisés.

Troisième constat, quand on voulait regarder ce qui se passait à l’échelle de la France entière pour comprendre en quoi et pourquoi l’évolution des pratiques phytosanitaires ne correspondait pas à ce qu’on observait dans le réseau Dephy, on avait en réalité très peu d’informations. Les enquêtes sur les pratiques culturales du ministère de l’agriculture, qui sont pourtant des mines extraordinaires de renseignements, ne comportaient pas beaucoup de données en la matière. Elles n’ont commencé à en recueillir qu’assez tardivement par rapport au début de la mise en œuvre du plan.

L’assolement de la ferme France est, je l’ai dit, quasiment immuable. Ce qu’on qualifiait de solutions disponibles au sein du réseau Dephy n’était donc peut-être pas si disponible que cela, ou n’était pas perçu comme tel au niveau de la France entière. En fin de compte, le réseau Dephy était peut-être un réseau pionnier, d’exploration, et très intéressant à ce titre, mais pas, comme on le souhaitait au départ, un réseau de démonstration. Ce qui marche, en effet, est difficile.

Notre rapport n’a pas pris la forme d’une dénonciation univoque d’un échec du plan. Celui-ci comportait, à nos yeux, certains points forts qui pouvaient être considérés comme des conditions non suffisantes mais nécessaires pour la réduction des usages. Il s’agissait ainsi d’un plan d’accompagnement mais pas véritablement d’entraînement.

Le premier point fort était que les pouvoirs publics ont émis un signal qui a été à peu près maintenu et qui a été effectivement suivi par une grande partie du système de recherche et développement agronomique – je peux en témoigner –, par une partie importante du développement agricole sous tutelle professionnelle, notamment les chambres d’agriculture, et par un nombre non négligeable de responsables professionnels, même s’il y avait, bien entendu, des différences importantes selon les institutions, les filières végétales ou les régions.

Deuxième point fort, la version initiale du plan Écophyto a créé des dispositifs structurants, comme les indicateurs d’usage, le bulletin de santé du végétal, le réseau Dephy, notamment les fermes expérimentales, le certificat individuel de produits phytopharmaceutiques (Certiphyto) et le programme de recherche dédié au plan, qui étaient pour nous des conditions indispensables à l’instauration d’une dynamique de réduction de l’usage des pesticides.

Nous avons néanmoins relevé un certain nombre de points faibles. Je me bornerai à en citer trois, qui sont majeurs.

Le premier était l’absence de prise sur certains leviers indirects, mais essentiels, pour l’usage des pesticides, comme la PAC et les cahiers des charges de la grande distribution et du commerce international des denrées agricoles, qui jouent sur la structure de la ferme France et par les choix faits par les agriculteurs en matière de cultures, d’assolement et de succession des cultures.

Deuxième point faible, que j’ai déjà évoqué, le potentiel d’adoption et de diffusion des solutions initialement considérées comme disponibles était surestimé. La conception de départ était probablement un peu simpliste.

Troisième point faible, nous avons souligné un certain nombre de défauts d’organisation et de mise en œuvre, notamment l’émiettement du plan, qui comprenait neuf axes et 114 actions, avec pour corollaires une gouvernance qu’on pourrait qualifier de très ramifiée et surtout un mode de financement des actions très compliqué, qu’un chercheur peu versé dans ces matières trouverait peut-être kafkaïen. Le financement transitait par l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) et il passe peut-être encore par l’Office français de la biodiversité (OFB).

J’aborde maintenant la deuxième partie du rapport, à savoir les orientations proposées en vue d’une nouvelle version du plan. Ces orientations, auxquelles correspondaient à chaque fois plusieurs recommandations, formulées sous forme de fiches, étaient au nombre de six. J’en évoquerai quatre qui sont pour moi – mais je m’exprime sous le contrôle du député Potier – les plus importantes.

La première orientation était le renforcement de la surveillance et de la maîtrise des risques. Il s’agissait de donner à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), qui venait d’être créée, les moyens d’exécuter la mission de phytopharmacovigilance qui lui avait été donnée, c’est-à-dire le suivi a posteriori des impacts de l’usage des pesticides sur la santé humaine, la santé des écosystèmes et la contamination des milieux.

La deuxième orientation était d’arriver à une baisse de 25 % des usages en cinq ans en utilisant tous les outils et toutes les solutions validés lors des cinq premières années d’application du plan et, surtout, en organisant mieux l’accompagnement des agriculteurs. Nous avons ainsi recommandé d’augmenter la taille du réseau Dephy, notamment le dispositif des fermes, en faisant passer leur nombre de 2 000 à 3 000, et de créer un deuxième cercle de 30 000 exploitations qui bénéficieraient d’un conseil renforcé, mais n’allant pas jusqu’à la prestation lourde déployée dans le réseau Dephy – un ingénieur à mi-temps, me semble-t-il, pour dix fermes, afin de réaliser un travail d’animation constant –, le but étant de s’engager en vraie grandeur dans les voies ayant fait leurs preuves dans le cadre de Dephy.

La troisième orientation était d’agir à moyen et à long terme en appliquant un ensemble de recommandations, encore plus nouvelles, qui visaient à utiliser des leviers structurels : non seulement homogénéiser encore plus les règles d’homologation, pour éviter les distorsions de concurrence, mais aussi faire en sorte que la PAC favorise bien davantage la diversification et le verdissement par le soutien à l’élevage, afin de maintenir les prairies non traitées, par la préservation de soutiens couplés pour certaines cultures dites de diversification, comme les protéagineux – non parce que ceux-ci seraient vraiment moins traités que d’autres cultures, même si certains le sont effectivement très peu, mais pour créer des rotations faisant en sorte qu’on traite moins le blé ou le colza –, ainsi que par une conditionnalité des aides du premier pilier explicitement liée, ce qui n’était pas le cas, à la succession des cultures, et non pas seulement à leur diversification, et à la gestion des pesticides.

Autre élément important, nous avons recommandé de faire de la protection intégrée un standard reconnu, coconstruit mais aussi exigeant que possible – la protection intégrée étant plastique ou flexible, on peut y intégrer pas mal de choses – pour les transactions commerciales, y compris au sein du commerce international, à l’image de ce qui a été fait, bien que ce soit très décrié, en ce qui concerne l’huile de palme. En effet, les standards qui conditionnent la mise sur le marché de l’huile de palme ne sont pas si nuls qu’on le dit du point de vue de la déforestation. Nous avons pensé que la protection intégrée pouvait être utilisée en tant que condition de commercialisation, par exemple pour les transactions concernant les céréales.

S’agissant toujours de l’action à moyen et à long terme, nous avons recommandé de favoriser la maîtrise du foncier et de la gestion de l’espace pour agir sur les facteurs paysagers des épidémies de bioagresseurs, en développant une sorte d’agroécologie du paysage.

La quatrième orientation consistait à changer de braquet en ce qui concerne l’effort de R&D directement induit par le plan Écophyto. La dynamique en la matière était encore trop récente, je l’ai dit, et présentait encore trop d’angles morts, aussi bien à l’échelle internationale qu’à l’échelle française. Il nous a donc paru important de renforcer le rôle fédérateur et orienteur du plan dans ce domaine. En matière d’agroécologie du paysage, par exemple, l’état de l’art était à l’époque, et il le reste encore, je crois, trop lacunaire et imprécis pour pouvoir fournir des règles d’action consistantes. La question ne se résume pas à augmenter le nombre de kilomètres de haies.

S’agissant de la troisième partie du rapport, je me contenterai de mentionner deux volets.

Le premier était la restructuration du plan en six axes, au lieu de neuf, dont un tout nouvel axe intitulé « politiques publiques, territoires et filières », dont je me demande un peu ce qu’il est devenu – j’ai très peur qu’il n’ait pas donné ce qu’on espérait, mais je n’ai pas suivi la question d’assez près pour pouvoir le certifier.

Nous avons également recommandé un nouveau système de gestion financière, doté de moyens accrus et surtout présentant une meilleure coordination entre les différents acteurs de la maîtrise d’ouvrage, la grande innovation souhaitée en la matière étant l’introduction des régions dans les tours de table en matière de financement et d’orientation. En effet, les régions étaient complètement absentes du plan Écophyto initial.

Pour conclure, je dirais que le rapport comportait une critique forte mais constructive de la première version du plan. Il préconisait à la fois une prise de recul et une amplification, et essayait à tout prix de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ce qui aurait comblé les vœux d’opposants très différents au plan Écophyto. Le rapport visait à conserver un esprit participatif permettant d’embarquer une partie importante de la profession et à instaurer à la fois plus de réalisme et plus d’ambition quant à l’ampleur des changements à réaliser.

Je me tiens maintenant prêt à répondre à vos questions.

M. le président Frédéric Descrozaille. Un immense merci pour votre exposé, que j’ai trouvé absolument passionnant, notamment lorsque vous avez rappelé les conditions dans lesquelles le plan Écophyto a été conçu, à la suite du Grenelle de l’environnement. Quand on n’écrit pas exactement ce qu’on a dit, il ne faut peut-être pas s’étonner qu’ensuite on ne fasse pas exactement ce qu’on a écrit, mais nous aurons l’occasion d’en reparler.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie également, monsieur Boiffin, pour la belle synthèse que vous venez de faire. Je ne pouvais pas présenter moi-même le rapport de 2014, que nous avons copiloté. Mon statut lors de cette audition est assez particulier : il serait un peu hypocrite que je vous questionne et que je commente ce que nous avons fait ensemble. Je me mettrai donc en retrait à ce stade, même si je vais quand même exprimer deux nuances par rapport à ce que vous avez dit et vous poser une question.

Vous avez en quelque sorte méprisé, dans votre présentation, la question des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP), qui ont été lancés grâce au rapport mais abandonnés à la suite de la loi Egalim. Nous avons fait le constat, dans le cadre d’un groupe de travail que j’ai conduit avec Stéphane Travert, qu’il fallait au moins reprendre le fil de l’expérimentation – quatre ou cinq ans ont donc été perdus. J’étais assez réservé lorsque j’ai proposé dans le rapport la création de ces certificats, mais j’ai ensuite été convaincu par l’idée que j’avais reprise : elle est en effet prometteuse. Elle est même cruciale en matière de R&D, car elle permet de s’assurer que le conseil émis par les coopératives ou le secteur privé ne vient pas en contradiction avec la recherche de l’intérêt général, incarné par les chambres d’agriculture et les instituts. Tout cela doit donc être réarticulé. Cette proposition, qui était opérationnelle, a été quelque peu réduite à néant, mais elle pourrait bien redevenir d’actualité.

S’agissant du foncier, nous avons débattu assez tôt de son lien avec l’usage des produits phytosanitaires, notamment lors des états généraux de l’alimentation. Je pense qu’il ne s’agirait pas tant de créer une mosaïque paysagère par l’intervention des pouvoirs publics que de réguler le marché du foncier pour permettre le renouvellement des générations, qui s’accompagne quasi automatiquement, en tout cas assez naturellement, d’une recherche de valeur ajoutée et d’une diversification des activités, alors que la logique de l’agrandissement conduit à une simplification des cultures. Je privilégierais donc la dimension socioéconomique à la dimension paysagère, même si l’objectif reste bien la mosaïque paysagère et la succession des cultures, voire les méteils – le mélange des espèces dans une même parcelle.

J’aimerais que vous reveniez sur une question, que je me suis d’ailleurs permis de poser au ministre, en tant que rapporteur, qui est celle du changement des critères. Nous avions nous-mêmes débattu pendant des mois de la question des indicateurs. Le Nodu (nombre de doses unités) nous avait semblé le nec plus ultra, contrairement à l’indicateur fondé sur les quantités. Dans les communications qui voient le jour au niveau gouvernemental, on se satisfait néanmoins de l’évolution des quantités alors que le Nodu reste constant. Compte tenu de votre expertise, j’aimerais connaître votre sentiment. Le Nodu a un défaut : il ne correspond pas à une norme européenne ; je n’en fais donc pas un dogme. Il faudra s’entendre sur une taxonomie européenne mais, en attendant, n’est-il pas dangereux de se rassurer, quand on évalue le plan Écophyto, en parlant de la baisse des quantités ?

M. Jean Boiffin. Loin de moi l’idée de mépriser les CEPP. On me reproche au contraire, dans le milieu qui est le mien, d’y être favorable. Le rapport contenait une fiche à leur sujet, mais je crois me souvenir que les CEPP ne sont pas nés dans ce cadre. Marion Guillou faisait notamment partie des promoteurs de cette mesure, qui a fait l’objet de beaucoup de controverses, car tout le monde pensait que ce serait une usine à gaz. Je crois que l’expérimentation a commencé au moment même du rapport et nous en avons donc parlé.

Pour ce qui est du foncier, je suis totalement d’accord avec ce que vous avez dit.

En ce qui concerne les indicateurs, on n’a pas trouvé mieux que le Nodu. Pendant toute la période d’application d’Écophyto 1, des groupes de travail ont étudié la question intensément, et parfois même de façon passionnée, mais le Nodu a survécu. Il a même été consolidé à l’issue de ces débats, en tant qu’indicateur d’usage et de pression. La notion de quantité de substances actives (QSA) ne vaut rien : elle n’a aucune signification, sinon pour les transporteurs.

M. Grégoire de Fournas (RN). Pourriez-vous définir ce qu’est le Nodu ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Sauf erreur, la QSA correspond à un tonnage. Le Nodu, quant à lui, est le nombre de doses unités utilisées dans l’année. Il est actuellement d’environ 80 millions d’hectares : même s’il y a eu des hausses et des baisses au fil du temps, on reste au même niveau qu’au début de l’application du plan, et le chiffre est supérieur à la surface agricole utile de la France. Le Nodu nous en dit davantage de l’impact que les quantités utilisées, qui sont variables en fonction de la concentration des produits.

M. Jean Boiffin. Lorsque l’usage de produits très pondéreux, comme le soufre ou la bouillie bordelaise – en particulier cette dernière – diminue au profit, par exemple, de pesticides organiques de synthèse beaucoup plus efficaces, y compris dans leurs impacts négatifs, dont les doses se mesurent en grammes au lieu de tonnes ou de centaines de kilos par hectare, les quantités baissent mais en termes d’impacts environnementaux et de dépendance de l’agriculteur vis-à-vis des pesticides, ce n’est pas comparable.

Deux indicateurs ont été utilisés dans le cadre du plan – et sont, du reste, encore en usage. Le premier est l’indice de fréquence de traitement (IFT), pour lequel un traitement vaut un point d’indice, deux traitements deux points d’indice, et ainsi de suite. Bien que peu subtil, cet indicateur traduit assez bien l’intensité du traitement par pesticides auquel recourt un agriculteur.

Un autre indice, plus subtil, repose sur les « doses de référence » autorisées lors de la mise sur le marché et que l’on n’a pas le droit de dépasser : une unité de Nodu correspond à une dose de référence de produit, quel qu’il soit. Si l’on utilise plusieurs produits en même temps, par exemple trois doses de référence de trois produits en un seul passage, on compte trois points de Nodu et un seul point d’IFT.

M. Nicolas Turquois (Dem). L’IFT s’applique à l’exploitation ou à la parcelle. Pour une pleine dose d’un produit, l’IFT est égal à 1, et à 0,5 pour une demi-dose. On obtiendra ainsi, par exemple, pour une culture de maïs, un IFT de 2,8 pour une pleine dose d’un produit et diverses fractions de dose d’autres produits.

Le Nodu, qui s’applique plutôt au pays tout entier, correspond à l’ensemble, ramené à la dose pleine, des doses vendues sur l’ensemble du territoire français, tandis que l’IFT tient compte du fait que l’on applique une dose ou une demi-dose, voire un quart de dose. On peut certes calculer un Nodu à l’exploitation, mais c’est plutôt au niveau de la ferme France qu’on peut voir si les quantités globales diminuent ou non. Cette mesure est cependant plus riche que la quantité calculée dans l’absolu car, comme vous l’avez rappelé, la bouillie bordelaise s’emploie par kilos à l’hectare, tandis que certains produits s’appliquent à des doses de quelques grammes à l’hectare.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans l’histoire du plan Écophyto, ce débat sur les indicateurs a constitué une vraie controverse idéologique. Un consensus s’est dégagé à propos du Nodu, même si je suis aujourd’hui le premier à reconnaître qu’il faut l’abandonner au profit d’un critère européen, car ces mesures n’ont de sens qu’à l’échelle européenne. Cependant, au moment où certains communiquent aujourd’hui sur la baisse des quantités, une clarification s’impose. J’ai d’ailleurs écrit à ce propos au ministre, qui m’a répondu. Dans le cadre d’une commission d’enquête, nous devons parler des mêmes choses et nous avons un devoir de vérité. Si le Nodu est la référence scientifique, il doit être le premier indicateur utilisé, même s’il peut être tempéré avec l’IFT ou la QSA.

La question de la normativité méritait certes une clarification, mais ce n’est pas le lieu d’épuiser les questions de fond et je préfère profiter de votre présence, monsieur Boiffin, pour aborder des questions plus significatives.

M. Jean Boiffin. Pour ce qui est de l’IFT, nous sommes pleinement d’accord et je me suis peut-être mal exprimé. Je me permettrai toutefois d’ajouter un point, qui du reste touche encore au fond et concerne l’avenir des discussions européennes. Le débat à venir, qui est aussi celui que nous avons eu avec les Allemands, porte sur l’opportunité d’une pondération des quantités, qu’il s’agisse de doses unitaires ou d’IFT, c’est-à-dire d’occurrences de traitement. Nos collègues européens étaient d’accord avec cette démarche, mais la question était de savoir s’il fallait ou non pondérer avec des indices d’impact. Les Allemands étaient très favorables à cette idée, car leur mode de mesure des impacts permettait alors de donner l’impression d’une forte diminution de leurs indices. D’interminables discussions ont eu lieu à ce propos au sein du groupe de travail consacré au plan Écophyto, et elles ne manqueront pas de se poursuivre. Après quoi, un compromis se dégagera certainement pour intégrer en partie les impacts dans le calcul des indices.

M. Nicolas Turquois (Dem). Je reconnais bien l’agronome ! Je ferai deux remarques, en lien avec les observations de M. Potier.

Vous avez redit, monsieur Boiffin, que plus les cultures étaient homogènes et se répétaient dans la rotation, plus il fallait recourir à divers phytosanitaires pour contrer les bioagresseurs. L’expérience vécue sur le terrain montre bien le lien entre l’agrandissement des fermes et le recours aux pesticides. De fait, lorsqu’on agrandit la ferme, on la simplifie et on réduit donc le nombre de cultures : pour faire face aux pics de main-d’œuvre, on utilise davantage de phytosanitaires sur des cultures moins diversifiées. Il y a donc un lien très fort entre l’agrandissement des fermes et l’homogénéisation, la simplification et l’augmentation des traitements sur les cultures.

Ma deuxième remarque porte sur les haies, dont je suis un ardent défenseur, en tant qu’elles sont un multiplicateur de semences. En effet, la présence d’une haie est étroitement liée à celle des insectes pollinisateurs, quels que soient les traitements appliqués. La haie est un réservoir de nourriture pour tous les insectes, ainsi que pour certains oiseaux et autres animaux, et je peux vous démontrer que, pour certaines cultures très attractives pour les pollinisateurs, la différence est visible selon qu’il existe ou non une haie à proximité, sans qu’il soit besoin de procéder à des mesures poussées.

M. Jean Boiffin. Je suis tout à fait d’accord. Le lien avec l’agrandissement des fermes est certain et il serait intéressant d’étudier de plus près le lien entre l’usage des phytosanitaires et l’agrandissement des fermes, sachant que cet agrandissement peut s’opérer de différentes façons. Dans la perspective qui nous intéresse, un modèle d’agrandissement particulièrement redoutable est celui qui procède par adjonction de grands blocs de parcelles très éloignés du siège de l’exploitation : c’est le summum du mécanisme que vous décrivez car, du fait de la distance, il pousse à une simplification encore plus grande.

Ardent partisan des haies moi aussi, je bois du petit-lait en vous écoutant. Cependant, les haies devront être composées et disposées différemment selon les bioagresseurs considérés. En d’autres termes, le kilométrage ne suffit pas : si l’on veut une agroécologie fine, efficace et percutante, il ne faut pas se contenter de prôner la haie en termes globaux.

M. Éric Martineau (Dem). Vous avez évoqué un relatif échec du plan Écophyto, mais il est un point qui n’a pas été abordé depuis ce matin : la rémunération des agriculteurs. Je ne connais, en effet, aucun agriculteur qui traite ses cultures et pulvérise des produits phytosanitaires par plaisir, ne serait-ce que parce que ces produits coûtent cher – ce qui est tant mieux, car cela limite leur utilisation. Du reste, la redevance antipollution est également payée par les agriculteurs. Or on ne prend pas en compte ce coût de production, alors que l’agriculteur peut vouloir se préserver en utilisant, dans le doute, un pesticide dont il n’aurait peut-être pas besoin.

Si donc on améliorait les conditions de prévention, par exemple à l’aide des sources météo, on réglerait certains problèmes. Je suis convaincu que l’on disposait d’un plus grand nombre de stations météorologiques très fiables à l’échelon local, on pourrait fortement limiter la pollution par les pesticides. Le manque de techniciens est sans doute une autre cause du problème car, dans les chambres d’agriculture, certaines productions ne comptent plus aucun technicien agricole.

Ne croyez-vous pas que l’on aurait dû davantage se préoccuper de la rémunération du producteur – même si cela a été fait bien plus tard avec la loi Egalim, dont on voit cependant les limites, car certaines productions sont sorties de son périmètre ? J’en veux pour preuve que, si l’on voit que le bio est une solution, on observe également un retour en arrière marqué par une déconversion de certains agriculteurs lorsque certaines productions ne trouvent pas preneur et que les produits bio se trouvent être moins chers que ceux de l’agriculture standard. Quel est votre avis sur cette question ?

M. Jean Boiffin. Je suis d’accord quant à l’importance des avertissements du Bulletin de santé du végétal (BSV). Il me semble cependant que, par rapport à ce que nous avons connu en 2008, de très gros progrès ont été accomplis, même si la situation est loin d’être satisfaisante. La différence est en effet beaucoup plus grande entre rien et ce qui existe aujourd’hui qu’entre ce qui existe aujourd’hui et la perfection. Je n’ai toutefois pas suivi cette question avec assez de précision pour vous dire comment améliorer la situation ou si les moyens disponibles sont suffisants, et j’espère que vous aurez affaire à des spécialistes mieux informés que moi des derniers développements en la matière.

Cependant, à ma connaissance, un énorme progrès a été réalisé, notamment pour rassembler les acteurs qui assuraient cette prestation, dans un remarquable effet de fédération. Il arrive pourtant parfois qu’un agriculteur ayant accès aux avertissements augmente ses traitements, ce qui signifie donc que les avertissements ne suffisent pas à eux seuls. Sans entrer dans le détail, il existe d’autres aspects. Tout le système d’exploration et de démonstration du dispositif Dephy, avec ses 3 000 exploitations participantes articulées aux 30 000 autres, est très important pour montrer non seulement que les avertissements sont utiles, mais qu’il faut leur adjoindre d’autres éléments pour parvenir à une réduction.

Quant à la rémunération de l’agriculteur, j’y ai fait allusion en évoquant un moment auquel les concepteurs du plan Écophyto n’ont pas pensé : celui où l’agriculteur – je parle sous le contrôle de M. Turquois, qui vous le raconterait d’une façon beaucoup plus vivante que moi – s’assied à sa table de cuisine ou à son bureau pour définir son assolement de l’année. Il fait la liste des différentes cultures, marque les contraintes qui l’empêcheront de réaliser telle culture sur telle parcelle, et tient compte des contraintes maximales et minimales de succession des cultures qui détermineront le délai le plus court à respecter pour renouveler une culture sur une parcelle donnée – on peut ainsi cultiver le maïs tous les ans sur la même parcelle, mais ce ne pourra être que tous les deux ans pour le blé. L’agriculteur classe ensuite les marges brutes ou semi-nettes de ses cultures, qui dépendent beaucoup du prix des produits végétaux. Or, s’il veut que ses enfants puissent faire des études supérieures, il ne s’encombrera pas de poésie, mais s’assurera d’avoir les moyens de financer ce projet.

Les facteurs de cette équation sont notamment la politique agricole commune et le calibrage des aides, mais pas les synthèses de Dephy, ni même Écophyto – qui pourrait pourtant jouer un rôle en la matière, mais qui, actuellement, n’aborde pas ces aspects.

M. Éric Martineau (Dem). C’est un manque !

M. Jean Boiffin. C’est LE manque !

M. Grégoire de Fournas (RN). Je souhaite revenir sur les unités de mesure, car comment pourrions-nous évaluer l’insuffisance de la réduction de l’usage des produits phytosanitaires si l’on n’est pas capable de se mettre d’accord sur la manière de la calculer ? Le Nodu est, si j’ai bien compris, le regroupement, à l’échelle nationale, des IFT de chaque exploitation.

Permettez-moi de vous livrer mon expérience de viticulteur dans le Bordelais : lorsque j’ai fait le choix de sortir des CMR – substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction –, j’ai dû les remplacer par des produits conventionnels moins efficaces, qu’il a fallu compléter d’un biocontrôle employé à deux tiers de dose, ce qui se traduisait déjà par un IFT de 1,63, contre 1 pour le CMR, avec en outre une rémanence de dix jours au lieu de quatorze, ce qui supposait une utilisation plus fréquente. Je n’ai pas fait le calcul, mais il est clair que ce processus plombe l’IFT.

L’impossibilité de se mettre d’accord sur les mesures complique la réduction de l’utilisation des phytosanitaires, et la question du tonnage est encore plus catastrophique. Il importe cependant d’en parler, car des articles de presse affirment que dans mon département de la Gironde, qui est le plus gros consommateur de produits phytosanitaires, les tonnages de ces produits « explosent ». Or c’est inévitable lorsqu’on remplace un CMR conventionnel, utilisé parfois à raison de 200 grammes à l’hectare, par du soufre, dont il faut employer 8 kilogrammes à l’hectare.

J’en viens à ma question : lorsque le Grenelle décide de réduire de 50 % le recours aux phytosanitaires, sur quel fondement cela repose-t-il ? Je note d’ailleurs que le titre de cette commission d’enquête est assez subtil, puisqu’il se réfère aux impacts, qui sont peut-être la vraie question, sachant qu’on ne peut mesurer le recours ni avec les Nodu ni avec le tonnage. Ce chiffre de 50 % me fait penser à celui, également de 50 %, qui devait définir la part du nucléaire dans la production d’électricité française et dont nous avons vu, dans une autre commission d’enquête, qu’il avait été décidé sur le coin d’une table, avec des conséquences catastrophiques en termes de souveraineté énergétique.

D’ailleurs, la souveraineté alimentaire est également un enjeu et elle est, elle aussi, dans une situation catastrophique. En décidant de réduire le recours aux phytosanitaires, on décide de priver les agriculteurs d’outils de production – car on n’utilise pas les phytosanitaires pour se faire plaisir, mais pour garantir des récoltes. On dégrade ainsi la compétitivité des exploitations tout en mettant en péril la production au niveau national : comment cette ambition, très belle sur le papier, est-elle compatible avec la préservation de la souveraineté alimentaire, qui n’était peut-être pas un enjeu au moment du Grenelle, mais qui l’est bien davantage aujourd’hui, depuis le début de la guerre en Ukraine ? Une prise de conscience s’impose.

M. Jean Boiffin. Vous avez raison de souligner l’importance des unités de mesure. Je croyais que le Nodu avait fait l’objet d’un certain consensus et je conçois que les substitutions que vous évoquez puissent entraîner des augmentations, par exemple, de l’IFT. Cependant, la présentation des résultats de Dephy distingue la part des IFT correspondant aux biocontrôles. Le soufre étant un produit de biocontrôle, vous serez alors blanchi, monsieur de Fournas, et votre indice sera bien meilleur, car votre IFT, hors biocontrôle, baissera beaucoup. Ces questions d’indices sont toutefois compliquées et délicates, et il faut se mettre d’accord – mais je croyais que c’était à peu près le cas.

Quant à la réduction de 50 % du recours aux pesticides, il ne s’agit que d’un slogan, qui n’a contraint ni étranglé personne. Par ailleurs, la réduction de la dépendance aux pesticides a été considérée par tous comme un enjeu de durabilité de l’agriculture. Si on observe l’évolution de la disponibilité des produits phytosanitaires, on constate qu’elle dégringole – chacun pourrait parier, indépendamment de sa profession et de ses intérêts, sur cette dégringolade et sur le fait que des fournées entières de retraits se préparent, qui concerneront dans peu de temps 50 % ou 70 % des usages. Tout le monde le sait, et les dirigeants des filières agroalimentaires disent en aparté – certes pas dans les assemblées générales – qu’il faut sortir des pesticides.

L’adoption de la baisse de 50 % à l’échelle européenne – même si cela dépend des systèmes d’indices retenus – pourrait régler le gros problème de distorsion de concurrence dont nous nous plaignons. Le fait d’avoir anticipé, de nous être fixé ces objectifs et de disposer du réseau Dephy et de tout l’effort de recherche et développement entrepris depuis le début des années 2000 et amplifié depuis – avec un nouveau changement d’ordre de grandeur depuis 2014 – deviendra un avantage compétitif important.

Il s’agit d’un enjeu de durabilité dans le domaine de la santé. Les grandes cohortes, comme Agrican, ne cesseront pas de produire des résultats et de faire apparaître des surcroîts inattendus de prévalence de pesticides, que les systèmes d’évaluation ex ante ne permettaient pas de prédire. Ce sera encore, qu’on le veuille ou non, un autre facteur de retrait.

Enfin, les salariés accepteront de moins en moins de dépendre des produits phytosanitaires. Sans doute constatez-vous qu’ils sont de plus en plus exigeants en la matière – les agriculteurs eux-mêmes aussi, du reste. La question est donc moins celle du chiffre même de moins 50 % que celle de la durabilité de l’agriculture qui implique la réduction de la dépendance aux pesticides. En effet, face à cette évolution, l’innovation issue de l’agro-industrie est très poussive et, sur des échelles de temps importantes, il entre dix ou cent fois moins de produits nouveaux sur le marché qu’il n’en sort, car on ne découvre pas de nouveaux modes d’action et l’innovation phytosanitaire est très coûteuse. Quoi qu’on en pense, on peut donc prévoir la tendance.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je ne voudrais pas que l’on pense que nous remettons en cause le Nodu. Je vous invite tous à consulter le site du ministère, qui présente cet outil conçu pour comparer les quantités de substances actives vendues. Le Nodu est une fraction : généralement, la dose unitaire par hectare augmente dans les mêmes proportions que la substance active vendue, et lorsque la quantité de substance active vendue baisse, si la dose unitaire baisse aussi, le Nodu reste inchangé. L’outil a été conçu pour cela et il ne faut pas lui faire dire plus que ce qu’il dit, mais je confirme qu’il fait consensus quant à ce qu’il dit.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). La question des pesticides soulève de nombreuses difficultés. Alors que les précédents intervenants nous ont invités à ne pas généraliser, qu’il s’agisse de l’eau, de l’air ou des comparaisons entre les différentes molécules, il me semble que c’est ici un peu le contraire : après nous avoir dit que les cultures les plus consommatrices de pesticides étaient la pomme et la pomme de terre, on n’a cessé de parler de grandes cultures et de rotation des cultures. Or on n’utilise pas le même type de produits et les systèmes de culture n’ont pas le même pas de temps. Face à la variabilité de l’agriculture, on regroupe toutes les données, on calcule des sommes et on en tire des généralisations globales. C’est là l’une des grosses difficultés que nous rencontrons.

Plus encore, et comme je l’avais relevé à l’occasion d’une des premières interventions consacrées à l’évolution de l’agriculture, on a tendance à dire que l’agriculture évolue de plus en plus vers la monoculture et les grandes cultures, mais l’évolution des chiffres du recensement général agricole entre 2010 et 2020 – que j’invite tous les membres de la commission à consulter – fait apparaître une baisse de près de 300 000 hectares pour les céréales et une augmentation des superficies toujours en herbe. On observe donc des évolutions de l’agriculture qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu’on nous décrit en termes généraux. Chaque fois que l’on parle des pesticides, on en parle à une échelle générale en prenant les grandes cultures pour exemple, mais ce ne sont pas les seules qui existent dans notre pays ni celles qui utilisent le plus les pesticides. À cela s’ajoute le fait que, comme cela a été dit auparavant, on ne peut pas comparer l’impact sur l’environnement des diverses molécules.

Ce qui m’intéresse avant tout, en tant que citoyenne, est moins la quantité des produits phytosanitaires que leur impact sur l’environnement et la santé. Le débat n’est pas à la hauteur des enjeux. En tant qu’ingénieure agronome, je m’adresse à l’ingénieur agronome : que peut-on faire d’autre que ce qu’on a fait jusqu’à présent pour rendre cette question compréhensible pour le grand public, sans en rester à de grandes idées simplistes qui ne font pas avancer la question ?

M. Jean Boiffin. Je suis désolé d’être rangé dans le camp des promoteurs des grandes idées simplistes !

À en juger par l’occupation du sol, certaines régions sont simplistes. Toutefois, on a peut-être tort de s’en tenir au cumul des chiffres et il serait certainement très intéressant d’éclater l’analyse nationale par région ou par système de culture. Les synthèses de Dephy – qui sont loin d’être simplistes ! – opèrent cette désagrégation des chiffres. Cependant, et même sans perdre de vue l’origine de ces chiffres ni la constitution de leurs agrégats, il faut bien aussi les agréger, car l’usage des pesticides a une dimension nationale et européenne. L’agrégation résulte pour partie des surfaces et des niveaux moyens d’utilisation des produits. Finalement, quelque désir qu’on puisse avoir de nuances et de complexité, l’usage des pesticides et sa tendance dépendent du quatuor vigne-blé-colza-orge d’hiver. Je n’y peux rien, c’est comme ça !

M. Dominique Potier, rapporteur. Et la pomme de terre ?

M. Jean Boiffin. La pomme de terre n’occupe pas des surfaces telles qu’elle pèse énormément. Ce sont ces quatre productions qui font l’évolution. J’ajouterai un autre élément quelque peu simpliste : le désherbage a un poids majeur dans cette équation. Agronome amoureux de la complexité, je fais partie de ceux qui répondent toujours que « ça dépend ». Mais là, le constat s’impose à moi. À mon grand regret, je ne peux pas compliquer davantage et il importe d’avoir ces ordres de grandeur présents à l’esprit.

M. Dominique Potier, rapporteur. Madame Heydel Grillere, c’était justement l’une des critiques adressées au plan Ecophyto 1 que de ne pas s’être concentré sur les cultures qui sont les plus importantes sur la question phytosanitaire en termes de surface cultivée. Sur les 114 fiches actions, une majorité concernait ainsi des cultures qui ne représentaient qu’une minorité – peut-être 20 % – des surfaces concernées.

Il manque en effet un pilotage stratégique : si nous avions eu des politiques, notamment pour les grandes cultures, la vigne ou le verger du futur, nous aurions aujourd’hui atteint le chiffre de 50 %. Ainsi, si elle avait été généralisée, une solution visant le colza, qui était prête à être appliquée au moment où le colza était à son apogée, aurait fourni à elle seule 10 % des solutions. Faute de pilotage stratégique et de fermeté, les actions se sont dispersées et nous n’avons pas obtenu les résultats attendus. Nous aurions pu nous concentrer sur les grands objectifs en termes d’impacts, pour les atteindre et retrouver de l’optimisme, mais nous n’avons pas su le faire, comme le montre la mission de 2014 – et nous ne l’avons pas fait davantage par la suite.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Nous sommes très centrés sur ces cultures, alors qu’il en existe de nombreuses autres, comme les vergers ou les légumes, et nous nous trouvons dans des impasses que nous ne savons pas mieux gérer que les autres pays, de telle sorte que nous finissons par importer des produits alimentaires comportant des produits que nous ne souhaitons pas trouver dans nos aliments. C’est là un effet collatéral de ces discussions et nous devrions nous demander ce que nous voulons vraiment.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je rappelle que nous en sommes à la phase de transition entre un état des lieux et un examen critique de la politique publique. Merci beaucoup, monsieur Boiffin, de votre contribution à cette réflexion.

Revenons donc à la perspective de notre commission d’enquête. Nous sommes en train de rappeler ce qu’il s’agit de mesurer et de chiffrer, comment évaluer nos actions et comment vérifier que nous atteignons les objectifs que nous nous sommes fixés en termes d’impact sur la santé, sur l’air et sur l’eau. Il nous faut voir ce que nous ne savons pas mesurer et comment chiffrer une réduction, afin de savoir si la politique publique est efficace.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur Boiffin, il est intéressant que vous ayez pris le temps de nous rappeler le contexte de la mise en œuvre du plan Écophyto et les ambitions de la France de 2014, à la suite notamment du Grenelle de l’environnement. Vous avez rappelé la surprise qu’a connue le monde agricole à l’époque et le « si possible » dont le ministère de l’agriculture a assorti l’application de ce plan, ainsi que la nécessité d’intégrer des collectivités telles que les régions dans ce travail de terrain. Vous avez également rappelé le contexte de la recherche et l’émulation qui se manifestait en faveur de la réduction des pesticides en 2014 – émulation qu’on ne sent plus toujours aussi nettement aujourd’hui, faute peut-être de compte d’affectation spéciale (CAS) budgétaire dans la période que nous avons traversée.

Vous avez également émis certaines critiques en soulignant que cette France de 2014 s’infligeait, en décidant de mettre en œuvre le plan Écophyto dans le contexte de l’époque, une « autodistorsion » de concurrence. Vous avez aussi rappelé les critiques émises à l’époque à l’encontre de ce plan et évoqué, parmi ses limites, l’implication imparfaite de la grande distribution et la surestimation de certains outils.

Pourquoi le bilan de la mise en œuvre du plan Écophyto vous semble-t-il mitigé ? En quoi vous êtes-vous senti pionnier dans l’application de ce plan en 2014 ? Sans doute les choses sont-elles différentes dans le contexte de la France de 2023, dans une période de post-pandémie et de post-attentats qui a sans doute fait évoluer les mentalités et la réflexion politique, et alors que notre pays, face à la guerre en Ukraine et à la montée de tensions géopolitiques très fortes, connaît un immense besoin de souveraineté alimentaire. Dans ce contexte, en effet, nos modèles agricoles se cherchent dans chacun de nos territoires.

Qu’est-ce qui, en 2023, fait de la réduction de l’emploi des produits phytosanitaires une nécessité impérieuse ? Par ailleurs, comment intégrer cette ambition et ce besoin essentiel de réduction dans la formation des jeunes agriculteurs, en particulier à l’horizon 2025 ?

M. Jean Boiffin. Ces questions sont très importantes, mais elles m’écrasent et dépassent de très loin mes capacités et le mandat qui m’a été donné dans le cadre de cette audition.

D’une manière assez brutale, on pourrait considérer que le bilan est très mauvais, puisqu’il n’y a pas eu de réduction et que l’objectif n’a pas du tout été atteint, mais il est, en réalité, mitigé, parce que l’ambiance a changé et que, dans le monde agricole et dans le système de recherche et développement agronomique – qu’il s’agisse de l’enseignement, de la recherche ou des instituts –, on ne parle plus de cette question de la même façon qu’en 2008.

Pour revenir sur le commentaire que je faisais dans le prolongement de la discussion que nous avons eue avec M. de Fournas, on observe aujourd’hui, même si elle est suivie de nombreuses divergences, une prise de conscience de la nécessité de sortir des pesticides, parce que nous n’avons pas le choix et que c’est là une condition de durabilité de l’agriculture. Les parties prenantes ne sont pas d’accord sur la vitesse à laquelle il faut en sortir ni sur la manière dont il faut le faire, et certains considèrent que leur intérêt ou celui de l’agriculture française est que cela dure le plus longtemps possible. Mais je ne crois pas qu’au fond de soi, quiconque en doute, au vu notamment des indices que j’ai évoqués, comme le flétrissement de l’innovation phytosanitaire. C’en est fini, en effet, dans ce domaine : si l’innovation est très importante dans le domaine des semences et du biocontrôle, voilà une éternité qu’on n’a pas découvert de nouveaux modes d’action dans le domaine chimique, et les coûts d’innovation sont devenus énormes. Il n’y a pas d’avenir de ce côté-là. Si donc, je le répète, le bilan est mitigé, c’est parce que l’ambiance a changé.

La formation dans les lycées agricoles a énormément changé depuis dix ou vingt ans, avec une forte élévation du niveau de qualité en agronomie. La formation sur les pesticides actuellement dispensée aux jeunes dans ces lycées, au niveau par exemple du bac agricole ou du brevet de technicien supérieur (BTS), leur donne le bagage nécessaire pour assumer les changements à venir.

Pour ce qui concerne les agriculteurs eux-mêmes, on me dit que le certificat individuel de produits phytopharmaceutiques (Certiphyto) n’est pas à la hauteur – je parle ici sous le contrôle de ceux d’entre vous qui sont agriculteurs ou viennent du milieu agricole. Un sursaut est nécessaire en la matière, et c’est là un point que vous examinerez peut-être.

En matière de recherche, des collègues chercheurs avec qui je discutais aujourd’hui encore pour mieux préparer cette audition m’ont confirmé que les montants des financements destinés à la recherche et au développement visant à la réduction de l’usage des phytosanitaires avaient encore progressé d’un facteur 10 grâce au plan Écophyto et à son retentissement sur l’Agence nationale de la recherche, laquelle a pris des initiatives en la matière, et sur les organismes tels que l’Inrae. De fait, la quantité et l’intérêt des travaux menés à l’Inrae depuis que j’en suis sorti ont énormément évolué dans le sens de ces orientations.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il est dommage qu’il ne soit pas question de remettre en cause le Nodu. Nos questions à ce propos sont légitimes et ce pourrait être l’une des ambitions de cette commission d’enquête que de dire que ces critères posent problème et de proposer des pistes.

Vous dites en effet, monsieur Boiffin, qu’il n’y a pas eu de réduction des phytosanitaires, mais on a observé, en Gironde au moins, une baisse considérable de l’emploi des CMR, ce qui n’apparaît pas dans le Nodu. La commission d’enquête pourrait ainsi formuler la recommandation d’intégrer cette notion de dangerosité dans un critère, par exemple européen – du reste, si un critère n’est pas efficient, on se moque qu’il soit européen : l’essentiel est qu’il reflète la réalité, et tant mieux si c’est niveau européen. Il faut en tout cas absolument que nous puissions avancer sur cette question.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez entièrement raison de souligner que cette commission d’enquête a toute liberté pour formuler les propositions qu’elle voudra. La question des dispositifs de mesure et des choses qui sont derrière les mots est essentielle.

Je confirme que le Nodu fait consensus pour ce qu’il est, à savoir une fraction qui permet de comparer la quantité de substance active vendue d’une année sur l’autre, et n’a d’ailleurs été pratiquement créé que pour cela. La commission sera libre de formuler les recommandations qu’elle voudra.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il pourrait être intéressant d’y réfléchir, car nous avons besoin d’un véritable thermomètre.

Monsieur Boiffin, il me semble, avec tout le respect que je vous dois, qu’il y a quelque incohérence à dire, comme vous l’avez fait, qu’il faut sortir des phytosanitaires. C’est en effet un peu simpliste, car le biocontrôle est lui aussi un produit phytosanitaire. Doit-on, à terme, sortir aussi du biocontrôle ? Si tel est le cas, nous ne sommes pas sortis de l’auberge et, à force de répéter de telles phrases, il ne faut pas s’étonner que la recherche sur ces produits soit difficile, car si les responsables disent qu’il faut en finir avec eux, plus personne ne voudra investir dans cette direction.

Il y a là une difficulté, et j’ai le sentiment que vous proposez beaucoup de choses simplistes – certains en font aussi leur commerce politique –, mais il faut tenir compte des réalités scientifiques et économiques. Je n’ai donc pas été très convaincu par vos réponses relatives à la préservation de la souveraineté alimentaire. Nous voulons tous sortir des phyto et nous pouvons certes en sortir dès demain, mais nous n’aurons alors plus d’agriculture. Il y aura des choix à faire et cette question devrait nourrir notre débat sur le rôle de l’Anses, mais nous ne l’abordons pas. Or si nous n’en sommes pas capables, nous irons dans le mur.

M. Jean Boiffin. J’espère ne pas avoir dit qu’il fallait sortir des phytosanitaires. J’ai dit que la réduction de la dépendance de l’agriculture envers ces produits était un enjeu de durabilité de l’agriculture, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il faut, par ailleurs, nous préparer à une importante discussion européenne, car le projet de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant une utilisation des produits phytopharmaceutiques compatible avec le développement durable (SUR) est en discussion. Je n’ai ni titre ni mandat pour vous faire des recommandations en la matière, mais il conviendrait que vos débats s’inscrivent dans cette perspective. Tout ce que vous dites à propos des indicateurs se produira et il est tout à fait légitime d’en discuter.

Pour ce qui est du Nodu, je comprends fort bien que la manière dont certains articles de presse un peu simplistes utilisent ces indices vous énerve – cela m’énerve aussi. Les évolutions du Nodu sont exposées sur le site du ministère de l’agriculture, qui fait toujours apparaître une rubrique distinguant les CMR1 et les CMR2, et il est tout à fait vrai que le recours à ces substances diminue, à cause des suppressions. Le même site distingue également les produits de biocontrôle. Il faut en effet procéder à des distinctions, car la globalisation induit des contresens.

Affûtez-vous donc pour les futures discussions européennes, qui iront dans le sens d’une réduction de l’usage des produits phytosanitaires – sans doute pas du biocontrôle, dont l’usage augmente, mais plutôt des pesticides chimiques de synthèse, dont l’usage diminuera. La question n’est pas de savoir si je recommande que cet usage diminue, car il diminuera de toute façon, et je n’y suis pour rien.

M. Dominique Potier, rapporteur. Aujourd’hui, nous avons pris le temps, avec M. Boiffin, de revenir sur le travail qui avait été réalisé à l’occasion du rapport de 2014. En effet, notre commission d’enquête a pris pour borne initiale l’expertise collective de l’Inserm de 2013 : depuis 10 ans, que s’est-il passé ? Nous ne pouvions pas faire comme s’il n’y avait pas eu ce rapport en 2014. Je proposerai, pour ma part, que les services reprennent sous la forme d’un petit document d’une dizaine de pages, qui se lira en une demi-heure, les déclarations de M. Boiffin, celles de Marion Guillou et quelques textes importants du rapport, afin que chacun puisse en prendre connaissance sans avoir besoin d’entrer dans le détail des fiches techniques.

Je précise toutefois à l’intention de M. de Fournas que le rapport comporte cinq pages très édifiantes consacrées au Nodu, qui présentent l’état de la querelle idéologique, scientifique et technique sur cette question et les raisons justifiant notre conclusion et l’adoption de critères croisés plutôt que d’un critère unique.

Je remercie le président de nous avoir permis de prendre le temps d’aller au fond de cette question pour ne pas repartir du début, du niveau de 2009, mais bien de 2014, et voir comment et pourquoi la promesse de 2014 n’a pas tout à fait été réalisée, avant d’entamer aujourd’hui une nouvelle séquence.

En 2014, nous n’avions pas conscience de certains éléments que vient de rappeler M. Boiffin. À moins qu’on se moque de l’Europe – ce qui n’est pas notre cas, et en tout cas pas le mien –, le règlement SUR est inéluctable, même si son degré d’intensité fait encore l’objet d’ultimes négociations, et il induira un changement de paradigme en accélérant la sortie des pesticides pour des raisons majeures de santé publique à l’échelle européenne, de durabilité de nos agrosystèmes et de fertilité des sols pour nourrir le monde. L’Europe est en train de donner un coup d’accélérateur et le dérèglement climatique promet, comme le disent Christian Huyghe et tous les lanceurs d’alerte scientifiques, une accélération des agressions et une perte de solutions des molécules, l’efficacité de ces dernières ne cessant de baisser, entraînant le retrait de ces molécules – le principal facteur de l’augmentation du Nodu ou des QSA est précisément ce retrait, notamment celui des CMR, ce qui est une réussite.

Si donc nous n’avons pas une politique de recherche et de développement à la hauteur, en termes d’agroécologie et d’innovation, de ce que nous promet la directive européenne en termes de retrait de molécules et de dérèglement climatique, nous nous trouverons dans une impasse économique tant pour l’agriculture que, plus globalement, pour la capacité de la société à agir. La question n’est donc pas de savoir s’il faut croître ou décroître, mais quelles sont les conditions de notre capacité à nous nourrir. La situation était moins dramatique en 2014 qu’aujourd’hui, où sont apparus les trois éléments que je viens de rappeler : le retrait des molécules, la directive européenne et le dérèglement climatique. Il est donc urgent d’agir.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci, monsieur Boiffin, du temps que vous avez pris pour cette audition, de votre qualité d’écoute et de la sincérité et de la rigueur de vos réponses.


10.   Audition des auteurs du rapport interministériel de 2021 (Évaluation des actions financières du programme Ecophyto), réunissant M. Pierre Deprost de l’Inspection générale des finances (IGF), et Mme Anne Dufour et M. Claude Ronceray du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) (jeudi 7 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous ouvrons la deuxième séquence des travaux de cette commission d’enquête. Après avoir consacré les premières auditions à dresser un état des lieux et à partager un niveau de connaissance commun sur les aspects techniques, les définitions, les éléments factuels et les analyses de la contamination de l’eau, du sol et de l’air par les pesticides, nous entrons dans une phase à proprement parler critique des politiques publiques qui ont été menées. L’objet de cette commission est en effet de comprendre ce qui s’est passé – comment et pourquoi les objectifs initiaux de ces politiques publiques n’ont pas été atteints.

Plusieurs rapports bilans ont été opportunément produits, rapports critiques sur la mise en place et la conduite de ces politiques publiques. En particulier, un rapport interministériel d’évaluation du plan Écophyto, publié en juillet dernier, a été transmis à l’ensemble des membres de la commission. Cette publication est tardive, quand on sait que le rapport a été produit en 2021, mais vous allez sans doute nous l’expliquer.

Nous allons maintenant disposer d’un moment privilégié avec les personnes que nous accueillons ce matin : M. Pierre Deprost, de l’Inspection générale des finances, ainsi que Mme Anne Dufour et M. Claude Ronceray, du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), que je remercie de leur présence. Cette audition nous permettra d’échanger avec vous, madame, messieurs, sur le périmètre et le contenu de ce que vous avez produit.

Avant de vous donner la parole, je rappelle que cette audition est publique et qu’elle est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle également que vous êtes tenus, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(M. Pierre Deprost, Mme Anne Dufour et M. Claude Ronceray prêtent successivement serment.)

Mme Anne Dufour, Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux. En présentant notre rapport, je rappellerai tout d’abord la genèse et les grandes lignes d’Écophyto, après quoi M. Pierre Deprost interviendra à propos des finances et de la gouvernance, puis M. Claude Ronceray présentera notre analyse et nos recommandations.

Je précise que ce rapport a été coécrit avec deux membres du Conseil général de l’environnement et du développement durable, les inspecteurs généraux Louis Hubert et Mireille Gravier-Bardet.

À la suite d’un référé de 2019 dans le cadre duquel la Cour des comptes s’est interrogée sur l’efficacité des mesures financières du plan, le Gouvernement a commandé une évaluation interministérielle des mesures financières d’Écophyto. C’est la genèse de ce rapport.

Je ferai un très bref rappel historique à propos d’Écophyto. Plusieurs étapes démarrent en 2008. Ce plan, qui est d’abord une mesure issue du Grenelle de l’environnement, constitue la réponse française à une directive européenne demandant aux pays membres d’établir un plan national en vue de réduire l’usage des produits phytosanitaires, ainsi que leurs risques et leurs effets. D’emblée a été affichée une volonté de réduire l’usage de ces produits de 50 % à l’horizon de dix ans. En 2015, devant la faiblesse des résultats, un plan Écophyto 2 a été défini – et M. Potier a été un grand acteur de cette phase. L’objectif de réduction de 50 % a alors été reporté à 2025, avec un objectif intermédiaire d’une diminution de 25 % à l’horizon 2020. Détail important, dès 2008, on avait insisté sur le fait que cette réduction interviendrait « si possible ».

Enfin, en 2018, le Gouvernement a décidé un « plan d’actions sur les produits phytopharmaceutiques et une agriculture moins dépendante aux pesticides », complété par un objectif de sortie du glyphosate. Ce plan a pris le nom d’Écophyto 2+. On observe ainsi une succession de plans de 2008 à aujourd’hui. En 2018, on prévoit deux phases successives. Tout d’abord, un objectif de réduction de 25 % de l’usage des pesticides est affiché à l’horizon 2025, objectif compatible avec un « changement dans le système ». Compte-tenu de l’ampleur des modifications qu’exigerait une réduction de 50 %, laquelle supposerait cette fois un changement de système, cet horizon est repoussé à 2030.

Les mesures concrètes, que je ne pourrai détailler pas dans le temps qui m’est imparti, reposent sur trois leviers principaux, activés simultanément et que nous avons jugés comme étant globalement à faible intensité.

Le premier de ces leviers est la persuasion : il s’agit d’identifier les bonnes pratiques alternatives, montrer que la réduction est possible et accompagner les agriculteurs. Ce sont les gros dispositifs du plan Écophyto, dont le dispositif Dephy, réseau de démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires. Ce programme est relativement important, avec 3 000 exploitations engagées volontairement à réduire l’usage des phytosanitaires tout en maintenant leurs performances économiques, sociales et environnementales. Il faut citer également le Bulletin sanitaire du végétal, dispositif qui fournit aux agriculteurs un bulletin gratuit présentant de façon neutre l’état sanitaire des cultures afin qu’ils puissent disposer d’une information de qualité pour gérer et raisonner efficacement les traitements phytosanitaires, ce qui ne les empêche évidemment pas de faire un tour de plaine. La production de ces bulletins repose sur un vaste réseau d’épidémiosurveillance couvrant 15 000 parcelles surveillées chaque semaine ou à la fréquence adéquate selon les cultures.

Le second levier est celui de l’incitation, qui consiste à encourager la réduction de l’usage des phytosanitaires ou, au contraire, à dissuader d’y recourir. Cela suppose des aides financières dédiées, comme le crédit d’impôt pour sortie du glyphosate, la conditionnalité de certaines aides, la taxation des produits phytosanitaires par la redevance pour pollution diffuse (RPD) et, plus récemment, le certificat d’économie de produits phytosanitaires (CEPP).

Le dernier levier est celui de la réglementation, qui porte ses fruits, avec le retrait de l’approbation européenne des substances dangereuses, des restrictions de préparation, dont la réglementation relève de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), et des restrictions d’usage imposant, par exemple, par voie réglementaire, des zones de non-traitement. Il s’agit aussi d’une réglementation sur les matériels, avec le contrôle des pulvérisateurs, et de la séparation de la vente et du conseil. Un corollaire nécessaire de cette réglementation est l’application de contrôles, que nous estimons cependant globalement limités.

Quant aux résultats de ces plans, on observe, d’une manière générale, des avancées. Écophyto apporte la preuve qu’il est possible de réduire l’usage des phytosanitaires. Cependant, on voit aussi les limites des techniques alternatives, qui sont moins faciles et plus chères, et dont le résultat est incertain – sans doute Christian Huyghe vous a-t-il bien informés à ce propos.

La politique réglementaire prouve son efficacité, avec en particulier une réduction notable du risque liée à la baisse de l’utilisation des produits les plus dangereux, de nouvelles substances étant régulièrement interdites.

Malgré ces avancées, le résultat n’est pas à la hauteur de l’ambition initiale. En effet, les indicateurs historiquement choisis pour piloter le plan – la quantité de substances actives (QSA) et le nombre de doses unités (Nodu) – ne suivent pas la trajectoire voulue et se situent encore bien au-dessus des références de 2008.

Pour conclure, tous les acteurs s’accordent à dire que l’on bute toujours sur la massification des pratiques propres à réduire l’usage et le risque.

M. Pierre Deprost, Inspection générale des finances. Avant d’évoquer les questions liées au financement et de préciser quelques points marquants pour l’analyse du plan Écophyto, je tiens à souligner d’emblée que les données que je citerai datent de 2019, et qu’il convient donc, en 2023, de les prendre avec prudence.

Je rappelle tout d’abord que le financement du plan Écophyto repose sur une taxe : la redevance pour pollutions diffuses, qui a rapporté 150 millions d’euros en 2019, dont 41 millions réservés au financement du programme national. Ces sommes sont versées à l’Office français de la biodiversité (OFB), qui met ensuite en œuvre les financements. En complément, il existe également depuis 2016 une enveloppe régionale affectée aux agences de l’eau, soit au total environ 71 millions d’euros sur les 150 millions de la redevance pour pollution diffuse. Ces montants sont donc assez faibles et la première conclusion que l’on peut en tirer est que la redevance pour pollution diffuse a un impact assez réduit sur le prix des produits phytopharmaceutiques.

La Cour des comptes avait souligné, dans son rapport de 2019, que ces montants ne donnent pas une vision complète de l’ensemble des dépenses engagées en faveur de la politique de réduction de la consommation de produits phytopharmaceutiques, car il existe aussi des financements européens, des financements des régions et d’autres financements de l’État. La Cour des comptes estimait ainsi que, parallèlement à ces 71 millions d’euros, 400 millions étaient consacrés à l’ensemble cette politique avec d’autres financements.

Le premier travail du délégué interministériel nommé en novembre 2018 a été de préciser ces montants, sur la base d’une enquête assez poussée. Selon cette enquête, l’ordre de grandeur des financements bénéficiant à la réduction de l’usage des produits phytosanitaires était plutôt de 643 millions d’euros à l’époque. Bien que l’enquête soit approximative, l’ensemble des acteurs a été consulté et les montants semblent avoir été plutôt bien définis.

Il importe donc, afin de disposer de tous les leviers d’action pour la définition d’une politique, de garder présent à l’esprit que le plan Écophyto ne représente qu’une faible partie des financements alloués à la réduction de la consommation de produits phytopharmaceutiques.

Deuxième constat, bien qu’il s’agisse d’une somme importante, ces 643 millions ne font pas le poids face aux 9 milliards d’euros que représentait en 2019 la politique agricole commune et au chiffre d’affaires de la production agricole française, que nous estimions à l’époque à 71 milliards d’euros. Les montants destinés à la mise en œuvre de ces actions sont donc certes importants au niveau opérationnel mais, dans la réalité, ils ne le sont guère pour changer les mentalités et accompagner des mesures dans l’esprit de massification que nous évoquions tout à l’heure – à moins que les autres acteurs bénéficiant de montants importants convergent vers l’objectif politique de réduction des produits phytopharmaceutiques.

Enfin, les moyens sont concentrés sur un nombre limité d’actions. En effet, 90 % des crédits sont concentrés sur cinq actions et les 10 % restants financent une multitude de petites actions, ce qui est une forme de saupoudrage. La moitié des cinq actions principales concernent l’agriculture biologique, qui a des effets positifs sur les résultats en termes de baisse de la consommation de produits phytopharmaceutiques. Je pourrai, si vous le souhaitez, revenir sur d’autres points à ce propos.

Dans l’ensemble, le seul financement orienté vers la massification est celui qui concerne l’agriculture biologique. Tout le reste porte sur des expérimentations permettant de démontrer que des résultats sont possibles, mais pas de massifier, ce qui explique en partie les résultats insuffisants constatés par la Cour des comptes.

Voilà pour ce qui concerne les financements.

Sur la gouvernance, la Cour des comptes avait également formulé des critiques, et nous avons fait exactement les mêmes constats.

Tout d’abord, si la gouvernance du plan est interministérielle et concerne quatre ministères, ces derniers ne sont impliqués que pour le pilotage du volet national, ce qui leur donne, en termes stratégiques, une vision partielle. Par ailleurs, pour ce qui est de la réalisation du plan d’action, l’absence d’évaluation des mesures financées ne permet pas de savoir si elles sont ou non efficaces. En troisième lieu, ces évaluations inexistantes ne donnent pas lieu à rapport à un comité scientifique et technique : cela avait été proposé en 2014 par notre éminent président mais, fin 2020, cette proposition n’avait toujours pas été mise en œuvre.

Nous ne disposions donc pas d’éléments permettant d’avoir une vision globale des financements, les évaluations sont insuffisantes et elles ne font pas l’objet de validation par le comité scientifique et technique, qui n’existait d’ailleurs pas à l’époque. Plus largement, cette absence de vision globale ne permettait pas de mettre en cohérence des politiques publiques qui, malgré des objectifs quelque peu différents, pouvaient converger. Un pilotage stratégique était donc réellement difficile.

Sur le plan opérationnel, nous n’avions pas à l’époque de chef de projet au sens classique du terme. En effet, le délégué interministériel créé et nommé en décembre 2018 n’avait pas la capacité d’arbitrer, notamment pour la vie quotidienne et les besoins des différents acteurs de terrain. Cette absence de conduite de projet global ajoutait à la difficulté stratégique une difficulté de mise en œuvre pratique, ce qui se traduisait, en termes de réalisation, par une programmation budgétaire assez tardive, avec en général un décalage de l’ordre d’une année. Or lorsque les crédits sont programmés tard dans l’année, ils ne sont consommés que l’année suivante, ce qui se traduit par d’importants reports de crédits, sur lesquels je reviendrai. Il n’y avait, en outre, pas de coordination entre les responsables des différentes actions du programme.

En termes de gouvernance, la mobilisation des acteurs clés du programme n’était pas suffisante ni orientée. C’est évidemment difficile s’il n’y a pas de pilote, mais chacun des acteurs concernés n’était, en outre, pas en mesure d’aller loin dans la mise en œuvre. L’OFB, qui disposait des financements, menait cette politique parmi d’autres et lui consacrait des montants relativement faibles par rapport à ceux alloués à d’autres domaines – j’y reviendrai tout à l’heure, car cela a des conséquences sur la consommation des crédits.

Au niveau régional, les directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) disposent de peu de moyens financiers, car ce sont les agences de l’eau qui les ont, les Draaf étant plutôt des coordonnateurs de comités de financeurs et ne pouvant pas mettre d’argent sur la table pour entraîner d’autres acteurs, notamment régionaux, dans cette démarche, qui est donc toujours plus délicate à mettre en œuvre.

Enfin, nous n’avons pas constaté que les chambres d’agriculture se soient mobilisées pour ce plan et il n’y avait pas non plus de contrat d’objectifs et de moyens qui les incitaient à mener des actions dans ce sens.

Voilà pour les idées-forces concernant la gouvernance du plan et le pilotage du programme.

Pour ce qui est, en troisième lieu, de la gestion financière du programme, nous avons constaté, comme la Cour des comptes, que certaines actions revenaient régulièrement chaque année. Alors que 70 % environ des financements sont récurrents, on se pose chaque année à nouveau la question de la programmation budgétaire pour l’ensemble des crédits. Cette procédure est assez lourde, alors qu’une procédure de programmation pluriannuelle permettrait d’anticiper les crédits, de les consommer plus vite et donc d’agir plus vite. Ces techniques, qui n’étaient pas en vigueur à l’époque, sont certes assez élémentaires, mais elles sont désormais bien au point.

Du côté des recettes, le recouvrement de la redevance par l’une des agences de l’eau – celle d’Artois-Picardie – fonctionne bien, et il n’y a donc pas de raison de remettre en cause ce fonctionnement. Du côté des dépenses, en revanche, l’OFB n’a pas, je le répète, pour mission principale la mise en œuvre du plan Écophyto : cet établissement exécute d’autres politiques et, pour agir, applique des règles internes qui s’imposent à l’ensemble des politiques, notamment pour ce qui concerne les subventions. Or, alors que l’OFB a, par exemple, pour règle interne de ne pas subventionner un projet à hauteur de plus de 75 %, de telle sorte que ce projet doit trouver d’autres financeurs, l’État souhaite parfois que le financement atteigne 100 %. Certaines contraintes peuvent ainsi tenir à un opérateur qui n’est par ailleurs pas pleinement concerné par le projet en question, et a d’autres préoccupations.

Quant au volet régional, les agences de l’eau, qui disposent de 30 millions d’euros répartis entre elles, ont des missions plus vastes que le plan Écophyto, qui se trouve ainsi un peu marginalisé. Les agences de l’eau contribuent toutefois, pour des montants importants, au bénéfice des objectifs du plan Écophyto – nous y reviendrons tout à l’heure.

Comme je l’ai également dit, la Draaf n’est pas le pilote régional du plan et ne dispose pas des moyens. Par ailleurs, les agences de l’eau ne participent pas à la stratégie nationale et on ne les consulte pas sur la mise en œuvre des différentes actions. Il n’y a donc pas d’interactions entre la vision nationale et la vision régionale – en d’autres termes, entre le terrain et les décideurs : les deux niveaux sont déconnectés. C’est en tout cas ce que nous avions constaté à l’époque.

Enfin, sur six ans et pour ne parler que des 41 millions affectés à l’OFB, 15 % des crédits de paiement ne sont pas consommés ni reportés, soit en moyenne 6 millions d’euros qui tombent chaque année dans le fonds de roulement de l’OFB, lequel les emploie à d’autres usages. À l’époque, je le rappelle, cette redevance était une taxe affectée, dont on ne pouvait pas utiliser l’argent à d’autres objets que la réalisation du plan Écophyto – cela a changé depuis. Normalement, c’est l’exercice de la tutelle qui permet de constater la sous-consommation des crédits et d’inciter à les reprogrammer pour l’année suivante. Sur les 24 millions qui n’ont pas été consommés durant la période 2016-2019, seuls 4 millions ont été reprogrammés, ce qui représente une perte sèche de 20 millions sur l’ensemble de cette période, perte non négligeable par comparaison avec les 41 millions annuels – et, de fait, en discutant avec les acteurs de terrain, on voit que 20 millions représentent une somme importante.

M. Claude Ronceray, Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux. Il m’appartient de prolonger les constats présentés par mes deux collègues autour d’une question principale : au-delà des différentes actions menées et des financements importants mobilisés, qu’est-ce qui pourrait marcher ? Quels pourraient être les mécanismes qui permettraient une massification des bonnes pratiques ? De fait, des bonnes pratiques, meilleures que d’autres, ont été identifiées, ainsi qu’un grand nombre d’actions et de leviers mais, jusqu’à présent, on ne peut pas dire que ce qui a été réalisé permettrait d’atteindre l’objectif initial, ni même les objectifs intermédiaires que nous nous sommes donnés. Cette question est celle que la mission approfondit dans son rapport – modestement, car nous ne doutons pas que ce soit difficile, comme plusieurs experts vous l’ont indiqué, mais il nous semble néanmoins que certains principes peuvent être identifiés et mieux respectés.

La première question est peut-être de savoir quelles sont les méthodes permettant que les agriculteurs adoptent une nouvelle technique, une nouvelle technologie, une nouvelle façon de faire. Je sais que vous avez reçu au mois de juillet des experts qui ont retracé un historique des transformations très nombreuses que le monde agricole a connues. Je prendrai un seul exemple : lorsque, dans les années 1970, ma famille, qui dégarnissait les betteraves, a vu pour la première fois un champ recevoir des semences enrobées de betterave, du jour au lendemain, tous les agriculteurs ont décidé d’abandonner l’ancienne technique et ont acheté ensemble un semoir en coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma) et, en très peu de temps, une année ou deux, ont tous adopté la nouvelle technique de l’enrobage, qui permet d’éviter le dégarnissage des betteraves, l’une des opérations les plus pénibles dans le monde agricole. Ce dernier n’est donc pas forcément résistant au changement et connaît parfois des transformations très importantes dans des délais très brefs.

En revanche, il faut de bonnes raisons pour pousser les agriculteurs à abandonner une technique qu’ils maîtrisent ou une organisation qui existe. Ces raisons devront être à la fois techniques, agronomiques et économiques, car une exploitation agricole est aussi une entreprise qui demande un pilotage par la microéconomie.

Lorsqu’on pose ce diagnostic, on constate des difficultés. En réalité, depuis le premier plan Écophyto, le « signal prix » – pour parler le langage des économistes – n’a pas été, à bien des égards, dans le bon sens. Aujourd’hui, le rendement économique des phyto est plutôt meilleur que celui des alternatives et il évolue plutôt favorablement. Ainsi, la part de la dépense des phyto dans les consommations intermédiaires des exploitations agricoles a plutôt diminué en termes relatifs. On voit donc que cette solution, même si elle a été découragée par les mots et par de nombreuses actions de dissuasion, continue à être très souvent la solution de référence pour les agriculteurs et que, s’ils doivent en adopter une autre, il faut leur donner de bonnes raisons.

Il faut donc agir sur l’économie et sur l’écart de prix, sur le fait que les nouvelles techniques proposées ou déjà adoptées – car de nombreuses découvertes ou redécouvertes des vingt dernières années sont adoptées assez spontanément par les agriculteurs – offrent une motivation et un rendement agronomique et économique.

De ce point de vue, l’un des facteurs limitants – pour employer une autre expression des économistes – est bien souvent la possibilité de disposer dans l’exploitation, plus que de la main-d’œuvre en soi, de la main-d’œuvre au bon moment, c’est-à-dire de celle qui permettra de réaliser la tâche. C’est là un point très délicat pour de nombreuses alternatives aux phyto : c’est parce qu’on ne dispose pas de la main-d’œuvre au bon moment que la solution phyto apparaît presque comme la seule possible, même si ce n’est pas le cas.

Il ne faut pas pour autant dévaloriser tous les efforts réalisés en amont, par les agriculteurs, et en aval. Qui plus est, faire peser le poids de la transformation sur les seuls agriculteurs n’est sans doute ni correct ni même très juste socialement. En effet, les agriculteurs se situent dans une chaîne de valeur qui commence bien avant eux et se poursuit bien après. On parle, à la Commission européenne, d’une chaîne qui va « de la fourche à la fourchette », mais il faudrait agir bien avant la fourche et jusqu’à bien après la fourchette, car la décision de recourir aux phyto a des déterminants bien en amont, notamment au niveau des paysages et de l’organisation spatiale. Si l’on favorise, par exemple, les très grands champs, certaines solutions seront rendues presque impératives, alors qu’un parcellaire plus émietté rend à nouveau possibles certaines solutions inspirées de la nature, du fait par exemple de la présence de coccinelles ou d’autres auxiliaires de culture. Ce sont là des facteurs qui se situent en amont de l’exploitation agricole et qui ne dépendent pas seulement de l’exploitation même, mais aussi du système d’exploitation pris dans son ensemble.

D’autres facteurs se situent en aval, au premier rang desquels les circuits de collecte, qui recèlent une partie des solutions. Or la France a connu un processus de très grande concentration de ces circuits, avec la concentration et la spécialisation des grandes coopératives et des grandes sociétés de négoce, de telle sorte que les exploitants agricoles ne peuvent pas facilement peser sur ces mécanismes qui se situent en aval d’eux, alors que la transformation de ces structures doit intervenir en même temps que celle des agriculteurs. Une solution consiste, par exemple, à pratiquer des cocultures, c’est-à-dire plusieurs cultures à la fois sur un même champ, mais sans une adaptation concomitante en aval, c’est l’impasse technique et économique.

Il ne faut pas s’arrêter à la collecte et au négoce ; les industries de transformation, la grande distribution et les consommateurs ont leur rôle à jouer. Il est, par exemple, très connu que ces derniers préfèrent les beaux fruits plutôt que les tachetés, et leur comportement a un impact sur l’amont. Il faut donc agir sur l’économie et sur l’ensemble de la chaîne, pas seulement sur les agriculteurs.

Nous avons tenté de recommander des mesures ayant un effet massif de réduction des pesticides. Comme vous, nous avons rencontré de nombreuses personnes et étudié les leviers actionnés dans d’autres pays. Ce travail d’analyse a abouti à la définition de trois grands scénarios, recouvrant trois stratégies différentes pouvant réduire fortement l’usage des pesticides.

La première stratégie, celle qui s’inscrit le plus dans la continuité des plans précédents, repose sur la segmentation des marchés. Il ne faut pas faire comme si une production utilisant des produits phytosanitaires et une autre n’en comprenant pas étaient identiques, afin de ne pas réserver le marché du bio à une classe qui peut supporter le surcoût de la production. Celui-ci n’est pas transitoire, il perdure car il répercute un coût de maintien : la production bio coûte durablement plus cher que celle utilisant les technologies les plus productives. Il nous a semblé que nous avions conservé en France une vision trop jacobine du territoire alors qu’on constate de grands écarts d’une région à l’autre, et même d’un petit territoire agricole à l’autre, dans l’utilisation des produits phytosanitaires. Ces différences se retrouvent dans les cultures, certaines d’entre elles consommant beaucoup de produits phytosanitaires quand d’autres en utilisent beaucoup moins ; au sein d’une même culture, des écarts existent aussi selon les régions. Il convient donc de dresser un diagnostic par petits territoires. Or, jusqu’à présent, l’échelle des objectifs des plans Écophyto est nationale, et leur déclinaison locale n’intègre pas la nécessité de les adapter aux territoires. Cet axe doit produire des résultats, l’avantage de la démarche de segmentation étant de bénéficier des bonnes volontés. Ainsi, des territoires ont commencé de s’organiser pour réduire fortement, voire éliminer, l’utilisation de produits phytosanitaires. L’action publique peut s’appuyer sur ces réussites et généraliser ces expériences.

Les consommateurs connaissent les très nombreux signes officiels d’identification de la qualité et de l’origine (Siqo), qui sont connus dans tous les circuits de distribution. Beaucoup de Siqo ne comportent aucune exigence en matière de produits phytosanitaires. Il faudrait qu’ils intègrent cette dimension, afin que le consommateur connaisse le poids de ces produits dans ce qu’il achète. La cueillette mécanique des raisins est, par exemple, interdite pour certaines appellations de vin, mais les exigences en matière de produits phytosanitaires sont très faibles.

La deuxième stratégie est centrée sur l’incitation économique visant à modifier la variable du prix. Les produits phytosanitaires ne sont pas seulement gênants pour les agriculteurs qui les utilisent, ils induisent des externalités négatives, dont la pollution, qu’il convient de réduire. Pour y parvenir, l’un des moyens est de fixer un prix à ces externalités, que l’ensemble de la chaîne, et pas simplement les agriculteurs, devra payer. Nous proposons donc d’avantager fiscalement les filières utilisant moins de pesticides, afin d’aider l’ensemble des acteurs à abandonner leur usage. L’utilisation de l’instrument fiscal est très délicate, d’autant que les secteurs français de l’agriculture et de l’alimentation sont très ouverts au marché européen et mondial. Il existe néanmoins des marges de manœuvre, notamment avec la redevance pour pollution diffuse dont le taux est actuellement très bas.

La dernière stratégie consiste à réglementer – tâche à laquelle l’État s’est déjà attelé –, à agir à l’échelle européenne sur les substances et à aligner les politiques publiques en matière de PAC. Pierre Deprost l’a évoqué, la part des financements dédiés aux produits phytosanitaires, même en élargissant à l’ensemble de la production bio, est de l’ordre de 600 millions d’euros quand l’enveloppe de la PAC atteint 9 milliards d’euros – un peu moins si on ne considère que l’argent allant directement dans la poche des agriculteurs – et le chiffre d’affaires annuel du secteur agricole 90 milliards d’euros. Les ordres de grandeur ne sont pas les bons, et il est indispensable de mobiliser la PAC pour réaliser les transformations nécessaires. L’une des recommandations importantes de notre rapport est d’essayer d’aligner les objectifs phytosanitaires et les moyens que mobilisent la France et l’Union européenne pour augmenter le revenu agricole, but principal de cette politique. L’amélioration du couplage entre la distribution des aides de la PAC et les exigences en matière de réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires est souhaitable.

Pour conclure, il faut actualiser nos travaux, réalisés il y a environ deux ans et demi, à la lumière de la nouvelle PAC, qui se déploie depuis le début de cette année, et du nouveau plan stratégique national (PSN). L’exécution de ce plan offre l’opportunité d’améliorer les pratiques, la France disposant, à nos yeux, de marges de manœuvre pour agir, non sur les substances puisqu’elles relèvent de l’Union européenne, mais sur la territorialisation de cette politique publique. Cela répondrait à une demande des acteurs que nous avons rencontrés, notamment à l’échelle locale. Nos concitoyens étant de plus en plus préoccupés par les produits phytosanitaires, il importe que les élus et les territoires puissent s’approprier cette question afin que celle-ci sorte de la sphère technique.

Voilà un résumé brutal, voire un peu caricatural, de notre rapport, qui est assez épais et que nous ne pouvons pas présenter de manière exhaustive.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous vous remercions pour votre effort de synthèse : votre propos était très dense et nous allons prendre le temps d’échanger.

Les incohérences de la gouvernance financière et les inefficacités que vous pointez laissent songeur : nous pourrions sans doute tirer de ce constat des leçons dépassant largement ce programme, car nous avons l’impression de rencontrer ces travers dans de nombreuses politiques publiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre rapport est d’une très grande qualité, qui vous honore ainsi que les structures auxquelles vous appartenez. Vous avez fait preuve d’une haute exigence intellectuelle et d’une grande rigueur : l’exposé synthétique n’en rend que partiellement compte, donc j’invite les membres de la commission à lire ce rapport.

Je me mets dans les pas du président : comme je l’avais écrit en 2014 à la fin de l’introduction de mon rapport Pesticides et agroécologie, les champs du possible, l’échec du plan Écophyto est une leçon pour les politiques publiques, car il représente l’archétype de l’incurie qui m’a incité à demander la création de cette commission d’enquête.

Je crains que vous ne bottiez en touche, mais puisque vous intervenez sous serment, pouvez-vous nous donner votre avis sur les raisons pour lesquelles votre rapport n’a pas été publié ? Le débat au Parlement que la publication du rapport aurait pu susciter en 2021 aurait pu déboucher sur le déploiement de solutions : nous aurions ainsi gagné quelques années par rapport à cette commission d’enquête. J’imagine que vous allez nous répondre que le choix de publier ou non le rapport ne relevait pas de votre autorité, mais vous avez sûrement un avis sur la question.

Vous avez rencontré de nombreux acteurs pour la rédaction de votre rapport, mais vous n’avez auditionné aucun contributeur du rapport de 2014 : je suis étonné de cet oubli, que je regrette car il vous a conduit à certaines incompréhensions. Je ne doute pas que Jean Boiffin, que vous devez estimer comme nous, aurait la même appréciation que moi. Une audition des auteurs du rapport de 2014 aurait permis de purger ces incompréhensions.

Le diagnostic et les préconisations du rapport de 2014 sont très proches des vôtres, par exemple sur les questions de la gouvernance, du délégué interministériel, de la recentralisation du commandement, de la cohérence, de la coordination, de l’efficacité de l’emploi des fonds publics et de l’augmentation des moyens : tous les éléments sont dans notre rapport, certes de manière moins approfondie.

Vous confondez le rapport ayant inspiré le plan Écophyto 2 et la réalisation de celui-ci ; or ce plan n’a pas été mis en œuvre : vous évoquez les 30 000 fermes engagées dans la transition vers l’agroécologie à bas niveau de produits phytosanitaires comme si elles existaient, mais tel n’est pas le cas – même les 3 000 fermes Dephy n’existent pas. Et ce plan date de dix ans ! Il n’a donc pas été mis en œuvre. Écophyto 1 est un échec et Écophyto 2 n’a pas été déployé.

Vous vous trompez également en présentant le plan Écophyto 2 comme une stratégie articulée en deux temps. Dans le premier, on tâcherait d’optimiser. On pourrait ainsi mieux travailler dans la ferme France avec un assolement, des pratiques, une économie, des filières, un droit européen et une PAC identiques, mais en produisant au bon moment, en utilisant les doses pertinentes, les technosolutions, etc. Tout le monde s’accorde à reconnaître que la marge de progrès tourne autour de 20 % ; fixer un objectif à 25 % à atteindre en cinq ans est donc très ambitieux. Puis vous évoquez une seconde étape. Ce raisonnement est erroné : l’idée était bien de déployer sans attendre des réformes structurelles des filières, de la PAC et de la gouvernance pour atteindre une cible de diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires de 50 % en dix ans, elle aussi très ambitieuse. Les premières actions permettent d’obtenir des résultats et ainsi de redonner le moral. Une action herbicide et insecticide bien ciblée et obéissant à une obligation réglementaire sur la sole de colza produit 10 % des solutions attendues, de façon certes autoritaire mais efficace et à même de donner confiance dans l’action publique. Or nous avons privilégié ce que Jean Boiffin qualifiait de « dispositif kafkaïen ».

S’agissant du continuum entre la recherche et le développement, votre rapport méprise le fait que le dispositif des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques comprenait une sanction financière, que la loi Egalim a supprimée, le pouvoir exécutif se rendant là coupable d’un véritable abus. Le seul dispositif allant au-delà de la simple incitation, expérimentation ou communication a ainsi été dévitalisé par décret. Il a été remplacé par une séparation de la vente et du conseil à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, que vous présentez comme une bonne nouvelle mais dont un rapport parlementaire, rédigé par un ancien ministre de l’agriculture, souligne l’échec, reconnu par tous les acteurs.

Votre rapport pointe le manque d’indicateurs sur les risques et les effets dans les domaines de la biodiversité et de la santé humaine. Pouvez-vous nous expliciter la différence entre ces deux notions de risques et d’effets ? Vous affirmez par ailleurs que ceux-ci sont méconnus, comme les auditions que nous avons conduites jusqu’à présent l’ont montré. Dès lors, comment pouvons-nous élaborer des indicateurs dans des matières où nous en sommes encore au stade de la recherche ? Nous pressentons qu’il y a des dangers – dont l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a pointé l’existence –, mais nous ne les connaissons pas encore assez bien pour construire des indicateurs.

Les pays européens les plus productivistes et les plus conservateurs défendent l’option d’une diminution des risques liés aux produits phytosanitaires ; de son côté la France pense que c’est la baisse de l’usage des produits phytosanitaires qui réduira les risques. Mais quels sont les indicateurs pertinents pour mesurer cette évolution des usages ? Vous plaidez pour l’indicateur du Nodu, qui est actuellement stable alors que celui de la QSA diminue. À quoi, selon vous, cette baisse est-elle due et pourquoi faut-il rester attaché au Nodu ?

Vous dites que le plan Écophyto n’a pas suffisamment intégré la PAC et les régimes d’autorisation, mais ceux qui le déploient pilotent un dispositif de recherche et de développement et n’ont pas d’autorité sur la PAC ni sur les régimes d’autorisation, lesquels sont le principal moteur de retrait des molécules depuis vingt ans, notamment grâce à l’Anses. Votre délégué interministériel ne serait-il pas un superministre de l’écologie, de l’agriculture et de la santé ? Je comprends votre volonté de placer sous sa responsabilité tous les dispositifs de R&D, qu’ils soient incitatifs, réglementaires et financiers, mais lui demander de s’assurer de la cohérence avec la PAC relève d’une décision politique : je souhaiterais que nous discutions de cette question.

M. Claude Ronceray. Je ne vois pas de sujet de polémique dans les propos de M. Potier, car nous sommes d’accord sur presque tout, même si notre expression a peut-être été un peu maladroite. Nous ne nous sommes pas placés dans la perspective d’évaluer la mise en œuvre des recommandations du rapport de M. Potier. Nous nous sommes beaucoup inspirés de ce document extrêmement intéressant, que nous avons beaucoup cité, mais nous n’avons pas étudié la compréhension, le déploiement et les résultats des mesures qu’il préconisait. Si je devais me poser cette question, la réponse serait très simple : de nombreuses dispositions recommandées par le rapport n’ont pas été mises en œuvre.

Il y a un écart entre nos travaux et les plans d’action du Gouvernement et de son administration. Un rapport avait été rédigé, un an avant le Grenelle de l’environnement, puis le Gouvernement avait conçu le plan Écophyto que l’administration a largement mis en œuvre. Actuellement, cette démarche en deux temps se perd et nous avons tendance à confondre les intentions et les véritables plans d’action. Derrière vos interrogations se pose la question suivante : existe-t-il un plan d’action gouvernemental qui engage l’ensemble des acteurs et qui est effectivement déployé avant d’être évalué plus tard ? La réponse est négative. Un tel plan devrait être interministériel car une partie des sources d’information ne se situe pas au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ; il devrait également identifier avec une grande clarté les responsables de chaque action pour rendre le plan opérationnel. Mon collègue Pierre Deprost a parlé de direction de projet, celle-ci devant désigner chaque équipe participant au déploiement des dispositions du plan.

Les produits phytosanitaires ne représentent pas un aspect particulier de l’agriculture, ils participent d’un système industriel, agricole, de distribution et de consommation. Veiller à l’alignement de tous les acteurs est une tâche difficile, et notre rapport recommande quelques mesures visant à faire progresser leur identification, leur responsabilisation et leur évaluation. Cette mission doit s’accomplir à l’échelle territoriale et pas seulement nationale, car c’est à ce niveau que certains diagnostics et certaines solutions peuvent être posés.

La question des indicateurs est technique. Le Nodu, défini au début du plan, est pertinent et utile, car il mesure à moyen et long terme les évolutions ; il n’est néanmoins pas très opérationnel parce qu’il est difficile de le décliner à l’échelle locale. Or il importe que chaque acteur concerné puisse prendre sa part dans le travail collectif. S’il n’y a pas de lien entre son action et le grand indicateur national, celui-ci pourrait s’en trouver délaissé. Nous ne souhaitons pas abandonner le Nodu, nous voulons que le pilotage s’exerce à la bonne échelle.

Certaines substances et certains produits comportent des dangers encore inconnus. Nous en découvrons régulièrement de nouveaux, qui doivent nous conduire à ne certes pas pécher par excès de prudence, mais à ne pas montrer non plus trop d’assurance. La France a choisi un objectif de réduction quantitative de l’ensemble des pesticides de synthèse, qui aura pour effet de diminuer les risques puisqu’une part d’entre eux ne sera plus du tout utilisée. D’autres pays contestent cette analyse et recommandent une plus grande sélectivité et une action concentrée sur les risques identifiés pour les populations les plus exposées, humaines ou relevant de la biodiversité. Nous n’avons pas remis en cause la stratégie française de réduction quantitative des produits phytosanitaires, nous avons simplement regretté qu’elle ne soit pas déclinée par territoire et par type de filière. Des discussions se tiennent actuellement à l’échelle européenne pour que l’objectif de réduction quantitative soit également pris en compte : ce n’est donc pas le moment d’abandonner cette cible.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci pour ce début de réponse à des questions très vastes. Je veux insister – à mots choisis, car le point est sensible – sur la question de la publication du rapport. Il ne s’agit pas de mettre à l’index tel ou tel acteur. L’esprit de cette commission est de parvenir à comprendre, collectivement, ce qui se passe lorsque la nation échoue à atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés. En ce sens, la publication du rapport, qui pourrait paraître anecdotique, est essentielle. Elle reflète la capacité collective de l’appareil d’État et des politiques à reconnaître leur insuffisance.

En 2021, lorsque vous avez écrit le rapport, vous aviez un commanditaire. Par quel processus a-t-il été décidé que le rapport serait utile et publié, et pour qui ?

M. Claude Ronceray. Nous travaillons à la demande du Gouvernement. Plus exactement, des lettres de commandes sont signées par les directeurs de cabinet des différents ministres chargés des questions posées dans le rapport. Nous fournissons le document et ses conclusions à nos commanditaires. Chemin faisant, nous travaillons également avec les services en lien avec ces thématiques : des présentations provisoires du rapport, à un état quasi définitif, leur ont été faites.

Le choix de publier n’appartient pas aux instances dont nous faisons partie : ce sont les cabinets des ministres qui en décident. En l’occurrence, chaque cabinet a décidé pour son propre compte. Le rythme de publication a donc été différent pour l’Inspection des finances, le Conseil général de l’environnement et du développement durable, aujourd’hui Inspection générale de l’environnement et de développement durable (IGEDD) et le CGAAER, pour l’agriculture.

M. Pierre Deprost. Nous avons écrit pour être publiés – c’était le sens du travail qui nous était demandé. Nous n’avons pas eu vocation à examiner votre rapport de 2014, soit pour en faire une critique, soit pour déterminer s’il a été suivi d’effet. La lettre de mission du Gouvernement visait à ce que nous fournissions des arguments pour répondre au rapport de la Cour des comptes. La plupart de nos constats sont allés dans le même sens que ses observations. C’est ce qui explique que notre rapport soit un peu décalé par rapport aux questions que vous posez.

Sur le fond, nous sommes d’accord avec vos remarques. Il y a bien une difficulté entre l’intention et la mise en œuvre. La gouvernance est un élément essentiel de celle-ci : on voit qu’aucune autorité n’est capable d’arbitrer et de faire le lien avec le niveau opérationnel. Ce lien ne peut être établi que si un plan d’action très précis est défini.

Par exemple, une des difficultés pour faire évoluer l’indicateur phare qu’est le Nodu, c’est de connaître les leviers d’une telle évolution : on ne sait pas si telle ou telle opération aura un impact sur cet indicateur très globalisant. Un important travail doit être mené en amont pour préciser ces effets, en plus de déterminer si c’est le bon indicateur.

Nous sommes arrivés aux mêmes constats que vous dans le rapport, ce qui a confirmé la pertinence de vos propositions. Nous avons vu que, dans les organisations mises en place, le plan d’action n’est pas assez détaillé ; l’effet de levier d’une action sur le résultat n’est pas démontré ; et les acteurs ne sont pas mobilisés pour contribuer. Enfin, ceux qui détiennent les financements ne sont pas les responsables. Dans les administrations, certaines personnes sont responsables d’actions pour le plan Écophyto, mais elles ne disposent pas des fonds et, selon les principes de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) auxquels nous sommes attachés, elles n’ont pas les moyens de mettre en œuvre le plan.

Ce sont des éléments très importants, qu’il faut corriger si l’on veut mener des actions significatives.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vous avez évoqué l’incapacité de l’OFB à attribuer l’intégralité des financements sur une année et le fait que le résidu retourne au pot commun. Ces dysfonctionnements sont-ils spécifiques à ces sujets ou les retrouve-t-on ailleurs ?

S’agissant de la stratégie, je partage les éléments que vous avez évoqués, notamment la notion de segmentation territoriale, l’importance que toute la chaîne supporte les externalités négatives ou l’idée d’alléger la fiscalité des acteurs allant dans le sens attendu. Enfin, vous évoquez la nécessité d’agir à l’échelle européenne, en allant dans le sens d’un alignement des grandes politiques. Or la PAC concerne l’ensemble de l’agriculture, y compris biologique. On ne peut donc pas opposer les deux.

Le marché de l’alimentation n’est ni français, ni européen, mais mondial. Agir sur ces variables en raisonnant de façon franco-française peut-il être efficace ? Comment y parvenir sans détruire notre agriculture et notre système de production, et consommer des produits importés qui ne répondront pas aux critères que nous nous sommes fixés, notamment une utilisation moindre des pesticides à l’échelle de la planète ?

M. Pierre Deprost. Il n’est pas facile de répondre à votre première question car il faudrait mener des comparaisons avec d’autres institutions. L’État a toujours eu des difficultés à exercer sa tutelle sur les opérateurs. Selon les thématiques, il est nécessaire d’instaurer certains contrôles. La plupart des financements de l’OFB sont plus importants que ceux consacrés au plan Écophyto. Lorsque nous avons interrogé l’OFB à ce sujet, nous avons constaté que cette préoccupation n’était pas sa priorité.

La tutelle n’a pas été exercée dans de bonnes conditions : il n’y a pas eu d’alerte permettant de constater une consommation insuffisante des crédits et surtout de reporter les crédits non consommés sur l’année suivante. Les volumes des financements sont modestes ; chaque million perdu est une action non réalisée. S’agissant d’une taxe affectée, il importe que la tutelle vérifie que les montants sont bien utilisés conformément aux dispositions votées.

Un tel report peut se produire dans d’autres cas, même si je ne peux pas citer d’exemple.

M. Claude Ronceray. Je n’oppose pas la PAC et le bio, qui sont des approches différentes et complémentaires. Le bio est une façon de produire et de distribuer bien identifiée et certifiée, avec des règles qui permettent à cette filière d’exister partout dans le territoire et à l’échelle européenne.

Les financements et les mécanismes de la PAC, qui est la boîte à outils, sont-ils suffisamment mobilisés pour encourager les bonnes pratiques et décourager celles qui le sont moins ? Personne n’a souhaité remettre en cause le soutien à la conversion, pendant les trois années qui permettent à un agriculteur d’obtenir la certification bio. Ces primes compensent les pertes de l’agriculteur, qui accepte d’introduire des contraintes permanentes, sans pouvoir valoriser ses produits comme s’ils étaient déjà bio. En revanche, l’aide au maintien n’a pas été pérennisée en France : certaines régions l’ont instaurée, d’autres l’ont abandonnée. Une réflexion doit être menée, non seulement sur le bio, mais aussi sur d’autres modes de production qui utilisent moins de produits phytopharmaceutiques.

La nouvelle PAC a élargi la palette des possibilités. La France a décidé de mobiliser presque tous ces outils pour encourager les bonnes pratiques. Encore faut-il que les différents décideurs utilisent ces possibilités.

D’autres contraintes, réglementaires, s’exercent. Certaines sont incluses dans le plan stratégique national : on ne pourra pas jouer dessus. Nous pensions que l’on pourrait durcir les conditionnalités, qui permettent de ne verser des financements qu’à condition que l’exploitation ou le produit respecte certaines conditions. Ce travail aurait pu être fait en amont du PSN. Celuici ayant été approuvé, il faut se donner rendez-vous lors de sa prochaine révision.

Pour ce qui concerne les marchés, plusieurs aspects sont à examiner, en particulier s’agissant du positionnement de la France : exporte-t-elle des matières premières ou des produits à forte valeur ajoutée ? À l’heure actuelle, nous sommes présents dans les deux activités, mais il faudra sans doute se demander si cela constitue notre positionnement stratégique sur le long terme ou s’il faudra faire porter nos efforts sur ce point.

Outre la question des contraintes se posent celles de la valeur et des apports pour le territoire. Nous estimons qu’il existe des marges de manœuvre. La France dispose d’un bon positionnement dans plusieurs secteurs avec des produits à assez forte valeur ajoutée. Ce modèle peut être performant à l’échelle européenne et internationale, et mérite d’être poursuivi, plutôt que de chercher à conquérir de nouveaux marchés. Ceux-ci seront en effet très tendus, car on voit arriver sur le marché mondial des producteurs qui ne respectent pas les contraintes environnementales que nous nous donnons.

Le rapport souligne aussi l’importance de la cohérence et de la réciprocité. Jusqu’à peu, on produisait en France des substances interdites à l’utilisation agricole domestique, que l’on exportait vers d’autres pays producteurs, lesquels les incorporaient dans leurs productions, que l’on importait ensuite. On doit s’efforcer d’imposer une plus grande cohérence. Des marges de manœuvre existent, notamment avec les clauses miroirs, qui offrent la possibilité, au fur et à mesure que se négocient les contrats commerciaux internationaux, de relever les exigences et de faire en sorte que le consommateur français ne supporte pas des résidus de pesticides interdits en France.

La question des externalités se pose dans tous les cas : une partie du bénéfice n’est pas réalisée. L’impact des pesticides est pour partie lié, non aux consommateurs, mais au lieu de production et à son environnement. Nous avons besoin d’une réflexion, notamment à l’échelle européenne, qui fasse progresser les dimensions agronomique et économique, mais aussi la réglementation sociale. Si l’on accepte que des travailleurs de certains pays s’exposent fortement à certains risques, on crée une concurrence illégitime, avec des conséquences fortes sur la santé humaine. Ce n’est pas l’internationalisation ou l’européanisation des marchés qui supprime les marges de manœuvre : sur certains sujets, la France peut prendre les devants. Elle le fait, avec raison. Par la suite, des rapports de force s’exercent, aux différentes échelles, grâce auxquels on peut parfois constater des avancées significatives.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai du mal à voir des avancées significatives dans la compétition mondiale : nous sommes plutôt en recul. La part des produits importés dans la consommation nationale augmente dans toutes les filières. Quant au dispositif des clauses miroirs, il pourrait être intéressant mais il est inopérant pour le moment. Je suis bien moins optimiste que vous.

L’objectif de réduction des produits phytosanitaires a été fixé sans différenciation qualitative. Sortir des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR), donc dangereuses, pour se tourner vers d’autres produits phytoconventionnels non dangereux ne constituerait donc pas une avancée ? On garde le Nodu, avec des indicateurs de passage, car on veut atteindre un objectif de sortie qui semble irréalisable. Choisir de remplacer un CMR qui a un indicateur de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) de 1, par un autre produit conventionnel de même IFT avec une rémanence moins importante, conduit à traiter davantage, donc à dégrader l’IFT. L’exploitation apparaît alors comme moins vertueuse au regard du Nodu, qui, pour simplifier, n’est que l’addition des IFT. Chacune d’elles connaît son IFT et sait qu’elle doit faire des efforts sur ce sujet, par exemple pour obtenir une certification haute valeur environnementale (HVE). Avec le Nodu, j’ai le sentiment que l’on fixe des objectifs qui ne sont pas réalistes mais plutôt idéologiques.

J’ai été gêné de vous entendre parler de RPD trop faibles : cela renvoie à une vision caricaturale de l’administration, selon laquelle les solutions passent forcément par les taxes. Pour mon exploitation viticole du Bordelais, la RPD correspond à 1 000 euros par an. Cela n’est pas énorme au regard du chiffre d’affaires mais considérable eu égard aux marges quasi négatives de la viticulture bordelaise. Continuer d’augmenter les RPD serait faire peser le poids sur l’agriculteur, non sur le reste de la chaîne : ce serait facile et peu encourageant.

La PAC fixe des objectifs environnementaux, mais quid de la compétitivité quand la nouvelle politique reste à budget constant ? On va donc orienter des budgets visant à améliorer la compétitivité de l’agriculture française vers des pratiques vertueuses. Très bien, mais il ne faudra pas s’étonner si la production décroche, dans les exploitations comme sur le marché intérieur. Cela semble en contradiction avec l’objectif de souveraineté alimentaire. Il faudra pourtant bien parvenir à concilier les deux !

Enfin, quel regard portez-vous sur la stratégie en matière de glyphosate, eu égard au récent avis de l’EFSA, l’Autorité européenne de sécurité des aliments ?

Mme Anne Dufour. Christian Huyghe a brillamment présenté les indicateurs : tous ont des biais. Le Nodu est le moins mauvais des indicateurs que l’on a pu trouver en se mettant d’accord pour suivre une trajectoire. Les agriculteurs utilisent l’IFT, qui a aussi des biais. L’essentiel est que chacun puisse s’emparer d’un indicateur reconnu et dont les biais sont connus.

Par exemple, si l’on renonce à l’enrobage des semences, on supprime les nicotinoïdes au profit d’autres molécules, lesquelles se retrouvent dans les QSA – les quantités d’enrobage des semences ne sont pas prises en considération. Les biais sont donc nombreux : il faut les connaître et pouvoir les expliquer.

Ayant une valeur symbolique forte, le Nodu écrase les autres indicateurs, lesquels témoignent tout de même des efforts qui peuvent être faits. Quant à le considérer comme la somme des IFT, je vous laisse la paternité de cette affirmation. Il faudrait du moins établir le lien entre le Nodu national et les efforts que peuvent réaliser les agriculteurs, pour être fiers de la part qu’ils prennent dans la réduction des produits phytosanitaires.

M. Claude Ronceray. Nous ne commenterons pas vos remarques. Vous êtes libre de les faire, et nous les comprenons assez bien.

Dans notre rapport, nous avons souhaité présenter toute la palette des solutions, sans les reprendre nécessairement à notre compte. S’agissant des mesures fiscales, nous avons envisagé celles qui seraient susceptibles de fonctionner. Il ne nous revient pas de décider s’il faut les appliquer. Elles ont non seulement un impact direct sur ceux qui les subissent, mais aussi des effets politiques, qui ne relèvent pas de nos responsabilités.

Notre responsabilité est de regarder ce qui est susceptible de fonctionner, d’en évaluer les avantages et les inconvénients. Nous avons intégré dans notre rapport des tableaux mettant en évidence les forces, les faiblesses, les opportunités et les menaces pour chaque stratégie que nous recommandons. Nous en présentons une analyse, que j’espère équilibrée, et qui reprend pour partie les éléments que vous évoquez. Nous n’étions pas sans connaître certaines des conséquences que peuvent avoir les mesures.

La compétitivité est décisive à bien des égards : il faut continuer à travailler sur ce point, à toutes les échelles. Aujourd’hui, on examine beaucoup les bilans commerciaux à l’échelle nationale, mais il faut aussi envisager les comptes d’exploitation.

Dans le secteur des fruits et légumes, par exemple, on doit analyser pourquoi les entreprises manquent de compétitivité et ont du mal à répondre à la demande locale, qui est pour partie satisfaite par les importations. L’analyse est à poursuivre, car nous n’avons pas pu la décliner secteur par secteur. Le ministère travaille avec chacune des filières pour essayer de repérer les difficultés et définir la stratégie adéquate.

M. Pierre Deprost. Nous avons en effet essayé de passer en revue tous les champs des possibles, considérant que les entretiens ou les expériences menés contenaient de nombreuses solutions pour améliorer la situation. Nous n’étions pas forcément favorables à l’augmentation des taxes. La démarche était intéressante, car le caractère redistributif n’est pas toujours exploré. Dans l’exemple choisi, l’augmentation des taxes avait pour but de restituer les fonds aux agriculteurs qui tentaient de diminuer leur consommation de produits phytopharmaceutiques. Il ne s’agissait pas d’augmenter les budgets de l’État ou des bénéficiaires de taxes affectées, le cas échéant, mais de redistribuer les fonds à ceux qui adoptent de bonnes pratiques. Nous avons voulu explorer cet exemple pour offrir des solutions.

M. Nicolas Turquois (Dem). Globalement, je ne suis pas en phase avec vos présentations. D’abord, je souhaiterais apporter une nuance sémantique. Vous avez dit que l’on fabrique en France des produits phytosanitaires qui y sont interdits et qui sont utilisés dans d’autres pays. Or il y a plusieurs raisons à ces interdictions. Soit les produits sont classifiés comme phytotoxiques, et il faut alors ne pas pouvoir les produire ; soit leur renouvellement n’est pas demandé car de meilleurs produits existent sur le marché ; soit ils servent à lutter contre des ravageurs qui n’existent pas en France ou en Europe – dans ce cas, la raison de cette absence d’autorisation est tout simplement qu’elle n’a pas été sollicitée.

Vous avez évoqué la possibilité de changer tout le système, de l’amont de la fourche à l’aval de la fourchette. Tout changer pour parvenir à changer, c’est la garantie que l’on n’y arrivera pas. En tant qu’agriculteur, je suis persuadé que des choses sont possibles. Mais on change d’abord parce que l’on apprend qu’il est possible de changer et que l’on y a intérêt ; ensuite, parce que la marche pour y parvenir semble accessible.

Revenons aux betteraves qui, polygermes, nécessitent d’être éclaircies manuellement. Dans ma région de polyculture-élevage, la betterave fourragère a été abandonnée en quelques années car sa culture était trop compliquée et difficile, physiquement : le maïs l’a remplacée. Si l’on se questionne sur ce qui poussera les agriculteurs à changer, on obtiendra des résultats. Mais aucune contrainte extérieure, comme le Nodu national, ne permettra d’aboutir à un tel changement.

De même, on peut se demander pourquoi les conversions au bio ne sont pas plus nombreuses, voire pourquoi, comme cette année, les déconversions sont aussi massives. La conversion est très difficile sur le plan agronomique, car il faut maîtriser de nombreuses techniques. De surcroît, la production bio reste variable : si l’on peut bien gagner sa vie certaines années, on peut aussi connaître un épisode de mildiou, par exemple. On doit donc s’interroger sur le caractère accessible et suffisamment stable du bio.

Je suis persuadé qu’une démarche volontariste et double est nécessaire pour réduire les produits phytosanitaires : il faut rechercher des solutions et offrir des formations aux agriculteurs, qui en manquent. Descendus du tracteur, certains collègues ont du mal à identifier une maladie ou un ravageur et peuvent effectuer des traitements qui ne sont pas indispensables. Les solutions existent ; il faut les chercher, filière par filière. Alors, naturellement, le Nodu diminuera.

Dans le Centre-Ouest de la France, la culture du tournesol a apporté de la diversité et favorisé les insectes pollinisateurs. Elle est pourtant en train de s’écrouler, après la suppression d’un produit qui, placé sur les graines, avait un effet répulsif pour les oiseaux – il présentait peut-être un problème que je ne conteste pas. À cause des pigeons, toutes les exploitations proches d’un clocher doivent abandonner cette culture intéressante car elles doivent semer les graines de tournesol trois fois pour la réussir ! Elle est remplacée par du colza, que l’on traite davantage, ou du maïs, qui nécessite plus d’eau et de produits.

Une approche filière par filière est nécessaire. Vous avez raison de dire qu’il faut également territorialiser car les maladies ou les ravageurs, donc les solutions, diffèrent d’un territoire à un autre, distant d’une centaine de kilomètres. Si l’on réfléchit ainsi, on parviendra à diminuer les produits phytosanitaires, ce que souhaitent tous mes collègues. Tout le monde l’a compris : chaque agriculteur qui ouvre un bidon se demande s’il ne joue pas avec sa santé ou avec l’environnement. Il faut des éléments accessibles, connus et réalisables.

M. Claude Ronceray. Nous partageons beaucoup de choses et peut-être me suis-je mal exprimé, car nous avons précisément tenté d’inscrire dans notre rapport de nombreux points évoqués dans votre intervention, notamment la question de l’adoption et de la marche accessible – comment sort-on d’un système que certains sociologues disent aujourd’hui marqué par un verrouillage sociotechnique ? Comment déverrouiller ce système et permettre aux agriculteurs d’en sortir pour adopter une meilleure pratique ? Comme vous l’avez indiqué, cela suppose tout à travail, un « design » de solutions qui soient adoptables. Ce mouvement est aujourd’hui largement en cours et un important travail de recherche et de transfert est engagé, qui doit être approfondi.

On peut compter à ce titre l’innovation variétale, les techniques de semis et le Bulletin du végétal, qui peut contribuer au choix du calendrier. L’effet de ces mesures n’est cependant pas à la hauteur de l’objectif fixé dans le cadre du plan Écophyto depuis son origine. Vous indiquez qu’il faut travailler filière par filière, mais il faut également travailler de manière transversale et interfilières – c’est l’enjeu de l’agroécologie : il ne suffit pas de construire toujours le même itinéraire très simplifié sur la même parcelle, comme c’est parfois la tendance aujourd’hui, notamment dans des exploitations de très grande taille. Certaines solutions utilisent aujourd’hui la nature – comme l’assolement, connu depuis très longtemps, qui minore les besoins en eau ou en autres intrants, et qu’il faut parvenir à promouvoir –, mais elles sont souvent interfilières, et non pas spécifiques à une filière.

L’agriculteur, qui se trouvait confortablement établi à l’intérieur de sa filière, doit aussi apprendre parfois à en sortir pour travailler selon une modalité plus transversale. À cet égard, la filière bio a pris un peu d’avance, car elle a déjà appris à travailler de cette manière, avec des échanges entre pairs au sein d’exploitations agricoles, dont les groupements d’agriculteurs biologiques (GAB). Ces échanges sont importants et il faut donc mener, parallèlement à la recherche très technologique sur certains sujets, tout un travail d’accompagnement, parfois de recréation des collectifs, lui aussi très important et qui doit également, semble-t-il, être mené à l’échelle territoriale. C’est l’un des points sur lesquels nous nous sommes rejoints.

J’ai donc l’impression que nous nous retrouvons sur bon nombre des points que vous avez évoqués, et que ce qui nous oppose est plus un écart de communication qu’une question de fond. Il nous semble que le plan Écophyto doit s’adresser en priorité aux agriculteurs. Les responsabilités ont été bien identifiées, en amont et en aval, au cours des éditions précédentes. Certains verrous sont dans notre main, et non pas dans celle des agriculteurs, et il faut bien les traiter. Certains échanges ont notamment montré l’importance du réseau de collecte et les blocages qui se situaient à cette échelle. Une action déterminée sur les réseaux de collecte peut ainsi aider à régler toute une série de difficultés qui ne peuvent l’être que dans de très grosses exploitations agricoles capables d’investir seules dans les dispositifs alors que, dans la plupart des cas, compte tenu de l’organisation des exploitations, c’est à une échelle collective qu’il faudra trouver des solutions.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je souhaite revenir sur la gestion. Pourriez-vous faire un bilan plus détaillé de la mise en œuvre de la redevance pour pollution diffuse, sur le plan tant national que régional ? Parmi vos recommandations, avez-vous également réfléchi à l’instauration d’une taxation de l’industrie agrochimique qui fournit ces produits à nos exploitants ? Il s’agit en effet, dans la chaîne des acteurs de l’usage des produits que vous avez évoquée, de ne pas viser seulement les exploitants, acheteurs finaux des produits phytosanitaires – vous avez d’ailleurs invoqué à ce propos un principe de cohérence qui est un élément important.

Votre rapport évoque également, parmi les ambitions du plan Écophyto, le fait que ce plan devait être autofinancé, et vous avez exprimé à ce propos une certaine déception, soulignant notamment que les crédits non consommés échappaient à la volonté de consacrer plus de moyens à la réduction de l’emploi des produits phytosanitaires. Tout cela est évidemment lié à la faiblesse de la gouvernance et à l’absence de pilotage financier et politique dans la mise en œuvre du plan, que vous avez évoquées tout à l’heure.

Un deuxième aspect est l’importance des dispositifs d’accompagnement des exploitants sur le terrain. La PAC est sans doute fondatrice pour intégrer cette ambition et, au sein de la communauté agricole, vous insistez sur la nécessité de moyens humains pour favoriser des politiques vertueuses. Je m’interroge sur les solutions territoriales nécessaires pour mettre en œuvre cette ambition, compte tenu du risque d’impasse économique et de rupture qu’elles induisent dans certaines filières en raison de conditions ou de sanctions trop fortes qui leur seraient associées. Comment accompagner et motiver économiquement les exploitants pour les amener à faire les bons choix ? Comment accompagner les agriculteurs dans ces changements ? Vous avez employé tout à l’heure des mots forts, proposant d’agir petit territoire par petit territoire, dans la diversité agricole. Il me semble en effet essentiel de désamorcer une vision trop jacobine de nos territoires, et je souscris donc à certaines de vos remarques en la matière.

Par ailleurs, nous percevons sur le terrain des alertes lancées notamment par des agents de l’OFB qui déplorent de ne pas pouvoir remplir convenablement leurs missions par manque de ressources humaines. Quelles solutions de ressources humaines complémentaires envisagez-vous, à l’échelle des structures publiques, pour renforcer l’action sur le terrain afin d’appliquer les politiques du plan phyto ?

Mme Anne Dufour. L’accompagnement des agriculteurs est l’un des grands objectifs du plan Écophyto. Les agriculteurs ont l’habitude de travailler en groupe – les cuma et autres dispositifs de ce type existent en effet depuis très longtemps. Le dispositif des fermes Dephy impliquait 3 000 fermes, réparties en 200 groupes et accompagnées par des ingénieurs réseaux pour les agriculteurs volontaires afin de montrer la faisabilité de cette démarche. Elles avaient aussi pour mission de porter les fruits de leur travail au sein de la communauté.

Ce dispositif a été révisé dernièrement, après la publication du rapport. Je ne l’ai pas étudié en détail, mais la démarche a montré que c’était possible mais que la diffusion par-dessus la haie ne suffisait pas. Ce point avait déjà été relevé dans le cadre d’un plan précédent et on imaginait alors qu’en prenant les moyens de subventionner l’engagement de 30 000 agriculteurs, soit 10 % de la population, on pourrait démultiplier l’action. Ce dispositif, peut-être complexe et pas assez subventionné, n’a pas atteint, comme l’a rappelé tout à l’heure M. Potier, les objectifs attendus. Le rapport a en effet montré qu’un cinquième seulement de l’objectif était atteint, avec 6 000 agriculteurs volontaires sur les 30 000 attendus. Il y a donc certainement lieu de retravailler ce dispositif.

Un autre dispositif est celui des groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE), dans lequel s’engagent de nombreux agriculteurs et dont 50 % des projets concernent des produits phytosanitaires. Ce dispositif, piloté par les agences de l’eau, offre parfois des taux de subventionnement un peu plus élevés.

Peut-être faudrait-il mieux coordonner ces deux dispositifs, les rendre plus accessibles aux agriculteurs et leur assurer un meilleur accompagnement. Peut-être faut-il aussi monter en puissance en termes de capacités des personnes qui accompagnent les agriculteurs. Bien souvent, en effet, comme nous l’avons noté dans le rapport, cet accompagnement est confié, pour des raisons essentiellement financières, à de jeunes agronomes sortant de l’école : peut-être faut-il établir des liens avec des agronomes, des techniciens ou des ingénieurs attachés à des chambres d’agriculture ou d’autres structures et qui ont beaucoup plus de compétences, afin que l’information et la formation allient l’expérience aux connaissances nouvelles acquises à l’école.

M. Claude Ronceray. J’apporterai deux compléments. La RPD est aujourd’hui due non seulement par les acheteurs finaux de produits phytopharmaceutiques, mais aussi par les vendeurs de ces produits. Le mécanisme est bien construit. Certains trouveront que le taux est déjà élevé, mais il ne représente en réalité qu’une faible part du coût des produits phytopharmaceutiques et n’est donc pas de nature à modifier significativement les décisions économiques, car il enchérit certes le prix, mais pas dans des proportions importantes. Des économistes ont donc examiné l’élasticité prix des acheteurs de phyto. Ces travaux, cités dans notre rapport, montrent qu’il faudrait un montant de RPD très élevé pour modifier significativement la décision des acheteurs. Cette solution, bien qu’elle existe, est donc problématique.

Par ailleurs, comme l’a rappelé tout à l’heure M. Deprost, l’argent collecté au titre de la RPD ne revient pas dans la poche des agriculteurs car, pour partie, il finance des actions d’environnement visant notamment les agences de l’eau, qui disposent ainsi de moyens destinés à transformer l’agriculture.

J’en viens à votre deuxième question, la question institutionnelle. Au-delà de l’OFB, il faudrait évoquer l’ensemble des acteurs existants. À l’échelle nationale, quatre ministères sont impliqués : ceux de la recherche et de la formation, de l’agriculture, de la transition écologique et de la santé, qui sont les plus engagés à l’échelle nationale. On retrouve des représentants de ces ministères à l’échelle régionale, avec une séparation des fonctions, et donc un problème de pilotage régional, comme cela a été dit tout à l’heure. Nous recommandons, pour notre part, que ce soit la Draaf qui soit chargée de la coordination de l’ensemble du plan à l’échelle régionale, sous l’autorité du préfet, qui n’assure aujourd’hui qu’une sorte de coordination et n’est nullement en situation de responsabilité sur l’ensemble du plan.

Nous pensons aussi qu’il faut associer le niveau départemental à cette démarche, avec toutefois cette difficulté qu’il n’existe plus aujourd’hui de directions départementales de l’agriculture ou de l’alimentation, mais des directions départementales des territoires, interministérielles, qui possèdent un service d’économie agricole, lequel s’est du reste partiellement vidé car une partie des activités que menaient les départements ont été transférées aux régions au titre de la nouvelle PAC. La capacité de ces directions départementales à accompagner la transition agroécologique, dont les produits phytosanitaires ne sont, somme toute, qu’un seul élément, doit peut-être être renforcée. C’est là l’un des points sur lesquels le ministère a travaillé, y compris en aval de notre rapport, et qui mérite véritablement attention.

De nombreux autres services de l’État sont également concernés, notamment dans le domaine de la surveillance sanitaire, assurée par les Draaf et à l’échelle départementale. Je ne vais pas vous brosser un tableau exhaustif, mais les acteurs sont multiples. Ceux-ci ne partagent pas forcément de vision collective et peuvent se retrouver en difficulté. L’agriculteur peut avoir le sentiment, sur ce sujet-là comme sur d’autres, qu’il se trouve au centre d’un système très complexe dans lequel les acteurs ne se parlent pas beaucoup et où un grand effort de pédagogie doit être mené. Nous sommes tous conscients que l’accompagnement de l’agriculteur est crucial ; dans ce domaine, l’État dispose de marges de progrès réelles.

Quels sont les acteurs qui peuvent accompagner les agriculteurs ? Une ancienne proposition recommandait de créer un conseil stratégique sur le phytosanitaire : chaque agriculteur aurait été soumis tous les cinq ans à l’obligation de faire travailler un prestataire le conseillant sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Dans notre rapport, rédigé il y a deux ans et demi, nous privilégions l’installation d’un conseil stratégique qui ne soit pas circonscrit au phytosanitaire. À l’échelle d’une exploitation, les produits phytosanitaires ne peuvent être que l’une des solutions d’une palette d’actions plus large. La réduction de l’utilisation de ces produits ne dépend pas uniquement de la sphère phytosanitaire, voilà pourquoi il nous a semblé indispensable que le conseil stratégique puisse se pencher sur la totalité de l’activité de l’exploitation et pas uniquement sur le volet phytosanitaire. Les acteurs du conseil devront s’organiser, car leur mission dépassera celle de l’aide à la vente de semences ou de produits phytosanitaires. Ce travail nécessaire d’adaptation est en cours.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Je suis inquiète car vous dites que les produits phytosanitaires se trouvent au cœur d’un système. Autre motif d’inquiétude, votre rapport a été rédigé, si j’ai bien compris, pour répondre à celui de la Cour des comptes, mais vos conclusions se rejoignent et sont également proches de celles de Dominique Potier, posées il y a bientôt dix ans. Bref, il a fallu des heures de travail pour constater que la France est à la traîne pour réduire, sans parler d’abandonner, l’usage des pesticides.

Je m’interroge également sur la chaîne dont vous avez décrit les différentes étapes : l’amont, la partie relevant des agriculteurs et l’aval : avez-vous constaté des freins à la baisse de l’utilisation des produits phytosanitaires ?

Des agents de la Draaf ont contacté des producteurs cet été pour leur demander de modifier leurs déclarations sur les aides de la PAC et de solliciter des dispositifs moins avantageux en utilisant leur droit à l’erreur, alors qu’ils n’en avaient commis aucune. La nouvelle PAC permet d’actionner des critères, mais les budgets provisionnés seront insuffisants : voilà le message qui a été envoyé aux agriculteurs en leur demandant de faire valoir leur droit à l’erreur.

Pensez-vous que la PAC actuelle, qui repose sur des aides à l’hectare, constitue un frein à la réduction de l’utilisation des pesticides ?

M. Claude Ronceray. Nous avons déjà identifié, dans nos échanges aujourd’hui et dans nos communications, de nombreux freins : il y en a à toutes les étapes de la chaîne. En aval, par exemple, les consommateurs ont des attentes esthétiques sur les produits qu’ils achètent sur les étals, cette exigence pouvant constituer un frein à la diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires ; en effet, certaines actions ne sont effectuées que pour combler cette demande et ne contribuent en rien à la qualité organoleptique des marchandises finales. Je ne souhaite pas me focaliser uniquement sur les consommateurs, d’autant que tout le monde a sa part de responsabilité dans cette situation. Pensons, par exemple, aux collecteurs : dans un dispositif de collecte qui permet de séparer les graines de coquelicot du blé, il n’est pas grave de livrer du blé mélangé à ces graines ; mais si le circuit de collecte impose à l’agriculteur une séparation stricte entre les deux, le défi devient plus difficile. Pour qu’il y ait moins d’herbicides, il est nécessaire d’organiser les étapes en aval en conséquence et d’accepter de réceptionner des marchandises qui ne soient pas totalement pures. Il existe encore bien d’autres exemples.

Il ne nous appartient pas de présenter la nouvelle PAC, d’autant que nos travaux datent de deux ans et demi. La nouvelle version de la PAC comporte de nouveaux concepts, notamment le droit à l’erreur qui permet aux demandeurs d’aide de modifier leur dossier dans un certain délai et à la condition qu’ils n’aient pas fait l’objet d’un contrôle depuis la première demande. Cette possibilité peut donner lieu à des discussions avec l’administration, mais nous ne pouvons pas évaluer ces relations, encore moins s’il s’agit d’un cas particulier.

Une grande partie des fonds de la PAC sont attribués sur des critères liés à la surface ou au nombre d’unités animales de l’exploitation, car la motivation première de cette politique est de soutenir les revenus agricoles. Il y a deux ans et demi, nous pensions qu’il était possible d’augmenter les conditionnalités et d’en lier certaines au phytosanitaire : l’idée était de les durcir progressivement afin de réduire l’usage de ces produits.

La discussion était très avancée lorsque nous avons rédigé le rapport. Le plan a été approuvé ; il est maintenant mis en application. Cela reste un enjeu pour l’avenir, à l’échelle française comme européenne, où différents travaux sont menés en vue de préparer un nouveau règlement sur l’usage des produits phytosanitaires – vous auditionnerez certainement des personnes plus qualifiées que nous pour vous l’exposer. Établir un lien entre ces deux volets de la politique agricole est dans les esprits : cela débouchera certainement.

M. Pierre Deprost. Pour ce qui est de la convergence des rapports, les résultats du plan Écophyto de 2008 à aujourd’hui ont fourni des exemples concrets qu’il est possible de diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires. Les différentes stratégies ont mis en avant des expériences intéressantes menées par des filières, que l’on pourrait massifier : dans le domaine économique, elles témoignent que des avancées sont possibles en renforçant l’effet redistributif. Avec une convergence des politiques, on peut aussi avancer.

La vraie difficulté reste la massification. Ces nombreuses possibilités ne sont pas utilisées dans cet objectif. On donne peut-être trop de place au volontariat. Si l’on veut obtenir davantage de résultats, il faut être plus incitatif.

M. Éric Martineau (Dem). Comment inciter les gens à aller vers le bio si l’on ne s’en donne pas les moyens ?

En tant que producteur de pommes, je sais qu’une annonce de conversion au bio fait peur au banquier, car elle constitue une prise de risques pendant trois ans. La production passe de 60 à 20 tonnes par hectare, soit une diminution de 20 000 euros de chiffre d’affaires. Renoncer aux produits phytosanitaires revient à augmenter le travail manuel, pour l’éclaircissage des pommes, par exemple. Payer 300 heures de main-d’œuvre à 11,52 euros, le tarif du Smic brut, plutôt qu’épandre vingt minutes, en tracteur, un produit chimique coûtant 300 euros, c’est se créer une charge de 4 000 euros par hectare, cela, alors que les aides de l’État s’élèvent à 900 euros par hectare,

Pourquoi un tel frein à aller vers le bio ? Ce n’est pas que les agriculteurs sont contre, ce qui compte, c’est de vivre : les agriculteurs ont le droit de se dégager un salaire. Il y a une forme d’hypocrisie dans ce système où l’on demande en plus aux agriculteurs de nourrir les gens pour pas cher, parce qu’il faut que tout le monde puisse manger.

Il faut s’enlever de l’esprit que l’on peut vendre un kilo de pommes bio au même prix qu’un kilo de pommes non bio, parce que l’agriculteur bio produira beaucoup moins, avec des charges bien plus élevées et des difficultés pour trouver la main-d’œuvre.

Quel est votre sentiment sur ces aides à la conversion ?

M. Claude Ronceray. Nous partageons votre diagnostic, que nous avons aussi établi dans d’autres secteurs d’activité. Le soutien aux filières et aux productions économes en pesticides n’est pas suffisant. L’écart entre les deux systèmes est trop faible. Une bonne partie de ceux qui passent au bio ou diminuent les phyto le font par militantisme. Souvent, ils ne s’y retrouvent pas, économiquement parlant, et ce, de moins en moins : plus leur production bio augmente, plus ils s’éloignent des marchés de niche au pouvoir d’achat plus élevé, et plus les contraintes économiques sont fortes.

On le voit avec la difficulté à concrétiser les mesures de la loi Egalim concernant la restauration collective, qui aurait dû servir de relais de croissance. La part des produits bio ou locaux atteint 9 %, loin de la cible de 20 %. Des prescripteurs publics – État, collectivités territoriales – en sont responsables.

Les pouvoirs publics n’accentuent donc pas assez l’écart entre les systèmes économes et non économes en phyto.

Le second point important est de déterminer qui doit payer. À l’origine, l’idée était que les consommateurs choisiraient le bio comme un produit de luxe. Or le bénéfice n’est pas évident pour eux : il réside, non dans la qualité organoleptique de la pomme bio, mais dans des externalités négatives plus réduites sur la santé humaine, la biodiversité ou les paysages. Le consommateur de produits bio n’est pas forcément celui qui doit payer la diminution de ces externalités. Décider de qui doit financer cette transition et quels leviers on doit utiliser est une question politique, qui doit faire l’objet de débats.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Vous avez évoqué la nécessité que l’Union européenne prenne des décisions pour certains sujets, et que les territoires en prennent pour d’autres. Des projets alimentaires territoriaux (PAT) se développent, parfois difficilement. La volonté politique varie d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à un autre. Comment favoriser leur installation ?

M. Claude Ronceray. La question est assez éloignée de mon domaine d’expertise principal et je serai donc très prudent. Dans notre rapport, nous avons pris les PAT comme l’un des bons exemples de territorialisation dans le domaine de l’alimentation. Dans beaucoup de ces PAT se pose la question de l’accès aux ressources alimentaires, ainsi que celle de leur territorialisation. C’est là l’un des dispositifs qui permettraient de progresser dans le domaine des phyto, et nous l’avons présenté comme tel dans notre rapport.

Il existe cependant des freins à la diffusion ou à la réussite de ces projets, liés principalement à la dispersion des acteurs concernés. Au début, l’État a réalisé un gros effort pour accompagner les PAT, mais cette initialisation n’a pas été suivie dans la durée, car ces compétences ont été considérées comme territoriales. Je n’irai pas très loin dans ce domaine, mais du moins avez-vous raison d’évoquer cette expérience comme un point lié à notre sujet et sur lequel il est possible de réaliser des progrès en associant à ces mécanismes des enjeux de production agricole, couplant ainsi alimentation et agriculture.

Mme Anne Dufour. Travaillant, dans le cadre de la planification écologique, sur les données numériques, je sais que le ministère de l’agriculture soutient le projet des PAT pour lui assurer un développement et permettre aux nouvelles technologies de favoriser le partage d’informations avec une nouvelle plateforme des PAT au niveau national : il s’agit de recueillir de la donnée et de diffuser l’information pour améliorer les pratiques, afin de pouvoir capitaliser sur les bons résultats obtenus dans un endroit sans être obligé de repenser à chaque fois tout le système.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Monsieur Ronceray, pour reprendre l’exemple de la pomme citée par notre collègue, vous disiez que le bio n’était pas assez soutenu et ne pouvait donc pas rejoindre le prix de la pomme non bio. Ne s’agit-il que de soutenir le prix de la pomme bio pour qu’il rejoigne celui de la pomme non bio ou, puisque les enveloppes sont à moyens constants, cela ne signifie-t-il pas que c’est la pomme non bio qui est trop soutenue ?

M. Claude Ronceray. La France a besoin de s’assurer de la pérennité de l’agriculture. Une partie importante de la production agricole est économiquement assez fragile et a besoin de se réformer, de se restructurer et de changer. Considérer qu’une partie des producteurs seraient trop soutenus ne me semble pas être une idée forte à retenir et ce n’est en tout cas pas la perspective dans laquelle nous nous sommes situés. Il semble cependant que l’allocation des ressources et les priorités pourraient être quelque peu infléchies pour prendre davantage en compte les enjeux sanitaires. Plus on examinera cette question dans le détail, plus on pourra lui apporter des réponses pertinentes. En effet, la situation n’est pas la même pour les grandes cultures en zone intermédiaire que, par exemple, pour le maraîchage en zones périurbaines.

On a tendance à examiner globalement et à l’échelle nationale des questions différentes, avec pour seul indicateur le Nodu, alors qu’elles mériteraient une analyse plus appropriée qui devrait être localisée et circonscrite : on verrait alors qu’il y a des réponses évidentes. En effet, une partie de l’agriculture française est aujourd’hui en difficulté et il importe de veiller à ce qu’elle ne soit pas complètement détruite. Il existe également des processus de transformation et des lieux où, faute de main-d’œuvre, on recourt de plus en plus aux entreprises de travaux agricoles. Des questions se posent également à propos du foncier.

Je crois que vous devrez bientôt débattre d’une loi traitant de l’ensemble de ces questions et nous y pensions également dans notre rapport. La question des produits phytosanitaires n’est pas séparable des autres questions qui touchent aujourd’hui le présent et l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation françaises.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai eu l’occasion d’échanger avec Patricia Blanc, chargée d’élaborer le plan annoncé par Élisabeth Borne au salon de l’agriculture. Trois grands leviers existent en matière de politique de pesticides : le plan Écophyto, des conditions de marché fixées pour définir la concurrence loyale ou déloyale et intégrant l’aide de la PAC et, en troisième lieu, les régimes d’autorisation. L’appétence pour le bio, qui représente un segment de marché, et la réglementation qui a donné lieu au retrait des CMR ont été les principaux moteurs actifs, tandis que les moteurs liés au développement et à la PAC n’ont pas été actionnés.

Je souhaiterais également que vous évoquiez un autre volet que vous mentionnez dans votre rapport : celui du contrôle – non pas celui de la dépense de l’argent public, dont nous avons vu qu’il était pour le moins lacunaire, mais le contrôle de la réglementation relative aux phyto, qui est presque inexistant. Comment expliquez-vous qu’il y en ait si peu ? Est-ce une négligence ? La peur, sur le plan social, de créer des irritants dans la profession ou dans les territoires ? Un manque de moyens ? De l’inconscience ? Il est stupéfiant qu’une politique dont nous mesurons depuis une dizaine d’auditions l’impact sur la santé publique, sur la biodiversité et sur la qualité de l’eau soit aussi peu contrôlée. Pouvez-vous nous donner quelques chiffres et quelques éléments d’explication ?

Mme Anne Dufour. J’évoquerai plus spécifiquement les contrôles opérés par les services régionaux de l’alimentation dans le cadre des Draaf. Pour les agriculteurs bénéficiant d’aides de la PAC, les contrôles phyto sont fixés à 1 % des agriculteurs, soit 3 500 contrôles pour l’année 2018 ou 2019. Les agriculteurs qui ne respectent pas la réglementation risquent des réfactions de prime PAC, de l’ordre de 1 % à 3 %, ou des procès-verbaux. Selon nos calculs, 2 % de procès-verbaux ont été dressés, mais nous ne disposions pas du montant des réfactions de prime PAC.

Ces contrôles sont effectués par des inspecteurs spécialisés de ces services, dont les effectifs sont en effet assez restreints, comme c’est le cas, me semble-t-il dans tous les ministères. Même s’il peut sembler très lourd et très stressant pour l’agriculteur d’avoir sur le dos pendant deux ou trois heures un inspecteur qui explore les moindres détails, un contrôle peut-il être bien mené dans ce délai, qui ne permet pas d’aller voir des parcelles situées parfois à plus de 10 kilomètres ni de vérifier les dosages ou la relation entre les entrées et les sorties ? L’OFB réalise également des contrôles, qui portent sur les zones de non-traitement : lorsqu’ils constatent un versement d’herbicides sur ces zones, ses agents sont amenés à verbaliser, mais je ne dispose pas de chiffres à ce propos.

M. le président Frédéric Descrozaille. Grand merci pour votre disponibilité et votre patience, ainsi que pour le temps que vous avez pris pour nous répondre. Vos interventions seront très utiles pour la suite de nos travaux, y compris pour la suite des auditions. Je retiens, monsieur Deprost, que vous avez souligné certaines inconséquences, notamment l’absence de programmation pluriannuelle. Des questions très générales de principe et des procédures de conformité l’emportent sur le résultat à atteindre. L’action publique en France est vraiment malade de ces détails d’exécution, qui font perdre de vue le sens même de l’action menée.

 


11.   Table ronde réunissant des associations de défense de l’environnement (jeudi 7 septembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde réunissant des associations de défense de l’environnement :

 M. Dominique Masset et M. Philippe Piard, co-présidents de Secrets toxiques ;

 M. François Veillerette, porte-parole de Générations futures ;

 M. Nicolas Laarman, délégué général et Mme Barbara Berardi, responsable de la recherche et du plaidoyer de Pollinis ;

 M. Franck Rinchet-Girollet, co-président, et Mme Laura Savarino, secrétaire d’Avenir Santé Environnement ;

 Mme Justine Ripoll, responsable de campagnes et M. Jérémie Suissa, délégué général de Notre Affaire à Tous ;

 M. Christophe Alliot et M. Sylvain Ly, co-fondateurs de Le Basic.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons les auditions de notre commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Vous êtes, mesdames et messieurs, les acteurs de la société civile engagés sur les questions environnementales, et en particulier sur la question de la lutte contre les pesticides et des contaminations par les pesticides.

Le format de cette séance est assez exigeant. Nous avons peu de temps pour conclure cette commission d’enquête. Le nombre d’auditions était tel que nous avons été obligés de prévoir, pour chacune d’entre elles, un plus ou moins grand nombre d’acteurs. Nous consacrons cette audition à vos travaux et à vos témoignages. Je vais vous laisser trente minutes au total pour votre présentation initiale, ce qui représente cinq minutes pour chacun. Je vous demanderai de vous tenir à cette discipline pour que nous ayons ensuite le maximum de temps d’échange possible.

Depuis le mois de juillet, nous avons passé un certain nombre d’auditions à acquérir une connaissance commune des enjeux, avant d’entrer dans la phase d’examen critique des politiques publiques. L’objet de notre commission est de comprendre l’écart entre les ambitions des deux plans Ecophyto et leurs résultats, puisque le bilan est mitigé, voire franchement négatif. Il nous importe d’avoir vos témoignages sur les blocages et les freins qui font que la France ne parvient pas à atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés en matière de réduction des usages de pesticides.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Dominique Masset, M. Philippe Piard, M. Nicolas Laarman, Mme Barbara Berardi, M. Franck Rinchet-Girollet, Mme Laura Savarino, Mme Justine Ripoll, M. Jérémie Suissa, M. Christophe Alliot et M. François Veillerette prêtent successivement serment.)

M. Dominique Masset, co-président de Secrets toxiques. Je suis coprésident de Secrets toxiques et cofondateur et coprésident de la Campagne Glyphosate France. Secrets toxiques est une coalition de 78 organisations, pilotée par Nature et Progrès, Campagne Glyphosate France et Générations futures. Nous rassemblons des associations de protection de la nature, des syndicats professionnels, des mutuelles, des groupes locaux, et nous sommes soutenus par plusieurs dizaines de milliers de citoyens. Le but de notre association est l’application stricte de la réglementation européenne sur les pesticides.

La situation décrite par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) oblige à constater un paradoxe de taille. Alors que la réglementation exige d’apporter la preuve de l’innocuité des pesticides sur l’humain et sur l’environnement, à court et à long terme, avant toute mise sur le marché. les agriculteurs tombent malades, la santé des populations est atteinte, la biodiversité s’effondre, et les pesticides sont clairement identifiés comme un facteur majeur de ces phénomènes, Un an d’enquête auprès de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et d’autres agences européennes nous a amenés à constater le manque d’évaluation de la toxicité des produits tels qu’ils sont commercialisés.

Dans le débat public, l’on confond encore trop souvent la molécule déclarée comme molécule active et le produit fini. Ce qui est diffusé dans nos champs, ce n’est pas du glyphosate seul, mais un produit contenant d’autres composés possédant leur toxicité propre, dont l’action renforce et multiplie la toxicité du produit dans son ensemble – potentialisation recherchée par le fabricant.

Dans les méthodes d’évaluation des pesticides, qu’en est-il de ces effets synergiques ? En novembre 2022, M. Bernhard Url, actuel président de l’Efsa, reconnaissait devant le Parlement européen l’absence de méthodes pour évaluer ces effets. L’Anses a indiqué reprendre les valeurs de tolérance d’exposition aux pesticides fournies par l’Efsa, bien que celles-ci ne prennent pas en compte les effets synergiques.

Il nous semble nécessaire d’abandonner la notion de molécule active, de coformulant et d’impureté, et de s’attacher, par une étude expérimentale, à déterminer la toxicité du produit tel que commercialisé.

M. Philippe Piard, co-président de Secrets toxiques. Je suis cofondateur et coprésident de Secrets toxiques, organisation dans laquelle je représente la fédération Nature et progrès. J’aimerais rappeler l’esprit du règlement (CE) 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, qui indique que l’on « ne saurait autoriser la mise en marché de produits pouvant porter une atteinte grave à la santé et à l’environnement ».

Il existe aujourd’hui des clusters de cancers pédiatriques. La liste des maladies professionnelles s’accroît de façon alarmante chez les agriculteurs. Secrets toxiques a entamé un tour de France visant à informer la population de la non-prise en compte de la formulation complète dans les évaluations. Beaucoup d’agriculteurs sont malades, notamment de cancers de la prostate, qui ne sont pas déclarés en maladies professionnelles. Dans la zone de production d’oignons doux des Cévennes, les femmes des agriculteurs ont des cancers du sein, qui ne sont pas non plus déclarés en maladies professionnelles. Nous pensons que le nombre de cas déclarés aux autorités est très inférieur à la réalité.

La réglementation stipule que l’on doit assurer l’innocuité d’un produit avant la mise sur le marché mais quand des gens sont malades, il leur est demandé de prouver que c’est à cause des pesticides qu’ils sont malades. Cette inversion de la charge de la preuve est insupportable. Quand une maladie professionnelle est reconnue, ce n’est qu’après un long combat.

La plupart des produits contiennent des surfactants et des agents de perméation. Les premiers permettent aux produits de s’accrocher beaucoup plus longtemps sur la cellule, sur l’insecte, et les seconds de passer à travers la membrane de la cellule pour porter l’action herbicide ou pesticide. L’on nous dit qu’il n’est pas utile d’étudier la formulation complète, ce qui nous alarme beaucoup.

Nous avons saisi la Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (CNDASPE). Elle a confirmé que ce qui est produit aujourd’hui par l’Efsa et par l’Anses n’est pas suffisant pour pouvoir garantir la non-dangerosité des produits. La direction générale de la santé de l’Union européenne, en la personne de Mme Stella Kyriakides, a indiqué qu’en cas de doute, lorsque les données manquent, une approche sur la formulation complète est obligatoire. La réponse du service juridique du Parlement européen affirme que les autorisations de mise sur le marché produites par l’Efsa et par les États membres sont illégales.

Nous faisons face à un grave scandale sanitaire. Nous vous implorons de vous en saisir.

M. François Veillerette, porte-parole de Générations futures. Je suis le porte-parole de Générations futures, et l’un des administrateurs du réseau européen Pesticide Action Network Europe. Générations futures est une association agréée par le ministère de l’environnement, qui a été créée il y a un peu plus de vingt-cinq ans et qui est spécialisée dans les pesticides et dans d’autres pollutions chimiques.

J’ai eu la chance de participer au Grenelle de l’environnement, de faire partie des personnes qui ont conçu le plan Ecophyto à l’académie de l’agriculture, et d’assister au comité opérationnel de suivi du plan depuis le début. Le plan Ecophyto comportait à l’origine deux objectifs : réduire de 50 % l’usage des pesticides et se débarrasser des pesticides les plus dangereux.

Concernant ce deuxième objectif, les gouvernements successifs ont fait publicité de quelques réussites, puisqu’il n’y a presque plus substances cancérogènes, mutagènes, et reprotoxiques (CMR) de catégorie 1 sur le marché. Les progrès réalisés dans ce domaine sont presque exclusivement dus à la directive de 2009 sur les pesticides, qui a mis en place des critères d’exclusion programmant le retrait du marché de ces CMR 1 au fur et à mesure du réexamen de leur autorisation.

L’objectif de réduction de 50 % de l’usage des pesticides s’est soldé un échec. Au départ, un objectif clair avait été fixé : la réduction de la dépendance de nos systèmes de production agricole à l’usage des pesticides. L’utilisation de ce terme avait fait l’objet de longs débats. Progressivement, nous nous sommes éloignés de cet objectif, par manque de volonté politique. Un Président de la République avait déclaré au salon de l’agriculture : « L’environnement, ça commence à bien faire ». L’élan originel était stoppé, ce qui s’est manifesté de nombreuses manières. Les réunions visant à trouver des solutions, qui étaient nombreuses au début, sont devenues de plus en plus rares, et la participation au plan s’est limitée à la participation au comité opérationnel et de suivi annuel, ce qui traduisait un problème certain de gouvernance.

On a également observé un manque d’allant de la profession. Pour réduire de moitié l’usage des pesticides, il faut changer les systèmes de production, aller vers une approche « système ». La profession, et notamment le syndicat dit majoritaire, était prête à aller vers l’accomplissement d’un certain nombre de progrès techniques – meilleurs buses, utilisation de drones ou de satellites – mais le changement de système a posé problème. Ce blocage a été analysé par des agronomes de l’Inrae et par des corps d’inspection du ministère de l’environnement. Des freins sociotechniques ont été identifiés. Pour parvenir à changer de système, il faut travailler aussi bien avec l’amont qu’avec l’aval.

Le plan Ecophyto était basé sur des engagements volontaires assez flous, sans objectif obligatoire par culture et par région, avec peu de contraintes et peu de fiscalité. Les fermes du réseau de démonstration, d’expérimentation et de production de références sur des systèmes économes en phytosanitaires (Dephy) étaient une bonne idée, mais elles n’étaient pas assez nombreuses et, pour certaines, pas assez performantes. Nous avons vu que les engagements volontaires ne fonctionnaient pas. Nous aurions dû réviser le plan en cours de route pour amener des obligations, des objectifs de réduction à cinq ans, dix ans, quinze ans, et nous aurions dû donner des aides pour former, changer les systèmes, investir dans du matériel mécanique. Cela n’a pas été suffisamment fait.

Un projet de règlement est en discussion en Europe aujourd’hui, le règlement européen pour une utilisation durable des pesticides, dit règlement SUR, qui vise à réduire de 50 % l’usage des pesticides en Europe. Son adoption ferait que l’objectif français serait aligné sur l’objectif communautaire, ce qui supprimerait le risque de distorsion de concurrence. Je suis triste de voir que le syndicat majoritaire essaie par tous les moyens d’affaiblir cette proposition de règlement, qui supprimerait un certain nombre de blocages et amènerait l’ensemble de l’agriculture européenne au même niveau d’exigence et de performance.

M. Nicolas Laarman, délégué général de Pollinis. Je suis l’un des fondateurs de l’ONG Pollinis, qui se bat pour enrayer l’extinction des insectes pollinisateurs et de toute la biodiversité animale et végétale qui en dépend. Je voudrais faire passer un message très politique : la difficulté de réduire la consommation de pesticides n’est pas seulement due à des verrous sociotechniques ou à une manière de produire dont les agriculteurs ne voudraient pas se débarrasser. Les solutions alternatives existent. Leur généralisation demanderait peu d’efforts au regard des enjeux de la crise écologique, de la crise de la biodiversité et de la crise climatique.

Le système actuel est avant tout le résultat de politiques publiques, de recherches publiques, de subventions publiques. Le système agroalimentaire est largement soutenu par les citoyens. Ce que la loi a mis en place, la loi peut le faire évoluer. L’agriculture doit passer par une évolution des politiques publiques. Au-delà des problèmes techniques et organisationnels, le nécessaire changement du mode de production entraînera inévitablement des pertes pour les acteurs économiques dominants des filières agricoles. Je ne parle pas seulement des agriculteurs, mais des multinationales, comme celles de l’agrochimie, qui dominent totalement le système d’évaluation et d’autorisation des pesticides au niveau européen. Il faut prendre conscience du fait qu’il y aura des perdants, que le système qui doit être mis en place entraînera des pertes économiques, qu’il faudra peut-être envisager d’éponger. Le système a été mis en place politiquement, il doit être défait politiquement.

Mme Barbara Berardi, responsable de la recherche et du plaidoyer de Pollinis. Je voudrais m’arrimer aux propos de Secrets toxiques et de M. Veillerette. Nous sommes d’accord sur le fait que le système d’évaluation des risques des pesticides est défaillant, et sur le fait que c’est le produit fini qui devrait être évalué. Ce qui compte aussi, c’est que cette évaluation intègre les bons tests. Aujourd’hui, les tests nécessaires pour évaluer correctement la toxicité d’un pesticide ne sont pas effectués. Nous faisons face à un paradoxe : la réglementation est protectrice mais elle ne peut pas être mise en œuvre et respectée, car des protocoles sont nécessaires, ainsi que des documents d’orientation listant les tests à réaliser. Or, ces documents sont, la plupart du temps, totalement obsolètes, ce qui ne permet pas d’évaluer la toxicité réelle.

L’objectif contraignant de 50 % est absolument nécessaire. Toutes les institutions européennes le reconnaissent ainsi que, théoriquement, toutes les institutions françaises. Il y a toutefois une levée de boucliers contre cet objectif, qui est le seul moyen de permettre une harmonisation en matière de réduction de l’usage des pesticides.

M. Franck Rinchet-Girollet, co-président d’Avenir Santé Environnement. Je suis coprésident de l’association Avenir Santé Environnement, qui est née en 2018, après qu’a été constaté un excès de risques de cancers pédiatriques dans la plaine de Nice, autour de La Rochelle. Quand on accompagne son enfant dans un hôpital – je l’ai vécu –, on nous explique que les cancers sont parfois génétiques et parfois aggravés ou déclenchés par des facteurs environnementaux. Notre association s’intéresse à tous ces facteurs environnementaux.

Depuis 2020, notre circonscription, qui se situe dans une plaine céréalière, fait l’objet de multiples alertes concernant l’impact des pesticides. Ce territoire met en évidence ce que peuvent être les impacts des pesticides sur la qualité de l’air, l’eau potable, les sols, les potagers. En juillet 2020, une étude Atmo a révélé la présence de 33 pesticides dans l’air, avec des teneurs en herbicides très fortes. En juillet 2022, une deuxième étude Atmo, toujours financée par l’agglomération, a mis en évidence la présence de 41 molécules dans l’air. Atmo a indiqué que ces relevés constituaient des records de France en termes d’herbicides. En décembre 2020, Avenir Santé Environnement et Nature Environnement 17 ont porté plainte pour la pollution d’un point de captage au chlortoluron, un herbicide classé cancérigène. Cette eau a été distribuée pendant douze jours avant que l’agence régionale de santé (ARS) n’ordonne la fermeture de ce point de captage.

Nous pensons que le problème est systémique, que tout est impacté. J’ai fait tester les cheveux de mon fils : on y retrouve un herbicide agricole, la pendiméthaline. Nous continuons à lutter contre les polluants agricoles. Un collectif voisin a mis en évidence du prosulfocarbe et du chlortoluron dans les potagers des particuliers. Nous militons pour une agriculture plus saine, ainsi que pour un plan de transition et un accompagnement de l’agriculture pour sortir des pesticides. Le nouveau plan Ecophyto 2030 visera la réduction de l’usage de ces produits mais il faut aller au-delà, car l’impact est systémique : nous en retrouvons partout.

Nous n’avons pas de solution miracle. Nous pensons que les politiques publiques doivent accompagner la transition et ne plus se contenter d’un objectif de réduction de l’usage des pesticides. Il faut aller vers un objectif de sortie – quitte à ce qu’il soit éloigné, tant qu’il est tenu.

Mme Justine Ripoll, responsable de campagnes de Notre Affaire à Tous. Je vais essayer de compléter les interventions des autres associations en m’appuyant sur l’expérience que nous avons eue pendant le contentieux de plusieurs mois que nous avons porté contre l’État, dans le cadre de l’action « Justice pour le vivant », qui a conduit à la condamnation de l’État sur la question de l’évaluation et des autorisations de mise sur le marché des pesticides en France.

La première leçon que nous avons retenue est que le débat ne porte pas sur le fait de reconnaître le préjudice écologique. Même les ministères qui représentaient l’État dans le dossier n’ont pas remis en question cette pollution massive et systémique des sols, de l’eau et de l’air.

La défense des ministères s’est focalisée sur l’absence de responsabilité de l’État dans ce préjudice écologique. Le premier argument consistait à dire que les plans Ecophyto n’étaient pas contraignants et qu’ils n’engageaient pas la responsabilité de l’État français. Le deuxième argument indiquait que le droit de l’Union européenne ne laissait pas une marge de manœuvre suffisante à l’État pour aller plus loin dans l’évaluation et l’autorisation des pesticides. Cet argument a été balayé par les associations et par le tribunal. Le frein ne se situe pas au niveau d’une législation européenne qui serait trop contraignante. Les instances européennes appellent l’État français à aller beaucoup plus loin.

La stratégie de défense qui nous a été opposée a connu deux temps : d’abord la défense de l’État, puis l’intervention du syndicat Phyteis, qui a changé la teneur des arguments. Ce dernier a en effet déployé une stratégie du doute consistant à remettre en cause les évaluations scientifiques, à souligner le manque de marge de manœuvre de l’État – ces deux arguments ont été balayés par le tribunal – et à mettre en avant l’absence de solution.

Selon nous, la seule solution pertinente est la révision du processus d’homologation des pesticides par l’Anses. Phyteis faisait valoir que des engagements non-contraignants et volontaires étaient suffisants et qu’il n’était pas nécessaire d’aller plus loin dans la réglementation. Le tribunal administratif est tombé dans le piège de cette stratégie du doute en nous demandant de prouver que la révision du processus d’homologation par l’Anses aurait l’effet escompté.

Nous allons faire appel de cette partie de la décision. C’est cette mesure – la révision du processus d’homologation – qui est la plus utile et la plus nécessaire. Les chiffres témoignant de l’effondrement de la biodiversité montrent qu’il y a urgence à agir. Cependant, plusieurs signaux faibles suggèrent que nous n’allons pas dans le bon sens – je pense à des projets de loi qui pourraient pourtant être l’occasion de répondre à cette urgence. Il est donc primordial de contester cette décision devant les tribunaux et de faire en sorte que le Parlement se saisisse des conclusions du tribunal et fasse le travail avant que les ministères – qui ont fait appel de l’intégralité de la décision, s’enfermant ainsi dans un refus d’agir – ne daignent le faire.

M. Christophe Alliot, co-fondateur de Le Basic. Le Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif (Le Basic) est une coopérative de recherche et d’étude. Nous travaillons autant pour les acteurs de la société civile que pour les collectivités locales et les institutions françaises, européennes et internationales. Quatre questionnements ressortent des études que nous avons menées depuis trois ans.

Le premier questionnement porte sur l’orientation des montants publics engagés dans la réduction des pesticides. Parmi les financements publics qui vont à l’agriculture et au système alimentaire, seuls 10 % concernent les pesticides et seuls 1 % ont un impact avéré.

En travaillant sur les données comptables des exploitations agricoles, nous nous sommes rendu compte que la quasi-totalité de l’augmentation de l’usage des pesticides provenait d’une minorité d’agriculteurs – à peine 20 % – dont le modèle agricole est plus mécanisé et plus tourné vers la production de grands volumes. L’approche de l’État semble être centrée sur les pratiques, alors que les données révèlent un problème de modèle, et que ce n’est pas l’ensemble de l’agriculture qui est responsable de l’impasse que vous connaissez.

Nous pourrions remettre en cause la politique européenne mais elle n’est pas seule responsable. Ainsi, les agriculteurs qui sont les plus gros utilisateurs de pesticides – et qui en ont doublé l’usage au lieu de le réduire – ont par ailleurs bénéficié de beaucoup d’exonérations fiscales et sociales ; nos financements publics permettent ainsi à ces modèles de continuer à prospérer.

Notre deuxième questionnement concerne le périmètre. Une très forte pression économique s’exerce sur l’agriculture, qui ne peut s’en sortir qu’en s’agrandissant, en se spécialisant et, pour partie, en s’orientant vers des pratiques plus intensives. Pour autant, le système alimentaire est très rentable. Cela rejoint les questionnements actuels sur l’origine de l’inflation constatée : dans quelle mesure est-elle causée par l’inflation des marges ? Nous nous focalisons sur des changements de modèles agricoles, mais si nous ne touchons pas à l’industrie ni à la distribution, est-il possible de convaincre les agriculteurs d’opter pour un autre modèle ?

J’en viens à la nécessité d’un questionnement économique élargi. Nous avons mené une étude qui a été reprise dans un article scientifique ; elle porte sur les coûts cachés, les coûts reportés sur les pouvoirs publics du fait de l’usage des pesticides. Il s’agit bien de dépenses réelles, tangibles, dans la comptabilité publique de l’État. Selon nos estimations, ces coûts cachés s’élèvent à 370 millions d’euros par an. Il y a donc des économies à réaliser pour l’État s’il adopte une politique plus volontariste. Mais en face, nous avons des acteurs très concentrés, qui ont intérêt à convaincre les agriculteurs de continuer à utiliser des pesticides.

Qu’en est-il de la numérisation ? Il y a beaucoup de promesses quant aux réductions d’usage des pesticides qui pourraient être réalisées grâce à ces technologies, mais nous n’avons pas été capables d’étayer la réalité de ces promesses. L’essentiel de l’argent investi dans la numérisation vise une optimisation des pratiques. Beaucoup de chercheurs estiment que sans changement de modèle, nous avons peu de chances de réduire les pesticides.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez choisi de faire porter votre combat sur un point bien précis, qui est celui du régime d’autorisation des produits phytosanitaires. Mais vous avez aussi souligné à quel point le problème est systémique. L’usage des pesticides est un symptôme, il n’est pas la cause : c’est le symptôme d’un modèle agricole, d’un modèle alimentaire mais aussi d’un modèle de société. Il me semble qu’il y a trois grands piliers sur lesquels il faut agir : le régime d’autorisation, mais aussi les conditions socioéconomiques et l’appareil de recherche et développement. Vous ne dites rien de la séparation du conseil et de la vente, des crédits de la recherche... Votre choix m’interpelle : pourquoi considérez-vous que le régime d’autorisation est le levier le plus stratégique ? En outre, comment appréhendez-vous la problématique de la prise en compte des effets cocktails des produits dans le cadre de ce régime d’autorisation ? Vous n’avez pas vraiment évoqué cette question. 

Enfin, ne peut-on pas trouver une porte de sortie avec le règlement SUR ? Pouvez-vous me dire ce qui vous donne espoir et ce qui vous fait peur dans ce règlement ? La France sera-t-elle à la hauteur de l’ambition européenne ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Je ne suis pas forcément d’accord avec tous les combats exposés, mais je respecte ceux qui les portent. Je suis viticulteur. J’ai été confronté à des lanceurs d’alerte. J’ai parfois observé un manque de rigueur dans le raisonnement scientifique mis en avant par ces derniers.

Par exemple, Générations futures a publié sur Internet un article portant sur les seuils de détection du glyphosate dans les eaux potables. Je le cite : « Sachant que la limite de sécurité de l’eau potable pour le glyphosate seul est de 0,1 microgramme par litre, 5 des 23 échantillons d’eau collectés en Autriche, en Espagne, en Pologne et au Portugal contenaient du glyphosate à des niveaux qui les rendraient impropres à la consommation humaine. » Pouvez-vous me préciser quel est le fondement scientifique de ce chiffre de 0,1 microgramme par litre mis en avant dans cet article ?

M. François Veillerette. Je vous remercie de mettre la lumière sur un récent communiqué de presse, qui rend compte d’une étude publiée par le Réseau écologique paneuropéen (REP) sur la présence de résidus de glyphosate dans les eaux. Les échantillons qui dépassaient les 0,2 microgramme par litre étaient, par construction, supérieurs au seuil de 0,1 microgramme par litre qui constitue la concentration maximale admissible d’un point de vue réglementaire. La législation européenne comporte deux types de limites : la concentration maximale admissible et les valeurs dites de toxicité. Ces valeurs de toxicité sont considérablement plus élevées, mais elles sont souvent contestées, car les évaluations méconnaissent une série d’effets. À partir du moment où nous sommes au-delà de 0,1 microgramme par litre, nous ne pouvons donc pas exclure qu’il y ait des effets négatifs sur la santé ou sur l’environnement.

Générations futures s’intéresse beaucoup à la question de l’évaluation règlementaire des pesticides mais nous considérons que ce n’est pas le seul levier sur lequel il faut agir. Il y a beaucoup à faire en matière de politiques agricoles. Le rapport « Ecophyto recherche développement » avait évalué la faisabilité de l’objectif de réduction des pesticides : pour les grandes cultures, qui représentent 70 % des pesticides utilisés, ce rapport avait montré que l’on pouvait en réduire l’usage de moitié – mis à part le cas des pommes de terre – tout en maintenant le revenu agricole. Les systèmes de production intégrée doivent être encouragés. Ce sont eux qui permettent de réduire très rapidement l’usage des pesticides. Ils sont mis en œuvre dans des réseaux de fermes trop peu nombreux, avec de très bonnes performances agricoles et économiques.

Si nous ne travaillons pas sur le règlement SUR, nous irons dans le mur car nous nous priverons d’un contexte européen qui pourrait nous être favorable. Nous notons avec inquiétude que le ministre de l’agriculture vient de demander de nouvelles dérogations au projet de règlement. La France va contribuer à l’affaiblir, alors que ce projet est l’avenir de l’agriculture en Europe. D’ici 2050, les pesticides ne seront plus efficaces car de nouvelles résistances seront apparues. Nous serons obligés d’en sortir. Nous proposons donc d’accélérer la mutation des systèmes de production agricole tout en améliorant les méthodes d’évaluation des produits phytosanitaires. 

M. Philippe Piard. Je suis également paysan. Le combat plus général que vous évoquez, nous le menons par d’autres moyens. L’action de Secrets toxiques est très spécifique. Quand nous avons découvert que la réglementation européenne n’était pas respectée par l’Efsa et par les États membres, nous en avons été choqués en tant que citoyens. Notre but est ainsi de porter des actions en justice pour faire appliquer la réglementation. L’objectif de sortir des pesticides nous anime bien sûr au plus haut point mais de nombreuses associations agissent déjà dans ce sens, et nous n’avons pas pour objectif de refaire ce qu’elles font. Vous autres, parlementaires nationaux, devez veiller à l’application des réglementations par les agences nationales. Nous trouvons choquant que des produits puissent passer le filtre de la réglementation sans une réelle évaluation de toxicité.

M. Dominique Masset. Si nous arrivions à obtenir l’application stricte de la réglementation, un grand nombre des pesticides actuellement utilisés ne pourraient plus l’être. Cela induirait une réduction très substantielle des pesticides mis sur le marché.

M. Jérémie Suissa. Quand on s’empoisonne, la première urgence est d’arrêter d’ingérer du poison. Des pesticides qui ne sont plus sur le marché, c’est un empoisonnement qui s’arrête – et c’est là notre premier objectif.

Nous regardons également sur quelles matières nous sommes susceptibles d’obtenir une décision juridique. Nous cherchons un dialogue entre le pouvoir juridictionnel – en l’occurrence le tribunal administratif – et les autres pouvoirs – le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, que vous représentez. Le juge administratif peut nous dire ce qu’est le droit et où nous en sommes de son application. Charge à l’exécutif et au législatif de faire leur part du travail. La décision de juin dernier était l’occasion d’avoir une position très claire de l’un des trois pouvoirs, et de renvoyer à la responsabilité de l’exécutif et du législatif.

Mme Barbara Berardi. Nous faisons face à une urgence et sommes conscients de l’importance d’une transition. Pour l’instant, le système n’est pas en train de changer. Dans l’immédiat, il y a urgence à traiter le cas de certains produits particulièrement dangereux, qui sont malheureusement sur le marché à cause de ce système d’évaluation défaillant. Le décalage entre les connaissances scientifiques actuelles sur l’impact des pesticides et ce qui est réalisé dans le cadre de l’évaluation – la science réglementaire – est choquant. La transition ne se fera pas du jour au lendemain. Comment identifier les pesticides les plus dangereux sans un système performant d’évaluation des risques ? L’espoir d’avoir un jour un environnement non-toxique passe par une révision de l’évaluation des risques.

M. Franck Rinchet-Girollet. Nous nous sommes rendu compte qu’il existait des failles dans la réglementation, notamment l’absence de la valeur réglementaire sur la qualité de l’air. Nous quantifions 41 molécules dans l’air ambiant en Charente-Maritime. Vous évoquiez l’effet cocktail entre produits phytosanitaires, mais on peut même aller plus loin. Les autorités ne prennent pas en compte les effets cocktail de l’ensemble de ces molécules sur la santé des hommes et de la biodiversité. La transition vers un autre modèle et la sortie des pesticides passent par l’application de la réglementation. L’absence de normes sur la qualité de l’air est aberrante. Les normes pour l’eau sont variables ; elles sont quantifiées molécule par molécule. Quand certains produits sont retrouvés dans l’eau potable, les citoyens ne sont pas forcément alertés. Je voudrais souligner que ce sont les collectivités locales, voire les associations, qui font le travail de recherche des facteurs environnementaux dangereux qui incomberait normalement aux services de l’État.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vous avez parlé de pesticides et d’agriculture. Mais j’aimerais aussi vous entendre sur les pesticides qui ne sont pas utilisés en agriculture. Je pense par exemple à la désinsectisation conduite par certaines collectivités, notamment en zone touristique, ainsi qu’aux usages particuliers.

Monsieur Veillerette, vous avez évoqué les grandes cultures et vous avez indiqué qu’il existait des solutions pour réduire l’usage des pesticides sur ces cultures. Qu’en est-il pour les productions où nous sommes dans une impasse sanitaire ? C’est le cas en arboriculture et sur certaines productions légumières. Quelles sont vos propositions et suggestions ? Pour ma part, je n’ai pas de solution à proposer aux agriculteurs de ma circonscription qui se trouvent dans cette situation d’impasse.

 Mme Barbara Berardi. Il faut savoir que les pesticides destinés à un usage agricole font l’objet d’une réglementation distincte de celle applicable aux produits biocides, destinés à des usages non agricoles. Nous sommes conscients de l’importance de soumettre également ces biocides à une évaluation des risques très stricte, comme celle que nous souhaitons pour les pesticides agricoles. Mes cheveux contiennent des produits insecticides, probablement d’origine agricole. Toutes les substances chimiques devraient faire l’objet d’une réglementation et d’une évaluation strictes, indépendamment des usages. Des pourparlers sont en cours au niveau européen pour que l’Echa et l’Efsa travaillent conjointement sur ces sujets.

M. François Veillerette. Il existe une réglementation « biocide » pour les insecticides ménagers. Certains produits sont également utilisés en médecine vétérinaire. Tous ces produits se retrouvent ensuite dans l’organisme des humains. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes toujours intéressés à l’ensemble des utilisations de pesticides. Actuellement, certaines molécules interdites en agriculture trouvent une seconde vie commerciale en tant que biocides, ce qui est aberrant. Cela résulte de décalages entre les réglementations. 

S’agissant des solutions, j’ai cité les grandes cultures parce qu’elles représentent 70 % des usages de pesticides. Si l’on trouve des solutions pour les grandes cultures, on résoudra donc une bonne partie du problème. Au-delà des solutions chimiques, des solutions agronomiques peuvent être trouvées, qui concernent les pratiques et les systèmes.

Je prendrai l’exemple de la dérogation sur les néonicotinoïdes. Un plan de recherche et d’innovation a été mis en place, avec la perspective d’une interdiction définitive de la molécule au bout de trois ans. Quand nous avons une perspective de sortie d’un produit et que nous mettons en face les moyens de recherche et de développement, et de transfert des connaissances de la recherche à la profession, nous nous rendons compte que cela marche plutôt bien. En l’espèce, des solutions sont arrivées d’un peu partout. La recherche est donc extrêmement importante, à condition d’être transférée aux agriculteurs. Elle peut être collaborative, avec des groupes d’agriculteurs qui remontent leurs pratiques.

Si nous retirons des substances actives, il faut donc donner à la profession les moyens de développer des solutions pour surmonter les impasses techniques. Pour cette raison, nous avions demandé l’introduction d’une fiscalité, une sorte de bonus-malus, à la fois pour inciter ceux qui ne veulent pas changer de système à le faire et pour alimenter un fonds, lequel permettrait de financer une sorte d’assurance-récolte, mais aussi la recherche, le développement et la diffusion de solutions. Ce n’est pas parce que nous avons des impasses techniques aujourd’hui que nous en aurons encore demain. L’exemple de la recherche sur le puceron de la betterave a montré que des solutions émergeaient et pouvaient devenir opérationnelles ; mais cela ne fonctionne que si nous prenons en compte les contraintes économiques.

Par ailleurs, je pense que c’est fondamental d’œuvrer en faveur d’un règlement SUR qui mette tous les agriculteurs européens à l’unisson autour d’un objectif ambitieux de diminution de l’agriculture européenne aux pesticides.

M. Philippe Piard. Tous les pesticides, quels qu’ils soient, posent un problème quant à notre rapport au vivant. Nous avons un bassin de production de cerises dans notre territoire ; certains d’entre nous ont dû prendre leur tronçonneuse pour abattre leurs cerisiers parce qu’ils n’arrivaient pas à résoudre le problème de la drosophile. D’autres se sont engagés dans un réseau Dephy et testent des parcelles. Un agriculteur est passé au bio, mais un autre est mort – Jean-Marie Albaret est décédé de l’exposition aux produits phytosanitaires appliqués sur ses fruits. Est-il normal de mourir pour produire de l’alimentation ? A-t-on le droit de mettre en danger la population environnante ? En juin, dans cette vallée du Tarn, nous interdisions aux enfants de sortir dans la cour de récréation et personne ne sortait dans son jardin, parce que les petites villes sont entourées de ces vergers. C’est dramatique. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes face à un scandale sanitaire grave, qui met en danger la population. L’argent qui sert à lutter contre les effets néfastes de cette agriculture doit être réinvesti dans l’accompagnement des agriculteurs. Des solutions techniques existent. Quand elles n’existent pas encore, nous allons les trouver. Un chiffrage a été fourni tout à l’heure. Il en existe d’autres, qui se montent à plusieurs milliards d’euros. L’argent existe. Nous ne le mettons pas au bon endroit. Il faut changer de modèle agricole.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Vous disiez, monsieur Alliot, qu’une proportion importante des pesticides est utilisée par un petit nombre d’agriculteurs. Pouvez-vous nous préciser ce point ? Avez-vous une idée des financements publics qui soutiennent ces modèles fortement consommateurs de produits phytosanitaires ?

De manière générale, vous posez les bonnes questions – celle de la responsabilité, celle des obligations. Nous constatons un effondrement du vivant, un appauvrissement des terres agricoles, des effets sur notre santé. La question de la responsabilité se pose. Qui est responsable ? Qui va payer le coût de cet usage des pesticides ? Je m’interroge sur le chiffrage de l’inaction en matière de pesticides. Savez-vous s’il existe une évaluation du coût associé aux dommages environnementaux et sanitaires causés par l’agriculture conventionnelle ? C’est de ce coût qu’il faudrait partir pour déterminer les montants à investir pour réduire l’usage des pesticides.

M. Christophe Alliot. Les grandes cultures représentent plus de 60 % de l’usage des pesticides, devant la viticulture. Les autres usages pèsent beaucoup moins. Lorsque l’on dit que l’on veut réduire de moitié l’usage des pesticides, est-ce à dire que tout le monde doit réduire de moitié, ou va-t-on privilégier des stratégies différenciées ?

J’en viens à l’augmentation de l’usage des pesticides depuis le premier plan Ecophyto. Nous sommes partis d’une étude de chercheurs d’instituts techniques et de l’Inrae, qui montrait l’existence d’une corrélation entre les dépenses de pesticides en euros et les indices de fréquence de traitement, qui sont par ailleurs un indicateur intéressant à utiliser. Nous avons mis à jour cette partie de notre recherche pour vérifier que cette corrélation était toujours d’actualité. La dépense en euros est ainsi un indicateur intermédiaire qui peut donner à voir ce qui est en train de se passer. Il permet notamment de contourner la question de la concentration des produits utilisés : un produit très efficace mais que l’on utilise peu est un produit cher.

Nous avons également fait un travail comptable, en utilisant le réseau d’informations comptables agricoles, qui répertorie 80 % des exploitations françaises représentatives et représente 95 à 98 % de tout ce qui est produit en France. Nous avons constitué trois groupes : les exploitations qui avaient divisé par deux leurs dépenses ; celles qui les avaient multipliées par deux ; et celles qui se situaient à un niveau intermédiaire. Nous nous sommes aperçus que les exploitations ayant doublé leurs dépenses représentent environ 7 % de la surface agricole, 9 % des exploitations et 21 % de la dépense en pesticides. Par ailleurs, un tiers des exploitations françaises représente à peine 10 % de la consommation de pesticides. Les exploitations de grandes cultures, qui constituent 15 % des exploitations, représentent 27 % de la dépense en pesticides. Les exploitations les plus vertueuses, en revanche, représentent 10 % du nombre total d’exploitations et 2 % de la dépense. On voit donc qu’il y a là un enjeu de modèle agricole qui est à regarder de près.

Nous avons fait la fiche descriptive de ces exploitations fortement consommatrices de pesticides. Cela ressemble à l’agriculture de firmes, une agriculture plus mécanisée, avec beaucoup plus de salariés, beaucoup moins de travail réalisé par les exploitants agricoles individuels. Ce que ces chiffres nous disent n’est pas anodin. Il y a peut-être un moyen de concentrer l’action des pouvoirs publics prioritairement sur une partie de nos exploitants agricoles. Cela pourrait être plutôt une bonne nouvelle.

Concernant les coûts cachés, la particularité de notre approche est d’être comptable et non économique : nous ne considérons que les coûts induits pour les collectivités publiques. Notre estimation est donc plutôt minimaliste. À l’échelle française, nous estimons ce coût à 370 millions d’euros au minimum, potentiellement beaucoup plus – jusqu’à 2 ou 3 milliards d’euros, selon mon souvenir.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Il a été dit tout à l’heure que les parlementaires avaient un rôle de veilleurs. Les politiques publiques doivent protéger la santé de nos concitoyens. C’est un combat politique.

Je suis une députée rurale. Quand nous abordons la question des produits phytosanitaires, nous avons parfois l’impression que deux mondes s’affrontent. Je vis dans un territoire d’exception en termes de biodiversité, avec les Monts d’Arrée, la rade de Brest, l’abeille noire d’Ouessant. Nous sommes riches de l’héritage économique des coopératives agricoles. Les agriculteurs conventionnels souffrent de cet « agri-bashing » quotidien.

Comment vos associations d’envergure nationale construisent-elles la déclinaison locale de votre engagement ? Vous menez des combats juridiques, législatifs. Comment travaillez-vous avec les élus locaux, les acteurs du monde agricole, les représentants des services de l’État, les citoyens ? Estimez-vous être suffisamment consultés sur le terrain ? Comment votre engagement y est-il reçu ? Quel dialogue parvenez-vous à établir avec les différentes parties prenantes ?

J’aimerais connaître votre sentiment sur une proposition de loi adoptée au Sénat en mai 2023, qui concerne la Ferme France et donne au ministre la possibilité de suspendre une décision de retrait d’un produit phytosanitaire prise par l’Anses en cas de distorsion de concurrence avec un autre État membre. Il s’agit de favoriser la compétitivité de notre agriculture. Mais pourquoi ces produits seraient-ils prioritaires et pourraient-ils être commercialisés sans tenir compte de tous ces impératifs que nous évoquons depuis tout à l’heure ?

M. Jérémie Suissa. Il existe des signaux faibles – pas si faibles, s’agissant de discussions parlementaires qui vont à leur terme, comme le projet Ferme France – qui nous inquiètent beaucoup. Ils suscitent certaines questions, comme celle de la place de la science dans les analyses qui sont produites. 

On pourrait croire que l’évaluation de la nocivité des produits que nous mettons dans nos champs, nos poumons, nos cheveux, est effectuée au regard de critères scientifiques. Il n’en est rien. Les critères d’évaluation sont construits en s’appuyant parfois sur la science, parfois sur des critères politiques. Ces derniers ont-ils vocation à être mis en balance avec la science ? Ont-ils vocation à être interprétés comme étant de la science ? Derrière ces questions, il y a celles de la neutralité, la scientificité et surtout l’indépendance des organismes chargés de conduire ces évaluations, ainsi celle de leur capacité à agir. 

L’Anses a clairement été ciblée. C’est un des points qui nous alarment le plus aujourd’hui. Nous n’allons pas vous dire que l’Anses fait un travail indiscutable à nos yeux. En revanche, l’existence d’une autorité indépendante à même de procéder à ces évaluations est une condition sine qua non pour que le système tienne la route.

M. François Veillerette. Nous sommes critiques vis-à-vis du processus d’homologation au niveau communautaire, mais quand une agence indépendante applique les règles, aussi imparfaites soient-elles, il faut qu’elle puisse le faire vraiment. Dans le dossier du S-métolachlore, le ministre de l’agriculture a remis en cause l’Anses, ce qui nous a choqués. Si ce n’est pas une agence indépendance qui prend la décision finale, qui sera-ce ?

Le système qui prévalait il y a une dizaine d’années a changé. À l’époque, l’Anses se plaignait auprès du ministre de l’agriculture que ses alertes sur un certain nombre de produits ne soient pas prises en compte – Générations futures a publié des documents qui en attestent. M. Stéphane Le Foll, alors ministre de l’agriculture, a décidé de changer le système et de transférer l’octroi des autorisations à l’agence. Nous considérons que c’est une bonne chose. Nous sommes très critiques vis-à-vis du système actuel, mais au moins existe-t-il un système indépendant du monde agricole.

Le projet de loi Ferme France présente les choses comme si la France était privée de pesticides. En réalité, la France est le troisième pays d’Europe en matière de substances actives autorisées, derrière la Grèce et l’Espagne. Nous ne pouvons donc pas dire que les agriculteurs en soient privés et que nous soyons dans une surtransposition systématique du droit européen. Il y a là une pression forte du syndicat agricole majoritaire, qui essaie de regagner par l’action politique ce qu’il perd par des décisions de l’agence.

Je rappelle c’est la réglementation européenne qui s’applique à travers les agences nationales. L’Efsa leur demande de retirer certains produits s’il y a de bonnes raisons de le faire, en fonction des données scientifiques existantes. Ainsi, si l’Anses prend la décision de retirer tel produit ou telle matière active, c’est en application de la réglementation européenne. Ce n’est pas une lubie nationale.

M. Philippe Piard. Nous sommes une coalition d’associations. Je représente aussi une association locale, qui a une déclinaison nationale. Quand nous avons créé Secrets toxiques, nous nous sommes posé la question de la domiciliation. Je n’avais pas envie d’afficher « Secrets toxiques » sur ma boîte aux lettres. J’avais peur de ce qui pouvait m’arriver, alors même que je suis bien inséré dans le tissu agricole local.

La fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) entretient depuis trop longtemps le mensonge sur la non-dangerosité de ces produits. Quand nous essayons d’évoquer cette dangerosité et que nous montrons le film Secrets toxiques, il se trouve toujours quelqu’un pour dire que son grand-père soufflait dans les buses du pulvérisateur pour le déboucher. Ces agriculteurs sont les premières victimes. Le risque qu’ils prennent est présenté comme faible mais les doses journalières admissibles sont dix fois, cent fois, mille fois supérieures à ce qu’elles devraient être. Nous les maintenons dans ce mensonge. J’ai vu mon voisin passer du Roundup en short et en claquettes, sans cabine de protection. Dans vingt ou trente ans, il développera la maladie de Parkinson, une maladie neurodégénérative ou un glioblastome. Dès que nous essayons de parler des pesticides ou du modèle agricole, nous sommes accusés d’« agri-bashing ». Mais je suis paysan moi-même, et je connais de nombreux paysans contre lesquels nous n’avons jamais fait d’« agri-bashing ».

Il existe un modèle agricole productiviste qui s’efforce de répondre aux besoins de l’agro-industrie, et un modèle qui tente de promouvoir une autre agriculture, vivrière, nourricière. Ce dernier modèle ne pose pas de problèmes environnementaux ou de santé publique. À mon avis, c’est ce modèle qu’il faudrait encourager.

Je donnerai un dernier exemple : celui de ces enfants qui ont servi de bornes pour les épandages, ou encore des enfants qui se précipitaient sur la grille de l’école, en juin, pour recevoir les gouttelettes rafraîchissantes du pulvérisateur d’un tracteur – alors que c’était un poison qui était utilisé.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). La question du décalage entre la science réglementaire et la science académique a été évoquée tout à l’heure. La science réglementaire est incarnée par l’Anses en France. Militez-vous pour un alignement de la science réglementaire et de la science académique ? Comment voyez-vous le rôle de l’Anses ? Comment jugez-vous la réponse de l’Anses à ce décalage ? Je m’interroge sur l’issue de cette commission d’enquête, sur la proposition que nous pourrons faire, dans un contexte où ce questionnement a été mis en exergue par le conseil scientifique de l’Anses, en mars dernier. Je souscris à ce que disait M. Suissa : nous avons absolument besoin d’une autorité sanitaire qui soit indépendante et qui soit en phase avec les connaissances scientifiques du moment. La science et la toxicologie réglementaires ne doivent pas être en retard de plusieurs années.

M. le rapporteur Dominique Potier. Cette question me paraît particulièrement pertinente. En tant que rapporteur, je peux affirmer que l’une des motivations profondes de cette commission est bien la menace qui pèse sur le régime d’autorisation. Vous entendez le perfectionner, par un alignement des sciences réglementaire et académique et par la prise en compte de phénomènes trop peu explorés aujourd’hui. Mais le premier combat politique vise à conserver une institution qui est aujourd’hui menacée, au niveau national comme au niveau européen.

Par ailleurs, pensez-vous qu’en la matière, il faudrait aligner les nations et l’Europe ? Comment les nations vont-elles plus loin que les institutions européennes sur la réglementation des produits ? Plus vous serez précis sur ce sujet, plus vous nous nourrirez, et plus nous pourrons alimenter des propositions novatrices pour consolider nos institutions scientifiques et démocratiques.

Mme Barbara Berardi. Nous sommes d’accord pour dire qu’avoir une agence réglementaire forte – ou plusieurs agences réglementaires fortes – est la base d’une bonne évaluation des risques. Les agences doivent être fortes mais aussi indépendantes. Le problème de l’évaluation des risques ne se trouve pas à l’intérieur de l’Anses ou de l’Efsa. C’est un problème de protocole. L’Anses ne réalise pas les tests elle-même, ni ne décide des tests à réaliser. Les documents d’orientation sont au centre du problème, qui est si compliqué que nous perdons une partie importante de la dynamique.

Les tests sont menés par l’industrie elle-même. Ensuite, l’Anses ou l’Efsa vérifie que les tests ont bien été menés. Ce que nous contestons, c’est la liste des tests, qui est obsolète et n’est plus en phase avec la science académique. L’effet cocktail est l’un des grands absents de cette liste. Grâce au recours contentieux évoqué tout à l’heure, le tribunal a enfin reconnu que l’Anses pouvait aller plus loin que ce que la réglementation européenne propose comme base d’évaluation.

Il ne s’agit pas de remettre en cause le rôle de l’Anses mais d’essayer de mettre en phase la liste des tests demandés avec les connaissances scientifiques actuelles. L’Anses peut maintenant demander des tests additionnels. Nous espérons que ces tests seront intégrés. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) prend quinze à vingt ans pour valider chaque test. Si nous attendons aussi longtemps pour ajouter de nouveaux tests cruciaux, il n’y aura peut-être bientôt plus de biodiversité à tester. Notre demande est d’intégrer dès à présent des tests ayant fait leurs preuves.

Enfin, l’idéal serait que les tests ne soient pas effectués par l’industrie mais par des laboratoires indépendants. Cela résoudrait beaucoup de problèmes de conflit d’intérêts.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). L’objectif de cette commission d’enquête est de travailler sur la transition agricole et sur le changement de modèle économique, avec un regard sur la place des grandes et moyennes surfaces et le revenu des agriculteurs, en ayant évidemment à cœur de nourrir l’ensemble des Français.

Je pense qu’il est important de « dézoomer » et de s’intéresser à l’ensemble des polluants, pas seulement les pesticides, car nous sommes face à un modèle d’après-guerre qui rencontre ses limites dans beaucoup de domaines. 

J’invite chacun à écouter l’audition d’Atmo France que nous avons réalisée hier. Le territoire de la Charente-Maritime a été particulièrement médiatisé cette année : un « record de France » a été évoqué dans ce département, s’agissant de la présence de nombreux polluants dans l’air, mais les données manquement sur ce sujet. C’est notre rôle, en tant que parlementaires, que d’aider les Atmo à récolter davantage de données pour affiner leur analyse.

J’en viens à mes questions. Travaillez-vous à une mesure des externalités négatives qui pourrait nous aider dans notre enquête ? Par ailleurs, la question des drones a été évoquée tout à l’heure : j’aimerais connaître votre avis sur ce sujet, de même que sur celui de la densité des populations autour des exploitations agricoles.

Enfin, je pense qu’il est important de ne pas cliver les acteurs, ce qui n’est pas simple. Avenir Santé Environnement le fait très bien sûr notre territoire. Les tensions et les clivages freinent la transition. Nous devons essayer d’avancer ensemble.

M. François Veillerette. Il existe une évaluation de la société internationale d’endocrinologie qui chiffre à un peu plus de 150 milliards d’euros par an le coût sanitaire, direct et indirect, des perturbateurs endocriniens. Sur ce total, 120 milliards d’euros seraient imputables aux pesticides. 

S’agissant de la prise en compte de l’ensemble des polluants, nous nous intéressons beaucoup à la révision du règlement européen Reach – registration, Evaluation, Authorization and restriction of Cgemicals – et nous conduisons également une campagne sur les polluants chimiques autres que les pesticides. Ce sont les mêmes acteurs qui essaient de freiner la révision du règlement Reach dans un sens plus ambitieux.

S’agissant de la science réglementaire, la question des lignes directrices est essentielle. Comment évaluez-vous les critères de prise en compte de telle ou telle étude,l’exposition des riverains, les effets sur tel ou tel secteur de l’environnement ? Ce sont souvent ces lignes directrices qui empêchent les agences de bien travailler, par exemple parce qu’elles sous-estiment l’exposition de certaines catégories de riverains. Les lignes directrices sont des documents techniques qui servent de guide et s’imposent aux agences nationales. Elles manquent parfois d’ambition ou occultent toute une série d’effets. La question est largement européenne. Il faut améliorer ce cadre pour mieux appliquer la réglementation.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Vous avez parlé des enfants, des agriculteurs ou des femmes d’agriculteurs qui tombent malades. À part vous, qui se saisit de ces situations souvent dramatiques ? La Mutualité sociale agricole (MSA) travaille parfois sur ces sujets, ainsi que la Sécurité sociale et les ARS. Le ministère de la santé ne devrait-il pas monter au créneau face aux maladies et aux souffrances qu’elles vont provoquer ?

M. Philippe Piard. Étant donné les bâtons qu’elle met dans les roues des agriculteurs quand ceux-ci font une demande de reconnaissance de maladie professionnelle, j’imagine mal la MSA travailler dans le bon sens. Deux mutuelles nous soutiennent, parce qu’elles constatent l’augmentation des maladies chroniques et qu’à la fin, ce sont elles qui paient. Le ministère de la santé est l’un des ministères de tutelle de l’Anses. J’aimerais bien qu’il s’empare du sujet. Ce n’est pas suffisamment le cas à notre goût.

M. Franck Rinchet-Girollet. Nous essayons de séparer les agriculteurs du sujet des pesticides : ce sont bien les pesticides que nous visons. Si nous avons parlé de « record de France » dans notre département, c’est parce que ce sont les mots de la chargée de mission Atmo qui nous a présenté les résultats de l’étude en 2021. Le ministre de l’agriculture nous avait d’ailleurs promis un compte rendu sur le prosulfocarbe à l’automne 2022 : nous sommes à l’automne 2023 et nous n’avons rien reçu. Disposez-vous d’informations complémentaires ?

Vous parliez de la mise en place de drones et des conséquences sur l’agriculture. Pensez-vous que l’utilisation de drones réduira la dangerosité des produits utilisés ? Le problème n’est pas le recours ou non à la mécanisation mais la dangerosité des produits.

M. Dominique Masset. Nous nous trouvons dans une situation paradoxale : nous ne travaillons pas sur la prévention ; l’accent est mis sur la détection précoce des maladies. Sur le plan sanitaire, c’est une complète erreur de stratégie. Alors qu’une vraie politique de prévention consisterait à interdire les produits dangereux, toutes les campagnes portent sur la gestion des conséquences des pollutions permanentes. C’est révélateur de la politique sanitaire conduite en France et ailleurs.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Ma question sur les drones était sérieuse : je n’ai pas d’avis tranché sur le sujet. Je voudrais connaître l’avis de Générations futures.

M. François Veillerette. Pour la mise en œuvre du plan Ecophyto, les représentants de la FNSEA soutiennent les solutions techniques : meilleures buses, drones, utilisation de satellites. Je n’ai rien contre l’optimisation technique si cela peut aider, mais nous savons que son potentiel de réduction de l’usage des pesticides est très faible, de l’ordre de 10 à 15 % au maximum. Nos objectifs sont bien supérieurs !

Pour aller au-delà, nous devons changer de système, ce qui nous renvoie au cœur de la problématique : peut-on continuer à se contenter d’optimiser le système de production agricole actuel sans le remettre en question ? Ce sont les conditions de la culture qu’il faut changer, ce qui impose de faire de l’agronomie, de mettre en place des systèmes de culture différents. Quelle vision avons-nous pour l’agriculture de demain ? Quel système de production agricole voulons-nous ? L’Inrae a simulé une agriculture sans pesticides en 2050, avec trois scénarios différents. C’est donc possible techniquement. Nous avons également des données économiques qui vont dans le même sens. Il s’agit maintenant d’un choix politique. Allons-nous nous rendre maîtres de notre destin et choisir un type d’agriculture qui offre un revenu aux agriculteurs, une alimentation de qualité aux Français, et qui protège l’environnement et la santé ? Ce n’est pas simplement l’optimisation technique qui nous le permettra. 

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie vivement pour la qualité des échanges et la justesse de ton. Les propos sont parfois assez vifs mais toujours profonds. La question de la responsabilité a été abordée. Qui est responsable de quoi, et devant qui ? Pour ma part, je m’efforce de ne pas perdre de vue la distinction entre danger et risque. La frontière entre les deux, c’est la place du politique. Le danger est l’affaire de la science : il peut être défini objectivement, ce qui n’est pas le cas du risque, dont l’appréciation dépend directement de la notion de « risque acceptable ». La définition du risque doit-elle relever d’un outil indépendant, ou est-elle affaire d’institutions et de démocratie ? Ce point est l’un des sujets importants des travaux de la commission d’enquête.

Je vous remercie encore pour la profondeur et la qualité de ces discussions.

 

 


12.   Audition de M. Guilhem de Sèze, chef du département « production des évaluations du risque » et Mme Chloé de Lentdecker, coordinatrice scientifique de l’unité « Pesticides peer review » de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) (mercredi 20 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête qui vise à analyser l’échec des plans Écophyto et des politiques publiques en matière de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques. Nous avons consacré nos premières auditions à une mise à niveau des connaissances, s’agissant de l’impact des pesticides sur la biodiversité, la santé humaine, sur la contamination des sols, de l’eau et de l’air. Ce faisant, nous avons aussi pu mesurer l’ampleur de ce que nous ne savons pas, car les connaissances scientifiques en la matière demeurent lacunaires. Nous avons achevé cette phase initiale par un rappel historique sur les politiques publiques qui ont été conduites. Nous en arrivons à présent à la phase d’enquête proprement dite, d’analyse critique des politiques publiques.

La politique en matière d’usage des produits phytopharmaceutiques se situe au confluent des compétences des États membres et des compétences européennes. En effet, l’approbation des substances actives s’effectue au niveau européen alors que les autorisations de mise sur le marché des produits formulés dépendent des autorités nationales. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) joue un rôle essentiel dans cette articulation.

Ce sujet revêt une actualité particulière en Europe car nous apprenons aujourd’hui que la Commission européenne propose de renouveler l’autorisation du glyphosate pour dix ans au sein de l’Union européenne ; et il me semble qu’un vote est prévu courant décembre à ce sujet. Je rappelle que dans son rapport publié en juillet dernier, l’Efsa n’a pas identifié de « préoccupation critique » quant aux effets de cette substance sur l’environnement et sur la santé humaine et animale.

Je remercie, au nom des membres de la commission d’enquête, les interlocuteurs de l’Efsa qui se sont rendus disponibles aujourd’hui – en visioconférence, car cette agence est basée à Parme. Nous allons vous donner la parole pour vous permettre de présenter l’action de l’Efsa en matière de produits phytosanitaires. Nous aimerions que vous décriviez la capacité de votre agence à réduire les risques induits par ces produits dans l’Union européenne, notamment par rapport aux autres institutions européennes et aux États membres.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée Nationale. Vous êtes tenus de prêter serment, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité au cours de votre audition.

(M. Guilhem de Sèze et Mme Chloé de Lentdecker prêtent serment.)

M. Guilhem de Sèze. Je dirige le département en charge de l’évaluation des risques où travaillent les équipes des scientifiques de l’Efsa et divers comités scientifiques responsables de l’évaluation des risques tout au long de la chaîne alimentaire, de la ferme à la fourchette. C’est ainsi notre département qui est responsable de l’évaluation des risques liés aux produits phytosanitaires et plus précisément à leurs principes actifs, ainsi que de l’établissement des limites maximales des résidus (LMR) dans les aliments.

Mme Chloé de Lentdecker. Je suis coordinatrice scientifique depuis quasiment huit ans au sein de l’unité en charge de la procédure d’examen par les pairs des rapports d’évaluation soumis par les États membres relatifs à l’évaluation des substances actives des pesticides. J’ai auparavant travaillé à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en tant que toxicologue spécialisée dans le domaine des biocides et notamment dans l’évaluation de leurs substances actives. À mes débuts, j’ai également travaillé sur le règlement Reach. Parallèlement, j’ai été membre du groupe de travail « toxicologie et santé humaine » de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), dont les travaux portaient sur les problématiques liées à l’évaluation des substances actives des biocides.

M. Guilhem de Sèze. L’Efsa est l’une des quarante agences de l’Union européenne, chargées d’apporter un soutien technique et scientifique aux institutions européennes – notamment la Commission européenne – ainsi qu’aux États membres dans le cadre de la rédaction et la mise en œuvre de la législation européenne. Nous travaillons en proximité avec quatre autres agences intervenant dans le champ de la santé et de l’environnement, qui rapportent au comité santé et environnement du Parlement européen. Il s’agit de l’Agence européenne du médicament (Ema), de l’Agence européenne pour l’environnement (AEE), du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) et enfin de l’agence européenne des produits chimiques (Echa), respectivement basées à Amsterdam, Copenhague, Stockholm et Helsinki. L’Echa joue d’ailleurs un rôle dans le processus d’évaluation des produits phytosanitaires, j’aurai l’occasion d’y revenir.

Au sein de l’Efsa, nous nous occupons de la sécurité des aliments depuis la production jusqu’à la consommation en passant par la transformation. Nous avons constitué dix comités scientifiques thématiques, sur la nutrition animale, les additifs alimentaires, les arômes alimentaires, la nutrition et les nouveaux aliments, etc. L’un de ces dix comités est en charge des pesticides. Nous couvrons donc un champ très large. Pour ce faire, l’Efsa compte six cents collaborateurs et est dotée d’un budget annuel de cent cinquante millions d’euros.

Au sein de l’Union européenne, il existe une séparation très nette entre l’évaluation du risque alimentaire, qui est confiée à l’Efsa, et la gestion du risque, qui est gérée par l’Union européenne. Cette séparation est l’héritage des scandales alimentaires des années 1990, notamment la crise de l’encéphalite spongiforme bovine (ESB). Ces événements ont conduit à la naissance de l’Efsa et à l’établissement d’une réglementation européenne sur la sécurité alimentaire en 2002. Elle impose de décliner le principe d’indépendance au niveau de nos opérations, de l’organisation de nos équipes et du choix des experts externes avec lesquels nous travaillons au sein des comités scientifiques. Ces principes s’appliquent naturellement au domaine des pesticides, avec cependant une particularité, dans la mesure où la réglementation européenne prévoit une coopération étroite entre l’Efsa et les États membres, dans le cadre d’une procédure d’examen par les pairs que nous pilotons. Vous avez par ailleurs rappelé la séparation entre les actions coordonnées au niveau de l’Efsa sur les principes actifs et la responsabilité des États membres en matière d’autorisation des produits phytosanitaires. Nous nous occupons donc des principes actifs et des limites maximales des résidus.

Je vous décris sommairement la procédure pour l’évaluation des substances actives au niveau européen. Tout d’abord, un industriel dépose une demande d’autorisation afin d’utiliser un principe actif nouveau sur le territoire communautaire. Un État membre – celui auprès duquel le dossier a été déposé ou éventuellement un autre – est alors désigné rapporteur et chargé d’élaborer un rapport d’évaluation sur la substance. Ce rapport est ensuite transmis à l’Efsa, qui organise l’examen par les pairs, invitant tous les autres États membres à analyser, critiquer et enrichir le rapport initial. L’Efsa remet ensuite ses conclusions et rassemble dans un rapport l’ensemble des échanges avec les États membres. Ces éléments sont communiqués à la Commission européenne et aux États membres, qui se réunissent au sein du Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale. Sur la base de nos conclusions et de diverses autres contributions qu’il a la capacité de rassembler, la décision est alors prise d’autoriser ou non le principe actif sur le territoire communautaire. Comme vous l’avez évoqué, la Commission européenne a transmis aujourd’hui une proposition de règlement aux États membres visant à renouveler l’autorisation du glyphosate. Il revient à ces derniers de prendre la décision finale.

Entre le dépôt du dossier pour l’industriel et la remise des conclusions de l’Efsa, il faut généralement compter environ deux ans.

Mme Chloé de Lentdecker. Au minimum un an, parfois deux.

M. Guilhem de Sèze. Par exemple, pour le dossier du glyphosate, qui est très volumineux, il faudra compter deux ans. Le processus d’évaluation est totalement transparent. Tous les documents sont consultables par les parties prenantes et le public. Le dossier déposé par l’industriel est soumis à une consultation publique. Cela nous permet parfois d’avoir connaissance d’études qui n’ont pas été versées au dossier par l’industriel pétitionnaire, que nous pouvons alors rajouter. Le rapport initial de l’État membre est également soumis à une consultation publique, ce qui permet là encore d’en enrichir le contenu. À la fin du processus, tous les documents, y compris les minutes des groupes de travail réunis dans le cadre de la phase d’examen par les pairs, sont publiés sur le site de l’Efsa, ainsi que toutes les données transmises par l’industriel.

En ce qui concerne les limites maximales des résidus, le mécanisme est similaire à la différence près que la phase d’examen par les pairs est remplacée par un échange direct entre l’État membre rapporteur et l’Efsa.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci d’avoir rendu lisibles ces schémas de gouvernance assez complexes.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est un plaisir d’échanger avec vous. Vous êtes une institution précieuse mais qui suscite de nombreuses interrogations. Nous allons essayer d’apporter de la lumière sur vos pratiques et de mieux comprendre votre action. À dessein, je ne vous poserai pas de question sur le glyphosate car j’imagine que cette actualité sera évoquée à travers les questions de mes collègues.

Lorsque j’avais été conduit à produire une évaluation des processus européens dans le domaine phytopharmaceutique, j’avais été étonné de cette double séparation entre l’évaluation et la gestion des risques d’une part, et entre l’évaluation des produits et celle des substances actives d’autre part. Pourriez-vous nous expliquer la logique qui a prévalu à ces séparations ? La question se pose d’autant plus qu’un nombre croissant de travaux de recherche pointe la difficulté à appréhender pleinement le risque lié à une substance indépendamment des coformulants qui entrent dans la composition des produits finis. Cela soulève une problématique de double évaluation au niveau de l’Efsa et des États membres. Mais si la gestion des risques est confiée aux seuls États membres, apparaît le risque d’une concurrence déloyale au sein de l’Union européenne. Ainsi, une unification des procédures vous paraît-elle souhaitable à l’échelle européenne ?

M. Guilhem de Sèze. Le principe de séparation entre l’évaluation et la gestion des risques alimentaires est à l’origine de la décision qui a conduit à créer l’Efsa à la suite des crises alimentaires comme celles de la vache folle ou encore de la dioxine dans les aliments pour la volaille. L’analyse a posteriori de ces crises a pointé des difficultés liées à une proximité trop importante entre les fonctions d’évaluation et de gestion des risques, ce qui avait eu pour effet de créer des interférences et des pressions qui nuisaient à l’objectivité. Ce principe de séparation est donc fondamental et il est minutieusement préservé par l’Efsa. Nous aurons peut-être l’occasion de vous décrire plus précisément notre politique de gestion des conflits d’intérêts et la politique pointue d’indépendance de l’Efsa que nous avons mise au point après plusieurs années d’efforts. Le résultat est jugé satisfaisant par l’ensemble des parties prenantes, qui étaient très demandeuses sur le sujet.

Quant à la séparation entre l’évaluation des risques induits par les principes actifs et celle liée aux produits finis, l’idée directrice est que la topologie de l’agriculture n’est pas uniforme dans l’ensemble des États membres : divers facteurs comme le climat, l’hygrométrie et la nature des sols entrent en jeu. Les conditions sont très différentes entre les États membres, notamment entre ceux du nord et du sud de l’Europe et il arrive même que les conditions diffèrent au sein d’un pays donné. Il convient donc de laisser aux États membres la capacité d’évaluer les risques induits par les produits finis, eu égard à la connaissance qu’ils ont de leur secteur agricole et de leur environnement. Les produits finis sont conçus de manière à s’adapter aux contraintes de la production agricole dans chaque pays. Un principe actif peut ainsi être décliné en poudre ou en liquide par exemple. Il peut aussi être adapté aux méthodes d’épandage utilisées. L’idée est aussi d’évaluer une seule fois le principe actif commun à l’ensemble d’une famille de produits, par mesure d’efficacité et pour éviter de fausser la concurrence.

M. Dominique Potier, rapporteur. Des États membres dont les contraintes climatiques et agricoles sont similaires peuvent-ils avoir une opinion différenciée à propos du même produit fini ?

M. Guilhem de Sèze. Je n’entrerai pas dans ce genre de considérations car nous ne suivons pas en détail les décisions d’autorisation ou de refus des produits finis de la part des différents États membres. Trois zones ont été définies pour l’évaluation des produits finis (Nord, Centre et Sud), de sorte que lorsqu’un État membre délivre une autorisation pour un produit donné, elle est valable dans les autres pays de la zone. On considère que les conditions agricoles et climatiques sont relativement similaires entre les pays d’une même zone.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il existe une controverse importante liée à des divergences d’expertise constatées entre les évaluations de l’Efsa et d’autres sources au niveau international. Comment expliquez-vous ces expertises divergentes, comment les intégrez-vous dans votre propre évaluation ? Et comment garantissez-vous la validité de votre expertise par rapport aux autres études produites ?

M. Guilhem de Sèze. C’est le propre de la science que de partager ses résultats et de pouvoir critiquer ceux produits par d’autres scientifiques. Cela permet à la connaissance scientifique d’avancer de manière itérative. Nous voyons donc positivement les études menées par d’autres organismes et les points de vue originaux qu’elles apportent. Pour ce qui est des divergences avec nos études, j’ai deux exemples en tête : celui d’une étude menée par le Centre international de recherche sur le cancer en 2015 et, plus récemment, un rapport produit par l’Inserm au sujet du glyphosate. Plusieurs raisons peuvent expliquer que des résultats divergent.

Premièrement, il se peut que la question posée ne soit pas identique, ce qui peut conduire à des réponses différentes mais seulement en apparence.

Deuxièmement, l’évaluation est parfois conduite avec des données différentes entre les deux études. Par exemple, le Centre international de recherche sur le cancer s’est basé sur les études publiées mais n’a pas pris en compte les études réglementaires que les industriels ont l’obligation de produire. J’en profite pour souligner qu’en vertu d’un nouveau règlement sur la transparence adopté en 2020, l’Efsa publie désormais toutes les études produites par les industriels, lesquelles vont ainsi tomber dans le domaine public et se trouver intégrées dans la base exploitée par le Centre international de recherche sur le cancer.

Il se peut également que les experts interprètent les résultats des tests de manière différente. Ces études sont complexes : il s’agit d’évaluer les effets d’un produit chimique sur plusieurs générations au sein d’une population d’animaux de laboratoires. Il est donc possible que les experts aient des avis divergents sur la signification biologique d’une observation. Nous essayons de progresser dans le domaine de la « biological relevance », ou pertinence biologique. Le débat porte sur le fait de savoir si les marqueurs d’un effet donné sont significatifs pour la santé humaine.

Dans le cas de divergence évoqué sur la question du cancer, toutes les études que le Circ avait examinées ont été vues par l’ECHA, qui est en charge de la classification des produits chimiques.

De la même manière, toutes les études que l’Inserm a mises en avant sur le glyphosate ont été incluses dans le processus d’examen par les pairs qui a abouti en juillet dernier. Les États membres ont donc eu connaissance de ces études, qui ont été également soumises à la consultation publique et intégrées au rapport d’évaluation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelles sont les modalités de désignation des experts et comment faites-vous en sorte de prévenir les conflits d’intérêts ? Quelles évolutions envisagez-vous dans ce domaine pour les mois et les années à venir ?

M. Guilhem de Sèze. L’Efsa a beaucoup travaillé sur le sujet, pour arriver à une situation jugée aujourd’hui relativement satisfaisante par l’ensemble des parties prenantes. Les règles de prévention des conflits d’intérêts doivent permettre d’atteindre un équilibre subtil qui n’aboutisse pas à nous priver d’une expertise dont nous avons besoin. Pour pouvoir bénéficier des subventions liées aux programmes cadres de recherche de direction générale Environnement de la Commission européenne, les scientifiques doivent souvent démontrer leur capacité à travailler avec des industriels, l’objectif étant de s’assurer que leurs travaux puissent déboucher sur des applications concrètes qui répondent à des besoins réels de la société. Il existe donc une sorte de « schizophrénie » entre la volonté que les experts travaillent avec des industriels et celle que ces mêmes experts soient indépendants lorsqu’ils participent aux travaux de l’Efsa. Nous pensons avoir trouvé cet équilibre dans notre politique d’indépendance. Pour ce qui concerne les pesticides, nous travaillons avec les experts des États membres.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous noté des divergences entre les exigences déontologiques des États membres ? Offrent-ils les mêmes garanties face aux potentiels conflits d’intérêts ?

M. Guilhem de Sèze. J’ignore quelle est précisément la politique de prévention des conflits d’intérêt de chaque État membre. Ceux qui sont le plus souvent sollicités dans le cadre des processus d’évaluation et d’autorisation sont la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, par l’intermédiaire de l’Anses et de ses équivalents. Nous avons travaillé tous ensemble sur les questions de déontologie et d’indépendance et notre approche est similaire.

S’agissant des produits phytosanitaires, il est de la responsabilité de chaque État membre de s’assurer de la déontologie de ses experts et nous leur faisons confiance. Les déclarations d’intérêt des experts sont rendues publiques sur le site internet de l’Efsa, tant et si bien que même si nous n’évaluons pas l’indépendance de ces experts à notre niveau, ces choix peuvent être critiqués publiquement. Par ailleurs, la procédure d’examen par les pairs nous préserve du risque d’une décision qui serait prise par un seul État membre faisant fi de l’opinion des autres. Enfin, dans le cadre de la production de ses conclusions, l’Efsa applique des règles rigoureuses visant à éviter tout conflit d’intérêt.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je terminerai avec deux questions. La première porte sur le rôle de l’Efsa pour garantir la sécurité alimentaire s’agissant des aliments en provenance de pays tiers qui auraient été contaminés par des résidus de pesticides non autorisés sur le territoire européen. Quelles sont les prérogatives de l’Efsa dans ce domaine ? Quels sont les moyens que vous déployez ? 

Ma deuxième question porte sur les réformes des processus d’évaluation que vous avez engagées ces dernières années. En quoi sont-ils remis en cause ou au contraire renforcés par le règlement européen pour une utilisation durable des pesticides – dit règlement SUR – en cours de négociation ?

M. Guilhem de Sèze. J’ai décrit tout à l’heure le processus permettant de fixer les valeurs maximales des résidus dans les produits agricoles. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ont créé ensemble un comité chargé d’établir certaines valeurs limites de résidus. Ces dernières sont ensuite examinées par l’Union Européenne avec la compétence technique de l’Efsa afin de décider si elles sont conformes à la légalisation européenne et si elles peuvent donc être adoptées en l’état. Si elles ne sont pas assez protectrices, nous nous fions aux limites de résidus établies par l’Efsa. Quand un industriel souhaite modifier une limite maximale de résidus, par exemple à l’occasion du lancement d’un nouveau produit agricole, d’une nouvelle utilisation de sa substance ou pour importer ce produit, il soumet un dossier à l’Efsa qui rend une conclusion sur la valeur adéquate de la limite de résidus. Votre question porte sur le cas de figure où une substance active est jugée trop dangereuse en Europe. Dans ce cas-là, nous appliquons la valeur limite définie en Europe et, puisque la substance est interdite, cela revient à utiliser la valeur minimale de quantification de la substance – c’est-à-dire le seuil de détection. Nous appliquons les mêmes règles aux fournisseurs internationaux et aux producteurs locaux européens, en conformité avec la réglementation internationale sur le commerce.

L’Efsa n’est pas impliquée dans les discussions de la directive et du règlement en préparation mais nous savons que cette législation aura des conséquences pour nos travaux. L’une des idées directrices est en effet de pouvoir atteindre les objectifs affichés par la Commission européenne en diminuant les quantités de pesticides utilisées, en particulier pour ceux jugés les plus dangereux. Pour aboutir à ce résultat, nous allons devoir évaluer les substituts potentiels à ces produits, qu’il s’agisse d’agents biologiques ou de substances moins dangereuses par conception. Des procédures d’évaluation et d’autorisation simplifiées ont déjà été imaginées pour certaines substances. Pour ce qui est des micro-organismes, les demandes de données ont été définies par l’Union européenne il y a environ un an et nous collaborons pour leur mise en œuvre efficace et rapide avec les États membres. Nous cherchons aussi à mettre au point un processus d’évaluation des alternatives possibles aux substances chimiques actuellement sur le marché, en coopération avec nos partenaires au sein des États membres et des instituts de recherche.

M. Loïc Prud’homme (NUPES). Depuis deux ans, des discussions ont été engagées au sujet de l’évaluation des formulations, c’est-à-dire des pesticides tels qu’ils sont épandus. Ces discussions ont abouti au constat d’une absence d’évaluation de la toxicité à long terme des formulations. Ce constat s’applique aussi à la formulation représentative dont l’Efsa est censée prouver l’innocuité dans le cadre de l’évaluation des substances actives. Vous avez vous-même parlé, M. de Sèze, de modélisation. C’était en juin et en septembre 2021. En novembre 2022, la commission nationale d’alerte en santé publique et en environnement parvenait à la conclusion suivante : « Il apparaît donc qu’au moins sur les dossiers examinés par la CNDASPE, l’évaluation des risques opérée par [l’Efsa] ne correspond plus aux exigences qui résultent de l’interprétation qu’ont donnée les juges européens du règlement de 2009. Dès lors, la connaissance des risques associés à ces pesticides mis sur le marché n’est pas à la mesure des exigences du législateur européen. » Toujours en novembre 2022, votre directeur exécutif, M. Bernard Url, a publiquement admis l’absence de méthodologie pour évaluer les effets synergiques. Cela est confirmé par la mise en place en 2023 d’ateliers de travail au sein de la Commission européenne sur l’évaluation des formulations, qui est un aveu d’insuffisance. M. de Sèze, l’Efsa a affirmé dans le Peer Review - je cite en traduisant – qu’il n’y avait « pas d’indication d’une génotoxicité accrue dans les études produites sur la formulation représentative du MON52276 ». Voici ma question : comment êtes-vous parvenus à cette conclusion en l’absence de méthodologie fiable ?

M. Guilhem de Sèze. Votre question porte sur la toxicité à long terme des formulations. Le jugement de la Cour européenne de justice a abouti à une clarification du rôle de l’Efsa dans l’évaluation du risque de la formulation utilisée par l’industriel, l’idée étant de mettre en lumière les différents scénarios d’utilisation de son principe actif. L’Efsa et les États membres ont donc commencé des travaux visant à prendre acte des implications de ce jugement. Dans le cas du glyphosate par exemple, nous avons évalué la formulation utilisée pour les scénarios représentatifs avec le même niveau d’exigence que pour le principe actif. Mais il nous manquait des données de risque à long terme sur l’un des coformulants. Ces données doivent impérativement nous être fournies pour que nous puissions conclure notre évaluation du risque associé à la formulation. Lorsque nous concluons à l’absence de « critical area of concern » (élément de préoccupation critique), c’est sur la base des données que nous avons étudiées. Mais dans la conclusion, l’Efsa rappelle quelles sont les données manquantes pour pouvoir achever l’évaluation du risque. La conclusion doit donc être considérée dans son intégralité. Sur la base de cette conclusion, il appartient au gestionnaire du risque d’apprécier si le produit peut être autorisé et, le cas échéant, dans quelles conditions.

Pour ce qui est des effets synergiques, la manière dont l’Efsa et les États membres travaillent consiste à chercher à obtenir toutes les données nécessaires sur les coformulants ajoutés au principe actif. Quand l’Efsa a décidé de s’autosaisir du problème il y a un peu plus d’un an, après avoir publié un rapport sur le sujet, elle s’est intéressée aux données disponibles sur les coformulants mentionnées dans les dossiers d’évaluation traités par l’agence ces dernières années. En l’occurrence, ces données ne sont pas toujours disponibles car ces substances peuvent être soumises à des réglementations différentes et les procédures d’autorisation correspondantes ne demandent pas toujours des données aussi complètes que pour les pesticides. Je pense en particulier au règlement Reach, qui relève des prérogatives de l’Echa. Nous avons ainsi organisé des groupes de travail avec les États membres à la suite de la publication de notre rapport.

Nous entendons souvent la demande consistant à vouloir tester les formulations au même titre que les principes actifs. Cependant, l’avis scientifique prédominant, aussi bien à l’Efsa qu’à l’Echa, est que les évaluations sont plus précises et plus efficaces en testant individuellement chacun des composants. Plusieurs raisons peuvent être avancées. Tout d’abord, si nous testons une formulation complète, un phénomène de dilution peut nous empêcher de distinguer les effets toxiques de chacun des ingrédients. Ensuite, lorsque les substances sont libérées dans l’environnement, elles peuvent connaître des destins différents, en raison de leur durée de vie, de leurs diverses interactions avec l’environnement, etc. Enfin, un principe actif peut être utilisé dans des centaines de formulations, tant et si bien que si nous devions tester chaque formulation, cela représenterait un coût et une quantité de travail considérables et cela soulèverait aussi des questions éthiques sur le bien-être animal, dans la mesure où il faudrait multiplier les tests biologiques.

M. Michel Sala (NUPES). Deux équipes de recherche basées respectivement au King’s College et au Ramazzini Institute ont montré l’existence d’effets néfastes de la formulation représentative du glyphosate sur le foie, les reins, le microbiote et les cycles hormonaux – par le canal de la perturbation endocrinienne. Votre rôle est de prouver l’innocuité du produit représentatif dans des conditions normales d’utilisation. Comment de telles conclusions ne mènent-elles pas à un doute empêchant d’affirmer l’innocuité du produit ?

M. Guilhem de Sèze. L’un des grands principes de l’évaluation des produits chimiques et des pesticides est l’évaluation pondérée de toutes les études disponibles. Lorsque l’Efsa cherche à évaluer un risque potentiel, elle consulte toutes les études disponibles, c’estàdire à la fois les études réglementaires – que les industriels doivent mener tout en respectant un protocole précis – et les études publiées par les instituts de recherche. Un coefficient de pondération est attribué à chaque étude en fonction de sa valeur scientifique intrinsèque, de la qualité de l’échantillon statistique et de sa pertinence vis-à-vis de la question posée. Là encore, la science avance grâce à l’évaluation collective de l’ensemble des résultats disponibles.

Pour le cas particulier que vous évoquez, je ne suis pas tout à fait au courant de la première étude mais, s’agissant de la deuxième, nous sommes en dialogue constant avec l’équipe concernée. Nous savions qu’elle était en train de réaliser une étude et nous l’avons sollicitée à plusieurs reprises afin d’obtenir ses éléments préliminaires. Nous ne les avons pas reçus à temps – nous sommes soumis à des délais réglementaires. D’ailleurs, dans le cas du glyphosate, il a été compliqué de respecter le calendrier réglementation compte tenu du volume des informations à étudier. Une fois que toutes les données de cette étude seront disponibles, nous les étudierons. La Commission européenne pourra nous en saisir. Elle nous sollicite d’ailleurs régulièrement en nous transmettant des informations complémentaires sur des dossiers en cours ou déjà conclus.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Il me semble que les mécanismes de coopération entre l’Efsa et l’Echa devraient être plus explicites, car nous avons parfois un peu de mal à comprendre comment les choses sont organisées. L’Echa procède à des évaluations basées uniquement sur le plan de la dangerosité de la substance, sans tenir compte de la probabilité d’exposition à cette substance, qui est plutôt du ressort de l’Efsa. C’est en tout cas ainsi que je perçois vos rôles respectifs en tant que chimiste. Or les discussions sur le glyphosate ou d’autres molécules peuvent combiner les deux approches. Comment pourriez-vous faire en sorte que vos rôles soient mieux expliqués ? Une molécule peut être très toxique mais être jugée sans impact sur la santé humaine car nous n’y serions quasiment pas exposés. Comme parlementaire, je vois bien que la complexité d’accéder aux informations est source de doutes chez nos concitoyens. Cela peut les conduire à être sceptiques vis-à-vis des expertises scientifiques et des conclusions rendues par l’Efsa et l’Echa. Ainsi, pouvez-vous nous expliquer comment vous travaillez avec l’Echa ? Comment faites-vous en sorte de gérer la qualité au sein de vos agences ? Comment vous vous assurez que les études que vous publiez ne renforcent pas les doutes ? Nous avons le sentiment que, quelles que soient vos conclusions, une bonne partie du public est susceptible de les mettre en doute.

M. Guilhem de Sèze. Nos deux agences sont effectivement complémentaires. Ce que vous avez dit est juste : la dangerosité et les risques sont deux concepts différents, et cette dualité pas toujours bien comprise par nos concitoyens. Comme vous l’avez souligné, une substance dangereuse peut être utilisée avec un risque gérable si l’exposition est limitée et contrôlée. Ce n’est pas toujours évident à faire comprendre. 

Dans le cas des pesticides, la coopération avec l’Echa est plus en avance que dans d’autres domaines. Lorsqu’un État membre prépare un rapport d’évaluation en vue du processus d’évaluation par les pairs de l’Efsa, il lui est demandé de proposer simultanément un dossier de classification de la substance pour l’Echa. Cela évite de mener des travaux redondants.

La dangerosité, et notamment la cancérogénicité, est donc étudiée par l’Echa. Ses conclusions sont reprises telles quelles dans les nôtres. Il est possible que l’évaluation par l’Echa ait pour effet de classer le pesticide candidat de telle manière que son utilisation devient impossible. La dangerosité des pesticides est évaluée au regard de leur cancérogénicité, de leur mutagénicité et de leur toxicité pour la reproduction. S’ils sont classés à un certain niveau, on considère que le risque ne peut plus être géré de manière adéquate, ce qui exclut d’emblée leur utilisation comme pesticide. Il existe quelques exceptions mais nous nous basons sur ce principe général.

La Commission européenne travaille sur une stratégie chimique durable (chemical strategy for sustainability), visant à garantir une utilisation durable des produits chimiques. L’un des volets consiste à faire en sorte qu’une substance donnée dont l’utilisation est envisagée dans plusieurs domaines économiques, impliquant par conséquent plusieurs agences européennes, soit évaluée par une seule agence pour le compte de toutes les autres. Cela contribuera à clarifier les rôles respectifs des agences européennes aux yeux des citoyens. Nous appliquons déjà ce principe pour les pesticides puisque l’Efsa utilise telles quelles les conclusions de l’Echa sur la dangerosité de la substance pour sa propre étude de risques.

M. Loïc Prud’homme (NUPES). J’aimerais revenir sur votre réponse à M. Michel Sala à propos des deux études qu’il vous a signalées. Vous lui avez répondu que vous procédiez à une évaluation pondérée de toutes les études disponibles. Que pensez-vous du travail mené par MM. Knasmuelle et Nersesyan, deux scientifiques de renommée internationale dans le domaine de la toxicologie génétique, qui ont passé en revue les 53 études réglementaires jointes au dossier du glyphosate et ont pointé que seulement deux de ces études étaient conformes aux critères de l’OCDE concernant notamment les bonnes pratiques de laboratoire (BPL) ? 7 188 études académiques ont été produites mais seulement 3 % de ces dernières ont été jugées pertinentes par l’autorité européenne dans le cadre du processus d’évaluation. Est-ce cela que vous appelez une « évaluation pondérée de toutes les études disponibles » ?

M. Guilhem de Sèze. Avec la centaine d’experts des différents États membres, nous avons consulté deux-mille-quatre-cents études sur le glyphosate dont sept-cents étaient produites par des instituts publics de recherche et des universités. Les études publiques ont donc bien été prises en compte par l’Echa et par l’Efsa. Je n’ai pas la connaissance précise des conclusions des travaux de ces deux chercheurs. Comprenez bien que la méthodologie réglementaire imposée aux industriels qui doivent prouver que l’utilisation de leur substance présente des risques raisonnables est très précise. Cette méthodologie est le fruit d’années d’expérience en matière d’évaluation réglementaire des risques. Elles ont été mises en place par des comités d’experts souvent internationaux. Les laboratoires qui réalisent ces études sont eux-mêmes audités afin de garantir le respect des bonnes pratiques de laboratoire.

Les études menées en dehors du cadre réglementaire répondent parfois à des objectifs différents. Il est alors compréhensible qu’elles soient prises considération avec une pondération inférieure par rapport à des études spécialement réalisées pour répondre à une question d’évaluation réglementaire. De nombreuses études reprises dans le débat public sont par exemple réalisées avec des formulations. Or, il est assez difficile d’en tirer des conclusions pour le principe actif. La formulation afférente aux scénarios d’utilisation du principe actif est mentionnée dans le dossier soumis à l’Efsa mais toutes les autres formulations possibles sont à examiner par les États membres dans le cadre des autorisations de mise sur le marché au niveau national.

M. Loïc Prud’homme (NUPES). J’aimerais rebondir sur votre réponse, si vous le permettez. Je vous ai demandé tout à l’heure quelle était la méthodologie appliquée pour la formulation représentative mais vous n’avez pas répondu. Vous avez seulement indiqué qu’elle était aussi robuste que pour le principe actif. Vous n’avez pas répondu à la question que j’ai posée au sujet de l’absence de méthodologie. Et pourtant, l’évaluation des formulations représentatives fait pleinement partie de vos responsabilités.

M. Guilhem de Sèze. La réglementation définit les tests obligatoires, par exemple sur la toxicité aiguë de la formulation, puis la démonstration doit être faite, par tout moyen, que la formulation ne présente pas de risque accru par rapport au principe actif. Ainsi, dans le cadre de notre évaluation sur le glyphosate, nous avons considéré l’ensemble des informations, pour autant qu’elles étaient disponibles, sur les différents composants de la formulation représentative. La méthodologie est la même que celle qui s’applique aux substances actives. Nous cherchons à atteindre le même niveau de certitude.

M. Loïc Prud’homme (NUPES). J’aimerais être sûr de bien comprendre. Vous avez dit que l’évaluation de la formulation représentative était basée sur des modélisations. Le confirmez-vous ?

M. Guilhem de Sèze. Lorsqu’un produit chimique comporte une multitude de composants, la toxicité de chacun d’entre eux est évaluée puis la toxicité de la formulation est ensuite modélisée. Cette méthode est appliquée à l’Efsa et à l’Echa, comme ailleurs.

M. Loïc Prud’homme (NUPES). Mais ce n’est pas ce que demande le règlement européen… Il prévoit une évaluation de la formulation représentative et non pas une évaluation individuelle de chacun des composants.

M. Guilhem de Sèze. Le règlement européen demande d’apporter la preuve que la formulation ne représente pas de risque inacceptable. Pour répondre à cette question, nous considérons que la meilleure approche consiste à évaluer la toxicité de chacun des composants, ce qui nous aide à comprendre la toxicité de la formulation dans laquelle ils sont réunis. Des tests complémentaires sont menés sur la formulation dans son ensemble, portant par exemple sur la toxicité aiguë.

Entendons-nous bien sur ce que signifie « évaluer la toxicité ». Certains chercheurs s’intéressent à la toxicité plurielle qui résulte de l’exposition à diverses substances au cours d’une journée. Il n’existe pas de méthodologie simple en la matière. Il faut être capable de comprendre la toxicité des différentes substances puis comment ces substances sont susceptibles d’agir au sein d’un mélange ou à travers une exposition chronique. De nouvelles approches méthodologiques sont mises au point à partir des données disponibles – les données omiques – sur les mécanismes de toxicité. L’objectif est d’examiner les interactions entre les produits chimiques et les organes vivants. Cela permet parfois d’avoir une vision très précise des effets sanitaires pour les humains. N’oublions pas qu’un test mené sur des rongeurs représente une bonne indication des effets potentiels de la substance sur la santé humaine mais cette méthodologie n’est pas parfaite. Il serait donc aventureux de considérer que tester une formulation entière sur des animaux est l’unique ou la meilleure méthode pour comprendre la toxicité d’une formulation.

M. le président Frédéric Descrozaille. Permettez-moi de vous poser une question à mon tour. Au cours de nos auditions, il a été établi que l’Inserm avait joué un rôle assez décisif dans l’évaluation des risques liés aux pesticides à travers une première expertise collective qui établit une corrélation entre des maladies chroniques et un certain nombre de produits. Nous avons rencontré des acteurs qui, notamment sur la base de ces résultats, ont abouti à la certitude – ou, tout du moins, à la conviction – que la dangerosité des produits utilisés est mal évaluée. Nous percevons une certaine forme de rejet ou, à tout le moins, de désapprobation des mécanismes d’évaluation et d’autorisation des produits phytosanitaires. Ces personnes souhaitent que nous agissions pour que les études que vous utilisez soient rendues publiques ou plus accessibles – voire qu’elles ne soient laissées à la responsabilité des industriels.

Dans ce contexte, pensez-vous que la complexité de l’évaluation du risque et du danger associé soit suffisamment bien expliquée ? L’évaluation vise à déterminer si l’utilisation de la substance constitue un risque acceptable. Vous avez-vous-même parlé de risque raisonnable. Le rôle de l’Efsa, son mode de gouvernance et ses méthodes de travail sont-ils suffisamment connus à vos yeux ? Dans le cadre des conclusions des travaux de notre commission d’enquête, nous allons formuler des recommandations. Pensez-vous que nous devrions notamment faire en sorte d’être plus pédagogue sur vos travaux conduits en coopération avec les États membres ? Que la notion de risque acceptable devrait être mieux explicitée ?

M. Guilhem de Sèze. Effectivement, il est compliqué de communiquer des conclusions scientifiques au grand public car certaines idées erronées risquent de se propager, amplifiées par les réseaux sociaux. Nous ne sommes pas les seuls concernés par ce phénomène. Je pense que les citoyens doivent comprendre qu’ils peuvent faire confiance aux institutions scientifiques, lesquelles travaillent de manière totalement transparente, de sorte que toute personne qui souhaite effectuer sa propre investigation en a la possibilité. Nos données sont accessibles aux scientifiques, aux journalistes et aux citoyens. Nos efforts de communication en ce sens ne sont sans doute pas suffisants. Mais nous observons parfois que la même partie prenante est susceptible de nous encenser et de nous critiquer à quelques mois d’intervalle, selon que les conclusions de nos rapports lui paraissent en accord ou en contradiction avec ses intérêts. Dans la foulée de l’évaluation conduite sur le glyphosate en 2015 et du fiasco qui en avait résulté, une évolution réglementaire a permis de rendre le processus d’évaluation transparent. Toutes les données soumises par les industriels dans le cadre du processus d’autorisation des substances actives sont dorénavant rendues publiques. Elles sont à la disposition des instituts de recherche pour leurs propres travaux. Cela nous semble susceptible d’alimenter la confiance et d’ouvrir la voie à des découvertes scientifiques, si la recherche s’empare de ces nouvelles données disponibles. Comme je le disais tout à l’heure, nous avons également prévu plusieurs étapes de consultation publique dans le cadre de la procédure d’évaluation. Le public peut alors attirer notre attention sur toute information jugée pertinente. C’est ainsi que nous nous efforçons de répondre aux attentes d’information de la part du public. Mais il est certain que nous avons parfois affaire à des parties prenantes qui sont résolues à ne pas accepter nos conclusions, quelles qu’elles soient.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le conseil scientifique de l’Anses a produit un rapport sur la confiance dans l’expertise scientifique. Les agences nationales et européennes sont en effet confrontées au défi d’asseoir leur crédibilité et de gagner la confiance du public. Je me réjouis que cette question soit également prise en compte très sérieusement à votre échelle.

La France a mis en place un dispositif de phytopharmacovigilance, qui permet à l’Anses d’être saisi ou de s’autosaisir lorsque des produits autorisés s’avèrent avoir des effets néfastes sur la santé ou sur l’environnement. Disposez-vous d’une procédure similaire au niveau de l’Efsa ? Pouvez-vous être saisis ou vous autosaisir sur la base d’alertes épidémiologiques ou environnementales, afin de réévaluer l’innocuité d’une substance déjà autorisée ?

M. Guilhem de Sèze. Votre question est très importante. Notre gestion des pesticides en Europe est sans doute la meilleure et la plus exigeante au monde. Le cadre scientifique et réglementaire est incomparable par sa sophistication. Pour autant, il n’est pas parfait, et nous avons bien conscience des progrès que nous pourrions encore réaliser. La législation européenne prévoit que les risques inhérents aux pesticides soient évalués avant que la substance ne soit mise sur le marché. Aucune évaluation a posteriori n’est organisée et ce point pourrait effectivement être amélioré. Cependant, il existe une forme d’évaluation a posteriori : tous les ans, des analyses des niveaux de résidus de pesticides dans les productions agricoles et dans les aliments sont réalisées par l’ensemble des États membres. Les données sont collectées par l’Efsa, qui les rassemble dans des rapports annuels. Cela permet de s’assurer que les valeurs d’exposition sont bien inférieures aux limites de dangerosité et aux valeurs maximales de résidus qui ont été définies.

Mais il n’existe aucun suivi a posteriori pour l’environnement comme c’est le cas pour les organismes génétiquement modifiés (OGM), par exemple. Un industriel qui souhaite obtenir le renouvellement d’une autorisation pour un OGM doit produire une étude environnementale montrant les effets de la séquence génétiquement modifiée sur l’environnement. Rien de similaire n’est prévu pour les pesticides. Nous serions intéressés par un dispositif similaire à celui de la phytopharmacovigilance. Nous cherchons actuellement à améliorer le cadre d’évaluation des risques environnementaux, qui permette d’avoir une vision réaliste des risques induits par les pesticides après leur arrivée sur le marché.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous nous réjouissons que cette piste d’amélioration soit à l’étude. D’aucuns sont partisans d’une contre-expertise plus forte au stade de l’évaluation préalable des substances, qui serait de nature à éprouver la robustesse de la démonstration produite par l’industriel sur l’innocuité de son produit. Personnellement, je n’ai pas d’opinion définitive à ce sujet. Disposeriez-vous de suffisamment de moyens pour mener des contre-expertises totalement indépendantes, concomitamment ou postérieurement à l’examen du dossier soumis par l’industriel ? L’objectif serait double en réalité : réaliser une contre-expertise et développer une expertise publique.

M. Guilhem de Sèze. L’expertise publique existe, pour les pesticides, à travers l’Efsa et les agences nationales. Les industriels doivent réaliser des tests qui leur sont imposés, auprès de laboratoires eux-mêmes contrôlés. Si des doutes émergent sur les conclusions de l’industriel, c’est le travail de l’Efsa et des États membres d’en tirer les conclusions qui s’imposent, en complétant ces tests réglementaires par les études disponibles par ailleurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Envisageriez-vous d’effectuer vos propres tests ?

M. Guilhem de Sèze. La réglementation est ainsi faite que la charge de la preuve revient à l’industriel. Nous ne réalisons donc pas de tests à notre niveau.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est justement sur ce point que portait ma question. Vous vous assurez de la sincérité de l’étude menée par l’industriel ; mais pensez-vous qu’il conviendrait de mobiliser des moyens pour réaliser des études publiques et indépendantes en parallèle ? Cela répondrait à l’attente d’une partie du public.

M. Guilhem de Sèze. Cette question nous renvoie à celle de l’évaluation pondérée de toutes les études disponibles. En d’autres termes, dans quelle mesure une seule étude est-elle susceptible de faire évoluer le consensus scientifique ? Dans le cas du bisphénol A, il y a quelques années, les Américains ont dépensé 300 millions de dollars dans un programme de recherche. Cependant, les conclusions des études commandées dans ce cadre auprès des organismes de recherche et des universités n’étaient guère divergentes par rapport aux données déjà disponibles. Il serait donc illusoire de penser qu’une seule étude réalisée par un institut public conduirait à une évolution du consensus scientifique. Dans le cas du glyphosate, notre évaluation s’est fondée sur plus de 2 700 études.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment les évaluations que vous conduisez tiennent-elles compte de l’effet cocktail, c’est-à-dire des potentiels effets combinés de différentes substances sur la santé humaine et sur l’environnement ? L’expertise collective de l’Inserm publiée en 2013 identifiait déjà ce sujet comme un enjeu. Ces conclusions ont été confortées par l’expertise actualisée conduite en 2021. La question de l’effet cocktail ne se résume pas à la problématique de la présence de plusieurs substances dans une même formulation. Certains scientifiques font preuve d’une grande humilité sur le sujet, considérant que nous sommes seulement à l’aube des découvertes à venir dans ce domaine. Partagez-vous cette humilité ? Souhaitez-vous vous donner les moyens de dépasser les limites actuelles de la science ?

M. Guilhem de Sèze. Nous partageons la même humilité. Depuis plus de dix ans, nous nous efforçons de mettre en place une méthodologie pour appréhender les effets cumulatifs des mélanges de substances. Nous avons publié il y a deux ans un document d’orientation sur la manière de prendre en compte les effets cumulatifs. Des premiers résultats sur les effets des pesticides sur la thyroïde et sur le système nerveux central ont été publiés. Ce sujet est très complexe, car avant de déterminer quelles molécules doivent être évaluées ensemble, il faut comprendre les mécanismes de toxicité au niveau biologique. Il faut aussi tenir compte des probabilités, car nous ne sommes pas nécessairement exposés à plusieurs molécules données simultanément. Il reste donc des travaux de modélisation à effectuer. Nous effectuons donc déjà des études a posteriori en exploitant les données disponibles. Je mentionnais tout à l’heure le sujet des résidus dans l’alimentation. Nous souhaitons aussi étudier les effets des substances sur davantage d’organes. La prochaine étape consistera à appliquer notre modélisation en amont de l’autorisation des substances.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous nous rassurer quant au fait que des produits alimentaires introduits dans l’Union européenne ne contiennent pas des substances qui ne sont pas admises en Europe ? Vous avez fait preuve de beaucoup d’assurance à ce sujet tout à l’heure, affirmant que vous faisiez en sorte que des produits soumis à des règles sanitaires différentes ne puissent pas être introduits en Europe s’ils ne respectent pas nos propres normes. Mais la surveillance est-elle suffisamment efficace ? Les contrôles sont-ils suffisamment réguliers et étendus ?

Ma deuxième question porte sur le regroupement des États membres en trois zones dans le cadre des autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires. Comme vous l’avez expliqué tout à l’heure, une autorisation d’introduction sur son marché national par l’un des États membres est valable dans les autres États membres de la zone. Cependant, toutes les agences n’ayant pas les mêmes exigences et la même déontologie, n’existe-t-il pas un risque qu’une agence autorise un produit que d’autres auraient refusé ?

M. Guilhem de Sèze. La première question porte sur la gestion du risque, qui est du domaine de compétences de la Commission européenne. Je peux simplement vous indiquer que, pour les valeurs maximales de résidus, nous instruisons de la même manière les dossiers pour les produits agricoles extracommunautaires importés dans l’Union et ceux pour les productions européennes.

Votre deuxième question n’est pas de notre ressort. Nous n’avons pas de connaissances suffisantes sur les procédures et principes de chaque agence nationale pour y répondre.

Mme Chloé de Lentdecker. L’Efsa collecte les données sur les limites maximales des résidus et leurs éventuels dépassements dans le cadre d’un rapport annuel de monitoring. En revanche, la surveillance relève de la compétence des États membres.

M. André Chassaigne (NUPES). Comme vous l’avez expliqué, la toxicité d’un produit peut être variable selon l’usage, le lieu et les conditions d’utilisation. Les risques sont gérés par chaque État. Ma première question est la suivante : avez-vous suffisamment de moyens à votre disposition pour couvrir l’ensemble des risques dans le cadre de votre évaluation, notamment ceux qui pourraient émerger dans certaines conditions d’utilisation ?

Par ailleurs, avez-vous suffisamment de moyens humains, techniques et financiers pour vous assurer de ne pas laisser de « trous dans la raquette », notamment pour ce qui concerne les effets du glyphosate sur la biodiversité végétale et animale ? L’attention semble s’être focalisée sur les effets sur la santé humaine ; qu’en est-il, au-delà ? Je rappelle que nous avons en France l’article 5 de la Charte de l’environnement qui définit le principe de précaution.

M. Guilhem de Sèze. L’évaluation des risques liés au principe actif se borne aux scénarios d’usage prévus par l’industriel. Un scénario non prévu ne sera pas évalué ; mais il ne sera pas autorisé non plus.

Pour le glyphosate, nous avons évalué les risques sur la santé de l’homme et sur le microbiote (humain et environnemental) mais il nous manque des éléments scientifiques et des critères réglementaires pour aller plus loin. Nous aurions besoin d’objectifs de protection qui pourraient servir de base à notre évaluation. Au-delà de la complexité scientifique, nous dépendons de décisions politiques. Je fais notamment référence au document d’orientation sur les abeilles ; il a fallu beaucoup attendre avant que les États membres ne se mettent d’accord sur des objectifs de protection qui nous permettent d’établir ce document d’orientation scientifique.

Quant à la question des moyens, nous n’avons, bien évidemment, pas les moyens de développer nos travaux dans tous les domaines que nous jugeons pertinents pour progresser dans l’évaluation et la gestion des pesticides. On peut penser à la biodiversité, au microbiote, aux maladies dégénératives, etc. Comme je le disais en introduction, l’Efsa est dotée d’un budget de 150 millions d’euros et nous devons couvrir, au-delà des pesticides, dix domaines de compétences. À titre de comparaison, nos collègues de l’agence du médicament sont neuf-cents et ils gèrent un budget de 450 millions d’euros. La santé humaine est ainsi très diversement valorisée, selon qu’il s’agit des médicaments ou des aliments. Il en va de même pour la santé environnementale : la PAC est dotée de 50 milliards d’euros par an, dont seulement 15 millions sont reversés à l’Efsa pour l’étude des risques induits par les produits phytopharmaceutiques.

M. le président Frédéric Descrozaille. Seriez-vous capables de quantifier vos besoins ?

M. Guilhem de Sèze. Nous saurions sans difficulté employer un budget deux ou trois fois supérieur dans le domaine des pesticides, pour progresser dans les domaines que nous jugeons nécessaires. Pour répondre plus précisément à votre question, il conviendrait d’étudier la question de l’augmentation de la ressource au niveau européen. Les États membres sont également complètement débordés par le volume des dossiers de demande d’autorisation à gérer, qui plus est dans le contexte de l’évaluation des molécules de substitution. Dans ce contexte, il leur est très compliqué de procéder à des évaluations plus complètes pour prendre en compte d’autres aspects de la toxicité. Je pense donc qu’il faudrait revoir tout le système, en centralisant certaines fonctions, en en simplifiant d’autres et en déterminant la ressource dont les États membres et l’Efsa ont besoin pour faire fonctionner ce système.

13.   Audition, ouverte à la presse, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) (jeudi 21 septembre 2023)

La commission procède à l’audition de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) :

 Mme Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée du pôle « produits réglementés » ;

 Mme Gabrielle Bouleau, présidente du comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’ANSES ;

 M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur « Observatoires, données et méthodes ».

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous poursuivons ce matin les auditions de notre commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Je précise que notre président, M. Frédéric Descrozaille, n’a pas pu se libérer aujourd’hui et m’a demandé de le représenter. C’est donc avec plaisir que je présiderai notre commission pour les deux auditions de ce matin. Depuis hier, il ne vous aura pas échappé que nous sommes rentrés dans le vif du sujet avec l’audition de l’Efsa, l’Agence européenne de sécurité alimentaire. Nous avons abordé la question complexe des conditions nécessaires à l’autorisation de substances dont nous savons qu’elles peuvent être dangereuses pour la santé et pour l’environnement, précisément parce que leur objectif est de détruire des adventices, des insectes et des champignons dans le but de protéger les cultures. Nous avons évoqué la difficulté de conduire au préalable des évaluations prenant en compte l’ensemble des impacts potentiels en vie réelle. Nous avons également abordé la problématique des conflits d’intérêts et l’enjeu de garantir l’indépendance des évaluations scientifiques – par rapport à l’industrie phytopharmaceutique en particulier.

Nous allons en quelque sorte prolonger ce débat ce matin avec l’audition de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’Anses. L’Anses est devenue un acteur central en matière d’évaluation des risques et d’autorisation des produits phytosanitaires en France depuis le 1er juillet 2015, date à laquelle la délivrance des autorisations de mise sur le marché de ces produits lui a été transférée. Elle assure également, depuis cette date, une mission de phytopharmacovigilance pour les produits autorisés.

Au regard de tous les travaux scientifiques qui nous ont été présentés lors des premières auditions, nous avons constaté que cette évaluation des risques, ce processus d’autorisation, cette phytopharmacovigilance apparaissaient globalement insuffisants aujourd’hui. Nous allons donc chercher les moyens de les renforcer dans le cadre européen qui s’impose à nous – et peut-être aussi de faire évoluer ce cadre européen.

Mesdames, Monsieur, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour notre commission d’enquête. Je vais à présent vous laisser la parole pour une brève présentation de vos fonctions et des missions de l’Anses en matière de produits phytosanitaires. Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Madame Grastilleur, Mme Bouleau et M. Volatier prêtent successivement serment.)

Mme Charlotte Grastilleur, directrice générale déléguée du pôle « produits réglementés ». Je suis directrice générale déléguée pour le pôle des produits réglementés. Dans ce pôle de l’Anses, nous avons souhaité incorporer le traitement d’un certain nombre de dossiers spécifiques en ce qu’ils prévoient non seulement l’évaluation des risques, mais également la décision. Nous traitons donc à la fois des produits biocides – par exemple, désinfectant pour les toilettes, traitements pour le bois, produits antifouling pour les coques de bateaux –, des produits d’hygiène vétérinaire, des médicaments vétérinaires, des produits phytopharmaceutiques et également des matières fertilisantes, un peu moins connues et représentant une volumétrie de travail moindre, mais avec une logique similaire.

La compétence en matière d’autorisation de mise sur le marché nous a été transférée en 2015 pour les produits phytosanitaires. Forts du succès de cette entreprise, nous avons ensuite reçu la compétence en matière d’autorisation des biocides en 2016. Pour les médicaments vétérinaires, notre compétence est plus ancienne, puisqu’à l’origine, nous avions une agence dans l’agence.

L’idée générale est d’appuyer la décision en matière d’autorisation sur une évaluation – évaluation qui est conduite au sein de l’agence sur ces produits. Il s’agit bien d’un processus d’ensemble. Pour répondre aux questions d’expertise et d’évaluation, on qualifie des experts externes dans le cadre de nos collectifs d’experts, quel que soit l’objet traité. La décision que nous prenons ensuite s’appuie sur les conclusions de ce collectif. Je précise que nous publions systématiquement les décisions assorties des évaluations scientifiques réalisées sur notre site internet ; j’invite chacun et chacune à consulter. Tout le monde peut donc constater sur quelle base d’évaluation notre décision a été prise et pointer un éventuel écart entre l’expertise qui nous a été proposée et la décision. C’est un point extrêmement important.

Nous sélectionnons les experts du collectif conformément aux règles de l’agence – ce qui implique une déclaration d’intérêts publique – dans le cadre d’un appel à candidatures très ouvert, sur la base de leur CV et de leurs publications. Nous pouvons également tenir compte de leur position institutionnelle, puisque leurs missions du quotidien ont une importance, même s’ils viennent auprès de nous intuitu personæ et non en représentation d’un institut, ce qui offre par ailleurs une latitude tout à fait importante dans leur expression scientifique. Nous sommes ainsi à même de recruter de manière pluraliste et sans a priori.

En conclusion, il y a donc vraiment un sens commun à l’ensemble de ces missions de l’Anses, qui a les sujets sanitaires dans son ADN – ce qui, d’ailleurs, figure dans son intitulé et dans sa mission au titre du code de la santé publique. J’insiste sur le fait que ces missions, pour complexes qu’elles soient, avec une capacité de décision embarquées, n’échappent pas à nos règles générales, y compris en matière de déontologie.

Mme Gabrielle Bouleau, présidente du comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts. Je suis ingénieure en chef des ponts, des eaux et des forêts, spécialiste des politiques liées à l’eau et chercheuse en sciences politiques à l’Inrae. J’ai rejoint le comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts (CDPCI) en 2019. J’en ai été élue présidente en 2020 pour la fin d’une mandature et, à nouveau, en 2021, pour cinq ans.

Ce comité a été créé en même temps que l’Anses, en 2010. Il est composé de cinq à huit membres nommés pour cinq ans par arrêté des ministres de tutelle, sur proposition du conseil d’administration. Ses membres n’appartiennent à aucune autre instance de l’Anses, n’ont aucune relation contractuelle avec elle et sont soumis aux obligations déontologiques applicables à l’agence. Le CDPCI peut être saisi par le conseil d’administration de l’Anses, par son conseil scientifique, par un comité d’experts et par son directeur général. Ce dernier doit mettre à la disposition du comité les moyens nécessaires à son fonctionnement ; il est par ailleurs tenu de prendre les décisions nécessaires à la mise en œuvre de ses recommandations. Actuellement, nous sommes au total sept membres : un philosophe, un juriste, une inspectrice générale chargée de l’appui aux personnes et aux structures (Igaps), deux médecins, un biologiste et une politiste.

Notre travail est d’édicter des règles assez générales. Nous ne travaillons pas sur des dossiers particuliers d’autorisation, mais plutôt sur des règles de déontologie qui s’appliquent à l’ensemble du processus, pour garantir l’impartialité des experts et donc de l’expertise – c’est-à-dire leur indépendance, leur intégrité et leur probité –, mais aussi le respect de la transparence, de la pluralité et du contradictoire. Le comité a toute liberté pour fixer son calendrier de travail, auditionner les personnes qu’il souhaite et écrire son rapport et ses recommandations. Il se réunit chaque mois pour débattre des propositions qui ont été écrites dans l’intervalle. Il est attaché à ce que les comités d’expertise soient des lieux de débat scientifique où l’expression d’avis éventuellement minoritaires soit possible. Il produit entre un et cinq avis par an, tous publiés en ligne.

M. Jean-Luc Volatier, adjoint au directeur de l’évaluation des risques, domaine « observatoires, données et méthodes ». L’unité de phytopharmacovigilance de l’Anses est positionnée au sein du domaine « méthodes, observatoires et données » dont je suis le directeur-adjoint. La phytopharmacovigilance a été mise en place par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014. Elle a été confiée à l’Anses pour deux raisons. Premièrement, l’Anses est en effet en charge de l’évaluation des produits phytopharmaceutiques et de la délivrance des AMM depuis 2015 ; ce fut donc un peu en anticipation de cette nouvelle mission. Par ailleurs, depuis le début des années deux-mille, l’Anses coordonnait l’observatoire des résidus de pesticides. De ce fait, elle exerçait déjà une mission de suivi des impacts des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine et l’environnement, par l’analyse de leur présence dans les milieux.

La phytopharmacovigilance a pour objectif principal d’évaluer les impacts sur la santé humaine et l’environnement des usages des produits phytopharmaceutiques au sens strict. Cela n’inclut donc pas les biocides et les antiparasitaires utilisés dans le domaine vétérinaire, lesquels font partie des pesticides au sens large.

Au sein du domaine « méthodes, observatoire et données », nous avons ainsi mis en place une équipe pluridisciplinaire composée d’agronomes, d’épidémiologistes, de spécialistes des transferts des substances dans les milieux, d’ingénieurs, de modélisateurs et de statisticiens. Cette équipe s’appuie également sur des ressources externes, notamment un groupe de travail « phytopharmacovigilance » qui comprend vingt experts scientifiques extérieurs à l’agence – comme tous nos comités d’experts spécialisés – ainsi que des sous-groupes portant sur la biodiversité, la santé humaine et la contamination des milieux. Ces experts externes permettent d’orienter nos travaux.

Nous ne sommes pas seuls à travailler sur la phytopharmacovigilance. Je souligne l’existence d’un réseau de vingt partenaires extérieurs à l’agence, principalement des établissements publics en charge de la surveillance, comme l’Office français de la biodiversité (OFB) pour la surveillance des eaux de surface, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) pour les eaux souterraines et le réseau Atmo, qui regroupe des associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (Aasqa), pour la surveillance des résidus dans l’air. Je signale aussi l’existence de la cohorte Agrican, qui est la principale cohorte française sur le suivi de la santé des travailleurs agricoles, agriculteurs ou salariés. Je peux également citer l’Institut technique du domaine apicole (Itsap) qui évalue les impacts sur la santé des abeilles.

Grâce à ce réseau, nous couvrons un large spectre d’impacts potentiels. Il permet de nous transmettre à la fois des signalements et des données, en vue de bâtir des études. Je précise que nous disposons par ailleurs d’un budget d’études d’un peu plus de 1,5 million d’euros par an, qui nous permet de diligenter des études sur le conseil de notre groupe de travail d’experts externes, sur des sujets pour lesquels les données manqueraient dans le cadre du réseau que nous venons d’évoquer. Nous contractons ainsi avec des équipes d’épidémiologie ou d’écotoxicologie, selon les types de sujets traités.

Ces moyens nous permettent de réaliser des études par substance, lesquelles sont transmises au pôle « produits réglementés » de l’Anses en amont des évaluations de produits. Nous recensons à ce jour 59 fiches substances publiées sur le site de l’agence. Les résultats d’études font l’objet de publications par les équipes de recherche qui en sont à l’origine. Nous avons pour le moment financé 45 études, dont 39 sont terminées et sont soit publiées, soit en cours de publication par les équipes de recherche.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Par vos différentes compétences, vous serez en mesure, je n’en doute pas, de répondre à l’ensemble de nos questions sur l’impact des produits phytosanitaires sur la santé et l’environnement, sur la phytopharmacovigilance, sur l’indépendance des évaluations – question qui nous est chère – et globalement sur la délivrance des autorisations de mise sur le marché.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête. Il s’agit d’une audition clé pour notre commission d’enquête. C’est bien la remise en cause des missions, du statut et de la place de l’Anses dans l’évaluation et l’autorisation des produits phytosanitaires qui a été l’une des motivations principales pour demander cette commission, au-delà de l’évaluation globale de l’efficacité des plans Ecophyto.

Je laisse volontiers les sujets d’actualité, autour du glyphosate notamment, à mes collègues. Je suis sûr que nous aurons des questions sur les conséquences des résultats annoncés par l’Efsa à ce sujet.

En premier lieu, je souhaiterais poser des questions à vocation pédagogique, puisque cette audition est publique et nous donne l’occasion d’expliquer très clairement le fonctionnement, les raisons, le sens et les modalités de votre action.

Ma première question vous surprendra peut-être ; l’Efsa a souligné que l’Union européenne était la plus avancée au monde, sur le plan scientifique et sur le plan déontologique, en matière de gestion des produits phytosanitaires. Quelles études et quels marqueurs nous permettent de confirmer, de la même manière, le positionnement international de l’Anses quant à qualité de son expertise scientifique et à aux garanties d’indépendance qu’elle présente ?

Mme Charlotte Grastilleur. Cette question est complexe. Tout d’abord, il me semble essentiel de rappeler que nous sommes un établissement public à vocation de recherche, même si nous avons le statut d’établissement public administratif. Nous sommes ainsi avant tout une agence d’expertise et d’évaluation des risques, avec une vocation de recherche. Comme pour toutes les autres institutions scientifiques, notre excellence est ainsi révélée par la qualité de nos publications. Mon collègue a exposé une partie des travaux qui sont les nôtres ; il a notamment mentionné le nombre très satisfaisant de nos publications dans des revues à comité de lecture. Nous avons des équipes à la pointe sur le plan scientifique. Il s’agit là d’un premier élément de réponse évident : l’aura des publications de l’Anses parle pour nous.

Je complèterai avec une réponse plus personnelle : je pense que ce qui nous distingue, c’est aussi notre capacité à commenter régulièrement les travaux des uns et des autres, à l’occasion des revues par les pairs au sein de l’Union européenne. Je rappelle que l’autorisation des produits phytopharmaceutiques revêt une dimension zonale au sein de l’Union européenne : contrairement à ce que certains pensent, la France n’est pas seule dans son coin. Nous nous situons dans la zone sud avec des pays assez variés tels que Malte, l’Espagne ou l’Italie – laquelle est relativement proche en termes de structure agricole et, dans une certaine mesure, d’organisation interne, beaucoup moins pour l’expertise.

Au sein de cette zone, lorsqu’un État membre est chargé du rapportage en vue de l’autorisation d’un produit, nous sommes actifs dans le commentaire, les vérifications et les échanges entre pairs. Contrairement à ce que l’on imagine parfois, l’Anses n’est pas dans sa tour d’ivoire, à conduire un travail qui serait uniquement franco-français. Et nos commentaires sont régulièrement repris, questionnés ; ils peuvent, in fine, modifier une partie des travaux de rapportage et d’évaluation sur ces produits.

Par ailleurs, je me permets d’évoquer, avec toutes les précautions utiles, les remontées des industriels, lesquels se tournent vers nous sur certains rapportages parce qu’ils estiment qu’une fois que leur dossier est passé sous les fourches caudines de nos évaluateurs, il a de bonnes chances d’aboutir dans d’autres États membres : « quand je suis passé par l’Anses, au moins, tout a été vérifié et je suis tranquille. ». Nous conduisons en effet une revue très exhaustive du dossier, au plus près des méthodologies d’évaluation européennes. Cela témoigne également de la qualité de notre expertise.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette appétence des opérateurs privés pour l’Anses pourrait paraître ambiguë ; mais l’on comprend bien, à ce que vous nous expliquez, quelle en est la logique : une fois que l’on est passé par l’Anses, la norme scientifique et déontologique est très élevée. Je vous remercie d’avoir levé cette ambiguïté.

Mme Charlotte Grastilleur. Sur ce point, les firmes elles-mêmes nous reprochent très régulièrement de ne pas avoir un accès suffisant à nos équipes, précisément parce que tous ces contacts ont été parfaitement codifiés. Nous ne pouvons interférer avec les firmes qu’à certaines étapes précises.

Je reviens à un aspect fondamental : même si la décision d’autorisation relève de l’agence, nous avons la garantie de l’indépendance de l’expertise scientifique. Je rappelle que le collectif d’experts est constitué de personnes extérieures à notre agence, qui ont toute latitude pour s’exprimer et à formuler des avis minoritaires. Une fois que le dossier arrive entre leurs mains, aucune interaction d’aucune sorte n’est possible avec des décideurs de l’agence ou même avec des acteurs qui ne sont pas dans la coordination de l’expertise – encore moins avec les firmes, c’est une certitude.

M. Dominique Potier, rapporteur. Sur le plan scientifique, pouvez-vous affirmer qu’une agence en Europe, en Asie, en Amérique est supérieure à la nôtre, plus puissante et plus pertinente ? Je poserai la même question sur le plan déontologique.

Mme Charlotte Grastilleur. Il n’existe pas véritablement de réponse. Nous avons de hauts standards de qualité et nous pouvons en attester par notre production scientifique et par la reconnaissance de nos pairs. Il ne s’agit pas forcément de dire que nous serions meilleurs ou moins bons que le BfR allemand (Bundesinstitut für Risikobewertung) ou qu’une autre agence. Il existe des agences de grande qualité en Europe ; elles sont véritablement portées vers l’avant quand elles ont, en plus, la capacité d’embarquer de la recherche en leur sein, ce qui est notre cas. C’est un fait, même si nous n’aspirons pas à nous comparer.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une telle compétition peut être saine. Par ma question, j’aspirais surtout à faire ressortir les meilleurs standards internationaux vers lesquels nous pourrions nous diriger.

Mme Charlotte Grastilleur. J’ai très bien compris votre question. Mais il est complexe de comparer, hormis sur la base de critères scientifiques usuels. En Europe, avec la perspective zonale que j’évoquais, nous sommes dans une logique de coopération visant à tirer l’ensemble des agences vers le haut, chaque agence étant en mesure, à un moment donné, d’évaluer en corapportage avec une autre.

Mme Gabrielle Bouleau. Notre comité de déontologie n’a pas d’équivalent en Europe, ce qui signifie aussi que nous atteignons un niveau d’indépendance sans égal. Nous évoluons dans un système un peu particulier qui permet au comité de déontologie d’avoir un rôle d’irritant sur tout ce qui pourrait se passer au sein des comités d’expertise. Au regard de ce que j’ai pu constater depuis que je participe au comité de déontologie, et d’après ce que j’ai pu lire sur ce qui s’est fait auparavant, il n’existe aucune volonté de cacher quoi que ce soit dans les avis du comité ; au contraire, il s’agit d’apprendre à partir des cas de difficultés. J’en veux pour exemple la charte des relations avec les porteurs d’intérêts. Une charte avait en effet été établie au sein de l’Anses, demandant la réalisation d’un registre de l’ensemble des visites des porteurs d’intérêts ; l’analyse de ce registre avait montré que 95 % des visites étaient liées au secteur agricole et associé, ce qui n’était pas de nature à garantir l’équité d’accès à l’agence. En 2019, le comité de déontologie a donc recommandé à l’Anses de limiter au maximum les rencontres avec les porteurs d’intérêts. Des rencontres peuvent être organisées pour expliciter une décision prise mais, en dehors de ce cas, il est préférable que l’Anses rencontre les parties prenantes dans des dispositifs pluralistes de type plateforme, où toutes les parties prenantes peuvent être invitées. Ce point a été réaffirmé par le comité de déontologie en 2021, sur les maladies professionnelles.

Par ailleurs, le comité de déontologie n’a pas pour objectif de se satisfaire d’une forme d’excellence scientifique qui serait conviée dans les différents comités d’expertise, mais de garantir les conditions d’expression de tous les avis de ces scientifiques, y compris des savoirs inconfortables, et de faire en sorte que des données qui sont des présomptions soient entendues. Nous savons que le niveau d’alertes remontant par la phytopharmacovigilance est plutôt faible ; le comité a donc été amené, dans ses avis, à recommander la prise en compte de toutes ces alertes. Pour que cette affirmation soit entendue, pour que ce principe fonctionne dans les comités d’experts, il est nécessaire de rappeler sans cesse à tous les scientifiques que nous ne pouvons que les encourager à participer à ces comités même si, dans le domaine de la recherche, cette participation n’est pas forcément une activité valorisée, quelle que soit la discipline, y compris en sciences sociales. Cet investissement de l’ensemble de la communauté scientifique importe pour la qualité du processus collégial.

On ne peut jamais se satisfaire du point d’arrivée en matière de déontologie. Dans les comités, nous sommes systématiquement attentifs à tous les cas qui pourraient montrer que, de façon pragmatique et malgré les règles, des voix se taisent, n’osent pas parler, peut-être parce qu’elles ne connaissent pas encore bien ces règles. Le processus doit sans cesse être amélioré pour que tous les savoirs soient véritablement réunis au moment de l’expertise.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons vécu un avant 2014 et un après 2014. Que ferons-nous demain ? Pouvez-vous nous expliquer comment étaient données les autorisations de mise sur le marché avant 2014 ? Pouvez-vous revenir sur la décision politique qui a changé la donne, sa signification, ses conséquences ? Enfin, quel regard portez-vous, depuis l’Anses, sur les débats que nous pressentons actuellement au sujet de cette procédure ?

Mme Charlotte Grastilleur. Je vous remercie de poser cette question d’organisation qui emporte de nombreuses conséquences politiques. Auparavant, le régime en place pour l’évaluation des produits avant leur mise sur le marché était tout à fait analogue, même si les règles déontologiques se sont renforcées depuis. Nous avions déjà recours à des collectifs d’experts indépendants, dont les conclusions étaient transférées aux décideurs politiques. À partir de 2014, nous avons renvoyé la décision d’autorisation de mise sur le marché à l’Anses. Je pense que la conséquence essentielle de ce transfert est la lisibilité, la clarté et la cohérence dans la chaîne entre la décision et l’évaluation, puisque la décision est directement articulée à l’évaluation. Cependant – j’insiste sur ce point – les évaluateurs et les décideurs appartiennent à deux équipes disjointes qui n’influent pas les unes sur les autres. Nous sommes néanmoins dans la même agence. Il en résulte, pour mes collègues des autorisations, une capacité plus aisée à décrypter ce que les experts nous proposent, puisqu’ils peuvent se nourrir les uns des autres, tout en étant dans le respect du rôle de chacun : une fois les conclusions terminées, je les transmets et suis en mesure de vous les expliquer pour que votre décision soit en ligne avec ce qui a été observé au sujet du risque.

Ainsi, nous n’avons pas de latitude politique pour aménager la décision en fonction des besoins de telle ou telle filière – j’insiste sur ce point.

M. Vallet s’en est expliqué, s’agissant de l’interdiction du S-métolachlore. Le règlement européen, qui a force de loi en France, n’emporte aucune dérogation. Nous avons un bloc d’expertises, le niveau de risque acceptable défini par le législateur : notre décision est directement branchée sur ces deux éléments. La prise en compte de faits exogènes – comme les problèmes d’une filière qui manquerait de solutions pour traiter – n’est ni permise ni prévue dans le texte. Ce qui ne veut pas dire que nous nions la réalité de ces difficultés.

Dans d’autres États membres, on constate parfois une certaine disjonction entre l’évaluation et la décision, même si nous ne sommes pas dans les arcanes de leurs décisions. La décision peut y être plus ou moins aménagée, à des fins parfois économiques ou autres. Pour ce qui nous concerne, nous avons au moins une lisibilité, un bloc global, une capacité à décoder la science directement pour la décision. Il existe néanmoins des mécanismes d’aménagement de cette décision – je pense en particulier à cette fameuse dérogation des 120 jours.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je souhaiterais que nous fassions preuve de pédagogie. Vous rendez désormais un rapport comportant les deux blocs de l’évaluation et de la décision. La signature intervient à la fin. Auparavant, vous rendiez le rapport et des ministres décidaient. Nous n’avons pas précisé quel était le ministère compétent ?

Mme Charlotte Grastilleur. C’était le ministère de l’Agriculture.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous rendiez votre décision, une signature du ministre était in fine apposée, mais elle ne pouvait pas contredire votre conclusion.

Mme Charlotte Grastilleur. Non, je vous invite à consulter ces éléments. Avec le collectif d’experts, nos collègues évaluateurs fournissent des conclusions signées du directeur de l’évaluation. Ce bloc de conclusions est communiqué au directeur chargé des autorisations. Nous avons en effet besoin de connaître l’impact de la décision, même si nous avons peu de latitude. Ce directeur apprécie l’impact, convertit les évaluations en décision et notre directeur général en porte la responsabilité, y compris juridique. Il existe cependant une exception qui permet au ministre de l’Agriculture et, par délégation, à la direction générale de l’alimentation, de porter la décision.

Mme Gabrielle Bouleau. Une fois que l’Anses a retiré l’autorisation de mise sur le marché d’un produit, le ministère de l’Agriculture peut décider d’appliquer une dérogation de cent-vingt jours, correspondant à la durée d’épandage de ce produit pour une période de culture annuelle – dérogation éventuellement renouvelable et qui ne dépend plus de l’Anses. Cette décision de dérogation vise à alléger les difficultés que pourrait rencontrer une filière après une décision d’interdiction.

M. Dominique Potier, rapporteur. Même sur le plan formel, une fois que l’interdiction est prononcée, aucune autorité politique ne peut donc revenir dessus, excepté dans le cas d’un aménagement calendaire pouvant être assorti de restrictions d’usage sur une condition en particulier.

Mme Charlotte Grastilleur. En vertu du code rural, le ministre peut demander à ce que nous revérifiions notre évaluation mais il ne peut en aucun cas nous intimer l’ordre de modifier notre décision.

M. Dominique Potier, rapporteur. Auparavant, c’était le ministre qui décidait. Pour simplifier, nous pouvons affirmer que l’expertise était de même nature mais le ministre pouvait prendre une décision contraire à la recommandation de l’Anses. À partir de la loi de 2014, applicable à compter de 2015, hormis le cas de dérogation calendaire évoqué tout à l’heure et sauf demande de vérification – laquelle pourrait s’apparenter à une façon de gagner du temps – la décision est prise par l’Anses en fonction d’arguments scientifiques de toxicité tels que nous les avons décrits. C’est une petite révolution. Est-ce le cas dans d’autres pays de l’Union européenne ou sommes-nous une exception en la matière ?

Mme Charlotte Grastilleur. Les organisations sont très variables d’un pays à l’autre ; certains décomposent le dossier d’évaluation et envoient un segment, par exemple la toxicologie, dans une université, un autre dans un institut technique agricole, s’agissant de la question de l’efficacité du produit. Il conviendrait de réaliser un inventaire complet, que je ne me permettrais pas de faire ici, sans avoir toutes les données en tête. Je pense que nos collègues du ministère de l’Agriculture doivent avoir ces informations. Je peux cependant nous comparer à l’agence néerlandaise, le CTGB (College voor de toelating van gewasbeschermingsmiddelen en biociden), que je connais bien ; c’est une structure ad hoc assez proche de l’Anses, avec un mode de fonctionnement assez original. Notre structuration n’est pas inédite en Europe. Il serait toutefois nécessaire de faire un parangonnage plus complet.

Monsieur Potier, vous évoquiez des décisions concernant les autorisations de produits qui auraient été, auparavant, de nature politique. Je pense qu’il y a eu, en effet, des positions politiques en la matière. Mais gardons à l’esprit que le texte européen qui constitue le support de nos décisions est le même depuis 2009, et ce texte ne prévoit pas d’exception, que la décision soit portée par le ministre ou par le directeur général de l’Anses. Dans le texte européen, il n’y a pas de marge de manœuvre pour ajuster la décision aux filières. Le signataire de la décision n’y change rien, la question juridique reste la même, la situation juridique également.

Mme Gabrielle Bouleau. La responsabilité pénale est différente.

M. Dominique Potier, rapporteur. Elle incombe désormais au directeur de l’Anses.

Mme Gabrielle Bouleau. C’est lui qui signe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je pense que c’était important que nous mesurions tous bien ce qu’a été la révolution de 2014, laquelle a fait de notre système l’un des plus exigeants en Europe. Dans ce que vous pressentez des débats actuels auxquels vous n’êtes pas étrangers, le retour à la situation d’avant 2014 est-il envisagé ou serait-ce plutôt le recours à des formules plus byzantines ? Cette question est peut-être délicate.

Mme Charlotte Grastilleur. Comme tout un chacun, nous sommes traversés par les questionnements émis par voie de presse notamment ; et nous n’ignorions pas les positions politiques exprimées à notre endroit par les uns ou les autres. Il s’agit ici d’autoriser, par exception, un produit, lorsque son interdiction fait grief à une filière. Indépendamment du montage utilisé, on en revient en réalité à la même donnée : le règlement européen comporte des critères d’acceptabilité. Même si l’entreprise demande l’autorisation, même si le ministre signe, le texte européen s’opposera à eux : leur responsabilité sera engagée, en particulier celle des firmes, qui sont les premières responsables.

Vous évoquiez la question des solutions juridiques qui pourraient être trouvées à un certain nombre d’impasses, en particulier ces fameuses impasses de traitement. Dans le cadre du texte européen tel qu’il est rédigé, il n’existe pas réellement de solution juridique. Nous nous inscrivons vraiment dans une logique très forte, qui est une logique industrielle de recherche de solutions alternatives mieux-disantes sur le plan sanitaire. La question n’est donc vraiment pas tant de savoir qui signe, car le texte européen comporte des verrous de sécurité – même si, je vous le concède, les textes peuvent être modifiés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je formule l’hypothèse que même avec les verrous que vous évoquez, si les solutions industrielles alternatives se faisaient attendre, nous pourrions nous distraire de cet objectif et amortir les vieilles molécules encore plus longtemps.

Vous avez diligenté un groupe de travail qui a produit un rapport sur la question de la confiance dans l’expertise scientifique. Vous n’êtes pas les seuls à vous poser cette question, qui traverse toutes les démocraties. Quelles sont les grandes lignes de ce rapport ? Avez-vous déjà commencé à en tirer les conclusions en interne ou est-ce que cela supposerait des réformes à caractère réglementaire ou législatif ?

Mme Charlotte Grastilleur. Ce rapport a été produit par notre conseil scientifique ; c’est un point important. J’insiste beaucoup sur le fait que de nombreux observateurs externes sont présents à des points clés de notre gouvernance et de nos activités. J’ai évoqué les collectifs d’experts, les experts externes, les académiques, les personnes d’établissements publics. Nous avons recours à leurs services ; l’Anses n’opère pas seule dans son coin. Par ailleurs, notre conseil d’administration est composite et reflète la multiplicité des enjeux couverts par les différents dossiers sur lesquels nous avons compétence.

Le conseil scientifique est également composé de personnalités qualifiées externes, reconnues pour leurs compétences scientifiques très diverses, bien que n’embrassant pas forcément tous nos domaines. Ce qui important, c’est que le conseil scientifique, confronté à toutes ces polémiques, a choisi de se saisir de cette question de lui-même. Il s’est concentré sur la question des phytosanitaires, qui est la plus controversée, avec le souci de comprendre ce qui amoindrissait notre crédibilité.

Si l’on regarde ce qui ressort de ce rapport, on en revient en réalité aux échanges que nous avons actuellement. La crédibilité est engendrée par la transparence et par la qualité de l’expertise. La déontologie fait également l’objet de beaucoup de questionnements. Nous nous devons donc de donner des garanties, d’ouvrir nos portes et nos dossiers – ce que nous faisons déjà largement – pour expliquer nos relations – ou d’ailleurs nos non-relations – avec les porteurs d’intérêts.

M. Dominique Potier, rapporteur. Envisagez-vous des débouchés concrets, sur le réglementaire ou législatif, ou encore via des changements internes ?

Mme Charlotte Grastilleur. Ce sont plutôt des changements internes d’ordre procédural. Nous avons notamment été interrogés sur notre capacité à agir rapidement, sur le fait de ne pas avoir d’atermoiement dans certaines expertises un peu perçues comme des manœuvres dilatoires, là où nos scientifiques nous disent qu’ils ont besoin de plus de temps avec leur collectif d’experts. Nous sommes amenés à faire des propositions sur ce sujet. J’ai par ailleurs évoqué le renforcement constant de la déontologie ; nous avons peut-être encore quelques pistes en matière de transparence.

M. Jean-Luc Volatier. Je complèterai sur un des points clé de ce rapport qui est l’écart supposé entre l’expertise réglementaire d’une part et, d’autre part, les données provenant de la communauté scientifique. La phytopharmacovigilance vise précisément à réduire cet écart entre les deux, puisque nous nous nourrissons principalement de données académiques et de travaux scientifiques provenant des établissements publics de recherche ou des universités. Or, le rapport que vous évoquez ne valorisait pas du tout le travail de la phytopharmacovigilance, qui n’y est absolument pas présenté, ce qui nous a quelque peu interpellés. Je pense donc qu’il est essentiel de communiquer davantage sur l’existence de la phytopharmacovigilance et sur l’utilisation vraiment très intensive des résultats de la recherche académique dans le travail de l’Anses. Je vous confirme d’ailleurs que notre dispositif est unique en Europe, nous sommes les seuls à en bénéficier.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’Efsa l’a souligné hier.

Mme Gabrielle Bouleau. Le rapport souligne que la crédibilité de l’expertise scientifique est mise en doute lorsque les sujets sont politisés. Si le sujet n’est pas politique et, ainsi, pas porté par les médias, l’expertise n’est pas questionnée. Mais à chaque fois qu’un sujet sera médiatique, la crédibilité de l’expertise scientifique sera remise en cause. Par ailleurs, le comité de déontologie a souligné, dans son avis sur les maladies professionnelles, que le dispositif de pharmacovigilance était très peu financé, seulement via une taxe de 0,2 % sur les demandes d’autorisation de mise sur le marché. Nous avons donc peu de moyens pour assurer cette pharmacovigilance, dont nous savons par ailleurs qu’elle remonte peu d’alertes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me souviens de cette taxe établie à 0,2 %  ; j’avais demandé un peu plus mais c’était un compromis. J’étais dans la majorité et il arrive que nous fassions des compromis. Cette phytopharmacovigilance est cependant une innovation unique en Europe ; elle permet de travailler in situ, in vivo, dans la vraie vie d’une molécule, de revenir sur une décision et de nourrir des expertises futures. L’Efsa a reconnu sa valeur ajoutée. Nos propositions incluront à un appel à l’élargissement de cette phytopharmacovigilance à l’échelle de l’Europe, pour que vous puissiez bénéficier de l’expérience d’autres pays.

Je terminerai sur les questions des effets cocktails et des coformulants, qui sont distinctes. Certaines personnes estiment que nous n’étudions pas l’effet des coformulants au même niveau que celui de la substance active. En outre, le produit et/ou la substance active n’agissent pas isolément d’autres molécules chimiques. L’effet de cumul entre substances peut provoquer des effets indésirables aujourd’hui mal mesurés. À ce sujet, pouvons-nous, ensemble et sereinement, plaider coupables en raison de l’absence de procédure, du caractère lacunaire de la recherche scientifique ? Qu’avez-vous déjà entrepris dans ce domaine, et que devons-nous encore lancer, pour être à la hauteur des enjeux qui sont devant nous ?

Mme Charlotte Grastilleur. On a parfois l’impression, en effet, que circule l’idée que nous ne regarderions que la substance active, rien que la substance active, et jamais la formulation dans son ensemble. Or, ce n’est absolument pas le cas, évidemment. Faut-il cependant réaliser de l’in vivo sur la préparation complète au motif qu’il pourrait y avoir des interactions entre les composés ? Cette hypothèse est quelque peu théorique. Les toxicologues nous disent leur attachement à considérer avant tout la substance active, en raison de sa nature-même, qui est d’avoir une activité, un effet fongicide, herbicide ou insecticide. La formulation en masse est également portée par la substance active, d’où l’attachement premier à vérifier l’adéquation d’une substance active avec son utilisation ultérieure, et à identifier ses potentiels effets indésirables. Mais cela ne signifie pas que nous ne nous intéressons pas à la formulation – nous savons que la formulation pourra avoir des effets modulateurs divers et variés ; c’est d’ailleurs pour cela que nous avons mis en place cette évaluation zonale que j’évoquais.

Il est vrai cependant que nous ne disposons pas forcément de tests in vivo complémentaires pour la formulation dans son ensemble, excepté quelques tests très précis sur la toxicité aiguë, dont je vous avais déjà donné la teneur.

Mais nous conduisons des évaluations pour le produit complet volet par volet. Je précise d’ailleurs qu’une de nos unités, l’unité physico-chimie et méthodes d’analyse des produits réglementés (UPCMA), évalue les propriétés physico-chimiques de l’entièreté du produit, coformulants compris.

Le sujet, c’est que certains seraient désireux de connaître cette formulation globale. En l’état actuel des textes, nous sommes tenus par le secret des affaires, puisque nous avons un produit industriel. Il ne s’agit pas d’une position particulière de l’Anses. Quoi qu’il en soit, nous avons la composition complète et nous réalisons une évaluation des coformulants.

Je suis venue ici avec des exemples très concrets de produits que nous avons refusés très récemment parce que des coformulants ne convenaient pas. Nous les avons identifiés à la faveur des informations qui nous ont été données. Je pense que nous devons vraiment distinguer le débat sur l’évaluation des produits de celui sur des tests in vivo intégraux pour toutes les formulations – lesquels seraient, d’ailleurs, très mobilisateurs et donc très contestables sur le plan du bien-être animal.

Les toxicologues ont une approche graduée des formulations, en considérant les substances en fonction de leur niveau de danger – ils recourent pour cela à la base de données du règlement Reach. Il est sans doute possible de faire encore mieux, et des pistes d’amélioration méthodologiques existent. Mais je ne voudrais pas que vous partiez avec l’idée que le produit n’est pas examiné. Prenons l’exemple des génériques. Certaines personnes essaient de s’approcher des recettes des firmes pour proposer des génériques. Nous sommes tenus de vérifier si le produit est bien similaire à la référence revendiquée. Pour cela, nous devons bien vérifier l’intégralité de la composition, ainsi que sa proximité avec le produit de référence. S’il existe des différences, les propriétés ne seront plus tout à fait les mêmes, ce qui emporte des conséquences directes pour l’évaluation. Vous voyez donc que nous ne travaillons pas à l’aveugle sur des produits qui ne seraient pas complètement caractérisés.

Mme Gabrielle Bouleau. Dans une synthèse sur les questions sensibles réalisée en 2021, le comité de déontologie avait recommandé de ne pas se cantonner à une approche substance par substance, où l’on observerait uniquement certaines substances qui sont dans l’environnement, en fonction de la surveillance qui en est faite par les services de l’environnement. Non seulement les substances sont bien plus nombreuses, mais elles peuvent en outre se transformer et devenir des métabolites, assez peu suivis dans le cadre de la surveillance environnementale. Dans les recherches scientifiques, il existe d’autres paradigmes que la simple analyse de l’effet du produit en fonction de sa dose sur sa cible. Il est en effet possible d’aller vers l’exposome, c’est-à-dire de considérer toutes les substances auxquelles les individus sont exposés au cours de leur existence, depuis le stade prénatal jusqu’à leur mort. Il est également possible de concevoir une règlementation qui ne serait pas établie par substance, en particulier dans des zones qui sont des points noirs en matière de contamination ; ce serait nouveau.

M. Jean-Luc Volatier. Sur le plan scientifique, je pense que l’Anses est très en pointe sur ce sujet des effets dits cocktails des substances. C’est la raison pour laquelle, dans le cadre du consortium Parc sur les méthodes d’évaluation des risques chimiques au sens large – pas uniquement des pesticides – nous sommes en charge de la question des effets cocktails. L’Anses est chargée de développer des méthodes sur ces sujets à l’échelle européenne. Nous l’avons d’abord fait dans le domaine alimentaire, en prenant en compte les métabolites de résidus dans les aliments. Nous le développons à l’heure actuelle dans le cadre de la phytopharmacovigilance, notamment avec notre partenaire Agrican, sur les effets sanitaires pour les travailleurs agricoles. Nous œuvrons sur un projet qui sera publié l’an prochain, où les effets cocktails auxquels sont exposés les agriculteurs sont mis en relation avec tous les types de cancers mesurés dans la cohorte Agrican.

Mais, dans les cohortes épidémiologiques en particulier, des données sur les expositions chroniques font défaut. Nous utilisons beaucoup la biosurveillance, c’est-à-dire les dosages internes des substances, urinaires, sanguins ou dans les cheveux. C’est souvent une mesure ponctuelle, à un moment donné. Nous aspirons à ce que les programmes de recherche menés au niveau national permettent des mesures répétées dans le temps pour les mêmes individus, de façon à avoir des données d’exposition beaucoup plus précises, que nous pourrions mettre en relation avec les effets sanitaires.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Le rapporteur, Monsieur Potier, soulignait à quel point la réforme législative de 2014 avait changé la donne ; je pense que celle-ci vous oblige à une robustesse particulière dans les décisions que vous rendez. J’ai eu l’occasion d’interroger l’Efsa sur le contexte européen. Des questionnements ressortent depuis plusieurs mois sur l’absence d’évaluation sérieuse de la toxicité de long terme, notamment des formulations représentatives considérées par l’Efsa. La Commission nationale de la déontologie et des alertes en matière de santé publique et d’environnement (cnDAspe) soulignait ainsi, en novembre 2022, que l’évaluation des risques opérée par l’Efsa ne correspondait plus aux exigences du règlement de 2009. Le directeur exécutif de l’Efsa, M. Berhnard Url, a également admis des problèmes de méthodologie pour évaluer ces fameux effets synergiques. Ces insuffisances ont finalement été soulignées par le fait que la Commission européenne a mis en place des ateliers pour tenter de corriger cette absence de méthodologie robuste pour évaluer les effets à long terme des formulations représentatives.

Madame Grastilleur, je me souviens d’un rendez-vous à l’Anses avec Monsieur le rapporteur Potier, le 25 novembre 2021, au cours duquel l’Anses avait admis reprendre les valeurs toxicologiques de référence données par l’Efsa concernant l’évaluation des produits, donc des formulations, et les appliquer sur les formulations que vous autorisez in fine. Or, au regard du contexte que je viens de rappeler, il y a donc de fortes chances pour que les valeurs de référence données par l’Efsa soient sous-estimées et qu’ainsi, le risque réel lié au produit ne soit pas évalué à sa juste valeur.

Considérez-vous que vos pratiques sur cette question spécifique de l’évaluation du risque à long terme des produits en formulation complète répondent aux exigences du règlement européen tel qu’il est écrit ? Si tel n’était pas le cas, quelles propositions seriez-vous en mesure de formuler afin de répondre à ces exigences ?

Mme Charlotte Grastilleur. Je vais vous donner un exemple. Sans reprendre la litanie de tous les volets méthodologiques appliqués au produit, et je parle bien du produit, considérons la question des résidus par voie alimentaire, qui sont l’un des éléments du volet d’évaluation du produit. Nous examinons les expositions du consommateur au regard d’une valeur toxicologique robuste, avec une étude clé et un point critique à l’appui, et de multiples études derrière qui permettent de construire une valeur toxicologique de référence (VTR) qui est d’ailleurs évolutive à la hausse ou à la baisse. Nous parlons vraiment d’effets à long terme d’expositions cumulées, de doses journalières admissibles.

Je souhaiterais comprendre ce que l’on entend derrière le long terme. Certains évoquent un effet un peu holistique, qui d’ailleurs est réel, sur les questions de biodiversité. Mais le long terme est actuellement embarqué dans l’évaluation, y compris du produit.

Je reviens à l’idée que votre critique porte sur le fait de ne pas avoir de test, par exemple 90 jours sur des rats, par de nombreuses voies d’exposition, sur l’aspect in vivo. Le long terme peut toutefois être abordé par différents proxys tout à fait valables, y compris pour les scientifiques et les toxicologues.

On peut toujours améliorer les choses. Elles s’améliorent d’ailleurs graduellement, à mesure que la science évolue. En revanche, il serait contre-productif de laisser penser aux personnes qui s’interrogent sur les produits phytosanitaires que les expositions répétées ne sont pas intégrées dans l’approche réglementaire.

M. Jean-Luc Volatier. J’ai précisé que nous manquions de données de biométrologie sur le long terme dans les études épidémiologiques académiques. Ce n’est pas une carence propre à l’évaluation réglementaire. C’est bien ce thème qui doit être creusé si nous voulons aller vers l’exposome, et c’est ce vers quoi se dirige l’institut de santé publique de l’Inserm notamment. Il est vrai que, pour l’instant, nous retrouvons assez peu ce type d’information dans les cohortes épidémiologiques scientifiques nationales ou internationales. La marge de progrès porte donc plus, en l’occurrence, sur le monde de la recherche, notamment de la recherche épidémiologique.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je pointais bien le fait que le règlement 2009 impose un certain nombre de cadres de référence à l’Efsa. Il est démontré que celle-ci ne répond pas, avec les méthodologies actuelles, à ce cadre de référence. Or, en novembre 2021, vous aviez mentionné vous appuyer sur les évaluations de l’Efsa qui, de ce fait, me semblent aujourd’hui chancelantes. En effet, lorsque l’on s’appuie sur une base qui n’est pas robuste, comment se prévaloir soi-même de la robustesse ? Je ne remets pas en cause le travail mené par l’Anses, mais vous vous appuyez sur un cadre qui ne me semble pas solide. De quelle manière le corriger ?

Mme Charlotte Grastilleur. J’aurais besoin d’éléments plus précis pour pouvoir vous répondre sur ce sujet. Cette question me donne l’opportunité de rebondir sur nos interactions avec l’Efsa. Pour l’autorisation de la substance active, l’Efsa produit un rapport d’expertise. Nous en avons un exemple très concret avec le rapport glyphosate en ce moment. Derrière ce rapport, nous retrouvons des États membres rapporteurs avec toute la méthodologie scientifique associée pour l’appréciation de la substance active. Un État membre est rapporteur, un autre corapporteur. Ce travail préliminaire fait l’objet d’une revue par les pairs ; tous les autres États membres ont ainsi la capacité de le commenter. Il n’est donc pas correct d’affirmer que nous serions suspendus à une production de l’Efsa qui nous enfermerait et dont nous ne pourrions pas sortir. L’Efsa est chargée de coordonner une évaluation sur la substance active et sur une préparation représentative qui serait valable dans au moins un État membre. Une fois que la substance est approuvée – et l’approbation n’est pas de notre ressort – nous nous emparons de cette partie de l’évaluation, mais le travail reste à engager sur la formulation globale dont l’autorisation est demandée.

Nous nous appuyons effectivement sur des méthodologies européennes pour évaluer les impacts volet par volet : sur les abeilles, les riverains, les opérateurs, les travailleurs qui sont les plus concernés par le sujet des expositions, les consommateurs via les résidus, la qualité des eaux, les organismes non-cibles aquatiques, les vers de terre, les oiseaux, les mammifères. Cette appréciation est bien multi-volets. Pour ce faire, en effet, nous nous appuyons sur un cadre européen et sur des méthodologies européennes. Mais gardez à l’esprit que nous ne sommes pas emprisonnés par la méthodologie qui est évolutive, à la faveur de nouvelles données scientifiques disponibles. Nous sommes actuellement beaucoup questionnés sur notre capacité à évaluer certains matériels de réduction de la dérive. Dès lors que les données scientifiques existeront, nous expliquant comment la dérive diminue avec tel et tel matériel, nous les intégrerons dans notre évaluation.

Par conséquent, nous revendiquons l’utilisation des méthodologies européennes et nous contribuons largement à leur édification. Celles-ci sont de toute façon tout à fait évolutives. Nous ne sommes pas suspendus à une prise de position de l’Efsa et à des appréciations qui en découleraient en France, nous nous situons vraiment dans un travail coopératif qui se nourrit de données robustes, d’études robustes, qui essaient d’aller au fond des questions scientifiques, sur le sujet des expositions cumulées en particulier.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Vous soulignez que la substance active et la formule complète sont évaluées, au regard de l’exposition directe qui touche notamment nos agriculteurs, mais également de l’exposition cumulée, en tenant compte des résidus dans l’air, dans l’eau et dans notre alimentation. Pouvez-vous à présent nous expliquer le déroulement précis des premières étapes de la demande d’autorisation de mise sur le marché d’un produit, à partir du moment où l’industriel dépose sa demande à l’Anses ?

Mme Charlotte Grastilleur. Pour pouvoir déposer une demande d’autorisation d’un produit, l’industriel doit auparavant s’assurer que les substances actives incorporées dans son produit sont approuvées à l’échelle européenne. Lorsque nous recevons le dossier, celui-ci fait l’objet d’une réception administrative – il ne s’agit à ce stade en aucun cas d’un pointage scientifique ; les pièces minimales nécessaires sont pointées. Les évaluateurs s’emparent ensuite de la totalité du dossier et fixent leur calendrier. Le dossier est examiné par le collectif d’experts qui valide des conclusions, lesquelles sont transmises à nos collègues chargés de mettre les autorisations en forme. L’autorisation qui en découle est alors transférée à la firme.

Selon la complexité du dossier, une fois les conclusions éditées définitivement, signées et donc irrévocables, elles sont envoyées soit en même temps que la décision à la firme, soit de façon disjointe.

S’agissant de nos interactions avec les firmes, sur les gros dossiers, au moment du prédossier, il est possible d’observer une phase de présoumission, très codifiée, où l’industriel peut expliquer son projet. Nous faisons alors un inventaire des requis obligatoires de la législation au regard de sa demande. C’est le moment de l’interaction. Il ne s’agit pas du tout de le conseiller, mais de lui indiquer que s’il a la volonté de mettre sur le marché un type de produit, l’intégralité de certains volets est nécessaire à la présoumission, d’autres ne le sont pas. Une fois la présoumission passée, le processus est celui que je vous ai indiqué, avec la réception du dossier, le pointage administratif et le passage en évaluation, de façon disjointe du traitement de la décision.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Combien de temps s’écoule entre le dépôt du dossier et la mise sur le marché ?

Mme Charlotte Grastilleur. Les délais sont très variables selon les produits. Nos efforts portent beaucoup sur le biocontrôle, puisqu’il existe une stratégie nationale en ce sens ainsi qu’une volonté de renouveler l’arsenal thérapeutique avec des produits de ce type. Pour le biocontrôle, nous avons une médiane de traitement d’un an, qui pour nous est vraiment performante parce que ce ne sont pas forcément des dossiers simples. Nous avons rencontré des difficultés car nous avons eu affaire à de nouvelles substances actives, notamment les phéromones des lépidoptères. Le biocontrôle n’implique pas forcément une innocuité par principe.

S’agissant des autres produits hors biocontrôle, nous sommes parfois simplement dans une situation de reconnaissance mutuelle, qui consiste à vérifier un dossier pour un produit déjà disponible dans un autre État membre de notre zone. En dehors de cette situation, les dossiers sont souvent traités sur deux années, les demandes de renouvellement étant souvent plus compliqués que les demandes de nouvelles autorisations de mise sur le marché.

M. Nicolas Turquois (Dem). Je tiens à préciser qu’au-delà de ma fonction de député, je suis agriculteur, ce qui va peut-être orienter mes questions. Je recherche un équilibre délicat entre production et protection. Je m’interroge sur certains des points que vous avez évoqués. Je pense qu’un produit phytosanitaire a effectivement un impact potentiel sur la santé et sur l’environnement, mais il a également une qualité spécifique, soit insecticide, soit herbicide, soit biocide. Est-ce que votre évaluation porte uniquement sur la dimension environnementale et sanitaire ou est-ce que vous évaluez également les qualités intrinsèques du produit au regard de l’objectif de protection visé ? On peut protéger l’environnement en retirant un produit mais aussi en autorisant un produit mieux-disant que ceux actuellement utilisés. Comment prenez-vous en compte cette dimension dans vos évaluations ?

À l’inverse, si on interdit on laissant les agriculteurs sans solution, on va favoriser la production à l’étranger avec des méthodes souvent beaucoup plus agressives ; alors je n’ai pas l’impression que nous aurons fait beaucoup avancer la cause de l’environnement. Dans le cadre de mes activités agricoles, je multiplie les semences ; il existe des autorisations spécifiques sur des usages très faibles. La multiplication de semences de choux-fleurs ne doit représenter que quelques hectares en France. Pour autant, on doit passer par un processus d’homologation spécifique, produit phytosanitaire par produit phytosanitaire, culture par culture et usage par usage. Le produit est homologué pour tel insecte du chou-fleur. La multiplication administrative fait que des dossiers ne sont pas demandés par les industriels ; en conséquence, certaines solutions ne sont pas mises à disposition des agriculteurs, en particulier lorsqu’elles concernent des cultures anecdotiques qui, au demeurant, apportent une forme de diversité. Ne pourrait-on pas fluidifier les choses ?

Je prendrai l’exemple des mycotoxines. Lorsque nos cultures sont matures, je pense notamment au blé ou à l’orge, si, au mois de juin, les conditions sont un peu humides, des champignons se développent sur les grains et produisent des toxines appelées mycotoxines qui, pour certaines, peuvent être extrêmement nocives. Dans vos évaluations, vous livrez-vous à des comparaisons entre l’impact d’un fongicide et ses conséquences, si la culture n’est pas traitée, et, à l’inverse, l’impact de l’absence de fongicides lorsque l’on traite la culture ? Il me semble que dans une approche globale, il faudrait mettre tous ces éléments en perspective.

Enfin, la bouillie bordelaise est un produit ancien, largement utilisé en agriculture biologique. J’ai toutefois l’impression que l’accumulation de cuivre dans le temps a un impact majeur sur l’environnement. Comment cette substance considérée par certains comme quasi naturelle est-elle évaluée du point de vue de la réglementation ?

J’ai l’impression que la déontologie est parfois une question de rapports de force entre des positions qui peuvent être politiques : privilégie-t-on plutôt la production ou la protection de l’environnement ?

Mme Charlotte Grastilleur. Je vous remercie d’avoir posé ces questions qui permettent de revenir sur un sujet peu abordé, qui est cependant au cœur de l’audition : le rôle de l’AMM, ce qu’elle porte et ne porte pas. Je pense que votre question est tout à fait essentielle à cet égard. L’AMM est un verrou de sécurité parmi de nombreux outils de gestion des phytosanitaires ; c’est également une règle de loyauté d’accès au marché pour les produits. Le verrou est très clair : l’AMM doit garantir le fait que le produit répond à des critères de sûreté qui sont dans la législation, et à des critères d’efficacité au regard du danger à combattre. Votre exemple sur la mycotoxine est extrêmement bon. Nous sommes effectivement face à toutes ces questions, notamment d’ochratoxines, voire d’ergot, qui revient très fortement en ce moment. L’AMM résulte d’une démonstration que le produit va répondre aux critères de sûreté et qu’il permet bien d’atteindre l’objectif affiché aux doses et conditions d’emploi prescrites : par exemple, le traitement de la cercosporiose, partie aérienne sur telle production. C’est très précis et le produit doit être efficace. Nous disposons également de tests terrain, de démonstrations efficacité à l’appui. Nous en parlons assez peu mais c’est là un gros travail pour nos collègues. Si l’efficacité n’est pas confirmée, nous refusons le produit.

En revanche, l’AMM, ne tient pas compte de l’arsenal thérapeutique à disposition par ailleurs ; elle ne tient pas compte du fait que, peut-être, il faudrait avoir un produit en particulier parce qu’un bioagresseur devient omniprésent. Et, lorsqu’on interdit des produits, un report automatique sur d’autres produits plus restreints en nombre s’opère, ce qui augmente mécaniquement la présence de certains résidus. Tous ces enjeux ne sont pas pris en compte dans le dispositif de l’AMM, ce n’est pas ce que prévoit la législation.

Un effort complémentaire de construction des itinéraires de traitement est déployé par ailleurs. Je pense à Ecophyto en particulier ou à d’autres plans gouvernementaux comme le plan d’anticipation du retrait de certaines substances actives. L’AMM ne peut pas tout faire et ne fait pas tout. Je pense qu’elle ne fera jamais tout. En l’état actuel de la législation, elle est vraiment une garantie d’accès équitable au marché pour les firmes, l’accès à un produit efficace pour l’agriculteur et une garantie de sécurité pour tous ceux qui peuvent être exposés au produit. Par ailleurs, la logique du plan Ecophyto est de réduire les utilisations. Mais l’AMM n’a pas vocation à réduire des utilisations. Nous nous situons plutôt dans une logique d’agriculture raisonnée, de bonne utilisation d’un itinéraire de traitement qui se tienne au regard de la surveillance et des dangers réellement présents au champ.

M. Jean-Luc Volatier. Des plans de surveillance et des plans de contrôle des administrations existent sur les mycotoxines dans les aliments. Nous sommes très mobilisés sur cette thématique à l’agence. Une étude alimentation totale a lieu régulièrement et calcule les expositions à la plupart des mycotoxines présentes dans l’alimentation. Dans la prochaine étude, qui vient de se terminer et sera publiée d’ici un an et demi, nous ferons des évaluations de risques à la fois pour les consommateurs réguliers de produits d’agriculture biologique, pour des consommateurs occasionnels et pour des non consommateurs, en vue de pointer des différences d’exposition aux mycotoxines du fait des différents modes de traitement. Il s’agit donc d’un sujet d’étude prioritaire pour nous.

Mme Gabrielle Bouleau. La déontologie consiste en un corpus de règles professionnelles pour les experts, de façon à ce qu’ils soient en mesure de bien répondre aux interrogations dans le mandat qui leur est confié et d’apporter leurs connaissances de façon non biaisée et transparente. La réglementation française et européenne fait que l’évaluation demandée aux experts concerne l’impact d’un produit sur la santé et sur l’environnement dans un contexte de fortes incertitudes qui justifie qu’on ait recours à cette expertise. On pourrait, de la même façon, tout à fait concevoir une expertise socio-économique sur ces produits phytosanitaires, mais cela ne correspond pas à ce qui est demandé à l’Anses aujourd’hui.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Notre commission d’enquête porte sur la réduction – ou plutôt le questionnement sur la non-réduction – des produits phytosanitaires. Or, dans le cadre de la procédure d’AMM, l’Anses a une approche produit par produit et, parfois, la réduction d’un produit peut induire la surconsommation d’un autre. Ne pensez-vous pas que cette approche produit par produit contribue à expliquer la non-réduction de l’usage global des produits phytosanitaires ?

Mme Charlotte Grastilleur. C’est vrai que ce n’est pas la procédure d’AMM en elle-seule qui va induire la réduction des usages qui doit être recherchée par d’autres voies : la biosurveillance au champ, le traitement le plus adapté possible, l’agriculture de précision – toute une série de dispositifs qui ne sont pas forcément dans le champ de l’autorisation.

Je le répète : l’enjeu pour nous est de garantir la sécurité et l’efficacité d’un produit pour un usage revendiqué. Je trouve l’exemple récent de l’herbicide S-métolachlore est intéressant de ce point de vue. On nous a dit qu’en interdisant ce produit, on allait mettre en difficulté certaines cultures, qui pourraient être confrontées à une résurgence du datura, une plante toxique. Mais si le produit ne passe pas la barre des critères de sécurité et d’efficacité, peu importe pour nous qu’il y ait ce besoin vis-à-vis du datura : il n’arrivera pas sur le marché.

On peut réduire les utilisations par le levier de l’AMM, mais ce n’est pas suffisant. Ce sont ici des questions partiellement disjointes : la réduction des utilisations des produits phytosanitaires et le renforcement des AMM ne sont pas des vases communicants.

M. Jean-Luc Volatier. Je pense que vous soulevez ici une question très importante, qui commence tout juste à être étudiée par le conseil scientifique et technique du plan Ecophyto ; il lui faudrait des moyens supplémentaires – moyens humains en particulier – pour pouvoir le faire convenablement. Nous n’aurions pas pu répondre à cette question il y a cinq ou six ans, mais nous disposons désormais de données, avec les bases de données de vente, avec lesquelles il serait possible de réaliser cette analyse de substitution entre substances.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je suis d’accord avec le rapporteur : cette audition est majeure pour notre commission d’enquête. Je souhaiterais revenir sur la question du rôle donné à l’Anses par la loi de 2014. J’ai rédigé une proposition de loi afin de revenir à la situation antérieure à 2014. Madame Grastilleur, vous n’avez fait que confirmer ce qu’avait déclaré M. Vallet lorsqu’il était venu devant la commission des affaires économiques, qui était à mon sens très éclairant. Personne ne remet en cause le travail scientifique réalisé par l’Anses. Ce qui est remis en cause ne dépend pas de l’Anses mais du législateur : c’est le rôle qu’on lui a donné. La crédibilité de l’Anses est remise en cause sur le terrain par ce sentiment qu’elle est un peu dans sa tour d’ivoire et fait des choix sans avoir conscience des conséquences. Ce n’est pas de votre faute cependant, car le législateur vous a donné cette compétence. Je reprends vos propos, Madame Grastilleur, vous n’avez « pas de latitude politique pour aménager la décision » : c’est là qu’est la difficulté. Aménager la décision, ça ne veut pas dire faire plaisir à des firmes pharmaceutiques, phytopharmaceutiques ou à un lobby agricole. Cela veut dire tenir compte de l’impératif de souveraineté alimentaire – préoccupation du reste partagée par l’ensemble des forces politiques. Il s’agit de protéger les citoyens, Monsieur Prud’homme.

Je n’ai pas une position caricaturale ; il convient de faire des choix à certains moments. Je comprends tout à fait que certaines molécules soient retirées du marché parce qu’elles ont un impact sur la santé humaine ou sur l’environnement. Monsieur le rapporteur souhaitait élargir au niveau européen. Gardez à l’esprit que lorsque l’Allemagne décide de garder des centrales à charbon, elle est parfaitement consciente de l’existence d’un impact sur la santé humaine. Lorsque la France décide de relancer son parc nucléaire, elle est parfaitement consciente des risques inhérents à l’industrie nucléaire. Il faut avoir cette capacité de choix politiques pour bien prendre en compte l’ensemble des dimensions autour de l’usage des produits phytosanitaires : les impacts sur l’environnement et sur la santé humaine, mais également sur l’activité agricole et économique et sur la souveraineté alimentaire. Si nous nous focalisons exclusivement sur les questions environnementales ou de santé humaine, nous pourrons demain mettre un terme à l’agriculture française.

Je relève en outre un problème de démocratie ; le peuple français est souverain, c’est dans la Constitution ; il exerce sa souveraineté par des représentants légitimement élus. On ne doit pas laisser à l’administration des choix qui sont éminemment politiques. Comprenez bien que je ne remets pas en cause votre travail, mais uniquement les choix du législateur. Je ne tiens pas à apparaître comme le représentant d’un lobby agricole ou même de celui de l’industrie phytopharmaceutique, mais nous devons nous donner les moyens de la souveraineté alimentaire. Nous pouvons faire des sacrifices, il faut pouvoir avoir le choix.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Madame Grastilleur, vous souhaitez peut-être répondre. De quelle manière prenez-vous en compte les besoins des filières ?

Mme Charlotte Grastilleur. Ce que vous avez retenu de mon propos introductif est juste : la latitude politique est absente. Mais, comme je l’ai dit, cela ne tient pas au signataire – le directeur de l’Anses ou le directeur de la direction générale de l’alimentation – mais au contenu même du texte règlement européen qui nous oblige tous. Tout écart au texte emporte des conséquences pénales très directes. Quand le directeur général de l’alimentation signait les autorisations, le texte qui s’opposait à lui était le texte qui s’oppose à nous actuellement. Nous sommes conscients que les filières ont des besoins ; nous comptons dans nos équipes des agronomes qui étudient ces questions.

M. Grégoire de Fournas (RN). Nous connaissons la position de l’Efsa sur le glyphosate. Nous avons appris hier que l’Union européenne repartirait pour une prolongation de l’autorisation de dix ans. Quel sera le positionnement de l’Anses sur cette question ?

Mme Charlotte Grastilleur. Nous n’avons pas de positionnement parce que nous ne sommes pas décideurs pour l’autorisation de la substance. Un travail collaboratif a été engagé entre quatre États membres sur la partie du rapportage de l’évaluation des risques liés au glyphosate. Le rapport préparatoire remis à l’Efsa a été soumis à consultation publique – consultation absolument massive avec des dépôts de littératures scientifiques diverses très importants –, et revu par les pairs des États membres. L’Anses a fait son travail dans le cadre de la partie collaborative de l’expertise.

Mme Nicole Le Peih (RE). Pouvez-vous vous autosaisir d’un dossier en cas de doute sur un produit pour lequel une autorisation de mise sur le marché a déjà été délivrée ? Qui peut vous saisir ? D’autre part, vous avez souligné les carences de la recherche épidémiologique pour mieux prendre en compte l’exposome, donc le lien avec le vivant. De telles données permettraient de conforter la confiance, dans un contexte où nous ignorons beaucoup de choses. Que préconisez-vous à ce sujet ?

Mme Charlotte Grastilleur. Dès qu’un risque est soulevé, il doit évidemment être caractérisé par nos soins, par modélisation calculée ; et nous avons la capacité juridique, en vertu de la législation européenne, pour ouvrir un dossier sur un produit en cours d’autorisation. Nous nous sommes déjà servis de cet instrument : il s’agit de l’article 44 du règlement. Notez d’ailleurs que l’Anses est obligée d’agir sur l’autorisation pour que le produit redevienne conforme en cas de problème. L’instrument juridique existe et vaut pour la France comme pour tout autre État membre ayant délivré une autorisation. Nous nous en servons de façon régulière en cas de nécessité, lorsqu’il y a des indications de risques.

Toutes les personnes qui nous saisissent habituellement peuvent nous saisir dans ce cadre : les entités représentées à notre conseil d’administration, les associations de défense de l’environnement agréées, la représentation syndicale, les ministères de tutelle. Si cela apparaît nécessaire – preuves à l’appui – nous rouvrons le dossier et faisons une mise à jour de l’autorisation, ou retirons cette autorisation s’il n’est plus possible de continuer à utiliser le produit sans risque inacceptable.

M. Jean-Luc Volatier. Il y a quelques mois, nous avons réalisé un rapport sur l’exposome qui émet un certain nombre de recommandations concernant la recherche épidémiologique. Nous encourageons fortement les équipes. Il est possible de financer partiellement des cohortes, ce que nous faisons actuellement avec la cohorte Agrican. Nous pouvons également apporter des appuis à certaines cohortes qui étudient l’exposome, comme nous le faisons avec la cohorte Elfe, une cohorte mère-enfant – nous avons en effet considéré que toutes les questions de perturbation endocrinienne étaient prioritaires pour nous, pas uniquement en lien avec les produits phytosanitaires. Nous leur avons permis de calculer des indicateurs d’exposition aux perturbateurs endocriniens pour les femmes enceintes, et donc les fœtus. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour développer l’activité exposome dans le domaine épidémiologique. Mais nous ne sommes pas le ministère de la recherche ; c’est à ce ministère qu’il revient de financer des cohortes et de développer les activités sur l’exposome dans les différentes cohortes.

Mme Gabrielle Bouleau. J’ai précédemment parlé d’ignorance. En réalité, l’imprégnation de l’environnement par les substances artificielles est très peu mesurée de façon routinière. Dans le domaine de l’eau, par exemple, nous mesurons les substances utilisées, mais pas leurs métabolites, ou très rarement.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je vous posais précédemment une question sur les évaluations et les expertises ex ante. Je souhaiterais à présent aborder l’ex post. La semaine dernière, nous avons assisté à l’audition du réseau Atmo et de votre collègue M. Ohri Yamada. Nous avons appris l’absence totale d’études toxicologiques sur l’exposition aux pesticides par la voie respiratoire, l’absence de valeurs réglementaires pour la présence de ces molécules dans l’air. M. Yamada expliquait qu’il s’attelait à identifier des alertes ensuite transmises au pôle des produits réglementés, chargé de prendre des mesures concrètes et d’engager des actions. Nous avons actuellement des alertes ex post avec les clusters de cancers pédiatriques à Saint-Rogatien ou à Sainte-Pazanne. Quelles actions ont été mises en œuvre pour prendre en compte ces alertes ? M. Volatier soulignait qu’il était en mesure de diligenter des études sur ces questions de pharmacovigilance. Il me semble en effet que la mission de l’Anses est de protéger la santé des Français. Je pense que nous sommes véritablement au cœur de vos missions.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. La Commission européenne doit rendre une décision avant le 31 octobre sur le prosulfocarbe, qui est une substance particulièrement volatile. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

Mme Charlotte Grastilleur. J’allais prendre cet exemple. Je pense que M. Ohri Yamada a très bien exposé la situation, notamment sur la partie ex post. Il est vrai que la surveillance est faible et que les valeurs réglementaires dans l’air n’existent pas, ce qui ne nous rend pas incapables de faire des évaluations de risques ex post, parce que les valeurs de sécurité toxicologique dans l’air par inhalation existent. Je ferai d’ailleurs très aisément le lien avec le prosulfocarbe et les évaluations de dossiers. Quand on regarde l’exposition par l’air au prosulfocarbe, notamment par voie inhalée ou cutanée, nous disposons de valeurs toxicologiques de référence, qui sont des valeurs d’exposition chronique, dérivées de l’in vivo sur le rat 90 jours. Nous pouvons donc nous servir de cette valeur toxicologique, valeur de sécurité, établie ex ante pour les besoins de l’évaluation de dossiers, afin de réaliser des évaluations ex post des risques. C’est très important. Je ne voudrais pas qu’il y ait de confusion entre l’absence de valeur réglementaire, qui est sans doute un vrai sujet, et l’absence de capacité à juger de la situation sanitaire.

M. Jean-Luc Volatier. Nous avons émis des recommandations et mis en place une campagne exploratoire air avec Atmo. Nous sommes favorables à la mise en place d’une surveillance régulière de l’air à une échelle plus grande que ce que font les Aasqa localement et aspirons surtout à une harmonisation des pratiques. Par ailleurs, nous étudions plus précisément la question de l’exposition des riverains. Avec Santé Publique France et l’Inserm, nous avons mis en place l’étude Géocap-Agri qui a apporté des premiers résultats sur le cancer de l’enfant, avec un financement de la phytopharmacovigilance. Après la présentation des premiers éléments de résultats au comité de suivi l’an dernier, il a été décidé de lancer un travail plus fin sur les cocktails de substances.

Mais Géocap-Agri est seulement une étude géographique ; elle porte sur les expositions en proximité des cultures et ne permet pas de conclure de manière générale sur les effets des produits phytopharmaceutiques. C’est une première étape. Il existe des facteurs de confusion possibles ; nous ne pouvons pas nous baser sur une étude géographique. En épidémiologie, l’étude géographique, ou l’étude écologique, constitue le plus bas niveau de preuve. Au-dessus, il y a l’étude de cas-témoin, la cohorte puis la méta-analyse.

Dans le cadre de Geocap-Agri, nous observons un signal lié à une association statistique entre proximité des vignes, intensité de la présence de vignes dans la culture et certains cancers de l’enfant. Ces constats nécessitent de mener une investigation à laquelle nous sommes en train de réfléchir avec l’équipe du registre des cancers de l’enfant. Il n’est pas envisageable cependant de prendre des décisions à ce stade, nous n’avons pas d’éléments suffisants. L’expertise collective Inserm souligne bien, d’ailleurs, que, sur la question des riverains, l’évidence épidémiologique est faible. Nous avons besoin de davantage de données et de résultats. C’est aussi pour cette raison que nous mettons en place l’étude PestiRiv, avec Santé Publique France, sur l’exposition des riverains. Elle inclut à la fois une biosurveillance menée par Santé Publique France, avec des dosages urinaires ou des cheveux, et des mesures environnementales, qui sont de notre ressort, pour essayer de voir si une surimprégnation est observée et en vue d’en déterminer l’origine. L’objectif sera d’en tirer des conclusions en vue de réduire les expositions. Nous avons terminé les prélèvements sur le terrain pour cette étude, malgré le Covid-19. Nous sommes actuellement dans la phase des analyses chimiques ; elle prend du temps car plusieurs centaines de personnes ont participé et des dizaines de substances sont concernées. Notre objectif reste une publication fin 2024 ou au premier semestre 2025.

Ce sujet de la contamination de l’air nous importe beaucoup. Nous pensons qu’il serait aussi important de mieux appréhender ce que représente l’air par rapport aux autres sources et voies d’exposition. À ce stade, nous considérons que l’exposition par la voie alimentaire est la plus importante, les concentrations dans les aliments étant de l’ordre du microgramme par kilo, voire de la dizaine de microgrammes ; dans l’air, elles sont de l’ordre du nanogramme par mètre cube, voire de la dizaine, parfois très exceptionnellement de la centaine de nanogrammes. Les ordres de grandeur sont donc différents. Mais nous avons besoin de mieux évaluer ce que représente l’exposition par voie aérienne. Il faut poursuivre et amplifier les travaux sur ce sujet.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je propose qu’une nouvelle audition de l’Anses soit programmée.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Je souhaiterais obtenir une précision sur l’échange qui vient d’avoir lieu autour de la problématique des pesticides dans l’air. Pensez-vous qu’un suivi permanent de ces pesticides devrait être mis en œuvre ? Atmo réalise des mesures ponctuelles depuis de nombreuses années. Nous disposons même de mesures consolidées depuis 17 ans. Je rappelle qu’il y a quelques années, le gouvernement avait décidé de lancer une étude exploratoire pendant un an sur les pesticides. Je pense que c’est problématique de ne pas avoir de normes réglementaires dans l’air. Je comprends ce que vous dites au sujet de la concentration plus importante des polluants dans les aliments. Mais n’oublions pas que le volume d’air inspiré et expiré tous les jours par un être humain est important : selon l’activité, il est de 12 000 à 15 000 litres d’air. Même s’il s’agit de nanogrammes, par cet effet volume, cela peut être important. Ne pensez-vous pas qu’un suivi permanent des pesticides dans l’air serait nécessaire pour parvenir à établir des seuils à ne pas dépasser ? Ce suivi existe pour les oxydes d’azote, pour différents types de composants organiques ou volatils, pour des particules fines de différentes tailles.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Dans mon propos introductif, j’ai évoqué le fait que par essence, un produit phytosanitaire n’est pas sain pour l’environnement et pour la santé. Se pose la question importante de la fixation des valeurs toxiques de référence. Qui les fixe ? Travaillez-vous avec le ministère de la Santé sur ce sujet ?

M. Jean-Luc Volatier. L’Anses a établi un rapport à l’issue de la campagne exploratoire, qui recommande la mise en place d’une surveillance permanente de l’air.

Mme Charlotte Grastilleur. Des études toxicologiques viennent à l’appui des valeurs toxicologiques de référence (VTR). Si je prends l’exemple actuel de nos travaux sur les SDHI, nous avons constitué un groupe de toxicologues ad hoc en vue de réviser les VTR. Au moment de l’examen du dossier, nous opérons au sein de notre entité, avec le collectif qui correspond, sur la base des propositions d’études et de la qualification d’un point critique dont on peut dériver la VTR. Cette valeur n’est pas gravée dans le marbre cependant.

On nous fait souvent remarquer que nous sommes en divergence avec telle structure, ou qu’une entité ne met pas en avant le même point qu’une autre. Je reviens sur ce que disait M. Volatier au sujet de l’étude Géocap-Agri. Il a précisé que nous étions sur une étude terrain géographique, soit le plus faible niveau de preuves. Je comprends parfaitement la réaction que peut avoir chacun face aux résultats parfois alarmants d’une étude. Mais l’examen scientifique impose une méthodologie, un regroupement de toutes les études qui semblent dire plus ou moins la même chose et un examen en fonction des niveaux de preuve. Je pense que nous devrions être plus pédagogues sur ce point.

M. Dominique Potier, rapporteur. Abordons dès à présent ce que pourrait être l’ordre du jour d’une prochaine réunion. Nous n’avons pas pu aborder la question de l’articulation de vos missions avec celles de l’Efsa. La répartition zonale pour la gestion des AMM est-elle encore pertinente, au regard des différences d’expertise et de déontologie des différentes agences ? Par ailleurs, la séparation entre l’autorisation des substances et des produits est-elle encore pertinente ? Ne faudrait-il pas porter une ambition européenne d’unification des procédures ? Il y a aussi la question du travail d’influence exercé par l’Anses et par le Gouvernement français à l’échelle européenne. Nous avons porté ces questions avec M. Loïc Prud’homme lorsque nous vous avions rencontré avec M. Joël Labbé.

Par ailleurs, des questions très précises d’identification des coformulants ont été posées par Secrets toxiques ; l’association Pollinis en pose d’autres qui ont d’ailleurs été formulées dans cette assemblée et méritent des réponses précises. Nous risquerions, à défaut, de rester dans un sentiment d’insatisfaction.

Je soulève enfin une question qui relève plus de philosophie, de la science et de la démocratie. Madame Grastilleur, vous avez abordé le sujet du glyphosate. Un affrontement se prépare car, malgré toutes les expertises scientifiques, la question n’est pas tranchée. Nous demandons aux agences d’aller au bout de la complexité et de la complétude des études scientifiques, des vérifications mais, lorsque le résultat ne nous convient pas, nous prenons l’argument d’études spécifiques qui plaident en sens contraire, bien qu’avec un moindre niveau de preuve. Sur le plan intellectuel, c’est paradoxal : nous recherchons finalement du spécifique.

Nous pourrons enfin aborder une question encore plus vertigineuse : au nom de l’incertitude, nous pourrions en arriver à interdire tous les produits puisqu’on ne sait pas tout de leurs effets. Dans l’absolu, nous pourrions donc décider de ne plus délivrer une seule AMM. Nous sommes néanmoins amenés à délivrer des autorisations avec les données scientifiques disponibles, tout en sachant que tous les compartiments n’ont pas été explorés.

Acceptez-vous ce prochain rendez-vous pour poursuivre notre dialogue ? C’est une politesse car, dans une commission d’enquête, vous répondez à une convocation…

Mme Charlotte Grastilleur. Mon propos ne sera pas forcément conclusif parce que le débat reste complètement ouvert. Je pense que toute décision politique se fait en situation d’incertitude, avec la connaissance du moment. Ce n’est donc certainement pas propre au phytosanitaire, il ne faut pas l’oublier. Il s’agit bien, pour nous, d’expliciter le niveau d’incertitude et de preuve de ce que nous avançons. Le fond de science et les connaissances évoluent rapidement. Le temps de notre audition, nous prenons connaissance de nouveaux points que nous ne connaissions pas. La vérité d’un jour ne sera peut-être pas celle de demain. Il arrive que l’incertitude soit exploitée dans un sens ou dans un autre, en fonction d’une intention politique.


14.   Table ronde réunissant des agences de l’eau (jeudi 21 septembre 2023)

La commission entend lors d’une table ronde réunissant des agences de l’eau :

 M. Guillaume Choisy, directeur général de l’Agence de l’eau Adour-Garonne ;

 M. Martin Gutton, directeur général de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne ;

 Mme Sandrine Rocard, directrice générale de l’Agence de l’eau SeineNormandie ;

 M. Nicolas Chantepy, directeur général adjoint de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Après l’audition des représentants de l’Anses, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête sur les produits phytosanitaires, avec l’audition d’une autre catégorie d’acteurs majeurs dans notre politique de réduction de l’usage des produits phytosanitaires, les agences de l’eau. Les agences de l’eau sont aux deux bouts de la chaîne. En aval, elles constatent les impacts indirects nocifs des produits phytosanitaires, en particulier sur la qualité de l’eau, qui relève, entre autres, de leurs responsabilités. Et en amont, elles sont chargées, dans le cadre du plan Écophyto, de conduire diverses actions en faveur de la réduction des usages et des risques liés aux produits phytosanitaires, notamment à destination des agriculteurs. Je crois d’ailleurs que votre action en la matière va bien au-delà de ce qui est officiellement financé par le plan Écophyto, par le canal de la redevance pour pollution diffuse, la RPD.

Vous allez donc pouvoir aujourd’hui nous exposer quelles sont exactement vos missions, quels types d’actions vous entreprenez, avec quels moyens et quels résultats, mais aussi quelles sont les difficultés et limites auxquelles vous êtes confrontés.

Nous avons convié à cette table ronde quatre agences de l’eau qui couvrent des bassins assez divers en termes de géographie, de climat et d’assolement. Cela nous permettra aussi d’apprécier la diversité des problématiques rencontrées selon les territoires. Il s’agit des agences de l’eau d’Adour-Garonne, Loire-Bretagne, Seine-Normandie et Rhône-Méditerranée-Corse. Je précise qu’il y a six agences de l’eau sur le territoire métropolitain. Nous aborderons les spécificités de l’outre-mer lors d’une journée dédiée, au mois d’octobre.

Mesdames et Messieurs, nous vous remercions de vous être rendus disponibles pour cette table ronde. Je vais à présent vous laisser la parole. Auparavant, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sandrine Rocard et MM. Guillaume Choisy, Martin Gutton, Nicolas Chantepy prêtent serment.)

M. Guillaume Choisy, directeur général de l’Agence de l’eau Adour-Garonne. Je vous présente en quelques mots le bassin de Haute-Garonne, un bassin du Sud-Ouest qui représente 23 % du territoire métropolitain. Ce bassin comprend 128 000 kilomètres de rivières, avec une densité de la population relativement faible puisque que 77 % du territoire est en zone de revitalisation rurale (ZRR). La moitié de ces masses d’eau sont en bon état. La spécificité de notre bassin est que près de deux tiers de l’alimentation en eau potable se fait par les rivières, ce qui induit une dépendance plus forte à la fluctuation de la qualité et de la quantité des eaux au sein du territoire.

Les départements et le territoire sont très agricoles. Ils accueillent un tiers des agriculteurs français sur des exploitations de taille plutôt modeste, autour de 40 hectares, avec en revanche une faible valeur ajoutée produite par rapport à l’ensemble de ferme France. Je crois que nous représentons à peu près 18 % du produit intérieur agricole français.

Les pesticides suscitent une question prégnante, qui a fait l’objet d’un travail de concertation. Je pense que nous ne sommes aujourd’hui pas sans solution : nous avons expérimenté des solutions qui demanderont d’être massifiées si nous voulons tendre vers la qualité de l’eau. Le bilan des actions conduites est ainsi mitigé. Ce n’est probablement pas satisfaisant en termes de résultats, mais il faut avoir en tête que ce sont des changements qui prennent du temps.

Les masses d’eau en déficit qualitatif sont, pour 40 % d’entre elles, impactées par des problèmes de qualité dus aux rémanences de pesticides.

La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est aussi le résultat des politiques Pisani. Notre politique de reconnaissance de l’agriculture est probablement un peu singulière par rapport à d’autres pays. Elle est largement fondée sur la performance, notamment celle de l’élevage laitier, en termes de production, et la performance à l’hectare. Dans notre bassin, le travail mené avec l’agence de l’eau Loire-Bretagne, les régions et le centre national de la recherche scientifique (CNRS) montre que lorsque l’on baisse l’impact global des pesticides sur un territoire, on ne défavorise pas économiquement les exploitations. Quand ces dernières réduisent leur usage de pesticides de 25 %, elles augmentent leur rentabilité d’exploitation. Il faut cependant adopter une vision pluriannuelle et pas forcément annuelle.

C’est un point important. Les fermes Dephy ou le plan Écophyto l’ont aussi démontré. Nous devons réussir à sortir de ces choix-là, qui sont des choix politiques. Il faut regarder de quelle manière on peut arriver à une adéquation entre les besoins des filières et ce que peut absorber l’environnement – et sur un bassin comme le nôtre, ce ne sont pas tant les fongicides que certains herbicides qui posent problème. Un travail de filière et de mise en cohérence de la politique agricole commune (PAC) et de la directive-cadre sur l’eau doit être conduit, avec des moyens financiers supérieurs à ce qu’ils ont été jusqu’à aujourd’hui. La PAC représente 9 milliards d’euros par an et le plan Écophyto, seulement 70 millions d’euros. La mobilisation et les résultats sont peut-être aussi à la hauteur de ce que l’on a mobilisé par le passé.

Pour obtenir des résultats, il faut se donner le temps, quand on massifie des politiques de filières. Dans l’aire d’alimentation des captages de Coulonges, qui alimente Rochefort et La Rochelle en eau, nous avons baissé de 25 % le taux de nitrates au cours des cinq dernières années. Nous avons stabilisé l’impact des phytosanitaires, notamment des herbicides qui nous posaient problème sur ce territoire. Nous y parvenons grâce à des politiques fortes et concertées menées avec l’ensemble des coopératives, des acteurs économiques, des agriculteurs, des collectivités locales. Aujourd’hui, plus de mille exploitations dédiées au cognac fonctionnent sans herbicide.

Nous avons passé cette année plusieurs auditions auprès de la Banque mondiale, avec le Medef et des acteurs économiques. Je pense qu’il ne faut pas manquer ce virage, en France et en Europe, qui emporte des potentialités importantes de développement économique. Demain, les modes de production qui dégraderont la qualité de l’environnement, notamment l’eau et la biodiversité, donneront des produits peut-être invendables sur le marché, car ils seront également dégradés. Il faut s’y adapter. Le potentiel économique de l’agroalimentaire français se joue sur cette transition.

Pour y arriver, l’adéquation des moyens et de la règlementation est un axe essentiel à promouvoir. Jusqu’ici, non seulement nous avons eu des moyens qui n’étaient peut-être pas complètement à la hauteur de l’ambition mais, en plus, sur un plan réglementaire, nous avons trop souvent privilégié des interdictions nationales, pas toujours adaptées dans tous les territoires. Il faut probablement redonner du poids et du pouvoir à des préfets de bassin qui ont effectivement une connaissance et une capacité à adapter la réglementation des molécules susceptibles de poser problème, territoire par territoire.

M. Martin Gutton, directeur général de l’Agence de l’eau Loire-Bretagne. Je présente rapidement le bassin Loire-Bretagne, en rappelant que votre circonscription, Madame la présidente, est à cheval entre les deux bassins Loire-Bretagne et Adour-Garonne, puisque La Rochelle se trouve bien dans le bassin Loire-Bretagne. Ce bassin représente 28 % du territoire national ; il comprend l’ensemble du bassin de la Loire et de ses affluents, la façade maritime atlantique, la Manche atlantique, du Mont-Saint-Michel jusqu’à Châtelaillon-Plage.

Ce territoire compte 13 millions d’habitants. En tout, 67 % du bassin sont occupés par l’agriculture, ce qui correspond d’ailleurs au chiffre moyen national. Évidemment, les acteurs agricoles sont des acteurs essentiels de l’eau, à la fois sur les questions quantitatives et qualitatives. 36 % du produit national agricole est produit dans notre bassin, dont les deux tiers en production animale. Le bassin Loire-Bretagne pèse à peu près 60 % de la production animale française, ce qui explique d’ailleurs son poids plus faible dans l’utilisation de pesticides, aux alentours de 20 %.

L’agriculture pratiquée dans notre bassin évolue, à l’image de l’agriculture nationale : réduction du nombre d’exploitations, réduction des surfaces agricoles du fait de l’artificialisation. On perd à peu près 3 000 hectares de surface agricole utile chaque année. On observe aussi une forte réduction des prairies au fil des années, avec une céréalisation, le changement climatique favorisant d’ailleurs le développement de ces cultures en lieu et place des prairies. Les crises successives rencontrées par l’élevage le font également régresser. Nous assistons donc à un agrandissement des exploitations et à une simplification des systèmes de production. D’ailleurs, il suffit de traverser la France aujourd’hui pour s’en apercevoir. À certaines périodes de l’année, on est face à des monocultures sur des petits bassins versants.

Comme je viens de le dire, nous constatons la réduction des prairies. Or, les prairies sont, je le dis souvent, les amis de l’eau. Nous sommes confrontés à des pressions liées aux pesticides qui sont de plus en plus fortes, y compris dans des régions qui étaient peu concernées jusqu’à aujourd’hui, à l’instar du Massif central.

Chez nous, les bassins les plus touchés sont les grands bassins céréaliers : Centre Loire, l’ancienne région Poitou-Charentes, ainsi que les zones viticoles sur l’ensemble du bassin de la Loire. 27 % de nos masses d’eau, cours d’eau et nappes phréatiques sont déclassés du fait de la pression des pesticides. La dégradation de la qualité de l’eau est donc un sujet majeur sur notre bassin, à côté de questions de continuité écologique et de morphologie des cours d’eau.

Les effets du changement climatique accroissent la pression. Les phénomènes de précipitations très fortes ou de sécheresses répétées modifient toutes nos références de planification, de même que celles des agriculteurs. Il y a un enjeu essentiel de recherche appliquée pour l’agriculture pour permettre aux exploitants d’adapter leurs pratiques à un climat que l’on n’avait pas connu par le passé, hormis certains épisodes exceptionnels.

Je voudrais prolonger ce qu’a dit Guillaume Choisy sur le volet règlementaire. Je pense que nous n’utilisons pas assez les obligations des zones soumises à contrainte environnementale (ZSCE). Ces outils sont beaucoup utilisés en Bretagne pour des questions liées aux nitrates. Aujourd’hui, l’ensemble des baies bretonnes couvertes d’algues vertes font l’objet d’un dispositif dit de ZSCE. Je pense qu’il faudrait aller vers ce genre d’outils dans les aires d’alimentation, de captage prioritaire ou à enjeux. C’est sans doute l’un des enjeux pour les années à venir et on y travaille dans les comités de pilotage régionaux en Nouvelle-Aquitaine, avec le conseil régional. Des choses évoluent lentement et difficilement en la matière. Nous le voyons aussi dans la région Pays de la Loire où, dans chaque département, les préfets s’apprêtent à mettre en place ces dispositifs pour certains bassins versants.

J’ai le souvenir d’avoir croisé Dominique Potier aux états généraux de l’alimentation. C’est vrai qu’on attendait beaucoup de l’agroécologie, du dispositif « haute valeur environnementale » (HVE) à côté de l’agriculture biologique, que les agences accompagnent massivement. Nous espérions que l’agroécologie pourrait être un levier d’accompagnement de cette transition écologique des agriculteurs vers moins de pesticides. C’est plutôt une déception aujourd’hui.

Mme Sandrine Rocard, directrice générale de l’Agence de l’eau Seine-Normandie. Le bassin Seine-Normandie est le bassin de la Seine, de ses affluents et des fleuves côtiers normands. C’est un bassin fortement urbanisé, qui rassemble 30 % de la population française, dont une large partie est concentrée sur l’agglomération parisienne. Le territoire est fortement industrialisé mais c’est aussi – on le sait un peu moins – un bassin très agricole : 60 % de sa surface est agricole. L’agriculture est ainsi la première activité en termes d’occupation des sols ; nous y trouvons majoritairement de grandes cultures, en particulier de céréales. Il existe aussi une activité d’élevage dans les têtes de bassin à l’amont et en Normandie, mais cette activité est plutôt en perte de vitesse, la surface en herbe du bassin étant en recul. Tout cela génère évidemment différents types de pression sur la ressource en eau et sur nos milieux aquatiques, pression à la fois quantitative et qualitative.

Je reviens peut-être sur les grandes missions des agences, puisque mes collègues n’en ont pas forcément parlé de façon exhaustive. Nous exerçons un certain nombre de grandes missions en lien avec les comités de bassin, à commencer par la surveillance et la connaissance des milieux aquatiques. C’est un élément important pour étayer nos politiques publiques. Je cite également la planification – avec l’élaboration des schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux pour nos bassins –, la gestion des redevances, qui sont nos recettes essentielles, et la mise en œuvre de dispositifs d’intervention financière et d’accompagnement technique et financier des maîtres d’ouvrage du bassin, en particulier des collectivités, mais pas seulement. Tous ces champs d’activité de l’agence de l’eau sont mobilisés dans le cadre de la lutte contre la pollution des eaux, qui est l’une de nos priorités historiques, parmi d’autres aujourd’hui.

Nous avons accompli des progrès très importants dans l’amélioration de la qualité des eaux par le passé, surtout grâce à la forte diminution des pollutions ponctuelles qui proviennent des industries, des stations d’épuration et du secteur domestique. Il est beaucoup plus difficile de réduire de la même façon les pollutions diffuses qui sont essentiellement d’origine agricole. C’est pour nous, comme pour les bassins Adour-Garonne et Loire-Bretagne, une problématique majeure.

Pour vous donner quelques chiffres concernant la situation du bassin au regard des problématiques qui nous intéressent aujourd’hui, le résultat de la surveillance que l’on effectue sur nos cours d’eau et nos nappes souterraines montre que 26 % de nos cours d’eau sont déclassés, c’est-à-dire considérés comme en mauvais état au sens de la réglementation européenne, du fait de la présence de pesticides. C’est également le cas pour 61 % de nos nappes souterraines, sachant que la moitié de l’eau potable sur le bassin provient de ces nappes. Un enjeu particulier se dessine ainsi au sujet des nappes souterraines. Ces résultats n’ont pas beaucoup évolué. Depuis 2019, il n’y a pas eu de progrès mesurable, pas d’aggravation non plus.

Ce n’est pas neutre parce que si nous ne faisons rien collectivement, la situation pourrait se dégrader davantage. À l’évidence, un problème persistant de qualité de l’eau de nos cours d’eau et de nos nappes se pose, en raison de ces pollutions diffuses. Les principaux polluants détectés sont des pesticides – les herbicides en particulier – et des nitrates. Cela soulève de nombreux enjeux que vous connaissez : enjeux sanitaires pour les utilisateurs agricoles et la population ; enjeux environnementaux au regard de l’impact sur la biodiversité ; et enjeux économiques. Pour ne citer que le secteur de l’alimentation en eau potable, il y a un enjeu fort autour des mesures curatives qui doivent être prises par les collectivités afin d’assurer l’alimentation en eau potable. Cela suppose des traitements poussés et l’ouverture de nouveaux captages, de nombreux captages devant être abandonnés en raison d’un niveau de pollution trop élevé.

Face à cette situation, les agences de l’eau utilisent tous les leviers dont elles disposent afin de protéger la ressource en eau en amont. Je pourrai, au cours de l’audition, faire un bilan plus précis, à la fois quantitatif et qualitatif, des outils déployés par l’agence. Pour vous en faire un petit résumé, on a beaucoup d’aides en direction du secteur agricole et des collectivités pour essayer d’améliorer la qualité de l’eau et de réduire la pression en produits phytosanitaires.

Vous évoquiez le programme Écophyto. La majeure partie de nos aides se fait en dehors de ce programme. Sur le bassin Seine-Normandie, nous consacrons environ 70 millions d’euros par an dans le cadre de notre onzième programme d’intervention (2019‑2024) au secteur agricole, à des mesures qui contribuent à réduire l’utilisation des produits phytosanitaires. C’est l’ordre de grandeur que l’on peut retenir. Il s’agit pour nous d’une forte montée en puissance, puisque nous étions plutôt aux environs de 30 millions par an lors de notre programme précédent. Nous avons poussé certaines mesures, comme le soutien à l’agriculture biologique, car on sait que les résultats sont là, en termes d’efficacité environnementale. C’est aussi le développement aval des filières à bas niveau d’intrants pour s’assurer que les cultures puissent trouver des débouchés par la suite. Nous utilisons un nouvel outil, celui du paiement pour service environnemental, qui s’est fortement développé, y compris sur ces problématiques de réduction d’utilisation des produits phytosanitaires.

En termes de perspectives, je pense qu’on a des marges d’amélioration de nos dispositifs d’intervention. Il nous faut être capables de dégager des priorités de financement puisque notre capacité financière n’est pas infinie. La priorité s’entend dans les deux sens. Il s’agit d’abord de bien se concentrer sur les territoires qui présentent des enjeux particuliers. Parmi ces territoires, nous trouvons les aires d’alimentation de captages. C’est aussi une priorité en termes d’ambition des mesures que l’on finance pour obtenir un résultat environnemental avéré. Enfin, nous devons mieux articuler collectivement les différents outils dont nous disposons. C’est une combinaison d’outils qui permettra de venir à bout de ce problème. L’outil d’intervention financière des agences doit être complémentaire des outils réglementaires ou fiscaux, par exemple. Tout cela doit se faire dans le cadre d’une gouvernance adaptée, avec la nécessité de bien partager les enjeux au niveau territorial sur ces problématiques.

M. Nicolas Chantepy, directeur général adjoint de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. Notre agence couvre deux bassins, le bassin corse et le bassin Rhône-Méditerranée. Le bassin corse est relativement peu important en termes de pollution agricole, le sujet qui nous occupe aujourd’hui. Notre territoire est très diversifié : il comprend à la fois de grandes agglomérations, des secteurs ruraux, une industrie fortement présente sur certains secteurs et une agriculture très diversifiée, puisque nous avons à la fois une forte agriculture de montagne dans les secteurs jurassien et alpin, et des types d’agriculture plus intensifs, avec une forte activité viticole et arboricole. L’agriculture du bassin est globalement fortement utilisatrice de produits phytosanitaires.

Les résidus de phytosanitaires retrouvés dans les milieux aquatiques sont majoritairement d’origine agricole. La pollution par des résidus ou des produits pesticides est généralisée dans les cours d’eau et les eaux souterraines du bassin. Pour vous donner une idée, seuls 14,5 % des points de mesure sont exempts de tout produit phytosanitaire, dans les zones montagneuses. Cela veut dire que l’on a une imprégnation générale de l’ensemble des milieux aquatiques, qu’il s’agisse des eaux souterraines ou des eaux superficielles. Cela ne signifie pas que la pollution est grave partout. La situation apparaît un peu moins mauvaise s’agissant des eaux souterraines.

Au-delà des pollutions par les milieux aquatiques, superficiels ou souterrains, les pesticides peuvent aussi se retrouver en Méditerranée. En toile de fond de nos actions, il convient ainsi de mentionner la protection de la Méditerranée.

La politique d’intervention de l’agence s’est fondée sur le constat que nous n’avions pas des moyens financiers à la hauteur, par exemple, de la politique agricole commune, et que nous devions donc cibler nos interventions financières. Notre conseil d’administration et les comités de bassin ont ainsi choisi de cibler les territoires à fort enjeu. Il s’agit notamment des captages prioritaires utilisés pour l’eau potable, qui présentent des niveaux de pollution importants. C’est aussi la préservation des ressources stratégiques pour l’alimentation en eau potable – il s’agit ici des ressources qui, dans le futur, seront susceptibles d’être utilisées pour l’eau potable et qu’il convient de protéger. Nous surveillons plus largement les zones à enjeux phytosanitaires, c’est-à-dire là où existe une pression phytosanitaire forte. Je précise que nos actions sont décroissantes en termes de financements et de dispositifs mobilisables selon qu’on parle des captages prioritaires ou des secteurs plus larges que j’évoquais.

Nous sommes la deuxième agence en termes de poids financier, derrière l’agence Seine-Normandie. Nous consacrons environ 40 millions d’euros chaque année à la lutte contre les pollutions agricoles. C’est un montant significatif, presque un dixième des dépenses de l’agence, et ce sont principalement des aides situées en dehors des dispositifs du plan Écophyto. Nous finançons notamment des aides à la conversion à l’agriculture biologique, le soutien aux filières bas niveau d’intrants – avec des expérimentations, des appels à projets pour essayer de soutenir ces filières – et les paiements pour services environnementaux qui ont été mis en place à titre expérimental.

La pollution par les pesticides pose deux difficultés. La première, c’est son caractère diffus. On a beaucoup agi sur les pollutions ponctuelles, avec de belles réussites. Il est plus difficile d’intervenir sur les pollutions diffuses en raison du nombre des interlocuteurs à mobiliser. La deuxième difficulté, c’est que nous sommes dans un domaine compliqué, s’agissant des connaissances et de la compréhension qu’on peut avoir des enjeux.

Ainsi, même si nos réseaux de mesure sont assez denses pour rechercher les pesticides, ils restent relativement lâches. Par ailleurs, les pesticides sont très rémanents : vingt ans après l’interdiction de l’atrazine, on la retrouve dans les captages. C’est un problème pour notre capacité à mobiliser les agriculteurs, puisqu’on trouve des substances qu’ils n’utilisent plus. Enfin, nous accusons toujours un retard dans l’identification des produits ou des métabolites qui peuvent poser problème ; nous avons toujours un peu l’impression de courir derrière quelque chose. Il y a également la question des métabolites ; on ne sait pas toujours s’il faut, ou non, les prendre en compte pour évaluer la potabilité de l’eau, les appréciations peuvent ainsi varier.

Ainsi, toutes ces difficultés liées à la complexité du sujet rendent difficile la mobilisation des acteurs.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous voyons que vous avez effectivement des assolements totalement différents, et c’est toute la richesse de vos interventions, mais vous partagez tous une préoccupation sur la qualité de l’eau. Vous pourrez peut-être évoquer aussi la question des quantités ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous comptez parmi les acteurs publics les plus engagés sur la question des pesticides. Cette audition sera essentiellement consacrée à l’action publique que vous incarnez dans ce domaine. Nous avons déjà eu l’occasion de traiter la question de la qualité de l’eau lors de la première phase de nos auditions.

Aujourd’hui, on est à un peu près stable dans l’utilisation des produits phytosanitaires, du moins si l’on considère le Nodu, qui était l’indicateur sacré il y a dix ans – il est aujourd’hui relativisé, vous avez peut-être une opinion à ce sujet ? 

Ma première question consiste à savoir si vous voyez émerger des enjeux nouveaux autour de l’articulation entre quantité et qualité de l’eau. Le stress hydrique nous prive d’une des solutions à disposition pour rendre l’eau potable, qu’est la dilution. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une question majeure à terme ?

La question des pesticides n’est-elle finalement pas directement liée à la question de l’accès à l’eau potable ? Il existe un débat idéologique, selon lequel il faudrait choisir entre se nourrir et être en bonne santé. Mais la première ressource, c’est l’eau. L’accès à l’eau potable n’est-il pas conditionné à une politique de réduction des pesticides ?

La question des moyens est aussi importante. Nous voyons que la part de la redevance pour pollution diffuse (RPD) est en réalité très relative, de l’ordre de 10 % de l’ensemble des moyens déployés. Les agences utilisent des ressources propres pour lutter pour les produits phytosanitaires. Tout cela est assez illisible sur le plan des politiques publiques, nous avons du mal à reconstituer l’ensemble des montants financiers et à déterminer qui finance quoi.

Cette complexité des canaux de financement, qui transitent partiellement par l’Office français de la biodiversité, se double d’une architecture interministérielle peu lisible. Ce fonctionnement interministériel vous semble-t-il opérationnel aujourd’hui ? Parvenez-vous à vous en affranchir, parce que vous travaillez sur un territoire avec un objectif – peu importe d’où vient l’argent ? Ou, au contraire, cette complexité dans les financements et dans la gouvernance est-elle pour vous un problème, qui pourrait susciter des recommandations de la part de notre commission d’enquête ?

Enfin, votre cœur de métier, c’est l’eau. En cela, êtes-vous vraiment les acteurs ad hoc pour agir en matière d’agroécologie ? Comment voyez-vous votre rôle et votre action, à l’échelle locale et à l’échelle globale ?

M. Guillaume Choisy. Je réponds à la première question, relative au stress hydrique. Un excellent article a été publié il y a quelques jours dans Le Monde sur le sujet. Dans un bassin comme le nôtre, où 60 % de la population et tout le bassin de la Garonne – Toulouse compris – sont alimentés par des rivières sans aucune substitution possible, des difficultés se font jour lorsque la température de l’eau approche les 35 degrés.

Ces difficultés sont de deux ordres.

Quand je suis arrivé à ce poste il y a six ans, on disait que les problèmes de bactéries étaient derrière nous. Nous voyons qu’avec le changement climatique, nous les retrouvons de façon très importante. Cet été, nous avons battu des records de difficultés de gestion de la bactérie sur notre bassin, sur des départements comme le Tarn-et-Garonne et l’Aveyron, même au-delà, et de façon massive. Quand l’eau dépasse les 25 degrés, nous avons des problèmes avec la chloration de l’eau, le chlore perdant son efficacité ; nous avons ainsi du mal à maintenir la qualité de l’eau, même en rajoutant des points de chloration. En outre, plus on injecte de chlore, plus on a de chlorites ; or, la directive européenne sur l’eau souligne que ces substances sont à surveiller sur le plan sanitaire.

La deuxième problématique est liée à l’effet de concentration. Dans le Gers, nous avons été obligés de mettre en place des systèmes de microfiltration et de filtres à charbon. Les filtres à charbon durent en principe entre deux à cinq ans dans les stations des villes moyennes. Dans le Gers, 38 % des surfaces agricoles sont en bio, mais nous n’avons pas réussi à diminuer pour autant la masse des pesticides en raison de la rémanence des herbicides. Nous avons donc encore besoin de traiter de façon massive : un filtre à charbon dure six mois au grand maximum ; passé ce délai, il n’est plus efficace parce qu’il est saturé. Cette situation entraîne des coûts de fonctionnement importants. Si nous savons nous adapter pour les investissements, c’est moins vrai pour les coûts de fonctionnement, qui explosent.

Pour répondre à votre question sur le Nodu, nous comptons un million de molécules aujourd’hui dans la Garonne. Je vous remettrai un rapport tout à l’heure. Nous avons organisé un séminaire en juillet dernier à Bordeaux, avec des scientifiques qui nous ont expliqué qu’un million de molécules habitaient nos rivières. Nous en suivons à peu près 300, ce qui nous coûte 20 millions d’euros chaque année. Les plus importantes et les plus massives sont d’origine agricole. Nous constatons une baisse des molécules dites « CMR 1 » – les plus cancérigènes – de 40 % sur le bassin et aussi une baisse du nombre de molécules utilisées en agriculture de l’ordre de 7 %. Mais il va falloir que l’on s’intéresse assez rapidement à l’impact des molécules du biocontrôle sur le milieu.

La question suivante portait sur les moyens. Monsieur le député, dans votre rapport, vous indiquez qu’il faudrait arriver, pour être efficace, à 1,5 % du produit intérieur brut agricole. Nous n’y sommes pas encore… Il est ainsi probablement nécessaire de mobiliser des moyens supplémentaires en faveur de la réduction de l’usage des produits phytosanitaires.

Comment développe-t-on l’agroécologie ? Quand on arrive à une diminution significative, sur l’ensemble des exploitations, de l’ordre de 20 à 25 % des produits phytosanitaires utilisés, quand on arrive à peu près à 30 ou 35 % d’agriculture bio sur un territoire, on constate des résultats, mais seulement après quinze ans, en raison de la rémanence. Aujourd’hui, l’une des molécules que l’on retrouve le plus, c’est l’atrazine. Je suis sûr qu’il n’y a pas un agriculteur qui l’utilise depuis 2003, mais elle est encore présente, y compris dans les autres surfaces, et elle descend. On la retrouve par exemple en Charente-Maritime, à 300 mètres de profondeur. Tout cela est lié à la rémanence dans les sols.

Dans un bassin comme le nôtre, environ 20 % des moyens sont consacrés à l’agriculture, financés à moitié par la RPD et à moitié par les redevances sur le secteur domestique. Il y a donc un effort collectif en faveur de l’agriculture. Ce sont souvent des mesures de prévention, parfois aussi des mesures curatives. 40 % de ces moyens sont consacrés à des mesures agro-environnementales ou de reconversion à l’agriculture biologique. Par ailleurs, 25 % de ces montants sont investis dans l’adaptation des filières pour diversifier et réduire, par exemple, les monocultures de maïs. Un minimum d’irrigation est parfois nécessaire pour sécuriser cette agroécologie. C’est vrai pour le soja, les productions de protéines, les filières de chanvre. On a besoin de l’eau, souvent de volumes moins importants, mais plus longtemps dans la saison. Au mois d’août, dans un bassin comme le nôtre, les rivières ne sont pas capables de supporter beaucoup d’irrigation, elles sont en seuil très bas. Cela suppose donc des mesures de sécurisation, comme la substitution ou le stockage.

M. Martin Gutton. Je vais insister sur l’impact du changement climatique sur les pratiques agricoles et le bouleversement des références. Les données des dix dernières années sont complètement différentes de tout ce que nous avons pu connaître par le passé. Or, nos systèmes – nos systèmes de production agricoles en particulier – se sont construits dans le temps et sur la base de références historiques. Qui mieux qu’un agriculteur peut nous rappeler les conditions climatiques des années passées ?

Lors du Varenne agricole, le groupe 2, piloté par la présidente des instituts techniques, a travaillé sur l’adaptation. À mon avis, nous n’avons pas assez mis en avant ses résultats. Nous devons améliorer le conseil agricole pour aider les agriculteurs à faire face à des évènements complètement différents. Je ne suis pas sûr que la dilution soit un moyen de traitement pour les pesticides. Mais il faut en effet, je pense, renoncer à l’idée que dans une masse d’eau importante, un fleuve ou une grande nappe phréatique, l’impact de l’activité humaine sera réduit. Nous le voyons avec la Loire, qui perd une part importante de ses débits de façon maintenant régulière, ce qui nous amène à nous réinterroger sur les rejets, y compris des collectivités locales.

Nous ne pouvons pas opposer l’accès à l’eau potable et la sécurité alimentaire. Nous sommes de plus en plus confrontés, dans tous les débats sur la gestion de l’eau, à cet argument de la sécurité alimentaire. Je n’ai pas encore exactement compris d’ailleurs ce qu’on mettait véritablement derrière la sécurité alimentaire, et je pense qu’il faudrait la redéfinir précisément. Le débat devient de plus en plus difficile, alors même qu’on doit assurer à la fois la première sécurité alimentaire, celle de l’eau, et la sécurité alimentaire de l’Union européenne, sans doute, et de la France. Il faut concilier les activités économiques avec cette reconquête de la qualité de l’eau que l’on poursuit déjà depuis de nombreuses décennies, d’autant que l’on va avoir besoin à nouveau de ces captages que l’on a quelquefois abandonnés par le passé parce qu’ils dépassaient les normes. Il y a un enjeu à reconquérir ces ressources pour retrouver l’équilibre dans l’accès à l’eau potable sur certains territoires.

S’agissant de la question des ressources et des financements, je rappelle toujours que les agences de l’eau sont des outils de mutualisation, un peu comme le budget de l’État. Il ne devrait pas y avoir d’affectation particulière d’une ressource à une dépense. L’ensemble des redevables doit contribuer à reconquérir la qualité de l’eau. C’est d’ailleurs ce que les agences de l’eau ont fait massivement par le passé quand elles ont accompagné la mise aux normes des bâtiments d’élevage dans le cadre des différents programmes de maîtrise des pollutions d’origine agricole. Les consommateurs d’eau ont participé de façon très importante à la mise aux normes de ces bâtiments. De la même façon, je pense qu’il faudrait abandonner l’idée d’une affectation des ressources au sein des agences de l’eau. Il y a des recettes d’un côté, qui rentrent dans le budget des agences de l’eau, lesquelles les affectent, dans le cadre de leur gouvernance autour des conseils d’administration et des comités de bassins, en fonction des priorités. Ce qui fait, d’ailleurs, que les agences de l’eau affectent plus d’argent aux actions agricoles qu’elles n’ont de recettes venant de l’agriculture.

Je passe ce message parce que je pense que ce serait peut-être plus lisible, sachant que nous pouvons déployer toute la traçabilité nécessaire dans nos outils de gestion financière, pour indiquer d’où viennent nos ressources et comment est affecté notre budget.

Sommes-nous « mono-sujet » sur l’eau ? C’est le combat des agences de l’eau depuis la loi de 1964, dont on va bientôt fêter les 60 ans. C’est évidemment la ligne conductrice de notre action. Il y a eu des périodes où l’on ne parlait plus beaucoup d’eau. Comme elle est l’un des principaux marqueurs du changement climatique, elle redevient aujourd’hui un sujet essentiel pour tous.

Comment agir sur les questions agricoles ? Sandrine Rocard rappelait les 9 milliards d’euros de la politique agricole commune, à comparer aux 300 millions d’euros que les agences de l’eau apportent, grosso modo, chaque année à l’agriculture. Il faut rester modeste dans notre capacité à agir sur la politique agricole. En revanche, il nous semble essentiel que la démocratie locale de l’eau soit la base de la politique de l’eau dans les territoires des schémas d’aménagement et de gestion des eaux (Sage), avec les commissions locales de l’eau qui représentent l’ensemble des usagers. C’est là que l’on doit aussi agir, la question des pesticides doit se traiter au sein de ces commissions locales. Les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) que l’on met en place avec un objectif largement quantitatif doivent comporter un volet qualitatif. Ces projets de territoire doivent traiter de l’ensemble de la question de l’eau, avec tous les usagers et avec le monde agricole.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous dites que la question des pesticides n’est pas spontanément prise en compte dans les Sage.

M. Martin Gutton. Elle est traitée dans la planification des Sage, dans l’état des lieux mais, s’agissant des projets de territoire pour la gestion de l’eau, c’est vraiment le moment, me semble-t-il, de traiter à la fois la quantité et la qualité et d’agir, à ce niveau, au sein du bassin versant et du territoire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au-delà des sujets philosophiques, nous sommes à la recherche de mesures et de propositions opérationnelles. Celle-ci me paraît intéressante. Nous ne sommes pas que sur la gestion et le partage des quantités, la sobriété, etc. Nous pouvons être également sur la qualité et la quantité. Je précise qu’il n’y a pas d’ambiguïté sur la dilution. Je ne dis pas que c’est un idéal, mais une marge d’action dont nous serons privés de fait.

M. Guillaume Choisy. Sur le bassin Adour-Garonne, la moitié du débit est assurée par une dilution par les lacs hydroélectriques. Sans cela, nous ne serions pas capables de maintenir la qualité, c’est donc quand même un garde-fou. En revanche, la dilution n’a aucun effet sur la température de l’eau : il n’est pas possible de maintenir la température de l’eau de cette manière.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous avez sensibilisés sur cet enjeu des températures de l’eau, avec les bactéries qui se développent. Mais il n’y a pas d’interaction entre les pesticides et les températures ?

M. Guillaume Choisy. Non, c’est en effet un problème de bactériologie.

En Adour-Garonne, nous avons créé il y a quatre ans ce qu’on appelle « l’entente pour l’eau » qui réunit les deux régions, l’agence de l’eau, le préfet de bassin et l’État pour financer toutes les politiques publiques sur la qualité et la quantité d’eau. S’agissant des pesticides, tout est ainsi cofinancé et organisé dans une même stratégie commune.

Par ailleurs, en juillet, nous avons auditionné les deux agences régionales de santé, car nous avons un problème d’adéquation entre les molécules surveillées dans l’eau et les molécules utilisées en agriculture. Nous avons mis en place un comité pour rétablir cette adéquation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Parmi les outils qui nous manquent aujourd’hui, je cite la traçabilité de l’usage des molécules. Il n’y a pas de traçabilité dans notre pays. C’est un manque criant. Cet outil pourrait-il être utile ? Réduire les usages, c’est les connaître dans la pratique. Or, nous n’avons pas de données à ce sujet.

Mme Sandrine Rocard. Je souhaiterais revenir sur la première question que vous évoquiez, celle de l’impact du stress hydrique sur l’accès à l’alimentation en eau potable. Les aspects de qualité et de quantité sont intimement liés et on ne peut pas se permettre de traiter ces sujets en tuyaux d’orgue. D’après les scénarios futurs, nous aurons une baisse tendancielle du débit des cours d’eau de 10 à 30 %. Ce sont les projections pour le bassin à l’horizon 2070-2100. Cette situation réduira la capacité de dilution des polluants dans les cours d’eau. Ce seront autant d’eaux brutes qui seront potentiellement plus polluées, y compris par les produits phytosanitaires. C’est très clair.

Par ailleurs, nous avons ce problème d’abandon régulier de captages d’eau potable. Je peux vous donner quelques chiffres pour le bassin Seine-Normandie. Nous avons plus de 6 800 points de prélèvement destinés à l’alimentation en eau potable. En 2022, plus de 1 700 de ces points de prélèvement avaient dû être abandonnés. Environ 40 % des abandons sont liés à des pollutions diffuses d’origine agricole. Tous ces abandons de captage nous privent de ressources en eau pour l’alimentation en eau potable, alors que l’eau sera de moins en moins disponible, notamment en période estivale, pour les différents usages. L’usage d’alimentation en eau potable est effectivement prioritaire.

Vous posiez la question de la lisibilité, de la multiplicité des acteurs et finalement de la place des agences de l’eau. Portent-elles uniquement le sujet « eau » ? Nous avons fait la démonstration que nous sommes capables d’intégrer les différentes politiques sectorielles dans nos enjeux. C’est même tout l’objet de nos politiques : intégrer les politiques sectorielles en matière d’agriculture, d’urbanisme, de transports, etc. C’est quelque chose que l’on peut faire dans nos instances de bassin. Nous animons une gouvernance très importante au niveau du bassin et au niveau territorial, où nous retrouvons l’ensemble des acteurs concernés, la fameuse multiplicité d’acteurs dont vous parliez, à commencer par les collectivités, les services de l’État qui portent les enjeux sanitaires, agricoles ou environnementaux, la profession agricole à travers une représentation par les chambres de l’agriculture et la Fédération nationale de l’agriculture biologique.

Dans nos comités de bassin, nous regroupons l’ensemble des acteurs qui portent les différentes politiques et nous essayons d’animer cette gouvernance pour qu’elle aboutisse aux résultats que nous souhaitons. Au niveau territorial, cette même gouvernance doit être mise en place, et les agences de l’eau y travaillent aussi, autour de projets de territoires qui soient cohérents sur des bassins versants donnés, sur des zones à enjeux donnés, pour arriver à dégager les politiques les plus efficaces.

Il y a des interactions avec le niveau national aussi. Vous vouliez savoir s’il fallait agir globalement ou localement. Il existe de fortes interactions entre le niveau de bassin territorial et le niveau national qui doit nous donner la cohérence, nous aider à construire le cadre et les outils réglementaires à la main des préfets, pour bien articuler ce que chacun fait. Les bassins ont été amenés à faire remonter des propositions, notamment dans le cadre du plan Eau récemment, mais aussi sur d’autres sujets, y compris au niveau national.

Votre dernier point portait sur la traçabilité de l’usage des molécules. Effectivement, nous sommes assez démunis, au sein des agences de l’eau. Notre meilleur moyen d’approcher cette traçabilité est le Nodu. C’est l’indicateur de pression utilisé dans le cadre du plan Écophyto ; nous pouvons le suivre au niveau des bassins et ainsi, avoir une idée des usages agricoles. C’est une approche indirecte, fondée sur la quantité de substances actives vendues, mais modulée quand même par l’efficacité du produit et l’usage du produit qui est recommandé. Je reconnais que c’est très imparfait.

M. Nicolas Chantepy. Il est difficile de traiter séparément les enjeux de qualité et de quantité de l’eau. Cependant, il faut se garder de trop généraliser en considérant que l’eau s’est évaporée, ce qui fait que les pesticides sont plus concentrés. Ce n’est pas toujours si simple, notamment si on considère les eaux souterraines. Je vois deux sujets à prendre en compte, concernant ce lien entre qualité et quantité.

Premièrement, l’outil des fermetures de captages pour des problèmes de qualité est aujourd’hui fragile en raison de cette question des quantités. J’ai en tête quelques communes en rupture d’alimentation potable en 2022, parce qu’on avait dû abandonner quelques années auparavant des captages qui n’étaient pas disponibles. La facilité que nous pouvions avoir il y a cinq ou dix ans à fermer les captages pollués ne sera plus la règle à l’avenir, parce qu’on se heurte aux limites de notre capacité à fournir l’eau en quantité suffisante.

Ensuite, il faut mentionner l’effet des modes de précipitation, de plus en plus violents, avec beaucoup de ruissellement. Ce ruissellement induit des relargages beaucoup plus importants de produits phytosanitaires. On peut donc avoir des « flashs » de phytosanitaires emmenés par des précipitations alors qu’auparavant, ils tombaient beaucoup plus lentement, percolaient et ruisselaient beaucoup moins. Ces phénomènes peuvent extraire des polluants de sols agricoles qui n’ont pas été traités depuis longtemps.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ces flux de pollution sont peut-être accentués sur des sols nus et secs.

M. Nicolas Chantepy. Oui, s’il pleut très fort et si les sols sont secs, l’eau ne s’infiltre pas, l’eau ruisselle et se retrouve dans les cours d’eau.

J’ai dit tout à l’heure que notre agence finançait environ 40 millions d’euros par an d’interventions en faveur de la transition agricole, de la réduction des pesticides. Le produit de la redevance pour pollution diffuse versé à l’agence se situe autour de 20 millions d’euros. C’est la moitié. L’agriculture est ainsi le seul usager du bassin qui bénéficie de beaucoup plus d’aides qu’il ne paye de redevances. C’est la solidarité de bassin, mais elle a aussi ses limites. Les autres catégories – industriels ou les collectivités – nous font passer le message que la solidarité a des limites. Comme les besoins sont plutôt croissants dans le domaine agricole, compte tenu de la transition, à la fois sur la qualité, mais aussi sur la quantité, la question se pose d’augmenter aussi la pression fiscale sur l’activité agricole pour justifier l’effet de levier que je viens d’évoquer, et qui sera toujours présent. Si nous restons sur 20 millions de recettes agricoles, nous ne passerons peut-être pas à 60 ou 70 millions d’euros de dépenses, alors que si nous augmentons un peu, nous pourrons faire valoir ce levier auprès de nos instances.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je suis un fervent défenseur des projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), assis sur des études hydrologie, milieux, usages et climat (HMUC) solides. L’article 6 du projet de loi d’orientation agricole qui nous a été soumis et qui vise à remettre tout cela en cause me semble être une catastrophe, y compris dans la gestion locale de ces PTGE.

On a parlé tout à l’heure des moyens. Au-delà de l’effet de levier, qu’est-ce qui est susceptible de faire basculer la décision des agriculteurs, de les convaincre de réduire ou d’abandonner l’usage de pesticides ? Monsieur Choisy, vous disiez qu’abandonner 25 ou 30 % de l’usage, c’est déjà un gros progrès. Avec des redevances dégressives, avec des redevances pour pollution diffuse qui sont moitié moins que ce que vous mettez pour réparer ces pollutions, n’avons-nous pas un levier de contraintes fiscales qui permettrait d’enclencher des décisions d’abandon des pesticides ? Il s’agit ici d’une pression négative sur les agriculteurs.

Par ailleurs, ce que disait Madame Rocard sur les paiements pour services environnementaux m’intéresse particulièrement puisque j’avais moi-même proposé que l’on ait une pression positive, c’est-à-dire un accompagnement des agriculteurs il y a quatre ans, en demandant la création d’un fonds pour paiements de services environnementaux. La pression négative contraignante s’accentue, on leur demande plus de contributions, ce qui est normal parce que ce sont eux qui émettent mais, en même temps, on a ce fonds doté et suffisamment puissant pour être un levier positif pour les aider à faire cette bascule.

Les agriculteurs arbitrent, comme nous tous. Ils ont des contraintes économiques. Si on ne joue pas sur les leviers qui permettraient de faire bouger un peu le curseur, il n’y a pas de raison qu’ils abandonnent les pesticides.

Que pensez-vous de l’idée de mieux mobiliser ces deux leviers, un levier contraignant et un levier d’accompagnement à la hauteur des enjeux que vous mesurez ?

M. Nicolas Chantepy. Nous avons toujours les deux composantes de la redevance, l’effet incitatif direct et l’apport de moyens financiers supplémentaires. Je vais prendre une métaphore entre les pesticides et le basculement vers un véhicule électrique. Nous savons très bien qu’il va falloir arrêter les véhicules thermiques. Comment faisons-nous ? Nous pouvons optimiser en passant à l’hybride, mais sommes toujours dans un système thermique. De la même manière, on peut réduire de 30 % les pesticides sans changement de système, mais ce n’est pas le basculement attendu. Comment s’opère cette bascule ? Il peut y avoir un outil financier avec la redevance, de la même manière qu’on augmente le prix de l’essence. Les gens sont incités. C’est compliqué pour l’usager de la voiture comme pour l’agriculteur. C’est une forme de réglage entre l’incitation positive et l’incitation négative.

Le message que j’avais voulu faire passer, c’est que, certes, ce sont toujours des contraintes financières d’augmenter la redevance de pollution diffuse, mais c’est aussi le moyen d’enclencher une dynamique au niveau de nos bassins pour optimiser l’effet de levier et faire en sorte que les autres usagers soient d’accord pour remettre au pot. La seule certitude que nous avons, c’est qu’il faudra plus de moyens financiers. Quand les agents se sont engagés dans les paiements pour services environnementaux, ils devaient le faire à titre expérimental et il était question que cela soit repris par la politique agricole commune. Cela ne s’est pas passé ainsi. Les agences disent qu’il faut continuer et effectivement, il y a une demande sur le terrain, les agriculteurs qui en font usage en voient bien les effets. On faut agir localement avec ces outils-là, mais le coût est élevé.

M. Dominique Potier, rapporteur. On taxe et on aide. Cela s’appelle une taxe affectée. Philosophiquement, ce n’est pas bien, c’est l’argent de la nation, tous contribuent au bien commun, etc. Mais c’est une façon pédagogique de faire assimiler une réforme. J’avais écrit en 2014 que chaque euro prélevé devait revenir dans le champ. Il est drainé et il irrigue en même temps une politique nouvelle.

Je pense que dans le contrat social, dans la mutation que l’on a à vivre, c’est quelque chose qui peut fonctionner. En revanche, comment une agence de l’eau peut-elle le faire, sachant que cela va la conduire à financer des actions en rapport avec la biodiversité et la santé humaine, sans lien avec l’eau ? Est-elle autorisée à faire cela ? Cela devrait plutôt être une politique régionale. Je pense qu’on est forcés de s’intéresser à la question des tuyaux financiers et de la gouvernance. On ne va pas vous reprocher de vous occuper de l’eau, mais dès lors que vous auriez à gérer des paiements pour services environnementaux dans le cadre d’une politique plus globale, il y aurait une sorte de dissonance avec la mission qui est la vôtre.

M. Guillaume Choisy. Je pense que l’on n’aura pas de progrès si l’on ne s’intéresse pas au champ économique. Quand on fait des mesures agro-environnementales (MAE), on répare quelque chose, on met de la rustine. Quand on fait des paiements pour services environnementaux (PSE), on reconnaît aux agriculteurs des pratiques qui vont dans le sens de la préservation de l’environnement sur des critères de qualité ayant trait à l’indice de fréquence de traitement (IFT), à l’assolement, au développement de l’agroécologie. Nous avons travaillé avec les coopératives. Nous avons fait 900 PSE en Adour-Garonne. Ils ont cinq ans maintenant et nous sommes capables d’en mesurer la qualité. Ils visent des enjeux de transition vers l’agroécologie, de diversification des productions ; mais il faut du temps. Nous avons sans doute besoin de cet instrument incitatif qu’est la redevance pour pollution diffuse ; peut-être faudrait-il l’amplifier. Mais ce qui a souvent fait défaut, ce sont les outils. Nous savons qu’il va falloir trouver les moyens d’amplifier, de massifier ce que nous avons entrepris.

C’est la même chose pour les PTGE. En Adour-Garonne, on a adopté au mois d’avril une délibération considérant que tout PTGE était d’abord de la substitution, avec par ailleurs des exigences sur le développement de l’agroécologie. C’est nécessaire si l’on veut garder une productivité et protéger une filière. Il faudra de l’eau. Le problème n’est pas l’irrigation, même s’il faut la sécuriser, notamment sur les nappes. Nous avons fait des études sur le changement climatique bassin par bassin. Il faut un équilibre entre les prélèvements, prioritairement en rivière, parce que les nappes se remplissent difficilement, en tout cas pas tous les ans. Cet hiver, elles ne se sont pas remplies. Il faut trouver un système qui permette de garantir à la fois ce remplissage et la transition vers des modèles agricoles qui impactent moins. Cela prend du temps parce que ce sont de nouvelles filières, de nouveaux assolements. Parfois, on se réjouit parce qu’il y a moins d’irrigation, mais en réalité on fait du blé et de la monoculture de céréales, dont la consommation de pesticides est plus importante que celle du maïs et qui impacte plus nos sols.

Nous devons donc avoir une stratégie plus globale et une approche effectivement territoriale. Les actions territoriales ne seront pas les mêmes d’un territoire à l’autre, d’un bassin à l’autre. En revanche, il faut réfléchir avec les acteurs économiques. Ce sont les EPCI, les régions qui ont la responsabilité économique. On doit avoir une stratégie commune, y compris entre ministères de l’agriculture et de l’environnement. Si on éparpille les moyens, on aura du mal à travailler. Le Varenne de l’eau a été, à ce titre-là, un bon exemple de convergence des politiques publiques.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Quand on parle de la qualité de l’eau en France, le premier mot qui nous vient à l’esprit est celui de pesticide. Mais nous voudrions aussi avoir des précisions sur la question des micropolluants, des microplastiques.

Par ailleurs, dans ces milieux aquatiques, parvenez-vous à tracer l’origine de ces polluants ?

S’agissant des pesticides, parvenez-vous à avoir une idée de l’évolution au cours du temps de la présence et des concentrations dans les eaux ? Connaissez-vous ces évolutions par famille de pesticides ?

Avons-nous des éléments sur l’impact sur la qualité de l’eau des campagnes de désinsectisation conduites à proximité des plans d’eau, notamment dans les zones touristiques ?

Y a-t-il un impact identifié de l’augmentation de la température des eaux liée au changement climatique sur les pesticides, en termes de dégradation ou d’accélération ? Je parle des différents processus chimiques et physico-chimiques. On s’y intéresse par exemple pour le fonctionnement de nos centrales nucléaires, pour la biodiversité, etc. Qu’en est-il s’agissant des pesticides ?

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Parmi les polluants qu’on trouve dans les eaux, mon collègue évoquait les microplastiques, mais il y a aussi la question des produits pharmaceutiques. Pourriez-vous nous donner un panorama global de la part des différentes familles de polluants ?

Mme Sandrine Rocard. Nous avons des mesures vraiment très fouillées concernant de nombreux paramètres ; je pense que le plus simple serait de pouvoir vous fournir ces données précises. Nous arrivons à une connaissance fine des différents polluants.

Pour ce qui concerne les produits phytosanitaires, nous sommes plutôt certains qu’ils sont d’origine essentiellement agricole parce que les usages non agricoles – pour les collectivités et pour les particuliers – ont été interdits par la loi Labbé.

Nous ne disposons pas d’éléments probants sur l’impact de l’évolution de la température de l’eau sur les produits phytosanitaires.

Je voulais revenir sur les paiements pour services environnementaux. Je pense que les agences ont toute légitimité pour intervenir avec des dispositifs qui ont des bénéfices multiples. Sur l’eau évidemment, puisque c’est notre cœur de métier ; mais notre champ d’action va bien au-delà. La biodiversité et la préservation de la biodiversité sont des enjeux importants pour les agences de l’eau. Depuis la loi sur la biodiversité de 2016, nous avons beaucoup investi ces sujets. Nous investissons aussi les enjeux sanitaires, autour du concept « One Health ». Tous ces sujets sont en réalité liés. Nous croyons beaucoup aux paiements pour services environnementaux, d’abord parce que c’est, pour l’agriculteur qui en bénéficie, une logique assez différente des subventions qu’il peut toucher dans le cadre de la politique agricole commune. Ici, on reconnaît et on rémunère un service rendu. Ces dispositifs sont adaptés à la situation d’un territoire donné. La collectivité locale est impliquée ; c’est important aussi qu’il y ait un élu qui soit porteur de ces dispositifs, qui les anime, qui puisse diffuser cette problématique de l’eau. Et c’est un dispositif intéressant aussi parce que le paiement du service est en partie conditionné aux résultats obtenus. Il est ainsi vraiment tourné vers l’efficacité environnementale et peut rémunérer toutes sortes de services – dont la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires.

Bien évidemment, les agences de l’eau y sont très favorables. Le niveau d’ambition doit être établi au niveau local. En revanche, il est nécessaire de proposer un niveau de rémunération suffisant pour que les agriculteurs soient incités à y adhérer.

M. Nicolas Chantepy. Si l’on constate une évolution favorable au niveau des ventes de produits – les ventes des produits les plus toxiques ayant tendance à baisser, notamment en raison de certaines interdictions – on a du mal à apprécier ces tendances s’agissant de l’évolution de la qualité des eaux. Le phénomène de rémanence, qui fait qu’on retrouve encore des molécules interdites dix ou vingt ans plus tard, explique en partie ces difficultés.

M. Guillaume Choisy. Les ventes des molécules dites « CMR 1 » qui sont classés cancérigènes ont, sur un bassin comme le nôtre, baissé d’à peu près 40 % sur les cinq dernières années. Elles représentent encore un tiers des molécules vendues et des produits vendus, malgré les interdictions et les efforts des filières, des distributeurs et des agriculteurs. Dans certaines filières, ces produits sont toujours très présents. Nous avons encore besoin de mutations, et pas seulement dans la culture de céréales. Je pense que le maraîchage et l’arboriculture utilisent encore un peu ces molécules en l’absence d’alternatives. Il faut renforcer la recherche dans ce domaine.

Je le disais, sur un million de molécules présentes dans les eaux, on en suit 300. C’est l’Ampa, un métabolite du glyphosate, que l’on retrouve le plus souvent. Il est probablement plus dangereux pour la santé que ne l’est le glyphosate parce qu’il se dissout très vite dans le sol et dans l’eau.

Au sujet des différentes familles de polluants présentes dans les eaux, je crois qu’il sera nécessaire, à l’avenir, d’avoir une politique qui soit plutôt tournée vers les impacts de ces molécules, parce que je ne suis pas sûr que l’on soit capable, notamment pour l’ensemble des micropolluants, d’identifier les sources de contamination. Aujourd’hui, l’agriculture est la source la plus importante en volume mais parfois, il doit exister des effets cocktails, dus notamment à la concentration ou peut-être à la température. Il faudrait approfondir le sujet sur le plan scientifique. Il faut donc regarder l’impact de l’ensemble de ces molécules sur le vivant et sur les milieux.

M. Dominique Potier, rapporteur. La concentration accélère l’effet cocktail ?

M. Guillaume Choisy. Lors du colloque organisé avec les scientifiques en juillet, que j’évoquais tout à l’heure, une accélération a été évoquée. Dans quelle mesure est-elle plurifactorielle ? On a de plus en plus de molécules diverses. Est-ce que cette accélération est liée au fait d’avoir de plus en plus de micropolluants ou est-ce le fait de les concentrer plus ? En tout cas, ils se rencontrent et l’on observe de plus en plus de combinaisons. Tout cela peut être lié au changement climatique, mais c’est difficile d’aboutir à une conclusion simple.

M. Martin Gutton. Les microplastiques sont des supports pour diverses molécules et organismes vivants. Cela peut entraîner des effets que l’on ne mesurait pas par le passé.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je voulais vous interpeller sur la coresponsabilité de l’usage de l’eau, même si le sujet peut sembler très vague. Je parle du code et de l’usage de l’eau. Nous sommes tous alertés sur l’usage de l’eau, par exemple au sujet des productions bovines, qui sont décriées car très consommatrices en eau. Mais quelle est la quantité d’eau absorbée par l’humain au quotidien ? J’aimerais avoir votre avis sur cette coresponsabilité.

Pouvez-vous également me donner votre avis sur l’expérimentation menée dans certains secteurs, à travers le programme Ecod’o, qui concerne les entreprises industrielles ou agroalimentaires, au-delà de l’agriculture ?

Avec toutes les contaminations que vous évoquez, ainsi que les effets cocktails entre polluants, ne pourrait-on pas se retrouver de plus en plus avec des terres souillées, qui deviendraient inutilisables en agriculture ? Je mets entre parenthèses tous les aspects juridiques.

M. Guillaume Choisy. Peut-être, en effet, en raison de la rémanence des molécules dans le sol. Mais, à l’inverse, nous constatons, avec le changement climatique, des érosions beaucoup plus importantes. À l’avenir, il faudra éviter les sols nus, en mettant des couverts végétaux l’hiver. Mais il faut, pour cela, un minimum d’eau en fin d’été ou en début d’automne. En Haute-Garonne, nous n’arrivons pas à les faire pousser. Ce sont ces couverts qui nous permettent de préserver la qualité de la terre. Dans certains territoires, la productivité a baissé parce que les sols se sont appauvris en matières organiques.

Concernant l’élevage, sur le bassin d’Adour-Garonne, un tiers de la surface agricole utile est en prairie. Si on perd l’élevage, on perd ces prairies. Si on laisse en friche, au printemps, cette friche va pomper l’eau au lieu de la restituer. Sur notre bassin, les prairies naturelles stockent sept milliards de mètres cubes d’eau : c’est trois fois plus que l’ensemble des stockages des retenues collinaires du bassin d’Adour-Garonne. L’eau stockée dans ces prairies naturelles est ensuite restituée dans les rivières du bassin. Ce cycle est essentiel.

M. Martin Gutton. Je voulais dire un mot sur Ecod’o, un programme initié dans le Morbihan et qui s’est généralisé à l’ensemble de la Bretagne. On le voit aujourd’hui déployé en Pays de la Loire. C’est l’une des mesures que les chambres de commerce et d’industrie s’engagent à mettre en œuvre dans le cadre du plan Eau du Gouvernement, à travers leurs dispositifs d’accompagnement des industries. Il existe de nombreuses solutions techniques et les industriels s’engagent résolument dans ces démarches d’économie d’eau.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai une question sur le phénomène des méthaniseurs et leurs dérives, qui génère des impacts sur les nitrates et la qualité de l’eau. Avez-vous déjà fait des corrélations entre ces dérives de la méthanisation et les pesticides ?

M. Martin Gutton. Si la méthanisation s’accompagne d’une céréalisation d’un territoire, oui, mais c’est en raison de la nature de ces cultures, qui remplissent les méthaniseurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est ce que je voulais vous faire dire ! Vous avez parlé de l’Ampa, le métabolite du glyphosate. En cas de ré-autorisation du glyphosate, j’imagine que vous allez alerter le gouvernement. Pensez-vous que l’Anses, qui a coproduit l’étude ayant permis à l’Efsa de prendre la position que vous connaissez, et à la Commission de faire cette proposition d’une ré-autorisation de dix ans au maximum, a suffisamment pris en compte la question des métabolites du glyphosate ?

M. Guillaume Choisy. Je n’ai pas lu d’avis sur les métabolites. On a vu des avis sur le glyphosate.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous aurions dû vous interroger avant l’Anses.

M. Martin Gutton. Nous accompagnons des études sur les métabolites du glyphosate au CNRS de Chizé. Je crois qu’ils travaillent sur des têtards. Effectivement, beaucoup de difformismes sont constatés sur ces animaux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous aurons probablement encore des questions à vous poser, que nous vous transmettrons. Nous avons eu connaissance, dans le cadre d’un avant-projet de loi d’orientation de l’agriculture, de l’hypothèse que le stockage et le prélèvement de l’eau pour les bassines destinées à la production agricole soient réputées d’intérêt public majeur. Cela semble intellectuellement en contradiction avec la logique des PTGE, lesquels créent une démocratie, un état des lieux territorial, en vue de mettre en place des solutions partagées dans le temps. Qu’en pensez-vous ?

M. Martin Gutton. Nous ne pouvons pas échapper au dialogue territorial. C’est central. Si nous souhaitons que de tels projets soient acceptés dans un territoire, il faut accepter de participer, de construire un dialogue territorial, si nécessaire en se faisant accompagner par des experts des sciences sociales, parce que ce ne sont pas les techniciens qui peuvent véritablement répondre à toutes les questions que nos concitoyens se posent. On constate toutefois que les échelles successives de recours – tribunal administratif, cour administrative d’appel, Conseil d’État – avec des délais qui peuvent être parfois très longs, compliquent beaucoup la capacité des acteurs à se projeter dans une transition. Nous voyons dans nos bassins versants que tout est attaqué et qu’une fois qu’un tribunal administratif a pris position, la cour administrative d’appel intervient. Tout remonte ensuite au Conseil d’État, dix ans après. Dans ce contexte, comment les acteurs économiques peuvent-ils se positionner ? La longueur de ces procédures pose problème.

M. Guillaume Choisy. Faire le pari d’aller vite, c’est souvent faire le pari d’avoir des recours et, aujourd’hui, on les perd tous. Les volumes prélevables doivent être adaptés au changement climatique. Sinon, on aura du mal à maintenir des autorisations devant les tribunaux administratifs. Dans mon territoire, on a gagné un seul contentieux.

Il faut garder ce dialogue territorial. Sur notre bassin, 88 PTGE vont être mis en place d’ici la fin de l’année. Les deux tiers du territoire seront couverts par des projets de territoire basés sur les Sage. Tout fonctionne très bien. Le problème concerne plutôt les projets antérieurs, sources de conflits. Aujourd’hui, nous sommes capables de mettre en place ces projets en moins de deux ans ; il suffit d’être un peu patient.

 


15.   Audition de Mme Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation (DGAL) au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (mercredi 27 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous sommes entrés depuis une semaine dans la phase d’examen critique des politiques publiques de réduction des usages de produits phytopharmaceutiques, qui sont au cœur de l’objet de cette commission d’enquête. C’est pourquoi nous auditionnons toutes les parties prenantes.

L’objet de cette commission d’enquête est en effet de comprendre les raisons pour lesquelles l’écart entre les objectifs que la Nation s’est donnés et les résultats obtenus est si important. Après le premier plan Écophyto qui a vu le jour en 2009, il y a eu un deuxième plan Écophyto, avec un objectif de réduction de 50 % des usages de pesticides qui a été reporté de 2020 à 2030. Et il n’est absolument pas certain que cet objectif sera tenu…

Je rappelle qu’il s’agit pour nous de discerner entre l’évaluation du danger et l’évaluation du risque, tout en distinguant l’analyse du risque de sa gestion. L’analyse du risque est confiée aux institutions européennes – c’est le rôle de l’Efsa – tandis que la gestion du risque relève des autorités des États membres. L’Efsa approuve des principes actifs, les États membres autorisent ou interdisent des produits qui les contiennent. Il est d’autant plus important de le rappeler que l’Anses a longtemps été chargée de l’analyse du risque, alors que la gestion du risque revenait au ministre. La loi de 2014 a modifié cette répartition : l’analyse et la gestion du risque ont été confiées à l’Anses.

Pour autant, le ministère de l’agriculture joue un rôle déterminant dans la conduite des politiques publiques de réduction des usages des produits phytopharmaceutiques. Nous accueillons aujourd’hui Madame Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ; elle est accompagnée par Madame Caroline Cornuau, sous-directrice adjointe de l’accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, et Monsieur Olivier Prunaux, sous-directeur adjoint de la santé et de la protection des végétaux.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Faipoux, Mme Cornuau et M. Prunaux prêtent successivement serment.)

Mme Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation (DGAL) au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. La direction générale de l’alimentation est au cœur de larges missions de protection de la santé, qu’il s’agisse de la protection animale, de la santé des consommateurs via la sécurité sanitaire des aliments, ou de la santé végétale et de l’environnement.

C’est dans le cadre de la santé végétale et de la protection des cultures que la DGAL travaille sur le sujet des produits phytopharmaceutiques, pour élaborer et mettre en œuvre la réglementation, pour mettre en place des contrôles et des politiques incitatives, dans l’objectif, partagé par l’ensemble du Gouvernement, de réduire l’usage de ces produits phytopharmaceutiques et leurs impacts.

La DGAL est pilote de tout ce qui a trait à la politique de réduction des usages et des impacts. À ce titre, le premier plan Écophyto issu du Grenelle de l’environnement, en 2008, a été confié à la DGAL. Il fixait comme objectif une réduction des usages de – 50 % à l’horizon 2018. Ce premier plan Écophyto a donné lieu à d’autres plans. Le plan Écophyto II a, en 2015, reporté cet objectif au regard de la dynamique de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques. Au même moment, la gouvernance du plan a été élargie au ministère en charge de l’écologie. En 2018, le plan Écophyto II+ plus comportait des reports d’objectifs mais aussi de nouvelles impulsions, en accordant une priorité aux actions de recherche. Il ciblait en particulier la recherche de solutions, grâce à des programmes prioritaires ou à des fonds financiers. Il s’agit là d’un axe d’efforts majeur pour faire avancer l’ensemble de cette politique. Le plan de sortie du glyphosate constitue quant à lui une extension des plans Écophyto. Il prévoyait notamment la révision des autorisations de mise sur le marché.

Cet enchaînement de plans et ces nouvelles impulsions au fil des quinze dernières années s’expliquent par des résultats en termes de réduction des usages de produits phytosanitaires qui sont inférieurs aux attentes. Il y a eu des résultats mais ils peinent parfois à diffuser et des impasses subsistent.

Pour autant, on note, depuis quelques mois voire quelques années, une inflexion de la dynamique d’utilisation des produits phytopharmaceutiques. La dernière moyenne triennale calculée sur les ventes de produits est la plus faible enregistrée depuis le début des plans. Si les premiers plans Écophyto avaient donné peu de résultats visibles, nous sommes désormais sous les moyennes observées en 2009-2011. La baisse est donc bien amorcée.

Je relève également de bons résultats avec l’augmentation des produits utilisables en biocontrôle et en agriculture biologique, de l’ordre de 15 % en 2022 par rapport à 2020. Nous constatons par ailleurs un signal très fort sur les produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), avec une baisse de 96% pour les produits dits « CMR1 » par rapport à la moyenne 2015-2017, et supérieure à – 20 % pour les « CMR 2 ». Concernant plus spécifiquement le glyphosate, nous avons constaté une baisse des ventes de 27 % entre 2021 et 2022, en conséquence des actions qui ont été mises en place. Ces résultats traduisent un vrai mouvement positif qui n’est cependant pas à la hauteur des objectifs que s’étaient initialement fixés les plans.

Je pense néanmoins qu’il faut regarder sans rougir ce qui a été fait ces quinze dernières années. Des enseignements positifs sont ainsi à tirer des plans successifs. Tout d’abord, la France est le premier pays qui se soit assigné un objectif ambitieux de réduction. Ensuite, tous les travaux menés au cours de ces quinze années ont permis une sensibilisation très forte de l’ensemble des acteurs sur les impacts de ces produits sur la santé et sur l’environnement. Ces impacts sont désormais admis et cela engage l’ensemble des acteurs vers la réduction des usages.

La mise en place d’indicateurs objectifs pour mesurer les usages et les impacts des produits phytosanitaires est un autre enseignement positif. Ainsi par exemple, la mise au point du nombre de doses unités (Nodu) permet une mesure objective et fiable de l’évolution du recours aux produits phytosanitaires, même s’il a l’inconvénient d’être franco-français.

Sur le plan de la recherche, la temporalité est toujours assez longue, et nous n’avons probablement pas pu bénéficier encore de tous ses apports, mais ils sont désormais devant nous. Les plans Écophyto ont permis d’améliorer nos connaissances des phénomènes. Ils ont également permis la mise en place de groupes – les fermes Dephy – qui ont prouvé qu’il était possible de produire avec moins de produits phytosanitaires. Nous sommes maintenant à une étape où il faut diffuser l’ensemble de ces connaissances, ce sera tout l’effort de ces prochains mois.

Sur le fond, les enseignements de ces plans sont positifs. Un cap doit néanmoins être passé, pour basculer de la preuve de concept à une massification auprès de l’ensemble des agriculteurs.

Sur la forme, la gouvernance s’est étoffée au cours des années pour embarquer l’ensemble des composantes – agriculture, environnement, santé – mais elle a pu paraître un peu complexe et un peu lourde à gérer au fil du temps. Par ailleurs, les plans Écophyto étaient très focalisés sur les actions finançables par la maquette Écophyto et n’avaient peut-être pas une vision assez large sur l’ensemble des politiques, que ce soit sur les axes réglementaires ou sur les autres financements possibles.

Forts de ces constats, il convient de s’interroger sur la suite d’Écophyto II+ qui arrive à échéance début 2020. La Première ministre a annoncé en février, lors du salon de l’agriculture, le lancement de travaux dont le paradigme change par rapport aux plans actuels. Ce ne seront d’ailleurs plus des plans mais une stratégie, la stratégie Écophyto 2030.

Avec cette stratégie, il s’agira de passer un cap et de mettre en relation l’ensemble des politiques – financière, réglementaire, incitative – pour aller plus loin et sortir d’une logique de substitution d’un produit par un autre. Cette logique a ses limites et nous sommes maintenant à l’ère du changement de système. Il ne s’agit plus de substituer mais de s’affranchir, autant que faire se peut, du chimique, en démontrant que c’est viable techniquement et économiquement.

L’objectif est de trouver le meilleur équilibre entre la protection des cultures – nécessaire à la production et à notre souveraineté alimentaire – et la protection de la santé des opérateurs, de l’environnement et des riverains. Il faut reconcevoir les systèmes pour prendre en compte l’ensemble de ces enjeux. Ce sera un point fort de la stratégie Écophyto 2030 telle que nous la concevons : nous devons collectivement préparer l’ensemble des filières à faire émerger et à développer des solutions alternatives pour certains usages.

Dans ce contexte, le ministre de l’agriculture a lancé, au mois de mai dernier, un plan d’anticipation du retrait de certaines substances phytopharmaceutiques. Le mot « anticipation » ayant soulevé des interrogations, nous parlons maintenant de planification ou de préparation au retrait de certaines substances. L’objectif est de réunir tous les acteurs pour chercher des alternatives aux différents usages et les déployer. C’est en montrant que c’est techniquement possible et en apportant les moyens financiers correspondants – le ministre a annoncé que son budget augmenterait de 250 millions d’euros à cet effet – que nous nous donnerons les moyens d’atteindre les objectifs fixés.

Mais pour embarquer l’ensemble des acteurs dans cette dynamique, il faudra parvenir à redynamiser la gouvernance de cette nouvelle stratégie et à mettre en place des mesures de réciprocité vis-à-vis des autres pays, afin de répondre aussi à l’enjeu de compétitivité.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. Merci pour cet exposé liminaire très clair qui est empreint à la fois d’humilité face à tout ce qui reste à accomplir et de fierté devant les progrès déjà réalisés.

Je voudrais souligner, en tant qu’initiateur de cette mission au nom du groupe socialiste, que notre volonté première est de contribuer utilement à la réussite d’un plan Écophyto qui permette de réconcilier santé, souveraineté alimentaire, agriculture et société.

La politique d’autorisation constitue l’un des grands moteurs de la réduction de l’impact des produits phytosanitaires. Aujourd’hui, certaines déclarations du ministre et des prises de position politiques des uns et des autres semblent aller dans le sens d’une remise en cause de ce qui apparaît à de nombreuses personnes comme un acquis. Je vous demanderai donc très clairement, au nom du ministère de l’agriculture, de lever les doutes à ce sujet. Entendez-vous remettre en cause l’autorité scientifique de l’Anses ou au contraire la renforcer, en vue d’une évaluation encore plus indépendante et plus globale des risques et impacts liés aux produits phytosanitaires dans le cadre du processus d’autorisation de mise sur le marché ? J’englobe dans ma question les problématiques de phytopharmacovigilance, cette compétence devant permettre à l’Anses de revenir sur des autorisations ex post, le cas échéant.

Mme Maud Faipoux. Ce débat a, en effet, pris une certaine acuité au début de cette année. Il est clair qu’il n’y a aucune remise en cause de la compétence et de la qualité de l’évaluation scientifique de l’Anses. Il n’y a aucune ambiguïté et je ne pense pas que c’était le sens des propos portés par le ministre et par le ministère à ce sujet. Le processus actuel de délivrance des autorisations de mise sur le marché n’a pas vocation à être remise en cause.

La question qui peut se poser concerne plutôt l’attribution de ces autorisations de mise sur le marché en fonction d’évaluations des risques fondées sur des modèles européens. Ces modèles mériteraient peut-être d’être actualisés. Des travaux ont été lancés depuis cet été sur cette question, afin d’essayer de prendre en compte les mesures de gestion que peuvent mettre en place les agriculteurs.

Comme vous le savez, les produits dont la substance active est autorisée au niveau européen sont quand même soumis à une autorisation. Pour ce faire, ils sont évalués à partir de modèles calibrés au niveau européen. Les travaux en cours visent à prendre en compte l’évolution technique et technologique plus finement, concernant notamment les pulvérisateurs et leurs dérives. Il existe en effet des matériels qui sont beaucoup plus performants que ce que les modèles retiennent.

Il n’y a donc aucune remise en cause de l’évaluation par l’Anses mais plutôt un travail avec l’Anses et nos homologues européens pour être plus précis dans nos modèles et permettre des évaluations qui soient plus fines.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous dites qu’il faut travailler plus sur les usages, et que la définition des autorisations pourrait être liée à des usages qui seraient précisés pour tenir compte des évolutions technologiques, des pratiques, des conditions de traitement, etc. L’objectif n’est pas de se soustraire aux réglementations européennes mais d’affiner leur mise en œuvre. Merci pour ces précisions.

Pour être clair, il n’est donc pas dans l’intention du ministère de l’agriculture de faire en sorte qu’une décision politique d’opportunité, fondée sur des considérations économiques et de souveraineté, puisse remettre en cause l’interdiction d’un produit dès lors que son caractère dangereux pour la santé humaine ou environnementale a été relevé.

Dans le même esprit, encouragez-vous tous les travaux que l’Efsa et l’Anses réalisent, notamment sur la question des effets cocktails, de l’exposome, des effets à long terme – tous ces champs qui sont relativement inexplorés ? Est-ce que votre ministère pousse à développer une capacité d’expertise sur ces questions ? Êtes-vous un frein ou un accélérateur sur ces enjeux que l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées nous ont signalées comme des zones à explorer ?

Mme Maud Faipoux. Dans les différents plans Écophyto comme dans Écophyto 2030, une part du financement est consacrée à la recherche et à l’évaluation des impacts. Au-delà du danger d’une substance, il est important d’évaluer les risques pour pouvoir y remédier. Pour connaître les leviers à activer, il faut connaître les impacts par les différentes matrices – l’air, l’eau, l’alimentation éventuellement. Les sujets que vous mentionnez sont partie intégrante de ces thématiques de recherche et nous n’avons évidemment aucune difficulté à ce sujet.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des indicateurs est capitale car elle permet de poser le diagnostic. Or, tant qu’il n’y a pas d’accord sur le diagnostic, il est difficile de progresser.

Vous mentionnez quelques résultats probants concernant l’évolution des volumes de produits phytosanitaires vendus au cours des dernières années. Mais comment expliquez-vous la baisse récente constatée alors que, sur la période du plan Écophyto, on relève plutôt une certaine atonie ? Par ailleurs, le Nodu est d’une constance affligeante. Il n’y a pas d’indicateur parfait mais ne pouvez-vous pas admettre qu’il est difficile de se targuer d’une diminution des volumes dont l’explication reste incertaine alors que le Nodu reste constant ?

Mme Maud Faipoux. Nous prenons en considération les deux indicateurs. Ils peuvent avoir des évolutions d’ampleur différente mais ils sont tous les deux orientés à la baisse.

L’indicateur des quantités de substance active vendues (QSA) prend en compte la masse de chaque substance. Il peut connaître des évolutions contre-intuitives lorsqu’un produit très peu lourd est remplacé par un autre produit avec moins d’impacts sur la santé mais plus lourd. Il doit donc être manié avec précaution. Le Nodu, parce qu’il est en dose unitaire et n’est pas influencé par la masse des produits, est plus objectif. Même si cela est moins visible, il s’inscrit également en baisse.

Au niveau européen, nous travaillons à l’élaboration d’un troisième indicateur commun, qui permettrait d’intégrer, en outre, le risque attaché à chaque produit.

M. Dominique Potier, rapporteur. La France a-t-elle formulé des propositions en la matière ? Avez-vous la trace de prises de position de la France en faveur de la construction de ce nouvel indicateur ?

Mme Maud Faipoux. Le règlement européen pour une utilisation durable des pesticides (SUR) qui a vocation à prendre la suite de la directive du même nom, intègre un travail sur les indicateurs incluant cette notion de pondération selon les caractéristiques de la molécule et notamment de son caractère cancérogène, mutagène et reprotoxique (CMR) ou perturbateur endocrinien. La France pousse pour cette prise en compte, afin de mieux piloter les impacts de produits. Il s’agit de réduire les usages mais aussi les risques que font courir les produits. La France participe aux travaux européens pour calibrer au mieux les pondérations et les catégories. La France soutient donc cette pondération par le risque.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’absence d’enregistrement des pratiques par les agriculteurs constitue un angle mort de la connaissance de l’usage des phytos. Pouvez-vous nous faire un point réglementaire ? Est-ce un sujet tabou ? Le système de collecte des informations paraît assez ubuesque, avec des délais incroyables et une interprétation toujours sujette à caution, d’autant plus qu’il manque l’élément fondamental : à quoi ont servi ces produits, où et quand ? Est-ce un point sur lequel vous avez l’ambition de porter une proposition, même impopulaire ?

Mme Maud Faipoux. Pour suivre les indicateurs et la politique de réduction des usages et des risques, nous nous reposons sur les données de ventes au travers de la base nationale des ventes distributeurs (BNVD) pilotée par le ministère de l’écologie. Malheureusement, nous ne pouvons pas savoir si tous les produits vendus sont utilisés dans l’année. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous raisonnons en moyenne triennale : nous estimons que cela permet de lisser les phénomènes de stockage et déstockage.

Pour ce qui est des données d’usage, les agriculteurs ont l’obligation d’enregistrer leurs pratiques. Un cahier d’enregistrement existe dans chaque exploitation, contrôlé par l’État, notamment au titre de la conditionnalité des aides de la PAC. Cependant, il subsiste des cahiers papiers qui ne sont pas « collationnables » en l’état. La réglementation européenne avance sur ce sujet : chaque agriculteur devra disposer d’un enregistrement électronique à l’horizon 2026. Par ailleurs, une réflexion a été engagée sur la collecte de ces données dans le cadre de la préparation du règlement européen SUR, pour améliorer notre connaissance précise de l’usage réel et de la localisation de l’usage de ces produits.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voudrais vous interroger sur la séparation du conseil et de la vente. J’ai eu l’honneur de conduire une mission sur le sujet avec Stéphane Travert. Cette séparation n’a pas tenu ses promesses et, aujourd’hui, nous sommes dans une forme d’urgence sur le plan réglementaire, car nos agriculteurs pourraient être privés de l’autorisation d’utiliser des produits phytosanitaires faute d’avoir bénéficié à temps du conseil stratégique prévu par la loi. Une action législative semble nécessaire. Pouvez-vous nous dire si vous avez l’intention de sortir du statu quo et d’engager une réforme en la matière ? Avezvous envisagé un véhicule législatif pour éviter l’impasse à laquelle nous serons confrontés à défaut ?

Mme Maud Faipoux. La loi Egalim a instauré la séparation de la vente et du conseil. Une entité qui vend des produits phytosanitaires ne peut désormais plus prodiguer de conseil.

Cette loi Egalim prévoit aussi que chaque agriculteur a l’obligation de faire effectuer sur son exploitation un conseil stratégique sur l’utilisation de produits phytosanitaires, au moins deux fois sur une période de cinq ans. Le respect de cette obligation de réaliser un conseil stratégique est vérifiée notamment lors de la délivrance du Certiphyto, le certificat qui permet d’acheter et d’utiliser des produits phytopharmaceutiques. À compter du 1er janvier 2024, chaque exploitation devra justifier de ce conseil stratégique sous peine d’impossibilité de renouveler le Certiphyto.

Il apparaît cependant que le nombre de conseils stratégiques réalisés à ce jour est loin de l’objectif fixé. Par conséquent, un décret en conseil d’État devrait permettre d’assouplir ce calendrier, en instaurant une période pendant laquelle un Certiphyto temporaire pourrait être délivré à condition que l’agriculteur s’engage à réaliser un conseil stratégique dans un délai court après sa délivrance. Cette mécanique calendaire est en cours de finalisation.

Cette situation résulte du choix plutôt surprenant des entités concernées par la vente et le conseil au moment de la séparation de ces deux activités. À de rares exceptions, elles ont toutes privilégié la vente, ce qui a conduit à retirer un grand nombre de conseillers du terrain. Si le développement du conseil a été amorcé, le temps a manqué pour dynamiser ce marché, de façon à rendre le service attendu à l’ensemble des agriculteurs. L’aménagement du calendrier permettra d’éviter une remise en cause des objectifs fixés.

Par ailleurs, le dispositif de séparation entre la vente et le conseil fait l’objet de réflexions plus approfondies, face au constat de l’inadéquation entre le nombre de conseillers et les besoins des exploitations. Les services de l’État analysent les recommandations contenues dans le rapport remis par Monsieur le rapporteur et le député Stéphane Travert.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci pour ces informations. Je voudrais maintenant vous interroger sur les moyens consacrés à la recherche d’alternatives et au continuum recherche-développement.

Dans le cadre de nos auditions, nous sommes très étonnés de constater que de nombreuses propositions existent – à l’Association de coordination technique agricole (Acta), à l’Inrae voire dans les chambres d’agriculture – mais qu’elles ne sont pas mises en œuvre dans les fermes, en raison d’un défaut de continuum dans l’appareil de développement ou parce que les conditions socioéconomiques ne sont pas propices. Nous ne manquons pas d’alternatives, mais elles n’arrivent pas dans les fermes et ne sont pas mises en œuvre. N’est-ce pas l’échec principal du plan Écophyto ?

Mme Maud Faipoux. Je précise quand même quand dans beaucoup de situations et d’usages, nous n’avons pas de système alternatif non chimique. C’est d’ailleurs l’axe de recherche que nous souhaitons développer dans le cadre du plan d’anticipation du retrait de certaines substances actives, qui bénéficiera d’une partie du fonds phytopharmaceutique alloué au ministère de l’agriculture dans le projet de loi de finances pour 2024.

Il est néanmoins exact que des preuves de concept existent dans certaines fermes mais qu’elles ne parviennent pas à être mises en œuvre auprès d’un public plus large. Il manque souvent la conviction que ces alternatives sont techniquement et économiquement équivalentes et qu’elles sont transposables dans toute exploitation.

Le transfert des connaissances au-delà d’un cercle restreint à quelques agriculteurs passe par la reconception des systèmes et par un conseil stratégique qui démontrera la pertinence de ces alternatives. Cela nécessitera un accompagnement qui sera parfois financier, pour investir dans de nouveaux matériels ou de nouvelles pratiques. C’est aussi l’objet du fonds phytopharmaceutique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quel est le dimensionnement de ce fonds phytopharmaceutique ?

Mme Maud Faipoux. Il sera présenté officiellement mais le ministre a déjà annoncé qu’il serait alimenté à hauteur de 250 millions d’euros pour 2024.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous confirmer que les sommes disponibles au titre du plan stratégique national (PSN) pour orienter les pratiques agricoles s’élèvent à 1,6 milliard d’euros ?

Mme Maud Faipoux. Je ne dispose pas du chiffre exact mais l’ordre de grandeur me paraît correct.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce chiffre relativise le montant du fonds phytopharmaceutique.

Je vous informe que je demanderai officiellement à votre ministère toutes les positions défendues par la France dans le cadre du règlement SUR à tous les niveaux, en particulier celle concernant la construction d’un indicateur européen de suivi de l’usage des produits phytosanitaires.

Je voudrais encore vous interroger sur l’état d’avancement du chantier Écophyto 2030. Comment cette nouvelle stratégie s’articulera-t-elle avec le futur règlement européen SUR ?

Mme Maud Faipoux. Le règlement SUR est en cours de négociation entre les États membres et au Parlement européen. De nombreux volets sont encore en débat. Je ne pense pas qu’il faille lier le calendrier de la stratégie Écophyto 2030 au projet de règlement SUR. Nous aurons sans aucun doute une stratégie Écophyto 2030 avant le règlement européen. La Première ministre l’a annoncé en février 2023, l’objectif est de disposer d’un document qui prenne le relais d’Écophyto II+ dont l’échéance est fixée au printemps 2024.

Les travaux ont démarré sous l’égide du secrétariat général à la planification écologique, service rattaché à la Première ministre qui coordonne les travaux interministériels sur le sujet. Il conduit actuellement des dialogues avec l’ensemble des parties prenantes pour s’enrichir des retours sur les plans passés, au-delà de ce que produisent les ministères. À l’issue de ces concertations, le gouvernement proposera une première trame de stratégie dans la deuxième quinzaine d’octobre. Il lancera ensuite officiellement des travaux de concertation et affinera la stratégie pour la fin de l’année ou le début de l’année prochaine.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les travaux de cette commission pourraient donc être considérés comme une contribution à la finalisation de la stratégie. C’est plutôt rassurant pour nos collègues : les travaux que nous produirons pourront être pris en compte.

Le président de la République a déclaré qu’il n’y aurait pas d’interdiction sans alternative. Il me semble que ces propos sont ambigus et doivent être précisés pour la clarté du débat public. Pouvez-vous nous dire si les interdictions de produits sont l’un des moteurs de la recherche d’alternatives ?

Enfin, les concurrences déloyales constituent une problématique incontournable. Lors de nos auditions, nous avons entendu que des aliments produits selon des normes moins-disantes, avec des molécules plus toxiques, pouvaient pénétrer en France. Or l’Efsa est formelle : aucun produit ne rentre en France qui ne respecte pas les limites maximales de résidus (LMR) applicables à tout produit commercialisé dans l’Union européenne. Pouvez‑vous nous éclairer sur ce sujet ? Notre commission envisage de formuler des propositions pour éviter les concurrences déloyales qui réduiraient à néant nos efforts de réduction sur les produits phytosanitaires.

Mme Maud Faipoux. Un produit doit être interdit lorsqu’il a des impacts trop dommageables. Dans le même temps, nous essayons d’avoir des solutions avant d’interdire. C’est justement l’intérêt du plan d’anticipation du retrait de certaines substances, que de permettre d’articuler ces deux nécessités. Au niveau européen, dans les cinq prochaines années, 250 substances actives seront réévaluées. Nous savons qu’il existe un risque assez fort pour qu’une partie d’entre elles ne satisfassent pas les critères pour voir leur autorisation renouvelée. Dès lors, soit nous subirons ces interdictions sans solutions alternatives, soit nous nous y préparons. Si une molécule risque de ne pas être renouvelée à l’horizon de trois, quatre ou cinq ans, il faut dès aujourd’hui rechercher une alternative, que ce soit par la recherche fondamentale, la recherche appliquée ou par le déploiement d’une alternative déjà existante. Nous devons anticiper pour ne pas être obligés de subir des interdictions sans solution de protection pour nos cultures. Nous devons trouver le meilleur équilibre entre le retrait de molécules et le maintien de notre capacité à protéger les cultures.

Au sujet des concurrences déloyales, deux éléments sont à prendre en compte. D’une part, des traces de produits peuvent être retrouvées dans les denrées ou dans les produits végétaux qui entrent en Europe. Ces traces sont comparées aux limites maximales de résidus, ou aux limites de quantification lorsque les produits interdits.

D’autre part, parfois des produits phytosanitaires interdits en Europe sont utilisés mais leur trace ne peut être trouvée dans les végétaux. Pour contrer cette situation, il faut mettre en place des mesures miroirs, emportant l’interdiction d’importer des denrées qui auraient été cultivées en recourant à ce type de produits. Nous le faisons, par exemple, lorsque nous interdisons d’importer des viandes produites en utilisant certains antibiotiques : seules les filières certifiées sans utilisation de ces antibiotiques et auditées par la commission européenne sont autorisées à exporter vers l’Europe. Ce type de mesures pourrait être appliqué aux produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. D’après ce que vous proposez, il y aurait donc une obligation de résultat, via les limites maximales de résidus applicables aux produits importés, mais aussi une obligation de moyens : une molécule interdite en Europe ne pourrait pas servir pour un produit que nous importerions. Il me semble que cela suppose des procédures de certification assez extraordinaires !

Pourquoi, Madame la directrice, avez-vous tant tardé à diffuser le rapport d’inspection interministériel d’évaluation des actions financières du programme Écophyto, dont la lecture nous a beaucoup éclairés ? Nous aurions aimé en avoir connaissance au Parlement dès le mois de mars 2021. Pourquoi n’a-t-il pas été publié alors ?

Mme Maud Faipoux. C’est un rapport qui a été commandité par le cabinet, lequel décide ou non de sa publication. Ce n’est donc pas de mon ressort.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je précise que cette dernière question portait uniquement sur le processus de décision. Il ne s’agissait pas de mettre en cause qui que ce soit. Par ailleurs, il serait intéressant de savoir qui décide qu’une solution en est effectivement une. Est-ce l’Inrae ? Est-ce l’agriculteur par la voix de ses représentants ? C’est un point central.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voudrais revenir sur les clauses miroirs. Vous dites qu’il faut prévoir des contrôles sur les méthodes de production dans les pays de départ. En théorie c’est une idée intéressante, mais comment pourrez-vous mettre en place ces contrôles en pratique ? Disposeriez-vous des moyens humains, matériels et légaux nécessaires ?

Par ailleurs, je tiens à préciser que je ne partage pas l’avis personnel exprimé par le rapporteur au sujet du rôle de l’Anses dans la procédure d’autorisation de mise sur le marché des produits. Si j’ai bien compris vos propos exprimés au nom du ministère, ce rôle n’a pas vocation à être remis en question. Dans ce cas, comment comptez-vous parvenir à vous adapter à des paramètres comme les distorsions de concurrence ?

Le Nodu reste sur une notion quantitative qui n’est pas satisfaisante. A travers mes pratiques, j’ai dégradé le Nodu alors que je suis pourtant plus vertueux. Il y a toujours un problème d’évaluation qualitative des produits utilisés. Vous nous dites qu’un nouvel indicateur est à l’étude, mais quand sera-t-il opérationnel ?

Pouvez-vous nous donner des éléments sur les études qui ont permis à l’Efsa de fonder sa décision sur le glyphosate ? Il semblerait qu’elles aient toutes été commandées par les producteurs de glyphosate. Par ailleurs, pouvez-vous m’expliquer comment votre ministère peut, d’une part, défendre la position scientifique de l’Efsa et, dans le même temps, refuser de soutenir le renouvellement de l’autorisation du glyphosate préconisé par cette agence ? A ce sujet, je voudrais quand même souligner que les alternatives au glyphosate sont mécaniques et aboutissent à dégrader la décarbonation permise par les sols. C’est pourquoi la position de la France au sein du Conseil européen sur le renouvellement de l’autorisation du glyphosate me semble incompréhensible.

Concernant les alternatives au glyphosate développées dans les fermes Dephy, vous nous dites qu’elles sont économiquement viables mais qu’il faut aider les agriculteurs à investir. Pourriez-vous nous donner des exemples ?

Mme Maud Faipoux. Au sujet des mesures miroirs, il s’agit d’inscrire dans la réglementation européenne l’interdiction d’importer un végétal qui aurait mobilisé tel ou tel produit dans sa production. C’est un concept assez nouveau sur lequel nous avons peu de recul. La Commission européenne a néanmoins mené une étude qui montre que, dans certains cas, il n’y a pas de contradiction avec le droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Nous avons aussi ce premier exemple avec les antibiotiques critiques dans la viande. Il est interdit d’importer toute viande qui aurait été produite en utilisant ces antibiotiques. Pour garantir le respect de cette interdiction, l’importation est autorisée pour les seules filières certifiées et contrôlées – y compris sur place, dans le pays d’origine – par la Commission européenne.

Je confirme que l’évaluation et la délivrance des autorisations de mise sur le marché resteront bien entre les mains de l’Anses. Il n’y a donc aucune remise en cause du rôle de l’Anses ; mais nous travaillons ensemble sur la réglementation, les modèles et les guides qui s’imposent à elle pour la délivrance d’une AMM.

Concernant le Nodu, en effet, des effets contre-intuitifs ne sont pas à exclure. L’indicateur peut se dégrader alors que l’objectif recherché est atteint. C’est pourquoi la France soutient les travaux européens sur un indicateur qui tiendrait compte du risque et des dangers propres à chaque produit.

Le ministre de l’agriculture considère que la proposition de la Commission européenne pour le renouvellement du glyphosate n’est pas satisfaisante. Si l’évaluation scientifique de l’Efsa indique qu’il existe des usages sûrs, elle formule également deux remarques : les impacts sur la biodiversité n’ont pas été évalués faute de méthodologie en ce sens ; et, à certaines doses, il peut y avoir des impacts sur les petits mammifères herbivores. La France appelle donc à tenir compte de ces remarques en mettant en place une méthodologie permettant d’évaluer l’impact sur la biodiversité.

La France appelle aussi à tirer les enseignements de l’évaluation comparative qu’elle a mise en place, consistant à regarder s’il existe des alternatives techniquement et économiquement viables à l’utilisation du glyphosate. Cette évaluation a d’ailleurs donné lieu, en France, à la révision des autorisations de mise sur le marché : certains usages du glyphosate ont ainsi été interdits. La France demande que cette évaluation comparative et la restriction des usages qui en découle soient mis en œuvre au niveau européen.

Il est exact qu’il faut parfois investir dans un matériel mécanique pour se passer d’un produit de désherbage. Même si cette alternative est, à l’usage, viable économiquement, il existe un coût d’investissement pour acquérir le matériel. C’est ce coût qui pourrait être accompagné.

Mme Mélanie Thomin (SOC). L’État se donne-t-il les moyens d’accompagner pleinement les acteurs engagés dans la politique de réduction des produits phytosanitaires, dès lors que des enjeux de santé environnementale et humaine apparaissent clairement ?

En particulier, vous mentionnez dans votre rapport d’activité la création d’un appel à manifestation d’intérêt pour des démonstrateurs territoriaux des transitions agricoles et alimentaires, avec une enveloppe de 152 millions d’euros destinée entre autres à la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Quels sont les critères retenus pour les démarches sélectionnées ? Cet appel à manifestation d’intérêt est-il efficace ?

De même, vous avez lancé entre mai et août un appel à projets national Écophyto. Quels sont les critères permettant de sélectionner les projets ? Plus globalement, quelle est la stratégie de l’appel à projets national ?

Dans le rapport d’inspection interministériel de 2021, est soulignée l’incapacité à distribuer l’intégralité des financements prévus pour le plan Écophyto sur une année. Pour quelle raison ? Devons-nous craindre que cette situation se reproduise ?

Dans votre rapport d’activité, vous mentionnez les produits phytosanitaires autorisés par dérogation – c’est le cas par exemple dans la filière de la banane – alors que leur procédure d’évaluation par l’Anses avant une éventuelle autorisation de mise sur le marché n’est pas encore complètement terminée. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur ce mécanisme ?

Je reviens sur le sujet de la concurrence déloyale subie en particulier par l’agriculture française. Comment parvenez-vous à mettre en œuvre et contrôler l’interdiction de proposer à la vente les denrées alimentaires et produits agricoles pour lesquels il a été fait usage de produits phytosanitaires non autorisés par la réglementation européenne ? Certaines organisations agricoles se plaignent que tout n’est pas correctement appliqué ; avez-vous des remontées à ce sujet ?

Mme Maud Faipoux. Nous avons deux outils pour accompagner les filières et les agriculteurs.

Tout d’abord, le plan Écophyto, doté d’une maquette de 71 millions d’euros dont 40 millions d’euros sont pilotés au niveau central et le reste par les agences de l’eau. Cette maquette Écophyto finance notamment des appels à projets, comme vous l’avez signalé. Concernant l’appel à projets lancé début 2023, il a été décidé de mettre l’accent sur toutes les alternatives et tous les projets visant à faire émerger des alternatives au désherbage chimique. Une priorité sera donc donnée à tous les projets qui visent à se passer de désherbant. Ces appels à projets font l’objet d’une sélection interministérielle selon la même gouvernance que celle prévue pour le plan Écophyto.

France 2030 est le second outil financier à notre disposition. Dans le volet agricole et alimentaire de France 2030, il y a effectivement cette action « Démonstrateur territorial ». Il s’agit de pouvoir financer sur le terrain des fermes expérimentales ou des démonstrateurs destinés à prouver aux agriculteurs qu’il est possible de mettre en place des alternatives.

Concernant les autorisations de mise sur le marché dérogatoires, celles-ci sont attribuées par le ministère de l’agriculture pour une durée maximale de cent-vingt jours. Elles sont prévues par l’article 53 de la directive européenne, au titre de l’urgence sanitaire. Ces dérogations sont majoritairement utilisées lorsque les produits disponibles sont insuffisants alors qu’il faut faire face à un danger sanitaire. Elles sont souvent mobilisées dans les Outre-mer, parce que l’arsenal des produits phytopharmaceutiques disponibles y est moins riche. Nous pouvons alors autoriser certains produits qui sont d’ores et déjà utilisés pour un usage sur des cultures en métropole en les étendant, par dérogation, à des usages en Outre-mer. Ce sont ainsi souvent des extensions d’usage ou des modalités d’usage modifiées pour faire face à un danger. Quoi qu’il en soit, elles sont temporaires et ne portent que sur une durée maximale de cent-vingt jours.

Le contrôle sur les produits importés s’effectue actuellement via les LMR. Nous défendons par ailleurs la mise en place de mesures miroir : ce n’est encore qu’un objectif. Pour l’instant, face à une concurrence déloyale, nous pouvons seulement mettre en place des clauses de sauvegarde. Concrètement, en attendant que la Commission européenne abaisse les LMR, en application d’une procédure qui peut être longue, il est prévu qu’un État membre peut, de manière unilatérale, adopter une clause de sauvegarde qui interdit tout import de produit. La France y a déjà recouru à deux reprises, pour des cerises traitées par le diméthoate et le phosmet. Lorsque les LMR auront été ajustées, la France rentrera dans le droit commun.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Ma question portait plutôt sur votre capacité de dialogue avec les organisations agricoles, lorsque celles-ci alertent sur des produits proposés à la vente qui ne respecteraient pas certaines interdictions en matière de produits phytosanitaires, en raison des insuffisances des contrôles ?

Mme Maud Faipoux. Si un produit est interdit ou s’il existe une LMR sur les denrées végétales, il y a des contrôles. Je peine à identifier les remontées qui pourraient nous parvenir. En tout cas, en l’état actuel du droit, il ne peut pas y avoir de remontée sur l’usage d’un produit interdit s’il n’y a pas de conséquences sur les résidus retrouvés dans le végétal.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Ma première question sera d’ordre historique. À un moment, la décision a été prise de diviser par deux l’usage des produits phytosanitaires. Sur quels critères scientifiques repose ce choix ? La faisabilité de cette réduction a-t-elle été étudiée ?

Ma deuxième question porte sur l’utilisation des pesticides en dehors de l’agriculture. Je pense notamment à la désinsectisation dans les zones touristiques. Y a-t-il un suivi de ces pratiques ? Quel en est l’ampleur ? Quelles sont les informations disponibles et transmises à la population ? Des analyses d’impact ont-elles été réalisées ? Il me semble que ce sujet mériterait d’être intégré dans notre réflexion.

Vous avez par ailleurs évoqué la recherche de solutions en anticipant sur les interdictions. Or, aujourd’hui, de nombreuses productions sont déjà orphelines. Je pense notamment à l’arboriculture et aux cultures légumières. Pourquoi les travaux de recherche sont-ils orientés sur une filière plutôt qu’une autre ? Même si l’on peut comprendre que les petites filières ne soient pas prioritaires, il faudrait que ce soit clairement exprimé. J’ajouterai qu’une solution peut fonctionner à un endroit mais pas forcément à un autre. Je pense notamment aux filets, qui peuvent être très efficaces en plaine, mais complètement inefficaces dans les zones de coteaux ou les zones giboyeuses. Comment tenir compte de ces situations pour déterminer la pertinence d’une solution ?

Mme Maud Faipoux. Lorsqu’un objectif de diminution est fixé, il est important de connaître la situation de référence et l’indicateur qui sera suivi. Ainsi, une division par deux des produits phytosanitaires n’aura pas la même opérationnalité selon qu’elle concerne la QSA, le NODU ou un autre indicateur. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des échanges européens que nous avons actuellement sur l’indicateur et la période de référence. C’est bien ce binôme qui donne corps à notre ambition de réduction.

L’usage de produits phytopharmaceutiques est désormais interdit en dehors de l’agriculture, chez les particuliers ou les collectivités locales. Quant à la désinsectisation, elle est soumise à la réglementation des biocides qui sort du champ de compétences de ma direction générale.

Les productions orphelines sont un sujet suivi attentivement, notamment dans le cadre de la commission des usages orphelins. Les productions dites mineures ou celles qui n’ont pas forcément un arsenal thérapeutique à leur disposition y sont répertoriées. De plus, les travaux en filières au titre du plan d’anticipation du retrait des substances embarquent les retraits potentiels futurs et les impasses déjà existantes. Nous n’abandonnons pas ces filières qui ont d’ores et déjà des difficultés pour la protection de leurs cultures.

La viabilité et le fonctionnement d’une alternative est examinée au sein d’une des commissions interfilières qui réunissent les instituts techniques des filières, les professions, l’Inrae, l’Acta et l’ensemble des partenaires.

Mme Nicole Le Peih (RE). Vous avez indiqué précédemment que l’Efsa n’avait pas évalué les impacts sur la biodiversité et les petits mammifères en raison d’une absence de méthodologie. Avec les robots actuellement mis au point, nous sommes en mesure d’administrer exactement la bonne quantité de produit phytosanitaire au bon endroit ; pour autant, nous ne sommes pas au risque zéro. Comment la méthodologie de l’Efsa pourrait-elle évoluer pour prendre en compte ces solutions, en l’absence de véritable alternative ? Il me semble qu’il existe des cabinets qui seraient capables de définir rapidement une méthodologie efficace, mesurable, lisible, transposable et peut-être même diffusable. Quel outil l’Efsa pourrait-elle proposer pour améliorer la santé animale, humaine, et environnementale ?

Mme Maud Faipoux. Il existe deux volants pour limiter les risques et les usages de produits phytosanitaires. Il y a les alternatives sans phytosanitaires qui sont celles que nous recherchons. Mais, dans certains cas, il n’est pas possible de s’en passer. Il faut alors réfléchir à mieux les utiliser, à meilleur escient et en moindre quantité. Dans ce cas, l’agriculture de précision est un axe majeur.

Lorsque l’Efsa coordonne l’évaluation des substances actives au niveau européen, elle regarde les caractéristiques intrinsèques des substances et non leurs modalités d’utilisation – sauf à travers l’effet dose qui peut être pris en compte. L’Efsa évalue des substances et non des alternatives qui n’ont pas ces substances chimiques.

Si la produit est utilisé parce que la substance est autorisée au niveau européen, notamment à la suite de l’évaluation de l’Efsa, l’objectif est alors de l’utiliser de la meilleure manière pour limiter les risques sur la santé des opérateurs, des riverains, et de l’environnement. C’est véritablement l’objectif poursuivi.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je ne comprends pas. Vous nous avez dit que les impacts n’étaient pas évalués faute de méthodologie.

Mme Maud Faipoux. Ces propos concernaient l’évaluation que l’Efsa a rendue sur le glyphosate. L’impact sur la biodiversité n’a pas pu être évalué parce que la méthodologie n’était pas finalisée. C’est dans ce contexte très particulier.

Mme Nicole Le Peih (RE). C’est très important. La méthodologie n’existe pas, donc l’impact sur la biodiversité ne peut être évalué.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il ressort de nos auditions que l’impact des produits phytopharmaceutiques est mal mesuré. C’est particulièrement net pour l’air, un peu moins pour l’eau et le sol.

Je rappelle également que le glyphosate est un principe actif qui n’est ni autorisé ni interdit. Il est approuvé. L’Efsa n’interdit rien, elle approuve. Elle dit que l’exposition au danger est gérable ; mais la gestion du risque revient aux États membres, qui interdisent ou autorisent des produits mis en marché, lesquels contiennent la molécule approuvée. Il est important d’être rigoureux dans les termes pour ne pas ajouter à la confusion.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce dégagement de l’Europe, s’agissant des autorisations de mise sur le marché, peut être vu comme un exercice de souveraineté nationale. Mais il peut aussi générer objectivement des concurrences que les agriculteurs jugeraient déloyales. Ainsi par exemple, si l’Allemagne était dans une logique d’interdiction des produits avec du glyphosate, si la France les autorisait dans certaines conditions et si l’Espagne les autorisait totalement, nous pourrions avoir des distorsions de concurrence sur certaines productions.

M. Éric Martineau (Dem). Je m’interroge sur les moyens à disposition des agriculteurs pour trouver des alternatives aux produits phytosanitaires, ainsi que sur la complexité des dossiers. Les agriculteurs qui devront investir auront besoin d’un financement et feront appel aux banques. Or certaines filières sont fragiles et éprouveront des difficultés à obtenir des prêts. De plus, les agriculteurs sont-ils vraiment incités à changer leurs pratiques dès lors que les contrôles sont toujours plus complexes et exigeants ?

Par ailleurs, ne faudrait-il pas investir plus dans la recherche météorologique ? Dans les cultures, beaucoup d’interventions sont préventives parce que la pluie est annoncée. Ces interventions ne seraient-elles pas plus limitées, si les prévisions météorologiques étaient plus précises ?

Concernant les mesures miroirs, il est possible de déterminer l’origine d’un produit par sa mesure radioactive. En France, ne serait-il pas possible de contrôler les produits que nous consommons et de vérifier la bonne application des règles ? Ce serait d’autant plus appréciable qu’il existe une vraie concurrence déloyale de la part de produits « francisés ».

Mme Maud Faipoux. Des guichets ont été ouverts pour accompagner les agriculteurs dans leurs investissements. Cependant, pour garder l’ambition des plans de financements, il existe une liste de matériels éligibles. Il faut rentrer dans la liste pour être éligible à l’appel à projets qui vise un changement des pratiques. Hormis cette contrainte, la procédure de demande de financement a été largement simplifiée.

J’étendrai votre remarque sur les prévisions météorologiques à tout ce qui peut être fait en termes de modélisation et d’outils d’aide à la décision. Ces modélisations qui s’appuient sur des connaissances qui sont consolidées au travers des bulletins de santé des végétaux peuvent effectivement permettre de rationaliser l’utilisation des produits phytos.

La fraude telle que la francisation des produits n’est pas contrôlée par le ministère de l’agriculture mais par le ministère de l’économie au travers de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) qui a en charge toute la politique de loyauté des relations commerciales. Elle mène des enquêtes sur les marchés et remonte des chaînes logistiques pour mettre à jour des trafics ; mais je ne suis pas sûre qu’elle effectue souvent des mesures de radioactivité.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voudrais revenir sur les contrôles aux frontières de produits importés. Pouvez-vous nous dire si l’intégralité des produits est bien contrôlée ? Si ce n’est pas le cas, quelle est la proportion de produits contrôlés ?

Vous dites que les alternatives développées dans les fermes Dephy sont « viables ». C’est un concept assez relatif dans un contexte où la compétitivité est un aspect non négligeable. Pourriez-vous être plus précise ?

Mme Maud Faipoux. La viabilité découle d’une analyse globale qui compare les charges entre la méthode chimique et la méthode non chimique. C’est l’Inrae qui conduit ces études car c’est une analyse complexe qui ne se limite pas aux charges mais considère l’économie globale de l’exploitation. Les fermes Dephy produisent aussi des données, mais moins complètes. C’est vraiment une analyse globale qu’il faut mener.

Concernant les contrôles aux frontières de l’Union européenne, ils sont réalisés par les postes de contrôle aux frontières ou les services d’inspection vétérinaire et phytosanitaire aux frontières (SIVEP) qui procèdent à des contrôles documentaires sur l’ensemble des cargaisons et à des contrôles physiques sur des échantillons – assortis d’analyses pour vérifier le respect des LMR.

M. Grégoire de Fournas (RN). Que représentent ces contrôles sur échantillon par rapport au volume des importations ?

Mme Maud Faipoux. Cela représente environ 5 % du total.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il existe de nombreux endroits où sont discutés ces enjeux d’alternatives à la dépendance à la chimie de l’agriculture. Ne faudrait-il pas une coordination de toutes ces réflexions pour proposer aux agriculteurs une approche un peu globale ? J’ajouterai que les solutions alternatives n’ont pas beaucoup de sens si elles sont intégrées toutes choses égales par ailleurs. Nous avons besoin de transformations qui impactent tout la chaîne, y compris les circuits de commercialisation, etc.

Mme Maud Faipoux. Je vous rejoins sur ce sujet. C’est pourquoi nous passons à une nouvelle ère de la réflexion sur la reconception des systèmes. Nous voyons bien qu’il faut tout considérer et qu’il n’est pas possible de traiter les enjeux en silo. Il faut les traiter globalement au titre de l’exploitation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me permets d’informer les commissaires qu’en lien et en accord avec le président, nous proposons d’ajouter à nos auditions une table ronde consacrée exclusivement à la question des concurrences, des contrôles aux frontières et de la nature de ces contrôles. Il faut que nous allions au bout de cette question.

J’ai observé que le comité d’orientation stratégique (COS) du plan Écophyto s’est peu réuni ces dernières années. En dehors de ces comités stratégiques qui réunissent toutes les parties prenantes, l’activité interministérielle et le dialogue avec la société civile se sont-ils poursuivis au cours de cette période ? Dans les territoires, nous avons le sentiment qu’il y a une panne de l’impulsion politique, illustrée par le faible nombre de comités d’orientation stratégique et par une faible animation des dispositifs. Quelles sont les raisons qui pourraient justifier une telle panne au moment où nous sommes en quête de résultats ?

Mme Maud Faipoux. Le COS dans sa version plénière pilotée par les cinq ministres impliqués s’est réuni l’été dernier pour relancer la dynamique ; il ne l’avait pas fait depuis plus d’un an. Nous partageons votre constat qu’une nouvelle impulsion est nécessaire. Pour autant, l’activité interministérielle et les échanges avec les parties prenantes ont eu lieu dans d’autres enceintes. Le pilotage, la définition et la mise en œuvre de la maquette Écophyto ont bien perduré pendant ces années.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quels ont été les points d’achoppement avec les ministères de la santé et de l’écologie, qui ont pu animer ces arbitrages interministériels ?

Mme Maud Faipoux. Ce ne sont pas des points d’achoppement profonds. Mais, avec une enveloppe de 41 millions d’euros – relativement limitée compte tenu des enjeux – il y a toujours des ajustements nécessaires sur des projets qui remontent chacun de leur canal ministériel et qu’il faut faire entrer dans l’enveloppe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous tiré des conclusions du fameux rapport de 2021 qui n’avait pas été publié – sauf sur le site de la Fondation pour la nature et l’environnement (FNE), à la demande de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) ? Étaient notamment critiquées la dispersion des actions et des moyens, l’absence de ciblage des actions sur les filières à fort enjeu. On y trouvait également une critique sous-jacente, celle d’une comitologie d’action intégrant parfois des acteurs privés représentants de filières. S’ils sont légitimes dans ces enceintes, est-ce que leur présence peut devenir un frein à l’adoption de solutions utiles pour l’intérêt général ?

Mme Maud Faipoux. Dans le cadre du plan d’actions sur le retrait de certaines substances actives, nous souhaitons avant tout embarquer et convaincre. C’est plutôt en co-construisant les méthodes alternatives avec les filières que nous y parviendrons, en nous appuyant sur leurs connaissances et leurs relais auprès des agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous tiré les conclusions de ce rapport, s’agissant en particulier de la gouvernance et de l’utilisation de l’argent public, dans la perspective de la mise en œuvre dans la stratégie Écophyto 2030 ?

Mme Maud Faipoux. Ces réflexions viennent en effet nourrir la stratégie Écophyto 2030, qui passera notamment par une gouvernance rénovée plus opérationnelle à plusieurs niveaux.

M. Dominique Potier, rapporteur. D’autres rapports concernant la dynamique Écophyto ont-ils été délibérément tenus secret au sein de votre ministère ?

Mme Maud Faipoux. Pas à ma connaissance.

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous avez répondu que 5 % des volumes étaient contrôlés. Quel est le taux de non-conformités détectées ?

Mme Maud Faipoux. Le taux de non-conformités s’établit à environ 5 % des volumes contrôlés.

 


16.   Table ronde du collectif Nourrir, de la Fondation pour la nature et l’environnement (FNE), de la Fondation pour la nature et pour l’homme (FNH) et de l’UFC-Que Choisir (mercredi 27 septembre 2023)

La commission entend plusieurs associations :

 Mme Maureen Jorand, coordinatrice du Collectif Nourrir ;

 Mme Cécile Claveirole, vice-présidente de France Nature Environnement (FNE) ;

 M. Thomas Uthayakumar, directeur Programmes & Plaidoyer de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH) ;

 M. Olivier Andrault, chargé de mission Alimentation et nutrition de UFC-Que Choisir.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous avons reçu le 7 septembre plusieurs représentants d’associations et d’ONG. L’audition avait été assez focalisée sur la question des autorisations de mise en marché et des tests d’évaluation réalisés en amont, sur l’estimation de la dangerosité des molécules et des produits. Nous recevons aujourd’hui à nouveau des associations dont le spectre est cependant un peu différent et peut-être plus large. Il s’agit du Collectif Nourrir, de France Nature Environnement (FNE), de la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH) et de l’UFC-Que Choisir. Même si votre combat n’est pas strictement centré sur la question des produits phytosanitaires, vous êtes tous concernés par nos choix en termes de modèle agronomique et de modèle alimentaire.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(Mme Jorand, Mme Claveirole, M. Uthayakumar, M. Andrault prêtent successivement serment)

M. Thomas Uthayakumar, directeur Programmes & Plaidoyer de la FNH. Les pesticides sont un des piliers du système agricole depuis la deuxième moitié du XXe siècle, en lien avec la modernisation agricole, l’amélioration variétale, les engrais et la mécanisation. Tous ces phénomènes ont conduit à un raccourcissement des rotations et à une absence de diversification des cultures.

Aujourd’hui, il est urgent de réduire l’usage des phytosanitaires de synthèse. A cette fin, nous avons assisté à la mise en œuvre de plans successifs. Le premier plan Écophyto avait pour objectif de réduire de moitié la quantité des pesticides utilisés en dix ans, avec 40 millions d’euros de budget. La moitié de ce budget était financée par les distributeurs de produits phytosanitaires, via la redevance pour pollutions diffuses (RPD). Il a été suivi du plan Écophyto II qui partageait les mêmes objectifs sur dix ans. Il y a eu ensuite le plan Écophyto II+, qui était un plan Écophyto II avec une sortie du glyphosate.

Malheureusement, ces plans ont échoué. Les rapports intermédiaires – dont celui produit par M. Dominique Potier – ont montré que les objectifs n’étaient pas atteints, que les quantités de produits phytosanitaires vendues aux échéances fixées par les différents plans n’avaient pas été réduites de moitié. Je rappelle que le rapport publié six ans après le début du premier plan Écophyto signalait une augmentation de près de 15 000 tonnes des produits utilisés.

Je retiens néanmoins, dans ces différents plan, la promotion des certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP). Ce sont des certificats attribués aux distributeurs de produits phytosanitaires, lorsqu’ils promeuvent des produits de biocontrôle, des outils pour réduire les quantités de produits utilisés et des variétés résistantes. Il s’agissait de l’une des mesures phares – et contraignantes – du plan Écophyto. Malheureusement, la sanction financière adossée à cette mesure a été supprimée par une ordonnance de 2019.

Les controverses sont nombreuses sur la question de l’évolution de la quantité des produits phytosanitaires utilisés. Ce qui est intéressant, c’est de regarder le temps long. Il y a eu par exemple une controverse en raison d’une augmentation très importante des quantités vendues en 2018. L’augmentation annoncée de la redevance a en effet conduit les agriculteurs à acheter plus de produits phytosanitaires, à constituer des stocks. Or, si l’on prend 2018 comme point de référence, il est facile de mettre en évidence une diminution ultérieure de l’utilisation des produits phytosanitaires. Mais cette diminution n’est que conjoncturelle. Pour être pertinente, la diminution de l’usage des produits phytosanitaires doit plutôt s’apprécier depuis le premier plan Écophyto, après le Grenelle de l’environnement. Ce temps long permet de dégager une tendance. J’ajoute que le Nodu n’est pas un indicateur optimal puisqu’il est impacté par les phénomènes de stockage.

Au-delà des plans Ecophyto, il me semble intéressant de se pencher sur les différents plans de promotion de l’agriculture biologique, ou plans « Ambition Bio », les actions entreprises, leur financement, les objectifs obtenus. La stratégie européenne actuelle – dite « Farm to fork » – nous fait tendre vers un objectif de 25 % de la surface agricole utile (SAU) en bio d’ici 2030, avec un objectif intermédiaire de 18 % en 2027. La loi Grenelle I avait pour objectif d’atteindre 20 % de la surface agricole utile en bio en 2020. Mais cet objectif a été révisé à la baisse au fil des plans.

Cela résulte en partie d’un certain désinvestissement de l’État vis-à-vis du secteur de l’agriculture biologique, même si des plans d’urgence ont été récemment annoncés. Il est nécessaire de structurer ces filières biologiques, d’investir et de discuter ensemble de ce qui est possible ou non, pour véritablement promouvoir l’agriculture biologique et atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés. Nous sommes actuellement autour de 11 % de la SAU en bio. Il faudra des efforts importants pour atteindre l’objectif de 18 % en 2027.

Les questions de formation agricole devront également être évoquées. J’avais déjà eu l’occasion de m’entretenir avec M. Dominique Potier sur la séparation de la vente et du conseil. Aujourd’hui, il faut que les conseillers soient en mesure de donner aux agriculteurs les clés pour savoir comment faire évoluer leurs pratiques. Il faut investir dans la formation agricole, le brevet professionnel responsable d’entreprise agricole (BPREA), les écoles d’agronomie, les écoles de techniciens agricole. Plusieurs leviers sont disponibles pour dégager les financements nécessaires, comme l’augmentation de la RPD ou la réactivation de la sanction financière sur les CEPP.

Il ne faut pas penser que les produits phytosanitaires interdits seront remplacés par une autre substance chimique ou par du biocontrôle. L’enjeu des phytosanitaires est celui d’une refonte profonde des systèmes agricoles et du passage à l’agroécologie. L’agroécologie consiste à caractériser les exploitations et leur environnement et à créer des systèmes différents et diversifiés qui utilisent le moins d’intrants possible. Il s’agit de sortir du modèle des cultures dominantes et de réintroduire des cultures minoritaires.

Les enjeux de distorsion de concurrence méritent aussi d’être évoqués. À la FNH, nous promouvons notamment la mise en place de mesures miroirs, dans le but d’interdire l’importation de produits qui n’ont pas été produits dans le respect des normes sociales et environnementales françaises et européennes.

Beaucoup d’études ont été publiées sur les moyens de sortir des pesticides de synthèse. Il apparaît qu’au-delà de la discussion purement technique, il existe aussi une discussion économique puisque les pesticides sont pour beaucoup dans la compétitivité économique de notre agriculture. Il est clair et évident que l’utilisation d’alternatives aux pesticides est coûteuse ; elle représente une charge supplémentaire pour les agriculteurs. Il faut donc envisager de les accompagner sur le temps long.

Enfin, nous avons aussi un enjeu de communication auprès des consommateurs. Les labels sont nombreux, au-delà des seuls signes officiels de la qualité et de l’origine (Siqo). Il faut apporter de la clarté dans cette jungle des labels. Pour promouvoir des produits durables, il sera aussi nécessaire d’agir sur les acteurs de l’aval : les industries agroalimentaires, les distributeurs mais aussi les filières et leur structure. La structuration de filières différentes, biologiques notamment, impose en effet de penser aux débouchés.

Pour conclure, j’insisterai sur le fait que la construction de systèmes alimentaires avec des exploitations beaucoup plus diversifiées est une des clés de la refonte des systèmes agricoles en France.

Mme Cécile Claveirole, vice-présidente de France Nature Environnement (FNE). Je rappelle que l’Inrae a publié deux expertises scientifiques collectives l’an dernier. L’une porte sur l’impact des pesticides sur la biodiversité et l’autre, sur les moyens de se passer des pesticides grâce à la biodiversité. La mise en place d’une véritable agroécologie nécessite un accompagnement volontaire, fort et politiquement engagé. Il faut réfléchir sur le changement de modèle agricole et sur la refonte des systèmes agricoles pour pouvoir se passer des pesticides. Il s’agit de remettre en cause d’un point de vue agronomique la façon dont nous produisons notre alimentation. L’agroécologie est un système qui se repose sur la puissance des phénomènes naturels. Elle nous permet de produire notre nourriture le plus naturellement possible. L’objectif n’est pas aujourd’hui de revenir en arrière mais d’utiliser ces phénomènes pour notre production.

D’après le rapport d’inspection interministériel de 2021, un budget d’environ deux milliards d’euros a été alloué depuis 2008, dont une grande partie a été confiée aux chambres d’agriculture. Sachant que les résultats sont à l’opposé des objectifs fixés, il est complètement irresponsable qu’aucune évaluation n’ait été engagée et qu’il n’y ait aucune redevabilité des chambres d’agriculture sur l’utilisation de cet argent public. Il est prouvé que les politiques mises en œuvre dans les chambres d’agriculture ne favorisent pas la mise en place de l’agroécologie scientifique. Cette agroécologie est adoptée par certaines fermes mais elle n’est ni prônée ni mise en œuvre par les chambres d’agriculture ; elle est plutôt déployée dans le cadre d’accompagnements alternatifs, par exemple par les centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam).

Par conséquent, à qui seront confiés les fonds des prochains programmes Écophyto et avec quelle redevabilité ? Il semblerait que les leçons n’aient pas été tirées des retours d’expérience des dix ou quinze dernières années.

M. Olivier Andrault, chargé de mission Alimentation et nutrition de UFC-Que Choisir. J’interviendrai pour ma part sur la problématique des limites maximales de résidus. Nous savons que l’impact des pesticides sur la biodiversité est catastrophique, pour la biodiversité animale comme végétale. Cependant, dans l’ensemble, nous constatons un bon niveau de conformité sur la présence de résidus de pesticides dans les aliments, lesquels sont souvent mesurés à des doses inférieures à celles qui sont autorisées par la réglementation européenne dans le cadre des limites maximales de résidus (LMR). C’est le discours tenu par la direction générale de l’alimentation (DGAL) et par les autorités européennes. Il est vrai que la plupart des produits alimentaires sont conformes à ces LMR.

Nous avons cependant souhaité creuser un peu plus cette question, en fonction de la nature de ces substances. Nous avons analysé les 14 000 contrôles sanitaires officiels réalisés en 2022 par les autorités françaises sur les aliments vendus, notamment sur les fruits et légumes. Nous nous sommes aperçus que 51 % des contrôles révèlent la présence d’au moins une des cent-cinquante substances suspectées d’être cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques (CMR) ou perturbatrices endocriniennes. 30 % des contrôles révèlent la présence d’au moins deux de ces pesticides à risque.

Cela signifie que pour des molécules à risque comme les CMR et les perturbateurs endocriniens suspectés ou avérés, la notion de LMR n’est pas protectrice. Ces substances peuvent en effet agir à des doses extrêmement faibles. La solution serait donc d’agir directement sur les procédures d’autorisation des molécules de pesticides.

J’en viens à la problématique de l’eau du robinet. Les pollutions d’origine agricole dans les cours d’eau ou les nappes phréatiques génèrent un surcoût pour la dépollution estimé entre 750 millions d’euros et 1,3 milliard d’euros par an. C’est le consommateur d’eau qui paie pour cette dépollution via sa facture d’eau, afin que son eau soit conforme aux critères européens et français. C’est le principe pollué-payeur.

Malgré ces coûteux traitements, il y a des dépassements récurrents des normes de qualité. Notre dernière enquête sur la qualité de l’eau du robinet révèle que 450 000 consommateurs boivent une eau non-conforme en raison de la présence de pesticides à des niveaux supérieurs aux limites spécifiques applicables à l’eau. 148 000 consommateurs sont concernés par ces dépassements s’agissant des nitrates.

Nous avons également analysé le type de molécules trouvé dans les analyses jugées conformes. La présence de pesticides suspectés d’être des perturbateurs endocriniens est avérée dans 28 % des analyses jugées conformes. En Ile-de-France, où le nombre de molécules retrouvées est le plus élevé, les perturbateurs endocriniens sont présents dans 80 % des analyses jugées conformes. Il s’agit donc d’une conformité en trompe-l’œil. On retrouve notamment le métabolite du chlorothalonil – un fongicide interdit mais largement utilisé par le passé – en raison de sa rémanence. Toutes ces données montrent que des investissements conséquents seront nécessaires pour nous mettre en conformité avec la réglementation européenne.

Au regard de ces constats, nous recommandons une remise à plat des procédures d’autorisation des produits phytosanitaires. Comme vous le savez, ces procédures reposent très majoritairement sur des études transmises par les fabricants eux-mêmes. Même si elles ne sont pas réalisées par les fabricants, elles sont transmises par des laboratoires dits indépendants aux fabricants avant d’être communiquées aux autorités régulatrices.

Nous demandons des méthodologies officielles pour mieux identifier les composés CMR PE. Nous demandons que des contre-analyses indépendantes puissent être réalisées, notamment sous la responsabilité des agences sanitaires. En application du principe de précaution, nous demandons aussi l’interdiction immédiate des molécules les plus à risque, compte tenu de l’accumulation des preuves.

Enfin, pour terminer sur un message positif, nous avons réalisé il y a quelque temps une enquête sur l’impact de mesures assez anciennes mais très utiles ; il s’agit des mesures de protection des captages prioritaires instaurées par les lois Grenelle I et Grenelle II. Il en ressort que la mise en place d’un plan d’actions pour réduire l’usage des pesticides fonctionne. Sur les deux tiers des captages que nous avons étudiés avec nos associations locales, nous observons une baisse ou une stabilisation de pollution. Ces résultats ont pu être obtenu grâce à plusieurs paramètres essentiels : un pilotage par les communes desservies – et non par les chambres –, un caractère obligatoire, des suivis réguliers et d’autres mesures génériques.

Nous demandons donc que ces bonnes pratiques soient source d’inspiration et que des négociations soient engagées avec la profession agricole. Pour les collectivités territoriales, le coût d’une aide financière à la transition écologique sur les aires de captage est, selon nos estimations, entre deux et trois fois inférieur à celui de la dépollution. L’eau est quand même le premier aliment consommé. Les réponses apportées à la problématique de l’eau par les instances décisionnaires sont généralement des solutions palliatives et non préventives. Au lieu de financer la dépollution, il nous semble plus pertinent d’aider les agriculteurs à faire évoluer leurs pratiques de captage. La priorité actuellement accordée aux solutions palliatives nous semble symptomatique d’une gouvernance insuffisamment démocratique dans ces instances.

Mme Maureen Jorand, coordinatrice du Collectif Nourrir. Le Collectif Nourrir réunit cinquante organisations de la société civile. Il s’est associé à la version française de l’atlas des pesticides qui montre que les pesticides emportent de nombreux enjeux environnementaux et sanitaires. Et – c’est peut-être moins visible dans le débat public – ils ont également une dimension géopolitique et économique.

Dans un premier temps, il paraît important de considérer les coûts sociétaux générés par l’usage des pesticides. Le secteur met en avant son poids socio-économique. Or l’estimation du coût sociétal des pesticides réalisée par le bureau d’études Le Basic aboutit à des bénéfices directs de 211 millions d’euros pour la France et environ 900 millions d’euros au niveau européen, pour des coûts sociétaux d’au minimum 1,9 milliard d’euros en Europe et 371 millions d’euros en France. Ces coûts sociétaux intègrent la dépollution, les coûts sanitaires liés aux maladies, les réductions de TVA. En revanche, les coûts indirects ne sont pas pris en compte.

Cette étude soulève le besoin que nous avons de conduire des recherches approfondies sur les coûts sociétaux générés par l’usage des pesticides, pour éclairer au mieux cette question et identifier le coût pour chaque citoyen de l’usage de ces pesticides.

J’en viens à la problématique de la souveraineté alimentaire. Sommes-nous réellement souverains face au secteur des pesticides ? La concentration du secteur s’est renforcée au fil des différentes fusions et acquisitions. Actuellement, quatre entreprises – Corteva, Bayer, BASF, Syngenta/ChemChina – détiennent près de trois quarts du marché. Hormis l’une d’elles, détenue par l’État chinois, elles appartiennent aux mêmes cinq fonds d’investissement américains. Ces fonds détiennent par ailleurs une partie importante du capital des leaders mondiaux de l’agroalimentaire. Ces acteurs mettent en avant des investissements de plus en plus importants dans les nouvelles technologies. Pour nous, cette approche ne fait qu’accentuer la dépendance des agriculteurs. Elle ne permet pas d’améliorer leur résilience, leur autonomie et leur capacité d’adaptation.

Par ailleurs, la profitabilité du secteur s’appuie encore sur la vente dans les pays hors Union européenne – pays en développement et pays émergents – de pesticides interdits chez nous. Ainsi, la France continue d’exporter des pesticides dangereux et interdits. Entre janvier et septembre 2022, les autorités françaises ont approuvé 155 demandes d’exportation pour des pesticides interdits. Si cette exportation est directement dommageable pour les pays concernés, elle peut aussi nous conduire à retrouver ces pesticides dans nos assiettes, via des aliments produits à l’étranger et importés.

J’ajoute que les dispositions de la loi Egalim présentent plusieurs limites. La loi interdit d’exporter des produits interdits en France, mais pas les substances actives en elles-mêmes. Les fabricants sont ainsi libres d’exporter les substances et de reformuler leurs produits à l’extérieur de nos frontières. En outre, le décret d’application de cette loi indique que seules les substances interdites en France sont concernées ; cela signifie que les substances qui n’ont pas fait l’objet d’une décision formelle ne le sont pas.

S’il faut reconnaître une baisse des volumes exportés de pesticides interdits, de l’ordre de 75 % depuis 2021, on observe la mise en place de stratégies de contournement par les acteurs du secteur. Ainsi, certaines productions ont été délocalisées et l’exportation de substances s’est substituée à celle de produits.

Il semble donc nécessaire de renforcer ce dispositif en englobant les substances, comme la Belgique l’a fait à travers une loi votée en 2013. Il faudrait également porter cette interdiction d’export à l’échelle européenne, pour qu’elle ait un réel impact.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci pour vos interventions. Cette commission d’enquête porte sur un sujet extrêmement sensible, qui charrie des émotions. Je voudrais juste vous rappeler que vous êtes sous serment et vous demander d’être aussi rigoureux que possible dans vos expressions.

J’aurais presque envie de vous demander – je pense particulièrement à vous, Monsieur Andrault – si vous pensez que les entreprises privées qui mettent sur le marché les produits phytopharmaceutiques et les autorités qui analysent et gèrent le risque mettent sciemment en danger la santé des consommateurs. J’imagine que vous ne le pensez pas mais certains propos tenus pourraient laisser supposer le contraire.

Je vous demanderai donc d’être, pour cette audition, aussi juste et précis que possible dans vos réponses et dans vos expressions. Nous pourrons ainsi continuer à avoir une approche critique, dépassionnée et rationnelle de politiques publiques qui n’ont pas atteint les résultats escomptés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté et la force de vos propos et pour vos engagements respectifs. Il semble qu’il y ait quatre ou cinq leviers qui, activés ensemble, pourraient permettre de mettre en œuvre cette politique de réduction des produits phytosanitaires. Le premier de ces leviers est celui du régime d’autorisation des pesticides. Vous vous êtes finalement peu exprimés sur cette question qui est pourtant clairement d’actualité, dans un contexte où le rôle de l’Anses semble remis en cause, notamment au travers d’une proposition de loi déposée et adoptée au sénat. J’aimerais connaître votre opinion sur ce sujet.

M. Andrault, vous entendez l’améliorer par ailleurs et vous le faites sur la base de l’affirmation que les normes LMR ne sont pas valables. Au nom de quoi pouvez-vous porter cette affirmation ? Sur quelles bases scientifiques – plus fondées que celles de l’ensemble des organisations scientifiques à l’établissement de ces normes est confié – vous reposez-vous ? Je pense naturellement à l’Anses, qui travaille avec toutes les parties prenantes et qui a mis en place un système de déontologie parmi les plus exigeants au monde.

La FNH évoque par ailleurs la problématique des stocks, qui pourrait biaiser notre approche de l’évolution des usages des produits phytosanitaires. Avez-vous les moyens d’étayer votre affirmation que la constitution des stocks de 2018 permet d’expliquer la baisse observée sur les quantités de substances actives vendues au cours des trois dernières années ? Une telle démonstration serait précieuse car le Gouvernement et les différents ministres affirment que la situation s’améliore.

Sur la question de l’eau, pouvez-vous préciser, au nom de l’UFC-Que Choisir, quelle est, dans les coûts de dépollution que vous avez cités, la part propre aux pesticides, et celle qui est liée aux nitrates ou à d’autres polluants qui ne sont pas d’origine agricole ?

La FNE porte par ailleurs des accusations fortes contre les chambres d’agriculture. Vous affirmez qu’elles sont le principal acteur de la mise en œuvre du plan Écophyto. Il me semblait que les responsabilités étaient plus partagées. Mais vous posez aussi une question extrêmement sensible sur la redevabilité. D’après ce que vous dites, il y aurait une obligation de moyens mais pas de résultats. Avez-vous une proposition précise qui faire en sorte de mesurer l’efficience des actions engagées sur fonds publics par l’appareil de développement consulaire ?

Enfin, le Collectif Nourrir a démontré à partir des travaux de Le Basic la forte confluence des fonds d’investissement et d’un capitalisme financier qui est à la fois très présent sur la phytopharmacie et sur l’agroalimentaire. Existe-t-il une façon claire de démontrer en quoi cette double puissance dans l’agroalimentaire et dans la phytopharmacie influe sur la puissance publique européenne ou française, au point de provoquer l’échec relatif des politiques publiques en la matière ?

M. Olivier Andrault. L’enquête réalisée en 2022 par l’UFC-Que Choisir sur les fruits et légumes porte sur les substances chimiques d’intérêt en raison de leur activité endocrine potentielle, dont la liste a été publiée en avril 2021 par l’Anses. Elle s’intéresse aussi aux substances listées dans les règlements européens 12-172/2008, pour les substances considérées comme cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques (CMR) avérés, présumés ou suspectés.

Les données que je vous ai présentées sont factuelles : il y a au moins un pesticide à risque dans plus de la moitié des contrôles officiels ; et au moins deux pesticides dans 30 % des contrôles. L’affirmation selon laquelle les LMR n’offrent pas une sécurité suffisante pour les consommateurs est une interprétation de l’UFC-Que Choisir sur la base de très nombreuses prises de position des scientifiques et d’éléments réglementaires. Les listes de substances problématiques n’ont pas été inventées par l’UFC-Que Choisir. Ce sont les autorités sanitaires françaises et européennes qui les ont établies.

Je crois être intervenu assez clairement sur les procédures d’autorisation qui nous semblent largement insuffisantes pour la protection du consommateur. Le principe de l’autorisation d’une substance basée sur des analyses qui sont transmises par le fabricant est clairement insuffisant. Je ne pense pas que la demande d’élaboration d’une méthodologie officielle soit une demande exagérée. De même, des contre-analyses indépendantes réalisées sous la responsabilité des autorités sanitaires européenne et française me semblent le minimum qui puisse être demandé.

En ce qui concerne l’interdiction immédiate des molécules les plus à risque, elle existe déjà mais il faut aller plus loin. La présence d’un métabolite qui, si elle était plus largement recherchée, rendrait non-conforme une eau actuellement conforme, soulève quand même des questions sur les procédures d’autorisation et sur le suivi. Je rappelle également que les pesticides analysés et suivis diffèrent selon les départements et qu’il serait préférable de mettre en place des procédures qui permettraient d’uniformiser la recherche de pesticides à travers la France. Malheureusement, je n’ai pas eu de réponses très claires sur ce sujet de la part du ministère de la santé.

Enfin, le surcoût que j’évoquais ne correspond pas au coût total de la dépollution. Je ne dispose pas du chiffre total du coût de la fabrication d’eau du robinet, coût global qu’il serait effectivement intéressant de rapporter au surcoût engendré pour la dépollution des nitrates et des pesticides qui sont majoritairement d’origine agricole. Ce surcoût avait été estimé entre 750 millions et 1,3 milliard d’euros par an par l’une des administrations dépendant du ministère de l’écologie.

M. Dominique Potier. Vous avez un doute sur la validité des LMR, qui n’est pas fondé sur une contre-expertise scientifique mais sur la nature de l’expertise scientifique, laquelle s’appuie trop, selon vous, sur les démonstrations des industriels et pas assez sur une expertise indépendante.

M. Olivier Andrault. Il faut distinguer deux sujets, l’autorisation d’une molécule et la dose maximale de résidus autorisée dans un produit alimentaire.

Sur les procédures d’autorisation, il est clair que nous ne nous satisfaisons pas de procédures qui reposent majoritairement sur des données transmises par les professionnels fabricants.

Concernant les LMR, pour ces molécules qui figurent dans les listes officielles de l’Anses ou du règlement européen, nous pensons assurément qu’il faut pratiquer une procédure de détermination des limites qui soit beaucoup plus exigeante que pour les autres molécules. Les procédures qui définissent les niveaux de LMR sont protectrices pour les substances qui ne posent pas de problème. En revanche, pour les molécules qui sont classées parmi les perturbateurs endocriniens avérés ou potentiels, et pour les molécules CMR avérées ou suspectées, il est clair que ce principe officiel, qui repose sur le principe de Paracelse « la dose fait l’effet » ne suffit pas. Il faut aller plus loin.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous suggère de demander au ministère de l’écologie de nous fournir le coût de la dépollution en isolant la part liée aux molécules chimiques, autant que possible. Pour notre part, nous poserons la question aux agences de l’eau. Il doit être difficile de distinguer les motifs de dépollution mais s’ils peuvent nous proposer une estimation, ce sera extrêmement intéressant.

M. Olivier Andrault. C’est une très bonne demande mais à ma connaissance, ce cette estimation n’a pas fait l’objet d’actualisation récente.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je tiens à rappeler qu’à proprement parler, l’Efsa n’interdit ni n’autorise aucun produit ; elle se prononce sur des molécules. Le reste relève de l’autorité des États membres, qui interdisent ou autorisent la mise en marché de produits qui contiennent des molécules approuvées. Cette confusion est très répandue et il ne faut pas l’entretenir.

J’ajoute que d’après les explications qui nous ont été données par le chef de la production des évaluations des risques de l’Efsa, les fabricants réalisent des études au contenu et selon une méthodologie dictés par la réglementation. En outre, les tests doivent être effectués par des laboratoires agréés. Au regard de la robustesse de cette procédure, des études supplémentaires isolées ne seraient d’aucun apport sur le plan scientifique.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des indicateurs – Nodu, QSA – est revenue très souvent lors de nos auditions. Un nouvel indicateur européen est en construction et nous avons demandé au gouvernement français de nous préciser sa position sur ce point. Avez-vous un avis sur ce sujet ? Quant à l’hypothèse des stocks, elle est très intéressante. Il y aurait eu un pic et ensuite un effet trompeur lié à un déstockage lent.

M. Thomas Uthayakumar. Le Nodu est l’indicateur retenu par la France pour suivre le plan Écophyto. C’est un indicateur de doses unité qui permet de suivre les ventes nationales de pesticides. Ce Nodu était de 82 en 2009, il est aujourd’hui de 85,7. Lorsque vous suivez l’évolution du Nodu sur cette période, vous constatez un pic en 2018. Ce que j’évoquais, c’est un lien possible et fort entre la hausse des achats en 2018, et l’augmentation de la redevance pour pollutions diffuses qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. Alors que le Nodu atteignait 97,5 en 2017, il s’est élevé à 120,3 en 2018 avant de redescendre à 75,7 en 2019. Il remonte à 90 en 2020 et 85,7 en 2021, soit le niveau de 2009. Le Nodu traduit ainsi très clairement un constat d’échec. Alors que nous nous sommes fixé l’objectif de réduire le Nodu de moitié, son niveau en moyenne triennale est proche de celui de 2010.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le Nodu est un indicateur imparfait ; même l’Inrae qui l’a conçu en convient. Par ailleurs l’indicateur des QSA est en baisse significative depuis trois ans. Pouvez-vous nous faire une démonstration similaire à celle du Nodu pour les QSA ?

M. Thomas Uthayakumar. Une légère baisse est effectivement observée sur les QSA, mais pas au niveau des objectifs du plan Écophyto. Cette baisse peut être considérée comme significative mais il faut quand même décider de l’objet du débat. Est-ce le Nodu ? Les QSA ? Il y a aussi les indices de fréquence de traitement (IFT) qui sont des indicateurs précis mais difficilement applicables à toutes les cultures.

Si cette commission a pour objectif d’identifier les causes structurelles de l’échec des plans Écophyto, mieux vaut regarder le temps long. À partir de là, il est possible de discuter de tous les indicateurs et de voir comment les améliorer, pour déterminer si la baisse récente constatée s’inscrit véritablement dans les objectifs successifs des plans Écophyto depuis 2009.

Mme Cécile Claveirole. Les chiffres publiés par le ministère de l’agriculture indiquent une hausse de 22 % de la moyenne triennale de la QSA totale tous produits et usages confondus entre la période 2009-2011 et la période 2016-2018. Nous n’avons pas trouvé de chiffres plus récents.

S’agissant du financement du plan Écophyto, je n’ai pas les chiffres précis de la répartition des budgets entre les chambres d’agriculture, les instituts techniques, etc. Il me semble néanmoins évident que la mise en œuvre stratégique et opérationnelle des plans Écophyto a bien été confiée aux chambres d’agriculture. Elles sont sur le terrain auprès des agriculteurs et mettent en œuvre ce que peuvent éventuellement prôner les instituts techniques.

Je voudrais revenir sur l’aspect émotionnel du sujet qui nous occupe. Ce sont des questions de santé publique et plus particulièrement d’épidémiologie. Aujourd’hui, à ma connaissance, nous n’avons pas les études épidémiologiques suffisantes pour connaître les effets cocktails des produits qui sont utilisés dans la nature depuis cinquante ou soixante ans. Or si nos parents de 90 ans et plus sont relativement en bonne santé, ceux qui sont un peu plus jeunes sont un peu moins en bonne santé et nous – j’ai 62 ans – avons moins de chances de finir en bonne santé parce que nous avons respiré, bu, mangé, tous ces pesticides.

Je n’ai pas de faits précis mais il faudrait conduire des études épidémiologiques concrètes, pratiques. Cela permettrait de faire enfin le lien entre les produits auxquels nous sommes globalement exposés – il n’y a pas que l’agriculture – et l’évolution des maladies, que ce soient des maladies neurodégénératives, des cancers, des maladies cardiovasculaires, etc.

Il y a aussi la question essentielle du principe de précaution. Comment imaginer que ces pesticides qui sont là pour tuer soient actifs sur certains organismes animaux et végétaux mais pas sur les nôtres ? Il n’est pas imaginable que des produits qui sont destinés à tuer certaines formes de vie n’aient pas d’action sur d’autres formes de vie.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il reste une question au collectif Nourrir : à votre avis, quel est le degré d’influence de la puissance économique et financière des secteurs dont nous avons parlé sur les autorités publiques dont nous dénonçons en partie l’incurie ?

Mme Maureen Jorand. L’examen de la concentration du secteur de 1990 à aujourd’hui illustre bien les mécanismes de constitution de l’oligopole à quatre que nous connaissons actuellement. Il faut cependant reconnaître que cet oligopole perd des parts de marché avec la montée des génériques en Inde et en Chine. Il détient quand même les trois quarts du marché. Il est compliqué de quantifier l’influence sur le débat public et sur les politiques publiques.

En revanche, il a été possible d’estimer les dépenses associées au lobbying de ces entreprises, notamment aux niveaux européen et français. Le Basic et CCFD-Terre solidaire ont effectué un travail de recensement sur le portail du registre européen sur la transparence et au niveau français pour ces quatre acteurs et l’ensemble de leurs filiales. Ils ont estimé que chaque année, leurs dépenses en lobbying avoisinent 10 millions d’euros. C’est le budget de l’autorité européenne de la sécurité des aliments consacrée à la réglementation des pesticides. C’est la donnée la plus tangible et précise des registres que je peux vous donner.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’Efsa dispose d’un budget de 150 millions d’euros par an. Comment avez-vous pu isoler ces 10 millions d’euros ?

Mme Maureen Jorand. C’est le budget de la direction en charge de la réglementation des pesticides au sein de l’Efsa. Je vous enverrai les éléments.

M. Dominique Potier, rapporteur. La FNE a plaidé pendant de nombreuses années, notamment au sein des instances Écophyto, pour une séparation du conseil et de la vente. Vous avez été entendus par le président de la République. Or six années après, cette politique est perçue par tous comme un échec. Quelles conclusions en tirez-vous ? Est-ce un problème de mise en œuvre ou l’idée elle-même était-elle fragile ?

Mme Cécile Claveirole. L’échec s’explique par une mauvaise mise en œuvre plutôt que par une mauvaise idée. Il est effectivement compliqué de financer un conseil indépendant qui ne soit pas financé par la vente de produits. Le modèle économique n’a sans doute pas été suffisamment réfléchi. Malgré tout, l’expérience mérite d’être tentée à nouveau, avec une mise en œuvre plus précise.

M. le président Frédéric Descrozaille. En raison d’une contrainte horaire, je demanderai à Monsieur Jean-Luc Fugit de me remplacer. Je vous prie de m’en excuser.

M. Grégoire de Fournas (RN). Lors des présentations initiales, une augmentation de 40 000 tonnes des produits phytosanitaires a été mentionnée.

M. Thomas Uthayakumar. Il s’agit plutôt d’une augmentation de 15 000 tonnes, sur six ans.

M. Grégoire de Fournas (RN). Merci. Quoi qu’il en soit, que ce soient 15 000 ou 40 000 tonnes, cette affirmation me dérange. Je suis député mais je suis aussi viticulteur dans le Bordelais et j’ai déjà eu l’occasion, dans le cadre de cette commission d’enquête, d’évoquer le fait que le Nodu ou le QSA étaient problématiques. Ce qui m’agace un peu, c’est que vous revendiquez un certain sérieux et une certaine expertise alors que vous propagez des informations très imparfaites. En effet dans cette augmentation de 15 000 tonnes, il y a une part des efforts effectués par les agriculteurs pour sortir de produits problématiques et se tourner vers des solutions plus vertueuses, parfois plus pondéreuses. Je regrette que vous diabolisiez le travail vertueux d’agriculteurs sous couvert d’une expertise que vous ne possédez manifestement pas. Vous trompez l’opinion publique.

M. le président Jean-Luc Fugit. Je vous propose de poser vos questions, cher collègue.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je veux juste mettre en lumière le fait que nous auditionnons des personnes qui se revendiquent expertes et nous exposent des démonstrations problématiques.

J’ai également été perturbé par la démonstration de Madame Jorand, qui compare les bénéfices de la commercialisation des produits phytosanitaires – qui se monteraient à environ 200 millions d’euros – à un coût estimé pour la société d’un peu plus de 300 millions d’euros. Vous semblez oublier que les produits phytosanitaires participent à l’activité agricole, qui représente environ 100 milliards d’euros. Ce montant n’est pas entièrement produit grâce aux produits phytosanitaires mais ils y contribuent largement.

En revanche, d’autres points soulevés par Madame Jorand me semblent intéressants. Ainsi, pourquoi des produits phytosanitaires interdits en France sont-ils toujours exportés, en contradiction avec la loi Egalim 2 ? C’est un point sur lequel notre commission d’enquête pourra travailler.

J’ai aussi été gêné par la démonstration de Madame Claveirole que la santé humaine se dégrade. Pourquoi cette dégradation serait-elle forcément le fait des produits phytosanitaires ? J’ai l’impression que vous raisonnez à l’envers et que les études scientifiques ne vous servent qu’à confirmer vos convictions.

M. Thomas Uthayakumar. Monsieur le député, vous arrivez avec un argument d’autorité en revendiquant votre statut de viticulteur. Pour ma part, je n’ai pas commencé mon exposé en vous disant que je côtoyais le monde agricole ou que j’étais agronome de profession. Cependant, si vous le souhaitez, nous pouvons débattre sans problème sur ces questions d’expertise.

Concernant le tonnage dont vous parlez, il est issu d’un rapport publié par Monsieur Potier, qui est disponible et dans lequel il est fait état des QSA. Faut-il considérer le Nodu ? Les QSA ? Les IFT ? C’est un débat, mais ne prétendez pas que les données ne vous conviennent pas alors qu’elles émanent de documents officiels. Si vous le souhaitez, nous pouvons aussi évoquer le Nodu. Je le répète, il ne diminue pas si l’on considère la période longue.

La FNH travaille sur les enjeux de justice sociale, d’encadrement des marges, de répartition de la valeur. Je ne sais pas si vous connaissez nos travaux mais nous pouvons discuter ensemble de nombreux sujets. Nous pouvons par exemple discuter de l’environnement alimentaire et des enjeux pour l’environnement de la distribution, de l’agroalimentaire. Où est captée la marge ? Pourquoi les agriculteurs sont-ils dans des situations difficiles et pourquoi leur rémunération est-elle un sujet ? Nous pouvons en débattre.

Nous pouvons aussi parler des certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP), des enjeux capitalistiques ou de l’échec de la séparation de la vente et du conseil. Nous pouvons parler de la hausse de la redevance pour pollutions diffuses (RPD) et, pour finir, de la part réelle et effective des subventions publiques injectées pour le secteur agricole – 24 milliards d’euros – qui contribuent réellement à la réduction des produits phytosanitaires. Nous pouvons débattre de tous ces sujets plutôt que d’arriver avec des arguments d’autorité et de faire des débats d’expertise.

M. le président Jean-Luc Fugit. Il y a aussi une liberté d’expression de la part des parlementaires. Monsieur de Fournas vous a posé des questions et vous a interpellé.

Mme Cécile Claveirole. Pour étudier les effets cocktail, nous devons prendre en compte l’ensemble des produits auxquels nous sommes exposés, y compris les colles, les peintures, la pollution de l’air, etc. Quoi qu’il en soit, les principaux polluants retrouvés dans l’eau sont d’origine agricole. Il existe des études locales recensant l’occurrence de certaines maladies à proximité de certaines productions. Il faut qu’elles puissent être élargies.

Par ailleurs, je ne crois pas que la suppression des produits phytosanitaires fragiliserait notre souveraineté alimentaire. De nombreuses études ont prouvé qu’il était possible de produire nos biens alimentaires pour alimenter les Français voire les Européens de façon agroécologique et sans pesticides.

Mme Maureen Jorand. Je précise que l’objectif de l’étude que j’ai mentionnée était de quantifier le poids économique du secteur des pesticides et de souligner un angle mort avec la question des coûts sociétaux. Il n’était pas question de conduire l’analyse économique de notre système agricole et alimentaire.

Je note votre intérêt pour les dispositions de la loi Egalim 2. Je pourrai vous transmettre des éléments plus précis.

M. Olivier Andrault. Je voudrais m’adresser à l’ensemble des députés ici présents et leur rappeler une proposition qui s’appuie sur l’un des rares succès obtenus dans le cadre de la lutte contre les pesticides en France. Sur la base d’un échantillon de 76 captages prioritaires, nous avons montré que la mise en place de mesures décidées par l’ensemble des partenaires et avec la profession agricole était efficace. Il est possible de réduire ou de stabiliser les taux de pesticides et de nitrates dans ces captages.

J’insiste sur ce point car si nous parvenons à concentrer les efforts sur 5 % de la surface agricole utile, nous pourrons diminuer assez rapidement l’exposition des consommateurs à ces molécules. Outre le bénéfice sanitaire il y aura aussi un bénéfice économique évident. De très nombreuses études montrent qu’il est plus intéressant financièrement pour les collectivités territoriales d’aider les agriculteurs à aller vers une transition écologique sur les aires de captage plutôt que de dépolluer.

M. Grégoire de Fournas (RN). Lorsque je signale que je suis viticulteur dans le Bordelais, ce n’est pas un argument d’autorité. Je n’ai pas la prétention d’être un expert et d’ailleurs, j’ai une vision très partielle de l’agriculture française. Si je précise que je suis viticulteur, c’est parce que je suis touché par vos affirmations. Quand je vois dans la presse que la consommation de produits phytosanitaires explose en Gironde alors que nous faisons des efforts importants, je me sens blessé. La question du tonnage pose problème, qu’il s’agisse du Nodu ou des QSA.

Par ailleurs, la DGAL qui est intervenue avant vous nous a communiqué quelques chiffres que vous ne citez pas : une baisse de 96 % des ventes de produits classés « CMR 1 », par exemple. C’est le résultat d’efforts considérables. Je peux vous assurer que supprimer un produit CMR, ce n’est pas anodin. J’ai l’impression que vous ne reprenez pas ce chiffre de 96 % parce qu’il est en opposition avec ce que vous voulez démontrer. Sous couvert de compétences scientifiques, vous avez quand même une démarche militante.

J’aimerais qu’au lieu de rappeler cette augmentation de 15 000 tonnes qui reflète probablement plus des efforts que des dérives, vous soyez capable de reconnaître ces efforts de la profession.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Merci pour vos expertises citoyennes qui viennent enrichir nos questionnements politiques. Ma première question porte sur le bilan global des politiques de réduction des produits phytosanitaires. La FNH constate une hausse de 14,9 % de l’utilisation des pesticides de synthèse sur la période 2009-2019 alors même que le premier plan Écophyto prévoyait une diminution de 50 % sur cette même période. Comment pouvez-vous expliquer ce décalage majeur ?

J’aimerais aussi connaître votre réaction aux propos de la Première ministre qui a déclaré vouloir respecter le cadre européen, rien que le cadre européen. Ce cadre européen qui sert d’objectif stratégique au gouvernement vous semble-t-il suffisant ? Si vous préconisez d’aller plus loin au niveau national, comment y parvenir sans soumettre nos agriculteurs français à une concurrence déloyale de la part des autres pays européens ?

En avril dernier, les deux géants Syngenta et Biotalys ont annoncé un partenariat stratégique pour commercialiser de nouvelles solutions de biocontrôle à partir de protéines. Ils mettent en avant l’idée d’un développement des techniques de protection des cultures qui limite l’impact sur la biodiversité. De tels discours sont-ils le symbole d’une conversion – ou d’un glissement au moins partiel – des plus gros acteurs de l’agrochimie en faveur d’alternatives à l’agrochimie ?

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vous avez exprimé la volonté d’uniformiser les molécules recherchées dans les eaux sur le territoire. Or il me semble qu’en France, nous avons une agriculture diverse et variée. Je ne vois donc pas forcément l’intérêt ou l’opportunité de systématiquement chercher les mêmes molécules partout sur le territoire.

J’ai également entendu des rapprochements entre l’exposition aux pesticides et un état de santé général dégradé. Or il existe bien d’autres molécules et micropolluants qui sont apparus progressivement au cours des dernières années et pour lesquels nous n’avons aucune donnée toxicologique. Dans ce contexte, il me paraît difficile d’attribuer les problèmes de santé aux seuls pesticides.

Enfin, je m’interroge toujours sur l’usage des pesticides dans d’autres secteurs d’activité que l’agriculture. Même s’ils ont été interdits pour les particuliers et les collectivités locales, nous savons bien qu’ils sont encore utilisés, notamment lors des campagnes de désinsectisation.

M. Éric Martineau (Dem). J’aurais aimé rappeler que les agriculteurs n’utilisent jamais les pesticides par plaisir mais uniquement par nécessité. Si nos grands-parents ont traité et pulvérisé des produits, c’était pour répondre à une attente sociétale. Il ne faut pas réécrire l’Histoire. Il ne faut pas non plus oublier que les tickets de rationnement n’ont été supprimés qu’en décembre 1949.

Je suis agriculteur bio. Je constate que si le désir de basculer vers le bio est réel chez certains, les productions bio peinent à se vendre car elles sont trop chères. Cela conduit à des déconversions du biologique, parce que les agriculteurs ne parviennent pas à en vivre. C’est une triste réalité dont il faut être conscient. D’où ma question : est-ce que le consommateur est prêt à payer le prix juste qui découlerait d’une réduction de moitié des pesticides ?

Mme Nicole Le Peih (RE). Je souhaite revenir sur votre proposition relative aux captages, que je trouve très intéressante. Les périmètres des captages sont sans doute un levier de progrès ; il est important de prendre conscience des effets provoqués par la pollution dans les périmètres de captage et de les faire connaître à l’ensemble de la population. Autour de cet enjeu, nous pouvons faire émerger la conscience d’une responsabilité partagée, au-delà des seuls agriculteurs. Ces derniers ont déjà réalisé un travail important en amont, avec les bassins versants. Aujourd’hui enfin, les collectivités et les citoyens prennent conscience de ces périmètres de captage. C’est ensemble que nous pourrons avancer.

M. le président Jean-Luc Fugit. Madame Faipoux, la directrice générale de l’alimentation, nous a rappelé la position actuelle de la France sur le glyphosate.  J’aimerais que les intervenants puissent nous donner leur point de vue, alors qu’est posée la question d’une prolongation de l’autorisation de cette substance active. C’est un sujet qui n’est pas si simple.

M. Olivier Andrault. Le nombre de molécules de pesticides recherchées dans les eaux diffère selon les départements, du fait de décisions prises par les agences régionales de santé. C’est un peu étonnant et cela peut conduire à une quantité de molécules recherchées très différente pour des départements agricoles pourtant comparables.

206 molécules différentes – pesticides et métabolites – sont recherchées en moyenne en France, mais ce chiffre masque des disparités extrêmes. Ainsi par exemple, dans le Var, 600 molécules et métabolites sont recherchées, et environ 500 en Île-de-France. En revanche, l’Aisne n’en recherche que 12, soit cinquante fois moins que le Var. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé au ministère de la santé qu’une règle claire soit adoptée s’agissant du nombre et du type de molécules recherchées.

Je confirme par ailleurs que toutes les molécules ne sont pas issues des pesticides et je peux vous assurer que l’UFC-Que Choisir ne communique pas uniquement sur les risques liés aux pesticides. Nous communiquons aussi sur les fournitures scolaires, les détergents, les cosmétiques, etc. Malheureusement, de nombreuses molécules de substances problématiques se retrouvent dans notre environnement quotidien. C’est incontestable.

Et nous ne sommes pas capables d’évaluer la responsabilité de telle ou telle molécule ou de tel ou tel produit dans l’émergence ou dans l’accroissement de certains problèmes de santé. Notre rôle se limite à analyser la présence de ces substances dans les produits de consommation et à alerter sur la présence de substances jugées problématiques par différentes instances scientifiques.

Au sujet du bio, alors que la croissance a été extraordinaire pendant la période du Covid-19, force est de constater que l’inflation galopante des prix alimentaires a brisé cette dynamique. Les consommateurs voudraient consommer plus de bio mais ils se heurtent à une double problématique de prix et de disponibilité, notamment en grande surface.

Vous questionnez la volonté des consommateurs de payer le prix d’un mode de production agricole plus protecteur pour l’environnement et pour la santé. Mais je pense qu’il faudrait aussi s’interroger sur la construction des prix. Nous avons mené deux études qui pointent la responsabilité de la grande distribution dans les prix des produits bio vendus aux consommateurs. Notre étude montre qu’elle cherche à vendre le moins cher possible les produits transformés, qui bénéficient d’une plus grande visibilité médiatique. Elle se rattrape en faisant une marge importante sur les produits bruts, et plus encore sur les produits bio. Nous ne pouvons que déplorer cette politique de marge de la grande distribution et nous la dénonçons. Je conclus en soulignant que les aides financières à la filière bio sont ridicules au regard de ses bénéfices.

M. Thomas Uthayakumar. Il serait peut-être intéressant d’évoquer les rapports de force entre les acteurs dans la filière agro-alimentaire. Cette problématique des rapports de force se retrouve derrière la question des marges, derrière celle de la rémunération des agriculteurs.

Si les plans de réduction d’usage des phytosanitaires ont échoué alors que, dans le même temps, les agriculteurs ne parviennent pas à vivre de leur activité, il faut peut-être s’interroger. La profession va mal, nous l’entendons. Face à ce constat, nous conduisons des travaux, études et programmes pour examiner plus précisément ces enjeux de répartition de la valeur. Je rappelle que c’était l’un des objectifs de la loi Egalim, dans la foulée des états généraux de l’alimentation en 2017.

Il faut aussi parler des enjeux de formation, dans le contexte de la séparation de la vente et du conseil. Il est possible de financer davantage de conseillers indépendants, c’est peut-être l’une des solutions.

Il faut aussi essayer de comprendre pourquoi dans certaines filières d’agriculteurs ne peuvent se rémunérer et parviennent à peine à assumer leurs coûts de production. La défense des agriculteurs nécessite d’aborder tous ces sujets et de parler de répartition de la valeur.

Concernant l’agriculture biologique, il faut rappeler que le décret d’application de la loi Egalim, qui prévoit 50 % de produits durables dans la restauration collective publique, dont 20 %. Ce n’est pas appliqué, c’est pourtant un levier pour dynamiser l’agriculture biologique. La filière bio est en difficulté mais, dans le même temps, des aides au maintien sont supprimées et l’on procède par ajustements dans le cadre de plans d’aide d’urgence. Ce dont a besoin la filière biologique, ce sont d’aides structurelles de long terme. Cela nécessite de débattre des financements publics, de leur fléchage, et de voir dans quelle mesure il est possible d’impulser une conversion vers l’agriculture biologique pour atteindre nos objectifs.

L’UFC-Que Choisir a évoqué l’encadrement des marges et l’environnement alimentaire. Il y a des éléments importants à considérer pour que les distributeurs et les industries agroalimentaires soient parties prenantes dans la réduction des produits phytosanitaires. L’affichage environnemental sera probablement un levier pour les consommateurs. Il y a aussi un travail d’acculturation, de communication. Tous ces enjeux sur la demande doivent être considérés en parallèle de toutes les actions réalisées sur l’offre pour promouvoir les systèmes agricoles biologiques.

M. le président Jean-Luc Fugit. Pouvez-vous donner votre avis sur le glyphosate ?

Mme Maureen Jorand. Le Collectif nourrir n’a pas de position sur ce sujet et je ne m’engagerai donc pas sur ce point.

Concernant le partenariat évoqué entre Syngenta et Biotalys, je ne l’ai pas regardé en particulier. Ce qui est sûr, c’est que les industriels du secteur sont confrontés à une montée en puissance du générique et des industries venant d’Asie. Nous pourrions faire le parallèle avec l’industrie pharmaceutique, s’agissant notamment des coûts de recherche et développement, qui sont de plus en plus élevés. Ce qui est certain, c’est que même si de nouveaux marchés se développent comme le biocontrôle, la profitabilité de ces acteurs reste largement générée par les pesticides traditionnels.

Concernant l’interdiction d’exporter des pesticides interdits d’usage en Europe, la France a été le premier pays à s’engager dans cette voie et la Belgique a suivi quelques mois après. Ce sujet est également en débat dans d’autres pays européens. Cela montre bien qu’il est possible d’enclencher des dynamiques entre le niveau national et le niveau européen.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voudrais signaler à nos interlocuteurs que peu de personnes auditionnées ont été aussi vivement interpellées. J’ajouterai que j’ai peu goûté le niveau d’interpellation de l’un de nos collègues. Notre rôle est de poser des questions et d’obtenir des réponses, il n’est pas d’engager une controverse idéologique.

Je voudrais également vous remercier pour la précision de certaines de vos propositions, qui peuvent devenir des recommandations pour notre commission d’enquête. Je pense notamment à la question très précise des captages – question d’autant plus importante que le dérèglement climatique pose en des termes nouveaux l’enjeu de la sécurisation sanitaire de ces zones. Est-ce que le droit de propriété doit être sacralisé ou des mesures d’autorité s’imposent-elles au nom du bien commun ?

Je remercie aussi Monsieur Uthayakumar pour la précision de ses analyses et de ses propositions, notamment sur le financement du conseil qui est un élément clé. Assurément, la question du conseil et de son indépendance doit être posée à nouveau.

Je voudrais enfin remercier le Collectif Nourrir qui, à travers ses travaux, nous renseigne et nous rappelle qu’en face de la puissance publique se dressent des superpuissances qui disposent de pouvoirs d’influence sur les consommateurs mais aussi sur les décideurs publics.

Il me semblait important d’exprimer notre gratitude pour votre travail et vos contributions, même si certaines de vos affirmations peuvent être contestées.

M. le président Jean-Luc Fugit. Je vous remercie au nom de cette commission d’enquête. Vous avez tout notre respect et notre reconnaissance pour avoir pris le temps de répondre à toutes nos questions. Si vous souhaitez compléter vos propos, vous pouvez nous transmettre les documents que vous jugerez utiles pour nourrir cette commission.


17.   Table ronde sur l’agriculture biologique et les pesticides (jeudi 28 septembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’agriculture biologique et les produits phytosanitaires :

 M. Philippe Henry, vice-président de L’Agence Bio ;

 M. Vincent Bretagnolle, chercheur au Centre national de recherche scientifique (CNRS).

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons ce matin les auditions de notre commission d’enquête. Nous débutons avec une table-ronde consacrée à la question de l’agriculture biologique.

Depuis l’origine, l’agriculture biologique a pris le contre-pied de l’agriculture conventionnelle, en ne recourant pas aux produits de synthèse de nutrition et de protection des plantes. Le bio est ainsi une appellation qui est très emblématique de ce à quoi nous sommes attachés : sortir de la dépendance aux produits phytopharmaceutiques.

Des questions se posent néanmoins sur l’utilisation du sulfate de cuivre en agriculture biologique. Nous aborderons ainsi certainement la nature des composants qui permettent de protéger les plantes. Nous évoquerons également le plafonnement et la situation de crise relative dans laquelle se trouve actuellement le bio, situation qu’il est difficile d’interpréter. Nous ne pouvons que constater que nous sommes loin des objectifs des politiques publiques en matière d’agriculture biologique. Je pense en particulier à la loi Egalim 1, qui a fixé l’objectif de 20 % de bio dans la restauration scolaire ; nous n’aurions d’ailleurs pas la capacité de production pour les fournir. Ce sont autant d’enjeux que nous allons aborder ce matin.

Je remercie les représentants de l’Agence Bio qui sont présents – monsieur Philippe Henry et madame Jocelyne Fouassier – ainsi que monsieur Vincent Bretagnolle, qui est chercheur au CNRS. Monsieur Henry est vice-président de l’Agence Bio et représentant de la Fédération nationale d’agriculture biologique.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle aussi qu’en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Philippe Henry, Mme Jocelyne Fouassier et M. Vincent Bretagnolle prêtent serment.)

M. Vincent Bretagnolle, chercheur au CNRS. J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à l’Assemblée nationale sur diverses problématiques de pesticides. Je suis chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), dans un laboratoire situé à Chizé, dans les DeuxSèvres. En 1994, j’ai créé un laboratoire à ciel ouvert, qui est une zone atelier aujourd’hui. Les zones ateliers sont des outils du ministère de la recherche pilotés par le CNRS ; ces laboratoires à ciel ouvert associent des chercheurs, la société civile, des gestionnaires et des collectivités sur des questions environnementales d’intérêt sociétal majeur.

C’est notre trentième année consécutive de collecte de données sur la biodiversité, les paysages, l’agriculture, les agriculteurs et les politiques publiques. Il s’agit également d’une zone désignée Natura 2000 au titre de la directive oiseaux. J’ai assuré la mise en place des mesures agro-environnementales sur cette zone pendant dix-huit ans. C’est le seul endroit de France, voire d’Europe, où un laboratoire de recherche a été pilote sur le sujet. Entre 2004 et 2012 j’ai ainsi, en association avec l’Ebio, participé à la mise en place de l’agriculture biologique.

Cette zone est assez particulière puisqu’il s’agit d’une grande plaine céréalière, de polyculture et de polyélevage – les élevages demeurent nombreux. 19 % de la surface agricole utile est en bio, ce qui doit constituer un record en milieu de grande culture. Cela représente plus du double de la moyenne nationale et le triple de la moyenne de la région Nouvelle-Aquitaine.

Dans ce laboratoire à ciel ouvert, nous travaillons sur beaucoup de thématiques de recherche. Ces quinze dernières années, nous nous sommes largement focalisés sur la sortie des pesticides. À partir de 2007-2008, nous avons pris le plan Écophyto à la lettre, en interprétant le terme « éco » d’Écophyto comme signifiant « écologie » et non « économies ». Nous sommes partis de l’hypothèse de recherche que la baisse des pesticides dans l’agriculture conventionnelle était synonyme d’augmentation de la biodiversité et que les mécanismes de régulation naturelle pouvaient remplacer l’agrochimie.

Via des expérimentations menées directement dans les parcelles des agriculteurs – le propre de nos recherches est de travailler aux côtés des agriculteurs, qui sont associés à nos expérimentations et à leur construction – nous avons démontré qu’il était possible de réduire assez facilement l’utilisation des produits phytosanitaires et de l’azote de synthèse en agriculture conventionnelle sur les systèmes de grande culture. Il a ainsi été possible de réduire le recours à l’agrochimie de 30 à 50 % sans effet significatif sur les rendements. Cette étude a fait l’objet de publications dans de nombreux articles scientifiques.

Nous avons constaté que la marge des exploitants agricoles augmentait du fait de la baisse de charges. Pour le blé, cette augmentation peut représenter plus de 100 euros par hectare et par an. Pour le colza et le tournesol, l’utilisation indirecte des abeilles permet aux agriculteurs d’augmenter leur marge de 130 à 150 euros par hectare et par an.

Concernant les agriculteurs en bio de la zone, nous nous sommes intéressés à l’amélioration des pratiques, notamment de labour et de désherbage. Ce point constitue actuellement un enjeu important dans l’agriculture biologique.

Vous évoquiez l’utilisation de biocides en agriculture biologique. Pour ce qui concerne les grandes cultures – je ne parle pas pour la viticulture, l’arboriculture ou les cultures potagères, que je connais moins bien – très peu de biocides sont utilisés, car les agriculteurs ont plutôt recours à des mécanismes de régulation naturelle.

Je prendrai l’exemple des maladies fongiques, qui posent problème aux céréaliers conventionnels, et qui sont transmises par les insectes, et en particulier les pucerons. Les agriculteurs en bio n’ont pas de problème avec les maladies fongiques sur les céréales pour la simple raison qu’ils utilisent des variétés de blé résistantes. Ils n’ont donc pas besoin de recourir à des biocides. Cela ne veut pas dire que ces maladies sont absentes. Les relevés assez précis effectués avec Anne-Lise Boixel, chercheuse de l’INRAE, démontrent la présence d’un certain nombre de maladies, mais à bas bruit. En fait, ils ont plus de types de maladies et de rouilles que les conventionnels, mais ça n’a pas d’impact sur les récoltes.

Une autre problématique des agriculteurs bio de grande culture est la flore spontanée – ce qu’on appelle les adventices. Le principal mode de gestion de cette flore adventice est le labour ou le binage, qui consiste à passer entre les rangs de culture avec une charrue spécialisée afin de la détruire. Nous travaillons avec eux sur la réduction du labour et l’élimination du binage au profit de la herse étrille. Ici, il ne s’agit pas forcément d’améliorer la biodiversité, mais plutôt d’améliorer la qualité des sols. C’est une problématique clé dans l’agriculture biologique puisque le labour et le binage détruisent les horizons superficiels du sol et la biodiversité associée.

Nous avons beaucoup travaillé sur les externalités positives de l’agriculture bio, lesquels ne sont plus à démontrer. Le scientifique que je suis est souvent interrogé sur la controverse supposée tenant aux effets de l’agriculture biologique sur la biodiversité ou l’environnement. Il n’y a pas de controverse. Il existe des centaines de publications qui démontrent les effets positifs de l’agriculture bio sur la biodiversité, et des milliers de publications qui ont trait aux problématiques environnementales.

L’agriculture biologique a un effet extrêmement positif sur la biodiversité puisqu’elle augmente en moyenne le nombre d’espèces présentes de 30 %, qu’il s’agisse de la flore ou des animaux. L’abondance de ces espèces augmente en outre de 50 % pour tous les types de taxons. Ces chiffres moyens sont basés sur des centaines d’études, elles-mêmes fondées sur des métaanalyses. Nous observons également ces valeurs moyennes pour les abeilles, les criquets, les mammifères, les oiseaux, les papillons, etc. C’est valable dans tous les types de cultures.

Aujourd’hui, il n’y a pas de controverse sur les effets positifs du bio, pas même en matière de stockage de carbone. Les grandes cultures en bio stockent du carbone, contrairement aux systèmes conventionnels, qui ont plutôt tendance à en exporter. En effet, dans les systèmes en bio, ces grandes cultures sont  souvent associées à de l’élevage et à la présence de prairies. En outre, les agriculteurs en bio en système de cultures arables ont besoin des légumineuses dans leurs rotations, et ces dernières stockent du carbone beaucoup plus facilement. Par ailleurs, les exploitations bio maintiennent davantage de haies qui ont des capacités de stockage du carbone.

Pour autant, tout ne va pas bien pour le bio aujourd’hui. Je ne suis pas spécialiste des filières de transformation ou de l’alimentation ; je me place plutôt du point de vue de la production des agriculteurs. Sur 450 exploitations, nous en dénombrons une centaine en agriculture biologique aujourd’hui : cela représente une forte proportion. Si nous n’avons pas de déconversions massives à déplorer, pour la première fois depuis 1998, trois exploitations se sont déconverties en 2022, alors que la part de la surface agricole utile en bio avait augmenté sans cesse pendant vingt-cinq ans. Nous attendons les chiffres de l’année 2023. C’est effectivement un motif d’inquiétude, tant il serait dommage de faire machine arrière.

M. Philippe Henry, vice-président de l’Agence Bio. Je suis agriculteur en Meurthe-et-Moselle sur une exploitation de polyculture-élevage en bio depuis 1997 et, par ailleurs, l’un des vice-présidents de l’Agence Bio. Je siège également à l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), en charge de l’interprétation française du cahier des charges bio européen.

L’agriculture bio représente aujourd’hui 14 % des agriculteurs français, 2,8 millions d’hectares et un marché alimentaire de 12,5 milliards d’euros. Elle est présente partout sur le territoire. À défaut d’être majoritaire, ce système a connu une croissance extrêmement forte. À l’époque de mon installation, nous devions être une centaine en Lorraine. Nous sommes plus de 1 000 aujourd’hui. Mais aujourd’hui, l’agriculture bio traverse une période un peu plus difficile, en raison notamment d’un contexte de baisse de la consommation alimentaire, qui affecte tant le bio que l’agriculture conventionnelle.

80 % des produits bio consommés en France sont français. J’exclus de ce chiffre les produits exotiques, qui ne sont nécessairement pas produits en France, exception faite de la Martinique et de la Guadeloupe. Nous importons quelques produits bio, mais pas beaucoup. Nous sommes également exportateurs. La filière des vins bio, largement exportatrice, se porte assez bien malgré le contexte actuel de ralentissement.

L’agriculture bio dispose d’un cahier des charges très complet de 300 pages qui a été construit au cours des cinquante dernières années. Ce cahier des charges est aujourd’hui européen. Il précise que l’agriculture bio s’appuie sur les cycles naturels et que son objectif est la protection de l’environnement ; ces deux piliers sont déclinés au fil des articles suivants.

Nous utilisons en bio un certain nombre de produits de protection des cultures, mais c’est assez limité. Ils sont précisés à l’annexe 1 du règlement européen. Parmi les quelque 400 produits communément utilisés dans l’agriculture en général, seuls une cinquantaine – parmi les moins agressifs – sont autorisés en bio. Nous connaissons tous des produits tels que le cuivre, le soufre et le vinaigre blanc.

Le principe de base est l’absence de chimie de synthèse. Cette distinction a l’air simple sur le papier, c’est plus compliqué dans la réalité. Il arrive souvent que des fabricants nous expliquent que leurs molécules sont presque les mêmes que celles qui figurent dans le cahier des charges. Ils font des demandes auprès d’un groupe d’experts de la Commission européenne, l’Egtop – Expert group for technical advice on organic production – qui est chargé de la validation des autorisations de produits pouvant être utilisés en agriculture biologique.

Je trouve l’organisation française assez intéressante dans le sens où l’INAO rassemble l’ensemble des opérateurs concernés par ces questions afin de trouver le juste milieu en termes d’exigences du cahier des charges et de pragmatisme. Par exemple, la bouillie bordelaise est autorisée en viticulture bio parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est toujours un compromis entre l’exigence du plus naturel possible et la prise en compte de la réalité du terrain.

La grande culture bio représente 800 000 hectares en France. On n’utilise quasiment pas de produits pour ces hectares : ni soufre, ni bouillie bordelaise, etc. Du moins, c’est très rare, hormis quelques traitements ou produits de semence tels que le vinaigre blanc.

En revanche, c’est un peu différent en viticulture et en arboriculture, car les pressions de ravageurs sont un peu différentes. La diversité des cultures sur une exploitation, notamment la présence de productions végétales et animales sur une même exploitation, est un atout en agriculture biologique pour lutter contre les ravageurs. Cependant, certaines exploitations sont nécessairement spécialisées, en particulier en viticulture et en arboriculture. Cela fait qu’il y a un certain nombre de ravageurs – animaux ou champignons – contre lesquels il faut lutter.

En bio, nous essayons de prévenir plutôt que de guérir en utilisant des produits. Nous utilisons des variétés résistantes. Ce n’est pas possible en viticulture en raison des appellations d’origine contrôlée (AOC) : la culture d’un cépage n’est évidemment pas possible n’importe où. C’est un peu différent en arboriculture. Les producteurs de pommes, notamment, s’appuient sur une génétique offrant une résistance permettant de s’affranchir d’un certain nombre de traitements.

Nous avons des problèmes de mildiou sur la pomme de terre. Tout comme en viticulture ou en arboriculture, des variétés résistantes existent aujourd’hui. Mais il y a un problème d’adéquation entre production et consommation : on nous demande des variétés qui ne sont pas résistantes. Si je fais de l’Allians, une variété de pommes de terre résistante, j’aurai donc des difficultés à la vendre. Mais pour faire des Charlotte, je suis obligé de mettre de la bouillie bordelaise lorsqu’il pleut. On ne peut pas déconnecter la production de la consommation. Pour préserver l’environnement, les consommateurs doivent comprendre qu’il y a peut-être des variétés à choisir ou des produits à privilégier.

L’agriculture biologique est forcément un levier intéressant pour réduire l’utilisation globale de pesticides. La consommation de milliers de tonnes de produits de synthèse est ainsi évitée grâce à l’agriculture biologique. Pour autant, nous sommes dans une période de crise dont il faut sortir. Nous pourrons le faire si nous lions la production à la consommation. Les politiques publiques doivent se mettre en cohérence les unes avec les autres afin de développer cette agriculture qui, outre sa performance en matière environnementale, est un formidable laboratoire. Les agriculteurs bio ont, en effet, une appétence naturelle pour l’innovation technique.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. J’aurai une première série de questions sur la contribution de l’agriculture biologique à l’objectif de réduction des pesticides. Vous l’avez souligné, l’agriculture bio, c’est une part de l’assolement français soustraite à l’utilisation de pesticides, c’est aussi un laboratoire qui rayonne. Ce laboratoire vivant introduit des pratiques d’agriculture agro-écologique pour d’autres agriculteurs. La crise actuelle est liée au marché et à la politique agricole commune (PAC).

J’aurais ensuite une deuxième série de questions plus précises sur le rapport à la haute valeur environnementale (HVE), au biocontrôle et aux éventuelles pollutions des récoltes bio, un sujet qui a fortement émergé au cours des dernières années. Ces questions d’ordre plus pratique pourront déboucher sur des propositions ou des recommandations de notre commission d’enquête.

La bio a d’abord connu une très forte croissance, puis une stagnation, voire des déconversions. Il y a quelques années, le discours consistait à dire : « Nous n’allons pas payer deux fois avec les subventions État-Europe », le marché fait son œuvre. Mais la conversion suppose un effort important en raison de la baisse des rendements, de l’apprentissage, etc. Aujourd’hui, alors que le marché ne porte plus, pour des raisons structurelles et conjoncturelles, n’est-ce pas le moment de repenser le soutien public à la filière bio, en contrepartie de ses externalités environnementales et sanitaires positives ?

M. Philippe Henry. On ne peut pas laisser le développement de la bio uniquement au marché, même si cette dynamique est fondamentale. Il faut veiller à la cohérence des politiques publiques. Vous avez cité tout à l’heure la loi Egalim ; c’est un levier intéressant, qu’il faudrait activer le plus rapidement possible. Si l’on passe des 6 % de bio actuels dans la restauration scolaire aux 20 % visés par la loi, cela représentera immédiatement un chiffre d’affaires de 1,5 milliard d’euros.

Mais les coûts des cantines scolaires sont importants aujourd’hui, notamment ceux liés à l’énergie et aux personnels. Comme tout a augmenté, la tendance est aux économies sur la fourniture alimentaire. Ce n’est pas une bonne chose. Il faut donc envisager très sérieusement de subventionner un surplus à apporter dans les cantines d’État, afin que les gestionnaires n’aient pas cette contrainte financière en tête en achetant des produits bio.

Les plans alimentaires territoriaux sont également un levier important à mettre en œuvre pour la consommation hors domicile ; cela suppose une forte démarche de communication sur le bio, sa plus-value et son intérêt. Il faut réussir à sortir de la vision du prix trop élevé du bio. Aujourd’hui, les gens ne regardent même plus les étiquettes ; ils perçoivent les produits bio comme étant trop chers.

Un président d’agence, qui est producteur de lait, me disait hier que son lait était payé au même prix que le lait conventionnel, mais pas ses yaourts. Il convient de se préoccuper de la chaîne de valeur, qui est un véritable tabou dans le bio. La matière première agricole n’est pas ce que vous payez principalement dans votre produit. Vous payez également le distributeur, le transformateur, le transporteur, etc. La différence de prix portant sur la matière première n’est pas très significative. Lorsque j’étais président de l’Agence Bio, j’ai toujours souhaité que l’observatoire des prix et des marges travaille sur la décomposition du prix des produits. Nous n’y sommes jamais arrivés. Nous devons le faire. Le prix est un élément important pour le consommateur, mais il ne doit pas être baissé au détriment des producteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. La Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB) demande de réinstaurer des mesures agro-environnementales (MAE) pour soutenir cette agriculture. Partagez-vous cette revendication ?

M. Philippe Henry. Le soutien public, qui marque la reconnaissance des externalités positives de ces systèmes agricoles, est nécessaire, via des MAE ou des paiements pour services environnementaux (PSE). Je pense notamment à l’eau. L’eau qui ressort des champs bio est d’une qualité bien meilleure qu’avec d’autres systèmes agricoles. Il faut donc que ce soit reconnu et rémunéré en tant que tel.

M. Dominique Potier, rapporteur. Lors de votre présidence de l’Agence Bio, vous aviez évoqué la piste d’un label AB français, plus connu que le label européen. Nous pourrions exploiter cette marge de manœuvre sur le plan commercial. Le critère du carbone, actuellement non prise en compte par les cahiers des charges de l’agriculture biologique, monte très fortement dans la société : les bilans carbone, la contribution à la décarbonation, le stockage de carbone, etc. Il y a, d’autre part, la question du commerce équitable, d’une chaîne de valeur plus juste. Le label AB pourrait-il porter ces deux dimensions ? Ce sujet est-il toujours d’actualité pour l’Agence Bio ? Je fais partie des parlementaires qui trouvaient cette idée très pertinente et qui avaient interrogé le gouvernement à ce sujet.  

M. Philippe Henry. Nous avions effectivement évoqué cette idée. J’étais favorable au fait de compléter le cahier des charges, qui doit être vivant et s’adapter. C’était effectivement pertinent sur les enjeux de stockage du carbone, d’équité et sur la dimension sociale. L’idée était donc de renforcer le cahier des charges par l’utilisation du logo AB, qui est connu de tout le monde, et qui dirait aux consommateurs : « Vous achetez un produit bio. En même temps, vous respectez les gens qui travaillent dans ces filières-là et vous contribuez au stockage du carbone ».

Nous avons essayé de pousser cette idée-là. Mais, pour être très clair, le ministère n’y était pas très favorable. Ce n’est pas facile sur le plan technique, puisque le cahier des charges est européen. Sur le plan juridique, j’avais compris qu’il n’y avait pas d’obstacle majeur. Je pense que ce dossier mériterait d’être rouvert aujourd’hui, pour deux raisons. Premièrement, la prise en compte des enjeux liés au carbone et à l’équité va dans le sens de l’histoire. Deuxièmement, le cahier des charges européen est révisé tous les dix ans. Si la France fait l’effort de travailler sur ces questions-là, nous augmenterons la probabilité de l’inscrire dans le marbre au niveau européen dans dix ans. Il s’agit d’un travail de longue haleine à entreprendre dès maintenant, afin d’être prêt à formuler des propositions au moment de la révision du cahier des charges.

M. Dominique Potier, rapporteur. La haute valeur environnementale (HVE) est un sujet de controverse au sein du monde agricole, en particulier du monde bio. Pour résumer les choses, il y a deux écoles. Certains envisagent la HVE comme un palier reconnaissant une certaine forme d’agro-écologie. Il permettrait d’organiser la transition des systèmes vers l’agriculture biologique. D’autres la considèrent comme une concurrence déloyale du fait de la confusion parfois induite avec le label bio, et d’un soutien public jugé insuffisamment différencié entre les deux. Qu’en pensez-vous ?

M. Philippe Henry. L’initiative HVE est intéressante. On peut la concevoir comme une sorte de palier pour monter en gamme au bénéfice de toute la société. J’imaginais HVE comme une marche d’escalier.

La difficulté tient au fait que le label HVE est devenu commercial. On a dit aux consommateurs : « Nous avons le droit de mettre des étiquettes HVE qui garantissent que le produit est fait selon le cahier des charges ».

Aujourd’hui, HVE et bio sont clairement concurrents. Le représentant de Carrefour était présent au conseil d’administration de l’Agence Bio hier. Il ne cache pas que la création d’un logo de protection de l’environnement avec des prix moins chers serait intéressante pour la distribution. Pourquoi alors s’en passer ?

Je me souviens avoir entendu dans un restaurant un serveur déclarer : « HVE, c’est comme bio, mais c’est moins cher ». C’est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. HVE est nécessaire pour avoir accès à l’écorégime. Cela permet aux agriculteurs de bénéficier du paiement vert de la PAC. Cependant, le fait qu’un ministère porte deux logos publics environnementaux différents pose tout de même question au regard de la crise actuelle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le biocontrôle est une partie des solutions techniques que vous mettez en œuvre. Même si certaines dispositions législatives ont fait en sorte que le traitement des dossiers des produits de biocontrôle soit accéléré, beaucoup d’opérateurs nous disent que les temps d’attente pour obtenir une autorisation sont trop longs. Compte tenu de votre cahier des charges, ressentez-vous une frustration quant au rythme de déploiement des solutions de biocontrôle, qui représentent une alternative à la chimie ? Avez-vous exploré au niveau de l’agence ou des organismes de recherche les moyens d’accélérer l’arrivée de solutions ?

M. Philippe Henry. Ce n’est clairement pas un chantier que nous avons exploré à l’agence. À titre personnel, je ne ressens pas de lenteur dans l’arrivée de nouveaux produits sur le marché ni de gêne pour la production.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai été alerté sur la question des pollutions de production. Il s’agit d’une entreprise qui collecte et commercialise des céréales bio en Lorraine. Un lot de sésame avait été contaminé par des pesticides dans une proportion très importante, ce qui fait que 20 à 30 % de la production a dû être banalisée ou déclassée, à défaut d’être détruite. Ce problème des produits bio déclassés par des effets de voisinage, par l’eau ou par l’air, est-il marginal ou au contraire massif ? Existe-t-il des mesures de protection des cultures bio contre ce type de contaminations, dans un contexte où ce secteur est particulièrement fragile en ce moment ?

M. Philippe Henry. Ce sujet n’existait pas il y a encore cinq ou six ans. Nous l’avons vu apparaître en Normandie. Le produit incriminé est le prosulfocarbe, un désherbant utilisé en l’automne, qui a la fâcheuse manie d’être très volatile et d’aller se poser sur les cultures encore en place à cette saison, notamment le sarrasin et les pommes. Normalement, si vous êtes pollué par votre voisin, vous savez qui est responsable ; les choses se règlent alors par un régime d’assurance. Mais on est incapable de déterminer qui a pollué avec le prosulfocarbe car ce produit parcourt plusieurs kilomètres dans l’air. On trouve des avertissements sur l’étiquette du produit, concernant notamment le vent.

Nous nous retrouvons ainsi dans une situation où le sarrasin est déclassé, ce qui divise son prix par deux ou trois pour les producteurs. L’impact a été très important, plus de 100 000 euros pour certaines coopératives. Vous ne connaissez pas la provenance de la pollution et il n’existe aucun fonds d’indemnisation. Vous êtes pollué, le produit est déclassé et vous payez la facture. C’est donc en effet un vrai problème. Il est temps de s’atteler à la création d’un fonds d’indemnisation pour ce type de situations. Je cite le prosulfocarbe, mais d’autres produits phytosanitaires peuvent avoir les mêmes effets. Il faut absolument indemniser les producteurs car cette affaire est d’une injustice totale. Il faudrait également d’élaborer des règles de cohabitation entre les modes de production bio et conventionnels.

M. Vincent Bretagnolle. Nous faisons depuis un certain nombre d’années des prélèvements dans toutes les matrices réseaux trophiques : les sols, les plantes, les insectes, les micros mammifères, les oiseaux, etc. Nous constatons que la pollution par les pesticides est généralisée. Les molécules sont présentes aussi bien dans des zones en conventionnel que dans des zones en bio. On retrouve ces molécules en même nombre, tant en bio qu’en conventionnel. On les retrouve même dans des prairies permanentes et dans des haies, c’est-à-dire sur des sites qui n’ont jamais été exposés à la pression phytosanitaire. Les doses retrouvées sont plus faibles qu’en milieu conventionnel, que ce soit sur les sols ou sur les poils des micro-mammifères. Néanmoins, elles ne sont pas du tout négligeables. À l’époque où les néonicotinoïdes étaient encore autorisés, nous en avons retrouvé en quantité astronomique dans des vers de terre de parcelles en bio. Dans la mesure où cette présence généralisée est manifeste et prouvée, les effets collatéraux économiques que vous décrivez n’ont rien d’étonnant.

M. le président Frédéric Descrozaille. N’y a-t-il pas une ambivalence dans ce qui motive le comportement d’achat du bio ? Le consommateur achète-t-il du bio pour le bénéfice environnemental que cela représente ou pour sa santé ? Je me demande si ce n’est pas plutôt pour le second motif, et si le label HVE n’occupe pas davantage le créneau de la protection de l’environnement dans l’esprit des consommateurs.  

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, j’avais rédigé un rapport intitulé « agriculture biologique et enjeux environnementaux ». Une partie de mon rapport allait pleinement dans le sens de tout ce que vous avez évoqué au début. J’avais également abordé les impacts de l’agriculture biologique sur l’environnement, notamment sur la faune et la flore. On observait des impacts négatifs liés à certaines molécules qui ont entretemps été interdites en agriculture biologique.

Mais il reste le cuivre, cette molécule connue de tous. Et nous avons constaté une toxicité dans les sols au-delà d’une certaine dose, en particulier dans les parcelles de vignes. La faune était impactée, notamment les vers de terre. J’aimerais connaître votre avis sur le plafonnement des doses de produits utilisables à l’hectare en agriculture biologique, pour le cuivre et pour d’autres molécules. Cette année, nous avons connu une très forte pression mildiou-oïdium, ce qui a nécessité des doses importantes de traitement, notamment dans la vigne mais aussi dans l’arboriculture.

J’aimerais également avoir votre opinion sur la coexistence de deux modes de production – conventionnel et bio – sur une même exploitation. C’est assez fréquent, en arboriculture notamment.

Vous évoquiez tout à l’heure les fonds consacrés à l’agriculture biologique par l’État et la nécessité d’en faire davantage. Il me semble que l’État finance ses propres cantines à hauteur de 120 millions d’euros. J’aimerais, à ce propos, connaître votre opinion sur les fonds supplémentaires annoncés par le ministre de l’agriculture à destination de l’agriculture biologique à l’occasion du salon Tech&Bio.

Vous avez mentionné tout à l’heure les difficultés tenant à la chaîne de valeur de la filière bio. C’est une problématique pour l’agriculture au sens large. Nous avons adopté différents textes à ce sujet, dont il me semble qu’ils ont produit certains résultats en matière de prix pour les agriculteurs. Comment expliquez-vous leur manque d’efficacité, pour ce qui concerne les produits bio ?

Vous nous avez fait part de votre étonnement quant à la coexistence de deux labels environnementaux à l’échelle du pays : HVE et bio. Pour ma part, je pense qu’il est préférable d’avoir les deux. Ne pensez-vous pas que nous ayons amélioré les pratiques grâce à des labels du type HVE ?

M. Philippe Henry. Vincent Bretagnolle vous répondra sur le cuivre, dont je ne suis pas spécialiste. L’utilisation du cuivre est importante dans la masse de phytosanitaires. Toutes les molécules n’ont pas le même impact sur les milieux. Selon les chiffres dont nous disposons, 80 % du cuivre est utilisé par l’agriculture conventionnelle et 20 % par l’agriculture biologique. Ce chiffre est néanmoins partiel, car nous n’avons pas une vision exhaustive de la consommation des agriculteurs bio en produits phytosanitaires. Je ne suis pas non plus spécialiste des aspects de toxicité dans les sols.

Aujourd’hui, je n’entends pas de critiques émanant du monde viticole sur le plafonnement des doses de cuivre qui a été souhaité par l’Europe. Un certain nombre d’essais sont effectués avec d’autres produits, comme le chitosan en viticulture, pour réduire les doses. Il y a donc toute une démarche de l’agriculture biologique pour utiliser d’autres produits ou pour améliorer l’efficacité d’un produit, c’est-à-dire en réduire la dose, avec des produits naturels. Par exemple, certains traitent avec du lactosérum et de la bouillie bordelaise.

La mixité bio-conventionnel sur les exploitations est un vrai sujet. Ma réponse sera toute personnelle : « Oui à la mixité, mais pas à longueur de temps ». Lorsque vous vous engagez dans l’agriculture biologique, vous manquez de certitudes et vous avez besoin de faire vos preuves. Vous devez d’abord faire des essais car vous ne pouvez pas tout risquer d’un coup. Pour autant, si la mixité est nécessaire au début, elle ne doit pas durer trop longtemps. Entre nous, heureusement que le consommateur ignore que certaines exploitations sont mixtes ! Il y a une différence entre le bio et le conventionnel sur les exploitations, et c’est contrôlable. C’est néanmoins assez « limite » du point de vue de l’éthique de l’agriculture bio. 

M. Vincent Bretagnolle. Bien que je ne sois spécialiste ni de la viticulture ni du cuivre, je peux me référer à ce que j’ai lu à ce sujet dans la bibliographie internationale. Des travaux effectués dans des vignes par l’Inrae, à Bordeaux, démontrent que la biodiversité est beaucoup plus importante dans les vignes de viticulture bio que dans celles de viticulture conventionnelle, pour tous les taxons : insectes, vers de terre, oiseaux ou encore chauves-souris qui viennent chasser les insectes.

Le fait déterminant de la biodiversité, dans cette région du Bordelais, c’est le fait que les vignes soient enherbées et non labourées. Cela passe bien avant la question du cuivre.

Certaines exploitations sont à la fois en conventionnel et en bio. Nous constatons que le passage en bio est un véritable changement de paradigme pour les agriculteurs dans la manière de gérer leur exploitation. Ils gèrent le risque de façon très différente. La nature est plus incertaine que l’agrochimie et les agriculteurs en bio apprennent à gérer le risque. Dans ce contexte, j’ai peine à comprendre comment un agriculteur peut gérer le risque de manière différenciée selon les parties de son exploitation, sachant que la gestion du risque est une attitude très ancrée sur le plan cognitif. Les cas dont j’ai connaissance et qui semblent fonctionner montrent une scission très nette avec, par exemple, un agriculteur en bio sur sa partie élevage et en conventionnel sur sa partie culture. Pour autant, je pense également que cette situation a vocation à n’être que transitoire.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Je me demandais si la volonté de réduire voire de supprimer les pesticides n’était pas un frein pour la conversion au bio. Ne vaudrait-il pas mieux d’abord apprendre aux agriculteurs à gérer les risques afin de les amener progressivement vers une conversion en bio ? Ça rejoint vos propos de tout à l’heure sur la HVE, qui peut constituer un palier. La question est de savoir comment faire par la suite pour aller plus loin.

M. Philippe Henry. Ma réponse sera nuancée car cela dépend du sens dans lequel on regarde les choses. On peut effectivement chercher à réduire les pesticides au maximum dans un premier temps. La démarche inverse consiste à dire que l’interdiction amène l’innovation. L’obligation de s’affranchir des molécules vous oblige à avoir beaucoup d’imagination pour trouver des solutions à vos problèmes.

Nous voyons les deux situations. Certains agriculteurs ont « désintensifié » progressivement leur production. C’est le cas d’un producteur de lait, qui en produit tout de même encore 6 000 litres par vache ; il est arrivé au bio de cette manière-là. D’autres changent du jour au lendemain. Ils trouvent des solutions à leurs problèmes du fait de l’interdiction. Il s’agit d’un changement de paradigme puisqu’il faut repenser complètement sa façon de faire. Je pense qu’il faut agir sur ces deux leviers. 

M. Vincent Bretagnolle. Je voudrais répondre à votre question s’agissant des grandes cultures. Le bio est l’un des systèmes de culture dans la grande famille des agricultures agro-écologiques, mais il y en a d’autres. Dans le cadre de cette transition agro-écologique, il me semble impératif de commencer par la réduction des pesticides. De nombreuses études ont démontré que les pesticides sont antinomiques avec la biodiversité, en tout cas lorsqu’ils sont utilisés à forte dose. Or, la transition agro-écologique repose sur l’utilisation de la biodiversité et du fonctionnement des écosystèmes pour la production agricole. C’est la raison pour laquelle il me semble impossible d’aller dans la voie de l’agro-écologie en utilisant massivement des pesticides. C’est indispensable de permettre d’abord la mise en place des mécanismes de régulation naturelle, de pollinisation et de recyclage de la matière organique, qui sont absolument clés dans ce type de productions agricoles.

Cela ne signifie pas pour autant que tout le monde va passer en bio. Ce n’est pas l’objet et, en tout cas, ce ne serait pas atteignable en si peu de temps. Mais si l’on veut mettre l’ensemble des exploitations, notamment celles qui sont fortement utilisatrices de pesticides et d’azote de synthèse, sur la voie de cette transition agro-écologique, cela passera d’abord par une réduction massive d’au moins 50 % de l’utilisation de l’agrochimie, voire un peu plus. À défaut, la biodiversité ne reviendra pas.

Dans notre zone, nous avons constaté que la mise en place d’infrastructures agro-écologiques, comme la plantation de haies ou de bandes fleuries, est pratiquement inutile tant que l’utilisation des pesticides reste au même niveau, parce que ces éléments semi-naturels ne sont alors tout simplement pas colonisés par les insectes, les oiseaux ou les micro-mammifères.

Il y a donc un véritable blocage qu’il faut absolument franchir dans le cadre d’une politique publique qui viserait une transition agro-écologique massive passant par la réduction massive des pesticides. À mon sens, c’était l’esprit du plan Écophyto qui, comme chacun le sait, peine un peu à produire les effets souhaités.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai écouté attentivement votre réponse sur le HVE, Monsieur Henry. Je suis agréablement surpris par le ton que vous avez employé puisqu’il se veut assez constructif. Je comprends tout à fait la difficulté du bio à se voir concurrencer par un label qui ne répondrait pas aux mêmes exigences. En même temps, la HVE apporte autre chose que le bio ; certains critères de la HVE ne sont pas compris dans le label Bio. Je pense notamment au principe des haies et à l’aspect de la biodiversité. Sauf erreur de ma part, ça ne figure pas dans le label bio. Vous évoquez l’élaboration d’une hiérarchie horizontale entre les deux, et non verticale. Pourquoi ne pas dire plutôt que la HVE est autre chose que le bio ? Pourquoi l’agriculture biologique ne s’empare-t-elle pas de ce label, en le cumulant avec le label bio ?

Vous dites que l’interdiction engendre des alternatives. Elle mène aussi à beaucoup d’impasses techniques puisqu’on supprime des moyens sans avoir de solution alternative viable. Je suis élu en Gironde. Le Bordelais a été frappé par le mildiou. En l’occurrence, l’agriculture biologique a été impactée encore plus gravement que l’agriculture conventionnelle. Autrement dit, il n’y a pas nécessairement d’alternative efficace à l’interdiction de certains pesticides.

Par ailleurs, la flavescence dorée est une maladie particulière dans la viticulture puisque c’est la seule pour laquelle il y a une obligation de traitement par arrêté préfectoral. Les agriculteurs sont obligés de la traiter car cet insecte peut décimer des parcelles, voire des vignobles entiers. Il existe un produit pour l’agriculture conventionnelle et un autre pour l’agriculture bio, dont la substance active est le pyréthrine. Il provoque autant de dégâts sur la biodiversité que le produit conventionnel, et en plus il se trouve que le pyréthrine est moins efficace. Cela met à mal la stratégie collective de lutte contre la flavescence dorée mise en place par le préfet. Quel regard portez-vous sur cette question ?

M. Philippe Henry. Je ne suis pas un spécialiste de la viticulture ; je ne pourrai donc pas vous apporter de réponse.

Vous avez raison de dire qu’on ne retrouve pas dans le cahier des charges de l’agriculture biologique certaines exigences qui figurent dans le cahier des charges HVE. C’est tout à fait vrai, notamment pour les haies. Mais, dans la région Grand Est, il y a 7 % d’agriculteurs bio et 45 % des haies sont plantés par eux. Cela montre une appétence massive pour ces pratiques, bien qu’elles ne soient pas écrites. S’agissant globalement des exigences en matière de biodiversité, il y a des critères de la HVE qui pourraient très bien se retrouver dans le cahier des charges bio, car les agriculteurs en bio les remplissent déjà.

Pour le reste, ce sont tout de même des cahiers des charges qui sont assez éloignés, en particulier pour ce qui concerne les pesticides. Dans un cas, les pesticides de synthèse sont interdits ; dans l’autre ils sont autorisés, même si j’ignore si tous les traitements sont autorisés ou non. 

Il y a également une différence dans les contrôles, vis-à-vis des consommateurs. Dans le cadre du label HVE, un contrôle est prévu tous les trois ans, tandis que c’est tous les ans en bio, voire plus en cas de contrôle inopiné. C’est cette différence entre les cahiers des charges qui m’a amené à évoquer cette notion d’escalier. Le label HVE constitue un premier pas.

Mme Jocelyne Fouassier, chargée des relations institutionnelles Agence Bio. Il est important de rappeler cette différence de cahier des charges entre la HVE et l’agriculture biologique s’agissant du recours aux pesticides de synthèse. Nous informons les citoyens et les consommateurs sur ce sujet. 

Mme Nicole Le Peih (RE). Je souhaitais vous interpeller sur le cadre du cahier des charges européen en bio. Pourriez-vous me donner des informations sur les engrais bio d’origine étrangère aujourd’hui ? Je pense notamment aux engrais bio chinois. Quels sont leurs tonnages et leurs effets ?

J’ai par ailleurs une question de la part de ma collègue Anne-Laure Babault, qui ne pouvait être présente aujourd’hui. Jusqu’à où le modèle bio serait-il duplicable à grande échelle en termes d’exportation ? J’ai cru comprendre qu’il le serait à l’échelle européenne.

M. Philippe Henry. Je pense que votre première question fait référence aux engrais perlés provenant de Chine, qui sont effectivement riches en azote. Nous nous sommes récemment emparés de ce sujet à l’INAO, mais cela prend malheureusement un peu de temps. Ce sont des engrais sur lesquels nous avons des doutes et les organismes de contrôle n’ont pas été autorisés à aller vérifier ce qui se passait en Chine. Vous imaginez donc la situation dans laquelle nous sommes. La Fédération nationale de l’agriculture biologique a, parmi d’autres, alerté l’INAO sur ce sujet. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) vient d’interdire trois produits, l’Europe nous ayant autorisés à le faire. J’observe que les fabricants mettent des nouveaux produits sur le marché très rapidement, alors que le temps de réponse juridique est assez long. Je fais partie d’une commission qui a été mise en place pour s’assurer que les engrais azotés mis sur le marché sont bien obtenus de façon naturelle, et non par synthèse.

Pour résumer, de l’ammonitrate est ajouté dans les engrais chinois. C’est fermenté avec beaucoup d’azote et il n’y a rien de naturel là-dedans. Voilà où nous en sommes à ce jour. J’espère que cela va aller vite, mais ce n’est pas forcément simple entre les différents services de l’État. Il faut définir une stratégie juridique car vous imaginez bien que le fabricant va se défendre. Quoi qu’il en soit, c’est vraiment un sujet auquel nous sommes attentifs et sur lequel nous avons envie d’avancer rapidement.

Vous évoquez par ailleurs le développement de l’agriculture bio à grande échelle. Il existe un modèle du nom de Tyfa. L’une des études réalisées en la matière démontre qu’on pourrait largement développer le bio à l’échelle européenne, sans porter préjudice ni à la souveraineté alimentaire ni aux exportations françaises. Il est vrai que notre modèle agricole produit beaucoup et exporte beaucoup. En France, on exporte notamment beaucoup de céréales. Pour autant, on importe également beaucoup. C’est le delta qui compte.

Ces questions méritent d’être travaillées. Il est possible de « désintensifier » l’agriculture européenne sans mettre en péril ni la souveraineté alimentaire ni les exportations françaises, qui sont essentiellement des produits à forte valeur ajoutée : le cognac, les vins, les spiritueux, etc. Il y a bien évidemment des exportations de céréales, mais il convient de regarder la balance par rapport aux importations de soja. Ce problème est donc à regarder non seulement sous l’angle des exportations, mais également sous l’angle de l’équilibre général entre les imports et les exports. 

Mme Nicole Le Peih (RE). Avez-vous une idée du tonnage de ces engrais bio qui arrivent de l’étranger ?

M. Philippe Henry. C’est difficile à déterminer. Néanmoins, les chiffres qui ont circulé font état de plusieurs milliers de tonnes.

Cela fait écho à une difficulté du bio que nous devons évoquer et qui devrait pouvoir être levée en étendant le champ de la recherche. Lorsque des exploitations sont spécialisées en grande culture et n’ont pas d’autre source d’azote que la culture des légumineuses, vous recherchez forcément des engrais à forte dose d’azote pour améliorer vos rendements. D’où l’existence de l’Azopril et de l’Orgamax.

Il faut faire évoluer l’ensemble du système de façon à avoir des sources d’azote plus autonomes. Nous n’avons pas évoqué le sujet des nouvelles sources d’azote, en particulier les organiques. J’évoquerai ici la question un peu taboue des excrétas humains. C’est une formidable source d’azote qui est totalement inexploitée aujourd’hui. Il convient d’y travailler pour obtenir une autonomie supplémentaire en matière d’azote : le tonnage d’azote que l’on pourrait récupérer n’est pas négligeable. Je sais que les agences de l’eau y travaillent. 

M. Éric Martineau (Dem). En préambule, je souligne que je suis agriculteur en bio et producteur de pommes. Au nom de la vérité, je n’aime pas laisser croire que le bio n’est pas traité. Je suis donc gêné par le fait que ce soit l’image véhiculée très régulièrement dans l’opinion publique. Je suis passé en bio en 2017, d’un seul coup, pour des raisons de simplicité.

Il y a tout de même des produits sur lesquels je me pose des questions. Le cuivre en fait partie, notamment sur les cultures pérennes. Je suis la troisième génération de pomiculteurs installés à cet endroit. À raison de quatre kilogrammes de cuivre par hectare et par an sur une durée de vingt à cinquante ans, je me demande comment mes filleuls pourront occuper mes terres.

Un autre sujet dont on parle assez rarement est l’huile de neem. Cet insecticide est utilisé uniquement par dérogation, en l’absence de solution, puisque c’est le seul qui soit efficace en bio. Néanmoins, il détruit tous les insectes présents au moment du traitement. Si, après cela, vient une attaque de pucerons, il n’y a plus ni coccinelles, ni syrphes, ni chrysopes dans nos vergers pour les éliminer. Je me demande donc si cette notion de biodiversité est vraiment une bonne chose. On doit donc traiter plus souvent en l’absence d’insectes auxiliaires dans le verger ; je ne suis pas sûr que cela favorise la biodiversité. Pour autant, il n’y a pas de solution actuellement.

Je vous remercie d’avoir parlé du prosulfocarbe, qui est vraiment un sujet tabou dont on ne parle quasiment jamais. On parle plutôt d’un autre herbicide bien connu du grand public. Or, le vrai sujet est bel et bien le prosulfocarbe dans les vergers, qu’ils soient en agriculture bio ou conventionnelle.

Par ailleurs, il y a également des moutons dans ma ferme. Et l’on sait bien qu’on ne peut pas laisser paître les moutons dans les vergers bio. La toxicité du cuivre fait que l’herbe n’est pas comestible.

J’ai eu une période où j’étais bio-mixte, ce qui est possible lorsque vous avez plusieurs cultures de type élevage et verger.

Il existe un autre frein au bio. Certains de vos collègues se moquent de vous lorsque vous leur annoncez que vous allez passer en bio. Ceci dit, ça reste gentil et, pour ma part, je l’ai bien vécu. Mais ne devrait-on pas décrier certaines campagnes publicitaires de certains distributeurs bio qui enfoncent les autres avec des campagnes très virulentes ? À titre personnel, cela me gêne. Lorsque je rencontre d’autres collègues arboriculteurs et que je leur dis qu’il serait bien de passer au bio, cela les bloque immédiatement. Ne devrait-on pas essayer d’intervenir pour éviter ces réactions anti-bio ?

Il est tout de même difficile de vendre des pommes bio aujourd’hui, à moins que vous soyez en vente directe. On en arrive à un point où il n’y a pas assez de consommateurs qui mangent des fruits bio. Nous assistons à des déconversions. Je rencontre des agriculteurs qui reviennent en arrière par manque de débouchés. Lorsque vous êtes en bio, vous n’êtes pas HVE. Or, certaines chaînes de distribution veulent à tout prix que vous soyez HVE, ce qui vous oblige à passer deux contrôles. En étant bio, je n’ai pas envie d’être HVE. Doit-on toujours opposer ces cahiers des charges ? J’aime dire : « N’opposons pas nos agricultures ». Nous devons être complémentaires et trouver des solutions ensemble.

M. Philippe Henry. Encore une fois, n’étant pas spécialiste du cuivre, je ne pourrai pas répondre à votre question à ce sujet.

Vous évoquez des sujets intéressants. Il faut mener de front le court terme et le long terme. Vous avez cité les vergers, que vous connaissez bien. Vous êtes bien obligé de faire avec le matériel génétique disponible ; c’est effectivement du court terme et c’est la raison pour laquelle on a recours à un certain nombre de produits tels que le cuivre. On ne peut pas faire autrement. En ce qui concerne le long terme, il faut travailler sur la génétique et avoir des variétés. Quoi qu’il en soit, il faudra transformer le verger français. Il ne faudra plus faire les mêmes variétés de pommes ; plus de la même façon et plus avec les mêmes porte-greffes. Il faut le faire pour le bio, mais il faudra également le faire pour le changement climatique.

L’élément de court terme rejoint ce que je disais sur l’INAO. C’est la question de la frontière entre ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas. Élise Lucet a récemment investigué sur le spinosad. Cette molécule est controversée parce qu’elle peut tout tuer. C’est une réalité. Comment fait-on à court terme ? À un moment donné, il faut tout de même des solutions. On essaie de trouver les moins mauvaises, sachant qu’il faut également les comparer avec les produits conventionnels utilisés.

Il est impossible de tout interdire ; l’agriculture bio n’est pas parfaite. Je suis le premier à le regretter. Il y a bien des précautions à prendre. Il faut sortir les produits dès qu’une solution est trouvée. Vous pourriez auditionner des représentants de l’INAO qui pourraient vous apporter des réponses plus précises que les miennes. 

J’observe pour ma part un certain nombre de producteurs qui sont à la fois bio et HVE. Cela suppose deux contrôles, mais on le voit notamment en viticulture et en arboriculture. En revanche, j’ignore si cela existe en grande culture.

Pour ce qui est des publicités, lorsqu’on force le trait, on peut tomber dans des caricatures qui n’ont pas lieu d’être. En même temps, c’est tout l’objet de la publicité que d’attirer l’attention. Je vous rejoins complètement sur le fait qu’il ne faut pas opposer les agricultures. Ce ne sont pas des systèmes opposés, mais des systèmes qui fonctionnent différemment. Je suis en bio depuis vingt-cinq ans. Le nombre d’agriculteurs bio a décuplé et ce sont tous des gens qui viennent du conventionnel.

Mme Nicole Le Peih (RE). Vous avez parlé tout à l’heure des excrétas humains. Je me permets de revenir sur les boues d’épuration. Des cahiers d’épandage sont proposés aux agriculteurs situés en périphérie des villes, des bourgs et des métropoles. Aujourd’hui, on risque parfois de retrouver des molécules dans les sols, en particulier pour les productions de légumes. Les entreprises de transformation mettent parfois un bémol sur les analyses de ces légumes. Je m’interroge sur cette coresponsabilité qui n’est pas uniquement agricole, mais qui concerne également toute la population citadine : qu’en pensez-vous ? 

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous avez mentionné des études mettant en avant la compatibilité de la généralisation du bio et avec la souveraineté alimentaire de l’Europe. Pourriez-vous nous rappeler quelles sont ces études et nous en donner les références à l’issue de cette audition ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour compléter cette question, pourriez-vous nous renvoyer à des études qui ne porteraient pas uniquement sur la souveraineté alimentaire, mais également sur la décarbonation ? C’est l’objet d’une controverse majeure, notamment car la consommation de fioul est plus importante en agriculture bio. Peut-on nourrir le monde par l’agriculture biologique tout en contribuant à l’effort de décarbonation global ? Le sujet HVE est en comparaison une controverse mineure. La controverse majeure concerne la compétition, au sein de l’agriculture de conservation, d’autres stratégies, avec une remise en cause de la place de la bio.

M. Philippe Henry. Sur ce dernier sujet, je vous invite à consulter les travaux très intéressants de Bénédicte Autret de l’Inrae Mirecourt, qui portent sur des comparaisons de systèmes agricoles. L’étude Tyfa, qui est sortie il y a cinq ou six ans, est plus générale. Cette dernière démontre qu’il est tout à fait possible de généraliser l’agriculture bio en Europe. Nous pourrons vous faire suivre toutes ces études auxquelles je vous renvoie. L’Inrae, qui dispose d’un métaprogramme dans ce domaine, continue de travailler sur ces sujets-là.

M. Vincent Bretagnolle. Il y a effectivement beaucoup d’études. J’insiste sur le fait qu’il va falloir réfléchir à la transition agricole vers l’agro-écologie et le bio, en même temps qu’aux autres enjeux environnementaux – carbone, biodiversité et enjeux d’alimentation. En réalité, cela constitue un tout. Si l’on prend cette transition uniquement par l’option de la réduction des pesticides, du passage en bio ou de la loi Egalim avec les cantines scolaires, je crains qu’on ne passe à côté du caractère systémique de ce qui est aujourd’hui nécessaire.

Aujourd’hui, si on veut nourrir tout le monde de manière saine tout en ayant un environnement de qualité, nous allons devoir changer assez fondamentalement les systèmes de production et d’alimentation. La réduction de la consommation de viande est une obligation compte tenu des enjeux climatiques. Cela n’implique pas d’arrêter l’élevage ; bien au contraire, il faut maintenir de l’élevage, mais à l’herbe – 100 % à l’herbe pour les ruminants. Cela engendrera une baisse de la production de lait et de viande, mais cela contribuera à ne pas augmenter les prix dans les filières courtes ou les achats en vente directe. Le prix de la viande n’augmentera pas et cette dernière sera de qualité.

Cela impliquera de remplacer certaines protéines animales par des protéines végétales, pour éviter les carences alimentaires. Il faudra, pour cela, mettre en place des filières de légumineuses à grande échelle, ce dont l’agriculture a besoin pour se passer de l’azote de synthèse.

En fait, tous les éléments convergent et s’emboîtent les uns dans les autres. Ces filières légumineuses sont indispensables pour l’agriculture biologique, mais également de manière plus générale. En sachant qu’elles produisent de l’azote naturellement et gratuitement. Bien évidemment, on ne va pas nourrir tout le monde avec des pois chiches. L’avantage des légumineuses tient dans la grande diversité des plantes et des espèces. Or, ces filières courtes n’existent pas actuellement.

Vous parliez tout à l’heure de balance commerciale entre les exports et les imports. Si c’est actuellement équilibré sur le plan économique, ça ne l’est pas du tout si l’on prend en compte le carbone et le gasoil. On peut donc très bien avoir quelque chose d’équilibré sur le plan économique, mais de très mauvais sur le plan environnemental. Il faut absolument relocaliser les systèmes de production alimentaire. La réduction de l’élevage et ces filières de légumineuses pourraient y contribuer.

M. Philippe Henry. Pour répondre à la question de madame Le Peih, les boues de station d’épuration sont interdites en bio.

 


18.   Audition de M. Olivier Thibault, directeur général et Mme Gaël Thevenot, directrice adjointe « Acteurs et citoyens » de l’Office français de la biodiversité (OFB) (jeudi 28 septembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons avec l’audition de deux représentants de l’Office français de la biodiversité (OFB). Nous avons déjà entendu parler de l’OFB dans le cadre de cette commission d’enquête. Il joue un rôle central dans la conduite des plans Écophyto en étant le dépositaire de la part de la redevance pour pollution diffuse (RPD) affectée à ces plans. Nous allons examiner avec vous la façon dont vous avez manœuvré avec ces ressources pour conduire la politique publique de réduction des produits phytosanitaires, sachant que le bilan n’est pas positif. Par ailleurs, vous allez également pouvoir nous éclairer sur la place – peut-être un peu périphérique – qu’occupe cette mission pour l’OFB, dans un contexte où vous en avez beaucoup d’autres. Cela peut nous permettre de comprendre dans quelle mesure il pourrait y avoir un problème de gouvernance. Était-il judicieux de vous confier cette mission ? Il est important pour nous d’avoir ce regard critique.

Je vous rappelle au préalable que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Olivier Thibault et Mme Gaël Thévenot prêtent serment.)

M. Olivier Thibault, directeur général de l’Office français de la biodiversité (OFB). Merci de nous avoir conviés à cette commission d’enquête. Je reviendrai sur certains points que vous avez soulevés dans votre introduction. Comme vous m’avez invité à le faire, je vais commencer par présenter l’Office français de la biodiversité ainsi que moi-même, même si certains d’entre vous me connaissent depuis déjà quelques années.

Je travaille sur la thématique des phytosanitaires depuis longtemps. J’ai été conseiller de Jean-Louis Borloo dans le cadre du Grenelle de l’environnement, au moment de la question de la redevance pour pollution diffuse et son affectation. J’ai été directeur de l’agence de l’eau Artois-Picardie pendant six ans. C’est elle qui percevait la redevance pour pollution diffuse pour l’ensemble des agences. J’ai occupé d’autres postes et je suis aujourd’hui directeur général de l’Office français de la biodiversité depuis le début du mois de juin.

Si le plan Écophyto était périphérique, la thématique des phytosanitaires se retrouve finalement dans bon nombre de nos missions. L’Office français de la biodiversité est un établissement public de l’État sous double tutelle. Il est d’une part sous tutelle du ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires et, d’autre part, sous tutelle du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Cet établissement porte donc des missions pour l’ensemble de ces deux ministères.

Notre mission est bien évidemment de lutter contre l’érosion de la biodiversité, qui tient à cinq grandes causes. Les pollutions chimiques sont l’une de ces causes. Des déversements de substances, dont les produits phytosanitaires, dans l’environnement créent des déséquilibres. Il est ainsi très important de garder une agriculture extensive pour lutter contre l’érosion de la biodiversité. Les autres facteurs d’érosion sont le changement d’affectation des sols hors fragmentation, la surexploitation des ressources, le changement climatique et les espèces exotiques envahissantes.

L’Office français de la biodiversité est composé de 3 000 personnes, dont 2 000 sur le terrain et 1 700 inspecteurs de l’environnement. Nous avons cinq grandes missions en lien avec la thématique des phytosanitaires. La première mission est la police de l’environnement. Nos 1 700 inspecteurs de l’environnement sont des agents commissionnés et assermentés. Leur métier consiste à organiser la surveillance dans les territoires et le respect de la réglementation du code de l’environnement.

Je précise qu’ils ne sont pas compétents pour le contrôle administratif de la partie réglementaire du code rural. Or, les phytosanitaires figurent essentiellement dans le code rural. Nos agents ne peuvent donc pas faire de contrôles ni de rapports administratifs pour manquement dans le domaine des phytosanitaires. Nous sommes cependant conduits à intervenir en vertu de notre compétence dans le domaine judiciaire. Il y a donc des subtilités importantes. Certains manquements peuvent être constatés et s’orienter vers la voie judiciaire. C’est dans cette situation que nos agents peuvent être saisis pour ce qui concerne les phytosanitaires, mais ils sont alors exclusivement sous l’autorité du procureur, et non sous l’autorité administrative.

C’est un sujet à creuser car il induit un certain nombre d’incompréhensions. En matière de produits phytosanitaires, nous ne pouvons pas faire de contrôles normaux, comme nous en faisons dans le domaine de la sécheresse, de la police de l’eau, etc. Ces contrôles peuvent être l’occasion de sensibiliser, d’ouvrir la discussion.

Notre deuxième grande mission – pour suivre l’ordre tel qu’il est défini dans la loi – est la connaissance. L’OFB dépense beaucoup d’énergie sur des missions d’acquisition de connaissances. Une centaine d’agents font de la recherche, de l’expertise, de l’acquisition de données et du partage.

En guise d’illustration, dans le domaine des phytosanitaires, nous exploitons la banque nationale des ventes des distributeurs de produits phytosanitaires (BNVD) avec l’agence de l’eau Artois-Picardie, qui perçoit les redevances phytosanitaires et saisit les données dans la BNVD. Nous utilisons ensuite ces données pour caractériser un certain nombre d’éléments permettant de définir les quantités de produits réellement utilisées. Ça nous permet de partager les connaissances.

Nous exploitons et entretenons les systèmes d’information sur l’eau, la biodiversité et le milieu marin. On note à ce sujet que les produits phytosanitaires sont un point de difficulté important pour atteindre nos objectifs de qualité des eaux, en application de la directive-cadre sur l’eau.

Notre troisième mission est l’appui aux politiques publiques. Nous sommes, là encore, très sollicités dans le domaine des produits phytosanitaires. Je pourrais notamment citer la stratégie nationale sur la biodiversité, en cours de finalisation. Le projet a été partagé et le gouvernement récolte actuellement les avis des différentes grandes instances, telles que le Comité national de la biodiversité, le Comité national de l’eau, etc. Nous continuons à travailler en lien étroit avec le ministère pour proposer des indicateurs et des affiches actions. Nous piloterons un certain nombre de fiches de ce plan.

Nous intervenons également sur un certain nombre de caractérisations et de réflexions, notamment sur la haute valeur environnementale (HVE).

Notre quatrième mission est la gestion d’espaces naturels. Au sein de l’Office français de la biodiversité, nous gérons en propre un certain nombre de sites : des parcs naturels marins en mer, des réserves naturelles nationales, des réserves nationales de chasse et de faune sauvage et des sites Natura 2000 en mer.

Il y a également des sites non protégés, mais qui sont très importants puisqu’ils nous permettent d’avoir des sites pilotes. Ils démontrent notamment qu’on peut avoir des activités économiques de loisirs et des sites exceptionnels de biodiversité. Je pense en particulier à notre site de Saint-Benoît, où nous faisons de l’agriculture, et à des sites pilotes Agrifaune. Ce site de biodiversité est assez remarquable. Nous en avons d’autres, notamment dans la Dombes, où on teste l’agriculture, la pisciculture et l’environnement.

Notre dernière grande mission est l’appui aux gestionnaires d’espaces naturels et à la mobilisation de la société. Ce sont de nouvelles missions depuis la création de l’Agence française de la biodiversité en 2016. Il faut connaître la biodiversité pour la protéger. À cette fin, nous avons des missions d’éducation, d’information, de sensibilisation et de mobilisation des particuliers, des entreprises et des collectivités. Il s’agit de comprendre les dangers liés à l’érosion de la biodiversité et de trouver des solutions de conciliation de nos différentes politiques publiques.

De par notre double tutelle, notre objectif est bien de concilier les différentes politiques publiques, notamment la politique agricole, la politique de préservation de l’environnement et la politique de transition énergétique. Ce sont des sujets difficiles dès lors qu’on s’engage dans des voies de mutation et d’évolution. Notre travail consiste bien à trouver des solutions et à construire des modèles, notamment dans le domaine des phytosanitaires, et non à opposer ces politiques publiques. Au terme de cette introduction, je me tiens à votre disposition.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. J’aurai des questions à caractère général, compte tenu de votre expérience à l’OFB, mais également de votre parcours global dans le plan Écophyto, dès l’origine et à travers la direction d’une agence de l’eau. J’aurai également des questions plus techniques, notamment sur les circuits financiers ainsi que sur les missions propres à l’OFB concernant le plan Écophyto.

Je vais vous interroger sur des segments de sujets qui ont constitué des angles morts du plan Écophyto. Vous évoquiez la dévolution des sols française. Les prairies ont très fortement régressé, même si les choses se stabilisent aujourd’hui. C’est un élément clé du maintien de la biodiversité, des politiques de l’eau, etc. Il y a un consensus scientifique à ce sujet. Comment a-t-on pu, pendant tant d’années, laisser perdurer un système déclaratif qui déresponsabilise à ce point les agriculteurs ? L’abandon des prairies permanentes est aujourd’hui freiné par une nouvelle disposition de la politique agricole commune (PAC). Pourquoi a-t-on tant tardé alors qu’on savait cet enjeu capital ?

M. Olivier Thibault. Je suis persuadé que le ministère de l’agriculture est bien mieux placé que moi pour répondre à cette question. Les surfaces en prairie et les haies à côté des prairies sont des surfaces absolument essentielles si on veut préserver la biodiversité dans nos territoires ruraux. Il y a une corrélation évidente entre la qualité des écosystèmes et la quantité de prairies et de haies. C’est même une évidence.

Cela sous-tend la question de la filière élevage contre la filière culture. Aujourd’hui, force est de constater qu’il est bien plus difficile d’être éleveur que de faire de la grande culture. Il est plus facile pour un éleveur d’avoir des cultures pour sécuriser l’ensemble de la filière que le seul fourrage. Cela conduit mécaniquement à la baisse actuelle des quantités de prairies. Lorsqu’un éleveur s’arrête, il est souvent remplacé par quelqu’un qui s’installe en culture. Dès lors qu’on accepte ce changement de type d’agriculture à chaque installation, ça a un impact direct sur la quantité de prairies.

Tout se joue ainsi au moment de l’installation. Dans les dix ans à venir, 40 % des agriculteurs vont partir à la retraite. L’enjeu de l’installation est donc absolument majeur. Si nous ne le prenons pas en compte, les prairies vont continuer de diminuer et l’usage des produits phytosanitaires va augmenter. Ces produits ne sont pas nécessaires pour une prairie, mais ils le sont pour les cultures. Si les objectifs globaux n’ont pas été atteints, c’est en raison de la baisse de l’élevage. Ça ne ressort pas forcément dans les indicateurs, mais c’est absolument évident lorsqu’on regarde le sujet de près.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est moins l’installation que la transmission et la dévolution des fermes. C’est la question de la démographie et de la relève agricole : soit il y a agrandissement, soit il y a relève. Cela change effectivement le paysage très directement.

L’autre gros caillou est le plan stratégique national. Vu de l’OFB et de l’agence de l’eau que vous dirigiez auparavant, pensez-vous que le plan stratégique national soit à la hauteur des défis environnementaux sur la biodiversité et la maîtrise des produits phytosanitaires ? 

M. Olivier Thibault. Je vois à quel point les défis que les agriculteurs doivent surmonter sont importants et difficiles. Le plan stratégique national et la PAC essaient d’apporter des solutions. D’un point de vue strictement environnemental, je pense que le plan stratégique national actuel n’est pas à la hauteur des enjeux qui sont devant nous. Nous avons besoin de le faire évoluer collectivement pour aider nos agriculteurs à relever les défis à venir. C’est un enjeu majeur.

Le plan Écophyto et les 41 ou 70 millions d’euros sont des démonstrateurs, non des massificateurs. Ce plan a bien fonctionné en termes de démonstration, mais il ne fonctionne pas du tout en termes de massification. Il ne peut pas répondre à cet enjeu-là parce qu’il n’a pas été conçu pour cela. L’enjeu de massification passe par la PAC et le PSN. Si le PSN n’organise pas cette massification, cela ne fonctionnera pas complètement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons commencé par les deux gros cailloux que sont la part de l’élevage et le PSN.

Vous avez évoqué la question du contrôle de l’usage des produits phytosanitaires, mais je pense qu’il y a en premier lieu la question de leur traçabilité. Nous connaissons globalement le nombre de produits phytosanitaires vendus, par le canal de la taxe. En revanche, même s’il y a une obligation d’enregistrement pour les agriculteurs, nous ne savons pas véritablement ce qui a été épandu, à quel moment ni à quel endroit.

Dans une politique de maîtrise de la phytopharmacie, cette question de la traçabilité vous paraît-elle être un passage obligé ? D’une part, pour contrôler que les pratiques sont conformes, notamment en termes de conditions d’usage, de périodes et de doses homologuées. D’autre part, pour avoir des politiques mieux ciblées sur les cultures et exploitations à plus fort enjeu. Le plan Écophyto a été critiqué pour une certaine dispersion des moyens, pour des démonstrateurs qui n’étaient pas très démonstratifs ou efficients.

M. Olivier Thibault. Cette question illustre bien le type de défis que nous avons à relever. On dit souvent que le mieux est l’ennemi du bien. Nous voulons tout connaître, mais je pense que vous m’interrogerez plus tard sur la lourdeur administrative du système. Nous avons accompli de vrais progrès sur le sujet en quinze ans. Nous avons organisé une territorialisation de la BNVD. Nous savons par sous-ensembles ce qui est acheté et la façon dont c’est organisé et déployé.

Nous sommes évidemment tenus par le secret statistique. Nous ne pouvons pas identifier qui achète quoi et qui produit quoi de manière nominative ; cela constitue un frein évident à la bonne connaissance et au bon partage des impacts. Pour autant, je ne remets pas en cause cette contrainte qui s’impose à nous. Il faut mesurer les effets de bord, mais cela ne me semble pas limitant dans la compréhension que nous avons des systèmes aujourd’hui. Avec les fermes Dephy, nous connaissons maintenant le cahier des charges de chaque filière. Nous sommes donc en mesure de savoir comment les choses se passent globalement. Par ailleurs, l’absence de transparence totale n’est pas de notre fait ; elle résulte de l’organisation globale du système.

M. Dominique Potier, rapporteur. Sur le plan juridique, ce secret statistique pourrait être remis en cause, si on fait le parallèle avec l’antibiothérapie ou la médecine. La pharmacie est tracée. On sait qui délivre une ordonnance et qui en bénéficie. Pour l’antibiothérapie, on sait ce que tel éleveur utilise sur telle bête et à quel moment. Tout cela est documenté. Qu’est-ce qui nous empêche de le faire dans les cultures ?

M. Olivier Thibault. Un certain nombre d’acteurs disposent de ces informations, mais le partage ne peut être complet. Même sur des choses qui peuvent paraître évidentes : nous n’arrivons pas à partager les mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC) de manière nominative et spécifique, quant à la localisation et l’organisation de ces MAEC. Aujourd’hui, le transfert d’informations est pour le moins difficile entre ministères ainsi qu’entre ministères et établissement publics. Nous avons un certain nombre d’informations sur les produits phytosanitaires, mais nous n’avons pas le droit de connaître ou de partager certaines d’entre elles.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous pointez là un sujet qui me semble très important. Vous relevez de deux ministères de tutelle. Étant donné que vous êtes sous serment, je vous demande de répondre à ma question avec exactitude. Diriez-vous que les administrations de ces deux ministères travaillent de manière conjointe et solidaire ou de façon disjointe, voire rivale ?

M. Olivier Thibault. J’ai travaillé dans les deux administrations au cours de ma carrière et, plus récemment, dans l’une des deux. Je pense que ces deux administrations travaillent bien ensemble et qu’elles partagent un certain nombre de données. Les objectifs des politiques qu’elles portent étant différents, cela pose un certain nombre de difficultés.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’apprécie la force de la question et la clarté de la réponse. En tout cas, sur la question du transfert des informations et de leur disponibilité, il ne s’agit pas de tout contrôler ou de sur-administrer, mais d’avoir accès à des données utiles pour la connaissance scientifique et la puissance publique. Dès lors que les libertés personnelles sont protégées par ailleurs, il me semble assez incompréhensible pour le législateur et pour cette commission d’enquête qu’il y ait des freins interministériels à la transmission de données. Je vous invite à nous donner des précisions sur ce point. Le cas échéant, nous demanderons aux deux ministères de tutelle de nous apporter des précisions ad hoc sur la disponibilité de données qui peuvent concourir à la connaissance et à l’action publique.

Vos agents sont assermentés en pouvoir de police, mais ne peuvent pas intervenir sur un dysfonctionnement relevé en matière d’usage des produits phytosanitaires. Parmi les dysfonctionnements communs aujourd’hui, il y a notamment le cas d’un chemin désherbé. On appelle cela une infrastructure écologique aujourd’hui. Je pense notamment à un fossé qui serait tout jaune. Si un agent de l’OFB venait à constater ce délit, il ne pourrait pas le sanctionner aujourd’hui ? Je voudrais être sûr de bien comprendre.

M. Olivier Thibault. C’est relativement simple. L’article R.206-2 du code rural détermine les agents habilités pour exercer des missions de police administrative. Aujourd’hui, les inspecteurs de l’environnement de l’OFB ne figurent pas dans cette liste et ne peuvent donc pas faire de police administrative, notamment sur les conditions d’utilisation des produits phytosanitaires. En revanche, ils sont nommés dans le cadre des missions de police judiciaire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourriez-vous nous le préciser par un exemple ?

M. Olivier Thibault. Très concrètement, les inspecteurs de l’environnement n’ont pas le droit d’aller faire des contrôles administratifs sur la détention et l’utilisation de produits phytosanitaires interdits en police administrative. Par contre, en cas de saisine du procureur à la suite de la dénonciation d’un agriculteur qui utiliserait des produits interdits, l’inspecteur de l’environnement saisi par la voie judiciaire peut rencontrer l’agriculteur et établir un procès-verbal en cas de présence de produits phytosanitaires. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la voie administrative, mais judiciaire. Il est pourtant assez simple de corriger cette situation. Le but n’est pas que nous allions faire le travail des services régionaux et des DRAAF.

Il nous faudra évoquer l’organisation des contrôles dans les territoires. Dans le domaine de l’eau et de la biodiversité, il y a aujourd’hui une instance centrale pour discuter de l’organisation des contrôles et de la gestion des priorités. Il s’agit de la mission inter-services de l’eau et de la nature (Misen). Elle est pilotée par le préfet et regroupe tous les services concernés. Le préfet y hiérarchise les enjeux du territoire dans le respect des priorités nationales. Il y a une stratégie nationale de contrôle déterminant les grandes thématiques, par exemple la sécheresse l’année dernière. Le préfet prend les directives nationales et construit une hiérarchisation des enjeux au niveau local, qui va déterminer l’organisation des contrôles. Cela permet de mandater explicitement chaque service, notamment les directions de l’information du territoire (DIT) et les directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF), sur chacune des politiques pour organiser les contrôles.

Avant de contrôler, il faut bien évidemment expliquer la règle et la faire connaître. Le contrôle peut ensuite donner lieu à des suites, que ce soit par la voie administrative ou judiciaire. Aujourd’hui, sur la partie phytosanitaire, vous avez tous en tête l’article du Monde sur le contrôle des arboriculteurs. C’est lié à ces difficultés-là. Vous ne pouvez pas organiser les contrôles de la même manière si vous disposez uniquement de la voie judiciaire. Si l’on souhaite que les services travaillent mieux ensemble, nous avons intérêt à passer par des discussions sous l’égide du préfet, concernant l’organisation de ces contrôles. 

M. Dominique Potier, rapporteur. Sous-entendez-vous dans vos propos qu’une compétence des agents de l’OFB en matière de contrôle administratif des produits phytosanitaires permettrait de faire de la prévention, de l’information et de la sensibilisation ? Cela permettrait d’agir pour remédier aux manquements constatés, sur la simple observation d’un dysfonctionnement.

M. Olivier Thibault. Les réglementations sont objectivement complexes. La question des contrôles sur les arboriculteurs dans le cadre du plan pollinisateurs est une belle illustration de cette complexité que nous savons produire en France. Il est nécessaire de discuter avec les acteurs concernés afin qu’ils comprennent la règle. Le but n’est pas de contrôler pour dresser des procès-verbaux, mais de faire en sorte que la règle soit appliquée. Pour cela, elle doit être comprise. Par la voie judiciaire, le procureur décide d’un rappel à la loi, d’un procès-verbal ou d’autre chose. Par la voie administrative, des discussions peuvent être organisées avec les parties prenantes avant, pendant et après. Les réponses à apporter peuvent alors être ajustées par la voie administrative ou judiciaire.

Une compétence administrative n’est pas nécessaire pour faire de la prévention ou de l’information : cela peut être fait dans tous les cas. Mais le fait de rassembler les acteurs et d’organiser les contrôles conjointement est une voie qui va permettre aux services de mieux travailler et de porter collectivement des priorités et des façons de contrôler dans les territoires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous dites que le plan Écophyto est un démonstrateur, et non un massificateur. Le massificateur est le PSN. Les grands déterminants sont les politiques structurelles au niveau du foncier, les politiques d’installation et de régulation du marché. C’est ce que l’on observait déjà dans le rapport de 2014. Sans l’activation de ces déterminants, nous ne pouvons pas agir.

Pour la réduction des produits phytosanitaires, il y a en réalité deux comptabilités. Écophyto seul représente environ 70 millions d’euros. Mais plusieurs études, dont celle de la Cour de comptes, estiment globalement l’effort en faveur de la réduction des produits phytosanitaires à 600 millions d’euros. Ce n’est pas à la hauteur si l’on veut produire des effets sur le marché. Néanmoins, pensez-vous qu’une optimisation soit possible avec cet argent public, à budget constant ? Une deuxième voie consisterait à augmenter la part consacrée aux politiques spécifiques susceptibles d’agir directement sur l’usage des produits phytosanitaires.

M. Olivier Thibault. Nous nous posons cette question depuis quinze ans, monsieur le député. D’ailleurs, vous vous l’êtes posée vous-même en travaillant sur le plan Écophyto. Je ressens une véritable frustration quant aux résultats que nous n’arrivons pas à atteindre collectivement depuis quinze ans dans le cadre du plan Écophyto. Je reste persuadé qu’il est possible de diminuer largement la quantité de produits phytosanitaires utilisés et je suis frustré que nous n’y parvenions pas.

Lorsque je regarde le plan Écophyto, je trouve que le réseau des 3 000 fermes Dephy a bien joué son rôle. Sans reconception des modèles, en utilisant simplement des itinéraires techniques qui ont été écrits, documentés et partagés, nous constatons une baisse de 20 à 40 % de la quantité de phytosanitaires utilisés. La moyenne est plus ou moins de 25 %, en fonction des filières. Aujourd’hui, sans changer le modèle agricole ou la production, avec une optimisation un peu plus fine, on peut diminuer de 25 %. Le démonstrateur a fonctionné et il fonctionne aujourd’hui.

Néanmoins, cela pose toute une série de difficultés. La massification n’a pas fonctionné. En toute humilité, j’ai une idée des choix qu’un agriculteur est amené à faire. Aujourd’hui, nous ne parvenons pas à gérer la prise de risque qu’on fait peser sur les agriculteurs. Les produits phytosanitaires sont aujourd’hui un moyen d’avoir une certaine « assurance récolte ». En cas d’incertitude quant à l’avenir, vous avez même tendance à en mettre un peu plus plutôt qu’un peu moins. Si vous vous trompez, c’est votre récolte qui est en jeu. Lorsque vous n’avez pas de récolte, vous n’avez pas de revenus.

Je comprends la difficulté de la massification. Le plan Écophyto a permis de définir des itinéraires techniques et de montrer des choses faisables. Pour autant, nous n’avons pas trouvé le moyen de massifier ce système à ce jour. C’est bien documenté dans le rapport de la Cour des comptes. Aujourd’hui, les 643 millions d’euros mis sur la table ne sont pas énormes, si on les rapporte aux 9 milliards d’euros de la PAC.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas énorme par rapport aux 1,6 milliard d’euros du PSN non plus. Nous sommes d’accord sur ce point. Et si vous aviez une carte à jouer en termes de continuum recherche-développement pour répondre à l’enjeu du conseil aux agriculteurs, que feriez-vous ?

M. Olivier Thibault. Il y a trois axes pour réduire l’usage des produits phytosanitaires : il faut convaincre de l’intérêt et de l’utilité, inciter et parfois réglementer. On n’y parviendra pas en prenant les trois séparément. Je ne crois pas du tout que la réglementation puisse résoudre le problème. L’interdiction peut fonctionner pour certaines molécules, en particulier pour les molécules dites « CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) 1 », qui ont très largement diminué. Néanmoins, ça ne permet pas d’atteindre l’objectif de baisse de 50 % sur les phytosanitaires.

En termes d’incitation, nous n’arrivons pas à répondre à l’enjeu de la prise de risque des agriculteurs. Il y a pourtant quelque chose à jouer à ce niveau-là. Nous n’avons pas une approche territoriale suffisante. Dans le futur système Écophyto, j’espère que nous serons collectivement capables d’intégrer le fait que n’importe quelle agriculture ne peut pas être à n’importe quel endroit. Il est frustrant de voir que nous ne parvenons pas à expliquer aux agriculteurs qu’au-delà de la production, il y a également l’eau potable dans un périmètre de captage. Aujourd’hui, nous transmettons ou agrandissons des fermes dans des périmètres de captage avec des modèles agricoles qui ne sont pas compatibles avec la qualité de l’eau bue. Nous acculons collectivement les agriculteurs en n’assumant pas l’enjeu sanitaire et environnemental propre à certains secteurs. Il y a aussi des sujets Natura 2000 dans certains endroits, avec des enjeux sanitaires et environnementaux.

Pour changer de braquet dans ces secteurs-là, il faudrait peut-être une action réglementaire, avec des systèmes de zone soumise à contrainte environnementale (ZSCE) et de MAEC collectifs beaucoup plus forts. Ça ne permettra peut-être pas de réduire les usages de 20 à 50 %. En revanche, ça résoudra le problème des risques et de l’impact. C’est un point important sur lequel nous butons aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’effet captages ou Natura 2000 représente peu de produits phytosanitaires en usage. En revanche, en termes de risques sanitaires et environnementaux, cela peut être absolument majeur. La réglementation que vous évoquez serait une atteinte au droit de propriété et à la liberté d’entreprise, mais c’est certainement l’une des propositions que je porterai. Dans ce domaine de la qualité de l’eau, cela fait des années qu’on dépense de l’énergie et de l’argent public pour des résultats médiocres. Et ce, au moment où les stress hydriques vont amplifier le problème. Le dérèglement climatique peut nous amener à modifier le droit pour agir sur ces périmètres de captage. J’entends votre proposition.

La question suivante méritera une réponse argumentée. Vous avez dû parcourir le rapport d’inspection interministériel sur l’évaluation des actions financières du programme Écophyto, qui est sorti récemment, c’est-à-dire au moment du lancement de notre commission d’enquête. Il était resté un peu caché dans les tiroirs. Ce rapport dénonce un dysfonctionnement massif des circuits financiers et une faible efficience du plan Ecophyto. Globalement, il pose un constat d’échec. 

D’ailleurs, vous n’y êtes pour rien. N’ayez pas une position institutionnelle, même si vous dirigez l’OFB aujourd’hui. Qu’avez-vous à répondre au constat de la lenteur de la transmission des données et de la gestion des fonds collectés – lesquels repassent par une comitologie propre à l’OFB, avec la règle du cofinancement obligatoire, alors qu’il s’agit de politiques d’État qui pourraient directement être mises en œuvre ? Tout cela paraît particulièrement complexe et peu pertinent.

Compte tenu de la diversité des fonctions que vous avez occupées et au-delà de tout conservatisme lié aux intérêts propres de l’OFB, pourriez-vous dire que ce n’est pas la bonne manière de procéder et que l’on pourrait être plus efficace à montant égal dans la gestion de l’argent public et dans son déploiement ? 

M. Olivier Thibault. Pour revenir sur votre question précédente, je ne dis pas qu’il ne faut pas d’agriculture dans les périmètres de captage. On est capable d’en avoir et il est souvent mieux d’avoir de l’agriculture qu’autre chose dans les captages, y compris dans les sites Natura 2000. Je n’ai aucun état d’âme là-dessus. Mais en revanche, je suis persuadé que cela ne peut pas être n’importe quel type d’exploitation.

En ce qui concerne les circuits financiers et le constat accablant que vous décrivez, les 41 millions d’euros du plan Écophyto n’ont jamais eu pour ambition de faire baisser à eux seuls les produits phytosanitaires de 50 %. Si l’on le considère axe par axe, le plan Écophyto a produit de vrais effets. Avec les fermes Dephy, on a montré qu’on pouvait diminuer de 25 %. Hors agriculture, on a diminué la consommation de produits phytosanitaires de plus de 90 %. Entre autres, la sensibilisation de la population sur l’impact des phytosanitaires a très bien fonctionné.

Ne confondons pas politique phytosanitaire et plan Écophyto ! Nos détracteurs ont tendance à faire l’amalgame. Avec 9 milliards d’euros pour la PAC et 41 millions d’euros pour le plan Écophyto, on ne peut pas considérer que le plan Écophyto soit un échec dans la politique phytosanitaire française. Les 643 millions sont tout aussi faibles par rapport aux 9 milliards.

En l’occurrence, vous parlez bien de la gouvernance du plan Écophyto, et non du reste. Cette gouvernance est objectivement très complexe. Il y a quatre ministères et nous avons une maquette de répartition très fine des 41 millions d’euros, selon cinq axes. La maquette de l’année arrive généralement très tard, c’est-à-dire à l’automne. Les choses se sont très bien passées cette année puisque la maquette 2023 a été transmise à l’OFB le 2 août. On peut dire que l’OFB n’est pas réactif, mais il y a beaucoup de raisons à cela.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le Nodu 2022 n’est toujours pas connu.

M. Olivier Thibault. De toute façon, c’est le ministère de l’agriculture qui le calcule. Il y a plusieurs points sur lesquels il faut insister. Je pense que c’est d’ailleurs l’une des difficultés que cette maquette annuelle. Une discussion annuelle sur des actions qui sont évidemment pluriannuelles pose bon nombre de difficultés. On repose les bases de la répartition de la maquette tous les ans, ce qui donne lieu à des débats interministériels compliqués. On en parle depuis quinze ans, mais ça n’a globalement pas évolué. Nous avons grand besoin d’une vision pluriannuelle. Nous avons dit que le plan Écophyto était un démonstrateur. La recherche constitue un axe prioritaire, elle ne se fait évidemment pas en six mois ! Si vous souhaitez avoir une véritable politique de recherche et de connaissances, il faut compter quatre à cinq ans pour obtenir de réels résultats. Il n’est donc pas très efficient de rediscuter chaque année de la répartition de l’enveloppe sur la recherche. Nous le disons depuis quinze ans. Un certain nombre d’actions supposeraient évidemment une gestion pluriannuelle.

Dans le plan Écophyto, il s’agissait de prendre tous les ministères qui ont une interface avec les produits phytosanitaires : la recherche, la santé, l’écologie et l’agriculture. Chaque ministère a des politiques sectorielles qui peuvent donner l’impression de s’opposer. Le plan Écophyto est aussi un moyen de mettre ces ministères ensemble pour essayer de trouver des voies de conciliation. Une organisation est notamment nécessaire pour l’eau potable et l’agriculture, tout comme pour la protection de la biodiversité, l’agriculture et la santé. La recherche a une vision très prospective. Nous avons besoin d’axes beaucoup plus appliqués et sur lesquels nous avons des difficultés à répondre aujourd’hui. Considérons le plan pollinisateurs, pour lequel le besoin de recherche est très important. Les axes de recherche existants ne répondaient pas aux enjeux de connaissances sur les pollinisateurs, dont on parle depuis longtemps. Ecophyto permet de dialoguer sur ces aspects. Même si cette gouvernance est compliquée, elle a tout de même le mérite de permettre à ces différents ministères de collaborer avec un objectif commun. Chaque ministère est jaloux des crédits qu’il gère et a des difficultés à travailler horizontalement, avec des crédits partagés. C’est un constat, et non un jugement. Ces 41 millions et leur utilisation constituent un moyen pour ces ministères de discuter ensemble.

Pour le reste, tant qu’on ne fonctionnera pas de manière pluriannuelle et qu’on aura une maquette aussi tard dans l’année, je pense que ça restera difficile. Aujourd’hui, sur la maquette de 41 millions d’euros, seuls 37,3 millions sont notifiés. Les ministères n’ont pas encore trouvé d’accord sur les 5 millions restants. Sur les 37,3 millions d’euros qui ont été notifiés cet été, seuls 22 millions d’euros ont été déposés à ce jour. On peut dire que l’OFB n’est pas assez réactif, mais nous avons aujourd’hui 22 millions d’euros de dossiers déposés en caisse.

Le sujet ne tient pas tant à la rapidité d’instruction de l’établissement qu’à notre capacité collective à aller chercher des projets qui sont mûrs dans ces maquettes. Il s’agit d’avoir une vision suffisamment prospective pour les années à venir. La maquette est très précise et très cadrée. Le manque de maturité de certains projets explique les difficultés de certains à monter les dossiers rapidement après l’arbitrage de la maquette. C’est aussi l’une des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous venez d’apporter des compléments de réponse extrêmement précieux à la question que je vous ai posée. Nous pourrions ajouter Bercy aux ministères que vous avez cités. Votre description des politiques publiques pourrait presque être un modèle du genre. Chaque ministère est jaloux de ses propres prérogatives et de ses propres ressources, ce qui engendre des difficultés à travailler de manière horizontale. Dans ce contexte, cette petite enveloppe inférieure à 50 millions d’euros est un prétexte pour essayer d’arracher un travail horizontal et une convergence entre des politiques publiques différentes, sans toutefois être incompatibles, dont la hiérarchie ne semble déterminée nulle part.

Sur la politique phytosanitaire et la déclinaison du plan Écophyto, les administrations centrales peuvent-elles spontanément décider de mettre en place des méthodes de travail conjointes et solidaires ou cela relève-t-il nécessairement des ministres ? En d’autres termes, les administrations centrales peuvent-elles prendre l’initiative d’un travail interministériel avant arbitrage primo-ministériel ? Et ce, avant conduite de l’action publique, sans conseil des ministres ou relations entre les membres du gouvernement, qui en prennent la responsabilité et le dictent à leurs propres administrations ?

M. Olivier Thibault. Je pense que oui. Les administrations travaillent entre elles au quotidien. Chacun a des politiques publiques avec des objectifs fixés. Bon nombre de personnes dans nos administrations centrales ont une vraie conscience du service public, de la politique publique, et essaient de trouver des solutions. Ce n’est pas incompatible. D’ailleurs, tout comme à l’occasion du Grenelle de l’environnement, il y a de grands pas en avant qui ont fonctionné. Des gens différents sont parvenus à travailler ensemble.

En l’occurrence, nous nous voyons sur le sujet Écophyto tous les quinze jours avec les administrations de l’agriculture et de l’écologie. Cela fonctionne, en termes de travail de fond technique. Il faut effectivement obtenir les bons arbitrages au bon moment. Mais les sujets sur lesquels nous travaillons ne sont pas complètement cohérents et compatibles avec le temps politique et l’immédiateté de l’action attendue. En termes d’érosion de la biodiversité, les choix que nous faisons aujourd’hui ont un impact ou déséquilibrent des écosystèmes et les effets se feront sentir demain ou plus tard. Entre l’intérêt à court terme lié à la nécessité de revenus mensuels et la perturbation de l’écosystème dont nos enfants vont hériter, il faut une hiérarchisation, sans laquelle il est difficile d’agir.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’en viens maintenant à des questions extrêmement précises sur la tuyauterie financière. Si je ne m’abuse, la source de financement que constitue la RPD repose sur une déclaration des firmes. Lors d’un débat budgétaire, j’avais alerté Bercy sur l’existence d’autres sources qui étaient plus fiables et évitaient toute soustraction à cette RPD pour les firmes concernées. Y a-t-il des fuites ? Ce prélèvement est-il performant ?

D’autre part, vous prélevez ces sommes que vous allouez ensuite en fonction d’une maquette financière. Après les arbitrages interministériels sur la maquette financière, votre conseil d’administration se prononce à nouveau sur les actions à financer. Vu de l’extérieur, cela peut paraître un peu ubuesque. Pourquoi être un opérateur politique, et non un simple opérateur technique, dès lors que la répartition de la maquette a été actée dans le cadre d’une négociation interministérielle ? 

Par ailleurs, pourquoi demander un cofinancement européen, régional ou sectoriel pour les projets du plan Ecophyto, alors qu’il s’agit clairement d’une politique de l’État pouvant donner lieu à 100 % de financement et une décision rapide ? Ces mécanismes financiers ne sont-ils pas défectueux et ne constituent-ils pas un frein à la gouvernance globale que nous recherchons ?

M. Olivier Thibault. Je ne suis pas certain d’avoir tous les éléments pour vous répondre sur la question des déclarations des firmes pour la RPD. Il y a deux sujets un peu différents à creuser.

Il y a notamment un véritable sujet sur les importations, pour lequel il convient d’approfondir le travail effectué avec les douanes. L’agence de l’eau Artois-Picardie a engagé des travaux en ce sens. Pour la redevance phytosanitaire, c’est le premier metteur sur le marché qui doit payer, soit le distributeur, soit l’importateur. Il pourrait y avoir un biais pour l’importation, notamment avec l’Internet. Il y a des produits qui font l’objet de déclarations de TVA, mais pas de redevance phytosanitaire. Rapprocher les deux et rapprocher les déclarations aux frontières est ainsi un bon moyen de vérifier d’éventuels trous dans la raquette. Cela a permis, ces dernières années, de rattraper des grandes coopératives agricoles de pays situés au sud de la France. Ces dernières parvenaient à vendre des produits phytosanitaires sans forcément effectuer de déclarations.

Il en va de même pour la partie franco-française des distributeurs. On peut vérifier la cohérence des déclarations de TVA et de produits phytosanitaires. Je ne suis pas sûr que ce soit fait de manière structurelle, mais il faudrait interroger l’agence de l’eau Artois-Picardie, car c’est elle qui perçoit la RPD. C’est en tout cas une question qui est regardée de près aujourd’hui. Par ailleurs, il faut voir que les distributeurs se surveillent entre eux ; lorsque l’un d’entre eux évite la redevance, cela se sait et les mécanismes de rappel informels fonctionnent.

Concernant la maquette financière, j’insiste sur le fait qu’il ne faut pas attendre du plan Écophyto ce pour quoi il n’est pas fait. Ce système certes un peu compliqué permet de débattre et de vérifier que le positionnement est bon avec l’ensemble des acteurs.

La gouvernance de l’OFB compte 43 membres, ce qui donne lieu à de larges débats en conseil d’administration, notamment sur la manière d’utiliser l’argent d’Écophyto pour des actions qui font avancer le système vers une meilleure agro-écologie, une meilleure prise en compte de l’environnement et un impact moindre sur la biodiversité. À ce stade, je ne crois pas qu’il y ait eu de dossiers retoqués par le conseil d’administration, en contradiction avec ce qui était prévu par la maquette financière. Le vote en conseil d’administration a permis des discussions sur les modalités et des vérifications. Je ne crois pas qu’il y ait eu d’arbitrage entre les ministres sur des plans qui n’auraient pas pu se matérialiser en raison du passage en conseil d’administration de l’OFB. Nous discutons beaucoup du sujet Écophyto au sein du conseil d’administration. Il s’agit de savoir à quoi sert cet argent, comment il est distribué et quelle transparence y est liée. Aujourd’hui, certains râlent sur le rapportage nécessaire et la justification de l’utilisation de cet argent. Il y a toujours des arbitrages entre la transparence et l’efficience.

Concernant par exemple le Bulletin de santé du végétal (BSV), il n’est pas choquant de savoir qui récupère l’argent versé dans le cadre du plan Écophyto. Et c’est compliqué, car beaucoup de gens surveillent les végétaux. Aujourd’hui, il est difficile pour les chambres d’agriculture de rapporter l’ensemble des intervenants de cette chaîne. Sommes-nous légitimes ? Comment le justifier ? Nous aurons une réunion avec Chambres d’agriculture France le 5 octobre. Il ne s’agit pas de s’opposer, mais de trouver des solutions pour être suffisamment transparent sur l’argent public et son utilisation, ce que nous demande la Cour des comptes.  

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a une obligation de résultat et pas seulement de moyens pour les chambres d’agriculture. La transparence des flux relève-t-elle du travail de l’OFB ou de l’interministériel ? Votre intervention est-elle pertinente dès lors qu’il y a un comité d’orientation stratégique du plan Ecophyto ? Est-il nécessaire de passer par l’OFB pour vérifier tout ce qui devrait relever d’une politique du ministère de l’agriculture, en matière de politique de déploiement des chambres sur le BSV ? Il s’agirait de savoir clairement qui fait quoi. Nous partageons l’objectif de transparence et d’efficience qui est poursuivi.

Par ailleurs, au nom de quoi l’OFB imposerait-elle un pourcentage de cofinancement à des projets sur lesquels les ministères se sont mis d’accord ?

M. Olivier Thibault. Le programme d’intervention de l’Office français de la biodiversité a été modifié pour s’adapter à la maquette. Aujourd’hui, il y a un plafond de financement de 80 % pour tous les dossiers de l’OFB, à l’exception d’Écophyto, pour lequel le financement peut monter à 100 %. Les frais de gestion sont normalement de 15 % du plan, sauf pour Écophyto, où c’est 15 % des dépenses totales. Il est interdit de financer par l’OFB les dépenses de personnel permanent des autres établissements publics ; on considère que ce doit être pris en charge par les subventions pour charges de service public des établissements. En revanche, c’est pris en compte pour les actions Écophyto incombant aux chambres d’agriculture.

Les règles de l’Office français de la biodiversité sont cohérentes aujourd’hui. En tant que patron d’un établissement public, mon travail est de vérifier la bonne application des règles, laquelle est vérifiée par la Cour des comptes. Sans justification de l’utilisation de l’argent public, je me ferais taper sur les doigts. Historiquement, le BSV était financé par les crédits budgétaires du ministère de l’agriculture. Le ministère a fait le choix politique de le faire passer dans le plan Écophyto.

M. Grégoire de Fournas (RN). Avez-vous reçu le rapport évoqué par le rapporteur en même temps que la commission d’enquête ou plus tôt ? Par ailleurs, nous avons auditionné un représentant de l’Inspection générale des finances au début du mois de septembre. Il nous disait que les recettes des RPD vont à l’OFB, mais dans le budget commun et sans forcément financer Écophyto. Pourriez-vous nous apporter des précisions à ce sujet ?

M. Olivier Thibault. Je ne sais pas vous répondre sur le premier point puisque, tout comme ma voisine, je n’étais pas en poste à ce moment-là. En revanche, j’ai lu le rapport à mon arrivée, mais sans demander qui l’a eu, à quel moment ou comment. Pour autant, il me semble possible de le savoir.  

M. Grégoire de Fournas (RN). Je vous demanderai dans ce cas de nous apporter cette précision ultérieurement.

M. Olivier Thibault. Votre deuxième question touche à la mécanique budgétaire du système. 41 millions d’euros sont perçus par l’agence de l’eau Artois-Picardie pour l’ensemble du territoire national, puis reversés à l’OFB. Cet argent n’est pas fléché. Techniquement, ce fonds n’est pas géré indépendamment du reste de l’OFB. Comme dans tout budget, c’est un système avec des autorisations d’engagement et des crédits de paiement. 

La maquette qui est notifiée chaque année permet de dégager des enveloppes d’autorisation d’engagement et de programmer les 41 millions d’euros selon les cinq axes. À ce stade, 37,3 millions d’euros ont été notifiés cette année. Le reste se compose notamment par les crédits dédiés aux fermes Dephy, qui n’ont pas encore été notifiés. Cette notification nous permet de passer les dossiers en conseil d’administration et en commission des dépenses. Pour l’année prochaine, nous discutons de ce qui n’a pas été engagé avec nos autorités de tutelle afin de savoir ce qu’on peut réengager. Les crédits n’étant pas fléchés ni automatiquement reportables, nous devons justifier de la réallocation chaque année.

Il ne s’agit pas d’un système mécanique, indépendant et figé. De fait, nous veillons à réengager l’argent qui n’aurait éventuellement pas été affecté. Il y avait par exemple 7 millions d’euros de sous-engagement l’année dernière. Nous avons proposé un appel à projets pour les engager. C’est passé en conseil d’administration d’octobre 2022. Or, nous n’avons eu le droit de lancer l’appel à projets que le 2 mai 2023. Nous récupérons actuellement la réponse pour engager cette somme. Cet argent a été remis dans notre budget initial de 2023, en sus des 41 millions de l’année dernière.

Pour les crédits de paiement, on les met en fonction de ce qui se fait réellement. Il me semble que ce point était soulevé dans le rapport. Nous faisons en sorte de dépenser les 41 millions d’euros d’engagement. Pour autant, certains dossiers sont parfois moins avancés que prévu. Nous payons en fonction de ce qui a été fait.

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous dites qu’il y a un décalage entre les autorisations d’engagement et les crédits de paiement. Les quelque 40 millions d’euros de RPD vont-ils bien in fine à Écophyto ? J’entends les difficultés rencontrées, mais cette question est importante. À la veille d’une augmentation des RPD, pouvez-vous nous confirmer que les RPD vont bien au plan Écophyto ?

M. Olivier Thibault. Aujourd’hui, l’OFB fait effectivement en sorte d’engager pour le montant de la redevance RPD, mais le paiement dépend de la réalisation des projets. Si vous cherchez à effectuer un fléchage strict entre ce que paient les agriculteurs et ce que les établissements publics font pour eux, vous constatez que ce qui est fait pour le monde agricole est beaucoup plus important que ce qu’il paie en redevance. Cette RPD représente 150 millions d’euros au total. Le plan Écophyto représente 41 millions d’euros au niveau national et 30 millions au niveau local, injectés dans le budget général des agences de l’eau. Cependant, ces dernières dépensent aujourd’hui beaucoup plus pour le monde agricole que les redevances qu’elles perçoivent de ce dernier. Aujourd’hui, c’est ainsi plutôt le consommateur d’eau du robinet qui paie pour les changements de pratiques de l’agriculture.

M. Grégoire de Fournas (RN). On ne peut pas se dédouaner par le fait que les agences de l’eau dépensent plus qu’elles ne reçoivent, ce qui permettrait à l’OFB de ne pas dépenser. Pour être clair, l’intégralité de la RPD qui revient à l’OFB est-elle bien dépensée pour le plan Écophyto ? Vous dites que les agriculteurs s’y retrouvent au final, mais ce n’est pas là ma question.

M. Olivier Thibault. Ce n’était pas le sens de mon propos.

M. le président Frédéric Descrozaille. La réponse a été claire quant à la distinction entre autorisations d’engagement et crédits de paiement. L’essentiel des éclaircissements apportés par Monsieur Thibault figure dans le rapport qui nous a été remis.

M. Olivier Thibault. Je ne cherche pas à cacher quoi que ce soit. Pour creuser le sujet, l’OFB fait beaucoup d’autres choses pour le monde agricole. Nous faisons notamment des choses sur les produits phytosanitaires qui ne figurent pas dans le plan Écophyto. L’argent que l’OFB met pour le monde agricole est incontestablement bien supérieur à 41 millions d’euros. Par ailleurs, je n’ai pas le droit d’intégrer un taux de chute dans l’élaboration du budget Écophyto. Or, les chambres d’agriculture surestiment toujours un peu la quantité d’argent dont elles vont avoir besoin pour les fermes Dephy et le BSV. Il y a généralement un taux de chute pour une partie qu’elles ne réaliseront pas. Les 41 millions d’euros sont bien inscrits et programmés. Nous ne cherchons pas à voler quoi que ce soit, mais compte tenu du système, certaines choses ne se font pas toujours complètement. Je le répète, l’OFB donne beaucoup plus que 41 millions d’euros au monde agricole.

M. Grégoire de Fournas (RN). Avez-vous un chiffre à nous communiquer ?

M. Olivier Thibault. Nous pourrons regarder plus précisément, mais je n’ai pas de doute sur le fait que nous soyons largement au-dessus des 41 millions d’euros.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Le sujet n’est pas obligatoirement de savoir combien d’argent l’agriculture récupère des agences de l’eau ou de l’OFB, mais plutôt de se centrer sur la question des pesticides, pour savoir ce qui est fait et comment. Vous avez appelé de vos vœux une plus grande territorialisation de cette politique. J’aurais aimé que vous nous apportiez de plus amples éléments sur les actions que vous mettez déjà en œuvre dans les différents territoires.

Je prends un exemple en lien avec les distances de traitement par rapport aux cours d’eau. Selon les territoires, les cours d’eau sont plus ou moins secs. Avez-vous déjà la possibilité de territorialiser dans vos actions quotidiennes ? À défaut, comment imaginez-vous cette territorialisation à l’échelle de l’agriculture ?

M. Olivier Thibault. C’est un sujet important. Pour diminuer la quantité de produits phytosanitaires utilisés, il faut travailler sur différents axes qui sont complémentaires. Je n’ai aucun doute sur l’approche territoriale. Nous devons raisonner différemment sur des secteurs à enjeux, que ce soit pour la santé ou pour l’environnement, par rapport au reste de l’agriculture. Or, la structuration de la politique agricole ne nous permet pas de bien le faire.

C’est un axe de travail. Je pense essentiellement aux aires d’alimentation de captage, qui constituent un enjeu majeur, y compris pour le monde agricole. Il est difficile pour un agriculteur d’être accusé d’empoisonner des gens alors que son travail consiste à les nourrir. Les agriculteurs vivent mal cette contradiction apparente. Il faut éviter que les agriculteurs se retrouvent avec des modèles agricoles incompatibles avec les enjeux du territoire. L’agriculture est par essence hyper-territorialisée. Les produits phytosanitaires représentent également un enjeu pour un certain nombre de sites Natura 2000.

Il y a ensuite l’approche par filière, que nous avons du mal à assumer collectivement. L’agriculteur dépend de filières. Il est inutile de lui demander de changer sa pratique s’il est stipulé qu’il doit passer quinze fois dans le cahier des charges qui le lie au groupe. Il y a donc une discussion de filière à avoir pour organiser des évolutions, notamment sur les traitements obligatoires, par exemple pour les légumes. Ce sont de grands enjeux de filière à ne pas sous-estimer. C’est vraiment en travaillant avec la filière elle-même que les cahiers des charges pourront évoluer.

Si nous n’aidons pas les agriculteurs à organiser la prise de risque liée à une moindre utilisation des produits phytosanitaires, il n’y aura pas de massification, car tout le monde ne jouera pas avec ses revenus, ce qui est totalement légitime. La moindre utilisation des produits phytosanitaires est très technique. Il faut être certain d’observer correctement, de réagir suffisamment rapidement et d’avoir des éléments de réponse précis. Des mécanismes assurantiels sont donc nécessaires, qui n’existent pas forcément dans le système actuel.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Pourriez-vous développer ce point ?

M. Olivier Thibault. Il y a plusieurs façons de faire. Les certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP) étaient un moyen de répartir le risque entre les producteurs de produits phytosanitaires et les éleveurs ou les agriculteurs. Cela aurait pu permettre de relancer le processes. Ce sont des choix politiques qui n’ont pas été faits et sur lesquels nous pourrions nous interroger aujourd’hui.

L’approche territoriale, filière et risque sont des sujets, à défaut d’être la solution. Il faut également accepter collectivement de sortir d’un unique plan de substitution de substances. Lorsqu’on cherche une autre molécule, on se dirige vers un autre problème. Même si on gagne du temps, le temps de mesurer les impacts sur l’environnement, ça ne change rien au système.

Si on souhaite concilier les politiques environnementales et agricoles sur ce sujet-là, il faut évidemment faire de l’optimisation de process. De ce point de vue, les fermes Dephy montrent ce qu’on peut faire. L’agriculture de précision permet des avancées, mais il faut également accepter de reconcevoir des modèles. Plus on tarde à le faire, moins on aide nos agriculteurs à faire face aux enjeux de demain. Il est dommage d’attendre une interdiction par le Conseil d’État ou par voie contentieuse. Et nous savons que les enjeux sont devant nous pour un certain nombre d’herbicides. 

M. Éric Martineau (Dem). Vous vous demandez vous-mêmes si nous sommes bien à la hauteur des enjeux. L’un de mes combats est le prix juste dans la rémunération des agriculteurs. Il n’est pas forcément nécessaire d’augmenter la RDP. Pour prendre un exemple, ce n’est pas en augmentant le prix des médicaments qu’on diminue leur consommation, sachant qu’ils peuvent être indispensables. Les agriculteurs pourraient être rémunérés au prix juste.

Je suis aussi producteur de pommes, ce qui m’oblige parfois à intervenir le week-end. Je n’ai pas le choix puisque le risque n’est pas partagé. Je dois rendre des comptes à mon banquier et à la Mutualité sociale agricole (MSA), alors que je fais du bio. Comment fait-on ? Se donne-t-on vraiment les moyens ? La réponse est non. En cette période d’inflation, je conviens que ce n’est pas forcément le moment de payer les choses à leur juste prix.

M. Olivier Thibault. En regardant de manière factuelle l’évolution des indicateurs de biodiversité dans nos territoires, nous voyons que nous ne répondons pas au problème. Le nombre d’oiseaux et d’insectes dans nos terrains de grande culture continue de baisser fortement. Aujourd’hui, nous n’avons pas réussi à inverser la tendance de l’érosion de la biodiversité dans nos territoires agricoles. Nous ne sommes donc pas au niveau.

Pour autant, je ne dirais pas que la réponse se trouve dans la taxation. Il y a un certain nombre de rapports très étayés sur le sujet. Celui de Guillaume Sainteny montre la faible élasticité-prix des produits phytosanitaires. Il faudrait doubler, tripler voire quadrupler la redevance pour que ça devienne économiquement incitatif dans le choix des agriculteurs, ce qui est très difficile compte tenu de l’inflation. Aujourd’hui, la RPD n’est pas construite comme une redevance qui jouerait sur le comportement des agriculteurs, mais elle permet d’apporter de l’argent pour faire des choses, dont le plan Écophyto.

Dans une politique plus large que la seule politique agricole, qui devrait légitimement payer pour les actions visant à aider les agriculteurs à changer de modèle ? De l’argent des agriculteurs ou de l’argent public ? Est-ce l’impôt ou la fiscalité ? La balance globale de ce que le monde agricole reçoit, comparé à la fiscalité qu’il paie, est véritablement en sa faveur aujourd’hui. Est-ce pour autant aux seuls agriculteurs de payer l’effort d’adaptation du modèle agricole pour la prise en compte d’autres enjeux ? Il revient aux politiques de répondre à cette question ouverte. Il s’agit d’un arbitrage entre fiscalité individuelle et fiscalité globale.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci pour ces témoignages.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je pense que nous poursuivrons ce dialogue. Nous avons besoin de vos éclairages puisque vous êtes de ceux qui peuvent nous aider à concevoir des propositions pertinentes et écoutées.

Je vais signer tout à l’heure un courrier à madame la Première ministre. Un nouveau plan stratégique Écophyto va être publié au mois d’octobre. Je l’inviterai à vérifier la bonne conformité de ce plan avec le règlement européen en cours de négociation, et à intégrer les conclusions de notre commission d’enquête, ainsi que celles des travaux que j’ai conduits avec Stéphane Travert sur la séparation du conseil et de la vente. Nous pourrions peut-être retrouver la voie des CEPP.

Pour clarifier les choses, la politique de maîtrise de la phytopharmacie ne se réduit pas au plan Écophyto. Il n’y a pas de politique publique de maîtrise de la phytopharmacie qui ne soit pas intriquée dans d’autres politiques publiques. Aucune gouvernance ne permet actuellement de combiner la petite enveloppe du plan Écophyto avec la grande enveloppe de la PAC et ses grands déterminants, ni d’intégrer la politique phytosanitaire dans une politique plus globale.

Je suis pour ma part incapable d’inventer cette gouvernance performante, holistique. Néanmoins, la situation actuelle pour le moins défaillante mérite d’être corrigée. Il est pathétique de constater des difficultés à se mettre d’accord sur 41 millions d’euros en interministériel alors que l’enjeu est la réorientation des 9 milliards d’euros de la PAC et la réorganisation des marchés. L’interministériel s’épuise dans des négociations sur de petites enveloppes en l’absence de lieu de coordination et de cohérence sur de grandes politiques publiques et de régulations sur les déterminants.

J’ai une dernière question. L’Efsa ouvre la possibilité d’utiliser à nouveau le glyphosate. La France a la responsabilité de décider de la durée des usages, etc. Au regard de votre expérience, comment engageriez-vous la discussion autour de cette nouvelle donne ? Faut-il en limiter les usages ou en revoir la durée ?

M. Olivier Thibault. Pour réagir à vos propos précédents, un enjeu de la stratégie phytosanitaire à construire consiste, je pense, à avoir une stratégie globale sur les produits phytosanitaires, et non une stratégie sur les 41 ou 70 millions d’euros du plan Écophyto. Cela fait partie d’un vrai sujet de politique globale. Je pense que la gouvernance à première vue complexe d’Écophyto est légitime et s’explique quand on prend l’ensemble de la politique phytosanitaire, au moins les 643 millions d’euros. Concernant les 41 millions d’euros, il faut fixer des objectifs beaucoup plus simples et pluriannuels tout en laissant l’établissement produire et rapporter sur la partie qui le concerne. 

Le glyphosate est un sujet compliqué sur lequel les éléments de langage sont finement pesés. On parle autant du glyphosate parce que c’est l’un des trois grands herbicides utilisés en France. À ce titre, il a un impact sur les écosystèmes. Il y a actuellement deux attaques contradictoires – l’une par Bayer et l’autre contre Bayer – sur les effets intentionnels ou non intentionnels cachés de ces molécules.

Tout cela ne fonctionnera qu’à la condition de concevoir des modèles agricoles qui fonctionnent en utilisant moins d’herbicides, quel que soit le type de produits phytosanitaires. S’il s’agit d’interdire une molécule pour la remplacer par d’autres encore plus nocives, nous ne résoudrons pas le problème. Nous avons suivi l’histoire de l’atrazine dans les années 2000. Aujourd’hui, le métolachlore n’est jamais que le successeur de l’atrazine.

Tant que nous raisonnerons en termes de substitution de substances sans nous poser la question de l’utilisation du modèle, le problème restera le même. Le glyphosate présente l’avantage de poser le débat, mais il ne résout pas cette question. Il va être ré-autorisé pour moins de dix ans. Il s’agit donc de voir ce que la France compte en faire et l’ambition que nous souhaitons nous donner sur ce sujet. 

 


19.   Table ronde sur l’analyse des enjeux spécifiques à l’Outre‑mer concernant le recours aux produits phytosanitaires (jeudi 5 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’analyse des enjeux spécifiques à l’Outre-mer concernant le recours aux produits phytosanitaires :

 M. Luc Multigner, docteur en médecine, épidémiologiste et chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ;

 M. Fabrice Le Bellec, directeur de recherche au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD).

M. le président Frédéric Descrozaille. Les auditions de cette matinée seront consacrées à l’Outre-mer. Je remercie MM. Le Bellec et Multigner pour leur présence.

Je rappelle que notre choix de consacrer ce temps aux territoires et départements d’Outre-mer s’explique par le fait que la France est l’un des rares pays à avoir développé une compétence agronomique en matière d’agriculture tropicale. Cette réalité est liée à notre histoire et aux caractéristiques des territoires français.

À l’occasion de notre déplacement à Bruxelles, hier même, nous avons pu mesurer à quel point l’enjeu de la réduction de l’utilisation et de l’impact des produits phytosanitaires dépend du type d’agriculture et des conditions agroclimatiques et pédoclimatiques. C’est pourquoi il est très difficile d’instaurer partout les mêmes règles, voire les mêmes restrictions.

Messieurs, vous allez nous apporter votre éclairage sur la situation en Outre-mer. Sans se limiter à la terrible problématique du chlordécone, qui a déjà fait l’objet d’une commission d’enquête en 2019, il s’agit d’appréhender plus largement la politique publique dédiée à la réduction de l’usage et de l’impact des produits phytopharmaceutiques dans les départements et territoires d’Outre-mer.

Monsieur Fabrice Le Bellec, je rappelle que vous êtes chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Vous êtes spécialiste des cultures tropicales et vous travaillez à la conception de nouveaux systèmes de culture destinés à réduire les impacts des pratiques sur l’environnement. Par ailleurs, vous avez coordonné la partie relative à l’Outre-mer de l’expertise collective de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité.

Monsieur Luc Multigner, vous êtes épidémiologiste à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Vous avez beaucoup travaillé sur les impacts du chlordécone pour la population des Antilles, vous pourrez nous apporter des informations sur les enjeux sanitaires afférents aux produits phytopharmaceutiques outre-mer.

Nous vous remercions de vous être rendus disponibles ce matin. Je vous rappelle que nous ne sommes pas des spécialistes. Je vous remercie donc par avance de veiller à vulgariser votre propos, sans présumer de nos connaissances.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Fabrice Le Bellec et Luc Multigner prêtent serment.)

M. Fabrice Le Bellec, directeur de recherche au Cirad. J’ai travaillé vingt-cinq ans en Outre-mer, à La Réunion et en Guadeloupe, au plus près des producteurs. C’est à ce titre que je m’exprime. En tant que chercheur, ma mission consistait à accompagner la transition agroécologique des systèmes de culture, notamment aux fins de réduction de l’usage des pesticides. Dans ce cadre, j’ai coordonné divers projets, dont la rédaction d’un guide de conception de systèmes de culture économes en produits phytosanitaires. Ce support a été largement diffusé et utilisé dans les territoires d’Outre-mer.

Force est de constater que les ventes de produits phytosanitaires dans les départements et régions d’Outre-mer (Drom) sont restées stables au cours des dix dernières années – tout du moins dans les territoires les mieux documentés, à savoir La Réunion, la Guadeloupe et la Martinique. Nous possédons moins d’informations sur la Guyane et sur Mayotte. En dépit des efforts considérables accomplis par les organismes de recherche, les centres techniques et d’appui et les chambres d’agriculture, la transition vers la réduction des produits phytosanitaires reste difficile.

Il convient de préciser qu’entre 75 et 80 % des volumes vendus chaque année dans les trois principaux Drom sont des herbicides. Cela résulte de conditions tropicales favorisant la croissance des herbes tout au long de l’année. De ce fait, les producteurs doivent pouvoir répondre à la pression quotidienne des plantes adventices. En outre, les conditions pédoclimatiques sont très favorables aux cultures, mais aussi aux nombreux bioagresseurs. Les principales espèces cultivées sont la canne à sucre, la banane et les cultures maraîchères. Parmi les ventes d’herbicides, le glyphosate occupe une part évaluée entre 30 et 70 % selon les années et selon les Drom. Il continue donc d’être très largement diffusé et utilisé dans ces territoires.

Bien entendu, les pesticides épandus ont des impacts notables. Dans le cadre de l’expertise collective lancée par l’Inrae et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), j’ai apporté ma contribution sur les pratiques culturales et les risques de transfert des pesticides vers les différents compartiments environnementaux outre-mer. Nous avons ainsi observé que toutes les matrices de l’environnement étaient contaminées par les pesticides, qu’il s’agisse du sol, de l’air, des eaux souterraines ou des eaux de surface. Nous sommes donc en présence d’une pollution chronique, assez sévère. Mais l’expertise conclut que nous avons très peu de données sur l’impact de ces pollutions sur la biodiversité en général – hormis, peut-être, sur la question du chlordécone aux Antilles. Nous manquons de connaissances en la matière.

Même si les conditions pédoclimatiques varient entre les différents Drom, la littérature internationale a montré que les risques de transfert sont assez proches de ceux constatés sous des climats tempérés. Les schémas et processus de transfert sont comparables, en dépit d’effets d’accélération d’ordre climatologique. En réalité, les risques de transfert sont plutôt liés aux pratiques agricoles : risque d’érosion lors d’irrigations ou d’épisodes de pluies tropicales intenses, pollution directe des eaux due aux épandages de pesticides, fréquence élevée d’usage des herbicides, mauvaise gestion des fonds de cuve après traitement. Les producteurs se sont peu approprié les solutions existantes.

Face à cette situation, il est légitime de se demander pour quelles raisons il est aussi difficile de réduire l’usage de produits phytosanitaires. Les collectifs de recherche et de développement ont mis au point différents leviers techniques permettant d’éviter le recours à ces produits. Il s’agit de comprendre pourquoi ces solutions ne sont pas adoptées par les producteurs.

Il existe plusieurs éléments de réponse à cette question. En premier lieu, nous constatons qu’un seul levier technique n’est pas suffisant pour se passer de l’ensemble des produits phytosanitaires. Une approche plus systémique et globale est indispensable. Seule la combinaison des pratiques culturales permet la réduction des produits phytosanitaires, mais elle exige une grande technicité et un niveau de formation qui ne sont pas à la portée de tous les producteurs. De surcroît, ces derniers ne sont pas prêts à prendre le risque de perdre une partie de leur récolte. La combinaison des pratiques culturales apparaît donc trop complexe. En outre, ses performances sont mal documentées, ce qui constitue un frein supplémentaire pour les producteurs.

M. Luc Multigner, docteur en médecine, épidémiologiste et chercheur à l’Inserm. Comme M. Le Bellec, je dispose d’une expérience de vingt-cinq ans en Outre-mer, notamment dans les Antilles françaises, dont dix ans passés sur place. Les raisons qui m’ont amené à m’intéresser aux Antilles rejoignent la problématique évoquée par M. Le Bellec.

Dès 1997, je travaillais sur l’impact sanitaire de l’usage domestique ou professionnel des pesticides dans l’Hexagone, dans le cadre d’un programme européen incluant des pays tels que le Danemark. Nous avions alors obtenu des résultats peu nets. En tant qu’épidémiologiste, il m’est apparu pertinent de m’intéresser aux populations les plus fortement exposées pour tenter d’identifier les effets recherchés.

À cette époque, il était déjà établi qu’en zone tropicale ou subtropicale, les nuisances biologiques pour l’homme – maladies transmissibles notamment – ou pour les activités humaines comme l’agriculture et l’élevage se développent sous l’effet des processus climatiques liés à la géographie des populations. Dès le milieu des années 1990, nous savions que les cultures tropicales étaient fortement utilisatrices de pesticides. La culture de la banane, en particulier, était l’une des activités agricoles les plus consommatrices de pesticides en termes de kilos par hectare, tant en Amérique centrale que dans les Caraïbes. Les volumes utilisés dans ces zones étaient bien supérieurs à l’usage moyen en Europe, quelle que soit la culture considérée.

C’est ce constat qui nous a conduits à nous intéresser à l’impact sanitaire des pesticides dans ces territoires situés en zone tropicale, intertropicale et subtropicale. C’est ainsi que j’ai décidé de travailler sur les Antilles. En 1997, le chlordécone n’était connu que localement. Il a fallu attendre 1999 pour découvrir la présence de cette molécule dans les eaux de consommation. Dans un premier temps, mes recherches ne portaient donc pas directement sur ce produit.

Notre attention s’est portée sur les travailleurs de la banane, qui étaient exposés à une forte utilisation d’insecticides. Par contraste avec la France hexagonale, où l’utilisation de fongicides a toujours dominé l’emploi d’insecticides et d’herbicides, les territoires d’Outre-mer avaient recours à une proportion d’insecticides bien plus importante. À l’époque, ces territoires faisaient un usage intensif des organophosphorés, pesticides d’une toxicité aiguë.

En 1997, le chlordécone était interdit depuis quelques années. Je peux témoigner que ce dossier a mobilisé tous les acteurs régionaux et locaux et les a incités à réduire les intrants – notamment les produits phytosanitaires. J’ai également observé les actions du Cirad en Guadeloupe et Martinique pour trouver des solutions alternatives aux insecticides. Des efforts très importants ont donc été réalisés. Malgré tout, il reste difficile d’obtenir une baisse significative de l’usage de ces produits.

Permettez-moi de vous faire part d’une expérience personnelle. Je me suis installé avec ma famille en Guadeloupe en 2010. J’y ai loué une petite maison avec un jardin. J’ai décidé de faire pousser un potager. Mais cela s’est avéré impossible : mes plants de tomate ont été attaqués par des insectes divers et mon manguier a été assailli par des fourmis rouges. Les mauvaises herbes se développaient tellement vite qu’il me fallait prévoir un week-end entier pour les arracher, tous les quinze jours. J’ai fini par abandonner l’idée de cultiver mon potager. Je me suis contenté de récolter les quelques kilos de fruits donnés par mon bananier, et j’ai pris le parti d’acheter mes fruits et légumes au marché. Cette anecdote illustre bien les conditions auxquelles les producteurs d’Outre-mer sont confrontés. Il ne m’appartient pas de juger s’il est techniquement possible de trouver des alternatives viables.

S’agissant des impacts sanitaires, vous avez déjà auditionné mes collègues de l’Inserm fin juillet. Ils vous ont présenté les grandes lignes des expertises collectives conduites en 2013 et 2020, auxquelles j’ai participé. Leurs conclusions s’appliquent à tous les territoires, tant en France qu’au niveau international. Elles sont donc valables pour l’Outre‑mer.

En ce qui concerne le chlordécone, monsieur Potier, vous nous aviez interrogés sur l’intérêt d’entreprendre des travaux de recherche sur les effets de produits obsolètes ou interdits sur la santé. Nous vous avons apporté plusieurs réponses à ce propos, en expliquant que nous disposions de données sur ce point. Comme vous le voyez, l’exemple du chlordécone montre bien que nous ne sommes jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. C’est un cas d’espèce qui devrait être instructif à l’échelle nationale et internationale. En l’espèce, il est question d’une pollution de l’environnement qui n’est pas restreinte à un site industriel, ni même à une zone géographique ; je pense notamment au Rhône, dont un segment est contaminé par les polychlorobiphényles (PCB). De fait, le chlordécone touche l’ensemble d’un territoire, dans tous ses milieux naturels. Il a contaminé l’ensemble de la chaîne trophique et, par conséquent, les sources d’alimentation des populations.

Je n’entrerai pas dans les détails techniques. Je vous ai communiqué le lien d’une page de notre institut de recherche résumant les conclusions des travaux menés jusqu’à présent. Sachez que ces travaux se poursuivent.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voudrais tout d’abord me joindre aux remerciements exprimés par le président de notre commission d’enquête, notamment pour vos travaux préparatoires de grande qualité. Merci pour votre investissement, pour votre engagement et pour la clarté de vos propos.

Le chlordécone constitue un sujet si tragique qu’il mérite en effet une analyse particulière. Monsieur Multigner, pourriez-vous nous exposer les leçons à en tirer en matière de gouvernance des décisions d’autorisation ? De nombreux questionnements ont cours aujourd’hui sur l’autorité publique. D’après vous, la gouvernance des autorisations doit-elle être confiée à des agences sanitaires ou relever du pouvoir politique ? Comparaison n’est pas raison, mais avez-vous l’intime conviction d’une défaillance majeure de la décision publique en amont ? Depuis plusieurs décennies, nous ne cessons de chercher des solutions pour réparer ce qui a été commis, mais c’est bien une faute de l’État qui est à l’origine du problème. En outre, les relations entre public et privé sont malsaines, puisqu’elles ne permettent pas de trouver une solution à la hauteur de l’enjeu. Nous les payons très cher. Y a-t-il des leçons à en tirer pour les arbitrages futurs relatifs aux autorisations de produits phytosanitaires ?

M. Luc Multigner. Votre question est tout à fait pertinente, et j’y réfléchis personnellement depuis fort longtemps. Étant chercheur dans une structure publique, je me dois de contribuer au bien-être de mes concitoyens. Comme vous l’avez indiqué, le rôle du politique est essentiel.

Dans le cas du chlordécone, la déficience des services de l’État est claire. En 1980, la Commission des toxiques, qui dépendait du ministère en charge de l’agriculture, a émis un avis favorable à la réautorisation du chlordécone. Pourtant, dès cette époque, la dangerosité de cette substance – peut-être même les risques associés – était déjà bien connue. Le chlordécone avait d’ailleurs été classé cancérigène possible par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1977.

La Commission des toxiques a disparu. Aujourd’hui, les évaluations des produits sont confiées aux agences sanitaires, dont l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Nous ignorons les raisons ayant conduit à la réautorisation du chlordécone, car de nombreuses archives ont été supprimées. En tout état de cause, il ne fait aucun doute qu’une erreur a été commise. Nous continuons à en payer les conséquences.

De nos jours, le processus d’autorisation est différent. Je voudrais ici insister sur la distinction entre la notion de danger et la notion de risque. Le danger se rapporte à la capacité intrinsèque d’une substance, d’un composé ou d’un process à générer un effet néfaste. Le risque est la probabilité de survenance. Il dépend de la dangerosité et du degré d’exposition. Le scientifique a pour tâche d’identifier les dangers et d’évaluer les risques relatifs, tout risque étant apprécié à partir d’un référentiel. À cet effet, l’épidémiologiste s’appuie sur des données statistiques complexes. In fine, ces travaux devraient éclairer les choix politiques, mais il arrive très souvent que ce ne soit pas le cas.

Il suffit de consulter les médias pour percevoir que les avis sont partagés et contrastés au sein même la communauté scientifique. Il est donc difficile de fournir au politique une analyse catégorique sur la dangerosité ou le risque d’un produit. Le scientifique ne peut donner que les informations dont il dispose. C’est la noblesse de la politique que de prendre une décision à partir de ces avis hétérogènes.

À titre d’exemple, j’ai participé à l’expertise collective sur le glyphosate. Dans ce cadre, les chercheurs sollicités ont émis une opinion scientifique. La décision d’interdire ou non la substance en cause incombe au politique, qui assume son choix. En tant que citoyen, je ne m’opposerai jamais à cette démarche, car nous avons beaucoup d’incertitudes en matière de risques. Il s’agit surtout de savoir quel degré de risque nous considérons comme acceptable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me permets d’approfondir ce point, dont nous avons discuté hier, lors d’un déplacement à Bruxelles au titre de cette commission d’enquête.

Permettez-moi de reformuler votre propos pour éviter toute erreur d’interprétation. Il ne faudrait pas laisser penser que le politique est libre de passer outre à l’avis d’une agence sanitaire ayant conclu à la dangerosité d’un produit, et d’autoriser ladite substance. Votre point de vue est plutôt le suivant : quand bien même une agence considère qu’un produit peut être commercialisé, le politique peut décider de l’interdire.

Il existe une autre voie. Pour éviter de s’exposer aux pressions du marché et de l’opinion publique, le politique peut se contenter de fixer des limites d’acceptabilité du risque, et s’en tenir à l’expertise scientifique en lui déléguant la gestion des risques. Dans cette perspective, la fonction du politique se résume à définir l’acceptabilité d’un produit, sans se prononcer en opportunité sur sa mise sur le marché.

Quelle est votre analyse sur ces différentes options ?

M. Luc Multigner. Je travaille depuis longtemps avec les agences sanitaires françaises. J’ai été sollicité par l’Anses à de multiples reprises sur les pesticides, les agents chimiques et les perturbateurs endocriniens. L’Agence est de plus en plus fréquemment saisie par les autorités, qui attendent des réponses rapides sur d’innombrables sujets, à commencer par la concentration de certains pesticides dans l’eau ou l’air. À mon sens, l’Anses accomplit un excellent travail, même si elle n’est pas à l’abri d’erreurs ou de mésestimations, comme c’est le cas pour toute activité humaine.

En revanche, je n’ai jamais participé aux travaux des agences sanitaires européennes. Je ne peux donc pas m’exprimer sur ce point.

Votre dernière question est délicate. Je pourrais m’exprimer en tant que citoyen, mais ma réponse risquerait d’être biaisée par mon activité professionnelle. Le cas de l’usage des produits phytosanitaires en Outre-mer montre bien la difficulté objective à éliminer ce type de substance. Toutefois, il ne faudrait pas oublier que les pesticides sont utilisés dans la lutte antivectorielle : c’est ce qui a permis d’éradiquer le paludisme en Guyane.

Je suis de ceux qui croient en l’innovation. Puisque nous avons su envoyer des hommes sur la lune dans les années 1970, les progrès de la chimie devraient nous permettre de développer des solutions alternatives. Des efforts substantiels ont déjà été réalisés, notamment pour réduire le recours aux pesticides dans la culture de la banane. Sur ce plan, les données qui m’ont été transmises sont très éloquentes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qui décide du régime d’autorisation ? Cette question est centrale dans notre commission d’enquête et nous n’aurions pu imaginer de nous passer de votre expérience sur ce sujet.

Monsieur Le Bellec, la note que vous nous avez fournie indique que le S-métolachlore va être interdit, alors que le glyphosate serait en voie de réautorisation. L’attention se porte donc essentiellement sur les herbicides Outre-mer. Il en va de même dans l’Hexagone. Je m’étonne qu’il ne soit pas plus question des insecticides ou fongicides, qui permettent de lutter contre d’autres bioagresseurs.

M. Fabrice Le Bellec. Les herbicides sont peut-être l’arbre qui cache la forêt. Ils sont utilisés en grande quantité, c’est la raison pour laquelle ils sont particulièrement visibles parmi l’ensemble des ventes de produits. Il ne faudrait pas sous-estimer pour autant le rôle des insecticides et des fongicides, qui sont utilisés à dose plus faible en raison de leur efficacité. De ce fait, ils sont moins représentés que les herbicides dans les quantités de substances actives vendues.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quel serait le rapport entre ces différents produits en nombre de doses unités (Nodu) ?

M. Fabrice Le Bellec. Pour être en mesure de répondre à votre question, il faudrait examiner séparément chaque système de culture. À titre d’exemple, la canne à sucre – culture majoritaire dans de nombreux Drom – ne nécessite pas d’insecticide ni de fongicide. Elle est traitée uniquement à l’aide d’herbicides. L’indice de fréquence de traitement (IFT) du système cannier à La Réunion varie donc entre 3 et 8 en fonction des conditions pédoclimatiques. Dans la culture de la banane, les herbicides sont moins nombreux. En revanche, les producteurs sont plus enclins à utiliser des fongicides, voire des huiles minérales. Les systèmes de culture ont beaucoup évolué, de sorte qu’il n’est aujourd’hui plus nécessaire de recourir aux insecticides pour la culture de la banane dans les Antilles.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans le cadre de la mission conduite pour le Premier ministre, j’ai eu l’occasion de me déplacer à La Réunion. Avant mon départ, je pensais que cet écosystème insulaire présentait une biodiversité exceptionnelle, de nombreux atouts, mais aussi des problèmes de souveraineté alimentaire. Tout plaide pour la diversité des productions, et cette diversité est la première alliée pour une moindre dépendance aux intrants chimiques. Or j’ai pu constater que les productions destinées à l’export étaient encore massives, et cultivées en dehors des segments de haute valeur environnementale qui auraient permis de valoriser des efforts mécaniques ou des alternatives aux herbicides et insecticides. Comment expliquer que la canne à sucre bio ne soit pas plus développée et que la production maraîchère n’ait pas été accrue ? Pourquoi ces systèmes relativement monolithiques et peu qualifiés, aux antipodes du modèle agroécologique ? Je n’affirme pas qu’il n’existe pas de pratiques agroécologiques à La Réunion. Simplement, elles ne sont pas menées à l’échelle des agrosystèmes.

M. Fabrice Le Bellec. De mon point de vue, le système cannier a encore toute sa place à La Réunion. Il s’agit d’une culture pivot, qui modèle tout le paysage et occupe la plupart des grandes surfaces agricoles. En culture maraîchère, La Réunion est proche de l’autosuffisance. Il en va de même pour les fruits tropicaux, à l’exception des agrumes, issus des pays voisins.

À mon sens, la culture de la canne à sucre est structurante. Elle est d’ailleurs assez peu polluante. L’inconvénient tient aux quantités d’herbicides nécessaires pour traiter ces grandes surfaces et aux impacts environnementaux. Il faudrait reconstruire le système cannier pour limiter l’emploi d’herbicides et créer ainsi un modèle viable et durable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cela implique-t-il une rotation des cultures, ou bien l’adoption d’alternatives techniques ou chimiques ?

M. Fabrice Le Bellec. Je pense qu’il faut reconcevoir le système. Il est actuellement très compliqué, sinon impossible, de mécaniser l’enherbement dans les surfaces de canne à sucre. Des plantes de service telles que des légumineuses sont donc utilisées pour étouffer les adventices. Mais la structuration des plantations de canne à sucre empêche le passage d’engins agricoles.

M. Dominique Potier, rapporteur. Messieurs, estimez-vous que les Drom dans leur globalité bénéficient de crédits de recherche et de développement suffisants pour relever les défis auxquels ils font face, et contribuer au récit national et européen de maîtrise des produits phytopharmaceutiques ?

M. Fabrice Le Bellec. Je ne peux vous répondre que les crédits dont nous disposons sont suffisants. La reconception des systèmes de culture nécessite des activités de recherche et d’accompagnement des acteurs, qui peuvent être menées par les organismes de recherche ou les centres techniques. Certains producteurs se trouvent livrés à eux-mêmes et n’osent pas adopter des pratiques plus vertueuses, par crainte de perdre du rendement.

Si nous voulons soutenir les territoires d’Outre-mer, il convient à la fois de mieux documenter les leviers alternatifs aux pesticides et d’accompagner les producteurs en préservant le réseau de formation entre pairs. Ce dernier permet de rassurer les agriculteurs sur les performances des nouvelles technologies.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans le rapport auquel j’ai travaillé en 2014, les Drom sont présentés comme un laboratoire pour l’aide publique au développement, car les questions qui se posent sous ces tropiques se retrouvent en Amérique du Sud, dans l’océan Indien ou en Afrique.

Pensez-vous que les recherches conduites dans ces pays, animées par des scientifiques passionnés, rayonnent autant qu’il le faudrait ? Les liens avec l’Agence française de développement (AFD) sont-ils satisfaisants, l’objectif étant que la recherche française puisse profiter à des pays tiers ?

M. Luc Multigner. À la fin des années 1990, j’avais été reçu par un fonctionnaire du ministère des affaires étrangères. Je ne me souviens plus des circonstances exactes de cette rencontre, mais elle était très certainement liée à mes activités dans les Antilles. Mon interlocuteur a déclaré que mes travaux intéressaient beaucoup le gouvernement, en précisant : « Nous considérons les Antilles comme un vrai porte-avions enclavé en Amérique centrale, avec sa piste d’atterrissage et de décollage ». Le Livre bleu de l’Outre-mer était empli de bonnes intentions et mettait en exergue le potentiel de ces territoires.

En matière de recherche dans le domaine de la santé, le constat est clair : les grands programmes nationaux de surveillance ou de recherche se déclinent essentiellement en France hexagonale et rarement dans les Drom. De ce fait, nous avons peu de données nous permettant d’élaborer des hypothèses et de lancer des recherches. En dépit des efforts déployés, les informations relatives aux Drom restent incomplètes.

J’illustrerai ce constat par l’exemple du chlordécone. L’année 1999 marque la redécouverte de la contamination de l’eau de consommation par le chlordécone en Guadeloupe et en Martinique. Jusqu’en 2004, les services décentralisés de l’État établissent un descriptif fidèle de la contamination et de la pollution de la chaîne trophique : mer, terre, sol, etc. Les chercheurs de l’Inserm sollicités identifient une contamination des populations. À partir de là, plusieurs recherches soutenues par l’État sont engagées. Néanmoins, il faut attendre 2022 pour voir le lancement par l’Agence nationale pour la recherche (ANR) de son premier appel à projets de recherche consacré au chlordécone.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si je vous comprends bien, les Drom seraient maltraités par rapport au territoire hexagonal. Ma question portait plutôt sur notre capacité à partager nos propres réussites et échecs avec nos voisins, dans une logique de coopération internationale.

M. Fabrice Le Bellec. De mon point de vue, la coopération internationale fonctionne plutôt bien. Nous bénéficions des fonds européens Interreg. Depuis les Antilles, nos recherches rayonnent jusqu’à la Caraïbe et les proches pays sud-américains. À La Réunion, elles rayonnent dans l’océan Indien, jusqu’à Madagascar et dans les pays d’Afrique de l’Est. Des réseaux sont en place depuis plusieurs années. Je pense par exemple au réseau caribéen de santé animale CaribVET et au réseau d’épidémiosurveillance dans l’océan Indien.

Le rayonnement de nos recherches est important car les petites îles dans lesquelles nous intervenons ont peu de poids par rapport aux pays des zones concernées. Bien souvent, les bioagresseurs entrant sur nos territoires proviennent de pays tiers. Nous avons donc tout intérêt à travailler en concertation avec ces pays tiers et à leur apporter notre soutien, notamment dans le domaine technologique. En effet, nous développons des technologies de pointe dans nos plateformes implantées dans les Drom et il faut impérativement conserver ces actions.

Par ailleurs, il s’avère que, dans leur structuration actuelle, le Fonds européen de développement régional (Feder) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) sont très régionalisés. Dans ces conditions, il est difficile d’entreprendre des travaux communs à plusieurs Drom. La réglementation nous empêche ainsi de construire des projets de portée plus large, à l’échelle de plusieurs Drom. Il faudrait y remédier.

Heureusement, le Cirad a bénéficié d’une subvention du ministère de l’Outre-mer qui nous a permis de monter un projet transversal de ce type, mais il s’agit d’une exception. Les réseaux d’innovation et de transfert agricole (Rita) s’inscrivent eux aussi dans cette approche transrégionale, mais les moyens associés sont limités. Je recommande donc de lancer une réflexion pour faciliter les recherches entre Drom. Il est certain que notre travail gagnerait en efficience si ces frontières étaient levées.

M. le président Frédéric Descrozaille. Monsieur Le Bellec, je retiens de votre propos introductif que les recherches menées sous les tropiques devraient peut-être inspirer nos actions et réflexions en métropole, compte tenu du réchauffement climatique. Nous savons que l’une des solutions d’adaptation de notre agriculture à ces changements réside dans l’introduction de nouvelles variétés, notamment tropicales. L’aire méditerranéenne va subir de profondes évolutions.

Estimez-vous que la connaissance de l’agriculture tropicale par le Cirad, en particulier dans les Drom, est suffisamment prise en compte au sein des instituts techniques hexagonaux ? Est-il pertinent de s’inspirer des difficultés liées à la chaleur et à l’humidité des climats tropicaux ?

Vous avez évoqué le problème d’appropriation des solutions alternatives par les producteurs outre-mer, qui est pour partie dû à la crainte d’une prise de risque sur la récolte. Pensez-vous qu’il faudrait nécessairement lever ce risque – au moyen d’une assurance, par exemple – pour faciliter le transfert des solutions alternatives ? Vous avez insisté sur la nécessité d’une reconception du système agraire. Faut-il en conclure que la couverture assurancielle du risque ne serait pas suffisante, et que le système devrait être repensé intégralement ? Je sais qu’il existe au Cirad un département consacré aux systèmes agraires, qui s’occupe de thématiques telles que le calendrier agricole, le suivi de commercialisation, la place de l’agriculture antillaise sur les marchés, etc.

Monsieur Multigner, vous n’avez pas mentionné d’enjeux sanitaires spécifiques aux populations d’Outre-mer. Confirmez-vous ce point ou considérez-vous que les usagers outre-mer sont surexposés aux produits phytopharmaceutiques ? Les maladies corrélées mises en avant dans l’étude de l’Inserm y sont-elles davantage représentées ?

M. Fabrice Le Bellec. Il me paraît opportun d’étudier la question de l’assurance des producteurs, peut-être pas de manière pérenne, mais à tout le moins pendant la phase de transition écologique. Les producteurs doivent se sentir rassurés face aux risques encourus.

Parallèlement à la réflexion sur l’assurance, la reconception des systèmes est absolument nécessaire. Elle implique une prise en compte plus globale et systémique de l’ensemble des pratiques culturales, qui sont très complexes. Ces pratiques sont peut-être, en effet, une vitrine des activités qui pourraient être développées à terme en France métropolitaine. Je serais plus réservé quant à la pertinence d’un transfert direct de cultures tropicales vers l’Hexagone. Ce n’est pas parce que la mangue est cultivée dans le sud de l’Espagne que nous pourrions un jour reproduire ce modèle dans le sud de la France. Avant tout, il faut étudier les systèmes de culture et bien comprendre leurs besoins.

Il n’en reste pas moins que l’Outre-mer peut servir de modèle pour envisager une transition agroécologique sous contrainte. Le sud de la France et probablement d’autres zones métropolitaines seront en effet exposés à de telles contraintes. Nous devons donc considérer la situation des Drom comme une source d’inspiration pour les actions à mener en France.

M. Luc Multigner. La prolifération du moustique tigre en Europe et en France, avec pour corollaire les arboviroses, fait déjà l’objet de réflexions dans les agences sanitaires. La plupart des experts mobilisés ont une expérience de travail en Outre-mer. Le transfert de connaissances dans ce domaine est donc effectif.

Quant à votre question sur les enjeux sanitaires en Outre-mer, j’ai précisé un peu hâtivement que les risques identifiés dans l’expertise collective s’appliquaient autant à l’Outre-mer qu’à l’ensemble de la planète. Pour clarifier ce point, il est important d’identifier les spécificités des populations des Drom sur le plan sanitaire, indépendamment du recours aux pesticides.

Ces spécificités sont liées, tout d’abord, aux caractéristiques et aux origines des populations. Les habitants des Antilles sont majoritairement d’origine africaine subsaharienne. À La Réunion, il existe un métissage entre populations indiennes et populations africaines. En Guyane, les populations amérindiennes sont mélangées avec les populations d’origine asiatique. Ces historiques se reflètent dans la diversité du matériel génétique, qui est corrélé à l’état de santé. D’autres spécificités ont trait aux conditions climatiques, qui ont une influence sur les maladies infectieuses. Enfin, il faut aussi prendre en considération les mauvaises habitudes, notamment nutritionnelles. Comme vous le savez, ce sujet a donné lieu à des rectifications des élus d’Outre-mer auprès de votre Assemblée. Le taux de surpoids et d’obésité rencontré dans les Drom, notamment parmi les enfants, est très significatif. Les yaourts et d’autres denrées présentent une teneur en sucre très élevée. J’ajoute que les spécificités relatives à l’état sanitaire varient entre les différents Drom.

L’exposition aux pesticides vient compliquer les facteurs existants. Prenons l’exemple du cancer de la prostate, qui a été reconnu comme maladie professionnelle du fait de l’usage de pesticides. Ce cancer est très fréquent aux Antilles, en raison des caractéristiques de la population. L’incidence y est très élevée mais elle est comparable à celle relevée chez les populations afro-américaines. Toutefois, certains pesticides, dont le chlordécone, favorisent la survenance de cette maladie.

Si le chlordécone avait été utilisé en Bretagne, cette région aurait connu les mêmes problèmes, même si l’incidence du cancer de la prostate y est bien inférieure à celle constatée aux Antilles. En résumé, l’impact sanitaire propre à un pesticide dépend de son degré d’utilisation dans un territoire donné, qui détermine par ricochet l’exposition de la population. Aux Antilles, la population générale a été exposée au chlordécone par la contamination de la chaîne trophique. L’emploi direct des pesticides par les producteurs n’a donc pas été la seule source d’exposition. J’ajoute que d’autres pesticides comme les organophosphorés sont beaucoup moins présents que le chlordécone dans la chaîne trophique, car moins rémanents.

Une autre spécificité des Drom tient au fait que leurs populations sont davantage exposées aux pesticides que les populations métropolitaines, ne serait-ce que par l’usage domestique de ces substances. La lutte contre les moustiques et autres envahisseurs nécessite en effet d’utiliser des insecticides.

M. Éric Martineau (Dem). Je ne suis pas spécialiste de l’agriculture dans l’Outre-mer, mais à côté de mon mandat de député, je suis agriculteur en bio en métropole. J’ai apprécié votre intervention sur vos tentatives de jardinage sans produits phytosanitaires. Votre récolte s’est avérée infructueuse, à l’exception de quelques kilos de bananes intacts.

Vous avez abordé le problème de la prise de risque quant à la perte de récolte, et mis en avant la nécessité de rassurer les agriculteurs. Vous avez aussi parlé de reconception des systèmes de culture. Pensez-vous qu’il est possible de faire autrement ? Par ailleurs, j’ai noté que la consommation de pesticides en Outre-mer est stable. Faut-il en conclure qu’un seuil a été atteint ? La réduction des produits phytosanitaires suppose une diminution de la production et, par conséquent, une augmentation du prix. Est-il envisageable de développer l’agriculture biologique et, dans ce cas, comment nourrir l’ensemble de la population ?

M. Fabrice Le Bellec. Je pense qu’un seuil a effectivement été atteint au regard du système de culture actuel. Pour franchir un nouveau cap dans la réduction des produits phytosanitaires, nous devons changer de paradigme. Je suis d’avis que cette évolution est possible. Nous disposons de leviers techniques permettant la recombinaison ou la reconception totale des systèmes, de manière à réduire durablement l’usage des pesticides. Mais ce but ne peut pas être atteint sans intervenir prioritairement sur les grandes cultures, à commencer par le système cannier ou le système bananier. Pour progresser, nous devons nous fixer des objectifs ambitieux. Les producteurs ont d’ores et déjà fourni des efforts conséquents et se trouvent face à un mur. La seule solution possible consiste à réinventer le système pour limiter la consommation de pesticides.

Pour ce qui est de la diversification, et notamment du développement du bio, cette démarche est en cours. Des producteurs de canne à sucre ou de banane se convertissent au bio ou diversifient leur système de production. Ce constat montre bien qu’il est possible de renforcer l’autonomie et la durabilité des systèmes alimentaires, d’intensifier l’agroécologie et de réduire la dépendance aux produits phytosanitaires. Il faut aussi lever les frontières séparant les filières. Les approches par filière sont certes intéressantes pour optimiser les systèmes de production, mais elles doivent s’accompagner d’un dialogue soutenu entre filières. C’est à cette condition que l’esprit d’entraide et les interactions entre filières seront consolidés.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Trente ans après la fin de l’autorisation du chlordécone en Guadeloupe et Martinique, un quart de la surface agricole de ces territoires est encore polluée. Quel est l’impact de cette pollution sur les denrées alimentaires cultivées dans ces zones ? Quels sont les risques pour la santé humaine des consommateurs et des travailleurs ?

Je m’interroge aussi sur les conséquences sociales du scandale du chlordécone en Outre-mer. Il a laissé des marques profondes parmi la population. Le fait est que 90 % des habitants des Antilles françaises présentent des traces de chlordécone dans le sang. La population en a gardé une certaine défiance légitime, qui s’est récemment manifestée lors de la campagne de vaccination contre le Covid-19. La réflexion sur la réduction des pesticides pourrait-elle aider à dépasser ce climat de défiance ?

Vous avez avancé des propositions intéressantes autour de la recherche et de l’innovation. Vous avez aussi plaidé pour la mise en œuvre de politiques inter-Drom. Y a-t-il une réflexion plus globale sur les pratiques agricoles en Outre-mer pour parvenir à dépasser la défiance de la population ?

Enfin, vous avez brièvement évoqué la question des eaux de consommation en Outre-mer. C’est un sujet d’actualité, puisque Mayotte traverse une crise profonde d’accès à l’eau. J’aimerais connaître votre avis sur le lien entre le mauvais état des réseaux d’eau en Outre‑mer et la contamination de la population par les pesticides. Estimez-vous que cette situation aggrave le risque d’exposition ?

M. Luc Multigner. Vous avez indiqué qu’un quart du territoire de la Guadeloupe et de la Martinique serait encore contaminé au chlordécone. D’après les informations dont je dispose, un tiers des surfaces agricoles utiles et un tiers des littoraux marins de la Guadeloupe et de la Martinique sont encore potentiellement contaminés au chlordécone. Cependant, nous ne possédons pas encore de données détaillées, car la cartographie précise de la contamination sur des dizaines de milliers d’hectares est un travail de longue haleine. Quoi qu’il en soit, l’ampleur de la contamination est considérable. Il suffit de transposer ces chiffres dans une région comme la Bretagne pour en mesurer l’importance.

Par percolation ou transfert, le chlordécone se répand dans les eaux brutes des rivières et dans les eaux de captage, ainsi que dans l’ensemble de la chaîne trophique et animale. En consommant l’eau et les denrées alimentaires, l’homme se trouve à son tour contaminé. La situation a beaucoup évolué, grâce aux mesures de protection mises en œuvre. Depuis 2000, des filtres à charbon permettent de décontaminer les eaux destinées à la consommation humaine. À partir de 2005, plusieurs arrêtés préfectoraux ont limité certaines productions sur des sols pollués. Plus récemment, des arrêtés ont interdit la pêche sur certains littoraux de Guadeloupe et de Martinique. Ces dispositions ont entraîné une réduction de la contamination des populations. Lors des premières campagnes de mesures, en 2001-2002, près de 90 % de la population était contaminée. Aujourd’hui, le taux de contamination est beaucoup plus faible.

Les actions portent sur toutes les activités soumises à réglementation – l’autorisation de cultures, par exemple. Il y a une difficulté pour les pratiques non encadrées par la réglementation. C’est le cas notamment pour la culture des jardins et potagers privés. Des programmes spécifiques sont mis en œuvre à destination des familles. Ainsi, dans le cadre du programme Jardins familiaux (Jafa), des experts sont mobilisés pour réaliser un diagnostic des sols.

S’agissant des traces profondes laissées par le chlordécone, le degré de contamination de la population a effectivement diminué. Néanmoins, les actions de prévention devront se poursuivre pendant des décennies, aussi longtemps que cette substance n’est pas éliminée.

Au sujet de la défiance de la population, je vous transmettrai un article rédigé par mes soins sur le chlordécone et la fabrique du doute. Il est clair que les atermoiements des dernières années n’ont pas été bénéfiques de ce point de vue. Dans le cadre d’un déplacement à Morne-Rouge en 2018, le Président de la République a ainsi nuancé les conséquences sanitaires du chlordécone. Il va de soi que ces déclarations ont choqué la population, qui était informée des travaux de recherche publiés. Paradoxalement, c’est aussi l’action de l’État qui a abouti à la reconnaissance du cancer de la prostate comme maladie professionnelle, en lien avec l’exposition aux pesticides. La défiance des populations antillaises remonte à des temps anciens. Elle est liée à l’histoire de ces territoires. La gestion du Covid-19 a accentué la perte de confiance. La situation est compliquée par la mécanique judiciaire. Tant que les dossiers instruits resteront sans suite, le besoin de réparation et de justice ressenti par les habitants ne sera pas satisfait, et la défiance subsistera.

M. Fabrice Le Bellec. Je ne suis pas en mesure de vous renseigner sur l’état des réseaux d’eau potable en Guadeloupe et en Martinique. Je voudrais mettre en garde contre « l’effet lampadaire », qui tend à braquer les projecteurs sur le glyphosate et le chlordécone, alors qu’il existe une multiplicité d’autres molécules tout aussi nocives qui contaminent les eaux de surface et les eaux souterraines. Si ces substances sont oubliées dans les débats, de nombreux captages doivent être fermés parce qu’ils dépassent les taux de pollution acceptables. Il arrive aussi que les eaux polluées soient diluées avec des eaux moins contaminées pour être considérées comme potables.

M. Luc Multigner. Les problèmes de la qualité des eaux en Guadeloupe et en Martinique perdurent depuis une trentaine d’années et ne sont toujours pas pris à bras-le-corps. Ces problèmes sont très largement dus à la vétusté des réseaux de distribution. Ils n’aggravent pas nécessairement la pollution environnementale, car les eaux de consommation sont filtrées.

Mme Mathilde Hignet (LFI). Je voudrais vous parler de Mayotte, où j’ai vécu quelques mois. Les fruits et légumes, tout particulièrement les tomates, y présentent une forte teneur en pesticides. Je m’interroge donc sur le choix de cultiver la tomate dans les territoires tropicaux. Plus largement, il semblerait judicieux de privilégier les cultures adaptées aux conditions climatiques locales pour limiter l’emploi de pesticides.

Je constate aussi que les chambres d’agriculture, dans les territoires d’Outre-mer, manquent de moyens pour accompagner les paysans dans leur usage des pesticides. Les besoins dans ce domaine ont-ils été évalués ?

Enfin, le plan Écophyto est-il adapté aux territoires d’Outre-mer, aux climats tropicaux et aux surfaces agricoles de plus petite taille ?

M. Fabrice Le Bellec. La tomate est le légume le plus consommé dans tous les territoires d’Outre-mer. Dans ces conditions, il paraît difficile d’envisager l’arrêt de cette culture. De surcroît, il existe de multiples leviers qui permettraient de supprimer complètement l’usage des pesticides sur la tomate, mais peut-être pas en plein champ. La tomate, ainsi que de nombreux fruits, est sujette à la mouche des fruits, qui est un redoutable ravageur. C’est pourquoi les agriculteurs ont recours à de nombreux traitements préventifs sur cette culture. En tout état de cause, des solutions techniques sont disponibles pour la tomate, à la fois sur les grands et les petits systèmes.

Pour répondre à votre dernière question, le plan Écophyto me paraît adapté à Mayotte, et plus largement aux territoires d’Outre-mer. Des appels à projets spécifiques sont d’ailleurs dédiés aux Drom.

Le manque de moyens des chambres d’agriculture est une évidence. Il s’agit surtout d’un manque de ressources humaines, car les effectifs sont essentiellement mobilisés pour aider les producteurs à constituer des dossiers. Sans aller jusqu’à dédier un ingénieur à chaque producteur, il convient de mettre en place des groupes de formation entre pairs, accompagnés par un ingénieur territorial ou par les chambres d’agriculture. C’est indispensable pour rassurer les producteurs quant aux risques encourus en changeant de méthode.

L’utilisation de produits phytosanitaires reste la solution la plus simple et économique à court terme, mais elle a des conséquences de long terme.

M. Luc Multigner. Nous avons beaucoup parlé de grandes cultures. Il ne faudrait pas oublier les cultures maraîchères, qui ont une place importante en Guyane et qui sont développées comme alternatives en Guadeloupe et en Martinique.

Nous avons échangé sur la nécessité de restructurer les activités agricoles et sur la mise au point de process plus respectueux de l’environnement et des populations, impliquant une réduction des pesticides. Je voudrais toutefois souligner que cette question doit être appréhendée dans un contexte marqué par la difficulté à assurer l’autosuffisance alimentaire : il faut avoir en tête qu’une large partie des marchandises arrivant aux Antilles viennent de métropole.

 


20.   Table ronde sur l’analyse des politiques publiques de réduction des produits phytosanitaires outre-mer (jeudi 5 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur l’analyse des politiques publiques de réduction des produits phytosanitaires outre-mer :

 M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des Outre-mer ;

 M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d’Eurodom.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous avons reçu ce matin, lors de la table ronde précédente, deux chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Nous avons échangé avec eux sur les enjeux de la réduction des produits phytopharmaceutiques outre-mer, appréhendés à travers les connaissances et la recherche relatives à la santé et aux systèmes agricoles.

Cette deuxième table ronde est consacrée aux politiques publiques de réduction des produits phytosanitaires outre-mer. J’ai le plaisir d’accueillir M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer depuis 2019, sous la double tutelle du ministre des outre-mer et du ministre de l’agriculture, et M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d’Eurodom. Cette association a été créée en 1989 pour représenter les régions ultrapériphériques auprès des institutions européennes. Je précise que l’expression « régions ultrapériphériques » fait référence aux régions européennes situées en dehors du continent européen.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Arnaud Martrenchar et Benoît Lombrière prêtent serment.)

M. Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des Outre-mer. La démarche de transformation agricole des Outre-mer a été engagée par le Président de la République, en octobre 2019, à La Réunion. À cette occasion, il a exprimé sa volonté de faire évoluer l’agriculture ultramarine en accord avec deux objectifs principaux. Le premier objectif vise à impulser une modification des modes de production pour se rapprocher des attentes de nos concitoyens, à travers le développement de l’agroécologie et des circuits courts et la promotion des signes d’identification de la qualité et de l’origine. Le second objectif consiste à tendre, autant que possible, vers l’autonomie alimentaire des Outre-mer à l’horizon 2030.

Pour ce faire, plusieurs comités de transformation agricole se sont tenus en 2020 et 2021 dans chacun des territoires ultramarins. Ces rencontres visaient à identifier les problèmes empêchant l’atteinte des objectifs précités. Elles ont réuni l’ensemble des parties prenantes au développement de l’agriculture, c’est-à-dire l’État, les principales collectivités – en particulier celles en charge du développement du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader) – mais aussi l’ensemble des représentants du monde agricole.

En début d’année 2023, le ministre de l’agriculture et le ministre chargé des Outre-mer ont demandé aux préfets d’élaborer une feuille de route territoriale sur la souveraineté alimentaire à l’horizon 2030. Ce chantier de politique prioritaire du Gouvernement s’intitule « Accompagner le développement des territoires ultramarins ».

Le recensement agricole de 2020 met en évidence une évolution des systèmes agricoles ultramarins comparable à celle observée dans l’Hexagone. Celle-ci se caractérise par une diminution de la surface agricole utile depuis une trentaine d’années dans tous les territoires, à l’exception de la Guyane. Dans ce département, la surface agricole utile est passée d’environ 20 000 hectares en 1988 à près de 40 000 hectares en 2020.

D’après les données de l’Agence Bio, environ 11 % de la surface agricole utile de l’Hexagone est cultivée en agriculture biologique. Cette proportion est de 4 à 5 % en Martinique et en Guadeloupe, de 5 % à La Réunion, de 1 % à Mayotte et de 11 % en Guyane. Tandis que le développement de l’agriculture biologique est freiné en métropole en raison du coût de ces produits, le ralentissement est moins perceptible en Outre-mer.

La situation phytosanitaire en Outre-mer est fortement liée à l’histoire de ces territoires. Aux Antilles, en particulier, les populations ont été très marquées par la contamination au chlordécone. Pour rappel, cet insecticide a été utilisé entre 1971 et 1993 dans la lutte contre le charançon du bananier. Bien qu’il ne soit plus employé depuis 1993, il a imprégné durablement les sols. La persistance du chlordécone dans le sol, autrefois évaluée à plusieurs centaines d’années, se compterait plutôt en dizaines d’années, d’après des recherches récentes. Les avis divergent sur ce point.

Les effets néfastes du chlordécone n’ont été découverts qu’en 1999, lorsque les analyses des eaux ont été confiées à un laboratoire hexagonal. Le laboratoire local sollicité jusqu’alors analysait essentiellement les contaminations bactériennes, alors que le laboratoire hexagonal analysait aussi les résidus chimiques. Il a donc fallu attendre 1999 pour découvrir des traces de chlordécone dans l’eau et commencer à installer des filtres à charbon sur les points de captage d’eau potable. Ces événements ont marqué durablement les populations, d’autant que les producteurs de bananes – surtout en Martinique – sont principalement des békés, descendants d’esclavagistes. Ainsi, le ressenti des populations antillaises mêle le problème de la pollution environnementale à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Ce fait explique le sentiment de profonde injustice éprouvé par les populations antillaises au sujet du chlordécone – un sentiment aggravé par l’annonce récente d’un non-lieu pour prescription dans le cadre d’une plainte pour pollution au chlordécone.

Le problème phytosanitaire en Outre-mer est bien plus important qu’en Hexagone, essentiellement à cause du climat tropical. Comme il n’y a pas de saison hivernale, les ravageurs sont présents toute l’année et détruisent les cultures. La principale difficulté, pour la canne à sucre, est la prolifération des plantes adventices. Celles-ci sont combattues à l’aide d’herbicides, qui sont pratiquement les seuls pesticides encore utilisés pour cette culture. Quant à la banane, elle est attaquée par des maladies fongiques telles que la cercosporiose et la fusariose. Les produits utilisés pour traiter les bananiers sont presque exclusivement des fongicides. Pour ce qui est des filières de diversification, les problèmes rencontrés sont plutôt liés à la prolifération des insectes.

La gestion de la sécurité sanitaire est identique en Outre-mer et dans l’Hexagone. Lors des discussions sur les pouvoirs dérogatoires des préfets, des demandes ont été portées par le monde agricole pour permettre aux préfets de décider quels seraient les produits phytosanitaires autorisés. Il a notamment été demandé que les préfets puissent autoriser des produits provenant de pays proches de l’environnement concerné, mais ces dérogations n’ont jamais été acceptées. Je me suis systématiquement opposé au fait d’accorder un pouvoir dérogatoire aux préfets, considérant que même si la problématique phytosanitaire est particulièrement saillante en Outre-mer, les populations ultramarines et hexagonales doivent bénéficier de la même protection. Le processus d’autorisation des produits phytosanitaires doit donc être identique, et c’est toujours le cas.

Le programme Écophyto comprend une déclinaison particulière pour l’Outre-mer. Le dispositif général, en particulier Dephy Ferme, s’applique à l’Outre-mer. Six cultures tropicales sont intégrées au dispositif Dephy Ferme et quatre projets d’expérimentation en Outre-mer sont prévus au titre du dispositif d’expérimentation, avec quinze sites expérimentaux et dix-huit systèmes de culture. Ces projets concernent, entre autres, la banane et la canne à sucre en Martinique, la canne à sucre et la mangue à La Réunion, les légumes en Guyane et à Mayotte et enfin la canne à sucre en Guadeloupe.

D’après le bilan du programme Écophyto dressé il y a près d’un an par la mission du Conseil général de l’agriculture et de l’environnement, sur les 561 millions d’euros d’autorisations d’engagement, 434 000 euros ont bénéficié à La Réunion, 171 000 euros à Mayotte, 4 millions d’euros à la Martinique, 1 million à la Guyane et 2 millions à la Guadeloupe. Le programme Écophyto fait chaque année l’objet de mesures particulières, avec des appels à projets spécifiques aux Outre-mer dotés de près de 1 million d’euros par an.

À titre informatif, voici quelques-uns des projets des Drom lauréats du programme Écophyto 2022 dans le cadre de l’action 27 :

– proposition de moyens de lutte efficaces contre les adventices en culture maraîchère pour réduire l’utilisation des méthodes chimiques, portée par le centre technique interprofessionnel des fruits et légumes ;

– développement d’un espace d’échange interrégional sur l’amélioration des pratiques agricoles, porté par le lycée agricole de Saint-Paul, le lycée de Coconi et l’association Terra forma ;

– projet AttracTIS sur la lutte biologique contre la mouche orientale des fruits à La Réunion, porté par le Cirad ;

– projet Phytocollect en Guyane, visant à pérenniser la collecte des emballages vides de produits phytosanitaires.

Le bilan de l’évolution de la quantité de substances actives utilisées outre-mer depuis 2010 fait apparaître une baisse significative en Guadeloupe, avec 60 000 kilos utilisés en 2022, contre 100 000 kilos en 2010. En Guyane, 12 000 kilos étaient utilisés en 2010. Après une réduction à 10 000 kilos en 2019, une hausse a été enregistrée en 2020. Elle résulte certainement d’un effet de stockage du glyphosate, devant les menaces de retrait de l’autorisation de cette substance. Il s’agit d’un phénomène général : les agriculteurs ont tendance à constituer des stocks lorsque les autorités envisagent le retrait d’un produit, en espérant qu’ils bénéficieront d’un délai pour utiliser ces réserves. En Martinique, le volume de substances actives utilisées est passé de 80 000 kilos en 2010 à 46 000 kilos en 2020. Enfin, ces quantités ont également diminué à La Réunion au cours des dernières années : elles s’élevaient en 2022 à 160 000 kilos, contre 200 000 kilos en 2010. Il faut savoir que La Réunion était l’un des premiers territoires utilisateurs de glyphosate, employé principalement dans la canne à sucre. Ce produit est pulvérisé sur le pourtour des champs, ou directement sur la canne avant les replantations. Malgré tout, les quantités de glyphosate utilisées sur l’île ont fortement diminué, passant de 55 000 tonnes en 2009 à 45 000 tonnes en 2022.

Par ailleurs, les réseaux d’innovation et de transfert agricole (Rita), actifs depuis 2010, contribuent à la promotion des méthodes alternatives. Ils associent l’ensemble des acteurs à même de transposer les techniques innovantes, de la recherche aux planteurs : les établissements d’enseignement agricole, les chambres d’agriculture, l’Association de coordination technique agricole (Acta), le Cirad et l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

Auparavant, les Rita étaient pilotés par l’Acta et le Cirad. Toutefois, une étude récente du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) a mis en évidence un défaut d’évaluation de la réalité du transfert dans les Rita. Ces derniers ne sauraient être évalués sur le seul critère des financements obtenus. Il convient de prendre en compte le nombre de transferts opérés. C’est la raison pour laquelle les chambres d’agriculture ont été intégrées à la gouvernance des Rita.

Des crédits ont aussi été attribués dans le cadre du plan France relance et du plan France 2030. Le plan France relance prévoit ainsi une enveloppe de 10 millions d’euros dédiée aux Outre-mer pour l’achat d’agroéquipemements, en vue de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires, et une seconde enveloppe de 10 millions d’euros destinée à l’acquisition d’équipements nécessaires à la transition agroécologique.

Enfin, le comité interministériel des Outre-mer (Ciom) du 18 juillet 2023 a défini deux mesures relatives au problème phytosanitaire. D’une part, la canne a été classée en culture mineure. D’autre part, une task force Outre-mer a été constituée. Elle a pour mission de trouver des alternatives au retrait des produits phytosanitaires Outre-mer, afin de ne pas laisser les agriculteurs sans solution. À cet effet, la task force établit un calendrier des retraits prévisibles et identifie, culture par culture et couple par couple – culture/maladie – ces solutions alternatives.

M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint d’Eurodom. Notre association Eurodom représente plutôt les professionnels. Depuis 1989, elle défend lorsqu’il y a lieu et accompagne de manière permanente les producteurs appartenant à l’agriculture organisée des Drom. Ces producteurs peuvent être implantés en France, dans les cinq Drom, en Espagne ou au Portugal – puisque ces pays possèdent aussi des territoires ultramarins nécessitant des interactions avec les institutions européennes. Originellement, nous sommes spécialisés dans les échanges avec la Commission européenne, qui conduit une large partie de la politique agricole et en particulier de la politique de réduction des produits phytosanitaires.

Arnaud Martrenchar a déjà bien insisté sur le fait que les Drom, au regard de leur histoire, ont un comportement plutôt vertueux dans la mise en œuvre de cette politique. Les chiffres ont déjà été rappelés. Il reste difficile d’obtenir des données précises, car les évaluations prennent du temps et ne sont pas toujours complètement publiques. Toujours est-il que, sur la longue durée, les importations et les ventes de produits phytosanitaires parmi les acteurs de l’agriculture organisée ont connu un recul assez net. La banane est engagée depuis 2008 dans les plans de réduction de l’usage des produits phytosanitaires, surnommés plans « banane durable ». Deux plans de ce type ont déjà été déployés. Ils ont atteint leurs objectifs et un troisième plan est en cours. La banane fait partie des rares cultures de fruits et légumes ayant rempli les objectifs assignés dans les plans Écophyto pour les Drom.

Par conséquent, je pense que nous participons convenablement à l’effort de réduction des produits phytosanitaires, dans un contexte bien plus complexe qu’en métropole. Le fait est que les territoires ultramarins sont exposés à des climats différents, très propices aux maladies. Le milieu tropical humide est par essence favorable aux champignons et aux adventices. En raison de l’absence d’hiver, les attaques phytosanitaires y sont permanentes.

En outre, les territoires d’Outre-mer sont les seuls, parmi tous les pays de l’Union européenne, contraints de cultiver des produits tropicaux tout en respectant les normes phytosanitaires européennes et nationales. Cette contrainte ne constitue pas en soi un handicap. Elle pourrait même être un avantage concurrentiel par rapport aux « pays du soleil » sud-américains ou africains et à Israël.

En revanche, elle devient très pénalisante lorsqu’il est question de mobiliser des laboratoires phytopharmaceutiques prêts à suivre l’ensemble du parcours conduisant à la délivrance d’une autorisation d’utilisation de produits phytosanitaires, a fortiori pour le compte d’un nombre de clients aussi réduit. Les laboratoires phytopharmaceutiques sont en effet peu enclins à répondre à des sollicitations pour le développement de produits adaptés aux spécificités climatiques des Antilles, de la Guyane et de La Réunion. À titre d’exemple, un traitement destiné à l’ananas intéressera tout au plus une vingtaine de clients. Les procédures sont très longues et coûteuses. Cela explique pourquoi les territoires d’Outre-mer sont confrontés à de nombreuses impasses phytosanitaires par rapport à la métropole. Plus de 80 % des attaques touchant les productions végétales n’ont pas de réponse phytosanitaire.

Nous remplissons donc nos obligations et nos engagements volontaires de réduction des produits phytosanitaires dans un contexte compliqué. Nous y sommes largement contraints par la réalité que je viens d’exposer. Dans ces conditions, nous devons faire preuve de beaucoup d’imagination et d’innovation pour affronter les attaques des agresseurs. De surcroît, le prix de vente ne change pas. Nous nous efforçons de proposer une alimentation à un prix accessible, mais nous faisons face à la concurrence de pays dans lesquels les coûts de main-d’œuvre sont bien inférieurs aux nôtres et l’environnement juridique beaucoup plus souple. De ce fait, ces pays peuvent commercialiser sur le marché européen des produits à un prix bien plus bas que le nôtre.

Notre association ne demande pas de dérogations, ni un changement du cadre réglementaire ou législatif. Nous sommes bien conscients que la santé humaine et l’environnement sont en jeu et nous entendons rester dans le cadre européen et national.

Pour terminer, je voudrais m’arrêter sur un fait surprenant qui mérite réflexion. Les produits tropicaux commercialisés sur les marchés européens devraient afficher le même niveau de protection du consommateur et de la planète, quel que soit leur lieu de production. Force est de constater que ce n’est pas le cas. En effet, les produits agricoles provenant d’Amérique latine et d’Afrique présentent une teneur en produits phytosanitaires – donc un niveau d’endommagement de la planète – nettement supérieure à ceux des produits communautaires.

À cet égard, le cas des produits bio est particulièrement frappant. Il faut savoir que la législation communautaire distingue deux catégories de produits bio. La première regroupe les productions issues des pays de l’Union européenne, qui sont assujetties au cahier des charges communautaire. Il existe une deuxième catégorie de produits autorisés à porter le label bio : dès lors qu’un pays tiers considère que tel produit satisfait au cahier des charges communautaire, ce dernier se voit décerner une équivalence lui permettant d’être introduit sur le marché européen avec le label bio.

Ainsi, de nombreux produits cultivés dans les Drom ne peuvent pas afficher le label bio parce que leurs producteurs sont respectueux du cadre réglementaire européen. A contrario, des produits arrivant de pays tiers sont vendus avec l’étiquette bio alors qu’ils ont été produits dans des conditions moins vertueuses, y compris en matière d’usage de produits phytosanitaires. De ce fait, les producteurs d’Outre-mer soucieux des standards européens se trouvent exposés à une distorsion de concurrence, qui se rencontre dans de nombreux domaines. Cette difficulté majeure est mal perçue dans les Drom.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les chiffres que vous avez cités contrastent avec les données fournies par les représentants du Cirad et de l’Inserm. Ces derniers ont fait état d’une relative stabilité des ventes de produits phytosanitaires, malgré une baisse des quantités de substance active (QSA). Ils constatent une permanence du nombre de doses unités (Nodu) et pointent l’effet trompeur des herbicides en volume et en poids : la diminution des volumes peut dissimuler les effets plus toxiques de certains pesticides ou insecticides. Comment expliquer les écarts entre les résultats que vous nous avez présentés et les données émanant du Cirad et de l’Inserm ?

Monsieur Lombrière, je réagis à votre dernière remarque. Nous étions, hier même, en déplacement à Bruxelles. À cette occasion, nous avons interrogé la direction générale de la santé et la direction générale de l’agriculture sur le contrôle des produits aux frontières de l’Union européenne. D’après ces services, il s’agit d’un non-sujet puisque le niveau de contrôle des produits intracommunautaires et extracommunautaires est suffisant pour garantir le respect des limites maximales de résidus (LMR).

Or vos propos remettent en question cette affirmation. Faisiez-vous référence aux marges de tolérance pour les produits importés ou à un défaut du contrôle des LMR ? Ou peut‑être estimez-vous que les LMR ne permettent pas de bien tracer les modes de production ?

M. Arnaud Martrenchar. Les chiffres que je vous ai communiqués sont ceux transmis par les services territoriaux. L’indicateur des QSA présente des avantages et des inconvénients. Il en existe d’autres, tels que les indices de fréquence de traitement (IFT) et le Nodu. La difficulté majeure du Nodu tient au fait qu’il n’est pas territorialisé. Nous n’en connaissons pas l’évolution territoire par territoire. J’ajoute que la méthodologie appliquée pour calculer cet indicateur a évolué, ce qui complique les comparaisons. En effet, les autorisations non-agricoles sont désormais prises en compte, ce qui n’était pas le cas autrefois. Ce changement de périmètre s’est traduit par une hausse mécanique du Nodu. Les QSA ne tiennent pas compte de la toxicité du produit. Il est donc important de centrer l’analyse sur les produits les plus toxiques utilisés, mais je ne dispose pas présentement de cette information.

La situation de l’Outre-mer demeure problématique. Les agriculteurs ultramarins demandent des dérogations de 120 jours et font valoir que les solutions alternatives sont soit inefficaces, soit trop coûteuses. Nous sommes encore loin d’une généralisation de l’agriculture biologique à l’ensemble des surfaces de canne et de banane d’Outre-mer. La réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires est tout à fait notoire, en particulier dans la filière de la banane, avec une baisse de 70 % depuis plus de quinze ans.

Les producteurs de canne ultramarins comparent volontiers l’agriculture biologique à une forme d’esclavagisme. L’interdiction des herbicides implique en effet l’arrachage mécanique des adventices, qui est à la fois pénible et coûteux. Une bouteille de rhum agricole traditionnel coûte 20 à 22 euros. Par comparaison, une bouteille de rhum bio coûte environ 50 euros.

En dépit des investissements accordés à la recherche et de la volonté de trouver des alternatives, la situation actuelle ne peut pas être jugée satisfaisante. Le fait est qu’il n’existe pas de solutions alternatives permettant, pour un même coût, de se passer entièrement des produits phytosanitaires Outre-mer.

M. le président Frédéric Descrozaille. Les invités animant la table ronde précédente nous ont expliqué que la trajectoire des volumes vendus a atteint un seuil. Désormais, les ventes de produits phytosanitaires stagnent.

Vous avez d’ailleurs précisé dans votre introduction qu’il serait impossible d’atteindre les objectifs tant qu’une approche séparée de chaque culture serait privilégiée. Il convient donc d’adopter une démarche globale, impliquant une reconception des systèmes, sans quoi la prise de risque sur les récoltes n’est pas couverte.

Pensez-vous également qu’un seuil a été atteint, et qu’il n’est pas envisageable de franchir un nouveau cap dans la réduction du recours aux produits phytopharmaceutiques sans une transformation globale des systèmes agraires – rotations, schémas de commercialisation, calendrier agricole, etc. ?

M. Arnaud Martrenchar. D’après les informations dont je dispose, la situation est assez contrastée entre les différents territoires. En Guadeloupe, les QSA stagnent effectivement. En Martinique, les quantités continuent de baisser.

Selon l’institut de référence canne, créé en 1929, il est possible de réduire les produits phytosanitaires, mais pas de les supprimer complètement. Les nouvelles techniques génomiques devraient permettre de disposer de vitroplants résistants aux maladies mais, pour l’instant, nous ne parvenons pas à nous passer entièrement des produits phytosanitaires.

M. Benoît Lombrière. En réalité, ce sont surtout les herbicides dont nous ne pouvons pas nous passer dans les Outre-mer, en raison du climat tropical humide et de l’absence d’hiver. J’apporte cette précision pour mettre en avant les efforts colossaux entrepris ces vingt dernières années, avec la contribution d’organismes de recherche comme le Cirad. Ces avancées, qui concernent toutes les filières, doivent aussi être mises sur le compte de l’ingéniosité des producteurs.

Je vois mal ce qui permet d’affirmer que l’usage de produits phytosanitaires n’a pas diminué, alors que l’évolution sur les quinze dernières années est très marquante. De nombreuses solutions alternatives ont été déployées dans les champs, avec l’appui des centres de recherche. Je pourrai vous présenter mon interprétation des éventuels écarts après avoir écouté l’audition précédente.

Par ailleurs, les propos du délégué interministériel à la transformation agricole des Outre-mer pourraient laisser penser qu’il existe une culture de la dérogation. Je me dois de rectifier ces affirmations. Je rappelle que la task force Outre-mer a recensé pas moins de 140 attaques sur des productions végétales pour lesquelles il n’existe aujourd’hui aucune réponse.

La filière banane ne demande jamais de dérogation. La diversification organisée, encadrée par des cahiers des charges et des structures, permet de réduire l’usage de produits phytosanitaires, sans qu’il soit nécessaire d’obtenir des dérogations. En tout état de cause, ces dérogations ne peuvent être octroyées que dans le cadre d’une procédure strictement encadrée, celle des autorisations de mise sur le marché de 120 jours.

M. Dominique Potier, rapporteur. Monsieur Lombrière, pourriez-vous préciser vos remarques au sujet de la concurrence entre les produits tropicaux provenant de l’Union européenne et les produits extra-européens ?

M. Benoît Lombrière. Les LMR visent à s’assurer que le consommateur ne risque pas d’absorber un niveau excessif de produits phytosanitaires. Or, il faut savoir que la banane ne synthétise pas les produits vaporisés dessus. Le fruit commercialisé peut donc respecter les valeurs des LMR tout en ayant une empreinte désastreuse pour la planète. Les standards communautaires nous imposent des modes de production vertueux et c’est un grand avantage de notre agriculture tropicale pour le consommateur. En revanche, les fruits et légumes importés, même s’ils satisfont les LMR, causent des dégâts profonds à la planète.

L’organe chargé de commercialiser les bananes françaises de Martinique et de Guadeloupe achète aussi des bananes à des pays tiers. Nous sommes donc fréquemment amenés à nous déplacer dans ces pays producteurs, qui font un usage très intensif des produits phytosanitaires. Il serait intéressant que vous auditionniez un représentant de la filière banane pour prendre connaissance de son expérience sur la culture de bananes dans les pays tiers.

Cette situation n’est pas le résultat d’un détournement de la réglementation communautaire. Simplement, celle-ci a été adaptée pour autoriser la coexistence de deux systèmes d’agriculture biologique. Le système qualifié d’équivalent obéit à des standards différents du système conforme, mais respecte la législation communautaire. D’ailleurs, l’étiquette du produit porte la mention « EU » ou « non EU », inscrite en caractères minuscules. C’est bien le signe que ces deux produits n’ont pas les mêmes normes. Nous avions demandé à la Commission européenne d’adopter deux couleurs différentes pour que le consommateur puisse distinguer aisément les produits bio conformes des produits bio équivalents.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez évoqué très rapidement les usages orphelins, pour lesquels il n’existe pas de solutions, ces recherches n’intéressant pas les industriels. Quel est l’état des lieux en la matière ?

M. Benoît Lombrière. Il y a eu des avancées récentes, notamment dans les usages mineurs. Il n’en reste pas moins que les producteurs ont de plus en plus de mal à produire. Or, si nous souhaitons tenir les ambitions de souveraineté alimentaire fixées par les autorités, il faudra probablement assouplir la législation.

Je ne crois pas que nous ayons atteint une limite dans la trajectoire de diminution des produits phytosanitaires, sauf peut-être dans certaines filières. Je voudrais mentionner deux exemples encourageants de mesures permettant la résolution d’impasses phytosanitaires ou la réduction des produits phytosanitaires.

Je citerai en premier lieu l’utilisation des drones dans l’agriculture, pour toutes les cultures sous frondaisons. Cette technologie réduit les risques d’exposition et de blessures pour l’applicateur, mais aussi les volumes de produits utilisés. Des expériences sur la filière de la banane, dans le cadre de la loi Egalim, ont mis en évidence une réduction de 40 % de la quantité de fongicides pulvérisés. Pour l’instant, la France a choisi de ne pas faire usage des dérogations accordées par la Commission européenne. En tout état de cause, cet axe mériterait d’être approfondi si nous entendons poursuivre la réduction des produits phytosanitaires. Les drones permettent de réduire le recours à ces substances sans perte d’efficacité.

Le deuxième exemple porte sur les nouvelles technologies de sélection ou NGT (New Genomic Techniques). Si ces dernières n’apportent pas de solution à la problématique de l’enherbement, elles permettent de résoudre la quasi-totalité des autres difficultés. Les NGT consistent, non pas à introduire un organisme extérieur dans l’organisme à traiter, mais à « éteindre » dans une séquence génique les gènes permettant à la maladie de se fixer sur la plante. Si cette technologie très prometteuse porte ses fruits, il n’y aura plus beaucoup d’obstacles à la généralisation de l’agriculture biologique dans les Outre-mer. C’est pourquoi nous demandons que la catégorie 1 des NGT – qui, d’après la Commission européenne, pourrait apparaître en milieu naturel par l’effet des hybridations – soit considérée comme production bio. De surcroît, cette mesure permettrait de limiter l’écart de compétitivité entre le bio communautaire et le bio importé.

Ces deux cas montrent qu’il reste des marges pour continuer à réduire le recours aux produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les NGT pourraient effectivement contribuer à réduire l’emploi de fongicides et d’insecticides. En revanche, il n’existe pas de solution de cette nature pour la réduction des herbicides, qui constituent une préoccupation majeure eu égard aux quantités utilisées. Il s’agit donc de revoir intégralement le mode de culture. Cette petite révolution, qui permettrait de qualifier la France sur des productions à plus haute valeur ajoutée dans le commerce mondial, est-elle à notre portée ? Le fait est que certaines molécules vont être retirées.

M. Arnaud Martrenchar. Je tiens à apporter une précision à mes propos. Les dérogations demandées par les agriculteurs ne concernent jamais des produits interdits par la Commission européenne. Elles portent sur des produits dont le principe actif est autorisé par Bruxelles, mais sans autorisation de mise sur le marché pour la culture en question.

S’agissant des usages orphelins, 75 % des usages – c’est-à-dire le couple culture/maladie – étaient dépourvus de solution en outre-mer. Grâce au travail conduit par une commission dédiée, ce pourcentage a pu être abaissé en deçà de 50 %. La task force Outre-mer s’efforce de poursuivre cette démarche.

Les NGT ne résoudront pas le problème des herbicides, à moins de parvenir à mettre au point des variétés à croissance très rapide. Différentes alternatives sont à l’étude : le désherbage mécanique, la modification des méthodes de culture, la couverture du sol par des bâches résorbables ou des plantes de couverture, le traitement thermique ou encore le traitement laser. S’y ajoute l’évolution des méthodes de culture agronomiques. Dans les plantations de canne, le désherbage mécanique a montré son efficacité en inter-rang, mais il n’est pas possible à l’intérieur du rang, faute de place pour les équipements. Dans le rang, seul le désherbage manuel est possible. Des travaux se poursuivent au sein des instituts de recherche pour tenter de faire évoluer les méthodes agronomiques.

M. Benoît Lombrière. La transition a déjà été opérée dans les filières possédant un modèle économique à même de supporter ces investissements. Il suffit de visiter une bananeraie aux Antilles pour mesurer l’ampleur du chemin parcouru en l’espace d’une quinzaine d’années : la densité à l’hectare a été divisée par deux ou trois, de sorte qu’il faut maintenant protéger les bananes des griffures des colibris. Les champs de banane présentent aujourd’hui une biodiversité remarquable.

Je ne pense pas qu’il faille bouleverser les pratiques de fond en comble. Il s’agit surtout de poursuivre les évolutions engagées, à l’instar des actions menées par la filière de la banane. La difficulté concerne surtout l’accompagnement des filières moins organisées, ou ayant une masse de production insuffisante pour financer l’appui des centres de recherche : comment les aider à opérer leur transition tout en préservant leur modèle économique ?

M. le président Frédéric Descrozaille. Pouvez-vous nous donner un exemple de dérogation accordée aux agriculteurs ?

M. Arnaud Martrenchar. Les producteurs de canne à sucre ont récemment reçu une dérogation de 120 jours pour utiliser un herbicide autorisé en Hexagone dans la culture rizicole, mais non autorisé dans la canne à sucre. Il s’agit du Loyant. Cette situation s’explique par le fait que l’industrie phytopharmaceutique n’a pas effectué d’essais sur la canne à sucre, les volumes vendus étant jugés inintéressants.

M. le président Frédéric Descrozaille. Ces demandes de dérogation sont-elles adressées à l’autorité française de mise sur le marché ?

M. Arnaud Martrenchar. L’autorisation est délivrée par le ministère de l’agriculture aux professionnels l’ayant demandée. Ces derniers peuvent ainsi commander le produit souhaité auprès du fournisseur.

M. Benoît Lombrière. Il s’agit de la procédure métropolitaine habituelle. J’ajouterai qu’en l’espèce, le terme « dérogation » me paraît impropre. Mieux vaut parler d’autorisation temporaire de mise sur le marché. D’ailleurs, il me semble que la procédure se déroule sous le contrôle de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur Lombrière, en tant que députée du Finistère, je tenais à vous faire part de mon attachement à la reconnaissance des spécificités territoriales – tout particulièrement dans le domaine agricole. De quelle manière votre groupement de filières appréhende-t-il les travaux de l’Anses ? Quel regard portez-vous sur les décisions prises pour l’autorisation ou l’interdiction de produits ? Est-il possible d’améliorer l’accompagnement de la décision scientifique, dans les Outre-mer, pour éviter le recours systématique aux dérogations en cas de difficulté dans une filière ?

Par ailleurs, l’industrie agroalimentaire en Outre-mer génère un chiffre d’affaires global de 2 milliards d’euros et représente 7 700 emplois. L’économie ultramarine est fortement dépendante du secteur agricole. Comment envisagez-vous la transition vers une réduction du recours aux produits phytosanitaires, tout en maintenant la viabilité de cette économie dans des territoires où le niveau de vie est sensiblement inférieur à celui de l’Hexagone ? Existe-t-il une stratégie en la matière ?

M. Benoît Lombrière. Je précise qu’il n’existe pas de processus structurel de dérogation ni de recours systématique à la dérogation en cas de difficulté. En réalité, les demandes de dérogation sont très peu nombreuses. Les agriculteurs mobilisent en priorité des solutions alternatives. Ils doivent souvent faire preuve d’une grande ingéniosité, supérieure à celle observée en métropole.

Nous n’avons pas de perception de l’Anses. Il revient aux pouvoirs publics de définir l’organisme à même de protéger au mieux la santé des consommateurs et l’environnement, tout en conciliant ces impératifs avec une réalité économique et une volonté de souveraineté. Pendant longtemps, cet équilibre avait été confié à la direction générale de l’alimentation (DGAL) du ministère de l’agriculture. Stéphane Le Foll a pris la décision de placer l’essentiel de cette procédure sous le contrôle de l’Anses. Nous ne pouvons reprocher aux chercheurs de l’Agence de faire leur travail. La question porte plutôt sur l’équilibre entre la prise de risque raisonnable et la souveraineté économique du territoire. Il appartient au législateur de décider s’il y a lieu de déléguer l’ensemble de la procédure à un service chargé d’évaluer les risques ou s’il est préférable de recentraliser une partie de la décision. Il est certain que tant que ce processus sera piloté par l’Anses, l’attention se portera davantage sur la prévention du risque que sur la problématique de la souveraineté alimentaire.

Enfin, s’agissant de l’industrie agroalimentaire de l’Outre-mer, le chiffre que vous avancez me paraît surprenant. Ces 2 milliards d’euros correspondent peut-être au chiffre d’affaires global du secteur agricole. La valorisation des produits primaires et leur transformation sont l’une des difficultés majeures en Outre-mer.

Par ailleurs, vous avez mis en avant la difficulté à tenir compte de la réalité économique, en insistant sur la nécessité de maîtriser les prix des produits pour que les agriculteurs puissent vivre des fruits de leur travail. J’ai déjà répondu partiellement à cette question. À côté des engagements volontaires, les producteurs bénéficient d’aides publiques pour réduire les écarts de coût. Le principal dispositif pour l’Outre-mer est le Programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (Posei), avec son complément, le Ciom. Des aides à l’investissement sont aussi prévues par l’État dans le cadre du Feader et du plan France 2030. Malheureusement, elles sont difficilement mobilisables par l’Outre-mer car elles nécessitent une trésorerie importante en phase 1 et pendant près de 18 mois, dans l’attente des remboursements.

Il existe différentes solutions telles que les drones et les NGT, mais force est de constater que la situation reste très difficile. Nous n’entendons pas pour autant suspendre les recherches de solutions alternatives.

M. Arnaud Martrenchar. J’ajoute que le Gouvernement est résolu à soutenir fermement ces filières agricoles. Il y a moins d’un mois, la Cour des comptes jugeait ce soutien très important et même supérieur à la valeur de la production. Notre préoccupation principale est bien de sauvegarder l’ensemble des emplois liés à ces filières.

M. Dominique Potier, rapporteur. Portez-vous une attention particulière à la question de la ressource en eau et de la potabilité, au regard des concentrations de pesticides liées aux épisodes de stress hydrique ou, au contraire, à de fortes intempéries ?

Par ailleurs, le fonds Phytovictimes a permis la reconnaissance de certaines pathologies comme maladies professionnelles et l’amélioration de la prise en charge des victimes. À votre avis, ce fonds remplit-il pleinement son rôle ?

M. Arnaud Martrenchar. L’hydraulique agricole est une composante majeure de la souveraineté alimentaire. Elle bénéficie de l’appui de l’État, à travers le Feader ou le plan France 2030. Les territoires exposés à des épisodes de sécheresse récurrents et aggravés sont concernés au premier chef. Le fait est que nous constatons des concurrences d’usage entre l’eau agricole et l’eau potable. Des agriculteurs de Guadeloupe nous rapportent que leurs réserves d’eau agricole ont été dérivées pour alimenter, après traitement, les populations en eau potable. Ils sont forcés d’accepter ces pratiques, même si elles les mettent en difficulté.

Il existe un plan Eau dédié aux territoires d’Outre-mer, et un séminaire sur l’adaptation au changement climatique de l’agriculture d’Outre-mer se tiendra du 23 au 25 octobre 2023 en Guadeloupe. Sans un travail approfondi sur la question de l’eau agricole, il est inutile de se fixer des objectifs ambitieux en matière de souveraineté alimentaire.

Pour répondre à votre question sur le fonds d’indemnisation des victimes de produits phytosanitaires, ouvert récemment, sachez que le bilan dont nous disposons fait apparaître une augmentation du nombre de dossiers d’indemnisation. Les agriculteurs d’Outre-mer sont d’ailleurs aidés dans la constitution de leur dossier par l’association Phytovictimes, dont nous avons appuyé l’installation. Je pourrai vous transmettre le bilan, qui est public.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci de votre disponibilité et du temps que vous nous avez consacré pour nous aider à comprendre la spécificité des Outre-mer dans le cadre de cette mission. Je vous souhaite une bonne journée.


21.   Audition de Mme Sandrine Hallot, directrice du pôle produits, marché et services de la Fédération du négoce agricole (FNA), M. Bernard Perret, négociant agricole et M. Nicolas Charpentier, négociant agricole (mardi 10 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Je suis heureux d’ouvrir cette audition de la commission d’enquête sur la réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques. Je demande à nos interlocuteurs de bien vouloir nous excuser par avance. Comme vous le constatez, très peu de députés sont présents, en raison d’une actualité grave et inédite, qui nous imposera de suspendre l’audition après 45 minutes, afin que nous puissions être dans l’hémicycle pour la minute de silence qui se tiendra à quinze heures.

Nous auditionnons aujourd’hui trois représentants du négoce agricole. En 2018, a été votée la séparation de la vente et du conseil. Sur le papier, c’était une idée qui se justifiait pleinement. Il apparaît aujourd’hui que c’était peut-être une fausse bonne idée. Il se trouve que le rapporteur connaît très bien cette question, pour avoir été corapporteur, avec Stéphane Travert, ancien ministre, d’une mission sur ce sujet. Les membres de la commission seront éclairés sur le rapport qu’ils ont élaboré. Il nous semble important de savoir comment vous avez vécu cette évolution législative et, plus généralement, quel regard vous portez sur cette politique de réduction de l’usage des produits phytosanitaires lancée avec le Grenelle de l’environnement, dont nous constatons aujourd’hui qu’elle a échoué.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Sandrine Hallot et MM. Bernard Perret et Nicolas Charpentier prêtent serment.)

M. Bernard Perret, négociant agricole. La Fédération du négoce agricole est une association d’entreprises privées et de filiales de coopératives. Ce sont des entreprises patrimoniales, issues de plusieurs générations de négociants, d’entrepreneurs locaux sur les territoires. Nous pesons pour un tiers de la collecte nationale, c’est-à-dire des achats de produits agricoles aux agriculteurs, en vue de les stocker et de les faire valoir sur le marché auprès des transformateurs. Nous représentons aussi 40 % du marché de l’approvisionnement, c’est-à-dire de la vente des intrants nécessaires aux productions agricoles. Il s’agit des fertilisants, produits de protection des plantes, semences, piquets, palissage, plastiques ; bref, tout ce qui permet à nos agriculteurs d’avoir de belles récoltes, en quantité et en qualité, sans oublier nos éleveurs.

Pour ma part, je suis négociant sur un grand quart sud-est, dans le triangle Lyon-Montpellier-Nice, et également présent en Corse. Les cultures dominantes sont la vigne, l’arboriculture et le maraîchage ; relativement peu de grandes cultures. Ces territoires permettent, par les cultures et la climatologie, de développer des biosolutions. Dans mon chiffre d’affaires, je vends plus de 40 % de biosolutions ou produits de biocontrôle. Environ 30 % de nos agriculteurs sont en agriculture bio. Le climat le permet : nous avons du vent, du soleil et peu d’humidité. Surtout, nous avons la volonté de nous engager dans une démarche progressiste, parce que les agriculteurs sont souvent en contact direct avec le consommateur, qui pose des questions sur les pratiques ou l’utilisation de pesticides. Nous sommes une courroie de distribution entre les fabricants et les fournisseurs et nous agissons en fonction des attentes du marché.

Je suis à la tête de l’entreprise familiale depuis quarante ans, qui était toute petite au début. Nous sommes aujourd’hui 620 salariés, dont 120 personnes sur le terrain au quotidien pour dialoguer avec les agriculteurs et voir quelles sont leurs problématiques.

M. Nicolas Charpentier, négociant agricole. Mon secteur est celui des Hauts-de-France. Notre négoce est de quatrième génération. Le gros du travail consiste à valoriser la récolte de nos agriculteurs : nous cherchons la qualité pour mieux valoriser et mieux payer nos agriculteurs. Nous avons une dominante céréalière, mais pratiquons aussi la culture industrielle, les légumes, etc.

Un changement assez profond est intervenu il y a un quelque temps dans les pratiques agricoles. La perte de certaines molécules nous a incités à nous tourner vers des méthodes alternatives. Nos équipes sur le terrain dispensent des formations agronomiques. Nous aidons les agriculteurs à prendre conscience de certaines valeurs, à mieux connaître le fonctionnement du sol et des plantes. Nous constatons une envie du monde paysan de changer de méthodes. Les agriculteurs veulent avoir autre chose à proposer, changer d’image. Ils sont donc assez à l’écoute de tous ces changements.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pour nous, il est important d’avoir une idée de l’évolution du poids de la vente de produits phytopharmaceutiques dans le cadre des activités de négoce, par rapport au reste, depuis une quinzaine d’années. Comment vous adaptez-vous à l’objectif de réduction de l’usage des produits phytosanitaires ? Quels produits et services proposez-vous à vos clients ? Qui couvre le risque d’un changement de pratiques susceptible d’impacter les récoltes en termes de qualité et de quantité ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Mes questions portent sur la séparation de la vente et du conseil. Vous avez déclaré, dans le cadre des auditions de la mission flash que j’ai conduite avec Stéphane Travert, que c’était une fausse bonne idée et que les moyens n’étaient pas adaptés. Pourriez-vous redire, devant cette commission d’enquête, ce qui a changé pour le négoce agricole avec la mise en œuvre de cette séparation, et les raisons pour lesquelles les acteurs ont massivement choisi la vente plutôt que le conseil ? La direction générale de l’alimentation (DGAL) du ministère de l’agriculture nous dit qu’elle avait été surprise par ce choix. Ce n’était pas dans le plan initial ; le Gouvernement s’attendait à des proportions de l’ordre de 30 % pour la vente et 70 % pour le conseil, ou 50 % pour chaque activité, mais pas 99 % pour la vente et 1 % pour le conseil.

Pouvez-vous dire en toute franchise, pour aider la commission à établir la vérité, de quelle manière vous établissez la frontière entre ce qui relève de l’information sur le produit et ce qui relève du conseil, que vous n’avez désormais plus le droit de proposer ?

Enfin, quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans la relation avec les agriculteurs, du fait de cette séparation ?

M. Bernard Perret. En 2003, je réalisais un chiffre d’affaires consolidé de 203 millions d’euros, dont 166 millions d’euros sur les produits phytosanitaires. L’année dernière, j’étais 250 millions de chiffre d’affaires, pour 44 millions d’euros sur les produits phytosanitaires. En encore, l’année 2003 était celle de la canicule : quand il fait chaud et sec, on utilise moins de produits. À cette époque, on établissait des programmes de traitement de manière quasi systématique ; on ne s’interrogeait pas sur le climat ou la pression maladie.

Au début des années 2010, on a évolué vers un itinéraire technique. En fonction de la pression et du stade végétatif, on utilisait tel ou tel produit. On laissait quand même une part à l’analyse de la situation pour savoir s’il fallait traiter ou pas.

Aujourd’hui, on établit des catalogues pour exposer à nos clients l’ensemble des solutions possibles, pas forcément en fonction des stades, et on apporte des ajustements en fonction des demandes. Il revient à l’agriculteur de faire son choix. Dans toutes les situations, l’agriculteur reste souverain puisque c’est lui qui applique le produit et qui en a la charge dans son compte d’exploitation. Il décide de dépenser 50, 60 ou 100 euros à l’hectare quand il commence à traiter, selon ses objectifs. Nous lui apportons la solution technico-économique qui lui semble la plus adaptée.

M. Nicolas Charpentier. Pourquoi avons-nous choisi la vente ? Cela fait bientôt cent ans que nous faisons de la vente dans notre entreprise ; il en va de même pour la plupart des négociants et coopératives : la vente correspond à leur quotidien. Nous ne vendons pas seulement des produits de protection des plantes, nous vendons aussi des aliments, des semences, des couverts végétaux, des intrants, de la fertilisation foliaire, etc. Nous disposons d’une palette très large de produits à proposer à nos agriculteurs. Récolter une céréale nécessite d’abord de la semer, de la désherber, de la réguler. C’est vraiment un suivi sur toute la campagne. Ne faire que du conseil n’entre pas dans nos gènes. Nous avons toujours accompagné nos clients dans leur approvisionnement. Ils vont commencer le désherbage d’automne parce que les solutions de printemps ne fonctionnent pas très bien et ce désherbage va permettre de réduire la population des adventices.

Nous avons avec les agriculteurs un lien beaucoup plus fort qu’une simple relation commerciale ; nous connaissons leurs exploitations, leur assolement, leur famille. La séparation du conseil et de la vente a été dure à accepter, aussi bien pour nous que pour les agriculteurs. Dès qu’ils ont besoin de quelque chose, ils nous le demandent. Sur le terrain, on trouve la chambre d’agriculture, parfois des conseillers indépendants, mais ils ne sont pas assez nombreux. En discutant avec les responsables des chambres, on constate un manque de ressources humaines et financières pour mettre en place cet accompagnement.

Pour nous aussi, sociétés, recruter des vendeurs est une opération compliquée. Il faut donner envie aux jeunes ou aux moins jeunes de vendre des pesticides. Ce mot ne fait pas rêver. Quand on parle de produits de protection des plantes et de solutions de biocontrôle ou de biostimulation, le discours s’en trouve un peu changé et l’écoute se révèle meilleure. Néanmoins, les difficultés de recrutement demeurent. C’est valable dans tous les métiers, pas seulement dans le secteur agricole.

M. Bernard Perret. Je crois que seuls deux distributeurs ont choisi la voie du conseil. La vente de produits phytosanitaires est totalement intégrée dans nos activités ; même si cela pèse moins dans mon chiffre d’affaires, cela représente toujours 18 %. Pour les entreprises qui ont fait le choix du conseil, comme Euralis, la vente était une activité beaucoup plus marginale : on parle de 40 millions d’euros sur un peu plus d’un milliard de chiffre d’affaires. Le modèle économique n’est pas impacté lorsqu’on s’affranchit d’un petit pan de son activité. La vente de produits phytosanitaires fait partie intégrante de notre modèle. Elle doit représenter en moyenne 30 % des ventes, ce taux pouvant se monter à 50 ou 60 % pour certaines cultures. Nous ne pouvons pas dire que nous avions le choix. Il était impossible de choisir le conseil pur et dur, d’autant plus qu’il n’existe pas de modèle économique autour du conseil, encore aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’était cohérent et ça tombait sous le sens.

M. Bernard Perret. Économiquement, oui. C’est comme demander la vente à perte des carburants. On finit par se heurter à un mur, car il n’y a pas de modèle économique.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’État n’a pas été au rendez-vous pour la mise en place du conseil stratégique. Il n’a pas organisé le déploiement de conseillers indépendants consulaires ou privés. Il s’est dit surpris par le choix du négoce et des coopératives. Mais vous dites qu’il n’y avait pas de quoi être surpris. C’est un élément important.

Mme Sandrine Hallot, directrice du pôle produits, marché et services de la FNA. Je pense qu’il sera intéressant de reprendre les contributions que nous avons pu faire sur les différents projets de textes instaurant la séparation du conseil et de la vente. Elles pourraient éclairer la commission sur la teneur des discussions à l’époque.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez largement alerté le ministère sur le fait que les négoces choisiraient la vente.

Mme Sandrine Hallot. Des contributions en ce sens ont été faites lors des consultations sur les projets de textes. Comme vous l’avez souligné, la limite et les contours du modèle envisagé étaient perçus comme flous. Les entreprises que nous représentons ne parvenaient pas à se projeter dans un tel modèle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous êtes responsables de ces entreprises. Lorsque vous donnez des consignes à vos salariés, vous leur dites de donner des informations sur l’usage des produits mais de ne pas faire du conseil de préconisation. Avez-vous trouvé le moyen d’expliquer cela à vos vendeurs ? Ou en réalité, la frontière est-elle tellement floue qu’elle est sans arrêt franchie dans un sens et dans l’autre ? Comment avez-vous assumé cette contrainte imposée par la loi ?

M. Nicolas Charpentier. Ça a été un grand bouleversement pour les coopératives et le négoce. Du jour au lendemain, on arrête de conseiller, on se limite à la vente. Nous avons des catalogues, nous proposons différentes solutions, nous avons des résultats d’essais de firmes ou des résultats d’essais réalisés dans nos groupes, validés par des sociétés indépendantes. La démarche ne va pas plus loin, il revient à nos clients de faire leur choix. C’est là toute la difficulté. Le client ne sait pas si la solution A est meilleure que la solution B ou C. Auparavant, nous pouvions l’orienter, car nous connaissions ses problématiques et l’efficacité des produits. Notre quotidien est un mal-être, car nous sommes toujours à la limite de franchir la frontière.

M. Dominique Potier, rapporteur. Feriez-vous vôtre la formulation suivante : si vous refusez le conseil, vous mettez l’agriculteur mal à l’aise et si vous donnez ce conseil, vous vous mettez hors-la-loi ?

M. Nicolas Charpentier. Nous sommes d’accord. Le client ayant besoin d’un conseil ne sait pas vers qui aller en raison du manque de conseillers indépendants. Il ne sait pas où aller chercher l’information : sur Internet, sur le site de l’Inrae ou ailleurs ? Ce n’est pas aussi réactif que ce que nous proposions.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle est la proportion des agriculteurs qui, privés du conseil des vendeurs, se sont tournés vers les conseillers des chambres consulaires ou des centres techniques, se sont documentés sur Internet, ont suivi un stage de formation ? Parlons-nous de 5 %, de 10 %, de 30 % ? Qu’en est-il pour les autres ? Continuent-ils à bénéficier des conseils officieux des vendeurs ?

M. Nicolas Charpentier. Il n’existe pas de statistiques, mais un responsable de chambre d’agriculture m’a affirmé que le périmètre des clients du conseil n’a pas évolué massivement depuis la séparation de la vente et du conseil.

M. Dominique Potier, rapporteur. Y a-t-il eu des demandes vers les organismes de développement et de recherche ? Soit la situation s’est arrangée de façon officieuse avec les vendeurs, soit les gens se sont débrouillés. C’est l’un ou l’autre car il y a, en tout état de cause, peu de conseillers indépendants, consulaires ou privés.

M. Bernard Perret. Nous pouvons encore proposer un peu d’accompagnement dans le cadre des certificats d’économie de produit phytosanitaires (CEPP), pour combler le mal-être dont Nicolas vient de parler. Cela renforce notre lien avec l’agriculteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous pose ma question avant la suspension de séance pour que vous puissiez préparer votre réponse. La FNA a été, en 2015, l’auteure d’un recours devant le Conseil d’État pour dénoncer un décret d’application d’une loi de 2014, relatif aux CEPP. Aujourd’hui, vous faites du CEPP, comme les coopératives, un argument pour retrouver votre capacité à conseiller. Vous pouvez accompagner la transition agroécologique dès lors que vous êtes en mesure de conseiller, cela va de soi. Mais à l’époque, vous aviez déposé un recours pour dénoncer les CEPP – recours qui avait contribué à enliser la dynamique. Comment expliquer ce revirement ? Soit c’est une conversion, soit vous aviez de bons arguments. Quand on vous a proposé cette mission en 2014, vous aviez refusé parce que les CEPP s’accompagnaient d’une obligation de résultat et d’une sanction financière en l’absence de réduction des pesticides au profit de solutions alternatives, comme le biocontrôle mécanique ou génétique.

L’audition est suspendue de quatorze heures quarante-cinq à quinze heures quinze.

M. Bernard Perret. La FNA avait attaqué le principe initial, parce que nous estimions qu’il était injuste d’imposer une obligation de résultat pour le négociant alors que l’arbitrage final revient toujours à l’agriculteur. En outre, il y avait une sanction financière relativement lourde, à 5 euros le CEPP manquant – mon objectif était de cent mille, la sanction pouvait donc atteindre les 500 000 euros à terme.

Nous préférons le système actuel, qui pose une obligation de moyens. Nous faisons la promotion des actions CEPP et nous constituons nous-mêmes des actions nouvelles à ajouter au catalogue parce qu’il n’y en aura jamais assez.

Aujourd’hui, nous faisons cent-un-mille CEPP et nous sommes un peu plus rassurés sur le fait d’entrer dans cette démarche d’obligation de moyens et de promotion de ces actions. L’arbitre reste l’agriculteur. Il faut le motiver, et non le sanctionner, en l’incitant à choisir nos solutions CEPP, qui ne sont pas forcément les plus rassurantes à ses yeux, ni les plus économiques. Il faut l’aider, re-flécher la redevance pour pollution diffuse (RPD), qui est une sanction, vers quelque chose qui pourrait être motivant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous proposez d’augmenter la RPD ?

M. Bernard Perret. Non, je parle de re-flécher la RPD vers une utilité.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il était important que vous exprimiez la raison de l’opposition de la FNA à cette obligation de résultat, alors que les négociants ne sont pas les décisionnaires ultimes. Pour autant, vous êtes un influenceur important et il me semble que la question pouvait légitimement être posée.

Nous avons eu connaissance d’un rapport du conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) produit en février dernier, qui pose le constat de l’échec de la séparation de la vente et du conseil. Il faut aujourd’hui trouver une sortie. Il faut trouver les moyens de garantir l’indépendance du conseil tout en remobilisant les acteurs économiques. Quelle serait la proposition de la FNA, pour ne pas retomber dans la situation antérieure à la séparation du conseil ?

M. Nicolas Charpentier. Le fait de créer une deuxième société pour séparer le conseil de la vente n’est pas vraiment une solution, dans le sens où cela alourdit vraiment la démarche. Nous parlions de CEPP. Il faut savoir en tête que les solutions sont en réalité combinatoires. Dans chacune de nos sociétés, nous pouvons augmenter notre taux de CEPP si nous sommes en mesure de les combiner avec un conseil phytosanitaire adapté. S’il faut en plus créer une deuxième société, recruter de nouvelles personnes, la démarche n’est pas réalisable à notre niveau.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour la bonne compréhension des commissaires, je me permets de préciser que cette séparation opérationnelle est une des préconisations formulées par la mission flash. Il s’agit de sortir de la séparation capitalistique et de procéder à une séparation opérationnelle. Cette solution vous paraît complexe et susceptible d’aboutir à une impasse s’agissant du recrutement de conseillers spécifiques qui ne soient pas des vendeurs. Avez-vous d’autres propositions ?

M. Bernard Perret. Le conseil stratégique doit rester à part, mais il faut nous rendre la faculté de faire du conseil spécifique sur l’intégralité des solutions, car nous avons la proximité nécessaire avec les agriculteurs. Il faudrait peut-être accroître le niveau d’exigences vis-à-vis de ceux de nos agents que nous allons certifier « conseil ». En revanche, je ne pense pas qu’on puisse envisager de séparer complètement l’activité de conseil de l’activité de vente au sein de nos structures, comme l’a dit Nicolas Charpentier. Les agriculteurs auraient affaire d’un côté au commercial, de l’autre au conseiller. Les jeunes que nous recrutons aujourd’hui viennent car ils sont motivés par le virage que nous sommes en train de prendre. Il faudrait donc pouvoir avoir des technico-commerçants avec un niveau d’exigences renforcé ; on pourrait par exemple leur demander un certiphyto tous les deux ans, au lieu de tous les cinq ans. Nous sommes quand même dans une phase d’accélération. Les grandes firmes phytopharmaceutiques rachètent des petites entreprises qui proposent des solutions de biocontrôle. Des solutions arrivent sur le marché et nous devons avoir la faculté de les promouvoir. Nos clients doivent avoir la faculté de les comprendre. C’est une construction commune. Les fermes des 30 000 sont une bonne initiative mais la distribution en a été écartée. J’ai une de ces fermes qui a été bâtie avant que ce ne soit le cas ; nous avons commencé avec sept agriculteurs et aujourd’hui, nous en avons dix-sept. Je ne suis pas sûr que c’était une bonne idée d’en écarter la distribution.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec des formations Ecophyto plus fréquentes pour vos conseillers, vous êtes encore dans une obligation de moyens. L’une des propositions de la mission que j’ai conduite avec Stéphane Travert vise à rétablir la sanction des CEPP en contrepartie d’une réintégration partielle du conseil. On reviendrait donc à une obligation de résultat. Les bons résultats que vous avez obtenus dans la réduction de la vente de produits phytosanitaires, Monsieur Perret, vous encouragent-ils à penser que les attendus de la loi 2014 n’étaient pas si inaccessibles que cela ?

M. Bernard Perret. En maraîchage, il existe de nombreuses solutions. Nous n’utilisons pratiquement plus de pesticides sous serre. Pourquoi ? C’est un milieu clos et fermé, que nous maitrisons en lâchant des prédateurs et en maîtrisant les maladies. Dès que les distributeurs ont plus de cultures de vigne ou de maraîchage, tout devient plus facile, parce qu’il y a un catalogue d’actions CEPP qui permet d’atteindre les objectifs. Mais les chiffres de j’évoquais sont une moyenne sur l’ensemble de mes filiales ; certaines sont nettement en deçà de ce résultat.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous partez à chaque fois d’exemples plutôt vertueux, mais nous aimerions avoir une vision plus globale de la FNA. La marche à franchir pour obtenir la baisse de CEPP telle qu’était prévue dans la loi de 2014 vous paraît-elle infranchissable ? Il semble peu probable que l’on revienne sur la séparation du conseil et de la vente sans parler de l’obligation d’obtenir des résultats en termes de baisse des produits phytosanitaires. Le levier du commerce reste très important ; la puissance publique ne voudra pas y renoncer. 

Vous avez dit votre crainte de créer deux sociétés et de séparer les métiers. J’entends cet argument. Sur les CEPP, êtes-vous prêts à un nouveau contrat avec la Nation, qui dirait que vous allez être acteurs et, le cas échéant, sanctionnés, en l’absence de réduction de l’usage des produits phytosanitaires au profit d’alternatives que vous pourriez vous-mêmes commercialiser ? Vous avez donné des exemples de solutions alternatives.

M. Nicolas Charpentier. Dans les grandes cultures, c’est un peu moins idyllique que dans le maraîchage, la vigne et l’arboriculture. Le nombre de fiches CEPP disponibles n’est déjà pas équilibré. Nous n’avons pas autant de solutions que de cultures. Nous créons aussi des fiches : la Fédération intègre un incubateur de fiches CEPP. Nous faisons aussi de la formation sur le terrain, par exemple pour le stockage de céréales sans insecticides. Nous essayons de nous donner les moyens avec ce que nous avons. Mais il ne faut pas oublier que de nombreux négociants n’ont pas du tout les taux de CEPP que nous pouvons avoir, dans mon entreprise ou dans celle de M. Perret. Dans les secteurs d’élevage, les rotations sont moindres et plus difficiles. Ils sont un peu loin de leurs objectifs. Il faut pouvoir discuter et trouver une voie qui convienne à tout le monde.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il est avéré que les plans Écophyto I et II n’ont pas atteint leurs objectifs. Vous avez dit, à raison, que vous faites partie des acteurs qui sont le plus en proximité des agriculteurs, lesquels sont les décisionnaires ultimes. D’après vous, comment expliquer que ces politiques publiques aient à ce point échoué ?

Mme Sandrine Hallot. Depuis la séparation du conseil et de la vente, nous faisons face à une situation d’incohérence entre les différentes politiques publiques. Nous sommes la courroie de transmission et nous constatons une inadéquation entre les injonctions, parfois contradictoires, et le besoin qui remonte du terrain d’un accompagnement fort et d’une levée de l’aversion aux risques, comme vous avez pu l’évoquer.

Un arrêt du Conseil d’État a été rendu en juillet dernier sur une affaire liée aux CEPP et à la séparation de la vente et du conseil. En tant que fédération, nous ne savons plus quoi recommander aux négociants. Nous avons d’un côté une obligation de promouvoir les CEPP de manière très active, ce qui est plutôt un bon point. L’obligation de moyens bien structurée est bien perçue et produit des résultats encourageants. Mais, par ailleurs, l’avis du Conseil d’État nous interdit de conseiller tout ce qui est en relation avec les produits phytosanitaires dans le cadre des CEPP – notamment les produits de biocontrôle. Dans ce contexte, nous sommes complètement bloqués pour accompagner la transition agro-écologique des agriculteurs.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je ne voudrais pas que l’on se focalise sur la séparation de la vente et du conseil. C’est un vrai sujet, mais cette séparation date de 2018 alors que nous parlons de politiques publiques qui ont été lancées dix ans plus tôt. Que s’est-il passé ? Tout l’échec ne vient pas de la séparation de la vente et du conseil.

Si nous pensons que c’est dans la proximité que le conseil est le plus efficace, et puisque vous avez été des témoins privilégiés des quinze dernières années, comment expliquez-vous que cela n’ait pas marché à ce point ? Monsieur Perret, vous avez donné des chiffres qui m’impressionnent sur la vente de produits phytosanitaires en proportion de votre chiffre d’affaires, mais c’est votre entreprise. Il est avéré qu’au niveau national, les ventes n’ont absolument pas baissé. Le marché des produits phytopharmaceutiques ne s’est pas effondré du tout depuis quinze ans.

M. Bernard Perret. Mes confrères locaux sont sûrement dans la même situation que moi. Tout dépend de notre faculté à proposer des solutions qui apportent une viabilité au client. Un de mes fournisseurs s’est recentré sur les biosolutions – biostimulants et biocontrôles. C’est une petite entreprise française, De Sangosse. Il voit ce qui se passe à l’étranger et a investi dans des filiales en Amérique du sud et Amérique du nord. Il nous dit que s’il pouvait apporter les solutions autorisées sur ces territoires en France, ce serait un accélérateur. Il faudrait peut-être révolutionner les homologations pour ces produits. De quelle manière l’Anses peut-elle accélérer le procédé ? De la sorte, on arriverait sans doute à toucher la grande culture, qui est le parent pauvre localement. S’il y a davantage de solutions, je suis sûr que les distributeurs seront force de proposition. Si nous n’avons pas grand-chose à promouvoir, tout restera lettre morte. Il faut augmenter le catalogue des possibles et savoir où se trouve le potentiel de ces solutions. La distribution jouera ensuite son rôle de transmetteur de bonnes pratiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. La FNA a-t-elle déjà formulé une proposition concrète sur la question de la séparation du conseil et de la vente et, plus globalement, sur une politique nouvelle en matière de commercialisation des produits phytopharmaceutiques ?

Mme Sandrine Hallot. Il n’y a pas de texte formalisé, mais nous souhaitons prendre notre part sur certains points. Aujourd’hui, MM. Perret et Charpentier ont évoqué un renforcement de la formation des équipes internes. Nous avons lu votre rapport avec attention ; il mentionne le modèle québécois, qui prévoit des formations minimales en continu pour les agronomes, par exemple. Ce sont des choses que nous pensons utiles. Il faut aussi savoir mieux identifier le service de conseil que nous rendions jusqu’en 2021. Il n’existe plus aujourd’hui, comment pouvons-nous le réintégrer dans nos entreprises, le formaliser ? Aujourd’hui, nous avons un système avec un agrément. Ne faudrait-il pas assurer une meilleure traçabilité de ce conseil ? Devons-nous emmener le certificateur avec nous sur le terrain ? Ce sont des questions sur lesquelles nous devrons avancer au cours des prochaines semaines. Mais l’arrêt du Conseil d’État nous préoccupe beaucoup. Nous ne savons pas comment nous pourrons continuer. J’ai compté 47 fiches CEPP sur les produits de biocontrôle, qui font partie des produits phytosanitaires. Que se passe-t-il si 47 fiches sur 120 tombent ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans votre fédération, on pratique la vente d’engrais et d’autres intrants. Aujourd’hui, que représentent les produits phytosanitaires ? Si vous commercialisez du matériel numérique, d’aide à la décision, du biocontrôle ou d’autres formules, y a-t-il un modèle économique possible pour vos métiers, un rééquilibrage des profits vers d’autres activités, dans l’hypothèse d’une réduction importante du poids des produits phytosanitaires ? Gagne-t-on de l’argent dans les solutions alternatives ?

M. Bernard Perret. Au sein de la FNA, il y a beaucoup de distributeurs qui se sont diversifiés dans la transformation pour réduire la dépendance économique de leur modèle aux produits phytosanitaires. Beaucoup ont investi dans la transformation. J’ai investi dans de la diversification toujours tournée vers mes agriculteurs, de l’irrigation, du matériel agricole – dont des solutions comminatoires pour diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires. Vous parliez d’échec, mais regardez les évolutions dans le recours aux herbicides : nous faisons 30 % de ce que nous faisions il y a sept ans. Je parle des herbicides pour les cultures pérennes et la vigne. Nous avons appris à désherber sous le rang. Il existe pour cela des solutions mécaniques. Quand il pleut beaucoup, ces solutions sont onéreuses et nous essayons de trouver une solution mixte. Nous travaillons aussi aux solutions de pulvérisation, en particulier pour les biosolutions, qui sont plus difficiles à pulvériser, car ce ne sont pas des poudres mouillables. Nous avons ainsi développé des techniques de pulvérisation adaptées.

Pour ma part, j’ai pris le virage de la réduction des produits phytosanitaires en 2009, car je voyais que cette évolution était inéluctable, même si elle s’inscrit sur un temps long. Mais pour le faire, il faut avoir la capacité à investir et à rebondir. Il en va de notre responsabilité, en tant que distributeurs : nous ne pouvons pas nous accrocher aux produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ma question consiste à savoir si des alternatives aux produits phytosanitaires permettraient de rééquilibrer le modèle économique de vos entreprises.

M. Nicolas Charpentier. Non. Quelques coopératives de notre secteur ont commencé à vendre du matériel qui, finalement, ne fonctionne pas. C’était peut-être plus, au départ, pour répondre à un marché bio, qui, aujourd’hui, régresse. Dans bon nombre de négoces céréaliers, nous essayons de transformer nos récoltes pour créer un peu plus de valeur. Mais sur l’aspect purement technique, agronomique, nous n’avons pas beaucoup de solutions alternatives aux produits phytosanitaires à proposer. Pour nos sociétés, l’enjeu financier est donc assez important.

 


22.   Table ronde consacrée au conseil agricole (mardi 10 octobre 2023)

La commission entend plusieurs acteurs du conseil agricole :

 M. Hervé Tertrais, président du Pôle du conseil indépendant en agriculture (PCIA), M. Lilian Bachellerie, trésorier, et Mme Julie Coulerot, secrétaire ;

 M. Jean-Paul Bordes, directeur général de l’Association de coordination technique agricole (ACTA).

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous allons maintenant parler du conseil agricole. Je vais demander à nos invités de nous présenter succinctement leurs activités. Je vous invite à nous indiquer le rôle que vous jouez auprès des agriculteurs. L’objet de cette commission d’enquête est de comprendre l’échec des politiques publiques conduites depuis une quinzaine d’années, et visant à réduire l’impact et l’usage des produits phytopharmaceutiques. Il est important que nous comprenions quel regard vous portez sur ces années, et que vous nous aidiez à formuler des recommandations pour permettre à la Nation d’atteindre les objectifs qu’elle s’est donnés.

En préambule, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Julie Coulerot, MM. Hervé Tertrais, Lilian Bachellerie et Jean-Paul Bordes, prêtent serment.)

M. Hervé Tertrais, président du pôle du conseil indépendant en agriculture (PCIA). Je vous remercie de nous recevoir. Pour nous, association, bénéficier de votre écoute est très important.

M. Lilian Bachellerie, trésorier du pôle du conseil indépendant en agriculture (PCIA). Le Pôle des conseillers indépendants en agriculture représente le conseil vraiment indépendant, connu et reconnu par l’État et les institutions administratives, au même titre que Coop de France, la Fédération du négoce agricole et l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). Le PCIA est le porte-parole de plus de 200 conseillers en production végétale agricole, pour qui le conseil indépendant n’est plus au stade expérimental ni au stade des intentions, mais bien au stade des actes et des résultats sur le terrain. Ils couvrent à peu près 1,8 million d’hectares en grande culture et un peu plus de 50 000 hectares en culture spécialisée dans la viticulture.

Le PCIA se compose de conseillers indépendants en production végétale – grandes cultures, cultures fourragères, maraîchage, arboriculture, viticulture –, en production animale – notamment en nutrition –, en réglementation, en contrôle de qualité, tant pour l’agriculture conventionnelle que pour l’agriculture biologique.

Ils ont tout comme objectif le moins possible de produits phytopharmaceutiques et la recherche de méthodes alternatives. Dans un esprit d’équipe et d’intelligence collective, les entreprises de conseil membres adhérentes du PCIA travaillent dans le sens d’une agriculture humainement, socialement, techniquement, économiquement et écologiquement efficace, viable et évolutive. Ce métier de conseiller agricole indépendant est un métier mal connu et pourtant reconnu sur le terrain pour son efficacité et les réponses qu’il apporte aux agriculteurs.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pouvez-vous nous dire un mot sur la mise en œuvre des plans Écophyto ? De quelle manière ces plans ont-ils été vécus et appliqués par les conseillers ? Pour nous, il est important de comprendre pourquoi ces plans ont échoué. Nous sommes très loin des objectifs, qui datent du Grenelle de l’environnement et qu’on n’arrête pas de repousser. Vu de votre fenêtre, qu’est-ce qui explique ce qui s’est passé ? C’est la question centrale.

M. Hervé Tertrais. Vous parliez d’Écophyto. Cela va peut-être paraître un peu prétentieux mais, les agriculteurs suivis par des conseillers indépendants, cela fait longtemps qu’ils ont atteint les objectifs de ce plan. C’est la réalité du terrain. Ce n’est pas pour rien que le PCIA s’est battu pour cette fameuse indépendance élargie. Il y a deux crans d’indépendance, l’indépendance séparée du conseil, de la vente et de l’application des produits phytosanitaires et l’indépendance élargie, qui est une indépendance vis-à-vis de toute vente d’intrants de production animale et végétale, de toute commande de machinisme agricole et de toute subvention de fonctionnement.

L’indépendance élargie est totalement à part. En l’absence de toute source de financement alternative, on doit amener de la valeur ajoutée. On a un objectif commun avec l’agriculteur, consistant à baisser les intrants. Il s’agit d’exploiter le potentiel d’une parcelle à son maximum en utilisant le moins d’intrants possible.

Vous me demandez pourquoi l’objectif n’a pas été atteint. Une chose est sûre. Cet objectif est atteint par les exploitations agricoles suivies par des conseillers indépendants. Je peux le démontrer tous les jours. On a des baisses de 40, 60, 70 % des produits phytosanitaires, voire plus. Pour nous, ce n’est plus un problème. Mais on cherche toujours à s’améliorer, même si on est arrivé à 50 %. Et l’on fait en sorte que le revenu des agriculteurs soit au moins égal à ce qu’ils avaient, voire supérieur.

M. Lilian Bachellerie. Quand un agriculteur confie sa culture, il confie son revenu, sa ressource et le résultat de son entreprise. Tout est basé sur une relation de confiance. Il doit pouvoir dormir sereinement le soir. En faisant une intervention qui lui permet de sécuriser sa récolte, il renforce aussi la pérennité de son entreprise. La relation de confiance est la clé dans toutes les décisions et tous les échanges qui suivent. Pour apporter des solutions économes en intrants, c’est plus facile que lorsqu’il n’y a pas de connaissance et de reconnaissance entre les individus.

M. Jean-Paul Bordes, directeur général de l’association de coordination technique agricole (Acta). L’Acta est la tête de réseau des instituts techniques agricoles. Ces instituts sont au nombre de dix-neuf. Ils sont qualifiés par les pouvoirs publics et travaillent sur la recherche appliquée agricole dans différents domaines, comme la production végétale ou animale. Nous avons aussi deux instituts outre-mer, qui travaillent sur les questions agricoles dans un environnement tropical. L’Acta anime ce réseau et représente les instituts techniques. Elle anime aussi la concertation entre les instituts sur des sujets d’intérêt transversaux et collectifs. Il y en a beaucoup, que ce soit l’eau, le changement climatique, le carbone, etc. Elle travaille en partenariat étroit avec l’amont de la recherche – l’Inrae, le Cirad, l’Inserm – et avec l’aval, c’est-à-dire les chambres d’agriculture, les coopératives, les négoces, les groupes d’agriculteurs.

Notre mission principale est de produire des références techniques et économiques pour aider les agriculteurs à rester compétitifs dans leur activité, les aider à se transformer aussi. Nous travaillons de plus en plus avec des institutions internationales, surtout au niveau européen.

Nous avons aussi des contacts avec les agriculteurs, mais ce n’est pas notre cœur de cible, c’est plutôt celui des chambres d’agriculture, des conseillers, etc. Nous les touchons cependant à travers les moyens numériques : on compte environ douze millions de connexions sur nos sites Internet, ce qui montre que les agriculteurs viennent directement regarder les références que produisent les instituts techniques.

J’ai préparé une petite note que je vous laisserai, préparée en concertation avec notre présidente et d’autres instituts techniques, qui apporte des éléments de réponse à la question que vous posiez en introduction. Pour nous, les raisons de l’échec sont multifactorielles. J’ai recensé quelques points clés, certains de nature technique et économique, d’autres en lien avec la gouvernance et les politiques prônées.

Le premier point, qui est le plus important, est la carence d’alternatives opérationnelles. On sait faire des choses, on sait proposer des alternatives aux agriculteurs. Il faut savoir que les instituts végétaux consacrent à peu près 30 % de leurs moyens à la recherche de nouveaux systèmes de production, en lien avec la protection intégrée des cultures. C’est assez considérable. Mais on n’a pas assez d’alternatives techniques crédibles sur le plan économique. Les agriculteurs veulent des solutions qui soient efficaces, mais qui, aussi, tiennent la route sur le plan économique. Et l’on n’a pas toujours les leviers qui sont à la hauteur de leurs attentes.

Des initiatives intéressantes vont dans ce sens, mais elles ne sont sans doute pas assez soutenues. Je pense notamment au contrat de solution qui a été porté par la profession puis repris par une quarantaine de partenaires. Il propose des mesures concrètes, opérationnelles, testées et utilisables directement par les agriculteurs. Il y a à peu près 120 fiches. C’est quelque chose que l’on a nourri, avec d’autres organismes.

Il y a aussi le dispositif des certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP), un peu de la même nature, qui propose également des mesures concrètes et opérationnelles, et qui est original parce qu’il met les pourvoyeurs de conseil dans l’obligation de diffuser un certain nombre de bonnes pratiques. Cependant, le dispositif est complexe et difficile à mettre en œuvre. Par exemple, avec la séparation de la vente et du conseil, des distributeurs n’ont plus le droit de faire du conseil, mais ils doivent quand même, dans le cadre des CEPP, donner des conseils sur la façon de réduire les produits phytosanitaires. La frontière est souvent floue et je sais que c’est un sujet de préoccupation pour eux.

Nous pensons que les indicateurs de suivi du plan ont été très centrés sur le résultat, au travers de l’indicateur du Nodu en particulier, pas assez centrés sur la capacité à innover. C’est peut-être un point sur lequel il faut réfléchir parce que, même si l’on constate que le Nodu stagne, on voit des innovations, même si elles ne passent pas directement dans la pratique. Je pense qu’avoir un indicateur qui s’intéresse à la capacité de porter des initiatives, des alternatives et des innovations auprès des agriculteurs, serait peut-être plus encourageant. En effet, la focalisation sur le Nodu, qui n’a pas trop évolué pendant dix ans, a fini par démoraliser tout le monde.

Parmi les causes de nature politique, il y a le choix initial de partir sur un objectif de réduction de l’utilisation des pesticides dès l’adoption de la directive européenne de 2009. Celle-ci a pour objectif premier de réduire les impacts sur la santé et l’environnement, et nous ne sommes que deux pays, avec le Luxembourg, à avoir fait le choix d’un objectif de réduction. Cela a créé un malaise chez nos agriculteurs qui ne comprenaient pas pourquoi, dans les pays voisins, l’on pouvait encore faire des choses que nous-mêmes nous interdisions.

Autre cause politique, le sujet de la planification. Quand on planifie une politique publique avec des objectifs, on fait le pari qu’on aura suffisamment de solutions en poche pour pouvoir accompagner le mouvement et donc atteindre ces objectifs. En l’espèce, les objectifs étaient vraisemblablement trop ambitieux par rapport à notre capacité à accompagner. On se retrouve dans une situation de report de l’objectif alors que le panier des solutions avance, mais pas tout à fait avec le même pas de temps. Il faut une dizaine d’années pour créer une nouvelle variété et pour tester une innovation dans le domaine du biocontrôle. Je pense qu’on a aussi un peu pêché de ce côté.

On aurait pu mieux structurer l’effort de recherche. En l’état, les financements sont un peu épars. J’y reviendrai si vous le souhaitez. On aurait gagné en lisibilité en faisant autrement.

Et pour terminer, la gouvernance multiple complexifie les choses. Quatre ministères sont impliqués, peut-être bientôt cinq. C’est aussi une comitologie complexe dans laquelle nous, les instituts techniques, avons du mal à exister. Par exemple, au comité scientifique d’orientation recherche et innovation (Csori) du plan Ecophyto, on n’a que deux collègues d’instituts présents, ce qui est quand même un peu dommage.

Enfin, nous avons peut-être manqué un rendez-vous au moment du bilan à mi-parcours. Je pense que nous aurions pu nous inspirer des premiers retours pour avoir une autre trajectoire et combiner la trajectoire de la réduction d’utilisation avec la trajectoire de réduction de l’impact.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais d’abord interroger le PCIA. Vous vous êtes positionnés sur le marché du conseil et vous affirmez que vous avez des résultats qui sont extrêmement probants, à l’instar du réseau des 3 000 fermes Dephy. Vous suivez des milliers d’agriculteurs, qui obtiennent des résultats très performants par rapport à la moyenne de ce qu’on observe au niveau national. C’est intéressant. Cependant, pour les fermes Dephy, il y a un biais. Les chambres, qui sont maîtres d’ouvrage, sélectionnent les agriculteurs les plus allants, les plus cultivés et motivés sur la question de l’agroécologie. N’y a-t-il pas un biais aussi pour ce qui vous concerne ? De fait, vous travaillez avec une forme d’élite de l’agriculture, déjà sensibilisée à l’agroécologie. Vous ne travaillez pas avec l’ensemble des agriculteurs. Vos performances sont tout à fait louables. Néanmoins, peut-on ensemble admettre que vous ne vous adressez pas à la moyenne des agriculteurs, mais à une catégorie d’agriculteurs qui est déjà disposée à prendre des risques ? Cette question n’est pas nouvelle. Je vous l’ai déjà posée lorsque nous nous sommes vus sur la question de la séparation de la vente et du conseil.

Mme Julie Coulerot, secrétaire du PCIA. Le métier de conseiller, quand on accompagne les agriculteurs, est de faire en sorte de les amener à passer une marche, qu’elle soit petite ou élevée. Donc non, on ne travaille pas qu’avec l’élite, c’est une image déformée que l’on peut avoir du conseil indépendant. On accompagne un agriculteur individuellement ou à travers des groupes très restreints. L’objectif, c’est qu’il applique les conseils qu’on va fournir, qu’il les comprenne pour devenir autonome. Quand on assure un accompagnement personnalisé et individuel, on est pédagogue pour que l’agriculteur maîtrise les techniques. Et plus il en maîtrise, plus il est demandeur.

M. Hervé Tertrais. Plus les gens sont performants, plus ils sont en recherche de techniques. Cela, je l’admets. C’est la fameuse phrase d’Einstein : « la perception de ton ignorance, c’est le périmètre de ta connaissance ». Cependant, nous suivions tous types d’exploitations. Parfois, des banques ou des centres de gestion nous envoient des agriculteurs en difficulté pour les aider à se relever. Cela illustre bien mon propos.

Après leur BTS ou leur école d’ingénieur, certains jeunes vont travailler dans des coopératives, des négoces, des chambres d’agriculture ou des instituts techniques. Quand ils s’installent dans leur exploitation, ils nous connaissent et ils viennent nous voir. Ils ont envie d’aller plus loin, c’est un peu comme le sport de haut niveau. Vous avez donc raison de dire qu’il y a des gens qui sont performants et qui veulent encore être plus performants parmi nos clients, mais pas seulement. On les amène à franchir des marches un peu plus hautes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a, de fait, une catégorie d’agriculteurs qui est culturellement disponible pour les aventures.

M. le président Frédéric Descrozaille. À la question consistant à savoir si vous avez une typologie de clients spécifiques qui explique que vous obteniez de tels résultats, vous dites non, on a tous types de clients. Si votre réponse est vraie, comment se fait-il que l’exemple que vous donnez n’essaime pas davantage ? En l’état, les fermes Dephy apportent la démonstration qu’il est possible d’atteindre les objectifs que la Nation s’est fixés. Mais on a un problème de massification. Si vous obtenez de tels résultats, les paysans ne sont pas plus bêtes que les autres, il y a ce qu’on appelle le développement par-dessus la haie : comment se fait-il que vous ne crouliez pas sous les demandes des clients ?

M. Hervé Tertrais. Je vais vous répondre tout de suite. On n’a pas la communication qu’ont certains lobbys – je ne dis pas cela de manière péjorative. Les entreprises de conseillers indépendants sont des petites et moyennes entreprises (PME), voire des très petites entreprises (TPE). Notre puissance de frappe n’est pas du tout la même. L’État n’a jamais vraiment communiqué sur la séparation du conseil et de la vente ; la majorité des agriculteurs ne sait même pas que le conseil indépendant existe. Vous savez très bien que le conseil de terrain mis en œuvre pas les vendeurs n’a jamais cessé, bien qu’il soit illégal. Si l’on veut avoir des retombées, il faut aider le conseil indépendant à se développer.

M. Dominique Potier, rapporteur. Est-ce qu’on ne recourt pas aussi au conseil indépendant parce que le paysan d’à côté obtient un très beau blé avec deux fois moins de frais ? Pourquoi est-ce que vos exemples ne font pas tache d’huile ? Pourquoi les bonnes pratiques ne sont-elles pas plus vulgarisées ? C’est un chantier qui est devant nous. Ce n’est pas un reproche.

Vous obtenez des résultats qui égalent voire même dépassent les objectifs fixés par la loi auprès de quelques milliers de paysans. Vous avez, à travers votre expérience, découvert la part des solutions qui, à modèle agricole égal, permettent de réduire l’usage des produits phytosanitaires. C’est un modèle substitutif : on remplace une solution par une autre. Mais on dit que pour aller au-delà de 25 à 30 % de réduction, il faut changer l’agronomie, c’est-à-dire la taille des parcelles, la succession et l’association des cultures, les techniques agronomiques. Pouvez-vous nous dire aujourd’hui que le PCIA a investi pour obtenir 40, 50 ou 60 % de baisse d’intrants ? On ne les obtient pas sans faire un conseil plus global. Pouvez-vous nous dire un peu la part de l’optimisation et de la substitution et la part du changement de modèle ? C’est intéressant comme retour d’expérience. Vous ne remplacez pas une molécule chimique par une molécule de biocontrôle, vous ne remplacez pas un herbicide par autre chose ; vous changez l’agronomie.

M. Hervé Tertrais. Vous avez raison, la partie agronomique est très importante s’agissant, par exemple, de la limitation des herbicides. Il y a aussi les périodes d’intervention, les stades d’intervention, l’observation, les choix variétaux, les choix d’espèces, les rotations, les assolements. C’est un ensemble de choses. En effet, tout part de l’agronomie, de la base de la plante jusqu’à la récolte. C’est tout un suivi, c’est un accompagnement personnalisé.

Quand on s’adresse à un groupe, il n’est pas sûr qu’il y ait du ruissellement d’une exploitation à l’autre. Les exploitations agricoles sont de différentes dimensions. C’est la raison pour laquelle le conseil personnalisé a de plus en plus d’importance, du fait que les gens ont des exploitations de plus en plus importantes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voulais simplement que vous confirmiez que l’on ne réduit pas l’usage des produits phytosanitaires de 50 ou 60 % uniquement par l’optimisation ou la substitution. Il faut faire de l’agronomie.

La séparation du conseil et de la vente devait être un Eldorado pour vous. Vous aviez les savoir-faire, la technique ; les chambres et vous auriez dû prendre 100 % du marché du conseil, en substitution des vendeurs, négoces ou coopératives. Ce n’est pas de cette manière que les choses se sont passées. Vous êtes restés sur une niche qui a un peu augmenté en volume, mais c’est tout. Vous êtes très critiques sur cette séparation du conseil et de la vente. Qu’est-ce qui n’a pas marché ?

M. Hervé Tertrais. Le conseil a toujours été fait de la même manière sur le terrain par la distribution. Pour que nous puissions faire du conseil, il faut bien qu’il y ait des gens qui vendent. Je respecte les métiers, à chacun sa place. Mais les gens qui faisaient du conseil commercial ont continué à faire du conseil commercial. On a dit aux agriculteurs que rien n’avait changé. Il y a eu un problème de communication de la part de l’État. Vous dites que les chambres et le conseil indépendant ne se sont pas développés et c’est en partie à cause de cela.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les représentants du négoce admettent que cela a continué comme avant. Ils nous l’ont dit publiquement et sous serment. Qu’est-ce qu’il aurait fallu faire ? Il faut que l’on soit précis, c’est une commission d’enquête. Vous dites que l’État n’a pas informé les agriculteurs et les vendeurs que ce qu’ils faisaient était hors-la-loi. Pouvez-vous affirmer qu’il n’y a pas eu d’information des agriculteurs et des vendeurs de produits phytosanitaires sur ce point, pour leur expliquer très clairement que, désormais, ils n’étaient légalement plus autorisés à faire ce conseil ?

M. Lilian Bachellerie. On a un permis pour travailler, pour appliquer du conseil à l’utilisation des produits phytosanitaires. Ce permis, qui est comme un permis de conduire, nous a été confirmé, mais il a été retiré aux autres structures faisant de la vente. En découle une suppression de leur assurance en termes de responsabilité civile sur ce métier. Mais, quelque part, on les a laissés continuer de conduire ce même véhicule sans contrôle. On a des contrôles pour vérifier la pertinence de notre métier, de notre agrément. Je pense que les pouvoirs publics ont un peu fermé les yeux sur cette conduite parallèle. En même temps qu’on laissait faire ces pratiques devenues illégales, les pouvoirs publics n’ont pas encouragé la création d’entreprises et l’installation de personnes qui avaient la compétence, le talent, la confiance des agriculteurs pour développer le marché du conseil agricole indépendant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce sont des sujets que l’on a déjà traités avec Stéphane Travert, mais il est important que la commission les entende. Il n’y a pas eu de campagne d’information. Il y a eu une publication au Journal officiel, des articles de presse, des commentaires, mais il n’y a pas eu de campagne d’information pour dire aux agriculteurs que c’était terminé. Si un conseiller qui vend des produits vous donne un conseil, il est hors de la loi. Les vendeurs le savaient, mais les agriculteurs eux-mêmes n’ont pas eu conscience de cela, parce qu’il n’y a pas eu de campagne d’information. Quand bien même il y aurait eu une campagne d’information, croyez-vous que ça aurait changé grand-chose ?

M. Hervé Tertrais. Oui, cela aurait certainement changé les choses, puisque la distribution a dit, au moment de la séparation du conseil et de la vente, que cela induirait de nombreux licenciements. Or, il n’y en a pas eu ; il y a même eu des embauches de commerciaux. Si ces gens-là s’étaient vraiment trouvés dans l’impossibilité de faire du conseil, ils se seraient installés en conseil indépendant. Il y avait des gens d’expérience, passionnés par la technique, qui auraient pu s’installer. Mais la distribution a fait en sorte que ces gens-là ne partent pas. Je ne dis pas que cela aurait tout solutionné, mais il y aurait eu beaucoup plus d’installations. Cela fait à peine deux ans que cette séparation est en place et l’on tape déjà dessus, alors même qu’on n’a pas les résultats attendus pour le plan Ecophyto depuis maintenant quinze ans. Il faut être raisonnable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me suis mal exprimé. Je disais simplement qu’il n’y a pas eu de campagne d’information sur cette séparation du conseil et de la vente et que, d’autre part, il n’y a pas eu de contrôle. Je vais encore plus loin. Est-ce qu’un contrôle était possible ? Est-ce qu’on peut contrôler ce que dit un vendeur, un agriculteur dans la cour de la ferme, dans la cuisine de la maison ou au bout du champ ? Est-ce matériellement possible ? À quel moment constate-t-on un délit ? N’y avait-il pas une impasse dès le départ ?

M. Lilian Bachellerie. Les vendeurs recourent à une communication assez ambiguë avec des intitulés comme « selon nos essais », « selon les données de nos fournisseurs », etc. Ils emploient beaucoup d’énergie pour louvoyer et contourner, sans doute même plus que pour aller dans le sens de la réduction des produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette commission d’enquête a vocation à émettre des recommandations. Dans le mois qui vient, la Première ministre va tracer les contours d’un nouveau plan Ecophyto qui sera définitivement arrêté au début de 2024. On ne sait pas ce qu’on va dire de la séparation du conseil et de la vente. Le projet de règlement européen pour une utilisation durable des pesticides – dit règlement SUR – parle d’un « conseil indépendant et annuel ». Quel regard portez-vous sur cette disposition ?

M. Hervé Tertrais. Indépendant et annuel, c’est en effet ce que dit l’article 26 du projet de règlement européen. Cela prêche en notre faveur. Le conseil indépendant existait avant la loi et continue à se développer. Cela va le dans le bon sens pour l’agriculture et la société dans son entièreté, puisqu’il s’agit d’agroécologie et d’environnement. Si, dans une exploitation agricole, vous placez un conseiller indépendant, il va ouvrir les yeux sur certaines choses, c’est sûr et certain. On n’a pas le choix. Le conseil indépendant élargi répond à cette attente de l’Europe.

J’observe que nous n’avons pas de turnover au niveau de nos clients. Cela montre bien qu’on amène de la valeur ajoutée. Sinon, on serait mis à la porte.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous préciser ce qu’est l’indépendance élargie, pour éviter tout malentendu ?

M. Hervé Tertrais. L’indépendance élargie, c’est ce qui a été écrit dans le référentiel conseil, dans le C15 et le C16. Il s’agit de séparer le conseil de la vente et de l’application de tous les intrants animaux végétaux, de toute vente de machinistes et de toute subvention de fonctionnement. Dans le conseil indépendant élargi, le conseiller n’est rémunéré que par les honoraires apportés par les clients. Une rémunération claire, directe, unique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Quel est votre business model ? Est-ce que vous facturez le temps passé au client ? Est-ce que vous facturez la mission ? Est-ce que vous prenez une commission sur une réduction de charges ?

Ensuite, quand vous délivrez un conseil agronomique et que vous modifiez le système agraire, est-ce que vous vous heurtez parfois au problème des circuits de commercialisation ? Vous avez un agriculteur qui fait du blé et de l’orge, à qui vous dites qu’il faut mettre des légumineuses, alors qu’il n’a personne à qui les vendre. Est-ce que l’autonomie dans la commercialisation n’est pas un facteur explicatif de ce qu’est votre clientèle ?

M. Lilian Bachellerie. La diversité des entreprises fait qu’il y a une diversité de modèles, une diversité de relations et de contractualisations de la relation avec nos clients. Je reviens à ma réponse de départ, à savoir la relation de confiance. C’est ce temps passé et cette découverte mutuelle qui font que nous allons comprendre le mode de fonctionnement de notre client. De son côté, il va nous faire confiance pour tout ce qui va suivre. Parfois, nous vulgarisons des modèles travaillés par les instituts publics, mais livrés avec des formules mathématiques et qui ne sont pas forcément à la portée de tout le monde, au regard de la diversité des profils. Cette relation de confiance et le temps que l’on passe nous permettent aussi de comprendre leurs contraintes d’emploi du temps, leurs contraintes de travail, leurs contraintes de marché, pour que les réponses apportées soient pertinentes.

M. Hervé Tertrais. Pour répondre à votre question, s’il n’y a pas de débouchés, on ne va pas conseiller à l’agriculteur de se lancer dans des cultures qu’il ne pourra pas vendre. Au PCIA, on se consulte entre branches pour examiner les études de marché et voir s’il y a des débouchés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Monsieur Bordes, vous êtes un interlocuteur privilégié, vous observez ce qui se passe sur le terrain. Voyez bien les raisons profondes de l’échec de la séparation du conseil et de la vente et, plus globalement, des plans Écophyto. Vous en avez identifié les grandes causes. Est-ce que vous n’avez pas vous-même une responsabilité ? Je vous interpelle. L’Inrae produit des solutions et entre la recherche de l’Inrae et l’atterrissage dans des solutions de conseil, dans des livrables aux agriculteurs dans leur diversité, on a besoin des instituts techniques. Vous êtes le maillon intermédiaire. Je connais bien l’Acta et vos différents instituts. On a une certaine familiarité. Est-ce que vous manquez de moyens ? Est-ce que vous avez manqué d’ambition ? Est-ce que vous avez manqué de pédagogie à un moment donné ? Est-ce la recherche fondamentale qui manque de pertinence et de solutions ? Est-ce le fait que vos préconisations ont du mal à atterrir dans les fermes parce que vous n’êtes pas vous-mêmes prescripteurs ? C’est vraiment une réflexion ouverte et je sais que vous la prenez comme cela.

M. Jean-Paul Bordes. Je pense que cela pèche aux deux extrémités de la chaîne. 

On échoue en aval, sur le plan de la massification parce qu’on entre dans un univers qui est plus complexe. Il y a la dimension sociale, la dimension du changement, la dimension de la reconception du système de production. Face à cela, un agriculteur ne prend pas une décision du jour au lendemain. C’est un processus de maturation. Il faut croiser ces enjeux avec la situation de l’agriculteur. Est-il en fin de parcours ? Dans ce cas, il va se demander s’il est intéressant de tout changer. Ou alors avons-nous affaire à quelqu’un qui a envie d’investir, de faire autre chose ? Il y a une diversité de publics, qui a toujours existé, mais que l’on voit par exemple au travers des résultats du réseau des fermes Dephy. Évidemment, on communique beaucoup sur les moyennes, mais regarder les nuages de points, c’est assez intéressant. On voit que derrière une moyenne se cache une très grande diversité de situations avec des gens comme ceux que vous avez côtoyés, qui vont très loin, et puis des gens qui régressent même par rapport à leur objectif.

On est confronté à un changement qui nous fait entrer dans la complexité. Auparavant il y avait une recette, une pratique dominante. Dans cette nouvelle ère, l’adaptation aux conditions locales devient essentielle. Je vais vous donner un exemple technique. Le désherbage mécanique, que l’on travaille depuis de nombreuses années, dépend directement de la texture du sol, argileux ou pas, humide ou pas, chargé en cailloux. Il y a ainsi beaucoup plus de complexité dans les solutions alternatives.

J’identifie aussi des manques en amont. On a beaucoup fonctionné avec ce que l’on connaissait. On parle d’échec, mais je pense que nous avons fait évoluer les choses sur le volet de l’optimisation et de la substitution. Nous avons tiré beaucoup d’agriculteurs vers des façons de travailler un peu différentes, avec d’autres outils. En revanche, l’étape du changement du système de production est beaucoup plus complexe à gérer.

Du côté de la recherche, on est en carence de solutions et d’innovations. Regardez la robotique, qui est probablement une solution intéressante pour régler la question du désherbage, parce qu’on allie l’efficacité et le désherbage mécanique, l’absence de produits phytosanitaires avec des débits corrects. On a commencé à se poser la question en 2015. Aujourd’hui, on voit les premiers prototypes, mais il reste du chemin à parcourir. Le temps de maturation de l’innovation est parfois aussi important, sinon plus important, que le temps qu’il a fallu pour fabriquer cette innovation. On sous-estime toujours cet aspect.

M. Dominique Potier, rapporteur. La Première ministre, au salon de l’agriculture, l’année dernière, a annoncé un plan Écophyto centré sur l’anticipation du retrait des molécules. Il ne s’agit pas de retirer une molécule et de chercher une solution alternative. Le gouvernement dit qu’il faut anticiper le retrait de molécules et préparer les solutions pour qu’il n’y ait pas de ruptures.

Vous donnez crédit à cela. Il y a eu un manque de prévisibilité ou d’anticipation de la part de la recherche fondamentale et peut-être aussi des instituts, dans cette chaîne de développement. C’est un aveu qui est intéressant parce qu’il nous indique une voie d’avenir.

M. Jean-Paul Bordes. Nous trouvons qu’effectivement, le travail d’anticipation est très intéressant. Il faut anticiper dès aujourd’hui les problèmes que nous allons avoir et comment nous préparer pour arriver demain avec des solutions opérationnelles.

Pour la petite histoire, on avait déjà proposé un plan de ce type au cabinet du ministère de l’agriculture, parce qu’on voyait bien qu’un certain nombre de molécules allaient disparaître et qu’il fallait anticiper cela. Je pourrais vous retrouver nos échanges. On était bien placé pour connaître le calendrier de révision des homologations. On a ainsi proposé le projet Racam, qui est toujours en cours.

Est-ce qu’on aurait dû le faire plus tôt ? Oui, je le pense mais, il y a dix ans, les esprits n’étaient pas préparés. Aujourd’hui, le calendrier s’accélère et tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut anticiper.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous faites un aveu en disant qu’il a manqué un continuum d’alerte, de recherche, d’anticipation. Nous n’avons pas été bons. Est-ce qu’à un moment, vous avez alerté le ministère, la puissance publique sur le besoin de recherche, d’anticipation et de crédits, sans être écoutés ? On se pose la question de l’utilisation des crédits du plan Écophyto et de sa performance. Ma question englobe également l’usage qui a été fait des crédits du plan stratégique national (PSN) ou des crédits de développement de FranceAgriMer. Est-ce qu’il y a eu une absence de réponse publique, sous une forme ou une autre, à des alertes que vous auriez émises formellement ?

M. Jean-Paul Bordes. Ma réponse est positive ; je vais l’illustrer. On a fait une alerte à un moment où l’on avait une certaine visibilité sur la situation qui nous attendait, avec le projet Racam. Or, nous avons perdu deux ans en palabres pour faire accepter ce projet, qui avait pour objectif d’anticiper. Je pense que la prise de conscience n’était pas la même partout.

Je pousse la question un petit peu plus loin. Est-ce qu’on aurait pu faire cette alerte plus tôt ? Je pense que non, parce qu’on n’avait pas cette visibilité du calendrier que l’on a eue, on va dire, au début des années 2020. Avant 2020, c’était compliqué. Il aurait été souhaitable de le faire, mais on n’avait pas suffisamment de visibilité pour anticiper un mur en 2026 et s’y préparer. On a eu cette visibilité un peu un peu plus tard. On a été les premiers à alerter sur le sujet. Je vous communiquerai, si vous le voulez, le projet que l’on a déposé.

Aujourd’hui, les choses ont changé puisqu’on essaie d’anticiper, mais l’on a devant nous un mur. Que va-t-on proposer de nouveau pour franchir ce mur ? On y travaille tous les jours, mais on n’a pas encore de solution.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le dérèglement climatique va poser des problèmes redoutables en termes de bioagresseurs et de gestion des crises sanitaires. La question de l’anticipation est cruciale.

Je vous demande de nous communiquer les alertes que vous avez faites, celle qui a débouché sur Racam et les autres, pour illustrer cette non-réactivité que le gouvernement a l’air de vouloir corriger aujourd’hui. Il faut que l’on puisse illustrer notre rapport avec des exemples.

M. le président Frédéric Descrozaille. De votre point de vue, l’allocation de l’argent public sur la recherche en général est-elle suffisamment lisible ? Est-ce que la recherche fondamentale de long terme est bel et bien confiée à l’Inrae et au CNRS et la recherche appliquée, de court terme, aux instituts techniques ?

Il existe énormément de clubs d’agriculteurs, d’associations, de petits groupes qui testent de nouvelles solutions, qui s’essayent à l’agriculture générative, au sol vivant. Est-ce que les instituts techniques ont mis en place des dispositifs d’observation pour recenser de façon empirique ce qui est obtenu en termes de résultats, même et surtout si c’est scientifiquement mal fondé, voire farfelu ? Est-ce que les instituts techniques s’en servent pour être meilleurs dans leur capacité de transfert, en ayant par exemple des données empiriques sur les conditions de confiance qui font que les agriculteurs vont prendre le risque ?

M. Jean-Paul Bordes. La répartition des rôles entre recherche fondamentale et appliquée me semble claire. Le seul reproche que je ferais concerne l’accompagnement du plan de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Je trouve qu’il y a eu foison de guichets qui ont un peu troublé l’univers de la recherche et du développement, avec des appels à projets un peu dans tous les sens, dont la durée était inadaptée au temps de maturation de l’innovation, avec une juxtaposition de propositions sans recherche de cohérence. Nous préférons, à l’opposé de cela, des programmes qui agrègent plusieurs acteurs autour d’une idée. Sur le sujet de la réduction des produits phytosanitaires, on a eu un paysage du financement trop flou.

Mais, en règle générale, il n’y a pas de difficulté. Chacun sait comment il est financé et dans quel camp il joue. La force de notre système en France, c’est le travail en cascade ou en partenariat, parce qu’on a des missions qui sont un peu compartimentées et ça nous oblige à travailler très étroitement avec l’Inrae et d’autres partenaires de la recherche fondamentale, avec les chambres d’agriculture, les coopératives, les négoces, les conseillers privés.

On a par exemple créé la cellule Rit – recherche, innovation, transfert – qui associe l’Inrae, les instituts et les chambres pour accélérer des innovations dont on pense qu’elles sont pertinentes par rapport aux enjeux, mais qu’elles souffrent d’un manque accompagnement ou de déclinaison opérationnelle. Cela nous a permis d’accélérer le processus d’émergence de certaines innovations. Je pourrais vous donner des exemples.

Comment sont organisés les instituts techniques ? Pour la plupart, ils orientent leurs travaux à partir de groupes d’agriculteurs qu’ils réunissent régulièrement, d’horizons divers et variés. On a même enrichi ces groupes d’agriculteurs, par exemple avec des agriculteurs qui étaient en bio depuis plusieurs années, parce qu’on considérait que c’étaient des agriculteurs experts sur un certain nombre de sujets. Il y a une lecture des besoins et de l’actualité au travers de ces groupes. Ils se réunissent localement au moins deux fois par an, et infléchissent le cours des choses. Par exemple, le désherbage mécanique a été mis en place dans des productions bio à l’initiative de groupes d’agriculteurs.

On regarde de près aussi ce qui est fait autour du groupement d’intérêt économique et environnemental (GIEE) et on a créé une plateforme qui s’appelle RD Agri. Ce sont nos collègues des chambres d’agriculture qui ont fait cette adaptation pour consolider l’expérience de ces groupes. L’avantage, c’est que c’est performant en termes de stimulation de l’innovation. Mais l’inconvénient, c’est qu’il n’y avait pas de traçage. Nous voulions consigner ces travaux. Aujourd’hui, les projets, les résultats, les financements aussi de ces groupes sont consignés dans un espace que n’importe qui peut consulter.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). En raison de la séparation des activités de vente et de conseil, constatez-vous une augmentation des mésusages des produits phytosanitaires par les agriculteurs ?

Ma deuxième question porte sur l’obligation de conseil régulier. Pouvez-vous me donner l’ordre de grandeur du coût que représente l’accompagnement d’un exploitant agricole ? Pour quel type de prestations ? Est-ce qu’il existe aussi des prestations nivelées, c’est-à-dire de qualité plus ou moins ambitieuse selon les moyens de l’exploitant ?

Ma dernière question concerne la ressource humaine. Vous avez tout à l’heure indiqué que vous étiez deux cents conseillers indépendants. Nous avons reçu les représentants du négoce agricole qui nous disaient toutes les difficultés qu’ils peuvent avoir pour le recrutement de leurs vendeurs. Qu’en est-il du côté des conseillers indépendants ? Est‑ce qu’il s’agit là d’une activité porteuse ? Combien faudrait-il de conseillers indépendants comme vous pour mettre en œuvre de façon concrète les objectifs du plan Écophyto ?

M. Hervé Tertrais. Vous avez parlé du coût. Le coût sera fonction de la demande de l’agriculteur. Certaines exploitations agricoles demanderont trois visites par an, d’autres cinq ou huit ou quinze. Le coût est fonction de la surface agricole et du nombre de visites demandées.

On dit que lorsque le conseil est fait par des commerciaux, il est gratuit. Rien n’est gratuit. Quand vous demandez à un commercial de venir faire du conseil en lui disant que vous ne prendrez aucun produit chez lui, il ne viendra pas. Pour calculer le coût, il suffit de regarder les marges des produits achetés. Au total, le conseil privé indépendant est largement moins coûteux que celui qui est prélevé indirectement ou directement par d’autres sources de financement.

S’agissant des ressources humaines, il faut entre un an et demi et deux ans pour être autonome dans le secteur du conseil indépendant. Si le conseiller n’a pas exercé en alternance, il faut entre deux ans et demi et trois ans. C’est un investissement, mais il y a un retour sur investissement : dans nos entreprises, on n’a pas de turnover. À mon avis, ils aiment le métier et je reçois en permanence des candidatures. La seule chose, c’est que les formations ne sont pas adaptées.

Pourquoi y a-t-il un problème de recrutement ? Beaucoup d’étudiants s’orientent vers la gestion, vers le marketing. Il y a de moins en moins de gens qui s’orientent vers les métiers techniques.

En conseil indépendant, cela fait plus de vingt ans qu’on échange avec des écologues. Pour ma part, cela fait vingt-trois ans que je travaille avec des gens du génie écologique, vingt-deux ans que je travaille avec des nutritionnistes indépendants. Le végétal est le premier maillon de la chaîne alimentaire. On en prend conscience. Cela touche à l’environnement, aux herbicides, aux nappes phréatiques, aux bassins versants. Pendant un temps, ce métier n’était pas valorisé. Des gens travaillaient dans les magasins d’approvisionnement et ils pensaient que c’était suffisant pour faire le métier de conseiller. Mais c’est un métier à part entière. Que ce soit au niveau technique ou au niveau de la réglementation, il n’y a pas une semaine qui passe sans qu’une nouvelle thématique n’émerge. Il est donc très important de se former.

M. Lilian Bachellerie. Constatons-nous des dérives ou des mésusages dans l’utilisation des produits phytosanitaires ? On l’observe au moment où l’on arrive dans l’exploitation. Dans notre métier, nous faisons des prescriptions de traitement, lesquelles sont soumises à de nombreuses obligations. Elles peuvent faire jusqu’à huit pages ! Elles incluent les problématiques relatives au respect des distances par rapport aux points d’eau, par rapport aux riverains, etc. Ainsi, par notre action, on va gommer plein de mésusages.

Ensuite, est-ce qu’il peut y avoir un nivellement de la qualité ? Nous nous adaptons aux attentes, aux aptitudes, aux niveaux de compétences, aux niveaux de réceptivité de chaque exploitant pour monter en compétences.

M. Hervé Tertrais. Combien de conseillers indépendants seraient nécessaires ? C’est dur à évaluer. Il faudrait probablement multiplier le vivier par cent. Il y a quand même des conseillers dans les chambres d’agriculture. Il faut que le conseil indépendant élargi reste rigoureux dans ses demandes.

M. Lilian Bachellerie. Je reviens à cette relation de confiance. Ce n’est pas inné, ça se construit. Il faut que les gens se choisissent. Aujourd’hui, qui détient cette relation de confiance ? Il ne faut pas taper exclusivement sur la distribution agricole. Il y a vingt ans, avant que je m’installe en conseil indépendant, cette relation de confiance se portait essentiellement sur la distribution et le technicocommercial. Je ne sais pas exactement où l’on en est aujourd’hui, mais je pense qu’une majorité d’agriculteurs continuent à faire confiance aux distributeurs.

Aujourd’hui, on a des gens compétents pour développer le conseil indépendant. Il faut peut‑être les encourager, leur envoyer des signaux positifs, leur expliquer que ce métier est viable, épanouissant. Depuis le printemps, on annonce qu’on va revenir sur la séparation de la vente et du conseil. Les distributeurs disent à leurs collaborateurs : « Ne t’installe pas, la séparation va sauter ». 

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Le réseau Dephy a-t-il permis ou va-t-il permettre de mesurer les effets à long terme des alternatives aux pesticides ? Je pense notamment aux revenus des agriculteurs.

Quand s’arrête le conseil ? Est-ce qu’il s’arrête à un moment donné, lorsque l’agriculteur est prêt à se convertir à l’agriculture biologique ou est-ce qu’il ne s’arrête jamais finalement, ou seulement quand l’agriculteur arrête de demander des conseils ?

Est-ce que la crise que traverse l’agriculture bio aujourd’hui a un impact sur votre travail de conseil, notamment auprès de ceux qui se questionnent sur l’opportunité d’adopter des pratiques utilisées en agriculture biologique ?

M. Jean-Paul Bordes. Le réseau Dephy a été fait pour mesurer la capacité des agriculteurs à adopter de nouvelles techniques, à transformer leur système de production, mais aussi pour en mesurer les impacts dans le temps. Je pense que ce réseau est arrivé à maturité. On a vu ce qu’on devait voir et on commence à mesurer les effets à long terme. Il faut stabiliser le changement de système avec le temps. Mais, dans ce réseau, la difficulté que l’on constate, c’est qu’en moyenne, en particulier sur les grandes cultures, on arrive à diminuer les produits phytosanitaires de 20 à 25 %, mais on ne sait pas comment faire pour aller plus loin, pour changer le système.

Quand s’arrête le conseil ? À mon avis, jamais. Il est surtout indispensable lorsqu’on est dans un processus de transformation. Les repères changent, donc les résultats changent. On passe par des périodes difficiles où l’on perd les avantages de ce que l’on faisait. On a encore les inconvénients de la transformation que l’on vient d’opérer. Dans ces transformations, la relation de confiance, le temps aussi sont nécessaires. Il y a aussi un enjeu fort sur la formation des conseillers. Pourquoi ? Parce qu’une dimension nouvelle devient importante, celle d’apprendre à réfléchir soi-même et à faire réfléchir ceux que l’on conseille, plus que de leur apporter de nouvelles techniques. Les agriculteurs ont aujourd’hui tous des formations d’ingénieur, ils partagent tous le même bagage. Ce qui est important, c’est comment je me saisis de la problématique d’un agriculteur A qui n’est pas la même que celle de l’agriculteur B, bien qu’ils n’habitent qu’à un kilomètre de distance ?

M. Lilian Bachellerie. À mon avis, le conseil ne s’arrête pas, si ce n’est à l’arrêt de l’exploitation ou à l’arrêt de la relation de confiance. Le passage à l’agriculture biologique, c’est un des moments où l’on n’arrête pas le conseil. La région Nouvelle-Aquitaine s’est aperçue que si elle voulait pérenniser le développement de l’agriculture biologique, il fallait accompagner les agriculteurs qui s’engageaient dans ce mouvement, sous peine de les voir couler et disparaître au bout de cinq ans. Elle a mis des moyens pour ce conseil, d’abord en pré‑conversion, puis, une fois qu’ils sont convertis, pour les accompagner dans le temps et faire en sorte qu’ils perdurent.

En Dordogne, on a assisté à un développement important de l’agriculture biologique. Mais il n’y avait pas forcément de marché. Des gens se sont engagés dans cette filière, leurs coûts de production ont augmenté. Les aléas climatiques ont dévasté les cultures, en particulier cette année. Je crains qu’on n’assiste à un retour en arrière.

Le bio ouvre des champs d’exploration passionnants sur l’utilisation d’alternatives, de nouvelles solutions. C’est stimulant, intéressant, mais les conditions climatiques et le contexte économique ne sont pas forcément très favorables.

M. Hervé Tertrais. Si je prends mon entreprise personnelle, j’ai deux personnes qui travaillent en permanence sur le bio. Pendant longtemps, le bio et le conventionnel se sont ignorés, de la même manière qu’agronomes et écologues se sont ignorés. Chacun était dans son coin, à se dire que l’autre avait tort. L’agriculture bio peut se construire avec le conventionnel, comme le conventionnel va se construire avec l’agriculture bio. On parlait des formations et c’est là que les formations se font justement, dans les échanges. La formation, c’est surtout la soif de connaissances. Je connais des autodidactes qui sont meilleurs que des ingénieurs. L’ignorance, c’est un choix, ce n’est pas une obligation.

Pourquoi le conseil continuera de manière permanente ? On parlait du choix des outils de travail du sol. C’est important parce que c’est là qu’on démarre, avec le désherbage. C’est pour ça que le conseil indépendant élargi ne peut être lié à rien.

Je suis favorable aux échanges. La chambre d’agriculture est venue me voir car sept de mes clients s’apprêtaient à rentrer dans le groupe des 30 000. Je n’ai évidemment aucun problème avec cela. Je respecte la distribution, il faut bien qu’il y ait des gens qui vendent pour qu’on puisse faire du conseil. Mais chacun doit rester à sa place.

 


23.   Audition de M. Sébastien Windsor, président de Chambres d’agriculture France, accompagné de M. Frédéric Ernou, responsable du service agroenvironnement, M. Étienne Bertin, chargé d’affaires publiques et M. Lucien Gillet, chargé de mission réglementation phytosanitaire (mercredi 11 octobre 2023)

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Nous reprenons les auditions de notre commission d’enquête visant à identifier les raisons de l’échec des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. Je voudrais excuser notre président, Frédéric Descrozaille, qui a été retenu par des impératifs et m’a demandé de le remplacer, aujourd’hui et demain matin.

Après une séquence très centrée sur la question du régime d’autorisation des substances actives et des produits phytosanitaires avec les auditions de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), nous avons effectué un déplacement à Bruxelles avec une délégation de notre commission d’enquête la semaine dernière. Nous poursuivons à présent notre tour d’horizon des acteurs essentiels pour la mise en œuvre de la politique publique de réduction des usages et des impacts des produits phytosanitaires.

À l’évidence, les chambres d’agriculture comptent parmi ces acteurs incontournables. Elles ont d’ailleurs explicitement dans leurs missions de contribuer, par les services qu’elles mettent en place, à la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Elles sont à ce titre destinataires d’une partie des aides prévues dans le cadre du plan Écophyto. Au-delà, par leur rôle d’accompagnement des agriculteurs, d’interface entre les pouvoirs publics et le monde agricole, elles jouent incontestablement un rôle indispensable pour la conduite de cette politique publique.

Nous sommes donc ainsi très heureux de pouvoir échanger aujourd’hui avec plusieurs responsables de Chambres d’agriculture France, structure qui anime le réseau des chambres d’agriculture : M. Sébastien Windsor, son président, M. Frédéric Ernou, responsable du service agroenvironnement, M. Étienne Bertin, chargé d’affaires publiques et M. Lucien Gilet, chargé de mission réglementation phytosanitaire.

Je vais à présent vous laisser la parole pour une présentation liminaire d’une dizaine de minutes, qui sera l’occasion de vous présenter et de présenter plus en détail le réseau des chambres d’agriculture et leur action en matière de réduction des produits phytosanitaires. Vous pourrez peut-être d’ores et déjà nous donner votre point de vue sur les raisons de l’échec relatif de cette politique publique, depuis le début du premier plan Écophyto.

Cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Sébastien Windsor, Étienne Bertin, Lucien Gillet et Frédéric Ernou prêtent serment.)

M. Sébastien Windsor, président de Chambres d’agriculture France. Les chambres regroupent 8 500 conseillers répartis sur l’ensemble du territoire français, départements d’outre-mer (DOM) compris, au sein de 500 antennes, au plus près des exploitations. 40 % de notre budget vient de la taxe additionnelle sur le foncier non bâti. Pour le reste, nos ressources sont issues des appels à projets auxquels nous répondons ainsi que, pour moitié, de prestations que nous vendons aux agriculteurs.

Notre première action autour des produits phytosanitaires est le certificat individuel de produits phytosanitaires, dit Certiphyto. Nous avons ainsi plus de 1 110 conseillers accrédités « Certiphyto conseil ». À la fin septembre, nous avons réalisé 11 600 conseils stratégiques phyto (CSP), dont plus de 8 000 ont été réalisés depuis le début de l’année 2023. On assiste ainsi à une accélération très nette. En 2022, nous avions embauché des conseillers et nous avions commencé à les former, mais nous avons manqué d’agriculteurs et nos conseillers n’ont pas été utilisés à plein temps sur cette mission de CSP, faute de candidats.

L’accent mis sur la communication début 2023, avec le renfort des pouvoirs publics, a permis de donner un coup d’accélérateur aux candidatures des agriculteurs. À date, nous nous mobilisons pour traiter en 2023 à la quasi-totalité des demandes que nous avons enregistrées. À la fin de l’année, il restera probablement seulement à traiter les demandes des agriculteurs qui se seront manifestés en novembre ou décembre. On observe donc une mobilisation très importante du réseau autour de ces CSP.

Au-delà du conseil stratégique phyto, les chambres ont accompagné un peu plus de 30 000 agriculteurs par des actions de formation sur les enjeux relatifs aux produits phytosanitaires, dans le cadre d’un catalogue de formations assez étoffé. Nous avons également accompagné près de 17 000 agriculteurs au sein de structures collectives : groupements de développement agricole (GDA), groupes Dephy ou groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE). Enfin, en 2021, nous avons accompagné quasiment 12 000 agriculteurs sur l’agriculture biologique, aussi bien pour la conversion que pour le suivi de leur exploitation.

Les chambres sont amenées à établir tous les ans un rapport sur leur action en faveur de la réduction des usages et de l’impact des produits phytosanitaires. Nous pourrons vous envoyer le rapport de 2021. Le rapport de 2022 sera finalisé d’ici la fin de l’année. Il nous faut un peu de temps pour remonter l’ensemble des données du réseau.

Lorsqu’on parle d’échec des politiques en matière de réduction des produits phytosanitaires, c’est souvent Dephy que l’on vise. Aujourd’hui, Dephy agrège 2 100 exploitations au sein de 182 groupes. 68 % des groupes Dephy sont accompagnés par les chambres d’agriculture, soit 122 groupes.

Nous pouvons être déçus par ces chiffres, mais je veux quand même rappeler que les groupes Dephy ont été conçus pour établir des références et obtenir des données sur des exploitations, avec des agriculteurs assez innovants, poussant tous les feux le plus loin possible afin de réduire les volumes de produits phytosanitaires. Nous avons mis en place un processus assez lourd d’enregistrement de l’ensemble de leurs pratiques, de façon très détaillée, de manière à pouvoir tirer profit de ces références et les réutiliser chez d’autres agriculteurs.

Ce travail a été conçu pour porter des précurseurs et des références. L’idée que l’on pourrait en faire un outil pour entraîner d’autres agriculteurs, au sein d’un processus collectif, était un peu une chimère. Pour accompagner les agriculteurs plus réfractaires au changement, il ne faut pas les inclure dans un groupe où l’on commence par mettre leurs pratiques sur la table pour les comparer à celles de leurs voisins. Nous pourrons procéder ainsi à terme, quand nous aurons réussi à les embarquer. Dans les premières étapes, en revanche, c’est le tête-à-tête qui permettra de les embarquer et de les inciter à réfléchir à un changement de pratiques, plus qu’une dynamique de groupe dans laquelle ils auront l’impression d’être jugés.

Les références établies par Dephy sont utiles, nous nous appuyons dessus. Mais je pense que nous avons besoin d’aller un cran plus loin aujourd’hui sur les références. Nous le voyons bien pour l’accompagnement des éleveurs, par exemple. Aujourd’hui, disposer de références expérimentales techniques est une chose, mais il faut aller jusqu’au bout et mesurer l’impact sur le revenu de l’exploitant. Pour convaincre un agriculteur, il est extrêmement important de montrer que s’il adopte ces pratiques, l’impact sera nul ou positif sur son résultat d’exploitation, sur son temps de travail. Nous aurons donc besoin d’aller plus loin pour l’ensemble des références que nous établissons. Nous portons d’ailleurs ce projet aujourd’hui, à travers les 15 millions d’euros supplémentaires affectés au compte d’affectation spéciale Développement agricole et rural (Casdar), dans le cadre du projet de loi de finances.

J’entends que nous n’avons peut-être pas réussi complètement sur l’objectif des 30 000 fermes que nous devions engager dans la transition agroécologique, dans le sillage des 3 000 fermes Dephy. J’ai essayé d’expliquer pourquoi.

Je veux quand même rappeler que nous avons réussi sur différents points. Nous avons baissé de quasiment 96 % l’utilisation des produits « CMR (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques) 1 », c’est-à-dire des produits les plus toxiques. Et nous avons baissé de 20 % l’utilisation des « CMR 2 » par rapport à la référence 2015-2017. À l’inverse, nous avons augmenté l’usage des produits de biocontrôle.

Nous rencontrons cependant un phénomène nouveau qui nous pose de grandes difficultés en matière de désherbage. En effet, des résistances sont apparues, ce qui fait que les agriculteurs, tout en développant des techniques alternatives, ne sont pas parvenus à baisser les volumes de produits phytosanitaires utilisés.

Pour la suite, l’augmentation des volumes de CSP réalisés constitue un enjeu majeur. Nous nous y préparons en continuant à former des techniciens. Je pense que nous serions en difficulté si nous devions avoir fait les deux CSP au moment du renouvellement du Certiphyto, mais je suis à peu près certain que nous arriverons à être au rendez-vous pour faire au moins un CSP par agriculteur avant ou dans les mois qui suivent le renouvellement de son Certiphyto. Nous en avons pris l’engagement et nous sommes de loin le premier acteur sur ce terrain, avec 80 à 90 % des conseils stratégiques phyto réalisés.

Avec ce conseil stratégique, nous effectuons un accompagnement de premier niveau sur la réduction des produits phytosanitaires. Est-ce que j’utilise des outils d’aide à la décision ? Est-ce que j’adapte bien les protections fongicides ou insecticides en fonction des variétés que j’utilise ? Quand j’ai une variété résistante, ai-je bien diminué la dose ? Nous travaillons sur des attitudes assez basiques qui constituent les premiers pas les plus significatifs dans la réduction des produits phytosanitaires.

Mais nous avons ensuite un problème. Pour aller plus loin, il faudrait adopter une approche globale de l’exploitation. Comment dois-je faire évoluer les cultures de mon exploitation ? La succession de ces cultures ? Mes pratiques d’élevage ? Ce travail fondamental ne peut pas se faire dans le cadre d’un conseil stratégique unique sur une demi-journée ou une journée. Il nécessite un accompagnement de l’exploitant dans la durée. Il faut aller le voir deux, trois, quatre fois dans l’année, pendant au moins deux ans, pour l’accompagner pas à pas et le rassurer face à ces changements.

Ce sujet de l’accompagnement face au changement n’est pas nouveau. Et nous avons besoin des références que j’ai évoquées tout à l’heure pour reprendre, point par point, ce qui a été fait chez le voisin et regarder avec l’exploitant de qu’il peut implanter chez lui. Pour gérer ses herbicides, doit-il retarder sa date de semis, sa date de labour ? Doit‑il faire du faux semis ? Doit-il faire un labour si le faux semis échoue ? Il faut concevoir ce système avec lui dans la durée, en l’accompagnant au moins pendant deux ans. 

Pour ce faire, nous demandons, dans le cadre de la planification environnementale, 50 à 55 millions d’euros par an, pour accompagner 10 000 agriculteurs sur deux ans, en traitant conjointement les enjeux de produits phytosanitaires, de changement climatique et de décarbonation.

En conclusion, nous devrons aussi étudier les moyens d’embarquer le consommateur dans cette transition. Toutes ces pratiques ont un coût. Or, le budget alimentaire des consommateurs a baissé de près de 15 % par rapport aux moyennes des années précédentes ; cela nous affecte évidemment. Le sujet européen de l’affichage de l’origine et des appels d’offres publics avec des critères d’origine est très important pour nous, si nous voulons faire en sorte que les agriculteurs s’approprient ces pratiques.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête. C’est un plaisir de vous recevoir pour poursuivre le dialogue constant que vous entretenez avec l’Assemblée. Nous avons déjà eu l’occasion d’échanger sur les questions d’agroécologie et, avec le député Stéphane Travert, de séparation du conseil et de la vente. Nous nous inscrivons en quelque sorte dans une forme de continuité. Je vous remercie pour votre propos liminaire et la qualité de l’équipe qui vous accompagne, qui montre l’intérêt que vous portez à la représentation nationale et au travail que nous avons entamé.

Je vais vous poser plusieurs questions destinées à éclairer la représentation nationale et à nourrir la commission d’enquête. Nous ne voulons pas trop nous attarder sur le constat d’échec. Nous sommes surtout là pour rechercher des solutions. Il faut tirer parti des échecs et des rendez-vous ratés pour envisager la suite. Notre commission d’enquête veut être force de propositions, aux côtés du Gouvernement qui se prépare à lancer un nouveau plan Écophyto dont nous espérons qu’il réussira.

Ce plan sera annoncé durant le mois d’octobre. Le gouvernement m’a indiqué qu’il serait attentif aux conclusions de la commission d’enquête. Après la première mise, une concertation sera organisée avec la profession. Le dispositif devrait être stabilisé début 2024. Par ailleurs, le projet de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant une utilisation des produits phytosanitaires compatible avec le développement durable (SUR) fait encore l’objet de tractations très importantes – nous l’avons découvert lors de notre déplacement à Bruxelles, la semaine dernière. Il pourrait comporter des dispositions très fortes, notamment sur le conseil indépendant. Le rapport de notre commission d’enquête arrivera ainsi à point nommé. 

Un point important pour notre commission d’enquête est la redevabilité des acteurs responsables de la mise en œuvre d’une politique publique, s’agissant des moyens engagés et des résultats obtenus. Êtes-vous en situation de nous dire avec précision, comme vous pouvez le dire au ministre de l’agriculture, les moyens que vous avez engagés pour la réduction des produits phytosanitaires, la provenance de ces ressources, les montants engagés, les actions financées ? Pouvons-nous avoir une vision globale de l’effort que vous avez fourni par rapport à ce qui était demandé, de ce que vous avez financé par vos propres moyens et de ce qui a été accompagné par la puissance publique ? Chambres d’agriculture France est-elle aujourd’hui en mesure de nous adresser ce bilan qualitatif ?

M. Sébastien Windsor. Le Certiphyto est essentiellement payé par l’agriculteur aujourd’hui. Nous mettons à disposition toute l’ingénierie pour concevoir les formations, nous utilisons nos locaux, mais le temps passé par les conseillers pour réaliser le Certiphyto est payé par l’agriculteur.

Concernant le réseau Dephy, nous avons accompagné 120 fermes sur 180. En dehors d’une petite contribution de l’agriculteur, cette opération est presque exclusivement financée par le programme Écophyto, via l’Office français de la biodiversité. De la même façon, pour le Bulletin de santé du végétal (BSV), nous finançons une trentaine d’équivalents temps plein pour la réalisation de l’ensemble des bulletins sur le territoire. Nous percevons plus que cela, mais nous sommes aussi un acteur du transit de ces BSV. Souvent, nous assurons l’animation et nous payons d’autres acteurs qui réalisent des observations.

Pour le conseil stratégique phyto, toute la conception du conseil, y compris le logiciel qui nous sert aujourd’hui à questionner l’agriculteur, à faire ressortir des pistes pour le technicien, ainsi que la formation des 400 premiers conseillers et les 1 000 tests qui nous ont servi à mettre au point cette méthode, ont été financés exclusivement sur les recettes des chambres issues de l’impôt. Nous avons réalisé les 1 000 premiers conseils quasiment gratuitement : nous leur avons fait payer 50 euros pour qu’ils ne se désistent pas. Cette opération a été payée par l’argent du fonctionnement des chambres. Maintenant que la méthode est au point, nous faisons payer les agriculteurs. Nous avons quelques disparités dans le réseau et nous essayons d’y mettre un peu d’ordre. Nous essayons de faire payer à peu près notre coût de réalisation, c’est-à-dire au moins le coût du conseiller mobilisé.

En général, quand nous accompagnons un GIEE, le financement GIEE paie environ la moitié de l’animation, l’autre moitié étant prise sur l’impôt, avec une petite contribution des agriculteurs. Nous les faisons payer un peu car ils ont tendance à penser que ce qui n’est pas payé n’a pas de valeur. Nous nous assurons ainsi qu’ils viennent. Leur participation financière reste néanmoins symbolique par rapport à l’ensemble des coûts liés à l’animation de ces groupes de développement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre réponse appelle quelques compléments. Avez-vous pu prendre connaissance du rapport d’inspection interministérielle sur l’évaluation financière de la performance du plan Écophyto, publié au moment où nous avons annoncé les travaux de cette commission ? Les inspecteurs qui ont réalisé cette étude soulignent notamment une certaine opacité sur le financement du BSV. Ils indiquent que l’on ne sait pas trop qui fait quoi, si nous sommes performants, si nous sommes au bon prix, etc. Je vous donne l’occasion de répondre et d’apporter des clarifications.

M. Sébastien Windsor. Nous avons revu l’OFB et les règles de financement du BSV sont en train d’évoluer. Les chambres perçoivent une somme par région à la fois pour l’animation et pour l’ensemble des acteurs. Ces sommes sont reversées à chaque acteur au prorata du nombre d’observations réalisées. Nous ne payons pas au temps passé, mais à l’observation. L’une des volontés derrière le BSV, c’est de faire en sorte que tous les acteurs participent, afin de partager leurs résultats et de se mettre d’accord. Le BSV a été un levier majeur pour embarquer les vendeurs de produits phytosanitaires, les coopératives, les négoces. Quand ils participent à ces observations et échangent en vue de la réalisation du BSV, ils partagent le constat et sont obligés de se l’approprier. Si ce constat n’était réalisé que par les chambres, d’autres acteurs pourraient exprimer leur désaccord, en disant qu’il faut continuer à utiliser certains produits.

Nous en avons débattu avec l’OFB. Je veux bien que nous enregistrions le temps exact passé par chaque conseiller, la parcelle qu’il a vue, l’heure à laquelle il est parti, le nombre de kilomètres qu’il a parcourus, le temps qu’il a passé sur la parcelle, le temps qu’il a mis pour revenir, etc. Pour chaque BSV régional, une trentaine d’acteurs réalise des observations. Si nous entrons dans ce niveau de justification, nous remettrons des documents de 3 000 pages et nous dépenserons plus d’argent public à comptabiliser qu’à réaliser. Je ne pense pas que ce soit la bonne solution. L’OFB nous challenge. Il n’a pas choisi de verser un forfait à l’observation extrêmement généreux. Nous avons même plutôt du mal à trouver des acteurs pour faire ces observations, compte tenu des niveaux de financement, lesquels ont en outre baissé au fil des années. Le vrai risque serait que nous n’ayons plus d’acteurs et qu’in fine, seules les chambres réalisent ces observations.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les inspections avaient pointé cet angle mort dans l’évaluation de l’utilisation de l’argent public et l’OFB vous a challengé. La vérité des prix et des coûts est en train de s’établir.

M. Sébastien Windsor. Les acteurs financés, les montants perçus, tout cela fait l’objet de conventions qui sont communiquées à l’OFB. Il y a toujours eu cette transparence.

M. Dominique Potier, rapporteur. Lors du rapport que j’avais remis au Premier ministre en 2014, j’avais eu l’occasion d’effectuer un tour de France. J’avais observé que l’engagement des chambres était très disparate. Presque dix ans après, pouvons-nous dire qu’elles sont toutes également mobilisées sur le territoire, sans faux-semblant, avec des personnels compétents, engagés sur les politiques de réduction des produits phytosanitaires ?

M. Sébastien Windsor. Globalement je pense que le réseau est monté en puissance et a mieux admis son rôle en matière de transitions. Dans le projet stratégique des chambres, établi en 2021, le sujet de la réduction des produits phytosanitaires est inscrit noir sur blanc.

Je ne vais pas vous dire que l’engagement est rigoureusement identique partout, mais plus aucune chambre ne refuse d’accompagner l’objectif de la réduction des produits phytosanitaires. Dans les DOM, le sujet est un peu plus complexe sur quelques territoires, comme Mayotte ou en Guyane, les chambres étant très faibles. En métropole, je n’ai aucun problème à dire que toutes les chambres sont engagées. Certaines le sont depuis plus longtemps et ont une longueur d’avance, mais toutes les chambres sont engagées, en particulier dans les BSV.

Dans le cadre du contrat d’objectifs que nous avons signé avec le ministre, une part de l’impôt est prélevée aux chambres et ne leur revient que si elles accompagnent un certain nombre de sujets, concernant notamment la transition et la réduction des produits phytosanitaires. Nous suivons ainsi le nombre d’agriculteurs accompagnés. Les chambres nous rendent des comptes et une retenue est opérée quand elles ne tiennent pas leurs objectifs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il existe donc une sorte de conditionnalité des aides publiques. Est-ce une obligation de moyens ou de résultats ? Quel est d’ailleurs le résultat attendu ?

M. Sébastien Windsor. C’est le nombre d’agriculteurs accompagnés. J’ai un peu de difficulté à le mesurer concrètement. Nous ne prenons pas en compte l’argent engagé, mais le nombre d’agriculteurs réellement accompagnés, par exemple en agriculture biologique. D’ailleurs, c’est l’un des indicateurs sur lesquels nous ne serons pas au rendez-vous. Nous avions pour objectif de réaliser au moins la moitié du plan Ambition bio. Nous sommes bien à la moitié des accompagnements bio, mais le plan Ambition bio est un peu en difficulté. Nous avons des discussions avec le ministère quand nous ne tenons pas un objectif.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette question de l’évaluation est capitale. Vous avez vocation à vous adresser à l’ensemble des agriculteurs, avec une mission de service public déléguée par l’État. Vous êtes évalués en fonction d’engagements de terrain monitorés. Vous soulignez un progrès, avec l’engagement plus uniforme des chambres. Pour autant, les chambres ne sont pas redevables de l’évolution de l’utilisation des produits phytosanitaires, mesurée via le nombre de doses unités (Nodu) vendues.

M. Sébastien Windsor. J’ai à cœur d’avoir des objectifs qui motivent les chambres et les conseillers. Je leur fixe un objectif sur le nombre d’agriculteurs qu’ils doivent accompagner et je peux également fixer un objectif sur la qualité de l’accompagnement. Ces dimensions sont pleinement entre leurs mains et les motiveront. Et je n’aurai aucun problème pour faire appliquer la sanction en cas d’échec.

Mais sur d’autres sujets, comme l’agriculture biologique, j’aurai plus de difficultés à sanctionner, car les chambres n’ont pas tous les leviers. Définir des indicateurs sur lesquels les chambres ont peu de maîtrise n’est pas la meilleure façon de les motiver pour atteindre le résultat. Nous en avons beaucoup débattu en interne. Je pense que les indicateurs que nous avons fixés posent un niveau d’exigence. Nous demandons aux chambres d’accompagner un certain nombre d’agriculteurs avec un conseil de transition. Ils ne comptabilisent pas ce qu’ils veulent. Nous leur demandons d’enregistrer leurs chiffres sur les logiciels de facturation et de paiement pour vérifier qu’ils sont bons.

Les chambres rencontrent des difficultés de deux ordres. Dans les chambres qui couvrent énormément de filières, l’accompagnement de la diversité de ces filières nécessite beaucoup de techniciens. Nous commençons donc à les pousser à mutualiser les techniciens sur les petites filières. Par ailleurs, nous nous heurtons à un deuxième sujet majeur, le turnover des conseillers. Ce phénomène est même plutôt en train de s’accentuer.

Je pense que nous devons ouvrir le débat de la réévaluation de la taxe pour les chambres. Au fil des années, les bases sur lesquelles est assis cet impôt ont été réévaluées pour les collectivités alors qu’à chaque fois, un plafond a été maintenu pour nous. Quand on maintient un plafond pendant vingt ans, on commence à avoir des problèmes pour payer nos salariés au bon niveau de salaire et le turnover s’accentue de façon galopante. Si nous n’obtenons pas de soutien, nous serons vraiment en difficulté pour accomplir ces missions. Un accompagnement efficace sur les produits phytosanitaires exige des conseillers qui ont suffisamment de bouteille pour être reconnus par l’agriculteur et qui savent le challenger sans lui amener des recettes toutes faites.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour poursuivre sur la question de l’évaluation, quel est votre point de vue sur le bon indicateur ? Est-ce la quantité de substances actives (QSA) ? Est-ce le Nodu ? Quel est votre avis sur l’indicateur qui semble se dessiner à l’échelle européenne ?

M. Sébastien Windsor. Je ne sais pas si un critère est spécialement meilleur que l’autre. En tout état de cause, il me semble important d’assurer la stabilité du critère, de ne pas en changer la base de calcul. Il est important pour nous que le critère ne soit pas contesté par le monde agricole. Par exemple, nous avons débattu sur la prise en compte des produits de biocontrôle dans le Nodu. Si nous les retirons, cet indicateur n’est pas contesté par le monde agricole.

Il faut aussi que le monde agricole sente que l’objectif est atteignable. Or, je ne suis pas certain que le fait d’afficher d’entrée de jeu l’objectif de 50 % de réduction constitue un grand facteur de motivation du monde agricole. Un débat est ouvert sur le niveau de progression demandé dans le cadre du projet de règlement SUR. Je pense qu’il vaut mieux avoir un indicateur qui ne soit pas trop élevé, atteindre le résultat et revoir l’objectif ensuite, plutôt que fixer une barre très haut que tout le monde considère comme inatteignable et qui ne génère pas de motivation. Je suis demandeur d’objectifs réalistes et un peu étayés, quant aux moyens que nous mettons sur la table pour les atteindre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous aurez noté qu’actuellement, nous ne réduisons pas notre objectif de réduction des produits phytosanitaires, mais nous le prorogeons dans le temps. Nous nous sommes donné au moins une décennie de plus pour atteindre l’objectif établi au lancement du premier plan Écophyto. J’entends votre critique.

La séparation du conseil et de la vente aurait pu être l’heure de gloire des chambres d’agriculture qui auraient proposé un conseil indépendant, neutre et d’intérêt général. Cela n’a pas été le cas.

M. Sébastien Windsor. Nous avons quand même mis en place ce conseil neutre et indépendant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Concrètement, nous n’avons pas vu une explosion ni du conseil indépendant privé ni du conseil des chambres à la suite de la séparation du conseil et de la vente. Il y a un mystère. Les agriculteurs ont continué à être conseillés par leurs vendeurs.

M. Sébastien Windsor. Les vendeurs font beaucoup de conseil après la vente. Ils avaient le droit de faire du conseil post-vente sur l’utilisation. Ils ont continué à accompagner le même nombre d’agriculteurs depuis que la séparation a été mise en place.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous parlez des conseillers des chambres ?

M. Sébastien Windsor. Non. Si les agriculteurs n’avaient plus été accompagnés par leur coopérative ou leur négoce, ils se seraient peut-être tournés vers les chambres. Or les coopératives et les négoces ont continué à faire du conseil après la vente. Les agriculteurs ne se sont donc pas tournés vers nous et nous n’avons pas changé grand-chose à la réalité du conseil.

M. Dominique Potier, rapporteur. On peut faire le même constat s’agissant du conseil indépendant. C’est un premier échec. Le but était de séparer la vente et le conseil. Or nous n’avons pas séparé la vente et le conseil. Vous avez été chargés du conseil stratégique. L’État estime que les chambres n’ont pas fait le travail. Vous dites que l’État n’a pas donné les bonnes informations ; nous devons clarifier ce point. L’échec est patent. Nous atteignons à peine un tiers de l’objectif fixé et nous nous trouvons devant un mur.

M. Sébastien Windsor. Je n’ai pas entendu l’État dire que les chambres n’avaient pas fait leur travail. Il ne me semble pas que Maud Faipoux ait dit cela lorsqu’elle s’est exprimée ici.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les chambres avaient pour mission de réaliser ce CSP…

M. Sébastien Windsor. Je vais prendre l’exemple de la Normandie que je maîtrise un peu mieux. Nous avons envoyé des flyers à tous les agriculteurs pour les informer. Nous avons passé des accords avec les coopératives pour qu’elles écrivent à leurs adhérents en les invitant à se tourner vers les chambres pour réaliser le conseil stratégique phyto, sous peine de ne plus pouvoir acheter de produits phytosanitaires faute d’avoir pu renouveler leur Certiphyto. Je ne peux pas forcer l’agriculteur à venir nous voir !

M. Dominique Potier, rapporteur. Qui aurait dû le faire ?

M. Sébastien Windsor. Je pense qu’il est important que l’État communique. Le jour où la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) ou le préfet a communiqué, le nombre de candidats a été multiplié par dix.

M. Dominique Potier, rapporteur. La défaillance est donc clairement du côté de l’État.

M. Sébastien Windsor. Je crois que tout le monde a pensé que l’explication que nous avions donnée suffirait pour que les agriculteurs se présentent. Il nous a fallu trop de temps pour nous apercevoir que nous prenions du retard. L’erreur vient plutôt de là. Il n’a pas été simple de les convaincre, d’expliquer. Lorsque l’État a communiqué, le nombre de demandes a explosé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voulais savoir qui était responsable. Vous dites qu’il appartient à l’État de préciser qu’il s’agit d’une obligation légale.

M. Sébastien Windsor. Nous avons essayé de communiquer, mais nous ne pouvons pas le faire tout seuls. Par ailleurs, la complexité du système proposé, avec deux CSP distants de deux ans pour renouveler le Certiphyto, ne nous a pas facilité la tâche. Je peux vous dire que même pour nous, il était un peu compliqué d’expliquer à un agriculteur à quel moment il devrait faire son conseil stratégique phyto. L’agriculteur lui-même a beaucoup du mal à le savoir. Cette complexité participe très clairement au faible nombre d’inscrits.

M. Dominique Potier, rapporteur. D’accord, le problème se situe donc au niveau du texte de loi et de la mise en œuvre de la loi. Vous n’êtes pas en cause, j’en prends acte. Vous n’êtes pas les seuls à réaliser ce conseil stratégique. Des contrôles laitiers, des centres de gestion se mettent à faire du conseil. Quelle est votre opinion ? Je considère que nous sommes en train de balkaniser ce conseil qui, par essence, relève plutôt de l’intérêt général et de la compétence des chambres d’agriculture. Nous parlons d’agronomie, d’adaptation à chaque exploitation, de poursuite de l’intérêt général. Je pense par exemple à la protection des captages et aux différentes directives environnementales qui sont territorialisées. Ne pensez-vous pas que ce conseil stratégique, qui vient tous les deux ans et demi pour réorienter la ferme vers l’agroécologie, devrait constituer une mission très clairement dévolue aux chambres d’agriculture ?

M. Sébastien Windsor. Les chambres ne connaissent pas les dates de renouvellement des Certiphyto des agriculteurs. Nous sommes donc incapables de leur indiquer la date à laquelle ils doivent réaliser leur CSP, sauf s’ils reviennent vers nous avec leur date. Il faudrait diffuser une liste des dates de renouvellement des Certiphyto pour que nous puissions envoyer des courriers ciblés, en commençant par ceux qui ont besoin de le faire en premier. Le fait de ne pas pouvoir renseigner les agriculteurs sur la date à laquelle ils devaient effectuer leur CSP fait aussi partie des raisons de l’échec.

Les chambres doivent-elles détenir le monopole ? Je voudrais connaître la part des conseils stratégiques phyto réalisés par les autres acteurs. Je pense qu’elle est largement inférieure à 20 %. Dans ma région par exemple, les autres acteurs sont très peu présents. Il est important de ne pas entrer dans une concurrence qui tire le niveau du conseil stratégique phyto vers le bas. J’ignore si nous devons avoir le monopole mais il faut qu’une instance contrôle la qualité du travail réalisé. Il faut peut-être aussi revoir les exigences autour de ce Certiphyto et contrôler que les Certiphyto délivrés respectent ces exigences. Si nos concurrents font du low cost, nous ne tiendrons pas. Plutôt que de détenir le monopole, nous pourrions être l’acteur d’animation des acteurs du conseil stratégique phyto.

Par ailleurs, pour que les agriculteurs croient au conseil stratégique phyto, il est extrêmement important que les acteurs qui réalisent le conseil spécifique fassent référence à ce conseil stratégique. Nous y parvenons sur certains territoires : nous avons passé un accord avec Agrial ; nous faisons le conseil stratégique, nous l’envoyons aux conseillers d’Agrial qui y font référence. En travaillant ainsi, nous emmenons les conseillers de la coopérative plus facilement que si nous sommes dans une relation d’opposition. 

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Vous avez évoqué la notion de diversité des cultures. Je viens de la région Drôme Ardèche, où nous rencontrons une problématique autour des cultures orphelines. Quid de l’accompagnement sur ces productions pour lesquelles les agriculteurs n’ont pas de solution ?

Vous indiquiez que l’indicateur de mesure des usages ne devait pas être contestable. Qu’entendez-vous par « indicateur non contestable » ? Nous sommes partis d’une réduction de 50 % des quantités. Aujourd’hui, nous prenons en compte la dimension du risque. Quel est le critère acceptable pour l’agriculteur ? De même, vous parlez d’objectif réaliste. Si la réduction de 50 % n’en est pas un, quel pourrait être cet objectif réaliste ?

Les agriculteurs considèrent les chambres à la fois comme des structures d’accompagnement et comme des structures qui réalisent des prestations. Le fait que vous soyez une structure prestataire n’a-t-il pas fait penser aux agriculteurs que vous cherchiez simplement à leur vendre une prestation autour du Certiphyto ?

M. Sébastien Windsor. J’ai dit que l’indicateur devait être stable dans le temps et ne pas être contesté. Il ne faut pas, par exemple, que lorsque nous substituons un produit de biocontrôle à un produit chimique, nous fassions augmenter le Nodu, parce que le produit de biocontrôle est utilisé en plus grande quantité. Ne pas inclure les produits de biocontrôle et les produits autorisés en bio permettrait ainsi de supprimer toute une série de débats inutiles, qui viennent remettre en cause l’indicateur.

La définition d’objectifs atteignables nécessite un travail d’expertise quasiment filière par filière. J’ai compris que cette démarche était plus ou moins engagée dans le cadre de la planification environnementale, avec la planification des arrêts de molécule, des sorties, des substitutions, etc. Dans Écophyto, différents chiffres sont remontés, sur lesquels nous pouvons nous appuyer. Il faut néanmoins regarder dans quelle mesure ils sont transposables à tout le monde. Un petit travail d’expertise doit donc être conduit pour obtenir des chiffres réalistes.

Vous déclarez que nous sommes souvent perçus comme un acteur qui vend des prestations. En réalité, sur le terrain, nous sommes souvent perçus comme le bras armé de l’État et l’organisme qui pousse les politiques publiques. Sur le Certiphyto que vous avez cité, nous sommes dans le domaine concurrentiel. Il nous a très clairement été dit que nous ne pouvions pas le conduire sur les ressources de l’impôt. Je pense que nous n’avons pas pris de retard pour autant. Nous avons su accompagner le Certiphyto. L’an dernier, nous en avons encore réalisé 25 000, dont près de 3 000 nouveaux entrants. Je ne pense pas que nous ayons rencontré un problème sur le Certiphyto.

Sur le CSP, les difficultés résultent de la complexité du calcul, de l’impossibilité pour nous d’effectuer ce calcul, de l’insuffisance de la communication sur les nouvelles mesures. Un ensemble d’éléments explique que nous n’ayons pas réalisé assez de conseils stratégiques phyto, alors que nous avons réussi à réaliser le Certiphyto. 

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Si vous êtes considérés comme le bras armé de l’État, pour quelle raison faudrait-il que l’État communique lorsque vous communiquez déjà ?

M. Sébastien Windsor. Parce que je n’ai pas les données, contrairement à l’État. Même si nous sommes considérés comme le bras armé de l’État, nous ne sommes pas l’État et quand le préfet écrit à un agriculteur pour lui dire que s’il ne réalise pas son Certiphyto, il n’aura plus de produits phytosanitaires l’année prochaine, son message porte un peu plus que si la chambre lui écrit. Je caricature un peu. Ils nous considèrent comme le bras armé, mais quand cela les arrange, ils savent très bien que nous n’avons pas de force de contrôle.

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Quid des cultures orphelines ?

M. Sébastien Windsor. Ce sujet mobilise beaucoup d’argent public. Nous faisons du conseil sur les cultures orphelines. Nous sommes très largement déficitaires, compte tenu du temps d’acquisition de références pour disposer d’éléments sur ces cultures orphelines ou de petit volume. L’exercice est très compliqué pour nous. Sur certaines cultures orphelines, le vrai problème vient de l’interdiction de molécules. Ce sujet relève plus de l’Anses que de nous. Il s’agit de gérer les autorisations et dérogations pour les cultures. Il est parfois possible de conserver sur les cultures orphelines certaines molécules que nous supprimons dans les grandes cultures parce qu’elles nécessitent des volumes importants, le temps de chercher des solutions. Sur la cerise, monsieur Fugit le sait bien, quand nous n’avons pas de solution, il ne reste plus que la tronçonneuse.

Sur ces petites cultures, il y a un enjeu majeur de protection face aux importations. Pourquoi importons-nous des denrées avec des limites maximales de résidus (LMR) qui ne sont pas à zéro sur des produits que nous avons interdits en France, parfois depuis plus de quinze ans ? Si ce produit n’est pas dangereux pour la santé en dessous d’une certaine limite, pourquoi nous l’avoir interdit dans ce cas ? Il fallait peut-être simplement définir des précautions d’utilisation pour l’applicateur. Ce point est primordial pour les petites filières.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voudrais vous inviter à approfondir votre propos sur les impasses techniques. Vous avez parlé de l’objectif de 50 % qui n’était peut-être pas réaliste. Monsieur Jean Boiffin a déclaré à votre même place, voilà quelques semaines, que l’objectif de réduction de 50 % a été brandi comme un slogan au moment du Grenelle de l’environnement, tout en étant assez éloigné de la réalité du terrain.

Vous avez acté qu’il y avait des difficultés pour atteindre ce résultat. Vous avez aussi évoqué, notamment pour les herbicides, des phénomènes de résistance liés au faible nombre de molécules disponibles. Nous multiplions les impasses techniques et avons les plus grandes difficultés à maintenir une agriculture compétitive. Quel serait, selon vous, un objectif atteignable ?

M. Sébastien Windsor. Je ne vais pas vous donner de chiffres, car je pense qu’il faut les étayer. Nous prendrons le temps de réaliser ce travail filière par filière. Je ne vous donnerai pas un chiffre au doigt mouillé alors que je déplore que de tels chiffres aient été communiqués.

Les résistances que j’évoquais sur les herbicides ne sont pas uniquement liées à la suppression des molécules. C’est simplement une réalité du terrain ; elle doit être prise en compte. Je ne vois pas comment nous pourrons réduire de 50 % l’utilisation des herbicides dans certaines cultures. Nous sommes quasiment dans l’impasse pour trouver d’autres solutions herbicides.

Le changement climatique peut aussi venir nous perturber, provoquant des difficultés de travail du sol dans certaines zones. Cette année, il sera facile de faire du binage à l’automne compte tenu du temps sec, mais nous avons connu des printemps ou des automnes très différents.

Il faut étudier la question attentivement, type de produit par type de produit, culture par culture, pour fixer des objectifs atteignables. Je vous répète que je pense que ce travail est engagé dans le cadre de la planification environnementale.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je vais me permettre dans ce cas de poser la question de façon différente. Notre commission a pour objet d’identifier les raisons pour lesquelles nous n’avons pas atteint nos objectifs. Comment avons-nous fixé ces objectifs ? Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation d’échec. Avons-nous effectué un travail sérieux pour définir des objectifs réalistes ?

M. Sébastien Windsor. Je n’en suis pas complètement convaincu. D’ailleurs, nous avions évoqué une réduction de 50 % si elle était atteignable, et le monde agricole avait insisté sur cette condition, parce que nous éprouvions quelques doutes sur la capacité à atteindre l’objectif. Nous ne sommes pas restés inactifs. Nous avons progressivement supprimé tous les produits les plus toxiques, avec des niveaux de réussite relativement significatifs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas vraiment de votre fait, mais plutôt de celui de l’Anses, qui n’a plus accordé d’autorisation pour ces produits.

M. Sébastien Windsor. La suppression de ces produits s’est traduite par des reports sur des produits qui sont souvent moins efficaces et nécessitent de plus gros volumes.

Nous sommes également confrontés à plusieurs sujets nouveaux. Demain, nous devrons produire plus de biomasse pour répondre aux enjeux de décarbonation. Il faudra peser l’équilibre entre ces différents objectifs. L’exemple du colza, sur lequel nous sommes actuellement en discussion, est très frappant. L’une des solutions alternatives à l’utilisation d’insecticides consiste à amener de petites doses d’engrais sur le colza à l’automne. Les doses doivent être suffisamment petites pour éviter le lessivage. Cependant, on nous dit que les études ne sont pas suffisamment nombreuses pour considérer qu’il n’existe pas de lessivage. Cette solution est donc proscrite. Si cette solution agronomique qui permet de développer le colza en faisant en sorte qu’il soit résistant aux insectes nous est interdite, il ne faut plus nous demander de mettre en place des alternatives ! Ainsi, dans de nombreuses situations, nous avons été confrontés à des difficultés, parce qu’en France, nous traitons de tous les sujets en silo.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Je sais que madame la présidente mène un combat pour les cerises en Ardèche comme je peux le faire dans le Rhône et notre collègue Jean-François Lovisolo dans le Vaucluse.

J’apprécie la sincérité de vos propos. Nous avons besoin d’entendre ce que le monde agricole pense réellement de ce sujet qui n’est pas évident. Nous avons beaucoup parlé du passé et du présent. Je voudrais aussi que nous parlions du futur.

Le comité d’orientation stratégique et de suivi (COS) du plan national de réduction des produits phytopharmaceutiques a été créé voilà quatre ou cinq ans, en 2018, au début de l’affaire du glyphosate. Ce comité va se réunir à la fin de la semaine pour statuer sur les nouvelles orientations de la stratégie Écophyto. Nous savons à ce stade qu’il va s’orienter vers l’anticipation de l’interdiction des produits phytosanitaires les plus dangereux. Quand ces sujets avaient été évoqués, le monde des céréaliers s’était montré très tendu. Qu’en pensez‑vous ? Êtes‑vous associés à la préparation de ce COS ? Vos propos nous donnent à penser que votre relation avec le ministère ou les services de l’État n’est pas toujours fluide. Il est donc important que nous sachions de quelle façon vous êtes associés à ce comité. Que pensez-vous de son fonctionnement ?

Comment voyez-vous la question de la recherche et de l’innovation ? Pensez-vous qu’il faut investir beaucoup plus ? Si oui, pourriez-vous préciser les ordres de grandeur des investissements à prévoir selon vous ? Que se passe-t-il selon vous dans les lycées agricoles ?

En tant que scientifique et fils de paysan, je connais un peu l’agriculture mais, dans le cadre de la mission glyphosate, j’ai découvert de manière plus approfondie l’agriculture de conservation des sols. Les chambres d’agriculture ont-elles la volonté de faire évoluer les techniques culturales ? L’agriculture de conservation des sols a-t-elle, à vos yeux, un avenir plus important ? Il me semble qu’elle peut se révéler intéressante, y compris sur la question des produits phytosanitaires.

M. Sébastien Windsor. Outre le COS Écophyto, il ne faut pas oublier la planification environnementale. Aujourd’hui, des groupes issus de cette planification travaillent sur l’anticipation des sorties de molécules. Nous ne participons pas à ces groupes. La direction générale de l’alimentation (DGAL) nous a expliqué qu’ils identifient les molécules qui pourraient être interdites et que les chambres seront associées quand il s’agira de rechercher les solutions. Certaines de ces solutions ne concerneront pas que les filières, elles auront une dimension systémique. Votre appui pourra nous aider. Cependant, j’ai été plutôt rassuré par la DGAL.

Quant à la prochaine politique Écophyto, je pense que vous en savez plus que moi. Un COS Écophyto était convoqué vendredi. J’ai appris qu’il avait été décalé. Je ne sais rien de ce qui sera annoncé ou très peu de choses. Nous avons peut-être besoin d’investissements pour accompagner les agriculteurs, mais l’accompagnement humain reste le vrai sujet. J’ai cru comprendre que des moyens seraient mobilisés, mais sans doute pas à la hauteur de ce qui est nécessaire. Je ne dispose cependant d’aucun chiffre. Je ne crois pas que l’accompagnement des changements des pratiques a vocation à être financé par Écophyto car il devra traiter à la fois des produits phytosanitaires, du carbone, etc.

Par le canal de ces politiques conduites en silo, nous avons subventionné toute une série d’investissements. Certains matériels utiles ont pu être achetés. Mais nous avons un sujet d’accompagnement. Je pense que nous possédons l’un des plus beaux parcs de bineuses au monde. Sur la betterave, je peux utiliser ma bineuse soit lorsque je suis en échec de désherbage, soit dans le cadre d’une vraie stratégie de réduction. Cette utilisation nécessite un accompagnement humain très important. Il y a une prise de risque.

M. Jean-Luc Fugit (RE). Il y a aussi des émissions de CO2.

M. Sébastien Windsor. Il nous manque des références mesurant à la fois l’impact phytosanitaire, l’impact carbone et l’impact économique pour l’exploitant. La première année où j’ai utilisé ma bineuse, j’ai perdu 20 % de rendement et 200 % de mon revenu sur les betteraves. Si je n’avais pas été un peu persévérant, j’arrêtais. Je milite pour que l’accompagnement cesse d’être le parent pauvre de toutes nos politiques publiques et que son financement constitue un sujet majeur. Il ne faut pas un accompagnement one shot, mais un accompagnement sur deux ans.

S’agissant des techniques culturales et de l’agriculture de conservation, les chambres jouent un rôle moteur sur le sujet du carbone. Dans chaque région, nous avons mis en place une association pour essayer de vendre à des entreprises locales des crédits carbone qui viennent d’agriculteurs locaux afin d’aller chercher un peu plus de valeur qu’en les vendant sur le marché. Nous avons essayé de différencier nos crédits carbone. Nous avons fait la moitié des bilans carbone réalisés sur les exploitations françaises pour générer des crédits carbone.

Je crois en l’agriculture de conservation pour sa vertu d’adaptation au changement climatique. Elle permet d’obtenir plus de matières organiques, des exploitations plus résistantes et en capacité de stocker de l’eau, et probablement moins d’émissions de carbone avec le maintien des matières organiques. Pour autant, les exploitants en agriculture de conservation ne réduisent pas forcément l’usage des produits phytosanitaires.

Dans ce conseil un peu global, qui ne doit pas être orienté que vers les phytos, nous essayons de pousser la trajectoire de progrès de l’exploitation. Tout le monde n’accomplira pas des progrès sur tous les sujets. Si l’agriculteur fait un peu de carbone, puis un peu de phyto, il entre dans une dynamique de progrès. Il faut aussi faire confiance à l’agriculteur et se montrer un peu moins normatif. Il ne s’agit pas de conditionner le financement à la réalisation de certaines actions, mais à l’amélioration globale de l’empreinte environnementale de l’exploitation.

Nous avions porté des diagnostics agroécologiques auprès des agriculteurs. Cependant, lorsque les dispositifs sont trop normatifs, nous ne parvenons pas à les embarquer. Il faut les emmener dans un conseil qui s’apparente presque à du coaching ou du mentorat. Nous accompagnons l’agriculteur pour l’aider à changer les choses sur son exploitation et nous suivons la trajectoire de progrès grâce à des indicateurs simples. Nous embarquerons mieux les agriculteurs en commençant avec les solutions sur lesquelles ils avaient commencé à réfléchir plutôt qu’en leur imposant tel ou tel axe de progrès.

Cette démarche appelle aussi une culture différente pour nos conseillers. Nous sommes inscrits dans l’appel à manifestations d’intérêt (AMI) sur le développement des compétences, car nous pensons que nous avons un vrai sujet de formation et de développement des compétences de nos conseillers. Si nous voulons monter le niveau des chambres pour accompagner la réduction des produits phytosanitaires, notre premier travail consiste à accompagner nos conseillers.

M. Éric Martineau (Dem). Dans votre présentation, vous avez mis de côté la filière bio. Pourriez-vous nous communiquer les raisons pour lesquelles vous n’avez pas atteint les objectifs dans cette filière ?

Par ailleurs, vous avez souligné le déficit d’accompagnement des agriculteurs. Ce manque vient-il de la baisse du nombre de techniciens agricoles pour accompagner certaines filières comme le maraîchage ou l’arboriculture fruitière ?

Pour développer la biomasse et favoriser la décarbonation, ne devrions-nous pas mettre davantage l’accent sur les intercultures ? Je pense par exemple à la filière du chanvre.

Les chambres d’agriculture ne devraient-elles pas aussi améliorer nos prévisions météorologiques ? Je ne sais pas si le sujet est de votre ressort. Cependant, avec de meilleures prévisions météorologiques, je suis convaincu que les agriculteurs interviendraient moins dans leurs cultures. Je tiens à préciser que je suis moi-même agriculteur.

M. Sébastien Windsor. Le budget alimentaire des Français s’est effondré de 14 %. Les Français n’ont pas mangé 14 % de moins, ils sont descendus en gamme sur les produits. Je vous renvoie à l’exemple des œufs dans la grande distribution. Cette situation constitue la première explication de nos difficultés sur le bio. Il reste des secteurs où il faut poursuivre les conversions, car nous sommes encore importateurs. Sur les produits laitiers, en revanche, je n’ai pas peur de dire qu’il faut arrêter les conversions le temps de stabiliser le marché pour arriver à faire remonter les prix des produits bio. Ensuite, nous pourrons relancer les conversions. Aujourd’hui, 40 % du lait bio est déclassé. Si nous poursuivons les conversions, nous assisterons à des déconversions encore plus importantes. Il faut réguler le marché.

Les intercultures font clairement partie de la boîte à outils des solutions que nous portons, aussi bien en élevage qu’en culture. Il est important d’adapter la boîte à outils à l’exploitation. Réaliser une interculture en Occitanie est suicidaire. Nous n’avons pas suffisamment d’eau. L’interculture pompe l’eau de la culture suivante que vous ne pouvez pas réussir. En revanche, la réalisation d’une interculture dans les Hauts-de-France, que vous utiliserez dans un méthaniseur ou que vous donnerez à des vaches, et qui participera à un cycle de rupture des maladies, est probablement une bonne idée.

Nous avons besoin de références avec des fermes types que nous suivons, y compris pour tester ces questions. Nous savons prouver le fonctionnement des intercultures en élevage, parce que nous disposons de ces fermes de référence que nous n’avons plus en grande culture.

Il reste un bémol sur le sujet. Je suis bien placé pour en parler, car un problème de ray-grass s’est développé sur mon exploitation. Si je sème une interculture, je ne peux plus faire de faux semis, c’est-à-dire un travail très superficiel qui fait germer le ray-grass une, deux ou trois fois de sorte que, lorsque je vais semer ma culture, il ait entièrement germé. Les bio avaient d’ailleurs obtenu l’autorisation de ne pas réaliser d’interculture pour effectuer ce désherbage mécanique. L’interculture ne constitue pas une recette miracle à appliquer sur l’exploitation. Elle fait partie d’un ensemble de solutions pouvant être appliquées, avec une certaine complexité. Cela exige un accompagnement humain quasiment au cas par cas, différent selon la ferme, la région.

Sur la question de la météo, nous avons développé des outils d’aide à la décision pour les agriculteurs. Lorsqu’un agriculteur s’abonne à « MesParcelles », l’outil de suivi de ses cultures, nous lui offrons, sur le budget de Chambres d’agriculture France, les outils d’aide à la décision (OAD) qui vont lui permettre de suivre le risque de développement des maladies, notamment en pomme de terre pour éviter de traiter en préventif du mildiou. Avec cet OAD, nous savons lui dire s’il a besoin de traiter ou non. Nous avons réalisé le même outil en céréales et nous le mettons à disposition gratuitement dans « MesParcelles », car nous pensons qu’il participe à la réduction des produits phytosanitaires.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je suis moi-même agricultrice et pleinement concernée. Les premiers entrepreneurs de France sont nos agriculteurs. L’arrêté du 20 novembre 2021 relatif à la protection des abeilles et des autres insectes pollinisateurs et à la préservation des services de pollinisation lors de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques impose d’appliquer les traitements soit très tôt le matin, soit très tard le soir, pour des raisons d’hygrométrie. Cependant, cela peut entraîner des problèmes de voisinage, en raison du bruit que cela génère la nuit. Avez-vous des retours de terrain sur le sujet ? Il me semble que ces traitements de nuit engendrent le doute et la suspicion.

M. Sébastien Windsor. Lorsqu’un agriculteur sort la nuit avec le pulvérisateur, il est accusé de vouloir cacher des choses. Nous poussons quand même les agriculteurs à traiter à des horaires où l’hygrométrie est favorable. Il ne faut pas revenir en arrière sur le sujet. C’est important pour parvenir à réduire les doses utilisées. Lorsque cela engendre des problèmes de voisinage, nous nous positionnons en médiateurs.

Je pense que nous avons été le premier acteur, pour ne pas dire le seul, à écrire des chartes sur les zones de non-traitement (ZNT) dans lesquelles nous avons essayé de trouver des compromis sur le sujet. Nous avons mis en place des éléments de prévenance collective. Nous avons également travaillé auprès des agriculteurs pour leur rappeler ce qu’ils avaient le droit de faire, y compris en termes de distances. Les conflits de voisinage et d’usage restent un phénomène de société aujourd’hui. Nous avons aussi besoin que tous les décideurs nous aident à ne pas attiser la méfiance et à trouver des solutions de compromis.

Il est important que le monde agricole s’empare de ces enjeux de communication, en osant parler des produits phytosanitaires. Dans le projet de pacte et de loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOA) que porte le ministre de l’agriculture, il serait demandé aux chambres de faire en sorte que tous les enfants de primaire puissent effectuer durant leur cursus une visite dans une exploitation agricole. C’est une très bonne idée. Nous pouvons leur parler, leur montrer des choses, établir le lien entre agriculture et alimentation que bon nombre de nos concitoyens ont perdu de vue. Ces enjeux de communication sont majeurs.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je voulais revenir sur la question du conseil stratégique. Hier après-midi, dans le cadre de nos auditions, nous rencontrions les représentants du négoce et du conseil indépendant. Nous avons notamment échangé sur l’idée de confier la mission de conseil stratégique aux chambres d’agriculture, avec le cas échéant des partenariats formalisés avec d’autres structures de conseil. Quel est votre sentiment sur cette proposition ? Vous semble-t-elle crédible ? Tout à l’heure, vous avez souligné le besoin d’avoir des conseillers qui ont de la bouteille, le turnover galopant au sein des chambres et parfois la difficulté d’accompagner les filières dans toute leur diversité. Dans ce contexte, les chambres ont-elles les ressources humaines nécessaires pour prendre en charge la mission de conseil stratégique ? Cette organisation permettrait-elle de favoriser concrètement la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires ?

Ma deuxième question porte sur l’acceptation des plans par nos agriculteurs. Vous avez évoqué à l’instant les conflits avec le voisinage, la difficulté de faire connaître le monde agricole auprès de nos concitoyens. Vous avez aussi parlé des agriculteurs réfractaires aux plans Écophyto et à leurs exigences. Je souhaitais obtenir quelques précisions sur cette défiance du monde agricole. Les agriculteurs sont-ils plutôt réfractaires vis-à-vis des conseils que peuvent leur donner les chambres ou vis-à-vis de l’État qui fixe ces exigences ? Est-ce en partie face au risque de concurrence déloyale au sein du marché commun ?

M. Sébastien Windsor. Je crois que le conseil stratégique peut participer à la réduction des produits phytosanitaires. Sans cela, je ne serais pas là et je n’aurais pas porté l’ambition que nous portons dans les chambres à travers notre engagement autour de ce conseil stratégique phyto. Mais cela ne sera pas suffisant. Il donnera une première approche de réduction, mais nous aurons besoin de l’étape d’après, c’est-à-dire de l’approche système qui ne figure pas dans le conseil stratégique tel qu’il est calibré aujourd’hui.

Les chambres doivent-elles avoir le monopole sur le conseil stratégique phyto et le sous-traiter à quelques acteurs ? Je ne le pense pas. La sous-traitance ne me paraît pas être la bonne solution. En revanche, nous pouvons être le garant de la qualité, animer les acteurs qui réaliseront ce conseil stratégique phyto avec le soutien de la Draaf. Si nous avons le monopole, nous serons encore un peu plus perçus comme accompagnant une mesure d’État et non comme accompagnant une démarche efficace et utile pour les agriculteurs. Il ne faut pas que ce conseil soit perçu par les agriculteurs comme une mesure obligatoire ; il doit être considéré comme utile. En tout cas, nous sommes prêts à assumer un rôle d’animation des acteurs de ce conseil stratégique. Nous pourrions travailler avec l’État sur un référentiel pour homologuer les acteurs et faire en sorte qu’ils subissent des sanctions quand la qualité n’est pas au rendezvous – y compris pour nos propres chambres.

Je pense que les agriculteurs craignent pour leur compétitivité quand ils rencontrent des problèmes de revenus, même si la situation s’est un peu améliorée ces deux dernières années. Ils se méfient également de la norme. Le nombre de normes auxquelles nous sommes soumis est colossal. Sur certaines parcelles, j’ai plus de quinze législations qui s’appliquent, ce qui complique un peu les choses. À chaque nouvelle mesure, l’agriculteur a un mouvement de recul. Il nous revient de les convaincre par l’efficacité de notre action que ce conseil aura été utile.

Les premiers retours des enquêtes qualité conduites auprès des agriculteurs sont très bons. Les agriculteurs sont satisfaits, voire très satisfaits de ce conseil. Les moins contents sont les 15 % les plus innovants qui se trouvent déjà dans un groupe Dephy et qui ont besoin de l’étape suivante, plus que de ce conseil stratégique. Nous pourrions proposer qu’un agriculteur qui est déjà accompagné dans un groupe Dephy puisse bénéficier d’une forme d’équivalence. Il est en effet regrettable que cet agriculteur contribue à donner une image négative du CSP.

15 % des agriculteurs sont réfractaires à tout. Ceux-là seront embarqués de force, par l’obligation. 70 % sont plutôt des suiveurs, des observateurs. Ils ont peur de la prise de risque. Nous devons les accompagner. Pour les convaincre, nous avons besoin de références technico‑économiques sur des fermes, non seulement sur la perte de rendement, mais aussi sur l’impact sur l’excédent brut d’exploitation (EBE), ce qui n’est pas fait aujourd’hui dans les groupes Dephy et que nous réclamons demain avec une enveloppe du compte d’affectation spéciale développement agricole et rural (Casdar). Je ne convaincrai pas un agriculteur à partir d’une ferme expérimentale. Je le convaincrai en lui montrant les chiffres des fermes qui font cela à côté de chez lui. Le conseiller lui-même sera plus à l’aise pour emmener l’agriculteur s’il dispose de ces chiffres. Il faudra aller chercher ces agriculteurs dans un tête-à-tête, en procédant pas à pas, avec un accompagnement dans la durée plutôt que « one shot ».

M. Dominique Potier, rapporteur. J’entends que vous appelez clairement à des moyens Casdar. On annonce 250 millions d’euros supplémentaire sur l’agroécologie. Ce seront des mesures d’investissement ou d’accompagnement. Nous ne manquerons pas de moyens à travers ce budget. Il s’agit de les orienter. Vous affirmez que l’accompagnement systémique apporte les solutions les plus performantes. C’est ce que suggère l’exemple des fermes Dephy. L’association des cultures, les rotations, les systèmes offrent le gain le plus grand.

M. Sébastien Windsor. Il faut les deux : le conseil stratégique phyto et le conseil systémique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il faut effectivement les deux. Je reviens sur l’interpellation de notre collègue sur les objectifs. Les résultats du réseau des conseillers indépendants et les travaux des fermes Dephy nous font dire qu’il est possible de concilier le maintien de l’EBE et des baisses de 40, 50 ou parfois 60 % des produits phytosanitaires. C’est ce que nous disait hier le Pôle du conseil indépendant en agriculture (PCIA). Il ne s’agit pas de produire une autre culture, mais simplement de changer de système.

Vous dites que pour faire cela, il faut des références, de l’accompagnement, des dynamiques interpersonnelles, du face à face technicien/agriculteur. Il faut créer une ambiance, une culture. La profession joue-t-elle assez le jeu à votre avis ? J’ai le sentiment que depuis la guerre en Ukraine, les contraintes environnementales sont mises de côté car il faut redevenir souverain, produire à tout prix. Admettez-vous que cette contre-culture par rapport aux objectifs du Green deal à l’échelle européenne et de l’agroécologie à l’échelle nationale est assez contre-productive pour la mobilisation des acteurs de terrain ?

Quel acte de confiance donnez-vous au nouveau plan Écophyto annoncé par la Première ministre voilà neuf mois, qui sera finalisé dans quelques mois ? Quelle est votre opinion sur le projet de règlement SUR tel que vous le percevez aujourd’hui ?

M. Sébastien Windsor. Pour les produits phytosanitaires comme pour la réduction carbone, nous pouvons atteindre des objectifs relativement significatifs, au moins dans certaines filières, mais cela nécessite un accompagnement colossal. Regardez l’accompagnement d’un agriculteur sur une ferme Dephy. Nous les avons accompagnés dans la durée. Un accompagnement ponctuel ne réglera pas le problème.

Nous avons commencé à regarder comment décliner la planification environnementale sur la partie laitière. Nous avons essayé d’ouvrir toutes les pistes qui n’entraînaient pas de baisses de volume, car nous savons que nous serons probablement déficitaires en production laitière en 2027. Nous avons examiné toutes les solutions qui permettaient de le faire sans détériorer le revenu de l’agriculteur. Nous arrivons quand même à atteindre des objectifs assez ambitieux avec un accompagnement individuel très fort et du temps.

Vous m’interrogez sur le Green deal. Si nous voulons embarquer les agriculteurs, il faut leur fixer des objectifs atteignables. Quand les objectifs affichés sont trop ambitieux, nous les perdons. Il faut aussi sortir un peu des politiques en silo. Avec une politique sur la protection de l’eau qui exige de mettre les engrais le plus tard possible pour éviter le lessivage, une politique sur la protection de l’air qui recommande de les mettre en période un peu humide pour éviter l’évaporation, l’accumulation des réglementations perd les agriculteurs.

Un mouvement s’est peut-être engagé. Je ne suis cependant pas sociologue et je n’ai pas de données. Je pense que nous avons un vrai sujet pour emmener les agriculteurs dans la planification environnementale, dans une trajectoire où l’on n’oppose pas production et environnement. La planification vise à produire plus pour différents usages, avec des équilibres. Je ne veux pas que nous reprenions le modèle de la méthanisation à l’allemande. Il existe de nombreuses solutions de méthanisation et il reste beaucoup à faire sur la méthanisation à petite échelle. Il faut ouvrir toutes ces voies sans trop de tabous, mais aussi avec une approche globale qui replace la confiance en l’agriculteur pour trouver des solutions.

Prenons l’exemple de la haie. Le premier frein auquel nous sommes confrontés quand nous voulons demander à un agriculteur de planter des haies est la sanctuarisation et l’excès de réglementation. L’agriculteur ne peut plus tailler entre telle date et telle date. Il doit demander l’autorisation à la direction départementale des territoires (DDT) pour déplacer une haie. Quand bien même il demande l’autorisation de la DDT, il est accusé par l’OFB de destruction d’habitat potentiel et l’affaire se termine chez le procureur. Lorsque ce cas de figure se reproduit chez dix agriculteurs dans le département de la Manche, je ne suis plus capable d’amener un agriculteur à planter des haies. Il faut lever certains freins.

Autre exemple, nous essayons de redévelopper l’herbe dans l’élevage, avec des solutions qui tiennent économiquement et qui permettent d’améliorer l’empreinte environnementale de façon mesurée. Pour autant, l’herbage ne doit pas être sanctuarisé ensuite. Si l’agriculteur sait qu’il ne pourra plus renoncer à cet herbage au bout de cinq ans, il ne le fera pas.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Vous dites qu’il ne faut pas opposer production et environnement. J’entends la superposition des réglementations. L’exemple des haies est sans doute assez parlant. L’opposition entre production et environnement résulte parfois aussi de contraintes qui viennent grever le revenu des paysans. Parmi les chemins pour concilier les deux figure la question des paiements pour services environnementaux (PSE). Comment vous positionnez-vous sur ce sujet ? Peut-il être facilitateur, pour amener les agriculteurs sur ce double enjeu d’assurer la production alimentaire du pays tout en préservant l’environnement ?

M. Sébastien Windsor. J’ai oublié de répondre sur le nouveau plan Écophyto. Je ne peux pas me prononcer, car je ne le connais pas.

Je suis très favorable aux PSE. Mais si nous voulons développer les PSE, nous allons faire exploser la dette publique. Je pense que nous devons aussi travailler sur l’éducation du consommateur. L’absence d’obligation d’affichage de l’origine du produit dans une cantine n’aide pas le consommateur à faire un choix éclairé. Il en va de même quand il est impossible de mettre des informations sur l’origine du produit dans une commande publique. Nous ne ferons pas la révolution de la production sans le consommateur.

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Merci monsieur le président. Je tiens à vous adresser les remerciements de l’ensemble de la commission pour la sincérité de vos propos.

 


24.   Audition de M. Pierre-Étienne Bisch, coordonnateur interministériel du Comité d’orientation stratégique du plan Écophyto (jeudi 12 octobre 2023)

Mme la présidente Laurence Heydel Grillere. Mes chers collègues, nous reprenons les auditions de notre commission d’enquête visant à identifier les raisons de l’échec des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. Je tiens à excuser notre président, Frédéric Descrozaille, qui est retenu par un engagement et qui m’a demandé de le remplacer, ce que je fais avec plaisir.

Aujourd’hui, nous recevons le préfet Pierre-Étienne Bisch, qui occupe les fonctions de coordinateur interministériel du plan Écophyto. Monsieur Bisch, nous vous remercions de vous être rendu disponible pour notre commission d’enquête. Vous avez été nommé à cette fonction le 1er décembre 2018, soit il y a bientôt cinq ans. Cette période coïncide avec la mise en place de la version II+ du plan Écophyto, visant à relancer une nouvelle fois le processus initialement engagé après le Grenelle de l’environnement.

Vous disposez donc d’un recul significatif sur les étapes, les efforts et les difficultés qui ont jalonné la mise en œuvre de ce plan Écophyto, dans le but de réduire l’usage des produits phytosanitaires de 50 %. En tant que coordinateur interministériel, vous êtes un acteur et un témoin clé des politiques publiques au cœur de nos investigations et – pourrait-on dire – du relatif échec de celles-ci. La création de votre fonction témoigne de la volonté de renforcer la gouvernance du plan Écophyto en lui conférant une dimension interministérielle. Nous voyons que cette volonté n’a été que partielle, car vous n’aviez pas entre vos mains les leviers pour piloter et mettre en cohérence l’ensemble des politiques publiques qui influent sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Il sera précieux que vous nous expliquiez comment vous concevez et mettez en œuvre votre mission, les défis que vous avez rencontrés depuis la fin 2018 et votre analyse de la situation actuelle.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Pierre-Étienne Bisch prête serment.)

M. Pierre-Étienne Bisch, coordonnateur interministériel du Comité d’orientation stratégique du plan Écophyto. Je tiens tout d’abord à exprimer ma satisfaction d’être présent parmi vous ce matin. C’est d’autant plus plaisant de retrouver quelques visages familiers, puisque dès le début de ma mission, j’ai eu l’opportunité de rencontrer certains d’entre vous. La majeure partie de ma carrière s’est déroulée au sein de ce qui était alors appelé le « corps préfectoral » et qui porte aujourd’hui le nom de « fonctions préfectorales ». En dernier lieu, j’ai été préfet de la région Centre-Val de Loire et, par la suite, j’ai consacré cinq années supplémentaires à des activités juridiques au sein du Conseil d’État. J’ai également occupé le poste de PDG de Météo-France, ce qui m’a permis de fréquenter la communauté scientifique, qui a toujours été l’un de mes centres d’intérêt.

J’ai été appelé à intervenir dans le domaine des produits phytosanitaires, bien que je ne sois pas un scientifique moi-même car, à la fin de l’année 2015, le Premier ministre de l’époque, M. Valls, m’a demandé de m’intéresser aux normes applicables en agriculture. J’ai alors mis en place un espace de dialogue entre le monde agricole et les services centraux des administrations qui produisent des normes pour favoriser un échange constructif et éviter des conflits inutiles sur ces questions. En 2018, j’ai été chargé de travailler sur la gestion quantitative de l’eau – c’est la question des bassines – et j’ai remis un rapport à la fin de l’année 2018 sur les programmes territoriaux de gestion de l’eau. Malheureusement, ces outils de dialogue ne fonctionnent pas toujours aussi efficacement qu’escompté.

Dans la continuité de ces expériences de dialogue entre le monde agricole et les administrations publiques, on m’a également sollicité pour traiter la question des produits phytosanitaires. Mon expérience au sein de l’administration préfectorale est considérée comme un atout. En effet, les préfets sont réputés avoir une connaissance du terrain et être impartiaux par rapport aux différents groupes de pression qui existent au sein d’une démocratie.

Vous avez mentionné que ma mission était principalement axée sur le plan Écophyto. En réalité, la mission qui m’a été confiée à la fin de l’année 2018 était principalement centrée sur la sortie du glyphosate. J’ai également été nommé en tant que personnalité qualifiée au sein du comité d’orientation stratégique (COS) du plan Écophyto. Cependant, cette mission était subsidiaire par rapport à la priorité majeure qu’était la sortie du glyphosate. Je rappelle brièvement que, dans le courant des années 2017 et 2018, des concessions devaient être faites entre la position française et la proposition communautaire. Cette situation rappelle curieusement celle à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui. À l’époque, était en question le renouvellement de l’autorisation du glyphosate pour cinq ans ; la France se voulait exemplaire et prônait une suppression progressive du glyphosate, qui veillerait à ne laisser personne sur le bord de la route.

Il était essentiel de mobiliser tous les leviers pour progresser dans ce sens. L’Institut national de la recherche agronomique (Inra), qui n’était pas encore l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), avait publié un rapport très intéressant à la fin de l’année 2017 qui examinait diverses problématiques liées aux produits phytosanitaires. Ce rapport mettait notamment en lumière le manque de coordination interministérielle. Ma mission découle de ce constat. Je peux d’ailleurs apporter des réflexions sur l’efficacité et l’utilité de ce type de fonctions au sein de la construction administrative française.

Ces fonctions m’ont été confiées par le gouvernement d’Édouard Philippe puis, à nouveau, par celui de Jean Castex. Elles ne m’ont été ni renouvelées ni retirées par le gouvernement d’Élisabeth Borne. La raison en est simple : on a plutôt mis l’accent, ces derniers temps, sur la planification écologique. Pour qu’il soit nécessaire de coordonner des actions, il faut d’abord disposer d’une feuille de route. Comme nous sommes actuellement en train d’élaborer une feuille de route révisée, il n’est pas surprenant que ma fonction de coordination ait été provisoirement mise de côté.

M. Dominique Potier, rapporteur. Monsieur le préfet, je suis heureux de pouvoir dialoguer avec vous aujourd’hui car vous avez été un acteur clé dans la mise en œuvre des politiques gouvernementales ces dernières années. Vous avez apporté le meilleur mais, peut-être aussi, la part d’ombre, c’est-à-dire une certaine confusion dans les missions et les objectifs à atteindre. Nous sommes ici dans un cadre très spécifique, celui d’une commission d’enquête visant à faire la lumière, à tirer des leçons de ce qui a été fait, en bien et en mal, dans le but de formuler des recommandations qui soient utiles pour la puissance publique.

Tout d’abord, vos fonctions ont en effet porté sur le glyphosate, je m’en souviens très bien. Vous étiez chargé de sortir de la contradiction entre l’annonce d’une sortie du glyphosate et la mise en œuvre d’un plan visant sa diminution. C’était déjà un virage important, qui a produit des résultats et dessiné des perspectives, même s’il n’a pas été à la hauteur de la promesse initiale.

Vous étiez également président de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) : est-ce que cela n’était pas à l’origine de conflits d’agenda ? Travailliez-vous à plein temps sur le glyphosate et sur la mission de coordination du plan Écophyto ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Je ne suis pas le président de la CNDA – c’est un emploi public à 300 % – mais simplement un président vacataire parmi une centaine d’autres, affecté à des sous-formations que l’on appelle des formations de jugement, lesquelles comprennent chacune trois magistrats. Je suis vacataire, c’est-à-dire que j’organise mon emploi du temps en fonction de mes autres obligations, ce qui me confère une totale liberté.

Par ailleurs, je n’ai pas non plus été nommé sur un emploi public dans ma fonction de coordination interministérielle. En effet, on ne peut pas être nommé sur un emploi public lorsqu’on est retraité – je l’étais depuis 2017 – sauf s’il existe un texte particulier. Dans mon cas, il n’y avait pas de texte spécifique. Par conséquent, on m’a simplement confié une lettre de mission personnelle, signée par quatre ministres – agriculture, écologie, santé, enseignement supérieur et recherche – sous l’impulsion du cabinet du Premier ministre. Je n’étais ainsi ni le président de la CNDA ni employé à temps plein pour cette mission de coordination, mais je gérais mes tâches en fonction des sollicitations qui m’étaient adressées.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il était essentiel pour nous de clarifier ce point. Vous aviez donc une certaine disponibilité mais il pouvait y avoir un peu d’ambiguïté, compte tenu de votre statut de retraité. Nous ne doutons aucunement de votre engagement ; j’interroge plutôt les moyens que l’État a déployés pour piloter ces politiques.

Nous avons demandé des informations au ministère sur les activités du comité d’orientation stratégique (COS) du plan Écophyto. Nous constatons une nette diminution de l’activité de ce comité à partir de 2017. Il se réunit alors deux fois moins souvent qu’auparavant, c’est‑à‑dire même pas une fois par an. Comment expliquez-vous cette panne dans le pilotage dans la collégialité du plan Écophyto ?

M. Pierre-Étienne Bisch. L’existence et la mission de ce COS sont explicitement définies dans le code rural et de la pêche maritime. Il est présidé par les quatre ministres mentionnés précédemment et compte environ soixante membres, répartis en cinq ou six collèges. Les membres proviennent de divers groupes professionnels ou associatifs, syndicats et ministères. Son objectif est de contribuer à l’élaboration et au suivi du plan Écophyto. Par conséquent, chaque fois qu’un nouveau plan Écophyto est élaboré, il est impératif de consulter ce comité.

Cependant, la fréquence des réunions de suivi n’est pas définie dans le code rural. Elle dépend donc de la volonté des autorités publiques. L’un des éléments incontournables de ce suivi est la fourniture de statistiques clés aux parties prenantes, s’agissant notamment de l’évolution de la consommation de glyphosate, ainsi que d’autres produits phytosanitaires. Les données statistiques jouent en effet un rôle crucial et doivent être partagées.

Il est vrai que certains acteurs associatifs ont exprimé leur attente d’une comitologie plus active. Ils avaient en effet l’habitude d’une participation plus intense, qui faisait de ce comité une sorte de groupe de travail. Mais je pense qu’en situation de controverse, comme ce fut le cas avec le glyphosate à partir de 2017, les pouvoirs publics affichent une certaine prudence… En outre, le Covid-19 n’a pas facilité les choses : il a ralenti le traitement de bon nombre de dossiers, comme dans d’autres domaines.

Le Gouvernement a prévu de réunir le COS prochainement. En effet, un plan Écophyto 2030 est actuellement en préparation et il est évident que les discussions doivent commencer par un échange entre les membres du comité, sans pour autant exclure les différentes filières. Cela reflète bien la nature des missions de ce COS, qui sont en constante évolution.

M. Dominique Potier, rapporteur. En 2017, une loi a été adoptée, qui a exclu les parlementaires de divers comités, dont le COS, réduisant ainsi leur rôle dans la comitologie en France. Ayant été moi-même nommé par le ministère de l’agriculture avant 2017 pour siéger au sein de ce comité, je peux témoigner que la présence de parlementaires, quelles que soient leurs affiliations politiques, constitue un élément clé pour stimuler la réflexion. Par ailleurs, il me semble qu’en situation de crise, il est préférable de se réunir pour échanger, plutôt que de mettre la tête dans le sable.

Au total, les réunions du COS ont été peu nombreuses, la comitologie a été amoindrie et le coordinateur n’était pas tout à fait coordinateur. Qui commande s’agissant d’Écophyto ? En effet, le coordinateur n’est pas un délégué interministériel.

M. Pierre-Étienne Bisch. Le cabinet du Premier ministre est aux commandes, conformément à l’architecture institutionnelle française. Cette autorité anime habituellement les réunions interministérielles. Je le sais bien, pour avoir été membre du cabinet d’un Premier ministre pendant un temps.

Le rôle du délégué interministériel n’est pas exactement défini, du moins à ma connaissance. Dans l’organisation constitutionnelle française, les ministres reçoivent un décret d’attribution et ne peuvent pas se départir de leurs compétences. Ils ont éventuellement la possibilité de déléguer certaines tâches, mais ils ne peuvent pas s’en décharger complètement. Le délégué reçoit ainsi une mission confiée par un ministre, lequel demeure responsable de celle-ci. La complexité supplémentaire réside dans le fait que plusieurs ministères sont impliqués simultanément. Par conséquent, le délégué interministériel, comme les ministres eux-mêmes, rapporte au cabinet du Premier ministre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est clair qu’un délégué interministériel n’est pas une solution miracle ; chaque ministre demeure responsable de ses actions. Pourtant, le caractère interministériel est une dimension clé de cette politique. Avez-vous le sentiment que les ministères de la santé, de l’enseignement supérieur et de la recherche ainsi que de l’écologie ont un poids équivalent au ministère de l’agriculture dans le pilotage des plans Écophyto, notamment pour en arrêter les grandes orientations ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Le poids relatif du ministère de l’agriculture est un sujet récurrent. Celui-ci est contact direct avec les populations qui relèvent de son périmètre. Il est important d’avoir des acteurs qui ne sont pas tous une émanation du ministère de l’agriculture, qui bénéficient d’une certaine indépendance vis-à-vis de celui-ci. Je pense donc que c’était plutôt une bonne idée de penser à moi, qui ne suis pas un ingénieur du ministère de l’agriculture, pour prendre en charge cette mission. De plus, on m’a demandé d’être implanté au ministère de l’agriculture, ce qui me permet d’être en contact avec ses équipes sans être pour autant dans une situation de dépendance hiérarchique directe, car il s’agit d’une mission interministérielle. Cette conception initiale était assez astucieuse. Au ministère de l’agriculture, je suis perçu comme interministériel ; cette ambiguïté demeure.

Pour que cette mission fonctionne, il faut que le délégué dispose d’une feuille de route ; cela avait été le cas pour le glyphosate en 2017-2018. À l’époque, le directeur général de l’alimentation avait proposé un plan interministériel comprenant une quarantaine de mesures concernant les quatre ministères, avec des projets de recherche et de formation, des actions liées à la santé des travailleurs. Il y avait donc un travail conceptuel interministériel, avec une feuille de route détaillée. Mon travail était simplifié, car je réunissais environ tous les mois et demi ou deux mois une task force composée d’une quarantaine de directions et de services des quatre ministères. Avec ma position hiérarchique relativement plus avancée, je pouvais intervenir pour rappeler l’importance de se concentrer sur les priorités. Sans feuille de route, le délégué interministériel n’a pas de compétences ministérielles et ne peut donc pas avancer. La feuille de route est donc centrale et elle ne peut émaner que du Premier ministre.

Actuellement, on assiste à une nouvelle dynamique avec la préparation du plan Écophyto. Les filières ont été consultées pour identifier l’ensemble des produits phytosanitaires qui sont susceptibles de subir des restrictions dans les mois – voire les années – à venir. Les plans seront élaborés en collaboration avec les professions. Par la suite, il incombera au Gouvernement d’en déduire un plan d’action pour ses services. À ce stade, il sera approprié qu’il désigne une personne – probablement pas moi, car j’ai fait ma part – qui, tout en connaissant les réalités administratives, puisse battre la mesure et mettre en œuvre efficacement ces actions, tout en restant indépendante.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous êtes forcément au courant du rapport rédigé par différentes inspections, notamment le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), qui pose un constat assez sévère sur l’efficacité du plan Écophyto. Quel regard portez-vous sur l’analyse qui en est faite ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Je la partage assez largement. J’avais moi-même insisté pour qu’un membre de l’inspection générale des finances (IGF) fasse partie de la mission d’inspection. J’étais convaincu que, si les rapports étaient systématiquement rédigés par des ingénieurs de l’agriculture ou de l’environnement, cela engendrait une analyse endogamique. Ils ont d’ailleurs également formulé des observations pertinentes sur les limites de ma propre mission, que je reconnais pleinement.

Je dois vous avouer que cette mission est bien plus complexe que celle consistant à rédiger un rapport sur un sujet spécifique. Lorsque vous êtes préfet d’un département, vous êtes inconnu la veille, puis du jour au lendemain, vous devenez le patron de tout le système. En tant que délégué, vous n’appartenez à aucune maison, mais vous devez toutes les animer, ce qui n’est possible qu’avec une réelle feuille de route.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vos propos sont très instructifs et je vous remercie pour votre franchise. En effet, nous avions interrogé les inspections sur la capacité d’action du coordinateur et, comme vous, elle nous avait indiqué qu’elle était faible. Vous avez veillé à ce que ces inspections fassent toute la vérité et nous tenons à saluer votre honnêteté intellectuelle au service de notre cause commune.

J’aimerais que nous parlions maintenant des résultats obtenus. Vous avez pointé des lacunes, formulé des recommandations, mené tant bien que mal la mission sur le glyphosate. Pour le reste, vous avez certainement inspiré le besoin d’un nouveau plan Écophyto, qui a été annoncé. À ce propos, le cabinet de la Première ministre m’a assuré que les conclusions de notre commission d’enquête seraient prises en compte pour l’établissement de la feuille de route des années à venir.

Si l’on considère les résultats du plan Écophyto II, on nous dit que la quantité de substances actives (QSA) a diminué depuis quelques années tandis que le nombre de doses unités (Nodu) est resté constant. Ainsi, malgré les investissements financiers, les efforts et l’énergie déployés, les résultats sont décevants. Néanmoins, on observe une prise de conscience et une évolution culturelle au sein du monde paysan. On se protège mieux et les pratiques alternatives, comme le biocontrôle, ont été davantage admises et adoptées.

De plus, les molécules dites « CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques) 1 » ont été retirées dans la quasi-totalité et, pour les « CMR 2 », le mouvement est en marche, et irréversible. En résumé, ce qui semble avoir fonctionné résulte essentiellement du régime d’autorisation qui, grâce à son indépendance vis-à-vis du monde économique, a pu protéger les populations et l’environnement. En revanche, la question de la contribution réelle du plan Écophyto lui-même demeure.

M. Pierre-Étienne Bisch. Je partage en grande partie votre point de vue. Au moment du lancement d’Écophyto II, j’étais secondé par un ingénieur de l’agriculture et un ingénieur du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). Nous avons visité toutes les préfectures de région en France et j’ai personnellement rencontré chaque préfet de région, accompagné de son équipe. Cette mission nécessitait un investissement initial sérieux car, lorsque vous n’êtes pas un expert dans le domaine, il faut du temps pour s’acclimater. Lorsque vous avez une charge exécutive, à l’image des préfets, vous êtes tellement sollicité qu’il est peu probable que vous consacriez trois semaines à préparer ces questions. Ce travail a pris beaucoup de temps, mais il a toutefois permis de mettre en valeur les équipes locales.

Je ne suis pas entièrement convaincu par l’idée que la créativité vient du terrain, car nous évoluons dans un cadre réglementaire avec des règles établies, des réglementations communautaires et des normes élaborées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). L’espace laissé à l’innovation locale est, à mon avis, assez limité, bien que politiquement important pour ne pas adopter une position trop univoque dans l’opinion publique et comprendre les différents aspects de la question. En fin de compte, je pense que c’est le volet réglementaire qui fait progresser la situation. Cependant, en France, c’est considéré comme de l’autoritarisme.

Lorsque le plan Écophyto a été conçu, en 2009, sous la direction de M. Borloo, il était plutôt axé sur la recherche d’un équilibre entre les partisans de l’écologie et les partisans du productivisme agricole. C’est dans ce contexte qu’on a misé sur l’exemplarité.

Les groupes Dephy constituent une belle réussite ; j’ai pu voir sur le terrain leur impact positif. Mais ces groupes fonctionnent bien auprès d’agriculteurs déjà convaincus ; or, l’enjeu est aujourd’hui de parvenir à entraîner les agriculteurs qui restent à convaincre. La porosité entre les groupes de personnes convaincues – au sein des fermes Dephy notamment – et celles qui les entourent est faible. Cela soulève la question de savoir si les millions d’euros investis dans ces initiatives pourraient être mieux utilisés ailleurs. Il est toutefois important de ne pas compromettre l’exemplarité de ces fermes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les fermes Dephy ont démontré qu’il était possible d’atteindre une réduction des produits phytosanitaires de l’ordre de 30 % à 50 % tout en maintenant son excédent brut d’exploitation (EBE). Les membres du pôle du conseil indépendant en agriculture (PCIA), qui représentent plutôt une élite au sein des grandes exploitations, ont obtenu des résultats similaires. Le démonstrateur a donc rempli son rôle. Cependant, nous sommes encore à une échelle artisanale alors que nous devrions passer à l’échelle industrielle. Le continuum entre la recherche et le développement a donc failli.

Par ailleurs – il s’agit de l’une des rares idées innovantes réglementaires que nous ayons mises en œuvre – a été décidée la séparation du conseil et de la vente. Mais cela s’est révélé être un échec, comme le constatent un rapport du CGAAER, dont nous avons obtenu communication, et le rapport de la mission flash que j’ai conduite avec Stéphane Travert, ancien ministre de l’agriculture. Il semble ainsi y avoir un consensus sur ce constat d’échec.

Avez-vous la martingale pour résoudre cette question complexe ? Devrions-nous revenir à la situation précédente ? Je ne le pense pas. Suggéreriez-vous de responsabiliser les vendeurs de produits phytosanitaires par les certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP), ou de passer par des ordonnances, comme on le fait pour les produits vétérinaires ? Avez-vous une piste à explorer ? Le dernier kilomètre jusqu’à l’agriculteur semble avoir été négligé. Il existe de la recherche, des laboratoires, des fermes, mais nous sommes encore loin du compte.

M. Pierre-Étienne Bisch. Je n’ai malheureusement pas la martingale et je ne possède pas votre expertise sur ce sujet. Cependant, il serait assez frustrant de ne pas approfondir cette question. Ce principe de séparation a le brillant des idées françaises : elle est claire, nette, facile à présenter de manière conceptuelle et susceptible de convaincre même les personnes ayant des opinions tranchées sur le sujet. Cela me paraîtrait dommage de l’abandonner. Le manque de confiance envers la législation et la production de normes en France est un sujet que je ne vais pas développer ici, car vous le connaissez. Cela me semble difficile de revenir sur une idée qui a été votée. Il vaudrait sans doute mieux améliorer son fonctionnement plutôt que de l’abandonner.

Mme Laurence Heydel Grillere, présidente. Vous avez évoqué le levier réglementaire comme étant la solution la plus efficace pour progresser. Vous avez également indiqué que le préfet était une personne de terrain. Ma première question porte donc sur l’adaptation de la réglementation aux spécificités du terrain. En effet, l’agriculture diffère entre le centre et le nord de la France, voire d’un département à l’autre. Vous avez mentionné l’Alsace, qui est caractérisée par une grande diversité de productions et de climats. La réglementation doit tenir compte de ces disparités pour être efficace.

Par ailleurs, le président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (Apca) a relevé les excellents résultats obtenus par les fermes Dephy, tout en soulignant l’importance d’un accompagnement quasi permanent. Quelle est votre opinion sur l’importance de cet accompagnement, qui n’est pas offert à tous les agriculteurs ?

Enfin, avec votre expérience, si vous aviez le pouvoir de changer quelque chose, que feriez-vous ?

M. Pierre-Étienne Bisch. En ce qui concerne la diversité et l’adaptation aux spécificités locales, je crois que le pouvoir réglementaire, bien que lointain, est en réalité assez efficace. Par exemple, ce n’est pas commode pour une autorité locale de gérer les questions des distances aux habitations à respecter pour la pulvérisation de produits, car les pressions locales sont beaucoup plus importantes. Il est plus pratique de régler ces questions en se basant sur une règle nationale, tout en laissant une marge d’adaptation aux autorités locales.

Dans un esprit de décentralisation, l’idée d’une modification constitutionnelle flotte depuis un quinquennat et demi pour offrir une marge d’adaptation aux autorités territoriales, principalement les collectivités locales. Lorsque j’étais préfet de région, nous avions temporairement bénéficié d’un pouvoir d’évocation, qui permet de se saisir de la compétence des collègues départementaux pour harmoniser les positions - notamment sur les éoliennes – et éviter les effets de frontières entre départements. Je suis désormais à la retraite et je ne sais pas si cet outil a prospéré.

En France, nous sommes, depuis Charlemagne, obsédés par l’unité nationale et nous n’autorisons les pouvoirs locaux autonomes que dans les territoires ultrapériphériques. La capacité de décider de sa compétence, qui est le principe de l’autonomie – que nous donnerons peut-être en partie un jour à la Corse –, ne fait pas partie de la culture française. Je ne suis pas un jacobin intransigeant mais nous avons un blocage psychologique profond en France sur ces sujets. C’est regrettable.

Par ailleurs, lorsque l’accompagnement des fermes Dephy est en place, l’expérience est très satisfaisante. La chambre d’agriculture met à disposition un conseiller, grâce à des fonds de l’État. Cependant, il arrive fréquemment que l’agriculteur possède une expertise plus poussée que le conseiller. Parfois, les conseillers n’ont pas une expérience personnelle en tant qu’agriculteurs, même s’ils ont suivi de bonnes études agronomiques. La clé réside dans la collaboration et les synergies entre les deux parties. Souvent, un accompagnateur s’occupe de plusieurs fermes Dephys, ce qui constitue un modèle intéressant. Toutefois, si l’on veut étendre le bénéfice de cet accompagnement à des personnes à l’extérieur du système pour les y faire entrer, cela suppose des financements importants. Le choix est donc d’ordre politique.

Mme la Première Ministre, à l’époque où elle était ministre de l’Écologie, avait cosigné la maquette Écophyto avec la plus grande attention quant au montant et au contenu des actions financées. Il est essentiel de maintenir cette exigence. Je pense que l’enjeu est aujourd’hui de parvenir à recharger la confiance dans Écophyto pour recharger la dépense dans Écophyto. Sinon, il faut envisager d’affecter différemment ces crédits, par exemple pour compenser les pertes encourues lorsque les agriculteurs achètent des équipements de désherbage électriques ou à moteur. Il y a en effet des enjeux de financement importants dans le machinisme agricole.

Mme Nicole Le Peih (RE). Depuis ce matin, j’entends parler du manque de coordination entre les différents ministères – agriculture, écologie, santé et recherche. Quelles corrections suggéreriez-vous et comment communiqueriez-vous sur le terrain ? Par ailleurs, que pensez-vous vraiment de la séparation du conseil et de la vente ? Est-ce le bon curseur ? N’est-ce pas plutôt sur le premier kilomètre depuis l’exploitation que la réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires peut être obtenue ? Ne devrions-nous pas concentrer l’effort sur ce premier kilomètre ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Ayant passé toute ma vie dans la construction autour du Premier ministre et des ministères, je peux vous dire que la machine française fonctionne bien. Mais plus vous créez de ministères, plus vous générez de problèmes de coordination. Nous avons donc toujours intérêt à avoir des gouvernements resserrés plutôt que dispersés, car chaque membre du gouvernement nommé aura une tendance naturelle à persévérer dans l’être, ce qui risque d’entraîner des problèmes de coordination.

La coordination est généralement organisée au niveau de Matignon, dont le rôle consiste principalement à préparer les décisions gouvernementales. Le travail opérationnel de coordination se situe à un niveau plus bas et doit également être pris en compte. Je réitère donc ma réponse précédente : la coordination interministérielle est essentielle et elle est possible, mais avec une feuille de route très précise validée par Matignon.

Je resterai prudent quant à la question de la vente et du conseil car je sens qu’il y a derrière des enjeux très politiques. Jusqu’à présent, les vendeurs étaient considérés comme de bons conseillers, mais il a ensuite été jugé qu’ils ne conseillaient que pour vendre leurs produits. Dans le domaine de la santé, des garde-fous ont été mis en place ; on a choisi d’étendre ces garde-fous aux produits phytosanitaires. L’idée de départ est claire et mérite d’être explorée. Pour ce faire, il est nécessaire que la profession du conseil, détachée de la vente, monte en puissance. Il est essentiel que la capacité de conseil soit autonome ; mais je ne peux pas aller beaucoup plus loin sur cette question, car je ne suis pas compétent.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Je voudrais d’abord revenir sur une expression que vous avez prononcée : « battre la mesure ». Avant de battre la mesure, il faut écrire la partition. L’implication des différents ministères soulève des difficultés, notamment pour la mise en œuvre de l’agriculture durable, avec ses trois pieds : le social, l’économique et l’environnemental. Il semble que l’aspect économique prenne souvent le dessus sur les autres. Avez-vous le sentiment qu’il existe un cadre contraignant qui nous oblige à répondre aux exigences économiques, en particulier dans le domaine agricole, et que cette contrainte influe sur la mise en œuvre des plans ?

Ensuite, pour battre la mesure, il faut être le chef d’orchestre. Jusqu’où peut-on aller dans ce rôle ? En effet, l’application qui est faite de la réglementation européenne sur l’utilisation des pesticides peut différer en fonction de la géographie, notamment entre le Nord et le Sud. Cela pose la question d’une forme de distorsion de concurrence. Par exemple, nos agriculteurs auraient la possibilité d’acheter des produits phytopharmaceutiques interdits en France dans d’autres pays de l’Union européenne où ils seraient autorisés. Nous enquêtons sur ce point, pour vérifier si c’est une réalité ou une perception erronée.

Vous évoquez la possibilité d’une variabilité régionale dans la mise en œuvre des politiques, avec des applications différentes d’une région à l’autre. Cela peut se comprendre, étant donné que les conditions peuvent varier. Cependant, cela soulève le problème d’une application des règles à géométrie variable selon les endroits – problème que nous voyons déjà, par exemple, pour les aides allouées aux jeunes agriculteurs, qui peuvent être très différentes à un kilomètre de distance. En tant que chef d’orchestre, comment verriez-vous cet enjeu de l’harmonisation des politiques ? Opteriez-vous pour une application plus fine au niveau régional plutôt que pour une application nationale uniforme ?

Enfin, des chercheurs de l’Inrae nous disent que la réduction de l’utilisation des pesticides nécessite des moyens financiers. Cependant, ces moyens financiers semblent actuellement insuffisants pour passer au niveau supérieur. Quel regard portez-vous sur le niveau global des financements alloués ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Il est probable que jusqu’à un temps assez récent, l’économie était le principal moteur de l’ensemble du système. Cependant, la situation évolue. On pense souvent que, pour Écophyto, le ministère de l’agriculture est prépondérant ; en réalité, ce domaine suppose des discussions importantes avec le ministère de l’écologie, dont la capacité de négociation a beaucoup augmenté ces derniers temps. Ainsi, si la puissance économique a longtemps été prédominante, je pense qu’elle est actuellement sérieusement remise en question. Dans le monde agricole lui-même, les agriculteurs, qui sont aussi des pères de famille, prennent conscience qu’il existe un problème potentiel en lien avec la vaporisation des produits phytosanitaires. Je crois que les dimensions écologique et sanitaire ne sont plus seulement une passion minoritaire. Votre commission déterminera plus précisément dans quelle mesure ces changements sont en train de s’opérer ou non.

En ce qui concerne l’idée que, même au sein de l’Europe, il pourrait y avoir la possibilité d’agir à des rythmes différents, vous êtes probablement au courant que nous disposons en France d’une autorité indépendante, l’Anses, chargée de mettre en œuvre la règlementation européenne dans le pays – cette agence est ainsi contrainte par les règles européennes. De plus, les différentes autorités sanitaires nationales se regroupent en trois ou quatre sous-ensembles régionaux pour l’examen des dossiers d’autorisation. Dans le cadre des évaluations de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa), ce sont des consortiums d’agences nationales qui se regroupent pour travailler ensemble à des rapports d’évaluation primitifs. Cela prouve que nous avons intégré, au niveau communautaire, la possibilité d’avoir des éléments d’analyse différenciés entre les différentes régions de l’Europe. Cependant, je ne pense pas que cela autorise des différences d’analyse au sein de chaque pays.

L’Anses peut différencier dans le cadre de ses autorisations. Par exemple, la réglementation des produits à base de glyphosate a donné lieu à une analyse de l’Anses bassin viticole par bassin viticole. En parallèle, l’Inrae a analysé les surcoûts engendrés par l’abandon du glyphosate. Il en ressort que la solution appropriée peut varier d’un bassin à l’autre. Il pourrait être judicieux de discuter de ces questions avec le directeur général de l’Anses. À ma connaissance, l’Anses peut distinguer territorialement les réponses, s’il y a des motifs d’ordre sanitaire.

S’agissant du coût lié à la réduction ou à l’abandon des pesticides, j’avais sollicité la profession du machinisme agricole pour évaluer la capacité de réponse de l’appareil productif présent en France – ce qui inclut les entreprises étrangères opérant sur le territoire français – en cas de suppression totale du glyphosate. Nous avons constaté que cette capacité de réponse ne serait pas immédiate car il faudrait prendre en considération de nombreux aspects, notamment la production de machines spécifiques adaptées à l’absence de glyphosate. Plusieurs années seraient nécessaires. Ce n’est donc pas uniquement une question de surcoûts, mais également de la capacité de l’industrie à s’adapter à une décision radicale.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Après votre nomination le 1er décembre 2018, vous avez produit plusieurs rapports concernant l’état d’avancement des plans d’action relatifs aux produits phytopharmaceutiques et au glyphosate, respectivement en juillet 2019, février 2020 et décembre 2020. Pourquoi n’y a-t-il plus eu de rapport depuis près de trois ans ?

De plus, vous avez déploré l’absence d’une feuille de route du COS et le faible nombre de réunions depuis 2017. Vous avez également confirmé avoir pris connaissance du rapport d’inspection qui a établi l’inefficacité de la mise en œuvre de ces plans Écophyto. Avez-vous eu l’occasion d’alerter le cabinet de la Première ministre lorsque vous avez rencontré des obstacles dans l’accomplissement de votre mission de coordinateur interministériel ?

Enfin, dans votre dernier rapport de décembre 2020, vous avez écrit que les moyens financiers mobilisés s’élevaient à environ 641 millions d’euros, ce qui dépasse largement le budget alloué au seul programme Écophyto, évalué à 41 millions d’euros au niveau national et à 30 millions d’euros au niveau régional. Pensez-vous que le plan Écophyto est sous-financé ? Si tel est le cas, considérez-vous que ce sous-financement constitue un problème structurel contribuant à son échec ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Les rapports périodiques ont été suspendus pendant la période de la pandémie de Covid-19, qui a entraîné des ajustements pour l’ensemble des activités. Pour ma part, j’ai travaillé aux côtés de Jean Castex en tant que coordinateur du déconfinement. Je garde le souvenir de ces quelques mois de travail acharné pour contribuer à la stratégie de déconfinement du pays.

Ensuite, nous sommes vite passés à autre chose et l’énergie a été orientée vers la planification écologique, qui représente un véritable changement de paradigme. Il s’agit d’une approche panoramique qui exige une concertation plus organisée, publique et assumée. Mes interlocuteurs à Matignon se concentrent sur ce volet et je suis régulièrement convié à des réunions interministérielles ainsi qu’aux COS. Une fois que le nouveau plan Écophyto sera établi et publié, le travail de coordination reprendra logiquement.

Vous avez dit que j’ai regretté l’absence de feuille de route du COS. Je nuancerai légèrement ces propos, car le comité stratégique n’a pas besoin de feuille de route spécifique. La loi définit clairement son rôle. Pour le reste, le Gouvernement fait comme il l’entend ; il le consulte s’il le souhaite. Cependant, le coordinateur interministériel a besoin d’une feuille de route personnelle pour avoir une orientation claire. J’attends donc la nouvelle feuille de route, que ce soit pour moi ou pour mon successeur.

Par ailleurs, vous avez soulevé avec pertinence la question du budget alloué, en comparant les 70 millions d’euros de la maquette budgétaire actuelle avec le chiffre bien plus significatif de 640 ou 650 millions d’euros affectés aux produits phytosanitaires, répartis dans différentes lignes de crédit. La Cour des comptes, dans son rapport de 2019 sur la gestion du programme gouvernemental Écophyto, avait mis en lumière le fait que le périmètre des 70 millions d’euros ne reflétait pas la réalité complète de ce qui était fait pour les produits phytosanitaires. Concrètement, certains financements de nature communautaire, y compris dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), peuvent avoir un impact positif sur la lutte contre l’excès d’utilisation des produits phytosanitaires.

À la lumière de ce rapport, j’ai consacré plusieurs mois à la préparation d’un outil de pilotage des crédits alloués aux produits phytosanitaires. Cet outil avait pour but de retracer avec précision ces 640 millions d’euros, qui pouvaient être entre les mains des directions régionales de l’agriculture ou encore des régions. À plusieurs reprises, j’ai soumis des propositions à tous les ministères concernés sur cette question. Cependant, ces propositions n’ont été ni commentées, ni acceptées, ni même rejetées, car elles sont restées sans réponse. La principale critique à l’encontre de cette initiative était le travail considérable que cela impliquerait pour les directions régionales de l’agriculture, qui disposent de peu de moyens humains pour effectuer un examen minutieux des lignes de crédit afin d’extraire la part consacrée à la réduction des produits phytosanitaires, puis de l’agréger dans une maquette nationale. Mais je suis quasiment persuadé que, si cette tâche était confiée à l’un de nos enfants ou petits-enfants, il trouverait une solution, sous la forme d’une application quelconque, en six mois. Je lance cette idée comme une bouteille à la mer pour les grands navigateurs que vous êtes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous venez d’aborder le sujet de la maquette. Le rapport que j’ai remis au Premier ministre en 2014 soulignait également la nécessité d’une maquette budgétaire lisible, ne serait-ce que pour permettre un pilotage opérationnel, mais aussi pour faciliter l’évaluation parlementaire. Aucune politique publique ne doit en effet échapper à l’évaluation. Pourriez-vous nous transmettre la proposition de maquette que vous aviez formulée ou cela vous pose-t-il un problème de déontologie ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Comme à l’accoutumée, je devrai informer le ministère, mais je ne pense pas que cela posera de problème. De plus, comme vous rencontrerez bientôt le ministre, vous pourrez renouveler votre demande. Nous avions travaillé avec les directions régionales de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) pendant plus de six mois, car ce n’était pas une priorité pour tout le monde.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette maquette pourrait servir de base à une recommandation très simple, car elle répond à une critique émise à la fois dans le rapport d’inspection interministériel de 2021 et par la Cour des comptes. Vous avez apporté une partie de la solution et il nous incombe de prendre le relais pour explorer cette piste. Je ne prétends pas que votre maquette soit l’outil idéal, mais elle cherche en tous cas à apporter une réponse à une lacune identifiée.

Vous avez évoqué la montée en puissance du ministère de l’écologie dans son dialogue avec le ministère de l’agriculture. Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche est lui aussi important, s’agissant notamment de l’enseignement agricole et de la formation des ingénieurs. Dans l’ensemble, je pense que ce ministère a bien amorcé le virage vers l’agroécologie et qu’il est même pionnier dans le domaine. En revanche, le ministère de la santé est le grand absent des discussions autour du plan Écophyto. Malgré toutes les données scientifiques dont nous disposons concernant les impacts des pesticides sur la santé humaine, malgré le fait que, depuis une décennie, on ne parle plus que de prévention au ministère de la santé, il semble que ce ministère demeure le grand absent de ce programme opérationnel visant à protéger nos concitoyens, les travailleurs de la terre, les consommateurs et les riverains. Pourriez-vous nous dire précisément quel est le niveau de présence, de proposition et de représentation du ministère de la santé dans le pilotage de l’une des politiques de prévention majeures en matière de santé publique en France ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Je prendrai volontiers la défense du ministère de la santé. La remarque est d’ailleurs transposable au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’ai été, pendant près de quatre ans, le président – directeur général de Météo-France, ce qui m’a permis de beaucoup côtoyer le monde de la recherche. La recherche a, comme la santé, des modes d’intervention spécifiques, à la différence des ministères de l’agriculture et de l’écologie, organisés selon des modèles administratifs plus classiques, avec une administration centrale, des sous-directions, etc.

Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche travaille avec des procédures spécifiques à la recherche : appels à candidatures, jurys, exigence d’indépendance vis-à-vis des industries. J’ai compris que le ministère de la santé fonctionnait de manière plus ou moins similaire. Il s’intéresse à des politiques transversales, dont la grille de lecture est la santé humaine. Je ne pourrai pas aller beaucoup plus loin, mais j’ai compris qu’il s’intéressait à la santé humaine dans différentes régions, qu’il s’agisse de zones rurales ou urbaines, avec des thèmes médicaux transversaux qui peuvent se croiser avec d’autres questions. Par exemple, la question de la santé respiratoire peut-être croisée avec la problématique des expositions environnementales. Ces schémas d’intervention doivent être pris en compte. En tout cas, le ministère de la santé fait l’effort d’être présent dans les réunions que nous organisons.

M. Dominique Potier, rapporteur. Est-il force de propositions ? Prend-il la parole ? Est-il une force qui guide la décision publique dans ce domaine ?

M. Pierre-Étienne Bisch. J’ai l’impression qu’ils sont actifs dans leur domaine de compétence, à savoir la santé, et qu’ils réincorporent les questions de santé agricole dans des problématiques de santé transversales.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec votre vision panoramique de la transition écologique, vous avez certainement suivi l’accouchement laborieux du plan stratégique national (PSN) français. La Commission européenne avait demandé à la France de réviser son plan initial ; un effort a minima a été accompli, et ce PSN a été validé « au chausse-pied ». Les mesures mises en place sont certes populaires, mais elles n’incitent pas à des changements de pratiques significatifs. Pensez-vous qu’il soit possible de réussir le plan Écophyto sans disposer d’un PSN à la fois populaire et efficace ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Je ne peux m’exprimer sur ce sujet qui excède mon domaine de compétence et n’a jamais fait partie de ma mission en tant que telle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons la chance d’avoir aujourd’hui devant nous un homme sincère et totalement engagé dans l’intérêt public. Avez-vous observé une pression exercée par les milieux économiques, notamment la phytopharmacie ou le syndicalisme agricole, qui aurait freiné l’avancée du ministère de l’agriculture dans son élan vers la transition agroécologique, notamment en ce qui concerne la maîtrise des produits phytopharmaceutiques ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Oui. Lorsque vous avez un ministère spécialisé dans un domaine particulier, il est inévitable que les lobbys de ce domaine s’y présentent. Le ministère doit non seulement les écouter s’il le souhaite, mais aussi résister à leurs pressions. Il revient aux services du Premier ministre et au Premier ministre de maintenir l’équilibre. Pour cette raison, il est important aussi d’avoir un équilibre d’ensemble dans l’organisation gouvernementale, incarné ici par le ministère chargé de l’écologie.

Dans l’Europe contemporaine, la politique fonctionne avec ces tentatives de dialogue, ces notes qui circulent, ces lettres qui arrivent et ces demandes de rendez-vous. Cela ne signifie pas que le ministère est perméable à toutes les demandes. De nos jours, il existe des normes en matière de lobbying au Parlement français ou au Parlement européen, ainsi que des règles de déontologie applicables à l’ensemble du secteur public. Je rappelle que la déontologie constitue une obligation personnelle, ce qui la différencie du droit public. Concrètement, vous devez vous faire votre conviction personnelle de ce que vous avez à faire. Nous évoluons dans un nouvel écosystème dans lequel les agents publics sont censés avoir intégré ces questions de déontologie. Mais, je le répète, le fait d’être un ministère ouvert à une profession ne signifie pas être totalement perméable aux acteurs de la profession.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais vous interroger sur le degré de perméabilité des différents ministres à ces pressions économiques, mais…

M. Pierre-Étienne Bisch. Mais la réponse est dans la question !

M. Dominique Potier, rapporteur. Plusieurs voix se sont élevées pour remettre en question la loi de 2014, inscrite dans le code de la santé publique, qui confère d’importantes prérogatives et une quasi-autonomie de décision à l’Anses en matière d’autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires. Au vu de votre expérience et en conscience, pouvez-vous nous dire s’il vous paraît souhaitable, aujourd’hui, de conserver à l’Anses le pouvoir de retirer des produits lorsque, après concertation et expertise scientifique, elle estime ce retrait nécessaire sur le plan sanitaire ?

M. Pierre-Étienne Bisch. L’Anses fait partie d’un réseau communautaire ; elle est une agence parmi d’autres. Ces acteurs sont intégrés dans le système des directives et règlements communautaires. Il peut évidemment y avoir une marge d’adaptation nationale, mais je pense que se distinguer sur un tel sujet serait un signal très négatif.

Deuxièmement, rappelez-vous ce qui a été dit sur le sang contaminé ou sur d’autres scandales de santé publique. Il est toujours facile de dire que l’expert a été trop rigoureux, mais quand les choses tournent mal, on lui reproche de ne pas avoir effectué correctement son travail de contrôle. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que les membres des organismes d’expertise deviennent plus indulgents sur ce sujet. Le directeur général de l’Anses n’a pas une tâche pas facile, mais il doit conserver une crédibilité scientifique au niveau européen. Si cette crédibilité venait à se détériorer, les demandes d’expertise seraient confiées à des entités étrangères plutôt que françaises.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cependant, ma question était plus spécifique : faut-il redonner la décision d’autorisation de mise sur le marché au politique, une fois que l’Anses a émis son avis scientifique ? Le politique doit-il avoir le dernier mot ou doit-on, comme c’est le cas depuis la loi de 2014, se conformer à l’avis de l’Anses et mettre en œuvre ses préconisations ?

M. Pierre-Étienne Bisch. Il existe une position intermédiaire. Je préside une commission du ministère de la santé qui traite des problèmes de représentation des malades au sein des hôpitaux. Dans ce cadre, nous donnons un avis conforme au ministre, ce qui induit deux options pour celui-ci : soit il suit l’avis de la commission, soit il ne fait rien, mais il ne peut pas décider d’une troisième solution. Je trouve assez normal qu’in fine, l’autorité politique prenne ses responsabilités, y compris dans le domaine sanitaire. Il pourrait donc être intéressant d’explorer cette hypothèse de l’avis conforme.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je suppose que, dans votre esprit, cet avis conforme devrait être donné par le Premier ministre, après avis du ministre de l’agriculture, mais aussi du ministre de la santé.

Mme Laurence Heydel Grillere, présidente. Je vous remercie, monsieur le préfet, pour tous les éléments que vous nous avez apportés. Mais nous avons eu un discours plutôt centré sur la France et je suppose que, dans le cadre de vos travaux, vous avez dû observer ce qui se passait dans d’autres pays. J’aimerais donc savoir si vous avez observé des pratiques plus efficaces ailleurs.

M. Pierre-Étienne Bisch. Je n’ai pas fait beaucoup de parangonnage mais j’en ai observé. En France, on entend souvent que d’autres pays seraient plus laxistes que le nôtre ; ce discours critique la réglementation française qui serait trop lourde, et porterait atteinte à la compétitivité de l’économie agricole. Cependant, il est souvent difficile de prouver ces affirmations. Je pense qu’il existe des pays où les réglementations sont assez similaires aux nôtres, mais où elles ne sont pas toujours appliquées.

 


25.   Table ronde réunissant des organisations professionnelles d’agriculteurs (jeudi 12 octobre 2023)

La commission entend plusieurs organisations professionnelles d’agriculteurs :

M. Hervé Lapie, secrétaire général de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), accompagné de Mme Nelly Le Corre, cheffe du service environnement ;

 Mme Sylvie Colas, secrétaire nationale en charge du dossier pesticides de la Confédération paysanne ;

 Mme Véronique Le Floc’h, présidente et M. Patrick Legras, membre de la Coordination rurale ;

 M. Quentin Le Guillous, secrétaire général adjoint des Jeunes agriculteurs, accompagné de M. Thomas Debrix, responsable du service communication et affaires publiques.

M. le président Frédéric Descrozaille. Mesdames et messieurs, nous allons reprendre nos travaux. Je prie les membres de la commission d’excuser mon absence lors des deux dernières auditions et je remercie Mme Laurence Heydel Grillere de m’avoir remplacé.

Nous accueillons les représentants de l’agriculture, c’est-à-dire les grands syndicats agricoles. La commission d’enquête s’est initialement penchée sur des enjeux techniques : les différentes familles de produits, les principes actifs utilisés, les autorisations à l’échelle européenne et la distinction entre l’analyse et la gestion du risque en France. La sortie de la dépendance aux produits phytopharmaceutiques ne sera possible que grâce à des solutions alternatives. Notre commission se demande qui définit ces solutions : la recherche, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les instituts techniques, les ministères ? Nous avons constaté qu’il manquait une vision globale des paramètres de la transition agroécologique, établie en concertation avec tous les acteurs. Finalement, l’agriculteur est un peu le seul à mettre en œuvre cette vision globale.

Votre témoignage revêt donc une grande importance pour notre commission d’enquête, qui cherche à comprendre l’échec de politiques publiques que la Nation a décidées. Nous ne parvenons pas à atteindre nos objectifs en matière de réduction des produits phytosanitaires.

J’ai donc le plaisir d’accueillir les représentants des syndicats agricoles. Je vais à présent vous laisser la parole pour une durée de 6 à 7 minutes par organisation. Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Lapie, Mme Nelly Le Corre, Mme Sylvie Colas, M. Patrick Legras, M. Quentin Le Guillous et M. Thomas Debrix prêtent successivement serment.)

M. Hervé Lapie, secrétaire général de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Je vous remercie de nous avoir invités à cette audition de votre commission d’enquête sur les produits de santé végétale. À la FNSEA, nous sommes convaincus de la nécessité de protéger toutes les cultures pour garantir notre souveraineté alimentaire, de promouvoir la diversité des cultures dans tous les territoires et d’assurer la protection de l’environnement ainsi que de la santé des agriculteurs, de nos concitoyens et des consommateurs.

La FNSEA a toujours insisté, notamment dans le cadre d’Écophyto, sur le besoin de moyens de recherche et d’innovation afin d’assurer la transition en agriculture. Celle-ci n’est pas complètement dépendante des produits de santé végétale mais, aujourd’hui, nous devons protéger nos cultures pour répondre aux exigences du marché, lequel impose des contraintes fortes à nos agriculteurs.

À propos du constat d’échec ou de semi-échec du plan Écophyto, nous pensons que ce sujet mérite une approche globale. Nous avions remarqué que nos agriculteurs testaient différentes solutions mais étaient démunis du point de vue de l’accompagnement. Nous avons alors créé en 2017 une association appelée le « contrat de solutions », regroupant aujourd’hui 45 partenaires issus de la génétique, de la robotique, du biocontrôle, de la chimie, du machinisme et des outils d’aide à la décision. L’objectif est de fournir un soutien structurel aux agriculteurs, lesquels ont besoin d’un maillage de partenaires autour d’eux.

Notre démarche globale, amorcée en 2017, a également été proposée à l’État, notamment dans le cadre d’Écophyto. Elle vise à promouvoir une vision globale de la recherche appliquée pour maintenir la production en France. J’en profite pour souligner la grande diversité de la production agricole française, qui est une vraie richesse. Le contrat de solutions propose aujourd’hui plus de 110 fiches pratiques offrant des solutions pragmatiques pour réduire l’usage des produits de santé végétale.

Nous devons également anticiper les interdictions potentielles de molécules en identifiant les produits qui ont un impact sur la santé et l’environnement, en cherchant collectivement des alternatives pour éviter de mettre les agriculteurs dans une impasse. De nombreuses filières agricoles sont en effet actuellement confrontées à des impasses, ce qui peut avoir un impact sur la diversité et l’agroécologie dans nos exploitations. En effet, ces cultures mineures sont en effet essentielles à l’agroécologie.

Nous surveillons également de près les distorsions de concurrence sur le marché européen et nous réclamons les clauses miroirs dans le contexte international.

De plus, nous cherchons à valoriser le travail des agriculteurs à travers le contrat de solutions. Nous remarquons que les agriculteurs sont stigmatisés pour l’utilisation des produits de santé végétale et nous devons rendre leur fierté aux agriculteurs qui innovent. La FNSEA n’a jamais nié la nécessité d’une transition, mais celle-ci ne sera possible que si on les accompagne.

Nous avons déjà enregistré une réduction de 20 % de la quantité des substances actives (QSA) vendues entre 2015-2017 et 2022. La génétique nous a aidés à atteindre ces résultats. Nous avons observé une réduction importante des produits les plus dangereux, les CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques) 1 et 2, avec une baisse de 96 % pour les CMR 1 et de 22 % pour les CMR 2, du fait des interdictions qui sont intervenues. Globalement, les QSA augmentent, à l’inverse, pour le biocontrôle et pour les produits utilisables en agriculture biologique. Nous évoluons donc et il est important de souligner ces progrès.

Nous avons également mis en place des indicateurs basés sur ce que le Contrat de solutions et ses partenaires proposent, notamment en ce qui concerne les variétés résistantes. Par exemple, dans la culture de pommes de terre, les agriculteurs utilisent largement des variétés résistantes au mildiou, ce qui a permis de réduire de 30 % l’utilisation de fongicides. De même, dans le domaine des maladies fongiques, nous avons doublé le nombre de variétés résistantes pour le blé. Ces variétés résistantes ne peuvent pas s’imposer aussi rapidement dans les vignes, qui sont des plantes pérennes. Mais l’on observe néanmoins une augmentation de 167 % des surfaces cultivées avec des variétés résistantes au mildiou et à l’oïdium. Toutes ces avancées sont facilitées par des outils d’aide à la décision, que ce soit pour les pommes de terre, le blé ou d’autres cultures. Notre approche globale est ainsi largement soutenue par la génétique et tous les partenaires sont acteurs de cette transition.

De plus, nous devons continuer à travailler avec le machinisme, qui nécessite d’importants investissements sur les exploitations agricoles. Nous savons que la robotique, le machinisme et le numérique joueront un rôle essentiel dans le futur. Cependant, un robot semeur et désherbeur de betteraves représente aujourd’hui un investissement d’environ 100 000 euros pour une autonomie d’environ 20 hectares. À l’échelle de la filière de la betterave, l’investissement représenterait environ deux milliards d’euros pour généraliser cette pratique. Il est évident que des efforts doivent être réalisés en matière d’innovation.

Mme Sylvie Colas, secrétaire nationale en charge du dossier pesticides de la Confédération paysanne. La Confédération paysanne travaille depuis des années sur la sortie des pesticides. Dans notre pratique agricole, nous avons des moyens pour résoudre un certain nombre de problématiques liées au désherbage et à la pression sanitaire sur nos cultures. Ces moyens sont principalement basés sur des pratiques, qui ne sont souvent pas évaluées parce qu’il est plus courant de réaliser des comparaisons techniques et scientifiques entre des pesticides spécifiques et d’autres produits. Notre approche est plus globale et systématique. Elle inclut des éléments tels que le matériel végétal territorialisé et résistant, des semences paysannes et la densité de semis et de plantations.

Cette année, nous avons réalisé une enquête auprès des viticulteurs de la Confédération paysanne pour comprendre comment ils avaient géré la forte pression du mildiou : certains ont constaté que la réduction de la densité de plantations avait favorisé une meilleure ventilation des plants, qui a été bénéfique. Les produits naturels, notamment des préparations à base de plantes, ont également été utilisés avec succès par de nombreux viticulteurs. Le choix de la variété adaptée au terroir et une densité plus faible ont souvent agi comme une barrière protectrice contre les maladies. Cette approche est pertinente non seulement pour la production végétale, mais aussi pour l’élevage qui est concerné par les épidémies, car les individus sont tous identiques dans les élevages industriels.

Les pratiques agricoles, avec l’utilisation de compost et de fumier pour augmenter la matière organique des sols, conduisent à une stabilité et à une croissance plus régulière, réduisant ainsi la pression sanitaire. Cela contraste avec les situations où les plantes sont fortement stimulées par des apports d’azote, entraînant une vulnérabilité accrue aux maladies, avec l’apparition, notamment, de la rouille ou de la fusariose. Les pratiques plus traditionnelles avec des variétés mieux adaptées entraînent donc une réduction des applications de pesticides. La Confédération paysanne prône ainsi l’adoption d’une approche globale pour sortir des pesticides.

De plus, nombre de nos confédérés se sont engagés dans un processus de certification biologique, une démarche qui demande du temps et de l’engagement. Des décisions importantes sont prises en ce moment, mais nous nous demandons ce que l’on peut dire aux agriculteurs, qu’ils soient conventionnels ou engagés dans l’agriculture biologique, lorsqu’on les encourage à réduire l’utilisation de pesticides, tandis que l’utilisation de certains produits, notamment le glyphosate, est prolongée. La santé publique commence cependant par l’alimentation, c’est-à-dire par la manière dont le produit est sorti de terre. Les agriculteurs ont besoin de se rapprocher de la société civile et la Confédération paysanne évite l’entre-soi en s’engageant dans des groupes tels que « Nourrir » pour parler de l’alimentation de demain et des politiques agricoles nécessaires. Le seul ratio économique ne peut plus déterminer l’utilisation des pesticides.

Actuellement, l’agriculture est confrontée à des défis posés par le changement climatique et par la diminution des rendements. Nous réalisons que la génétique seule ne pourra plus fournir les évolutions de rendement que nous avons observées au cours des dernières décennies. Les nouvelles technologies, telles que le numérique et la robotique, sont des outils précieux, mais ils ne pourront pas apporter les gains de productivité que l’agriculture a connus sans utiliser des pesticides. Au total, le modèle agricole industriel actuellement promu risque d’accentuer et de valoriser davantage l’utilisation de pesticides. Il est compréhensible que certaines personnes votent en faveur du maintien du glyphosate, car cela peut sembler économiquement avantageux. Des choix politiques importants doivent cependant être posés, qui concernent l’avenir de l’agriculture, si l’on souhaite une agriculture résiliente à long terme.

Les annonces contre l’agriculture biologique et les sous-financements des écorégimes envoient de mauvais messages et ont découragé de nombreux agriculteurs qui souhaitaient s’engager dans une transition agricole pour mieux servir leurs concitoyens et redorer l’image de l’alimentation française. Chaque jour, on nous rappelle que nos méthodes, comme l’utilisation de bineuses et le travail du sol, génèrent une pollution supérieure à celle produite par l’utilisation du glyphosate, qui coûte finalement dix euros par hectare. Il est temps de faire des choix politiques cruciaux pour l’avenir de l’agriculture. Si nous aspirons à une agriculture plus résiliente sur le temps long, nous devons agir, même si nos résultats ne sont pas immédiats.

Je pense que les jeunes que nous accueillons au sein de la Confédération paysanne – même si certains d’entre eux atteignent déjà la quarantaine – adopteront un modèle différent. Leur objectif n’est pas la productivité, mais plutôt d’assurer la souveraineté alimentaire en garantissant la qualité et la quantité pour une alimentation accessible à tous. Si nous éliminons les pesticides, nous réviserons nos pratiques agricoles, la génétique, le travail du sol et la gestion de l’azote pour revenir au bon sens paysan.

M. Patrick Legras, membre de la Coordination rurale. On nous a demandé, de plus en plus, de produire avec moins de pesticides, et cet appel a été entendu par les agriculteurs, notamment à travers le développement de l’agriculture biologique. Pourtant, moi qui suis localisé dans le Nord, et qui n’ai ainsi pas une pression climatique top importante à déplorer, je constate cette année un phénomène intéressant : un certain nombre de personnes qui avaient opté pour une agriculture sans pesticides il y a cinq ou dix ans reviennent dès cette année à un système traditionnel. La Coordination rurale est bien favorable à la réduction des pesticides, mais il n’existe pas de solution concrète.

Il existe des agriculteurs, avec des exploitations de 100 à 200 hectares et du personnel, qui étaient passés à l’agriculture biologique il y a cinq ou six ans. Cependant, aujourd’hui, les produits agricoles de grande culture sont vendus au même prix qu’ils soient traités avec des pesticides ou non. Ce mouvement se produit malgré la volonté marquée par l’Union européenne de favoriser le développement de l’agriculture biologique et la réduction de l’utilisation des pesticides. Le problème réside dans le manque d’accompagnement et de volonté économique.

L’article L. 236-1 A du code rural et l’article 44 de la loi Egalim permettent d’interdire l’importation de denrées alimentaires qui ne respectent pas les normes de production européennes. Cette avancée est positive, mais elle doit être appliquée. Nous pouvons mettre en place toutes les réglementations que nous souhaitons en France, mais plus de 50 % de l’alimentation française est désormais importée. Sans solutions dans les prochaines années pour nous protéger contre ces concurrences déloyales, nous risquons de perdre encore 15 % à 25 % de notre souveraineté alimentaire.

La Coordination rurale est pleinement favorable à la réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires, mais un accompagnement est nécessaire. Il induit d’ailleurs davantage de main-d’œuvre et une plus grande mécanisation, ce qui demande également un soutien pour compenser la hausse des coûts liés aux besoins énergétiques. Or, il n’y a pas de volonté nationale en ce sens. Malgré notre bonne volonté, les solutions économiques n’existent pas.

La voiture est dangereuse si l’on conduit à gauche ou que l’on se trouve en excès de vitesse mais elle ne présente pas de risque si les règles de conduite sont respectées. De la même manière, il faut arrêter de pointer la dangerosité des produits phytopharmaceutiques. C’est leur utilisation excessive ou inadaptée qui peut comporter des risques. Il s’agit de différencier la notion de danger de celle de risque.

Le véritable risque actuel, c’est l’effondrement rapide de notre secteur agricole. La France évolue à deux vitesses : certaines régions bénéficiant de l’eau possèdent des terres de qualité, tandis que celles du Sud sont dans une situation bien plus critique. Certaines personnes en arrivent à ne plus cultiver. Par conséquent, j’appelle aujourd’hui à trouver une solution pour réduire l’utilisation des pesticides, mais cette solution doit permettre aux agriculteurs de s’en sortir.

M. Quentin Le Guillous, secrétaire général adjoint des Jeunes agriculteurs (JA). Jeunes agriculteurs portent une vision d’avenir. Ces dernières années, nous avons constaté une volonté partagée par les consommateurs, les citoyens et les agriculteurs de réduire, voire d’abandonner l’utilisation de produits phytosanitaires.

Le Gouvernement nous accompagne de manière progressive, mais par l’élaboration de plans tels qu’Écophyto, par des modifications législatives ou par des retraits soudains de produits, sans pour autant proposer de solutions concrètes pour les jeunes. Notre principal sujet de préoccupation est celui de l’installation. Pour encourager les jeunes à s’installer, il est impératif qu’ils aient une vision d’avenir pour leur entreprise. Nous sommes favorables aux plans de sorties des produits, mais ils doivent s’accompagner de solutions pratiques et d’un véritable soutien aux jeunes. Ces plans doivent également être logiques, ils ne doivent pas préconiser une sortie abrupte de l’utilisation des produits phytosanitaires.

Un autre défi pour les jeunes est l’investissement. Lorsqu’ils s’installent, ils sont confrontés à des investissements de plus en plus importants pour moderniser leur exploitation, que ce soit par la mécanisation, par la robotique ou par d’autres alternatives pour sortir des produits phytosanitaires. Ces investissements demandent des ressources financières considérables et les jeunes agriculteurs ne disposent pas des mêmes moyens que les agriculteurs plus âgés. Il est essentiel d’accompagner ces jeunes sur le long terme.

Nous atteignons actuellement à 10 % de la surface agricole utile en agriculture biologique en France. Mais cette année, nous n’arrivons pas à vendre le bio. Pour atteindre un niveau optimal, il faudrait viser seulement 6 % de produits biologiques en France en 2023. Nous sommes ainsi confrontés à une réalité économique, notamment en raison de l’inflation et la crise en Ukraine. Tout le monde est attentif à son porte-monnaie et les consommateurs privilégient parfois des produits alimentaires moins chers, dont les trois quarts sont importés et ne respectent pas le cahier des charges français, qui est bien plus strict que celui de l’Union européenne.

Chez Jeunes agriculteurs, nous sommes convaincus que les solutions françaises sont les meilleures, mais nous souhaitons que l’Europe nous suive. Nous aspirons en effet à des solutions européennes harmonisées, permettant l’échange de produits et denrées alimentaires. Si la sortie des produits phytosanitaires doit avoir lieu en 2050, nous devons savoir comment nous allons valoriser et vendre nos produits.

En outre, nous avons pour mission de nourrir la France et, en partie, le reste du monde. L’hypothèse d’une réduction de 50 % des rendements de l’agriculture française n’est pas incompatible avec la sécurité alimentaire nationale, mais elle soulève des questions en ce qui concerne les exportations vers des pays tiers. Devons-nous adopter une approche strictement française ou bien devons-nous travailler en coopération avec l’Europe, pour harmoniser les lois afin qu’un produit interdit en France le soit aussi en Allemagne et dans d’autres pays européens, plutôt que de laisser perdurer des divergences qui créent une concurrence déloyale ?

Cette concurrence déloyale amoindrit l’attractivité de nos métiers. Nous observons que nos parents trouvent leur travail plus difficile, que la vie économique et sociale sur les exploitations devient de plus en plus complexe. Si nous voulons attirer de nouvelles générations vers ces métiers, nous devons leur offrir des perspectives économiques, des conditions de travail décentes ainsi qu’une vie sociale et familiale épanouie. Pour ce faire, nous avons besoin de votre soutien, de celui des syndicats et de l’appui de l’Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais vous demander de fournir des réponses précises et concises à mes questions, qui seront nombreuses. La première question pour juger du succès du plan Écophyto, c’est de savoir si nous y croyons. Il est en effet essentiel de croire à ce plan pour jouer le jeu ; la crédibilité d’Écophyto repose ainsi sur la conviction des acteurs du monde paysan. D’après ce que j’ai pu entendre, j’ai l’impression que vous pourriez répondre à cette question par « oui » ou par « non ».

Par ailleurs, vous avez exprimé dans vos interventions l’idée qu’il faudrait choisir entre la production, ou le revenu, et la réduction des produits phytosanitaires. Cependant, les 3 000 fermes Dephy démontrent qu’il est possible de réduire de 30 % à 50 % la pression phytosanitaire, tout en maintenant le revenu, et sans diminuer la production. Pourquoi ne croyez-vous donc pas dans Écophyto, dans la mesure où ses objectifs semblent compatibles avec les attentes que vous avez légitimement exprimées ?

M. Hervé Lapie. Le véritable enjeu en lien avec le plan Écophyto et les 3 000 fermes Dephy réside dans l’accompagnement des agriculteurs, qui doit être développé. Dans le contexte d’Écophyto, la recherche, l’innovation, le conseil et la formation sont essentiels. Le manque de conseillers sur le terrain est un défi à relever pour accompagner les agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si nous créons les conditions d’un financement du conseil, êtes-vous partants ?

M. Hervé Lapie. L’accompagnement et la formation sont des facteurs limitants, mais les conditions pédoclimatiques et les aléas climatiques sont aussi des éléments importants à considérer, car ils influencent fortement la production d’une année à l’autre. Nous pouvons obtenir des résultats satisfaisants une année, mais nous serons dépendants des aléas climatiques lors de la suivante.

Je suis également éleveur et mon objectif est de ne plus utiliser d’antibiotiques. J’y parviens, grâce à un élevage fermé et très contraint sur le plan sanitaire. Face aux aléas climatiques – je pense notamment aux maladies sur les vergers – il est essentiel de réagir. Nous parlons d’un monde vivant ; la protection sanitaire ne peut pas simplement être inscrite sur un bout de papier en début d’année grâce à un conseil stratégique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les fermes Écophyto sont des laboratoires vivants, avec une grande diversité d’écosystèmes, de systèmes de production et de conditions climatiques.

Mme Sylvie Colas. 3 000 fermes, c’est au fond un nombre est assez limité compte tenu de la diversité des productions. Il est important de noter que, quel que soit le type de production, la question centrale qui se pose est celle du travail. Avec l’agrandissement des fermes, la mécanisation a trouvé ses limites pour la gestion des conditions météorologiques. Le plan Écophyto ne fournit pas nécessairement toutes les solutions et ne comprend pas d’approche systémique. Il est plutôt axé sur une approche molécule par molécule, c’est-à-dire sur la substitution de produits chimiques par des produits bio. En restant dans ce raisonnement, nous ne sortirons pas des produits phytosanitaires. En réalité, l’arrivée de nouvelles variétés a accentué l’utilisation des pesticides.

Le plan Écophyto est souvent présenté de manière positive mais, dans la pratique, il touche seulement 3 000 agriculteurs sur un total de près de 400 000. Tant que le travail du paysan qui fournit des efforts ne sera pas rémunéré correctement, nous ne sortirons pas de l’utilisation des produits phytosanitaires. La rémunération peut passer par l’internalisation des externalités positives du bio, par la politique agricole commune (PAC) ou par une action sur les prix de vente.

M. Patrick Legras. J’ai eu de bons retours de fermes Écophyto mais la baisse des produits phytosanitaires concerne les volumes. Par exemple, dans le cas de la betterave, on utilise moins de produits, mais on les applique plus souvent. La fréquence n’a donc pas été réduite. De plus, les conditions climatiques ont un impact significatif et la relative sécheresse a diminué la sensibilité aux maladies lors de ces dernières années. Cette année, certains producteurs du secteur de la vigne vont enregistrer une baisse de production de 50 % en étant passés en haute valeur environnementale (HVE) : tous ne s’en remettront pas. J’ai traité quatre fois mes pommes de terre l’année dernière, contre quinze fois cette année. L’approche dépend ainsi fortement des conditions climatiques mais, surtout, de l’aspect économique.

M. Quentin Le Guillous. Actuellement, un conseiller s’occupe d’environ trois fermes Dephy en moyenne. Si vous êtes prêts à recruter 70 000 à 80 000 conseillers et à ramener davantage de financements pour accompagner les 400 000 agriculteurs en France dans leur transition, nous vous suivrons, à condition que les résultats soient au rendez-vous.

Je veux bien passer en ferme Écophyto et je suis favorable à la réduction de l’utilisation des pulvérisateurs. Les fermes Dephy utilisent le système bas volume ou d’anticipation, où les molécules sont utilisées à des concentrations moindres, mais appliquées de manière préalable. Cependant, ces méthodes demandent plus d’utilisations du pulvérisateur ; cela peut susciter des réactions négatives de la part des voisins. Un accompagnement continu des agriculteurs est donc nécessaire, surtout compte tenu des restrictions soudaines appliquées sur certains produits phytosanitaires, comme les néonicotinoïdes ou le prosulfocarbe.

Je suis favorable à cette vision d’avenir qui anticipe les sorties de produits phytosanitaires. Je suis prêt à travailler sans glyphosate dans dix ans si nous avançons ensemble sur des financements et des solutions. Actuellement, certaines entreprises productrices de produits phytosanitaires disposent de plus de financements pour la recherche que l’État français lui-même. Par conséquent, travaillons sur le financement de la recherche en France pour réduire l’utilisation de produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous nous décrire succinctement votre position sur la question de la séparation du conseil et de la vente de produits phytosanitaires ?

M. Quentin Le Guillous. Je n’ai pas vraiment constaté de changements. Auparavant, le vendeur de produits phytosanitaires était également mon conseiller. Aujourd’hui, nous n’avons plus de conseils écrits, seulement de rares conseils oraux. Pour obtenir un vrai conseil, nous devons soit nous tourner vers les chambres d’agriculture, soit vers le bulletin de santé du végétal d’Arvalis. Nous sommes actuellement laissés dans le flou, alors qu’auparavant, nous avions un suivi technique plus concret, avec des conseils directs sur nos pratiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce diagnostic a été posé à la fois par l’État et le Parlement, mais la situation n’a pas changé. Par conséquent, que pouvons-nous faire maintenant ?

M. Quentin Le Guillous. Au regard de la situation actuelle, nous pourrions envisager un retour en arrière. Cependant, je pense que ce n’est pas la volonté de l’État français de revenir à une situation où le vendeur de produits phytosanitaires est également conseiller. Il est peut-être nécessaire d’établir un meilleur cadrage pour les conseillers et les vendeurs de produits phytosanitaires. Dans les années 1990, l’agriculteur recevait des points pour obtenir des cadeaux en achetant des produits phytosanitaires. Il a heureusement été mis un terme à ces pratiques, qui semblent désormais inconcevables. La formation des conseillers et des vendeurs de produits phytosanitaires est essentielle, ainsi qu’une formation sur l’utilisation des produits de biocontrôle et sur les meilleures pratiques pour tous les types de produits, qu’ils soient phytosanitaires, chimiques ou de biocontrôle.

M. Patrick Legras. Je vais poser une question qui pourrait peut-être faire progresser les choses ; elle ne se veut pas provocante. Aujourd’hui, je constate les échecs des recommandations, qui sont minimalistes, mais qui ne donnent pas les résultats escomptés. Est-ce toujours à l’agriculteur de fournir les efforts ? C’est d’ailleurs toujours lui qui est sanctionné en cas d’échec. Est-il possible de mettre en place une approche, grâce au réseau Écophyto, qui proposerait des solutions aux agriculteurs sans qu’ils portent les risques ?

Mme Sylvie Colas. La Confédération paysanne développe d’abord l’autonomie des paysans. De nombreuses fermes paysannes ne reçoivent jamais la visite de techniciens agricoles, car elles préfèrent s’appuyer sur les échanges entre elles pour améliorer leurs pratiques. Nous regrettons que de nombreux jeunes installés, formés et qualifiés soient infantilisés, alors qu’ils sont capables d’exercer leur métier avec une certaine autonomie. À l’inverse, le numérique, qui envoie des alertes fréquentes, dessert la réduction des pesticides, en réduisant cette autonomie. Les agriculteurs se sentent obligés de suivre les recommandations à la lettre, même s’ils estiment qu’elles ne sont pas toujours pertinentes. Ces outils retirent à l’agriculteur la possibilité de juger lui-même de la situation, d’inspecter son champ, de prendre en compte la pression sanitaire réelle et d’évaluer les bénéfices et les risques liés à un traitement.

Dans l’agriculture paysanne, nous valorisons l’autonomie et nous souhaitons que les agriculteurs soient formés pour adopter une approche globale. Ils devraient être en mesure de décider par eux-mêmes si un traitement est nécessaire ou s’il peut être évité, tout en tenant compte des conséquences potentielles.

M. Hervé Lapie. Je pense que la séparation de la vente et du conseil a été une erreur stratégique. Les agriculteurs d’aujourd’hui sont bien formés et sont capables de reconnaître les maladies ainsi que de gérer leur exploitation agricole. Cependant, le niveau de formation des agriculteurs a souvent été sous-estimé et on a considéré qu’ils se contentaient de suivre l’ordonnance de leur technicien, ce qui constitue une forme de mépris. Les agriculteurs ont toutefois besoin d’être accompagnés par leurs techniciens, qui sont souvent également des vendeurs de produits phytosanitaires. Leur objectif n’est pas seulement de vendre ces produits, mais aussi d’accompagner véritablement les agriculteurs.

Je crois que les coopératives agricoles sont en mesure d’accompagner cette transition en formant leurs techniciens à un haut niveau de compétences. La séparation de la vente et du conseil a ainsi privé les agriculteurs de leurs conseillers techniques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Devons-nous remettre le certificat d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP) sur la table ?

M. Hervé Lapie. Dans le contrat de solutions, nous avons des certificats d’économie de produits phytosanitaires qui sont reconnus, mais le CEPP ne réglera pas tout.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle est votre opinion sur le règlement européen SUR en cours de négociation ? De plus, que pouvez-vous dire sur l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ? Les prérogatives qui lui sont données dans le cadre de la loi de 2014 sont aujourd’hui remises en cause publiquement ou officieusement par des forces de la société civile, parfois par des élus de la Nation et même, avec une certaine ambiguïté, par des ministres. Défendez-vous le maintien dans le code de la santé publique du pouvoir d’autorisation des produits donné à l’Anses ou militez-vous pour le retour à une décision politique in fine, après avis de l’Anses ?

M. Hervé Lapie. À propos du règlement SUR, les grandes directions manquent d’études d’impact sur les conséquences pour l’agriculture. Nous sommes d’accord avec la réduction de l’utilisation des produits de santé végétale de 50 %, mais il est essentiel de bien comprendre les conséquences de cette stratégie pour l’agriculture française et européenne. Des études d’impact, provenant notamment de collègues américains, ont estimé une baisse de la production agricole en Europe de l’ordre de 12 % à 15 %, ce qui semble avoir été validé.

Il est important d’engager les transitions en agriculture au niveau européen dans un projet de règlement qui emmène tous les agriculteurs européens vers la même dynamique pour éviter des distorsions de concurrence à l’intérieur de l’Union européenne. De plus, il est nécessaire de maintenir l’agriculture sur tous les territoires et de ne pas créer d’impasses. Enfin, il faut éviter des accords de subsidiarité entre les États membres, qui remettraient en question la règlementation européenne.

La réciprocité des normes avec les pays tiers est également un enjeu majeur du règlement SUR. Tous les produits importés dans l’Union européenne doivent respecter des normes équivalentes à celles établies au sein de l’Union européenne. Cependant, si l’on met en place des clauses miroir, c’est très difficile à contrôler ensuite.

Par ailleurs, l’Anses valide les autorisations de mise sur le marché (AMM) et les agriculteurs utilisent des produits de santé végétale qui bénéficient de ces AMM. Cependant, il est légitime de se demander ce qu’il se passe si l’Anses des décisions qui mettent une partie de la production agricole dans une impasse, en l’absence de solutions alternatives. Concrètement, si l’Anses décide d’éliminer un produit de santé végétale, sa sortie doit être politiquement accompagnée pendant un certain délai. Cette question est essentielle pour assurer la viabilité de l’agriculture tout en garantissant la sécurité sanitaire. Cette réflexion rejoint le nouveau plan Écophyto 2030 annoncé par la Première ministre, lequel doit examiner comment gérer les impasses résultant de décisions scientifiques.

L’exemple de l’interdiction par l’Anses de la phosphine sur les paquebots exportant du blé montre que des décisions basées sur des critères scientifiques peuvent entraîner des conséquences économiques majeures. En effet, dans ces conditions, nos exportateurs de céréales ne pouvaient plus exporter de blé vers le Maghreb. Une décision politique a alors été prise pour sortir de cette impasse. La question ne se résume pas à un choix binaire, mais les décisions scientifiques peuvent amener certaines filières dans des impasses et la trajectoire de sortie doit être accompagnée par le politique.

Mme Sylvie Colas. Nous avons un réel problème avec les pesticides ; nous avons un coût important lié à la dépollution de l’eau et nous faisons face à des maladies professionnelles ainsi qu’à des problèmes de la santé publique. Les politiques, et notamment le ministre de l’agriculture, engagent le reste de la société dans des décisions, notamment au sein de l’Europe. Dans les collectifs, le nivellement par le bas permet parfois de mettre tout le monde d’accord, mais rien ne change de cette manière. Le pire serait pourtant que rien ne change et que la génération de mes petits-enfants voit encore ce que j’ai connu, alors qu’au contraire un sursaut est intervenu dans l’agriculture ces dernières années pour évoluer vers un autre modèle. À défaut, nous resterons dans ces arguties consistant à savoir qui décide de quoi. Sans compter que l’industrie des produits phytosanitaires n’a évidemment aucun intérêt à voir une réduction de ses ventes, ni l’industrie du médicament, qui pourrait redouter une réduction des problèmes de santé.

En tant que paysanne, je prends la responsabilité de garantir la qualité et la sécurité de mes produits : c’est un engagement personnel et je souhaite garder la tête haute jusqu’à la fin de ma vie professionnelle. Il est donc essentiel de sortir des pesticides, car la santé publique est en jeu, de même que la qualité de l’eau. Nous devons agir en toute conscience, car nous pourrions être tenus responsables des conséquences à l’avenir.

M. Patrick Legras. Les producteurs de la Coordination rurale sont fiers de ce qu’ils arrivent à produire en France. Il est clair que la santé publique est fondamentale, que ce soit en ce qui concerne les soins aux individus ou les médicaments destinés aux plantes. Si nous souhaitons arrêter de traiter les personnes et les plantes, nous aurons une diminution de la population en France et en Europe, et une diminution de la production agricole. Nous souhaitons progresser vers une réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires tout en minimisant la perte de production. La réduction de la production n’est pas une option, ce qui signifie que nous augmenterons nos importations. Actuellement, la solution est dramatique, mais elle ne nous appartient pas.

Si nous parvenons à réduire les importations aux niveaux européen et français, les produits seront automatiquement plus chers. Ce problème économique est mécanique et similaire à d’autres secteurs comme ceux du bois ou de l’acier. En payant plus cher les produits de ceux qui utilisent moins de produits phytosanitaires, nous rétablirons un équilibre. Nous ne devrions cependant pas imposer un système aux agriculteurs français uniquement par philosophie et pour satisfaire une minorité qui ne parvient pas à vivre de son activité.

M. Quentin Le Guillous. Nous sommes très attentifs au budget, notamment de la recherche, qui sera lié au règlement SUR, ainsi qu’à l’établissement d’un calendrier cohérent pour le futur. L’idée de fixer des échéances, assorties de clauses de sortie, nous convient parfaitement. Cependant, comment travaillons-nous immédiatement pour sortir de cette dépendance ? Cela nous amène à la question des alternatives. Les échéances prévues semblent déjà devoir être remises en question. Il est grand temps que nous nous posions tous la question suivante : quelle trajectoire réelle souhaitons-nous suivre ? Quel délai maximal nous fixons-nous pour atteindre cet objectif ? Nous devons offrir une vision d’avenir pour tous les acteurs agricoles, qu’ils pratiquent l’agriculture biologique, conventionnelle ou toute autre forme d’agriculture. Il ne s’agit pas de prétendre que l’une est meilleure que l’autre, mais de trouver des moyens de coopérer malgré des modèles agricoles variés, adaptés à des territoires et des pays différents. En France, nous faisons déjà face à des difficultés en raison des différences climatiques entre le Nord et le Sud. Coordonner tous les pays européens, de l’Italie à l’Europe du Nord, est un défi majeur.

En outre, il est impératif que l’Anses continue à émettre des avis et à exercer une pression. Cependant, comment pouvons-nous assurer une transition en proposant des délais de sortie de deux, trois, quatre ou cinq ans pour les produits concernés ? Il est essentiel de trouver rapidement des solutions de remplacement pour ne pas laisser les agriculteurs sans solution.

M. le président Frédéric Descrozaille. La démonstration qu’il est possible de sortir de la dépendance aux produits phytopharmaceutiques a été faite, aussi bien d’un point de vue technique qu’économique. Certains agriculteurs réduisent leurs charges liées aux produits phytopharmaceutiques de 60 000 euros à 30 000 euros en recourant à des conseils privés. La réduction des coûts finance le conseil. Il apparaît donc que les plans Écophyto ont démontré depuis plusieurs années que ce projet était réalisable. Cependant, nous faisons face au défi majeur de la massification.

Au sein de vos organisations respectives, existe-t-il un responsable professionnel, membre du bureau, dédié à la massification, chargé de coordonner des groupes de travail au niveau départemental pour identifier les agriculteurs qui ont effectué une transition écologique ? L’objectif serait de comprendre pourquoi cette transition ne se généralise pas comme le fut le développement par-dessus la haie, phénomène fulgurant du siècle dernier. Pour la Confédération paysanne, avez-vous quelqu’un qui est chargé d’organiser la généralisation du modèle à partir des adhérents les plus vertueux ?

Mme Sylvie Colas. Nous avons réalisé une initiative similaire, en particulier pour les préparations non préoccupantes. Nous avons travaillé en collaboration avec les services du ministère, fait des propositions pour des alternatives aux produits phytosanitaires, organisé des groupes de travail et nous mettons actuellement en ligne toutes nos pratiques sur un logiciel afin de les rendre accessibles au plus grand nombre. Cela s’est fait notamment grâce à notre organisme de développement agricole, la fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear).

Nous réalisons aussi de telles actions dans d’autres domaines plus ponctuels, mais il nous faut de l’argent. Nos organisations et nos structures de développement manquent de ressources, car le commerce n’a rien à nous vendre. Notre développement doit rendre les agriculteurs autonomes ; il se différencie en cela de l’accompagnement par les anciennes structures commerciales, qui ont pour objectif de vendre leurs produits. De notre côté, ceux qui conseillent ne sont pas rémunérés autrement que par le biais du financement agricole.

M. Hervé Lapie. Pour être concis, je dirais oui et non. Oui, dans le sens où nous avons mis en place le contrat de solutions, mais nous ne sommes pas seuls, car nous travaillons avec 45 partenaires. De plus, l’orientation sur le terrain, où les techniciens accompagnent les agriculteurs, relève davantage des chambres d’agriculture que de la FNSEA. Nous nous concentrons davantage sur la dimension politique, tandis que la partie technique est du ressort des chambres d’agriculture.

M. Patrick Legras. En 2009, nous avions atteint 8 000 tonnes de substances actives utilisables en biocontrôle et en agriculture biologique et, aujourd’hui, ce chiffre est passé à 24 000 tonnes. Par conséquent, la démarche de réduction de 20 % de l’utilisation des produits phytosanitaires nécessite de multiplier par quatre l’utilisation des produits utilisables en biocontrôle et en agriculture biologique.

Par ailleurs, il existe des chambres d’agriculture qui vulgarisent les messages et j’ai, pour ma part, une société privée de conseil. Toutefois, il revient toujours à l’agriculteur de prendre le risque ou pas. Sur le papier, il est toujours possible d’atteindre une réduction de 50 % des produits phytosanitaires, mais lorsqu’un problème survient, il faut bien réagir. Je fais partie d’une interprofession et, actuellement, dans cette situation, on fait des avenants ; exceptionnellement, on peut traiter davantage. Les risques sont ainsi toujours assumés par l’agriculteur, jamais par le conseiller ou par l’État.

M. Quentin Le Guillous. Je vous répondrai non sur la partie de conseil technique, mais oui sur l’appui politique. Nous disposons d’un chargé de mission environnement chez Jeunes agriculteurs qui organise des groupes de travail et diffuse des informations au sein du réseau. De plus, nous étudions les lois en devenir et nous avons écrit un rapport d’orientation au sujet des produits phytosanitaires et du changement climatique. Nous menons donc un travail politique en interne. Cependant, nous nous orientons vers les chambres d’agriculture pour les aspects techniques, tout comme la FNSEA.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Nous avons devant nous quatre syndicats agricoles aux positions très divergentes sur un sujet central. Qu’est-ce qui justifie que vous ayez des positions si éloignées alors que vous exercez a priori le même métier ?

Je m’interroge également sur le nombre d’agriculteurs syndiqués à l’échelle nationale. Si 20 % des agriculteurs sont syndiqués et que 80 % ne le sont pas, quelles pourraient être les positions qui ne sont pas représentées aujourd’hui ?

De plus, j’ai remarqué qu’il était très peu question des productions dites orphelines. Faut-il arrêter de les produire ou bien doivent-elles persister ? Par exemple, faut-il dire aux Français d’arrêter de manger des cerises ou bien faut-il envisager une autre solution ? Si c’est le cas, quelles sont vos propositions ?

De plus, les échanges ont porté sur la taille des exploitations et j’aimerais comprendre ce qui permet de dire qu’une exploitation est grande ou petite et comment cela influe sur les politiques de santé végétale ou animale. Il me semble qu’en Chine, il existe des élevages comptant plus de 100 000 animaux. Ces questions sont en effet source d’incompréhensions pour les Français.

Enfin, que pensez-vous de la position de la France concernant le glyphosate ?

M. Hervé Lapie. Il me semble que trois syndicats sur quatre partagent à peu près la même ligne. Cependant, nous ne sommes pas tout à fait en phase avec la Confédération paysanne, mais ce n’est pas nouveau.

S’agissant du taux d’agriculteurs syndiqués, il est évident qu’il varie d’une commune à l’autre. Par exemple, dans ma commune, sur 15 agriculteurs, deux tiers sont syndiqués. Toutefois, syndiqués ou non, nos méthodes d’exploitation sont assez similaires et je ne perçois pas de différences significatives dans notre approche.

Par ailleurs, nous avons assisté en une dizaine d’années à une réduction significative de la diversité en culture fruitière, en ornemental, en légumes, etc. Nous avons l’habitude de dire que les cultures orphelines constituent la réelle richesse de l’agriculture française mais les restrictions actuelles nous poussent vers des impasses. Le semencier Barenbrug est installé près de chez moi et, si nous ne sommes pas vigilants, il pourrait se délocaliser en dehors de la France, mais rester en Europe, créant ainsi des distorsions de concurrence. Par exemple, un producteur dans les Hauts-de-France est le seul en France à cultiver le chou de Bruxelles et est environné de ses collègues belges qui en produisent également. Il existe des incohérences liées aux cultures mineures.

Au sujet de la cerise, nous avons interdit le diméthoate et le phosmet, utiles contre la drosophile suzukii. Le changement climatique fait augmenter le nombre de ravageurs, ce qui affecte l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous nous trouvons dans une situation paradoxale lorsqu’on nous interdit de protéger nos cerisiers tout en important des cerises turques qui ont bénéficié des moyens de protection que nous nous interdisons. Le verger français est en grande difficulté. Certains producteurs de vergers se sont lancés dans l’agriculture biologique, mais l’utilisation du cuivre et du soufre, à des doses que nous connaissons, pourrait poser des problèmes pour les sols à long terme. Je suis agriculteur et je dois transmettre mon exploitation à la génération suivante en préservant des sols vivants. Je n’ai aucune envie de détruire mon outil de production.

En ce qui concerne la taille des exploitations, l’agriculture française repose en grande partie sur des exploitations familiales et il est inutile d’opposer les petites aux grandes. Notre diversité d’agriculteurs fait notre richesse. Notre objectif devrait être de rassembler cette diversité pour renforcer l’agriculture française. Certes nous avons plus de problèmes que les Irlandais et leur modèle herbe-moutons-vaches, mais de Brest à Strasbourg et de Lille à Marseille, nous avons la chance de produire une diversité reconnue sur la scène mondiale pour la gastronomie française. Rendons fiers nos paysans et évitons de les critiquer, en particulier sur des sujets aussi essentiels.

Mme Nelly Le Corre. Au niveau européen, nous avons des AMM différentes pour trois zones. Nous demandons de tester une AMM unique européenne au niveau des cultures mineures, pour que l’ensemble des agriculteurs européens bénéficie des mêmes moyens de protection de culture.

Mme Sylvie Colas. Nous sommes effectivement différents les uns des autres. Je suis particulièrement épatée d’apprendre aujourd’hui que la FNSEA défend les exploitations diversifiées, humaines et familiales. Lorsque j’ai débuté il y a quarante ans, nous étions 1,5 million d’agriculteurs en France et j’avais des voisins agriculteurs partout autour de ma ferme. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que 350 000 et, malheureusement, plus de la moitié des agriculteurs ont mon âge et se préparent à prendre leur retraite. Dans le Gers, deux fermes sur trois ne trouvent pas de repreneurs et la tendance est à l’agrandissement des exploitations.

Ce modèle d’agriculture plus agro-industriel, où l’humain est de moins en moins présent et où la diversité des cultures diminue, a un lien avec l’utilisation plus importante de pesticides. Ces produits sont pratiques pour un agriculteur qui travaille seul. Actuellement, un agriculteur gère 600 hectares de céréales dans le Gers sans avoir besoin de beaucoup de personnel, car il a du matériel et des produits phytosanitaires. Il allège en outre au maximum son assolement et évite même l’irrigation, qui demande de la présence. Il sème du blé et du tournesol toute l’année et optimise ses résultats économiques.

Tout le système est conçu pour l’encourager à suivre cette voie. Il peut ainsi bénéficier des primes de la politique agricole commune (PAC) au maximum et prendre peu de risques. Cependant, il voit tout de même ses voisins disparaître et la diversité s’effacer. Les problèmes rencontrés par certaines cultures, comme les attaques de la drosophile, sont souvent liés à ces évolutions. L’absence d’arbres ou de haies a en effet des conséquences directes. À l’automne, l’utilisation du glyphosate recouvre le Gers de rouge, ce qui donne l’impression d’être dans un désert.

Il est évident que ces pratiques ont un impact non seulement sur l’alimentation humaine, mais aussi sur la vie du sol et de tous les organismes qui en dépendent, comme les insectes, les rongeurs et les vers de terre. Il est donc impératif d’envisager cette question dans sa globalité, car la diversité et la biodiversité des exploitations agricoles sont essentielles pour la santé des sols, la résilience des cultures et la réduction de la dépendance aux pesticides.

Vous soulevez par ailleurs l’enjeu de la concentration d’animaux ou de cultures d’une même espèce, qui peut favoriser la propagation des maladies et parasites. Ces problèmes surviennent particulièrement dans les cas où des agriculteurs se spécialisent dans la culture d’une seule espèce, comme la cerise, sans introduire d’autres espèces végétales qui pourraient agir comme une barrière naturelle face aux parasites. C’est une problématique globale qui requiert l’intervention de scientifiques et une approche à long terme. À défaut, la seule solution semble être le traitement des cerisiers.

Cette situation peut aussi être attribuée en partie à la sélection de variétés de cerisiers peut-être plus sensibles et à l’exigence croissante de qualité alimentaire. Il est en effet de moins en moins acceptable d’avoir des fruits de deuxième choix ou déclassés.

Au-delà de ces différences, la question essentielle demeure le revenu agricole. Cette réalité affecte tous les acteurs du secteur agricole, des petites fermes aux grandes exploitations. Les grosses structures agricoles impliquent souvent des montages financiers complexes. Dans le Gers, nous comptons plus de 30 fermes de plus de 1 000 hectares, y compris des exploitations viticoles. Il n’est pas là question d’agriculture, mais d’industrie agricole.

La question des pesticides joue un rôle central dans le choix du modèle agricole. Devons-nous continuer à promouvoir la croissance des fermes par des méthodes agro-industrielles ou devons-nous privilégier la biodiversité avec des exploitations à taille humaine qui emploient et occupent les territoires ruraux ? Actuellement, nous assistons à l’abandon de certaines zones non rentables, comme les régions où l’élevage a été délaissé. Nous observons donc la prolifération de friches agricoles. Cette année, la direction départementale des territoires (DDT) a enregistré 500 dossiers PAC de moins. Cette tendance s’explique par le coût élevé de l’entretien de ces terrains, rendant leur mise en valeur économique difficile.

M. Patrick Legras. Actuellement, les normes pour le soja et le tournesol sont de 20 milligrammes de glyphosate par kilo. Pour les lentilles et les haricots, elles s’élèvent à deux milligrammes par kilo. La France veut être un modèle.

Mais aujourd’hui, en dehors des alcools, qui sont principalement destinés à l’export, la France ne nourrit plus que 40 % de ses habitants. De nombreux modèles de diversification et de traitements existent, mais il est évident que, plus les normes se durcissent, moins nous attirerons de nouveaux agriculteurs, et plus les terres cultivées ou cultivables diminueront. Par conséquent, nous risquons de perdre notre souveraineté alimentaire et ce phénomène est déjà en cours.

La France veut être un modèle, être la première. Mais lorsque des produits ne sont plus utilisés en France, les producteurs de semences se tournent vers d’autres pays. Cette démarche conduit ainsi à une diminution de la diversité des cultures françaises. Les multinationales et les sociétés qui proposent des solutions dans d’autres pays trouvent naturellement des alternatives à l’étranger. Par exemple, les endives et les chicorées sont produites en Belgique ou aux Pays-Bas. Parfois même, les Belges et les Néerlandais, qui arrivent à obtenir des autorisations, viennent cultiver en France, sur nos terres.

Il est temps de cesser d’être le seul modèle en Europe. Nous pouvons être des leaders, mais collectivement. Il est tout à fait étonnant que la France et l’Europe ne parviennent pas à harmoniser leurs normes sur les importations, malgré les bonnes idées de la France. Pourquoi ne les mettons-nous pas en pratique ?

Enfin, l’activité de l’Anses est fondamentale. Il est essentiel d’étudier, pour certains produits, une diminution des volumes, d’autres répartitions ou de nouvelles normes d’application, notamment en ce qui concerne l’agriculture biologique. Nous supportons des redevances pour pollutions diffuses (RPD) pour ceux d’entre nous qui travaillent moins efficacement ou avec moins de précautions. Cependant, il est préoccupant de constater que l’Anses supprime sans cesse de nouveaux produits. Quand allons-nous proposer des produits de remplacement moins polluants ? Depuis 2018, aucun nouveau produit n’a été introduit en France. Supprimer 20 % ou 30 % des produits sans les remplacer génère bien des problèmes. Cela induit un système très simplifié, avec du blé et du maïs, c’est-à-dire des cultures à croissance rapide et pour lesquelles les interventions mécaniques sont fréquentes. Est-ce là la vision de l’agriculture française pour l’avenir ?

M. Quentin Le Guillous. Mon exploitation se situe à 60 kilomètres à l’ouest de Paris, couvre 185 hectares et est principalement consacrée aux grandes cultures, dont le colza, le blé, l’orge, les pois, la féverole et la luzerne. Mon exploitation est petite à l’échelle européenne, mais peut-être petite ou moyenne, voire grande, à l’échelle française. Je consomme environ 50 litres de carburant par hectare, opérations de moisson incluses. Sur mes 185 hectares, j’arrive à un total de 9 000 à 10 000 litres de carburant par an.

Je travaille en semis direct sous couvert avec des couverts vivants, c’est-à-dire que je récolte et je sème des couverts avant de les détruire avec du glyphosate la veille du semis direct. Ensuite, je sème mon blé dans un sol vivant. Lorsque je me suis installé en 2016, mon taux de matière organique s’élevait environ à 1 % ou 1,5 %. Après sept ans, mes analyses montrent que certaines parcelles sont passées à 3,2 % de matière organique. J’ai effectué des comptages de vers de terre, et j’ai constaté que j’en avais entre une tonne et demie à deux tonnes par hectare, tandis que mon voisin pratiquant l’agriculture biologique atteignait environ 500 kilos par hectare.

Je suis donc en faveur de la poursuite de l’usage du glyphosate, mais je soutiens également la recherche de solutions pour son remplacement. En particulier, il y a un défi à surmonter lorsque mes couverts intermédiaires, qui sont gélifs et disparaissent lors des gelées, ne poussent pas correctement l’été, laissant place à des mauvaises herbes telles que les ray-grass, les vulpins et le chardon. Dans de tels cas, je n’ai d’autre option que de recourir à la chimie. J’ai envisagé l’écopâturage avec un voisin possédant des moutons, mais cela n’a pas résolu complètement le problème.

Jeunes agriculteurs encourage l’accompagnement, notamment grâce à des fonds supplémentaires, des jeunes agriculteurs qui souhaitent s’engager dans l’agriculture de conservation ou adopter un modèle de réduction de 80 % de l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous avons d’ailleurs inscrit ces recommandations dans notre rapport d’orientation.

J’ai réussi à réduire de 50 % l’utilisation des fongicides pour traiter les maladies et de 80 % l’utilisation des insecticides. Cependant, je dois admettre que je n’ai pas encore trouvé de solution satisfaisante pour éliminer complètement les herbicides. Si le glyphosate venait à être interdit, je serais contraint d’augmenter de plus de 200 % l’utilisation des herbicides. Les insecticides sont encore nécessaires, mais la présence accrue de vie dans le sol contribue à réguler leur utilisation. Malheureusement, je devrai probablement utiliser un insecticide contre les pucerons dans une quinzaine de jours, à moins que le temps n’évolue favorablement avec des gelées. L’interdiction des néonicotinoïdes est d’ailleurs une aberration, car je dois utiliser la pulvérisation chimique en aérien.

Je pense que l’Europe devrait travailler à l’élaboration d’une législation unifiée sur le glyphosate. Toute l’Europe devrait, par exemple, suivre la France sur sa norme de 1 080 grammes. Nous ne devrions plus tolérer une concurrence intraeuropéenne dans ce domaine.

Par ailleurs, il est possible de dire clairement que, dans deux ou trois ans, les consommateurs français ne mangeront plus de cerises françaises et, d’ailleurs, il faudrait même arrêter les importations de celles qui ne répondent pas aux normes françaises.

M. Hervé Lapie. Je précise que la FNSEA est favorable au renouvellement du glyphosate au niveau européen, conformément aux conclusions de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Il est essentiel de ne pas considérer les sujets phytosanitaires, climatiques et écologiques de manière isolée. Si l’Efsa donne son aval, la FNSEA soutiendra le renouvellement de l’homologation du glyphosate.

M. Grégoire de Fournas (RN). Nous avons déjà organisé deux tables rondes avec des ONG et nous recevons seulement aujourd’hui des agriculteurs. Je vous propose d’utiliser le temps qu’il nous reste au sein de cette commission d’enquête pour aller sur le terrain, c’est‑à‑dire visiter une ferme Dephy et rencontrer des agriculteurs qui éprouvent des difficultés à réduire l’utilisation des produits phytosanitaires.

Je pense notamment aux viticulteurs de bassin bordelais, qui ont été durement touchés par le mildiou cette année, certains ayant perdu bien plus de 50 % de leur récolte. Je suis moimême un viticulteur bordelais et j’ai eu de la chance, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. J’admets avoir été particulièrement intéressé par ces témoignages et être en accord avec de nombreux arguments présentés – peut-être moins avec ceux de Mme Colas. Je ne comprends pas vraiment, madame, comment vous pouvez continuer à défendre un modèle qui, je le crains, n’est pas compatible avec l’économie actuelle. Le modèle que vous promouvez est celui du bio et nous constatons les difficultés économiques auxquelles il est confronté. Vos idées sont certes admirables, mais elles doivent également être compatibles avec la réalité économique. Le modèle prôné par la Confédération paysanne s’est tout de même développé en opposition au modèle conventionnel. Par conséquent, élargir ce modèle, qui ne fonctionne déjà pas réellement, à l’ensemble de l’agriculture nécessite d’apporter des réponses qui n’existent pas aujourd’hui.

Monsieur Le Guillous, j’ai été particulièrement intéressé par vos remarques sur l’agriculture de conservation et il est intéressant d’assumer des positions qui ne sont pas toujours faciles à défendre. Cependant, votre réponse concernant la séparation de la vente et du conseil m’a laissé perplexe. Il semble en effet y avoir un consensus selon lequel cette mesure n’a pas produit les résultats escomptés. Je ne comprends pas pourquoi, alors que tout le monde convient que cela ne fonctionne pas, nous ne parvenons pas à mettre de côté l’aspect émotionnel et symbolique pour réexaminer cette question sur le plan politique. Nous avons vu cela dans d’autres domaines, comme le nucléaire, où nous avons commencé à vouloir fermer des centrales en 2017, avant de décider de faire marche arrière, même si cette position n’a pas été facile à défendre.

Enfin, cette commission d’enquête porte sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pas atteint nos objectifs de réduction, en particulier l’objectif de réduction de 50 %. Monsieur Legras, vous avez évoqué les traitements que vous réalisez sur la betterave, où un traitement a été remplacé par deux, trois, voire quatre traitements, ce qui dégrade le nombre de doses unités (Nodu). Il me semble que c’est là un vrai problème : les indicateurs sont quantitatifs et pas qualitatifs. Un indicateur de référence devrait permettre de retracer les améliorations qui ont été apportées.

M. Patrick Legras. Ces éléments de réponse concernaient l’année 2020 ou 2021, lors de laquelle nous avons enregistré jusqu’à 90 % de rendements en moins. Je suis situé dans une région au nord de Paris qui a été moins touchée par les pucerons et j’ai choisi de semer plus tard, ce qui réduit les risques d’attaque par les pucerons, car la plante pousse plus rapidement. Cependant, semer plus tard entraîne généralement à une diminution de rendement.

Actuellement, des variétés de betteraves présentent une certaine tolérance, voire une résistance aux pucerons, mais elles sont moins bien rémunérées. La dynamique est la même que pour la production bio, où produire moins ne s’accompagne pas toujours d’une compensation financière adéquate. De plus, nous avons des importations massives de sucre, notamment en provenance d’Ukraine, qui ont un impact sur le marché et créent des problèmes économiques sérieux.

Certains agriculteurs au sud de Paris arrêtent de produire de la betterave car elle devient de moins en moins viable en raison des attaques répétées de pucerons, bien que le ministère ait annoncé une compensation pour cette année. La production se régulera davantage en fonction du climat, ce qui pourrait entraîner des conséquences économiques importantes. Il se pourrait que nous soyons amenés à importer davantage de sucre du Brésil ou d’autres pays de l’Est.

M. Quentin Le Guillous. Jeunes agriculteurs a toujours été opposé au système du conseil stratégique phytosanitaire mis en place en 2018. Ces négociations n’ont pas apporté beaucoup de solutions, mais ont introduit de nombreuses règles concernant les conseils, les ventes, les CEPP, etc. Nous avons supporté tous les inconvénients de ce système sans en voir les avantages.

S’il faut revenir en arrière, il n’y a pas de problème. Cependant, est-ce la volonté des pouvoirs publics et du Gouvernement ? Je sais que M. Potier et M. Travert ont travaillé sur le sujet cet été et nous sommes prêts à collaborer pour améliorer le système. Cependant, le modèle actuel ne fonctionne pas et devrait être revu ou abandonné.

Mme Mélanie Thomin (SOC). J’ai été très attentive à vos observations, vos constats et vos inquiétudes concernant le sentiment d’une France à deux vitesses, notamment dans le monde agricole.

Je souhaiterais savoir comment vos syndicats travaillent actuellement avec nos chambres d’agriculture et les services de l’État pour faire face aux défis de la transition et réduire l’utilisation des produits phytosanitaires. Hier, le président des chambres d’agriculture, que nous avons reçu, a évoqué le fait que la majorité des agriculteurs étaient en attente de décisions politiques, tandis qu’une minorité est plus réticente face à ce défi du changement de système.

En outre, la santé des agriculteurs ainsi que des acteurs du monde agricole en général est une question centrale, au regard du nombre important de maladies chroniques liées à l’utilisation des produits phytosanitaires. Cet enjeu de santé au travail rend‑il les agriculteurs plus sensibles à l’effort de réduction des produits phytosanitaires ?

Je partage l’idée qu’il faut lutter contre la concurrence déloyale pour améliorer l’acceptabilité des plans de réduction des pesticides mis en œuvre en France.

Enfin, ma dernière question est quelque peu dystopique : si demain les pouvoirs publics français et européens renonçaient à tout objectif de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, comment vos syndicats réagiraient-ils ?

M. Hervé Lapie. Il est essentiel de maintenir des objectifs clairs. En tant qu’agriculteur et représentant de la FNSEA, je peux affirmer que moins nous utiliserons de produits de santé végétale, mieux nous nous porterons. Nous sommes les premiers utilisateurs de ces produits et leur impact sur notre santé est indéniable. Nous avons aujourd’hui une prise de conscience beaucoup plus forte de ce problème, contrairement à la situation qui prévalait il y a trente ou quarante ans. Nous mettons d’ailleurs en place un accompagnement des agriculteurs sur les équipements de protection individuelle, car nous sommes les plus exposés aux risques.

Du point de vue économique, l’impact de l’utilisation de produits de santé végétale sur nos résultats est significatif. Nos objectifs sont déterminés en tenant compte des contraintes sanitaires et économiques de nos exploitations. Par conséquent, l’absence d’objectifs de réduction ne nous incitera pas à utiliser davantage de produits. La gestion au quotidien de nos cultures implique de prendre soin d’elles, comme nous le ferions pour nos enfants ou pour nous-mêmes si nous tombions malades.

Par ailleurs, l’accompagnement des agriculteurs passe par des groupes de développement agricole ou des coopératives. De nombreux agriculteurs sont déjà des pionniers sur ces sujets. Il est nécessaire que tous les agriculteurs, les techniciens et les chambres d’agriculture s’impliquent dans cette démarche collective axée sur le progrès et l’innovation. Je n’ai aucun problème avec la formation des techniciens et des agriculteurs.

Cependant, l’objectif de réduction n’est peut-être pas celui qu’il faut chercher à atteindre. L’accent doit plutôt être mis sur l’accompagnement des agriculteurs vers l’adoption des meilleures techniques disponibles pour réduire l’utilisation des produits de santé végétale. Dans le domaine de l’élevage, nous avons déjà réalisé des progrès significatifs grâce à des plans d’accompagnement, même s’il s’agit d’un environnement plus facile à maîtriser.

Mme Sylvie Colas. Les chambres d’agriculture sont un outil politique, avec des élections et une majorité relativement stable en raison du mode de répartition proportionnelle. Cependant, nous avons nos propres outils de développement agricole et rural, c’est-à-dire nos associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear), qui portent le projet politique de la Confédération paysanne pour développer l’agriculture paysanne. Nous accompagnons donc par ces moyens l’installation des jeunes agriculteurs, y compris les cas atypiques, ainsi que la transmission des exploitations.

Nous travaillons en profondeur avec peu d’animateurs, comme dans le Gers, où trois animatrices de l’Adear couvrent 30 % des installations du département. Nous constatons une réelle efficacité dans une variété de projets agricoles.

Nous étions par ailleurs parvenus à un certain déni sur la santé des agriculteurs. Il a fallu une prise de conscience et les agriculteurs ont été obligés de suivre des formations Écophyto et d’apprendre à régler leurs équipements de traitement. Mon fils a participé à cette formation et il m’a raconté que la plupart des voisins avaient envoyé leurs épouses, qui ne se servent jamais des appareils ! En effet, ils perçoivent la formation comme étant inutile. Cependant, les choses ont évolué et, aujourd’hui, presque tout le monde s’équipe, même s’il subsiste des controverses sur certains équipements qui nécessitent un suivi adéquat.

Toutefois, je suis préoccupée quand des jeunes reprennent des exploitations de taille importante, malgré les conditions difficiles et les problèmes de santé de leurs proches, et continuent à pratiquer de la même manière. Ils disent ne pas avoir le choix et on en revient à la question économique. Mais quelle est la valeur d’une vie ?

Je partage également vos préoccupations concernant la concurrence déloyale et je me préoccupe de cette dimension internationale. Lors des universités d’été de Bobigny, j’ai rencontré des Camerounais qui témoignaient des conditions de travail des travailleurs de la canne à sucre, exposés aux pesticides et dont les produits finissent par être utilisés dans la fabrication de nos sodas. Nous partageons la même planète et les règles devraient donc être globales pour détruire la concurrence déloyale. Les produits que nous refusons d’utiliser en France ne devraient jamais être utilisés ailleurs et les travailleurs devraient être soumis aux mêmes conditions. Les consommateurs français bénéficient actuellement de produits abordables en partie parce que des travailleurs paysans et salariés sont malmenés et exposés à des produits phytosanitaires sans protection adéquate. De plus, certaines de nos entreprises produisent parfois à l’étranger ces produits que nous interdisons en France. Nous ne sommes pas nécessairement les meilleurs élèves et, parfois, c’est une source de honte pour moi. Il est essentiel de repenser l’équilibre mondial.

Monsieur le député, notre agriculture, que vous dites paysanne et non rentable, est tout à fait rentable, car elle emploie le plus tout en polluant le moins. Il faut prendre en compte toutes ces externalités positives auxquelles s’ajoutent les effets sur la santé publique. De cette manière, nous pouvons contrer la concurrence internationale à bas coût en favorisant la territorialisation et la diversité. Nous installons de nombreux maraîchers, alors même le maraîchage industriel est en déclin en raison de sa non-compétitivité. Nous réussissons à trouver des débouchés pour nos produits de qualité.

Quant au secteur bio, il traverse une crise due à divers facteurs tels que la situation en Ukraine, la pandémie de Covid-19 et l’inflation. De plus, il a été question tout l’été d’un panier anti-inflation qui contenait, entre autres, des fraises à deux euros le kilo, ce qui est inacceptable et constitue un outrage aux paysans français. Tous les jours il est dit que le bio est trop cher, mais ce n’est pas vrai. Si le bio était correctement soutenu, il serait tout aussi compétitif que les autres modèles. Les petites exploitations, en termes de revenus par actif et par hectare, se montrent bien plus performantes.

Mme Nicole Le Peih (RE). Étant moi-même agricultrice, il me semble que nous avons au moins un point de consensus, : nous travaillons avec le vivant. Nous devons reconnaître que lorsque le vivant est malade, nous devons le soigner, que ce soit une plante ou un sol. Nous avons donc besoin de traitements spécifiques, adaptés aux différentes productions, aux types de sols et aux conditions météorologiques.

Je suis en pleine période de transmission, monsieur Le Guillous, et je pense que votre génération détient les clés pour l’avenir. La nouvelle génération agricole sera peut-être moins nombreuse, mais plus diplômée, plus jeune et, surtout, plus exigeante, notamment en ce qui concerne la qualité de vie et la préservation des sols pour gagner l’acceptation de la société.

J’ai entendu des discussions sur l’anticipation des financements, la recherche, le temps de travail et l’accompagnement. Comment envisagez-vous cet accompagnement pour que la nouvelle génération puisse rester durablement dans nos exploitations ? Nous avons mentionné les 3 000 fermes Dephy, mais comment pouvons-nous étendre et améliorer cet accompagnement afin de garantir une sécurité alimentaire et une traçabilité, même si nous avons déjà des savoir-faire en France ? Comment pouvons-nous renforcer ces aspects tout en préservant un excédent brut d’exploitation (EBE) suffisant pour assurer une qualité de vie décente, sans reproduire les schémas de nos parents et grands-parents ?

À l’occasion de mes 60 ans, mes enfants m’ont dit qu’ils ne voulaient pas avoir à refaire le travail des Mohicans.

M. Éric Martineau (Dem). Je pense que vous avez des points en commun et il est important de rappeler que nous ne devrions pas opposer nos différents agriculteurs et agricultures. L’agriculture française, quoi qu’on puisse dire, reste l’une des meilleures au monde. Je suis moi-même agriculteur, producteur de pommes en agriculture biologique, et nous manquons de solutions, notamment en ce qui concerne les nuisibles tels que les pucerons. Nous utilisons parfois des produits autorisés uniquement par dérogation lorsque d’autres solutions ne sont pas disponibles. Cependant, est-ce que la transition vers cette agriculture critiquée par certains ne permet pas précisément l’accès à une alimentation saine et de qualité ? En France, je suis convaincu que nous servons cette alimentation. Devons-nous réserver une alimentation saine et de qualité à une partie de la population seulement ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Je suis fille de vigneronne bio dans la Drôme et il est précieux d’entendre les représentants des organisations syndicales agricoles. Je ne vais pas revenir sur le contexte de la crise de la biodiversité et des changements climatiques, car vous êtes bien placés pour les comprendre. Cependant, la question du revenu des agriculteurs est préoccupante. Actuellement, 20 % des agriculteurs gagnent moins que le salaire minimum, c’est-à-dire un taux deux fois supérieur au taux de l’ensemble de la population. Il est évident que le système actuel est défaillant.

En tant que représentants des diverses réalités agricoles, comment abordez-vous en interne, au sein de vos organisations et avec vos membres, les impacts de l’utilisation des pesticides sur la santé des agriculteurs et agricultrices ? Il existe aujourd’hui un certain nombre d’études, notamment l’expertise collective de l’Inserm, qui a compilé 5 000 études du monde entier sur l’impact des pesticides sur la santé, en particulier pour ceux qui les utilisent.

M. Patrick Legras. Il est important de noter que ces études sur la santé portent sur des personnes de mon âge ou plus âgées et qui ont utilisé des produits de manière très différente. Les outils d’application sont bien plus performants aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans et de nombreux produits toxiques d’autrefois ont disparu. De plus, nous sommes mieux informés sur les enjeux de santé.

En outre, nous souhaitons utiliser moins de produits et effectuer moins de passages, notamment au vu des enjeux économiques. Cette approche économique est plus en phase avec la réalité actuelle et repose sur une meilleure connaissance des problèmes. Il est indéniable que cette philosophie est plus présente aujourd’hui, en raison des coûts et de la compréhension accrue des enjeux.

En ce qui concerne l’avenir, la question est essentielle, car j’ai un fils qui suit mes traces. Aujourd’hui, on ne sortira de la crise des produits phytopharmaceutiques, qu’avec la génétique, c’est une conviction personnelle. Nous devons répondre à la question des aléas climatiques. En fonction des années, la récolte peut représenter de cinq à dix tonnes ou 90 tonnes. Du point de vue économique, l’agriculteur ne peut pas survivre dans ces conditions.

En ce sens, la Suisse est un pays qui protège bien ses agriculteurs, avec un système qui fonctionne depuis vingt ou trente ans, bien que ce ne soit pas avec les mêmes prix.

Enfin, les chambres d’agriculture jouent un rôle prépondérant en fournissant des recommandations au niveau local et, si celles-ci sont plus ouvertes à différentes opinions, elles représentent le moyen de progresser.

M. Quentin Le Guillous. Aujourd’hui, nous assistons à une augmentation de la population d’agriculteurs non issus de l’exploitation familiale qui s’installent. Les reprises familiales d’exploitations sont également courantes. Comment ces jeunes agriculteurs envisagent-ils l’agriculture de demain ? Ils cherchent à mener une vie équilibrée, à avoir des enfants, du temps pour leur famille, des vacances et des week-ends. Ils ne veulent pas travailler quatre-vingts heures par semaine, ni passer leur temps sur le pulvérisateur. Ils aspirent également à gagner leur vie de manière satisfaisante, car travailler pour la gloire et n’avoir que 1 000 ou 1 200 euros à la fin du mois n’est plus envisageable de nos jours. Pour ma part, je ne veux pas m’engager dans l’agriculture pour gagner seulement 1 000 ou 1 200 euros, sans pouvoir profiter de la vie en famille, sortir ou vivre comme tout le monde. Les agriculteurs ont aussi l’ambition de gagner de l’argent, tout comme d’autres professionnels ou chefs d’entreprise.

Dans notre rapport d’orientation de cette année, nous avons abordé l’idée d’un outil de diagnostic de gestion des risques, notamment lors de l’installation d’un jeune agriculteur. Pourquoi ne demanderions-nous pas aux jeunes de prévoir les impacts du changement climatique sur leurs exploitations sur cinq, dix, quinze ou vingt ans ? Nous constatons des changements dans les précipitations, mais comment les jeunes agriculteurs peuvent-ils anticiper, gérer l’eau, adapter leurs modèles de production, voire choisir d’autres cultures ?

Nous nous posons aussi la question de l’intégration de la réduction des produits phytosanitaires et de l’évolution des normes dans notre outil. Comment les jeunes agriculteurs qui s’installent aujourd’hui peuvent-ils anticiper leur sortie des produits phytosanitaires ? Nous pourrions les accompagner en leur fournissant des fonds, de l’assistance, des formations, notamment à travers les fermes Dephy ou avec d’autres conseillers.

Jeunes agriculteurs souhaite pour sa part garantir une alimentation saine pour tous, avec ou sans produits phytosanitaires. S’il était possible de consommer uniquement des produits 100 % français, tout le monde bénéficierait d’une alimentation saine. La Confédération paysanne était même d’accord sur l’importance de lutter contre les importations massives en France, que ce soit en provenance d’Ukraine, du Brésil, d’Australie ou d’ailleurs, où les produits importés ne respectent pas le cahier des charges français. Si nous pouvons résoudre ce problème, nous pourrons encore nous améliorer.

Mme Sylvie Colas. Notre discussion interne est très assumée, bien que la Confédération paysanne ne soit pas un syndicat de l’agriculture bio, mais un syndicat qui pratique l’agriculture paysanne. Nous comptons, par exemple, des viticulteurs et des arboriculteurs qui utilisent encore des pesticides. Nous l’assumons et nous en discutons. De plus, nous sommes actifs au sein des commissions d’orientation sur les maladies agricoles professionnelles, où nous échangeons des informations sur l’efficacité des équipements ou la prévention environnementale et nous restons en lien avec les personnes qui sont victimes de l’utilisation des pesticides.

Nous avons besoin d’un grand dialogue avec la société civile dans son ensemble concernant l’utilisation de pesticides. Ce ne doit pas être uniquement un sujet interne et nous devons sortir de l’entre-soi. Il est essentiel d’écouter nos consommateurs, nos voisins et tous ceux qui pourraient être concernés par l’utilisation de ces produits.

M. Hervé Lapie. Nous siégeons dans les groupes santé-environnement (GSE) ainsi que dans le conseil de gestion des fonds pour les victimes de l’agriculture. En outre, la commission environnement de la FNSEA se réunit aujourd’hui et traite de ces sujets avec les référents régionaux.

J’aimerais également réagir aux propos de M. Martineau concernant la diversité des pratiques agricoles en France. Nous sommes confrontés à un défi complexe : réduire l’inflation, produire une alimentation de qualité et respecter un objectif de décarbonation dans le cadre de la planification écologique. Relever le défi de l’accompagnement de la transition en agriculture passera par le progrès, la recherche, l’innovation, davantage de réciprocité dans les normes et l’arrêt des distorsions de concurrence.

Les états généraux de l’alimentation portent leurs fruits et nous poursuivons dans cette voie. Nous devons savoir si nous pourrons bénéficier d’un accompagnement public, qui s’ajouterait à l’accompagnement des marchés pour rémunérer les agriculteurs et accompagner les transitions. C’est le sujet central. Les transitions vont coûter cher et nous devons être capables de dégager des revenus pour les couvrir. Les prix agricoles ont subi trop de pressions ces vingt dernières années et l’agriculture doit retrouver un peu de souffle. Ce travail doit être mené avec les pouvoirs publics et, notamment, dans le cadre de votre commission d’enquête. Nous sommes d’ailleurs disposés à revenir si vous le jugez nécessaire.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous vous remercions de vous être pliés à cet exercice et d’avoir répondu à nos questions. Je souhaite enfin que chaque organisation fournisse par écrit des exemples précis de distorsions de concurrence en détaillant les produits spécifiques ou les aspects du cahier des charges qui ne sont pas respectés par les producteurs de certains pays. Ces informations ainsi que des propositions d’harmonisation des conditions du marché nous seraient extrêmement utiles.


26.   Table ronde sur le machinisme (mercredi 18 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur le machinisme :

 M. Xavier Reboud, directeur de recherche, chargé de mission auprès de la direction scientifique Agriculture de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et vice-président de RobAgri ;

 Mme Anne Fradier, secrétaire générale du Syndicat national des entreprises de services et distribution du machinisme agricole, d’espaces verts et des métiers spécialisés (SEDIMA) ;

 M. Philippe Martinot, secrétaire général de Fédération nationale des coopératives d’utilisation du matériel agricole (FNCuma), accompagné de M. Stéphane Chapuis, responsable du service AGroEcoTech, en charge des questions environnement, agroéquipement et économie ;

 M. Laurent de Buyer, directeur général de l’Union des industriels de l’agroéquipement (AXEMA).

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons nos travaux de notre commission d’enquête sur l’échec des politiques publiques de réduction de l’impact et des usages des produits phytopharmaceutiques.

Nous accueillons des représentants d’un secteur tout à fait déterminant pour notre sujet, bien que nous n’en parlions probablement pas assez souvent. Vous représentez les outils, les moyens techniques qui sont utilisés dans la conduite de cultures, notamment pour le recours aux produits phytopharmaceutiques.

Je suis ainsi heureux d’accueillir pour cette table ronde des représentants du Syndicat national des entreprises de services et de distribution, du machinisme agricole, d’espaces verts et des métiers spécialisés (Sedima), de la Fédération nationale de la coopérative d’utilisation de matériel agricole (FNCuma), de l’Union des industriels de l’agroéquipement (Axema), ainsi que M. Reboud, directeur de recherche à l’Inrae et spécialiste de ces questions.

Je vous rappelle, avant de vous laisser la parole, que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vais vous demander prêter serment, de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

(Mme Anne Fradier et MM. Philippe Martinot, Stéphane Chapuis, Laurent de Buyer et Xavier Reboud prêtent successivement serment.)

Mme Anne Fradier, secrétaire générale du Syndicat national des entreprises de services et distribution du machinisme agricole, d’espaces verts et des métiers spécialisés (Sedima). Le Sedima est, comme vous l’avez dit, l’organisation professionnelle nationale qui regroupe les distributeurs et réparateurs de matériels agricoles. On parle assez généralement de concessionnaires, mais il s’agit vraiment de tout l’équipement pour les agriculteurs.

Où nous situons-nous au niveau professionnel ? Vous avez les constructeurs, les clients et nous sommes au milieu, c’est-à-dire que nos adhérents achètent le matériel aux fournisseurs en fonction des besoins des clients. Ensuite, ils le vendent et surtout, ils assurent une fonction assez déterminante, celle du service auprès des agriculteurs, en faisant en sorte que le matériel fonctionne, notamment en période de récolte.

Nous sommes sur tous les segments de l’agriculture, que ce soit la grande culture, la polyculture, l’élevage, le vitivinicole ou l’irrigation. Nous représentons à peu près 40 000 salariés sur toute la France et 2 700 entreprises, avec un service de proximité très important auprès des agriculteurs. Nos concessions peuvent aller d’une taille moyenne de vingt ou trente salariés jusqu’à trois cents salariés, mais toujours répartis sur plusieurs sites.

Pour nous, l’intervention chez l’agriculteur ne doit pas dépasser une heure, une heure et demie. C’est vraiment un impératif de délai. Je dirais que notre profession est très flexible puisqu’elle s’adapte aux besoins des agriculteurs. Au fur et à mesure des années, il y a toujours eu cette volonté de s’adapter aux besoins des clients et d’offrir des matériels qui correspondent à leurs attentes. Apporter une solution aux agriculteurs est la raison d’être de notre métier et nous savons qu’aujourd’hui, les enjeux sont très forts.

Les agroéquipements représentent à peu près 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur le matériel neuf et d’occasion – pour vendre du matériel neuf, il faut reprendre un matériel d’occasion. C’est extrêmement important pour comprendre comment fonctionnent les agroéquipements et quel est le besoin des agriculteurs. Cela couvre le service magasin, pour les pièces détachées, et également tous les services administratifs et commerciaux.

M. Philippe Martinot, secrétaire général de la Fédération nationale des coopératives d’utilisation du matériel agricole (FNCuma). Tout d’abord, merci pour cette invitation, que nous considérons comme une reconnaissance vis-à-vis de nos groupes Cuma présents sur tout le territoire.

Nous savons aujourd’hui l’importance des enjeux qui nous attendent s’agissant de la qualité de l’eau, du sol, de l’air, qui supposent des changements de pratiques. Les Cuma sont parties prenantes aux échanges sur les méthodes au sein des territoires, lesquels doivent faciliter les transitions. Nous appelons cela, au sein de notre réseau, la mécanisation responsable.

Je laisserai à mes collègues le soin d’approfondir davantage les technologies que pourront apporter à cette transition les matériels de demain. Je vais, pour ma part, vous exposer ce que font les Cuma. Je vous livre quelques chiffres clés. Notre réseau représente aujourd’hui 10 000 Cuma. Un agriculteur sur deux, soit à peu près 195 000 agriculteurs, adhère à une Cuma. Les Cuma représentent 5 000 salariés, essentiellement des chauffeurs mécaniciens. Leur chiffre d’affaires annuel s’établit à 670 millions d’euros. Elles investissent un peu plus de 500 millions d’euros dans l’agroéquipement. La taille moyenne d’une Cuma en France est d’environ 23 adhérents, pour un chiffre d’affaires de 66 500 euros et un investissement moyen de 92 000 euros chaque année.

Il est important de souligner qu’en 2023, 34 % des Cuma proposent au moins un matériel de désherbage mécanique ou alternatif, comme des herses étrille, des bineuses ou des écimeuses.

Les Cuma, ce sont avant tout des hommes. Nous sommes reconnus comme des groupes d’échanges entre pairs autour de la machine. Pour nous, le recours au collectif implique le partage. Notre réseau permet également d’accompagner les groupes d’agriculteurs sur la bonne utilisation de ces matériels. Nous sommes acteurs et parties prenantes des groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE) également, ainsi que, dans une moindre mesure, des groupes 30 000. Pourquoi y sommes-nous un peu moins présents ? Parce que le taux de financement reste assez faible au regard de l’obligation de résultat, dans un domaine qui ne travaille que sur des temps longs.

Nous sommes donc des facilitateurs économiques, en nous regroupant pour pouvoir diminuer nos charges de mécanisation et bénéficier d’une moindre mobilisation de capitaux. On se plaît à dire que pour 10 000 euros de parts sociales, on a souvent accès à l’équivalent de 300 000 ou 400 000 euros de matériel agricole. Nous sommes également un facilitateur de l’atterrissage des technologies par une mutualisation donnant accès à du matériel plus efficient.

M. Laurent de Buyer, directeur général de l’Union des industriels de l’agroéquipement (Axema). Je suis directeur général d’Axema. J’ai dirigé dans une autre vie une société de pulvérisation. J’ai été président du groupe « produit marché protection des cultures », anciennement au syndicat, de 2013 à 2018, et j’ai participé à la mise en route du contrat de solutions en 2017.

Notre syndicat rassemble 230 adhérents, dont 190 fabricants et importateurs, qui représentent 93 % du chiffre d’affaires de l’agroéquipement en France. Ce sont environ 25 000 salariés.

Dans les 13 milliards d’euros cités par Mme Fradier, 9 milliards concernent les ventes de matériel neuf, dont 75 % sont importés, ce qui fait qu’on a une balance commerciale largement déficitaire : 2 milliards d’euros en 2022. La production des cultures représente 190 millions d’euros d’investissements chaque année, avec à peu près un millier de salariés dans l’activité. En tout, 40 % de cette fabrication part à l’export. Environ 2 300 machines ont été immatriculées en 2022.

La France est le deuxième producteur de matériels de protection des cultures, avec douze sites de production. Les acteurs majeurs de cette activité en France sont des sociétés étrangères, Amazone, Kuhn ou encore Tecnoma pour la France.

L’ensemble de toutes ces données économiques figure dans un rapport disponible sur notre site. Il est publié chaque année.

Notre syndicat participe toujours au contrat de solutions. Nous sommes également mobilisés dans le cadre de la construction du règlement européen SUR. Nous avons par ailleurs lancé un cas d’usage sur les données numériques de pulvérisation cette année, en liaison avec Numagri, de façon à recueillir ces données, les analyser, regarder si elles sont standardisées ou standardisables, pour voir ce que l’on peut en déduire par la suite. Cela fait partie d’un plan plus large sur la gestion des données dans l’agriculture.

Comme je le disais, notre syndicat intègre un groupe « produits marchés protection des cultures » qui réunit l’ensemble des fabricants et importateurs pour réfléchir à ce qui peut être fait pour améliorer la situation et en particulier répondre à la réglementation lorsque celle-ci arrive de Bruxelles.

Parmi les enjeux de la filière, y compris dans la partie épandage et pulvérisation, je cite la décarbonation, le numérique, le partage de l’information, la diffusion des technologies dans le marché. Ce n’est pas toujours très simple, quand on a la technologie, de faire en sorte qu’elle arrive chez l’agriculteur, pour différentes raisons. C’est aussi le prix des machines, parce que nous avons été fortement impactés ces dernières années par la disponibilité des matières premières. Le prix de nos matériels délivrés a ainsi augmenté de façon importante.

L’utilisation des machines est un autre enjeu important. Aujourd’hui, il existe un parc d’environ 285 000 pulvérisateurs recensés, selon une estimation Agreste de 2014. Sur ce total, l’organisme en charge du contrôle, OTC Pulvé, estime à environ 100 000 le nombre de pulvérisateurs qui n’ont jamais été contrôlés, alors que la réglementation impose un premier passage dans les cinq ans. Or, environ 20 % des appareils qui passent le contrôle doivent repasser une deuxième visite parce qu’un défaut majeur a été détecté sur la machine. Ainsi, quand on parle d’utilisation, il est important de voir qu’aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de respecter les instructions d’utilisation des produits qui sont sur les étiquettes ; il faut aussi les appliquer avec un résultat correspondant à ce que l’on voulait faire.

Dans le domaine des agro-équipements, la recherche amont et aval est essentiellement faite par les fabricants eux-mêmes. Les techniques de pulvérisation mises sur le marché aujourd’hui, qu’elles fassent appel à l’intelligence artificielle ou à de la vision artificielle, ont été développées par les fabricants. Certaines briques ont pu être développées dans des centres de recherche ou ailleurs mais elles sont assemblées par les fabricants.

Dans ce domaine, nous constatons un réel manque de recherche fondamentale sur la goutte. C’est vraiment un sujet, parce qu’apporter une goutte chargée d’un produit au bon endroit sur une plante avec la bonne taille et avec le bon effet est en réalité extrêmement complexe. Il y a certes un problème de distribution mais, avant tout, il faudrait comprendre les phénomènes qui sont la base de cette technique.

Un enjeu important est la formation de nos clients agriculteurs, laquelle est dispensée parfois par les constructeurs, souvent par les concessionnaires et malheureusement, derrière, passe très souvent par le reste des organisations – je ne fais de procès à personne.

Je mentionnerai aussi l’enjeu des nouvelles technologies d’application – aujourd’hui, nous considérons que les subventions, lorsqu’elles sont données, ne vont pas forcément au bon endroit et avec la bonne massification.

Je terminerai sur l’enjeu du partage des bonnes pratiques, appuyées ou pas sur le numérique. L’injection directe est l’une des solutions pour diminuer sensiblement les utilisations de produits phytosanitaires. À plus long terme, il faut aussi parler de la détection de maladies robotisée, de l’utilisation de la robotique dans nos technologies.

M. Xavier Reboud, directeur de recherche, chargé de mission auprès de la direction scientifique Agriculture de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et vice-président de RobAgri. Outre mes fonctions à la direction scientifique agriculture, j’ai aussi rapporté sur les analyses des alternatives à différents produits sur la sellette, le glyphosate, le prosulfocarbe, le S‑métolachlore. J’ai vu, à cette occasion, les alternatives que les agriculteurs pouvaient mobiliser. L’association RobAgri, dont je suis vice-président, travaille sur le développement de la robotique agricole ; elle est porteuse du grand défi robotique.

Pour préparer cette audition, je me suis appuyé sur un certain nombre de documents qui sont tous disponibles sur Internet. Nous avons constitué des dossiers dédiés sur les agroéquipements et leur place dans l’agroécologie. Nous avons beaucoup travaillé la question de l’ensemble des leviers, dont le levier du machinisme, pour la préparation du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement ». Nous avons consacré un numéro de la revue Ressources à « Réduire les pesticides un peu, beaucoup, résolument. » Nous avons aussi publié un livre intitulé « Zéro pesticide ». Je peux également citer le livre blanc réalisé avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria) sur la place du numérique dans une agriculture durable. Nous avons des prospectives sur la projection de l’agriculture à l’horizon 2050 et avons travaillé sur l’agrotechnopôle de Montoldre, dans l’Allier, considéré comme un lieu où l’on peut discuter entre acteurs de la recherche professionnels.

Je dirais juste, en termes en termes d’introduction, que les agroéquipements sont le passage obligé de toute action agricole. Il y a de nombreux leviers qui permettent de diminuer la dépendance aux produits phytosanitaires, que ce soit le choix variétal, l’approche biologique par le biocontrôle ou les infrastructures agroécologiques, les pratiques agronomiques ou la lutte chimique, mécanique et physique. Les pesticides ne sont qu’un levier parmi d’autres. En revanche, pour l’agriculteur, le machinisme, c’est le passage obligé qui rend possible ou pas le déploiement de certaines de ces pratiques.

Je donne quelques illustrations concrètes de la place des agroéquipements dans la réduction des produits phytosanitaires, à travers les dossiers que nous avons étudiés. Pour réduire l’usage du glyphosate, l’utilisation du désherbage mécanique ressort comme le levier numéro un. Dans le cas du S-métolachlore, l’application d’un herbicide sur des cultures à large écartement permet de gérer de manière différente le rang et l’entre-rang. On peut ne traiter que de manière localisée sur le rang. C’est le choix qu’a porté le Luxembourg. Dans le cas du prosulfocarbe, et concernant les pommes de terre, on peut travailler avec des approches mécaniques de butage et d’hersage, ou de passage de herse étrille pour les grandes cultures.

Si l’on fait un bilan de l’utilisation de ces alternatives, ce qui remonte assez clairement, c’est qu’elles sont toutes considérées comme étant plus techniques. Elles génèrent des chantiers plus lents, elles sont plus aléatoires selon la fenêtre météorologique et potentiellement plus chères. Ainsi, le choix des alternatives peut avoir un impact sur le temps passé, les énergies fossiles utilisées ou l’émission de gaz à effet de serre.

Dans nos différents rapports technico-économiques sur l’adoption des alternatives par les agriculteurs, nous avons ainsi constaté qu’en moyenne, il y avait un coût à se passer des produits phytosanitaires. Pour sortir du glyphosate, nos estimations vont ainsi de 10 à 80 euros de surcoût à l’hectare pour les grandes cultures et de 120 à 400 euros pour les cultures pérennes.

Nous ne disposons pas toujours d’un recul très important sur la part de ces surcoûts, qui peuvent être compensés par d’autres innovations technologiques. Nous partons d’une situation où les pesticides sont le système de base et le paradigme dominant. Nous essayons de basculer vers quelque chose qui est souvent moins connu, moins travaillé, sur la base de petites séries et nous ne bénéficions pas de l’apprentissage, des économies d’échelle, du cadre qui permettent de s’assurer qu’on utilise toutes ces solutions dans les bonnes conditions.

La situation vers laquelle on se dirige est toujours moins connue et moins adaptée ou moins performante au temps zéro que celle qu’on abandonne, sauf si on change les critères pour évaluer les performances.

Que fait la recherche ? Beaucoup de choses. D’abord, peut-être, elle quantifie les métriques de l’évaluation. Une équipe de l’Inrae s’est portée volontaire pour essayer de proposer un label performance « pulvé », afin d’avoir une évaluation quantifiée, qualifiée de la qualité des pulvérisateurs. Nous misons beaucoup sur les actions préventives, notamment à travers des approches de piège, de tests, de dispositifs expérimentaux pour pousser plus loin ces logiques dans les principales filières. Nous pensons qu’il est important de tirer profit du numérique pour accroître l’efficience des interventions, car le numérique permet en théorie de réaliser des économies en approchant de la solution la plus efficiente possible. Mais nous restons quand même convaincus qu’il va falloir produire dans des paysages qui seront, demain, plus complexes, plus diversifiés, sans rendre impossible le travail de l’agriculteur. Il faut donc accompagner ces démarches par des outils qui permettent de simplifier.

Dans le cadre de mes deux mandats de président du comité scientifique d’orientation recherche et innovation, nous avons soutenu le développement du challenge « robotique et capteur au service Écophyto » (Rose). L’ambition était d’amener les équipes scientifiques à travailler sur les méthodes permettant de faire un désherbage, non pas dans l’inter-rang, ce que tout le monde sait assez bien faire, mais sur le rang, pour permettre d’atteindre un niveau où le désherbage mécanique autorise une gestion complète de la flore adventice dans les parcelles. Évidemment, ce n’est pas concentré sur le seul désherbage. Il y a d’autres travaux qui concernent bien sûr la lutte contre les insectes ravageurs ou contre les maladies.

Je dirais que la communauté scientifique est largement internationale et que ces questions sont reprises dans un certain nombre de projets européens.

L’Inrae est la fusion de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea). À l’Inra, il y avait un département mathématique, mais pas de département de sciences de l’ingénieur au sens du CNRS ou des écoles d’ingénierie. En revanche, l’Irstea avait cette compétence. On a donc laissé au monde industriel et ses grands groupes la force de frappe pour développer les avancées sur le machinisme. Nous sommes obligés d’y revenir, d’où la mise en place du dispositif de Montoldre dans lequel nous testons des prototypes sur des bancs d’essai et nous évaluons leurs performances. Nous sommes à même d’accélérer les processus d’amélioration de ces équipements-là, évidemment pour la pulvérisation, mais aussi pour d’autres secteurs importants de l’agriculture.

Dans nos travaux sur les agroéquipements, je dirais que nous mettons particulièrement l’accent sur les actions prophylactiques, en essayant de mettre en avant la nécessité de diminuer notre dépendance aux produits phytosanitaires à travers une réflexion générale sur l’importance de développer les leviers préventifs et pas seulement les leviers curatifs, selon l’adage « Il vaut mieux prévenir que guérir ». Nous essayons ainsi de trouver tous les supports d’agroéquipement qui permettent cette prophylaxie. Il y en a dans tous les secteurs ; on peut notamment booster l’immunité des plantes, intercepter les semences d’adventice pour éviter qu’elles rejoignent le sol, travailler sur les outils de surveillance et décliner derrière des règles de décision associées pour que les agriculteurs puissent utiliser ces équipements dans les meilleures conditions.

Le grand défi robotique a bénéficié de 21 millions d’euros dans le cadre de France Relance. L’idée, c’est que, grâce aux robots, on peut faire travailler une machine 24 heures sur 24 sans forcément tasser les sols ; on peut leur donner des missions d’action préventive, consistant par exemple à éviter le démarrage des populations adventices en faisant un passage un peu systématique.

Que peut-on changer ? On peut mobiliser des services plutôt que l’achat des équipements pour que les agriculteurs trouvent de meilleurs prix. On peut travailler sur l’aide à l’achat. On peut apporter du numérique pour améliorer le confort. On peut travailler sur des références qui quantifient mieux les bénéfices attendus, notamment pour les actions préventives, avec une évaluation élargie, en fonction de critères environnementaux, sociaux et économiques. Et évidemment, on peut automatiser certaines choses pour gagner sur les coûts de main-d’œuvre des tractoristes.

Pour aller plus loin, on pourrait travailler sur la place du machinisme dans les cahiers des charges, qui ne sont en général pas connus. On pourrait aussi revenir sur les pratiques telles qu’elles sont menées dans d’autres pays européens. On pourrait aussi imaginer qu’à chaque fois qu’il y a une avancée technologique, on en profite pour l’intégrer dans l’ajustement des doses maximales applicables à l’hectare. On pourrait enfin élargir les critères pour qu’ils couvrent mieux les besoins d’une agriculture durable dans laquelle les pesticides auront nécessairement moins leur place.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. Nous sommes heureux d’avoir un panel sur le machinisme au sens large. Je vais retenir tout de suite deux grandes familles ; d’une part, le matériel de pulvérisation, qui utilise la chimie ou d’autres produits pour soigner les plantes et, d’autre part, ce qui permet, notamment en matière de désherbage, de remplacer les pesticides, en l’espèce par le désherbage mécanique.

Je vous dis d’emblée que le rapport de 2014 que j’avais rendu avait été pour moi l’occasion de grandes découvertes, en particulier lorsque j’ai visité des sites de l’Irstea. J’avais été impressionné par la capacité de la technologie et des innovations à apporter des solutions, par exemple sur les canopées, sur les vignes. Je m’étais rendu compte que l’on pouvait réduire les impacts de façon considérable, par la qualité et l’innovation technologique.

Qui est donneur d’ordres aujourd’hui en matière d’innovation technologique ? Il y a la recherche publique et le marché. Le marché, ce sont des impasses auxquelles est confronté le monde paysan, les attentes en matière de protection de la santé, de protection de l’environnement. Il y a aussi la recherche. Se fait-elle en France ? Les labos privés sont en France, aux États-Unis, au Japon. Pouvez-vous nous faire une cartographie de l’innovation technologique ? Est-ce que la France, l’Europe sont maîtres du jeu ou est-ce qu’aujourd’hui, elles subissent plutôt, avec des centres de décision qui sont extracommunautaires ? L’Irstea a rejoint l’Inrae, c’était une belle intuition de restructuration d’instituts pour avoir ce continuum entre la recherche agronomique et les potentiels apportés par le machinisme. Quelle relation entretiennent les entreprises avec le monde académique ? De quelle manière vous parlezvous ?

M. Laurent de Buyer. Les centres de recherche privés, si l’on parle des fabricants, sont répartis là où sont les fabricants. Dans la pulvérisation, on trouve une quinzaine d’acteurs majeurs. Je ne parlerai pas de la Chine parce que la Chine ne communique pas, même si c’est un énorme pays avec énormément d’épandages de produits phytosanitaires. La majorité des applications s’y fait par pulvérisateurs manuels, au backpack : on n’est pas dans la même technologie.

En ce qui concerne les dernières technologies comme le spot spraying – l’application localisée – les centres de recherche ont été répartis. Les sociétés ont à peu près toutes sorti les produits en même temps, à deux ans d’intervalle, parce que c’était lié à la capacité de la vision artificielle de détecter les plantes. Cette technologie est arrivée à peu près au même moment, via trois ou quatre opérateurs de vision artificielle.

Vous dites que la demande est tirée par le marché ; mais les fabricants savent tous qu’il faut réduire les produits phytosanitaires à l’avenir si l’on veut éviter de polluer le monde. Ce n’est pas une nouveauté. Ce qui est délicat, c’est de réaliser des technologies qui sont accessibles aux agriculteurs, en termes de mise sur le marché, de réparations, de formations, etc. Avec ce critère, tout devient beaucoup plus complexe. Quand on regarde aujourd’hui un appareil de dernière technologie, ce que j’ai coutume d’appeler un sapin de Noël, ce sont des appareils automoteurs par exemple, qui valent 350, 400 000 euros. Si vous prenez un appareil traîné, on met à peu près 300 0000 euros sur la table. Ce sont des appareils que tout le monde ne peut pas se payer.

Ces centres de recherche sont plutôt répartis à travers le monde. Il existe un concurrent américain très important, qui fait 35 % de part de marché dans le monde. Il y en a ainsi une partie aux États-Unis, une bonne partie en Allemagne et un peu en France, parce qu’il y a quelques fabricants malgré tout, même s’ils n’ont pas l’importance qu’ils pourraient avoir. Nous ne sommes pas leaders en termes de recherche. Comme je l’ai dit, contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas de recherche universitaire fondamentale sur certains phénomènes physiques ; sur la goutte, entre autres.

Pour ce qui concerne la relation avec la recherche, nous avons de très bonnes relations avec l’Inrae. Mais nous ne nous parlons pas au sens technique du terme. En dehors de nos partages institutionnels, il n’y a pas de formalisme dans la demande. L’Inrae, Arvalis ou l’Institut des sciences du végétal (ISV) font des constats. On les partage avec eux parce qu’on a participé aux essais, mais on n’a pas de demande formelle. Par exemple, on n’a pas de demande au niveau de la répartition des gouttes. Aujourd’hui, on parle tous de zones de non-traitement, de buses antidérive. Personne ne sait comment ça se qualifie. On sait dans les résultats, parce qu’on fait quelques mesures, que la buse permet de localiser à la pulvérisation et de ne pas trop en envoyer en l’air, mais c’est tout. Il n’y a pas de cahier des charges pour dire que la goutte, dans la ZNT, doit faire 300 microns et que la goutte sur le reste de la buse, en fonction de la température, doit faire de 100 à 250 microns. Tout cela n’existe pas. Il n’y a pas de requis scientifique. On est plus dans le cadre d’une expérimentation que dans le cadre d’une recherche.

Mme Anne Fradier. On essaye, dans le cadre de notre syndicat, d’être assez ouvert sur toutes les innovations technologiques, puisque c’est le métier de demain pour nos techniciens. On a très tôt pris attache auprès de l’Inrae sur toutes les problématiques robotiques, justement pour savoir comment adapter les profils de formation. Quand vous vendez un matériel, il faut derrière assurer la maintenance et surtout transmettre l’usage du matériel, apprendre à s’en servir. C’est ce que font nos adhérents. Ce qui revient souvent parmi les remarques de nos adhérents, c’est que lorsque vous vendez une machine, vous faites la prise en main de la machine, vous donnez des explications à l’agriculteur, mais il ne s’en sert pas forcément tous les jours. Entre-temps, il peut avoir oublié ou il ne maîtrise pas forcément la technique. On s’est investi pour essayer de proposer aux agriculteurs des formations sur l’usage de ces appareils de plus en plus sophistiqués. Ce ne sont pas forcément les mêmes matériels selon du type de cultures. La pulvérisation dans la vigne, en grande culture ou dans le maraîchage, ce ne sont pas du tout les mêmes problématiques ou la même façon d’aborder le sujet. Cela demande des formations assez ciblées, assez proches du terrain, parce qu’un agriculteur ne va pas venir à Paris pour se former. Il faut que ce soit assez proche.

Il faut aussi avoir des fonds dédiés. Quand on a proposé cela aux agriculteurs, ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas de budget de formation. Je pense que c’est bien de subventionner les machines, mais il faut aussi être attentif à ce qu’on aide à la diffusion du savoir et à la sécurisation des usages. Un agriculteur a besoin d’être sécurisé sur son matériel, de surcroît avec les enjeux de santé que vous mettez en avant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est parfois compliqué d’apprivoiser le matériel. Il y a la recherche fondamentale en laboratoire, on produit une machine et il faut la mettre en place. Au niveau du réseau des Cuma, avez-vous déjà une réflexion notamment sur cette question de l’appropriation, de l’accessibilité, vu les coûts qui sont évoqués, dans les 300 000 à 500 000 euros pour des robots de taille importante ? Avez-vous déjà été confrontés à ces questions ? Avez-vous un retour d’expérience ?

M. Stéphane Chapuis, responsable du service AGroEcoTech, en charge des questions environnement, agroéquipement et économie (FNCuma). Je reviendrai juste sur le débat antérieur. On parle beaucoup de l’optimisation de l’application de produits phytosanitaires et je ne veux pas que l’on oublie la substitution, en particulier via le désherbage mécanique. Nous sommes positionnés sur les deux, c’est-à-dire que les Cuma ne sont pas utilisatrices ou non-utilisatrices de produits phytosanitaires. On travaille à la fois avec des agriculteurs en bio et en conventionnel. On travaille ces techniques sous l’angle du déploiement, et pas à l’échelle de la recherche, même si on a des connexions régulières avec la recherche appliquée ou fondamentale. C’est notre métier historique de groupes d’agriculteurs qui se mettent ensemble pour réunir des moyens d’investissement et d’utilisation.

On est ainsi facilitateurs de l’atterrissage des technologies, qu’elles soient liées aux produits phytosanitaires ou portent sur d’autres sujets de la mécanisation. Entre autres, nous créons des références, nous faisons des démonstrations au champ, dans la parcelle d’un agriculteur, nous faisons de la formation, en action et en salle. Nous provoquons des échanges aussi ; et c’est presque dans ce domaine-là que l’on voit que cela fonctionne le mieux. Il n’y a pas mieux qu’un agriculteur pour parler à un autre agriculteur. On essaye d’avoir des gens expérimentés qui présentent à leurs collègues ce qu’ils ont fait, ce qui a marché, ce qui n’a pas marché, les points de vigilance.

On travaille aussi à l’émergence de solutions nouvelles, c’est-à-dire au-delà de la machine, dans sa mise en œuvre, dans son appropriation, dans son adaptation aussi à un certain nombre de productions. On voit qu’il y a quand même quelques impasses. Quand on travaille sur les grands domaines du blé, de l’orge et du colza, il y a un marché potentiel qui fait que les constructeurs s’y intéressent. Quand on va sur des productions plus marginales, qui pourtant sont nécessaires dans les systèmes, notamment dans une optique de diversification, on constate des trous dans la raquette.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je termine cette question sur le continuum de recherche et de développement privé et public. Aujourd’hui, à l’Inrae, êtes-vous influents et producteurs d’innovations, êtes-vous un observateur qui alerte ? Vous avez eu un discours général sur les solutions, mais quel est votre rôle dans la fabrique des solutions ?

M. Xavier Reboud. Effectivement, on a un certain nombre de brevets, notamment sur la pulvérisation confinée.  Nous travaillons aussi sur l’analyse du signal en imagerie pour pouvoir apporter derrière un traitement localisé. Tous ces travaux sont réalisés dans des unités de l’Inrae, en lien avec des partenaires qui sont aussi adhérents d’Axema.

Notre travail consiste aussi à apporter un regard critique et objectif sur les performances atteintes par les équipements. Le travail de bancs d’essai permet ainsi d’évaluer les performances réelles en conditions des gros équipements, notamment à travers la définition de catégories, comme le label « Performances Pulvé », qui a pu permettre de qualifier un certain de nombre d’équipements dont les buses étaient porteuses d’améliorations substantielles pour la pulvérisation.

Monsieur Potier, vous avez choisi de restreindre les échanges au matériel de pulvérisation et de désherbage mécanique. Ce sont effectivement à mon sens les deux axes majeurs. Pour le premier, il s’agit d’améliorer les performances. Le désherbage mécanique implique une substitution. Je pense qu’il y a vraiment beaucoup de travaux aussi à mener sur l’utilisation de plusieurs leviers à effet partiel dans une reconception plus large. C’est ce que font tous les jours les agriculteurs en bio. Nous devrions sans doute nous en inspirer pour l’agriculture conventionnelle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci de nous le rappeler. Cependant, notre objectif est bien aujourd’hui de nous concentrer sur l’apport du machinisme, qui recèle des solutions vraiment innovantes.

Je vais vous poser deux dernières questions. La première, c’est la question de la santé. Pensez-vous que l’on est aujourd’hui dans un processus de sécurisation qui ne cesse de progresser, ou est-ce que de nouveaux risques peuvent apparaître avec les nouvelles technologies ? On connaît le vieux pulvérisateur et tous ses dangers pour la santé humaine. On a progressé dans la mise en œuvre, le numérique, on parle de drones, etc. Y a-t-il de nouveaux risques sanitaires qui pourraient apparaître, sur lesquels vous pourriez attirer l’attention de la commission d’enquête ?

J’ai aussi une question relative au coût économique et au carbone. Dès qu’on parle de désherbage, le contre-argument qui est donné, qu’il s’agisse du bio ou d’alternatives aux produits phytosanitaires, c’est le coût carbone. Pouvez-vous le quantifier et le relativiser par rapport à d’autres enjeux ? Comment cette question-là doit-elle être positionnée ?

Par ailleurs, il y a également le temps humain, le temps de travail. Vous avez donné quelques chiffres. La robotique va-t-elle permettre d’alléger la tension sur le travail humain, sous réserve qu’on trouve les moyens d’amortir les investissements que cela suppose ? À quelles conditions sociales d’utilisation ?

M. Laurent de Buyer. Il est difficile de répondre de façon courte. Y a-t-il de nouveaux dangers ? A priori non, ces dangers sont bien identifiés. Si l’on parle sécurité, il faut avoir en tête que la moitié des pulvérisateurs n’a pas d’incorporateur. Il y a 280 000 pulvérisateurs sur lesquels nous pouvons et devons agir.

En ce qui concerne le traitement mécanique des adventice, une étude a été faite l’année dernière par un alternant chez nous. Si l’on compare le ratio entre la largeur de la rampe – 24 à 36 mètre ou plus – et l’amplitude de l’appareil mécanique qui va traiter – 5 ou 6 mètres au plus – on voit bien qu’il va falloir passer entre quatre et six fois plus pour couvrir la même surface. Par ailleurs, il faut prendre en compte le tassement des sols, la dépense de gasoil et donc l’empreinte carbone que l’on va laisser. Le coût global d’un traitement mécanique est ainsi quatre fois plus élevé que celui d’un traitement chimique.

M. Philippe Martinot. Je souligne que l’achat de matériels en collectif permet une diminution de l’impact carbone. Ainsi, un matériel acheté en Cuma profite en général à sept agriculteurs. Durant la vie de l’outil, si l’on considère sa construction, son utilisation et son démantèlement, on aura émis substantiellement moins de gaz à effet de serre.

M. Xavier Reboud. On a lancé des travaux en lien avec l’agriculture de conservation des sols pour voir comment ils pouvaient se passer du glyphosate. Ces méthodes impliquent des essais sur des destructions de couverts par des rouleaux hacheurs, beaucoup moins consommateurs d’énergie. Il s’agit aussi de passer des lames de type scalpeur qui vont déplacer moins de volume de terres que les méthodes de désherbage mécanique. Il existe donc des solutions plus douces.

Je suis d’accord pour dire qu’il existe encore beaucoup d’équipements qui ne sont pas utilisés dans les normes les plus avancées de protection des personnes. On avait lancé, dans le cadre d’Écophyto, un travail sur l’exposition des ouvriers agricoles lorsqu’ils reviennent dans les parcelles. Il y a la période d’application, mais aussi le contact potentiel des gens avec du matériel de pulvérisation, qui est source de contamination. C’est une question qui, à mon sens, est complexe et qui mérite qu’on y regarde de plus près. Tout ne passera pas les zones de non-traitement.

Mme Anne Fradier. Concernant la distribution, nous sommes alertés quant à la protection de nos propres salariés quand ils interviennent pour réparer les matériels. Nous manquons de visibilité sur l’impact qu’aura la robotique sur ces engins, et sur les règles qu’il faudra mettre en place pour sécuriser nos interventions.

M. le président Frédéric Descrozaille. Au moment de programmer les travaux de cette commission avec le rapporteur, il nous a paru évident qu’il faudrait parler machinisme. Vous êtes assez rarement autour de la table sur la question du modèle agricole, de sa transformation, de la transition écologique. Quels lien avez-vous avec les autres acteurs du conseil aux agriculteurs ? Je pense au conseil indépendant, aux chambres consulaires, aux coopératives ? En fait, ce qui se dessine au fil de nos auditions, c’est que tout le monde travaille un peu en silo. En matière de recherche, Monsieur Reboud, regardez-vous également les problématiques de la génétique et des semences, de l’usage des intrants en protection et en nutrition ? Vous êtes au carrefour de thématiques, par la question du calendrier agricole et des équipements. Dans quelle mesure parvenez-vous à englober l’ensemble de ces problématiques de manière transversale ?

Monsieur de Buyer, vous avez indiqué que pratiquement 100 000 pulvérisateurs ne sont pas contrôlés alors que 20 % de ceux que vous contrôlez nécessitent un deuxième passage. Que fait-on et quel est le niveau de conscience de tous les acteurs ? Je repense aux chambres consulaires et à tous les organismes qui sont autour des agriculteurs. Quel est le niveau de conscience sur l’impact des buses bouchées, d’une mauvaise pression ou d’une mauvaise orientation du pulvérisateur ? D’après vous, quels résultats pourrions-nous atteindre, en termes de réduction des usages et des impacts des pesticides, uniquement avec une meilleure formation, un meilleur usage des produits déjà existants ? Je ne parle même pas d’innovation technologique.

M. Laurent de Buyer. Nous avions répondu à cette question au moment du début des réflexions autour du contrat de solutions. A ce jour, en dehors de ce contrat de solutions, nous travaillons effectivement tous en silo. Nous avons des relations entre nous, mais qui ne prennent pas en considération le problème global. Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’initiative, mais il n’y a pas de coordination. Nous nous sommes retrouvés avec une quarantaine d’organisations autour de la table. Nous avions cette opportunité et nous l’avons ratée. Le contrat de solutions continue d’exister aujourd’hui mais il vivote. Il n’est pas du tout à la hauteur de ce que nous imaginions à l’époque pouvoir faire sur l’ensemble des techniques applicables, en particulier au niveau du machinisme, mais pas seulement. Ce contrat de solutions était pourtant le moyen de travailler horizontalement avec l’ensemble des structures.

Ce qui a manqué, et qui contribue également à l’échec du plan Écophyto, c’est que parmi les objectifs qui nous étaient assignés, il n’y avait pas de hiérarchisation. J’avais déjà été auditionné pour votre rapport de 2014, Monsieur Potier. Ce rapport est un panégyrique de tout ce qu’il faut faire et tout est dedans. Sauf qu’à la sortie, le filtre, les priorités, les enjeux et les objectifs n’ont pas été écrits. En plus, le Nodu et l’IFT, qui ne sont pas réellement des indicateurs d’utilisation, n’ont pas permis de mesurer les résultats et de les diffuser. À l’époque, nous avions proposé de diffuser ces résultats une fois par mois ou une fois tous les trimestres, de façon à ce qu’on voie les effets éventuels et à ce qu’on puisse intervenir rapidement pour corriger le tir en l’absence d’effets. Tout cela n’a pas été mis en route.

Le gouvernement avait refusé de s’associer au contrat de solutions. Le fait de ne pas avoir su mobiliser et établir des priorités autour d’Écophyto fait que ce plan a été traité par les personnes qui devaient le traiter, mais il n’a pas été, dans son ensemble, mis en œuvre.

M. Stéphane Chapuis. Je me positionne comme l’un des représentants des utilisateurs. Et même à l’échelle des utilisateurs, il n’y a pas de coordination avancée. Je le dis en termes très clairs. Nous sommes terriblement seuls dans ce domaine des agroéquipements. Le réseau Cuma apporte une grande partie des forces de conseil indépendantes dans ce domaine. Mais il n’y a pas de grande force de conseil indépendante sur les agroéquipements en France. On a soixante-dix conseillers agroéquipement. J’estime qu’ils sont moins de cent au total en France.

Vous avez parlé des connexions avec les autres réseaux. On le fait autant que possible. On parlait des contrôles de pulvérisateurs, avec 20 % de contrôles qui ne passent pas. On travaille en ce moment avec l’Inrae sur un projet qui s’appelle « Néo Pulvé », lequel vise à objectiver les raisons de cette contre-visite et à produire un contenu de formation pour sensibiliser les agriculteurs qui viennent au contrôle sur ce que cela implique pour l’environnement, pour eux, pour la réussite du traitement. Un traitement qui échoue, c’est 100 % de doses perdues, il faut le recommencer. On était déjà partie prenante au moment du contrôle volontaire du pulvérisateur avant sa généralisation.

Nous faisons tout ce que nous pouvons pour nous connecter à autant de monde que nous pouvons, mais les Cuma restent un tout petit réseau au regard de l’ampleur de l’enjeu. Il faut absolument renforcer les dispositifs de soutien à l’humain, à l’accompagnement qui va avec les machines et vise leur pleine maîtrise, leur pleine utilisation, le plein potentiel des technologies qu’on met sur le marché.

M. Laurent de Buyer. J’ai oublié de répondre à une partie de votre question. À l’époque, nous étions tous d’accord autour de la table du contrat de solutions pour dire qu’environ 20 % d’économies de produits phytosanitaires pouvaient être faites par une amélioration de la formation, toutes choses égales par ailleurs.

Mme Anne Fradier. Je voulais ajouter qu’on s’est également joint au contrat de solutions à l’époque. On avait mis en avant que lorsqu’un agriculteur achète un matériel neuf de pulvérisation, il n’y a pas trop de soucis, mais que souvent, il a plusieurs appareils de pulvérisation, donc des anciens, avec la possibilité d’enrichir des matériels anciens de kits qui permettent de réduire aussi l’utilisation des produits. Cela pose un problème juridique pour nos adhérents. Lorsque l’on intervient sur ces machines, cela suppose un travail avec les fournisseurs pour voir comment on peut intervenir et quelles sont les limites de notre responsabilité dans le cadre de l’intervention. Nous avons par ailleurs un problème de pénurie de main-d’œuvre. Enfin, se pose également le problème de la récupération des matériels anciens. Aujourd’hui, l’agriculteur garde son matériel, vous ne pouvez donc pas savoir lequel va utiliser, de l’ancien ou du plus récent. La réalité de terrain doit être intégrée.

M. Xavier Reboud. On a des travaux d’analyse du contenu du Certiphyto, par exemple, pour voir comment il faut le faire évoluer afin que les agriculteurs soient plus en phase avec ce que l’on peut leur proposer.

On voit bien, à travers le réseau des fermes Dephy, par exemple, que les bons résultats obtenus – entre moins 20 % et moins 50 % de produits phytosanitaires par rapport à la Ferme France – tiennent largement au dispositif de suivi ou de discussion en groupe, qui leur permet de réduire leur usage de produits tout en maintenant voire augmentant la rentabilité de leur exploitation. Ils sont donc dans une logique de système et c’est celle que l’on défend. C’est-à-dire qu’on ne peut pas travailler le levier des agroéquipements sans réfléchir à quels couverts végétaux on essaie de détruire, sur quel type de cépage on travaille. Concernant les enjeux génétiques que vous avez mentionnés, le fait de travailler sur les cépages résistants en viticulture, par exemple, a permis de passer de treize à deux traitements antifongiques. Nous voyons bien qu’il y a des marges de manœuvre majeures, mais cela nécessite effectivement une bonne articulation d’ensemble.

Nous voyons cette richesse et cette diversité des approches dans la commission des certificats d’économie de produits phytosanitaires qui essaie de rendre compte des gains potentiels des différents leviers que les agriculteurs peuvent mobiliser. Une logique de cohérence globale doit être mise en place, en incluant également l’articulation entre les modes de production et les modes de consommation.

Quelles traces des agroéquipements dans les cahiers des charges, et notamment les cahiers des charges privés ? J’ai beaucoup de difficultés à savoir si, oui ou non, un grand distributeur peut ajouter des contraintes sur son label, s’agissant du choix des outils à utiliser. Nous n’avons pas connaissance de cela. Une peu plus de transparence serait sans doute nécessaire quant à ces cahiers des charges.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Lorsque l’on évoque l’abandon partiel de ce qui est encore aujourd’hui un élément structurant de notre agriculture, l’usage des produits phytosanitaires, se pose impérativement la question des alternatives. Le secteur du machinisme agricole semble plutôt bien se porter ; en témoignent vos propos et le pavillon entier que vous occupiez lors du salon de l’élevage, à Rennes – le Space – cette année.

Ma première question porte sur le lien entre votre activité commerciale, la démarche du plan Écophyto et la perception qu’ont les agriculteurs, vos clients, de votre activité. Lorsque vous faites commerce de machines agricoles, quelle part prend, dans vos arguments de vente, l’opportunité de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires ? Les agriculteurs y sont-ils sensibles ? 

La conversion des exploitations coûte cher ; les syndicats agricoles nous l’ont encore dit la semaine dernière. Vos machines sont très efficaces mais aussi très onéreuses et le plan Écophyto est justement là pour accompagner financièrement les transformations attendues au sein du monde agricole. De votre point de vue d’industriels, cet accompagnement est-il suffisant et efficace dans son exécution ?

Certains agriculteurs, pour l’entretien de leurs bordures de champs, passent par des prestataires. Il y a dans cette démarche une forme de mutualisation de la mécanisation agricole et de ses coûts. Que pensez-vous de cette pratique ?

M. Laurent de Buyer. Le monde des agroéquipements va-t-il bien ? Nous avons effectivement enregistré une croissance de nos ventes dans les cinq dernières années ; cela va probablement se traduire en 2024 par un réajustement du marché à la baisse. Le phénomène est complexe. Il y a eu énormément de ruptures de composants pendant la période du Covid‑19. Le prix des matières premières a beaucoup augmenté. On constate une augmentation globale du chiffre d’affaires. Mais la quantité de matériels vendus sur le terrain a plutôt baissé au cours des deux dernières années. La rentabilité moyenne des PME françaises de l’agroéquipement ne dépasse pas les 4 %. Ce n’est pas énorme quand on regarde les efforts de R&D que ces sociétés doivent consentir pour arriver à concurrencer les groupes internationaux qui sont eux aussi dans la partie, mais qui ont l’avantage de surfer sur une surface beaucoup plus importante de pays et d’économies.

Nos machines coûtent cher. Oui, tout est toujours trop cher. Ce que l’on voit, c’est que les charges de mécanisation sont bien plus importantes en France que dans les autres pays d’Europe. Il y a des raisons à cela, mais qui ne sont pas forcément imputables au coût des matériels. Achète-t-on la bonne machine au bon endroit et au bon moment ? Cette question se pose.

Le plan d’accompagnement est-il suffisant ? Sûrement pas. Les 285 000 pulvérisateurs valent 7 milliards d’euros au prix d’achat actuel, peut-être même un peu plus compte tenu des dernières augmentations. Qu’a-t-on mis sur la table depuis une dizaine d’années ? Peut-être 150 à 300 millions d’euros de subventions. Nous ne sommes pas du tout à l’échelle d’une massification. Comment massifier cette technologie ? Mme Fradier en a parlé, on peut faire du rétrofit sur un certain nombre de machines, mais encore faut-il que nous nous mettions d’accord et que les différentes techniques que l’on peut monter sur ces anciennes machines arrivent.

Encore faudrait-il que nous prenions les bonnes cibles. Quand on parle d’Écophyto, il ne faut pas traiter la totalité de la Ferme France, mais plutôt se centrer sur les personnes qui consomment le plus de produits phytosanitaires ou ceux qui utilisent des CMR1 ou CMR2 avec une dangerosité supérieure aux autres.

Encore faudrait-il que l’on travaille sur la sécurité. Il existe encore aujourd’hui des produits physiques en poudre extrêmement nocifs par inhalation. On devrait être capable de les mettre sous forme liquide et de remettre des concentrations qui n’obligent pas à avoir des grammes par hectare ou des dizaines de litres par hectare. Cet ensemble de contraintes techniques n’a pas été discuté. Nous n’avons pas fixé d’objectifs tous ensemble, alors que nous avons déjà évoqué ces sujets entre nous, mais qu’il n’y a pas de coordination.

L’accompagnement des priorités et des plans au niveau du ministère n’est pas suffisant. Un plan est en cours actuellement, à hauteur de 360 millions d’euros. Mais cela fait un an qu’on l’a ouvert et il n’y a toujours pas un seul euro sur le marché. Il y a un problème d’efficacité dans la mise en œuvre de ces plans. Nous n’avons même pas été consultés en amont. Le cahier des charges est sorti, il était déjà trop tard pour intervenir. On aurait pu atteindre beaucoup plus de machines si on avait réfléchi tous ensemble à la solution. Du moins, peut-être pourrons-nous le mettre en route en 2024.

M. Philippe Martinot. Nous nous réunissons d’abord pour diminuer nos charges de mécanisation. La mutualisation permet par ailleurs des échanges entre pairs sur des méthodes et des pratiques qui nous font avancer, pas tous à la même vitesse, mais au moins, cela permet d’expérimenter sans prendre de grands risques et dans un cadre plus rassurant puisqu’à plusieurs, il est déjà plus facile d’essayer de nouvelles méthodes.

S’agissant des produits phytosanitaires, une étude menée par l’institut Agro de Rennes démontre que lorsqu’il y a un maillage important de Cuma sur un territoire, il en résulte une baisse significative du taux de produits phytosanitaires utilisés.

M. Stéphane Chapuis. Il est difficile de donner ces informations dans le sens où les papiers ne sont pas encore publiés dans les revues scientifiques et je ne m’avancerai pas sur les chiffres.

Je veux juste revenir sur le lien entre le conseil commercial et l’objectif de réduction des produits phytosanitaires. Le conseil commercial n’est pas abordé sous cet angle que vous évoqué. Il est abordé sous l’angle de la différenciation par rapport à ce que l’agriculteur possède ou par rapport à ce que propose le concurrent, sous l’angle de la valeur ajoutée apportée.

Mme Anne Fradier. Effectivement, c’est une question que j’ai posée juste avant cette intervention auprès de nos adhérents. Ce qui ressort pour eux, c’est que la préoccupation des agriculteurs par rapport aux enjeux de santé n’est pas première. La préoccupation première, c’est celle rentabilité et de la compétitivité de leur exploitation. Ils vont déjà essayer de trouver un matériel qui leur permette d’accroître leurs gains de productivité. Bien sûr, ils sont aussi sensibles aux questions de santé, et ils le sont d’autant plus quand ils commencent à avoir eux-mêmes des salariés. On mène régulièrement des enquêtes, notamment pour savoir quel est le premier interlocuteur des agriculteurs pour les aider dans le choix des matériels. Ce sont les concessionnaires qui ressortent en premier, à un très fort taux. Or, ce n’est pas vraiment leur rôle de mettre en avant les enjeux de santé.

On aimerait peut-être qu’il y ait davantage d’intervenants neutres pour conseiller les agriculteurs. Cependant, il faut savoir que nos adhérents ont une obligation de formation. C’est-à-dire que, pour vendre le matériel, ils doivent être formés sur ce matériel chez les constructeurs. Ils ont ainsi une très bonne connaissance de la machine. C’est la raison pour laquelle on a eu de moins en moins de conseillers dans les chambres d’agriculture sur ces questions : ces métiers deviennent de plus en plus complexes et technologiques.

Les concessionnaires et leurs techniciens sont néanmoins vigilants aux aspects sanitaires. Ce qui ressort toujours, c’est la fenêtre de tir météorologique. Un désherbage mécanique est plus long en termes de travail et ne peut pas être fait sur grande culture. Mais depuis vingt ans, dans les grandes cultures, la consommation de produits phytosanitaires a diminué grâce à l’usage de matériels beaucoup plus performants en termes de pulvérisation. Cependant l’agriculture est diverse. On a encore beaucoup d’agriculteurs avec des surfaces beaucoup plus petites, qui n’ont pas forcément les mêmes moyens.

Nous ne sommes pas demandeurs de subventions. Pour nous, elles perturbent plus les marchés qu’elles n’apportent de solutions. Comme le dit M. de Buyer, il faudrait peut-être travailler autrement, en tenant compte des réalités de terrain. Telles que les subventions sont proposées aujourd’hui, elles engendrent des achats d’opportunité plutôt que des achats vraiment réfléchis. On a la prime pour acheter un nouvel équipement mais, derrière, est-ce que l’on va éliminer les anciens équipements plus polluants ? Pour l’instant, non. Il faut, à mon avis, réfléchir à la façon dont les aides sont orientées.

J’insiste pour dire que nous sommes face à des changements de pratiques. Les innovations arrivent et il semble nécessaire d’accompagner les agriculteurs dans les changements de pratiques. C’est un travail qui n’est pas uniquement lié à des subventions. En tout cas, c’est ce que l’on croit au sein de notre organisation professionnelle.

M. Stéphane Chapuis. Il existe plusieurs dispositifs de soutien, qui sont parfois un peu hétérogènes entre régions, et dont je vous épargne la complexité. Ils sont de toute façon nécessaires, c’est-à-dire qu’ils ne compenseront pas le surcoût de la mise en œuvre de la nouvelle pratique permise par cet agroéquipement. Cela ne couvre pas la totalité du surcoût, donc c’est facilitant. Je pense que les agriculteurs ont largement conscience des enjeux de réduction de l’usage et de l’impact des produits phytosanitaires.

Je repositionne ce que sont nos conseillers et notre réseau. Le travail d’un conseiller en agroéquipement dans le réseau Cuma n’est pas de comparer la machine bleue, la machine verte et la machine rouge ; c’est de dire en quoi cette nouvelle typologie de machines, cette nouvelle action mécanique, électrique, cette nouvelle technologie de pulvérisation va permettre la mise en œuvre d’une pratique agronomique. C’est ce champ-là du conseil qui, je pense, n’est pas assez travaillé. Comparer une herse étrille d’une marque ou d’une autre, mécaniquement, ce sera toujours un système de dent qui vient gratter le sol. Par contre, prendre le temps avec l’agriculteur d’expérimenter, de trouver des dispositifs, en donnant accès à un équipement pour que l’agriculteur l’essaye dans ses parcelles, avec ses conditions, sur ses cultures, avec un accompagnement pour maîtriser la pratique, l’outil en fonction des conditions météo : voilà un champ qui me semble largement oublié. Au-delà de soutenir l’achat de la herse étrille, il s’agit de pratiques beaucoup plus complexes à mettre en œuvre qu’un traitement avec un produit phytosanitaire et un pulvérisateur, quand bien même on ne serait pas assez fort sur la goutte. Je pense que les enjeux d’accompagnement, sur le désherbage mécanique notamment, sont sous-évalués.

M. Laurent de Buyer. Je suis totalement d’accord avec le fait que les subventions n’améliorent rien au comportement du marché. Si l’on pouvait s’en passer, ce serait beaucoup mieux parce que cela ne fait que perturber. Je ne dis pas qu’il ne faut pas en faire. Je dis simplement que cela perturbe. Il n’y a plus de conseiller machinisme en chambre d’agriculture. C’est un sujet sur lequel on a déjà échangé avec M. Windsor. Il manque une véritable courroie de transmission sur ces enjeux. Les Cuma en font une partie, mais cela ne suffit pas.

M. Grégoire de Fournas (RN). Monsieur Reboud, vous avez parlé de la supériorité du coût du désherbage mécanique par rapport au désherbage chimique sur les cultures pérennes. Si j’ai bien entendu, c’était de 100 à 400 euros supplémentaires à l’hectare. Qu’intègre ce chiffre ? Inclut-il l’amortissement du matériel, la consommation de gasoil ? Intègre-t-il aussi le temps passé par la personne qui conduit le matériel ? La perte des récoltes ? Je suis viticulteur et je sais bien que dès qu’on arrive avec des lames pour gratter le sol, on détruit un système racinaire installé et l’on peut avoir des pertes de récoltes de 20 à 30 % la première année. La situation se résorbe avec les années parce que le système racinaire se reconstruit plus en profondeur. J’ai vu aussi du désherbage mécanique sur du maïs. On voit bien que le matériel, même s’il est très performant, entraîne des dégâts sur les cultures. On a parlé tout à l’heure des fenêtres météo. Quand vous avez un printemps qui est pluvieux, il faut avoir une fenêtre de météo large pour permettre que les sols sèchent avant de passer les outils mécaniques. Si on n’y arrive pas, le développement d’herbes vient concurrencer les cultures, avec un impact sur les récoltes.

Il y a eu beaucoup d’innovations sur les alternatives mécaniques, mais y a-t-il eu des innovations sur l’optimisation des traitements chimiques, en matière de désherbage notamment ? Je prends l’exemple de la vigne ; l’enherbement n’a gagné que 10 % de la zone désherbée : une optimisation très importante de l’usage des produits phytosanitaires me semble possible. L’intelligence artificielle se développe et peut donner des perspectives énormes dans ce domaine. Du point de vue de la recherche, a-t-on acté la fin de l’herbicide, ne travaille-t-on que sur le désherbage mécanique ?

M. Laurent de Buyer. Aujourd’hui, nous avons l’ensemble des technologies nécessaires pour diminuer de 70 à 85 % les doses d’herbicides – pas forcément pour les vignes néanmoins, qui sont des cultures un peu particulières. La technologie de la vision artificielle est néanmoins susceptible de répondre à l’ensemble des besoins.

Mais j’en reviens à la question du coût. Ce sont des machines chères et il faut trouver le moyen de massifier leur arrivée sur le terrain, de façon à rendre perceptible cet effet attendu de baisse des volumes de produits appliqués.

M. Stéphane Chapuis. En réalité, il y a plus de recherche sur l’application optimisée des produits phytosanitaires que sur le désherbage mécanique. L’enjeu est surtout le ciblage des adventices : une fois que vous savez où elles se situent, envoyer une molécule, un courant électrique, un marteau-pilon pour les écraser ou une dent pour les scalper se révèle presque accessoire. Le plus difficile est ainsi de repérer l’adventice avant qu’elle ne soit dangereuse, préjudiciable ou nuisible pour la culture en place. Des solutions émergent sur l’imagerie, la reconnaissance et la localisation. Au total, il y a assez peu de recherches technologiques sur d’autres moyens que la dent pour aller gratter le sol.

M. Xavier Reboud. On a effectivement évoqué le spot spraying, l’analyse du signal. On a aussi de la cartographie : les agriculteurs peuvent obtenir une cartographie de leur chardon ou de leur datura dans le cadre d’une contractualisation.

S’agissant du coût du désherbage, notamment en viticulture, vous avez raison : on a pris en compte tout ce que vous avez dit, notamment les pertes de rendement transitoires. Pour les coûts de main-d’œuvre, on a utilisé les barèmes d’entraide pour avoir une idée des montants. Je vous renvoie à notre document, en accès libre sur Internet, qui cherche à évaluer le surcoût lié à la sortie du glyphosate et à la mobilisation d’alternatives.

Pour les approches, on s’est appuyé sur les données du réseau Dephy et sur les enquêtes de pratiques culturales, pour essayer d’avoir les données les plus proches des conditions rencontrées réellement sur le terrain. Ce qui peut faire la différence, c’est en premier lieu l’écartement entre rangs. Dans chacun des grands bassins viticoles de France, on n’a pas exactement les mêmes pratiques, ce qui fait que l’on n’arrive pas au même coût.

Mme Anne-Laure Babault (MODEM et indépendants) (Dem). On voit bien que les technologies évoluent rapidement, notamment sur la pulvérisation. En revanche, j’ai le sentiment que l’entretien pêche un peu ; j’entends souvent que le matériel est un obsolète ou mal nettoyé, ce qui peut induire des débits supérieurs. Comment améliorer cela ? Les Cuma pourraient-elles mettre en place des services d’entretien ?

Concernant le prosulfocarbe, l’Anses a rendu une décision récente, imposant notamment des buses anti-dérives. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, j’aimerais savoir quels sont les cas où il n’y a pas d’alternative au glyphosate ?

M. Xavier Reboud. On sait que le prosulfocarbe est un produit extrêmement volatil et qu’une partie de la volatilisation avait lieu au moment de la pulvérisation. D’autres pays européens avaient déjà exigé d’avoir des buses plus limitantes et la France s’est alignée sur la position de 90 %, complémentaire de la logique d’extension de la zone qui ne doit pas être traitée.

Pour le glyphosate, il y a effectivement un certain nombre de situations d’impasse. On en a mentionné dans notre rapport. Si j’essaie de résumer rapidement, 100 % des agriculteurs en agriculture de conservation des sols utilisent le glyphosate. Si l’on veut maintenir cette agriculture qui représente 3 à 4 % de la surface agricole utile et qui a, par ailleurs, d’autres intérêts sur le maintien de la vie du sol et le stockage du carbone, il faut pour l’instant maintenir l’autorisation du glyphosate. Il y a aussi les situations où les sols sont très pierreux et/ou en forte pente, où tout travail du sol se traduit par un risque important d’érosion ou de ruissellement. Dans ces situations-là, il faut effectivement permettre d’utiliser les solutions chimiques, notamment le glyphosate qui, de par son caractère total, est une solution vraiment privilégiée par les agriculteurs.

Quelles sont les deux situations pour lesquelles il y avait une reconnaissance de l’existence d’une alternative crédible d’usage courant, conformément à l’article 50.2 de la directive 1107 européenne ? Lorsque vous labourez, vous faites le même travail qu’avec du glyphosate. Pour les cultures pérennes – viticulture et arboriculture – vous ne pouvez utiliser le glyphosate que sous le rang des arbres ou de la vigne, soit sur un tiers de la surface au maximum.

Ces évolutions et ces restrictions d’utilisation du glyphosate ont été mises en place dans le cadre de nouvelles autorisations de mise sur le marché définies par l’Anses entre 2020 et 2021, pour une application à partir du 1er janvier 2022. On dispose d’une année complète de recul, qui a montré que cette nouvelle réglementation se traduisait par une baisse d’utilisation des tonnages de glyphosate en France.

M. Philippe Martinot. Sur la question de l’entretien des pulvérisateurs, il n’est pas dans la mission des Cuma de réaliser des entretiens pour des tiers qui ne seraient pas adhérents. En revanche, nous avons un réseau composé de fédérations départementales et régionales qui accompagnent les Cuma tout au long de l’année. Certaines de ces fédérations proposent des contrôles de pulvérisateurs à destination de Cuma dépourvues de salariés pour s’occuper de l’entretien. Ces contrôles sont à chaque fois accompagnés de conseils personnalisés. Parfois, les conseils peuvent être déclinés vers d’autres agriculteurs qui ne sont pas en Cuma, parce que notre force est aussi de recueillir des résultats et des données pour pouvoir ensuite les publier.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je vais revenir également sur l’argument du coût économique qui a été évoqué tout à l’heure. Le facteur un à quatre entre le désherbage chimique et le désherbage mécanique semble être un argument ultime. Cependant, je pense que ce chiffre n’est pas pertinent si on ne le rapproche pas de la globalité des charges d’une exploitation et/ou de son excédent brut d’exploitation. Pouvez-vous ainsi nous indiquer quel est le poids pondéré de ce surcoût dans un résultat d’exploitation ? Nous savons que le facteur de décision pour les agriculteurs est souvent un facteur économique.

M. Xavier Reboud. Effectivement, c’est un sujet complexe, et c’est pour l’appréhender dans toutes ses dimensions que nous avons été missionnés pendant un an. On a aussi exprimé nos résultats sous forme d’EBE ; de mémoire, nous trouvions 13 % de différence. Mais je vous renvoie aux documents pour avoir la vraie fourchette de valeurs. Je ne sais plus exactement ce que couvrait ces 13 %, mais l’on voit que c’est significatif.

Il y a sans doute d’autres facteurs qui sont susceptibles d’influer sur les résultats observés. Il est difficile de savoir quelle part de la différence on attribue à l’évolution des techniques de désherbage par rapport à d’autres changements, par exemple le changement climatique, le fait qu’on puisse faire de la vente directe, etc. On a utilisé des approches de statistiques issues du domaine des médicaments pour estimer ces effets, avec des approches par score de propension, qui permettent de qualifier et de retirer une partie des différences qui ne sont pas directement liés aux changements considérés.

On a constaté à cette occasion que les agriculteurs qui sont en vente au domaine ont la capacité de répercuter une partie du surcoût sur le prix de la bouteille et d’en faire un argument commercial en montrant aux gens qu’ils n’utilisent pas le glyphosate depuis des années et qu’ils consentent des efforts pour maintenir la qualité du terroir. En revanche, les agriculteurs qui sont sur des marchés plus compétitifs, du type vente de vin de table, peuvent perdre le marché s’ils subissent des surcoûts qu’ils ne pourront pas répercuter sur le prix de vente de leur production.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Vous parlez uniquement de la viticulture, j’aurais aimé avoir ces éléments pour l’ensemble des cultures.

M. Xavier Reboud. La situation de l’arboriculture n’est pas très différente, si ce n’est qu’il y a des différences sur le type de cultures. Comme pour la viticulture, on peut pratiquer l’enherbement ou le désherbage mécanique sur l’entre-rang.

S’agissant des cultures annuelles, on va chercher à faire place nette avant d’installer la culture. Évidemment, c’est concentré sur le désherbage mécanique, mais certains agriculteurs vont essayer d’éviter le retour des adventices au sol en jouant sur le broyage des menues pailles ou en utilisant des écimeuses. Sur les domaines expérimentaux de l’Inrae, on sait faire des cultures sans utiliser d’herbicides et sans détérioration majeure du potentiel de production.

M. Grégoire de Fournas (RN). Monsieur de Buyer, vous dites qu’il existe des solutions technologiques pour l’optimisation des doses mais qu’elles ne sont pas massifiées. Pourquoi, à votre avis ? Pensez-vous qu’il existe un intérêt économique à cette massification ? On achète quand même une machine plus chère, plus sophistiquée, mais l’économie de produits qui en résulte ne compense pas ce surcoût en réalité. Ne faudrait-il pas revoir les cibles des subventions ? J’ai toujours été frappé de voir des subventions en faveur des écimeuses, par exemple dans les vignes, lesquelles n’apportent absolument rien en termes de transition.

M. Laurent de Buyer. Il y a les subventions locales, celles de la région, celles du plan de compétitivité et d’adaptation des exploitations agricoles (PCAE), les subventions nationales. Par exemple, l’appel à manifestation d’intérêt « équipement pour la troisième révolution agricole » est une subvention nationale dans le cadre de France 2030. Le premier problème que l’on a avec ces subventions, c’est qu’on n’en voit pas le résultat. Vous pouvez interroger les régions, on ne sait pas combien de matériels, dans quelles catégories, ont été subventionnés. Deuxièmement, nous n’arriverons pas à connaître les enveloppes et les critères de tri.

Pour ce qui concerne le coût, quand je dis que nous avons toutes les solutions, nous avons toutes les briques techniques nécessaires, avec la visualisation, la vision artificielle, etc. Massifier ces techniques supposerait d’avoir une cible, car il ne serait évidemment pas question de massifier à l’ensemble des exploitations. Il faudrait prioriser sur ce qui est susceptible de générer le plus de résultats.

Quant à savoir si l’investissement dans ces technologies est rentable par rapport à l’utilisation du gasoil ou au coût des produits phytosanitaires, la réponse est non. C’est tout sauf rentable. Ça va être un débit de chantier. Aujourd’hui, il y a moins de salariés, une augmentation des surfaces, une réduction du temps d’intervention par les effets climatiques ou d’autres effets. Vous avez une demande principale sur le terrain, au-delà du coût, qui est le débit de chantier. On a besoin d’aller plus vite en moins de temps pour faire le plus de travail possible.

Les technologies qu’on amène aujourd’hui ont un double rôle. Soit elles permettent un gain très significatif sur l’application des produits phytosanitaires, soit elles permettent un gain sur le débit de chantier. Je prends l’exemple de la vigne. Vous avez depuis de très nombreuses années des descentes multi-rangs, quatre rangs, six rangs, tout à fait efficaces, mais combien sont équipées aujourd’hui de ces technologies ? Un peu plus de la moitié. Vous avez encore, dans des plans d’investissement locaux – je ne veux pas dire où – des personnes qui considèrent qu’un bon aéro trois rangs fait largement le travail et coûte deux fois moins cher qu’une descente. On entend encore ce genre de discours.

Mme Anne Fradier. Je pense que la massification passera aussi par la gestion de l’ancien matériel. Quand un agriculteur achète un matériel, il s’attend à ce que le concessionnaire lui reprenne l’ancien matériel avec une certaine valeur. Si l’on veut diffuser largement les nouvelles technologies, il va falloir arrêter avec les anciennes. Il y a également tout le problème du traitement des déchets liés à ces anciens matériels. C’est une vraie question de fond qui, pour l’instant, n’est pas traitée. La massification oblige à prendre en compte la question des matériels anciens, qui a un coût économique.

M. Stéphane Chapuis. Le débat pourrait laisser croire que rien n’est fait. Sur le parc actif des Cuma, en cinq ans, nous voyons 20 % de pulvérisateurs en moins et 50 % de matériel de désherbage mécanique en plus. C’est quand même l’effet des subventions et l’effet des conseils. Certaines choses s’améliorent.

La mutualisation est une partie de la réponse sur la question du coût économique. Effectivement, cela n’effacera pas le fait qu’il y a un surcoût économique à renoncer à utiliser, totalement ou partiellement, un produit phytopharmaceutique. Dans la discussion, on se concentre beaucoup sur les herbicides, mais il y a peut-être aussi d’autres pans de la protection des cultures qui doivent être étudiés.

Je pense aussi qu’on aurait intérêt à favoriser les initiatives remarquables. Les agriculteurs n’attendent pas forcément qu’on leur amène une solution clé en main. Certains innovent parce qu’ils n’ont pas le choix. Les agriculteurs biologiques ont fait le choix de se passer d’un produit et ils ont trouvé certaines solutions. Elles mériteraient peut-être d’être connues ailleurs. Même hors cahier des charges biologique, on voit des agriculteurs leaders et innovants, qui mettent en œuvre des solutions très accessibles puisqu’ils l’ont fait sans l’aide d’un centre de recherche ou d’une technologie de pointe. On sera là, nous, réseau Cuma, pour massifier les technologies lorsqu’elles sont prometteuses et nécessitent de former les agriculteurs. Mais ne sous-estimons pas la capacité de certains agriculteurs à innover et aidons-les parce que l’agriculteur ne voit pas son voisin comme un concurrent, mais comme un collègue avec qui il va pouvoir partager certaines choses.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je suis désolé de devoir interrompre cette audition ; on voit bien qu’il y aurait matière à la prolonger, mais le programme est tel qu’on est forcé de se restreindre.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’était vraiment passionnant, au-delà de nos attentes. Il me reste quelques questions sur lesquelles vous pourriez peut-être nous envoyer des retours écrits assez rapides. Notre commission d’enquête va être amenée à faire des recommandations. Dans le projet de loi de finances, 250 millions d’euros sont mis sur la table pour des solutions agroécologiques visant à diminuer les pesticides dans le budget de l’agriculture. Certains pays font mieux que nous, nous pourrions nous en inspirer. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont vos recommandations pour progresser, qu’il s’agisse de mutualisation, de formation, d’encadrement, de systèmes de reprise de matériel ? Le machinisme est une des voies les plus performantes en la matière, à travers la diminution des doses, les applications au bon endroit, la sécurité, les solutions mécaniques pour le désherbage.

Que pouvons-nous faire d’intelligent dans ce domaine ? Je suis persuadé que le ministère de l’agriculture sera à l’écoute de nos propositions, si elles sont collégiales et transpartisanes, s’agissant d’un budget qui n’est pas affecté pour l’instant. Il s’agit simplement d’une enveloppe globale, d’un fonds qui sera abondé par tous les moyens de taxation des produits phytosanitaires. Nous devons orienter ces moyens ; cela n’a pas été suffisamment le cas jusqu’à aujourd’hui. Il existe de nombreuses pistes et c’est vraiment le moment de les formaliser.


27.   Table ronde avec la filière semences (mercredi 18 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec la filière semences :

 M. Didier Nury, président de l’Union française des semenciers (UFS) accompagné de M. Laurent Guerreiro, administrateur ;

 M. Pierre Pages, président de l’Interprofession des semences et plants (Semae) et M. Jean-Marc Bournigal, directeur général.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux en nous consacrant à un autre aspect de cette politique publique de réduction de l’impact et des usages des produits phytopharmaceutiques, qu’est la question du matériel végétal. Nous accueillons les représentants de deux organisations, l’Union française des semenciers (UFS) et l’Interprofession des semences et plants (Semae).

Nous allons vous laisser la parole pour un propos introductif. Ce qui est important pour nous, c’est que vous soyez pédagogues si l’on entre dans des aspects techniques. Derrière les mots qui peuvent être les plus évidents, il y a parfois beaucoup d’enjeux. Pour l’anecdote, quand j’étais étudiant, je me souviens d’un professeur de génétique des populations qui nous avait dit que cela faisait une heure qu’il nous parlait de semence améliorée et que pas un seul élève n’avait levé la main pour savoir ce qu’on entendait par une semence « améliorée » : pour qui ? Pour quoi ? Comment ? Comme s’il était évident qu’un blé qui fait plus de grains, moins de pailles, mais qui est plus fragile et plus gourmand, est mieux. Je vous demande donc d’être aussi précis et rigoureux que possible dans le langage.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenus de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires.

(MM. Didier Nury, Laurent Guerreiro, Pierre Pagès et Jean-Marc Bournigal prêtent serment.)

M. Didier Nury, président de l’Union française des semenciers (UFS). L’Union française des semenciers représente la quasi-totalité des entreprises qui officient dans le secteur de la semence sur le territoire français. Les trois piliers principaux de nos métiers concernent la recherche, que nous appelons la sélection variétale, la production et la commercialisation. C’est un tissu d’un peu plus d’une centaine d’entreprises, principalement des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), dans des coopératives agricoles, des entreprises familiales et également quelques filiales de grands groupes internationaux. On s’adresse à l’ensemble des marchés, que ce soient les agriculteurs, les maraîchers professionnels, les jardiniers amateurs ou les collectivités publiques et les espaces verts.

Ce qu’il faut dire, c’est que c’est un métier extrêmement innovant, puisque nous investissons 13 % de notre chiffre d’affaires dans la recherche. La France occupe vraiment une position de leader sur ce secteur : nous sommes le premier exportateur mondial et le premier producteur européen.

Nous sommes, pour le sujet qui nous concerne aujourd’hui, utilisateurs de produits phytosanitaires, même si c’est sur des surfaces et des quantités plus modestes à l’échelle du territoire, ce qui n’empêche pas de travailler à les réduire. Par contre, nous sommes surtout des apporteurs de solutions, puisque tout ce qui pourra être gagné grâce à la section variétale sera un pas significatif vers la réduction de la chimie.

M. Pierre Pagès, président de l’Interprofession des semences et plants (Semae). Je suis agriculteur multiplicateur de semences dans la région de Pau. Le Semae est une interprofession qui rassemble les semences dans toute leur diversité, une interprofession longue puisque nous représentons tous les maillons de la filière dans les cinq collèges : la sélection et la maintenance des variétés, la multiplication, la production, le commerce et l’utilisation des semences. Nous les représentons à travers nos cinquante-quatre organisations membres.

C’est une filière d’excellence. L’innovation est un axe majeur pour nous. Le chiffre d’affaires global de la profession représente 3,5 milliards d’euros et nous sommes le premier exportateur mondial avec une balance commerciale excédentaire de 1 milliard d’euros. Le secteur pèse dans l’économie.

Je parlais de diversité des acteurs, de diversité de types de production de semences. Nous avons à cœur de résolument positionner les métiers des semences et l’interprofession comme porteurs de solutions pour les transitions que nous sommes en train de vivre et d’aborder.

M. Laurent Guerreiro, administrateur de l’UFS. Je suis administrateur UFS et également président de la société RAGT, qui est l’une des nombreuses sociétés de sélection présentes sur le territoire et au-delà. Comme vous le savez probablement, la sélection se déroule sur le temps long. Le principe de la sélection est relativement simple. Il s’agit, par le croisement de parents complémentaires, de tenter d’obtenir des descendants qui vont cumuler les caractéristiques favorables des parents que vous avez choisis pour baser votre programme de sélection. On estime que, suivant les espèces, il faut compter environ six à quinze ans – six ans pour du maïs, quinze ans pour des graminées fourragères – pour obtenir une variété améliorée.

La sélection est un secteur très dynamique en France, avec un peu plus de 130 structures de recherche présentes sur le territoire national et 13 % du chiffre d’affaires des entreprises semencières réinvesti dans la recherche. C’est une moyenne, qui couvre un échantillon qui va de 5 à plus de 20 %, soit bien au-delà du niveau d’investissement de la plupart des secteurs, dont la pharmacie.

La sélection répond à une exigence d’inscription au catalogue, indispensable pour commercialiser de nouvelles variétés sur le territoire européen. Cette exigence d’inscription au catalogue a encore évolué ces dernières années avec la transformation du critère de valeur agronomique et technologique des variétés (VAT) en valeur agronomique, technologique et environnementale (VATE), dans le dessein de progresser plus rapidement sur la tolérance au stress biotique et abiotique.

Pour obtenir l’inscription au catalogue français, vous devez proposer une variété qui présente une valeur ajoutée par rapport à celles inscrites l’année d’avant, en termes de matériel génétique. Avec la VATE, si votre variété présente des tolérances aux maladies ou à un certain nombre de stress abiotiques, vous pouvez bénéficier d’un bonus à l’inscription qui permet de compenser d’autres critères que vous n’auriez pas réussi à remplir. Les systèmes français et européen accordent ainsi beaucoup de poids à la tolérance aux maladies.

L’inscription est un processus relativement long. Pour essayer de répondre aux attentes des agriculteurs, mais également de la société, d’avoir des variétés plus tolérantes et requérant moins de produits de protection des plantes, nous avons besoin d’outils. Il n’y a pas un seul gène dans une variété qui va vous permettre de résister au spectre complet des maladies existantes, des insectes ou d’autres parasites qui peuvent agresser les plantes. Pour ce faire, nous sommes obligés de cumuler, à l’intérieur des variétés, un grand nombre de gènes de résistance qui, additionnés les uns aux autres, vont permettre d’élargir le spectre de résistance des variétés. Ce travail est long et fastidieux. Il n’est pas évident qu’une construction à 5 gènes sera nécessairement meilleure qu’une construction avec un peu moins de gènes, dès lors que l’on a intégré un gène un peu défavorable. Il s’avère nécessaire – on parle de pyramidage en sélection – de cumuler des strates de niveaux de défense dans les variétés. Cette activité scientifique et les outils que l’on peut développer pour améliorer les résistances variétales ou l’adaptation au changement climatique sont déjà une réalité. J’en veux pour preuve que 27 % des fiches certificats d’économies de produits phytopharmaceutiques (CEPP) concernent des variétés avec des profils améliorés, qui permettent d’envisager ces économies de produits phytosanitaires.

Nous espérons l’accès le plus rapide possible à un grand nombre de technologies, dont les new breeding techniques (NBT), qui devraient permettre au monde de la sélection et du développement de raccourcir encore les durées de sélection, de cumuler plus facilement des critères de résistance et donc d’obtenir des variétés beaucoup plus résilientes demain.

Les entreprises semencières ont décidé de maximiser les chances de réduction des produits phytopharmaceutiques via une diversité d’actions. Nous pouvons évoquer notamment les associations variétales, qui se développent de plus en plus. En colza, par exemple, un nombre croissant de développements vise à associer deux variétés de colza différentes, une variété un petit peu plus précoce qui, en florissant avant la variété principale, va attirer les insectes, principalement les méligèthes, ce qui autorise ensuite le développement de la culture principale. C’est un exemple, déjà un peu ancien, d’association variétale. Aujourd’hui, à travers les plantes de service, les couverts végétaux, le recours à la biodiversité et à la diversité génétique, un champ disciplinaire s’est ouvert, qui permet de réduire la pression fongique, mais aussi de mieux gérer les questions de fertilisation et les problématiques liées à l’eau.

M. Pierre Pagès. Toutes ces solutions existent en effet mais il faut des agriculteurs pour les produire, avec aussi des contraintes de production au champ qui sont importantes.

J’ai parlé d’un grand nombre d’acteurs dans la filière des semences, c’est aussi un grand nombre d’espèces. La diversité est très importante, avec une segmentation extrêmement forte puisqu’on a 142 espèces, mais plus de la moitié sont cultivées sur moins de 100 hectares sur le territoire national, tandis que les 8 principales espèces représentent plus de 10 000 hectares. Cela pose des défis particuliers pour l’accompagnement de ces productions, puisque les petites surfaces recèlent une diversité importante de productions mais aussi de bioagresseurs.

Les productions de semences sont très encadrées, nous avons des cahiers des charges stricts sur le plan sanitaire, sur le plan de la qualité, sur les normes en termes d’adventices, ce qui génère beaucoup de contraintes pour les 18 000 agriculteurs qui mènent à bien ces productions. Comme le reste de la population agricole, nous avons besoin de solutions, notamment phytosanitaires. Pour des petites productions, mais aussi maintenant pour certaines productions sur des surfaces plus importantes, nous commençons à manquer de solutions. Par exemple, il n’y a plus de production de semences de radis rouges ou d’épinards en France, parce qu’on n’a pas de solution crédible de protection des cultures. Les entreprises semencières ne veulent plus prendre de risque et ont déporté l’activité ailleurs dans le monde, où la capacité de production perdure. Notre capacité à approvisionner le marché en semences est un enjeu de souveraineté.

Nous devons vraiment prendre la mesure de cet enjeu. Aujourd’hui, 33 % des usages en porte-graines ne sont pas pourvus, comme l’ont révélé les travaux des groupes techniques sur les usages orphelins en 2020. Nous avons pourtant toujours demandé de ne pas retirer un produit tant qu’il n’y avait pas de solution alternative.

Cela a été évoqué, on observe une mobilisation très importante de la recherche et du développement pour trouver des solutions alternatives aussi en production de semences. M. Guerreiro a évoqué les plants de campagne et les plants de services. L’interprofession a aussi engagé des axes de recherche. La commission de l’innovation nous accompagne pour avancer sur tout ce qui touche à la lutte intégrée, à la maîtrise des bioagresseurs. Nous avons le souci de nous inscrire dans une production de semences qui réponde à ces enjeux-là. Nous menons un vrai travail d’évaluation de toutes les solutions qui se présentent – des solutions chimiques, mais aussi de biocontrôle. Notre budget, qui dépasse les 2 millions d’euros, vise à accompagner ces transitions sur la production.

Nous avons besoin de soutien parce que c’est un enjeu de souveraineté pour notre filière des semences et pour notre pays. Nous nous sommes associés aux travaux lancés récemment, notamment dans le cadre du programme Écophyto 2030. Une task force spécifique aux semences a été mise en place pour essayer de trouver des solutions. C’est pour nous un enjeu vraiment essentiel de pouvoir sécuriser la production sur notre territoire.

M. Didier Nury. Pour terminer, une fois que l’on a récolté cette production, elle vient dans nos usines pour y être séchée, triée, éventuellement traitée et conditionnée. C’est un maillon extrêmement fort puisqu’on est à la base de la chaîne alimentaire. Il faut à tout prix préserver la quantité et la qualité. Dans ces usines, nous sommes utilisateurs des produits phytosanitaires de deux manières, d’abord pour les traitements de semences et ensuite pour les insecticides de stockage.

Premièrement, les traitements de semence. Il faudrait quand même rappeler que ces traitements sont pour nous un excellent moyen de réduire la pression de la chimie. A impact égal, la quantité de produits que nous utilisons sur un hectare de terres agricoles correspond à celle qui serait utilisée ensuite sur 50 mètres carré. Les traitements sont donc pour nous un outil dont il ne faut pas se priver. Concernant nos ouvriers qui appliquent ces traitements en usine, des efforts ont été accomplis pour éviter le plus possible de les mettre en contact avec les produits et pour vraiment mettre la juste dose, afin de ne pas gaspiller de produits.

Deuxièmement, les insecticides de stockage. Nous avons de plus en plus de difficultés pour ce stockage, du fait de la pression environnementale qui s’accroît, avec des étés et des hivers de plus en plus chauds, qui font que les larves ne sont pas détruites. Nous commençons à voir apparaître sur le marché certaines technologies sans produits de traitement, des technologies thermiques, des technologies de mise sous vide ou de mise sous gaz, mais qui posent aussi d’autres problèmes. Il est clair que nous ne pouvons pas nous passer des insecticides de stockage. A défaut, en cas d’attaque de charançons, vous ne pouvez pas vendre votre silo pendant trois semaines !

Je souligne, en conclusion, que nous avons vraiment une filière d’excellence, qui est une vraie richesse pour la France, qui peut avoir un impact majeur sur la transition agroécologique et qui mérite, ainsi, d’être valorisée.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. Ma première question concerne l’interaction, en termes de capitaux et de donneurs d’ordres, entre le monde de la semence et le monde de la phytopharmacie. Dans le paysage français et mondial, on a l’impression d’une d’intégration croissante de ces deux mondes.

M. Laurent Guerreiro. Nous avons vécu un mouvement important de concentration ces dernières années. Des entreprises de la phytochimie ont essayé de compléter leur arsenal en venant dans le domaine des semences, générant ainsi un grand nombre de concentrations. Mais nous avons aussi, a contrario, des exemples assez récents de désinvestissements dans le domaine de la semence de la part de quelques entreprises de la phytochimie.

Je pense que ce sont deux mondes certes complémentaires dans leurs actions, mais qui se caractérisent par des compétences et des savoir-faire assez différents. Nous assistons plutôt à un renforcement de structures semencières fortes. Les structures de la phytochimie ont davantage tendance à se développer en direction du biocontrôle.

M. Dominique Potier, rapporteur. En termes de création de brevets, que contrôlent les firmes phytosanitaires dans le monde de la semence ?

M. Pierre Pagès. En tout, plus de deux-cents entreprises de production occupent le secteur, dont soixante-dix entreprises de créations variétales. On se focalise beaucoup sur les trois ou quatre grands acteurs internationaux qui sont effectivement aussi des agrochimistes, mais le secteur des semences est bien plus large, grâce à une diversité d’acteurs très importante. Parmi ces acteurs, il y a des petites entreprises locales de création variétale.

M. Dominique Potier, rapporteur. Bien sûr, il y a de tout. On va trouver des startups, des PME, des entreprises familiales. Mais, pour que le petit ne cache pas la concentration des gros, pouvez-vous me dire quelle est la part des brevets produits récemment par des firmes multinationales, par des entreprises sous contrôle coopératif ou par des PME européennes ? Ou, à défaut, pouvez-vous m’indiquer la part relative de leurs chiffres d’affaires ?

M. Didier Nury. Nous vous communiquerons les chiffres par écrit.

M. Dominique Potier, rapporteur. La biodiversité végétale est aussi générée par une biodiversité économique. La concentration des acteurs peut fausser la recherche de solutions équilibrées. On va avoir besoin de solutions et pour cela, il faut une vraie concurrence.

M. Didier Nury. Il existe quand même des entreprises françaises de taille correcte, extrêmement puissantes et influentes dans ce secteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce phénomène de concentration est un enjeu majeur pour l’agriculture de demain.

Pouvez-vous nous redire quelles sont les procédures françaises d’admission à la commercialisation ? On aura passé beaucoup de temps sur le régime d’autorisation des produits phytosanitaires, parce que c’est le cœur de notre sujet. Pouvez-vous dire en quelques minutes comment fonctionne le régime d’admission à la commercialisation des semences dans notre pays ? C’est un régime singulier, qui est distinct du système américain ou du système asiatique et qui est plutôt une fierté française. Est-ce d’ailleurs une fierté européenne ?

M. Laurent Guerreiro. Ce processus global débute par l’inscription. En France et en Europe, les semenciers sont attachés à cette forme de protection de la génétique qu’est le certificat d’obtention végétale. Sans chercher une confrontation, il s’oppose au système du brevet.

L’Union française de semenciers vient de rappeler sa position sur les conséquences en propriété intellectuelle liée à l’utilisation des NBT. L’intégralité des semenciers présents ont exprimé une position unanime en faveur de la prévalence du certificat d’obtention végétale (Cov) par rapport aux brevets. Le certificat permet en effet l’enrichissement, année après année, et le croisement de ces génétiques, alors que le brevet est un système plus fermé, qui permet moins de tirer parti de la diversité génétique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous me préciserez si ce Cov est français ou européen. On peut le polariser par rapport à d’autres systèmes, celui du brevet notamment, qui courent dans le monde. Mais quels sont ses principes et ses vertus ?

M. Laurent Guerreiro. Le certificat d’obtention végétale est une forme de protection qui reconnaît l’innovation de l’obtenteur. Il est attaché à une description des caractéristiques de la variété pour éviter le vol pur et simple d’une innovation variétale, mais n’empêche pas l’utilisation par un tiers. On donne tout droit à ce qu’un autre obtenteur puisse venir utiliser cette variété pour la croiser avec d’autres variétés et en créer quelque chose qui doit, à la fin, être différent, et constituer une amélioration par rapport à la variété de départ.

C’est donc un système ouvert qui reconnaît un titre de propriété sur l’innovation, l’inventivité, avec les retours commerciaux attendus si vous vendez cette variété. Je peux déclarer que cette variété m’appartient, je l’ai créée, je l’ai multipliée, je vous la mets à disposition, et j’ai donc droit à une juste rémunération pour ce travail d’inventivité. Cependant, je n’empêche pas une autre structure d’avoir accès cette variété pour en faire quelque chose d’autre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quand l’agriculteur achète une semence certifiée, il paye le droit de propriété, la recherche et le développement. Il va permettre le réinvestissement. Il y a une reconnaissance du travail fait par les obtenteurs, mais il ne peut pas lui-même reproduire cette semence et la vendre avec le même droit de propriété. Ce serait du vol, en l’occurrence. En revanche, il a le droit de ressemer cette semence et de l’utiliser.

Dans les systèmes de brevets, il y a le risque potentiel, sur le plan commercial, de créer une dépendance de l’agriculteur à chaque semi. Est-ce une sorte de monopole ? Je crois qu’il y a en réalité deux sujets distincts, derrière cette problématique du brevet. Celle du rapport à l’agriculteur et celle du rapport aux autres chercheurs de solution. Le système français est ouvert. Il permet à d’autres de s’appuyer sur cette innovation pour produire d’autres innovations. Dans le système du brevet, c’est plus difficile. Ma reformulation vous paraît-elle convaincante ?

M. Jean-Marc Bournigal, directeur général de la Semae. Vous avez effectivement la relation entre les obtenteurs. Lorsque votre propriété intellectuelle a été actée par un Cov, c’est la variété que vous allez commercialiser. Dans ce cas, elle vous appartient. Si vous êtes un autre obtenteur, vous avez le droit d’utiliser, à des fins de recherche, la variété commercialisée, sans payer de droits. Si vous développez une autre variété qui a des caractéristiques qui vous permettent de l’inscrire au catalogue, vous pourrez la commercialiser. 

Lorsque l’agriculteur achète les semences, si elles sont certifiées, il paye les droits. S’il veut renouveler ses cultures à partir de semences de ferme, il doit juste payer une somme destinée à rémunérer la recherche faite initialement. Il a le droit de faire des semences de ferme à partir de variétés qui ont été achetées une fois.

Il y a donc bien deux exemptions, celle des agriculteurs et celle des obtenteurs, laquelle permet d’entretenir une création variétale sans limites. Dans un système de brevet, un obtenteur qui voudrait utiliser la semence d’un autre obtenteur doit d’abord obtenir l’autorisation du détenteur de brevet.

Le certificat d’obtention végétale n’est pas un système proprement français ; c’est un accord international qui regroupe aujourd’hui plus de soixante-et-onze pays à travers le monde, et qui constitue la base de la protection intellectuelle des semenciers au sein de l’Union européenne et en France.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous pouvons dire qu’il y a une inspiration française, une école française de la semence qui a largement contribué à cette doctrine internationale. Dans un système de brevet, le détenteur d’un brevet peut-il empêcher l’agriculteur de ressemer sa semence ?

M. Laurent Guerreiro. C’est une possibilité. Le brevet n’exclut pas, dans sa définition, que l’agriculteur puisse réutiliser la variété brevetée, mais il est tout à fait possible de rajouter à titre individuel des conditions qui excluent la réutilisation d’une semence avec un brevet.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une part importante de la recherche mondiale est opérée par des industries et des entreprises qui sont elles-mêmes productrices de produits phytopharmaceutiques. Cela introduit une sorte de biais dans le consensus sur la nécessité à s’affranchir de la phytopharmacie. Quand vous êtes purement des semenciers, vous pouvez rechercher l’intérêt de l’agriculture, de l’agriculteur et de la société, en contribuant à cet objectif de réduction de la phytopharmacie. Est-ce que vous admettez que la perspective et les motivations ne sont pas tout à fait les mêmes, pour une firme qui intervient à la fois dans la semence et dans la phytopharmacie ?

Par ailleurs, comment coopérez-vous avec la recherche publique ? Quelle est la part de l’innovation publique dans l’innovation liée à la semence dans notre pays ? Y-a-t-il des certificats d’obtention produits par l’Inrae ou par d’autres instituts de recherche scientifiques publics en France ?

M. Didier Nury. S’agissant de votre première question, nous sommes forcés d’admettre que la perspective est nécessairement différente, même s’il faut avoir en tête que, dans ces entreprises, la semence et la phytopharmacie constituent quand même souvent des canaux séparés.

M. Laurent Guerreiro. J’ai du mal à répondre à la première question, étant moi‑même dans une société purement semencière ; je ne sais pas du tout ce qu’il peut se passer dans des sociétés qui auraient cette double activité. Je tiens quand même à redire que pour obtenir l’inscription d’une variété, le modèle est le même pour tous. En tant que firme, vous avez un intérêt à générer du progrès génétique, à générer des résistances dans vos variétés, parce que cela vous donne autant de possibilités de sécuriser l’inscription de ces variétés et donc de pouvoir les commercialiser. Sans inscription à un catalogue européen, il n’y a pas de commercialisation possible pour la majorité des espèces.

Concernant la recherche publique, nous avons la chance, dans le système français, d’avoir des appels d’offres, des programmes scientifiques qui ont choisi comme prisme de ne rendre éligibles des projets qu’à partir du moment où ils sont construits en partenariat public-privé. C’est également le cas du fonds de soutien aux obtentions végétales, qui impose également ce travail en partenariat.

Il est cependant réaliste de reconnaître que, dans les entreprises de sélection, on ne souhaite pas mutualiser tous ses secrets, tous ses savoir-faire avec d’autres. Le risque d’une association avec la recherche publique, c’est qu’elle découle sur une publication qui mettrait au grand jour un certain nombre de méthodologies de sélection, voire de gènes de résistance. Certaines entreprises ne le souhaitent pas.

Même s’il y a des exceptions à cette collaboration, les partenariats restent extrêmement dynamiques. Nous devions pouvoir vous communiquer quelques éléments chiffrés à ce sujet. À titre très personnel, mon entreprise mène une centaine de projets de recherche en Europe avec des structures publiques, ce qui nous permet de bénéficier de savoir-faire que nous n’avons pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez parlé de NBT. Une clarification sémantique me semble nécessaire au sujet de ces nouvelles technologies du végétal, dans un contexte où plusieurs appellations circulent.

Pouvez-vous nous dire quels espoirs suscitent ces NBT du point de vue de la maîtrise de l’usage de la phytopharmacie et quels sont potentiellement les risques qui sont attachés à cette technologie ?

M. Laurent Guerreiro. NBT était le terme premier que nous utilisions. Nous préférons aujourd’hui parler de NGT pour New Genomic Techniques. Le champ couvert reste le même. Cette technologie permet de générer des mutations ciblées dans le génome. Si vous avez la connaissance d’une séquence d’ADN, vous avez la capacité d’effectuer une mutation ponctuelle ciblée et de regarder la conséquence de cette mutation. Je vous donne un exemple pour l’illustrer. Vous avez un gène de résistance à une maladie, par exemple la septoriose du blé, extrêmement dommageable actuellement en France. On connaît aujourd’hui douze gènes de résistance à la septoriose, qui sont utilisés dans quasiment tous les programmes de sélection des obtenteurs de blé en France. Grâce aux NGT, demain, vous aurez la capacité, dans chacun de ces douze gènes, de venir changer quelques bases et de regarder si le nouveau gène, avec cette mutation, devient encore plus résistant à la maladie que ne l’était le gène primaire. Voilà ce que permettent de faire les NGT. Cela ne vous exempte pas du travail d’analyse et de sélection, pour regarder si la modification que vous avez apportée représente un avantage ou non.

Cette technique permettra d’aller beaucoup plus vite, de façon beaucoup plus ciblée dans ce travail de sélection. L’une des craintes exprimées par la profession semencière, c’est l’éventualité d’une prise de brevets derrière ces technologies, pourrait éventuellement pousser à la multiplicité des brevets existants et même à venir breveter des caractéristiques qui nous semblent natives, donc existantes dans la nature, même si elles ont été légèrement augmentées.

La position de notre association consiste à dire que puisque nous souhaitons que le certificat d’obtention végétale reste la forme de protection première, nous ne souhaitons pas voir arriver une prévalence du brevet pour les NGT.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous pose la question de ce qu’on peut attendre des NBT et vous nous dites craindre que les brevets viennent s’approprier cette nouvelle technologie. Pourquoi cette crainte ? Ne pourrait-on pas continuer le récit français des soixantedix pays qui nous suivent avec le certificat d’obtention végétale ? En quoi y a-t-il une association entre la rupture technologique que constituent les NGT et la question des brevets ?

M. Laurent Guerreiro. Il y a un nouvel élément, l’Office européen des brevets, qui a une lecture de ce qui est brevetable ou non, et qui pourrait rendre éligible une prise de brevets sur un certain nombre de caractères.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je voudrais que vous nous donniez votre avis sur le lien entre l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et l’activité de sélection variétale génétique de nouvelles technologies.

Historiquement, le mouvement de société remettant en cause un certain modèle agricole très dépendant des produits phytopharmaceutiques est parti de la controverse sur les organismes génétiquement modifiés (OGM). Votre propre mission de sélection variétale, de travaux génomique pour générer de nouvelles variétés, n’est au fond pas très loin de ce qui est critiqué dans cette agriculture productiviste. Etes-vous confiant dans votre capacité à vous inscrire dans ce mouvement de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques ? En toile de fond, il y a la question du glyphosate.

M. Didier Nury. Je pense qu’il faut faire un « défocus » chronologique parce que le métier de sélectionneur est beaucoup plus ancien que l’apparition de la technologie. Le métier de sélectionneur a commencé de manière professionnelle et industrielle au cours du XXe siècle. La culture de ce métier consiste bien à trouver les ressources dans la nature pour améliorer les performances des plantes.

Améliorer les performances des plantes, cela veut dire trouver des plantes qui, en elles-mêmes, sont plus résilientes, résistantes au sec, aux aléas climatiques et aux bioagresseurs, qui puissent résister toutes seules, sans apport de produits phytosanitaires. On n’y arrive pas à 100 % par la sélection. C’est la raison pour laquelle est mené un travail conjugué des deux types d’activités, le métier de sélectionneur qui va chercher les ressources dans les plantes, et une autre activité consistant à venir en complément, comme un médicament, quand la plante n’arrive pas à se défendre toute seule.

Il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguïté sur la philosophie du métier. Il peut y avoir certaines convergences. Nous avions fait une enquête auprès de nos adhérents sur la répartition de leurs efforts de recherche en fonction des différents critères que sont la résistance au sec, la résistance aux bioagresseurs, la résistance aux aléas climatiques ainsi que la résistance à certains produits phytosanitaires. On constate que la majorité des axes de recherche ne sont pas liés aux produits phytosanitaires. Nous vous communiquerons les résultats de l’enquête.

M. Laurent Guerreiro. Si la question consiste à savoir si l’utilisation des NGT va se focaliser de façon majoritaire sur le développement de mutations pour générer de nouvelles tolérances aux herbicides, je dirais que c’est une application possible, mais il serait dommage de cantonner une technique aussi puissante que les NGT à des sujets aussi simples que la tolérance à un herbicide souvent contrôlé par un nombre de gènes extrêmement faible, voire un seul gène.

La perspective que nous avons, c’est de rendre possible ce qui ne l’est pas aujourd’hui, ou très difficilement, avec des méthodologies de sélection conventionnelle. Il s’agit d’apporter des modifications pluri-cibles, pluri-gènes, pluri-allèles, pour répondre à des critères dits complexes comme l’amélioration du rendement et la tolérance à des stress climatiques ou développer des profils de résistance, notamment aux maladies fongiques.

M. Jean-Marc Bournigal. Le ministère de l’agriculture s’appuie sur le comité technique permanent de la sélection (CTPS) qui oriente la sélection en fonction de la vision que le pays a de l’évolution de son agriculture, en fonction de la règlementation, y compris communautaire. Une partie de la réponse à votre question dépend ainsi de la vision politique qui sera donnée demain, quant à l’encadrement de ce processus de sélection, pour accompagner l’agriculture dans les transitions et face au changement climatique.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voulais interroger Monsieur Pagès sur un point de son exposé qui m’a semblé très important. Vous dites que certaines semences ne sont plus produites en France, et que c’est le résultat de la suppression ou du retrait de molécules phytopharmaceutiques, qui ne permet plus de cultiver ces semences dans des conditions satisfaisantes. Vous n’avez pas le temps de nous faire l’inventaire des cultures concernées, des molécules retirées mais, si disposez de documentation, il pourrait être intéressant de nous la communiquer.

Pouvez-vous quand même nous préciser si ces semences sont toujours produites en Europe ou dans l’Union européenne ? Nous savons que la question de la souveraineté est redevenue prégnante. Nous l’avons vu au moment du Covid-19, s’agissant des médicaments et des masques. Dans l’hypothèse de mauvaises récoltes, de pénuries ou de tensions géopolitiques, la France peut-elle, du fait de cette perte de souveraineté, se retrouver dépourvue de semences pour certaines cultures ?

M. Pierre Pagès. Ces productions se font désormais à l’extérieur de l’Union européenne. Nous pourrons vous apporter les précisions utiles. Les retraits des molécules sont souvent liés à des interdictions européennes. Mais la production de semences est une activité qui est mondialisée. Et l’on importe, dans l’Union européenne, des semences parfois très ciblées sur des petites espèces potagères ou autres, que nous ne sommes plus en mesure de produire chez nous.

Nous, agriculteurs, avons besoin de solutions pour produire. On nous donne des contrats de multiplication en accord avec des établissements semenciers, avec des engagements de production et de qualité. Pour répondre à ces engagements, on a besoin de moyens de production. On ne peut pas produire de façon satisfaisante et sécurisée si on ne protège pas nos productions. Les semences, c’est un excellent vecteur de maladies. Pour se prémunir contre cela, comme le stipulent les cahiers des charges et la réglementation nationale européenne, des contrôles sanitaires sont assurés. Je suis producteur de semences de tournesols ; il ne faut pas qu’il y ait de mildiou dans le tournesol, sinon c’est détruit. J’ai donc besoin d’avoir des solutions de production.

Nous sommes très en attente de solutions autres que phytosanitaires. Nous n’utilisons pas ces produits par conviction, mais par besoin. Les pas de temps ne sont souvent pas les bons quand on n’a pas de solution. Les entreprises semencières font tout un travail d’adaptation de capacité des espèces et des variétés. Mais il y a souvent un décalage entre le moment du retrait des solutions phytosanitaires et celui où des solutions arrivent par les semences. Ce sont dans ces intervalles qu’on est extrêmement vulnérable.

Un semencier qui a des besoins de semences, en radis par exemple, et n’a pas la possibilité de les produire sur le territoire national, va aller chercher des solutions ailleurs. Mais il doit pouvoir mettre sur le marché des semences de ces espèces. On doit s’adapter en permanence. La Fnams, qui est la Fédération des agriculteurs multiplicateurs de semences, a tout un volet d’activités sur l’expérimentation, la recherche et développement pour essayer de trouver des solutions palliatives aux retraits de molécules. C’est une question de capacité à produire et de souveraineté, qui est prégnante pour les petites espèces mais aussi pour les espèces plus importantes. Le retrait du S-Metolachlore en production de semences de maïs est un vrai problème pour nous. Il est difficile de trouver des solutions alternatives parce que l’on travaille sur du matériel reproductif beaucoup plus fragile et parce qu’on a des lignées qui ne sont pas résistantes. Tout cela fragilise le secteur à un moment où la concurrence est quand même présente. À chaque fois qu’on limite notre capacité de production, on ouvre la porte à des semenciers d’autres pays. Je ne pense pas que l’on risque de manquer de semences. Mais quant à dire que ces semences continueront à être produites en France ou en Europe, c’est une autre question.

M. Grégoire de Fournas (RN). La production de semences est, quelque part, intolérante aux maladies. Dans le même temps, il n’y a pas de régime dérogatoire pour la production de semences, c’est-à-dire que les producteurs de semences ont les mêmes contraintes en termes d’utilisation des produits phytosanitaires que la production normale. C’est bien ce que vous confirmez maintenant.

M. Pierre Pagès. Des dérogations sur des utilisations de produits, nous n’en avons quasiment plus. Quand on considère la qualité d’une semence, il y a deux aspects. Il y a d’abord une notion de compétitivité, qui implique un certain niveau de production. Dans ce point de vue, on peut accepter que la plante soit attaquée, on aura peut-être un rendement qui sera plus bas, mais à la limite, cela entre dans le calcul de la compétitivité.

Mais par ailleurs, la semence est un véhicule pour les maladies. Pour les espèces potagères, on doit s’organiser pour n’avoir aucune maladie dans les semences. Or, le règlement phytosanitaire s’applique à tout le monde. Ainsi, si nous ne sommes pas capables de garantir cette qualité attendue pour la semence, nous perdons les contrats, nous n’avons plus accès à la production. Le risque est de ne pas avoir les semences dont on a besoin, ou que la production parte hors du territoire européen. Et là, c’est une question de souveraineté.

Un intervenant (non identifié). Il y a bien deux sujets. Premièrement, les exigences réglementaires sont plus strictes pour la production de semences. Par ailleurs, les lignées en champs de production sont souvent beaucoup plus fragiles vis-à-vis des agents pathogènes que l’hybride qui en descend. On a ainsi besoin, pour la semence initiale, de moyens de préservation dont on a moins besoin pour l’hybride descendant.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). J’aimerais savoir dans quel modèle agricole les NGT s’inscrivent. Avec les produits phytosanitaires, on a perdu en compétences, si je peux me permettre, en termes de technique d’agronomie. Est-ce qu’aujourd’hui, c’est une solution qui s’inscrit dans un modèle plus global, qui inclut également des évolutions agronomiques et le biocontrôle ? Mesure-t-on l’impact à long terme de cette technologie sur l’environnement, voire sur la santé ? Si aujourd’hui les NGT étaient autorisées, en combien de temps pourrait-on faire cette transition ?

Ma dernière question s’entend par rapport à l’export. Je pense notamment à la question de la phosphine qui a fait débat ces derniers mois. Typiquement, cet exemple pourrait-il être résolu ou pas du fait des contraintes que les pays étrangers nous imposent ?

M. Pierre Pagès. Je peux faire une réponse d’agriculteur : il n’y a pas une technique qui viendra se substituer à une autre dans la transition que l’on est en train d’opérer ; on le voit bien sur nos exploitations. Oui, on a pu fonctionner par le passé en se disant que les solutions phytosanitaires apportaient la réponse à tout. On a un problème, on fait un traitement et c’est réglé. Ce changement de modèle, on le porte aussi parce que la société l’attend et parce que les agriculteurs font partie de la société. On n’est pas différent des autres.

Mais il n’y a pas de réponse universelle. Les NGT ne régleront pas tout, mais on en a besoin parce qu’il y a des résistances variétales. C’est aussi un outil qui nous permet de résoudre un certain nombre de problèmes. On redécouvre les vertus de l’agronomie et heureusement, je pense que c’est important. Des outils sont à notre disposition, des outils d’aide à la décision, des outils de pilotage. Je suis agriculteur depuis trente ans. Avant, j’arrosais beaucoup, je ne savais pas trop ce que je faisais et aujourd’hui, tout est piloté sur mon exploitation.

Il n’y a pas une solution, on a besoin de toutes les solutions. Les NGT en font partie, au même titre que l’agronomie. On est engagé dans ce processus, mais on a vraiment besoin de tout pour répondre aux attentes. Il ne faut quand même pas oublier que l’on a aussi besoin de produire. La qualité est essentielle. La façon dont on va produire est essentielle. Les récents événements sur la planète nous montrent que l’équilibre alimentaire est fragile. On a besoin de tout mener de front.

M. Laurent Guerreiro. Je ne suis pas persuadé que les NGT soient un élément favorisant ou défavorisant d’un retour à plus de compétences agronomiques. Je pense que ce qui fait vraiment l’évolution majeure, y compris dans les entreprises semencières, c’est la prise de conscience que la variété ne pourra de toute façon pas répondre, avec ou sans les NGT, à 100 % des problématiques. Les réponses seront multiples. On a probablement oublié le retour aux basiques ; il ne faut plus seulement raisonner à l’échelle de la culture, mais au niveau d’un système de culture, au niveau d’une exploitation, au niveau de la vie du sol.

Tous ces paramètres reviennent en force et pas forcément grâce aux NGT, mais parce que c’est incontournable si on veut être en capacité d’apporter des éléments de réponse aux enjeux. Les NGT viendront s’inscrire dans cette voie, en permettant l’obtention de produits qui apporteront des nouvelles caractéristiques, mais elles ne feront pas la révolution agronomique. Cette révolution est déjà en cours chez bon nombre de semenciers.

Votre deuxième remarque portait sur les NGT et la santé. J’avoue que je me sens à peine compétent dans ce domaine. La réglementation a défini – même si ce n’est pas encore finalisé – deux grandes catégories. Dans la catégorie 1, on trouve les modifications qui auraient pu être trouvées ou développées par un process naturel. Cela implique un nombre d’interventions dans le génome extrêmement faible, sans introduction d’ADN externe. Si vous avez changé, dans une base d’ADN un C par un T, on peut penser que l’impact est nul. Par ailleurs, la réglementation semble avoir prévu une catégorie 2 où les modifications seraient plus massives et pour lesquelles il faudrait probablement passer par un processus d’évaluation un peu plus lourd.

Concernant votre dernier point, je ne me sens pas en capacité de vous apporter une réponse pertinente.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Ma première question s’adresse à M. Guerreiro. Vous avez dit que ces dernières années ont vu la concentration, au sein de plusieurs entreprises, d’activités de phytochimie et de semences. Les semences, on l’a dit tout à l’heure, sont une alternative sérieuse, d’excellence aux produits phytosanitaires et donc un élément clé dans la réussite du programme Écophyto. N’y a-t-il pas un conflit entre les intérêts commerciaux des entreprises qui concentrent ces deux activités et les attendus du plan Écophyto ?

Ma deuxième question s’adresse davantage à M. Pagès. C’est un cas pratique qui concerne la production de plants résistants à l’usage de produits phytosanitaires. En juillet, au début de notre commission d’enquête, nous avons reçu des chercheurs de l’Inrae qui nous avaient parlé de certaines variétés de pommes de terre développées par les chercheurs et résistantes aux bioagresseurs, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un traitement phytosanitaire.

Cependant, de passage à Bretagne Plants, dans ma circonscription et plus précisément dans ma commune, j’ai aussi cru comprendre que seules certaines variétés de pommes de terre sont considérées conformes ou retenues pour les besoins du marché industriel de la pomme de terre. Comment travailler avec les agriculteurs et les industriels pour promouvoir les variétés de qualité ? Quel rôle pour le politique dans cette perspective ? J’imagine qu’il s’agit là d’un travail à l’échelle de la filière ?

M. Laurent Guerreiro. On essaiera de vous donner des chiffres plus précis, mais la proportion de structures semencières indépendantes, sans activité dans le domaine des produits phytosanitaires, est quand même assez écrasante par rapport aux quelques multinationales auxquelles vous faites allusion. Certes, ces dernières ont un poids très important, mais il y a quand même, en nombre, énormément plus de structures qui ont une activité uniquement dans les semences et qui visent à l’amélioration des variétés commercialisées. C’est là une réalité bien plus prégnante que les quelques acteurs qui pourraient avoir un pied dans les deux univers et être critiqués ou critiquables. Je laisse le législateur décider si la réunion de ces deux activités est compatible avec le droit ou la réglementation. On a énormément de structures semencières performantes en France, en Europe, voire dans le monde, qui ne font que de l’amélioration génétique et qui délivrent des variétés.

M. Didier Nury. Je vous propose que nous vous communiquions ultérieurement les parts de marché par espèce de ces fameuses trois ou quatre grandes sociétés qui peuvent être présentes sur les deux marchés, ainsi que celles des sociétés françaises et européennes. Cela éclaircirait votre doute parce que, pour beaucoup d’espèces, la part de marché des sociétés françaises non impliquées dans l’agrochimie est quand même extrêmement importante.

Vous demandez s’il n’y a pas un conflit d’intérêts entre la partie agrochimique et la partie sélection. Encore une fois, les axes majeurs de sélection ne sont pas liés aux produits phytopharmaceutiques ; ils visent des plantes plus résistantes naturellement aux bioagresseurs. Nous vous ferons parvenir également cette enquête dont je parlais tout à l’heure.

Cet axe de la sélection pour des résistances à des herbicides n’est qu’un tout petit focus et, dans le cas de NGT, il ne faudrait pas que ce soit l’arbre qui cache la forêt. Nous ferons en sorte de vous communiquer des données factuelles et cela permettra de relativiser, en tout cas sur le territoire français. La situation est différente ailleurs dans le monde.

M. Pierre Pagès. Effectivement, l’Inrae a développé des plants de pomme de terre qui sont résistants aux maladies. Cette situation révèle la nécessité de travailler en filière. On est dans une chaîne ; on ne travaille pas pour soi, on travaille pour cette chaîne. Il faut en permanence s’assurer que ce que l’on va créer répond au besoin des industriels et du consommateur au bout de cette chaîne. Si l’industriel ne veut pas telle variété de pommes de terre, c’est qu’elle ne correspond pas au marché.

La bonne nouvelle, c’est que l’on a trouvé des plantes qui sont résistantes. Je crois que si l’on a un rôle à jouer, nous, interprofession et vous aussi, les politiques, en appui, c’est pour casser les chapelles qui peuvent se mettre en place entre les différents maillons et pousser pour qu’il y ait des collaborations. Je pense qu’elles existent entre l’Inrae et la filière des plants de pommes de terre. Les industriels ne doivent pas être exclus de ces tours de table parce qu’in fine, ce sont eux qui décident s’ils ont besoin ou pas de ces variétés. Toute l’organisation que l’on a mise en place dans l’interprofession permet cela. C’est toute la question de l’articulation entre les sélectionneurs et le marché pour lequel on travaille, parce qu’on travaille toujours pour un marché.

M. Laurent Guerreiro. Peut-être une lueur d’espoir, Madame la députée, qui ne concerne pas les pommes de terre mais l’orge. L’orge est également touchée par un puceron qui transmet un virus. On a réussi à rendre certaines variétés résistantes non pas aux pucerons, parce qu’on laisse le puceron venir piquer le plant d’orge et y véhiculer son virus, mais au virus. On a trouvé une solution génétique qui permet, quand le virus est introduit, de le localiser à l’endroit de sa piqûre. Ainsi, il ne se diffuse pas dans la plante. On a réussi à le faire au début sur des variétés d’orge fourragère qui ne répondaient pas aux besoins des industriels impliqués dans la création du malt et la transformation en bière. Aujourd’hui, après trois années de sélection, des variétés résistantes ont été inscrites sur le segment des orges brassicoles.

La sélection est un procédé vraiment itératif qui permet de faire des améliorations. C’est une question de temps et parfois, on a besoin de solutions de protection des plantes pour nous permettre d’arriver à ces solutions génétiques plus complexes sans nous retrouver dans des impasses.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des NGT sera traitée à l’échelle européenne, via le vote d’un règlement. En conséquence, il n’y aura pas de débat français ; il pourra y avoir un débat au sein de la société civile, mais il n’y aura pas de débat législatif ni de décision gouvernementale visant à déployer ou non cette technologie. 

On est à maintenant deux mois du lancement officiel de la nouvelle stratégie Écophyto. Nous aurons rendu notre rapport à cette échéance. Le gouvernement nous dit qu’il tiendra compte de nos conclusions. La nouvelle stratégie sera présentée une première fois au mois d’octobre, puis il y aura une période de débat au cours de laquelle notre commission d’enquête rendra ses conclusions. Nos travaux sont ainsi susceptibles d’alimenter directement le plan Écophyto 2030. Par ailleurs, dans le cadre du projet de loi de finances, 250 millions d’euros ont été apportés au budget de l’agriculture pour financer des mesures systémiques plus agronomiques ou des solutions techniques comme celles apportées par la technologie végétale.

Face à cette double perspective, nous serions très sensibles à ce que vous nous fassiez des propositions concrètes pour lever les obstacles à un bon déploiement des innovations technologiques en matière de semences, dans le sens qui nous intéresse, c’est-à-dire celui d’une moindre dépendance aux solutions chimiques en termes d’intrants. Nous sommes dans une période où ces propositions ont susceptibles de prospérer, avec notamment le projet de loi d’orientation de l’agriculture (PLOA), qui sera présenté prochainement. Le ministre nous l’a confirmé hier en tête à tête.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous avons assisté à une audition de grande qualité, assez technique, sur cet aspect passionnant de la filière que vous représentez, qui est de haut niveau. C’est effectivement une fierté française que d’avoir bâti cette filière avec des acteurs qui sont parmi les plus performants au monde.


28.   Table ronde sur le biocontrôle (mercredi 18 octobre 2023)

Enfin, la commission entend lors de sa table ronde sur le biocontrôle :

 Mme Céline Barthet, présidente de l’Association française des produits de biocontrôle (IBMA France) et M. Denis Longevialle, directeur général ;

 M. Thibault Malausa, chercheur de l’Institut National de la Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (INRAE).

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons nos travaux avec la dernière audition de ce jour, consacrée à la question du biocontrôle. Je suis heureux d’accueillir M. Thibault Malausa, chercheur à l’Inrae, spécialiste du biocontrôle, Mme Céline Barthet, présidente de l’Association française des produits de biocontrôle (IBMA France) et M. Denis Longevialle, directeur général d’IBMA France.

Pour information, notre commission a d’abord travaillé à homogénéiser les connaissances des membres de la commission sur les enjeux, qui sont très techniques, des différentes familles de produits phytopharmaceutiques, de leurs modes d’action, de leurs impacts sur l’eau, l’air et le sol. Nous sommes ensuite entrés dans un examen critiques des politiques publiques conduites en matière de réduction des produits phytopharmaceutiques.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le biocontrôle fait partie des produits phytopharmaceutiques, il ne peut donc pas être considéré comme une alternative à ces produits mais comme une alternative à la chimie. Je vais vous demander justement d’être le plus précis possible sur la question des différents modes d’action : micro-organismes, macro-organismes, produits et molécules utilisés, pour que cette exigence de clarté et de rigueur posée initialement soit maintenue au long des travaux de la commission.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenus de prêter serment de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires.

(Mme Céline Barthet, MM. Thibault Malausa et Denis Longevialle prêtent serment.)

M. Thibault Malausa, chercheur de l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Mon objectif, dans ces sept minutes, va être de présenter de façon générale le panorama du biocontrôle. La définition publiée sur le site du ministère en charge de l’agriculture est la suivante : « Le biocontrôle est un ensemble de méthodes de protection des végétaux basées sur l’utilisation de mécanismes naturels ». C’est extrêmement large. La façon dont je présente l’ensemble des stratégies de biocontrôle, qui vont en réalité au-delà des produits et des intrants, consiste en général à poser deux questions.

Premièrement, qui contrôle ou régule les ravageurs adventices ou pathogènes ? Cela peut être des macro-organismes (insectes, araignées, acariens, nématodes) ou des micro-organismes (bactéries, virus, champignons). Cela peut aussi être des plantes de contrôle, des plantes de services. Cela peut être des substances jouant le rôle de médiateurs chimiques, des kairomones, des phéromones ; tout ce qui va régir les interactions à l’intérieur d’une même espèce ou entre les espèces.

Enfin, dans notre définition française du biocontrôle, on parle de « substances naturelles », d’origine animale, végétale ou minérale, le minéral étant vraiment très spécifique à notre définition nationale.

La deuxième question consiste à savoir comment on utilise ces différents régulateurs. Cela peut être sous forme d’intrants, sous forme de produits ; dans ce cas ils seront produits par une industrie, puis commercialisés par un distributeur, et atteindront l’utilisateur.

Mais l’on peut aussi utiliser des organismes et substances déjà présents dans l’environnement, comme le fait le biocontrôle par conservation. Par certaines pratiques, en ajoutant certaines ressources, certains intrants, on va moduler l’activité des organismes déjà présents. Ce type de biocontrôle sort déjà partiellement du champ des produits.

On a également le biocontrôle par acclimatation qui a pour objectif de restaurer un cortège ennemi naturel qui aurait été perdu lors d’une invasion biologique. Une espèce invasive arrive sur notre territoire sans son cortège d’ennemis naturels. On va aller chercher dans son aire native les ennemis naturels qui vont être à la fois spécifiques et efficaces pour les introduire en France.

Enfin, il y a la lutte autocide, qu’on travaille en France sous la bannière du biocontrôle. On utilise le ravageur contre lui-même, par exemple en le stérilisant, en lâchant des grandes quantités de mâles stériles qui vont entrer en compétition avec les mâles naturellement présents. L’opération va perturber la reproduction et faire chuter les niveaux de densité des populations.

Sur le plan technique, le biocontrôle a le potentiel pour remplacer tout ce qui est insecticides et mollusquicides, même si ce n’est pas forcément à très court terme. Cela devient un peu plus compliqué pour les fongicides et surtout pour les herbicides. Pour ces derniers, nous sommes très loin du compte.

À combien se monte l’effort public et privé en faveur du biocontrôle au niveau national ? J’avais réalisé une étude sur une base de données de la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) entre 2017 et 2021. Elle révélait un niveau de subventions sur projets situé entre 5 et 10 millions d’euros par an, sans doute de l’ordre de 20 millions d’euros si l’on inclut les cofinancements, les coûts complets, les salaires publics et privés. On serait donc à peu près à 20 millions d’euros, avec un ratio qui serait de 50/50 entre recherche académique et recherche appliquée, ce qui fait environ 10 millions d’euros par an d’efforts d’innovation et à peu près l’équivalent en développement de méthodes.

Pourquoi le biocontrôle n’est-il pas complètement au niveau des attentes en termes de diminution d’usage des pesticides ? D’abord, l’innovation pool, le tirage par la demande est en panne. C’est quelque chose de très classique sur des innovations qui doivent s’intégrer dans un système très dominant, particulièrement figé dans le cadre des pesticides. Le parallèle est intéressant et même perturbant avec l’automobile électrique, par exemple. Si on lit des articles scientifiques de sociologie de l’innovation sur le biocontrôle et sur l’automobile électrique, on constate que l’on se trouve quasiment dans la même situation. En raison du système agricole et alimentaire, des infrastructures, le biocontrôle est systématiquement pénalisé par rapport à des pesticides classiques. Par ailleurs, il existe une carence importante au niveau de l’aval des filières, le biocontrôle étant peu valorisé à ce stade. De ce fait, les acteurs de l’innovation n’ont pas complètement leur destin en main, de la recherche jusqu’à l’agriculteur. Ce ne sont pas ces gens-là qui détiennent la clé, les choses se jouent à un niveau plus aval.

On a une tendance, notamment en France, à ne penser que produits lorsqu’on pense biocontrôle. Finalement, quand on considère le champ des possibles pour l’agriculteur, les produits sont une partie de la solution, mais ce n’est pas uniquement cela. On déploie à peu près 90 % des efforts sur les produits. Il faut absolument diversifier. Les services et les stratégies de régulation de type biocontrôle par conservation et acclimatation facilitent l’intégration des produits. C’est un énorme angle mort dans tous les pays, et notamment en France.

Il y a aussi une problématique avec notre manière de concevoir l’innovation, selon une logique très top-down en France, héritée des systèmes agrochimiques : le laboratoire trouve la molécule ou l’organisme, l’industriel qui s’en saisit et on essaie de la faire adopter à l’agriculteur. Il faut arriver à innover avec les acteurs, à mettre l’agriculteur au centre du jeu, à valoriser son savoir-faire.

En termes de grande priorités, je dirais qu’il faut transformer, diversifier et utiliser l’ensemble des leviers du biocontrôle. Il faut aller jusqu’au marché, pour inclure l’aval. Par ailleurs, il faut parvenir à mettre en place un phasage simultané, entre les catégories et les types de leviers du biocontrôle, mais aussi avec les autres leviers de l’agroécologie.

Mme Céline Barthet, présidente de l’Association française des produits de biocontrôle (IBMA France). Je vais commencer par vous présenter IBMA France, qui nous sommes, qui nous représentons. Nous sommes l’association qui regroupe les metteurs en marché de produits de biocontrôle en France. Cette association a aujourd’hui un peu plus de 25 ans. Vous voyez, ce n’est pas tout nouveau le biocontrôle en France, il existait d’ailleurs bien avant la création d’IBMA France.

Nous regroupons aujourd’hui trente-quatre entreprises du marché français de toutes typologies, aussi bien des grands groupes bien installés que des petites startups qui sont encore en train de développer de nouvelles solutions. Ce sont aussi des activités très variées, aussi bien des sociétés qui ont une activité mixte, avec des solutions conventionnelles et des produits de biocontrôle, mais également des metteurs en marché uniquement sur l’axe du biocontrôle.

L’association fonctionne autour de quatre axes stratégiques majeurs, que je vous cite brièvement. Le premier, ce sont les politiques publiques et la réglementation. Nous veillons en permanence à avoir un cadre réglementaire qui soit favorable aux produits de biocontrôle, aussi bien au niveau français qu’au niveau européen. Beaucoup de choses existent, ont déjà été mises en place au niveau français. Au niveau européen, en revanche, il y a encore beaucoup de choses à faire.

Nous avons également un axe d’information. Nous essayons en permanence d’informer les utilisateurs, qui sont aussi bien les agriculteurs que les amateurs, puisque nos membres couvrent les agriculteurs mais aussi les jardins, espaces verts, infrastructures (Jevi).

Troisième axe, la formation puisque les solutions de biocontrôle ont besoin de beaucoup d’accompagnement, de pédagogie, d’explication. On s’investit beaucoup dans la formation digitale, en essayant de mettre à disposition des formateurs, des conseillers, des supports adaptés à nos produits.

Quatrième axe, la recherche et l’innovation. Nous sommes impliqués dans différents dispositifs. Le dernier en date est le grand défi « biocontrôle biostimulant » avec la naissance de l’association pour le biocontrôle, la biostimulation et l’agroécologie (Abba), qui doit prendre son envol d’ici fin 2023.

Nous avons mis en place depuis environ dix ans un baromètre interne qui nous permet de suivre le chiffre d’affaires des produits de biocontrôle sur le marché français. Il y a dix ans, on était en valeur à environ 5 % du marché français de la protection des plantes. Dans notre dernier baromètre, portant sur les chiffres de 2022, nous avions atteint 10 %. L’objectif fixé est d’atteindre les 30 % d’ici 2030. En valeur, nous sommes à 278 millions d’euros en 2022. J’apporte une précision qui a son importance également : l’ensemble de nos adhérents représentent 90 % du marché français. Vous avez donc une belle représentativité du marché français du biocontrôle avec vous aujourd’hui.

M. Denis Longevialle, directeur général de l’Association française des produits de biocontrôle (IBMA France). Il nous semblait important aussi de vous resituer le biocontrôle dans le plan Écophyto.

Quelques mois après le lancement du premier plan Écophyto, le député Antoine Herth a remis un rapport au Premier ministre de l’époque, François Fillon, qui cherchait à mieux connaître le biocontrôle et à voir dans quelle mesure il pouvait répondre aux besoins d’Écophyto. Ce rapport, intitulé « Le biocontrôle pour la protection des cultures, quinze recommandations pour soutenir les technologies vertes », est encore une référence aujourd’hui. La période 2010-2011 marque ainsi le début de la prise en compte du biocontrôle dans nos politiques publiques.

Le deuxième temps fort, c’est 2012-2014. L’année 2012 correspond à toute la dynamique autour du projet agroécologique pour la France ; le biocontrôle est alors reconnu comme l’un des fondamentaux de l’agroécologie. La loi d’orientation pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, promulguée en octobre 2014, comporte plusieurs mesures relatives au biocontrôle.

Premièrement, elle propose une définition du biocontrôle, dans le cadre de l’article L. 253-6 du code rural. Il s’agit du premier article de la section 5 consacrée au plan Écophyto , au sein du titre III du code rural relatif à la protection des cultures. Ce sera pour nous, pour Écophyto, pour les différents acteurs, la référence de ce qu’est le biocontrôle en France. Cette définition devient, à quelques mots près, une référence au niveau européen.

Pour rebondir sur les propos de Thibaut Malausa, c’est vrai qu’avec cette définition, on est très orienté vers le produit. Cela ne veut pas dire que l’on s’interdit les techniques alternatives qu’il est utile d’associer, de combiner entre elles pour favoriser et asseoir le mieux possible la protection des cultures.

La période 2012-2014, c’est donc l’installation officielle du biocontrôle. En 2014, le député Dominique Potier remet son rapport au Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, lequel met l’accent sur des mesures visant à accélérer le déploiement du biocontrôle et l’innovation dans ce domaine.

Le dernier temps fort se situe entre 2018 et 2020. On a changé de majorité présidentielle. Dans le cadre de la loi Egalim, a été ajoutée à la définition du biocontrôle la mention d’une stratégie nationale de déploiement du biocontrôle conçue sur cinq ans. Cette stratégie a finalement été lancée en 2020. Les axes stratégiques adoptés dans ce cadre recouvrent largement nos propres axes stratégiques, évoqués en introduction. 

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. Cet historique me fait chaud au cœur parce que ce sont des étapes qu’on a bien connues, sur lesquelles on s’est engagé. Il y en a une que vous n’avez pas évoquée : c’est la question du système de coupe-file dans le régime d’autorisation. Il s’agissait de permettre aux solutions de biocontrôle d’être traitées de façon accélérée ou prioritaire par rapport aux solutions chimiques. C’est un sujet sur lequel nous avons très souvent été alertés par des opérateurs qui avaient conçu des produits et voulaient les commercialiser. Le système paraissait embolisé. Il m’est arrivé de plaider sur deux ou trois dossiers en écrivant à l’Anses, en alertant le ministre de l’agriculture. On a même organisé des réunions des parties prenantes à l’Assemblée. On était très attaché à la mise en œuvre du principe selon lequel à moyens égaux, l’Anses doit accorder une priorité aux solutions non chimiques.

Peut-on dire qu’aujourd’hui, l’Anses, parvient à traiter les dossiers de biocontrôle avec les délais suffisamment raisonnables pour que la science fasse son office ? Est-ce qu’il n’y a pas de file d’attente pour les produits de biocontrôle ? Ou est-ce qu’il faut déployer des moyens publics supplémentaires pour aller plus vite dans les solutions ?

Mme Céline Barthet. Effectivement, et je l’ai abordé très légèrement dans mon introduction en disant que le travail devait être fait au niveau européen. À partir du moment où, en France, on a eu à disposition une définition du biocontrôle au sein du code rural, on a pu mettre en place différents dispositifs pour le favoriser, notamment au niveau de l’Anses. Pour déposer un dossier de demande d’AMM pour un produit, il faut normalement réserver un créneau de dépôt. Ce n’est pas le cas pour les produits de biocontrôle. Et une fois que l’on a déposé son dossier, l’évaluation est accélérée par rapport à un produit conventionnel. Il y a donc deux choses : la priorité et l’évaluation accélérée.

Il y a même aussi un troisième apport qui n’est pas des moindres, celui des taxes que nous payons, nous industriels, auprès de l’Anses, qui sont minorées pour le biocontrôle. Par exemple pour certains produits de biocontrôle, la taxe sera de 2 000 euros, contre 50 000 euros pour un produit conventionnel. Je vous parlais de certains de nos adhérents qui sont des petites structures, des startups qui n’ont parfois pas encore de produits sur le marché, donc pas de revenus. Il est extrêmement important que les taxes soient accessibles pour ces petits acteurs.

Le bilan français est donc plutôt positif de ce point de vue. Mais ce que l’on observe, c’est que, pour autoriser un produit, il y a deux volets. Préalablement à l’obtention de l’AMM, les substances actives doivent être évaluées et autorisées au niveau européen. Or, en Europe, il n’y a pas de définition des produits de biocontrôle. Si vous déposez votre dossier, vous vous retrouvez donc dans le pool commun de toutes les substances actives. Il n’y a pas de priorité ni d’examen accéléré. Il y a donc un goulot d’étranglement important au niveau européen. Cependant, nous avons des signaux encourageant dans le cadre du règlement européen SUR en cours de négociation, qui devrait poser une première définition du biocontrôle. Nous nous en réjouissons d’autant plus que cette définition reste compatible avec ce qui existe déjà en France.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il était acquis depuis longtemps que cette définition européenne serait l’une des propositions de cette commission d’enquête. Cela semble plutôt bien parti. Si vous vouliez nous écrire en termes précis ce que pourrait être cette définition, pourquoi pas dans une coproduction entre l’Inrae et IBMA, pour avoir une sorte de caution scientifique, nous ferions nôtre votre proposition. Le levier réglementaire, c’est une manière d’accélérer la recherche, le développement, etc.

C’est effectivement le facteur limitant actuellement. On va plus vite à l’Anses pour les produits, mais on est freiné pour la molécule elle-même. Cependant, cela ne vaut pas pour tous les types de biocontrôle. Parfois, il ne s’agit pas d’une molécule mais d’un organisme vivant. Dans cette situation, faut-il quand même passer à la fois par l’Anses et l’Efsa ? Est-ce le même régime pour une molécule chimique ou pour les macro-organismes ?

Par ailleurs, considérez-vous que nous mettons suffisamment de crédits dans le biocontrôle, en termes de recherche publique et privée ? Quelle est la contribution de la recherche fondamentale aux solutions développées par les entreprises privées ? Quelle est la part de la recherche publique et privée ? Comment le domaine public pourrait-il mieux favoriser l’aboutissement de solutions nouvelles ?

M. Thibault Malausa. Je crois qu’on peut dire de manière consensuelle que l’effort de recherche est assez équilibré entre le public et le privé. On est vraiment sur un ratio de 50/50, avec des vocations plus académiques d’un côté, plus appliquées de l’autre.

Sur la question du transfert, il faut distinguer selon qu’on parle des produits de biocontrôle ou du biocontrôle au sens large. Concernant les produits, il n’y a pas grand-chose de ce qu’on produit en laboratoire qui ne soit pas transféré. Le câblage est excellent. Il y a même plutôt un épuisement de ce qui sort des laboratoires de recherche : tout part vers l’industrie.

Il ne s’agit pas tant de dire qu’il y a trop ou pas assez de recherche en faveur du bioncontrôle. Le problème est plus global ; nous sommes dans une situation de déni qui concerne l’ensemble des leviers de l’agroécologie. Si on regarde les moyens investis à l’après-guerre pour installer et établir les modèles agrochimiques, cela doit être au moins deux à trois supérieur à ce que l’on déploie aujourd’hui en faveur des leviers de l’agroécologie. C’est quelque chose que l’on a tendance à oublier. Je ne pense pas que le biocontrôle soit moins bien loti aujourd’hui que les semences ou la robotique. Mais la dimension globale de l’effort n’est pas adaptée à l’enjeu de transition agroécologique qui est devant nous.

M. Dominique Potier, rapporteur. Globalement, il n’y a pas assez pour l’agroécologie, mais dans ce que l’on fait pour l’agroécologie, la part qui va au biocontrôle est raisonnable. En revanche, on a besoin de plus de recherches dans l’agroécologie. Par ailleurs, vous nous dites que le câblage est bon entre les laboratoires publics et les entreprises.

Mme Céline Barthet. J’aurais peut-être un commentaire un peu plus nuancé. On sort d’une expérience qui s’appelle le consortium public-privé biocontrôle. Lorsqu’on a fait le bilan avec nos adhérents, on voit qu’il y a quand même un fossé entre ce que la recherche fondamentale est capable d’apporter et le moment où les industriels peuvent prendre le relais. On a parfois des choses qui sortent des laboratoires qui sont encore trop loin du marché pour que les industriels prennent le relais. Il peut y avoir de la déperdition à ce niveau.

M. Dominique Potier, rapporteur. Y a-t-il encore des choses qui ne vont pas assez vite, qui sont bloquées ? Pouvez-vous caractériser davantage ce fossé à combler ?

Mme Céline Barthet. Ce n’est pas une histoire de vitesse, c’est surtout une histoire de maturité de l’innovation. L’innovation qui sort d’un laboratoire de recherche public est encore généralement très loin d’être utilisable, transférable à un utilisateur. Il reste beaucoup de développements à faire. Cela induit de la déperdition : tout ce qui sort d’un laboratoire ne donnera pas un produit. Il manque peut-être un maillon dans la chaîne.

M. Denis Longevialle. Certains moyens pourraient être alloués à des niveaux plus matures pour être proches de l’innovation « agriculteur ». On fonde de grands espoirs sur le grand défi « biocontrôle et biostimulant » et l’association pour le biocontrôle et la biostimulation pour l’agroécologique (Abba), qui devraient justement favoriser le soutien aux projets à des niveaux TRL (technology readiness level) un peu plus élevés, pour aller plus près de l’innovation, sans forcément être dans le corps de ferme.

Je tiens à souligner que le crédit d’impôt recherche est la première source de financement recherche pour les entreprises de biocontrôle. C’est un vrai outil pour accélérer, renforcer, développer la recherche. On en fait beaucoup plus grâce au crédit d’impôt recherche que si on ne l’avait pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il fait l’objet de critiques récurrentes, mais pas quand il s’agit d’aller dans le sens que vous indiquez.

Dans le domaine du biocontrôle, il y avait initialement beaucoup de startups, parfois des PME. Et puis les multinationales de la chimie ont racheté des brevets, en tout cas la propriété de plusieurs produits. Que peut-on dire aujourd’hui, dix ans après le début de ce mouvement ? Le rachat à prix d’or des bonnes solutions par les grandes firmes a-t-il pour effet de stimuler la créativité des entreprises, la recherche des chercheurs et des ingénieurs ? Au contraire, cela a-t-il plutôt pour effet de tarir ce système d’émergence ?

Mme Céline Barthet. J’ai envie de dire que c’est un bon signe. Ces grands groupes avaient traditionnellement une part de produits de biocontrôle ou de produits alternatifs assez faible dans leur portefeuille. Si vous regardez les feuilles de route de certains grands groupes, vous constaterez qu’il y a de vraies ambitions sur le biocontrôle. Ces ambitions se traduisent effectivement via le rachat de certaines startups. Je dirais que c’est plutôt positif. Elles arrivent sur le marché plus vite, avec des moyens plus rapides. Cela ne tarit absolument pas le gisement de startups ou d’innovations, bien au contraire. De toute façon, il ne faut pas croire que les startups sont armées pour aller jusqu’au marché. Ce serait illusoire. Elles sont excellentes sur l’innovation, elles savent démontrer une preuve de concept, mais viennent ensuite de très nombreuses étapes, et le volet réglementaire en fait partie. Monter un dossier d’AMM est très coûteux et demande une expertise que bien souvent, ces startups n’ont pas en interne. Il y a aussi ensuite la mise en marché qui demande des investissements humains et financiers. De toute façon, les startups ne se suffiraient pas à elles-mêmes. Certaines passent le pas, ont une croissance, passent du statut de startup à celui de PME et grandissent. D’autres se font racheter, mais pas toutes et bien heureusement. On a des exemples d’adhérents qui grandissent.

M. Thibault Malausa. Je partage cette analyse, il n’y a pas de tarissement. On a au contraire un vivier de startups qui me semble de plus en plus important. En revanche, il y a une tendance au formatage des modèles d’affaires, c’est-à-dire que la plupart des entreprises sont créées, accompagnées, rachetées, avec toujours le même modèle d’affaires qui est : « j’ai la petite molécule, la petite bête biocide. Je la développe en grande quantité, j’en mets une grande quantité au champ ». C’est un vrai problème en termes de déploiement. On manque de diversité de modèles d’affaires. Il faudrait vraiment arriver à d’autres types d’innovateurs, des sociétés coopératives d’intérêt collectif, des associations, pour permettre d’autres types d’innovation. Les produits ne vont pas tout résoudre. En termes de coûts/bénéfices, avec les produits, je mets un euro, j’en récupère vingt. Dans d’autres approches plus collectives, territoriales, je mets un euro et j’en récupère deux mille. Du point de vue de l’agriculteur et des chaînes de valeur, il y a un énorme intérêt à diversifier.

Je voudrais quand même insister sur cet aspect parce seuls les produits de biocontrôle sont définis dans le code rural et on a tendance à se focaliser, dans les discussions, uniquement sur les produits, alors que l’ensemble de la réponse n’est pas là.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous évoquez là la question du système commercial. Dans notre système actuel, une molécule chimique s’éteint, on la remplace par une autre molécule chimique qui est moins efficace, elle-même remplacée par un produit de biocontrôle. Il y a un business plan et un modèle d’affaires pour cette approche. Or, le biocontrôle, c’est bien plus que cela. C’est la conservation, c’est lié à la mosaïque paysagère, à l’écosystème de la parcelle, on peut faire appel à des logiques d’importation et d’acclimatation, d’autocide, etc. Mais pour tous ces systèmes-là, il n’y a pas forcément de modèle d’affaires. Pourtant, ce sont des pratiques vertueuses et les investissements sont bons. Comment passer des solutions expérimentales ou marginales à des modèles industriels ou universels qui se généralisent ?

J’aimerais que vous nous précisiez ce que vous entendez par le fait que les infrastructures ne sont pas adaptées au biocontrôle ?

M. Thibault Malausa. Comme vous le dites, une valeur très importante réside dans le service, la régulation, le paysage, la plante de service, le savoir-faire de l’agriculteur. Mais on n’a pas de modèle d’affaires pour capturer cette valeur. L’un des objectifs du grand défi de biocontrôle et de biostimulation pour l’agroécologie, c’est justement d’aller regarder ce qui se fait à l’étranger, souvent sous des formes différentes, avec des filières qui sont devenues elles-mêmes les acteurs de l’innovation. Certains modèles existent et il faut qu’on arrive à se les approprier et à les adapter au système français.

S’agissant des infrastructures, j’en reviens à ce que je disais sur les voitures électriques. Actuellement, quand on a une voiture électrique, on n’a pas autant de flexibilité, par exemple pour se ravitailler. De la même façon, le biocontrôle ne bénéficie pas de l’ensemble de l’infrastructure disponible, entendue dans un sens très large. Il s’agit des outils, des savoir-faire, de la formation, des agroéquipements. Même au niveau réglementaire, tout est prévu pour les pesticides.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vais faire un peu de provocation, n’y voyez aucune arrière-pensée, mais c’est pour aller au fond des choses. Peut-on vraiment parler de biocontrôle lorsqu’il s’agit simplement de recourir à une produit de substitution dit « naturel » ? Cette idée de s’appuyer sur la nature est une bonne chose, on ne joue pas les apprentis sorciers, mais la nature produit des substances extrêmement dangereuses, par exemple la patuline.

Je prends l’exemple de l’acide pélargonique, qui nous sert aujourd’hui à désherber les voies ferrées en France, à la place du glyphosate. Cela nous coûtait 110 millions d’euros avec le glyphosate et cela coûte à présent 270 millions d’euros. On doit passer beaucoup plus souvent parce que l’appareil racinaire n’est pas détruit. En outre, l’acide pélargonique est plus écotoxique que le glyphosate. Est-ce un progrès ou pas ?

Mme Céline Barthet. Je ne vais peut-être pas vous répondre directement sur la question de l’acide pélargonique versus le glyphosate. Ce n’est pas parce qu’une substance est naturelle qu’elle est vertueuse et moins toxique. D’ailleurs, on n’autorise pas les produits de biocontrôle au motif qu’ils sont naturels. On a bien le même filtre d’évaluation des risques que pour les autres produits.

En revanche, les produits de biocontrôle n’ont pas pour objectif d’éradiquer les insectes, les mauvaises herbes ou les maladies. Ils jouent sur des équilibres de populations de ravageurs, en essayant de les maintenir sous des seuils de nuisibilité. C’est quand même assez différent dans l’esprit. Pour certaines familles, on est bien sur des mécanismes très naturels. Je pense par exemple à tout ce qui utilise les phéromones, la confusion sexuelle. On ne tue rien, on empêche les insectes de se reproduire, pour éviter de retrouver, par exemple, des vers dans des pommes ou dans des raisins.

Globalement, les mécanismes utilisés dans le biocontrôle sont très proches de la nature, ce qui permet de dire que leurs impacts indésirables sont moins importants pour l’environnement.

M. Thibault Malausa. Je vais peut-être donner un éclairage avec ma casquette de chercheur. Je suis entièrement d’accord avec vous. Ce n’est pas parce que c’est naturel que c’est forcément mieux. Toute substance ou tout organisme, d’un point de vue recherche, est pris de la même manière avec les mêmes filtres. Il y a quand même de bonnes nouvelles. Quand on regarde de grandes catégories de produits, la plupart des pesticides chimiques ont été modifiés pour être plus rémanents, plus résistants. Ce n’est pas le cas pour les produits de biocontrôle. Il y a quand même des patterns qui font que l’on évolue vers plus de respect de l’environnement et de la santé. Cela reste du cas par cas et justifie une vigilance et un niveau de précaution tout aussi exigeant que pour l’ensemble des produits.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous n’avez peut-être pas osé répondre à ma question consistant à savoir si c’était un progrès d’avoir interdit l’utilisation du glyphosate pour désherber les voies ferrées, mais votre réponse était plus intelligente qu’un simple oui ou non à cette question.

M. Éric Martineau (MODEM et indépendants) (Dem). Les attentes des agriculteurs envers les biocontrôles ne sont-elles pas un peu déçues ou trompées, lorsqu’ils s’imaginent qu’ils vont pouvoir remplacer un produit chimique, de synthèse ou bio, par un biocontrôle ? Celui-ci n’aura souvent pas les mêmes effets… Je me demande s’il n’y a pas un problème de communication quant à ce que l’on peut attendre de ces nouveaux produits de biocontrôle.

En réalité, la solution n’est-elle pas le mix, c’est-à-dire un mélange de biocontrôle et d’autres matières pour nous aider ? Vous avez dit que le biocontrôle fonctionnait bien sur les insectes. Mais on sait bien qu’en volume, on utilise bien plus de fongicides pour lutter contre les maladies. Comment parvenez-vous à lutter contre les champignons avec le biocontrôle ?

Mme Céline Barthet. Effectivement, on ne l’a pas encore dit, mais c’est extrêmement important. Le biocontrôle, ça ne fonctionne pas si l’on pense que l’on va substituer, poste à poste, un produit de biocontrôle à un produit conventionnel. L’approche ne peut être que combinatoire, c’est-à-dire qu’on va changer tout le système, on ne va pas changer juste un élément du système. Quand on parle de combinatoire, il s’agit d’associer d’autres solutions au sens large. Cela peut être des variétés résistantes, travail mécanique, le machinisme, les outils d’aide à la décision (OAD)... Il est vrai que cela demande un effort beaucoup plus important de repenser complètement sa manière de produire. Cela engendre la déception que l’on entend parfois, de la part de certains utilisateurs. D’où l’importance d’accompagner et de faire de la pédagogie et de la formation, parce que ce n’est pas évident.

L’évaluation est accélérée, mais l’évaluation n’est pas au rabais. On a exactement la même grille que pour les autres produits. On passe au filtre du même tamis. On a les mêmes critères. C’est une contrainte, mais finalement, cela donne de la robustesse et une sécurité. On n’a jamais demandé à ce que cette évaluation soit allégée. On veut une priorité, on veut une accélération, mais on veut aussi remplir les mêmes critères que les autres produits.

Les produits les plus utilisés quand on regarde toutes les familles de protection des cultures sont les herbicides, suivis des fongicides et, en dernier, des insecticides. Par ailleurs, on a tout ce qui est lutte anti-limaces et régulateur de croissance. C’est le marché global. C’est vrai que le marché du biocontrôle est complètement inversé de ce point de vue. On est très présent sur les limaces et les insectes, beaucoup moins ensuite. Le parent pauvre du biocontrôle, ce sont les herbicides. La recherche se poursuit chez nos adhérents. On se heurte, en tant qu’association professionnelle, à des questions de confidentialité que vous comprendrez bien.

M. Denis Longevialle. Notre baromètre donne des indications sur le marché, c’est perfectible, il serait intéressant d’aller à l’hectare. S’agissant de la lutte contre les champignons, il s’agit du troisième type de produit de biocontrôle en matière de pénétration du marché. Sur 100 % de ventes de fongicides en France en 2022, 14 % étaient des produits de biocontrôle. Le biocontrôle est donc présent aussi sur ce secteur, sans être en première position, comme il peut l’être pour les mollusques et pour les insectes.

M. Thibault Malausa. Vos questions sont au cœur des problèmes que l’on identifie actuellement. On a une énorme marge de progression dans le dialogue entre acteurs de la recherche et de l’innovation pour définir les problèmes, dialoguer sur la façon de les cibler. C’est aussi parce que notre vision est, en général, très contre-productive. On dit toute l’année que ce n’est pas une approche de substitution, mais finalement, très souvent, pour simplifier les messages, on présente les choses de façon substitutive, on fait croire quelque chose qui est économiquement aberrant pour l’agriculteur. Non, on ne va pas pouvoir remplacer un ou deux produits à large spectre par quinze produits de biocontrôle, dont chacun est individuellement plus cher que le produit antérieur ! Il y a énormément de quiproquos.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). J’ai une question d’ordre général concernant vos moyens budgétaires. Les moyens budgétaires consentis dans le cadre de ce programme Écophyto pour développer des alternatives à la chimie sont-ils suffisants ?

Je souhaite rebondir sur une vive inquiétude actuelle du monde agricole, qui est la baisse du financement des mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec). Est-ce une évolution inquiétante, sachant que les Maec permettent aussi une baisse de l’utilisation des fongicides, des herbicides ? Il y a des milliers d’agriculteurs engagés dans ces pratiques. Le dispositif semblait efficace sur la période 2017-2023.

M. Thibault Malausa. Il est toujours compliqué de répondre sur ces aspects budgétaires. Je le redis, on n’a pas pris la dimension actuelle du challenge par rapport à ce qui a été fait à l’après-guerre pour la révolution verte. Nous sommes vraiment sur des ordres de grandeur inférieurs. Je crois qu’Écophyto 2 ou 2+ était financé à hauteur de 75 millions d’euros par an. C’est infiniment insuffisant pour arriver à des objectifs d’impact sur les durées attendues.

Aujourd’hui, s’agissant du biocontrôle, le tirage par la demande n’est pas là. On a un système figé. Le marché est petit. On n’arrive pas bien à englober les services ou la conservation dans ces chiffres, il est donc difficilement d’en faire une estimation juste. Pour les produits, on a un chiffre d’affaires de l’ordre de 300 millions d’euros par an. Dans l’absolu, en termes de filière industrielle, c’est tout petit. Comme la plupart des dispositifs de soutien à l’innovation sont indexés sur l’investissement privé, la machine a du mal à tourner. Tout le monde y met vraiment du sien, les acteurs travaillent ensemble, investissent autant qu’ils peuvent, mais la pompe à l’innovation est insuffisante sur le biocontrôle. Il y a un problème d’insuffisance de moyens par rapport aux objectifs. 10 millions d’euros par an, c’est l’équivalent d’une solution développée, en allant suffisamment loin dans l’intégration de cette solution.

Mme Céline Barthet. Il faut aussi savoir où sont dirigés les moyens. Beaucoup de moyens vont permettre aux innovations d’apparaître, mais on ne va pas les porter jusqu’au marché et c’est un peu là où l’on pêche en ce moment. Le chemin est extrêmement long et souvent sous-estimé. Des améliorations doivent être apportées à ce niveau.

Vous parliez des Maec. Effectivement, c’est inquiétant puisque c’était un moyen d’accompagner les agriculteurs dans leurs changements de pratiques. C’est une thématique dont on discute souvent. Changer ses pratiques, c’est prendre des risques et on a besoin d’accompagner les agriculteurs dans cette prise de risques. Les agriculteurs ne peuvent pas tout porter tout seuls.

M. Thibault Malausa. Au lieu de sécuriser et de renforcer tout ce qui va permettre au biocontrôle de s’installer, d’être sur le marché, d’être dans l’intégration, dans les systèmes, d’avoir des systèmes territoriaux, de renforcer cette infrastructure dont je parlais pour le biocontrôle, il y a presque une tendance à la limiter. Il y a beaucoup de solutions, mais elles s’arrêtent toutes à peu près au même moment, quand il faut diffuser aux champs. Ce sont des toutes petites solutions qui ne sont presque pas utilisées.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a toute une question d’accompagnement des agriculteurs. Comment est-ce qu’on peut rassurer quand n’y a pas vraiment de risque ? S’il y a un risque, comment peut-on l’assurer ?

En bio, paradoxalement, on utilise peu de biocontrôle. Est-ce que ce n’est pas une sorte de paradoxe ? En grande culture, en polyculture – élevage, on ne fait pas appel à des biocontrôles. Est-ce une question économique ou une question d’infrastructure globale ? Enfin, les herbicides restent le grand angle mort des alternatives, à part la mécanique, avec ses contraintes. Y a-t-il le début d’une ouverture ? Je n’imagine pas de solution de biocontrôle à même de remplacer les herbicides pour contrôler les adventices.

M. Thibault Malausa. Les agriculteurs en bio n’utilisent peut-être pas moins de produits de biocontrôle mais, en tout cas, ils n’en utilisent effectivement pas plus. En revanche, ils utilisent plus de biocontrôles au sens large. Ce n’est pas forcément objectivé. Les gens en bio ont trouvé des moyens d’avoir des pratiques qui permettent de réguler la présence des bioagresseurs. Ils créent de la valeur, il doit y avoir du service, il y a du savoir-faire. Il y a un modèle d’affaires lié au bio sur le biocontrôle.

S’agissant des herbicides, des pistes se dessinent à l’Agence nationale de la recherche. Mais l’expérience montre qu’en général, il faut entre quinze et vingt ans entre le moment où l’on est à ce niveau-là et la solution terrain. Ce ne sera donc pas pour tout de suite. L’avantage des pesticides, c’est que c’est à la fois une méthode curative et une assurance. Effectivement, il manque, dans ce que l’on propose actuellement, la question assurantielle. C’est la même chose lorsque je parle du modèle d’affaire et de l’infrastructure : la question de l’assurance est sous-jacente.

Mme Céline Barthet. Il y a une vingtaine d’années, les premiers utilisateurs de produits de biocontrôle étaient bien souvent des agriculteurs qui étaient en bio. À l’heure actuelle, les produits de biocontrôle sont utilisés à parts égales par les agriculteurs conventionnels et les agriculteurs bio.

La disponibilité des herbicides constitue une question récurrente. S’il y avait une solution alternative identifiée et qu’on commençait à la faire entrer dans le circuit d’évaluation, sauf à ce qu’elle ait un traitement de faveur, on patienterait au moins sept à huit and. Elle aurait sans doute un traitement de faveur au vu des enjeux…

M. Dominique Potier, rapporteur. Quand on voit les controverses sociétales et scientifiques autour du glyphosate, il y aurait un vrai enjeu à pousser des solutions herbicides. C’est pour cela que tout ce que l’on est en train de bâtir devra être entendu, du moins je l’espère.

M. Denis Longevialle. Quand on aborde ces sujets, on entre souvent sous le sceau de la confidentialité et on a du mal à échanger au niveau d’IBMA France sur ces questions. Une enquête interne qu’on avait réalisée en 2020 montrait que 37 % des projets portaient sur cette thématique des herbicides. On ne sait pas où en sont ces projets.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci beaucoup pour cette fin de journée passionnante sur cette question du biocontrôle.

29.   Audition de M. Yves Picquet, président de Phyteis, M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques, et M. Julien Durand Réville, responsable santé et agronomie digitale (jeudi 19 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui. Vous êtes les représentants d’un secteur qui se trouve dans l’œil du cyclone depuis plusieurs années en raison de ce qui est reproché à la « chimisation » de l’agriculture. Cette commission d’enquête se penche sur les politiques publiques qui ne parviennent pas à atteindre les objectifs que la nation s’est fixés en termes de réduction des impacts et des usages des produits phytopharmaceutiques.

Il est important pour nous de comprendre comment les entreprises de votre secteur ont vécu ces dernières années, comment elles se sont insérées dans cette politique publique, et comment vous vous projetez dans les années qui viennent au regard de la grosse pression qui existe pour sortir de la chimie d’une part, et de l’hypothèse selon laquelle on ne sortira peut-être jamais totalement de la chimie dans l’agriculture, d’autre part. Votre secteur est-il plutôt en position défensive ou en accompagnement de cette dynamique ? Comment la partie recherche et développement de vos entreprises est-elle orientée ? Il est important que la commission soit éclairée pour qu’il y ait le plus de justesse possible dans ses recommandations et dans son rapport.

Votre audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Yves Picquet, M. Philippe Michel et M. Julien Durand-Réville prêtent successivement serment.)

M. Yves Picquet, président de Phyteis. La raison d’être de notre association est la protection des cultures. Cette protection a fortement évolué ces dernières années. Nous sommes au cœur du moteur de la transition agroécologique. Nous avons décidé de changer de nom parce que nous voulions incarner ce changement déjà entamé depuis des années par nos différents membres. Nous nous adressons à toutes les sortes d’agricultures, avec le souci constant de protéger les agriculteurs, les riverains et les consommateurs.

Cette évolution se traduit par une approche plurielle, combinatoire, qui se base sur quatre piliers. Le premier est l’agronomie digitale. Nous captons de nombreuses données qui peuvent être intéressantes pour le pilotage de nos cultures. Nous pouvons disposer d’un outil d’aide à la décision qui nous préviendra du développement d’une maladie et qui nous dira s’il faut traiter ou non. Avant, nous traitions de manière préventive ; désormais, nous traitons à la juste dose, au bon moment et au bon endroit. Nous sommes également aidés par les équipements. J’y reviendrai.

Le deuxième pilier est la biotechnologie. Il s’agit d’une boîte à outils très large qui permet d’avoir des plantes de plus en plus intelligentes, à même de se défendre elles-mêmes, et qui permet également d’optimiser l’interaction de la plante et du sol.

Le troisième pilier est la bioprotection, terme qui désigne l’action des produits d’origine naturelle – phéromones, bactéries, virus – qui permettent d’endiguer les attaques de bioagresseurs sur nos différentes cultures.

Le dernier pilier est la phytopharmacie traditionnelle.

La sélection est la promesse d’un rendement. Il faut essayer de défendre cette promesse le plus possible. Le digital nous dit s’il faut traiter ou non, et de quelle façon. Nous entamerons alors des schémas de protection qui passeront par du biocontrôle, des produits de phytopharmacie, en vue de protéger la plante de la meilleure des façons.

La commission souhaite avancer sur la réduction des produits de la phytopharmacie traditionnelle. Il faut rappeler qu’en effet, ces produits ne sont pas anodins. Leur rôle est de réguler des bioagresseurs. Il convient d’être vigilant aux conditions d’usage. Ces produits sont homologués suivant un processus très strict, qui couple le processus européen au processus français, et qui est en constante évolution.

Les produits de protection des cultures sont utiles et bénéfiques. Nous avons tendance à penser que les agriculteurs les utilisent parce qu’il le faut, ou par plaisir. Mais il s’agit pour eux d’une dépense, et ce n’est pas une fin en soi. Le produit est là pour protéger la culture, la récolte, le rendement, et pour fournir de l’alimentation abordable à tout le monde, en quantité et en qualité. Nous avons tendance à l’oublier dans le monde actuel.

Les fermes Dephy montrent clairement qu’il est possible de réduire les produits phytosanitaires. Nous sommes d’accord. Mais il ne faut pas oublier que nous travaillons sur du vivant : toutes les années ne se ressemblent pas. Les bioagresseurs se multiplient plus en fonction du climat que d’autre chose.

À ces considérations s’ajoutent les problématiques de souveraineté alimentaire. La France possède un diamant, qui est son agriculture. Il est très important d’en faire profiter nos concitoyens, mais aussi de considérer la souveraineté à l’échelle européenne.

La dernière dimension à prendre en compte est le dérèglement climatique. L’agriculture peut jouer un certain rôle, mais il lui faut tous les outils pour agir en ce sens.

La recherche en matière de protection des cultures se poursuit. Nos différentes sociétés essaient toujours de trouver des produits à impact plus faible. De nouveaux modes d’action arrivent. Nous ne pouvons pas laisser nos agriculteurs sans solution. L’utilité des produits phytosanitaires et du combinatoire a toute son importance.

Le rôle de Phyteis est d’être à l’écoute du monde agricole, des instituts, des chambres, pour essayer de recenser le plus en amont possible les besoins futurs, afin de réussir le pari du combinatoire dans le futur et de diminuer au maximum l’impact de la production agricole. Ce travail est mené avec les différents acteurs de la profession : syndicats agricoles, distributeurs, chambres, instituts. Nous travaillons sur l’harmonisation des étiquettes. Nous avons été à l’origine d’initiatives portant sur des équipements de protection individuelle. Un nouveau standard de bouchon, permettant de ne plus entrer en contact avec les produits phytosanitaires, va être instauré sur le marché. L’on parle désormais de « pulvérisateurs intelligents », qui combinent le digital et la mécanisation pour réduire l’impact de la production.

Nous sommes membres du contrat de solutions, et nous participons à d’autres initiatives qui ont permis à la France d’être l’un des pays les mieux classés dans le recyclage des déchets créés par l’industrie. Nous avons été membres des instances Écophyto depuis le départ, dans une approche constructive, et nous avons formulé des propositions. C’est animés de cet état esprit que nous sommes ici aujourd’hui pour essayer de trouver des solutions, le but final étant de produire en respectant les agriculteurs, les riverains, les consommateurs et l’environnement. Nos membres sont très fiers d’être un petit maillon de cette grande chaîne de l’agriculture. 

M. Dominique Potier, rapporteur. Il m’intéresse particulièrement de mesurer vos modes d’influence sur la décision publique. J’aimerais tout d’abord objectiver votre récit. Quelle est la part des produits chimiques et non-chimiques dans les solutions que vous proposez ? Vous êtes bien sûr très attentifs aux recherches, car ce sont les solutions de demain ; les entreprises que vous représentez tiennent à les avoir dans leur catalogue. Si l’on fait une photographie aujourd’hui, quelle est la part du biocontrôle et quelle est la part du reste ?

M. Yves Picquet. La part des biocontrôles chez nos membres est de 5 %.

M. Dominique Potier, rapporteur. À vous écouter, l’on pourrait penser que le rapport est plus équilibré. La part des biocontrôles est donc très minoritaire. Ce sont surtout des solutions traditionnelles qui sont utilisées.

M. Yves Picquet. Le mouvement des biocontrôles est en pleine évolution. Il va fortement augmenter. Il faut toutefois comprendre que mettre des biocontrôles sur le marché demande un accompagnement beaucoup plus important, car leur niveau d’efficacité n’est pas celui de la chimie.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous représentez une grande diversité d’entreprises. Que représentent les multinationales et les autres entreprises en chiffre d’affaires ?

M. Philippe Michel, directeur des affaires réglementaires et juridiques. Nous disposons du chiffre d’affaires global, mais pas de la ventilation par société. Le chiffre d’affaires des produits phytosanitaires vendus par nos adhérents aux distributeurs s’élève en 2022 à 2,5 milliards d’euros.

La part du biocontrôle est en effet de 5 %. En 2022, le chiffre d’affaires du biocontrôle est de 115 millions d’euros. Ce chiffre correspond à ce qui est vendu, et ne reflète pas la recherche et le développement. Avant de vendre, il faut trouver des solutions. La difficulté, s’agissant des méthodes alternatives, est de trouver des solutions qui répondent aux exigences réglementaires, qui soient efficaces et répondent aux besoins des agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il me semble que la part des multinationales est prépondérante. Quel est le nom des grandes majors que vous représentez ?

M. Philippe Michel. Bayer, BASF, Syngenta et Corteva sont les principales, mais il y en a bien d’autres.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle part du chiffre d’affaires ces entreprises représentent-elles ?

M. Philippe Michel. Je ne peux vous répondre. Nous vous communiquerons cette information.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce que je veux mettre en évidence, c’est qu’il existe une diversité de solutions et une diversité d’entreprises, mais que c’est essentiellement la chimie qui est utilisée, et que ce sont essentiellement les grandes entreprises qui occupent le marché.

Quel est le budget de Phyteis ? Quelle en est la part consacrée au plaidoyer ?

M. Philippe Michel. Phyteis est inscrit dans le registre des représentants d’intérêts depuis le 14 novembre 2017, c’est-à-dire depuis sa création. Le chiffre déclaré de représentation d’intérêts se situe entre 100 000 et 200 000 euros. Il couvre les rencontres avec les décideurs publics : le gouvernement, les parlementaires.

M. Yves Picquet. Il est important de souligner que Phyteis ne compte pas 200 personnes, mais seulement dix permanents. C’est peu, par rapport à d’autres organismes faisant du plaidoyer.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quel est votre budget ?

M. Philippe Michel. Il se situe entre 3,8 et 4 millions d’euros.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le 4 juillet, la présidente de l’Assemblée nationale vous a mis en demeure à la suite d’un signalement que j’avais porté sur votre récit, lequel faisait suite à la disposition que nous avions prise dans la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable (EGalim). Cette disposition visait l’interdiction d’exportation des produits phytosanitaires interdits en France. Vous aviez annoncé la suppression de 2 700 emplois directs et de 1 000 emplois indirects. Quelques années plus tard, nous avons découvert que cette interdiction n’avait pas eu d’impact significatif sur l’emploi. Sur la proposition de plusieurs organisations, j’ai fait ce signalement au déontologue. Votre réponse m’a beaucoup étonné. Vous reprochiez à l’Assemblée nationale et aux députés de ne pas avoir effectué d’étude d’impact, alors que vous-même aviez effectué une erreur majeure dans votre étude d’impact.

M. Yves Picquet. Il est important que les choses se disent et soient claires. En 2018, quand nous avons parlé de ces emplois menacés, les contours de la loi n’étaient pas du tout clairs. Ils ne sont pas encore totalement clarifiés aujourd’hui. Nous représentons des sociétés internationales, dont la logique industrielle repose sur un réseau de production basé dans différents pays. Ce n’est pas parce que vous avez 15 % de production en moins que vous retirez 15 % du personnel. Mais une fois que vous avez 20 à 30 % de production en moins, vous fermez carrément le site.

C’est en nous basant sur ce genre d’approche, sans connaître les contours de la loi, que nous avons parlé d’emplois menacés. Nous n’avions aucune volonté d’induire qui que ce soit en erreur. Depuis, le Covid-19 et la guerre en Ukraine ont favorisé une forme de relocalisation. Nous pouvons tous nous féliciter d’avoir su maintenir les emplois en France. Je souligne que nous n’avons pas reçu de mise en demeure de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce sont les instances prévues par les lois ad hoc à l’Assemblée et au Sénat qui ont produit leurs effets. C’est une simple mise en demeure.

Cet épisode indique que votre influence est très importante. Des députés et des sénateurs ont repris vos arguments, qui en l’occurrence étaient fallacieux, votre estimation étant mauvaise. J’ai également entendu deux ministres pratiquement reprendre vos arguments. Combien de contacts, d’échanges, de rendez-vous avez-vous eus pour que cette idée soit véhiculée sur les bancs de l’Assemblée nationale par des ministres, et reprise par des députés et des sénateurs ?

M. Yves Picquet. Je ne peux pas accepter le mot « fallacieux ». Notre logique n’était pas de tromper qui que ce soit. Nous étions vraiment dans le doute à l’époque. Quand nous sommes dans le doute, nous le signalons. Notre industrie compte environ 6 000 emplois en France. Notre responsabilité sociale est importante. Je ne peux admettre que l’on parle d’arguments fallacieux.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est sur le caractère fallacieux qu’est fondée la mise en demeure de la présidente de l’Assemblée nationale. Vous me permettrez de faire écho ici à la décision prise.

M. Yves Picquet. Nous pouvons nous accorder sur le fait de ne pas être d’accord.

M. Philippe Michel. Toutes les informations demandées par la présidente de l’Assemblée nationale, notamment les courriers, ont été transmises pour l’instruction du dossier.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une question importante, concernant votre influence sur la sphère publique et sur le monde paysan, est celle du pouvoir de la publicité. Pouvez-vous estimer le budget publicitaire, pour la presse spécialisée et pour la presse en général, des entreprises que vous représentez ?

M. Philippe Michel. La publicité relative aux produits phytopharmaceutiques est encadrée en France et au niveau communautaire. Elle est interdite. Seule la publicité pour les produits de biocontrôle est possible. La part de publicité pour les produits phytopharmaceutiques est donc très réduite.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette interdiction s’étend-elle à la presse spécialisée agricole ?

M. Philippe Michel. Non. Pour la presse spécialisée, la publicité est toujours possible.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous nous donner le chiffre d’affaires ?

M. Philippe Michel. Je ne peux vous répondre. En tant qu’organisation professionnelle, Phyteis est soumise à un certain nombre de règles par rapport à la concurrence. Nous n’intervenons absolument pas sur les pratiques commerciales et individuelles de nos adhérents. Nous n’avons pas connaissance de leurs coûts de publicité.

M. Dominique Potier, rapporteur. La commission tentera d’estimer par d’autres moyens votre puissance d’influence sur l’imaginaire et sur la décision des agriculteurs par rapport à ce que déploie la puissance publique par ailleurs.

Avez-vous des liens capitalistiques ou politiques avec la revue Agriculture et Environnement ? Je suis frappé de voir à quel point elle reprend quasiment mot pour mot vos argumentaires.

M. Yves Picquet. À ma connaissance, non.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous trouver cette information et la vérifier ? C’est important.

Je voudrais en venir à la question des indicateurs. Avez-vous une opinion sur ce qui, entre le nombre de doses unités (Nodu) et la quantité de substances actives (QSA), représente l’indicateur le plus performant ? Que pensez-vous de celui que prépare l’Union européenne à travers le projet de règlement sur l’utilisation durable des pesticides (SUR) ?

M. Yves Picquet. Notre position sur les indicateurs est très claire depuis le début. Un indicateur qui ne prend que le volume n’est pas un indicateur pertinent. Nous devons absolument prendre en compte la notion de risque. La notion de volume contribue à la diabolisation de nos produits, alors que nous avançons chaque année vers des produits ayant un profil de plus en plus favorable.

Pour nous, l’indicateur européen HRI1 est valable, parce qu’il tient compte du volume et du risque, et parce qu’il permet de faire des comparaisons entre les différents pays.

M. Philippe Michel. Nous soutenons l’indicateur européen HRI1. Il est très important que les indicateurs qui seront applicables à l’agriculture soient harmonisés au niveau européen, pour que tous les agriculteurs européens soient jugés selon les mêmes règles. Au-delà de cet indicateur, il est important de tenir compte des réductions de risque ou d’impact. Un indicateur pourrait même mesurer l’efficience en termes de production agricole. Un équilibre doit être trouvé entre la réduction de l’utilisation des produits chimiques et la question de la souveraineté alimentaire en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le règlement SUR pourrait établir un objectif de baisse de 50 % des produits phytosanitaires, dans un délai qui n’est pas tout à fait défini. Quel est votre avis sur cet objectif ?

Vous êtes partisans des souverainetés alimentaires nationales et européenne, mais vous représentez des multinationales qui ont des intérêts en Asie, aux États-Unis et dans beaucoup de pays émergents. En quoi la souveraineté alimentaire est-elle si importante pour une multinationale ? N’y a-t-il pas une contradiction entre ce modèle d’affaire et un souci de souveraineté ?

M. Yves Picquet. Nous nous inscrivons dans la transition portée par le règlement SUR. Nous nous sommes inscrits dans cette dynamique depuis de nombreuses années. Faut-il viser une réduction de 20 %, de 30 %, de 50 % ? Cela est très difficile à dire, d’autant que nous travaillons sur du vivant. Pour ce qui est de réduire l’impact grâce à un travail combinatoire, à des produits à meilleur profil, à du biocontrôle, au digital, il est certain que nous serons au rendez-vous.

Pour répondre à votre deuxième question, il me semble qu’il n’y a aucune contradiction. Toutes nos entreprises sont ancrées dans la société civile. Certaines sociétés sont plus importantes que d’autres, mais toutes profitent des avancées réalisées. L’offre ne se limite pas à quatre ou cinq acteurs. Il ne faut pas s’inquiéter d’une approche monopolistique. Il y a de la place pour tout le monde.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué les quatre piliers de vos activités. Que répondez-vous à l’argument selon lequel vous n’êtes pas crédibles dans l’accompagnement de la transition agroécologique tant que l’un de vos piliers est le pilier phytopharmaceutique traditionnel, qui implique que vous avez intérêt à vendre des produits phytopharmaceutiques ? Quelle crédibilité avez-vous comme acteur intervenant dans le débat public sur l’accompagnement de la transition agroécologique, dont le but est de se soustraire le plus possible – voire totalement – à la vente de produits phytopharmaceutiques, alors que vous y avez un intérêt ?

M. Yves Picquet. Il faut revenir à la notion d’impact. Il s’opère une évolution, mais le temps de la recherche est long : sortir un produit prend dix à douze ans. L’évolution sera lente. L’Association française des entreprises de produits de biocontrôle (IBMA) vise 30 % de biocontrôle. Nous voulons bien relever ce pari. Nombre de nos membres sont aussi membres d’IBMA. Les évolutions en cours nécessitent beaucoup d’accompagnement sur le terrain. Il s’opère une mue de la protection chimique vers une protection basée sur quatre ou cinq piliers. Depuis que nous avons lancé le nouveau Phyteis, nous constatons de plus en plus d’intérêt de la part de nos membres. Comme nous disposons de différents outils dans nos sociétés, nous sommes légitimes pour accompagner ce mouvement. Nous ne sommes pas les seuls.

Mme Mélanie Thomin (SOC). J’aimerais revenir aux forts enjeux de souveraineté alimentaire dans notre pays. Vous avez raison de dire, en parlant de l’agriculture française, que nous avons un diamant entre les mains. Charge à nos politiques publiques de trouver le bon chemin pour l’accompagner.

Vos adhérents sont des industriels de la filière phytopharmaceutique. La réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides est une promesse forte, qui réduirait de moitié les parts de marché et le chiffre d’affaires de vos adhérents, du moins de ceux dont l’activité est principalement centrée sur les produits phytosanitaires de synthèse. Le plan Écophyto nuit à certains intérêts économiques et commerciaux. Que pensez-vous de son ambition ? Comment aborder et accompagner vos adhérents dans l’ambition d’un tel plan ? Avez‑vous eu la tentation de ralentir ou d’entraver la mise en œuvre des différents plans Écophyto ?

Avez-vous changé vos méthodes de travail à la suite de la mise en demeure du Parlement ? Notre commission d’enquête a démarré en juillet 2023. Avez-vous, depuis le début des travaux préparatoires, transmis des documents ou éléments, de manière directe ou indirecte, ou échangé, avec des députés membres ou non de cette commission, ou avec leurs collaborateurs, ou des partis politiques, en lien avec les travaux que nous menons ? Si oui, lesquels ?

M. Yves Picquet. En ce qui concerne la mise en demeure, nous avons appris que nous devons être très prudents avec les chiffres que nous mettons sur la place publique. Je répète toutefois que notre intention était bonne et se basait sur une logique industrielle. Nous ferons attention dans le futur.

À ma connaissance, aucun contact n’a été pris avec des personnes autour de la table pour influencer quoi que ce soit. Même si nous pensons que la mise en demeure n’était pas justifiée, nous faisons encore plus attention à notre façon d’approcher les gens. Notre but est d’être transparent.

S’agissant des plans Écophyto, il est peut-être exagéré de parler d’échec. Beaucoup de choses ont changé. J’ai quitté l’Europe occidentale pendant dix ans. Quand je suis revenu, je n’ai pas retrouvé les mêmes codes. Une prise de conscience a eu lieu chez tous les acteurs de l’agriculture. Ce n’est pas suffisant, il faut continuer à avancer, mais la France et l’Europe de l’Ouest ont énormément avancé. Il ne faut pas l’oublier.

M. Philippe Michel. Nous considérons que le plan Écophyto n’est pas un échec. Au-delà du prisme de la quantité de substances actives, beaucoup de choses ont été faites, notamment la mise en place de la certification. Entre 2001 et 2021, les tonnages de produits phytopharmaceutiques commercialisés par les adhérents de Phyteis à destination des distributeurs de produits agricoles ont diminué de 45 %. Le profil des substances a également beaucoup évolué.

M. Julien Durand-Réville, responsable santé et agronomie digitale. Nous avons été les premiers au monde à lancer un guide de l’étiquetage, visant à ce que les étiquettes soient construites de la même façon, avec les mêmes informations présentées de la même manière, quelle que soit la société mettant le produit sur le marché.

Nous nous sommes beaucoup investis sur la protection individuelle. Jusqu’à présent, celle-ci suivait des normes de protection chimique transversales. La France a été à l’initiative de l’instauration de normes agricoles, permettant de prendre en compte la vraie vie d’un agriculteur et les contraintes auxquelles il est exposé. Les fabricants français ont répondu présents et ont notamment créé des gammes d’équipements destinées aux femmes, qui n’existaient pas avant.

Récemment, des travaux ont été menés sur la digitalisation de l’information. Ce projet vise à mettre à disposition l’ensemble des données réglementaires des différentes parties prenantes, mais aussi des fabricants d’outils d’aide à la décision. Demain, l’agriculteur pourra flasher le produit qu’il utilise et avoir accès à des informations. Le digital facilitera la prise en compte de la réglementation, qui est de plus en plus importante, par les agriculteurs.

Nous travaillons aussi sur les systèmes de transfert fermé, qui visent à réduire les contacts pour les utilisateurs de produits. L’objectif est de pouvoir clipser les bidons directement sur l’organe d’intervention, et de prévoir le rinçage du bouchon ou du bidon.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je réitère ma question : au sein de Phyteis, depuis le début des travaux préparatoires de la commission, des échanges ont-ils eu lieu avec des députés ou des parlementaires, en lien avec les travaux de la commission d’enquête ?

M. Yves Picquet. Votre insistance me laisse penser que vous savez quelque chose. Personnellement, je ne suis au courant de rien. Après l’épisode évoqué, cela n’aurait pas été très adroit de notre part !

M. Grégoire de Fournas (RN). Je voudrais que Mme Thomin aille plus loin. Si vous êtes convaincue qu’il y a eu des tentatives de pression sur des membres du Parlement, si vous avez des informations à révéler, il faut le faire maintenant. Vous induisez la suspicion sur vos collègues, et cela est insupportable. Soit vous avez des éléments et vous les donnez maintenant, soit vous dites que vous n’avez rien, et nous en restons là. D’autres députés, dont vous, monsieur le rapporteur, ont dénoncé cette méthode, visant à induire une suspicion de corruption à l’encontre de certains parlementaires.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous avons bien noté votre indignation. Le fonctionnement de la commission est de ma responsabilité. Notre rôle est de creuser, d’aller au bout de ces questions sensibles. Il est demandé à un acteur qui a des démarches de lobbying s’il a entrepris des démarches particulières à l’occasion de cette commission d’enquête. N’y voyez pas une attaque insidieuse à l’encontre de tel ou tel membre de la commission, de tel ou tel parlementaire.

Ce que dénonçait le rapporteur à propos de l’argumentaire sur les emplois, c’est l’impact d’une donnée très sensationnelle, qui a été reprise, y compris par des membres du gouvernement, alors qu’elle était critiquable sur le fond. Il est demandé aux acteurs d’être le plus rigoureux et exact possible dans les informations qu’ils mettent à la disposition des décideurs publics pour éclairer leurs décisions. Il n’y a pas lieu de s’indigner de soupçons. Le mot de « corruption » n’a rien à faire dans notre situation.

M. Grégoire de Fournas (RN). Mme Thomin a tout de même dit qu’elle n’était pas convaincue du fait que Phyteis n’avait pas tenté de contacter et d’influencer des parlementaires. Elle a exprimé une opinion. Je comprends qu’elle retire cette prise de position. Sans être nommé, j’ai été mis en cause par le rapporteur. J’aimerais pouvoir répondre.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je n’ai pas perçu cette mise en cause. Les propos n’étaient pas nominatifs.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il a été fait mention d’élus ayant donné des interviews dans Agriculture et Environnement. Comme j’en fais partie, j’aimerais apporter un éclaircissement. Il est regrettable que l’on mette en cause des élus de ce Parlement sans que ceux-ci puissent s’expliquer.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que votre insistance est contre-productive, mais puisque vous y tenez, je vous permets de vous justifier.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai donné des interviews à d’innombrables médias, y compris de gauche voire d’extrême-gauche. Cela ne fait pas de moi un adhérent aux thèses ou prises de position de ces médias. Je voudrais que vous le compreniez, monsieur le rapporteur. Je n’ai pas de réponse aux questions que vous avez posées sur Agriculture et Environnement. Je n’aimerais pas que tous les gens qui sont en désaccord avec vous soient forcément considérés, de près ou de loin, comme étant corrompues. C’est ce que vous avez suggéré.

Dans le cadre de la séparation de la vente et du conseil, les agriculteurs se sont retrouvés dans l’obligation de choisir un conseil indépendant de leur fournisseur. Quand un programme de traitement était suggéré par le conseiller, il fallait relier ce programme à des marques commerciales. J’ai été surpris de constater qu’un même fabriquant pouvait avoir le même produit, avec la même formulation, vendu sous deux marques commerciales. Pouvez-vous nous donner un éclaircissement sur cette façon de faire, qui ne simplifie pas le travail de l’agriculteur, encore moins quand le conseiller n’est pas celui qui vend le produit ?

J’aimerais par ailleurs connaître la part de l’innovation dans les biocontrôles.

Enfin, nous avons le sentiment que l’innovation est un peu en panne sur les produits conventionnels, alors que certains produits conventionnels ne sont pas des agents cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (CMR) et pourraient être des alternatives à ces derniers. Quel est votre avis sur cette question ? Quelle peut en être la raison ? Existe-t-il des difficultés à obtenir les homologations ? L’évolution législative et l’incertitude freinent-elles l’innovation, qui est coûteuse et se déploie sur le temps long ?

M. Philippe Michel. En effet, un même produit peut avoir différents noms commerciaux. Sur le site de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), l’on peut d’ailleurs trouver le produit de référence, avec ses différents noms commerciaux. Cette pratique existe dans de nombreux domaines de la vie de tous les jours. En tant qu’organisation professionnelle, Phyteis est soumise au respect des règles de concurrence et n’intervient pas dans la politique commerciale de ses adhérents.

M. Yves Picquet. Le cadre d’homologation évolue sans cesse, ce qui est une très bonne chose. La science évolue et les exigences sont de plus en plus importantes, mais cela a un coût. Nous estimons que la sortie d’un nouveau produit coûte environ 250 millions d’euros. Cela explique que le pipeline d’innovations est moins fourni qu’il ne l’a été.

Toutefois la recherche continue, et je peux vous assurer que nos membres viendront avec de nouveaux produits, mais les exigences font qu’il y aura moins de produits qui arriveront. Cela pose d’ailleurs le problème des usages orphelins. Peu de pays ont un nombre de cultures représentées aussi important que la France. L’on entend parfois que c’est en France qu’il y a le plus de molécules. Cela est vrai, mais cela s’explique par le fait que nous avons le plus d’usages différents à défendre et protéger. À l’hectare, nous sommes tout à fait dans la moyenne européenne.

M. Philippe Michel. Le règlement (CE) n° 1107/2009 portant sur la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques a été modifié neuf fois depuis son adoption en 2009. Cela montre que la réglementation évolue et s’adapte au gré des progrès scientifiques.

Selon le rapport de 2019 du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), 38 % des usages sont non-pourvus. Comment allons-nous réussir à trouver des solutions alternatives pour que la situation des usages non-pourvus ne se dégrade pas à l’avenir et s’améliore ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Les usages non-pourvus renvoient à des maladies pour lesquelles nous n’avons pas de solution. Comment ce chiffre évolue-t-il ? À combien se montait-il il y a dix ans ?

M. Philippe Michel. C’est tout l’objet du futur plan Écophyto 2030. Il y a toujours eu des usages mal pourvus ou non-pourvus. À notre connaissance, les usages non-pourvus ont tendance à progresser, parce qu’il y a de moins en moins de substances actives disponibles. L’objet du plan Écophyto est de travailler à trouver des solutions pouvant combler la perte de substances conventionnelles. Une fois qu’une molécule est réautorisée au niveau européen, les produits doivent l’être tous les dix ans. Des restrictions d’emploi de la matière active peuvent alors survenir.

M. Éric Martineau (Dem). L’agriculture française est très diversifiée et occupe une grande part de notre territoire, mais la France et l’Europe ne sont pas le centre du monde. Les multinationales que vous représentez peuvent-elles se détourner du marché français ou du marché européen parce que l’on souhaite atteindre les objectifs du plan Écophyto ? Ne serait-il pas plus simple pour elles de s’orienter vers des pays où les restrictions sont moins nombreuses ?

Parfois, certains produits sont arrêtés, non parce qu’ils sont dangereux mais parce que le marché n’existe pas. Le remplacement est-il toujours réalisé ?

Les premières personnes impactées par les pesticides sont les utilisateurs, les agriculteurs. Un produit liquide est moins dangereux qu’un produit en poudre, qui peut se disperser. Les formulations des produits connaissent des évolutions, mais certaines poudres posent question, en bio comme en non-bio.

M. Yves Picquet. Nous sommes là pour toutes les agricultures. La France reste et restera un marché très important pour nos sociétés. Sa diversité nous permet de tester toute notre gamme de produits dans un environnement que nous connaissons très bien. Pour connaître le succès, il convient de proposer une solution dès qu’une interdiction est formulée, de respecter le pas de temps de la recherche, d’avoir une stabilité réglementaire et d’être ouvert aux nouvelles technologiques. Il importe de pousser les partenariats public-privé, et également de développer les compétences pour pouvoir déployer les innovations sur le terrain.

Les études de réhomologation coûtent très cher. Quand nous sommes certains qu’un produit ne sera pas accepté, nous ne réalisons pas d’études. Il serait intéressant, pour les petites cultures, que l’on puisse limer les différences zonales au sein de l’Europe, afin d’éviter des impasses pour nos agriculteurs. Je ne parle pas que de phytopharmacie, mais également de l’usage de drones, par exemple.

M. Julien Durand-Réville. Les utilisateurs sont les personnes à qui il faut faire le plus attention, puisque ce sont eux qui sont exposés à des produits concentrés. Il est naturel que l’innovation et la prévention fassent d’eux une priorité.

Un travail important sur les solvants a été réalisé de manière transversale pour réduire les profils des produits. Plus récemment, un travail a été mené sur les poudres. Aujourd’hui, de plus en plus de formulations solides prennent la forme de micro-granulés, ce qui empêche la levée de poussières. Un travail est aussi en cours sur les liquides.

Plus largement, nous travaillons sur la protection des utilisateurs. Phyteis participe à un certain nombre de programmes de prévention et propose des outils. La France est l’un des seuls pays dans lesquels l’ensemble des préventeurs travaillent main dans la main pour réduire le risque chimique en agriculture. Les différents acteurs mettent au point des programmes de prévention communs, afin que l’agriculteur reçoive le même message des différentes parties prenantes. Des travaux intéressants ont été réalisés avec des outils de communication assez innovants (escape game, web-série).

M. Dominique Potier, rapporteur. « Pas de retrait sans solution » est un slogan, mais de fait, ce sont les retraits qui génèrent les solutions. Vous êtes un acteur majeur de la recherche de ces solutions. Si vous devez arbitrer entre une vieille molécule que vous pouvez continuer à amortir et une solution moins profitable, qu’est-ce qui vous ferait arbitrer en faveur de la solution moins profitable ? Il me semble que votre arbitrage, de fait, ne s’opère pas en faveur du moindre impact, mais se fait naturellement au regard de la profitabilité des différentes solutions. Comment Bayer résonne-t-il, par exemple ?

M. Yves Picquet. Je suis ici en ma qualité de président de Phyteis. Je ne vous parlerai pas d’une société en particulier. Nous nous inscrivons dans une dynamique de diminution de l’impact. La recherche de nouvelles molécules est constante. Les bioagresseurs ne sont pas figés. Il faut toujours avancer dans la recherche pour pouvoir répondre aux problèmes qui surgissent face à nous.

Vous me demandez si nos sociétés mettent d’un côté la profitabilité, de l’autre la santé. Je m’insurge. La santé passe d’abord.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle est la santé du secteur de la phytopharmacie en termes de croissance et de profit ?

M. Yves Picquet. Le Covid-19 a fait monter les stocks une année, avant de les faire baisser l’année suivante. Nous avons diminué de 45 % les tonnages. Nous arrivons plus ou moins à ce que nous savons faire pour préserver le minimum. Si nous voulons continuer à avancer, il va nous falloir travailler sur les techniques d’équipement et sur les nouveaux produits.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’en est-il du chiffre d’affaires en France ? Comment a-t-il évolué ces dernières années ? Quel est le niveau de profit réalisé en France ?

M. Philippe Michel. Le chiffre d’affaires était de 2,5 milliards en France en 2022. Les années précédentes, il se situait entre 2,1 et 2,2 milliards. Sur plusieurs années, il se situe autour de 2 milliards. Pour des raisons de concurrence, l’information demandée sur la profitabilité des entreprises n’est pas disponible chez Phyteis.

M. Yves Picquet. Des rapports sont disponibles sur Internet. La plupart de nos sociétés étant cotées en bourse, ces informations sont publiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment 2022 a-t-elle pu être une année d’augmentation du chiffre d’affaires alors que le gouvernement avait annoncé une baisse des QSA ? Les produits ont-ils été vendus plus cher ?

M. Yves Picquet. Les prix sont la dernière chose dont nous parlerions chez Phyteis.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec un budget de 4 millions d’euros, Phyteis dispose d’une intelligence économique et a les moyens de se procurer un certain nombre d’informations. En dehors du loyer et des salaires, à quoi correspond l’essentiel de vos dépenses ?

M. Philippe Michel. Il correspond à un certain nombre de projets.

M. Julien Durand-Réville. Il s’agit de différents projets pilotes sur l’environnement, la santé, ainsi que de la mise en place de groupes de travail et d’action sur le digital, la bioprotection, les biotechnologies. Par rapport à d’autres interprofessions, notre répartition projets-structure est satisfaisante.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si je comprends bien, vous avez une petite équipe salariée, et vous payez des prestataires qui mènent des projets, des actions ?

M. Yves Picquet. Je pense que vous vous méprenez sur la taille des actions de Phyteis. Vous essayez de montrer que nous sommes tentaculaires, mais nous sommes dix, et nous avons un budget limité, dont nous vous fournirons le détail après cette audition. L’un de nos credo est que l’activité doit être rémunératrice pour les agriculteurs. Pour cela, les entreprises doivent être performantes. Nous y contribuons.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour l’effort de transparence auquel vous vous engagez sur votre budget. Il s’agit d’une information importante.

Je voudrais évoquer l’intrication du domaine de la semence et de celui de la phytopharmacie. Vous vous présentez pour la plupart comme à même de proposer un panel de solutions intégrées. Dès lors, vous aurez à gérer des choix d’orientation de semences et de solutions phytopharmaceutiques combinées. Cette concentration capitalistique ne concourt-elle pas à réduire le champ des solutions, à créer des dépendances, avec des solutions fermées ?

Il existe un débat sur la persistance du certificat d’obtention végétale (COV) par opposition aux brevets. Phyteis a-t-elle une position claire pour défendre l’école française du COV par rapport aux brevets ?

Admettez-vous que les phénomènes de concentration peuvent réduire le champ de l’autonomie et des recherches de solutions ?

M. Yves Picquet. Dans la transition écologique, le pilier « biotechnologie, sélection » est très important. Ce n’est un secret pour personne : c’est pour cela que certaines grandes sociétés se sont dirigées vers la semence.

Phyteis n’a pas à prendre position sur les nouvelles techniques génomiques (NGT). C’est l’Union française des semenciers (UFS) qui le fait. Il faut comprendre que la concurrence est rude sur notre marché, que ce soit en semences, en produits de biocontrôle, en digital ou en phytopharmacie. Cela est très sain. La concurrence favorise l’émulation et invite au dépassement.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie de vous être prêtés à l’exercice d’examen critique de cette commission d’enquête.


30.   Audition de Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre, co-présidents de la tête de réseaux associatifs de développement agricole et rural (Trame) (jeudi 19 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de la Trame. Je suis heureux d’accueillir monsieur Francis Claudepierre, madame Pascale Croc et monsieur Éric Charbonnier. La Trame occupe un poste d’observateur privilégié sur la conduite des politiques publiques de transformation et de transition écologique. Vous êtes aussi un acteur de premier plan pour l’accompagnement des agriculteurs.

Il est important pour nous de comprendre comment vous avez vécu la mise en place des plans Écophyto et leur conduite. Comment interprétez-vous le fait que les objectifs n’aient pas été atteints ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Par ailleurs, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Charbonnier, Mme Pascale Croc et M. Francis Claudepierre prêtent serment.)

Mme Pascale Croc, co-présidente de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Nous vous remercions de nous inviter à témoigner de l’expérience de Trame en matière de transition. Il s’agit notamment de limiter l’impact des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. J’insiste sur cette mise en contexte puisque Trame accompagne grâce à une approche globale et systémique qui évite les analyses cloisonnées. Elle aide à sortir des cadres et des croyances qui empêchent la transition.

Il est fondamental de considérer les transitions pour utiliser tous les leviers du changement, lever les freins, transformer les menaces en opportunités et s’appuyer sur ses forces sans négliger ses faiblesses. Ces transitions sont humaines, économiques et agro‑écologiques. Ce sont ces trois piliers qu’il faut garder à l’équilibre lors de chaque changement afin de préserver l’avenir.

S’il est une transition centrale au cœur de nos systèmes complexes, c’est bien l’humain et sa capacité à s’organiser. Il faut penser avant d’agir et le faire en utilisant des outils. De nombreuses solutions techniques existent pour réduire les produits phytosanitaires et leurs impacts. Il s’agit de faire progresser la posture de chacun afin de développer sa volonté de chercher, d’essayer, de se tromper et d’insister. En sachant que c’est plus facile à plusieurs. Tout l’objet du travail de Trame est d’accompagner les collectifs et les dynamiques collectives.

Francis Claudepierre et moi-même souhaitions évoquer l’expérience de nos fermes respectives tandis que notre directeur souhaitait vous faire part de son regard d’accompagnateur professionnel et d’observateur. Nous souhaitions nous relayer, mais je ne sais pas comment nos interventions peuvent s’articuler dans le temps qui nous est imparti.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que vous aurez l’occasion de témoigner. Il est important pour nous de comprendre votre interprétation de la possibilité d’une transformation. La preuve est faite que les objectifs peuvent être atteints. Mais l’on n’arrive pas à massifier, cela ne prend pas. 

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Nous avons déjà reçu les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma) sous l’angle du machinisme, qui ont mis en valeur la dynamique coopérative. Nous souhaitions également inviter les centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), mais ceux-ci ont tardé à répondre à notre appel. Nous allons leur demander de nous transmettre une contribution écrite ainsi que des documents qui témoignent de leur engagement en faveur de la transition agro-écologique. En sachant qu’il s’agit d’un réseau très proche du vôtre, qui partage vos valeurs et vos méthodes. Par conséquent, vous portez ce matin toutes les dynamiques de groupe.

Il s’agit pour nous de voir aujourd’hui en quoi des agriculteurs qui sont réunis en collectif sont mieux armés en termes de prise de risques face aux changements propres à l’agro‑écologie, et notamment face à la diminution attendue de l’usage de la phytopharmacie. C’est vraiment ce sujet-là qui nous intéresse. Vous pourrez bien évidemment nous faire part de votre histoire et de vos valeurs, mais je pense que nous en avons ici une certaine connaissance. Nous avons de l’estime et de la considération pour ce que vous faites.

La question est vraiment celle de l’agro-écologie, qui ne passe pas par une entreprise seule ou un paysan isolé, mais par un territoire, des collectifs et un dialogue qui s’organise avec la société. Je le dis parce que nous avions porté une proposition de loi, bâtie avec les Cuma, les Civam et vous-mêmes. On rappelait que cet objet politique qu’est l’agriculture de groupe n’avait pas de définition juridique, mais qu’il remplissait des services d’intérêt général très importants dans notre société, notamment pour dialoguer avec les ruraux et le reste de la société civile.

Il s’agit d’entraîner le monde paysan ; et ce, de manière solidaire. Vous êtes l’antidote à l’individualisme et à tout ce qu’il peut y avoir de désespérant. Vos témoignages personnels sont importants, mais il faut qu’ils illustrent des dynamiques de changement qui produisent des effets dans l’accompagnement de l’orientation publique consistant à diminuer les pesticides de 50 %. Vous n’avez pas à rendre compte de résultats, mais à témoigner de cette force des collectifs. Au-delà de Trame, il s’agit de se demander si l’État a intérêt à miser sur des collectifs d’agriculteurs ou s’il doit plutôt s’adresser à des entreprises individuelles. Cette question sous-jacente doit nous aider à formuler des préconisations. Que peut-on dire sur ce sujet ?

Mme Pascale Croc. Nous allons vous répondre à tour de rôle avec nos exemples respectifs. Tout l’intérêt de notre propos introductif était d’insister sur la partie humaine. C’est là l’intérêt des collectifs. En participant à des dynamiques collectives, on envisage des solutions et on repousse ses limites personnelles ainsi que les limites techniques. Nous avons pu constater qu’il n’y a pas de progrès en matière de modes de production s’il n’y a pas d’échanges entre des personnes du terrain et des accompagnateurs. Nous insistons donc sur l’accompagnement de ces groupes.

Quant à savoir s’il faut s’adresser à des individus ou des collectifs, il s’agit en fait de s’adresser à des individus en collectif. Et ce, dans le cadre d’une dynamique collective, et pas forcément en collectif formé. En sachant que les dynamiques collectives peuvent s’incarner au-delà des collectifs structurés qui peuvent exister partout en France. C’est vraiment l’évolution que nous pouvons percevoir au sein de Trame. Il s’agit de s’attacher et d’accompagner les dynamiques collectives, plutôt que les seuls collectifs. Finalement, on touche des individus qui prennent des décisions quant à l’évolution de leur système.

M. Francis Claudepierre, co-président de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Vous voulez savoir pourquoi la politique de réduction des produits phytosanitaires n’a pas fonctionné. Il est tout de même bien plus compliqué de faire la transition en agro-écologie, comme toutes les autres transitions, que de continuer l’agriculture qu’on a connue depuis quarante ans. Les plans d’épandage sont bien plus compliqués à gérer. Et l’on est davantage montré du doigt lorsqu’on épand du compost ou des matières organiques, tout simplement parce que cela se voit plus.

Tout cela ajoute des difficultés à la transition que nous avons choisi de faire. En sachant que ça reste un choix aujourd’hui. Pour progresser dans le choix des transitions, ça se fait beaucoup mieux à plusieurs que tout seul dans son coin. Ceux qui le font seuls sont montrés du doigt comme des agriculteurs un peu différents, y compris par les gens qui sont sensibles aux questions environnementales. Si on n’associe pas les riverains, les voisins, les collaborateurs et, plus largement, tous les gens avec lesquels on vit, si le projet n’est pas partagé, il est d’autant plus difficile à porter.

C’est la raison pour laquelle les jeunes que je vois dans les lycées agricoles ne sont pas partis pour faire des transitions. Il est plus simple pour eux d’envisager les décisions de travail dans quelque chose de tracé et de connu. Aujourd’hui, la transition est volontaire, et non obligatoire. Il faut reconnaître qu’elle n’est pas très incitative. On n’est pas soutenu par les consommateurs. Nous sommes passés en bio il y a vingt ans. Seules 40 % de nos productions sont valorisées en bio à ce jour. Le reste a été déclassé parce qu’il n’y a pas de marché. C’est difficile à vivre lorsqu’on croit en l’avenir de l’agriculture avec les pratiques que nous avons mises en œuvre.

Néanmoins, tout n’est pas si noir. À titre personnel, je voyage beaucoup. Je traverse la France. À bord du train, on a le temps de regarder les champs qui nous entourent. Je vois malgré tout que des pratiques agronomiques se mettent en place. C’est encourageant. Pour autant, la grande dynamique que nous attendons n’est pas encore là. Il s’agit d’éviter que les pionniers ou les visionnaires qui se lancent dans les transitions soient mis à l’index. Ils doivent au contraire être valorisés dans leur démarche, et pas uniquement sur le plan économique.

M. Éric Charbonnier, directeur de la Tête de réseaux associatifs pour le développement agricole et rural (Trame). Il est vrai que la Trame porte la dynamique des collectifs et du développement collectif en agriculture. Nous avons eu l’occasion d’animer des projets avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les instituts de recherche et des écoles d’ingénieurs. Ces projets ont mis en lumière l’intérêt du collectif et la manière dont le collectif d’agriculteurs permet d’accélérer les transitions agro-écologiques.

Nous avons notamment rédigé un document sur les parcours des pionniers qui sont dans les transitions et la manière dont ces gens visionnaires le font en lien avec des collectifs et dans le cadre de dynamiques collectives. Je pense notamment à des groupes tels que les groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE), les groupes d’étude et de développement agricole (Geda) et les Civam, mais il y a aussi des dynamiques de territoire qui accélèrent le mouvement et le changement en s’appuyant sur le collectif comme lieu d’information et de sécurisation. Le collectif est aussi un lieu d’apprentissage.

Les changements de pratiques qu’on demande aujourd’hui aux agriculteurs constituent un véritable changement de paradigme par rapport à deux ou trois générations d’agriculture intensive, laquelle ne fonctionnait pas du tout avec les mêmes leviers en termes de développement. Il y a des changements profonds à mener, y compris en termes de croyances et de valeurs sur la manière dont on cultive, dont on nourrit les sols et dont on fait de l’élevage. Ces changements-là ne se font pas du jour au lendemain. Il est nécessaire d’avoir un accompagnement fort et une sécurisation, ce que le groupe permet.

Nous avons expérimenté avec l’Inrae ce qu’on a appelé des collectifs d’organisations apprenantes. Il s’agit de lieux dans lesquels les agriculteurs peuvent se retrouver pour échanger sur leurs difficultés, sécuriser leurs changements de pratiques et apprendre des autres : des intervenants, des experts, etc. On se rend compte que ces agriculteurs-là procèdent aux changements plus rapidement.

Pourquoi est-ce que ça n’a pas été aussi rapide qu’on l’imaginait ? Pourquoi est-ce que les changements de pratiques ne sont toujours pas à la hauteur de ce qu’on attendait ? Il s’agit de changements profonds qui demandent du temps. On parle beaucoup des agriculteurs, mais il faut également que les accompagnateurs soient formés.

À titre personnel, en tant qu’accompagnateur et formateur, j’ai participé aux formations Écophyto qui ont été rendues obligatoires pour les conseillers il y a une dizaine d’années. Il s’agissait de formations de cinq jours, dont quatre jours et demi de technique et une demi-journée avec un apport sociologique sur la posture et la manière d’aider des agriculteurs à changer de pratiques. Force était de constater que les conseillers auraient dû passer beaucoup plus de temps sur cet aspect des choses qui n’était étudié que pendant une demi-journée.

Ils ont tous l’expertise technique. En revanche, il leur manque des connaissances en termes de compréhension des mécanismes humains qui font que les agriculteurs vont pouvoir évoluer vers un changement de pratiques. Or, les conseillers ne sont pas formés sur ce point, alors que ce sont eux les acteurs principaux du changement. Il y a donc un manque en la matière. Nous participons à ce changement-là, mais notre spectre d’action est limité par rapport aux chambres d’agriculture et aux instituts techniques. Il est donc nécessaire d’agir sur cet angle mort. 

J’ajoute que l’Inrae travaille actuellement avec nous pour la publication d’un article sur la notion de diagnostic sociotechnique. C’est une manière de regarder la pratique du changement, en se focalisant non pas sur l’agriculture et sa ferme, mais plutôt sur le territoire. Quels sont les freins aux différents endroits et pour les différents acteurs qui bloquent l’évolution des pratiques ? Ils peuvent se situer non pas dans la ferme, mais au sein du territoire : un manque d’expertise locale, de fournisseurs, de débouchés, etc. Il est important de prendre en compte ces aspects-là, qui montrent que la transition agro-écologique et la diminution des produits phytosanitaires ne dépendent pas uniquement des agriculteurs. Elles dépendent en fait de tout un appareil qui est beaucoup plus vaste et complexe.

Mme Pascale Croc. Je voudrais insister sur l’idée de sécurisation, à la fois sur les plans économique et humain. Changer de pratiques, notamment en utilisant moins de produits phytosanitaires ou en utilisant des produits ayant un impact moindre sur la santé et l’environnement, constitue la plupart du temps une mise en insécurité du modèle économique si on n’a pas la valorisation adéquate au bout. C’est aussi une mise en difficulté des agriculteurs et de leurs collaborateurs. Cette insécurité constitue un frein important. L’intérêt de l’accompagnement – qui ne peut pas résoudre tous les problèmes, notamment économiques – est de montrer comment on peut trouver des solutions différentes sans se mettre en insécurité.

En réalité, le frein essentiel au changement est la peur. Ils craignent notamment de perdre leur ferme, leur emploi, d’avoir trop de travail ou un travail trop physique. Ce sont des réalités très concrètes qui font que tous les acteurs ont tendance à ne voir que le danger. En se mettant en lien permanent avec d’autres, qui sont peut-être plus frondeurs ou visionnaires, on peut constater leurs réussites. Cela peut encourager à tester autre chose sur son exploitation. 

M. Francis Claudepierre. En ce qui concerne les collaborateurs, le nombre de salariés dans les exploitations a presque dépassé le nombre d’exploitants ces derniers temps. C’est autant de personnes qu’il faut qu’on emmène avec nous dans les transitions. Beaucoup de gens ont besoin d’être formés, informés et accompagnés. Même s’ils ne sont pas au même niveau de décision dans les fermes, ils y participent tout de même et ont de l’influence.

Trame héberge l’association des salariés agricoles de France. Il est dramatique de constater le peu de moyens dont dispose cette association. Elle ne fonctionne que par les cotisations des salariés eux-mêmes. C’est aujourd’hui un levier qui n’est pas utilisé pour faire changer les pratiques dans les fermes. Les collaborateurs sont nos partenaires. On aimerait souvent qu’ils s’engagent un peu plus. On doit se convaincre mutuellement pour changer de pratiques, mais on ne peut pas le faire sans eux ni contre eux. Cela représente beaucoup de monde aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec vos propos, vous entrez dans un chapitre du travail de la commission d’enquête qui porte sur le continuum recherche-développement. Vous avez évoqué les freins au changement et la question de l’insécurité. Les accompagnateurs ne sont pas forcément formés à la sociologie rurale ou à celle des organisations. Ce sont des techniciens, mais pas forcément des animateurs. Parmi les principaux opérateurs, il y a aujourd’hui les chambres d’agriculture. Font-elles globalement le choix de miser sur des collectifs paysans pour faire valoir les transitions et les changements de pratiques ou sont-elles davantage sur du conseil individuel ? Y a-t-il des stratégies affirmées parmi celles que vous voyez à l’œuvre aujourd’hui ?

M. Francis Claudepierre. Je dirais que ça dépend des départements. Il y a une gestion régionale et une histoire locale. Je ne pense pas qu’il y ait une doctrine venant d’en haut pour ne faire désormais que du conseil individuel. Certains départements s’orientent davantage vers le conseil et d’autres vers le collectif.

Mme Pascale Croc. Au sein de mon département, la dimension collective est liée à la dynamique Écophyto. Dans le cadre des groupes Dephy, je suis en bio et je travaille avec des collègues en conventionnel. Nous faisons avancer la question de la production en groupe. Pour le reste, c’est de l’accompagnement individuel. C’est la seule dynamique collective issue de la chambre d’agriculture que je connaisse.

M. Éric Charbonnier. J’irai dans le même sens, mais en apportant toutefois une nuance. Aujourd’hui, je pense que Chambre d’agriculture France prône plutôt le conseil individuel. Et ce, même si ça se traduit par des dynamiques diverses dans les départements et les régions. Avec le projet agro-écologique pour la France, la dynamique des GIEE a été très longue à se mettre en place. Je pense que c’est lié à des freins institutionnels. Si la dynamique avait été mieux anticipée au sein des chambres d’agriculture, il y aurait certainement plus de GIEE aujourd’hui.

M. Dominique Potier, rapporteur. En fait, c’est un peu la question de la poule et de l’œuf. Les chambres d’agriculture n’ont peut-être pas misé sur les collectifs en dehors de ce qui est prévu dans Écophyto au niveau national, avec le réseau des fermes Dephy. Par ailleurs, le monde paysan s’est lui-même individualisé.

Dans tous les débats sur la séparation du conseil et de la vente, il y a la question du conseil stratégique. On réunit plusieurs personnes dans la salle, mais ça ne constitue pas un groupe. On voit aujourd’hui se positionner sur ce conseil des opérateurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec l’agronomie. Je pense notamment aux centres de gestion. Cette balkanisation du conseil stratégique, ajoutée à la fausse séparation du conseil spécifique et de la vente, ne constituent-elles pas finalement un frein structurel à des dynamiques collectives dans les territoires ?

M. Francis Claudepierre. Ça l’a effectivement fragmenté.

Mme Pascale Croc. D’après ce que j’entends de la part de collègues qui sont concernés par le conseil stratégique – ce n’est pas le cas de ceux qui sont en bio – le conseil stratégique est avant tout perçu comme une occasion supplémentaire de leur faire payer un service. Ils en ont la plupart du temps une lecture faussée. Ils imaginent que c’est un service qu’on souhaite leur vendre alors qu’il s’agit d’une injonction en vertu de la loi, d’une dynamique globale. Ils me disent même que j’ai de la chance de ne pas être concernée par ce conseil stratégique.

M. Dominique Potier, rapporteur. On serait actuellement à 5 % d’agriculteurs qui ont bénéficié de ce conseil stratégique, bien loin de l’esprit de ce qui avait été voté au Parlement dans le cadre de la loi Egalim en 2018. Par conséquent, le délai pour avoir bénéficié de ce conseil stratégique en vue du renouvellement du certiphyto va être prolongé. Ce conseil a été mal perçu et mal proposé. Nous ne pouvons que constater l’échec massif d’une politique publique qui aurait pu contribuer, malgré ses défauts et ses insuffisances, à une prise de conscience de l’urgence de diminuer les produits phytosanitaires. 

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je souhaitais vous interroger sur les formations que vous dispensez et qui sont destinées au monde agricole et rural. Monsieur Claudepierre a évoqué tout à l’heure le manque d’accompagnement à la prise de risques chez les jeunes au sein des lycées agricoles. Quelle part représente la formation dispensée pour une agriculture moins consommatrice en produits phytosanitaires ? Ressentez-vous à cet égard une forte volonté de formation dans le monde agricole ?

Depuis cette année, dans mon département du Finistère, le choix a été fait d’arrêter le subventionnement du réseau Civam. Ce financement a, depuis lors, été repris par l’échelon régional. Ça démontre qu’il faut également de la volonté politique. C’est un choix politique que d’accompagner ce type de réseaux. Comment faut-il selon vous travailler avec les collectivités locales pour accompagner les transitions dans le bon sens ?   

M. Éric Charbonnier. À notre niveau, nous proposons des formations aux groupes d’agriculteurs : Civam, Geda, etc. Depuis quelques années, nous cherchons prioritairement à former les conseillers afin d’obtenir un effet démultiplicateur plus important. Notre limite est la volonté des institutions à former leurs agents dans cette transition. Ce n’est pas forcément une priorité dans les plans de développement et de formation des organisations.

Du côté des agriculteurs, il me paraîtrait exagéré de parler d’une forte volonté pour aller vers ce type de formations. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une préoccupation majeure aujourd’hui. Le marché actuel n’encourage pas forcément une agriculture plus saine et plus respectueuse de l’environnement.

Mme Pascale Croc. En ce qui concerne la cohabitation avec les chambres d’agriculture, nous ne faisons pas le même métier. Une complémentarité est donc possible dans les territoires. Notre cœur de métier, c’est vraiment d’accompagner les dynamiques collectives. En l’occurrence, ces dernières sont hétérogènes. C’est la raison pour laquelle nous sommes plutôt dans une logique de coopération avec les chambres.

Pour autant, ça dépend des territoires, des histoires et des personnes. Si certains au sein de nos réseaux ont déjà l’habitude de travailler avec certains interlocuteurs des chambres, cela permet d’avancer plus facilement. Cependant, il existe des secteurs où les structures s’ignorent. Au mieux, elles se respectent, mais sans collaboration supplémentaire. C’est vraiment au cas par cas, selon le contexte local. 

M. Francis Claudepierre. Dans certaines régions, les chambres d’agriculture nous donnent du travail et nous sollicitent sur des actions pour lesquelles elles n’ont pas les ressources nécessaires. Je pense en particulier aux actions que nous menons en agro-écologie et en relations humaines au travail, surtout dans le cadre de la transition alimentaire dans les territoires avec le soutien des magasins de producteurs.

M. Éric Charbonnier. Au niveau national, on est tout de même dans un système de développement agricole qui ne favorise pas le financement des organisations nationales à vocation agricole et rurale (Onvar), dont les Civam, les Cuma et Trame font partie. 19 organisations ont pour spécificité de travailler avec des collectifs. Et ce, dans un mouvement de développement ascendant. Il s’agit vraiment d’être à l’écoute des besoins et des problématiques que les producteurs rencontrent. Aujourd’hui, ces organisations sont peu soutenues au niveau national par rapport aux autres organisations de développement. Par conséquent, ça ne favorise pas le maintien des collaborations ou des coopérations dans certains départements ou dans certaines régions. 

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Il y a effectivement un besoin d’aide à la transition vers l’agro-écologie, d’accompagnement humain. Par ailleurs, les paysans ont besoin d’être sécurisés financièrement. Il existe des aides financières pour permettre aux agriculteurs de planter des haies, par exemple. En revanche, comment réussir à maintenir ce qui existe déjà ? Je pense notamment à la suppression des aides au maintien de l’agriculture biologique. Je pense qu’il faut des aides à l’accompagnement et des aides au maintien. En faisant perdurer ce qui existe déjà, on montre que cela fonctionne.

Mme Pascale Croc. Il peut y avoir des aides ponctuelles, mais c’est surtout les aides structurelles qui sont utiles. Et ce, que ce soit à titre individuel ou collectif. Cela rejoint nos propos de tout à l’heure, sur le besoin d’une approche systémique. Pour résoudre la question de l’impact des produits phytosanitaires sur l’environnement et la santé, on ne peut pas se contenter de changer de produit dans la cuve du pulvérisateur ou d’en éliminer certains. 

Il est important de prendre de la hauteur afin de soutenir financièrement et humainement, plutôt que de saupoudrer les aides ici et là. Certaines aides sont très artificielles. Une collègue me disait par exemple qu’elle avait bénéficié d’une aide pour se débarrasser des taupes ! Certaines aides ponctuelles et très ciblées peuvent être stériles tandis que d’autres sont au contraire indispensables. Il s’agit plutôt de renforcer les aides structurelles qui incitent à avoir une approche globale de la ferme et de toutes les transitions à mener.

J’évoquais tout à l’heure l’équilibre à trouver entre l’humain, la dimension économique et l’agro-écologie au sens large du terme afin de préserver l’environnement. Si on ne s’attache qu’à un seul de ces piliers, on reste sur des aides très ponctuelles et conjoncturelles. On prend alors le risque de déséquilibrer tout le reste, avec des effets peu probants.

M. Francis Claudepierre. Les aides au maintien sont toujours mieux que rien. Pour autant, on aimerait avoir davantage le soutien des consommateurs, et notamment de la restauration collective publique. Elle n’achète toujours pas bio alors que ces produits permettent de préserver l’environnement. Ce serait encourageant pour les producteurs.

M. Éric Charbonnier. Je voudrais décrire l’incohérence que vivent les agriculteurs aujourd’hui. Je fais partie du groupement d’intérêt scientifique (GIS) relance agronomique, où l’on travaille sur les questions de changement climatique. Un agriculteur du réseau Civam témoignait récemment sur sa ferme, qui est exemplaire en termes d’utilisation de produits phytosanitaires. Je précise qu’il est tout en bio. Il est également exemplaire pour ce qui concerne le changement climatique et le respect de l’environnement. Il a conclu son témoignage en disant : « Ma menace principale aujourd’hui, ce n’est pas le changement climatique, mais plutôt le marché ». Il y a en effet un problème de marché aujourd’hui : les systèmes vertueux ne sont structurellement pas rémunérés.

Mme Pascale Croc. J’insiste sur l’hétérogénéité en fonction des régions. Je viens de Nouvelle-Aquitaine, où l’aide au maintien bio a été maintenue. C’est le fruit d’un travail de longue haleine de mon réseau, cercle d’échange avec les collectivités, depuis 2008-2009, qui a permis de mettre en place des réformes. Ces réformes portent notamment sur les acheteurs, qui savent désormais rédiger des marchés publics et les allotir, ce qui fait que les marchés nous sont accessibles. La situation est donc très hétérogène en France ; cela repose largement sur les convictions de personnes, qui sont susceptibles d’en entraîner d’autres.

M. Francis Claudepierre. Je tiens à rappeler que les premières victimes des produits phytosanitaires sont les agriculteurs eux-mêmes. J’ai travaillé en Cuma toute ma vie. Nous étions onze et cinq sont décédés du cancer avant l’âge de 65 ans. Cela fait beaucoup ! 

M. le président Frédéric Descrozaille. C’est dramatique ! A-t-il été reconnu que ces cinq cancers étaient liés à l’utilisation de produits phytosanitaires ?

M. Francis Claudepierre. Je n’en ai pas la preuve, d’autant que ces personnes fumaient. Il s’agissait, pour être plus précis, de trois cas de sclérose en plaques et de deux lymphomes. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle j’ai pris la décision de passer en bio. Je tenais à préserver ma santé, quitte à gagner moins. Force est de constater que, vingt ans après, je gagne autant et je suis en bonne santé.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je voudrais revenir sur la peur qui empêche les transitions. Nous cherchons à massifier la transition aujourd’hui. Lors de nos auditions, nous avons entendu des arguments très forts quant aux craintes économiques et agronomiques qui encouragent le statu quo. Quels arguments d’une force similaire utilisez-vous pour convaincre et sécuriser les gens qui souhaitent aller vers ces transitions ?

Mme Pascale Croc. À titre personnel, je mets toujours en avant la notion de défi. Il s’agit donc de retrouver le goût du défi. Un agriculteur est un chef d’entreprise. Il a fait le choix d’avoir un projet sur un territoire avec des productions données. Cette logique de défi était très différente il y a quelques dizaines d’années. Il s’agissait alors de nourrir, quels que soit les moyens pour y parvenir. Quitte à vous désarçonner, je pense qu’il faut voir ces défis-là de manière ludique afin de vaincre les peurs et les échecs potentiels. Il faut se lancer dans des dynamiques collectives qui s’amusent à relever ces défis, de façon à créer une émulation.

On peut tout à fait avoir des craintes. Il faut sortir des injonctions, des interdictions et des obligations, pour s’inscrire dans une logique de quête de sens et d’adhésion. Pour emmener nos collaborateurs dans cette voie, il faut avoir des projets et donner des perspectives claires à tous ceux qui investissent leur temps et leur énergie dans les fermes. Il faut aussi emmener les agriculteurs, qui sont les mieux à même de prendre des décisions de fond. 

J’insiste sur le fait que se lancer des défis de manière collective permet de déconstruire les peurs. On peut se répartir les rôles dans le cadre d’une dynamique collective. Étant donné que je suis en bio, je suis parvenue à ne plus utiliser de produits de synthèse. J’ai participé à un groupe mixte où je suis la seule en bio tandis que tous les autres sont en conventionnel. Leurs critiques me font progresser et je leur montre comment s’y prendre autrement.

M. Éric Martineau (RE). Dans votre introduction, vous avez parlé des causes de l’échec, en particulier de la peur du changement. L’agriculteur craint notamment de perdre sa ferme, son emploi, ou d’avoir plus de travail. L’exploitation est bien souvent le fruit d’une transmission, ce qui représente aussi une charge mentale. En revanche, je vous ai trouvé dur au sujet des jeunes. Dans certaines filières non bio, il est difficile de trouver des jeunes, justement parce qu’ils sont plutôt tournés vers d’autres moyens de produire.

Vous parliez d’approche systémique et de prise de hauteur. Au-delà des pesticides, le vrai sujet ne serait-il pas la rémunération des agriculteurs ? Il était tout à l’heure question du maintien des aides à l’agriculture biologique. Je tiens à préciser que je suis moi aussi agriculteur en bio. La vraie difficulté est actuellement celle de la rémunération. Je préférerais que les agriculteurs soient payés au prix juste plutôt que de percevoir des aides. Je ne suis pas contre les aides parce qu’on est toujours heureux de les toucher. Mais si l’on rémunérait les agriculteurs correctement, ils pourraient assumer la prise de risques, alors qu’aujourd’hui, il est tout de même très compliqué de changer de modèle de production.

Certaines filières sont organisées en groupements de producteurs ; c’est ce qu’on appelle des organisations de producteurs (OP). Je me demande s’il n’y a pas trop d’organismes qui conseillent : les chambres d’agriculture, les fermes expérimentales, le réseau Dephy, les associations, etc. Si l’on veut suivre les conseils de tout le monde, on s’y perd un peu, et l’on n’a plus le temps de produire…

M. Francis Claudepierre. C’est vrai. Ce que je disais sur les jeunes se réfère au cas de mon fils, qui n’osait pas dire au sein de son lycée agricole que nous étions en bio, de peur d’être mis à l’écart. J’aurais aimé qu’il soit fier de le dire. J’aimerais également que les jeunes qui s’installent aujourd’hui soient enthousiastes pour accomplir les transitions. En fait, c’est tellement compliqué qu’ils ont peur.

Il y a effectivement beaucoup d’offres de formation et de conseil. Par ailleurs, les consommateurs font face à une multitude de labels – d’ailleurs, je ne les connais pas tous, ils sont tellement nombreux que tout le monde s’y perd. Lors de mon installation dans les années 80, les choses étaient claires. Il fallait produire pour assurer le développement économique et démographique. Aujourd’hui, on doit produire de la qualité, mais c’est compliqué parce que ça part dans tous les sens. 

Mme Pascale Croc. Vous vous interrogez sur la question du revenu des agriculteurs. Je me demande pour ma part si la solution ne serait pas de s’interroger sur la valeur qu’on donne à l’alimentation. Si on revalorise l’alimentation en faisant en sorte qu’elle soit plus saine et plus locale, ça contribuera automatiquement à améliorer le revenu des agriculteurs. Mais cela dépasse largement la sphère agricole. Nous sommes tous responsables de nos actes d’achat et de nos choix de consommation.

M. Éric Charbonnier. Sur l’idée qu’il pourrait y avoir trop d’organisations, on peut toujours voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Je pense pour ma part que la diversité des appuis est un plus en France. En termes de développement agricole, on ne fait pas la même chose dans un Civam ou dans une chambre d’agriculture. La participation à un collectif relève en quelque sorte d’un choix politique. L’essentiel est que ce collectif nous aide à passer les transitions.

Même s’il y a beaucoup de monde qui s’occupe des agriculteurs, peu d’organismes se consacrent à l’accompagnement des transitions. Il y a une batterie de services et d’appuis qui sont distribués afin que toutes ces organisations survivent. Pour autant, il y aurait sans doute du tri à faire parmi les services, pour ne garder que ceux qui sont vraiment utiles.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’ai deux questions qui s’adressent à monsieur Claudepierre. Vous dites que votre fils n’était pas fier de votre production bio lors de ses études agricoles. J’aurais voulu savoir si c’était récent. Pour ma part, j’ai passé un BTS viticole en 2011 et j’ai plutôt remarqué l’inverse.

M. Francis Claudepierre. C’était en 2007-2008. Depuis lors, il s’est installé. Il n’est pas en bio, mais il n’utilise pas de pesticides.

M. Grégoire de Fournas (RN). Il y a sans doute des évolutions qui vont plus vite dans certaines régions que dans d’autres. Par ailleurs, vous dites que vous rencontrez moins de difficultés en étant en bio aujourd’hui. C’est un peu en décalage avec ce qu’on entend par ailleurs. La filière bio est tout de même en difficulté. Pourriez-vous nous préciser comment vous réussissez à vous distinguer ?

M. Francis Claudepierre. Nous avons conduit une transition énergétique. Nous avons construit une unité de méthanisation en 2003, qui produit de l’électricité pour 900 foyers. Elle chauffe également douze maisons et une école intercommunale, dont elle a permis la construction. Ça a conforté le système agricole puisque notre élevage a pu se développer en étant fertilisé et autonome. On fait également du séchage en grange. C’est donc un projet global qui allie la transformation, la production de lait et d’énergie ainsi que la vente locale.

Pour autant, on n’a pas de visibilité sur l’avenir de l’électricité renouvelable. Aujourd’hui, je ne suis pas en mesure de dire à mes enfants s’ils pourront continuer au-delà de cinq à six ans. Ça tient au fait que l’électricité verte, injectée localement, flexible et stockable n’est pas valorisée dans le bouquet énergétique français. Dans le même temps, le gouvernement dit qu’il faut supprimer les chaudières à gaz, les voitures au fioul, développer les pompes à chaleur et les voitures électriques. On passe d’un usage fossile à un usage électrique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au-delà du projet de loi qui a été déposé pour reconnaître l’agriculture de groupe, nous avions mené ensemble une réflexion que je souhaite partager avec les membres de la commission. Nous avons mis beaucoup d’énergie sur l’optimisation fiscale et sociale dans l’agriculture, et beaucoup moins sur la compétitivité liée à la baisse de la capitalisation en machinisme et en intrants. Nous avons donc fait le choix de privilégier un type d’ingénierie par rapport à un autre et il s’agit d’en assumer la responsabilité. Vous contribuez à la compétitivité et à la baisse des coûts. Cette autre logique n’a bien évidemment pas les mêmes conséquences pour l’environnement et la société. Je vous remercie.

 


31.   Audition de Mme Laurence Huc, toxicologue directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) (jeudi 19 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous allons maintenant procéder à une audition un peu particulière. Je remercie madame Laurence Huc d’avoir accepté notre invitation dans des délais assez courts. En principe, cette commission auditionne plusieurs des personnes morales, représentant tel institut de recherche, plutôt que tel ou tel chercheur intuitu personae. Mais, tout en étant directrice de recherche à l’Inrae et toxicologue, Mme Huc auditionnée à la demande de certains membres de cette commission. Avec monsieur le rapporteur, nous avons jugé cette audition opportune, car vos positions illustrent l’écart qui existe entre la toxicologie scientifique et la toxicologie réglementaire.

Nous avons abordé cette question au début de nos travaux. Il s’agit de la frontière entre ce qui est établi par la science en matière de connaissances et de probabilités et ce qui relève de la décision politique, notamment en application du principe de précaution. Je dois souligner que vous êtes parfois présentée comme porte-parole du collectif Scientifiques en rébellion. Vous nous direz si c’est encore le cas aujourd’hui.

Mme Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherche de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Non, pas vraiment.

M. le président Frédéric Descrozaille Je vais donc vous laisser la parole pour introduire le sujet. En raison des écarts de parcours, de formation et de connaissances entre les membres de cette commission, il importe de le faire avec énormément de rigueur et de précision, en éclairant bien ce qui relève de vos connaissances scientifiques et ce qui relève de vos convictions. Il importera de distinguer les liens de corrélation, les relations de cause à effet, et ce qui relève plus largement de l’application du principe de précaution. Il en va du bien-fondé des travaux de cette commission.

Je me dois de vous préciser que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenue de prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(Mme Laurence Huc prête serment.)

Mme Laurence Huc. Je suis présente aujourd’hui en tant que scientifique. Le cas du glyphosate a placé la controverse sur mes travaux. Je suis directrice de recherche à l’Inrae et je travaille depuis près de vingt ans sur la toxicité des molécules et l’impact des polluants sur la santé, en particulier le cancer.

Je suis également à la tête d’un consortium scientifique qui s’appelle Holimitox, qui travaille sur l’approche intégrative de la toxicité de certains pesticides qui bloquent la respiration cellulaire. Une partie de mon équipe travaille en toxicologie et en biologie à l’Institut de recherche en santé, environnement et travail (Irset) tandis qu’une autre partie travaille en sociologie des sciences au Laboratoire interdisciplinaire sciences, innovations, sociétés (Lisis), à l’Inrae de Paris. C’est la raison pour laquelle j’ai une approche assez interdisciplinaire de la problématique des pesticides.

On vous a certainement remis des documents imprimés pour vous expliquer les enjeux de la toxicologie. En préambule, je tiens à préciser que mes recherches s’intègrent dans des politiques de santé publique, telle que définie par le bactériologiste américain Charles Edward Winslow en 1920. En vertu de cette définition, « la mission de la santé publique est de prévenir les maladies et de prolonger la vie, de promouvoir la santé et les capacités physiques à travers les efforts coordonnés de la communauté pour l’assainissement de l’environnement, (…) afin de permettre à chaque individu de jouir du droit inné à la santé et à la longévité ». Un environnement sain fait donc partie de la mission de la santé publique. Je travaille pour ma part exclusivement dans ce sens.

J’ai préparé un petit support qui symbolise le fossé qui existe entre la biologie et la science du cancer par rapport à la toxicologie réglementaire. Il existe de fortes contraintes en toxicologie du fait de la présence de 85 000 produits chimiques de synthèse commercialisés actuellement et de l’émergence de 1 000 nouvelles molécules sur le marché chaque année. Le constat est que nous ignorons la toxicité de 80 % des molécules chimiques auxquelles nous sommes actuellement exposés.

En tant que toxicologues, nous devons évaluer au mieux la toxicité de ces substances. Comment les toxicologues travaillent-ils ? En fait, nous avons une position d’étude et de prévention. Au sein des laboratoires, nous travaillons sur des modèles cellulaires ou des animaux, que nous exposons à des polluants afin d’essayer de prédire les effets sur l’être humain. Il s’agit bien évidemment d’une question complexe puisqu’on cherche à prédire la toxicité pour les adultes, les fœtus, les femmes enceintes, les personnes âgées et les personnes vulnérables ou malades, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes.

J’en viens maintenant à la toxicologie réglementaire, qui est basée sur la gestion des substances chimiques. Avant 1976, il n’y avait pas de réglementation stricte des produits chimiques. Ces derniers étaient donc mis sur le marché sans exigence de tests de toxicité. Des agences réglementaires se sont ensuite créées : l’agence de protection de l’environnement (EPA) aux États-Unis ; l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) en Europe ; et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en France.

Ces agences réglementaires contrôlent et pratiquent, sur présentation de dossiers produits par les firmes, des tests qui permettent d’évaluer la toxicité. Ensuite, en tant qu’agents chercheurs dans un laboratoire de recherche, nous intervenons en conduisant des études après la mise sur le marché, c’est-à-dire après une exposition généralisée aux substances chimiques. Autrement dit, lorsqu’on nous demande des preuves biologiques, il y a déjà des effets toxiques potentiels, voire effectifs. Il faut savoir que les tests ne sont pas forcément menés avec une grande rigueur sur le plan de la toxicologie réglementaire. J’ai vraiment détaillé ce qu’est la procédure réglementaire dans ce support. C’est un point important puisque ça reste la clé des débats, notamment au sujet du glyphosate.

Pour la procédure d’autorisation des substances actives, les industriels soumettent un dossier qui est étudié par l’Efsa. Cela donne lieu à des examens de la part des pays membres rapporteurs. Il en ressort une première conclusion. S’il existe des indices selon lesquels la substance en question pourrait être cancérigène, c’est alors l’agence réglementaire des substances chimiques (Echa) qui prend le relais. Cette dernière réglemente la classification et détermine si la substance est cancérigène, mutagène ou reprotoxique.

J’en viens à la manière dont la biologie caractérise une cellule cancéreuse. Il y a maintenant un consensus quant au recensement de 14 critères de cancérogénicité d’une substance. Une substance perturbe un certain nombre de mécanismes à son arrivée dans la cellule. L’ensemble de ces processus est étudié dans les laboratoires de toxicologie. Ils sont parfaitement reconnus et examinés par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), qui évalue la cancérogénicité des substances. Toute la littérature scientifique disponible est alors consultée. Il n’y a pas de biais sur la prise en compte d’un mécanisme de toxicité ou de cancérogénicité.

En termes de classification, lorsqu’un cancérigène est classé de type 1, c’est qu’a été mise en évidence une cancérogénicité avérée pour l’être humain ; nous avons des preuves fortes. Et ce, notamment en épidémiologie, avec un recensement des cancers manifestes chez les personnes exposées, des données effectuées en laboratoire auprès de rongeurs et une compréhension des mécanismes de toxicité. Lorsqu’on parvient à classer un cancérigène de type 1, ça signifie que notre service de santé publique n’a pas fonctionné.

Les classifications du Circ, qui entraînent des catégorisations en 2A ou 2B, sont basées sur l’état des connaissances et le niveau de preuve au moment de l’expertise. Elles doivent être prises comme des signes de précaution à prendre afin de ne pas atteindre le niveau de catégorie 1, où on recenserait alors les victimes. À ce jour, parmi 1 421 substances actives, 428 sont autorisées en Europe. Or, seule une soixantaine d’entre elles ont été examinées par le Circ.

Par conséquent, le Circ n’est pas en mesure d’expertiser la cancérogénicité de toutes les substances. Le Circ a pour particularité d’être une agence sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il n’a pas de mission de réglementation ni d’autorisation de mise sur le marché. En revanche, il représente le Graal en termes de qualité et d’expertise scientifique pour la classification des substances.

Lorsqu’une nouvelle substance fait l’objet d’une demande de mise sur le marché, les agences réglementaires se basent tout d’abord sur les données fournies par les industriels afin d’en déterminer la toxicité. Lorsqu’il existe de la littérature scientifique, notamment dans le cadre d’une réautorisation, l’Efsa se doit de la consulter. Pour autant, elle n’est pas toujours disponible.

Comment l’Efsa gère-t-elle la sûreté des substances ? La réglementation est essentiellement basée sur la gestion du danger, avec une valeur de référence en dessous de laquelle on estime qu’il n’y a pas d’effets toxiques. C’est ce qu’on appelle le principe de Paracelse, qui date de la Renaissance : « À toute chose son poison. Rien n’est sans poison. Seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison ». Autrement dit, on estime qu’on peut gérer les substances à partir du moment où on maintient le niveau d’exposition au plus bas. Il y a deux exceptions puisqu’on estime qu’il n’existe pas de dose sûre pour les produits cancérigènes et les perturbateurs endocriniens.

J’ai voulu vous donner un ordre d’idée des dossiers produits par les industriels qui arrivent entre les mains des experts de l’Efsa, à savoir. Actuellement, je suis aussi experte à l’Anses, au sein d’un comité qui examine la dangerosité des pesticides. J’ai pu voir concrètement la manière dont les dossiers sont expertisés et les données qui sont fournies par les industriels.

Pour les dossiers qui ne sont pas très anciens, prenons l’exemple d’un pesticide qui daterait de 2006, j’ai reçu une cinquantaine de dossiers et fichiers scannés ou photocopiés. Nous devons tout lire. En sachant que chaque dossier compte une centaine de pages. À la page 17, vous avez des exemples de la façon dont les industriels rendent compte des données. S’ils gèrent 200 animaux, vous avez des données graphiques présentées pour chaque animal individuellement. Ça peut représenter jusqu’à 3 000 pages.

J’ai dû chercher des informations sur la toxicité rénale d’un pesticide que j’expertisais. Je suis parvenue à la conclusion qu’il était humainement difficile de tirer quoi que ce soit des données brutes de ces dossiers et d’être en mesure de les vérifier. C’est l’une des premières divergences entre des études scientifiques publiées, dont les données sont vérifiables, et les données fournies par les industriels, qui ne le sont pas humainement. Pour moi, c’est tout de même un choc.

Cela contribue à expliquer les conclusions que nous lisons ensuite dans les rapports de l’Efsa. En fait, les rapporteurs de l’Efsa reprennent le résumé des conclusions présentées au début des dossiers puisque cette partie est rendue intelligible. Le problème, c’est qu’elles n’ont pas pu être vérifiées. Ça constitue selon moi un biais qui complique notre travail consistant à chercher certains effets qui ne seraient pas apparus dans les conclusions de l’Efsa.

En ce qui concerne la gestion du risque et la fixation d’une dose journalière admissible, vous verrez dans le document qui vous a été transmis une étude observant les effets constitutifs d’une substance chimique à des doses croissantes. On cherche la dose la plus forte de la substance pour laquelle il n’y a pas d’effet toxique observable, ce qu’on appelle communément la NOAEL (non observed adverse effect level ou dose sans effet nocif observable). On applique alors un facteur d’incertitude en déterminant que la dose journalière admissible pour un être humain va être 100 fois inférieure à celle d’une souris.

En fait, dans les dossiers réglementaires, il y a de nombreux cas où ça ne fonctionne pas très bien. En effet, il existe des cas où il n’y a pas de dose sans effet. Autrement dit, dès la plus petite dose testée, un effet toxique est observé. Dans ce cas, on applique simplement un facteur d’incertitude supérieur. On prend alors un facteur de sécurité supplémentaire en divisant par 300 au lieu de 100.

Le débat qui se pose pour fixer la dose journalière admissible est le choix de l’effet délétère. Or, il y a des maladies qui ne sont pas considérées comme des effets délétères. Par exemple, il est considéré qu’un cancer de l’utérus est plus grave qu’un cancer de la thyroïde ou du foie, qui pourrait alors ne pas être considéré comme un effet délétère. Il existe des négociations à ce sujet dans les dossiers. De la même manière, on estime que les maladies rénales chroniques ne sont pas un problème du fait que nous avons deux reins. Naître avec un problème rétinien n’est pas non plus considéré comme un effet adverse.

Il y a donc de très grandes lacunes sur l’identification des effets délétères pour lesquels les normes réglementaires sont effectuées. Parfois, l’effet délétère considéré est la mortalité, ce qui n’est évidemment pas satisfaisant en termes de prévention. Si le seul effet délétère est la mort, il est alors estimé que la substance n’est pas cancérigène.

Par ailleurs, il y a des distorsions dans la manière de conduire des recherches de toxicologie ; j’encadre d’ailleurs une thèse à ce sujet et nous avons pu quantifier ces effets. Des données statistiques sont introduites, notamment avec des groupes de contrôle non exposés et issus d’expérimentations conduites quelques décennies auparavant dans des laboratoires différents. On va donc être amené à comparer des animaux qui ne sont pas comparables. Nous avons constaté que lorsque les pesticides sont autorisés, les interprétations toxicologiques vont souvent dans le sens d’une minimisation des effets toxiques.

Les perturbateurs endocriniens ont pour effet de mimer l’action d’une hormone. Pour ces substances, on estime qu’il n’y a pas de dose minimale acceptable et qu’elles doivent être interdites. Une réglementation est en vigueur depuis 2018, mais elle est très peu appliquée. Tant et si bien que nous constatons la mise sur le marché de substances qui peuvent être à l’origine de perturbations endocriniennes.

Finalement, lorsqu’on regarde les dossiers réglementaires et la manière dont ils sont traités, il existe de grandes distorsions entre ce qui est fait dans les laboratoires et ce qui est fait dans les agences réglementaires. Cela peut expliquer les divergences que l’on observe.

On distingue différents niveaux de preuve scientifique, s’agissant en particulier des preuves épidémiologiques. À ce titre, on a de nombreux éléments sur les professionnels exposés aux pesticides. On a aussi des éléments sur les personnes riveraines exposées à la contamination généralisée des milieux. Enfin, il existe des impacts sur la contamination de la chaîne alimentaire pour les consommateurs.

Il s’agit de déterminer un niveau de preuve pour mettre en place un principe de précaution et protéger les personnes. On ne peut plus attendre d’avoir un grand nombre de données d’exposition des agriculteurs et des populations riveraines pour considérer les preuves biologiques qui avaient été prédites dans les laboratoires. Ces victimes pourraient être évitées.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué le fait que les tests n’étaient pas forcément menés avec une grande rigueur et que les résultats n’étaient pas humainement vérifiables. Je ne comprends pas ce que vous entendez par « humainement ». Je crois comprendre qu’ils ne sont finalement pas vérifiés.

Mme Laurence Huc. Ce n’est pas vérifiable.

M. le président Frédéric Descrozaille. Autrement dit, vous affirmez que les rapporteurs de l’Efsa ne vérifient pas les données des industriels. Considérez-vous que l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe ?

Mme Laurence Huc. Sur quels produits ?

M. le président Frédéric Descrozaille. Ce que vous venez d’évoquer a une portée générale. L’Efsa a été créée à la suite de la crise de la vache folle afin de remplir une mission d’analyse du risque. Nous avons abordé la différence entre l’analyse et la gestion du risque. La question est de savoir si, dans sa mission d’analyse du risque, l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. J’ai le même niveau d’interrogations. À l’invitation de plusieurs parlementaires, nous avons accepté l’exercice qui consiste à nous remettre en cause. Je précise que nous reverrons l’Anses pour leur soumettre toutes les questions que vous soulevez. Compte tenu des alertes qui ont pu être émises, nous aurions mauvaise conscience si nous n’allions pas au terme de ce questionnement avant de nous forger une opinion et de formuler des recommandations.

Votre remise en cause est radicale. Vous dites que les procédures réglementaires n’intègrent pas la science aujourd’hui. Les agences nationales telles que l’Anses font le gros du travail d’instruction de l’Efsa. En ce qui concerne le glyphosate, quatre pays ont concouru à la remise de l’avis. Le travail de l’Anses consiste à prendre toutes les données disponibles, à les vérifier et les hiérarchiser, afin de rendre un avis avec toutes les assurances garanties par un comité de déontologie et un comité scientifique critique.

Vos propos ont un peu l’effet d’une bombe à fragmentation puisqu’on pourrait mettre en cause toute la procédure réglementaire, qui ne tiendrait pas compte avec assez de rigueur de toutes les sources scientifiques à disposition. Est-ce lié selon vous à une méconnaissance scientifique ? Est-ce que ça tient à de la désinvolture, à des intérêts ou à des pressions économiques ? Est-ce une question de connaissances, de conscience ou d’influence ? Il est dit aujourd’hui que l’Europe présente les meilleures garanties au monde dans ce domaine et que l’Anses compte parmi les agences les plus fortes. Vous comprendrez alors que votre remise en cause vient fragiliser tout un édifice. Pourquoi cet édifice n’est-il pas bien bâti ?

Mme Laurence Huc. Tout d’abord, le fait que des agences réglementaires contrôlent l’autorisation de mise sur le marché a tout de même permis d’en sortir des substances très dangereuses. Cela a donc contribué à la sécurité sanitaire. Je ne vais pas nier l’utilité de l’Efsa et de l’Anses. Pour autant, il y a certainement des choses à améliorer.

J’identifie notamment un problème d’exigence quant aux données fournies par les industriels. Pour synthétiser les données, nous faisons des graphiques et des moyennes. En fait, les industriels donnent directement leurs cahiers de laboratoire. Par conséquent, il n’est pas facile de procéder à la vérification. Par ailleurs, les experts qui travaillent à l’Efsa n’ont pas le temps d’examiner les choses en profondeur. Ils ont parfois trois dossiers de pesticides à examiner en l’espace d’une semaine. C’est donc lié à la profondeur de l’analyse de la complexité des données.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’il s’agisse d’un produit ou d’une molécule, il me semble que les industriels répondent à un cahier des charges établi par l’autorité réglementaire.

Mme Laurence Huc. Ils répondent à des lignes directrices. Là encore, des sociologues des sciences et des politistes ont bien établi le fait que ces lignes directrices étaient négociées en amont entre les scientifiques et les industriels. Et ce, notamment sous l’influence des think tanks. Je pense en particulier à l’International life sciences institute (ILSI), une société à but non lucratif qui rassemble à la fois des industriels, des régulateurs et des académiques pour négocier les normes et la manière dont elles vont être appliquées. Certes, il y a un cahier des charges, mais certaines études ne sont parfois pas recevables. Bien que ce soit indiqué dans les dossiers, l’Efsa les accepte. Par conséquent, il existe effectivement des failles.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre critique s’étend-elle à l’Anses ?

Mme Laurence Huc. L’Anses intervient surtout au niveau des formulations. Si l’Efsa a autorisé une substance active, l’Anses n’a pas forcément le même pouvoir que l’Efsa. L’Anses a parfois contesté certaines appréciations, notamment sur des doses journalières admissibles, en faisant remonter des propositions. Nous avons pu observer que certaines agences réglementaires étaient plus ou moins exigeantes sur certaines lignes directrices. Sur certains dossiers, l’Anses a été porteuse de progrès. Je citerai notamment l’exemple du bisphénol A. En revanche, sur d’autres, les efforts sont sans doute insuffisants. À mes yeux, il en est ainsi pour certaines substances que j’ai pu étudier en laboratoire.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’essaie de faire preuve de rigueur intellectuelle, autant que faire se peut. Je ne vais pas entrer dans le débat sur certaines molécules, qui sont bonnes ou mauvaises. Ce dernier ne nous appartient pas et nous nous en remettons à la science. Comment peut-on à la fois rendre hommage à l’Anses pour avoir été pertinente sur le bisphénol et la critiquer sur la conclusion qu’elle a rendu sur une autre formulation, alors que les mêmes procédures sont en jeu ? Le but de notre mission n’est pas de nous prononcer sur le glyphosate ou le bisphénol. Il s’agit plutôt de voir comment les institutions fonctionnent. Est-on vraiment à institutions égales ? Je cherche à comprendre votre raisonnement.

Mme Laurence Huc. Le cadre du bisphénol en est une bonne illustration. L’Anses a été force de proposition pour rassembler des scientifiques académiques afin de constituer une commission d’experts spécialisés à la pointe de la perturbation endocrinienne. C’est en faisant appel à des scientifiques extérieurs que l’Anses a pu porter ce sujet au niveau européen. La communauté des scientifiques est malheureusement plus pauvre sur certains pesticides. Il n’y a pas autant d’endocrinologues que de toxicologues. Par conséquent, l’apport externe des scientifiques académiques est moins fort dans certains domaines. Cela explique des disparités.

Je tiens à le préciser parce que beaucoup de mes collègues, qui ont participé à la reconnaissance de la perturbation endocrinienne, ont pu siéger dans ces comités d’experts. En l’occurrence, la porte a été ouverte aux scientifiques académiques pour aider à améliorer le cadre réglementaire. Le message d’espoir que je porte consiste à faire appel aux scientifiques afin que ces derniers s’investissent dans l’expertise. Pour cela, ils doivent également être reconnus par les agences réglementaires. C’est un point très important.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais aller au bout du raisonnement, quitte à me faire l’avocat du diable. Vous dites que tous les spécialistes des perturbateurs endocriniens ont été réunis afin de tirer une conclusion. Dans un autre cas, la même chose a été faite, mais il y a moins de spécialistes et on est arrivé à une autre conclusion. Si des spécialistes compétents ont rendu un avis, quand bien même ils étaient en nombre insuffisant, en quoi cet avis serait-il contestable ? La question fondamentale n’est pas de savoir s’il y a beaucoup ou peu de scientifiques dans un domaine particulier. Il s’agit plutôt de savoir si certains d’entre eux sont écartés de l’expertise. Au nom de quoi pourrait-on contester une expertise s’ils ont tous été réunis ?

Mme Laurence Huc. En l’occurrence, pour une expertise sur des pesticides qui bloquent la respiration cellulaire, la présence de scientifiques académiques en France est relativement éparse et éclatée. Le comité en a recruté certains, mais la plupart d’entre eux ont fini par démissionner parce qu’ils n’étaient pas entendus. La communauté des endocrinologues compte plusieurs centaines de milliers de personnes dans le monde, mais le vivier n’est pas le même sur des problématiques plus spécifiques. Si vous avez dix ou cent fois moins de scientifiques, l’expertise qui en ressortira sera moins forte. C’est une question de robustesse et de preuve.

M. Dominique Potier, rapporteur. Oui, mais comment contestez-vous une décision au nom de savoirs qui n’existent pas ?

Mme Laurence Huc. En fait, les savoirs existent dans la littérature scientifique, mais il faut parvenir à amener des scientifiques dans les comités d’experts. C’est ce passage-là qui ne se fait pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous voulez dire que l’Efsa et l’Anses ne le font pas systématiquement. C’est un point intéressant que nous allons vérifier. Pour certains produits ou molécules, il y a une mobilisation au bon niveau des expertises compétentes ; et ce, dans leur diversité d’appréciations. Il s’agit de parvenir à une comitologie scientifique robuste. Dans d’autres cas, cette comitologie n’est pas mobilisée et des personnes seraient laissées de côté. Au nom de leurs opinions ?

Mme Laurence Huc. Non, je n’irais pas forcément sur ce terrain-là. Je ne sais pas si vous avez lu le rapport relatif à la crédibilité de l’expertise scientifique produit par le conseil scientifique de l’Anses. Ils ont justement analysé la nécessité d’un vivier de scientifiques incités à s’orienter vers l’expertise. Pour ma part, avant 2020, l’idée d’aller aider l’Anses n’était pas présente à mon esprit. Que l’on soit à l’Inrae ou à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), ça ne fait pas partie d’un processus. On ne se dit pas forcément que l’impact de notre recherche peut aider à la réglementation.

Ensuite, l’expertise n’est pas forcément attractive pour les scientifiques. C’est peut‑être une raison pour laquelle ils n’y vont pas. Je ne pense pas que certains en soient exclus. En règle générale, les CV des experts sont plutôt bons. En revanche, les conditions exclusives et excluantes portent clairement sur les conflits d’intérêts avec les firmes.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’essaie d’objectiver les choses au maximum. Vous dites qu’il y a un concours de scientifiques à géométrie variable selon les molécules et les produits. Nous allons interroger l’Anses sur ce point. Si les éléments se croisent avec leur propre autocritique, qu’ils ont documentée dans le rapport que vous citez, ça pourra bien évidemment faire l’objet d’une proposition.

Vous évoquez également la normativité et la taxonomie des cahiers des charges pour les industriels, qui seraient sous l’influence d’une organisation dont le rôle est pour le moins interlope. À titre personnel, je n’avais jamais entendu parler de l’ILSI. De qui s’agit-il ? Où peut-on les trouver ? En sachant que nous aimerions bien évidemment les auditionner et enquêter sur eux. Quel est leur rôle ? Qui les paie ? Pour qui travaillent-ils ?

Mme Laurence Huc. Je vous renvoie, sur ce sujet, aux travaux de mon collègue David Demortain, qui est directeur du Lisis. Je pense également à la journaliste et investigatrice Stéphane Horel, qui a expliqué comment tout cela était structuré dans son livre Lobbytomie. Il s’agit d’une structure internationale, je ne sais pas si vous trouverez des représentants de l’ILSI en France. Ils organisent des séminaires et des conférences. Ce sont un peu les coulisses, tels que décrits par les sociologues, de la création des lignes directrices.

En biologie, on considère 14 critères de cancérogénicité. Pourquoi n’en considère-t-on qu’un seul au niveau réglementaire, qui est l’altération de l’ADN ? L’altération de la respiration cellulaire, l’altération épigénétique ne sont pas prises en compte. On ne le comprend pas. Tout cela fait l’objet de négociations avec des structures telles que l’ILSI, qui vont mettre l’accent sur certains mécanismes cellulaires plutôt que d’autres.     

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous êtes donc en train de dire que des normes se définissent dans un organisme lié aux intérêts financiers des firmes phytopharmaceutiques pour s’imposer au-delà de tout arbitrage démocratique au sein de la Commission européenne ou des ministères français concernés. 

Mme Laurence Huc. C’est connu depuis les années 50. Ça a été pleinement actif avec l’amiante. Le mécanisme qui est en cours n’est pas uniquement centré sur l’Efsa et l’Echa. Il s’agit d’un phénomène de niveau international qui est également très bien décrit par des travaux de sociologie des sciences au niveau américain.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous n’avez pas répondu à ma question. Dans son cadre de fonctionnement actuel et sa mission d’analyse du risque, est-ce que l’Efsa met en danger la santé des consommateurs en Europe ? Il ne s’agit pas d’une question piège, mais d’une question provocante. S’il serait sot d’y répondre par oui ou non, dites-le-nous. Il s’agit d’un sujet extrêmement sensible sur lequel un grand nombre de croyances largement répandues sont tenues pour des faits scientifiques. D’ailleurs, nous avons rencontré des acteurs qui ont eu des affirmations imprudentes, en prenant notamment une approximation pour une exactitude.

Je vous demande donc de répondre à ma question en tant que scientifique et en y apportant la complexité nécessaire. Est-il possible d’avoir une réglementation qui garantisse le respect maximal de la santé des consommateurs, sans tomber dans une interdiction systématique dès qu’il y a une incertitude ? Est-on dans une société qui supporte de ne pas savoir ? Si l’on regarde la première colonne du tableau qui nous a été transmis par l’Inserm s’agissant des liens de causalité identifiés pour certaines pathologies avec un niveau de présomption faible, on voit qu’il faudrait tout interdire. À notre interrogation sur ce point, les personnes que nous avons auditionnées à l’Inserm nous ont répondu que ce n’était pas leur problème, mais le nôtre. Il faut mettre de l’intelligence là où la simplification fait énormément de dégâts. C’est bien en ces termes-là que les choses se posent sur le plan politique.

Mme Laurence Huc. En tout cas, d’après les travaux que j’ai pu mener avec mes collègues, je constate qu’il y a actuellement des cancérigènes, des perturbateurs endocriniens et des neurotoxiques parfaitement légaux et autorisés par l’Efsa et l’Echa.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je constate une difficulté. La plupart d’entre nous ne sommes pas des scientifiques. Or, nous faisons face à une forme de désaccord entre scientifiques. En l’occurrence, vous contestez le mode de fonctionnement de deux agents scientifiques. Il nous est difficile d’y voir clair. Vous n’avez pas répondu à la première question du président. Vous êtes présentée comme une chercheuse engagée dans un certain nombre d’articles de presse. Il me semble que vous faites partie des Scientifiques en rébellion, même si vous semblez le contester. Si tel est le cas, pourriez-vous nous dire quelle place vous occupez au sein de cette organisation ? 

Mme Laurence Huc. Je suis scientifique. Je travaille en toxicologie. J’étudie la toxicité des substances. Lorsque j’identifie des problématiques liées à des substances, il est de mon devoir, en tant qu’agent de l’État, de souligner la dangerosité de ces substances. Par ailleurs, je suis effectivement chez Scientifiques en rébellion en tant qu’experte sur les impacts sur la santé environnementale. J’interviens pour apporter des éclairages scientifiques grâce à l’expérience que je tire de mes travaux de recherche. Je suis effectivement engagée sur des problématiques de société, de choix sociétaux, d’agriculture, d’alimentation et de durabilité pour la planète. Je prends la parole pour de tels groupes, tout comme j’interviens dans des congrès internationaux en tant que scientifique experte de l’Anses.  

M. Grégoire de Fournas (RN). Vous dites avoir un rôle d’expert au sein de Scientifiques en rébellion. Ce n’est pas très cohérent avec le fait que vous ayez participé, le 4 mars dernier, à une manifestation en marge du salon de l’agriculture. Vous avez une position militante au sein de Scientifiques en rébellion. Par conséquent, votre engagement ne se limite pas à un simple apport d’expertise. Confirmez-vous également que vous êtes dans une démarche scientifique militante pour l’interdiction de toute forme de produits phytosanitaires de synthèse, voire de biocontrôle ?

Mme Laurence Huc. Avez-vous écouté la présentation que j’ai faite le 4 mars ? Non. J’ai présenté aux passants présents au Jardin des plantes un compte rendu de l’expertise collective de l’Inserm ainsi que de celle de l’Inrae et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). C’était mon acte de « rébellion », comme vous le dites.

Par ailleurs, depuis le Grenelle de l’environnement de 2007 et la mise en place du premier plan Écophyto de 2008, la décision a été prise de réduire drastiquement l’utilisation de pesticides et d’accompagner cette démarche en y associant des scientifiques. En tant que chercheuse à l’Inrae, je suis engagée depuis cette époque-là dans l’objectif de réduction de l’usage des pesticides, qui a été fixé par des choix à la fois démocratiques et sociétaux.

Nous constatons l’échec des plans Écophyto, qui ne vont pas vers une réduction de l’utilisation des pesticides, puisque nous constatons une augmentation. Il y a, dans le même temps, une augmentation des substances pharmacologiquement très actives qui sont mises sur le marché. En tant qu’agent de l’État, je note une distorsion entre les choix démocratiques qui sont faits et la façon dont le système évolue. En tant que toxicologue, je me préoccupe fortement de la santé de nos concitoyens. Je pense en particulier à certains clusters de cancers pédiatriques.

Que ce soit au ministère de l’agriculture ou au ministère de la transition écologique, je constate au quotidien que les politiques ne sont pas suffisantes pour protéger la santé publique, y compris celle des citoyens qui financent mes propres recherches. Si je dois me rendre en blouse au Jardin des Plantes pour informer mes concitoyens, je le fais.

Malheureusement, en tant que scientifique, c’est avec beaucoup de tristesse que nous nous décidons à faire cette démarche un samedi matin. Et ce, après avoir essayé de mettre le principe de précaution en place à l’Anses et après avoir passé du temps au laboratoire pour continuer à apporter des preuves de la cancérogénicité de certaines substances. L’objectif est de faire en sorte que les décisions publiques nécessaires soient prises.

Lorsque les scientifiques qui interviennent à l’Anses et produisent des publications ne sont pas entendus, ça démontre véritablement un échec de notre démocratie sanitaire. Je vous assure que nous ne faisons pas cela de gaieté de cœur. J’y vois une tentative pour me déstabiliser ou décrédibiliser les recherches que je mène. Je suis une maman. Je suis également engagée auprès de deux associations qui luttent contre des épidémies de cancer.

Vis-à-vis de ces gens-là, je prendrai la parole pour dire que des substances pesticides qui détruisent la santé de nos enfants sont actuellement mal évaluées et entraînent un effondrement de la biodiversité. Je serai toujours là pour défendre cette cause. Je suis chercheuse. J’ai pris la décision de me consacrer à ce métier-là lorsque j’étais en classe de terminale. Ma mission est de prévenir les cancers et je le ferai par n’importe quel moyen.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je précise par souci de transparence que je fais partie des parlementaires qui ont demandé votre audition, madame Huc. J’ai lu cette phrase que vous avez écrite : « Si on écoutait la science, le glyphosate serait interdit ». Je me suis dit qu’il était nécessaire de documenter cette différence entre toxicologie réglementaire et toxicologie académique. Cette différence tient-elle au choix du corpus ou à une obsolescence en termes de méthodologie de la toxicologie réglementaire ?

Vous avez notamment évoqué le fait qu’un seul critère sur 14 a été retenu pour décrire la cancérogénicité. Le poids des pétitionnaires l’emporterait-il finalement sur la littérature scientifique existante en raison d’un biais dans les lignes directrices ou pour d’autres motifs ? Nous aimerions y voir plus clair dans ces jeux de pouvoir et de pondération des tensions entre l’académique et le réglementaire.

Mme Laurence Huc. Dans l’évaluation de l’Efsa, les paramètres qui ne sont pas pris en compte sont la toxicité de la formulation complète avec les adjuvants, les effets perturbateurs endocriniens à faible dose et les effets cocktails. Il faut savoir que les substances chimiques sont évaluées les unes indépendamment des autres. Nous sommes donc exposés à plusieurs centaines de pesticides sans que leur mélange ne fasse jamais l’objet d’une évaluation.

Dans les données qui ne sont pas prises en compte actuellement, il y a notamment les modifications épigénétiques. Ces modifications vont moduler le repliement de l’ADN. C’est un phénomène important puisque ce dernier est irritable et transmissible d’une génération à l’autre. Il faut savoir par exemple que le DDT, un perturbateur endocrinien, est capable de modifier le repliement de l’ADN.

C’est notamment démontré par des études en biologie cellulaire. Ce sont des manipulations très compliquées à effectuer, et qui coûtent très cher. Il y a également des preuves chez les rongeurs. Des souris gestantes ont été exposées pendant leur grossesse avant que l’exposition soit interrompue. On constate que les descendances ont des sur-incidences de cancer ou d’infertilité. En épidémiologie, nous avons des preuves que les grands-mères exposées au DDT voient leurs petites-filles avoir les mêmes sur-incidences de cancer du sein.

Les premières publications sur ce sujet datent de 1996. À cette époque-là, on savait déjà que le DDT modifiait la structure de l’ADN et que ça pouvait avoir des effets irritables. Étant donné que ça a ensuite été démontré chez les rongeurs et que ça l’est désormais chez les humains, que peut-on faire pour que les recherches fondamentales soient mieux prises en compte en termes de prévention ? Pourtant, ces données-là passent complètement au travers de la toxicologie réglementaire.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Est-ce qu’elles passent au travers de la toxicologie réglementaire pour des raisons de méthode d’évaluation ou de méthode scientifique ? Les manipulations sont-elles les mêmes sur le plan scientifique ?

Mme Laurence Huc. Ces manipulations ne sont pas exigées dans les dossiers réglementaires. C’est aberrant, car l’épigénétique est en plein boom depuis vingt ans. De plus, il existe des publications scientifiques qui ont démontré les effets du DDT. Mais comme ces études n’ont pas d’existence sur le plan réglementaire, elles sont écartées. C’est ce que l’on observe dans l’expertise sur le glyphosate. Il y a donc un double effet et un double déni.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la précision de vos réponses, madame Huc. À titre personnel, je regrette de ne pouvoir rester au-delà de l’horaire initialement prévu, bien que cela s’avère effectivement nécessaire. Je propose à madame Babault de me remplacer en tant que vice-présidente. 

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Étant donné que je ne suis pas scientifique, certains éléments m’échappent. Je fais également partie des députés qui ont souhaité votre audition. Vous vous êtes notamment rendue dans mon territoire et j’ai trouvé les travaux que vous y avez présentés très intéressants. Pourriez-vous y revenir brièvement ? Je pense notamment à la question du prosulfocarbe, des molécules et de leurs impacts sur la santé. Je souhaite sincèrement que le territoire du nord de la Charente-Maritime, qui a été très médiatisé cette année, ne soit pas le marqueur d’un combat puisque d’autres territoires français sont concernés par ce sujet.

Votre rôle est important. En tant que politiques, le nôtre consiste à prendre des décisions en conscience, qui soient étayées par la science. Je vous remercie pour votre combat, dont vous parlez avec cœur. Nous sommes aussi parents et nombre d’entre nous sommes très engagés sur ces sujets-là. Votre rôle en tant que scientifique est effectivement de dire haut et fort ce que vous apprenez. Néanmoins, ça ne tient pas compte des problématiques agricoles et économiques d’un modèle d’après-guerre qui a certainement trouvé ses limites, qui est encore présent aujourd’hui et que nous devons parvenir à faire évoluer. La divergence de nos convictions rend le temps long sur le plan politique.

Mme Laurence Huc. La visite à laquelle vous faites référence a eu lieu l’an dernier, à la suite de l’analyse de l’air qui avait révélé la présence de 45 pesticides. Ma collègue et moi-même avions effectué une expertise toxicologique mettant en évidence la présence d’un certain nombre de composés cancérigènes et de perturbateurs endocriniens. Nous avions également noté la persistance dans l’air de certaines substances interdites. Cela soulevait un problème plus général d’usage illégal de certains pesticides ou de leur rémanence. On voit que si l’on arrêtait immédiatement d’utiliser des pesticides, la contamination ne disparaîtrait pas pour autant.

Nous avions également apporté de la littérature scientifique qui démontrait que les populations vulnérables, notamment les femmes enceintes, pouvaient être plus sujettes à la toxicité de certaines substances. Nous avions aussi mis en avant le peu de données scientifiques qui existent sur le prosulfocarbe, une dizaine de publications au total, ce qui ne permet pas aux toxicologues de faire un diagnostic. Cependant, des molécules chimiquement proches avaient été interdites, ce qui aurait dû nous inciter à prendre plus de précautions sur le prosulfocarbe. Je crois que l’Anses a bien avancé sur l’examen du risque. L’analyse de leur rapport m’a agréablement surprise. Un autre problème est qu’il n’existe pas de normes réglementaires dans l’air. 

D’autres territoires sont contaminés, même si les pesticides ne sont pas toujours les mêmes, et le profil des cocktails pas forcément identique. En l’occurrence, sur votre territoire, il est question d’une quarantaine de molécules et de leur cumul. J’ajoute que les expositions varient en fonction des saisons. Cela peut être parfois déterminant dans les cas de cancer. Chez les femmes enceintes, l’exposition à une substance reprotoxique pendant les trois premiers mois de grossesse peut avoir des conséquences dramatiques. Pour autant, les effets ne sont pas forcément similaires, ce qui fait que la complexité de l’évaluation de l’impact des pesticides assez absolument démentielle. Quoi qu’il en soit, il s’agit de limiter l’exposition des riverains et des agriculteurs, qui sont en première ligne.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Vous avez évoqué l’effet cocktail, dont nous pourrions peut-être parler plus largement. Tenez-vous compte des autres pollutions qui peuvent exister au-delà des pesticides utilisés en agriculture ? Vous êtes très orientée sur les cancers, mais travaillez-vous également sur les maladies neurodégénératives ? Je pense notamment à la maladie de Parkinson, une maladie professionnelle que l’on retrouve chez les agriculteurs.

Mme Laurence Huc. Dans les laboratoires, nous avons déjà examiné des effets cocktail en combinant des hydrocarbures et des substances pesticides. Pour autant, étant donné qu’on recense une trentaine d’hydrocarbures et quelque 400 substances actives, on ne peut pas tester tous les cocktails. Nous observons néanmoins que ça va toujours dans le sens de la potentialisation des effets individuels toxiques.

On ne peut pas se spécialiser dans tous les domaines. Pour ma part, je suis spécialiste de la cancérogénicité. Au sein de mon réseau Holimitox, il y a toute une branche sur les impacts de certains pesticides sur les maladies d’Alzheimer et de Parkinson. Nous travaillons notamment sur des modèles de rongeurs prédisposés à la maladie de Parkinson. Ils sont exposés à des doses journalières admissibles. On regarde ensuite si les risques de développement de ces maladies augmentent.

Je ne peux pas vous communiquer ces résultats pour le moment. Pour autant, afin d’induire la maladie de Parkinson chez les souris, sachez qu’on leur donnait auparavant des pesticides. Par conséquent, les scientifiques savent que les pesticides sont des causes assez efficaces d’induction des maladies neurodégénératives.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez souligné l’importance du repositionnement de la parole des scientifiques, de leurs messages dans notre société et de la place que nous donnons à leur expertise. Comment accompagner vos initiatives et faire cohabiter décisions publiques et travail scientifique ? C’est un message fort que vous nous passez ce matin au sein de cette commission d’enquête.

Je voudrais revenir sur un entretien que vous avez donné à Mediapart en septembre dernier. Vous y abordez notamment le sujet des industriels qui se sont mis à produire des publications minimisant les effets toxiques, selon la même stratégie que le lobby du tabac. Vous dites que la production de doutes par la science est effective. Vous ajoutez : « Soit les auteurs de ces publications sont en conflit d’intérêts, soit les publications elles-mêmes sont ghostwritées ». J’aimerais savoir à quelles publications vous faites allusion dans les propos que vous avez tenus auprès de ce journal.

Je souhaitais également réagir à l’audition de Phyteis, qui s’est tenue préalablement à la vôtre. Il s’agit du groupement de défense des intérêts des producteurs de produits phytopharmaceutiques, qui a été mis en demeure par le Sénat et l’Assemblée nationale pour ses méthodes de lobbying. Je voudrais savoir s’ils font selon vous partie de ces groupements qui utilisent les techniques que vous avez dénoncées dans Mediapart.

Mme Laurence Huc. Je n’ai pas forcément en tête toutes les publications ghostwritées, mais je pense spontanément à une étude épidémiologique financée par Monsanto qui a conduit à minimiser l’impact du glyphosate sur l’incidence des lymphomes hodgkiniens. Je pourrai vous en citer d’autres, si vous y tenez. En tout cas, c’est à partir du moment où Monsanto a été informé que le Circ allait expertiser le glyphosate que ce type de publications est apparu dans la littérature.

Ces études ont pour objectif de semer le doute. Il y a eu notamment un certain nombre de travaux sur la génotoxicité. Charles Benbrook a établi que 95 % des études financées par Monsanto, avec conflits d’intérêts officiels ou cachés, aboutissaient à la conclusion de la non-génotoxicité du glyphosate, tandis que 75 % des études indépendantes vont au contraire dans le sens d’une génotoxicité. Cela a été quantifié par des sociologues des sciences et des toxicologues. D’ailleurs, l’une de ces publications figure dans l’article de Mediapart.

Les publications ghostwritées se cristallisent souvent autour de la cancérogénicité des substances. On en parle beaucoup puisqu’elle constitue un critère d’interdiction. C’est justement sur ce point que l’on constate le plus grand nombre de distorsions entre la science académique et la science réglementaire. Lorsqu’on consulte la littérature scientifique, il faut faire très attention à la source des données et aux intérêts qui sont défendus. Il faut savoir que ces publications sont souvent très bien écrites ; en effet, la capture réglementaire et la production de doutes par la science doivent atteindre la sphère des expertises et des politiques.

Lors de notre formation, on pense à tort que la science est neutre. Lorsqu’on évolue dans le domaine de la toxicologie, je peux vous dire que c’est très déstabilisant. Les protocoles semblent standardisés, mais il existe des études dont les protocoles sont dictés par Monsanto. En l’occurrence, les degrés de purification du glyphosate sont parfois très contestables. Le fait est que les conclusions sont simplement reprises dans le cadre réglementaire.

À titre personnel, je n’ai pas enquêté sur la provenance d’éventuelles études leurres de Phyteis. Pour autant, il y a tout un groupe qui travaille sur ce sujet au Lisis. Il s’intéresse notamment au glyphosate renewal group (GRG), qui s’est formé lors de la réévaluation du glyphosate. Il y a bien évidemment des interpénétrations entre les industriels et des scientifiques qui tentent de construire une science à leur manière. Quoi qu’il en soit, nous sommes sensibles à l’interprétation des données.

J’ajoute que certaines de ces publications figurent dans des journaux dont la réputation n’est pas très bonne, ce qui peut aussi nous alerter. Il existe des critères d’impact, de renommée et de notoriété des publications qui permettent de faire la différence. Il s’agit de regarder de quels journaux il s’agit ainsi que les personnes qui sont derrière les comités éditoriaux qui publient ce type d’articles.  

M. Éric Martineau (RE). Moi non plus, je ne suis pas scientifique. En revanche, en tant qu’agriculteur, je fais confiance à la communauté scientifique. Pour autant, votre exposé m’interpelle. Comme tout un chacun, les scientifiques peuvent aussi avoir des convictions personnelles. Est-ce que les recherches sur les molécules sont toutes traitées de la même manière ? J’ai compris que ce n’était pas forcément le cas.

Nous avons parlé du glyphosate et du prosulfocarbe, mais il existe d’autres molécules qui posent question, y compris en agriculture biologique. Je pense en particulier à l’huile de neem et à l’azadirachtine, qui sont a priori reconnus comme des perturbateurs endocriniens et cancérogènes. La volonté des agriculteurs n’est pas d’empoisonner les gens ou de leur causer des cancers. Nous avons envie de transmettre la terre que nous avons reçue avec respect, car nous sommes seulement de passage. Comment pourrait-on se rassurer en la matière ?

Mme Laurence Huc. Il n’est pas simple de répondre à ces questions-là. On a parfois tendance à dire qu’il faudrait se passer des pesticides de synthèse, mais il est évident que des pesticides naturels présentent des propriétés toxiques, y compris de perturbation endocrinienne. Au sein de mon laboratoire, nous avons notamment travaillé sur des perturbateurs endocriniens qui s’accumulent dans le soja. Il s’agit pourtant de composés qui y sont présents naturellement. Les toxicologues ne font pas de différence. Il existe effectivement des substances naturelles qui peuvent poser problème.

Je n’ai pas de solution par rapport à vos questionnements et vos états d’âme. D’après mes échanges avec différents agriculteurs, le problème provient du système actuel. L’utilisation de produits de synthèse ou naturels peut également nuire à votre propre santé, sachant que les équipements de protection individuelle ne sont pas infaillibles, ou à celle de votre famille.

D’ailleurs, cela donne le vertige. La médecine du travail révèle que, dans un modèle d’agriculture intensive chimique, un agriculteur est en contact avec plus de 900 substances actives tout au long de sa carrière. Il s’agit selon moi de revenir au bon sens. Il faudrait peut-être engager la transition agro-écologique, avec toutes les difficultés et les chamboulements que cela implique. Le système nous échappe et il faut réagir. Il faut mettre en place des accompagnements forts pour qu’Écophyto fonctionne. Il faut inciter les agriculteurs à se passer de ces techniques, même si elles ont donné des résultats.

Cela protégera à la fois votre propre santé en tant que professionnel, les riverains et les consommateurs. C’est tout un cercle vertueux à activer. Je précise que l’Inrae travaille sur des plans « zéro pesticide ». Les scientifiques produisent des choses, mais il faudrait vraiment passer à la phase d’application. Il y a trop de substances toxiques mises sur le marché, il faut changer de modèle agricole.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Vos propos rejoignent le besoin qui est ressorti de plusieurs auditions, de mettre plus de financements dans la recherche. Mais à quoi bon, si l’intérêt de certains groupes continue d’aller à l’encontre de la réduction des pesticides ?

Mme Laurence Huc. En fait, il faut financer la recherche de manière à changer le système. Il s’agit pour cela d’investir dans la recherche d’applicabilité des solutions. J’ajoute que des recherches de terrain doivent également accompagner les acteurs. Ces éléments-là ont notamment été pointés par mes collègues qui ont étudié la défaillance du programme Écophyto.

Pour certaines maladies, notamment celles liées à l’exposition chimique et aux pesticides, nous faisons face à des échecs thérapeutiques. Par conséquent, il est important de connaître la toxicité des substances pour mieux adapter les traitements, en particulier pour des cancers et des glioblastomes qui résistent aux traitements du fait de leur origine liée aux pesticides. C’est un autre débat, mais il y a donc des enjeux de santé publique et de soins à mettre en place. Au-delà de savoir où mettre l’argent, il faut savoir tenir les lobbys à distance.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour votre intervention. Je remercie également les parlementaires qui ont suggéré votre venue. En l’occurrence, vous nous mettez face à une remise en cause importante qui nous conduira à documenter la dernière audition que nous aurons avec l’Anses. Le président propose par ailleurs d’organiser une nouvelle audition avec l’Efsa, afin de les confronter à ces questions, qui doivent être purgées.

Autrement, le risque est de jeter la suspicion sur les constructions démocratiques et scientifiques, qui sont pourtant très avancées, en considérant que rien ne vaut et que tout est corrompu. Dans le champ de progrès des processus réglementaires, nous devons mieux intégrer la complexité et le temps long. Il s’agit également de réviser les procédures afin de mieux contrôler les sources industrielles et les cahiers des charges. Il faut se donner du temps pour les exploiter et faire plus grand cas des expertises indépendantes.

Mais, de toute façon, même en faisant tout cela, nous ne saurons pas tout. Les présomptions de dangers globaux liés aux pesticides nous invitent non seulement à maintenir nos objectifs vers l’agro-écologie, mais également à maintenir le cap des – 50 %, voire 0 % à terme. Nous avons assez de présomptions pour engager une transition qui nous fasse sortir de la chimie. Ce sont les leçons que j’en tire. Souhaitez-vous réagir à mes propos ?

Mme Laurence Huc. Vous résumez bien les choses, mais la tâche est effectivement complexe. Je suis contente que vous n’ayez pas une idée simpliste de la complexité des enjeux. D’ailleurs, c’était mon objectif en venant ici. Lorsque j’interagis avec l’Anses, je mets un point d’honneur à mettre à disposition la meilleure science disponible afin que les meilleures décisions soient prises. Et ce, dans tous les domaines. Si l’on réfléchit dans un contexte européen, les meilleures expertises sur les pesticides sont tout de même produites par l’Inserm, l’Inrae et l’Ifremer. J’ajoute que le plan de sortie du glyphosate est également français. Il ne faut donc pas hésiter à mobiliser toutes ces connaissances.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Merci, madame Huc. Je conclurai sur une note optimiste. Nous sommes déjà engagés dans cette transition. Il s’agit peut-être de l’accélérer, ce que nous sommes nombreux à souhaiter. La France est plutôt précurseur en la matière ; d’ailleurs, l’Anses est souvent valorisée au niveau européen. Il s’agit donc de reconnaître son travail, même si nous avons bien conscience que certaines choses restent à améliorer. 

 


32.   Table ronde avec des représentants des filières agricoles (mardi 24 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec des représentants des filières agricoles :

 M. Geoffroy d’Évry, président de l’Union Nationale des Producteurs de Pommes de Terre (UNPT), et M. Guillaume Lidon, directeur ;

 M. Robert Pierre Cecchetti, président de la commission technique de l’Association nationale pommes poires (ANPP), et M. Pierre Venteau, directeur ;

 M. Benoit Piètrement, vice-président de l’Association Générale des Producteurs de Blé et autres céréales (AGPB) et M. Théo Bouchardeau, responsable RSE et Transitions ;

 M. Laurent Grandin, président de l’Interprofession des fruits et légumes frais (Interfel), M. Jean-Michel Delannoy, vice-président, et M. Ludovic Guinard, directeur général adjoint d’Interfel et directeur général délégué du Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL).

M. le président Frédéric Descrozaille. Cette audition sera dédiée aux filières agricoles. Après avoir dressé un état des lieux et élevé le niveau de connaissance des membres de la commission sur les produits phytopharmaceutiques et leurs impacts sur l’eau, l’air ou le sol, nous avons débuté l’examen critique des politiques publiques qui visent à la réduction de ces produits.

Jusqu’à présent, nous nous en sommes tenus à une approche générale des pratiques du monde agricole, en recevant les représentants de la profession agricole. Il est temps d’affiner l’analyse avec une approche par filière. Nous avons choisi d’auditionner quatre filières. Nous accueillons donc les représentants de la filière des céréales et de la filière des fruits et légumes frais. Enfin, nous avons souhaité réaliser un focus sur deux filières : la filière pomme de terre, d’une part, et la filière pomme poire, d’autre part.

Auparavant, je soulignerai que la démonstration a été faite devant cette commission d’enquête que les objectifs fixés par la nation en matière de réduction de l’usage des produits phytosanitaires n’ont pas été atteints – au point qu’il est légitime de se demander si la trajectoire est réellement engagée. En tout état de cause, nous n’avons pas constaté de transformation des pratiques et usages montrant l’efficacité des politiques publiques. Nous avons besoin de savoir comment les professionnels s’emparent de ces objectifs de politique publique.

Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Geoffroy d’Évry, Guillaume Lidon, Robert Pierre Cecchetti, Pierre Venteau, Benoît Piétrement, Théo Bouchardeau, Laurent Grandin, Jean-Michel Delannoy et Ludovic Guinard prêtent serment.)

M. Laurent Grandin, président d’Interfel. En introduction, je voudrais rappeler que la filière fruits et légumes frais est engagée de longue date dans la transition écologique, qu’il s’agisse de démarches de productions fruitières ou légumières intégrées, du label Haute Valeur environnementale (HVE), de l’agriculture biologique et des nombreuses initiatives privées inspirées de ces concepts. À ce sujet, certains acteurs de la filière ont même instauré des dispositifs d’autocontrôle, avec le concours de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Les normes CE concernant les seuils de résidus de pesticides sont parmi les plus exigeantes au monde. Il suffit de les comparer au Codex Alimentarius pour vérifier ce point. Pour rappel, les normes CE sont respectées par notre filière à hauteur de 98 %, et 50 % des produits sont sans résidus décelés. Des progrès considérables ont donc été accomplis depuis une dizaine d’années. Les alternatives déployées sur le terrain produisent des résultats très concrets et mesurables.

Le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, Marc Fesneau, nous a appelés à coconstruire avec ses services un plan de souveraineté. Annoncé lors du Salon de l’agriculture, ce travail a réuni les équipes du ministère et les équipes de l’ensemble de la filière présentes au sein d’Interfel. Je rappelle que cette structure regroupe quinze familles, représentant entre 80 et 90 % de la production de fruits et légumes en France.

Les professionnels ont considéré que la protection des cultures constituait le premier levier pour réduire les produits phytosanitaires, mais aussi les risques en général dans l’agriculture. Les 100 millions d’euros qui devraient être consacrés chaque année aux agroéquipements, cofinancés par le secteur public et les professionnels, doivent permettre de protéger les filières, les vergers, et d’invertir, notamment dans les serres fermées décarbonées. Le fait est que ces serres permettent de lutter beaucoup plus facilement contre les prédateurs. La filière doit s’adapter en permanence à l’arrivée de nouveaux prédateurs. Les serres contribuent aussi à réduire les impacts des aléas climatiques tels que la grêle et le gel. Le plan inclut également le développement de la robotisation, pour remédier au manque de main-d’œuvre et réduire le recours aux herbicides.

Par ailleurs, des discussions sont en cours au niveau européen sur l’amélioration du matériel végétal. En tout état de cause, nous pensons que la réduction des produits phytosanitaires requiert plusieurs actions combinées. Dans cette perspective, la sélection de plantes présentant une meilleure résistance ou tolérance aux maladies, aux prédateurs et aux évolutions climatiques constitue une piste très prometteuse.

J’insiste sur l’intérêt des serres. Il faut savoir que les serristes les plus avancés ont quasiment supprimé les produits phytosanitaires de leurs cultures. L’attention se porte souvent sur la décarbonation de la production agricole, et c’est tout à fait légitime. Cependant, on oublie souvent de mettre en avant les aspects vertueux de ce modèle. Je rappelle que 90 % des tomates françaises sont produites dans des serres chauffées.

Dans le cas du plan de souveraineté, qui a été élargi à la question des produits phytosanitaires, nous avons validé la proposition gouvernementale identifiant 75 molécules susceptibles de disparaître. Cela faisait dix ans que nous réclamions ce travail. Il va de soi que les financements et la méthodologie seront des éléments déterminants. Un arbre de décision a été élaboré afin d’évaluer notre situation par rapport aux 75 molécules en question. Nous demandons toutefois de prévoir un pas de temps suffisant, d’être attentif aux surtranspositions et aux décisions unilatérales qui impactent durement nos filières. Nous demandons aussi de ne pas supprimer des molécules sans disposer de solution alternative. Ainsi, cette année, nous nous sommes trouvés démunis face à la drosophila suzukii : la Fédération nationale de la pêche en France a annoncé avoir perdu 50 % de sa récolte en 2023.

Je voudrais aussi rappeler qu’au niveau européen, l’utilisation des produits phytosanitaires classés cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de niveau 1 est passée de 1 000 à 50 tonnes en cinq ans. Sur la même période, l’utilisation de CMR 2 est passée de 15 000 à 8 000 tonnes. Ces chiffres émanent du ministère de l’agriculture et de l’Autorité européenne de sécurité alimentaire, l’Efsa. Nous ne prétendons pas que tout est parfait et nous sommes résolument engagés à poursuivre nos efforts, mais le fait est que des améliorations très significatives ont été accomplies.

Nous devons donc privilégier des solutions combinatoires. Nos instituts de recherche travaillent ainsi sur des insectes stériles, qui permettraient de réduire la pression sur les cultures, de mieux la réguler. Il faut également financer la recherche appliquée et veiller au transfert. Aujourd’hui, la recherche fondamentale est plutôt bien dotée en France. La recherche appliquée semble emprunter la même voie, sous réserve que les appels à projets soient publiés dans les délais prévus. En revanche, la problématique du transfert perdure ; il convient de déployer les moyens nécessaires.

M. Jean-Michel Delannoy, vice-président d’Interfel. En complément, je tiens à souligner que notre interprofession représente une centaine d’espèces. Certaines filières font face à des pertes de tonnage, d’autres sont menacées par un risque de décrochage. Je pense en particulier à la cerise, à la noisette ou encore à l’endive.

Nous déplorons également les promesses non tenues du gouvernement. Nous avions été assurés que des solutions seraient trouvées pour les produits sans alternative et que, si besoin, l’interdiction des substances serait reportée. À titre d’exemple, la France a décidé le retrait de l’herbicide Bonalan, qui risque d’occasionner une perte de production de 30 %. De ce fait, les producteurs de racines vont en effet être incités à se reporter sur la pomme de terre.

Enfin, la pratique de la surtransposition porte atteinte à notre compétitivité. Face à ce constat, j’appelle les pouvoirs publics à travailler sur ces sujets au niveau européen. De nombreuses mesures adoptées depuis 2019 ont fait perdre du temps et de l’argent aux producteurs et aux coopératives. Étant un Européen convaincu, je pense qu’il est essentiel de défendre l’Europe contre les attaques internes et externes. Nous devons œuvrer en concertation pour porter les valeurs européennes.

M. Benoît Piétrement, vice-président de l’AGPB. En préambule, je précise que je suis notamment en charge des dossiers environnementaux et certifications environnementales au sein de l’AGPB.

Au même titre que bon nombre d’autres productions, les productions de céréales sont attaquées par de nombreux bioagresseurs et nuisibles. Non contrôlées, ces agressions peuvent provoquer des pertes de rendement, mais aussi des problèmes de qualité, voire des risques sanitaires. La plus grande vigilance est donc de rigueur dans ce domaine.

Les céréaliers croient en la science et respectent les décisions des experts relatives à l’emploi de produits phytopharmaceutiques. C’est l’objet des autorisations de mise sur le marché (AMM), qui comportent diverses contraintes pour les exploitants. La distance d’épandage, les zones de non-traitement et les bonnes pratiques agricoles sont des règles aussi complexes qu’essentielles, que nous respectons consciencieusement.

Notre responsabilité collective consiste à réduire tous les facteurs de risque sur la santé. Ce devoir concerne d’abord les agriculteurs, qui sont utilisateurs de produits phytosanitaires. À cet effet, nous exerçons un rôle d’information, de sensibilisation et de conseil sur les équipements de protection individuelle. Nous devons aussi œuvrer pour minimiser tous les risques pour la santé des consommateurs et des citoyens. Nous sommes fortement attendus sur ce dossier, et nous sommes fermement déterminés à poursuivre nos actions en la matière.

Nous sommes responsables de la qualité sanitaire des produits mis sur le marché, qui doivent répondre à des normes drastiques. Il nous faut continuer à travailler sur ce point. Le fait est qu’une maladie non traitée au champ peut se retrouver dans l’assiette des consommateurs. Les risques liés à l’utilisation de produits phytosanitaires ne doivent pas occulter les risques causés par des parasites non traités.

Jusqu’à présent, le recours aux produits phytosanitaires était relativement simple : à chaque problème correspondait une solution. Désormais, il nous est demandé de mettre en œuvre des solutions combinatoires, convoquant différentes disciplines : l’agronomie avant tout, mais aussi la biologie, la génétique, la mécanique, le numérique. Néanmoins, aussi longtemps qu’aucune alternative viable n’aura été trouvée, les produits chimiques resteront incontournables. Nous tenons donc à préserver cette solution.

L’accompagnement des agriculteurs est primordial dans la réduction et l’optimisation des produits phytosanitaires. Il doit s’appuyer sur plusieurs piliers : la recherche, l’innovation, l’accompagnement humain et les aides aux investissements nécessaires. De notre point de vue, les enveloppes prévues pour cette démarche sont encore trop faibles. Le fait est que des investissements considérables sont nécessaires pour franchir le cap. Les achats de matériel et la formation, en particulier, nécessitent des moyens financiers bien supérieurs. Il s’agit aussi de faciliter la prise de risques pour les producteurs.

Pour conclure, les céréaliers – comme tous les agriculteurs – souhaitent concilier la souveraineté alimentaire avec la préservation de l’environnement et la santé humaine. Pour obtenir leur adhésion, il est essentiel d’œuvrer pour protéger efficacement les cultures, à un coût abordable. Notre leitmotiv reste « Pas d’interdiction sans solution », et ces solutions passent par des investissements.

M. Robert Pierre Cecchetti, président de la commission technique de l’ANPP. Au nom de l’ANPP, je tiens à vous remercier pour cette audition. Nous suivons avec intérêt les travaux de votre commission depuis son lancement, et nous sommes satisfaits de pouvoir échanger avec vous sur les réalités et les contraintes de notre production.

Mon propos liminaire sera centré sur la pomme. La France compte 42 000 hectares de vergers de pommiers, pour un potentiel de production de 1,7 million de tonnes. Or, la production moyenne, depuis cinq ans, s’établit à 1,455 million de tonnes. Au cours de cette période, le potentiel n’a donc jamais été atteint. Les aléas climatiques, l’apparition de nouveaux ravageurs, le retour d’anciens ravageurs et la diminution du nombre de solutions phytosanitaires expliquent cet état de fait. Sur la même période, en effet, les surfaces en production sont restées stables.

La consommation de pommes en France avoisine 1,2 million de tonnes. Une exportation d’environ 300 000 tonnes est donc nécessaire chaque année pour assurer l’équilibre de la filière. La pomme est connectée avec le marché européen et le marché mondial. Sa contribution à la balance commerciale nationale est estimée à près de 600 millions d’euros en 2021. La production de pommes doit être compétitive face à la concurrence. À côté du coût de la main-d’œuvre, qui représente 60 % des charges, l’accès aux solutions techniques de gestion des ravageurs pèse lourd. Nous partageons donc les mêmes préoccupations que nos confrères au regard de l’équilibre par rapport aux concurrents européens.

Dans nos vergers, la base technique est la production fruitière intégrée (PFI), mais les garanties apportées par le label Vergers écoresponsables vont bien au-delà. Dans ce cadre, la séparation de la vente et du conseil est une réalité depuis 1997, tout comme l’obligation de formation de nos adhérents et de leurs salariés, et le contrôle annuel est indépendant de nos structures.

Cette démarche repose sur un principe simple, qui est de n’intervenir que sur observation motivée. C’est bien parce que j’ai observé que les conditions du développement de la tavelure sont réunies – humidité, température, germination des spores – que je décide d’une intervention phytosanitaire adaptée.

Par ailleurs, Vergers écoresponsables porte une attention particulière à toutes les solutions de prévention accessibles. Ainsi, en milieu d’année 2000, lorsque la confusion sexuelle par le biais des phéromones était techniquement au point pour lutter contre le carpocapse – le ver de la pomme –, elle a été pleinement et rapidement adoptée. En l’espace de dix ans, elle était présente dans la majorité des vergers écoresponsables, et depuis 2018, la confusion sexuelle est l’une des exigences des vergers écoresponsables. Toutefois, elle ne fonctionne que sur un niveau de pression faible, et doit être appuyée par une protection insecticide adaptée.

Par ailleurs, le programme d’obtention de nouvelles variétés nous donne depuis vingt ans accès à des plantes résistantes ou tolérantes à la tavelure. Les pomiculteurs s’en sont emparés. En 2022, ces variétés résistantes représentent 40 % des surfaces implantées. Cependant, le taux de renouvellement global des cultures étant de 5 %, la diffusion de ces innovations prend du temps. J’ajoute que ces innovations ne trouvent pas forcément leur place dans les rayons.

Au travers de ces quelques exemples, nous souhaitons vous montrer que l’arboriculture se pense et s’adapte sur le temps long, et au prix de lourds investissements. Cela conduit, peut-être davantage que dans d’autres productions, à déployer les solutions uniquement lorsqu’elles sont pleinement fiabilisées.

La reconception des systèmes de production, que de nombreux chercheurs ont à la bouche, ne portera pas ses fruits en arboriculture avant plusieurs décennies. Cette démarche sera donc sans effet sur l’usage des produits phytosanitaires à moyen terme. Nous souhaitons d’ailleurs être pleinement impliqués dans les orientations de la recherche publique, afin de la raccrocher aux réalités de terrain, notamment au regard de leur pertinence technico-économique.

Pour notre part, nous faisons confiance aux solutions dites combinatoires, qui peuvent être appliquées sur les vergers existants. Ces solutions figurent d’ailleurs dès aujourd’hui dans le cahier des charges Vergers écoresponsables. Nous favorisons la présence des auxiliaires
– insectes et oiseaux – aménageant des abris. Des outils d’aide à la décision nous permettent d’affiner nos observations et d’ajuster à la baisse les doses de produits phytosanitaires en fonction des besoins.

À titre d’exemple, j’utilise depuis trois ans sur mon verger un dispositif de caméras filmant la densité des fleurs pour chaque arbre. Je peux ainsi identifier les arbres qui seront trop chargés en fruits et de dresser une cartographie à l’intention du pulvérisateur, qui pourra ainsi évaluer la dose à administrer à chaque arbre. Cette technologie en devenir m’a permis d’économiser 20 % de produit, tout en gagnant en efficacité.

En conclusion, le verger français de pommes et poires n’a pas attendu les politiques publiques pour être pleinement acteur de la transition agroécologique. Chaque innovation, dès lors qu’elle est mature, a été adoptée et mise en œuvre avec le tempo propre aux cultures pérennes.

Pour comprendre ces éléments et découvrir notre travail, nous vous invitons à une visite en verger.

M. Geoffroy d’Évry, président de l’UNPT. Je représente ici l’Union nationale des producteurs de pommes de terre, mais je suis aussi président du groupe de travail sur la filière pomme de terre initié par le Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne et la Confédération générale des coopératives agricoles (Copa-Cogeca). Cette fonction m’apporte une vision transversale.

Je m’associe à l’ensemble des remarques formulées par mes collègues dans cette enceinte. En France, la filière pomme de terre représente une production de plus de 8 millions de tonnes. Je précise que cette filière regroupe l’ensemble des segments : plants, primeurs, produits frais, industrie ou fécule.

Je rappelle que la pomme de terre reste le premier aliment des Français, avec une consommation de 54 kilos par an et par habitant. Ce produit est donc nécessaire à notre alimentation. La France compte plus de 17 000 producteurs de pommes de terre, pour une surface totale de 210 000 hectares et un chiffre d’affaires global de 3,5 milliards d’euros.

Je constate qu’il est demandé aujourd’hui à la production de mener sa révolution agricole, alors que pendant trente ans la priorité était de produire et de nourrir la population. À l’époque, la prise de conscience des enjeux climatiques n’était pas à la hauteur du sujet. Or, dix ans seulement nous sont accordés pour réaliser cette révolution. Il faut pourtant compter une quinzaine d’années pour trouver une nouvelle variété de pomme de terre, la produire et la mettre sur le marché. Le premier paradoxe des politiques publiques tient donc au fait qu’il est demandé à l’agriculture d’avancer plus vite que le temps de la recherche et de l’application à la nature.

La préservation de l’environnement ne se décrète pas. Ce n’est pas un dogme, mais une réalité pragmatique, et personne n’est mieux placé que les agriculteurs pour identifier les effets du changement climatique sur l’environnement. Je rappelle qu’en 2022, le rendement de la production de pomme de terre au niveau européen – et plus encore français – a été catastrophique. Les cours se sont envolés, alors que la production était très faible.

La demande en pomme de terre à l’échelle européenne connaît une croissance de 2 à 3 % par an, ce qui implique l’aménagement de 20 000 hectares supplémentaires en France chaque année. Il nous faut convaincre les nouvelles générations de contribuer à cette dynamique de production tout en libérant ces surfaces supplémentaires.

Puisque la souveraineté alimentaire et industrielle est au centre des préoccupations, les politiques agricoles et environnementales doivent être ajustées en conséquence. En plus des exigences de gestion des risques, il nous est demandé de décarboner nos pratiques. Or, la suppression de solutions chimiques implique des alternatives mécaniques, dont l’impact sur le climat pourrait être plus défavorable que celui des produits phytosanitaires, en raison des émissions de gaz à effet de serre.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Je rappelle que cette commission d’enquête doit nous apporter des éclairages utiles au moment où le gouvernement établit un nouveau plan Écophyto et où l’Europe finalise un règlement. Nous tenons à apporter notre contribution à ces travaux, compte tenu des impasses et des échecs des politiques menées jusqu’à présent. Tel est l’état d’esprit qui nous anime. Je précise également que nous auditionnerons par ailleurs la filière vigne.

Je voudrais commencer par lever une ambiguïté sur le slogan « Pas d’interdiction sans solution », sans chercher à ouvrir un débat idéologique. Je rappelle que les autorisations sont fixées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et par l’Efsa. Elles ne sont pas déterminées selon les cours économiques ou les besoins de la population. Elles sont liées à des normes sanitaires, déterminées par des autorités indépendantes.

Si votre propos est d’affirmer qu’il faut trouver des solutions pour remédier aux interdictions à venir, je suis d’accord avec vous sur ce point. En revanche, le slogan « Pas d’interdiction sans solution » revient à mettre en cause le système d’autorisation, qui est aujourd’hui indépendant des préoccupations économiques. Je tiens à clarifier avec vous ce sujet, en toute franchise et en toute simplicité.

M. Laurent Grandin. Je voudrais préciser que toutes les suppressions de substances phytosanitaires ne sont pas forcément motivées par des considérations sur leurs conséquences pour la santé. Par exemple, les décisions concernant les néonicotinoïdes ont été politiques, par l’action de l’Assemblée nationale, à l’initiative de Mme Pompili. D’autres interdictions ont été décidées pour des raisons environnementales.

Pour nous, les conditions de compétitivité dans un environnement défini sont primordiales. En effet, les décisions unilatérales aboutissent à dégrader le solde des échanges commerciaux : nous finissons par importer et retrouver dans nos assiettes ce que nous refusons dans nos champs. C’est la question centrale.

Vous avez raison de dire qu’il faut interdire un produit lorsqu’il présente un risque majeur pour la santé. Dans ce cas, il faut activer une clause de sauvegarde, comme cela a été le cas, par exemple, pour le diméthoate. Mais la suppression de cette molécule a occasionné cette année une perte de 50 % de la production de cerises.

Il faut savoir que le retour au producteur français sur les fruits et légumes est environ 1,5 fois supérieur à la moyenne européenne. Aujourd’hui, la crise de l’agriculture biologique est directement liée à son prix de revient. Or, le gouvernement entend accélérer la diminution du recours aux produits phytosanitaires, notamment à travers des décisions françaises. Je constate que les décisions des dernières années ne sont pas toutes liées à des questions de santé publique, tant s’en faut. En réalité, la France veut systématiquement être première de classe et se targue d’être en avance sur le reste de l’Europe, mais cette attitude implique une dégradation permanente de sa compétitivité.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je voudrais approfondir ce point. Il existe une distinction entre l’analyse du risque et la gestion du risque. Au niveau européen, l’AESA s’occupe uniquement de l’analyse du risque, puisque la gestion du risque est de la responsabilité des États membres.

En France, l’analyse du risque et la gestion du risque ont été fusionnées en 2014 au sein de l’Anses. Jusqu’alors, la gestion du risque était politique, les décisions étant prises par le ministère. Estimez-vous que la décision de la France constitue un frein pour la mise en œuvre de la transition écologique dans les filières ? Pensez-vous qu’il soit nécessaire de revenir sur ce choix, pour que la gestion du risque soit de la compétence du politique et tienne compte du « pas de temps » nécessaire à l’adaptation ? Ou bien considérez-vous que la présence d’une autorité indépendante en charge de l’analyse et de la gestion du risque est positive et n’est pas un obstacle à la transition écologique ?

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ajoute que le cas des néonicotinoïdes est une exception. Rares sont les voix demandant que le Parlement statue sur l’autorisation d’une molécule. L’exception ne doit pas cacher la règle : en pratique, c’est bien l’Anses qui donne le ton depuis 2014. Les molécules dont il est question ici sont bien les CMR 1 et 2.

Par ailleurs, je rappelle que les questions environnementales et sanitaires sont désormais considérées globalement, puisque la dégradation de l’environnement a des conséquences sur la santé humaine.

Je réitère donc ma question : les filières réunies pour cette audition aspirent-elles à une remise en cause de la loi de 2014 ?

M. Laurent Grandin. Ainsi que je l’ai précisé, l’utilisation des CMR 1 est passée de 1 000 tonnes à 50 tonnes au cours des cinq dernières années, et de 15 000 tonnes à 8 000 tonnes pour les CMR 2. Ainsi, l’usage des CMR 1 dans l’agriculture a baissé de 85 % sur les cinq dernières années. Ces chiffres sont publiés sur le site Internet du ministère et de l’Efsa. Il ne faudrait donc pas laisser penser que rien n’a bougé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ma question est précise : proposez-vous de revenir sur la loi de 2014 ? Il faut être clair. Le slogan « Pas d’interdiction sans solution » implique une remise en cause de cette loi. Nous tenons à entendre vos propositions. Du reste, la commission est tout à fait consciente des efforts qui ont été accomplis. La commission d’enquête n’est pas un lieu de plaidoyer. Elle est destinée à répondre aux questions des parlementaires.

M. Laurent Grandin. Je ne vous parle pas de plaidoyer, mais bien de chiffres et de faits.

Nous considérons que c’est une erreur d’avoir reporté sur un haut fonctionnaire la responsabilité d’un arbitrage impliquant des risques. Pour nous, le fait de s’en remettre aux seules autorités sanitaires ne permet pas une juste évaluation des coûts et des bénéfices. En d’autres termes, la décision de 2014 ne nous paraît pas judicieuse.

M. Benoît Piétrement. Nous avons bien conscience que de nombreuses décisions d’interdiction sont prises aux fins de préservation de l’environnement ou de protection de la santé. En tant qu’utilisateur, l’agriculteur est concerné au premier chef puisqu’il est en contact direct avec les substances actives. Dans l’intérêt du consommateur, il est hors de question d’envisager la mise sur le marché de produits qui ne satisfont pas aux normes sanitaires.

En revanche, nous ne sommes pas favorables à la démarche consistant à vouloir systématiquement réduire. Nous demandons donc de ne pas interdire de substances qui ne présentent pas de risques sanitaires ou environnementaux directs et majeurs. Nous ne sommes pas d’accord pour réduire ou supprimer ces produits tant qu’aucune solution alternative n’est disponible.

Quant à la loi de 2014, elle nous a effectivement surpris, mais nous sommes contraints de nous y conformer. Je voudrais revenir sur le cas de la phosphine. L’Anses avait pris une décision susceptible de mettre à mal les exportations françaises de céréales, alors que cette molécule était demandée par notre client. Nous estimons que dans ce type de situation, le politique doit pouvoir intervenir pour faire valoir qu’une décision prise par une autorité indépendante est incompatible avec les réalités économiques.

M. Robert Pierre Cecchetti. Nous partageons l’idée que les décisions doivent être soumises à une analyse technico-économique. J’ajoute que la France est très désavantagée par rapport à ses voisins et concurrents européens, du fait de retards sur les autorisations de l’Anses – y compris sur des produits ne présentant pas de difficultés majeures sur la santé ou l’environnement.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pouvez-vous nous donner des exemples à ce sujet ?

M. Robert Pierre Cecchetti. Je peux vous citer plusieurs produits apparentés à des néonicotinoïdes qui sont encore homologués dans les pays voisins. Je pense par exemple à l’acétamipride, utilisée par les producteurs de pommes italiens, mais interdite en France. Cette situation pose des difficultés pour la lutte contre le puceron. Je citerai également le NeemAzal, produit à base d’huile de Neem. Homologuée dans la plupart des pays européens, cette substance est essentielle pour la protection contre le puceron des vergers cultivés en agriculture biologique. Elle n’est toujours pas homologuée en France. De même, il existe un fongicide homologué chez bon nombre de nos voisins européens, mais pas en France. Nous devons donc faire appel au pouvoir politique pour nous délivrer des dérogations, ce qui vaut à la France le reproche d’être trop prodigue en dérogations. En tant que producteurs, nous ne comprenons pas pourquoi des produits autorisés au niveau européen mettent autant de temps à être homologués en France.

M. Jean-Michel Delannoy. Alors que nos collègues italiens disposent de six insecticides, la France n’en a qu’un. Cette logique est contre-productive, car les insectes ravageurs développent plus facilement des résistances contre une molécule unique.

Nous sommes fermement convaincus de la supériorité de l’agriculture française, et nous voudrions le prouver à armes égales.

M. Geoffroy d’Évry. Ma réponse sera très concise. Je suis d’avis que la loi de 2014 n’a pas été une bonne décision. L’agriculture française ne fonctionne pas en vase clos. Nous sommes tributaires du circuit européen et de l’économie de marché. Nous sommes tout à fait d’accord avec les analyses de risques des experts scientifiques, et nous n’entendons pas remettre en cause les décisions d’instances telles que l’Anses. En revanche, il nous paraît important que la gestion du risque soit une prérogative du politique, en gardant présent à l’esprit que la France fait partie de l’Europe.

Au même titre qu’il existe un principe de non-régression sur l’environnement, il faudrait instaurer un principe de non-régression sur la sécurité alimentaire. L’interdiction d’un produit par l’Anses peut mettre en péril la sécurité alimentaire de notre population. C’est pourquoi nous considérons qu’il faut revenir sur la loi de 2014.

M. Pierre Venteau, directeur de l’ANPP. J’ajoute que nous subissons des distorsions de concurrence même sur les méthodes de biocontrôle. Ainsi, il existe un auxiliaire contre la punaise diabolique qui est autorisé et diffusé en Italie, mais pas encore validé en France. Il existe donc des points de blocage même sur des solutions d’avenir très prometteuses. Il serait souhaitable de renforcer la part du politique dans la prise de décision.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie de nous transmettre, sur ce sujet des distorsions de concurrence, des éléments précis par écrit.

Sur le plan de la disponibilité des molécules, la France se situe globalement dans le peloton de tête des pays européens. Cette information émane de rapports parlementaires, étayés par des expertises scientifiques et par des études de la Commission européenne. Pour autant, il se peut que certains secteurs soient pénalisés par le manque de molécules.

En tout état de cause, il serait faux d’affirmer que nous avons moins de molécules que nos voisins. La France se classe plutôt parmi les pays disposant du plus grand nombre de molécules, ce qui s’explique par notre surface agricole et par la diversité de nos productions. Néanmoins, il est possible que certaines filières nécessitent un investissement et un accompagnement renforcés. Au sein de cette commission d’enquête, nous ne sommes pas convaincus que la gestion d’Écophyto – et de la puissance publique en général – ait permis d’anticiper pour ces secteurs orphelins et de leur proposer des solutions à même d’organiser les transitions sans opposer sécurité sanitaire et sécurité alimentaire. Nous posons la sécurité alimentaire comme un aspect essentiel au regard des besoins des populations. La question consiste à identifier les secteurs en difficulté. Il semble que le nouveau plan Écophyto s’efforce de planifier le retrait de molécules ; c’est une bonne chose. Mais il serait intéressant de le documenter avec quelques exemples, y compris en matière de biocontrôle.

M. Robert Pierre Cecchetti. Je participe chaque année à des réunions avec la direction générale de l’alimentation (DGAL). Chaque filière y présente ses difficultés. Bien souvent, nous avons le sentiment qu’il ne se passe pas grand-chose.

Même s’il existe des solutions, nous les voyons difficilement arriver sur le terrain. Pour ce qui est de la lutte contre le carpocapse, j’ai assisté à des lâchers de mâles stériles il y a cinq ans. Après des tests réalisés en France sur une dizaine d’hectares, ces recherches n’ont pas été approfondies. Il faut une filière à même de produire les mâles stériles et une acceptation de la société civile envers ces nouvelles méthodes. Or, nous faisons face à des contraintes à très court terme. La punaise diabolique est arrivée en Savoie il y a cinq ans, avant de gagner le SudOuest.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquez-vous la faible efficacité de la réunion annuelle avec la DGAL ? Nous avons besoin de connaître votre avis sur ce point.

M. Théo Bouchardeau, responsable RSE et transitions de l’AGPB. La France dispose en effet de près de 300 molécules approuvées par la Commission européenne, contre 270 pour la Belgique. Cependant, ces données doivent être appréhendées en tenant compte de la surface agricole utile et de la diversité des productions françaises. Or, dans certaines productions agricoles, le faible nombre de substances actives autorisées en France crée des résistances parmi les ravageurs. Bien qu’elle fournisse un travail exigeant et remarquable, l’Anses n’a pas la capacité de répondre à toutes les sollicitations des firmes pour les dépôts. Une autorisation de mise sur le marché requiert beaucoup de temps.

M. Ludovic Guinard, directeur général adjoint d’Interfel et directeur général délégué du CTIFL. Vous dressez un constat d’échec quant à l’atteinte de l’objectif, mais il faudrait d’abord se demander si cet objectif a été fixé de manière cohérente au regard des moyens disponibles. Le fait est qu’il y a quinze ans, lors du démarrage d’Écophyto, nous ne disposions pas encore des informations relatives aux difficultés de transfert.

Permettez-moi d’illustrer ce sujet important par quelques exemples. En réalité, la question de fond ne porte pas sur les substances actives en tant que telles, mais sur leurs usages. Ainsi, les 75 molécules employées dans la filière fruits et légumes se déclinent en 336 usages. Autrefois, une même solution permettait de traiter plusieurs problèmes. La logique s’est inversée : désormais, nous devons avoir plusieurs solutions pour un seul problème. Ce changement de braquet est colossal, d’autant plus qu’il a été difficilement anticipé, pour de multiples raisons. Les scientifiques ont eu tendance à considérer que la méthode de la substitution serait très facile à mettre en œuvre, de même que la reconception des systèmes. Or, ces présupposés ont été démentis par les faits.

Les acteurs scientifiques de la filière n’ont pas pêché sur l’observation et l’anticipation des solutions. Nous alertons sur ces difficultés dans les commissions réunissant les chercheurs, les acteurs de la filière et l’État. Nous avons largement anticipé les problèmes à venir.

Au sein de notre filière, nous avons lancé une analyse de distorsion sur deux produits. En matière de produits phytosanitaires, la distorsion doit être perceptible non pas sur la quantité, mais sur la qualité. De fait, deux molécules peuvent avoir un rendement très différent. Une molécule peut aussi couvrir plusieurs usages, ou bien être réservée à un seul usage. Il faut donc une analyse fine par filière.

Par ailleurs, en examinant les données du ministère, nous avons constaté que les déclarations ne correspondent pas forcément aux dérogations accordées dans d’autres États membres. Il est donc nécessaire de se déplacer pour identifier précisément la nature des dérogations consenties à des producteurs d’autres pays et comparer celles-ci avec les dérogations accordées aux producteurs français.

Notre travail a montré que l’analyse de distorsion de la concurrence n’est pas réductible à des chiffres moyens et globaux : elle doit être complétée par une approche in situ des différents terrains et de la qualité des molécules employées.

Deux questions se posent : la capacité à transférer rapidement les solutions existantes, d’une part, et la nécessité d’élaborer des solutions complètes à plus long terme pour répondre aux défis du changement climatique, d’autre part. Il nous est demandé de mener ces deux combats de front, alors qu’ils s’inscrivent dans deux temporalités différentes et que les moyens nécessaires ne sont pas les mêmes. Il faut donc commencer par déterminer les délais et les moyens à mettre en œuvre pour être en mesure de proposer des solutions aux professionnels. C’est à cette condition seulement qu’un plan peut être construit avec des chances de succès. À l’inverse, le fait de se fixer un objectif de réduction de 50 % sans s’être interrogé sur les moyens nécessaires pour y parvenir pose problème.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je n’ai aucun mal à imaginer qu’il puisse être choquant, pour un producteur, d’être exposé à des distorsions de concurrence intra-européennes.

Deux modèles d’organisation sont possibles pour réduire ces distorsions : soit instaurer des barrières douanières entre pays n’ayant pas la même gestion des risques, soit harmoniser la gestion des risques à l’échelle européenne.

À ce jour, le commissaire européen à la santé a été très clair sur ce point : la gestion des risques sanitaires relève vraiment de l’autorité de chaque État, il est hors de question qu’elle devienne une compétence européenne. Il pourrait cependant être envisagé d’harmoniser la gestion des risques par régions européennes, en fonction des contextes pédoclimatiques.

L’autre option consiste à dresser des barrières douanières, auquel cas les produits français se démarqueraient sur le marché grâce à leurs exigences élevées.

J’aimerais entendre les points de vue des représentants des filières ici réunis sur ces différents scénarios.

M. Benoît Piétrement. Notre réponse est extrêmement claire et simple. En tant que producteurs, il nous est effectivement très difficile d’accepter que nos voisins aient la possibilité d’utiliser des produits qui nous sont refusés, d’autant que nous faisons partie du même marché européen. Ces disparités sont pour nous incompréhensibles et illisibles. Il est donc indispensable de définir des règles applicables à l’ensemble de l’Europe.

La configuration actuelle est d’ailleurs contradictoire avec l’essence même de l’Europe, car le principe de subsidiarité revient à laisser chaque pays agir comme bon lui semble. Cette démarche risque d’aggraver les problèmes, comme c’est le cas aujourd’hui avec le prosulfocarbe. Cette molécule est dans le collimateur de l’Anses depuis de nombreuses années, mais les États membres n’ont pas tous la même position sur ce point. Si cette substance est retirée, nous serons clairement désavantagés par rapport à nos voisins.

L’harmonisation à l’échelle européenne est donc essentielle.

M. Laurent Grandin. Je voudrais réaffirmer ici notre attachement à l’harmonisation au niveau européen. Nous sommes opposés à la fermeture des frontières. Nous veillons scrupuleusement à l’équilibre du marché unique et nous considérons comme une erreur toute disposition contrevenant à ce principe.

Quant à la capacité à identifier les produits d’origine française, elle est réelle, mais limitée. Nous le constatons aujourd’hui avec les produits bio. Pour tous les produits exigeant de la main-d’œuvre, nous sommes pénalisés par un déficit de compétitivité important, qui vient s’ajouter aux distorsions mentionnées précédemment. Il nous apparaît donc indispensable d’accélérer l’harmonisation sur les différents plans : fiscal, social, environnemental. Dans ces conditions, nous sommes des partisans convaincus de l’Europe.

M. Jean-Michel Delannoy. Le manque d’harmonisation accroît en effet la cherté de nos produits, comme l’illustre le décrochage de l’agriculture biologique. À une époque où le consommateur français plébiscite les produits nationaux, il serait catastrophique de le détourner vers des produits traités avec des substances qui nous sont interdites.

De mon point de vue, le périmètre européen est essentiel, même s’il peut être nécessaire d’envisager une répartition par région dans certains cas. J’habite à la frontière belge, et je suis donc bien placé pour savoir ce qu’il se passe chez nos voisins.

Quant à la clause miroir, ce n’est que de la poudre de perlimpinpin, pour reprendre l’expression de notre président.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je précise qu’il n’existe pas de clause miroir entre pays européens.

M. Geoffroy d’Évry. Le règlement SUR devrait permettre davantage de subsidiarité en direction des États, ce qui constitue pour moi une faute fondamentale. Dans ce contexte, il devient indispensable que le politique reprenne la main sur la gestion des risques, ce qui implique de revenir sur la loi de 2014. Le fait est que tous les États membres sont aussi concurrents.

M. Robert Pierre Cecchetti. Il existe un système de reconnaissance mutuelle, qui devait être assoupli, pour faciliter les transpositions d’autorisation d’un État membre à l’autre. Cependant, l’expérience montre que cette opération n’est pas si simple. Il arrive souvent que l’Anses recommence les expertises déjà effectuées dans d’autres pays, ce qui ralentit le processus.

M. Pierre Venteau. La difficulté tient au fait que la France est découpée en deux zones différentes – zone Nord et zone Sud – pour les produits phytosanitaires. L’axe 1 du plan de souveraineté des fruits et légumes vise à faciliter les reconnaissances mutuelles : dès lors qu’il existe une solution dans un autre pays européen, les textes réglementaires permettent d’en reconnaître l’usage en France dans des délais assez rapides.

L’Union européenne affiche son intérêt pour le Green Deal et pour l’approche One Health : comment expliquer, dès lors, que la gestion des risques soit déléguée à chaque pays ? Ce double discours n’est pas cohérent.

M. Théo Bouchardeau. Monsieur le député, vous avez mentionné trois hypothèses, mais il en existe une quatrième : des guidelines sont définis au niveau européen, mais interprétés différemment d’un pays membre à l’autre. C’est précisément ce qui s’est passé avec la prosulfocarbe : l’Anses impose l’utilisation de buses à limitation de dérive de 50 %, alors que nos confrères allemands emploient des buses à limitation de dérive de 90 %. Il faudrait s’assurer que toutes les agences sanitaires aient la même interprétation des guidelines européennes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourriez-vous nous faire part de votre point de vue sur la concurrence extra-européenne, notamment celle des pays de la Méditerranée ? D’après les services de la Commission européenne, le niveau de contrôle à l’entrée des produits extra-européens est satisfaisant et les clauses en matière commerciale sont respectées. Quels seraient, selon vous, les points d’amélioration à apporter au dispositif ? Nous apprécierions vivement d’entendre vos suggestions à ce propos, l’objectif étant de garantir une concurrence loyale avec les pays extra-européens.

M. Laurent Grandin. Il faut savoir qu’au cours des vingt dernières années, la production nationale a décroché de près de quinze points. Elle ne représente plus que 50 % dans la consommation des Français. Il est important de rappeler ces chiffres.

Toutefois, de manière générale, les produits importés sont plutôt complémentaires à nos productions, car il s’agit essentiellement de fruits et légumes tropicaux et d’agrumes, peu produits sur notre territoire. En réalité, la distorsion principale porte surtout sur le coût de la main-d’œuvre. À cet égard, l’exemple de la tomate-cerise est caractéristique. Le Maroc exporte cette production en France tout au long de l’année, au tarif de 99 centimes les 250 grammes. Les quotas étant libres de droits, la France est impactée de plein fouet par un déficit de compétitivité. Ce type de dispositions pose clairement question et appelle un rééquilibrage.

Pour ce qui est de la méthode, il me semble que l’évaluation est convenable, mais pourrait peut-être s’améliorer. Je ne possède pas d’éléments tangibles me permettant d’affirmer que le bio importé est contrôlé selon des méthodes très différentes que le bio produit en France.

M. Jean-Michel Delannoy. J’ajouterai que si la question des concurrences intra-européennes est bien traitée, la question extra-européenne devient moins préoccupante.

M. Benoît Piétrement. La véritable question ne concerne pas l’état sanitaire des produits importés, mais les moyens de production. La production d’organismes génétiquement modifiés (OGM) en France est interdite, mais les céréales importées (maïs ou soja) sont des OGM.

Il faut savoir que la production de blé en dur en France est en baisse constante, pour des raisons économiques. Le blé dur est principalement importé du Canada, qui applique un cahier des charges impensable chez nous. Pour relancer les filières, il faudrait commencer par cesser d’importer des produits qui ne correspondent pas à nos exigences.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie de nous fournir par écrit des éléments précis illustrant vos propos.

M. Pierre Venteau. En ce qui concerne la filière pomme-poire, les problèmes sont essentiellement intra-européens. La part des importations de l’hémisphère sud est faible.

Nous pensons qu’il faudrait trouver une solution combinatoire entre vos trois propositions. En attendant l’harmonisation, il serait judicieux d’accélérer les procédures de reconnaissance mutuelle. Nous demandons aussi depuis toujours que les produits frais et transformés portent la mention de leur origine. En effet, cette information est importante pour permettre au consommateur d’exercer son pouvoir de discrimination.

De notre point de vue, la gestion du risque doit être une prérogative européenne. Nous sommes bien conscients que ce changement nécessite du temps. À côté de ce premier axe d’amélioration, le deuxième levier tient à la reconnaissance mutuelle. Enfin, la troisième piste consiste dans l’information du consommateur, qui est un moteur de choix.

M. Laurent Grandin. L’affichage de l’origine est obligatoire depuis très longtemps dans la filière fruits et légumes. Il a certainement contribué à préserver une partie de la production nationale. Il vient d’être étendu dans certaines gammes aux produits non mélangés. Mais il faut savoir que près de 70 % des produits surgelés commercialisés en France sont importés. Pourtant, nous n’en connaissons pas l’origine. Il en est de même pour les conserves. Nous estimons que l’obligation de traçabilité appliquée dans notre filière devrait être mise en œuvre dans les autres filières transformées.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). En tant que députée de l’Ardèche, je voudrais évoquer les petites filières dont il est peu question : la cerise, la noisette ou encore la châtaigne. La taille des filières est-elle un aspect déterminant dans les moyens déployés pour trouver des solutions ? Sur mon territoire, la multiplication des problèmes est due à la petite taille des filières.

Par ailleurs, je souhaiterais savoir si les questions que nous avons abordées ici se posent à l’échelle européenne, dans vos filières. Ce point me paraît important au regard des réponses apportées par la Commission européenne. Je pense en particulier au fait que certaines décisions incombent aux États et non à l’Union européenne.

Monsieur Grandin, vous avez affirmé que les CMR 1 ont diminué de 85 % au cours des cinq dernières années. Pensez-vous qu’il soit possible de poursuivre cette baisse dans vos filières respectives ? Quel objectif vous paraîtrait réaliste pour continuer à réduire l’usage des produits phytosanitaires ?

Existe-t-il, d’après vous, des solutions sans pesticide suffisamment efficientes pour couvrir l’ensemble des besoins d’alimentation ? Les filières bio sont-elles viables sur le long terme ?

D’autre part, la difficulté à trouver des solutions ne résulte-t-elle pas d’un mode de raisonnement en silos ? Par exemple, nous réfléchissons aux conséquences d’un pesticide sur l’environnement et la santé sans tenir compte de son usage et de l’impact de sa suppression sur les pratiques agricoles.

Enfin, j’observe que l’usage d’un pesticide fait office d’assurance pour l’agriculteur. Si nous décidons de le supprimer, quel serait le système alternatif à instaurer pour vous aider à assumer une baisse de production et l’inefficacité des procédés employés ? Ce pourrait être, par exemple, un dispositif reportant sur l’ensemble de la société la prise de risque.

M. Laurent Grandin. Le nombre de filières intéressant les organismes de recherche internationaux est très restreint. Quant à la recherche française, elle a malheureusement été désarmée. Ainsi, le centre de recherche de Montfavet, qui a réalisé des travaux remarquables sur la tomate, a cessé toutes ses activités sur le développement de variétés nouvelles. C’est pourquoi toutes les variétés utilisées aujourd’hui sur le sol français viennent de l’extérieur. C’est aussi le cas de la châtaigne d’Ardèche, qui est aujourd’hui d’origine asiatique. Ce principe vaut également pour les pêches nectarines comme pour de nombreuses autres productions, conçues pour des marchés plus importants. La même remarque s’applique aux semenciers : certains usages sont trop marginaux pour les intéresser.

Nous avons nous-mêmes un équilibre à trouver entre les différentes productions. Nous répondons au coup par coup aux questions qui se présentent, mais pas forcément dans cet équilibre.

Pour répondre à votre question concernant les CMR 1, je pense que leur disparition complète est tout à fait envisageable. Au niveau européen, ces substances sont peu utilisées. Le ministre a d’ailleurs demandé la suppression de ces produits en HVE. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que tous les pesticides peuvent être éliminés. Ainsi, le cuivre est substance candidate à la substitution au niveau européen, ce qui signifie qu’il est jugé dangereux pour l’environnement. Il faut savoir que la suppression du cuivre entraînerait une réduction de la production en bio d’environ 50 %, comme le montre le cas du Danemark.

Il n’y a donc pas de solution miracle, et l’agriculture bio elle-même n’en est pas une, car elle ne peut se passer des pesticides naturels. La suppression totale des pesticides n’est envisageable que dans les serres fermées, qui sont protégées des prédateurs.

Par ailleurs, nous estimons que les usages doivent être évalués à partir du rapport coûts/bénéfices. Pour rappel, la décision de 2014 résulte d’abord de la volonté de transférer le risque pénal du politique vers un haut fonctionnaire. Il va de soi que personne n’est prêt à assumer la responsabilité d’un risque. L’arbitrage doit être politique, même si les autorités de santé ont leur mot à dire. De notre point de vue, la décision et l’évaluation du rapport coûts/bénéfices sont du ressort du politique.

Enfin, vous soulevez très justement la question de la prise de risques liée à la transition écologique et à la suppression de certaines molécules. Les conséquences de cette transition doivent impérativement être accompagnées par des moyens financiers, non seulement pour les investissements, mais aussi pour la prise de risque.

M. Geoffroy d’Évry. S’il est question d’usages plutôt que de substances actives, c’est parce que les usages couvrent différentes cultures, y compris des cultures mineures.

Je constate que la première préoccupation de nos collègues allemands, danois ou néerlandais est de savoir s’ils pourront continuer à produire. Ils ajustent leurs politiques publiques en fonction de celles du voisin, de manière à bénéficier constamment d’un avantage compétitif. Le problème des produits phytosanitaires se pose toutefois dans tous les États.

La principale maladie à laquelle sont confrontés les producteurs de pommes de terre est le mildiou. Il y a quatre ans, les producteurs de bio ont subi une attaque massive de mildiou, leurs méthodes n’étant pas assez efficaces, et la maladie s’est propagée aux cultures traditionnelles. Nous avons été obligés de traiter nos plants pour les protéger. Si la prise de risque est jugée excessive, les agriculteurs finiront par arrêter la production et privilégieront un système de monoculture.

Il s’agit donc de concilier les exigences environnementales et la réglementation sur les phytosanitaires tout en préservant l’attractivité de nos produits et la motivation des producteurs. Des cultures telles que l’endive ou la pomme de terre nécessitent des investissements élevés et sont difficilement rentables.

M. Ludovic Guinard. Indépendamment des petites filières, les moyens globaux sont très insuffisants pour mener à bien la transition écologique dans l’ensemble des filières : l’ampleur des moyens, mais aussi leur orientation, n’est pas adaptée. Nous avons besoin de solutions à cinq ou dix ans, ce qui implique d’avoir déjà défini le concept. Or, la plupart des recherches en cours se projettent sur un horizon de dix ou vingt ans. Sur les projets inscrits dans un pas de temps de cinq à dix ans, les moyens ne cessent de se réduire. Depuis dix ans, les efforts de recherche dans ce domaine ont diminué de 22 à 25 %.

Vous avez raison de parler de la taille des filières, mais ce paramètre joue sur différents plans. Tout d’abord, il est beaucoup moins rentable de chercher une solution pour une petite filière comme la châtaigne que pour la pomme. Or, tout organisme de recherche doit s’autofinancer en partie : en pratique, il faut pouvoir mobiliser un euro privé pour tout euro public. Les petites filières ne sont pas en capacité de monter seules un programme de recherche.

En outre, les filières très étendues se prêtent plus facilement à de nombreux essais. Sur des petites surfaces, les tests sont beaucoup plus compliqués, et impliquent une prise de risque excessive. Il faut aussi être en capacité de financer les infrastructures de recherche.

De plus, les solutions très coûteuses sont évidemment impensables pour de petites filières. Celles-ci ne peuvent pas acquérir des machines de désherbage ou autres équipements trop onéreux.

J’en viens à votre question sur l’usage de produits phytosanitaires. Je ne comprends pas l’acception scientifique du principe « zéro phyto ». S’il est question d’éviter les risques environnementaux et sanitaires, cette logique s’entend. Mais les agriculteurs ont impérativement besoin de moyens curatifs précis pour faire face à certaines attaques, sous peine de perdre toute leur production. Il faut donc s’attacher à réduire le recours aux produits phytosanitaires, mais conserver une capacité de traitement curatif.

Vous avez aussi évoqué la question du travail en silos. Je peux vous assurer qu’en matière de recherche, il n’existe pas de silos. Nous veillons à croiser nos approches. En revanche, il se peut que les prises de décisions s’opèrent effectivement en silos.

Enfin, il faut savoir que les moyens du plan Écophyto sont dirigés vers la recherche. Cependant, pour être en mesure de répondre à un appel à projets, il faut d’abord disposer de moyens humains suffisants. Et les petites filières sont exclues des dispositifs d’autofinancement, comme je l’ai précisé. De surcroît, le plan Écophyto ne prend pas en compte les enjeux de moyen terme pour les petites filières.

M. Benoît Piétrement. Je rappellerai que les grandes cultures elles-mêmes comprennent des petites filières. C’est le cas par exemple des céréales mineures. Il existe aussi des cultures comme le lin et le chanvre, ou encore le riz, qui sont essentielles pour l’économie locale. Les petites filières ne disposent évidemment pas des mêmes moyens que les grandes filières. Une filière qui ne possède pas les capacités nécessaires pour se protéger et subit des suppressions de molécules finit généralement par tomber : l’agriculteur s’oriente vers une production plus rentable.

À l’instar de M. Guinard, je considère que le zéro phyto fait sens sur le plan environnemental et du point de vue de la santé. En revanche, s’il est brandi de manière dogmatique, je peine à le comprendre. Il est certain que plus nous progressons dans la réduction des produits phytosanitaires, plus les marches à franchir sont hautes pour supprimer de nouvelles molécules. La diminution du nombre de molécules et la baisse des dosages favorisent les résistances. Pour l’instant, le zéro phyto de synthèse demeure impossible.

Il n’en reste pas moins que nous disposons d’une marge de progrès grâce à la génétique : la sélection de variétés plus résistantes nous permet de limiter l’emploi de fongicides. Toutes ces innovations sont de réelles pistes d’amélioration.

Des progrès significatifs ont été réalisés en matière de désherbage mécanique. En tant que président du conseil spécialisé grandes cultures de FranceAgriMer, j’ai pu observer les résultats des plans d’investissements sur l’acquisition de matériels d’intervention au sol. Malheureusement, l’efficacité de ces machines dépend beaucoup des conditions météorologiques : par temps de pluie, la herse étrille n’est pas adaptée.

Pour répondre à votre dernière question, la prise de risque constitue effectivement une préoccupation majeure pour les agriculteurs, en particulier dans les grandes cultures. Nous souscrivons des assurances pour les aléas climatiques. En revanche, nous pouvons difficilement lutter contre les risques sanitaires si les moyens mis à notre disposition sont réduits. Ces risques s’étendent d’ailleurs à l’ensemble de la filière. Dans un tel contexte, la production de céréales pourrait être exposée à des variations très fortes d’une année à l’autre. Il s’agit donc de mener un travail collectif pour relever ces défis.

Si des progrès très appréciables ont été accomplis en matière d’assurance climatique, les agriculteurs ont impérativement besoin de pouvoir utiliser les moyens de protection actuels.

M. Robert Pierre Cecchetti. Je constate que pour ce qui est de la pomme, l’Europe a franchi un cap que la France n’a pas encore atteint. Le puceron cendré est l’un des principaux ravageurs du pommier. Il peut causer la perte de 30 % d’une récolte, en l’espace d’une dizaine de jours. Il se trouve que l’acétamipride est homologué chez nos principaux concurrents européens – la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, la Pologne et l’Espagne – mais pas en France. Quant à l’azadirachtine, antipuceron utilisé en agriculture biologique, il est également homologué dans tous les pays susmentionnés, mais placé sous dérogation en France. Le flonicamide est à la fois homologué dans les autres pays européens et en France. Cependant, le recours accru à cette molécule entraînera rapidement des résistances. Le flupyradifurone est une nouvelle molécule, qui a été homologuée en Europe, mais pas en France. Elle est assimilée aux néonicotinoïdes. Le pirimicarbe est une molécule ancienne, homologuée sur le puceron, mais elle est peu efficace. Le spirotétramate est la deuxième molécule de base contre le puceron, mais elle devrait disparaître en Europe en 2025. Il nous resterait donc pour seule solution le flonicamide. Pour sa part, le sulfoxaflor est aussi une nouvelle molécule, non encore homologuée en France. Il existe aussi des pyréthrinoïdes, mais à titre personnel, je préfère éviter d’y recourir, car ils sont néfastes pour la faune auxiliaire. À terme, les seules solutions de lutte contre le puceron disponibles en France devraient donc être le flonicamide et les pyréthrinoïdes.

S’agissant des solutions alternatives efficaces, le procédé de la confusion sexuelle fonctionne très bien sur une population et un risque faibles. Le principe est le suivant : des phéromones femelles sont diffusées dans le verger. Le mâle ne trouve pas la femelle et ne peut donc pas se reproduire, ce qui empêche la formation de la larve. Toutefois, si les papillons sont nombreux dans le verger, ils parviendront tout de même à se reproduire. Les producteurs ont donc besoin d’outils pour limiter les populations, et les insecticides sont donc indispensables. Il existe des insecticides bio mais ils ont pour inconvénient d’entraîner des résistances. Quelles que soient les techniques utilisées, les ravageurs finissent par trouver des solutions de contournement. C’est pourquoi il est essentiel de poursuivre les travaux de recherche.

Pour lutter contre la punaise, il existe un auxiliaire qui est déjà présent naturellement en France. Il s’agit de le multiplier, mais ce besoin se heurte encore à des blocages. Il en est de même pour le carpocapse : des auxiliaires ont été identifiés, et il ne reste plus qu’à les introduire. Or, ces recherches intéressent peu les firmes.

Au sein du CTIFL, nous privilégions les solutions susceptibles de bénéficier au plus grand nombre de filières, en recourant à la prophylaxie – réduction des populations de spores et des inocula – et en graduant les techniques.

Contrairement à ce que vous affirmez, je ne pense pas que les pesticides soient une assurance pour garantir une récolte. Ils sont utilisés pour garantir une production équilibrée sur le plan économique. Chaque année, nous perdons 2 à 3 % de notre production pour différents problèmes.

M. le président Frédéric Descrozaille. Dans le prolongement des propos tenus dans cette audition, je voudrais m’arrêter sur le rôle des acheteurs. Vous avez déclaré que certaines innovations ne se retrouvaient pas dans les rayons. De nombreux acteurs auditionnés dans cette commission ont plaidé pour une reconception des modèles, en demandant l’aménagement de haies vives, l’introduction de légumineuses dans des rotations blé/blé/orge et d’autres mesures de diversification. Les acheteurs sont-ils prêts à prendre leur part de risque pour renouveler l’offre sur le marché et accompagner cette transition ? Estimez-vous qu’ils soient suffisamment impliqués dans la politique publique de réduction des usages des produits phytosanitaires ?

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Monsieur Piétrement, vous semblez vous interroger sur les raisons qui nous amènent à réduire les produits phytosanitaires : s’agit-il d’une lubie des citoyens ou d’une motivation réelle liée aux impacts de ces substances sur la santé et l’environnement ? Quel est votre avis sur cette question ? Je pense notamment aux maladies neurodégénératives, qui font partie des maladies professionnelles reconnues chez les agriculteurs. Par ailleurs, certains agriculteurs en conventionnel m’ont indiqué être confrontés à des baisses de rendement, dues à un appauvrissement des sols. Je vous adresse en priorité cette question, car je vis dans une zone de production céréalière.

Enfin, s’agissant des innovations, j’aimerais connaître votre position sur les NGT et sur les problèmes d’entretien des matériels, notamment des pulvérisateurs.

M. Benoît Piétrement. Sans parler de lubie, j’observe un certain dogmatisme dans l’ambition d’éliminer complètement les produits phytosanitaires. Certaines substances ont été interdites pour des raisons tout à fait justifiées, car elles présentaient des risques pour la santé des utilisateurs et des consommateurs ou pour l’environnement. Il est donc tout à fait normal de prévoir des restrictions d’usage pour ces molécules. En revanche, il paraît absurde de chercher à interdire des molécules qui ne présentent aucun danger. Appliquée à la médecine, cette logique reviendrait à bannir tous les médicaments, qui sont des substances actives et comportent des risques.

Les agriculteurs doivent être formés pour utiliser ces produits et disposer de matériel performant, afin de limiter les problèmes de fuites et de surdosages. Dans les grandes cultures, nous sommes plutôt bien lotis à cet égard. Le fait est que les nouveaux matériels sont souvent très onéreux. C’est pourquoi les agriculteurs s’associent souvent pour engager ces investissements, qui sont essentiels.

Vous avez aussi fait allusion à l’appauvrissement des sols. C’est un sujet primordial. Personnellement, j’ai hérité des terres de mes parents et grands-parents, et je tiens à transmettre à mes enfants des sols riches. C’est pourquoi je sème tous mes colzas avec des cultures associées. Cela ne permet pas toujours d’utiliser moins d’insecticides, mais c’est très important pour enrichir les sols. Je pense qu’il y a une véritable prise de conscience de ces enjeux par les agriculteurs. Le sol est notre outil de travail. D’ailleurs, notre exploitation est aussi notre lieu de vie et celui de notre famille : nous sommes donc très vigilants dans l’utilisation des produits phytosanitaires et des engrais, car nous sommes les premiers concernés.

M. Geoffroy d’Évry. Il faut savoir qu’un tiers de la production de pommes de terre est destinée aux industriels. Aujourd’hui, les produits phytosanitaires sont un élément de différenciation sur le prix et l’accès au marché. Dans le frais ou la grande distribution, les acheteurs tiennent à pouvoir mettre en avant des produits labellisés zéro phyto ou zéro résidu. Cela leur permet de vendre le kilo de pommes de terre à différents prix.

La préservation de la santé de l’utilisateur et du consommateur et la protection de l’environnement ne sont considérées par l’acheteur qu’à des fins économiques. Quant aux industriels, leur première préoccupation porte sur les émissions de dioxyde de carbone, conformément au scope 3 des nouvelles orientations climat.

M. Pierre Venteau. Je rejoins les propos de M. d’Évry. Les sollicitations que nous recevons des acheteurs concernent essentiellement les émissions de dioxyde de carbone : le verger stocke 13 tonnes de carbone par hectare sur la totalité de sa vie. La question de l’usage des produits phytosanitaires les intéresse moins.

M. Laurent Grandin. Dans notre filière, les acheteurs tiennent compte des questions sociétales. De ce point de vue, l’utilisation des produits phytosanitaires et l’empreinte carbone sont des sujets essentiels pour les acheteurs. Il me semble que les différents acteurs de la filière sont bien alignés sur les objectifs, même si les avis peuvent être plus contrastés sur le partage de la valeur et le pas de temps à privilégier.

M. Jean-Michel Delannoy. Pour compléter les propos de Laurent Grandin, je préciserai que nous venons de terminer un séminaire où les acheteurs ont manifesté leur crainte devant le risque d’une disparition significative de notre production. Cette réaction a d’ailleurs permis de remettre sur la table le principe de contractualisation. Les présidents de coopérative et les distributeurs sont très inquiets face à la raréfaction de certains produits.

M. Pierre Venteau. Permettez-moi d’évoquer un exemple marquant. J’ai expliqué que la capacité de production des variétés résistantes à la tavelure avait beaucoup progressé. D’après le panel Kantar, le nombre de références de pommes présentes en rayon est passé de 23 à 16 en un an. Alors même que nous nous attachons à élargir la gamme de pommes dans les vergers, celle-ci se rétrécit sur les rayons. Comment réagir à cette évolution ?

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie chaleureusement au nom de notre commission, car cette audition a été passionnante. Il nous serait précieux de recevoir par écrit vos précisions techniques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je suis particulièrement preneur d’éléments précis sur la concurrence et sur les cultures orphelines.

Je n’ai pas eu le temps de vous interroger sur la séparation du conseil et de la vente. J’aimerais connaître votre opinion sur ce point. Enfin, quelles améliorations pourraient, d’après vous, être apportées à l’accompagnement par les instituts et les chambres d’agriculture ? Je vous remercie de nous transmettre vos contributions écrites sur ces questions.

Enfin, j’ai noté que la plupart de vos réponses portaient sur des solutions de substitution, et peu sur des évolutions de système. Pensez-vous que ces évolutions sont trop difficiles à financer, trop incertaines ou trop longues à mettre en œuvre ? Nous n’avons malheureusement plus de temps pour échanger sur ce sujet, mais vous pourrez également nous faire parvenir des compléments écrits.

 


33.   Table ronde sur le réseau DEPHY (mardi 24 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur le réseau DEPHY :

 Mme Virginie Brun, cheffe de projet DEPHY Ecophyto, responsable de la Cellule d’Animation Nationale ;

 M. Nicolas Chartier, responsable du traitement et de la valorisation des données du réseau DEPHY auprès de la cellule d’animation nationale – salarié de l’Institut de l’élevage ;

 M. Emeric Emonet, responsable du dispositif DEPHY EXPE auprès de la cellule d’animation nationale – salarié de l’ACTA les Instituts techniques agricoles ;

 M. Nicolas Munier-Jolain, ingénieur de recherche à INRAE, coordinateur du projet européen IPMWORKS, anciennement membre la cellule d’animation nationale DEPHY.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de représentants du réseau Démonstration, expérimentation et production de référence sur les systèmes économes en phytosanitaires (Dephy), dont il a beaucoup été question au fil des travaux de cette commission.

À ce stade, nous avons besoin de comprendre l’écart entre la démonstration et la massification. C’est pourquoi nous souhaitons connaître votre vision sur les démarches qui ont pu être mises en œuvre avec les agriculteurs engagés et accompagnés au sein du réseau Dephy, et sur les facteurs susceptibles d’expliquer l’insuffisante diffusion au-delà de ce réseau.

Sans entrer dans des connaissances techniques qui seraient trop pointues pour cette commission, nous voudrions aussi vous entendre sur les coûts et résultats obtenus au sein de ce réseau, qu’il s’agisse de la variation des rendements, de la valorisation de la production ou encore des coûts d’accompagnement et de formation. Une approche par filière serait également pertinente : quelles sont les filières pour lesquelles ces démarches ont été les plus efficaces ? Quelles sont celles pour lesquelles c’est plus difficile ?

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(Mme Virginie Brun et MM. Nicolas Chartier, Émeric Emonet et Nicolas Munier-Jolain prêtent serment.)

Mme Virginie Brun, cheffe de projet Dephy Écophyto, responsable de la cellule d’animation nationale. Je vous remercie pour cette opportunité que vous nous donnez de vous présenter les enseignements du réseau Dephy. Je vais vous présenter quelques informations générales sur le réseau Dephy, sa construction et ses principaux enseignements. Mes collègues pourront ensuite développer certains aspects, selon vos questions.

Le réseau Dephy est une des actions phares du plan Écophyto, conçu dès le départ comme un dispositif d’accompagnement des agriculteurs vers la réduction de l’usage des produits phytosanitaires et de création de références et de connaissances sur les systèmes agricoles à bas niveau d’intrants phytopharmaceutiques.

Ce double objectif fondateur constitue le marqueur du réseau et reste toujours d’actualité, après treize ans d’existence. Il a permis la production d’une masse considérable de connaissances et de ressources sur les systèmes économes en produits phytosanitaires et sur les trajectoires de changement des agriculteurs.

Je souhaiterais tout d’abord revenir sur la construction de ce dispositif, qui reste un cas unique en Europe. Après une première phase test lancée en 2010 dans le sillage des recommandations issues du rapport Écophyto R&D, pilotée par l’Inrae, le dispositif a connu plusieurs évolutions, la dernière en date remontant à 2021. À son lancement, ce programme visait à démontrer que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires était possible, et à suivre les évolutions de pratiques dans le temps, avec un objectif d’évaluation et d’objectivation des changements observés. Pour ce faire, des groupes d’agriculteurs volontaires ont été constitués. Ils étaient appuyés dans leur projet de réduction de l’usage des produits phytosanitaires par un conseiller agricole financé à mi-temps dans le cadre du plan Écophyto, appelé « ingénieur réseau ». Ce dernier était chargé d’assurer à la fois du conseil individuel et de l’accompagnement collectif.

Lancée avec une vingtaine de groupes, la phase test a permis de poser les bases de cette méthodologie, qui allie accompagnement individuel – pour renforcer l’autonomie décisionnelle des agriculteurs dans leur choix technique – et accompagnement collectif – pour favoriser la confrontation et les échanges entre pairs. À l’issue de cette première expérience concluante, une cellule d’animation nationale (CAN) a été mise en place et accueillie à Chambres d’agriculture France pour assurer le pilotage opérationnel et la gestion administrative du dispositif, dans le cadre d’une organisation multipartenariale déployée à différents échelons territoriaux.

Un premier appel à candidatures a été lancé en 2011. Il a permis de sélectionner environ 1 200 fermes volontaires. Un second appel à candidatures a été lancé deux ans plus tard, en vue de porter le nombre de fermes volontaires à 1 800, tout en ouvrant le réseau à l’ensemble des filières de production végétale : grandes cultures, polyculture-élevage, viticulture, arboriculture, cultures légumières, horticulture et cultures tropicales.

C’est à cette époque que le dispositif d’expérimentation du réseau Dephy a été mis en place, avec le lancement de deux appels à projets successifs. Ces derniers ont permis de sélectionner une quarantaine de projets d’expérimentation visant à tester et évaluer des systèmes de culture encore plus ambitieux dans leur usage des produits phytosanitaires, avec un objectif de réduction de 50 % de ces substances.

Dans le même temps, le dispositif s’est structuré avec la consolidation d’un pôle d’expertise technique et scientifique au niveau de la cellule d’animation nationale, qui a été confié aux instituts techniques agricoles et à l’Inrae. En outre, un échelon d’animation intermédiaire entre le national et le local a été créé, en cohérence avec la dynamique de régionalisation du plan Écophyto.

C’est également à cette époque qu’Agrosyst, l’outil de collecte et de centralisation des données de suivi des fermes et des expérimentations du réseau Dephy, a été mis en place, sous le pilotage de l’Inrae. Un travail important a alors été conduit par le réseau, notamment par la cellule d’animation nationale, pour organiser la remontée et la consolidation des données agronomiques des fermes Dephy dans cet outil.

Les premiers retours de terrain et les premières analyses mettent en avant des résultats prometteurs quant à la capacité des fermes françaises à réduire fortement leurs usages de produits phytosanitaires, dans tous les contextes de production. Le réseau Dephy a rapidement montré que la réduction forte des produits phytosanitaires passe nécessairement par la reconception des systèmes. Autrement dit, il ne suffit pas de jouer sur des leviers d’efficience tels que l’optimisation des traitements phytosanitaires, mais bien de repenser le système dans sa globalité et d’actionner différents leviers pour parvenir à réduire significativement ces substances : allongement de la rotation, diversification des cultures, désherbage mécanique, utilisation de produits de biocontrôle, etc. Cet enseignement majeur du réseau Dephy vient confirmer ce qui avait été mis en avant par des études précédentes, notamment par le rapport Écophyto R&D.

Le réseau Dephy montre également que cette réduction s’opère sans dégrader les performances économiques des exploitations ni les capacités productives de la France. La thèse de doctorat de Martin Lechenet a ainsi démontré que dans près de 80 % des cas, les fermes Dephy en grandes cultures polyculture-élevage qui avaient réduit leur usage de produits phytosanitaires ne présentaient pas de performances économiques dégradées comparativement aux autres fermes du réseau.

Fort de ces résultats, le réseau a été conforté et positionné comme l’une des actions centrales du nouveau plan Écophyto 2, révisé en 2015 pour mieux répondre à l’enjeu de diffusion et de généralisation des pratiques économes en phytosanitaires. À cette occasion, la démarche Dephy a fait l’objet de plusieurs évolutions notables : l’ouverture du réseau à l’agriculture biologique et à l’enseignement agricole, l’extension du réseau à 3 000 fermes, et enfin son positionnement comme socle de départ pour appuyer le déploiement de l’action des « 30 000 exploitations engagées dans l’agroécologie ».

Au sein de la CAN, l’accent a été placé sur la capitalisation et la dissémination des résultats, avec un travail de production de ressources techniques. La structuration de la base de données du réseau a été un autre chantier de grande ampleur. Elle s’est déroulée en lien avec l’équipe Inrae chargée de l’administration et la maintenance de la base de données. Tous les efforts consentis par l’ensemble des acteurs du réseau Dephy – les agriculteurs, les conseillers animateurs, les expérimentateurs, les experts nationaux et nos partenaires Agrosyst – ont permis au réseau de contribuer efficacement à différents travaux de recherche. Je citerai notamment les travaux pilotés par l’Inrae sur les alternatives au glyphosate, dans lesquels l’expertise terrain du réseau Dephy et sa base de données ont pu être mises à profit.

Toutes ces actions ont permis de valider la preuve de concept proposée par le réseau Dephy : le dispositif a pu montrer par l’exemple que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires est possible, grâce à des réductions alternatives basées sur la combinaison de leviers. Elles ont aussi permis d’objectiver ces résultats par la production d’analyses à partir des données collectées sur les fermes du réseau. Le réseau vise à la fois la démonstration et la production de références et ces deux axes sont interdépendants. En effet, la démonstration doit s’appuyer sur des références solides pour être crédible et convaincante. Réciproquement, les références seules ne sont pas suffisantes pour alimenter les actions d’animation, de conseil et de formation des conseillers et agriculteurs.

La dernière évolution du réseau Dephy a eu lieu en 2021, avec une révision à la baisse du dimensionnement du réseau Ferme pour revenir au niveau de 2015, soit 2 000 fermes. Cette diminution s’est opérée avec un double objectif : améliorer les performances du réseau, d’une part, et renforcer la contribution du réseau aux enjeux de transfert et de massification, d’autre part. Le niveau d’ambition des groupes de ferme a été relevé, ce qui s’est traduit par une augmentation assez forte du nombre de fermes en agriculture biologique ou portant un projet de conversion en agriculture biologique.

Si cette évolution a permis d’asseoir définitivement le réseau Dephy comme un réseau de fermes de démonstration plutôt exemplaire sur la réduction de l’usage des produits phytosanitaires, elle a probablement nui à sa représentativité. Le réseau a peut-être eu tendance à s’éloigner des pratiques standards observées en agriculture conventionnelle.

Il est à noter que ce renouvellement s’est déroulé au moment de l’entrée en vigueur de la loi de séparation entre les activités de vente et de conseil sur les produits phytopharmaceutiques. Pour le réseau Dephy, cette loi s’est traduite par la sortie d’une quarantaine de groupes jusqu’alors animés par des coopératives et négoces. Ces groupes avaient en effet fait le choix de la vente et se retrouvaient donc inéligibles à l’animation d’un groupe Écophyto.

Quant à Expé, le réseau d’expérimentation de Dephy, après deux vagues d’expérimentation lancées en 2012 puis en 2018, il s’apprête à lancer une troisième vague en 2024. Ces projets d’expérimentation porteront une attention accrue à la transférabilité des systèmes testés sur les exploitations agricoles et prévoiront une ouverture aux enjeux de la durabilité des systèmes agricoles – en particulier au regard du changement climatique et de la gestion quantitative de la ressource en eau.

S’agissant du fonctionnement et des moyens dédiés au dispositif, je tiens à rappeler qu’une des forces de ce réseau réside dans son organisation multipartenariale neutre, sous pilotage direct de l’État. Celle-ci permet aux différents réseaux de recherche et de développement en agriculture d’être représentés et de partager leurs expériences. Les orientations du réseau relèvent ainsi d’un comité stratégique coprésidé par les ministères en charge de l’agriculture et de l’environnement, où siègent les principaux partenaires de la recherche et du développement en agriculture : les chambres d’agriculture, les centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam), les instituts techniques agricoles, l’Inrae, La Coopération agricole, ainsi que la société civile, représentée par France nature environnement, et l’Office français de la biodiversité (OFB).

Cette organisation multipartenariale est, de manière consensuelle, jugée plutôt efficace. Elle offre l’un des rares espaces d’échange et de dialogue aux différents réseaux de recherche et développement, notamment à travers la CAN. Celle-ci réunit les chambres d’agriculture, l’ACTA et l’Inrae. Cette collaboration multipartenariale neutre est sans conteste une force pour le réseau et pour l’ensemble des acteurs impliqués.

Cette neutralité a toutefois une contrepartie : elle n’a pas toujours su favoriser une appropriation optimale du réseau Dephy et de ses résultats par ses structures porteuses. Le réseau Dephy souffre en effet d’une sous-utilisation de ses productions par les organismes qui le portent et qui en seraient naturellement les premiers et les principaux bénéficiaires, à commencer par les chambres d’agriculture et les instituts techniques.

Pour ce qui est des moyens dédiés au dispositif, le financement du réseau Dephy représente un montant global de 12 millions d’euros par an, inscrits dans la maquette financière annuelle du plan Écophyto voté par l’OFB. Ces 12 millions d’euros sont utilisés de la manière suivante :

        5,7 millions d’euros financent les 180 conseillers agricoles accompagnant les 180 groupes d’agriculteur.

        3,5 millions d’euros financent les 40 projets d’expérimentation du réseau.

        2,4 millions d’euros financent la CAN, l’animation territoriale et les actions d’animation et de communication proposées au niveau national.

        300 000 euros financent le développement et la maintenance de l’outil Agrosyst.

Les moyens humains mobilisés représentent environ 120 équivalents temps plein (ETP), dont une centaine pour l’animation et l’accompagnement sur le terrain et une vingtaine pour la valorisation et la communication sur les actions conduites par le réseau.

La constance de ces financements et de ces moyens humains, malgré un fort turnover au niveau des ingénieurs réseau, a été et reste un gage de stabilité et de réussite du réseau Dephy. Elle est indispensable à sa mission de mise en œuvre et de diffusion des techniques et systèmes économes en phytosanitaires auprès du plus grand nombre. En effet, le changement de pratiques induit par la reconception des systèmes nécessite un changement de paradigme qui demande du temps aux agriculteurs et aux conseillers qui les accompagnent. Pour un agriculteur, il est donc primordial de pouvoir bénéficier d’un accompagnement dans la durée, sur 5 ans minimum, et un accompagnement de qualité avec des conseillers animateurs formés à l’approche système et à l’accompagnement au changement.

Ce temps long est aussi nécessaire pour les activités de diffusion et de dissémination proposées par le réseau. Il faut du temps pour comprendre finement les trajectoires d’évolution des systèmes, les décrire, les caractériser, les évaluer, en étudier les freins et les leviers avant de pouvoir les transposer et les adapter dans d’autres contextes de production.

J’ajouterai que cette nécessité du temps long est indispensable dans un contexte de changement climatique, dont les effets s’intensifient et impactent de plus en plus la performance des systèmes étudiés.

Nous venons de publier une synthèse qui présente les résultats et performances des fermes Dephy dix ans après le lancement du dispositif. Ces analyses ont été réalisées à partir des données collectées sur les fermes du réseau, et compilées dans la base de données Agrosyst. Elles montrent que l’usage de pesticides, mesuré par l’indice de fréquence de traitement (IFT), a été réduit en moyenne de 26 % sur l’ensemble des fermes du réseau, toutes filières confondues, entre leur entrée dans le réseau et la moyenne des années 2018, 2019 et 2020. En résumé, les fermes du réseau Dephy ont atteint l’objectif de réduction des produits phytosanitaires fixé à -25 % à horizon 2020 dans le cadre du plan Écophyto. Dans certaines filières, la diminution avoisine même les -45 %. La réduction est d’autant plus notable que les fermes Dephy présentaient en général des IFT plus bas que la moyenne des autres fermes au moment d’entrer dans le réseau. Leur potentiel de réduction était donc, a priori, plus limité.

Les résultats obtenus sur d’autres indicateurs, notamment technico-économiques, suggèrent par ailleurs que cette baisse n’entraîne pas de dégradation des performances économiques et environnementales. Des indicateurs tels que la marge brute ou les émissions de gaz à effet de serre (GES) ne manifestent pas d’évolutions antagonistes par rapport à l’IFT.

Ces résultats ont fait l’objet d’une large communication de la part de la CAN, avec quelques retombées dans la presse. Ils seront approfondis à mesure que la base de données Agrosyst sera enrichie de nouveaux indicateurs, et que les données sur les fermes gagneront en qualité et permettront des analyses à une échelle plus large que celle du système de culture. Cet aspect fait partie des limites au transfert des résultats du réseau Dephy.

Le réseau Dephy a également produit une quantité impressionnante de ressources et d’analyses visant à disséminer largement les résultats obtenus, en vue d’inspirer d’autres agriculteurs et d’appuyer les structures de conseil et de développement dans ces démarches d’accompagnement au changement. Ainsi, près de 500 fiches techniques ont été réalisées par les ingénieurs du réseau Dephy. Elles apportent des éléments d’explication et de contextualisation des trajectoires et pratiques remarquables mises en œuvre sur les fermes du réseau. Plus de 200 vidéos et webinaires ont également été créés pour mettre en avant des témoignages d’agriculteurs et d’expérimentateurs du réseau, mais aussi de conseillers et d’animateurs Dephy sur leur propre métier. Les projets d’expérimentation ont également été partagés sous différents formats. En complément, la CAN a réalisé de nombreuses publications techniques à partir des données du réseau. S’y ajoutent les multiples travaux de valorisation par la recherche des informations collectées par le réseau, qui ont été publiés dans des revues scientifiques. Ces travaux sont centrés notamment sur les facteurs techniques permettant la réduction de l’usage des produits phytosanitaires, sur la quantification du potentiel de réduction et sur les impacts sur la productivité et la rentabilité. Ces publications contribuent à la fois à la validation des résultats du réseau et à leur visibilité, notamment à l’international.

Néanmoins, force est de constater que ces efforts de dissémination ne semblent pas avoir permis la généralisation des bonnes pratiques à l’échelle de la ferme France. Ce fait questionne la capacité du réseau à contribuer à l’enjeu de massification. Il est vrai que des critiques sont parfois adressées au réseau Dephy sur son effet d’entraînement limité vers le reste de la ferme France. En substance, le réseau montre qu’il est possible de réduire la dépendance aux produits phytosanitaires, mais la ferme France ne diminue pas sa consommation.

Il faut toutefois veiller à ne pas confondre le réseau Dephy avec le plan Écophyto. Les échecs des plans Écophyto successifs à atteindre les objectifs fixés en matière de réduction et d’impacts des produits phytosanitaires ne signifient pas forcément que le réseau Dephy n’a pas été une réussite.

Pour ce qui est du transfert, les résultats sont difficilement mesurables. Le réseau Dephy a été créé pour mettre en œuvre des usages permettant de réduire l’usage des produits phytosanitaires et documenter les démarches les plus économes en phytosanitaires, dans un objectif de diffusion. Toutefois, cet objectif n’a pas limité l’ambition des fermes Dephy, en considérant par exemple que certains systèmes particulièrement performants seraient difficiles à reproduire à grande échelle.

De ce fait, le réseau n’a pas été conçu comme un dispositif de déploiement de pratiques capables de répondre à l’enjeu de la massification, contrairement à des initiatives telles que le réseau des 30 000 fermes ou les certificats d’économie en produits phytosanitaires (CEPP) mis en place lors de la révision du plan Écophyto, en 2015. La contribution directe du réseau Dephy aux enjeux de transfert et de massification repose vraisemblablement sur la capacité de ses structures porteuses à intégrer le dispositif dans leur stratégie globale d’entreprise et à s’approprier les techniques d’accompagnement déployées dans le réseau Dephy.

Pour terminer, je voudrais vous livrer quelques éléments de perspective. Au moment où le règlement européen SUR est en pleine discussion et où le plan Écophyto est amené à évoluer, le réseau Dephy nous semble tout à fait en mesure d’apporter des connaissances solides et utiles pour accompagner ces nouvelles orientations : à l’échelle de la France, tout d’abord, en contribuant à l’atteinte des objectifs de la future stratégie nationale Écophyto 2030, mais aussi à l’échelle européenne, puisque le réseau Dephy Ferme a inspiré la mise en place d’un réseau de fermes de démonstration à l’échelle européenne (IPMWorks).

La future stratégie nationale Écophyto fera de la préparation et de l’accompagnement au retrait de certaines molécules un sujet central. Sur ce point, le réseau Dephy constitue un outil majeur pour accompagner ces travaux, et doit certainement être repositionné avec une ambition claire de meilleure insertion dans le dispositif de recherche et développement qui sera mobilisé sur le sujet, aux côtés des instituts techniques, de l’Inrae et des filières. Il peut tout à la fois être mobilisé pour identifier les systèmes réussissant à se passer de certaines molécules, les décrire et communiquer sur ce sujet, mais aussi pour objectiver cette expertise technique de terrain en s’appuyant sur les données d’Agrosyst – comme cela a été fait sur le glyphosate.

Il nous semble en effet que l’expertise et les ressources du réseau Dephy pourraient utilement être mises à profit dans le cadre des différents plans d’accompagnement du retrait de certaines molécules. Je pense par exemple au plan national de recherche et d’innovation (PNRI) pour les néonicotinoïdes ou au plan de sortie du phosmet. Nous regrettons que le réseau Dephy n’ait pas été associé directement aux travaux sur ces plans d’accompagnement ni aux task forces filières constituées au printemps dernier pour appuyer les travaux préparatoires de l’axe 1 de la future stratégie nationale Écophyto.

Pour finir, je pense que la principale réussite du réseau Dephy réside dans la démonstration de la possibilité de réduction des produits phytosanitaires dans tous les contextes de production. Elle passe par une reconception des systèmes de culture et une combinaison de différents leviers. Il n’existe pas de recette miracle. Les difficultés à généraliser et massifier les pratiques économes en produits phytosanitaires nous interpellent collectivement, y compris au sein du réseau Dephy, où nous constatons un manque d’adhésion et d’appropriation des résultats par nos propres structures porteuses. Ces défaillances sont multifactorielles et appellent une réponse globale impliquant l’ensemble des acteurs du monde agricole, pour accompagner les transitions agroécologiques de l’agriculture française et européenne, et pour répondre aux objectifs ambitieux qui ont été fixés, auxquels le réseau Dephy souhaite prendre toute sa part.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci beaucoup pour cette introduction très claire. J’aimerais beaucoup que nous puissions approfondir vos remarques conclusives. Votre présentation est telle qu’il est légitime de se demander si le réseau Dephy n’est pas une structure alibi – je caricature – pour les institutions qui sont au cœur de la politique Ecophyto – je pense aux chambres d’agriculture et aux instituts techniques –, qui leur permettrait de considérer que la politique de réduction des produits phytosanitaires est déjà incarnée dans Dephy. Cette attitude pourrait expliquer que cet enjeu ne se reflète pas en profondeur dans la gestion des affaires courantes.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Chers amis, c’est avec une vive émotion que j’écoute le récit de Dephy, qui constitue pour moi l’une des plus belles aventures d’un laboratoire vivant sur la ferme France. Cette initiative riche de promesses est animée par des personnalités généreuses.

Je vous remercie pour votre exposé, qui était long, nourri et libre dans ses propos conclusifs. Je vous propose désormais d’aborder les aspects politiques et institutionnels, qui sont au cœur de notre enquête : de quelle manière le réseau Dephy s’inscrit-il dans une politique publique efficiente ou pas ? Vous avez mentionné la thèse de doctorat de Martin Lechenet, qui est consacrée à la polyculture-élevage. Ses conclusions peuvent-elles être étendues à d’autres systèmes de production ?

Monsieur Nicolas Munier-Jolain, ingénieur de recherche à Inrae et coordinateur du projet européen IPMWorks. Je précise que cette thèse ne porte pas sur la polyculture‑élevage, mais sur toutes les grandes cultures. Elle identifie les combinaisons de leviers permettant de réduire le recours aux phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez fait état de 180 conseillers agricoles à mi-temps. Comment se compose un groupe Dephy, et quel est son effectif ?

Mme Virginie Brun. Un groupe Dephy est constitué de 12 agriculteurs et d’un conseiller animateur à mi-temps.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’en déduis qu’un conseiller à plein temps pourrait accompagner 24 agriculteurs.

Mme Virginie Brun. C’est cela.

M. Dominique Potier, rapporteur. En dehors des tâches de référencement, de transmission de données à l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) et à l’Inrae, du reporting et de la consolidation scientifique, combien d’agriculteurs un conseiller peut-il accompagner selon le modèle de Dephy ?

Mme Virginie Brun. Les conseillers du réseau portent trois missions principales : à côté de l’accompagnement du groupe d’agriculteurs, ils sont aussi chargés de la collecte et de la saisie des données. Cette tâche représente un quart de ce demi-ETP. S’y ajoute l’organisation des journées techniques, des journées de démonstration ou des journées portes ouvertes sur les fermes du réseau. Ces actions mobilisent un bon tiers de leur temps de travail. L’animation et l’accompagnement ne représentent finalement que le tiers de leur temps de travail.

M. Nicolas Chartier, responsable du traitement et de la valorisation des données du réseau Dephy auprès de la cellule d’animation nationale – salarié de l’Institut de l’élevage. En d’autres termes, un conseiller agricole pourrait accompagner trois fois plus d’agriculteurs si sa mission était exclusivement dévolue à l’accompagnement et l’animation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il s’ensuit qu’un conseiller à mi-temps pourrait accompagner 36 agriculteurs, et un conseiller à plein temps environ 70 agriculteurs.

Par ailleurs, vous nous avez expliqué que le nombre de fermes du réseau Dephy était retombé de 3 000 à 2 000. À quelle période cette évolution a-t-elle été opérée ?

Mme Virginie Brun. En 2021, dans le cadre d’une réflexion stratégique sur le réseau Dephy, il a été décidé de ramener à 2 000 le nombre de fermes Dephy. Cette baisse a été opérée à l’occasion du renouvellement du réseau, qui survient tous les cinq ans. L’objectif était double : améliorer les performances du réseau en augmentant la part des fermes déjà économes en produits phytosanitaires, d’une part, et améliorer les capacités de transfert, d’autre part.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette modification a-t-elle été mise en œuvre à budget constant ?

Mme Virginie Brun. Non, le budget a été revu à la baisse.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je ne m’explique pas cette diminution en 2021, puisque le réseau Dephy est justement une réussite du plan Écophyto. Cette décision a-t-elle été prise par la CAN ?

Mme Virginie Brun. Non.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous demanderons des comptes aux responsables de cette décision, qui paraît contre-intuitive.

M. Nicolas Chartier. Non seulement le nombre de systèmes accompagnés a été revu à la baisse, mais il nous a aussi été demandé d’accroître la part des systèmes déjà économes et performants. Cette orientation a limité la capacité à massifier et généraliser, puisque les références produites se rapportaient à des systèmes déjà vertueux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquer que votre indicateur de référence soit l’IFT, alors que l’OFB, votre financeur, ne jure que par le nombre de doses par unité (Nodu) ?

M. Nicolas Chartier. Ces indicateurs renvoient à deux échelles différentes. Le Nodu n’a pas de sens s’il est appliqué à l’échelle d’un système de culture.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il me semble que l’IFT ne permet pas d’estimer l’évolution du Nodu.

M. Nicolas Chartier. Si. En réalité, le Nodu correspond à la généralisation de l’IFT à l’échelle d’un territoire. Tandis que le Nodu évalue les quantités vendues par rapport aux quantités de référence, l’IFT comptabilise les quantités appliquées par rapport aux quantités de référence. Ces deux indicateurs procèdent donc d’une logique analogue.

Monsieur Nicolas Munier-Jolain. En effet, ces indicateurs sont équivalents, si ce n’est que l’un se réfère aux substances actives tandis que l’autre se base sur les produits commerciaux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les études mettent en évidence une baisse moyenne de l’IFT de 26 % sur l’ensemble des fermes du réseau Dephy, en l’espace de dix ans, avec des moyens très importants. Ne faut-il pas en conclure que les objectifs du plan Écophyto étaient trop ambitieux, puisqu’il s’avère impossible d’atteindre les 50 % de réduction fixés par le législateur, malgré l’accompagnement de grande ampleur déployé sur des fermes d’élite ?

Mme Virginie Brun. Je voudrais rappeler qu’au départ, le réseau Dephy n’était pas un réseau d’élite. Il était plutôt représentatif des fermes françaises.

Les résultats que nous avons mentionnés ont été obtenus avec le réseau historique, qui inclut des fermes assez représentatives du reste de la France. J’ajoute que la baisse de 26 % a été constatée en 2020. Elle est conforme à l’objectif du plan Écophyto, qui visait une diminution de 25 % à horizon 2020 et de 50 % à horizon 2025.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ces résultats sont plutôt encourageants si l’on considère qu’ils concernent des fermes banales. Ils laissent présager d’autres révolutions.

M. Nicolas Chartier. Nous entendons souvent dire que cette expérimentation est très coûteuse et mobilise des moyens importants. C’est exact, mais si l’on ramène les coûts de l’ensemble du dispositif (CAN, animation territoriale et conseillers) aux surfaces des systèmes accompagnés, le coût à l’hectare de la démarche revient à 57 euros.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quelle est l’incidence de la réduction de 25 % des produits phytosanitaires sur l’excédent brut d’exploitation de la ferme ?

M. Nicolas Chartier. Il m’est difficile de vous apporter cette information, car tout dépend des prix des produits phytosanitaires. En tout état de cause, la diminution des charges phytosanitaires est très significative dans les fermes du réseau Dephy.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le coût de 57 euros par hectare que vous venez de mentionner pourrait-il être couvert par l’économie générée ?

M. Nicolas Chartier. Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question, mais il est certain que le coût à l’hectare du dispositif n’est absolument pas disproportionné par rapport aux bénéfices.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ma dernière question est très politique. Le plan Écophyto 2015 prévoyait le déploiement de 30 000 fermes, chacune des 3 000 fermes Dephy initiales devant entraîner 10 exploitations supplémentaires dans son sillage. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Mme Virginie Brun. Je ne peux répondre précisément à cette question, qui ne relève pas de la responsabilité de la CAN ni du réseau Dephy. Je peux toutefois vous assurer que sur le terrain, l’articulation est une réalité concrète. Des agriculteurs du réseau Dephy appartiennent d’ailleurs à des groupes 30 000, en vue de favoriser la dissémination et le transfert.

Les structures de développement, que vous avez auditionnées, vous ont certainement apporté des précisions sur la non-atteinte du seuil de 30 000 fermes. Quoi qu’il en soit, des efforts ont été déployés pour articuler les deux dispositifs. Le manque de moyens a sans doute compliqué l’atteinte des objectifs.

M. Dominique Potier, rapporteur. S’agit-il d’un manque de moyens ou d’un manque de volonté ?

Mme Virginie Brun. L’un et l’autre, sans doute. Il est évident que nous avons manqué de moyens, non seulement financiers, mais aussi humains.

M. Nicolas Chartier. Le réseau Dephy n’a pas reçu de moyens supplémentaires pour contribuer à l’atteinte de l’objectif des 30 000 fermes. Nous nous sommes efforcés de travailler à moyens constants, mais nous avions déjà beaucoup de travail.

M. le président Frédéric Descrozaille. Les structures porteuses – en particulier les chambres d’agriculture et les instituts techniques – n’ont pas relayé les travaux et les résultats du réseau Dephy. À votre connaissance, sur un an en moyenne, combien de fois l’enjeu du réseau Dephy a-t-il été porté à l’ordre du jour des instances délibératives pilotant ACTA et les instituts techniques ?

Mme Virginie Brun. Il m’est difficile de vous répondre. Le sujet a été abordé au moins une fois dans ces instances, puisque le maintien et la continuité des actions sont soumis à délibération. Si vous le souhaitez, je peux examiner ce point et vous apporter des informations plus précises.

M. le président Frédéric Descrozaille. Ces éléments nous permettraient en effet d’évaluer l’importance accordée aux travaux du réseau Dephy dans les instituts techniques et les chambres d’agriculture.

Mme Virginie Brun. Des réflexions peuvent avoir cours dans les instances régionales et départementales sans que j’en sois informée.

Je souhaiterais d’ailleurs mettre en avant quelques améliorations notables : le travail d’accompagnement du déploiement du conseil stratégique phytosanitaire (CSP), la formation proposée par le réseau des chambres d’agriculture, ou encore la méthode d’accompagnement elle-même.

M. le président Frédéric Descrozaille. Au niveau local, pensez-vous que la baisse des financements puisse être couverte par la diminution des charges sur les produits phytosanitaires ? Comment expliquez-vous qu’indépendamment des acteurs tels que les chambres consulaires ou les instituts techniques, ces expérimentations n’aient pas été copiées spontanément par des groupes d’agriculteurs ?

Mme Virginie Brun. Je n’ai pas une vision exhaustive de la situation. Toutefois, plusieurs démarches lancées en France se sont inspirées des initiatives de collectifs d’agriculteurs. Nous savons que ces actions se diffusent peu à peu en Europe.

Monsieur Nicolas Munier-Jolain. La transmission des pratiques « par-dessus la haie » prend du temps. Je rappelle qu’au moment du lancement du plan Écophyto, il y a treize ans, il n’était pas évident que les produits phytosanitaires pourraient être réduits tout en maintenant une agriculture productive et efficace. Les agriculteurs pensaient qu’il leur serait impossible de réduire le recours à ces substances considérées comme indispensables. Le réseau Dephy a démontré qu’il était possible de diminuer l’usage des produits phytosanitaires. Ce processus s’inscrit dans la durée, car il implique de faire évoluer les mentalités des agriculteurs et de vérifier les conséquences des changements dans le temps.

Par ailleurs, nous ne prétendons pas que la réduction des phytosanitaires soit simple dans toutes les régions et dans toutes les cultures. Elle est plus facile à mettre en œuvre en polyculture-élevage ou en culture sous serre, grâce au biocontrôle. En revanche, cette évolution est plus difficile à appliquer dans les cultures de plein champ.

Un autre point essentiel tient à la nécessité d’accompagner les agriculteurs dans ce changement de pratiques. Ils doivent être épaulés par les filières, notamment en matière de diversification des cultures, un aspect central de la réduction des phytosanitaires. La diversification des cultures implique de créer des marchés, et cela représente un travail coûteux pour les filières.

J’observe également que cette évolution des pratiques ne sert pas les intérêts économiques de toutes les parties prenantes. Ainsi, la diversification des cultures se traduit par une baisse de la production de céréales, compensée par l’accroissement de la production de légumineuses et de fourrage. Cette orientation peut être positive pour la balance commerciale, mais ne satisfait pas les acteurs du commerce international de céréales ou de tourteaux de soja. Des intérêts financiers sont donc en jeu.

Enfin, il ne suffit pas de démontrer que la réduction des produits phytosanitaires est possible pour inciter les agriculteurs à changer. En réalité, le plan Écophyto repose presque exclusivement sur la motivation des agriculteurs à modifier leurs pratiques. Tant qu’il n’y aura pas d’incitations financières à s’engager dans la réduction des produits phytosanitaires et la reconception des systèmes, il ne sera pas possible d’opérer des changements en profondeur. Il faudrait donc impulser des évolutions de marché pour promouvoir les produits agricoles cultivés de manière plus vertueuse.

M. Nicolas Chartier. Je souscris entièrement à ces remarques. J’ajoute qu’il ne faut pas sous-estimer la prise de risque. Les produits phytosanitaires sont à la fois efficaces, peu coûteux et faciles à utiliser dans des contextes différents, ce qui n’est pas le cas des pratiques alternatives. Il faut donc accompagner les agriculteurs pour les couvrir contre cette prise de risque, sur le plan technique et peut-être aussi économique. Leurs revenus dépendent directement des risques encourus.

Mme Virginie Brun. Je tiens à préciser que la prise de risque se concentre surtout sur la période de transition : les systèmes que nous accompagnons sont robustes et sont peut-être moins risqués par certains aspects que les systèmes habituels.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je suis très heureuse de vous rencontrer, d’autant plus que le réseau Dephy a été évoqué à de multiples reprises dans les auditions de notre commission.

Madame Brun, vous avez expliqué que le nombre d’exploitations accompagnées par le réseau Dephy est passé de 3 000 à 2 000, notamment pour améliorer les performances du réseau. Pourriez-vous nous expliquer comment cet ajustement a été opéré ?

D’autre part, quelles sont les filières les plus prometteuses en matière de réduction des produits phytosanitaires ? À l’inverse, quelles sont les filières dont la transformation s’annonce plus compliquée ? La phase d’expérimentation de votre étude a identifié des pertes de rendement pour ces filières : de quelle ampleur sont-elles ?

La répartition géographique des fermes constituant le réseau Dephy sur le territoire national est-elle équilibrée ? Y a-t-il des zones géographiques ou agricoles mieux couvertes que d’autres ?

Enfin, je voudrais revenir sur le bilan du plan Écophyto. Le rapport d’inspection interministériel de 2021 insiste sur la nécessité d’une politique interministérielle resserrée, et le ministère de l’agriculture décrit le réseau Dephy comme une action majeure du plan Écophyto. Dès lors, partagez-vous le constat dressé dans le rapport interministériel ? À votre sens, la coordination entre vos actions et le reste du plan Écophyto est-elle suffisante ?

Mme Virginie Brun. En 2021, nous avons effectivement ramené de 3 000 à 2 000 le nombre de fermes du réseau Dephy pour améliorer les performances du réseau. Il s’agissait d’accroître la part de fermes présentant un IFT plus bas que la moyenne. Aujourd’hui, le réseau compte environ deux tiers de fermes ayant ce profil et un tiers de fermes présentant un IFT standard. L’objectif était d’étudier la robustesse des systèmes économes en phytosanitaires et les conditions de leur reproductibilité dans d’autres contextes de production.

Cette évolution s’est concrétisée par une augmentation de la part des fermes en agriculture biologique, ou portant tout au moins un projet de conversion en agriculture biologique.

M. Nicolas Chartier. Aujourd’hui, plus de 60 % des systèmes en maraîchage du réseau Dephy sont en agriculture biologique ou en conversion. Cette proportion est intéressante pour produire des références, mais complique la généralisation, car il est plus difficile d’inspirer les agriculteurs en leur présentant des pratiques très différentes des leurs.

J’en viens à votre question sur les disparités entre filières. De manière générale, l’usage des produits phytosanitaires peut être réduit dans toutes les filières, quasiment dans tous les contextes de production. Cependant, la baisse est plus ou moins marquée d’un système à l’autre. La marge d’action dépend aussi des contraintes de marché.

M. Émeric Emonet, responsable du dispositif Dephy Expé auprès de la cellule d’animation nationale – salarié de l’ACTA les Instituts techniques agricoles. Certaines filières sont plus fragiles et plus dépendantes des produits phytosanitaires : les productions spécialisées ont une marge de manœuvre plus limitée. Ce constat interroge sur la pertinence de la spécialisation des systèmes agricoles.

Monsieur Nicolas Munier-Jolain. Le cas de la pomme est intéressant pour comprendre les phénomènes de verrouillage par le marché. Si vous échangez avec un producteur de pommes, il vous expliquera qu’il est obligé de cultiver des variétés qui répondent aux attentes du marché, même si elles sont plus fragiles que d’autres variétés. C’est un paradoxe, car les consommateurs réclament des produits moins traités. Cette situation s’explique par le fait que les consommateurs ne sont pas informés des substances utilisées pour la production des pommes qu’ils achètent. Tant que ce verrou de marché ne sera pas levé, les arboriculteurs ne seront pas incités à planter des pommiers plus résistants.

M. Émeric Emonet. Nous retrouvons la même difficulté dans la filière fraise : la gariguette est indétrônable, alors qu’il existe des variétés plus résistantes à la maladie et moins consommatrices de produits phytosanitaires. Des expérimentations ont été menées pour promouvoir d’autres variétés mais elles n’ont pas été concluantes.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je souhaiterais connaître la répartition des types de productions au sein du réseau Dephy. J’aimerais également avoir une idée plus précise des retombées de l’accompagnement Dephy, dont le coût est évalué à 57 euros par hectare, sur l’excédent brut d’exploitation. Je vous remercie par avance de nous fournir par écrit ces éléments, qui pourraient contribuer à séduire les nouvelles générations.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je m’interroge sur la représentativité des fermes Dephy, car je vis dans un territoire où plusieurs productions n’ont pas de solutions phytosanitaires. Je pense en particulier à la cerise. Dans ces conditions, je peine à concevoir qu’il soit possible de réduire davantage l’utilisation de substances phytosanitaires pour ces cultures. Par ailleurs, j’aimerais savoir ce qu’il est advenu des 1 000 fermes qui ont quitté le dispositif.

Mme Virginie Brun. Je vous propose de regrouper les deux questions portant sur la répartition géographique du réseau et sur la représentation des différents types de production.

Aucune zone géographique n’est privilégiée dans le dispositif. Nous accueillons toutes les candidatures, le premier critère de sélection étant l’ambition de réduction du recours aux produits phytosanitaires. Il existe d’ailleurs des fermes Dephy dans tous les départements, à l’exception de la Corse. Le réseau est aussi représentatif des grandes zones de production dans toutes les filières.

La répartition des fermes par type de production se décline comme suit :

        50 % en grandes cultures et en polyculture-élevage ;

        30 % en viticulture ;

        12 % en légumes maraîchage ;

        10 % en arboriculture ;

        3 % en horticulture et en cultures tropicales.

Les petites filières sont donc surreprésentées par rapport au paysage agricole français.

M. Nicolas Chartier. Je précise que la cerise n’est pas représentée parmi les fermes du réseau. Je ne prétends évidemment pas que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires soit facile, mais il existe indéniablement des marges de progrès dans les différents contextes de production.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Les agriculteurs nous regardent, et certains sont au bord du désespoir. C’est pourquoi il est essentiel d’être vigilant dans les termes utilisés. Permettez-moi de réitérer ma question au sujet des 1 000 fermes qui ont disparu du réseau.

Mme Virginie Brun. Malheureusement, il n’existe pas de suivi des fermes qui sont sorties du réseau Dephy. Nous pourrons effectivement lancer des enquêtes pour suivre leur situation.

M. Dominique Potier, rapporteur. La séparation du conseil et de la vente n’a pas eu d’effet d’accélération sur la baisse des produits phytosanitaires. Peut-on aller jusqu’à considérer qu’elle a freiné ce processus, au moins pour les fermes Dephy ? Cette mesure a en effet conduit les coopératives poursuivant des objectifs de filière bas intrants à abandonner leurs projets.

Mme Virginie Brun. Je ne maîtrise pas assez ce sujet pour vous apporter une réponse détaillée. Néanmoins, il est certain que la présence des coopératives dans le réseau Dephy était intéressante à plusieurs titres. Plusieurs filières étaient parvenues à se structurer à l’aide de la coopérative locale pour accompagner ce type de démarches. De notre point de vue, la dissolution de ces groupes dynamiques est très regrettable.

M. Émeric Emonet. Les coopératives constituent un maillon central dans la relation de proximité avec l’agriculteur. Il est dommageable que ces structures soient sorties du dispositif.

Cela fait près de dix ans que je représente les instituts techniques au sein du dispositif Écophyto. D’ailleurs, ces derniers ne sont peut-être pas les acteurs les plus impliqués dans la démarche. Nous sommes sans doute partiellement responsables de cet état de fait, mais certains choix politiques ne nous ont pas aidés. Les instituts détiennent une expertise dans la description et l’évaluation de systèmes et d’outils associés, mais le ministère et l’Inrae ont préféré construire un nouveau système. Les instituts se sont vu reprocher un manque d’objectif, ce qui est un mauvais procès. Il aurait été plus judicieux de capitaliser sur les actions déjà réalisées, avec, notamment, la mise en place d’un outil équivalent à Agrosyst. Ce choix politique, me semble-t-il, a pénalisé le réseau dans sa capacité à produire des références. Du même coup, nous avons perdu cinq ou six ans de travail, et sapé l’adhésion des instituts à cette démarche.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vos remarques ont-elles trait au plan Écophyto ou au dispositif Dephy ?

Monsieur Nicolas Munier-Jolain. Je parle ici de la démarche Dephy.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au fil des auditions, plusieurs interlocuteurs ont fait valoir que l’attention devait se porter en priorité sur la ressource en eau et sur l’empreinte carbone plutôt que sur la réduction des produits phytosanitaires. À la lumière de votre retour d’expérience, pensez-vous que ces batailles sont interdépendantes et qu’elles doivent être menées de front ? La réduction de l’impact carbone et la diminution du recours aux produits phytosanitaires participent-elles d’une même dynamique ?

Mme Virginie Brun. Je pense que c’est effectivement le cas. C’est pourquoi nous avons souhaité, à travers le dispositif d’expérimentation du réseau Dephy, élargir notre approche aux questions du changement climatique et de la gestion quantitative de l’eau. Les agriculteurs du réseau Dephy partagent d’ailleurs cette vision. En tout état de cause, la diminution des produits phytosanitaires n’est absolument pas contradictoire avec le travail à mener sur les autres indicateurs, notamment sur les aspects environnementaux.

M. Émeric Emonet. La transition agroécologique ne repose pas uniquement sur la diminution des produits phytosanitaires. Elle nécessite une cohérence d’ensemble. D’ailleurs, je continue à penser qu’il serait souhaitable d’inclure dans le plan Écophyto les émissions d’azote.

M. Nicolas Chartier. Je confirme les interventions de mes collègues. Le réseau Dephy a vocation à aider les agriculteurs à adapter leurs systèmes aux contraintes, qu’elles soient liées au sol, au climat ou au marché. Au sein du réseau, les systèmes sont naturellement plus adaptés aux réalités de terrain. Ils consomment moins de fertilisants minéraux et émettent moins de gaz à effet de serre. Encore une fois, des disparités peuvent être relevées en fonction des systèmes. Il reste que dans un système conçu de manière cohérente, la baisse des émissions et la diminution du recours aux produits phytosanitaires ne sont pas antagonistes.

Monsieur Nicolas Munier-Jolain. Je suis entièrement d’accord avec ce qui vient d’être dit mais je voudrais apporter une nuance sur l’injonction de limiter le travail du sol aux fins de stockage de carbone. Les agriculteurs du réseau Dephy en grandes cultures et polyculture-élevage qui utilisent le moins de produits phytosanitaires ont besoin du labour comme levier technique occasionnel. La question du travail du sol est primordiale et donne lieu à de nombreux débats, y compris scientifiques, sur le potentiel de stockage de carbone. C’est un sujet de recherche fondamental pour les années à venir.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci à tous pour votre disponibilité et pour la clarté de vos réponses, qui seront très utiles pour les travaux de notre commission.


34.   Audition de M. Dominique Chargé, président de La Coopération Agricole, M. Antoine Hacard, président de La Coopération Agricole Métiers du grain, M. Joël Boueilh, président de La Coopération Agricole Vignerons Coopérateurs, Mme Pauline Bodin, responsable intrants et environnement de La Coopération Agricole Métiers du grain (mercredi 25 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Bonjour à tous, je déclare ouverte la session de notre commission d’enquête sur l’échec des politiques publiques en matière de réduction des usages de produits phytopharmaceutiques. Nous consacrerons cette première audition de la journée à La Coopération Agricole. Il s’agit d’un acteur incontournable dans le paysage de la représentation professionnelle agricole de par le poids des coopératives agricoles, et par l’implication massive des agriculteurs en leur sein. C’est également un acteur important dans le cadre des plans Écophyto, un temps impliqué dans le réseau Dephy, et qui joue un rôle d’entraînement des agriculteurs et de transformation des paysages agricoles. Je précise que nous avons déjà auditionné à l’occasion d’une autre table ronde un pan de la coopération, celui des coopératives d’utilisation de matériel agricole, les Cuma.

Après un état des lieux scientifiques sur la nature des produits phytopharmaceutiques, les différentes familles de produits, les différents modes d’action, et leurs impacts sur le sol, l’eau et l’air, nous avons commencé l’examen critique des politiques publiques conduites ces dernières années. Nous nous sommes également déplacés à Bruxelles pour conjuguer cet examen avec ce qui se joue à l’échelon européen. Plusieurs acteurs, notamment au sein du réseau Dephy, ont montré qu’une réduction substantielle des usages de produits phytopharmaceutiques sans dégradation ingérable du potentiel de production et des performances économiques des exploitations était possible. Nous devons donc comprendre comment et pourquoi ces pratiques n’ont pas été diffusées plus largement et ne se sont pas massifiées.

Un point est ressorti nettement de l’audition du réseau Dephy : le verrouillage par le marché. La réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques n’est pas tant une question de filière ou de conditions agroclimatiques que de débouchés commerciaux. Le cahier des charges imposé par les acheteurs rend très difficile la transformation d’un système qui s’appuie sur un recours important aux produits phytopharmaceutiques. Comme La Coopération Agricole est un acteur situé exactement à la frontière entre la production et les débouchés commerciaux, il est très important pour nous d’obtenir votre regard sur l’implication de l’aval des filières agricoles dans les objectifs nationaux de transition agroécologique, et notamment de réduction de la dépendance aux produits phytopharmaceutiques.

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d’une dizaine de minutes. Pour rappel, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. En vertu de l’article de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, vous êtes tenus de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite l’un après l’autre à lever la main droite et dire : « Je le jure. »

(M. Antoine Hacard, M. Dominique Chargé, M. Joël Boueilh, et Mme Pauline Bodin prêtent serment.)

M. Dominique Chargé, président de La Coopération Agricole. Merci de nous donner la possibilité d’échanger avec vous sur ce sujet qui nous concerne tout particulièrement. Nous sommes une fédération nationale d’entreprises qui représente 2 100 coopératives agricoles, agroalimentaires, agro-industrielles et forestières sur l’ensemble du territoire français. Nous sommes structurés en deux grands pôles : un pôle animal qui représente l’ensemble de nos filières et de la nutrition animale, et un pôle végétal, notamment incarné par « métiers du grain » et la déshydratation. Nous avons également un pôle viticulture et un pôle laitier. S’ajoutent des fédérations associées comme les Cuma et les Fruits et Légumes, et diverses filières comme celles du sucre et de la betterave.

Nous sommes aujourd’hui la seule organisation qui agit d’un bout à l’autre de la chaîne alimentaire, depuis l’accompagnement des agriculteurs dans le conseil et la distribution de produits, jusqu’aux produits transformés mis à disposition des consommateurs. Trois agriculteurs sur quatre en France ont au moins une relation avec une coopérative. Les coopératives emploient en tout 190 000 salariés et représentent 40 % du chiffre d’affaires global de l’agroalimentaire français pour un chiffre d’affaires global cumulé de 88 milliards d’euros. Elles représentent une marque sur trois dans nos rayons.

Il me paraît important de vous resituer aujourd’hui ce qu’est l’ADN du modèle coopératif. En effet, nos coopératives sont les entreprises des agriculteurs et des territoires. Notre modèle est démocratique, et un homme égale une voix. Nous ne parlons pas d’actionnaire ou de profit au service de la rentabilité et de la distribution de dividendes. Nous ne parlons pas non plus de capitaux. Nous sommes des entreprises d’hommes et de femmes qui forment le prolongement de chaque exploitation des adhérents des coopératives.

Nous sommes des entreprises de l’économie des territoires. Nous assurons des missions au service du bien commun par une contribution à l’économie locale. Ainsi, 74 % des sièges sociaux des coopératives se situent en zone rurale. Elles sont donc fondamentales pour les bassins d’emploi dans nos territoires. De même, 93 % sont des TPE et des PME au cœur de nos territoires, avec un très fort impact sur la vie locale. Nos coopératives sont liées aux filières de production et opèrent dans des territoires bien définis. Au moins 80 % de leurs approvisionnements proviennent de leurs associés coopérateurs.

Elles assurent la collecte de production agricole parfois dans des lieux que toute autre entreprise a délaissés, faute de rentabilité. On dit parfois que les coopératives sont les ambulances de l’économie agricole française. Nous avons eu plusieurs exemples dans le lait notamment ces dernières années. Nous sommes les garants du maintien de l’activité sur le long terme dans les territoires. Nos coopératives ne peuvent pas faire l’objet d’une OPA et leurs réserves ne peuvent être partagées. Elles servent à investir et à encaisser les risques encourus par nos productions. C’est d’ailleurs aujourd’hui grâce à ces réserves que nous finançons les crises traversées, qu’elles soient sanitaires, économiques ou climatiques. Les coopératives sont des outils transgénérationnels. Les investissements d’aujourd’hui serviront à la rentabilité des exploitations des associés coopérateurs, au maintien de nos activités dans les territoires et, donc, aux salaires de nos salariés demain. Les coopératives forment de véritables amortisseurs de crises. Nous pourrions parler aujourd’hui des produits sous signe de qualité, pour lesquels nous jouons un rôle d’amortisseur.

Nous sommes engagés en faveur de la souveraineté alimentaire. Notre responsabilité est de maintenir nos capacités de production sur les surfaces disponibles et d’être capables de répondre à tous les marchés et à toutes les gammes de produits que nos compatriotes consomment. Sans réponse à ces attentes, les importations s’accroissent. C’est d’ailleurs ce que nous subissons dans certaines filières. Pour atteindre notre objectif de souveraineté alimentaire, nous sommes engagés dans le renversement du modèle historique de production en France et passons d’une logique de flux poussé à une logique de flux tiré. Le rôle des coopératives est aujourd’hui de mettre en adéquation l’offre de production agricole avec les attentes des marchés, qu’elles soient quantitatives, qualitatives, ou de plus en plus de planification d’apports de différentes productions agricoles. Nous sommes les entreprises qui organisent et structurent les filières, nous sommes l’organisation de producteurs la plus aboutie en lien avec les marchés.

De plus, nous sommes engagés dans les transitions agroécologiques. Notre responsabilité est d’accompagner les agriculteurs dans la conduite de leur transition sur le long terme, en prenant en compte les réalités de terrain et les réalités économiques et techniques. Il faut combiner une approche individualisée des situations avec un contexte d’approche globale de l’exploitation. Un écosystème particulier s’adresse à chacune de nos exploitations. Nous devons considérer ce que doit être la capacité d’un agriculteur de se trouver en lien direct avec son marché. Nous nous inscrivons dans une démarche de déstandardisation des itinéraires techniques historiques. Il faut notamment mettre en œuvre autant de solutions qu’il y a d’exploitations, le tout dans une combinaison de solutions qui incluent des solutions alternatives et innovantes, mais également des solutions faisant appel à du chimique lorsque c’est nécessaire. La palette de recherche et d’innovation à mettre en place est très large et nous devons considérer cette question avec la plus grande attention. Notre conseil doit être adapté et nos techniciens doivent être formés et outillés pour répondre à cet enjeu. En effet, le conseil demeure fondamental pour la réussite de la mise en œuvre de ces transitions dans nos coopératives.

Or la capacité d’accompagnement des agriculteurs pour nos entreprises s’est considérablement affaiblie depuis la séparation de la vente et du conseil. Celle-ci a entraîné des difficultés pour recruter les techniciens que nous mobilisions sur ces enjeux. Cette réforme a été perçue comme un désaveu du sérieux et du professionnalisme de nos coopératives et, surtout, de nos conseillers. Elle représente aujourd’hui un frein non négligeable au déploiement de solutions alternatives. Les techniciens agricoles ne peuvent plus proposer ces solutions, comme les produits de biocontrôle, ce qui inhibe notre capacité à pouvoir entraîner les agriculteurs dans des démarches plus vertueuses.

En conclusion, si les coopératives sont des acteurs incontournables pour accompagner les transitions, plusieurs conditions doivent être réunies. Le cadre légal des politiques publiques doit être cohérent, ce qui rejoint mon propos sur la séparation de la vente et du conseil. De même, les politiques publiques doivent être cohérentes entre elles. Pour la souveraineté alimentaire, d’autres politiques publiques nous causent des entraves pour parvenir à atteindre l’objectif fixé. De plus, le marché doit être clairement identifié. Aujourd’hui, c’est le cas pour les marchés segmentés et les marchés à forte valeur ajoutée, notamment en agriculture biologique où nous sommes très engagés. Enfin, nous avons besoin de pouvoir répercuter les surcoûts dans les prix de vente de nos produits finaux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci pour votre présence aujourd’hui. L’état d’esprit de l’ensemble de la commission est bien d’être utile, à l’heure où le gouvernement proposera un plan Écophyto 30 dans les jours à venir. Il sera ouvert aux débats et les résultats de la commission attendus pour la mi-décembre apporteront une contribution utile. Pour réussir, nous avons besoin de votre vérité. Au-delà de la séparation du conseil et de la vente, nous souhaitons connaître votre perception du plan Écophyto comme politique publique sur la dernière décennie. Dites-nous clairement les bons et les mauvais côtés de ce plan.

M. Dominique Chargé. J’aimerais au préalable ajouter quelques mots sur l’enjeu tel qu’il est formulé par votre commission. Le terme « échec » peut sans doute être employé, mais il ne nous semble pas adapté à la réalité de ce que nous vivons. Oui, nous ne sommes pas au rendez-vous des objectifs assignés par les politiques publiques et c’est effectivement important d’en faire l’analyse. Pour autant, nous constatons aujourd’hui une prise de conscience sincère et totale par l’ensemble des professions de l’agriculture, qu’il s’agisse de nos conseillers, de nos techniciens ou des agriculteurs eux-mêmes. Les démarches sont engagées et la trajectoire est, de notre point de vue, irréversible. Les quantités de substances actives utilisées, hors produits utilisables en agriculture biologique et de biocontrôle, s’élevaient en 2022 à 43 415 tonnes, en retrait de 20 % par rapport à la moyenne 2015-2017. La quantité de substances actives utilisables en agriculture biologique est passée dans la même période à 24 762 tonnes, en progression de 55 % par rapport à la moyenne 2015-2017. De plus, 40 % de nos coopératives agricoles sont aujourd’hui engagées en agriculture biologique. En viticulture, 40 % des coopératives sont certifiées HVE (haute valeur environnementale) ou bio en 2023 et la réduction de l’IFT (indicateur de fréquence de traitements phytosanitaires) total, tous bassins viticoles confondus, a atteint 19 % entre 2016 et 2019. En parallèle, pour la production viticole, la part de l’IFT biocontrôle dans l’IFT total a progressé en moyenne de 5 % entre 2016 et 2019.

On observe donc des résultats tangibles. Certes, nous ne sommes pas au rendez-vous des résultats assignés, mais la situation est complexe et nous rencontrons un certain nombre de freins. Je souhaiterais notamment vous en citer trois. Tout d’abord, le dérèglement des conditions climatiques se durcit et apporte des aléas nouveaux ou qui se renforcent. Il y a moins de prévisibilité et donc plus de pression sur nos cultures végétales. En outre, les solutions alternatives n’arrivent pas suffisamment vite par rapport au rythme auquel nous souhaiterions pouvoir réaliser les transitions et transformations. Les produits de biocontrôle ne fonctionnent pas partout et nous rencontrons davantage d’aléas dans l’utilisation des solutions alternatives qu’auparavant. Enfin, un angle mort existe aujourd’hui, et notamment dans les politiques publiques, celui de nos capacités d’accompagnement de ces transformations. Nous sommes aujourd’hui confrontés au déploiement de très nombreuses solutions face à des écosystèmes qui doivent être considérés à l’échelle de chacune de nos exploitations. Nous manquons aujourd’hui non seulement de techniciens formés et aguerris à cette expérience, mais aussi de moyens pour pouvoir conduire ces transitions et transférer ces innovations vers les territoires. La Coopération Agricole appelle depuis toujours à la mise en place d’un fonds de transition agroécologique dont nous avons énormément besoin. C’est effectivement une des évolutions de politique publique que nous aimerions voir.

M. Dominique Potier, rapporteur. Certains disent que l’objectif est trop ambitieux ou que c’est l’indicateur qui est mauvais. Ce que nous constatons, c’est que la politique publique fixe un objectif de diminuer de 50 % l’usage de ces produits et que, après dix ans prolongés de cinq ans, l’objectif n’a pas été atteint : il s’agit donc bien d’un échec. Dans l’exposé des motifs ayant fondé cette commission d’enquête, nous citons par ailleurs tous les résultats positifs obtenus en termes de révolution culturelle, de démarches engagées, de protection de la santé des producteurs... Nous avons bien considéré tout cela.

M. Dominique Chargé. Monsieur le rapporteur, vous avez raison pour ce qui concerne les objectifs et le résultat. Je souhaitais simplement faire cet état des lieux. Nous constatons que la production agricole française diminue chaque jour et que nous subissons des importations dans un nombre de filières de plus en plus élevé. Pour nous, l’échec serait d’être incapables de nourrir durablement nos concitoyens, tout en développant les solutions alternatives et en réduisant les intrants chimiques de synthèse.

M. Dominique Potier, rapporteur. La préoccupation qui réunit l’ensemble des commissaires est bien de nourrir et de prendre soin. Ce pourrait d’ailleurs être le titre du rapport que nous rendrons. Il faut prendre soin de la planète et de la santé des personnes tout en les nourrissant.

Mme Pauline Bodin, responsable intrants et environnement de La Coopération Agricole Métiers du grain. Pour répondre à votre question sur Écophyto, nous avons été auditionnés en septembre dernier par le cabinet du ministre et peut-être avez-vous eu accès à cette audition. Nous avions notamment évoqué l’indicateur du plan Écophyto. Le nombre de doses unités (Nodu) n’est pas forcément un indicateur très pertinent, car son calcul se base sur des doses homologuées et, du fait de la réglementation, ces doses ont tendance à se réduire. D’un point de vue mathématique, l’indicateur ne réduit pas. Nous serions plutôt partisans de mettre en place plusieurs indicateurs pour refléter les évolutions des pratiques et, si possible, d’avoir un indicateur harmonisé au niveau européen pour qu’il y ait une émulation à cette échelle.

Concernant la redevance pollution diffuse (RPD), nous sommes partisans de la rediriger vers le financement de la prise de risque pour les agriculteurs qui mettent en œuvre des pratiques agroécologiques afin de mieux sécuriser la mise en place de ces pratiques et, éventuellement, vers la recherche de solutions alternatives. Nous réduisons les produits phytosanitaires, mais nous nous heurtons à un manque de solutions. Il faut donc accentuer le financement de la recherche de solutions alternatives, notamment via l’enveloppe de la RPD, mais il en existe sans doute d’autres.

Par ailleurs, les comités d’orientation stratégiques du plan Écophyto regroupent tous les acteurs. Nous sommes donc très nombreux autour de la table. Nous sommes partisans de mettre en place de petits groupes d’animation thématiques pour faciliter et favoriser l’échange alors que ces comités s’avèrent très descendants ; ce serait plus constructif.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous n’avons pas eu connaissance des auditions du cabinet du ministre mais nous le demanderons. Mes questions seront rapides. Êtes-vous favorables à la mise en place d’un indicateur commun sur les usages à l’échelle européenne qui combine quantité et impact, actuellement prévu dans le projet de règlement européen SUR ?

Mme Pauline Bodin. Nous sommes en effet favorables à une harmonisation grâce à l’indicateur de risque harmonisé (HRI).

M. Dominique Potier, rapporteur. Je note également votre souci d’utiliser la RPD comme un système d’assurance. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette idée, exprimée pour la première fois devant cette commission ? À quoi une assurance risque pour l’agriculteur qui essaie une nouvelle solution pourrait-elle ressembler ?

M. Antoine Hacard, président de La Coopération Agricole Métiers du grain. Pour les producteurs qui vont très loin dans la diminution de l’utilisation d’intrants chimiques notamment, le risque existe que leurs récoltes en pâtissent et donc que le compte de résultat de leur exploitation agricole soit mis en péril. Le risque économique représente un frein à l’innovation. Nous devons donc mettre en place des mécanismes de soutien de l’innovation susceptibles de combler des pertes de récolte liées à la prise de risque d’une non-utilisation de produits de santé du végétal. C’est un des mécanismes qui pourraient permettre une bonne utilisation de la RPD et qui favoriseraient probablement une prise de risque plus importante de la part de nos adhérents, y compris de nos techniciens sur le terrain.

Nous sommes très attentifs au réseau des fermes Dephy et en avons même animé par le passé, avant la séparation de la vente et du conseil. Les fermes Dephy possèdent de bons résultats, mais avec un ingénieur agronome à mi-temps pour une douzaine d’agriculteurs. Or les coopératives ne disposent pas des moyens nécessaires pour dupliquer ce système sur le terrain. Nous nous en inspirons, mais la prise de risque demande un suivi extrêmement pointu, à hauteur de ce que prévoit Dephy.

M. Dominique Potier, rapporteur. À hauteur de 32 000 euros par an, il ne s’agit pas d’un ingénieur agronome, ou alors peut-être en début de carrière.

M. Antoine Hacard. Il faut également compter les charges, le véhicule, le bureau, l’ordinateur, etc. L’ordre d’idée est que, dans les coopératives, un technicien suit en moyenne 80 à 120 exploitations.

M. Dominique Chargé. Il existe un angle mort sur les moyens que l’on met aujourd’hui pour accompagner et diffuser les transitions jusqu’au cœur de nos exploitations. Ce que représente aujourd’hui cette transformation des modèles est sans doute sous-estimé, si l’on considère les moyens déployés. Nous passons en effet de solutions qui pouvaient couvrir des champs très larges et massifs avec du chimique, à des solutions adaptées quasiment à chaque écosystème d’exploitation.

M. Dominique Potier, rapporteur. À l’issue de la table-ronde Dephy, nous avons constaté que l’enveloppe pour généraliser un conseil de type Dephy à l’ensemble des exploitations était de l’ordre de 100 millions d’euros. Nous parlons bien ici de conseils spécifiques et stratégiques adaptés aux 200 000 agriculteurs qui consomment 95 % des pesticides en France. Nous consoliderons cette évaluation, mais, quoi qu’il en soit, elle n’apparaît pas totalement inaccessible si nous parvenons à mobiliser des ressources comme la RPD. Je note au passage que La Coopération Agricole n’est pas hostile à une hausse de la RPD, puisque vous la sollicitez au moins pour renforcer l’accompagnement et mettre en place une assurance. Il s’agit d’une simple boutade.

Madame Bodin, vous nous avez dit que les comités Ecophyto étaient composés de très nombreux professionnels et que les échanges étaient descendants. Nous constatons que les comités se réunissent également peu. N’y a-t-il pas de groupes de travail, de comités spécifiques, de commissions, qui travaillent sur des résolutions de problèmes ?

Mme Pauline Bodin. Je n’y ai pas encore participé dans le cadre d’Écophyto.

M. Antoine Hacard. Christophe Brison, vice-président de Métiers du grain, nous représente au sein d’Écophyto. Il estime qu’il faudrait probablement recentrer davantage Écophyto autour des professionnels de l’agriculture. Ce dispositif a le grand mérite d’avoir lancé une dynamique de diminution des produits phytosanitaires. Cependant, il n’a pas été force de proposition quant aux solutions duplicables sur le terrain pour conduire cette diminution. Nous avons besoin de centrer les discussions autour de professionnels de l’agriculture qui soient en mesure d’identifier des solutions. Le trop grand nombre de participants à Écophyto nuit à son efficacité.

M. Dominique Potier, rapporteur. Abordons à présent un autre sujet. Nous avons besoin de données économiques fiables. Au niveau de la fédération, avez-vous pu établir ce que représente en moyenne la part des produits phytosanitaires à côté des autres intrants dans le chiffre d’affaires des ventes au niveau national ? J’imagine que des différences considérables doivent exister entre l’Occitanie, la Bretagne, l’élevage extensif, les zones céréalières, etc. Cependant, nous avons besoin d’un ordre d’idée en moyenne. De même, quel est le niveau de marge que ces produits représentent dans les bénéfices consolidés ?

M. Antoine Hacard. Ils représentent 5 % à 10 % de notre chiffre d’affaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’en est-il en termes de profitabilité par rapport à d’autres secteurs qui peuvent être éventuellement plus concurrentiels, comme les ventes d’engrais ou le machinisme, etc. ? Ce secteur est-il plus profitable que d’autres intrants ?

M. Antoine Hacard. Non. Globalement, notre modèle est porté pour un tiers sur l’activité de collecte, un tiers sur l’activité de service et un tiers sur l’activité d’approvisionnement, qui inclut aussi les engrais.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous des données plus solides sur ce sujet ?

M. Antoine Hacard. Il s’agit d’activités extrêmement concurrentielles. Les entreprises coopératives ne révèlent pas leur taux de marge. Objectivement, je ne possède aucun chiffre à vous transmettre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous aurons la même question pour la FNA. Malgré un chiffre d’affaires relatif – de 5 % à 10 % du total actuellement – qui a diminué sur le temps long, le secteur phytosanitaire reste-t-il stratégique dans l’économie des coopératives ?

M. Antoine Hacard. Nos coopératives représentent des emplois, des adhérents, mais aussi des collaborateurs que nous embauchons. Les conseils d’administration des coopératives ont tous fixé à leur management l’objectif de désensibiliser leur modèle économique à la vente de produits phytosanitaires. Aujourd’hui, nous vendons donc des solutions d’accompagnement à nos agriculteurs qui ne comportent pour l’essentiel pas de produits phytosanitaires. Nous vendons, par exemple, un hectare sain, sans maladie, sans herbe, sans utilisation de tel ou tel produit ; mais, de temps en temps, une intervention à base de produits phytosanitaires reste nécessaire parce que la situation l’exige. Nous sommes en train de faire muter notre modèle économique pour nous désensibiliser à la vente de produits phytosanitaires. C’est extrêmement important.

Ensuite, pour faire muter un modèle économique, il faut du temps, trois, quatre, ou cinq ans et nos managers savent gérer ces retournements de modèle économique. Nous nous sommes saisis du sujet depuis plusieurs années maintenant et conduisons une désensibilisation de nos comptes de résultat aux produits phytosanitaires. Cependant, aujourd’hui, ils participent toujours à l’équilibre de notre compte de résultat.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas aujourd’hui que nous saurons dans quelles proportions. Nous essaierons de trouver ces informations par ailleurs.

M. Dominique Chargé. Aujourd’hui, nous avons des exemples très concrets de coopératives – et nous pourrons éventuellement vous fournir des détails en dehors de la séance – qui proposent aux adhérents un abonnement pour une culture saine en fin de campagne, complètement affranchie de ce que seront les moyens à mettre en œuvre, donc des marges ou des ventes de produits et des marges associées. Le modèle économique se refonde donc sur un savoir-faire, sur la capacité à pouvoir déployer un système dans lequel les intrants seront minimisés, puisque le risque est pris par la coopérative. Il s’agit d’un élément extrêmement dynamique du renversement des modèles.

En revanche, lorsqu’un modèle économique se déconstruit, il faut se questionner immédiatement sur la façon de le reconstruire. C’est ce que nous faisons actuellement, et c’est pourquoi il nous est difficile de vous délivrer des éléments chiffrés dans le cadre d’une telle commission. Nous les tenons cependant à votre disposition si vous le souhaitez.

M. Antoine Hacard. La diminution de l’utilisation des produits phytosanitaires ne se fera pas sans solutions alternatives. L’innovation représentera une source de développement, y compris économique, pour nos coopératives. Réduire les produits phytosanitaires sans davantage de biocontrôles, de numérique, de robotique ou de génétique, entraînera de la décroissance agricole. En tant que dirigeants de coopérative, nous sommes des entrepreneurs agricoles et nous ne souhaitons pas aller vers ce modèle. Nous savons que des relais de croissance existeront. Seulement, nous devons préserver un subtil équilibre dans nos entreprises coopératives, car nous avons la responsabilité de garantir, notamment aux 40 000 salariés Métiers du grain, la pérennité de leur emploi.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je me permets de prolonger cet échange important. Sur la séparation de la vente et du conseil, nous devons être capables de reconnaître le côté « fausse bonne idée » de ce qui a été mis en place et nous pourrons formuler des propositions. L’enjeu porte plutôt sur le renversement de modèle, et l’inertie du modèle à renverser. Vous nous dites qu’économiquement, vous essayez d’imaginer comment facturer autrement un accompagnement des sociétaires pour favoriser cette transformation. Les auditions que nous avons conduites peuvent nous laisser penser qu’il y a un effet de seuil dans la transition agroécologique : soit les exploitations le font totalement, soit elles ne le font pas du tout. L’amélioration de l’ancien modèle, avec une moindre utilisation des produits phytopharmaceutiques, mais sans transformation ou reconception de l’exploitation elle-même, crée un maintien de la dépendance à ces produits. Le renversement de modèle que vous évoquez suppose-t-il que tout l’accompagnement des sociétaires soit totalement décorrélé de la vente de produits ? Faut-il facturer l’accompagnement comme le conseil indépendant auprès des agriculteurs pour aboutir à un changement total ? Vous orientez-vous vers ce modèle ou semble‑t‑il hors d’atteinte ?

M. Antoine Hacard. Nous travaillons en effet à une approche globale de l’exploitation agricole. Pour réduire l’utilisation de produits phytosanitaires, le premier choix est l’assolement. Viennent ensuite les variétés résistantes aux maladies. Cette approche globale de l’exploitation nécessite en effet de penser systèmes, rotations, génétique. Nous sommes totalement engagés dans ce mouvement, mais les solutions existantes ne nous permettent pas d’accompagner nos agriculteurs dans un système technico-économique rentable pour eux et qui leur garantisse des niveaux de production satisfaisants.

Pour rappel, l’Union européenne est déficitaire en maïs et en colza, et importe 80 % de ces protéines végétales. Elle est seulement exportatrice de céréales à paille. Tout ce qui se traduira par une chute de la production européenne – et notamment française puisque nous sommes les premiers producteurs européens de céréales – conduira à une massification de nos importations. Or, comme nous l’avons constaté il y a quelques mois, confier notre alimentation à des tiers est très dangereux et il est préférable d’en maitriser une partie. Aujourd’hui, nous ne possédons malheureusement pas toutes les solutions pour muter vers un système qui bannirait totalement l’utilisation de produits phytosanitaires en maintenant des niveaux de rendement satisfaisants. Nous sommes engagés dans une dynamique même si certains estiment notre progression trop lente. Nous avons besoin d’innovations. Le temps agricole est d’une récolte par an, avec une notion de risque à gérer. La problématique est donc extrêmement complexe.

M. Joël Boueilh, président de La Coopération Agricole Vignerons Coopérateurs. Le rythme d’adaptation est encore plus lent pour ce qui concerne les cultures pérennes. Comme l’a montré l’exemple du Sud-Ouest en 2023, dans certaines situations, nous n’avons pas d’autre choix que de traiter. Nous voulons réduire le recours aux produits phytosanitaires et même à accélérer ce changement, mais la réalité du climat nous rattrape souvent. Nous comptons beaucoup sur la génétique et un peu sur la robotique pour avancer. Mais ces apports sont sur le temps long et les problèmes climatiques sont quotidiens. Les calendriers s’avèrent parfois difficilement compatibles.

M. Dominique Chargé. Nous sommes parfaitement conscients que ce n’est qu’un mélange de solutions qui pourra être mis en place, avec, éventuellement, le recours à du chimique dans les situations extrêmes. Cependant, aujourd’hui, nous manquons de solutions, de combinaisons de solutions. Celles-ci ne sont pas encore suffisamment sécurisées à notre stade pour pouvoir les déployer massivement même si nous y sommes prêts. S’ajoute la question des moyens qui représentent aujourd’hui un vrai frein. Adapter un système d’exploitation est extrêmement complexe et suppose énormément de moyens d’accompagnement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Êtes-vous favorable, en tant que fédération nationale de la coopération agricole, à une remise en cause de la loi de 2014 et des prérogatives données à l’ANSES à cette occasion ?

M. Antoine Hacard. Ma position est que le scientifique éclaire et que le politique décide.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour être clair, vous êtes donc favorable à une remise en cause de la loi de 2014. Concernant la fin de la séparation de la vente et du conseil qui se profile, puisque tout le monde s’accorde à dire que c’est un échec, intégrez-vous le fait qu’elle n’aura pas lieu sans contrepartie, sans obligation, non seulement de moyens, mais aussi de résultats de la part de ceux qui porteront le conseil, qu’il s’agisse de coopératives ou d’autres structures sociétaires ?

M. Antoine Hacard. Nous nous doutons bien sûr que des contreparties seront demandées. Nous devons prendre le temps d’en discuter collectivement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le retour du certificat d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP), qui avait à peine été expérimenté, avec un système de bonus-malus, vous apparaît-il comme une voie possible ?

M. Antoine Hacard. La Coopération Agricole est prête à faire du dispositif CEPP un outil de mesure du changement. Cependant, il faut nous aider à élaborer des fiches-solutions. Nos coopératives possèdent souvent une activité viticole et une activité céréalière. Pour la première, elles remplissent 80 % à 100 % de leurs obligations de CEPP. Mais pour la seconde, elles ne remplissent que 20 % à 30 % de leurs objectifs pour les grandes cultures. Il n’y a pas de manque de volonté des coopératives, mais ces dernières ont besoin de fichessolutions.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous ne répondez pas en revanche à la question d’un système de bonus-malus financier. En tant que député, j’ai reçu la Coopérative agricole céréalière dans l’Aube (Scara). C’est l’exemple même d’une coopérative qui propose des solutions et qui est contrée par le système de séparation du conseil et de la vente, alors que ses solutions sont prospères et peuvent apporter de réelles réponses, notamment dans l’élaboration de fiches CEPP. Nous touchons ici à l’absurde. Il faut sortir de ce système et je note votre volonté de vous réengager dans des conditions qui restent aujourd’hui imprécises, mais je ne doute pas de votre volonté.

M. Dominique Chargé. Nous ne sommes bien évidemment pas favorables à une sanction financière a priori. En revanche, nous sommes tout à fait favorables à faire du CEPP un outil de mesure du progrès. Nous avons cependant besoin d’être en capacité à fournir du conseil et d’apporter des solutions.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au fil de nos débats, nous constatons que l’hypothèse d’un changement systémique suppose que le verrou du marché soit levé. La logique actuelle est celle d’une agriculture d’exportation dans le domaine céréalier, de la valorisation d’un modèle économique qui trouve sa justification sur les marchés du Maghreb notamment. Un autre modèle est celui d’une agriculture qui regagne de l’autonomie en protéines, en fourrage et qui retrouve d’autres équilibres, mais qui, pour le coup, pénalise le secteur céréalier dans sa dimension exportatrice, laquelle est soutenue par des pratiques plus dépendantes aux intrants. Se pose la question des micro-filières qui entraînent un allongement des rotations, nous permettant d’être moins dépendants à la phytopharmacie par la spécialisation, et d’un modèle plus économe, plus autonome d’agriculture, avec plus de polyculture-élevage, et qui permette de boucler les cycles de fertilité et gagner en autonomie. Ces modèles peuvent mettre en cause les systèmes commerciaux sur lesquels sont assises des entreprises économiques. Ce virage-là pourrait-il représenter une grande aventure pour le siècle à venir et, compte tenu de l’urgence, pour la décennie qui vient ?

M. Antoine Hacard. Il s’agit en effet d’un beau défi. Nous ne cessons de relancer la culture de protéines végétales, soit de soja non-OGM, de pois protéagineux, de lupin, de féverole. L’ensemble de ces cultures sont des sources protéiques pour l’élevage mais, aujourd’hui, elles n’offrent pas de rentabilité économique pour nos adhérents et sont donc délaissées. Elles constituent également un facteur de lutte contre le réchauffement climatique, car produire une protéine végétale nécessite beaucoup moins d’engrais, lesquels ont encore besoin de beaucoup de gaz naturel. Nous sommes très impliqués dans ce cycle vertueux et avons travaillé à des plans de relances de l’ensemble de ces cultures. Seulement, nous nous heurtons à la réalité économique de nos adhérents. Nous avons aujourd’hui besoin de recherche. Ces surfaces ont tellement diminué qu’il n’existe plus de recherche sur la génétique des légumineuses. Nous avons également besoin de travailler sur des adaptations de cycles de ces cultures qui ont souvent besoin d’eau au printemps.

M. le président Frédéric Descrozaille. Qu’en est-il de vos clients ? Se sentent-ils concernés par la transition du modèle de production agricole français, la transition agroécologique ? Comment exercent-ils cette responsabilité ?

Par exemple, un important industriel qui se fournit auprès de 700 céréaliers possède depuis plusieurs années un programme qui fait évoluer le cahier des charges du producteur et introduit notamment dans les rotations blé-orge des légumineuses. L’industriel en question n’achète pas les légumineuses et a besoin de céréales. Il existe un problème de valorisation des légumineuses et du cahier des charges auprès de ses adhérents. Même s’il paye avec une surprime sur le blé cette transformation du cahier des charges, vendre les légumineuses qui sont par ailleurs exigées pour avoir une rotation diversifiée reste un souci pour les fournisseurs de cet industriel. Un autre industriel développe quant à lui des solutions alimentaires innovantes à partir de productions végétales, mais rencontre un problème de sourcing. Il n’accède pas aux productions végétales dont il a besoin, notamment des légumineuses.

Compte tenu de la taille des entreprises de La Coopération, possédez-vous des lieux où vous pouvez convoquer ces clients et vous réunir par grands bassins pour déterminer un mode d’organisation ? Tout ne peut pas reposer sur les agriculteurs et sur vous. Les chiffres d’affaires des entreprises que vous représentez sont tels que vous êtes susceptibles de peser sur l’aval de la chaîne, en saturant des équipements par exemple.

M. Dominique Chargé. Je vais vous répondre pour ce qui concerne le B2C (business to consumer), c’est-à-dire s’agissant de nos clients distributeurs. Je constate aujourd’hui que les engagements de transition ont été pris à de nombreux endroits du territoire et que certaines coopératives y travaillent quotidiennement. Relocaliser la production constitue un combat de tous les jours, pour toutes nos productions, notamment animales. Malheureusement, nos poulaillers bio et nos poulaillers label sont vides, car le contexte économique et de pouvoir d’achat a réduit le nombre de consommateurs. Nous sommes remplacés par des produits d’entrée et de moyenne gamme importés. Nos coopératives sont mobilisées pour accomplir ces démarches de relocalisation, de production vertueuse à l’échelle des territoires dans des conditions de production qui répondent aux attentes sociétales aujourd’hui. Seulement, le consommateur n’est pas stable dans ses choix d’achat, entre ce qu’il déclare et ses impératifs économiques, ce qui nous pénalise aujourd’hui. Or nos coopératives jouent réellement un rôle d’amortisseur sur ces problématiques. Nous sommes engagés, mais nous manquons de visibilité sur notre capacité à pouvoir conduire ce changement dans la durée, notamment pour cette raison d’acceptabilité sociétale.

À l’autre bout de la chaîne, nous constatons de l’instabilité également dans la tenue du marché. Nous constatons aujourd’hui un véritable revirement par rapport à tous les engagements que nous avons pris, notamment depuis 2015-2017 à travers les lois EGAlim, avec une montée en gamme sans doute considérée, à tort, comme étant trop exclusivement réservée au haut de gamme.

M. Antoine Hacard. Nous ne savons plus produire de pois, de féverole, de lupin. Nous sommes arrivés à des rendements dérisoirement bas. Nos collectes deviennent tellement basses que nous ne sommes plus en mesure d’intéresser des industriels qui consomment ces produits dans la durée. En effet, un industriel qui souhaite fabriquer un aliment pour bétail à base de pois doit tout d’abord aboutir à un aliment vendable à un prix de marché qui permette à l’éleveur de gagner sa vie. Ensuite, il faut lui fournir un, deux, trois, ou quatre camions tous les jours. Une coopérative que je connais très bien collectait dix ans auparavant 80 000 tonnes de pois et n’en collecte aujourd’hui que 5 000 tonnes à 6 000 tonnes.

Le défi consiste donc à reprendre aujourd’hui les fondamentaux de cette filière de production de protéine végétale qui reste très dépendante de l’Amérique du Sud et de l’Amérique du Nord. Il faut donc un effort national, mais également européen pour espérer retrouver une autonomie sur la protéine végétale. Aujourd’hui, des clients sont prêts à nous acheter ces produits et nous sommes contraints de leur répondre que nous ne pouvons leur fournir les volumes souhaités. Il faut reprendre le dossier à ses fondamentaux. Aujourd’hui, nous ne savons plus produire ces cultures.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). J’aurais aimé vous entendre sur la faisabilité de l’objectif de réduction de 50 % des produits phytosanitaires, au-delà de celle déjà réalisée dans vos différentes activités. J’aimerais que vous évoquiez spécifiquement la question des cultures pérennes à cet égard, y compris au-delà de la vigne. De quoi auriez-vous besoin pour atteindre cet objectif de 50 % ? Que préconiseriez-vous ?

M. Dominique Chargé. Nous sommes aujourd’hui engagés dans ces transitions et transformations de manière irréversible. Certes, nous n’avons pas atteint l’objectif assigné, mais nous ne qualifierions pas cela d’échec. Nous souffrons d’abord du manque de solutions alternatives et de combinaisons de solutions qui soient techniquement fiables et économiquement viables. En outre, la course se durcit sous les effets du changement climatique qui influent énormément sur la pression sanitaire sur nos productions. Enfin, nous manquons de moyens pour déployer les combinaisons de solutions qui doivent être pensées à l’échelle de l’écosystème de chaque exploitation. Nous sortons d’un système dans lequel les solutions étaient standardisées. Nous ne retrouvons pas de solutions permettant de couvrir des champs aussi larges qu’avec la solution chimique. Il faut donc en revenir à une approche globale à l’échelle de chaque écosystème. Le tout nécessite des moyens, notamment humains, dont nous ne disposons pas aujourd’hui.

M. Antoine Hacard. Pour atteindre cet objectif de moins de 50 % de produits phytosanitaires, nous avons besoin d’innovation, de solutions. Au début des années 1950, les produits phytosanitaires et les engrais ont permis de doubler les rendements. Si nous abandonnions totalement ces solutions sans autre innovation, nous retrouverions le niveau des rendements des années 1950 avec une Union européenne et une France qui redeviendrait importatrice et dépendante pour son alimentation. Des solutions sont en train de poindre, mais elles doivent également s’avérer technico-économiquement rentables pour les exploitations et duplicables. Nous nourrissons beaucoup d’espoir dans la robotique, qui fonctionne bien dans le maraîchage, et commence à bien fonctionner dans la viticulture. Cependant, elle ne touche pas la même taille de parcelles. La ferme France céréalière représente 54 % du territoire français. Il faudrait donc des robots travaillant quasiment jour et nuit sur 54 % de la surface française. Certaines solutions commencent à fonctionner technologiquement, mais ne sont pas commercialisables en l’état.

L’innovation est également génétique. Nous avons besoin d’accéder rapidement aux nouvelles technologies génomiques (NGT), sources de progrès et de diminution de l’utilisation de produits phytosanitaires. Actuellement, des pucerons attaquent massivement nos céréales. Nous avons donc besoin de variétés tolérantes. Certaines commencent à émerger, mais possèdent une productivité de 20 % à 25 % moindre que les variétés non tolérantes. Au final, nous avons besoin de temps pour faire correspondre la mutation du modèle avec nos impératifs économiques. Nous vivons dans un milieu ouvert et sommes soumis à la libre concurrence. Lorsque nos clients peuvent acheter des produits céréaliers moins chers à l’étranger, ils le font. Nous devons rester dans le match de la compétitivité internationale.

M. Joël Boueilh. Concernant les cultures pérennes, je connais bien la vigne, et suis un peu arboriculteur, puisque j’ai la chance de produire des kiwis, fruit qui ne nécessite à date aucun traitement. Pour autant, depuis quelques années, nous sommes, comme pour les oliviers et la vigne, victimes de bactéries susceptibles de détruire des plantations. Contre les bactéries, peu de ressources existent à part des mesures préventives.

Pour les fruitiers en général et les vignes plus particulièrement, nous espérons beaucoup de la robotique. Le glyphosate est une sorte de marronnier, mais tout l’entretien du cavaillon et le contrôle des adventices sous le rang est concerné. La capacité d’utilisation de ces produits s’amoindrit et les doses deviendront tellement faibles que nous basculerons nécessairement vers une absence d’utilisation de désherbant. La robotique pourra apporter des solutions, ce qui posera un problème d’accessibilité pour certains exploitants.

Concernant la lutte contre les maladies, les travaux en cours nécessiteront une dizaine d’années pour aboutir. Ils portent sur les idéotypes et notre capacité à rendre résistants nos cépages autochtones attachés à nos appellations, en les hybridant de façon naturelle avec des cépages résistants. L’enjeu est de garder notre capacité à produire les vins que nos clients connaissent, tout en les rendant résistants. Cela devrait nous aider à réduire considérablement l’utilisation de produits phytosanitaires.

M. Grégoire de Fournas (RN). Pour quelles raisons affirmez-vous que nous ne savons plus produire de protéines végétales ? Votre propos cible-t-il la concurrence étrangère et notre compétitivité ?

M. Antoine Hacard. Les surfaces sont devenues tellement basses que les semenciers ne font plus de recherche génétique sur ces cultures. Le changement climatique est probablement également en cause. Des matières actives aujourd’hui interdites permettaient de lutter contre certains insectes, notamment la bruche de la féverole, qui touchent particulièrement ces cultures.

M. Grégoire de Fournas (RN). Le choc thermique ne permet-il pas de lutter contre le développement de la bruche ?

M. Antoine Hacard. Nous avons travaillé sur les phéromones pour attirer les femelles insectes et les détruire. Cependant, il faut quatre voire dix pièges sur le terrain, ce qui nécessite de la main-d’œuvre. Or nous en manquons pour ce type de travaux. Le verrou de la rentabilité économique ne permet pas de dupliquer ces modèles sur le terrain. Terres Innovia s’est saisi du sujet. Le changement climatique entraîne des mois de juin dorénavant très chauds et secs au moment de la fleur du végétal. Un rendement de pois dans le nord du Bassin parisien représentait six tonnes par hectare il y a vingt ans ; ce rendement est aujourd’hui divisé par deux. Les causes de la chute de rendement de la culture de la protéine végétale découlent donc d’un ensemble de causes, entre le changement climatique, les insuffisances de la recherche génétique et le retrait de substances qui permettaient de lutter contre certains insectes ravageurs.

M. Grégoire de Fournas (RN). Concernant la génétique, qu’en est-il des autres pays producteurs ?

M. Antoine Hacard. Aujourd’hui, le concurrent du pois est le soja OGM. Les consommateurs qui ne peuvent consommer que du pois sont contraints de se tourner vers de la production canadienne alors même qu’ils préféreraient acheter du pois français. La génétique du pois canadien n’est cependant pas adaptée au climat français. Le pois d’hiver a suscité des espoirs, mais ne s’avère finalement pas si résistant au gel et suscite des problèmes complexes de bactériose. Nous trouverons des solutions mais aujourd’hui, c’est bien l’acte de production qui est primordial pour relancer notre autonomie protéique.

M. Grégoire de Fournas (RN). Vos interventions ont largement porté sur des problèmes de distorsions de concurrence et de capacité à rester compétitifs face aux productions étrangères qui ne sont pas soumises aux mêmes conditions. La loi EGAlim 2 avait tenté de protéger l’affichage des symboles de la France dans les productions dont le composant principal était produit en France. Ce dispositif n’a finalement jamais été mis en application, car contraire au droit européen. Quelle est la position de La Coopération sur ce sujet ?

M. Dominique Chargé. Nous resterons globalement attachés à la possibilité de bien identifier l’origine de qui compose les produits. Nous devons cette transparence aux consommateurs. En revanche, pour des produits alimentaires dont la principale problématique est le prix, nous faisons massivement appel à de l’importation. C’est aujourd’hui le cas pour les fruits et légumes, la volaille, et diverses autres productions. La filière laitière suit une trajectoire d’autosuffisance à horizon 2027 alors même que près de 40 % de notre production était exportée en 2017. Nous sommes donc bien évidemment attachés à ce que l’origine des produits issus de notre agriculture soit correctement affichée, mais cela ne pourra pas répondre à l’immense défi qui est devant nous, du fait de ces concurrences étrangères.

M. Grégoire de Fournas (RN). Dès lors, quelles seraient les solutions adaptées ?

M. Dominique Chargé. La consommation française s’est repositionnée sous le coup de l’inflation et de la baisse du pouvoir d’achat, avec d’une part une baisse en volume et d’autre part une descente en gamme. La mise en place de produits haut de gamme qui répondait aux souhaits de consommation d’une partie de la population se retrouve aujourd’hui dépositionnée, au profit de produits issus d’importations. Aujourd’hui, un poulet conventionnel importé d’Europe de l’Est ou, plus exactement d’Ukraine, possède un coût de production équivalent à 50 % du coût de production en France. Une grande partie de la solution passe donc par notre capacité à retrouver une acceptabilité sociétale face aux conditions de production pour pouvoir répondre à ce type de marché et par un choc de compétitivité et de simplification. Cela n’est pas un renoncement à nos engagements en termes de transition écologique ou de bien-être animal, mais nous sommes aujourd’hui dans l’incapacité de répondre à ces standards de consommation d’entrée de gamme ou de moyenne gamme.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous arrivons au terme de cette audition, même si nous pourrions prolonger la discussion sur la question de la responsabilisation de l’ensemble des acteurs. Pour la filière de volailles de chair et d’œufs, on constate un enjeu de marges de la distribution entre les SIQO et l’entrée de gamme. Toute la chaîne de valeur est concernée.

M. Dominique Potier, rapporteur. Toutes les coopératives ne sont pas engagées avec la même intensité dans cette transition agroécologique. La fédération nationale essaie-t-elle de mobiliser les plus réfractaires ?

M. Dominique Chargé. Je ne qualifierais pas ces coopératives de réfractaires. Parfois, les conditions locales, économiques, pédoclimatiques ne permettent pas d’engager les transitions au même rythme. Mais l’ensemble des coopératives sont aujourd’hui engagées dans cette transition agroécologique. C’est bien le message et le sens de l’action et de l’accompagnement de la fédération.

M. Dominique Potier, rapporteur. Concernant le plan stratégique national (PSN) arrêté par la France dans le cadre de la politique agricole commune (PAC), considérez-vous que des marges de manœuvre existent pour mieux accompagner la transition agroécologique et mieux soutenir les éleveurs engagés dans les évolutions de système ? Je pense à la crise des mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) actuellement en Bretagne et ailleurs, à la baisse des écorégimes et à la faiblesse de leurs exigences agroenvironnementales. N’avons‑nous pas raté un levier important pour accompagner économiquement les transitions des producteurs ?

M. Dominique Chargé. La transition dans laquelle nous nous sommes engagés doit privilégier l’action collective et l’action en organisations de producteurs. Nous représentons la forme d’organisation de producteurs la plus aboutie puisque nous allons de la mise en production jusqu’au consommateur. Pour accompagner cette transformation et cette transition, nous sommes entrés dans une démarche passant d’une logique de flux poussé à une logique de flux tiré, avec une mise en adéquation de l’offre de production par rapport aux demandes des marchés à la fois quantitatives, qualitatives, et de plus en plus en planification. Nous avons besoin de massifier les programmes opérationnels qui nous permettraient de déployer et de massifier les transformations dans nos organisations de producteurs.

M. Joël Boueilh. Concernant les mesures agroenvironnementales, la volonté est forte depuis 2019 d’engager les caves coopératives dans l’évolution vers la haute valeur environnementale (HVE) et le bio. Nous nous étions engagés à ce que, dans les cinq ans, 100 % des caves aient entamé cette démarche, avec au moins 50 % des exploitations viticoles. Nous atteignons 40 % quatre ans après. Le périmètre, le climat, et les conditions générales induisent un ralentissement de cet engagement. Il faut voir que lorsque les caves coopératives vont vers la HVE, les vignerons engagent toute leur exploitation, ce qui induit un phénomène de démultiplication. À l’échelle de ma cave coopérative par exemple, avec nos 4 000 hectares engagés en HVE, ce sont 20 000 hectares des exploitations de tous les vignerons qui se retrouvent engagés également.


35.   Table ronde réunissant des parlementaires européens (mercredi 25 octobre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde réunissant des parlementaires européens :

 M. Pascal Canfin, président de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire ;

 M. Benoît Biteau, vice-président de la Commission de l’agriculture et du développement rural ;

 M. Gilles Lebreton, membre de la Commission de l’agriculture et du développement rural.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous poursuivons les auditions de cette journée avec un temps d’échange avec nos collègues européens. Je vous remercie de vous être rendus disponibles, alors que votre emploi du temps est très chargé. Sanctuariser cette heure d’échange était important. Les travaux de cette commission portent sur l’échec des politiques publiques en matière de réduction des produits phytopharmaceutiques. Après un déplacement à Bruxelles et une audition de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), nos réflexions se portent notamment sur l’articulation entre les objectifs fixés à l’échelle de l’Union et ceux de la nation. Nous souhaitons échanger avec vous sur votre perception de ce qui peut se jouer au niveau européen. L’enjeu de l’harmonisation et de la création d’indicateurs communs a été évoqué par plusieurs personnalités que nous avons auditionnées. Certaines ont également évoqué les conditions d’autorisation de mise en marché. La question du lissage des écarts de compétitivité sur le marché unique apparaît ainsi centrale dans les travaux de cette commission.

Nous aimerions aussi connaître votre point de vue sur la manière dont ce qui se passe en France est perçu. Nous avons accueilli hier des représentants du réseau Dephy, dont l’un est coordinateur de IPMWorks, un réseau de fermes qui s’étend sur 16 pays de l’Union et semble s’être largement inspiré du réseau Dephy créé en France.

Je suis donc heureux d’accueillir M. Pascal Canfin, M. Benoît Biteau et M. Gilles Lebreton. Avant de vous passer la parole, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Vous êtes tenus de prêter serment, de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(M. Pascal Canfin, M. Benoît Biteau et M. Gilles Lebreton prêtent serment.)

M. Pascal Canfin, président de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du groupe Renew Europe. Bonjour à tous, merci pour ce temps d’échange. Nous négocions actuellement la réglementation sur l’usage durable des pesticides (SUR) qui permettra d’harmoniser le cadre européen en la matière. Pour rappel, aujourd’hui, seuls trois pays sur vingt-sept possèdent des objectifs formalisés à l’échelle nationale de réduction de l’usage des pesticides. Nous passerons donc de trois à vingt-sept par définition puisqu’il s’agira d’un règlement – directement applicable, sans phase de transition ni interprétation divergente possible – et non d’une directive.

Un enjeu majeur des négociations porte sur l’aspect juridiquement contraignant de ce texte. Or nous sommes à présent certains que le règlement qui émanera du Parlement européen sera bien juridiquement contraignant, puisque ni la commission agriculture ni la commission environnement ne sont revenues sur le caractère légalement contraignant du texte. Je ne peux en revanche assurer que ce sera le cas en Conseil européen, puisque celui-ci possède un calendrier plus tardif que le nôtre sur ce dossier. La France doit porter l’ambition d’un caractère contraignant pour ce texte et vos travaux peuvent continuer à l’inciter à le faire.

Dans l’immédiat, je décrirai seulement une mesure du texte que nous avons introduite, celle des fameuses « clauses miroirs ». Nous avons, au Parlement européen, de manière unanime, introduit une clause miroir par principe. Aujourd’hui, ces clauses fonctionnent de manière spécifique, produit par produit. Il y a d’abord l’interdiction, puis l’enclenchement d’une procédure, puis l’adoption d’une éventuelle clause miroir, puis le délai OMC. Dans le cas présent, l’idée est de faire le contraire. Par principe, dès qu’un pesticide est interdit en Europe, il doit faire l’objet d’une clause miroir. C’est une bataille essentielle que la France mène, que nous menons de manière totalement transpartisane, je pense, au Parlement européen. Elle est de nature à changer la concurrence déloyale que vous pointez.

Mon troisième point concerne la nécessité de bien encadrer les entreprises qui produisent ces produits de protection des plantes. Comme nous l’avons encore vu cet été, certaines n’avaient pas délivré toutes les informations au régulateur européen, en l’occurrence à l’Efsa. Il existe aujourd’hui une différence entre le cadre européen et le cadre américain, qu’il faut réussir à résoudre. Le cadre européen demande aux entreprises qui produisent ces produits de fournir toutes les informations d’écotoxicité qu’elles jugent pertinentes. Ainsi, si l’entreprise ne juge pas une information pertinente, elle n’est pas obligée de la donner. Au contraire, dans le cadre américain, toutes les informations en la possession de l’entreprise doivent être transférées.

Cette différence a donné lieu à des interprétations et à des jugements différents de la toxicité des produits par les Américains et par les Européens, précisément parce que les informations transmises n’étaient pas les mêmes. J’insiste sur ce point, car c’est en ce moment même, dans le cadre de la négociation SUR, que nous devons régler cette question, sans attendre une éventuelle modification dans quelques années du règlement d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Il n’y a aucune raison que le droit européen soit plus laxiste que le droit américain. Lorsque les Américains ont obtenu les informations que nous n’avions pas, ils ont interdit les produits concernés alors que nous avons continué à les autoriser pendant plusieurs années.

M. Benoît Biteau, vice-président de la Commission de l’agriculture et du développement rural du groupe des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE). Vous pouvez considérer que j’adhère à tout ce que vient de dire Pascal Canfin. Nous partageons les mêmes constats, la même ligne et les mêmes ambitions sur la réglementation. J’évoquerai donc d’autres points. Concernant la réglementation sur l’utilisation des pesticides, l’introduction de la clause miroir est très importante. Mais par ailleurs, aujourd’hui en Europe, certaines entreprises fabriquent des pesticides interdits d’utilisation en Europe et qui sont exportés hors de l’Union. Nous devons donc également essayer de trouver dans cette négociation une sorte de cohérence sur cette question.

Monsieur le président, vous avez aussi évoqué le sujet de l’homologation. Au travers du collectif Secret toxique, nous avons auditionné l’Efsa à deux reprises, pour examiner la façon dont les autorisations de mise en marché sont octroyées et dont les molécules sont homologuées. Les interlocuteurs de l’Efsa nous ont dit qu’ils ne possédaient pas aujourd’hui les moyens de faire scrupuleusement appliquer la réglementation actuellement en vigueur – cela vaut aussi pour les agences sanitaires nationales. Dans le cadre de la nouvelle réglementation, il nous faut combler ces manques.

De plus, la réglementation régissant l’évaluation des produits phytosanitaires omet aujourd’hui des pans entiers d’analyse : exposition à long terme, effets cocktail, rôle des métabolites de décomposition, coformulants. Nous espérons pouvoir faire progresser ces angles morts dans l’homologation et les autorisations de mise en marché grâce à la réglementation actuellement en discussion.

Enfin, le réseau Dephy s’avère effectivement très intéressant et porte des résultats plutôt encourageants. Il essaie de se décliner en réseau européen. Dans le cadre d’une exposition au sein du Parlement européen, nous avons d’ailleurs reçu le réseau européen IPM Works. Il montre que des solutions alternatives aux pesticides s’avèrent très efficaces, mais souffrent malheureusement d’un déficit d’accompagnement par les politiques publiques déployées à l’échelon européen ou national. En conséquence, même si nous enregistrons des résultats plutôt intéressants, nous ne parvenons pas à vulgariser ces expériences pour les rendre disponibles à grande échelle pour les agriculteurs.

Nous devons transformer en profondeur nos politiques publiques, tant européennes, avec la politique agricole commune (PAC), que nationales. En effet, certaines politiques nationales continuent de préférer alimenter des logiques curatives et soutiennent l’utilisation de pesticides parfois dangereux, plutôt que de tenter d’avancer sur l’accompagnement et la rémunération d’agriculteurs qui n’en utiliserait plus, ou moins. Dans une approche globale, ce renversement de tendance permettrait pourtant de gérer le sujet en amont avec des solutions préventives et d’anticipation.

M. Gilles Lebreton, membre de la Commission de l’agriculture et du développement rural du groupe Identité et Démocratie (ID). Je partage l’avis de mes deux collègues sur l’objectif général de réduction des pesticides. Cependant, j’appartiens à la majorité de la commission agriculture du Parlement européen qui éprouve quelques réticences à accepter le calendrier envisagé. Ma première inquiétude est la potentielle vitesse excessive de cette réduction. C’est la raison pour laquelle j’ai voté, avec la commission agriculture le 9 octobre dernier, un avis demandant de repousser l’objectif de réduction de 50 % de pesticides à l’horizon 2035 plutôt que 2030. Aller trop vite nous apparaît dangereux pour l’agriculture.

De même, la Commission agriculture est inquiète des clauses miroirs. Il y aurait quelque paradoxe à interdire un grand nombre de pesticides en Europe, si, parallèlement, nous importions des produits non européens qui recourent à ces mêmes pesticides. Il y aurait là une concurrence déloyale. Je suis donc comme mes collègues évidemment favorables à l’exigence d’une clause miroir sur les pesticides. Je reste cependant sans illusion et crains que nous n’y parvenions pas à court terme. En commission agriculture, nous avons ce matin débattu de la modernisation de l’accord signé avec le Chili. Celui-ci inclut désormais un chapitre dédié à la durabilité, mais aucune sanction n’est attachée à l’irrespect éventuel de cette durabilité. Il ne s’agit donc pas d’une véritable clause miroir. Aujourd’hui, ces clauses restent des vœux pieux. Dans les années qui viennent, nous allons appliquer notre plan de réduction des pesticides en Europe, mais, parallèlement, nous ne serons pas capables de faire appliquer des clauses miroirs. Nous ferons donc courir le risque à notre agriculture d’une concurrence déloyale. Mon propos n’est pas de renoncer à l’objectif de réduction des pesticides, mais bien de montrer les risques qui pèsent sur nous.

Concernant l’échec relatif de la politique de réduction des pesticides jusqu’à présent, la première cause est justement la réticence des agriculteurs à accepter l’idée d’aller vers une concurrence déloyale. Cette objection m’est opposée dans toutes les exploitations que je visite. La deuxième cause est l’absence de politique publique visant à promouvoir des solutions de substitution aux pesticides. Comme M. Biteau l’a dit, des solutions existent déjà, même si elles ne font pas de miracle. Nous pourrions d’ores et déjà obtenir de meilleurs résultats en les combinant. L’agriculture de précision, avec le recours à l’intelligence artificielle, pourrait permettre de diminuer considérablement le recours aux pesticides. De même, les nouvelles techniques génomiques (NTG) pourraient permettre d’élaborer des plantes et des cultures plus résistantes, qui auraient moins besoin de pesticides. De nombreuses solutions existent.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous peinons fortement à obtenir une idée du positionnement de la France en termes d’engagements publics et privés en faveur de la réduction des produits phytosanitaires, ainsi qu’en termes de résultats. Connaissez-vous une source qui nous permettrait de déterminer précisément cette place ?

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Je n’ai rien de plus à partager avec vous que ce que vous connaissez grâce aux chiffres sur la réduction des pesticides en France qui ont été rendus publics encore récemment.

M. Dominique Potier, rapporteur. Mon propos concerne le positionnement de la France par rapport aux autres États membres.

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Il est impossible de comparer un pays à un autre sans tenir compte des différences de nature de production. Les pays scandinaves ont par exemple davantage réduit les pesticides que nous, alors que l’Espagne les utilise plus largement. Le recours ne diminue pas dans les pays de l’Est, mais le niveau de départ est plus faible. Des configurations très différentes existent, ce qui rend d’ailleurs la négociation européenne très complexe pour fixer des objectifs nationaux. Les points de départ sont différents et les cinq ou six dernières années sont également caractérisées par des rythmes très différents. Dans le nouveau texte européen en négociation, nous avons justement tenu compte du fait que nous ne pouvions pas demander les mêmes efforts à des pays qui possèdent un niveau plus faible de départ, notamment les pays de l’Est, et continuer à demander des efforts à ceux qui viennent déjà d’en fournir de manière significative, notamment les pays du Nord. La France n’est clairement pas le pays qui utilise le moins de pesticides ni celui qui les a le plus réduits. Nous ne sommes pas le meilleur élève européen, mais pas le pire non plus. Étant une très grande puissance agricole, notre pays est bien évidemment l’un de ceux qui utilisent le plus de pesticides en volume.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Les physionomies agricoles ne sont en effet pas homogènes sur le continent européen. L’addiction aux pesticides n’est pas exactement la même en fonction de la typologie des structures agricoles. En Roumanie par exemple, 97 % des structures font moins de trois hectares. Ce pays n’est pas trop consommateur de pesticides parce qu’il possède encore de la main-d’œuvre paysanne et familiale. Ce genre de situation crée des disparités importantes d’un pays à l’autre.

La position française reste trop influencée par le syndicat agricole majoritaire dont on sait qu’il est proche d’orientations qui ne s’inscrivent pas dans la lignée de la réduction des pesticides. De ma fenêtre en tout cas, j’ai l’impression que la position de la France manque encore un peu d’ambition sur la volonté de réduire l’utilisation des pesticides. Or nous pouvons nous autoriser aujourd’hui à avoir des ambitions élevées sur la réduction des pesticides, car de plus en plus d’éléments techniques et scientifiques montrent que des alternatives existent. Le recours à l’agronomie apporte de véritables réponses.

Par ailleurs, les députés européens devraient également se pencher sur les attentes sociétales. Regardez les initiatives citoyennes européennes (ICE). Il s’agit de pétitions qui doivent récolter en un an plus d’un million de signataires dans sept États membres différents pour peser sur l’évolution des réglementations européennes. Depuis que ce dispositif existe, huit ICE ont été au bout de la démarche, donc cinq traitent d’agriculture et d’alimentation. La société civile, les citoyens, sont attachés à l’évolution de nos pratiques agricoles et de la manière dont nous produisons de l’alimentation. Toutes ces ICE vont dans le sens de la sortie d’une agriculture qu’on peut qualifier d’intensive, productiviste ou industrielle, mais ne se traduisent malheureusement pas dans les politiques publiques développées par l’Union européenne. J’apprécierais que la France, principal pays agricole d’Europe, soit sensible à ces attentes sociétales et citoyennes. Dans le cadre de ces initiatives citoyennes européennes, nous avons toujours eu accès à des études scientifiques extrêmement pointues qui montrent que des alternatives sont possibles grâce au choix de solutions agronomiques.

M. Gilles Lebreton (ID). Comme mes collègues l’ont dit, la France n’est pas le meilleur élève en matière d’utilisation de pesticides, mais ce n’est pas le pire non plus. Le type de cultures et les traditions varient largement d’un pays à l’autre. En Autriche, la décision a été prise de développer énormément l’agriculture biologique. Ce pays est donc mécaniquement bien placé en termes d’utilisation de pesticides. En France, notre agriculture est différente. Nous avons choisi de produire beaucoup, un objectif tout à fait honorable, notamment pour un enjeu de sécurité alimentaire. Nous avons donc été amenés à utiliser davantage de pesticides que d’autres pays qui ne possédaient peut-être pas cette même ambition agricole. Pour autant, je ne pense pas que l’image de l’agriculture française soit mauvaise au sein des institutions de l’Union européenne. Notre pays se trouve plutôt dans le milieu du peloton et donne l’impression d’avoir les moyens de pouvoir réduire assez rapidement sa consommation de pesticides. Les expérimentations en cours en France s’avèrent à ce titre prometteuses et il ne faut surtout pas sombrer dans le pessimisme.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ma question suivante concerne les clauses miroirs. Leur importance fait quasiment consensus et c’est bien leur efficience qui est mise en cause. Comment la garantir ? S’agit-il de contrôles sur site des moyens de production, ou de mesures des limites maximales de résidus (LMR) réalisées à l’entrée des frontières de l’Europe ? Des innovations sont-elles envisagées ou le flou préside-t-il toujours à une sorte de consensus mou sur le principe de clause miroir sans que personne ne sache comment les mettre en place de manière effective et sûre ? Les amendements qui visent à ce que tout pesticide interdit en France soit également interdit à l’importation ne peuvent que rassembler une majorité, mais encore faut-il qu’ils puissent être mis en œuvre effectivement.

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Tout d’abord, ce sujet fait consensus en France, mais nous sommes quasiment le seul pays européen dans lequel c’est le cas. Un important travail d’explication est nécessaire, et nous y contribuons à notre échelle de parlementaire européen de manière transpartisane. Vous pouvez quant à vous y contribuer par vos échanges bilatéraux. Au Conseil, la France se retrouve très souvent minoritaire sur ce point, alors même qu’au Parlement européen, la bataille culturelle est gagnée.

Par ailleurs, pour répondre à M. Lebreton, il ne faut pas confondre les clauses miroirs avec les accords commerciaux. Les clauses miroirs sont placées dans notre droit européen souverain, et non dans les accords commerciaux que nous négocions. Il n’existe donc pas de clause miroir dans nos accords commerciaux. En revanche, notre droit peut stipuler qu’un produit importé contenant des résidus de pesticides interdits en Europe ne peut pénétrer dans nos frontières.

Enfin, vous avez raison, plusieurs types de clauses miroirs existent. En revanche, ce n’est pas pour autant qu’elles sont floues. Certaines clauses permettent de regarder le mode de production dans le pays d’origine. D’autres relèvent simplement d’une analyse de traçabilité à l’entrée d’un produit en Europe. Par exemple, dans le cadre de la directive sur les émissions de l’industrie d’une part, et d’une forme d’agriculture intensive notamment liée à l’élevage d’autre part, nous négocions une clause miroir relative aux modes de production. L’idée est de s’assurer que les émissions de polluants liées à l’élevage de poulets – par exemple ukrainiens, brésiliens ou thaïlandais – atteignent le même niveau de performance que celui demandé à nos propres éleveurs. Nous devons jouer sur tous les types de clauses miroirs pour être le plus efficaces possible.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Avant d’aborder les clauses miroirs, je souhaite préciser que produire beaucoup n’a aucune corrélation avec les pesticides. Aujourd’hui, nous savons produire beaucoup sans utiliser de pesticides. De plus, le rôle des politiques nationales est fondamental. L’exemple de l’Autriche est à ce titre remarquable. Au sein même de l’Europe, avec une même PAC, certaines politiques nationales favorisent davantage le bio. La déclinaison nationale de la PAC ne produit pas les mêmes résultats en fonction des choix nationaux.

Par ailleurs, les mesures miroirs concernent effectivement la réglementation européenne ; il ne s’agit pas de discussions ouvertes à l’occasion d’accords de libre-échange. En donner une définition exacte pourrait être une erreur. Il faut garder une certaine agilité pour pouvoir les décliner sur des thématiques suffisamment larges. Dans le cadre de l’élevage, nous pourrions imaginer une clause miroir n’ayant rien à voir avec les pesticides et qui porterait sur le bien-être animal. Une définition trop étroite pourrait nous empêcher de favoriser certaines solutions par ce canal.

M. Gilles Lebreton (ID). Sur les clauses miroirs, il faut distinguer les aspects techniques des aspects juridiques. M. Canfin a très bien défini les aspects techniques. Il y a plusieurs façons de les concevoir. Pour les pesticides, nous pouvons prévoir une mesure des résidus situés dans les produits d’importation avec, le cas échéant, un blocage à l’entrée. Pour être plus ambitieuses, les clauses miroirs pourraient porter sur les modes de production. Seulement, la réalité juridique est plus complexe. C’est d’ailleurs pourquoi je me bats contre les dispositions agricoles des traités de libre-échange. M. Canfin, vous aurez beau prévoir toutes les clauses miroirs du monde dans la réglementation européenne, dès lors que, parallèlement, nous laissons l’Union européenne passer des traités de libre-échange en matière agricole avec le reste du monde et prévoir justement l’absence de clause miroir dans ces traités, nous nous condamnons à ne plus appliquer nos clauses miroirs européennes vis-à-vis des pays avec lesquels nous avons passé ces traités de libre-échange.

C’est exactement comme en droit national. Si nous dérogeons à certaines dispositions de la loi française en concluant des traités, ce sont bien les dispositions des traités qui s’appliquent. Nous sommes en train de déroger aux clauses miroirs par la multiplication de traités de libre-échange. L’accord avec le Chili n’inclut pas de clause miroir et la réglementation européenne ne sera donc pas applicable dans ce pays. Ce problème est très grave, et c’est pourquoi je me tue à essayer de porter en commission agriculture le débat sur les traités de libre-échange. Je me vois objecter que le sujet ne relève pas de notre commission, mais il ne relève malheureusement pas de la commission environnement non plus. Je ne doute pas de la volonté de mes collègues d’inscrire des clauses miroirs dans la réglementation européenne, mais je reste pessimiste, car nous risquons de ne pas pouvoir les faire appliquer.

M. Dominique Potier, rapporteur. Estimez-vous que le plan stratégique national français (PSN) est suffisamment ambitieux pour entrainer une transition agroécologique dont tous les experts s’accordent à dire qu’elle représente à peu près 80 % de la solution en termes de maîtrise des impacts des pesticides ?

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Cette question est large. Je pense que le PSN pourrait être encore plus ambitieux. Nous adoptons des réglementations qui permettent aux agriculteurs d’avoir accès aux alternatives aux pesticides chimiques. À ce titre, le biocontrôle est un élément clef que la réglementation pesticide encouragera fortement. S’ajoutent les nouvelles techniques génomiques lorsqu’elles sont utiles pour réduire les pesticides. L’ensemble des leviers à disposition peut permettre d’étendre l’ambition de ce plan.

Pour finir, je reste en complet désaccord avec les propos de M. Lebreton. Aucun accord commercial ne revient sur les règles que nous nous sommes fixées de manière souveraine. Nous pouvons négocier des volumes ou des tarifs, mais en aucun cas nous ne négocions à la baisse pour créer des gruyères de réglementations différentes selon les pays d’importation. Ce phénomène n’existe pas, mis à part, peut-être, dans les tracts du Rassemblement National.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Il était en effet important, M. Canfin, de rappeler le cadre réglementaire. Nous considérons évidemment que le PSN n’est pas suffisamment ambitieux. Nous continuons à perfuser une agriculture dépendante des pesticides tout en étant certifiée de haute valeur environnementale (HVE), et qui ne mériterait pas d’être accompagnée à ce niveau. Je m’appuie également sur une présentation de la commission agriculture sur une première évaluation des dossiers PAC déposés le 15 mai dernier. 99,6 % des agriculteurs français valident les écorégimes avec des pratiques qui ne sont pas fondamentalement différentes de la période où ces écorégimes n’existaient pas. Le PSN n’est donc pas, en l’état, un levier pour le changement.

M. Gilles Lebreton (ID). J’estime au contraire que le plan stratégique national français est pertinent. Il avait fait l’objet d’un dialogue avec la Commission qui l’a agréé après avoir sollicité quelques modifications. Il pourra effectivement s’avérer plus ambitieux à l’avenir, mais cela constitue un bon point de départ. Commencer prudemment était une bonne chose pour éviter de brutaliser l’agriculture. Le niveau d’exigences augmentera sans doute dans les années à venir, conformément à ce que l’Union européenne prévoit. La France tient son rang, joue son rôle et n’a pas à rougir de ses avancées en matière d’agriculture.

M. Dominique Potier, rapporteur. Parmi les innovations du projet de règlement SUR, on trouve l’interdiction d’exporter des pesticides interdits en Europe. Il s’agit, pour rappel, d’une innovation du Parlement français, votée contre l’avis du gouvernement. Je suis heureux qu’elle fasse aujourd’hui consensus à l’échelle européenne. C’est une très bonne nouvelle. Deux autres innovations françaises n’ont pas encore été adoptées à l’échelle européenne et pourraient l’être demain. La première est la capacité à préserver des crédits disponibles en permanence pour déclencher des études post-mise en marché. Il s’agit de la procédure de phytopharmacovigilance, qui offre des résultats extraordinaires en France en termes d’études in situ, et permet de remettre en cause la mise en marché de certains produits. Avez-vous envisagé de généraliser ce dispositif innovant en Europe ?

La seconde innovation est la définition juridique du biocontrôle, adoptée dans le cadre d’une loi votée en 2014. Cette définition permet de prioriser ces solutions dans les programmes d’homologation, ce qui en fait un véritable accélérateur du changement. Il n’y a pas d’équivalent en Europe, précisément parce qu’il n’existe pas de définition du biocontrôle à ce niveau. Le règlement SUR pourrait-il y remédier ?

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Je n’ai aucune information sur le premier point que vous avez évoqué. Je note donc cette question et pourrai peut-être vous répondre plus tard par écrit. En revanche, nous avons précisément voté sur votre deuxième point en commission de l’environnement hier. Nous avons largement facilité l’obtention et l’accélération des permis de mise sur le marché du biocontrôle – incluant l’ensemble des processus pour y parvenir – afin d’atteindre plus rapidement l’objectif de remplacement des pesticides chimiques par des produits beaucoup moins nocifs pour l’environnement, tout en étant efficaces. Nous nous inspirons des bonnes pratiques. Deux pays en Europe sont reconnus pour leurs bonnes pratiques en la matière : la France et les Pays-Bas.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Tout d’abord, sans vouloir enclencher un débat avec M. Lebreton, je ne vois pas à quel moment nous brutalisons l’agriculture quand nous l’engageons, l’encourageons et l’accompagnons vers des solutions sociales, écologiques et économiques. Aujourd’hui, moins utiliser de pesticides est aussi une réponse économique à la difficulté que les agriculteurs rencontrent.

Concernant la procédure d’homologation, le travail de Secrets toxiques permet de mettre en lumière le fait que nous avons besoin de davantage de moyens pour mieux évaluer les pesticides avant leur homologation. Nous devrons effectivement porter cela dans les débats européens. Nous devons effectivement avancer sur le biocontrôle et mettre en avant ce genre de solutions qui permettent de réduire la dépendance aux pesticides de synthèse.

M. Gilles Lebreton (ID). Le biocontrôle constitue un sujet assez consensuel et j’y suis bien sûr également favorable. Pour répondre à M. Biteau, ma position ne consiste pas à défendre coûte que coûte les pesticides. L’objectif reste bien la réduction des pesticides et le biocontrôle est donc à encourager dans ce cadre. Je ne suis pas du tout hostile par principe à ce que mes deux collègues mettent en avant.

M. le président Frédéric Descrozaille. À l’échelon européen, l’analyse du risque est confiée à l’EFSA, qui approuve ou non des principes actifs. Lorsqu’elle les approuve, notamment pour le glyphosate, elle se cantonne à déclarer que l’exposition au danger, c’est-à-dire le risque, est gérable. La gestion est renvoyée aux États membres qui, eux, interdisent ou autorisent des mises en marché. Estimez-vous qu’un consensus est accessible au Parlement européen autour de l’idée de transférer la gestion du risque au niveau européen ?

Si cette évolution apparaît réaliste, la gestion du risque serait-elle confiée à l’Efsa, qui fusionnerait analyse et gestion comme c’est le cas de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) en France, ou serait-elle confiée au Conseil de l’Union ? Enfin, cette gestion pourrait-elle être uniforme sur l’ensemble du marché ou bien nécessairement répartie par zone ?

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). C’est exactement ce que la France porte aujourd’hui sur la question du glyphosate. Nous pensons que c’est possible de le faire en partie sans avoir besoin de changer le droit. La note technique fournie par les autorités françaises tente de montrer que, sur le glyphosate, il est possible d’avoir un traitement harmonisé européen des restrictions d’usage. La gestion pourrait se faire au niveau européen, probablement par l’Efsa, et tiendrait compte des différences topographiques, des différences locales pertinentes. Si les conditions en sont harmonisées au niveau européen, les résultats de cette analyse commune peuvent en revanche être différents.

Faut-il changer le droit dans le sens que vous évoquez ? Ce serait mieux. Un consensus sera-t-il trouvé à court terme pour le faire ? Je ne peux vous répondre, car cette question n’est même pas sur la table. Aujourd’hui, aucune révision du dispositif d’autorisation n’a été proposée par la Commission, malgré les engagements pris dans le cadre du Green Deal. Ce sera un sujet majeur pour le prochain mandat 2024-2029.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Nous ne pouvons en effet pas déterminer si un consensus existe au Parlement européen puisque la question n’a pas été testée. J’estime que l’Efsa doit bénéficier de moyens supplémentaires pour devenir le chef de file sur le territoire européen. Par ailleurs, la gestion par zone pourrait être pertinente. Cependant, il faut tenir compte, non pas des spécificités de production, mais du statut de la zone en termes de risques, sur la ressource en eau par exemple, la proximité avec un littoral, ou encore la protection d’espèces patrimoniales.

M. Gilles Lebreton (ID). Ce transfert de la gestion du risque à l’Union européenne sera sans doute débattu lors du prochain mandat. Il n’est pour l’instant pas d’actualité. L’organe qui pourrait en être chargé serait bien sûr l’Efsa, dont c’est la spécialité. À mon avis, il serait effectivement préférable d’appliquer une gestion par zone pour tenir compte des spécificités de chaque territoire. De façon générale, tout ce qui est trop uniforme en matière agricole au niveau de l’Union européenne me fait peur.

M. Jean-Luc Fugit (RE). S’agissant des alternatives, nous avons parlé du biocontrôle, des solutions génomiques et des NBT (new breeding techniques). Comment voyez-vous l’avenir, et comment enclencher un travail au niveau européen ?

Par ailleurs, nous venons de discuter d’une proposition de résolution européenne sur le glyphosate. À cette occasion, nous avons évoqué les rôles de l’Efsa et de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Cette dernière analyse le danger d’une molécule, ce qui est à distinguer du risque. Or, nous avons entendu des remises en cause du rôle de ces deux agences. Quel regard portez-vous sur les rôles respectifs de l’Efsa et de l’Echa et sur leur lien avec les autorités françaises comme l’Anses ? Estimez-vous que nous pouvons nous fier à l’Efsa et l’Echa, ou bien, comme certains le considèrent, qu’elles sont soumises à diverses pressions ?

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Concernant les alternatives, je pense que la pire entrée sur le sujet serait de ne pas les additionner, mais de commencer à les soustraire. Les additionner implique un changement de pratiques, en développant l’agroécologie, la rotation des cultures, la diversification, l’agriculture de précision, le biocontrôle accéléré et simplifié, et les NBT lorsque leur intérêt au regard des objectifs du Green Deal – notamment la réduction des pesticides, mais également l’adaptation aux changements climatiques – est avéré. Associer un NBT à un pesticide n’offrirait en revanche aucun gain.

Par ailleurs, ceux qui remettent en cause l’Efsa et l’Echa possèdent souvent une analyse à géométrie variable. Ils estimeront que ces agences sont formidables pour un dossier qui les arrange, mais qu’elles sont soumises à conflit d’intérêts pour un autre dossier. Nous pouvons bien évidemment faire confiance à ces agences alors que leur système de traçabilité a été renforcé, ainsi que les dispositions en matière de lutte contre les conflits d’intérêts. Le système n’est naturellement pas parfait et nous restons dans une logique d’amélioration permanente. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’il ne faut plus faire confiance à ces autorités.

J’invite d’ailleurs tout le monde à lire l’avis de l’Efsa sur le glyphosate, qui s’avère bien plus équilibré que les interprétations qui en sont faites. D’une part, l’Efsa estime que le risque n’est pas suffisant pour interdire le produit. D’autre part, elle note que son analyse ne peut qu’être lacunaire, que les coformulants ne sont pas évalués et que les impacts sur la biodiversité devraient être approfondis. Elle estime qu’il faut donc analyser plus finement la situation plutôt que de simplement réautoriser le glyphosate sans aucune restriction, comme le propose malheureusement la Commission européenne.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Personnellement, je crains les alternatives qui représentent des fuites en avant et créent de nouvelles dépendances pour les agriculteurs. La stratégie du développement de l’agriculture basée sur le numérique, la robotique et la génétique, revient à déplacer une dépendance aux pesticides aujourd’hui très coûteuse pour les agriculteurs, vers une nouvelle dépendance à des technologies qui peuvent également coûter très cher. En élargissant le champ d’investigation au-delà du simple aspect sanitaire, ces solutions revêtent un impact non négligeable sur la biodiversité, la qualité de l’eau, ou encore la qualité de l’air. Attention à ne pas se fourvoyer avec de nouvelles dépendances techniques, donc de nouvelles dépendances économiques pour les agriculteurs, qui les mettent parfois en difficulté financière, et qui ne s’avèrent en outre pas du tout à la hauteur des enjeux. Je pense ainsi que les NGT ne constituent pas la bonne réponse, d’abord parce qu’elles menacent la biodiversité domestique, soit les semences locales, qui seront pourtant très utiles aux agriculteurs à l’avenir.

En revanche, je considère que le biocontrôle doit être poussé et fait justement partie des réponses agronomiques.

Par ailleurs, la problématique des agences Efsa et Echa se retrouve trop souvent confinée à l’enjeu exclusivement sanitaire. Or le glyphosate induit également un enjeu pour la biodiversité. La France a elle-même écrit à l’Efsa pour relever que l’évaluation du produit ne prenait absolument pas en compte cet aspect. C’est un écueil terrible alors que la biodiversité est un enjeu central et que l’agriculture est un acteur déterminant dans la préservation de la biodiversité. Je vous invite moi aussi à lire le rapport de l’Efsa dans sa globalité. La première page propose en effet de réhomologuer le glyphosate, mais le rapport exhaustif contient des sujets d’inquiétude majeurs, notamment sur l’exposition dans la durée sur les mammifères. Or, jusqu’à nouvel ordre, les êtres humains sont des mammifères et nos enfants sont des mammifères qui se retrouveront exposés dans la durée.

Je pense qu’il faut renforcer le rôle de l’Efsa. Il faut lui donner les moyens d’aller investiguer beaucoup plus loin qu’elle ne le fait aujourd’hui. Les travaux de Secrets toxiques ne visent d’ailleurs pas à faire disparaître l’Efsa, mais bien à pointer les manques actuels. L’Efsa doit avoir les moyens de nous éclairer beaucoup mieux qu’elle ne le fait aujourd’hui sur des sujets aussi importants que notre santé et la biodiversité. Ses éclairages doivent être les plus précis possibles et les plus complets possibles pour favoriser la prise de décision.

M. Gilles Lebreton (ID). Les alternatives au glyphosate sont nombreuses et il faut toutes les envisager. Outre le biocontrôle, l’agriculture de précision et les NGT apparaissent pertinentes. L’idée n’est pas de fabriquer des plantes accompagnées de pesticides, mais bien des plantes qui permettraient de diminuer, voire de supprimer, si nous y parvenons, l’utilisation de pesticides. C’est une solution d’avenir et cette position est d’ailleurs celle de la majorité des groupes qui siègent à la commission agriculture du Parlement européen.

Par ailleurs, je n’ai également aucun doute sur la légitimité des agences européennes, notamment de l’Efsa. Son avis s’est retrouvé caricaturé par une certaine presse. Il apparaît pourtant en réalité fortement motivé. Il précise que, s’il n’y a pas de preuve du caractère cancérigène du produit, de nombreuses interrogations subsistent en revanche. C’est pourquoi mon groupe a été surpris par la proposition de la Commission de réautoriser le glyphosate pour dix ans, ce qui ne correspondait pas exactement au rapport de l’Efsa. Au Rassemblement national, nous avons préféré nous prononcer pour un renouvellement de cinq ans, justement pour permettre à l’Efsa d’approfondir son analyse.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Mon collègue Jean-Luc Fugit me demande de vous préciser qu’il a bien lu le rapport de l’Efsa et qu’il en a tenu compte pour l’ensemble de ses interventions. Pour ma part, dans le cadre de nos différentes auditions, j’ai entendu plusieurs représentants de filières évoquer la disponibilité, dans d’autres pays européens, de solutions – y compris de biocontrôle – non utilisés en France parce que non autorisées. Si ces produits s’avèrent pratiques et efficaces, pourquoi ne les utiliserions-nous pas en France ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). En 2018, Monsanto a été condamné aux États-Unis à indemniser un fermier américain malade du cancer depuis plusieurs années, et qui avait été exposé au glyphosate. Son avocat s’était appuyé sur les Monsanto Papers qui avaient révélé en 2017 que les études déclarant le glyphosate non cancérigène avaient été trafiquées par Monsanto. Ces études avaient été utilisées par l’Efsa et la Commission européenne pour évaluer le glyphosate en vue de sa réhomologation. En réaction à ce scandale, le Parlement européen a créé une commission spéciale (Pest) qui avait pour mission de trouver des solutions pour limiter les risques liés à l’utilisation des pesticides de l’amont à l’aval. Cette commission a proposé 109 recommandations qui ont été votées par le Parlement européen. Parmi elles se retrouvait notamment le renforcement de la transparence dans le processus d’homologation européen. Selon une étude qui a été menée par PAN Europe, seules 15 % des recommandations auraient été suivies d’effets. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, d’après Transparency International, le rapport entre les membres du Parlement européen et les lobbyistes est d’un pour cinquante. Selon une étude Agrapresse, le dossier des pesticides est le plus concerné par les actions de lobbying, de la part des entreprises agrochimiques. Quel lien faites-vous entre ce lobbying et les décisions politiques en matière de réglementation des pesticides ? Je vous remercie.

M. Pascal Canfin (Reniew Europe). Concernant la première question, sur le caractère plus restrictif du droit français, je serais tenté de vous renvoyer la question. Sur le biocontrôle, je pense évidemment que nous devons agir dans une direction la plus ambitieuse possible.

S’agissant des améliorations à apporter au système d’évaluation et donc d’autorisation de mise sur le marché, plusieurs pistes existent. Cela ne signifie pas pour autant que le système actuel doit être rejeté. Il ne faut cependant pas renoncer à l’améliorer constamment. Il y a d’abord la question des coformulants. Un avis de la Cour européenne de justice oblige l’Efsa à évaluer la totalité des coformulants, ce qu’elle ne fait pas encore, faute de moyens. Or le glyphosate comme les autres produits ne sont jamais utilisés seuls, mais avec des coformulants. La totalité de leur toxicité et de leur impact n’est donc pas analysée.

Il y a aussi la question des effets cocktails. Nous évaluons la toxicité molécule par molécule, produit par produit. Or, que ce soit pour la biodiversité, pour nous, ou pour les agriculteurs, l’addition de ces molécules et les effets cocktail ne sont pas mesurés. Il s’agit, là encore, d’un énorme manque.

Pour finir, le dernier point majeur d’amélioration porte sur les informations transmises. Aujourd’hui, le cadre européen reste plus laxiste que le droit américain. Nous ne réclamons les études d’écotoxicité que si l’entreprise concernée trouve que c’est pertinent. C’est pourtant à nous et aux autorités publiques, en commençant par l’Efsa et la Commission, de juger si une information est pertinente ou non. Nous devons absolument utiliser le changement de texte sur la réglementation pesticides pour modifier notre droit en la matière. Le Monde en France et le Guardian au Royaume-Uni ont d’ailleurs démontré que le système européen était défaillant sur ce point. Charge à nous de résoudre ce problème de fond.

M. Benoît Biteau (Verts/ALE). Si des produits sont utilisés dans d’autres pays d’Europe, c’est que la réglementation européenne le permet. S’ils sont restreints en France, c’est que la réglementation française les a restreints. Comme Pascal Canfin, je vous retourne donc la question. Si vous identifiez des écarts entre la réglementation européenne et la réglementation nationale, je vous invite, en tant que parlementaires, à corriger la loi si ces utilisations constituent des réponses pertinentes.

Nous avons effectivement identifié d’énormes manques dans les procédures d’homologation. Certaines homologations ne sont pas conformes à la réglementation en vigueur, notamment sur les coformulants et les expositions à long terme. L’actuelle réglementation est elle aussi en cause, puisqu’elle ne prend pas en compte l’effet cocktail des molécules entre elles, avec les coformulants ou avec les métabolites de décomposition. Il faut faire avancer la réglementation pour pallier ce déficit. Bien évidemment, si Bayer a ouvert son chéquier à hauteur de dizaines de milliards de dollars pour indemniser les victimes, c’est que son produit n’est pas anodin et que le groupe savait qu’il aurait perdu dans le cadre d’une action en justice. Comme Pascal Canfin l’a souligné, il existe une différence dans la constitution des dossiers d’évaluation de la toxicité entre l’Europe et les États-Unis. Nous ne pouvons plus laisser aux firmes la possibilité de nous dire qu’une information est pertinente ou non. Il faut travailler sur l’exhaustivité des évaluations afin de ne plus constater de tels décalages dans la gestion de la dangerosité des produits entre l’Europe et les États-Unis.

M. Gilles Lebreton (ID). Tout d’abord, je partage l’avis de mes collègues, il faut renforcer le contrôle des processus d’homologation. Il y a eu des défaillances européennes en la matière, il faut l’avouer, mais je ne doute pas que nous y ferons face progressivement. La prise de conscience est là et les remèdes arriveront donc bientôt.

Ensuite, le lobbying est un phénomène réel à Bruxelles. Mettons de côté les cas de corruption qui restent rares, même s’ils ont récemment été illustrés par le Qatargate. En matière agricole, nous sommes évidemment au contact de divers lobbys : celui des producteurs de pesticides, celui des syndicats d’agriculteurs, celui des associations environnementales opposées aux pesticides. Les pressions que nous recevons s’équilibrent donc. En définitive, les députés agissent en leur âme et conscience. Preuve en est, la réduction des pesticides a globalement fait consensus. Certains souhaitent progresser plus rapidement et d’autres plus lentement, mais, fondamentalement, nous n’avons observé aucune réticence à accepter cet objectif. J’espère vous avoir rassuré. Le Parlement européen n’est pas un lieu de perdition. C’est un lieu où nous travaillons le plus sérieusement possible.

 


36.   Audition de M. Jean-Yves Le Déaut, coprésident d’un groupe de travail sur le thème « agriculture et pesticides : en réduire l’usage et l’impact, est ce possible et si oui, comment ? » à l’Académie d’agriculture de France, accompagné de M. Jean-François Molle, secrétaire du groupe de travail (mercredi 25 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous accueillons, M. Jean-Yves Le Déaut et M. Jean François Molle au titre d’un groupe de travail mis en place par l’Académie de l’agriculture qui aborde précisément les enjeux traités par cette commission d’enquête.

L’Académie de l’agriculture contribue très librement et très utilement à éclairer les décideurs publics sur les questions agricoles et en lien avec l’agriculture. Jean-François Molle est secrétaire et Jean-Yves Le Déaut président du groupe de travail. Parmi de nombreuses fonctions parlementaires, ce dernier a été président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) de 2014 à 2017.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Vous êtes tenus de prêter serment et de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(M. Jean-Yves Le Déaut et M. Jean François Molle prêtent serment.)

M. Jean-Yves Le Déaut, président du groupe de travail « agriculture et pesticides : en réduire l’usage et l’impact, est-ce possible et si oui, comment ? » à l’Académie d’agriculture de France. Le thème de notre groupe de travail est : « agriculture et pesticides : en réduire l’usage et l’impact, est-ce possible, et si oui, comment ? » L’Académie d’agriculture de France note une grande disparité de positions et une absence de dialogue entre les parties prenantes. Bien souvent, une focalisation se fait sur un enjeu unique, en négligeant la variété des biens communs ou des horizons de temps concernés. Nous avons constitué ce groupe de travail avec une diversité d’acteurs, et non avec des membres de l’Académie uniquement. Il se compose ainsi de dix académiciens et de dix personnalités provenant du monde de la recherche, de l’industrie, ou encore des associations, incarnant ainsi une variété de positions.

M. Jean François Molle, secrétaire du groupe de travail. Il y a dix ans, le problème des abeilles et pollinisateurs et de l’impact des pesticides était très prégnant. Or peu de débats entre les parties prenantes existaient. J’avais donc proposé à l’Académie de constituer un groupe réunissant l’ensemble des parties prenantes de la recherche, des apiculteurs, des académiciens, des industriels… L’idée était, d’une part, d’arriver à une position rationnelle dès lors qu’on quittait l’espace public de débat et les figures imposées, les estrades où chaque acteur avait tendance à défendre le point de vue de son organisation sans vraiment de possibilité d’évolution. D’autre part, un avis de l’Académie seule aurait sans doute eu un intérêt, mais un impact limité. Au contraire, un avis signé de la part de parties prenantes très diverses serait bien plus écouté. Nous avons donc constitué un groupe réunissant des acteurs variés, à la satisfaction de tout le monde, aussi bien des académiciens que des syndicats apicoles. Les travaux de l’Académie avaient été présentés à la réunion annuelle des apiculteurs cette année-là, en 2010.

Nous avons constaté qu’il était possible d’atteindre des positions consensuelles fondées sur les connaissances et la raison dès lors que nous menions un travail sérieux. De la même manière, l’avis qui sera émis sur la réduction des pesticides et de leur impact n’émanera pas de l’Académie, mais bien d’un groupe hébergé par l’Académie. La responsabilité de l’Académie consiste seulement à garantir que les documents et les faits qui ont servi à élaborer des recommandations sont effectivement passés au filtre d’une certaine rationalité.

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous avons limité le champ du débat dans notre méthode de travail, car certains points étaient déjà largement connus. Vous en avez d’ailleurs traité lors de vos précédentes auditions. Nous avons voulu que ce dialogue soit fondé sur des connaissances et des savoirs. Lorsque j’étais membre de l’OPECST, nous souhaitions également asseoir les décisions politiques sur les connaissances et les savoirs, et non sur les croyances ou les opinions. Nous avions d’ailleurs voté en 2017 à l’unanimité le texte « Sciences et progrès dans la République » très pertinent à ce sujet. Nous avons également montré l’importance et la richesse d’un groupe ouvert, qui s’étend bien au-delà de l’Académie, pour la diversité des analyses, leur crédibilité et les recommandations qui en émanent. Nous n’avons pas terminé nos travaux et nous vous transmettrons donc un petit texte, sorte de point à date, qui a fait l’objet d’un large consensus parmi les membres du groupe.

Nous ne sommes pas revenus sur tous les diagnostics toxicologiques ou écotoxicologiques qui fondent les objectifs du plan Écophyto. Comme vous, nous constatons que les plans de réduction des usages et des effets des produits phytopharmaceutiques, dits plans Écophyto, n’ont pas atteint leurs objectifs au cours des dernières années, même si nous constatons de fortes baisses dans l’usage de certains produits. Nous avons essayé d’analyser plus finement les raisons de la non-atteinte des objectifs du plan Écophyto – je pense notamment à notre système vertical, dans lequel tout part d’en haut pour s’imposer au terrain.

Nous aurions pu formuler des recommandations à court terme mais nous avons préféré nous inscrire sur le long terme et sur des recommandations structurelles. Nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Zéro Pesticide : un nouveau paradigme de recherche pour une agriculture durable, de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Cela ne signifie pas que tous les membres du groupe partagent l’analyse de cet ouvrage. À ce titre, une longue discussion sur le zéro pesticide a eu lieu entre nous. Si l’Inrae précise qu’il n’est pas prescriptif des pratiques agricoles, dès lors que le titre mentionne « zéro pesticide », la communication a largement dépassé ce que les auteurs du texte voulaient dire.

Nous estimons que du point de vue technique des bouquets de solutions s’imposent. Ils englobent aussi bien l’agroécologie, les techniques de biocontrôle, le numérique et la génétique. Si aucune solution n’existe, les produits de synthèse peuvent être utilisés. Il faut analyser au cas par cas ces bouquets de solutions. Nous n’avons pas travaillé exclusivement sur les leviers technologiques, mais aussi sur l’organisation de la R&D et ses liens avec les agriculteurs. Nous avons constaté un manque de liens et une recherche partant trop souvent du haut, sans être menée en lien avec les agriculteurs qui pourraient pourtant devenir les principaux innovateurs. Nous estimons notamment qu’il faut sans doute modifier assez largement les structures et les organisations. L’importance de la formation dans ce système ne doit également pas être négligée. Notre texte contient des remarques très intéressantes de nos collègues sur l’organisation telle qu’elle pourrait être pour réussir la transition écologique.

M. Jean François Molle. Comme Jean-Yves Le Déault l’a dit, le titre de notre groupe est : « agriculture et pesticides : en réduire l’usage et l’impact, est-ce possible, et si oui, comment ? » Au début, c’était plutôt : « Écophyto, est-ce définitivement du pipeau ? » Cela vous montre l’idée qui a présidé à la création de ce groupe. Même si nous regroupons une extraordinaire diversité d’intervenants, avec des associatifs, des industriels, un directeur de lycée agricole, le président de Fredon par ailleurs agriculteur biologique, nous ne disposons ni des moyens ni du temps pour analyser les aspects purement scientifiques. Nous nous en sommes remis au travail de l’Inrae, mais avec quelques critiques qui introduisent notre diagnostic.

Comme vous le savez déjà, Edgar Pisani avait mis en place un contrat social dans les années 1960 basé sur une modernisation de l’agriculture pour une production de masse à bas coût. Nous avons été emportés par le succès. Notre constat sur cette agriculture est qu’elle découle d’une intrication de facteurs extraordinairement compliquée. Que ce soit la recherche, le financement, la mécanisation, les semences, la formation, tous ces acteurs indépendants ont travaillé dans un même sens. Le modèle d’agriculture est donc le fruit d’un mikado d’actions et il serait illusoire de ne s’occuper que des pesticides. Au contraire, nous sommes obligés de toucher à l’ensemble de la structure. C’est donc une limite du travail de recherche centré sur les pesticides. Notre agriculture apparaît extraordinairement performante, mais a développé cette performance avec des chevaux légers comme la mécanisation, la génétique, la fertilisation, ou les pesticides, qui chacun ont galopé dans leur couloir de course sans vraiment entretenir un échange horizontal qui ressemblerait à ce qu’on appelle l’agronomie.

Pour le plan Écophyto, nous notons des réussites, mais les objectifs ne sont pas atteints. Les résultats s’avèrent globalement décevants. Les objectifs ont été fixés lors du Grenelle de l’environnement de 2009 et, quinze ans après, il faut se demander pourquoi ces résultats ne sont pas probants. Est-ce dû aux outils ? Faut-il réaliser plus de recherches, différentes ? C’est sans doute le cas. Quoi qu’il en soit, nous nous sommes interrogés sur les raisons de cet échec et avons abouti à un diagnostic.

S’agissant de la recherche, nous disposons aujourd’hui de chercheurs extrêmement pointus dans leur discipline, évalués selon leurs publications dans des revues internationales. Ceux qui ont une approche plutôt transversale et agronomique sont considérés avec un peu de condescendance. C’est un peu la relation entre un expert et un chercheur dans d’autres domaines. Si des membres de l’Inrae étaient présents, ils nous diraient que des chercheurs ont été embauchés pour faire de la transversalité. Il nous reste à analyser l’ampleur de ce mouvement de transversalité et de transdisciplinarité. Cette dernière est à distinguer de la pluridisciplinarité. La pluridisciplinarité, c’est plusieurs disciplines indépendantes qui concourent au même objectif sans vraiment d’échanges. La transdisciplinarité, ce sont des équipes projet qui échangent réellement des conséquences que le progrès dans tel couloir de course a sur tel autre couloir de course.

Concernant les instituts techniques, nous auditionnerons prochainement Mme Vial, présidente d’Arvalis et présidente de l’Acta (les instituts techniques agricoles). Elle ne sera certainement pas d’accord avec mon propos, mais, quand vous voyez que les instituts fonctionnent par filière, vous constatez immédiatement un problème. Arvalis est l’institut technique des céréales et fourrages, Terres Inovia celui des oléagineux. L’Institut technique de la Betterave possède quant à lui un nom plus explicite. Au final, il existe de nombreux instituts qui travaillent de manière parallèle. Notons cependant qu’Arvalis a fait des efforts pour développer une approche transdisciplinaire avec Terres Inovia. Il y a eu un projet de fusion des instituts il y a quelques années, mais il a échoué. S’il avait vu le jour, c’est bien qu’un problème se posait. Or ce problème subsiste, même si des efforts de transversalité sont observés.

Regardons maintenant ce qui se passe du côté des 4 000 conseillers agricoles. Là encore, les conseillers en chambre se spécialisent par culture. On observe ainsi des silos à tous les niveaux, de la recherche au développement et au conseil. Il y a donc un vrai problème et vous verrez quelles solutions nous proposons.

Notre diagnostic étudie également la place du consommateur. Un de nos membres a travaillé dans un groupe agroalimentaire. Malheureusement, les acteurs de l’alimentaire et de la grande distribution ont considéré que les questions de sécurité de l’environnement, mais aussi de sécurité des personnes, n’étaient plus des questions précompétitives ; elles pouvaient en revanche faire l’objet de différenciation des produits. Nous assistons donc à une surenchère marketing qui crée la peur du consommateur. Ce dernier voit que les industriels arguent chacun que leur produit est plus sûr qu’un autre. Le tout induit une perte de confiance. Le consommateur se dit que les industriels ne sont pas capables de se mettre d’accord sur les vrais enjeux qui garantissent sa sécurité.

Dernier point du diagnostic : « la place centrale des blocages sociotechniques ». Après quinze ans, nous ne pensons pas que la solution pour changer les pratiques agricoles et diminuer l’usage des produits phytosanitaires résultera d’une invention géniale. Le bouquet de solutions y contribuera, mais ce n’est pas parce que des Bac + 25 — je suis volontairement provocant, car je dois en faire partie — auront trouvé une solution qu’elle percolera de façon rationnelle jusqu’à l’exploitant. Toute une série de blocages existent.

À présent, quelles sont nos orientations provisoires ? Je resterai prudent sur ce point. Nous pourrions aller plus loin, mais je ne souhaite pas que nos collègues aient l’impression que notre témoignage va plus loin que ce qui a été raisonnablement acté par le groupe. Pour que ce groupe fonctionne, nous faisons extrêmement attention à observer une loyauté absolue par rapport à ce qui s’y dit. Ce groupe repose sur la confiance, qui permet à un membre de France Nature Environnement (FNE) de siéger à côté d’un producteur de pesticides.

La première idée que nous retenons est « la nécessaire mobilisation des acteurs de terrain ». D’abord, des agriculteurs eux-mêmes. Nous avons auditionné M. Omont, conseiller agricole de la chambre d’agriculture de l’Eure, qui a réussi une chose absolument extraordinaire. Il a mobilisé une vingtaine d’exploitants en considérant qu’ils allaient s’approprier l’objectif du plan Ecophyto. De conseiller de la chambre, il est devenu l’accompagnateur d’un groupe. Lorsque ce groupe a proposé des solutions par son travail interne, il y a eu des échecs. Ce n’étaient pas ceux du conseiller, mais bien ceux du groupe. Aujourd’hui, ils parviennent à trouver des moyens d’action efficaces. Or, de nombreux agriculteurs ont ressenti que ces plans de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires arrivaient d’en haut et devaient être appliqués sans concertation.

La démarche de ce groupe nous a d’autant plus intéressés que nous tenons à ce que les recommandations du groupe de travail, validées par l’Académie, puissent nous permettre d’aborder les autres grands enjeux auxquels l’agriculture française est confrontée : la durabilité, le changement climatique, l’eau, la biodiversité – et les pesticides ne sont qu’une partie, certes non négligeable, de l’enjeu – la compétitivité, ou encore le renouvellement des générations d’agriculteurs. La démarche de M. Omont montre qu’une technique de création d’intelligence partagée au niveau du terrain s’applique ensuite à tous les sujets. Elle peut s’appliquer à l’avenir pour un problème de raréfaction d’eau par exemple.

De même, les échanges entre agriculteurs et citoyens ou citoyens consommateurs doivent être améliorés. Nous ne sommes pas encore parvenus à auditionner le maire de Salomé dans le Nord, qui avait été le premier en 2019 à prendre un arrêté – aussitôt retoqué par le préfet – imposant une distance de traitement de 150 mètres. Ce maire a constitué des groupes d’échange entre agriculteurs et riverains qui sont arrivés à un consensus, dont je ne connais malheureusement pas l’exacte teneur. Notre sous-groupe consommateurs a fortement souligné que, pour rétablir la confiance, la communication de terrain entre les agriculteurs et les citoyens, grâce aux visites de fermes ou à ce type de groupes, par exemple, était fondamentale. Il s’agit donc de dire : trouvons un moyen de mobiliser les acteurs, et réactivons la relation entre les agriculteurs et les citoyens consommateurs.

Notre deuxième recommandation porte sur la nécessaire transdisciplinarité à tous les niveaux. Ce point s’avère extrêmement compliqué. Des interlocuteurs ayant par exemple eu des responsabilités dans l’Inrae nous disent que faire évoluer cette approche par discipline scientifique sera compliqué. Ils réfléchissent à des solutions pour provoquer ce mouvement. Je suis désolé de ne pas pouvoir vous en dire plus. Il s’agit d’une des limites de notre outil. L’audition d’Anne-Claire Vial nous permettra d’étudier des pistes de transdisciplinarité au niveau des instituts. Nous devrons également l’analyser au niveau des conseillers agricoles : comment dupliquer ce que M. Omont a mis en place ?

Notre troisième idée porte sur les agriculteurs de demain. Bertrand Hervieu et François Purseigle ont publié le livre Une agriculture sans agriculteur, titre qui ne comporte pas de point d’interrogation. Aujourd’hui, l’évolution fait que 15 % des exploitations sont de grande taille. Deux analyses sont alors possibles. Nous pouvons considérer que, finalement, 85 % des exploitations sont toujours de taille familiale. Or Bertrand Hervieu répond que ces 15 % d’exploitations représentent 40 % de la superficie agricole utilisée (SAU), un taux en croissance.

Certains membres du groupe notent qu’en plus, les statistiques nous informent mal. Lorsque l’exploitant d’un terrain de 80 hectares décède, la famille ne veut souvent pas vendre l’exploitation. Elle rejoint donc un groupe d’agriculteurs ou un établissement de travaux agricoles. Statistiquement, elle fait toujours 80 hectares, mais elle est en réalité gérée dans un ensemble de 4 000 hectares. À ce stade, notre groupe reste divisé. Certains estiment qu’il s’agit d’une catastrophe pour notre objectif. Ces établissements de travaux agricoles sont de grosses entreprises qui possèdent des critères financiers de rentabilité. Ils iront donc vers la simplification, qui est le contraire de la diversification que nous recommandons.

Au contraire, d’autres estiment que ces industriels peuvent assumer ce qui a été appelé « la charge mentale de l’innovation » précisément grâce à leur surface financière. Ils disposent des moyens d’embaucher des ressources humaines et d’acheter les équipements nécessaires. Le premier groupe pense quant à lui que ces industriels ne le feront pas. Une idée ressort actuellement. Les sociétés industrielles et commerciales sont soumises à des seuils sur les aspects sociaux. Pourquoi ne pas en fixer en fonction de la taille des exploitations ? Si cette évolution est inexorable, comment faire pour qu’elle s’inscrive dans nos objectifs et comment l’encadrer ?

Ensuite, concernant les consommateurs, nous souhaiterions aboutir à une recommandation claire auprès des industriels de l’agroalimentaire et des distributeurs pour leur montrer à quel point le marketing de la peur, fondé sur la surenchère des promesses, a été dévastateur pour tous les acteurs. Il faut établir de bonnes pratiques qui soient considérées comme précompétitives et des pratiques de communication identiques. Nous espérons bénéficier de suffisamment de connaissances dans ce domaine pour produire une recommandation crédible.

Pour finir, nous devons à présent dresser la liste des blocages sociotechniques et émettre nos recommandations pour les lever.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci beaucoup pour votre contribution et l’état d’esprit dans lequel vous animez votre travail. Nous nous réjouissons d’être destinataires de votre point d’étape et serons attentifs à votre résultat final. Nous connaissons également les travaux de François Purseigle et Bertrand Hervieu. Vous avez évoqué la question des seuils pour réguler ce phénomène d’accaparement des terres qui crée des concentrations de propriété ou d’usage, les deux interagissant. Quels sont ces seuils ? Si vous les avez trouvés, nous sommes très intéressés.

M. Jean François Molle. Nous n’en sommes malheureusement pas là, j’en suis désolé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je souhaite à présent vous interroger sur deux sujets majeurs. Vous avez dit à juste titre, et cette pensée est désormais largement partagée, qu’il n’y a pas de solution unique sur les pesticides. Il faut une démarche globale d’agroécologie, la solution reposant grosso modo à 80 % sur l’agronomie et à 20 % sur les technosolutions. Cependant, vous n’avez rien dit du plan stratégique national (PSN). Nous disposions d’un instrument extraordinaire avec ce PSN. L’avez-vous analysé comme indicateur de l’agroécologie ?

M. Jean François Molle. Non. Nous avons consulté la présentation extrêmement fouillée du PSN, mais nous ne nous en sommes pas servi.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’autre indication porte sur les marchés. Pour créer une mosaïque paysagère, une succession de cultures voire des mélanges d’espèces sur une même parcelle, il faut posséder derrière une infrastructure de commercialisation, de tri, ainsi que des marchés et des filières. Or, parmi ces filières, celle des oléoprotéagineux et celle de la diversification vers les légumineuses à destination de la consommation humaine apparaissent aujourd’hui en panne. Nous souffrons d’un réel problème d’indicateurs de marché. Fait-on preuve de mauvaise volonté ? Sommes-nous mal protégés à nos frontières ? Est-ce dû à un déficit de recherche, à un déficit de protection aux frontières européennes ? Sans une évolution du marché pour faire valoir des filières alternatives aux grandes cultures céréalières, notamment d’exportation, existe-t-il réellement des solutions crédibles en la matière ?

M. Jean François Molle. La question de la demande des consommateurs en fonction des évolutions des pratiques agricoles apparaît effectivement centrale et en appelle d’autres. Quelle rémunération pour ces nouvelles pratiques ? Quelle couverture du risque et qui le prend à sa charge ? Notre groupe a émis quelques idées, mais sans doute pas suffisamment abouties.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il faut distinguer deux types d’assurance. Il est impossible d’assurer contre l’absence d’un marché. Le risque porte sur l’expérimentation de nouvelles solutions. L’assurance de ce risque technique peut favoriser les expérimentations par les agriculteurs. Aujourd’hui, les opérateurs économiques en Europe créent-ils des indications de marché, notamment dans des écosystèmes comme les bassins céréaliers, qui nous aident pour évoluer vers une plus grande diversification ?

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous l’avons peu abordée, mais la question des risques est majeure. Lorsque différentes contraintes sont imposées à un agriculteur, si elles ne fonctionnent pas, c’est alors la totalité de sa récolte et de son revenu qui est en jeu. La possibilité de couvrir ces risques a été très souvent abordée par les membres du groupe.

De même, ceux-ci ont souvent abordé les règles à l’international, tant sur les produits phytosanitaires que sur tout l’environnement de l’agriculture. Des distorsions existent déjà au niveau européen. Or les retours en arrière sont ensuite rédhibitoires en termes de crédibilité. Ainsi, si nous imposons des normes pour des produits nationaux, celles-ci doivent être identiques pour les importations.

M. Jean François Molle. Nous avons évoqué les plans alimentaires territoriaux qui sont sans doute un bon moyen pour induire les changements localement et favoriser la mise en place des filières. Des assureurs nous avaient annoncé fièrement que le big data permettrait d’assurer les récoltes de façon plus fine qu’aujourd’hui, ce qui générerait donc des primes d’assurance plus faibles. Or, pour l’instant, ce n’est pas le cas. Si les primes d’assurance ne sont pas excessives, elles peuvent fonctionner, sur les récoltes évidemment, pas sur les marchés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons évoqué la question du plan stratégique national et des marchés comme grands indicateurs d’une transition agroécologique. La réduction des produits phytosanitaires, notamment des CMR 1 et 2, est principalement passée à ce jour par la voie réglementaire, et non par la bonne volonté ou par l’innovation technologique. Avez-vous l’impression que le mikado d’Écophyto est piloté ?

M. Jean-Yves Le Déaut. Il faut dissocier les évolutions quantitatives et qualitatives, pour prendre en compte l’impact des produits et leurs dangers sur l’environnement et la santé humaine. De nombreux membres de notre groupe estiment nécessaire de développer la toxicologie et l’écotoxicologie. Il faut en parallèle s’accorder sur la mesure des usages des pesticides. C’est une question compliquée.

Le plan Écophyto constitue en effet un mikado. Il n’y a pas eu de volonté politique de pousser ces objectifs dans le temps. Les agriculteurs ont été placés sous le feu des projecteurs, et de temps en temps les industriels lorsqu’ils fabriquaient en France des produits interdits à l’étranger. Les solutions sont multiples et ne dépendent pas uniquement du réglementaire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous le sentiment que le programme Écophyto a été piloté ?

M. Jean François Molle. Non. Étant ingénieur, j’en étais très surpris. Supposons qu’un industriel rencontre des problèmes de cassure de ses biscuits, si une solution est trouvée au bout de cinq ans, tout le monde l’adopte ensuite dans les six mois. Dans le cas présent, nous avons noté des résultats positifs grâce au réseau Dephy. Dans tous les contextes pédoclimatiques, nous possédons des solutions qui produisent des résultats. Pourtant, elles ne sont pas déployées. Il faut un décodeur de ce qui a été fait à tel endroit pour que les principes puissent en être appliqués ailleurs. Or ce décodeur n’a pas été élaboré, laissant l’impression d’un gâchis de tous les bons résultats suscités par Dephy.

M. Jean-Yves Le Déaut. À ce titre, Einstein disait : « La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à des résultats différents. » Or c’est bien ce que nous constatons dans ce dossier. Les actions ont toujours été similaires, et surtout sans innovation dans le pilotage.

Nous sommes parfaitement d’accord pour affirmer que l’agroécologie constitue la base des solutions de demain, mais à condition qu’elle s’inscrive dans un bouquet de solutions. Les bouquets de solutions sont fondamentaux. Le biocontrôle et l’agroécologie sont bien développés et des solutions génétiques et de mécanisation liées à la robotique doivent sans doute également être approfondies. De nombreuses solutions peuvent s’avérer utiles, en complément d’une action forte sur les structures. Il est vrai que, sans action sur les structures, apporter de la technique demeurera inutile. Certains acteurs doivent également admettre que des solutions techniques fortement critiquées par le passé progressent aujourd’hui et méritent des discussions.

M. Jean François Molle. Il faut en effet ce bouquet de solutions, conjugué à une modification des structures.

M. le président Frédéric Descrozaille. Sur la partie aval, vous avez évoqué ce qui relevait d’une approche précompétitive. Pourriez-vous développer ce point ? Les interlocuteurs du réseau Dephy que nous avons auditionnés ont notamment parlé de « verrouillage par le marché ». Ils peuvent réduire le recours aux produits phytopharmaceutiques jusqu’à 40 %, avec une moyenne de 26 %. Leurs difficultés ne portent pas sur des enjeux pédoclimatiques ou de filière, mais bien sur un « verrouillage par le marché ».

En outre, après quinze ans de politiques publiques, les objectifs n’ont pas été atteints et les quelques résultats ont été obtenus dans la douleur. Peut-être n’avons-nous pas sollicité les bons acteurs. Nous avons ciblé les politiques agricoles alors que les acheteurs ne prennent aucune responsabilité. Dans l’objectif de briser les silos et de développer une approche transversale, comment mettre en place une horizontalité au niveau des clients de l’agriculture ? Comment créer une incitation par le marché au changement attendu côté agricole ?

M. Jean François Molle. Personnellement, et en tant qu’ancien salarié de Danone, je crois que les acteurs de la distribution et de l’agroalimentaire peuvent être prêts à cette approche précompétitive. Celle-ci reposerait sur un cahier des charges des pratiques agricoles liées à leur approvisionnement qui représenterait un socle, et ne serait plus différenciant de leurs produits.

J’avais par le passé fondé l’association Sustainable Agriculture Initiative, dont le but était de développer des cahiers des charges pour le chocolat, le lait, ou encore les céréales, le tout par grand secteur de production agricole et avec les grands acteurs, principalement de l’agroalimentaire. Notre groupe de travail pourrait faire le point sur l’avancée de ce genre d’initiatives. Où en est l’application des cahiers des charges, qui posaient cependant des difficultés non négligeables pour s’entendre avec les agriculteurs ? Le mouvement sera considérable si les grands distributeurs, les grands de l’agroalimentaire, s’entendent sur les conditions normales d’accès au marché et d’achat des matières premières et de rémunération. Les industriels et les distributeurs représentent des entreprises commerciales dont le but est de générer des bénéfices. Or, sur le long terme, ils devraient analyser la chute de la confiance des consommateurs des trente dernières années. Ces surenchères marketing ont fait beaucoup de mal, y compris aux grands groupes agroalimentaires eux-mêmes. Je pense personnellement que nous pouvons les mobiliser, non pas par fascination des grands groupes, mais parce qu’ils jouent souvent un rôle d’entraînement des autres.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Je partage pleinement nombre de sujets que vous avez abordés, notamment la question des silos au niveau de la recherche et du conseil. On retrouve ce fonctionnement en silo dans nos organismes de contrôle, y compris à l’échelle de l’État, pour les contrôles au niveau de la politique agricole commune (PAC) ou des services vétérinaires. Nous fonctionnons souvent par filière, voire par représentation. Bien souvent, lorsque les organismes de contrôle analysent une même exploitation, ils aboutissent à des conclusions incompatibles entre elles, sans pour autant chercher de solutions. Ce fonctionnement en silo est l’une des caractéristiques principales du monde agricole. La focalisation sur les pesticides relève de ce même écueil. Au lieu de nous intéresser globalement à l’impact de notre agriculture sur l’environnement et sur la santé au sens large, nous nous focalisons sur les pesticides. Nous pourrions tout autant cibler les emballages ou les déchets. Avez-vous également analysé cette problématique de silotage chez les autres acteurs que vous n’avez pas cités aujourd’hui ?

Ensuite, vous avez évoqué les surenchères à l’échelle de l’agriculture. Les surenchères entre les différents syndicats agricoles ne contribuent-elles pas également à cette situation ? Historiquement, les syndicats agricoles sont nés par des oppositions et par des décisions individuelles. Ils se retrouvent à présent sur certains sujets, et non sur d’autres. Les pesticides représentent une forme de séparation entre eux. Or, à ma connaissance, aucune pratique agricole n’est exclusivement réservée à un type d’agriculture. Le désherbage mécanique se pratique aujourd’hui à la fois en agriculture dite conventionnelle et en agriculture dite bio. Le tout crée une méconnaissance dans l’esprit du consommateur et renforce la méfiance que vous avez évoquée. J’aimerais votre avis sur ces points. Votre orientation nous permet de percevoir l’agriculture sous un autre angle, sachant que le premier objectif de l’agriculture est d’abord de nous nourrir, tout en ayant les impacts les plus raisonnables vis-à-vis de l’environnement et de la santé, et en préservant un revenu raisonnable pour les agriculteurs.

M. Jean-Yves Le Déaut. Vous avez largement résumé notre pensée. Nous observons que le développement agricole est uniquement vertical. Il faudrait au contraire associer les acteurs du terrain et de la filière. Trouver une solution par la recherche et l’imposer de manière descendante, y compris par de la vulgarisation, ne fonctionne pas. Or des expériences qui ont fonctionné dans certains départements ne sont pas dupliquées ailleurs, précisément car des coupures existent à tous les niveaux.

En vue de notre audition, de nombreux membres du groupe nous ont transmis des contributions. Un des membres a notamment suggéré que des médiateurs, peut-être des jeunes en service civique, puissent intervenir sur un terrain associant des ingénieurs, des réseaux d’agriculteurs, l’Inrae et des consommateurs. Ils recevraient des directives pour intervenir sur ce territoire sur une durée de deux ou trois ans. Nous avons bien constaté que les silos constituaient un problème fondamental. Il faut s’appuyer sur les savoirs, mais également les transmettre. Bien souvent, l’innovation n’est finalement pas technologique, mais sociale ou d’ingénierie par exemple. Ces petits groupes pourraient favoriser la mise en place de systèmes innovants.

Paradoxalement, nous estimons que tous les ingrédients d’une position consensuelle sont présents. Au-delà du bouquet de solutions techniques, le progrès ne résultera que d’une modification des approches, avec davantage d’agronomie et de transversalité. De même, il faut mieux mobiliser les acteurs de terrain afin de rendre ces évolutions attrayantes. Des modifications de structure et d’organisation s’avèrent également indispensables. La question des moyens pour y parvenir doit être débattue de manière plurielle, en associant tous les acteurs, décideurs, chercheurs, conseillers, formateurs, agriculteurs, citoyens, consommateurs, industriels et médias.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pour finir, la question de la confiance apparaît également centrale. Elle concerne l’homologation des produits mis en marché et l’approbation des principes actifs au niveau européen. Or nous avons auditionné de nombreux acteurs qui remettent en cause ce principe, et mettent en doute le caractère objectif des travaux de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) et de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). Pensez-vous que la loi de 2014 qui a confié l’analyse et la gestion du risque à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) garantit cette confiance ? Tous les acteurs de la filière estiment que cette loi est mauvaise, car parler de risque revient à parler du risque acceptable, de l’exposition acceptable au danger, ce qui relève par nature d’un choix politique. Fallait-il aller jusqu’à cette loi pour rétablir la confiance ? Faut-il transférer à l’Efsa l’analyse et la gestion du risque ? Ou bien faut-il revenir sur cette loi de 2014 pour réhabiliter le politique ? Comment le politique peut-il contribuer à rétablir la confiance en assumant la responsabilité du risque acceptable ?

M. Jean-Yves Le Déaut. Nous n’avons pas encore abordé ce sujet dans notre groupe de travail, mais nous le ferons. J’estime personnellement que confier la gestion du risque à l’Anses était pertinent. Nous ne pouvions pas garder un système avec plusieurs organismes qui traitaient le même type de questions. Le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) travaillait par exemple en même temps que l’Anses. À terme, il faudra transférer cette responsabilité au niveau européen. Les réglementations différentes selon les pays représentent un réel facteur de rupture de confiance. Les allers-retours sur des autorisations ou des interdictions de pesticides sont incompréhensibles et rédhibitoires. Il faut donc que nous aboutissions à un moment à des règles uniformisées au niveau européen.

En parallèle, le politique a effectivement besoin d’être réhabilité. Celui-ci doit prendre des décisions sur la base de certitudes scientifiques molles, ce qui est éminemment complexe. Il doit aussi témoigner de plus de courage. Il n’a par exemple pas pris ses responsabilités sur divers sujets alors que le savoir lui permettait de les prendre. Pour finir, il faut impérativement lancer des études d’impact avant les textes de loi, puis contrôler l’application de la loi.

M. Jean François Molle. Par ailleurs, vous avez auditionné Robert Tessier, longtemps académicien et longtemps responsable des homologations au ministère de l’Agriculture. Il est membre de notre groupe de travail et a hier été nommé président de la plateforme de dialogue de l’Anses sur les autorisations. Nous serons donc accompagnés des meilleurs intervenants pour traiter ce sujet.

 


37.   Audition avec des agences de l’eau sur la problématique de la sanctuarisation des zones de captages (jeudi 26 octobre 2023)

La commission entend lors de son audition avec des agences de l’eau sur la problématique de la sanctuarisation des zones de captages :

 M. Guillaume Choisy, directeur général de l’Agence de l’eau Adour-Garonne ;

 M. Thierry Vatin, directeur général de l’Agence de l’eau Artois-Picardie ;

 M. Marc Hoeltzel, directeur général de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous allons consacrer la première partie de nos travaux de ce jour à des enjeux liés aux agences de l’eau. Je remercie monsieur Guillaume Choisy, directeur général de l’agence de l’eau Adour-Garonne, d’être présent parmi nous. Messieurs Thierry Vatin et Marc Hoeltzel, directeurs généraux des agences de l’eau Artois-Picardie et Rhin-Meuse, sont également avec nous par visioconférence.

Je précise que nous avons déjà auditionné des agences de l’eau, ce sont des institutions au centre de cette commission d’enquête, focalisée sur la réduction de l’impact et des usages des produits phytopharmaceutiques. Vous êtes au carrefour de tous les enjeux de transformation de l’agriculture. Nous allons plus particulièrement essayer de comprendre aujourd’hui ce qu’il s’agirait de faire évoluer dans la réglementation autour de la question des captages pour l’alimentation en eau potable.

Nous vous demanderons de refaire le point sur la question des périmètres parce qu’il est important d’avoir des connaissances précises sur ce sujet. Nous nous interrogeons sur l’opportunité de faire évoluer les leviers réglementaires dont vous pouvez disposer pour agir sur cette question de la protection des captages.

Avant de vous céder la parole, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenus de prêter serment. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Marc Hoeltzel, M. Thierry Vatin et M. Guillaume Choisy prêtent serment.)

M. Marc Hoeltzel, directeur général de l’agence de l’eau Rhin-Meuse. S’agissant des captages, nous cherchons à développer une protection préventive, dans un périmètre qui est en réalité entendu plus largement que les périmètres de protection réglementaire – constitués des périmètres de protection immédiate, rapprochée et éloignée.

Je pense que notre premier axe d’intervention est commun à l’ensemble des agences de l’eau. Nous développons des plans d’action sous l’égide des collectivités, qui sont au centre du jeu, en ce qu’elles ont la responsabilité de la protection et de la gestion de leurs captages. Il s’agit de faire en sorte qu’elles puissent être dotées de moyens d’animation afin d’aller au-devant des acteurs agricoles et de mettre en place des changements de pratiques pour garantir la protection préventive des captages. C’est un premier volet purement incitatif. Nous accompagnons par ailleurs les acteurs agricoles dans les changements de pratiques.

Ensuite, il y a l’acte réglementaire de mise en place des protections des périmètres de captage. Nous accompagnons la mise en place réglementaire, qui pèse sur la maîtrise d’ouvrage de la collectivité. Des études doivent être réalisées et nous nous occupons de leur financement. Une fois la procédure engagée, elle relève des services déconcentrés de l’État.

Sur ce point, nous rencontrons souvent des difficultés avec les collègues de l’Agence régionale de santé (ARS) pour nous accorder sur la notion de risque qui pèse sur un périmètre de captage. L’ARS considère que les périmètres réglementaires concernent les pollutions accidentelles, et pas forcément ce qu’on entend en termes de pollution diffuse agricole. Aujourd’hui, les niveaux de prescription dans les arrêtés de déclaration d’utilité publique (DUP) sont à mon sens insuffisants pour garantir la protection préventive des captages.

Vous souhaitez également nous entendre sur les questions de droit de propriété. Je précise que le périmètre immédiat doit être sous la propriété complète de la collectivité qui a la gestion du captage. Par ailleurs, au-delà de l’animation sur le captage et de l’incitation aux changements de pratiques agricoles, nous développons avec les collectivités des actions dans le domaine du foncier.

Pour cela, nous mettons en œuvre trois leviers, qui ne sont pas très massifs pour nous sur le plan financier : cela représente environ 1 % du budget consacré aux pollutions diffuses agricoles. En revanche, c’est extrêmement important pour reconquérir les captages d’eau potable.

Nous utilisons des baux ruraux environnementaux sous l’égide de la collectivité. Nous accompagnons également les collectivités dans l’achat de parcelles sur le périmètre d’alimentation en eau potable, notamment pour permettre des échanges fonciers. Une parcelle donnée à la suite d’un échange peut ainsi être remise en herbe sur un périmètre de captage.

Par ailleurs, nous pratiquons des obligations réelles environnementales (ORE). Même s’il reste incitatif, c’est à notre sens un outil extrêmement intéressant. Cela ne constitue pas un transfert de propriété à proprement parler. C’est intéressant dans le sens où la collectivité recouvre la maîtrise de la parcelle en question, avec l’engagement d’un bail de très longue durée : entre vingt et soixante ans. Les ORE incluent des actions prescriptives en termes de nature des cultures. Cela permet d’avoir une protection active à long terme sur le périmètre de captage. Ce dispositif se développe de plus en plus avec les collectivités ; il répond à un frein qu’on rencontre souvent dans le monde agricole : la maîtrise du foncier. Je pense qu’une incitation fiscale pourrait être pensée afin que les collectivités utilisent cet outil plus naturellement.

Enfin, il y a un dernier volet que nous n’utilisons pas du tout, mais sur lequel nous aimerions progresser au cours des années à venir. Il s’agit du droit de préemption dans les périmètres d’alimentation des captages. C’est une nouvelle disposition législative que nous n’avons pas encore pratiquée au niveau du bassin Rhin – Meuse.

M. Thierry Vatin, directeur général de l’agence de l’eau Artois-Picardie. La maîtrise des produits phytosanitaires est un sujet particulièrement important pour l’agence de l’eau Artois-Picardie. Nous avons dans notre bassin une agriculture extrêmement intensive, voire quasi industrielle. 85 % de la surface agricole utilisée (SAU) est consacrée aux grandes productions de l’industrie agroalimentaire. Le bassin fournit à peu près la moitié des pommes de terre du pays ainsi que des betteraves et des petits pois.

Les industries agroalimentaires imposent des cahiers des charges assez stricts aux agriculteurs. Elles leur imposent notamment pour cela des quantités de nitrates, de pesticides et d’eau. Malgré les politiques Écophyto, qui datent de 2008, nous constatons une augmentation assez forte des quantités de pesticides dans le bassin. Le plus inquiétant, c’est que cela concerne aussi des substances dites cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). J’en veux pour preuve les recettes de la redevance pour pollution diffuse (RPD) sur ces produits CMR, passées de 2 à 8 millions d’euros, soit une augmentation de 300 %.

L’agence de l’eau mène depuis une quinzaine d’années une politique très engagée sur les captages. Il s’agit de faire de l’accompagnement. Les aides de l’agence de l’eau sont très substantielles. Nous avons même payé la délimitation des aires d’alimentation de captage afin que tous ces périmètres soient définis. Nous avons payé tous les diagnostics multi-pressions, tous les animateurs ainsi que les chambres d’agriculture afin de faire de l’accompagnement de groupes d’agriculteurs dans le cadre de groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE). Nous finançons également toutes les mesures agro-environnementales et climatiques (Maec).

Je pourrai vous communiquer un rapport d’évaluation. Sur les dix dernières années, l’agence de l’eau a dépensé 50 millions d’euros. Pour autant, le résultat est quasi nul. Au mieux, ça a permis de maintenir le niveau de pollution de certains captages. En revanche, on note une aggravation de la pollution en nitrates et en pesticides dans d’autres captages.

C’est la raison pour laquelle l’agence de l’eau a décidé de changer de méthode. Il s’agit de passer d’une politique de moyens, d’incitations et d’accompagnement à une politique de résultats. Nous disons clairement aux collectivités responsables des captages : « S’il n’y a pas une baisse de pression significative, l’agence de l’eau ne paiera pas le curatif ». Malgré tout, on n’observe pas de changement de culture. Le modèle d’agriculture mis en place dans notre région est extrêmement rentable.

Les aides des agences de l’eau ainsi que d’autres acteurs – dont la région et les services de l’État – n’amènent pas les agriculteurs à changer de pratiques agricoles. Ces derniers sont par ailleurs soumis à des cahiers des charges extrêmement rigoureux imposés par les industries agro-alimentaires. Nous avons donc décidé de passer à une politique de résultats en disant : « Nous continuons à aider, mais sous réserve que les baisses dans les aires de captages les plus vulnérables soient vraiment significatives ». Cela suppose clairement un changement de braquet, avec la mise en place de cultures à très bas niveaux d’intrants.

Avec le préfet de bassin, celui de la région et la direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf), nous avons engagé un travail qui devrait aboutir à des mesures de compensation de pertes d’exploitation à très haut niveau. Il s’agit de faire en sorte qu’elles soient suffisamment crédibles pour les agriculteurs bénéficient d’une compensation totale de la perte d’exploitation lorsqu’ils changent de cultures.

Normalement, nous avons l’outil de la zone soumise à contraintes environnementales (ZSCE), qui est très simple. Il s’agit d’une mesure réglementaire du préfet. Or, elle n’a jamais été mise en œuvre dans notre bassin. C’est la raison pour laquelle le préfet de bassin, qui est également le président du conseil d’administration de l’agence, a demandé à ses collègues préfets de définir une quinzaine de captages prioritaires dans le bassin. Si tous les outils que l’agence de l’eau et les services de l’État mettent en œuvre ne fonctionnent pas, il a déclaré qu’il en viendrait à des mesures réglementaires contraignantes.

Des outils existent donc. On pourrait très bien définir une zone soumise à contraintes environnementales avec un cahier des charges très ambitieux et très exigeant. Pour autant, les préfets ne l’ont pas fait à ce jour. Ils ont préféré travailler sur l’incitation. Nous faisons le constat que cette politique-là ne fonctionne pas. Il va donc falloir une « carotte » un peu plus forte, avec la compensation que j’évoquais. Je pense que ça passera également par la mise en place de mesures réglementaires. Mais nous avons déjà tous les outils nécessaires. Il s’agit simplement de les utiliser.

M. Guillaume Choisy, directeur général de l’agence de l’eau Adour-Garonne. Je pense que nous avons des réalités assez différentes dans nos bassins, dues à certaines spécificités entre le Nord et le Sud. L’agence de l’eau Adour-Garonne consacre 20 % de son budget à la lutte contre les pollutions diffuses. Même si ce budget n’est pas des plus importants, c’est tout de même significatif. Nous avons aujourd’hui 90 captages prioritaires et nous en aurons 400 demain. Cela représentera environ 30 % du territoire.

Une spécificité du bassin Adour-Garonne, c’est qu’on n’a pas des nappes partout. Les captages en nappes ont souvent été fermés parce qu’ils n’étaient plus conformes en termes d’eau brute. Nous surveillons en effet à la fois l’eau potabilisée et l’eau brute. Lorsque certains taux sont dépassés pour l’eau brute, on en vient à fermer des captages. C’est la raison pour laquelle nous captons majoritairement en rivière aujourd’hui, ce qui fait que nos aires de captage sont bien plus étendues que ce qu’on peut trouver dans le reste de la France.

Des actions assez fortes ont été mises en œuvre dès le début des années 2000, notamment dans le nord du bassin. Après une vingtaine d’années, nous constatons que la quantité de pesticides a baissé d’environ 7 % – et d’à peu près 45 % pour les CMR 1, ce qui est tout de même encourageant.

Pour en arriver là, nous avons eu recours à des politiques plutôt ambitieuses. Cependant, elles ne sont certainement pas à la hauteur des enjeux. Depuis six ans, nous allions systématiquement ZSCE et aides. Autrement dit, il n’y a pas d’aides publiques de l’agence si la ZSCE n’est pas activée par l’État. Ce fonctionnement est plutôt bien accepté par tout le monde. Cela permet d’avoir un cadre commun, qui n’est pas forcément très contraignant au départ, mais qui emmène tous les agriculteurs dans une même dynamique. J’ajoute que ces derniers demandent eux-mêmes une cohérence d’actions sur les territoires, pour obtenir des résultats.

Quelles évolutions réglementaires seraient nécessaires ? Le dispositif des ZSCE n’est probablement pas assez contraignant pour mettre en adéquation ce qui relève du domaine régalien et les politiques d’intervention des agences. Je ne suis pas certain qu’une augmentation importante de nos aides apporterait plus de résultats. Ce n’est pas une question d’aides, mais plutôt d’ambition du cadre réglementaire pour limiter les impacts des produits phytosanitaires.

Il faudrait par ailleurs pouvoir mesurer les enjeux liés aux PFAS (substances perfluoroalkylées), qui constituent un angle mort aujourd’hui. Ce sont ces molécules qui ont été introduites avec une bonne intention, pour diminuer les doses d’intrants et mieux fixer les produits phytosanitaires sur les plantes. Le problème, c’est qu’on découvre aujourd’hui qu’elles peuvent être dangereuses. Or, les PFAS ne sont pas contrôlés : on ne sait pas où ils sont, ni dans l’eau brute, ni dans l’eau potabilisée.

Il y a donc un enjeu consistant à bien regarder les molécules qui sont utilisées aujourd’hui. Il s’agit de surveiller celles qui ont un impact, qu’on retrouve dans l’eau brute et, in fine, dans l’eau distribuée.

Par ailleurs, il faut faire évoluer la réglementation pour réduire l’usage des produits phytosanitaires, au moins sur les bassins des captages pour l’alimentation en eau potable. Lorsqu’on diminue leur usage sur certains territoires – on l’a déjà fait, aux alentours de 25 % – on sait qu’on obtient des résultats en termes de qualité.

Pour autant, il ne s’agit pas forcément de faire passer tout le monde en bio. Il faut parvenir à une adéquation entre ce que l’environnement peut admettre et ce dont on a besoin pour sécuriser les exploitations dans leur système de production.

On peut recourir à l’acquisition foncière. Aujourd’hui, le droit de préemption est activé par contractualisation. Les agences de l’eau peuvent inciter en ce sens mais ce sont les collectivités qui ont la main. Ce sont des mesures efficaces : lorsqu’elles ont des terres en propriété, les collectivités peuvent imposer des cahiers des charges aux agriculteurs, de façon à garantir une neutralité d’impact sur l’eau en termes de pesticides – ce qui n’empêche pas de continuer à exploiter. Ces solutions peuvent paraître extrêmes mais c’est un moyen de sécuriser certains captages lorsque les autres mesures ont échoué.

Le rythme auquel on progresse n’est pas suffisant aujourd’hui. La qualité de l’eau se dégrade. On ne cherche pas tout, et l’on trouve déjà beaucoup de molécules. C’est donc assez préoccupant. Il faut aller plus au fond de ces enjeux. Les seules interventions des agences ne suffiront vraisemblablement pas.

Sur plusieurs territoires, il faudrait sans doute limiter certaines molécules présentes de façon très massive, et chercher des molécules de substitution. Mais je ne pense pas qu’il faudrait le faire au niveau national, car cela pourrait avoir des impacts extrêmement importants.

Je voudrais revenir sur une alerte que j’ai déjà eu l’occasion de faire. Nous avons tendance à tout miser sur le traitement de l’eau – en particulier les ARS. En Nouvelle-Aquitaine et en Occitanie, les ARS se rendent bien compte des limites du traitement et défendent aujourd’hui des mesures préventives. Aujourd’hui, même avec les systèmes de traitement les plus avancés technologiquement, on ne parvient plus à traiter de manière satisfaisante ou à des coûts satisfaisants les molécules chimiques présentes dans l’eau potable.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Nous avons eu envie d’approfondir la première table ronde que nous avions eue avec les agences de l’eau, qui était absolument passionnante. Cette table ronde avait largement abordé les questions des coûts de traitement de l’eau et des impasses qui nous amèneront peut-être demain à fermer des captages en l’absence de solution face au stress hydrique et à la concentration des pollutions.

Des ONG et différentes parties prenantes nous ont fait comprendre que les agences de l’eau et les collectivités territoriales en charge de l’eau n’étaient pas suffisamment armées juridiquement pour intervenir dans la protection de l’eau, qui est un bien commun. Ou, du moins, elles n’utilisent pas les outils juridiques à leur disposition pour des raisons que nous cherchons à cerner. Il faut avoir conscience qu’on parle bien de sécurité alimentaire lorsqu’on parle d’alimentation en eau potable.

D’où cette seconde audition, axée sur la question des outils réglementaires pour la protection de captages. Vos introductions nous ont beaucoup éclairés. Lorsqu’on parle de périmètres éloignés en France, avez-vous une idée de ce que ça représente ? Guillaume Choisy nous disait avant la réunion que c’était de l’ordre de 3 % de la SAU nationale.

M. Thierry Vatin. En fait, c’est variable selon les captages puisqu’une aire d’alimentation est calée sur le périmètre de l’entonnoir, c’est-à-dire du bassin versant. Il peut être plus ou moins important. À mon avis, c’est un peu plus de 3 %. C’est peut-être 5 %.

M. Marc Hoeltzel. D’après un chiffre de la direction de l’eau, on considère généralement que les aires d’alimentation des captages représentent de l’ordre de 7 à 8 % de la SAU au niveau national. En fait, l’aire d’alimentation est plus large que le périmètre éloigné, qui représente de l’ordre de 3 à 4 % de la SAU. Il faut avoir à l’esprit que le périmètre est beaucoup plus large lorsqu’il s’agit d’eaux de surface.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous allons donc retenir que c’est entre 3 et 5 % de la SAU pour les périmètres éloignés et entre 5 et 10 % pour les aires d’alimentation. Nous interrogerons la direction de l’eau pour savoir si elle dispose d’informations plus précises. Monsieur Hoeltzel a évoqué des « obligations réelles environnementales ». Cela a-t-il un rapport avec les ZSCE ?

M. Marc Hoeltzel. Il y a deux outils pour réglementer les usages dans un périmètre de captage. Les arrêtés DUP du code de la santé publique portent sur les trois périmètres : immédiat, rapproché et éloigné. L’arrêté ZSCE est un autre outil à la main des préfets. Il permet, dans un premier temps, de combiner des actions volontaires et incitatives qu’on va accompagner pendant trois ans. Si les objectifs ne sont pas au rendez-vous, ça peut prendre force obligatoire.

C’est donc une autre optique réglementaire que l’arrêté DUP, qui fixe immédiatement des prescriptions. L’arrêté ZSCE peut porter sur les aires d’alimentation des captages, afin d’englober un périmètre plus large que le périmètre éloigné. En l’occurrence, nous en avons deux dans notre bassin. D’ailleurs, nous sommes justement en train de tester le passage à la voie réglementaire pour un autre captage : celui de Loisy. Nous sommes en discussion avec la préfecture sur la manière de passer au volet réglementaire dans le cadre de l’arrêté ZSCE, qui se construit dans la durée.

En ce qui concerne les obligations réelles environnementales, il s’agit d’un outil, non pas d’acquisition foncière, mais de maîtrise du foncier sur le long terme. Ça n’a rien à voir avec les arrêtés DUP ou ZSCE.

M. Dominique Potier, rapporteur. On rajoute l’aire d’alimentation aux trois périmètres. Nous avons vu la métrique nationale en termes de volume. Tous les élus locaux, qui sont nombreux parmi nous, savent ce qu’est une protection de captage et connaissent les DUP qui en découlent en fonction des différents périmètres. La ZSCE est un outil supplémentaire, qui permet d’avoir une action incitative, éventuellement convertie en action obligatoire. J’aimerais que vous m’apportiez quelques précisions sur l’outil des ORE. Comment maîtrise-t-on le foncier sans en être propriétaire ?

M. Marc Hoeltzel. L’ORE a été mise en place dans le cadre de l’article 72 de la loi biodiversité du 8 août 2016, retranscrit à l’article L.132-3 du code de l’environnement. C’est un contrat dans lequel le propriétaire ne perd pas complètement la jouissance du droit de propriété. En revanche, pendant une durée qui peut aller jusqu’à soixante ans, c’est la collectivité qui décide de la destination de ce bien, et en particulier de sa gestion sur le plan agricole. Ça se gère comme un acte foncier. L’ORE donne lieu à une indemnisation en bloc et en une seule fois, au moment de la conclusion du contrat. Ensuite, la collectivité a la maîtrise du terrain pendant une période de vingt à soixante ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est intéressant que vous nous rappeliez l’esprit de cet outil. On ne touche pas au droit de propriété, mais on le conditionne très fortement. Je suppose que le propriétaire touche une indemnité significative. Pendant un certain nombre de décennies, il n’est plus maître de son terrain. S’il est propriétaire exploitant, il peut lui-même l’exploiter, mais selon un cahier des charges qui a force de loi. Par exemple, il n’a pas le choix de son assolement, de ses rotations et de ses pratiques. Autrement dit, il devient en quelque sorte le métayer de la collectivité sur ses propres terres. En fait, c’est un peu l’équivalent d’un bail environnemental puisque les contraintes sont très fortes.

J’entends que les ZSCE sont communes dans la région de monsieur Choisy, où elles sont pratiquées et admises, tandis qu’elles ne sont pas mises en place chez monsieur Vatin. Cela pose la question de l’État territorial. La mise en place d’une ZSCE dépend du préfet, mais de quoi le discernement du préfet dépend-il ? De la pression économique, des influences et de l’ambiance locales ? Qui a autorité sur une question aussi sensible que l’eau ? Pourquoi serait-ce possible en Garonne, mais pas en Artois ? L’État territorial doit mettre en œuvre l’intérêt général, où qu’il soit. C’est le principe même de l’État républicain.

M. Guillaume Choisy. Je précise que chez nous, les ZSCE ont été mises en place avec qu’a été posé le constat d’une situation insatisfaisante sur les premiers captages, où les actions étaient uniquement mises en œuvre sur la base du volontariat. On ne parvenait pas à emmener l’ensemble des agriculteurs présents dans cette dynamique. Par la suite, cela a permis d’avoir une politique commune entre l’État et l’agence, notamment en conditionnant les aides de cette dernière.

Pour autant, ça n’a pas été simple. Lorsqu’on a mis en place la conditionnalité il y a cinq ans, nous n’avons pas eu le soutien de l’ensemble des préfets. En outre, il faut savoir que la mise en place de ces ZSCE représente une charge de travail assez considérable pour les directions départementales. Ça s’est concrétisé parce qu’il s’agissait d’une condition au financement. Sous la pression des fermetures de captages, chacun a participé à l’élaboration d’un plan de planification.

M. Thierry Vatin. Il faut savoir que la moitié des captages n’ont toujours pas de périmètre d’aire d’alimentation défini. Et la moitié de ceux qui en ont un n’ont pas établi de plan de gestion. Enfin, la plupart des plans de gestion, lorsqu’ils existent, ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Il conviendrait maintenant de prendre les choses un peu plus au sérieux. Ce sont les collectivités qui sont compétentes et responsables de la protection des captages.

Dans notre bassin, la pression vient essentiellement des cultures agricoles. La difficulté, c’est que les collectivités ont du mal à contraindre les agriculteurs à un changement de culture. Dans les zones d’infiltration prioritaires parmi les plus vulnérables d’une aire d’alimentation – elles ne représentent pas forcément la totalité de la surface – ce n’est pas d’une évolution marginale des pesticides et des nitrates dont nous avons besoin. Il faut passer directement à des cultures à très bas niveaux d’intrants, et cela implique des pertes énormes en termes de revenus agricoles.

Par conséquent, les collectivités et les préfets essaient d’aider et d’inciter depuis des années, mais n’osent pas faire pression sur les revenus agricoles en appliquant l’outil de la ZSCE. D’ailleurs, il faudrait un cahier des charges très ambitieux pour passer à un très bas niveau d’intrants. Sur un secteur de 500 à 1 000 hectares, le rendement agricole chuterait énormément. Le sujet est donc aussi celui de l’impact économique, qui explique l’hésitation des préfets.

M. Dominique Potier, rapporteur. Autrement dit, il n’y a pas de politique d’État unifiée pour accompagner les outils législatifs qui ont été votés. Les agences de l’eau sont plutôt alignées, étant porteuses de l’intérêt général lié à l’eau. En revanche, la perception des préfets est variable d’un département ou d’une région à l’autre. Avez-vous fait établi un bilan entre le coût de dépollution de l’eau et le coût de compensation économique pour le changement de pratiques agricoles, monsieur Vatin ? Y a-t-il un équilibre ou un déficit ? Est‑ce que la compensation aboutirait à renchérir le coût de l’eau ?

M. Thierry Vatin. Nous ne sommes pas sûrs du coût du traitement. Nous savons qu’il est très élevé : la mise en place d’une unité de traitement coûte plusieurs millions d’euros. Mais l’on n’est pas certain que ça puisse traiter l’ensemble des polluants à terme, dont les pesticides. Le fonctionnement est aussi extrêmement cher, puisqu’il faut remplacer les filtres à charbon très souvent. La seule certitude, c’est que c’est la collectivité qui paie, alors que le revenu agricole est pour l’agriculteur. Ce n’est pas conforme au principe du pollueur payeur.

Pour reprendre l’exemple du bassin Artois-Picardie, nous sommes disposés à mettre dans notre prochain plan une dizaine de millions d’euros par an sur une quinzaine de captages dans les zones les plus rapprochées. Je pense que la dépollution coûterait beaucoup plus cher, à la fois pour le contribuable et la collectivité.

M. Dominique Potier, rapporteur. Disposez-vous d’études qui permettraient de modéliser ce que représenterait la compensation de pertes de revenu agricole sur certaines parties des aires d’alimentation, pour les agriculteurs qui changeraient de pratiques ? Nous pourrions ainsi établir une comparaison avec le coût de la dépollution. Dans les deux cas, nous parlons d’argent public.

M. Thierry Vatin. Nous pourrions effectivement faire ce calcul.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’entends que nous ne sommes pas certains des résultats que nous pouvons atteindre par la dépollution, laquelle coûte, en tout état de cause, plusieurs millions d’euros. Et ce, en raison d’effets cocktail ou de la présence de micropolluants dont on ne maîtrise pas l’impact aujourd’hui.

Pour ce qui est de la maîtrise du foncier, nous avons avec les ORE des mesures qui se rapprochent de baux emphytéotiques ; il s’agit de mesures de contrainte négociées et compensées.

L’État territorial tremble au moment de mettre en place les outils réglementaires. Les collectivités hésitent également à le faire puisqu’il en va de la vie économique du territoire. Or, la ressource en eau constitue un intérêt général vital. L’outil de l’expropriation ne devrait-il pas être envisagé sur des périmètres pertinents, lorsqu’il se justifie, avec une visée dissuasive ? Il y a effectivement des mesures plus douces et plus respectueuses du droit de propriété, mais la question est de savoir si le droit de propriété ne devrait pas connaître une limite au nom de l’intérêt général.

C’est déjà le cas lors de la construction d’une infrastructure publique prioritaire : une voie ferrée, une voie fluviale, un hôpital, etc. On exproprie alors de certains terrains. Cette arme juridique ne devrait-elle pas être mise à la disposition de la puissance publique afin de sauver les captages et l’alimentation en eau potable de nos concitoyens, lorsque c’est nécessaire ? À ma connaissance, ça n’existe pas à ce jour dans la loi, sauf pour le périmètre immédiat.

M. Marc Hoeltzel. Effectivement, ça n’existe que pour le périmètre immédiat. En revanche, un nouveau droit de préemption foncière a été édicté par une loi récente.

M. Dominique Potier, rapporteur. Tout à fait. C’était en 2022, dans le cadre de la loi sur la liberté des territoires. Mais pour mobiliser ce droit de préemption, on peut avoir à attendre cinquante ans ! Ce n’est pas du tout en phase avec la décennie critique annoncée par Matignon à travers la planification écologique.

Plutôt que de préemption, je parle en l’occurrence d’expropriation, lorsque cela est pertinent. Les syndicats agricoles et l’assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) savent parfaitement négocier des compensations foncières au bon niveau pour les propriétaires expropriés. Il y a des règles précises en la matière. Par ailleurs, le foncier agricole ne manquera pas dans les années qui viennent : 30 % du foncier va changer de mains avec les départs en retraite massifs des agriculteurs.

La voie de l’expropriation ne devrait-elle donc pas être explorée, non pas pour être mise en œuvre systématiquement, mais plutôt comme une arme de dissuasion et de négociation, voire d’action en derniers recours, lorsque les autres voies ont échoué ? Bien évidemment, ce n’est pas forcément nécessaire sur l’ensemble des captages. J’aimerais que chacun d’entre vous apporte une réponse précise sur ce point, qui pourrait faire l’objet d’une proposition de la commission.

M. Marc Hoeltzel. Les textes dont nous disposons aujourd’hui ne nous permettent effectivement pas d’aller au-delà du périmètre immédiat. Sur le périmètre rapproché, on en revient aux limites des arrêtés de DUP : il faut être en mesure de démontrer qu’une parcelle crée un risque pour la qualité de l’eau en l’absence d’une destination spécifique. Je précise que nous rencontrons déjà des difficultés avec l’ARS, rien que pour imposer la couverture des sols sur ces périmètres. Et il y a un monde entre la couverture des sols et l’expropriation ! Avant de parler d’expropriation, je pense qu’il faudrait faire évoluer le contenu des arrêtés de DUP.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est tout de même stupéfiant que l’ARS ne soit pas en phase avec l’agence de l’eau sur le diagnostic de ce qu’il convient de faire ! Ce problème d’alignement semble incompréhensible, compte tenu des enjeux. Comment peut-on expliquer ces carences et ce dysfonctionnement entre deux agences de l’État, qui sont pourtant toutes les deux extrêmement précieuses ?

M. Marc Hoeltzel. Ce n’est pas une question de personnes ou d’organismes. Ça tient simplement à la manière dont le code de la santé publique est libellé. On parle de « pollution accidentelle » pour édicter les périmètres de DUP. D’ailleurs, c’est l’acception qui est mise en œuvre par les hydrologues agréés lorsqu’ils définissent un périmètre. Or, nous sommes plutôt sur la prévention des pollutions diffuses agricoles. Ce sont deux notions différentes, qui font que l’on ne définit pas les périmètres de la même manière.

M. Thierry Vatin. Passer à l’expropriation, ce serait utiliser l’arme atomique ! Si je peux me permettre de faire une recommandation, je pense qu’il faudrait avant tout imposer les ZSCE partout, sur des périmètres assez larges, portant sur les zones vulnérables, et pas simplement sur le périmètre rapproché. Les cahiers de charges devraient prévoir une très forte baisse d’intrants. Ça ne laisserait plus matière à discussion et dissiperait les hésitations des préfets. On pourrait aussi élargir la DUP.

M. Guillaume Choisy. Que vous répondre de plus ? Je ne suis même pas certain qu’on soit à la hauteur du débat. En réalité, on n’a quasiment rien fait. Les captages les plus urgents sont ceux qui ont été identifiés lors du Grenelle de l’environnement : parfois, on a à peine délimité les périmètres ! Dans la plupart des cas, il n’y a pas eu de plan d’action. Voilà la situation au niveau national. Certes, les choses se sont beaucoup accélérées depuis trois ou quatre ans. Le plan eau porte une ambition en ce sens, puisque 185 millions d’euros sont prévus sur ces enjeux-là. Mais est-ce à la hauteur des besoins et est-ce que les seuls moyens financiers suffiront ? La réponse est non.

Un cadre régalien plus fort est nécessaire. L’expérimentation des ORE peut effectivement être intéressante. Nous en avons également fait quelques-unes de notre côté. Je pense que l’obligation de la ZSCE ne doit pas faire débat puisque c’est une nécessité. Nous devons garantir une cohérence d’action avec les ARS, dont la compétence porte sur l’eau potable, et non sur la ressource, qui est davantage notre préoccupation. Nous avons besoin de parler d’une même voix ; ce n’est pas encore le cas toujours et partout.

La nécessité de travailler sur la prévention constitue un enjeu fort. Plus que l’investissement, c’est le coût de fonctionnement du traitement de l’eau qui devient exorbitant, voire parfois insoutenable. Le cadre législatif et réglementaire doit nous permettre d’accélérer les choses. Il existe un certain nombre d’outils, mais qui restent fondés sur le volontariat, avec une activation au cas par cas. Une massification est nécessaire, compte tenu des enjeux.

Il faut concentrer l’action sur les captages les plus prioritaires. Je pense malheureusement qu’on sera plus prompt à les fermer qu’à les préserver. C’est relativement inquiétant car il n’y a pas toujours de ressource alternative. Il y a donc des enjeux immédiats, et je pense que le gouvernement les a bien saisis. Nous devons aujourd’hui avoir l’ambition des résultats que nous voulons obtenir. Cela implique qu’on ne reste pas sur le rythme des dernières années.

Par ailleurs, ça ne se fera pas sans les filières. Il faut investir sur les bonnes priorités. Dans le cadre d’Ecophyto, l’action a été trop dispersée, pas assez ciblée. Nous devons parvenir à emmener tous les acteurs du territoire dans une même dynamique : collectivités locales, Etat et filières.

Parfois, pour réussir la transition dans certaines filières, il faut sécuriser la quantité et la qualité de l’eau. Ça va de pair. On le voit notamment avec les effets de la sécheresse. Pour diversifier les cultures, il est nécessaire d’avoir des ressources en eau, notamment au mois d’août, lorsqu’il y en a le moins. La sécurisation des ressources en eau, qui peut passer par des stockages, peut ainsi contribuer au changement de pratiques des agriculteurs. Votre commission d’enquête porte sur la question des pesticides, mais il convient d’avoir une vue d’ensemble des enjeux.

Je ne pense pas qu’il y ait un manque de volonté pour mettre en œuvre les mutations nécessaires sur le plan agricole. Pour autant, il faut donner du temps – en sachant que nous n’en avons pas beaucoup –, un cadre et des échéances réalistes et ambitieuses. Je pense que, par le passé, nous nous sommes donné assez de moyens, financiers ou réglementaires, pour atteindre nos ambitions.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’aimerais que vous reveniez sur la distinction entre pollution accidentelle et pollution diffuse. Pour ma part, je suis atterré par ce que l’on entend. L’intention du législateur a été de confier à l’exécutif la mission de déployer des dispositifs en vue, in fine, de protéger la santé de nos concitoyens. La situation que vous nous décrivez pose un problème de confiance important.

Vous nous dites que pour un problème de légistique, il n’y a pas d’accord possible entre les agences de l’eau et les agences régionales de santé, sur un enjeu aussi fondamental que la captation de l’eau. Et ce, simplement parce que la loi a été mal écrite, tout comme peut-être les mesures d’application. Les bras m’en tombent ! Je vous rappelle que les députés ne sont pas des juristes et que, bien souvent, nous n’écrivons pas les lois que nous votons. C’est d’ailleurs un sujet global que celui de l’autonomie, de l’expertise et de la compétence du Parlement.

Par conséquent, je vous demanderai de nous remettre des recommandations les plus précises possible sur les plans technique et juridique. Il s’agit de réécrire ce qui doit l’être dans le code de la santé publique. Nous pourrons ainsi les intégrer dans les recommandations de la commission.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je souhaite évoquer le désarroi des collectivités lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les plans d’action pour les zones de protection. J’ai bien compris que nous avions pris du retard. Seuls 50 % de ces plans sont aujourd’hui opérationnels sur le territoire national. Je partage bien évidemment le constat du manque d’outils et de réglementations. Je m’interroge également sur le contrôle de la qualité des eaux. L’ARS a aujourd’hui la charge de contrôler si la qualité de l’eau potable est bonne.

Par ailleurs, je me questionne sur la capacité de notre police de l’eau à bien veiller à la protection des captages. On nous dit souvent que les moyens humains de l’Office français de la biodiversité (OFB) ou des gendarmes de l’environnement sont insuffisants pour opérer convenablement.

Vous constatez tous dans vos propos que la qualité de l’eau se dégrade dans notre pays. Il y a une forte augmentation des quantités de pesticides, voire même des molécules CMR. J’aimerais donc savoir si vous jugez cette police de l’eau suffisante.

D’autre part, je me demande s’il ne faudrait pas prévoir un cadre interministériel pour mettre en cohérence les travaux de l’ARS et ceux de l’agence de l’eau.

Je voudrais également évoquer la responsabilité de l’industrie agroalimentaire. Monsieur Vatin a parlé tout à l’heure de la pression exercée sur les cultures agricoles et leur rentabilité. Nous savons que les cahiers des charges de l’agro-industrie sont très contraignants pour les agriculteurs. En tant qu’agences de l’eau, quels liens entretenez-vous avec les acteurs de l’industrie agroalimentaire ? Y a-t-il des mesures envisageables pour que cette dernière accompagne elle aussi la protection de la qualité de nos eaux ?

M. Thierry Vatin. Je vous avouerai que nous rencontrons des difficultés en la matière. Au niveau de la chambre régionale d’agriculture et des chambres départementales, nous travaillons sur ces questions de filière. Mais nous avons assez peu prise sur les grands groupes de l’industrie agroalimentaire. C’est une action que nous souhaitons mener parce que le lien avec les agriculteurs est insuffisant. Nous avons également tenté de les approcher dans le cadre des paiements pour services environnementaux (PSE), qui ont été mis en place il y a deux ou trois ans. Il s’agissait de voir s’ils pourraient être partie prenante ; mais nous n’avons pas réussi pour l’instant.

M. Marc Holter. En ce qui concerne le volet de la police de l’eau, ça dépend de ce que comporte l’arrêté de DUP en termes de prescriptions réglementaires. Le contrôle est généralement effectué par les agents de l’OFB. Ils contrôlent l’adéquation entre ce qu’ils observent sur le terrain et les prescriptions de l’arrêté de DUP. À ma connaissance, dans mon bassin, il n’y a pas d’arrêté de DUP qui aille jusqu’à l’obligation de changement de la couverture des sols. Tant qu’on ne fera pas évoluer les arrêtés de DUP, la police de l’eau ne sera pas le bon vecteur pour toucher au lien entre les pratiques agricoles et la diffusion des produits phytosanitaires.

Sur la question de l’industrie agroalimentaire, je ne suis pas dans le même cas de figure que mon collègue. Sur la base du volontariat, nous essayons de faire en sorte d’embarquer l’industrie agroalimentaire dans des filières à bas niveau d’impact. Les réactions sont plutôt positives. Nous arrivons parfois à montrer que l’industrie agroalimentaire peut être un moteur pour faire changer les pratiques : le lait bio, etc. Néanmoins, je pense que ce n’est pas tout à fait votre angle d’attaque, du moins, sur le volet réglementaire.

M. Guillaume Choisy. La question est de savoir si nous estimons que l’accès à l’eau potable est un enjeu de société primordial. Si oui, il faut se demander si l’on reste sur une logique de volontariat ou s’il faut passer à une logique réglementaire afin d’aller plus loin.

Aujourd’hui, la concertation interministérielle existe. Mais il nous faut un cadre commun : il est de la responsabilité de tous d’agir sur la prévention et la diminution des pollutions plutôt que sur le traitement. Or, les ARS sont actuellement plus soucieuses du traitement de l’eau que des mesures préventives. Si, demain, on met en place un cadre réglementaire prévoyant une prévention obligatoire, pouvant aller jusqu’à des mesures de réquisition foncière, on entrera alors dans une autre dimension. Et la police de l’eau pourra s’exercer : si on a un cadre réglementaire, il pourra y avoir des contrôles. Aujourd’hui, le cadre étant incitatif, les contrôles sont assez compliqués.

S’agissant de ce que nous pouvons faire avec l’industrie agro-alimentaire, nous avons quelques expériences en Adour-Garonne, notamment dans la filière viticole. Le cognac a réussi à transformer ses pratiques en trois ans, en mettant en place des systèmes racinaires qui diminuent efficacement les impacts sur la qualité de l’eau. Il y a également des travaux et des coopérations sur la filière céréalière avec, notamment, la création de nouvelles filières de diversification.

Cela entraîne souvent des changements de long terme. Il faut compter plusieurs années pour la mise en place de ces filières. Cela suppose d’installer un nouveau marché et une nouvelle organisation, ce qui se planifie. Il faut donc mettre en place un cadre réglementaire et planifier la transition. Je pense que les acteurs économiques n’y sont absolument pas réfractaires. D’ailleurs, nous avons des échanges très constructifs avec eux ; ils sont dans cette dynamique-là. C’est donc une question de temporalité et de cadre commun pour pouvoir le faire.

Mme Laurence Heydel Grillère (RE). Je m’interroge sur les données disponibles quant à la qualité de l’eau. J’ai consulté les sites respectifs des différentes agences de l’eau afin de voir si des données étaient publiées sur la teneur en pesticides. Je regrette de ne pas en avoir trouvé de très récentes. Vous serait-il possible d’en transmettre de plus récentes à la commission ? La qualité de l’eau a sans doute évolué entre 2007 – date des dernières données pour l’agence Artois-Picardie – et 2023.

Ma question n’est pas sans lien avec la définition de la potabilité, qui ne dépend évidemment pas que des pesticides. On constate dans les eaux la présence d’autres molécules, dont certaines sont en forte progression, avec des différences importantes d’un bassin à l’autre. Lorsque je regarde mon propre bassin – Rhône-Méditerranée-Corse – un grand nombre de données me montrent des augmentations sur certains produits – HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), métaux lourds – qui ne sont pas toujours des pesticides. S’agissant des pesticides, on retrouve des molécules dont l’utilisation est pourtant interdite – pour certaines d’entre elles, depuis très longtemps. Tout cela me conduit à m’interroger sur l’efficacité d’une politique centrée sur des obligations contraignant les usages actuels de l’agriculture, si l’objectif est de garantir la potabilité de l’eau.

Concernant les différents périmètres de protection que vous avez évoqués, serait-il possible d’avoir une idée de ce que cela représente à l’échelle du pays ? Vous avez notamment mentionné les ZSCE. Où sont-elles présentes dans le pays ? Depuis quand ? Comment fonctionnent-elles ? Il s’agirait d’avoir des éléments nous permettant de voir si ça a évolué, si on a avancé grâce à ce dispositif.

M. Thierry Vatin. Il faut bien distinguer deux choses. D’une part, la qualité de l’eau que nous surveillons globalement dans le bassin. Il s’agit de l’ensemble des masses d’eau qui sont dans les nappes souterraines et dans les rivières, pour lesquelles nous avons des données globales. D’autre part, il y a la question de la qualité de l’eau à la sortie du captage, que l’ARS contrôle très régulièrement, et pour laquelle elle publie des données. Si vous souhaitez avoir une vue d’ensemble sur la qualité des eaux au niveau des captages, il faut consulter les bases de données de l’ARS.

Quinze ans se sont écoulés depuis le Grenelle de l’environnement. C’est tout de même un constat d’échec. On a fondé nos actions sur la base du volontariat et l’on constate qu’il y a très peu de résultats. Aujourd’hui, il faut vraiment accélérer. Vous dites que nous retrouvons des substances qui sont interdites depuis longtemps. Je pense notamment à l’atrazine. Il faut savoir que les substances de pollution diffuse présentes dans les aires de captage peuvent mettre entre vingt et trente ans à atteindre la nappe. Il faut donc de changer de braquet.

Il y a urgence à protéger immédiatement les zones les plus vulnérables de ces captages, en ne se cantonnant pas aux actions volontaires. Ce n’est pas la totalité des aires d’alimentation qui sont concernées et, d’ailleurs, c’est très variable d’un captage à l’autre. Il faut passer à une obligation réglementaire très forte pour assurer la protection de ces zones. On retrouvera peut-être encore dans vingt ans une molécule comme le chlorothalonil, interdite en 2020. C’est la raison pour laquelle il faut agir tout de suite.

M. Marc Hoeltzel. Il arrive effectivement que l’on retrouve des pesticides interdits. Je pense notamment à un herbicide pour les betteraves, dont les métabolites dépassent les normes. C’est la preuve de la sensibilité des captages aux pollutions diffuses agricoles. Il faut donc traiter ce problème de manière préventive. Or, on observe que la mise en place d’un traitement de l’eau est démobilisatrice. La profession agricole dit elle-même que le jour où il y aura une barrière avec un traitement ultime, on ne parviendra plus à reconquérir le captage. Aujourd’hui, dans notre politique d’aides, nous refusons fermement de soutenir le traitement de l’eau. On espère bien pouvoir tenir.

Les DUP portent sur les trois périmètres réglementaires tandis que la ZSCE porte sur l’aire d’alimentation du captage (AAC). C’est donc beaucoup plus large. Mais, pour cela, il faut déjà que les AAC soient délimitées. Comme c’est le cas dans mon bassin, nous pourrions mettre en place une ZSCE. Je pense que si l’on envisage une généralisation complète de ce dispositif, il faudrait définir un seuil à partir duquel on demande à l’autorité administrative de déclencher une ZSCE.

Nous pourrons alors mettre en place un plan d’action. S’il est efficace, nous le rendrons réglementaire. Il faudra cependant s’assurer que les obligations s’appliqueront aux exploitants agricoles de manière individuelle, afin qu’on ne retombe pas dans des objectifs collectifs qui ne permettraient pas d’aller jusqu’au bout de la logique réglementaire.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous n’avez pas répondu à la question de ma collègue sur les autres molécules que l’on trouve dans les eaux : antibiotiques, anti-inflammatoires, hormones, etc. Comment est-ce que cela évolue, sachant que nos moyens de détection sont de plus en plus fins ?

M. Guillaume Choisy. Nous avons organisé un colloque scientifique de portée nationale avec l’OFB il y a un peu plus d’un an en Adour-Garonne. Il en est ressorti que l’on retrouve à peu près un million de molécules différentes dans les eaux brutes de surface de nos rivières et de nos fleuves. C’est assez considérable. Mais toutes les molécules ne sont pas aussi rémanentes.

Les conclusions de notre comité de bassin du mois de juillet, qui s’est tenu en présence du préfet, du directeur de bassin et des deux directeurs d’ARS d’Adour-Garonne, c’est qu’il y a tout de même un rapport assez direct entre ce que les agriculteurs utilisent et la qualité des eaux brutes et des eaux potabilisées que l’on surveille.

On retrouve l’atrazine depuis vingt ans, à une concentration qui reste stable. On pourrait donc remplacer la surveillance de cette molécule par des PFAS ou le chlorothalonil, qu’il serait peut-être utile de surveiller aujourd’hui. Il faudrait donc remettre en adéquation les molécules utilisées dans le monde agricole et ce que nous surveillons au quotidien.

Un autre enjeu concerne notre capacité à regarder le coût du traitement, qui devient important aujourd’hui. Je pense que l’eau est toujours de bonne qualité, mais on n’a pas d’autre choix que de traiter dans certains territoires. Pour cette raison, il nous arrive d’aider à financer des unités de traitement dans des territoires pour lesquels il n’y a pas d’autre solution. Même lorsqu’on met en place des mesures assez fortes, comme les ZSCE, il faut tout de même compter plusieurs années avant d’avoir des résultats.

Dans ce cas, il y a une proportion assez importante d’aides aux investissements pour des systèmes d’osmose inversée, de filtrage charbon, d’ultraviolets, etc. Pourtant, même avec ces aides, nous ne parvenons pas à maîtriser le prix de l’eau. L’enjeu pour les collectivités locales est d’avoir de l’eau potable, mais aussi un prix qui reste convenable. Le problème, c’est que le coût de fonctionnement est rédhibitoire, notamment dans les zones rurales. Ainsi, lorsqu’on ne gère pas le problème à la source, mais qu’on mise tout sur les traitements, cela crée un problème d’équité pour l’accès à l’eau potable.

M. Marc Hoeltzel. On retrouve les substances médicamenteuses dans les eaux de surface, mais c’est beaucoup moins probable de les retrouver dans une nappe. Le vecteur de transmission des médicaments est ainsi lié au réseau d’eaux de surface. D’où l’importance de préserver au maximum les eaux souterraines, via une action préventive et réglementaire très forte. Partout où l’on peut maîtriser l’accès à l’eau potable par les eaux souterraines, l’effet de filtration et d’étanchéité par rapport à d’autres agressions environnementales sera d’autant plus efficace.

M. Guillaume Choisy. L’agriculture n’est pas seule en cause. Il y a aussi la question des eaux résiduelles urbaines. Nous pourrons vous faire parvenir les études que nous avons menées avec l’OFB sur le bassin Adour-Garonne. On y retrouve majoritairement du plomb, du paracétamol et des produits de traitement cancéreux. Il y a sans doute des choses à inventer ou des pratiques à faire évoluer pour réduire les impacts : tout ne se traite pas dans les stations d’épuration. Le plus important reste tout de même le plomb, issu des voitures, via les eaux de ruissellement sur les chaussées. Aujourd’hui, avec le changement climatique, après de longues périodes de sécheresse, les premières pluies sont généralement chargées de ces substances.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Vous évoquez la nécessité de passer d’une politique de moyens à une politique de résultats. Il est clair que la politique de résultats ne peut pas écarter une politique de moyens et de contrôles, dans la mesure où l’on est sur du long terme. Nous rencontrons le même problème pour le contrôle des politiques européennes. Le contrôle se fait sur des pratiques et sur des données qu’on peut enregistrer, mais il est très compliqué de contrôler les résultats obtenus, car on se situe sur un temps long. Vous avez même évoqué une durée de vingt à trente ans avant de constater les impacts.

Lors de mon mandat précédent, j’avais fait un rapport sur la sécurité alimentaire. Je pense que l’industrie agroalimentaire se concentre sur la sécurité alimentaire de ses produits. Je ne lui fais pas de procès d’intention. Il me semble ressortir de vos propos que le cahier des charges est fondé sur la qualité du produit, la compétitivité et des objectifs économiques à atteindre en termes de production. Pour autant, il n’intègre pas les conséquences environnementales. Il pourrait être intéressant d’auditionner un groupe comme Limagrain, afin de savoir ce qu’ils mettent dans leurs cahiers des charges.

Vous êtes en contact avec les structures gestionnaires de l’eau. Il y a parfois des petites régies municipales pour des communes de 200 à 300 habitants. On trouve des syndicats intercommunaux sur des territoires beaucoup plus importants. En 2026, cette compétence va passer aux communautés de communes. C’est quelquefois porté par de grandes agglomérations. Constatez-vous que la prise en compte et le traitement de ces problèmes se font de manière différenciée en fonction de la structure gestionnaire ? Je crois que ça pourrait également nous éclairer dans les débats que nous pouvons avoir en termes d’évolutions législatives.

M. Thierry Vatin. On sait qu’il existe environ 100 000 micropolluants. Par ailleurs, il y en a environ 1 000 qui sont produits chaque année par l’industrie chimique. On en connaît environ 30 % et on en suit 500. Autrement dit, il y en a 70 % qu’on ne connaît pas. Le problème est donc beaucoup plus large que celui des pesticides. En termes de pollutions diffuses, il y a des pollutions domestiques, des pollutions industrielles et des pollutions agricoles.

Les agences de l’eau savent assez bien traiter les effluents domestiques et industriels maintenant. Il existe même des stations d’épuration industrielles. On sait cerner les rejets, même si on ne sait pas tout traiter. Pourquoi parle-t-on des pollutions agricoles ? Parce qu’on ne peut pas mettre une station d’épuration à la sortie de chaque champ. Les pollutions diffuses agricoles ne peuvent se traiter que par de la prévention et par la réduction des intrants.

C’est un sujet majeur pour le bon état écologique des masses d’eau. On n’arrive pas à faire baisser ces pollutions diffuses agricoles. Tandis que pour le reste des micropolluants, on peut prendre des mesures législatives et réglementaires sur un certain nombre de substances : les médicaments, les cosmétiques, etc. Pour information, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2024, nous avons tenté de faire passer une taxe sur les cosmétiques, mais nous n’avons pas réussi. Pourtant, ils comportent beaucoup de PFAS.

En ce qui concerne l’industrie agroalimentaire, les cahiers des charges sécurisent généralement la production. Ils intègrent des niveaux de passages ou de quantités de pesticides, et de nitrates qui sont bien au-delà du raisonnable. Le plan Écophyto a montré, avec l’expérimentation des fermes Dephy, qu’on pouvait utiliser 30 ou 40 % de pesticides en moins avec la même production. Or, ce n’est pas la logique de l’industrie agroalimentaire, qui sécurise une production et une normalisation de produits. Tout cela implique des logiques complètement différentes de celle d’une économie de moyens.

Les zones urbaines parviennent généralement mieux maîtriser la pollution des eaux. Il y a un niveau de moyens et de maîtrise d’ouvrage beaucoup plus fort, en particulier dans les grandes agglomérations. Dans les zones rurales, la gouvernance de l’eau est, par endroits, très insuffisante. Il y a encore des services d’eau à la commune, en l’absence de regroupement intercommunal. Les services d’eau et d’assainissement sont donc très éparpillés. D’ailleurs, c’est tout le sujet de la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (Gemapi). Et l’horizon de l’obligation d’intégrer une structure intercommunale recule d’année en année...

M. Marc Hoeltzel. Dans notre bassin, l’industrie agroalimentaire demande une certaine conformité de production agricole. Cela crée une pression sur le monde agricole, qui n’a alors d’autre choix que de recourir à des produits phytosanitaires.

Il peut y avoir un autre type de pression de la part de l’industrie agroalimentaire. Par exemple, la production de maïs crée un marché avec une forte valeur ajoutée. Or, l’industrie agroalimentaire n’a pas forcément connaissance d’une sensibilité plus grande du milieu naturel à certains endroits. Il y a donc des effets indirects qui peuvent être difficiles à appréhender.

Le fait de mettre en place une animation sur une aire d’alimentation de captage n’a rien d’évident pour une petite collectivité, d’autant que ce sont tout de même des surfaces très importantes. Si l’on veut recourir à des outils incitatifs pour faire évoluer le monde agricole, notamment avec les paiements pour services environnementaux (PSE), ce n’est pas accessible pour une petite collectivité. Nous avons également parlé des outils fonciers. Il s’agit de notions juridiques très fines. Pour mettre en place une protection préventive et bien gérer son captage, il est nécessaire d’avoir des structures assez bien charpentées : soit une structure intercommunale dans le domaine rural, soit des structures plutôt urbaines.

M. Guillaume Choisy. Les syndicats sont aujourd’hui encore plutôt communaux sur les têtes de bassin. Sur les territoires en aval, ils sont plutôt organisés à l’échelle départementale ou intercommunale. Autrement, ils ne pourraient pas faire les types d’investissements que nous évoquons ici. Les coûts et les périmètres sont au-delà de l’échelle communale ; il fait avoir une taille qui soit adaptée à cet enjeu-là. En 2022, lorsqu’on a connu de grandes ruptures d’eau potable, qui ont beaucoup été médiatisées, 82 % des 400 collectivités concernées sur le bassin Adour-Garonne étaient des structures communales.

Je pense que les choses évoluent très vite sur le champ de l’agroalimentaire depuis quelques années. Les attentes sociétales ne sont certainement plus celles du passé. L’enjeu est de pouvoir évaluer l’impact environnemental de la production, notamment pour les entreprises qui font de l’export. Nous allons d’ailleurs lancer une étude sur ce sujet. Demain, cette considération sera certainement aussi importante que la qualité gustative ou nutritive. Aujourd’hui, ils sont probablement très avancés sur ces aspects, beaucoup moins sur l’impact environnemental. On les sent très en demande d’une évaluation de cet impact, qui va au-delà de l’eau puisque cela intègre également souvent le carbone. Pour autant, la question du carbone est certainement plus mature que celle de l’impact sur l’eau et la biodiversité.

La filière viticole a avancé rapidement sur ce sujet parce que ces critères ont été nécessaires dans le cadre des exportations. Les producteurs devaient démontrer qu’ils limitaient les impacts sur l’eau et l’environnement ; cela constituait un enjeu économique.

Je pense donc que les attentes et les enjeux des acteurs économiques de l’agroalimentaire ne sont plus les mêmes. Aujourd’hui, nous rencontrons plutôt des alliés très offensifs. Je vous assure que ces acteurs innovent et mettent des moyens financiers colossaux pour avancer sur ces questions. C’est moins vrai pour les agriculteurs, qu’il faut encore accompagner dans cette transition.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je souhaitais vous interroger sur l’épandage des boues des stations d’épuration des collectivités, des métropoles et des villes, qu’elles soient petites ou moyennes. Cet épandage, qui est fait en lien avec les agriculteurs, respecte-t-il les périmètres de captage ? Au-delà de ça, je m’interroge plus largement sur ces épandages, sachant que certaines coopératives refusent aujourd’hui des récoltes de produits, du fait de la présence de métaux lourds dans les légumes.

À titre personnel, je ne reçois plus de boues d’épandage de la ville la plus proche. Sinon, je mettrais en péril mon exploitation, mon revenu financier et le revenu des salariés de mon entreprise. Je me pose donc la question du risque juridique à long terme, en lien avec ces épandages.

On m’a dit que sur le lac Léman, on retrouve 10 % de pesticides et, pour le reste, seulement des médicaments et des métabolites de produits pharmaceutiques. Qu’en est-il ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour ma part, je voudrais aborder la question de la crise du financement des mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec) : les agences de l’eau sont-elles coupables ou non ? Il serait dommage de ne pas évoquer ce sujet d’actualité.

La question des épandages de boues, telle que soulevée par madame Le Peih, touche au sujet de la méthanisation. À ma connaissance, il n’y a pas d’infographies permettant de croiser les plans d’épandage des exploitations agricoles, ceux des stations d’épuration et ceux des méthaniseurs à caractère industriel. Cette absence de croisement des cartographies est-elle une réalité ? Le cas échéant, y avez-vous remédié ? Cela pourrait faire l’objet d’une proposition très pratique de notre commission.

M. Marc Hoeltzel. Il y a effectivement un sujet lié à la présence de métaux lourds dans les épandages de boues d’épuration. C’est pour cette raison que cet épandage a fait l’objet d’un encadrement réglementation. Dans ce cadre, doivent être traitées la compatibilité avec l’épandage, la destination agricole des sols et la protection des captages. On pourrait éventuellement renforcer cet encadrement réglementaire.

Par ailleurs, je vous confirme qu’il n’y a pas d’infographies. Nous ne disposons pas de cartes permettant de croiser l’ensemble des plans d’épandage de boues de station d’épuration, de digestats agricoles, etc. D’ailleurs, je trouverais étonnant qu’il n’y ait pas de superpositions. C’est effectivement une attente et un besoin que nous exprimons depuis assez longtemps.

En ce qui concerne les Maec, je ne pense pas qu’on soit coupable. Nous faisons beaucoup d’efforts et nous dépannons nombre de nos collègues des Draaf. D’ailleurs, nous sommes souvent un élément facilitateur dans la conclusion des plans de financement des Maec.

M. Guillaume Choisy. Depuis le Covid, il faut savoir que la réglementation a beaucoup évolué sur la question de l’épandage des boues. L’enjeu est aussi de pouvoir récupérer un maximum d’éléments. Je pense qu’on va rencontrer demain de vrais problèmes en termes de ressources de phosphore.

Sur l’enjeu des Maec, nous ne sommes certainement pas coupables. En revanche, nous sommes mis à contribution de manière très importante. Dans le plan stratégique national (PSN) que la France a déposé, les agences sont amenées à contribuer pour 70 millions d’euros supplémentaires dès l’année 2023. Je pense que nous serons au rendez-vous.

Pour autant, il y a une véritable problématique de cadrage. Nous avons nous-mêmes élargi largement nos critères, tant sur la biodiversité que sur les Maec de transition eau. Pour l’instant, il y a très peu de dossiers qui nous parviennent. Il y a donc un retard assez important ; nous allons voir comment cela va évoluer au fil des mois. D’après les sondages qui nous reviennent, la question budgétaire risque effectivement de se poser.

M. Thierry Vatin. Je pense qu’il est aujourd’hui extrêmement urgent de passer de politiques de moyens, d’incitation ou de volontariat à des mesures réglementaires très fortes. À défaut, on va devoir faire face à un scandale sanitaire d’ampleur. L’Anses a produit une liste de 80 métabolites de pesticides il y a deux ou trois ans. Cette liste va s’allonger. La moitié de notre bassin était contaminée par le chloridazone en 2022. Les communes ont eu l’interdiction de produire de l’eau potable, mais une grande partie d’entre elles ont obtenu une dérogation.

Et il ne s’agissait que d’un métabolite. Ça ne va pas s’arrêter. Il est donc urgent que l’État dise : « On arrête de jouer ! ». Il y a des mesures très fortes et obligatoires qui s’imposent dans des périmètres assez larges autour du captage. Ce n’est pas forcément sur toute l’aire, mais dans les zones les plus vulnérables. Il s’agit de prendre la mesure du fait que les quinze années de politiques post-Grenelle n’ont pas donné grand-chose.

M. Guillaume Choisy. Nous avons beaucoup parlé de l’enjeu réglementaire. Il y a peut-être des enjeux auxquels il conviendrait de donner un cadre national, avec une application par les préfets de sous-bassin. Les molécules et les enjeux ne sont pas forcément les mêmes d’un territoire à l’autre ; cela dépend des cultures et des pratiques culturales. Il y a donc aussi un enjeu de territorialisation. Il s’agit de faire tenir tout cela dans un cadre national qui soit extrêmement contraignant et qui ne repose pas sur le volontarisme. Par ailleurs, avec le plan

 


38.   Audition de M. Benoît Vallet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), accompagné de Mme Jovana Deravel, chargée de mission auprès de la directrice du pôle Produits réglementés de l’ANSES (jeudi 26 octobre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous accueillons maintenant, pour la deuxième fois, des représentants de l’Anses. Nous avions acté la nécessité de vous revoir dès la première audition. Dans l’intervalle, ont été soulevées certaines questions que nous souhaitons approfondir avec vous. Je suis donc heureux d’accueillir monsieur Benoît Vallet, directeur général de l’Anses et madame Jovana Deravel, chargée de mission auprès de la directrice du pôle produits réglementés.

Nous évoquerons notamment un enjeu central : la confiance de nos concitoyens dans les méthodes d’homologation et dans les fondements scientifiques de l’approche du risque et de sa gestion. Certaines de nos auditions sont allées assez loin dans la remise en cause de ces méthodes, tant sur la question de l’indépendance que sur celle des fondements scientifiques de ce qui constitue la preuve d’un danger, d’une toxicité ou d’une écotoxicité. Les problématiques de la collégialité dans la prise de décision et de l’interprétation des études et des tests ont également été soulevées. Nous ne sommes pas des scientifiques : nous n’avons pas le niveau de connaissances nécessaire pour maîtriser parfaitement ces enjeux.

Par ailleurs, lors de nos auditions, le transfert à l’Anses, en 2014, de l’analyse et de la gestion du risque en matière d’autorisation des produits phytosanitaires a été critiqué à plusieurs reprises. La gestion du risque implique nécessairement de tenir compte de beaucoup de paramètres, lesquels ne sont pas uniquement scientifiques. Pour dire les choses de manière profane, lorsqu’on passe à la gestion du risque, on bascule de l’analyse du risque à l’appréciation du risque acceptable. Cette appréciation est désormais confiée à une agence indépendante ; elle est ainsi complètement sortie du champ politique. L’intervention d’une agence indépendante est un gage de confiance pour les citoyens. Mais la déresponsabilisation du politique sur la définition du risque acceptable peut paradoxalement participer de la crise de confiance dans nos institutions. Enfin, il ressort de bon nombre de nos auditions que l’harmonisation de la gestion du risque – actuellement confiée aux États membres – au niveau européen serait probablement un horizon intéressant. Nous aimerions savoir comment vous analysez ces enjeux.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main et à dire : « Je le jure ».

(M. Benoît Vallet et Mme Jovana Deravel prêtent serment.)

M. Benoît Vallet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Je souhaiterais tout d’abord rappeler que je suis médecin. J’ai donc un regard assez particulier sur les questions que vous évoquez. Je suis également un chercheur et j’ai, à ce titre, beaucoup travaillé, au cours des dix dernières années, sur l’analyse de données massives. Par ce canal, je suis entré progressivement dans l’utilisation des données du service national des données de santé.

Par ailleurs, j’ai été directeur général de la santé de 2013 à 2018. Cela m’a amené à m’intéresser aux questions de santé environnementale et à suivre les travaux de l’Anses. Lors de la crise du Covid-19, j’ai été directeur général de l’ARS Hauts-de-France pendant deux ans. Dans le cadre de ces fonctions, j’ai été confronté à la question des métabolites de chloridazone. C’est en tant que gestionnaire du risque que je me suis penché sur cette question, afin de déterminer comment les agences de l’eau et d’autres partenaires – je pense en particulier aux préfets, qui peuvent prendre des mesures d’interdiction sur l’eau destinée à la consommation humaine – devaient assurer la protection de nos concitoyens.

Enfin, j’accompagne l’Anses depuis maintenant plus d’un an : j’ai été nommé directeur général au mois de novembre 2022. Mais auparavant, j’avais été président de son conseil d’administration pendant deux ans. Cela m’a permis d’avoir une approche tout à fait intéressante et intéressée, en particulier dans le suivi de ces travaux.

Depuis que je suis directeur général, mon regard sur l’organisation de notre responsabilité en matière d’autorisations de mise sur le marché, d’évaluation des risques et de recherche dans ce domaine est devenu plus aigu et plus proche de la réalité de l’action de notre agence. Il s’agit notamment de garantir la confiance des citoyens, dont l’un des moteurs essentiels est l’expertise collective indépendante.

L’Anses doit évaluer la sécurité et l’efficacité des produits phytosanitaires. La question de l’efficacité doit également figurer dans les dossiers : il ne s’agit pas d’autoriser des produits qui auraient éventuellement des effets indésirables et dont l’efficacité ne serait prouvée. Je précise que les dossiers répondent à des critères réglementaires qui conditionnent leur mise sur le marché. Nous évaluons également d’autres produits réglementés, comme les médicaments vétérinaires.

Je ferai une analogie entre la pharmacovigilance pour les produits de santé humaine ou animale et la phytopharmacovigilance, qui est la surveillance de la santé des plantes et des effets que pourrait induire la protection par les produits phytopharmaceutiques de la santé des plantes. Les enjeux sont bien évidemment multiples et complexes. Nous devons avoir le souci de la protection de la santé humaine, animale et végétale tout en protégeant les plantes de ravageurs et d’événements qui pourraient menacer, in fine, l’alimentation de nos concitoyens.

Le travail d’évaluation de l’agence s’inscrit très clairement dans la législation européenne. C’est aujourd’hui le cadre général de notre action. Dans le même temps, des exigences spécifiquement françaises peuvent être prises en compte. Par exemple, la protection des abeilles constitue chantier particulier mis en place au niveau national. Je pense également à l’évaluation de la protection des riverains, avec la mise en place de distances de sécurité. Ces dispositions, qui ont initialement proprement françaises, peuvent ensuite évoluer et être reprises dans des réglementations qui deviennent européennes.

Nous avons ici un travail de proximité à conduire, soit avec l’autorité de la sécurité alimentaire au niveau européen (Efsa), soit en appui scientifique auprès de nos organisations gouvernementales au sein du comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale de la Commission européenne (CPVADA). Nous sommes bien évidemment présents pour appuyer le ministère de l’agriculture de notre expertise scientifique. Nous avons donc plusieurs voies d’approche afin que la voix de la France se fasse entendre au niveau européen.

Nous évaluons les risques, en particulier pour les riverains. L’appréciation du danger correspond également à une évaluation qui est faite à l’agence. Quand nous regardons aujourd’hui les valeurs toxicologiques de référence pour des produits comme les métabolites de pesticides ou les perfluoroalkylées, qui commencent à poser un certain nombre de questions pour la consommation humaine, nous estimons un danger potentiel et nous définissons une valeur maximale de référence afin de protéger ceux qui en font la consommation et qui y sont exposés.

La différence entre le danger et le risque, c’est que le danger existe dans l’absolu tandis que le risque se manifeste lorsque l’exposition intervient. Notre évaluation des risques se fait à l’endroit des riverains mais aussi pour ceux qui appliquent le produit. L’Anses est en effet également une agence de santé au travail : c’est l’un des enjeux que nous regardons parmi beaucoup d’autres. Il y a aussi des préoccupations liées au transfert du produit vers le sol ou vers l’eau, voire aux résidus dans les aliments. Pour apprécier le risque associé à ces résidus, il convient de regarder si l’exposition dépasse cette valeur sanitaire qu’est la limite maximale de résidus. Des modèles par anticipation ont été développés par les laboratoires accompagnant les industriels dans le dépôt de leurs dossiers, sur les fondements d’observations réalisées sur des organismes animaux ou végétaux. C’est cette évaluation ex ante qui permet de délivrer ou non une autorisation pour un produit.

Nous conduisons aussi une évaluation ex post. Une fois qu’un produit est sur le marché, on surveille l’épidémiologie éventuelle, le risque lié à l’exposition pour nos concitoyens. Des questions se posent aujourd’hui sur la surveillance qui nous sommes en mesure de conduire. L’épidémiologie est en regard, en raison d’un manque de renseignement sur les données d’exposition. La question est de savoir si l’on serait à même d’observer des pathologies en croisant les données d’exposition.

L’agence sanitaire mobilise de nombreuses compétences dans le domaine qui vous intéresse, qui représentent ce qu’elle est structurellement. Nous venons d’aborder la compétence portée par le pôle des produits réglementés, avec un volet évaluation des risques et un volet autorisation.

Par ailleurs, l’agence mobilise également le pôle des références et de la recherche. L’établissement de références repose sur des laboratoires nationaux qui ont des mandats particuliers aux niveaux national et européen, voire international. Cela concerne des sujets très spécifiques dont l’agence a l’expertise de façon unique. Par exemple, elle a le mandat de l’Europe pour un certain nombre de pathogènes animaux sur lesquels elle est à même de rendre à la fois des avis d’expertise et des avis sur les méthodes utilisées pour le diagnostic. Ces mandats peuvent être internationaux, notamment en lien avec l’organisation internationale des épizooties.

Enfin, la recherche qui est menée à l’agence peut porter sur des questions de typologie de diagnostics ou sur des méthodologies pouvant être utilisées par la suite. Dans notre unité de Sophia-Antipolis, la question de la manière dont les pollinisateurs sont affectés par le recours aux produits phytosanitaires est extrêmement scrutée. Cela peut induire des propositions pour faire évoluer la réglementation.

Le troisième pôle de l’agence est celui des sciences pour l’expertise. On y retrouve l’expertise collective indépendante. Elle repose sur 800 experts qui travaillent dans différents types de collectifs. Il y a notamment des collectifs d’expertise scientifique (CES) permanents, mais aussi des groupes de travail, voire des groupes de travail en urgence. Ces derniers sont mobilisés pour approfondir certains sujets lorsque c’est nécessaire et que les CES ont besoin de s’entourer de compétences supplémentaires.

Au total, l’agence compte 1 400 personnels dont 700 dédiées à la recherche, et mobilise 800 experts collectifs à l’occasion de différents travaux.

Je partage tout à fait ce que vous avez dit sur la confiance et sur l’importance de pouvoir donner à nos concitoyens la preuve d’une science complète, indépendante des pressions et des influences, qui utilise les méthodologies attendues pour faire valoir la protection sanitaire humaine, animale ou végétale. Pour cela, il doit y avoir dans les dispositifs proposés ou mis en place des éléments présents, documentés et qui correspondent aux bonnes pratiques des laboratoires.

Cette science est qualifiée de réglementaire. Elle régit le contenu des dossiers qui doivent être documentés parfaitement et dans lesquels on retrouve tous les éléments susceptibles d’éclairer les décideurs que nous sommes en vue de délivrer des autorisations.

Elle ne doit pas être opposée à la science académique, qui est constituée par les travaux menés par des chercheurs dans le monde entier. Ces derniers prennent parfois les sujets phytopharmaceutiques comme des objets d’intérêt. Cette science est prise en compte, notamment par nos collectifs d’experts, lorsqu’ils font une analyse pour les produits réglementés ou pour d’autres sujets concernant l’agence. Science académique et science réglementaires sont ainsi complémentaires.

Mais il est très important de comprendre que les périmètres d’information sur des produits phytopharmaceutiques doivent se faire de manière cohérente. Si la littérature scientifique porte sur un produit associé à des formules non complémentaires ou non caractérisées sur le plan de leur définition chimique, il est très difficile de la comparer à des dossiers dont les produits sont parfaitement caractérisés. On peut donc observer des contradictions entre les résultats obtenus par la science académique et la science réglementaire.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les produits phytosanitaires. Puisqu’il s’agit de notre deuxième audition, nous ne reviendrons pas sur le fonctionnement de l’Anses que nous avons bien compris. Votre propos liminaire a néanmoins permis de faire un rappel et d’aborder cette question cruciale qu’est la confiance.

Hier, nous avons auditionné des députés européens qui nous ont fait part des évolutions en cours à l’échelle européenne. Parmi les questions posées par les commissaires présents, il y avait notamment celle de la séparation entre l’évaluation des produits et celle des molécules, entre l’analyse du risque et la gestion du risque. Dans l’absolu, pourrait-on imaginer que l’Europe dispose un jour de l’ensemble des compétences en matière d’analyse du risque et de gestion du risque, à la fois pour les molécules et les produits ? La situation actuelle induit des distorsions de concurrence. Les Etats membres n’ont pas tous les mêmes appréciations. Les agences ne sont pas toutes équipées du même code de déontologie ni de la même armature scientifique ; par conséquent, elles ne tirent pas toutes les mêmes conclusions. Certaines sont parfois sous influence tandis que d’autres non. Les décisions de certains pays sont parfois politiques. Pourrait-on ainsi imaginer demain une unification européenne en matière de sécurité sanitaire, pour remédier à ces disparités ?

M. Benoît Vallet. La question est en réalité de savoir si l’intégralité d’un dossier phytopharmaceutique ne pourrait pas être traitée au niveau européen, par analogie avec le médicament humain. Pour un produit humain, la question de la posologie ne se pose pas d’un État membre à un autre. D’ailleurs, il n’y a qu’une seule agence européenne du médicament. En revanche, on n’a pas encore une agence d’évaluation européenne qui serait l’équivalent de notre Haute autorité de santé. Pour autant, je pense qu’on en prend le chemin.

Il est cependant assez difficile de transposer intégralement ce système aux produits phytopharmaceutiques. En réalité, les zones sud, centre et nord de l’Europe sont assez différentes, s’agissant des pratiques agricoles et des typologies d’agricultures. Les zones agropédoclimatiques répondent à des logiques très spécifiques, qui ne sont bien évidemment pas les mêmes partout en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cela ne nous a pas échappé. On pourrait avoir une politique européenne qui tienne compte des zones agropédoclimatiques et des systèmes de cultures. D’ailleurs, les frontières des Etats ne correspondent pas à ces zones, à commencer par celles de la France, qui englobent à la fois une zone méditerranéenne et une zone septentrionale.

M. Benoît Vallet. Lille est proche de la Belgique ; pourtant, elle n’appartient pas à la même zone pour ce qui concerne les autorisations. Il y a toujours ainsi des effets de frontières. Je pense quand même c’est plus adapté de procéder comme nous le faisons pour des questions de logique agricole. Les produits répondent à des logiques de proximité. Le système actuel garde donc à ce jour une certaine cohérence.

Ce n’est pas parce que nous donnons des autorisations que nous sommes gestionnaires du risque. Le gestionnaire reste l’utilisateur et, en l’occurrence, aussi le ministère de l’agriculture. Nous n’avons pas de séparation entre l’autorisation et l’évaluation du risque. L’agence qui évalue les risques est certainement bien placée pour délivrer des autorisations sur les produits, sachant qu’il y a de toute façon une évaluation ex post régulière.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a sans doute une incompréhension. Il peut effectivement y avoir plusieurs zones au sein d’un même pays. Lille pourrait très bien être traitée comme la Belgique au plan européen. Le problème que je pointe, c’est la capacité d’un pays à avoir une gestion du risque différente pour un même produit, laquelle engendre une distorsion de concurrence. Ce sujet revient en permanence dans les auditions que nous conduisons. J’envisage ainsi une centralisation de l’évaluation des produits au sein d’une agence européenne qui s’appuierait sur les connaissances et les expertises des agences nationales. Cet horizon est-il souhaitable ?

M. Benoît Vallet. Une agence nationale peut prendre une décision qui anticipe ou complète l’usage d’un produit et peut aller jusqu’à l’interdire ; un signalement est alors envoyé au niveau européen, afin que les autres États membres s’emparent de la question telle qu’elle a été posée par cette agence.

Par ailleurs, les agences sanitaires des différents pays travaillent ensemble. J’ai rencontré des organisations homologues avant-hier, réunies entre Amsterdam et Copenhague. Nous mettons en place des travaux convergents qui permettent de faire des propositions au niveau européen afin de faire avancer un certain nombre de dossiers.

De toute façon, cette complémentarité souhaitable au niveau européen s’inscrit dans la logique que vous revendiquez. Lorsqu’un produit est interdit dans un pays, cela devrait être le cas partout. C’est un mécanisme qui est sous-jacent à la façon dont les agences sanitaires des différents pays européens communiquent entre elles et avec l’Efsa et l’agence européenne des produits chimiques (Echa), qui évalue des dossiers selon les réglementations Reach et CLP.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons bien mesuré toutes les interactions de l’Anses avec l’Efsa. Pour autant, le système des autorisations de mise sur le marché (AMM) zonales fonctionne plutôt mal. Il y a peu de transpositions. Dans ce contexte, l’horizon d’une AMM européenne apparaît souhaitable pour un certain nombre de petites cultures qui subissent des concurrences violentes, de nature à les faire disparaître dans certains pays.

J’en viens à une question philosophique. Il ressort de toutes les auditions que nous avons pu mener jusqu’à présent qu’on ne sait pas, qu’on ne trouve que ce qu’on recherche et qu’on trouve d’autres choses en cherchant. Les chercheurs nous disent avec humilité qu’on n’est pas au bout des questions de combinaison, d’exposome et d’impact des molécules et des produits à long terme.

Certains disent : « Étant donné qu’on ne sait pas tout, il faut arrêter d’autoriser et tout interdire ». D’autres disent : « Dans ce cas, on arrête de produire et on meurt de faim ». Je simplifie un peu les choses, mais ces deux discours existent. Avez-vous théorisé cette question ? Comment pourrait-on éviter d’être dans cet antagonisme et réussir à dire : « On ne sait pas tout, mais on en sait suffisamment pour prendre une décision humble qui pourra être révoquée ultérieurement sur la base d’un constat qui serait fait sur le terrain » ? Comment cette incomplétude de la science permet-elle néanmoins de continuer à avancer dans un climat de confiance ?

M. Benoît Vallet. Le principe de précaution n’est pas le principe d’interdiction. Nous avons besoin d’un certain nombre de ces produits, tout comme nous avons besoin des produits de santé humaine pour traiter des pathologies. Comme vous le savez, ces produits de santé humaine sont dangereux. En tant que tels, ils représentent des dangers. C’est leur utilisation aux bonnes doses et surtout avec les bonnes indications qui permet de sécuriser leur usage.

D’une certaine manière, il en va de même pour les produits phytopharmaceutiques. Tout comme des essais cliniques en santé humaine interviennent préalablement aux autorisations de mise sur le marché, il est indispensable de faire une évaluation ex ante des risques associés aux dangers potentiels présentés par ces molécules avant d’autoriser la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Il s’agit de regarder à qui nous les délivrons, les terrains qui les utilisent, la destruction d’un certain nombre de ravageurs. Ceux qui les utilisent peuvent se contaminer eux-mêmes. De la même façon, nous prenons des précautions extrêmes lorsque des produits humains sont préparés pour lutter contre le cancer.

Il y a ensuite toute une analyse ex post. Que deviennent ces produits une fois qu’ils ont été mis sur le marché ? Présentent-ils des risques qui auraient été ignorés ? de la même manière qu’on fait de la pharmacovigilance en santé humaine, en matière de phytopharmacie, on fait de la phytopharmacovigilance. On regarde par exemple les risques qui peuvent concerner les eaux. C’est dans ce cadre que nous avons interdit les produits contenant du S-métolachlore entre février et mai, parce que ces produits ont été retrouvés dans les eaux souterraines et qu’ils présentaient un risque pour les nappes phréatiques et l’évolution de nos ressources en eau potable.

La phytopharmacovigilance concerne également l’air. C’est ainsi que des signalements mettant en évidence la présence de prosulfocarbe dans l’air ont permis de déclencher un réexamen au niveau national. Dans ce cadre, l’agence a pris la décision de renforcer l’usage des buses anti-dérive à 90 % sur une période de six mois, au terme de laquelle nous demandons à l’industriel – qui s’est engagé à le faire – des données probantes sur l’exposition des riverains, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants. Cela figure désormais sur les autorisations de mise sur le marché modifiées. Si ces données ne nous sont pas fournies au mois de juin, ces produits seront tout simplement retirés du marché.

Il est aujourd’hui tout à fait indispensable de saisir le concept de pharmaco-épidémiologie. En quoi cela consiste-t-il ? Pour la santé humaine, il s’agit de tirer parti des données massives dont nous disposons dans le cadre du système national des données de santé (SNDS). Lorsqu’un vaccin est mis sur le marché, grâce au SNDS, nous disposons d’informations très rapides et en très grand volume. Par exemple, lors de la crise du Covid-19, des millions de personnes ont été vaccinées. Nous regardons les signalements qui ont été effectués auprès de l’assurance-maladie en matière de soins qui doivent être délivrés en raison d’effets indésirables. Cela nous permet ainsi d’avoir une approche épidémiologique des pathologies induites par un produit de santé.

Cela a été fait pour de très nombreux produits. Vous vous souvenez sans doute de l’affaire Dépakine. Lorsque des femmes enceintes avaient malheureusement pris de la Dépakine pendant leur grossesse, nous avons regardé les effets que cela pouvait avoir sur les enfants à naître. Aujourd’hui, des liens ont pu être établis entre l’exposition de la maman et l’enfant à naître ou le nouveau-né.

La pharmaco-épidémiologie permet ainsi de renseigner des bruits très faibles. Il faut pour cela avoir un ensemble de données très important. On pourrait appliquer le même concept à la phytopharmacovigilance et faire de la phyto-pharmaco-épidémiologie. Il faudrait pour cela instaurer dans notre pays une traçabilité des produits phytopharmaceutiques utilisés à la parcelle, qui permettrait de géolocaliser de manière précise l’usage de ces produits phytopharmaceutiques.

La loi l’impose aujourd’hui, pour cinq ans, sous forme de registres papier ou électroniques. Pour autant, le renseignement de ces données n’est pas uniformisé. Si ces données étaient uniformisées, renseignées, collectées et saisies au niveau national, cela permettrait de faire de la phyto-pharmaco-épidémiologie.

On pourrait alors croiser des données de santé et des données d’exposition, sous réserve de faire un registre à vie. En effet, l’épidémiologie ne se déclenche pas en cinq ans ; du moins, c’est très rare. En règle générale, l’observation ne peut se faire que sur des périodes d’une durée minimale de quinze à vingt ans. Il faudrait donc aller un peu plus loin que ce qui figure actuellement dans la loi.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous en arrivons à un point nodal de notre commission d’enquête, où nous allons être amenés à traiter avec vous certains points qui ressortent de critiques émises notamment par Mme Laurence Luc et par Secrets toxiques.

Laurence Huc a notamment pointé du doigt une institution internationale, l’ILSI (international life sciences Institute), qui jouerait un rôle très important sur la normativité et la taxonomie à l’échelle européenne. Ce serait un lieu d’influence des grands opérateurs de la phytopharmacie ou de la chimie en général sur le monde scientifique. Que pouvez-vous nous dire au sujet de cette institution ? Nous interrogerons également l’Efsa à ce sujet et, plus généralement, sur l’influence du lobbying de l’industrie phytopharmaceutique dans la création des normes en matière de recherche.

M. Benoît Vallet. Cette institution est sponsorisée par Coca-Cola, Danone et de très nombreux industriels. Elle n’entre pas dans notre champ de connaissances ou d’échanges. Ce que dit Laurence Huc doit être regardé avec attention. Si la démonstration était faite que l’ILSI influençait des intervenants responsables de l’évolution de la réglementation, ce serait très problématique. Je pense qu’à cet égard, votre audition de l’Efsa sera intéressante.

Le lobbying en matière phytopharmaceutique pourrait être mieux régulé en s’inspirant de ce qui a été fait pour les produits de santé humains. En 2016, la transparence santé a été fortement renforcée par la ministre Marisol Touraine. Elle a mis en place la base de données publiques Transparence – Santé, qui impose aux entreprises de renseigner toutes les informations concernant les liens d’intérêts établis avec des experts, ce qui permet de savoir s’ils sont influencés par l’industrie pharmaceutique. Tout un chacun peut consulter les rémunérations et avantages perçus par ces experts.

On pourrait, selon les mêmes modalités, voir si certains experts sont influencés par les lobbys industriels en matière phytopharmaceutique. Nous le faisons déjà par le biais des déclarations auxquelles sont tenues les experts. Mais l’avantage de la base transparence santé, c’est qu’elle est renseignée par les industriels eux-mêmes. Nous pourrions ainsi nous assurer que les collectifs d’experts qui déclarent ne pas être influencés ne le sont pas en réalité. Nous sommes très soucieux de renseigner les déclarations publiques d’intérêts de tous nos experts ; nous pourrions croiser les informations. L’Anses reste vigilante sur ce point.

M. Dominique Potier, rapporteur. D’après le député européen Pascal Canfin, il serait souhaitable, dans le cadre du projet de règlement européen « SUR », de s’inspirer de la réglementation américaine, laquelle oblige les industriels à transmettre toutes leurs évaluations de toxicologie, alors que l’usage européen est de leur demander de transmettre seulement ce qui leur paraît pertinent. J’avais compris que l’Efsa imposait un cahier des charges aux industriels. Ce serait utile de préciser les différences entre les réglementations américaine et européenne. Il conviendrait peut-être de s’inspirer de l’exhaustivité de la première. Par ailleurs, on nous dit que nous n’avons pas les moyens humains d’exploiter complètement les dossiers fournis par les industriels, que ce soit à l’Efsa ou dans les agences nationales.

Tout cela induit une perte de confiance terrible pour le citoyen. Demande-t-on les bons documents aux industriels ? Est-ce laissé à leur libre arbitre ? A-t-on le temps de les exploiter ? Rassurez-nous !

M. Benoît Vallet. Fort heureusement, ça ne relève pas du libre arbitre. Autrement, ils pourraient nous présenter seulement ce qu’ils estiment être pertinent, qui pourrait ne pas correspondre à la réglementation, laquelle est pourtant claire. Le cahier des charges est extrêmement extensif. Beaucoup de champs sont explorés en matière d’évaluation de risques et de classification du danger. Tous les éléments en termes d’effets sont renseignés de façon particulièrement exhaustive. Pour ma part, je n’ai pas le sentiment que des choses soient laissées de côté dans ce que les industriels doivent fournir.

Mais par ailleurs, tout benchmark est bon à prendre. S’il y a des différences si importantes entre les dossiers européens et les dossiers américains, nous demandons à en prendre connaissance. Bien évidemment, ces informations seront regardées avec intérêt.

Dans le cadre de la procédure d’autorisation, une étape de pré-soumission est prévue. Globalement, les industriels se plaignent d’ailleurs de ne pas avoir un accès suffisant à l’Anses – en réalité, c’est un gage de protection. Afin d’éviter d’instruire des dossiers qui ne seraient pas complets, lors de cette pré-soumission, nos équipes regardent si tous les éléments demandés sont présents. À défaut, le dossier sera rejeté. Il n’y a donc pas d’inquiétude à avoir sur ce point.

On pourrait arguer que les industriels ne nous donnent pas toutes les données. Fort heureusement, nous examinons également les données brutes obtenues par les laboratoires. Elles sont réexaminées par les experts de l’agence, qui sont pleinement compétents pour ce faire. Ensuite, ces éléments sont fournis à un collectif d’experts qui analyse le dossier et détermine s’il y a lieu d’autoriser ou de demander des éléments complémentaires, dans le cas où le dossier tel qu’instruit apparaît insuffisant. C’est ainsi qu’il y a eu deux allers-retours sur le prosulfocarbe.

La réglementation et les éléments de documentation peuvent toujours être améliorés. Cela rejoint les travaux effectués par l’agence au niveau européen pour approfondir des tests qui seraient encore insuffisants aujourd’hui – je pense notamment à des éléments relatifs à la neurotoxicité, qui sont compliqués à renseigner.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des moyens a été posée par Nicole Le Peih et André Chassaigne, qui ont fait un déplacement à Parme dans le cadre d’une autre mission parlementaire sur le plan stratégique national (PSN). L’Efsa n’a pas assez de moyens : elle dispose de 150 millions d’euros pour des missions qui sont capitales à l’échelle européenne. Faut-il renforcer l’Efsa ? Est-ce que les besoins de l’Anses sont eux aussi insatisfaits ? Certaines limites budgétaires ont été levées dans la loi. Disposez-vous des moyens suffisants pour examiner correctement tous les dossiers qui vous sont fournis par les industriels ?

M. Benoît Vallet. L’Anses a un budget de 160 millions d’euros. C’est donc une grande agence. J’insiste sur ce point, car une partie de l’enjeu pour l’Efsa est ce qu’on appelle aujourd’hui le partnership. Il s’agit de travailler de manière encore plus étroite avec les différentes agences sanitaires des États membres, pour renforcer la capacité à agir et à évaluer les risques des contaminants. Si chaque pays fait le travail de son côté, c’est une perte d’efficience.

Un groupe de travail est actuellement en cours d’installation au niveau européen ; il vise à faire en sorte que chaque pays s’intéresse plus particulièrement à certains PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées), de façon à ce que la charge de travail soit partagée.

L’Efsa n’est pas limitée en moyens financiers, mais plutôt en ressources humaines. La disponibilité en expertise n’est pas toujours simple à assurer. D’où l’importance du partnership et du networking, c’est-à-dire du rapprochement des agences sanitaires des États membres avec l’Efsa – sous réserve que les méthodologies soient harmonisées.

S’agissant de l’Anses, les taxes prévues pour l’enregistrement des dossiers phytopharmaceutiques n’ont pas été actualisées par rapport à l’évolution du coût de la vie. Nous sommes ainsi un peu en décalage par rapport à ce que nous dépensons pour évaluer ces dossiers. Cependant, nous avons un très bon dialogue avec le ministère de l’agriculture sur ce sujet. Dans le cadre de la prochaine loi de finances, il est question, a minima, d’asseoir l’évolution de ces taxes sur l’inflation.

Un effort tout particulier a été fait pour la promotion du biocontrôle, qui se traduit notamment par des taxes beaucoup moins importantes que pour les produits phytopharmaceutiques. De ce fait, pour le biocontrôle, nous sommes très en décalage par rapport à l’investissement que cela suppose en termes de ressources humaines. Lorsqu’on procède à l’examen d’un dossier de biocontrôle, on le fait de manière aussi sérieuse et complète que pour un dossier phytopharmaceutique. Sur ce sujet, nous avons également un dialogue avec le ministère de l’agriculture, pour faire en sorte qu’une compensation soit prévue pour chaque année budgétaire, afin de ne pas avoir à augmenter les taxes.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ma dernière question est d’ordre politique. Il y a le marché et l’opinion. Il y a également la science et la démocratie. Hier, en commission des affaires européennes, Delphine Batho a rendu un rapport de mission sur le glyphosate en concluant qu’il s’agissait ni plus ni moins de choisir si on devait autoriser « un poison » en France. Cela a donné lieu à une discussion passionnée. Ainsi, tous les efforts de pédagogie que nous faisons se heurtent en permanence à une défiance et une certaine radicalité des positions. Ce constat d’échec peut sembler désespérant.

C’est dans ce contexte que je vous soumets l’une des questions centrales à l’origine de cette commission d’enquête. Pensez-vous que nous puissions remettre en cause la loi de 2014 – qui donne les prérogatives que nous connaissons à l’Anses en matière d’autorisation – sans retomber dans une sorte de prééminence de l’opinion ou du marché, laquelle induirait une pression économique importante sur les décideurs politiques ?

M. Benoît Vallet. La controverse sur le glyphosate résulte de la différence des périmètres de littérature scientifique analysés par le centre international de recherche sur le cancer (Circ) et par l’Efsa. Il faut savoir que la classification du Circ n’est pas complètement probante ; elle correspond à l’équivalent d’une cancérogénicité suspectée, c’est-à-dire de niveau 2 dans la classification CLP.

Les travaux qui ont ensuite été conduits par notre homologue allemand, le BFR, et par l’Efsa, ont conduit à une réapprobation du glyphosate en 2017, pour une période limitée. Ces travaux ont analysé une littérature plus complète que celle prise en compte par le Circ ; et la suspicion de cancérogénicité n’a pas été démontrée. L’expertise collective sur le glyphosate a été très exhaustive.

La position revendiquée par le gouvernement français est originale. Nous travaillons avec des organisations de recherche, en particulier l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui a fourni une évaluation comparative. Il en ressort qu’il est possible d’utiliser, pour un certain nombre d’usages, des alternatives au glyphosate. Cependant, cette substance n’était pas candidate à la substitution, d’où l’originalité du dispositif utilisé. Grâce aux travaux qui ont été effectués par l’Anses et l’Inrae, l’autorisation a été maintenue pour un certain nombre d’usages pour lesquels il n’y avait pas d’alternative chimique ou mécanique.

Il y a également la question du délai d’autorisation. Comme il ne s’agit pas d’une substance candidate à la substitution, elle n’a pas vocation à disparaître et doit être réautorisée pour une période de dix ans. La France plaide pour une durée moins longue pour cette réapprobation. Comme vous le savez, le débat est toujours en cours.

L’Anses n’est pas responsable de la limitation des usages des produits phytopharmaceutiques. L’Inrae s’inspire notamment des fermes Dephy, qui sont réparties dans la France entière et dont les usages sont regardés avec beaucoup d’attention. Nous n’avons pas toujours les renseignements nécessaires sur l’usage de ces produits, sauf dans un certain nombre de sites qui sont volontaires. Si l’on considère l’écart entre les meilleures et les moins bonnes pratiques en matière phytopharmaceutique, un alignement sur les bonnes pratiques diminuerait globalement les usages de 40 %. Mais ce n’est pas l’Anses qui peut le faire. Cela nécessite des travaux complémentaires et des réglementations additionnelles en matière d’utilisation de ces produits.

Il faut également renforcer l’agriculture de précision. Je me réfère ici au travail effectué par l’agence sur le prosulfocarbe ; l’utilisation de buses extrêmement performantes permet de réduire la dérive de 90 %. Ce n’est ni un problème technique ni un problème de financement. Il s’agit simplement de décider de s’orienter vers quelque chose de plus précis en termes d’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Il faut donc combiner les approches quantitatives et qualitatives.

Nous avons supprimé beaucoup d’autorisations de mise sur le marché. Un grand nombre de substances n’ont pas été renouvelées ces dernières années. Pour autant, la quantité baisse peu dans l’absolu : on passe en réalité d’un produit chimique à un autre. Si l’on souhaite répondre aux impératifs d’Écophyto, il faut aussi qu’il y ait globalement une modification des usages.

M. Dominique Potier, rapporteur. Peut-on sortir de la loi de 2014 sans tomber dans une forme de dictature de l’opinion ?

M. Benoît Vallet. Il m’est difficile de répondre à cette question. Il me semble que l’agence est la mieux placée pour mesurer les risques et émettre des autorisations avec le plus de conscience possible quant aux risques pris en matière de santé humaine, animale et végétale. Il serait sans doute regrettable de revenir sur les décisions qui ont conduit à transférer à l’Anses les autorisations de produits phytopharmaceutiques en 2014 et de produits biocides en 2016.

Le ministère de l’agriculture conserve la possibilité de recourir au mécanisme de dérogation dit « des 120 jours » pour contrer des périls imminents sur les cultures. Cela permet d’utiliser des produits qui auraient été interdits, notamment face à une présence exceptionnelle de ravageur. Cette dérogation a vocation à s’appliquer lorsqu’une mesure d’autorisation est appropriée de façon globale mais non appropriée dans un contexte spécifique. Par exemple, lorsque des moustiques extrêmement envahissants étaient présents et vecteurs de pathologies comme le paludisme, en particulier en Guyane, certains biocides ont été utilisés de façon dérogatoire pour répondre à une mise en péril de la santé humaine. C’est à la main des autorités de gestion et de régulation.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai deux questions. La première concerne la remise en cause de la scientificité, de la crédibilité et de la confiance qui peut être accordée aux travaux que vous conduisez sous la responsabilité de l’Anses.

Je ne vous demanderai pas d’explications sur des points que nous ne sommes pas en mesure de juger, n’ayant pas les connaissances scientifiques nécessaires. Par exemple, Laurence Huc nous a dit que les collectifs d’experts étaient parfois incomplets car certaines compétences spécialisées sont trop peu représentées pour être vraiment prises en compte. Elle a cité l’exemple de la cancérogénicité des molécules, en expliquant que l’on étudie leur impact sur le noyau et l’ADN, mais pas leur impact indirect sur les mitochondries et la perméabilité des membranes. Ainsi, les effets épigénétiques seraient beaucoup trop peu pris en compte. On entre ici dans un niveau de détail scientifique qui n’est probablement pas adapté au cadre de cette audition ; il serait néanmoins intéressant que vous nous envoyiez des éléments écrits sur cette question.

Par ailleurs, il n’y a rien de pire pour ruiner la confiance qu’une autorité qui s’exerce de manière incohérente. Les gens entendent que les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux ; cela a un effet dévastateur. Ne pensez-vous pas qu’il serait utile d’organiser une controverse avec les scientifiques qui expriment des désaccords, avant que cela n’éclate dans les médias ? Je ne remets pas en cause l’intégrité intellectuelle et morale de Laurence Huc. Je fais au contraire l’hypothèse de sa sincérité et de la pertinence de ses propos. Pour autant, elle intervient dans les médias et des collectifs affirment que l’on autorise aujourd’hui des produits dont le danger n’est pas contrôlé, en raison des mécanismes précédemment évoqués. On sait que la science avance avec le doute et la contradiction, mais procéder par médias interposés sur des questions aussi émotionnelles est catastrophique.

J’en viens à votre responsabilité dans le contexte de la loi de 2014. Vous aviez été auditionné avec madame Grastilleur par la commission des affaires économiques, sur la question de la phosphine. Il s’agit d’un produit dont la toxicité et la dangerosité sont très importantes ; son utilisation est donc très réglementée. La stratégie consistant à limiter les usages a un impact sur la capacité des céréaliers à exporter. Je n’en discute pas le fondement puisqu’il y a un enjeu moral, éthique, économique et sanitaire.

Cependant, lorsque vous prenez une telle décision, dans la mesure où vous êtes un organe indépendant, vous êtes institutionnellement responsables de votre personnel. Devant qui répondez-vous de cette décision ? À un moment donné, la loi vous a confié le soin de prendre des décisions qui ne sont pas uniquement fondées sur des faits vérifiables et objectifs, mais également sur l’interprétation d’une incidence économique, sociale, sociétale, etc. Pour autant, vous n’êtes pas tenus de rendre compte de vos appréciations devant un conseil d’administration ou une instance délibérative élue. Par exemple, on a substitué l’acide pélargonique au glyphosate pour désherber les voies ferrées. Le coût du traitement est ainsi passé de 110 à 270 millions d’euros. Or, j’ai cru comprendre que l’écotoxicité de cette molécule était supérieure à celle du glyphosate. Qui dit si c’est mieux ou si c’est moins bien ?

M. Benoît Vallet. Pour l’instant, le glyphosate n’est pas interdit pour les travées de chemin de fer. La substitution que vous évoquez relève d’un choix de la société nationale.

La phosphine a vu son autorisation de mise sur le marché (AMM) rénovée en octobre 2022. Il avait alors été demandé que la fumigation ne se fasse pas au contact des grains. En effet, le dossier fourni n’était pas assorti d’éléments d’information suffisants pour s’assurer que la limite maximale de résidus n’était pas dépassée. Le pétitionnaire nous a indiqué qu’il ne pouvait pas nous transmettre ces données. C’est la raison pour laquelle cet usage particulier n’a pas été autorisé. Ceci ne pose aucun problème du point de vue de l’organisation européenne.

En revanche, cela pose un problème à l’export : les pays vers lesquels ces grains partaient n’étaient pas en accord avec la nouvelle technique de fumigation. En réalité, la réglementation européenne ne prévoit pas de limite maximale de résidus à l’exportation vers des pays tiers. En l’occurrence, l’autorisation telle que donnée par l’agence ne posait pas de problème pour les transporteurs. Le ministère de l’agriculture nous a demandé de faire un simple renvoi aux textes européens dans notre autorisation de mise sur le marché, afin que les contrôleurs des services de l’agriculture et les transporteurs puissent l’utiliser sans avoir le sentiment de déroger à une règle. Cela ne change rien à l’AMM puisque l’usage reste le même. Cette affaire a pu donner l’impressions d’une mise en péril des activités économiques, du fait des décisions de l’agence. Mais ce n’est pas le cas dans la pratique.

La souveraineté alimentaire et la nécessité d’une alimentation correcte pour nos concitoyens font partie de nos préoccupations. Ce n’est pas ce qui va guider notre main en termes de sécurité sanitaire mais nous prenons tout de même en considération les difficultés techniques que cela engendre pour les agriculteurs. J’en reviens au prosulfocarbe : ce n’est pas une molécule à danger élevé aujourd’hui, sa classification ne pose pas problème. C’est sa dispersion dans l’air qui est problématique.

Nous avons des collectifs de représentation des domaines concernés par nos autorisations. Je pense notamment au comité de suivi des autorisations de mise sur le marché. Nous avons par ailleurs, au sein même de l’organisation de l’agence, des experts dans ces domaines qui sont capables d’apprécier les difficultés pour les agriculteurs.

Même si nous sommes des décideurs, nous rendons des comptes devant la représentation nationale. Pour le S-métolachlore, nous avons été convoqués devant plusieurs commissions, au sujet des décisions que nous nous apprêtions à prendre. Nous avons rendu compte devant le législateur des obligations qui étaient les nôtres, face à la menace sur la santé environnementale. Il s’agissait de prouver que nous avions des éléments de pharmacovigilance et d’exposition des eaux souterraines justifiant ce retrait. D’ailleurs, le S-métolachlore est également en retrait à l’échelle européenne à présent, avec des délais de grâce plus courts que ceux que nous avions donnés à l’époque, ce qui fait qu’il n’y aura pas de distorsion de concurrence dans le cas particulier de ce produit.

Quant à l’organisation de la controverse, nous avons justement une représentation pluridisciplinaire dans nos collectifs d’experts pour répondre aux questions qui ont été soulevées par madame Huc. Nous le faisons avec une pondération extrêmement précise des compétences et des champs d’activité de ces différents experts.

Nous avons notamment travaillé avec madame Huc sur les inhibiteurs de la succinate déshydrogénase. Ses compétences dans le domaine ont été utilisées et ses expertises ont été intégrées dans l’étude sur l’éventuel caractère de perturbateur endocrinien de ces molécules. Elle a exprimé un certain nombre d’avis divergents, aussi bien sur des éléments scientifiques que sur la conduite des travaux.

Cela figurera dans le rapport qui sera rendu, puisque l’agence fait toujours état des avis divergents. L’Anses laisse toujours une place centrale au collectif d’experts dans le cœur de l’avis. Dans la conclusion, qui est aux mains de l’agence, on explique le contexte, la saisine qui a été faite et les demandes qui ont été exprimées. Nous reprenons les conclusions des experts, soit en les endossant complètement, soit en les nuançant. Il faut savoir que certaines recommandations des experts trouvent difficilement un champ d’application dans les politiques publiques. Même si c’est assez rare, cela peut arriver.

Les groupes pérennes d’expertise collective de l’agence sont des comités d’experts spécialisés. Ils agrègent de nombreuses compétences. Mais pour des travaux sur des sujets très spécifiques, tels que les inhibiteurs du succinate déshydrogénase, l’agence et ses CES s’entourent de groupes de travail supplémentaires afin de s’enrichir de compétences nouvelles.

Il est également important de souligner qu’il peut y avoir en cours de travail un ajustement par rapport aux éléments de saisine initiaux. Il peut d’ailleurs s’agir d’une auto-saisine, comme c’est le cas dans ce dossier. Un certain nombre d’éléments peuvent apparaître et nécessiter la consultation d’experts supplémentaires. Il est également possible que certains membres demandent des auditions supplémentaires et qu’il ne soit pas toujours donné suite.

Il y a un terme important dans « collectif d’experts », c’est « collectif ». Il arrive parfois que les scientifiques se contredisent entre eux. C’est d’ailleurs l’une des richesses de la science puisqu’elle évolue aussi grâce à ces contradictions. À un moment, il est pourtant nécessaire d’avoir le sens général le plus commun, qui fait courir le moins de risques possible à nos compatriotes. C’est ainsi que ces groupes travaillent et progressent.

M. Grégoire De Fournas (RN). À propos de la loi de 2014, vous dites que l’agence qui évalue est sans doute la mieux placée pour prendre la décision. Lors de votre audition devant la commission des affaires économiques, il m’avait semblé comprendre que vous reconnaissiez aussi les limites de la prise en compte de la dimension politique. Vous aviez également rajouté que vous étiez responsable des décisions sur le plan pénal.

Il nous a été précisé que l’agence n’avait pas de latitude politique pour aménager la décision. Il s’agit donc bien d’une décision fondée sur des éléments scientifiques. Pour autant, vous ne prenez pas en compte les distorsions de concurrence et les différentes conséquences. Pourriez-vous donc nous repréciser ce que vous avez dit à ce sujet devant la commission des affaires économiques ?

M. Benoît Vallet. La responsabilité pénale est effectivement la mienne puisque c’est au nom des collectifs que je prends un certain nombre de décisions. Si, dans cinq ou dix ans, on a des éléments d’évaluation permettant d’estimer que certaines décisions n’auraient pas été appropriées dans le domaine de l’agence, c’est-à-dire celui de la sécurité sanitaire, c’est sur ce point qu’on me demandera de rendre des comptes.

Ce ne sont pas des décisions légères. Elles sont au contraire compliquées à prendre. Nous avons conscience des difficultés que cela peut engendrer pour les utilisateurs. Pour autant, mon champ de compétence est celui de la sécurité sanitaire et, telles qu’elles sont bâties aujourd’hui, les autorisations de mise sur le marché ne sont pas censées prendre en considération des intérêts économiques ou des intérêts de filière. Il peut néanmoins y avoir des intérêts nutritionnels ou d’alimentation ; les dérogations à la main du ministère de l’agriculture peuvent apporter une solution sur ce point.

Je précise que nous avons aussi une direction spécialisée dans les sciences économiques et sociales. Les sujets liés à la protection des personnes ou de l’environnement engendrent souvent des difficultés de perception et des conséquences économiques et sociales. Ces aspects supposent aussi une expertise qu’il est très important de cultiver.

Nous avons également des comités de dialogue, en particulier sur les biotechnologies, et des plates-formes, notamment dans le contexte des produits phytopharmaceutiques, qui permettent aux différentes parties prenantes de se retrouver sur des sujets d’intérêt. On y trouve notamment des représentants des organisations de protection de l’environnement, des pétitionnaires et des acteurs du domaine sanitaire. C’est donc une représentation très complète des interférences sociétales.

M. Grégoire De Fournas (RN). Vous dites que vous ne prenez pas en compte la dimension économique dans vos décisions. La coopération agricole nous disait hier que la production de protéines végétales était au point mort, du fait du retrait de certaines molécules. Le fait que certaines productions ne peuvent plus être réalisées en France – c’est, par exemple, le cas de la cerise – n’entre donc pas en considération dans vos décisions.

En ce qui concerne le glyphosate, l’agence a mis en place des restrictions d’usage en 2020. On a l’impression que cela suivait la position du gouvernement, que vous avez rappelée. L’avis rendu par l’Efsa va-t-il vous amener à reconsidérer votre décision ? Je suis viticulteur. L’alternative à la restriction du glyphosate dans la viticulture est la flumioxazine, qui est un produit CMR. Autrement dit, certains viticulteurs se sont mis à réutiliser un produit CMR pour compenser la restriction d’usage d’un produit qui n’est pas classé comme tel. Ne s’agit-il pas là d’une aberration ?

M. Benoît Vallet. Vous avez raison. C’est pour cela que j’indiquais tout à l’heure que nous ne travaillons pas seuls. Aujourd’hui, plusieurs ministères et acteurs se réunissent pour regarder les substances actives qui vont être retirées et les alternatives disponibles, en particulier non chimiques. C’est donc le travail d’un collectif d’acteurs, au sein duquel l’Anses peut prendre sa place au titre des autorisations de mise sur le marché et de leur évolution.

Par ailleurs, la réduction des produits phytopharmaceutiques ne passe pas simplement par la gestion des autorisations de mise sur le marché. De très nombreux produits ont été retirés ces dernières années. Pour autant, les volumes stagnent ; on recourt à d’autres molécules qui sont parfois plus préoccupantes que celles qui sont retirées. Il est important d’avoir une vision holistique de toutes les molécules. Il faut faire évoluer nos pratiques, ce que l’Anses ne peut pas faire seule. Cette logique n’est pas dans les mains de l’agence. Elle a déjà une grande responsabilité sur la façon dont les produits sont autorisés, et également à travers les travaux de recherche qu’elle conduit.

Nous sommes ainsi coordinateurs pour un projet qui s’intitule Parc (partenariat européen pour l’évaluation des risques liés aux substances chimiques). Il a été lancé en 2022, pour une durée de sept ans. Il est doté d’un budget de 400 millions d’euros, dont la moitié provient de la Commission européenne. Il permettra sans doute de donner des informations plus importantes sur les intrants présents dans le corps humain. Cela concerne plusieurs produits et d’autres environnements chimiques, dans une prise en considération globale de l’exposome, c’est-à-dire de l’exposition complète de la personne et de son génome.

La question de l’épigénétique a été évoquée tout à l’heure. Il s’agit du transfert générationnel de modifications génétiques. L’agence travaille également sur ces sujets-là. Elle a notamment fait une étude sur le glyphosate et les truites, qui démontre la transmission générationnelle d’un certain nombre d’anomalies, à des doses environnementales qui étaient sans doute appropriées. Cette étude a été prise en compte pas le collectif d’examen pour la réapprobation de la molécule. Ce sont donc des travaux utiles.

M. Laurence Heydel Grillère (RE). Mes questions sont en lien avec des réponses qui nous ont été faites concernant les biocides et les pesticides. Leur objectif est le même : tuer de la vie. Dans ce contexte, pourquoi avoir établi une réglementation distincte pour chaque catégorie ? Pourquoi les raisonnements ne sont-ils pas les mêmes en termes d’application ? On se permet notamment des pulvérisations de biocides dans des zones touristiques.

Par ailleurs, certaines personnes auditionnées ont fait allusion à des produits de biocontrôle qui seraient autorisés dans d’autres pays européens, mais pas en France. Pourquoi aucune décision n’a été prise les concernant ? Que pourraient faire les producteurs pour en disposer ? Je pense notamment à l’insecte stérile pour la cerise.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Nous avons reçu tout à l’heure les directeurs de certaines agences de l’eau. Ils nous ont rappelé que, si nous ne passions pas d’une politique de moyens à une politique réglementaire ambitieuse, nous courions le risque d’un scandale sanitaire concernant la qualité des eaux. Étudiez-vous dans le cadre de vos travaux la propension d’une molécule à se diffuser, à garder sa toxicité dans l’eau et à polluer nos réseaux d’eau potable ?

Vous dites que les industriels sont dans l’obligation de vous remettre des données sur l’exposition des riverains dans le cadre de l’autorisation de mise sur le marché d’un produit particulier. Si ces résultats ne sont pas transmis, le produit sera retiré de la vente. Lorsqu’un produit est retiré du marché, que fait-on des produits qui ont déjà été vendus et qui se trouvent entre les mains des agriculteurs ?

M. Benoît Vallet. Il s’agit finalement de la surveillance des décisions qui sont prises. Elle ne relève pas de l’agence mais du ministère de l’agriculture. Cela pose aussi la question de la disponibilité des informations, que j’évoquais tout à l’heure. Pour évaluer une réduction effective des produits phytopharmaceutiques dans notre pays, on ne peut pas prendre en compte que les données de vente. Il faut aussi regarder les usages – dont les dosages – qui en sont faits à la parcelle. Il importe ainsi d’évaluer l’efficacité des politiques publiques. Le ministère de l’agriculture procède aujourd’hui à des contrôles pour savoir si les retraits sont bien suivis d’effets.

Nous nous intéressons effectivement à la toxicité des molécules présentes dans l’eau. Cette dimension est intégrée au dossier de toxicologie demandé ex ante, avant l’autorisation de mise sur le marché. Il s’agit d’observer, à des doses environnementales, les effets sur la faune aquatique. Y a-t-il aujourd’hui des métabolites ou des pesticides en circulation ? La réponse est oui. Pourquoi les a-t-on laissés ? Ce n’était peut-être pas un point de réglementation particulier à l’époque.

Ce n’est pas parce qu’une molécule est présente que les risques associés le sont eux aussi. Il y a un danger potentiel, mais le risque n’est pas avéré dans l’ensemble des situations. Il s’agit de le documenter. C’est tout le travail qui est fait actuellement avec le renseignement de valeurs sanitaires de référence pour un certain nombre de métabolites de pesticides et les travaux sur la génotoxicité.

Certains métabolites sont issus de produits qui ne sont plus utilisés. La chloridazone a été arrêtée il y a maintenant plusieurs années. Pourtant, les métabolites sont toujours présents. L’industriel qui en avait la responsabilité n’est plus en charge. D’ailleurs, le produit a été arrêté spontanément ; il n’a pas été interdit à l’époque, son autorisation n’a tout simplement pas été renouvelée.

De la recherche doit donc être faite soit avec les industriels, soit avec des laboratoires de référence. Il s’agit d’analyser les éléments de génotoxicité, de mutagénécité, etc. Nous pourrons alors être équipés de financements qui nous permettront de solliciter des chercheurs pour faire ces évaluations. Elles prendront un peu de temps mais il n’y a pas de risque aigu. Le cas échéant, ce sont des risques chroniques à de très nombreuses années.

Même si les périls ne sont pas imminents, ils doivent néanmoins être examinés. Entre les valeurs sanitaires maximales et les normes de qualité, l’ordre de grandeur est gigantesque. C’est souvent un facteur multiplicateur supérieur à 100. S’agissant des normes de qualité, la valeur habituelle est de 0,1 microgramme par litre. Ce sont des valeurs de détection extrêmement basses qui n’ont pas de signification sanitaire. En revanche, il faut savoir expliquer à nos concitoyens que si des moyens vont être mis en place en cas de dépassement de ces normes de qualité, notamment par les agences de l’eau et par les collectivités, ce n’est pas parce que le risque sanitaire est présent, c’est justement pour anticiper et ne pas laisser l’accumulation s’accroître.

Le plan « Eau » énonce les priorités du Gouvernement pour l’interconnexion des réseaux d’eau et la mise en place de moyens de traitement. Les agences de l’eau sont, dans ce cadre, des acteurs majeurs sur les différents territoires. Nous avons des bassins territoriaux très spécifiques pour l’eau. La réglementation peut agir sur les sources captantes et les outils à la disposition des préfets pour interdire des captages trop proches de risques chimiques. Cette réglementation existe déjà ; il faut l’améliorer si nécessaire.

Mme Jovana Deravel, chargée de mission auprès de la directrice du pôle produits réglementés de l’Anses. Je réponds à votre question sur les produits de biocontrôle. Pour autoriser un produit, il faut déjà qu’on ait un dossier de demande d’autorisation de mise sur le marché. Nous n’avons peut-être pas reçu les dossiers dont vous parlez ; cela peut expliquer pourquoi le produit est utilisé dans un autre État membre de l’UE et pas en France.

Par ailleurs, il faut savoir que la notion de biocontrôle est spécifiquement française. Les macro-organismes constituent effectivement une solution de biocontrôle mais, pour autant, l’Anses ne délivre pas d’autorisation de mise sur le marché pour cette solution. Lorsqu’une demande est faite, il y a une évaluation, mais l’autorisation se fait par un texte réglementaire pris conjointement par les ministères de l’agriculture et de l’environnement, sur la base de l’évaluation préalablement transmise.

M. Benoît Vallet. Pour ce qui est des biocides et des pesticides, c’est la même organisation qui prend en charge les deux sujets réglementaires. À l’agence, c’est le cœur de métier du pôle des produits réglementés.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Est-il selon vous justifié qu’il y ait deux règlements différents ?

Mme Jovana Deravel. Ces deux règlements sont tout à fait justifiés. Dans les pesticides, il y a les produits phytopharmaceutiques et les produits biocides. Ces deux types de pesticides relèvent de deux réglementations différentes.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Il ressort de l’audition précédente que nous sommes à la traîne depuis le Grenelle de l’environnement, notamment en matière de préservation de la qualité de l’eau, et que seules la loi et des mesures ambitieuses pourront accélérer la transition. Si vous devez rendre des comptes devant la représentation nationale alors que la loi est peu ambitieuse, je me demande si ça ne constitue pas finalement un frein à l’avancée de vos recherches. Cela peut également créer un décalage entre l’état des connaissances scientifiques et la réglementation.

M. Benoît Vallet. Dans la pratique, nous nous inscrivons dans le cadre d’une réglementation européenne. La directive eau s’impose à nous. En réalité, elle est ambitieuse en matière de surveillance. C’est sans doute l’un des milieux les plus surveillés qui existe. Des données sont remontées tous les ans. Nous avons des points de mesures sur l’ensemble du territoire national. Les laboratoires qui contrôlent la qualité de l’eau sont agréés par l’agence sur les bonnes mesures et les bonnes pratiques mises en place.

Les agences régionales de santé demandent la surveillance d’un certain nombre de produits. Cela représente entre 200 et 400 molécules à surveiller tout au long de l’année, sachant que les pratiques agricoles ne sont pas forcément les mêmes d’une région à une autre, non plus que les industries. Par exemple, les pratiques des industriels du couloir rhodanien ne sont pas identiques à celles observées au cœur du Massif central. Il y a donc des spécificités qui sont liées à l’organisation de l’agriculture ou de l’industrie. Par conséquent, les besoins de mesures ne sont pas forcément les mêmes.

En revanche, dès qu’une nouvelle molécule apparaît, la réglementation impose qu’elle figure dans l’information aux consommateurs. C’est la raison pour laquelle la mention d’un certain nombre de métabolites présents figure dans les factures d’eau, assortie de la mention « sans risque sanitaire », soit parce que la norme de qualité n’est pas dépassée, soit parce qu’il existe une valeur sanitaire supérieure à la norme de qualité, si elle est dépassée.

En l’absence de valeur sanitaire, des valeurs guides permettent aux décisionnaires – les agences régionales de santé et les préfets – de se positionner sur le fait de laisser boire de l’eau destinée à la consommation humaine. Le principe de précaution est la règle dans ces situations. Même s’il n’y a pas forcément d’éléments sanitaires et que les valeurs guides sont très basses, il peut y avoir quelques interdictions pour des raisons de protection des personnes. Fort heureusement, c’est très minoritaire.

D’ailleurs, ce sont plutôt des éléments de microbiologie qui sont l’origine des coupures de l’alimentation en eau. Ils engendrent en effet des syndromes intestinaux assez redoutables pour les consommateurs. Cela impose souvent des fermetures de quelques jours seulement, le temps d’avoir procédé à la réparation nécessaire sur le circuit d’eau qui a été contaminé ou d’avoir écarté l’organisme responsable des problèmes rencontrés sur la source captante.

J’ajoute que les exigences sur la qualité de l’eau en France et en Europe sont très importantes par rapport à d’autres pays dans le monde. Au regard de nos responsabilités, je pense donc que nous n’avons pas de difficultés à répondre de notre engagement vis-à-vis de la représentation nationale. Pour autant, il est nécessaire de travailler sur ces questions-là.

Il existe aujourd’hui deux solutions pour améliorer la qualité de l’eau. Pour faire de la dilution, il faut avoir des réseaux d’eau qui se connectent. Pour faire du traitement, que ce soit par charbon ou par résines échangeuses d’ions, les processus s’avèrent coûteux. Il y a en la matière une responsabilité collective pour engager des moyens de financement afin d’améliorer les réseaux.

Dans une situation de dérèglement climatique, avec une baisse de nos ressources dans les nappes phréatiques, la qualité est encore plus préoccupante pour nous, du fait de ces questions de dilution. Moins il y a d’eau, plus la dilution est difficile. D’où l’importance de préserver nos nappes phréatiques. C’est une préoccupation européenne, comme l’illustre la décision prise sur le S-métolachlore. Il s’agit d’éviter de condamner nos nappes phréatiques avec des produits qui viendraient à l’avenir rendre l’eau impropre à la consommation humaine, ce qui nécessiterait en particulier des moyens de traitement supplémentaires. Si on veut préserver nos réserves, encore faut-il qu’elles soient préservées sur le plan chimique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous allons clore cette audition, même si les débats pourraient tout à fait se prolonger. Vous venez notamment d’évoquer un écart de perception assez fascinant entre le risque chimique et le risque bactériologique. C’est un sujet qui me pose question depuis des années, en raison de sa difficulté d’interprétation. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé et le sérieux avec lequel vous nous avez répondu.

 


39.   Table ronde sur la prise en charge et l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires (jeudi 2 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur la prise en charge et l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires :

 Mme Christine Dechesne-Ceard, directrice de la réglementation de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA) et le Dr David Mussard, médecin technique national de la CCMSA, en charge du risque chimique ;

 M. Philippe Sanson, président du conseil de gestion du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) ;

 M. Antoine Lambert, président de l’association Phyto-victimes, et Mme Aline Fournet, directrice générale.

M. le président Frédéric Descrozaille. Bonjour à tous. Je vous prie de bien vouloir excuser le malentendu qui s’est produit sur la tenue de cette audition, dont j’assume l’entière responsabilité. C’est la raison pour laquelle nous entendons nos interlocuteurs en visioconférence. 

Cette première audition sera consacrée à l’indemnisation des victimes de l’exposition aux produits phytopharmaceutiques. Nous recevons, pour cela des représentants de la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA), du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) et de l’association Phyto-victimes.

Avec cette table-ronde, nous aborderons la reconnaissance nouvelle d’une responsabilité, de la part de l’État et des autorités publiques, dans les impacts négatifs des produits phytopharmaceutiques, et l’indemnisation des victimes qui en découle. Le FIVP a été créé en 2020. Il est important pour nous de comprendre de quelle manière ce fonds a été mis en place et quel est son fonctionnement afin que nous puissions d’une part nous assurer qu’il répond effectivement à l’intention du législateur, et d’autre part formuler d’éventuelles recommandations pour son amélioration.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Comme nous sommes dans le cadre d’une commission d’enquête, je dois, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Christine Dechesne-Ceard, le Dr David Mussard, M. Philippe Sanson, M. Antoine Lambert et Mme Aline Fournet prêtent successivement serment.)

Mme Christine Dechesne-Ceard, directrice de la réglementation de la Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (CCMSA). Le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), créé en 2020 par le législateur et confié à la CCMSA, répond à trois objectifs majeurs. Le premier est de faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles liées aux pesticides par une procédure plus simple, plus rapide et plus juste. L’ambition de simplification a été atteinte grâce à la centralisation des demandes. Ces dernières sont déposées par les assurés et transférées à une équipe dédiée, qui se charge d’instruire et d’accompagner les victimes pour compléter leur dossier. La procédure est également plus rapide, comme en témoignent les délais de traitement, tous inférieurs à quatre mois ou à six mois en ce qui concerne les victimes prénatales. Enfin, la procédure est devenue plus juste, comme le souhaitait le législateur, par une instruction collégiale de cinq médecins, qui permet à la fois d’harmoniser les décisions au niveau national mais aussi de déterminer le taux d’incapacité permanente.

Le second objectif donné au FIVP est d’indemniser plus largement, c’est-à-dire d’étendre l’indemnisation au plus grand nombre de victimes de pesticides, sur la base du critère de l’exposition professionnelle. Peuvent être indemnisées au titre de ce fonds les actifs – c’est-à-dire les salariés ou exploitants – mais également les retraités et les enfants exposés pendant la période prénatale en raison de l’exercice professionnel de leurs parents, père ou mère. Notre victime la plus âgée ayant déposé un dossier a aujourd’hui 94 ans et la victime la plus jeune, 13 ans. L’indemnisation concerne les assurés du régime agricole et du régime général, avec une dominance des secteurs de l’agriculture à plus de 90 %, aussi bien en métropole qu’en Outre-mer. Elle concerne toutes les pathologies, inscrites au tableau ou hors tableau. Dans le second cas, le Comité de reconnaissance des maladies professionnelles (CRMP) est chargé d’expertiser médicalement la demande. Depuis la création du fonds, 30 % des demandes ont ainsi été réadressées au CRMP, et 30 % d’entre elles ont donné lieu à la reconnaissance d’un lien entre la maladie et l’exposition aux pesticides. Ce sont principalement les avancées de la recherche, dont les experts étaient informés, qui permettent ce nombre important de reconnaissances hors tableau.

À date, nous savons que le financement du fonds est suffisant. D’une part, le montant de la taxe sur la vente des produits phytosanitaires a récemment été rehaussé. D’autre part, le nombre de demandes demeure inférieur à 2 000 depuis la création du fonds, même s’il a augmenté de 100 % en 2022 et en 2023.

Nous pensons que le fonctionnement du FIVP répond aux attentes fixées par le législateur tant en termes de délais de traitement que d’accompagnement des victimes dans la complétude de leur dossier. Une plateforme téléphonique est, par exemple, mise à disposition des victimes pour répondre à leurs demandes d’informations et leur permettre de suivre l’avancement de leur dossier. Une fois l’avis acté, qu’il s’agisse d’un accord ou d’un refus, le médecin appelle directement la victime afin de lui expliquer la décision. Ce contact est établi systématiquement.

Le bilan que nous dressons à ce jour est donc relativement encourageant. Pour autant, nous observons le faible nombre de demandes concernant les femmes – à peine 8 % – et leur nombre encore plus réduit pour les victimes prénatales : seulement 17 demandes depuis la création du fonds.

Par ailleurs, nous constatons également le nombre important de demandes pour le cancer de la prostate : elles représentent 20 % des demandes depuis la création du fonds et 40 % des demandes en 2023. Cette forte hausse est liée à deux facteurs principaux : la création du nouveau tableau des maladies professionnelles, cette année, et la reprise des dossiers. En effet, les victimes ont été invitées à redéposer tout dossier ayant reçu antérieurement un avis défavorable, jusqu’au 22 décembre prochain.

Nous notons également un nombre important de cancers du système lymphatique, qui représentent 18 % des demandes depuis la création du fonds. La maladie de Parkinson représente 15 % des demandes. Nous notons par ailleurs une concentration des demandes dans certaines zones géographiques, en particulier la Bretagne, et dans deux filières agricoles en particulier : la polyculture-élevage d’une part, la viticulture d’autre part.

Une communication sur le risque d’exposition aux pesticides a été engagée en direction de tous les professionnels de santé, des professionnels de la petite enfance et des professions de santé liées à la santé de la femme. Nous souhaiterions renforcer ces actions de communication ainsi que le module dédié dans le cursus universitaire des professionnels de santé.

Enfin, au-delà de l’indemnisation, le FIVP s’attache à faire évoluer la notion de reconnaissance des maladies professionnelles par une cellule de signalement de « signaux faibles », lorsque certaines pathologies émergent ou que des points communs sont identifiés entre plusieurs dossiers. La CCMSA travaille en lien avec les pouvoirs publics sur l’évolution de la reconnaissance des maladies professionnelles et l’établissement de certains tableaux. Nous travaillons également avec les services de prévention, de santé et de sécurité au travail dont le docteur Mussard vous parlera par la suite. Je vous remercie.

Dr David Mussard, médecin technique national de la CCMSA, en charge du risque chimique. Je vais essayer de vous présenter de manière assez synthétique les actions que nous portons en termes de prévention des risques chimiques, et plus spécifiquement de ceux liés aux pesticides. La CCMSA accompagne 1,3 million de salariés actifs et s’appuie – selon les chiffres consolidés de 2022 – sur 35 services de santé et de sécurité au travail, 224 équivalents temps plein (ETP) médecins, 215 ETP infirmières et 257 ETP de conseillers en prévention des risques. En y intégrant nos secrétaires et assistantes, notre ressource en personnel atteint à peu près 900 personnes qui maillent le territoire sur ces enjeux.

Les actions sur les pesticides sont intégrées dans le contexte beaucoup plus large d’un métier marqué par une forte sinistralité. Le risque chimique s’ajoute à tous les autres risques : le risque de chutes de hauteur, le risque machine, les risques psychosociaux, le mal-être agricole, le risque de contention sur les gros animaux, etc. Le quatrième plan santé sécurité au travail (PSST), qui couvre la période 2021-2025, porte des ambitions fortes sur l’évaluation du risque chimique. Il prévoit notamment d’accompagner les entreprises dans l’appropriation de Seirich (système d’évaluation et d’information sur les risques chimiques en milieu professionnel), un outil d’aide à l’évaluation du risque chimique mis en place par l’Institut national de recherche et de sécurité au travail (INRS). Ce logiciel facilite le repérage des dangers chimiques présents dans l’entreprise et l’élaboration de plans d’action. Nous intervenons par ailleurs dans les lycées agricoles pour sensibiliser sur le risque chimique et les enjeux de santé autour de la problématique des pesticides.

D’une manière générale, le message institutionnel qui est porté suit les principes généraux de prévention établis au niveau européen il y a une vingtaine d’années. Nous encourageons autant que possible la prévention primaire en incitant les entreprises à se passer des produits chimiques quand elles le peuvent, ou a minima en remplaçant les produits les plus dangereux par des produits qui le seraient moins.

Nous travaillons par ailleurs au déploiement des fiches d’aide au repérage (FAR) « Agriculture », équivalent des FAR mises en place par l’INRS pour le régime général. Ces fiches s’apparentent à des « check-lists », par métier ou par filière, établies pour faciliter le repérage d’un certain nombre de produits CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques) couramment présents. Alors que les fiches FAR de l’INRS ne se sont centrées que sur les CMR 1A et 1B, nous avons décidé de référencer les CMR 2 les plus couramment rencontrés ainsi que les autres mentions de toxicité sur les produits, telles que la toxicité sur les organes, les sensibilisants cutanés, les produits irritants, les corrosifs et les produits pouvant entraîner des lésions oculaires graves. Nous avons donc élaboré 7 fiches thématiques par filière : viticulture, jardins et espaces verts, arboriculture, maraîchage, grande culture, bovins, et métiers autour du bois et des scieries. Ces fiches sont en cours de publication sur notre portail (https://ssa.msa.fr/), accessible à l’ensemble du monde agricole.

Phyt’attitude, créé en 1991 par la MSA, est un réseau de déclaration volontaire que les agriculteurs, exploitants ou salariés agricoles peuvent utiliser pour déclarer des problématiques d’exposition rencontrées lors de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques. Ce réseau a contribué à l’effort de pharmacovigilance puisque l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) utilise des extractions d’expertises, notamment à l’occasion des réexamens de pesticides dans le cadre des renouvellements d’autorisations de mise sur le marché (AMM). Ce réseau a aussi permis, à partir de scénarios d’exposition, d’apporter des pistes d’amélioration pour limiter l’exposition des professionnels.

La MSA et l’Institut national de médecine agricole sont les animateurs du Certiphyto, certificat individuel pour l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Plus de 500 formateurs ont été formés jusqu’à présent.

Nous menons des actions en partenariat avec l’Anses. Je fais moi-même partie de la plateforme de dialogue dédiée aux AMM des produits phytopharmaceutiques de l’Anses. J’ai récemment intégré le comité de dialogue « nanomatériaux et santé ». Nous avons constitué des groupes de travail avec le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Le conseiller technique national du service participe également aux travaux de normalisation du risque machine, intrinsèquement lié au risque pesticide.

Nous sommes co-financeurs à hauteur de 40 % de l’enquête Agrican. Cette étude, lancée fin 2005, concerne plus de 180 000 affiliés de la MSA et a donné des résultats intéressants sur l’incidence des cancers. Une partie de ces résultats a d’ailleurs été mise à profit dans le cadre de l’élaboration des nouveaux tableaux de maladies professionnelles pour le 58 (Parkinson), le 59 (lymphomes et maladies du sang) et le 61 (cancer de la prostate).

Enfin, la MSA s’est dotée d’un conseil scientifique depuis quelques années, piloté par les professeurs Jean-Marc Soulat et Bernard Salles. Trois études sont en cours : une étude sur le glyphosate, en partenariat avec le CHU de Limoges, une étude sur les expositions et les effets cocktails et une étude dont les résultats seront rendus publics début 2024.

M. Philippe Sanson, président du Conseil de Gestion du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP). Je tiens à rappeler en préambule que le Conseil de gestion du FIVP n’est pas un conseil d’administration. Il est adossé à la MSA et composé des représentants de l’administration, des ministères, des partenaires sociaux, des caisses de sécurité sociale, des experts, ainsi que de Monsieur Lambert au titre de l’association Phyto-victimes.

La création de ce fonds a été évoquée dès 2012 à travers des propositions de loi ; elle a fait l’objet d’une mission de préfiguration en 2017 et 2018, confiée aux inspections générales et au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER). Ce rapport a permis de mettre en lumière plusieurs constats, concernant notamment le faible nombre de dossiers traités. En l’espace de dix ans, seulement 565 dossiers ont été identifiés comme relevant de pathologies liées à une exposition aux pesticides. Les données de 2022 témoignent de la forte augmentation que l’activité du fonds a connue depuis lors.

L’article 70 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 a permis l’émergence du FIVP. L’inscription du cancer de la prostate dans les tableaux des maladies professionnelles a également été une étape importante.

La CCMSA accompagne 1,3 million de salariés actifs et retraités relevant du régime agricole. La catégorie des actifs est constituée de 35 % de non-salariés et 65 % de salariés. Il est intéressant de relever que la proportion est inversée entre non-salariés et salariés dans les dossiers traités. Un régime nouveau d’indemnisation a été créé au profit des enfants victimes in utero de l’exposition de leurs parents. Contrairement au régime des accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP), l’indemnisation des enfants ne repose pas sur l’affiliation des parents au régime de sécurité sociale agricole. Cependant, les données relatives à la population susceptible d’être concernée par ce régime spécifique d’indemnisation demeurent incomplètes à ce stade.

Enfin, le sujet du chlordécone aux Antilles fait partie de l’actualité. Plusieurs propositions de loi ont été soumises et des amendements ont été déposés dernièrement. Jusqu’à début 2023, le nombre de remontés s’est avéré très limité. Je me suis d’ailleurs rendu aux Antilles pour rencontrer les parties prenantes et mieux comprendre les enjeux sur cette question.

Mme Aline Fournet, directrice de l’association Phyto-Victimes. Je vais vous présenter succinctement l’historique de l’association et nos missions. Phyto-Victimes a été créée en 2011 en Charente par plusieurs agriculteurs impactés par une pathologie qu’ils estimaient d’origine professionnelle et en lien avec l’usage des pesticides, et pour laquelle ils ne parvenaient pas à obtenir une reconnaissance et, de ce fait, une indemnisation.

Dès le début, le souhait a été émis que l’association soit implantée au niveau national. Sa mission principale est l’aide et l’accompagnement des professionnels victimes des pesticides. Cette mission prend la forme d’un accompagnement individuel assuré par une équipe de salariés : accueillir les victimes, retracer leur parcours médical professionnel et les accompagner dans leurs démarches administratives. L’accompagnement passe aussi par la mise en relation avec des experts médicaux, scientifiques ou juridiques si nécessaire. L’association travaille pour cela en partenariat avec un cabinet d’avocats spécialisé. Il s’agit également d’apporter un soutien moral aux bénéficiaires, ces derniers étant en souffrance et dans la maladie.

Plus largement, l’association œuvre pour défendre les droits des victimes des pesticides en militant pour la reconnaissance de nouvelles maladies professionnelles – comme la maladie de Parkinson, reconnue en 2012, ou, plus récemment, le cancer de la prostate –, pour une prise en charge élargie des victimes et pour une amélioration des dispositifs existants. Aujourd’hui, l’association est reconnue pour son expertise et son expérience sur le sujet. De ce fait, elle est associée à des groupes de travail institutionnels aux niveaux national et local.

Le second axe d’intervention de l’association a trait à la prévention et à la sensibilisation en direction du grand public et des professionnels manipulateurs de produits phytosanitaires. Nous menons dans ce cadre des actions qui peuvent être communes avec la MSA. Dès 2022, nous avons mis en place des actions de communication auprès des professionnels de santé, qui peinent parfois à identifier l’origine professionnelle d’une pathologie et à orienter les patients vers les démarches de reconnaissance nécessaires. Une campagne de sensibilisation a été déployée auprès des professionnels de santé généralistes en 2022 et des médecins plus spécialisés en 2023, grâce au soutien des ministères de l’agriculture et de l’écologie et du département de la Charente, notamment. Enfin, nous intervenons auprès des élèves des filières agricoles, lorsque les lycées nous ouvrent leurs portes, pour sensibiliser les jeunes aux risques liés aux produits phytosanitaires et leur donner des clés pour faire des choix éclairés sur leurs pratiques agricoles futures.

Depuis la création de l’association, en 2011, nous avons accompagné environ 700 victimes et nous avons 300 dossiers actifs en 2023. Nous nous appuyons sur une équipe de 5 salariés, en métropole et aux Antilles. Nous sommes présents dans le cadre du plan chlordécone IV en Martinique et prochainement – début 2024 – en Guadeloupe. Le conseil d’administration est composé de 6 administrateurs qui interviennent également sur toutes les actions de l’association.

M. Antoine Lambert, président de l’Association Phyto-Victimes. Je me permettrai juste de rappeler que l’association a été à l’initiative de la création d’un fonds dédié aux victimes de pesticides. À l’époque, un agriculteur victime d’un cancer ne pouvait malheureusement percevoir que 300 € d’indemnisation en AT/MP.

Je partage l’appréciation relative à la qualité de traitement des dossiers et de l’instruction par le FIVP. En revanche, les niveaux d’indemnisation proposés demeurent très insuffisants à mon sens. Si ce fonds marque une réelle amélioration pour les personnes qui n’étaient pas assurées auparavant et les enfants des professionnels exposés, il n’apporte en revanche aucun changement majeur pour les salariés et exploitants agricoles. De manière générale, il apparaît que la santé des utilisateurs, la prévention, la reconnaissance des maladies professionnelles, les signalements, les incidents en lien avec l’exposition aux pesticides ont toujours été le parent pauvre des plans Ecophyto successifs, tendance qui ne semble pas contredite par le projet de plan Ecophyto 2030.

La communication auprès des agriculteurs et des salariés agricoles mériterait d’être largement renforcée. Ces derniers n’ont pas toujours conscience des risques encourus ni de la possibilité de faire reconnaître une maladie professionnelle lorsqu’ils sont atteints d’une pathologie grave, comme un cancer ou une maladie dégénérative. Lors de la création du tableau relatif au cancer de la prostate, il a été convenu de ne prendre en compte que 25 % des personnes potentiellement concernées par un cancer de la prostate, en s’appuyant sur le fait que cette proportion correspondrait au nombre de personnes qui demanderaient une indemnisation. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un si faible score.

À ce jour, la reconnaissance d’une maladie professionnelle demeure une démarche administrative complexe, et cela n’est pas le cas uniquement en Outre-mer, où la situation est particulièrement préoccupante. L’association a proposé à plusieurs occasions des journées d’information via des colloques scientifiques pour sensibiliser les personnes potentiellement exposées, les professionnels de santé et les futurs étudiants. Or, il est quasiment toujours impossible d’obtenir des financements du plan Ecophyto. Nous souhaiterions pouvoir bénéficier de moyens pour réaliser une communication commune avec le fonds, les caisses de MSA et la CNAM. L’association est volontaire pour imaginer les actions qui pourraient être menées, comme nous avons déjà pu le faire dans le cadre du plan chlordécone, en Martinique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je remercie chacun de vous pour les propos liminaires exposés et pour votre présence à cette audition, qui est très précieuse à nos yeux. J’ai pu contribuer à la création de ce fonds en reprenant, avec le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, la proposition Bonnefoy, venue du Sénat en 2020. Nous sommes passés en commission des affaires sociales dans le cadre de la niche parlementaire de notre groupe. Si nous n’avons pas eu le temps d’aller au bout de l’examen, la ministre Agnès Buzyn a toutefois pris l’engagement d’inscrire la création du fonds dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), ce qui a été fait en 2020. Nous l’avons vécu comme une victoire importante.

Je salue par ailleurs le travail précieux mené sur le FIVP par notre collègue Paul Christophe, du groupe Horizons, dans le cadre du printemps de l’évaluation, ainsi que le rapport d’activité du FIVP pour 2022.

L’étude Agrican a donné lieu à des interprétations très diverses sur le terrain. Certains l’ont utilisée pour démontrer l’absence de prévalence de maladies dans le monde agricole, d’autres pour appuyer le propos inverse. Aujourd’hui, quel est le discours de la CCMSA sur cette étude ? Est-elle terminée ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ?

Dr David Mussard. Cette étude se poursuit à ce jour. La synthèse des derniers résultats, qui sont ceux de 2022 à ma connaissance, met effectivement en lumière une surincidence de certains cancers par rapport à la population générale : + 9 % des lymphomes non hodgkiniens, + 3 % de cancers de la prostate, + 50 % pour certaines autres maladies du sang, + 20 % pour les myélomes, + 29 % pour les mélanomes (cancers cutanés), plus particulièrement chez la femme, et + 55 % de cancers de la lèvre chez l’homme. Cependant, il y a aussi une incidence plus faible de certains cancers par rapport à la population générale. Je ne sais quelle interprétation en donner. Je ne suis pas expert de la question.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette question est pourtant fondamentale. La CCMSA a-t-elle un expert sur ce sujet, ou faut-il la reposer au ministère de la Santé ? L’étude Agrican semble mettre en lumière un double constat : les prévalences constatées dans le monde agricole sont significatives sur certains cancers, tandis que le monde paysan apparaît globalement en meilleure santé sur d’autres indicateurs, en raison de son mode de vie.

Dr David Mussard. Cette étude révèle effectivement une surincidence de certains cancers – notamment de ceux ayant abouti à la création des nouveaux tableaux de maladies professionnelles – conjuguée à une sous-incidence de certains autres cancers. L’incidence du cancer du poumon est par exemple plus faible dans la cohorte Agrican que dans la population générale, ce qui pourrait s’expliquer par une moindre proportion de fumeurs dans cette population. À l’inverse, l’incidence du mélanome est supérieure dans le monde agricole. Plusieurs explications sont possibles, la plus évidente étant que cette population travaille par essence beaucoup en milieu extérieur, et qu’elle est donc davantage exposée aux rayons ultraviolets.

Néanmoins, dans des contextes d’exposition à la fois professionnels et environnementaux, où de nombreux facteurs sont mêlés, il est difficile d’apporter une réponse simple et tranchée.

M. Dominique Potier, rapporteur. La prévalence importante sur les cancers dont vous faites état peut-elle être documentée et attribuée à l’exposition aux pesticides ?

Dr David Mussard. Les épidémiologistes et les experts ayant interprété les résultats de l’enquête ont a priori considéré qu’il existait un lien. Je souhaiterais toutefois préciser, à ce stade, que je ne suis pas épidémiologiste de formation ni médecin chercheur. Je m’appuie sur ce document dans le cadre des missions de sensibilisation et de prévention que nous menons auprès du réseau et des agriculteurs, mais je ne suis pas spécialiste de l’interprétation des études et je ne peux donc pas objectivement en critiquer les résultats.

M. Dominique Potier, rapporteur. N’y voyez aucune critique personnelle ; je m’interroge simplement sur l’institution. Mais je pense que la CCMSA est un partenaire important d’Agrican et qu’elle devrait être en mesure d’apporter un éclairage précis sur cette enquête et sur l’interprétation de ses derniers résultats. Cette attente me semble légitime de la part de notre commission d’enquête. 

M. le président Frédéric Descrozaille. Je pense que nous pouvons peut-être procéder par écrit si certaines réponses ne peuvent être apportées ici. Il serait aussi pertinent que la CCMSA puisse nous aiguiller vers d’autres institutions si elle n’est pas compétente pour répondre aux questions du rapporteur. En tout état de cause, je rejoins la demande exprimée par ce dernier. Nous avons besoin que des réponses nous soient apportées avec précision et rigueur pour nous permettre, d’une part, de nous positionner sur un sujet qui s’avère extrêmement polémique et, d’autre part, de formuler des recommandations pour l’amélioration de la prise en charge des victimes.

Mme Christine Dechesne-Ceard. Je vous confirme que nous vous apporterons un retour rapide sur l’ensemble de ces points.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquez-vous l’écart entre la population initialement identifiée comme potentiellement concernée par une indemnisation, de l’ordre de dix-mille personnes, et le nombre de dossiers réellement instruits – environ 600 ? Si le nombre de demandes d’indemnisation a triplé en quelques années, force est de constater qu’il demeure encore très éloigné de la cible évoquée.

Mme Christine Dechesne-Ceard. Vous avez raison. Plusieurs explications peuvent être apportées. D’une part, le fonds est encore dans sa phase de lancement et n’est donc pas connu de tous. Les actions de communication doivent être nettement renforcées, tant auprès des professionnels de santé que de la population générale.

Nous cherchons également à mettre en place des actions d’« aller vers », pour informer les victimes de maladies professionnelles de l’existence du fonds et d’un possible complément d’indemnisation. Les financements qui nous ont été accordés sont très largement supérieurs aux indemnités que nous versons, ce qui prouve que le fonds ne peine pas faute de financement, mais par méconnaissance de la part des victimes.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question de l’accès aux droits est récurrente. Les agriculteurs, salariés agricoles et retraités agricoles sont-ils informés de ce droit d’indemnisation de manière claire ? Un courrier leur est-il transmis ? Nous sommes-nous donnés les moyens d’une publicité large sur l’existence de ce fonds ?

Mme Christine Dechesne-Ceard. L’information a été largement diffusée et continue à l’être sur l’ensemble des sites de la MSA. Le formulaire de déclaration des maladies professionnelles offre également la possibilité de cocher une case en lien avec les pesticides.

Toutes les actions de communication générales qui pouvaient être conduites l’ont déjà été, mais force est de constater qu’elles s’avèrent insuffisantes. Nous n’avions pas, jusqu’à présent, de budgets communication nous permettant d’entreprendre des actions plus ciblées en parallèle. Nous disposons désormais des équipes et des financements pour le faire. C’est sur cet axe que nous devrons à présent concentrer nos efforts pour porter ce fonds à la connaissance de toutes les personnes potentiellement concernées.

M. Antoine Lambert. Je partage l’avis selon lequel la communication est largement insuffisante, y compris dans la presse professionnelle qui n’a jamais évoqué – sauf erreur de ma part – les indemnisations possibles en lien avec les pesticides. Ce manque d’information générale est regrettable, dans la mesure où le meilleur canal de diffusion ne me semble pas nécessairement être celui de la MSA en direction de ses assurés.

Concernant Agrican, la première lecture de l’étude mettait en avant le fait que le taux de prévalence des cancers était inférieur dans la cohorte – qui a été constituée à l’origine pour suivre des assurés de la MSA et non des agriculteurs identifiés comme spécifiquement exposés à des pesticides – que dans la population générale. Le monde agricole compte toutefois 30 % de fumeurs en moins. Cette moindre prévalence n’est donc pas surprenante dans la mesure où un fumeur sur deux décède des suites du tabagisme.

Aujourd’hui, la poursuite de cette étude et de son financement me semble indispensable. Elle permet d’identifier des sur-risques pour un certain nombre de pathologies, en fonction de critères précis, tels que l’activité pratiquée et la typologie de culture ou d’élevage, et de déceler des signaux faibles. De mémoire, l’étude pointait que le sur-risque était par exemple minime pour un certain nombre de cancers du sang, mais devenait significativement plus élevé chez les producteurs de maïs ayant plus de cent bovins sur une même exploitation et réalisant des triages de semences à la ferme. Il est donc particulièrement intéressant de pouvoir « décortiquer » les résultats par typologie d’activités, pour parvenir à affiner l’état de nos connaissances.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’étude Agrican pointe une prévalence sur le cancer de la prostate de l’ordre de 3 %. Si cette prévalence n’est pas insignifiante, elle est toutefois moins importante que pour d’autres types de cancers. Pour autant, le cancer de la prostate apparaît comme dominant dans les dossiers traités par le FIVP. Vous en tirez des conclusions et vous le requalifiez dans les tableaux d’accident du travail et de maladie professionnelle. Comment expliquez-vous ce type de paradoxe ? La démarche doit-elle être affinée en termes d’intelligence des données, de prévention ? Un agriculteur atteint d’un cancer de la prostate aura-t-il par exemple le réflexe d’établir facilement un lien entre sa maladie et les pesticides, soit parce que son médecin lui en parle, ou parce que lui-même aura été informé ?

Par ailleurs, cette prévalence et ces reclassements dans le système AT/MP vous ont-ils permis d’identifier les molécules ou les conditions d’usage qui exposent le plus à ce cancer ?

Mme Christine Dechesne-Ceard. Je souligne que nous avons fait, le mois dernier, un communiqué de presse pour informer de la prolongation du délai de dépôt d’une nouvelle demande sur la base de l’établissement du tableau des cancers de la prostate. Ce communiqué a été relayé par l’ensemble de la presse spécialisée. Compte tenu de l’accroissement du nombre des demandes en 2023 et sur les quatre derniers mois, nous pensons que la communication – en tout cas pour le cancer de la prostate – a été efficace.

M. Dominique Potier, rapporteur. La publicité pour les phytos est désormais réservée à la presse professionnelle. Or, ces publicités sont en général très visibles. En l’occurrence, je ne suis pas certain que nous nous soyons donné des moyens suffisants pour avoir une publicité équivalente à un rythme efficace. Il pourrait être intéressant de mettre à profit les financements non consommés pour l’indemnisation des victimes au service de la communication. En effet, nous savons à quel point l’information publique a pu s’avérer utile sur d’autres types de cancers.

J’aurai encore deux questions très précises. D’une part, nous constatons une prévalence sur le secteur viticole, mais également dans la polyculture-élevage. Comment expliquez-vous qu’un agriculteur en polyculture-élevage soit plus exposé qu’un céréalier ? Est-ce lié à un rapport moins professionnel à l’usage des produits phytosanitaires, à un moindre équipement des polyculteurs ?

D’autre part l’indemnisation liée à une exposition prénatale est conditionnée au fait que le père de l’enfant ait été exposé six mois avant la conception de l’enfant ou que la mère soit agricultrice. Ces conditions ne semblent pas tenir compte du fait que la vie domestique constitue elle-même une source de contamination importante. À titre d’exemple, nous savons que les vêtements de travail qui sont portés ou nettoyés à la maison peuvent contaminer une femme enceinte même si, par ailleurs, elle exerce un autre métier. N’est-ce pas là un « trou dans la raquette » ?

Plus largement, la reconnaissance dans la loi de la contamination par l’exposition in utero a constitué une avancée notable. Cependant, le rapport ne fait état que de deux ou trois demandes en 2022 à ce titre. Cette proportion est-elle liée à un faible nombre de personnes concernées ou à une insuffisance de la communication ?

M. Philippe Sanson. Je pense que ce nouveau droit au profit des enfants est très peu connu, notamment aux Antilles. Par ailleurs, bien peu pensent que cela peut concerner des enfants dont les parents ne relèvent pas du régime agricole. Enfin, il n’est pas évident pour les salariés concernés par une pathologie en lien avec les pesticides d’admettre que leur activité professionnelle est à l’origine de cette pathologie, et cela l’est encore moins si la maladie concerne leurs enfants.

Après une première phase de mise en œuvre du dispositif, les efforts de communication méritent maintenant d’être renforcés. Nous disposons de ressources pour le faire. Ce point a été abordé en réunion du conseil de gestion. La nécessité de dégager des moyens et un peu d’ingénierie en la matière a fait l’objet d’un consensus général.

Mme Christine Dechesne-Ceard. Vous avez raison, il y a effectivement très peu de demandes d’indemnisation pour les expositions prénatales. À date, seulement cinq cas ont été indemnisés pour des enfants d’âges divers. Il ne s’agit pas nécessairement de mineurs. Nous avons par exemple une victime exposée enfant et âgée aujourd’hui de 54 ans.

Ce faible nombre de demandes s’explique notamment par le fait que les parents ne font pas nécessairement le lien entre la pathologie de leur enfant et leur activité professionnelle, d’autant que les expositions surviennent majoritairement en début de grossesse. Nous n’avons pas encore de cas d’expositions par le père ; les quelques dossiers traités concernaient des expositions prénatales pendant la grossesse chez la mère.

Nous avons également noté des troubles du développement. Ces derniers étant progressifs dans l’évolution de l’enfant, ils ne sont donc pas forcément visibles dès la naissance. Certaines leucémies interviennent plusieurs années après la naissance de l’enfant, ce qui complique encore l’établissement de liens pour les parents.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai évoqué plus tôt la possible contamination par des sources indirectes, telles que les équipements de protection portés et parfois lavés avec les autres vêtements à la maison. Ces expositions et contaminations indirectes sont-elles prises en charge aujourd’hui ?

Mme Christine Dechesne-Ceard. Non. La proximité avec le professionnel n’emporte pas indemnisation par le fonds, qu’il s’agisse d’un conjoint ou d’un riverain. Le nettoyage des vêtements peut en revanche faire partie d’une activité professionnelle, tout comme le nettoyage de locaux. En matière de polyculture-élevage, nous savons que certaines personnes ont pu être exposées à des pesticides dans le cadre du nettoyage de bâtiments.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une évolution en ce sens vous semblerait-elle justifiée ?

Mme Christine Dechesne-Ceard. Nous sortirions dans ce cas du cadre de l’exposition professionnelle. Il appartiendra au législateur de délimiter le périmètre et de l’étendre éventuellement, par ramification, aux personnes vivant à proximité d’un professionnel lui-même exposé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment expliquez-vous que les responsables professionnels n’aient pas toujours été des militants de ce fonds d’indemnisation ?

M. Philippe Sanson. Je peux juste indiquer, s’agissant du conseil de gestion, que ce n’est pas un lieu où il est question de militer. Cependant, nous avons été animés par un réel désir d’avancer – peut-être à bas bruit, sans passion, mais avec raison. Lorsqu’il s’est agi d’adopter par exemple le barème pour les enfants, nous avons travaillé de manière très posée avec les experts et toutes les parties prenantes, dont les représentants des partenaires sociaux. Chaque année, nous avons examiné, discuté et adopté le rapport d’activité.

Je ne saurai pas complètement répondre à la question, qui dépasse mon périmètre de compétences. Elle recoupe peut-être le débat que nous avons eu sur la nécessité de communiquer, notamment au-delà de la mutualité sociale agricole, en direction de tous ceux qui sont représentés dans le conseil de gestion.

M. Antoine Lambert. Concernant les expositions prénatales, je ne peux qu’appuyer le propos de M. Sanson pour ce qui est de l’immense difficulté des professionnels à admettre qu’une pathologie puisse découler de leur activité professionnelle. Cette difficulté est encore plus grande lorsqu’il s’agit de leurs enfants, dont les handicaps plus ou moins lourds seraient alors le fruit de leur travail. Il semble relativement humain de ne pas vouloir imaginer que l’on a détruit son enfant à la procréation. De plus, le milieu agricole est souvent très familial. Selon les propos qui m’ont été rapportés, il peut être difficile pour des salariés agricoles de remettre en cause les pratiques de leur employeur, lequel est parfois presque un ami. Nous sommes donc confrontés à une réelle problématique de fond, qui peut expliquer les freins que nous rencontrons dans l’indemnisation des victimes.

Enfin, je souhaiterais souligner que, sauf erreur de ma part, la possibilité de reconnaître une exposition chez un enfant majeur était assortie d’un délai relativement court au moment de la création du fonds, et que ce délai est aujourd’hui dépassé. Il me semble que le dispositif ne le permet donc plus.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je ne vais pas relancer le débat sur l’exposition prénatale, dans la mesure où nous pourrons compléter nos échanges par des communications écrites.

Je vous livrais simplement ma réflexion concernant le faible engagement de la profession. Cette problématique découle sans doute en partie du rapport du monde agricole avec une internalisation de la contrainte que représentent les pesticides, alors que son externalisation permettrait d’en faire un objet de réparation et de prévention au bon niveau. Nous creuserons cette piste dans le cadre de cette commission d’enquête. Elle révèle peut-être le non‑aboutissement d’une révolution culturelle pourtant indispensable, non seulement à l’accomplissement de la mission du fonds, mais peut-être à une politique de transition et de prévention plus large. Nous ne sommes peut-être pas suffisamment au clair sur ces questions-là pour pleinement réparer et prévenir.

M. Antoine Lambert. Comme vous l’avez précisé, Monsieur le rapporteur, vous avez participé aux premières propositions de texte en vue de la création du fonds. À cette époque, l’association avait sollicité l’intégralité des parties prenantes, y compris les syndicats professionnels, mais ces derniers n’avaient pas pris part à notre mobilisation.

Nous avons toujours considéré qu’il ne s’agissait pas d’être passionnel sur ce sujet. En effet, la responsabilité de l’usage des phytos est largement partagée. C’est tout d’abord celle du fabricant, qui met sur le marché un produit dont il ne connaît pas toujours la dangerosité. C’est ensuite celle de l’État et de l’Anses, qui homologue le produit, puis celle de l’agriculteur qui l’utilise. Nous avons tous une part de responsabilité. Dans ce contexte, il nous semblerait assez logique que le financement de ce fonds soit partagé par l’ensemble des parties. Aujourd’hui, le syndicalisme agricole considère que l’agriculture finance la totalité ou la quasi-totalité du fonds via le régime AT/MP, ce qui n’est pas totalement faux. Il y a donc un problème de répartition et de responsabilité.

M. Nicolas Turquois. Ma question s’adresse autant aux intervenants qu’au rapporteur. L’étude Agrican est intéressante en ce qu’elle permet de relativiser en partie les impacts des pesticides. Les résultats mettent en lumière l’importance du mode de vie dans l’apparition de maladies. Il ne s’agit pas de minimiser les impacts des produits phytosanitaires, mais il apparaît clairement que la consommation du tabac, le mode de vie et l’activité physique sont des déterminants fondamentaux de la santé humaine. Pour autant, j’aimerais que cette enquête puisse être couplée à des pratiques afin de gagner en précision et de pouvoir nous être plus utile sur le terrain. À titre personnel, en tant que céréalier, j’ai travaillé en grandes cultures et épandu régulièrement des produits traitants, même si je ne le fais plus aujourd’hui, du fait de mon activité de député. J’ai pu constater que les pratiques des céréaliers et des éleveurs étaient relativement différentes. Alors que les céréaliers doivent se centrer sur leurs activités de traitement, et tendent donc à se professionnaliser en la matière, les éleveurs doivent le faire parmi bien d’autres tâches. Ainsi, les céréaliers ont par exemple tendance à traiter leurs cultures très tôt pour éviter le vent, alors que les éleveurs le font plus tard, après l’alimentation et la traite.

Je souhaiterais donc suggérer à la CCMSA de coupler Agrican avec des enquêtes sur les pratiques en matière d’usage des phytos et les prévalences de cancers ou d’autres maladies. Je pense que nous aurions beaucoup à gagner à ces croisements d’informations.

Il me semble par ailleurs que les résultats laissaient apparaître des écarts entre non‑salariés agricoles et salariés agricoles. De mon point de vue, la sensibilisation aux phytos est assez forte chez mes collègues non-salariés, a minima chez les céréaliers, alors que l’information circule beaucoup plus difficilement parmi les salariés agricoles.

M. Antoine Lambert. Malheureusement, il y a pratiquement autant de modalités d’exposition que d’agriculteurs. Nous sommes tous des cas individuels et nous travaillons tous de manière différente. La CCMSA s’efforce de « décortiquer » les résultats par activité ou type de cultures, mais ce travail n’est pas évident dans la mesure où les pistes à explorer sont alors très nombreuses. En tout état de cause, les travaux portant sur cette étude sont beaucoup plus précis aujourd’hui et ne s’arrêtent plus à la simple dénomination d’agriculteur, que nous savons être trop vague.

Mme Nicole Le Peih. Pourriez-vous nous donner plus de précisions concernant l’étude menée par les chercheurs de Limoges sur le glyphosate ?

Concernant la révolution culturelle évoquée précédemment, la nouvelle génération qui arrive en agriculture semble beaucoup plus sensible à l’utilisation des produits. Avez-vous des études plus précises sur la typologie des jeunes agriculteurs ? Prévoyez-vous des actions de prévention et des formations spécifiques pour les nouveaux utilisateurs ? Je souhaiterais également savoir si vous avez des informations plus précises sur la catégorie des salariés travaillant dans les coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma), qui pourraient être plus exposés que les autres.

Dr David Mussard. L’étude sur le glyphosate menée actuellement à Limoges a pour but d’étudier la prévalence de sujets potentiellement exposés au glyphosate à des doses supérieures à la dose journalière admissible (DJA). 700 adultes sont inclus dans le périmètre de cette étude. Elle repose sur des mesures urinaires du glyphosate et des auto-questionnaires sur les pratiques en termes d’application. L’objectif est de rechercher des corrélations entre les usages et les expositions. Je n’en connais pas les résultats et je n’ai pas d’informations complémentaires.

Mme Nicole Le Peih. Avez-vous des éléments à apporter concernant les salariés en Cuma ?

M. Antoine Lambert. Je n’ai pas d’information spécifique sur cette catégorie de salariés. En revanche, concernant les jeunes générations, nous réalisons des interventions scolaires et nous sommes toujours très étonnés des pratiques encore à l’œuvre. Nous constatons que des élèves de lycée, donc mineurs, utilisent déjà des produits en stage ou chez leurs parents, et y sont donc exposés. Sauf erreur de ma part, ce type d’usage n’est pas autorisé. La notion de risque ou de danger s’efface derrière la nécessité de faire ce qui est considéré comme « faisant partie du boulot ».

M. Nicolas Turquois. Je souhaitais rebondir sur des propos du rapporteur concernant la communication autour des produits phytosanitaires. Les publicités pour les produits phytosanitaires sont très visibles dans la presse agricole. En revanche, je me suis toujours demandé pour quelle raison nous n’avons pas l’équivalent des messages d’alerte que nous trouvons sur les paquets de tabac pour rappeler des gestes simples de protection. En effet, si la dangerosité de certains produits n’est pas contestable, la manière dont on les applique peut grandement réduire le danger. Une vigilance particulière est par exemple de mise au moment du remplissage d’un pulvérisateur ou du renouvellement de nos équipements de protection. Indépendamment de la dangerosité des produits, certaines pratiques constituent en elles-mêmes des sources d’exposition. La mise en avant de messages d’alerte me semblerait donc être une piste intéressante pour renforcer la prévention.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour cette intervention qui me semble très pertinente et fait écho à de nombreuses auditions. La question des pratiques me semble absolument centrale. Il ne suffit absolument pas de décréter qu’un produit est dangereux. La communication fait défaut sur les usages de ces produits, qui peuvent effectivement être déterminants en termes d’exposition. 

Dr David Mussard. Le port des EPI est bien évidemment obligatoire lors de l’application de produits. D’une manière générale, les agriculteurs trouvent toutes les informations utiles à la fois sur les emballages et sur les fiches de données de sécurité remises à l’occasion de la vente de ces produits. Ces fiches détaillent, spécifiquement pour chaque produit utilisé, les conseils en lien avec les bonnes pratiques agricoles et la manière de se protéger de manière optimale.

Pour autant, nous observons effectivement un décalage entre les bonnes pratiques agricoles telles qu’elles peuvent être mises en œuvre sur des parcelles d’expérimentation, quand le produit est développé par des firmes agrochimiques, et la réalité du travail. Les conditions d’application peuvent varier en fonction de la singularité de chaque exploitation, des problématiques climatiques et des spécificités de chaque parcelle. Ainsi, la mise en œuvre d’une protection optimale, depuis la préparation du produit jusqu’au lavage des outils après utilisation, s’avère, dans les faits, extrêmement complexe.

Enfin, je tiens à souligner un frein que nous rencontrons souvent dans nos missions et qui complexifie notre activité de prévention. Les préventeurs – médecins du travail, infirmières et conseillers en prévention – ne sont pas des ingénieurs en agronomie ni des spécialistes du végétal et peuvent, de ce fait, être en difficulté pour porter des messages de solutions alternatives à l’utilisation des produits, dans un modèle économique construit autour de l’utilisation des pesticides et de la substitution. S’il est souvent question de remplacer les produits dangereux par des produits moins dangereux, il est plus difficile pour nous d’apporter des solutions alternatives et de tenir un discours concret et réaliste envers les exploitants que nous accompagnons.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je remercie les collègues qui ont contribué à apporter des réponses à nos interrogations aujourd’hui. Nous continuerons à réfléchir et à travailler sur ces sujets. En conclusion, je vais vous donner mon sentiment en toute franchise.

Le fonds constitue, à mon sens, une extension des droits d’indemnisation existants encore incomplète. Il conviendra notamment de revenir sur la question de la contamination in utero qui ne tient pas compte, à ce jour, des sources possibles de contamination indirecte.

Les éléments qui ont été apportés aujourd’hui sur le lien entre Agrican, les prévalences et les pratiques me semblent très peu documentés. Tant que nous n’aurons pas un enregistrement effectif et clair des pratiques, nous aurons le plus grand mal à raccorder un écosystème agricole dans toute sa diversité.

Il ressort également de cette commission d’enquête que la communication sur l’existence du fonds et les possibilités d’indemnisation demeure très insuffisante. Il s’agit pourtant d’une question d’intérêt général et de la réparation de vies brisées. La mise en œuvre d’un lien dynamique entre ce qui est renseigné dans le tableau AT/MP, les prévalences découvertes, les pratiques et le travail d’autorisation de l’Anses serait pertinente. Globalement, la prévention est encore balbutiante en matière de risques d’expositions chimiques. Le chantier est particulièrement peu abouti sur les pesticides.

Enfin, cet enjeu ressort comme particulièrement important dans les Antilles. L’Outre‑mer a été marqué par le chlordécone, mais également par d’autres pratiques dévastatrices entraînant à la fois des conséquences sanitaires et environnementales. Ces pratiques sont aujourd’hui essentiellement traitées sous l’angle environnemental. Or, la prise en compte des impacts sanitaires par le fonds pourrait entraîner une véritable « explosion » du nombre de demandes. Quel est le point de vue de la CCMSA sur cette question ? Comment envisagez‑vous la question du chlordécone et des autres impacts très forts dans nos Outre-mer ? Je vous invite à nous transmettre une note sur ce sujet pour nous éclairer et nous aider à formuler une proposition dans le cadre de cette commission d’enquête.

Je vous remercie pour l’échange que nous avons eu aujourd’hui et pour votre engagement. Je remercie également l’association Phyto-victimes pour le travail pionnier qu’elle a mené, qui a permis d’avancer sur la reconnaissance et l’indemnisation des victimes dans notre pays.

 


40.   Table ronde avec la filière vigne (jeudi 2 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec la filière vigne :

 M. Stéphane Héraud, président de l’Association générale de la production viticole (AGPV) ;

– M. Bernard Farges, président du Comité National des Interprofessions des Vins à appellation d’origine et à indication géographique (CNIV) ;

– M. Joël Boueilh, président des Vignerons Coopérateurs de France ;

– Mme Anne Haller, directrice des Vignerons Coopérateurs.

M. le président Frédéric Descrozaille. Compte tenu de l’étendue du champ d’investigation de notre commission d’enquête et du nombre d’auditions prévues, nous n’avons pas proposé à toutes les filières d’être auditionnées. Nous nous sommes adressés à des organisations de représentation nationale, dont certaines ont une vocation générale, parfois accompagnées de représentants d’une filière donnée.

Toutefois, à la demande de l’un des membres de la commission d’enquête et après discussion avec le rapporteur, il nous a semblé important de consacrer une audition à la filière viti-vinicole, particulièrement concernée par le recours aux produits phytopharmaceutiques.

Il est important pour nous d’entendre votre état des lieux, mais aussi et peut-être surtout votre vision de l’avenir : quelles alternatives aux produits phytopharmaceutiques ? Qui décide de ce qui peut servir de solution alternative ? Est-ce la recherche, le ministère ? Au bout du compte, c’est aux professionnels qu’il revient d’adopter ou non une solution. Comment vous projetez-vous donc vers l’objectif de réduction de moitié des produits phytopharmaceutiques dans la culture des cépages ?

Cette table ronde est ouverte à la presse et diffusée en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Stéphane Héraud, Bernard Farges et Joël Boueilh et Mme Anne Haller prêtent successivement serment.)

M. Stéphane Héraud, président de l’Association générale de la production viticole (AGPV). Utiliser des produits phytosanitaires ne fait rêver aucun viticulteur ; nous essayons d’en limiter l’emploi depuis longtemps et de plus en plus. Il ne peut s’agir que de sauver nos récoltes : un passage qui ne sert à rien est coûteux pour nous ; la limitation des traitements s’explique aussi par des motivations économiques. À ces facteurs s’ajoute, depuis une dizaine d’années, la pression sociétale.

En ce qui concerne la non-atteinte de l’objectif de 50 % de réduction, il est nécessaire de repréciser la teneur de cet objectif : quels critères, quels indicateurs ? La limitation des traitements avec des produits CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques), de moins en moins utilisés en viticulture, nous amène à traiter plus souvent, les produits étant moins dangereux mais aussi moins efficaces.

Le climat est un autre élément à prendre en compte. En 2023, nous avons été obligés de traiter beaucoup pour sauver les récoltes, ce qui n’a pas suffi à empêcher des destructions massives de récoltes à cause de la limitation du recours aux produits CMR, voire de son interdiction par certaines structures, et du passage au bio – près de 25 % du vignoble français est bio ou en conversion. Depuis quelques années, les viticulteurs prennent en considération la nécessité de changer, mais les indicateurs peuvent être faussés par ce changement. En 2022, on sauvait une récolte avec quatre à cinq traitements ; cette année, dix à douze traitements étaient nécessaires en conventionnel, plus de vingt en bio. Les changements climatiques, ou les aléas du climat selon les années, doivent être pris en compte alors que les indicateurs portent sur le très court terme.

La forte baisse du recours aux CMR et la forte hausse des surfaces cultivées en bio font augmenter le Nodu (nombre de doses unités). Peut-être faudra-t-il revoir cet indicateur, qui n’est probablement pas le plus stratégique pour savoir si l’utilisation de produits phytosanitaires diminue ou non.

M. Bernard Farges, président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique (Cniv). La viticulture est très diverse, dans son fonctionnement, mais aussi du fait du climat propre à chaque région : les besoins de protection du vignoble ne sont pas les mêmes en Méditerranée, dans la Loire et sur la façade Atlantique.

Depuis 2015, on observe une diminution très marquée de l’utilisation des produits, notamment les plus dangereux, les CMR. Elle est drastique dans certains vignobles : dans le grand Sud-Ouest, de Cognac à Bordeaux et autour de Toulouse. Dans le Bordelais, par exemple, on est descendu en dessous de 10 % d’utilisation des produits CMR et la part des produits bio et de biocontrôle atteint 65 % en 2022. C’est une révolution qui s’est faite en cinq ou six ans.

Il est vrai que l’objectif de 50 % – encore faut-il savoir de quoi on parle en y faisant référence – n’est sans doute pas atteint, mais ce que l’on a réussi en si peu de temps est déjà un exploit étonnant. Cette transition, endossée par l’ensemble de la viticulture, est attendue par la société – mais nous faisons partie de la société et nous avons les mêmes attentes que nos clients.

Si nous ne sommes pas allés plus loin, c’est faute d’alternatives. Tandis que certaines molécules ont disparu, d’autres, qui pourraient être disponibles plus vite, n’arrivent pas parce que les autorisations de mise sur le marché (AMM) prennent du temps, particulièrement pour les produits bio et de biocontrôle. Il faudrait faire évoluer la réglementation pour accélérer ces AMM et, en attendant, étendre les possibilités d’AMM provisoires. Un autre enjeu, très technique, est la reconnaissance mutuelle d’AMM. L’Europe est divisée en deux zones, nord et sud ; la France appartient aux deux. Ainsi, lorsque nos amis espagnols autorisent un nouveau produit, celui-ci ne peut pas entrer en France s’ils n’en ont pas demandé l’homologation pour la zone nord.

J’en viens à l’enjeu assurantiel. La société nous demande de traiter moins et nous le souhaitons aussi, mais cette prise de risque est assumée à 100 % par le producteur. En 2023, certaines entreprises, bio mais pas seulement, auront quasiment tout perdu. Si ce problème assurantiel n’est pas traité, des viticulteurs vont réintroduire des CMR. Être certifié n’est pas un objectif si cela signifie mourir économiquement.

Je fais partie de la task force « viti » qui travaille sur l’anticipation de l’éventuelle suppression de molécules. Lorsqu’une molécule est retirée du marché, nous avons besoin de temps pour trouver des alternatives. Nous avons identifié trois grands dangers, le mildiou, le black-rot et la flavescence dorée – qui provoque en trois ou quatre ans la perte de toute la parcelle : si nous perdions la famille des pyréthrinoïdes, c’est une partie du vignoble, en bio comme en conventionnel, qui disparaîtrait.

M. Joël Boueilh, président des Vignerons coopérateurs de France. De notre côté, l’orientation vers une viticulture bien plus respectueuse de l’environnement a été actée lors de notre congrès de juin 2019 : toutes nos caves coopératives se sont engagées dans la démarche Haute valeur environnementale (HVE) ou bio. Elles sont 50 % à avoir bien progressé dans cette voie : en moyenne, près de 70 % du vignoble de chacune d’entre elles est concerné par ces démarches agrienvironnementales.

Or le référentiel HVE s’est durci en 2022 et l’on observe en 2023 un ralentissement des adhésions. Nous restons persuadés qu’il s’agit d’un axe de travail essentiel pour continuer d’exercer notre métier dans les années à venir, nous ne le remettons pas en cause, mais il ne faut pas nier ce phénomène. Tout ce qui entrave la capacité à produire peut marquer un vigneron au fer rouge et le faire ainsi douter de ses engagements agrienvironnementaux, et nous n’avons pas envie de perdre ces vignerons, y compris parce qu’il nous faut poursuivre cette démarche. Nous sommes à la croisée des chemins.

Tout ce que nous avons fait jusqu’à présent n’a pas produit les résultats attendus, mais nous progressons. Cela peut prendre un peu plus de temps que ce qui avait été imaginé à l’origine, mais nous sommes en chemin. La viticulture est l’un des moteurs de ces démarches environnementales, notamment pour le HVE et le bio. Nous avons la culture du temps long – on plante une vigne pour vingt-cinq, trente ou quarante ans – et, de ce fait, notre secteur accepte très difficilement les coups de barre trop violents. Ne prenons pas le risque de perdre des gens ; certains doutent et voudraient revenir à des produits que nous préférerions mettre de côté. Parvenir à cet équilibre est fondamental pour notre filière.

M. Dominique Potier, rapporteur. La vigne a un impact important en matière écologique et fait l’objet de controverses, notamment avec les riverains – vous n’en avez pas parlé.

Votre filière est la plus engagée en ce qui concerne le bio et les vignerons indépendants ont été pionniers s’agissant du HVE – on peut penser que ce label n’est pas assez dur ; vous trouvez qu’il l’est trop ; en tout cas, vous vous êtes emparés de cet instrument. Mais vous êtes aussi singulièrement confrontés, par les conditions pédoclimatiques et la sensibilité de la vigne, à des défis redoutables et à des impasses.

Cette table ronde est bienvenue, car elle m’offre l’occasion de tester avec vous des idées qui concernent le plan Écophyto en général.

Pour couvrir le risque, deux hypothèses : que le marché récompense les cultures bas intrants par la différenciation des prix ; qu’un système assurantiel mutualisé soit instauré à l’échelle de la viticulture, du monde agricole ou de la nation elle-même. L’enjeu économique – le besoin de produire et de rémunérer les agriculteurs – est bien au cœur de nos travaux.

M. Stéphane Héraud. La viticulture est en effet la filière la plus avancée dans la transition vers le bio, mais la crise économique et l’inflation détournent le consommateur des gammes bio, ce qui peut obliger à commercialiser le vin bio comme un vin classique pour pouvoir le vendre, car le consommateur n’accepte plus la différence de prix.

M. Dominique Potier, rapporteur. De quel ordre est en moyenne cette plus-value du bio à la vente ?

M. Stéphane Héraud. Globalement, la différence est de 20 à 30 % quand les choses vont bien par ailleurs – aujourd’hui, elle est faible ou nulle, quand le marché n’est pas totalement arrêté –, ce qui permet de compenser en partie la baisse ou la perte de récolte.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me demandais si, au-delà du bio, le HVE ou un autre signe de qualité pouvait servir d’assurance par l’intermédiaire du prix. Vous me répondez en somme que cette forme d’assurance peut fonctionner en période de prospérité, mais non en période de difficultés. Qu’en est-il de l’autre hypothèse, le système assurantiel ?

M. Bernard Farges. C’est une piste à explorer.

Lorsqu’on a choisi le bio, on fait difficilement machine arrière. Ce qui n’est pas vendu en bio dans l’exemple cité par Stéphane Héraud, ce n’est qu’une partie de la production. En réalité, on ne peut pas modifier son choix d’une année sur l’autre. En revanche, on pourrait cultiver davantage de bio en limitant les risques si des exploitations mixtes – bio et non bio – étaient autorisées. Nous le demandons depuis des années. Le système actuel est complètement hypocrite : on peut classer sa production de vin blanc en bio si on cultive des cépages blancs en bio et des rouges en conventionnel, mais on ne peut pas avoir des parcelles travaillées en bio et d’autres non. Du coup, au grand bonheur des experts-comptables et des notaires, des exploitations se divisent en deux sociétés, une structure 100 % bio et une structure 100 % conventionnelle. Si la mixité était acceptée, davantage d’entreprises viticoles pourraient assumer 20 à 30 % de bio, en se soumettant à tous les contrôles nécessaires.

Des jeunes qui se sont engagés récemment en bio et ont voulu passer toute leur production en bio, ce qui revient à une prise de risque maximale, ont tout perdu ! Pour peu qu’ils aient connu les années précédentes une économie morose et des aléas climatiques, ils sont nus, si vous me passez l’expression.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vos propositions sont à étudier. En tout cas, vous êtes disposés à chercher des solutions pour assurer le risque. C’est un aspect fondamental de nos travaux.

J’ai lu le rapport consacré au réseau Dephy, dans lequel le secteur viticole est très mobilisé : comme vous l’avez dit, il y a des résultats, mais aussi des impasses. Globalement, on progresse, notamment en ce qui concerne les herbicides, mais la sensibilité aux ravageurs reste grande et le changement climatique pourrait aggraver cette exposition aux risques.

Comment s’en protéger ? Quel est votre point de vue sur la recherche ? Disposez-vous de moyens suffisants pour la conduire ? On peut penser que les grands domaines en ont, mais pas l’ensemble du vignoble. L’interprofession viticole est-elle mobilisée pour soulever les problèmes ? Ces derniers sont-ils bien traités par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ?

M. Bernard Farges. Un chantier est en cours, le Gouvernement a fait des propositions et alloué 250 millions d’euros à la transition écologique. Les intercollectifs, l’Institut français de la vigne et du vin (IFV) et l’Inrae ont engagé un travail de recherche, nécessaire pour trouver des solutions alternatives aux phytosanitaires. Toutefois, nous avons besoin de produits pour soigner les principales maladies de la vigne, qu’il s’agisse de biocontrôle ou de molécules de synthèse, dont l’écotoxicité est sans doute moindre. Dans ce domaine, les grands groupes doivent investir. Certaines start-up mènent des recherches en biocontrôle, mais il faut rendre le dispositif d’AMM plus pertinent, efficace et rapide.

M. Stéphane Héraud. La société ImmunRise a développé une algue efficace contre le mildiou, soit un véritable produit de biocontrôle. Ma coopérative a investi des dizaines de milliers d’euros dans ce projet. Les essais sont concluants, reste à obtenir l’AMM. Nous l’avons demandée il y a cinq ans et nous sommes toujours sans réponse ; ImmunRise s’est tournée vers la Belgique pour essayer d’obtenir une homologation. Cet exemple illustre la vie quotidienne des agriculteurs et des sociétés de recherche en France : le délai n’est plus acceptable. La volonté politique et professionnelle de faire progresser le biocontrôle se heurte à un blocage administratif incompréhensible.

M. Dominique Potier, rapporteur. En 2014, j’ai participé à l’accélération de l’entrée du biocontrôle dans le processus d’AMM. Le bilan a été établi avec les professionnels concernés et l’Anses : ces dernières années, le système semble avoir atteint un tel degré de fluidité qu’il est question de l’étendre à l’échelle européenne ; les députés européens de divers groupes sont favorables au modèle français. Pourtant, j’ai entendu hier, à l’Assemblée, des sociétés qui se trouvent dans la situation que vous décrivez. Il y a donc un mystère à résoudre. Nous allons mener une enquête approfondie, en faisant de l’expérience d’ImmunRise un cas d’école ; nous interrogerons l’Anses pour connaître les raisons de ce retard étonnant. Il faut déterminer si le système est aussi efficace que le législateur l’a voulu en 2014.

M. Joël Boueilh. Pour protéger la vigne, nous recourons également aux nouvelles technologies, comme les new breeding techniques (NBT), les nouvelles techniques de sélection des plantes, qui sont prometteuses. Cependant, contrairement au biocontrôle, il s’agit d’un travail au long cours, à l’échelle du renouvellement d’un vignoble : elles ne constituent pas une solution d’urgence. Il est donc indispensable d’accélérer la production d’outils immédiatement exploitables, en complément du travail sur le temps long.

M. Dominique Potier, rapporteur. Des chercheurs de Colmar m’ont saisi d’un projet en génomique qui ne respectait pas les règles de l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao). Selon vous, les critères définis par l’Inao en matière de cépages laissent-ils une voie possible à la recherche en évolution génétique ?

M. Bernard Farges. Je suis vice-président de l’Inao ; s’agissant de viticulture, la question est récurrente. Dans le cadre de la dernière politique agricole commune (PAC), nous sommes parvenus à faire évoluer les textes européens, qui étaient conformes aux souhaits antérieurs des professionnels : ce sont eux, non l’Inao, qui étaient à l’origine des blocages. Les cépages mono et polygéniques résistants sont désormais autorisés dans les appellations d’origine contrôlée (AOC). En France, quelques appellations ont commencé à les introduire dans leur cahier des charges, en Champagne, en Alsace, en Bordeaux, dans la vallée du Rhône, en Languedoc. Ces cépages sont issus de rétrocroisements et non de modifications génétiques : les produire demande plus de temps.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans l’intérêt général, il est heureux que le conservatisme qui prévalait en la matière se soit dissipé. La traçabilité des cépages demeure. S’agissant des NBT, le débat est-il ouvert ?

M. Bernard Farges. Il l’est, mais nous restons discrets, de crainte que la viticulture soit mise à l’index. En cas de décisions européennes, les évolutions concerneraient aussi la viticulture, mais nous ne serons pas fer de lance. Il s’agit d’un débat de société ; comme les autres filières, la viticulture travaillera sur le sujet.

Mme Anne Haller. J’insiste sur la distinction entre les solutions techniques et les traitements de biocontrôle. On plante une vigne pour vingt ou trente ans. Pour introduire de nouvelles variétés, un renouvellement complet du vignoble français, mené à un rythme raisonnable et régulier, prendrait quarante ans. Le rythme actuel est beaucoup plus lent. Nous cherchons résolument des solutions techniques pérennes, notamment de résistance aux maladies et à la sécheresse, mais c’est un travail à long terme – il faut éviter les décisions trop rapides. Les solutions à cinq ou dix ans seront d’une autre nature. Il ne faut pas laisser dire que les cépages pourraient résoudre le problème des phytosanitaires à court ou à moyen terme. Évidemment, ce raisonnement s’applique aussi à l’arboriculture, mais pas aux plantes annuelles, qui obéissent à une logique différente.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez raison : notre mission concerne Écophyto 2030 et non Écophyto 2070. D’autres viendront après nous. Toutefois, il faut envisager les changements de cépages dès maintenant. À l’échelle européenne, le débat est ouvert et la question de la mise en conformité avec les règles de l’Inao est sensible pour la viticulture, l’arboriculture et d’autres cultures spécialisées.

À très court terme, il faut aussi poser la question du matériel de pulvérisation, qui a des incidences sur la santé. Pour préparer le rapport remis à Manuel Valls en 2014, j’avais visité le centre Occitanie-Montpellier de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea), qui travaillait notamment sur les pulvérisations des vignes et des canopées. Les chiffres publiés dans le rapport étaient dramatiques : plus de la moitié du matériel utilisé ne respectait pas les normes en vigueur ; or la vigne est responsable d’une part importante de l’exposition aux pesticides, nocive pour l’environnement et la santé humaine. Nous avions proposé une classification en rouge, orange et vert afin de faire disparaître l’usage de matériel dépassé, grâce à un soutien public d’ampleur. Le parc s’est-il significativement modernisé ? Les vignobles les plus prospères se distinguent-ils des plus en difficulté sur le plan économique ? Possédez-vous des données statistiques en la matière ? Que proposez-vous concernant ce levier efficace ? Avant le renouvellement des cépages et le biocontrôle, il faut recourir à un matériel adapté, capable de déposer la bonne dose de produit au bon endroit.

Après la polyculture-élevage, la viticulture est le deuxième secteur à saisir le fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP). Comment votre secteur d’activité prend-il en considération la question de la sensibilité aux maladies et aux accidents professionnels ?

M. Bernard Farges. Notre expérience de longue date nous permet de témoigner que le travail a beaucoup changé en vingt-cinq ans. Les produits sont très différents et beaucoup de précautions ont été introduites. Nous fumions en travaillant, torse nu et en short ; les tracteurs étaient très peu protégés et nous utilisions des molécules qui ont heureusement été interdites. Les maladies dont souffrent aujourd’hui les personnes ainsi exposées sont la conséquence de cet état de fait. J’ignore quelle sera l’évolution sanitaire, mais tous ceux qui travaillent dans les vignes prennent désormais des précautions. Par exemple, il y a quinze ou vingt ans, les délais de réentrée n’étaient pas une préoccupation ; ils sont désormais déterminants pour l’organisation du travail.

Par ailleurs, depuis dix ans, les relations avec les riverains sont très différentes. On ne compte plus les apéros que les vignerons organisent au printemps pour expliquer leur travail ; certaines régions viticoles ont organisé des envois de SMS pour informer des traitements à venir. Les efforts ainsi déployés partout en France ont apaisé presque toutes les tensions, si l’on fait exception des inévitables mauvais coucheurs, chez les viticulteurs comme chez les riverains.

S’agissant du matériel, le mieux est l’ennemi du bien. Nous sommes confrontés à un paradoxe. Il y a dix ans, les molécules étaient efficaces et nous avons fait évoluer le matériel, qui est devenu très performant – précis et intelligent, mais fragile et difficile à utiliser. Dorénavant, les molécules sont moins efficaces ; il faut renouveler beaucoup plus souvent leur application, ce qui nécessite une plus grande quantité de matériels disponibles : pour ce faire, nous avons besoin d’appareils fiables et simples d’utilisation. Évidemment, il faut continuer à veiller aux riverains – beaucoup de rangs de vignes trop proches des voisins ont été arrachés, mais nous devons éviter l’excès de technicité.

M. Joël Boueilh. Vous l’avez rappelé, des aides ont été versées, dont nombre de vignerons ont profité pour se doter d’outils performants capables d’éviter les dérives. En revanche, l’appareil n’est pas déterminant pour la réussite du traitement, contrairement au produit utilisé. En 2023, ceux qui emploient des appareils d’une autre époque ont souvent obtenu de bien meilleurs résultats à la récolte que les viticulteurs engagés dans une démarche agrienvironnementale qui recourent à la pulvérisation confinée pour protéger au mieux l’environnement et les riverains. Certains vignerons engagés ont envie de se rebeller car ils ont le sentiment d’avoir été menés dans une impasse. Il est heureux, d’ailleurs, qu’ils aient perçu des aides pour acquérir ces outils fort onéreux, car ce sont parfois les propriétaires de vignobles à faibles performances économiques qui ont consenti de tels investissements. En effet, le problème environnemental s’impose à tous.

Nous sommes donc désormais confrontés à ce paradoxe : nous disposons d’outils très performants, mais fragiles et complexes d’utilisation ; si la moindre efficacité des molécules impose des traitements plus fréquents, l’intérêt économique devient plus aléatoire. Il ne faut pas dégoûter les vignerons qui se sont engagés dans cette voie, mais faire comprendre que les mesures d’adaptation sont les plus pertinentes, pour préserver la dynamique d’engagement.

M. Frédéric Descrozaille, président. Au cours de nos auditions, nombre d’acteurs ont évoqué la reconception des exploitations : il faudrait notamment repenser le calendrier agricole, allonger les rotations, diversifier les variétés, recourir au couvert végétal, favoriser la régénération du sol. La viticulture réfléchit-elle à s’inscrire dans cette démarche ? Vous n’êtes pas concernés par la rotation, mais la diversification pourrait constituer une piste, à l’échelle de la parcelle. La déspécialisation de la viticulture relève-t-elle de la science-fiction ? Au contraire des cultures annuelles, la viticulture doit lutter contre la pression sanitaire bien plus que contre les adventices. Les premières pensent qu’elles pourront peut-être parvenir à se passer d’insecticides et de fongicides, mais pas d’herbicides ; l’inverse est-il vrai dans les vignobles ? Mme Haller soulignait qu’un réencépagement pourrait s’apparenter à une reconception ; les professionnels du secteur ont prouvé qu’ils pouvaient le faire, mais il faudrait quarante ans et cela ne garantit pas qu’aucun recours à la chimie ne sera plus nécessaire. Quelle projection à long terme vous semble réaliste ?

Par ailleurs, dans quelle mesure les efforts consentis en France – HVE, bio, réduction des recours aux produits phytopharmaceutiques – peuvent-ils être valorisés à l’export ? Le marché domestique connaît une évolution négative, mais votre secteur crée un excédent commercial essentiel pour la nation. La valorisation des démarches évoquées pourrait-elle contribuer à financer la recherche et le développement (R&D), l’expérimentation, voire la prise en charge de la pression sanitaire dans le modèle assurantiel ?

M. Stéphane Héraud. La valorisation à l’export est nulle. Le label HVE est franco-français, inconnu même à l’échelle européenne. Quelques pays seulement s’intéressent au bio, comme les pays nordiques et le Canada – plus précisément le Québec. Dans les autres, l’intérêt ne concerne que le vin biologique vendu au même prix que le vin conventionnel. Les pratiques agroécologiques avancées peuvent constituer un argument de vente, mais elles n’entraînent aucune valorisation commerciale.

En France, la valorisation a existé tant que l’économie allait bien, mais depuis trois ans environ, les consommateurs n’achètent plus de bio. Quelques distributeurs avaient passé leur marque en bio et sont revenus au vin conventionnel faute de pouvoir valoriser le changement.

M. Joël Boueilh. S’agissant de l’évolution des pratiques, il faut évoquer la captation du carbone. Les pays du Nord de l’Europe, par exemple, s’intéressent au bilan carbone du secteur. Le débat est ouvert au niveau européen, nous n’y échapperons pas. La filière viticole est globalement émettrice de carbone, notamment à l’aval, pour la commercialisation. En revanche, les exploitations peuvent en capter.

En matière de réorganisation, la rotation des cultures est peu opportune dans notre domaine ; la diversification des cépages est susceptible d’amoindrir la sensibilité aux aléas climatiques ; nous pouvons recourir aux couverts végétaux et aux engrais verts, comme les mélanges interculturaux, pendant la saison hivernale. Peut-être devrons-nous chercher de nouveaux terroirs ou de nouvelles orientations pour supporter les conséquences du changement climatique. Progressivement, l’intérêt pour ces sujets s’accroît et cette démarche se fait plus présente.

Quant aux adventices, la viticulture n’en est qu’aux prémices de la robotique, mais on sait combien la téléphonie mobile, par exemple, a évolué en vingt-cinq ans. Des projets sont en cours de développement, qui apporteront sans doute également des solutions.

La rupture avec la culture conventionnelle se fait progressivement ; nous sommes volontaires pour fournir des pistes aux vignerons et pour leur montrer que ces nouvelles démarches ne sont pas seulement du travail supplémentaire, mais un investissement à long terme, dans l’activité du sol et la captation de carbone. Nous avons à cœur d’œuvrer en ce sens, même si cela nécessite de se projeter à long terme.

M. Nicolas Turquois (Dem). Ma méconnaissance des règles qui s’appliquent à la vigne me conduit à poser trois questions – je suis par ailleurs moi-même agriculteur dans le domaine des céréales et de la multiplication de semences.

Premièrement, comment les traitements contre le mildiou s’intègrent-ils dans le bio et la HVE ? En HVE, les indicateurs doivent exploser une année comme celle-ci ! Perd-on son label ? En l’absence de solutions agroécologiques, y a-t-il des dérogations en bio ? Ne pas traiter ferait en effet courir le risque de perdre toute la récolte en bio ; trop traiter, celui d’être déclassé en HVE.

Deuxièmement, en HVE, comment le désherbage au glyphosate sous le rang est-il pris en compte dans l’IFT, l’indicateur de fréquence de traitements phytosanitaires ? L’usage du glyphosate ayant globalement diminué, les chiffres sont-ils moins bons, alors que vous êtes plus vertueux ? De fait, puisque la dose maximale a été abaissée, proportionnellement, vous en mettez plus.

Troisièmement, je voudrais en savoir plus sur les ZNT, les zones de non-traitement, et l’attitude des riverains dans les villages au cœur de vignobles. Les vignes, en offrant au paysage un charme très pittoresque, attirent de nouveaux habitants. Y a-t-il des particularités réglementaires ?

M. Bernard Farges. En France, nous avons le droit d’utiliser 1,25 litre de glyphosate par hectare de vigne, contre 6 litres dans les autres pays européens, ce qui pose un vrai problème de concurrence. La viticulture interdit dorénavant le désherbage intégral. Il n’est possible de désherber que sous le rang. La dose limite de 450 grammes de matière active par hectare et par an nous conduit clairement dans une impasse. En arboriculture, je crois qu’il est possible de traiter avec 900 grammes par an, en deux applications. Ces 450 grammes sont très insuffisants. Lorsque les produits ne sont pas très valorisés, le coût de la lutte contre les adventices est prohibitif.

M. Stéphane Héraud. Dans les exploitations en bio, l’utilisation du cuivre dans le traitement du mildiou est plafonnée sur sept ans, ce qui permet, les années compliquées, d’appliquer des doses plus importantes, pour peu que cela s’équilibre avec les années passées et à venir. Ce système a été instauré il y a quatre ans et nous sommes à peu près dans les clous. Il ne faudra pas, toutefois, que des années comme 2023 se reproduisent trop souvent car nous dépassons cette année largement la dose moyenne. Heureusement, nous avions de l’avance.

M. Bernard Farges. Cette possibilité d’utiliser plus ou moins certaines molécules avec un objectif cadré sur sept ans est intéressante, en ce qu’elle permet de conserver les molécules mais d’en réduire l’usage.

M. Joël Boueilh. Lorsque le glyphosate était limité à 6 litres par hectare en viticulture, pour un désherbage à 2 litres, l’IFT était de 0,3. Maintenant que le glyphosate est limité à 450 grammes de matière active, soit à 1,25 litre par hectare, alors que vous êtes en dessous des 2 litres utilisés dans un schéma classique, non seulement vous êtes moins efficace mais surtout vous atteignez tout de suite un IFT de 1, parce que vous êtes à pleine dose autorisée.

M. Nicolas Turquois (Dem). C’est bien ce que je pressentais ! Les pratiques s’améliorent, mais le calcul se détériore. L’approche IFT me semble avoir ses limites. Si l’on diminue la dose autorisée, par définition, on augmente l’IFT.

M. Joël Boueilh. Mécaniquement, on a dégradé l’IFT. On se retrouve avec des IFT de désherbage souvent inférieurs à 1, pour rester dans le cadre du HVE. Quelles sont les solutions ? Il n’y en a pas. En réalité, pour être dans les clous, on ne peut plus utiliser le glyphosate. C’est une façon sournoise de nous détourner de son usage, parce que la dose maximale autorisée ne permet plus de lutter réellement contre les adventices. Une année comme 2023 pose deux problèmes : le premier est relatif aux IFT, du fait de la fréquence des traitements et du nombre d’interventions ; le deuxième concerne le reliquat des fertilisants dans le sol, mesuré par rapport à la production de l’année. Si une dérogation est prévue pour excès de reliquat azoté dans le cas de trop petites récoltes, il n’y en a pas, en HVE, pour un dépassement des fongicides.

Mi-juillet, alors que nous voyions arriver la catastrophe, nous avons discuté avec le ministre de l’agriculture qui nous a laissé entendre que l’on pourrait, dans la nouvelle PAC, bénéficier d’années dérogatoires. Justement, 2023 est particulière, dans la mesure où il a fallu mettre en œuvre des moyens de protection phytosanitaire inhabituels. Nous en reparlerons avec le ministre, parce que nous ne savons pas comment s’enclenche cette procédure dérogatoire ponctuelle. Monsieur Turquois, vous mettez le doigt sur un problème qui se posera pour bon nombre d’exploitations viticoles engagées en HVE en 2023. Ne perdons pas de vue qu’il risque d’y avoir des conséquences pour la commercialisation des produits et pour la traçabilité.

Pour répondre à votre troisième question, des gens ont en effet voulu construire près des vignes, parce que c’est beau et que cela participe à l’attrait d’une commune. À l’époque où la population naissait sur place, il n’y avait pas de problème, elles faisaient partie du paysage. Désormais, avec l’arrivée de nouveaux habitants dans nos villages, nous devons prendre en compte cette proximité. M. Farges évoquait les apéritifs rencontres organisés avec les riverains. Nous encourageons la relation de proximité avec le voisinage pour expliquer quand, comment et pourquoi nous devons intervenir dans les vignes. C’est plutôt bien intégré, d’autant que les outils dont parlait M. Potier, qui permettent de limiter au maximum la dérive, sont utilisés dans ces parcelles pour éviter les nuisances. Nous adaptons aussi les horaires d’intervention. Cela reste un point de vigilance, parce que c’est de là que naîtront les premiers conflits et les premiers soucis de voisinage. Souvent, si des vignes sont encore là, c’est que l’enjeu économique n’est pas neutre, surtout pour des appellations un peu prestigieuses. Déplacer des vignes n’est pas toujours possible. C’est un équilibre à trouver. On est quelquefois sur le fil pour gérer les relations de voisinage.

Mme Anne Haller. Je voudrais revenir sur deux points. Le premier, c’est la question de l’évolution des modèles viticoles à moyen et à long terme. Elle se fait sous une triple pression : le changement climatique, qui va obliger à déplacer des parcelles dans des zones plus ombrées ; la nécessité de conserver une rentabilité ; les évolutions sociétales, à l’égard des phytosanitaires, du carbone et de la biodiversité. Souvent, les débats portent uniquement sur l’un de ces trois aspects. Or l’exploitant devra tenir compte de tous. L’exemple du glyphosate est révélateur de certaines contradictions. Nous devons avoir une vision cohérente des conditions d’évolution des exploitations, en tenant compte des différents facteurs. L’adaptation au changement climatique ou aux maladies relève de problématiques très régionales. Ce ne sera pas la même chose dans la zone bordelaise, qui ne rencontre pas de problèmes de sécheresse pour l’instant, que dans les zones méditerranéennes, qui deviennent désertiques. Les modèles vont bouger sous la pression de plusieurs facteurs.

Concernant le HVE et l’évolution du référentiel, ce qu’a dit M. Turquois est assez juste : les évolutions des pratiques font que les IFT sont moins bons. C’est toute la contradiction du projet de HVE dans lequel la viticulture française s’est particulièrement engagée. Ce modèle visait à faire évoluer les pratiques. Mais le problème, c’est qu’il n’y a pas de point d’arrivée. On diminue les doses encore et encore, sans objectif. À continuer ainsi, on ne peut qu’aller dans le mur. Les gens vont se désengager du HVE – sinon des pratiques environnementales, d’un cahier des charges qui n’est plus applicable, ce qui serait dommage. Il faut se demander quelle est la cible visée pour définir un cahier des charges stable et offrir de la visibilité aux professionnels. Si c’est pour arriver à de l’agriculture biologique, il y a déjà un cahier des charges agriculture biologique, mais ce n’est pas cela la cible.

M. Dominique Potier, rapporteur. Au départ, on ne va pas se mentir, le HVE était très favorable aux vignobles à haute valeur ajoutée, parce que les intrants étaient calculés sur un pourcentage du chiffre d’affaires. Dès lors que vous vendiez un grand cru, vous bénéficiiez d’une très grande tolérance sur les intrants. La réforme actuelle est plus exigeante, même si elle semble encore insuffisante à beaucoup de partisans de l’agroécologie. Excusez ma question de béotien, mais y a-t-il un HVE spécifique à la vigne ? Faudrait-il un HVE adapté à l’écosystème viticole, qui soit la bonne marche entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle ?

Mme Anne Haller. Au tout début, le HVE suivait deux modèles : un modèle technique et un modèle économique. Le passage à la voie A a exclu la partie économique qui a peut-être été trop favorable, au moment de la création du label. Mais ce n’est pas cette évolution qui est la plus problématique, c’est la dernière, dans laquelle les IFT ont été encore abaissés. Les plafonds étant ramenés à la référence moyenne des IFT de la région, vous devez toujours faire moins que ce qui se fait en moyenne dans votre zone. C’est le principe général pour bénéficier du label. Dans ces conditions, meilleures sont les pratiques de votre région, plus l’effort est difficile à fournir. Cette logique régionale a un intérêt puisque tout le monde ne traite pas de la même manière. Mais si, au bout de trois ou de cinq ans, le référentiel est réévalué et que tout le monde a diminué son recours aux phyto, cela impose de faire encore mieux, ce qui peut conduire à une situation caricaturale : l’impossibilité de faire le moindre traitement.

M. Nicolas Turquois (Dem). La pratique de la HVE pose deux questions. La première est celle de l’accident climatique qui bouscule les chiffres : une exploitation HVE dans ma circonscription a été totalement ravagée par la grêle, et cela a eu un tel impact qu’il ne lui sera pas possible de respecter la moyenne sur trois ans. La seconde, c’est la comparaison aux moyennes régionales. Dans mon secteur, les comparaisons datent des années 2015, où il y avait encore une part significative de maïs, qui a totalement disparu. Or, le maïs nécessite peu de traitements. Cela fait que les exploitants ne peuvent plus passer à la HVE. L’évolution récente de la HVE pose problème. Les plus vertueux n’y sont plus éligibles, ce qui est tout de même paradoxal.

M. Bernard Farges. Il faut relativiser l’expérimentation des fermes Dephy, notamment en matière de coût et de moyens engagés, pour un résultat contestable et difficilement duplicable. Avoir un dixième de techniciens à disposition en permanence sur son exploitation n’est pas viable. On a créé des emplois, mais attention à la généralisation. Pour nos prochains dispositifs d’accompagnement, prenons garde à ne pas dépenser d’argent de manière inconsidérée.

La séparation du conseil et de la vente rencontre un succès relatif. Un vendeur ne fait pas forcément un mauvais conseiller. Au lieu de séparer systématiquement le conseil de la vente, développons des structures capables de dispenser un conseil stratégique tous les deux ou trois ans, afin de tendre vers des objectifs et de faire évoluer les pratiques. De telles structures pourraient être financées par une partie du produit de la RPD, la redevance pour pollutions diffuses. En tant qu’exploitant qui voit le travail de ses fournisseurs, je trouve que la séparation du conseil et de la vente n’est pas forcément utile et efficace.

M. Stéphane Héraud. Je suis tout à fait d’accord avec les remarques de M. Farges.

M. le président Frédéric Descrozaille. C’est un sujet que connaît particulièrement bien le rapporteur et qui a été abordé dans le cadre de nombreuses auditions. Ne croyez pas que nous le laissons dans l’ombre.

M. Joël Boueilh. La question de la séparation du conseil et de la vente se pose d’autant plus en viticulture que nous sommes très souvent des petites et moyennes entreprises (PME). Nous sommes en lien avec des administrateurs voire des présidents de cave coopérative qui sont eux-mêmes gérants d’entreprises de travaux agricoles et interviennent chez d’autres vignerons. En tant que gérants d’entreprise, ils vendent un service, tout en faisant du conseil en tant que gérants de cave coopérative, ce qui les met en défaut. Soit la cave ne peut plus faire de conseil, soit ils doivent démissionner de leur poste d’administrateur ou de président, parce qu’ils font de l’application de produits phytosanitaires en entreprise. Cette incohérence peut poser problème dans certaines régions.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous vous remercions pour ce temps d’échange très riche.


41.   Audition de M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, et M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint (mardi 7 novembre 2023)

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous reprenons les auditions de notre commission d’enquête portant sur l’examen des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. M. le président Frédéric Descrozaille vous prie de bien vouloir l’excuser pour son absence cet après-midi et m’a laissé le soin de le remplacer.

Nous auditionnerons à partir de demain les ministres en fonction et ceux qui l’ont été au cours de la dernière décennie. Auparavant, nous recevons deux représentants du ministère de l’agriculture. Nous avions déjà entendu Mme Maud Faipoux, directrice générale de l’alimentation (DGAL). Aujourd’hui, nous auditionnons Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), et Serge Lhermitte, directeur général adjoint.

Vous allez, messieurs, nous rappeler le périmètre des compétences de la DGPE. Je retiens de la dénomination de cette institution l’expression « performance économique et environnementale », qui est au cœur des enjeux de notre commission d’enquête. Nous avons à répondre à cette question : pouvons-nous aujourd’hui assurer la compétitivité de nos exploitations agricoles tout en embrassant résolument la transition agroécologique que suppose une réduction de 50 % de l’usage des produits phytosanitaires ? Je vous remercie, messieurs, de nous y aider par votre présence. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose en outre aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Philippe Duclaud et Serge Lhermitte prêtent serment.)

M. Philippe Duclaud, directeur général de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. En réponse à votre propos liminaire, je commencerai par définir le champ de compétence de la DGPE afin de situer son action par rapport à la DGAL. La DGPE est la direction du ministère de l’agriculture chargée de négocier la politique agricole commune (PAC) à Bruxelles et de la mettre en œuvre en France en conciliant la performance économique et la performance environnementale des entreprises agricoles et agroalimentaires. Cette exigence de conciliation, qui n’est pas uniquement portée dans le cadre de la PAC, est sous-tendue par l’idée qu’il est difficile d’avoir une performance environnementale de notre système de production sans prendre en compte sa dimension économique. En ce qui concerne les produits phytosanitaires et la transition environnementale, la DGPE a vocation à introduire des mesures d’accompagnement quand la DGAL est chargée du volet réglementaire, notamment des autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires.

La DGPE inscrit sa mission dans une dimension européenne et internationale puisque, comme je l’indiquais, elle négocie la PAC à Bruxelles. Coordonnant l’ensemble des directions du ministère sur le volet européen et international, elle est aux avant-postes dans la préparation des positions que le ministère de l’agriculture et la France tiennent au Conseil des ministres de l’agriculture de l’Union européenne, qui se réunit tous les mois, et au Comité spécial agriculture (CSA), qui se réunit quant à lui à peu près toutes les semaines. Il est toutefois entendu que chaque direction du ministère reste maîtresse de ses choix en termes de compétences métiers et d’expertise sur les dossiers européens qui la concernent, la DGPE opérant la coordination de l’ensemble des positions défendues au niveau européen dans le domaine agricole.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il existe une tension, dans le bon sens du terme, entre la DGPE et la DGAL, sur la question de la maîtrise des produits phytosanitaires. Elle est naturelle sur le plan institutionnel puisque ce sujet, portant sur la sécurité alimentaire, sur l’environnement et sur les problématiques de productivité et d’évolution du modèle agroécologique, relève de la compétence de ces deux directions. Cependant, lors de mes expériences précédentes, il m’est arrivé de regretter que cette tension ne soit pas plus féconde. Pouvez-vous nous dire si désormais les deux directions travaillent en bonne entente ?

M. Philippe Duclaud. Vous faites référence, je crois, à une époque où les deux directions générales se caractérisaient par des cultures différentes du fait de la formation des fonctionnaires qui y servaient et des corps auxquels ceux-ci appartenaient. Il me semble que nous partageons désormais une culture administrative commune et que la collaboration s’est sensiblement améliorée.

Mme Maud Faipoux a probablement informé la commission d’enquête du processus lancé à la suite des annonces de la Première ministre au Salon de l’agriculture, afin de préparer la prochaine étape du plan Écophyto 2030, qui a pour objectif de construire une vision intégrée des enjeux liés aux produits phytosanitaires. Ce plan est soutenu par une logique d’anticipation, puisqu’il intègre l’éventualité d’une décision de retrait de certaines substances et, le cas échéant, les besoins nécessaires à la recherche d’alternatives à ces produits interdits. Il comprend également diverses mesures d’accompagnement dont certaines relèvent de la PAC. Cette démarche intégrée, qui prend en compte l’ensemble de la problématique des produits phytosanitaires, contribuera, je l’espère, à vous rassurer quant à la bonne coopération entre nos deux directions.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me réjouis de cette culture croisée et des objectifs partagés des deux directions. Nous allons tester votre collaboration à travers quelques objets politiques. Qui porte le plan Écophyto 2030 ? Est-ce la DGPE ou la DGAL ?

M. Philippe Duclaud. La DGAL pilote le plan et la DGPE se place en appui très rapproché. Cette répartition des rôles me semble être un gage d’efficacité.

M. Dominique Potier, rapporteur. La commission d’enquête porte sur ce plan Écophyto 2030 un regard bienveillant et elle espère contribuer à vos travaux. Je m’étonne toutefois que vous recouriez à une approche par filière, alors que l’expérience montre que la plupart des solutions relèvent d’une conduite agronomique systémique de l’exploitation. N’y a-t-il pas, dès lors, une forme de contradiction dans votre démarche ?

M. Philippe Duclaud. Je vous répondrai d’abord en relatant la genèse de cette méthode. Elle tient en grande partie à l’expérience, commune à la DGAL et la DGPE, de la gestion de l’impact sur la filière betterave de l’interdiction des néonicotinoïdes. À cette occasion, et pour la première fois, un plan d’action co-construit entre les deux directions générales a été mis en place. Ce plan visait à intégrer les aspects réglementaires et économiques ; une dimension recherche s’y est ajoutée, qui nous a amenés à travailler avec la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) du ministère de l’agriculture. Ce chantier nous a convaincus de la pertinence de l’approche par filière, qui nous semblait la plus à même d’apporter des solutions concrètes aux préoccupations des agriculteurs.

Cela étant précisé, je vous concède que l’approche par exploitation est tout aussi nécessaire et pertinente, et que cela se reflète dans les solutions identifiées. Par exemple, certains agroéquipements ne sont pas spécifiques à une seule filière. Par conséquent, si nous décidons d’investir dans ces agroéquipements, d’autres filières pourraient en bénéficier. De même, le volet environnemental du Plan stratégique national (PSN) de la PAC comprend des démarches à l’échelle de l’exploitation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si la DGAL et la DGPE travaillent de concert sur le plan Écophyto 2030, j’aimerais savoir qui pilote le PSN. Permettez-moi d’être un peu incisif à l’égard de ce plan. Peut-on vraiment en être fier ? Je rappelle qu’il a d’abord consisté en un rattrapage, puisque la Commission européenne l’a jugé trop peu ambitieux. Et un an plus tard, vous envisagez déjà de le réviser dans le cadre de la stratégie Écophyto 2030, afin de le rendre plus performant sur la maîtrise des intrants chimiques, notamment de la phytopharmacie.

M. Philippe Duclaud. La DGPE a conduit la préparation du PSN en concertation avec les autres directions du ministère de l’agriculture et en travaillant également au niveau interministériel. Le PSN propose d’atteindre de nombreux objectifs, à la fois environnementaux et économiques, et j’estime pour ma part que nous n’avons pas à rougir de sa dimension environnementale, qui fait l’objet d’une évaluation détaillée de la part de la Commission.

Je pense que votre propos se réfère à la question du niveau de rémunération de l’agriculture biologique dans l’écorégime. Ce sujet a fait couler beaucoup d’encre au moment de la phase finale d’arbitrage, mais il me semble qu’il est l’arbre qui cache la forêt. Il convient en effet de rappeler que le travail conduit en amont a produit un texte ambitieux en termes de moyens déployés. En ce qui concerne l’écorégime, la vision politique du volet environnemental du PSN consiste à privilégier, plutôt qu’un dispositif très ambitieux auquel n’adhérerait qu’une minorité d’agriculteurs, un ensemble de mesures incitant un maximum d’agriculteurs à s’engager dans une démarche de transition. Elle considère qu’un bénéfice environnemental supérieur sera produit par une adhésion massive des agriculteurs. Ce débat n’est pas franco-français, il s’est tenu dans la plupart des États membres de l’Union européenne. Certains ont fait un choix similaire à celui de la France, d’autres ont choisi un écorégime bien plus ambitieux. Et s’il est un peu tôt pour tirer un bilan définitif de ces politiques, il est notable que ces derniers se situent sensiblement en dessous de leurs objectifs, alors que parmi les pays qui, comme la France, ont opté pour un écorégime large et inclusif, certains dépassent déjà leurs objectifs.

L’originalité du PSN tient dans la demande exprimée par la Commission d’entreprendre une démarche de planification dont nous n’avions pas l’habitude concernant le premier pilier de la PAC. Il a donc fallu formuler des hypothèses et fixer des cibles. L’avenir dira s’il convient de les revoir et de les ajuster, mais cette part d’incertitude est inhérente à l’exercice de la planification, exercice pour lequel nous ne disposions pas de référence puisque le dispositif de l’écorégime est une nouveauté.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si 90 % des agriculteurs, voire plus, peuvent accéder à l’écorégime sans changement significatif de pratiques, peut-on répondre aux défis environnementaux et envisager une baisse de 50 % des intrants chimiques ? Dans le plan Écophyto 2030, il est question de réviser le PSN dès 2024, avant même d’avoir procédé à une évaluation. Aussi, je vous pose la question sans détour : la pression économique a-t-elle empêché la DGPE d’établir un PSN non pas élitiste, mais significatif en termes de changement de système ?

M. Philippe Duclaud. La phase de dépôt des demandes d’aides pour la campagne 2023 au titre de la PAC s’est achevée récemment et l’instruction des dossiers est en cours. Aussi, nous ne disposons pas à ce jour de données suffisantes pour établir un bilan sur le nombre d’agriculteurs adhérents à l’écorégime et sur l’impact environnemental de cette mesure. Le taux de 90 % d’agriculteurs éligibles est donc provisoire de notre point de vue et pourrait évoluer après la finalisation de l’instruction des dossiers. Néanmoins il apparaît que ce taux sera proche voire supérieur à l’objectif défini dans la planification du PSN, c’est-à-dire 80 % d’agriculteurs adhérents à l’écorégime. Cette tendance conforte notre choix d’entraîner le plus grand nombre d’agriculteurs.

J’estime qu’on ne peut pas affirmer que l’écorégime reflète une faible ambition environnementale, dans la mesure où les réformes de la PAC se font toujours étape par étape. La réforme précédente contenait la conditionnalité des aides de la PAC et le paiement vert. Dans la nouvelle PAC, les exigences du paiement vert, qui est un paiement volontaire, ont été intégrées dans la conditionnalité, et l’écorégime s’ajoute à ces dispositions. Les différentes voies d’accès à l’écorégime témoignent des différents niveaux d’ambition au plan environnemental. Nous nous sommes donc efforcés de couvrir la diversité des situations de l’agriculture française, à la fois les grandes cultures et les cultures pérennes, régies par des règles spécifiques. La logique est assez similaire à celle conçue pour les produits phytosanitaires : de même que l’on n’interdit pas les produits phytosanitaires sans proposer de solutions alternatives, on n’ouvre pas de guichets pour l’écorégime si les agriculteurs n’ont pas une chance raisonnable d’y accéder en produisant un effort à leur portée.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’insiste sur ce point parce que, depuis plus d’une décennie, la stabilisation voire l’éventuelle baisse de la quantité de substances actives (QSA) vendues résulte plutôt de la règlementation et du marché. Or le levier du marché ne fonctionne plus de ce point de vue, sans que l’on puisse prédire pour combien de temps. Reste le pouvoir réglementaire. Avez-vous fait une évaluation économique de l’impact des mesures bénéfiques à l’intérêt général en termes de santé et de qualité des sols ? Avez-vous pu quantifier l’effort raisonnable que pourrait produire telle ou telle catégorie d’agriculteurs ?

En consultant les professionnels de divers secteurs, nous avons été impressionnés par les impasses objectives auxquelles ils se heurtent dans les domaines arboricole et viticole. Ces impasses posent de graves problèmes en termes de concurrence internationale et de capacité de production ; elles mettent en cause l’économie des entreprises et notre souveraineté alimentaire. Pour la viticulture et l’arboriculture, nous sommes bien conscients que du temps et des moyens seront nécessaires pour lever ces blocages.

En revanche, il nous semble que, dans d’autres domaines, la levée des obstacles n’est pas hors de portée, à condition de produire des efforts. Peut-on considérer que dans les grandes cultures consommant beaucoup de produits phytosanitaires, le système économique de contraintes est tel que la réduction importante des phytos remet en cause l’économie des exploitations et le revenu des agriculteurs ? Existe-t-il des filières pour lesquelles il semble possible d’avancer significativement, des filières qui pourraient intégrer de nouvelles contraintes sans que cela nuise gravement à leur compétitivité et au revenu des agriculteurs ? Avez-vous procédé à une évaluation filière par filière pour déterminer lesquelles auront besoin de temps et lesquelles sont en mesure d’évoluer sensiblement à court terme ?

M. Philippe Duclaud. Votre question, monsieur le rapporteur, illustre la pertinence de l’approche par filière que nous avons évoquée précédemment. En effet, il est raisonnable de s’interroger sur les seuils pouvant être franchis en matière d’usage de produits phytosanitaires, sur les alternatives et sur l’accompagnement. De même, il convient d’intégrer la compétitivité en considérant la position de nos agriculteurs par rapport au marché. Ainsi, le secteur des grandes cultures est dépendant du marché mondial, dans la mesure où il se positionne à l’export.

M. Dominique Potier, rapporteur. La DGPE est-elle en tension vis-à-vis des différents intérêts économiques prévalant dans ces filières, tels que ceux de l’industrie phytopharmaceutique ou ceux de telle ou telle filière économique ? Avez-vous le sentiment d’être soumis à une pression, ou cette pression est-elle plutôt absorbée par le cabinet du ministère de l’agriculture ? Je pense, à ce sujet, aux arbitrages qui ont été adoptés sur le niveau de rémunération des écorégimes par exemple, ou sur les délais de retrait des molécules. Êtes-vous directement confrontés aux plaidoyers des professionnels de l’agroalimentaire ? Il va de soi que j’aurais pu poser cette même question à la DGAL.

M. Philippe Duclaud. La DGPE entretient bien entendu des contacts très réguliers avec les représentants des familles professionnelles. Il existe au sein de FranceAgriMer des conseils spécialisés dans lesquels siègent des représentants de la DGPE. Je pense que la DGPE est moins exposée qu’elle ne le paraît à des pressions, parce que les professionnels savent qu’elle se positionne davantage sur l’accompagnement économique et la mise en œuvre de la PAC que sur des aspects purement réglementaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous des regrets concernant la certification Haute Valeur Environnementale (HVE) ? Ne peut-on pas penser que ce dispositif aurait pu constituer un puissant levier ?

M. Philippe Duclaud. La certification HVE est un très bel outil, et nous l’avons réformé au moment où il fallait le faire. Le développement et la diffusion sur le territoire de cet outil se sont bien déroulés, même si plusieurs aspects restaient à améliorer, comme la communication à destination du consommateur. Néanmoins, il est vrai que la pertinence de son paramétrage était discutée, y compris par des organisations qui, à l’origine, étaient force de proposition précisément sur ce paramétrage. Après un certain délai, il est devenu nécessaire d’ajuster la HVE. Nous nous y sommes employés dans une logique de concertation, concertation interministérielle d’une part, puisque ce dispositif est co-piloté par les ministères de l’agriculture et de la transition écologique, d’autre part avec des organisations agricoles et des ONG. Nous sommes parvenus, je le pense, à augmenter le niveau d’exigence environnementale de la HVE sans, pour autant, fixer des objectifs inatteignables, c’est-à-dire à maintenir un équilibre entre les enjeux économiques et les enjeux environnementaux – c’est d’ailleurs la mission de la DGPE, comme l’indique son intitulé. L’enjeu était la crédibilité de la HVE, y compris vis-à-vis de la Commission européenne, puisque la HVE est une voie d’accès à l’écorégime. C’est la raison pour laquelle nous tenions la Commission Européenne informée de l’avancée de nos travaux. Aussi, quand elle a validé le PSN, elle a aussi validé, implicitement, la légitimité du nouveau référentiel de la HVE comme voie d’accès à l’écorégime.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourriez-vous indiquer le niveau d’exigence de la HVE en matière d’usage de produits phytosanitaires ?

M. Serge Lhermitte, directeur général adjoint de la performance économique et environnementale des entreprises au ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Le label HVE, reconnu par l’État, est l’un des rares leviers contribuant à valoriser les efforts produits à l’échelle des exploitations. Il considère quatre « briques » : l’usage des produits phytosanitaires, la fertilisation, la biodiversité et la gestion de l’eau. Les critiques envers ce dispositif omettent parfois de rappeler qu’au moment des États généraux de l’alimentation, en 2017, seuls 800 agriculteurs avaient obtenu la certification HVE. L’ambition était par conséquent de réformer le cahier des charges pour augmenter drastiquement le nombre d’agriculteurs concernés et d’en faire un référentiel plus exigeant encore, notamment par rapport à l’usage des produits phytosanitaires.

Je rappelle que le référentiel HVE consiste en une liste d’items. L’agriculteur est libre de ses choix, mais il doit atteindre un certain nombre de points sur l’ensemble de ces items. Concrètement, et pour répondre à votre question, le référentiel n’attribue pas une valeur unique pour l’ensemble des produits phytosanitaires. Ainsi, le nouveau référentiel entré en vigueur en 2022 intègre l’interdiction totale des produits classés cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques de niveau 1 (CMR 1), et une bonification pour les exploitants qui s’affranchissent totalement des CMR 2. De même, la grille de notation portant sur l’indice de fréquence de traitement (IFT) a été révisée en distinguant les herbicides des autres produits. Cette révision concerne aussi l’échelle de points, avec une gradation du nombre de points en fonction de la référence régionale d’une culture donnée, les cultures étant considérées au cas par cas, puisque les pratiques de traitement diffèrent d’une production à l’autre. Enfin, un nouveau système de valorisation a été introduit pour l’engagement sur la surveillance de l’émergence de maladies, surveillance qui contribue aussi à réduire l’usage de produits phytosanitaires, notamment pour des maladies faisant l’objet de traitements obligatoires.

M. Dominique Potier, rapporteur. La vertu d’un système dynamique est certaine mais, dans la pratique, il place les exploitants qui atteignent des plafonds de solutions dans une sorte d’impasse, sauf à passer en agriculture biologique. On peut donc légitimement s’interroger : ce système est-il efficace ? Place-t-il des exploitations vertueuses dans l’impasse ? Est-il assez dynamique pour des agriculteurs qui pourraient faire encore mieux ?

J’en viens à la décision qui a conduit à séparer les activités de conseil et de vente des produits phytosanitaires. Le constat d’échec est clair et impose un retour aux certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP). Or la stratégie Écophyto 2030 se montre très prudente sur ce point. Par ailleurs, le dispositif des fermes Dephy, piloté par la DGPE, s’est avéré performant. Deux pistes s’ouvrent devant nous sur cette question de l’accompagnement des agriculteurs : un conseil responsabilisé à travers les CEPP, et un conseil agronomique détaché des intérêts économiques et concourant à l’intérêt général. La lecture du plan donne l’impression que le débat sur ces questions n’est pas clos. Où en êtesvous de vos réflexions ?

M. Philippe Duclaud. Je ne m’exprimerai pas sur le thème de la séparation du conseil et de la vente, qui relève d’une compétence exclusive de la DGAL. Mais, d’une manière générale, on peut en effet considérer que le conseil – ou ce que l’on peut appeler « la logistique du dernier kilomètre » – est un sujet central. Par ailleurs, je partage votre analyse à propos du réseau Dephy, qui est un dispositif appuyé sur une logique d’exemplarité visant à montrer que des transitions sont possibles.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le dispositif des fermes Dephy ayant prouvé sa vertu, pourquoi être passé de 3 000 à 2 000 fermes ?

M. Serge Lhermitte. Ce dispositif fait l’objet de débats au niveau interministériel. Pour notre part, au ministère de l’agriculture, nous croyons beaucoup en ce programme parce qu’il apporte la preuve par l’exemple que de nets progrès sont possibles. La massification d’un tel dispositif requiert cependant une diffusion de la connaissance produite auprès du plus grand nombre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le plan Écophyto II prévoyait un dispositif de 30 000 fermes rattachées aux 3000 fermes Dephy. Cette décision publique n’a pas été mise en œuvre. Qui est responsable de ce renoncement ?

M. Serge Lhermitte. Je n’ai pas sous les yeux le nombre exact d’exploitations engagées dans le dispositif. Néanmoins, je considère qu’il a tout de même été mis en œuvre. Il convient de tenir compte de la diversité des acteurs et des financeurs intervenant sur le terrain. Les groupements d’intérêts économiques et environnementaux (GIEE) sont portés par le ministère de l’agriculture, tandis que les « groupes 30 000 », pour reprendre la terminologie du plan Écophyto, sont financés par les agences de l’eau, par le biais d’une partie des financements du plan Écophyto régionalisé. Ces deux dispositifs répondent toutefois à une logique commune de massification, en procédant non seulement par un accompagnement individuel, mais aussi en constituant des collectifs d’agriculteurs afin de partager des expériences.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous décrivez là le dessein de ces dispositifs. Mais permettez-moi d’insister : pourquoi toutes ces ambitions n’ont pas rencontré de traduction concrète ? Où se situait le blocage ?

M. Philippe Duclaud. Je pense qu’il ne s’agit pas d’une question de moyens ou de mobilisation des pouvoirs publics. Porter un projet collectif dans la durée suppose qu’un certain nombre d’agriculteurs soient disposés à s’engager ensemble, ce qui ne va pas sans poser certaines difficultés. Je réitère les propos de mon collègue quant à notre confiance en ce dispositif, mais la question de l’adhésion collective à cet outil demeure.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a indiqué dans un récent rapport que les coûts cachés des systèmes agroalimentaires représentent au moins 10 milliards de dollars au niveau mondial. J’aimerais avoir votre sentiment sur ce point. Travaillez-vous de manière précise sur les externalités négatives et positives ? Analysez-vous les comptes d’exploitation pour convaincre les exploitants en agriculture conventionnelle de se montrer davantage vertueux ?

M. Philippe Duclaud. Nous travaillons en effet sur les externalités positives et négatives de l’activité agricole. Faire valider une mesure agro-environnementale et climatique (Maec) par la Commission européenne engage un travail d’évaluation des surcoûts et des manques à gagner induits par des pratiques environnementales. Une externalité positive suppose donc un examen de sa rémunération par le marché ou par une dette publique. Les outils de politique publique de la PAC nous permettent de conduire cet examen. En revanche, nous n’abordons pas ces questions de manière large et inclusive, comme peut le faire la FAO.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Le diagnostic des externalités négatives du tabac, par exemple, a été largement rendu public. Ce n’est pas le cas pour les produits phytosanitaires. Cela supposerait de dire publiquement que l’usage de ces produits cause des cancers, des maladies neurodégénératives. Travaillez-vous avec le ministère de la santé sur cette question des externalités négatives ?

M. Philippe Duclaud. Vous évoquez le tabac, madame la présidente. Cela me donne l’occasion de rappeler qu’il existait autrefois des aides couplées au tabac dans la PAC et qu’elles ont été supprimées. Cela montre que nous intégrons certaines externalités négatives. L’évaluation des externalités négatives et positives relève à mon sens du travail des instituts de recherche, qui se situe en amont de notre champ d’intervention. En tant qu’administration, la DGPE s’efforce de traduire les enseignements de la recherche dans des outils de politique publique.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. En tant qu’administration, demandez-vous ce type d’évaluations aux instituts de recherche ?

M. Philippe Duclaud. Oui. Par exemple, dans le cadre des Maec, l’évaluation des surcoûts et des manques à gagner induits par les pratiques agricoles est menée par des certificateurs externes. L’administration se contente de vérifier les calculs, mais le travail de fond est effectué par des tiers certifiés. Plus largement, l’établissement du PSN a requis la consultation de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) sur un certain nombre de sujets. Sur les questions liées à la santé, qui relèvent du champ de compétences de la DGAL, je suppose que nos collègues ont sollicité de la même manière les instituts de recherche.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Étudiez-vous les comptes d’exploitation des fermes Dephy ? Et si oui, pouvez-vous nous dire ce qui ressort de vos études ?

M. Philippe Duclaud. Des travaux ciblés peuvent en effet être conduits par l’Inrae sur l’évaluation des bénéfices induits par des changements de pratiques, au plan agronomique et en termes d’équilibre économique.

M. Serge Lhermitte. Au moment du débat sur l’interdiction du glyphosate, des travaux ont été publiés, qui considéraient différentes typologies de productions et s’efforçaient d’évaluer l’impact d’une décision d’interdiction sur les comptes d’exploitation. Dans le réseau des fermes Dephy, des éléments économiques sont monitorés, au même titre que d’autres éléments, pour mesurer l’impact économique des itinéraires choisis, afin de convaincre les exploitants de la faisabilité de telle ou telle évolution de pratique.

M. Philippe Duclaud. Ces analyses tendent à démontrer qu’une transition environnementale globale et bien menée contribue à la compétitivité économique des exploitations agricoles, puisque les changements de pratiques impliquent une réduction des charges. Ce pronostic a été vérifié empiriquement dans le contexte de la crise du Covid-19 puis de la guerre en Ukraine, avec l’envolée des prix des engrais et des carburants.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Si la pertinence économique du modèle des fermes Dephy est démontrée, pensez-vous qu’un modèle plus vertueux pourrait s’imposer globalement, qui permettrait de concilier la transition agroécologique et la performance à l’export ?

M. Philippe Duclaud. La réponse à cette question est nécessairement affirmative. Néanmoins, le chemin qu’il faut parcourir pour parvenir à une telle configuration demeure complexe. Pour mettre en place les conditions de sa double performance économique et environnementale, un exploitant agricole doit revoir entièrement son système de production, revoir son assolement, interroger tous ses choix agronomiques. Il convient de prendre en compte la grande exigence et la grande complexité que représente une telle transition.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les échanges dans la région méditerranéenne constituent une tradition millénaire et jouent un rôle déterminant dans la lutte contre la faim et contre les déséquilibres économiques. La France pourra-t-elle continuer à apporter sa juste contribution à l’équilibre mondial du commerce des céréales en réduisant de 50 % voire de 100 % l’usage de produits phytosanitaires à l’horizon 2050 ? L’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) en est convaincu. Qu’en pense la DGPE ?

M. Philippe Duclaud. Il convient, pour répondre à cette question, de prendre en compte plusieurs critères et en premier lieu celui du volume. Sommes-nous capables de réduire l’usage des produits phytosanitaires tout en satisfaisant nos clients à l’export en termes de volume ? En ce qui concerne les exportations de céréales au Maghreb, et dans le cas des achats publics gérés par un organisme étatique, le premier critère retenu dans les cahiers des charges est celui du taux de protéines. Le taux de change est également pris en compte.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je reviens sur les différentes voies d’accès aux écorégimes, en élargissant le débat au niveau international. Pourriez-vous préciser les différences entre les systèmes en vigueur dans les différents pays ? Peut-on déterminer quels systèmes se sont avérés les plus efficaces ?

M. Philippe Duclaud. Si l’on considère le positionnement des États membres de l’Union européenne dans les négociations en cours sur la règlementation en matière d’utilisation durable des pesticides, on constate une forte divergence des approches politiques du problème. Certains pays portent sur le sujet une ambition intégrant une dimension européenne, quand d’autres pays restent à convaincre quant à la nécessité de s’engager dans une démarche de réduction de l’usage des produits phytosanitaires. C’est le cœur du débat autour des textes européens.

Comme je l’indiquais précédemment, nous ne disposons pas à ce stade d’une vision tout à fait consolidée des écorégimes, puisque l’instruction des dossiers est en cours dans tous les pays. Cependant, nous pouvons déjà constater que certains pays ont procédé à des choix assez similaires à ceux de la France s’agissant du contenu de leur écorégime. Il est entendu qu’établir des comparaisons à l’échelle internationale, sur les politiques publiques comme sur l’usage des produits phytosanitaires, suppose de tenir compte de la situation particulière de la France. Le territoire français, où cohabitent plusieurs écosystèmes, est en effet soumis à des conditions pédoclimatiques particulières pouvant générer des besoins d’usage de produits phytosanitaires différents et supérieurs à ceux de pays voisins. Les écosystèmes méditerranéen et océanique supposent des besoins différents, en favorisant diversement l’émergence d’agents pathogènes. En outre, l’agriculture française est caractérisée par la très grande diversité de ses productions agricoles. En conséquence, il peut être plus compliqué de mettre en place un écorégime en France qu’en Irlande par exemple, où il s’agira surtout de gérer les prairies permanentes.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, on parlait seulement de l’alternative entre agriculture conventionnelle et agriculture biologique. Depuis, plusieurs intermédiaires ont émergé, par exemple l’agriculture raisonnée ou la HVE, comme si on élargissait la gamme en quelque sorte. Pensez-vous que cette extension du nombre de qualifications a permis de progresser sur la qualité des produits alimentaires et leur impact sur l’environnement ? Ou n’a-t-elle entraîné qu’une confusion dans l’esprit des consommateurs ? Je pense par exemple aux « briques » de la HVE, qu’évoquait tout à l’heure Monsieur Lhermitte, et dont le nombre varie selon les types d’agriculture.

M. Philippe Duclaud. Pour répondre à cette question qui me semble très pertinente, je dirais que la confusion sur la HVE n’interviendra éventuellement qu’à partir du moment où le consommateur aura conscience de l’existence du logo HVE. Or, pour l’instant, l’essentiel des produits sur lesquels l’étiquette HVE est identifiable sont des bouteilles de vin. Cette valorisation n’est pas visible sur les autres produits, ce qui représente un enjeu pour le développement de la HVE. Pour que l’agriculteur ait le sentiment que son effort est valorisé, il est nécessaire que le logo HVE apparaisse sur ses produits. Par ailleurs, les consommateurs ne voient pas directement le produit du travail des producteurs de céréales, puisque celui-ci est transformé. Cela complique la valorisation de la démarche HVE. Par conséquent, on ne peut considérer qu’il existe, dans l’esprit du consommateur, une concurrence entre les produits bio et les produits labellisés HVE, parce que l’agriculture bio bénéficie du fruit des efforts de communication déployés depuis des années, qui ont abouti à un logo aisément reconnaissable, à l’inverse du logo HVE.

Le mérite de la HVE est d’avoir ouvert une voie aux agriculteurs, afin de leur permettre d’engager une démarche de transition dont ils peuvent espérer une valorisation, soit par la vente directe au consommateur, soit par la vente à des intermédiaires exigeant une certification HVE dans leur cahier des charges. La HVE représente donc davantage une option supplémentaire ouverte pour les agriculteurs qu’un risque de concurrence dans l’esprit du consommateur.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). J’en conclus que la remise en cause de la HVE par certains producteurs n’est peut-être pas justifiée, et que l’objectif est plutôt de faire progresser l’ensemble des agriculteurs vers une amélioration des pratiques, la HVE jouant pleinement son rôle de levier pour y parvenir.

M. Philippe Duclaud. Oui, c’est exactement notre approche. Nous considérons que la critique de la HVE dans une filière ne résoudra pas les problèmes d’autres filières. Je crois qu’il y a, dans l’agriculture française, de la place pour tous les modèles.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Le réseau des fermes Dephy regroupait initialement environ 3 000 exploitations, mais un certain nombre de fermes ont quitté ce programme. Savez-vous comment ont évolué leurs pratiques ? Pensez-vous que des fermes qui quitteraient le réseau Dephy pourraient maintenir leurs bonnes pratiques, ou bien sont‑elles trop dépendantes du réseau ?

Par ailleurs, j’ai remarqué en écoutant les professionnels de différentes filières que les produits phytosanitaires sont souvent assimilés à ce que j’appellerais une forme « d’assurance de production ». Le retrait des produits phytosanitaires représente donc pour eux un risque économique. Des réflexions ont-elles été entreprises pour accompagner cette prise de risque et compenser la suppression de cette assurance ?

Enfin, on qualifie de critère de production le fait de produire sans recourir aux produits phytosanitaires. Comment penser l’adéquation entre ce critère de production et les critères d’achat ? En formulant cette question, je pense aux critères d’achat d’un consommateur français qui aurait une exigence en matière d’usage de produits phytosanitaires, mais qui ne pourrait pas identifier les produits qui respectent cette exigence, notamment quand ils proviennent d’importations.

M. Philippe Duclaud. Je ne dispose pas d’éléments précis pour répondre à votre première question sur les fermes ayant quitté le réseau Dephy. Je pense toutefois que leur situation dépend probablement de la valorisation économique de leur démarche. Si la ferme, en sortant du réseau Dephy, entre dans une démarche de labellisation bio ou HVE, elle ouvre une voie pour valoriser ses efforts. De même, si elle entre dans un dispositif de type Maec, elle peut pérenniser ses pratiques grâce à un soutien public. À l’inverse, on peut se poser la question du devenir de ces pratiques dans une ferme qui n’entre pas dans ces circuits.

Le ministère de l’agriculture a produit des travaux ambitieux sur ce que l’on nomme la gestion des risques, en particulier sur l’assurance récolte, qui indemnise les exploitants en cas d’aléa climatique. L’aléa climatique peut en effet se traduire par un impact sur le potentiel de production, lequel peut être démultiplié par l’absence de solutions techniques. Mais à part cet outil assurantiel que l’on pourrait qualifier d’indirect, il n’existe pas, à ma connaissance, d’autres dispositifs ciblant spécifiquement les risques liés au retrait d’un produit phytosanitaire. J’ajoute que, d’une manière générale, un retrait de produit se traduit par l’édiction d’une norme réglementaire. Or la doctrine, liée aux règles européennes, impose qu’il n’y ait pas de financement public pour la mise en œuvre d’une obligation réglementaire.

Enfin, concernant les critères d’achat et la dimension internationale de votre question, on sait que le logo bio est parfaitement connu à l’international, en particulier au niveau européen. Par conséquent, il n’affecte pas la capacité des producteurs français à exporter un produit bio dans un autre pays européen. En revanche, le label HVE est franco-français, et n’est pas très identifié dans les pays tiers. Des agriculteurs de l’Union européenne cherchent à obtenir ce label et remplissent à cette fin le cahier des charges, dans le but d’exporter en France. Mais le label HVE n’est pas facilement valorisable dans un pays tiers.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais aborder pour finir la question des protéines. Le ministre de l’agriculture soulignait récemment que d’importants moyens ont été débloqués pour relancer la filière des protéines végétales ; or, la France reste toujours dépendante de l’étranger. Cet enjeu est central, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement de garantir nos exportations, mais aussi de limiter nos imports et de dégager les bénéfices agronomiques adjacents.

Par ailleurs, on observe que le carbone joue désormais un rôle central, y compris comme indicateur de marché. Certains distributeurs disent rechercher davantage des produits bas carbone que des produits à faible teneur en phytosanitaires. De même, la lutte contre le dérèglement climatique conduit certains récits à justifier le maintien d’un certain niveau de pression en matière de produits phytosanitaires.

Alors j’aimerais que vous nous rassuriez sur ces deux points. Assurez-nous que vous faites le maximum pour regagner en souveraineté en matière de protéines pour l’alimentation animale et humaine d’une part, et d’autre part dites-nous si vous estimez qu’il y a une contradiction fondamentale entre la baisse des intrants et l’agriculture bas carbone.

M. Philippe Duclaud. Le ministère de l’agriculture et la DGPE portent avec beaucoup d’ambition la stratégie nationale en faveur du développement des protéines végétales, qui comporte une dimension de souveraineté et une dimension de transition environnementale. Elle nous semble très importante. En termes de résultats, votre propos traduit un sentiment d’insatisfaction. Je l’entends, et nous avons constaté une forme de concurrence dans les assolements entre les protéines et les grandes cultures classiques, une concurrence induite notamment par le prix des céréales mesuré ces deux dernières années. Cependant, je précise qu’un certain nombre de leviers actionnés n’ont pas encore produit leurs effets. Par exemple, l’augmentation des aides couplées au profit des protéines végétales dans la nouvelle PAC ne doit produire ses effets qu’à compter de la campagne 2023. Aussi, il est encore un peu tôt pour en tirer un bilan. De même, les mesures de structuration des filières de valorisation des protéines végétales ne peuvent être évaluées qu’à moyen terme.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je comprends tout à fait la nécessité d’avoir du recul sur ces dispositions. Mais nous avons été frappés lors de nos auditions par l’impact très fort des sécheresses. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. Philippe Duclaud. Bien entendu, la gestion des sécheresses est cruciale pour le développement de la filière protéines. C’est la raison pour laquelle nous avons souhaité augmenter l’enveloppe des aides couplées, afin de tenir compte des questions de rendement inhérentes à la culture de plantes riches en protéines. L’enveloppe des aides couplées va doubler et se déployer progressivement jusqu’en 2027, cette montée en puissance progressive étant planifiée dans la PAC.

Je réponds maintenant à votre question sur le bas carbone. Il me semble que personne n’entretient une confusion entre le sujet du carbone et celui des produits phytosanitaires, en premier lieu parce que la question des produits phytosanitaires porte également, et au-delà de l’enjeu environnemental, des enjeux de santé publique extrêmement importants pour les consommateurs, pour les riverains et pour les agriculteurs eux-mêmes. Sur l’agriculture bas carbone, de nombreux travaux sont conduits. Les premiers outils de valorisation sont en place, tels que le label bas carbone qui a été co-construit par les ministères de l’agriculture et de la transition énergétique. Des voies de valorisation des efforts de réduction de l’empreinte carbone dans l’agriculture existent, mais – j’insiste – ces systèmes n’entrent aucunement en concurrence

 


42.   Table ronde avec l’Inrae dédiée à la prospective (mardi 7 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) dédiée à la prospective :

 M. Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture ;

 Mme Maud Blanck, responsable en France du dispositif des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques (CEPP) ;

 Mme Laure Latruffe, pilote scientifique du Programme Prioritaire de Recherche « Cultiver et Protéger Autrement : la dimension économique de la transition et les leviers pour y parvenir » ;

 Mme Cécile Détang-Dessendre, directrice scientifique adjointe Agriculture.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Nous reprenons les travaux de notre commission d’enquête portant sur l’examen des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. Nous avons le plaisir d’accueillir à présent plusieurs membres de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

La commission remercie chaleureusement l’Inrae de s’être mobilisé pour répondre à nos demandes, d’avoir pris soin de constituer pour cette table ronde un panel de professionnels en mesure d’évoquer les différents aspects du sujet de manière structurée, et enfin de nous avoir transmis sa présentation.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Christian Huyghe, Mmes Cécile Détang-Dessendre, Laure Latruffe et Maud Blanck prêtent serment.)

M. Christian Huyghe, directeur scientifique agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Madame la présidente, mesdames et messieurs les parlementaires, je vous remercie au nom de l’Inrae pour votre invitation. Nous avons souhaité axer notre intervention à plusieurs voix sur les politiques publiques au service de la transition. Je me bornerai pour le moment à donner quelques éléments de contexte.

La protection des cultures organisée autour de l’utilisation des pesticides de synthèse est un système typique de verrouillage sociotechnique, c’est-à-dire que l’ensemble des acteurs – toute la chaîne de production jusqu’aux consommateurs ainsi que la réglementation – est pris dans ce que l’on nomme un régime sociotechnique dominant. Dans un tel système fonctionnant par autorenforcement, les innovations ont tendance à consolider cet équilibre dominant et à le pétrifier sur une longue durée.

Des travaux menés notamment par Franck Geels, de l’Université de Manchester, ont exploré des moyens de sortir de cet état. Ils s’avèrent peu nombreux. Parmi eux, l’innovation de niche permet une disruption qui provoque un déséquilibre soudain. Dans cette configuration, le dernier qui adopte cette innovation est le perdant du système, c’est la raison pour laquelle il est absolument essentiel de mener des politiques de recherche et d’innovation.

L’autre élément tout aussi crucial en matière de politique publique est le changement du régime sociotechnique dominant par le changement du cadre réglementaire. Dans cette configuration, le paysage est modifié et l’état d’équilibre qui préexistait ne préexiste plus. Un tel bouleversement est ainsi l’affaire de la réglementation, des politiques agricoles communes et de la politique alimentaire.

Nous avons organisé notre exposé autour de ces thèmes. Mme Laure Latruffe présentera la dimension économique de la transition ainsi que le contenu du programme prioritaire de recherche intitulé « cultiver et protéger autrement » que j’avais eu l’occasion d’évoquer avec vous lors de la première audition de cette commission. Ensuite, Mme Cécile Détang-Dessendre traitera de l’un des cadres les plus structurants de ces sujets, à savoir la politique agricole commune (PAC). Elle montrera comment cette PAC couvre aujourd’hui la question environnementale et l’usage des produits phytopharmaceutiques, et comment elle pourrait les couvrir demain. Enfin, Mme Maud Blanck expliquera en quoi les certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques, en pesant sur les obligations et en donnant une visibilité à l’innovation, sont susceptibles de transformer le paysage et de modifier les équilibres entre les acteurs.

Mme Laure Latruffe, pilote scientifique du programme prioritaire de recherche « Cultiver et protéger autrement » à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Le PPR « cultiver et protéger autrement » a été initié en 2019 dans le cadre du programme des investissements d’avenir (PIA). Son ambition peut être ramenée à une formule simple : zéro pesticide en agriculture. Il s’agit donc d’une ambition de rupture, l’objectif étant de développer des connaissances nouvelles sur des fronts de sciences n’ayant pas été réellement explorés jusqu’à présent, et de rendre possible l’émergence d’une agriculture sans pesticides de synthèse, mais performante, à l’horizon des décennies 2030 et 2040.

À cette fin, l’Inrae organise des animations scientifiques, par exemple des rencontres annuelles entre chercheurs et professionnels, pour instaurer un dialogue sur les solutions alternatives aux pesticides. Nous avons également réalisé une étude prospective sur l’agriculture européenne sans pesticides à l’horizon 2050, dont les résultats ont été rendus publics en mars. Le programme finance par ailleurs dix projets de recherche sur six ans dans des disciplines variées, parmi lesquels un projet en sciences sociales intitulé « faciliter l’action publique pour sortir des pesticides » (Fast). La question principale portée par le projet Fast est celle des instruments politiques permettant d’opérer une transition à grande échelle vers une agriculture sans pesticides.

Il convient dans un premier temps de rappeler la dimension économique de cette transition. Les agriculteurs, de façon rationnelle, comparent le coût d’utilisation des pesticides aux bénéfices qu’ils en retirent. Ils constatent que le recours à ces pesticides est très rentable puisque leur prix est relativement faible. Ce prix n’intègre pas les coûts indirects, à savoir les coûts environnementaux, les dommages infligés à la biodiversité, les coûts de dépollution ou encore les coûts sociaux comme les soins médicaux induits par les maladies causées par les pesticides. Si l’on efface ces externalités, l’utilisation des pesticides est donc très rentable, surtout en l’absence d’alternatives bon marché.

Pour changer le comportement des agents économiques, le régulateur a plusieurs instruments à sa disposition, tels que la réglementation, l’interdiction, des décrets demandant l’utilisation d’alternatives ou des incitations économiques. Ces incitations peuvent être négatives, sous forme de taxes par exemple, ou positives, comme des subventions compensant une perte de revenus ou des prix plus élevés liés à une certification environnementale. Les politiques ciblent les agriculteurs, individuellement ou collectivement, mais aussi les consommateurs, les fournisseurs d’intrants, les coopératives ou encore les conseillers. De nombreux agents économiques sont impliqués dans l’usage des pesticides, et la recherche en sciences sociales s’emploie à mieux comprendre leurs comportements.

Dans le cadre du projet Fast, une étude auprès de citoyens européens a montré que les citoyens étaient plutôt favorables à une interdiction du glyphosate, à moins qu’elle n’implique une augmentation des prix de l’alimentation. En revanche, l’étude montre qu’une taxe est plutôt acceptée s’il y a une redistribution de son produit auprès des agriculteurs. Des travaux récents ont simulé une taxe autour de 100 % du prix des produits phytopharmaceutiques et montré qu’elle entraînerait une baisse importante de l’utilisation des pesticides, mais pas une suppression totale. En effet, la demande en pesticides n’est pas très sensible à leur prix, elle réagit plutôt à une augmentation des prix des produits. Enfin, le projet Fast étudie d’autres types d’instruments, tels que des subventions aux actions collectives d’agriculteurs, ainsi que le comportement des consommateurs en fonction de l’affichage sur les produits alimentaires.

Mme Cécile Détang-Dessendre, directrice scientifique adjointe agriculture à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. J’aimerais rappeler en préambule que la PAC n’est pas une politique environnementale. La PAC est une politique de redistribution, une politique d’aide aux revenus dans laquelle, au fil des années, une architecture verte a été introduite. Dans la PAC 2023, cette architecture verte comporte trois grands éléments.

Le premier élément est la conditionnalité, qui s’apparente à une taxe puisque l’agriculteur doit remplir un certain nombre de conditions pour bénéficier des aides du premier pilier de la PAC, c’est-à-dire le financement par le Fonds européen agricole de garantie (Feaga) des aides directes et des mesures de marché. Les pesticides sont peu concernés par la conditionnalité ; celle-ci consiste à se conformer d’une part à la réglementation européenne, d’autre part aux bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE).

Le deuxième élément est l’écorégime. Cette nouvelle disposition mobilise 25 % du premier pilier de la PAC, ce qui représente environ 1,2 milliard d’euros en France. Les agriculteurs peuvent accéder à ce dispositif par plusieurs voies : par les pratiques, par la certification ou par les infrastructures agroécologiques. Là encore, la question des pesticides est finalement peu abordée. Elle l’est seulement à propos de la certification haute valeur environnementale (HVE) et de la certification agriculture biologique, où une mesure sur les pesticides apparaît explicitement. En effet, pour atteindre le deuxième seuil de l’écorégime, un exploitant doit obtenir le label HVE, et l’un des quatre critères d’obtention concerne les dépenses en produits phytosanitaires. Quant au label bio, son obtention est naturellement conditionnée au respect d’un cahier des charges qui encadre l’usage d’intrants chimiques.

Enfin, le troisième élément de cette architecture environnementale s’appuie sur le deuxième pilier de la PAC, c’est-à-dire les mesures en faveur du développement rural dont le cofinancement est assuré par l’Union européenne, les États membres et les régions. Il a trait aux mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec). Les Maec grandes cultures fixent un degré de rémunération dépendant de la consommation de produits phytosanitaires.

Cette architecture verte de la PAC, on le voit, mentionne finalement peu la question des pesticides. Toutefois, elle crée les conditions d’une baisse du recours aux produits phytosanitaires et il est possible d’en mesurer l’impact. Des études ont ainsi montré que l’item des BCAE 7, qui porte sur la diversification et l’allongement des rotations des cultures, permet de diminuer de 10 à 20 % la consommation de produits phytosanitaires, sans baisse de rendement. D’autres travaux, en mobilisant la comptabilité des exploitations, montrent que l’agriculture biologique consomme cinq fois moins de dépenses en produits phytosanitaires que l’agriculture conventionnelle. De même, la gestion intégrée des cultures agit de façon non négligeable sur la consommation de ces produits.

En dehors de l’architecture verte de la PAC, des subventions peuvent favoriser la réduction des pesticides, à l’image des subventions pour des achats liés à l’agriculture de précision, dont les principes permettent de réduire l’usage de produits phytosanitaires de 10 à 20 % sans perte de rendement.

Une dynamique est donc à l’œuvre dans la PAC, mais le problème de sa mise en œuvre se pose encore. Il convient d’interroger l’articulation entre deux principes, d’une part celui du pollueur payeur, d’autre part celui du fournisseur payé, c’est-à-dire d’un côté les pénalités pour les pratiques délétères pour l’environnement, de l’autre l’aide subventionnée aux bonnes pratiques. La conditionnalité n’est pas suffisamment contraignante puisque, concrètement, 97 ou 98 % des agriculteurs la satisfont, notamment grâce à une multitude de dérogations possibles. Ensuite, l’écorégime n’est pas assez incitatif. Nos travaux montrent que 100 % des exploitations agricoles atteignent le niveau 1 de l’écorégime sans fournir aucun effort, et 85 % le niveau 2 de la même façon. Ceci s’explique par la diversité des voies d’accès à l’écorégime. En effet, si un exploitant n’est pas au niveau sur l’usage des pesticides, il lui reste d’autres voies d’accès à l’écorégime. Quant aux 15 % des exploitations qui n’atteignent pas le deuxième seuil, l’incitation financière s’est avérée insuffisante pour couvrir l’effort à produire pour elles. Enfin, les Maec sont, elles aussi, insuffisamment incitatives ; elles relèvent d’une logique de compensation d’un manque à gagner, davantage que de rémunération d’un service environnemental.

Une meilleure articulation entre les différentes mesures est nécessaire pour améliorer le système, de même qu’une articulation mieux définie entre les différents niveaux d’intervention. Ensuite, il convient de s’interroger explicitement sur les compromis entre les objectifs économiques et les objectifs environnementaux. Une augmentation des contraintes sur l’usage des pesticides entraîne, au moins à court terme, une baisse des rendements. Par conséquent, il est nécessaire de l’anticiper et de la gérer. L’agriculture de précision, la génétique et diverses démarches agroécologiques peuvent concourir à limiter l’impact de cette baisse de rendement. Enfin, les progrès dans ces domaines sont liés au capital humain, c’est-à-dire aux agriculteurs eux-mêmes, pour lesquels se pose la question de la formation et de la diversification des revenus, laquelle renvoie au thème du paiement pour service environnemental.

En conclusion, je dirais que le cadre de la PAC n’est pas nécessairement inadapté, puisqu’il a été mis en place pour construire une politique ambitieuse. Mais la manière dont on en tire parti dépend de choix politiques. La France, comme d’autres pays membres de l’Union européenne, a fait le choix d’une programmation accessible au plus grand nombre au détriment d’une ambition environnementale plus élevée. Dans cette configuration, les leviers de progrès que j’ai précédemment énumérés doivent être mobilisés pour réduire l’usage des produits phytosanitaires.

Mme Maud Blanck, responsable du dispositif des certificats d’économie de produits phytopharmaceutiques à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Le dispositif des CEPP se déploie sur deux axes. Il peut sembler complexe, mais si on examine chacun des deux axes, qui sont interdépendants, la cohérence de l’ensemble apparaît.

Le premier axe est un catalogue d’actions répertoriant l’ensemble des pratiques agricoles qui protègent les plantes sans utiliser de produits de protection chimique. Pour constituer ce catalogue, des porteurs de fiches venant d’instituts techniques, de groupes d’agriculteurs ou de la recherche soumettent leur proposition à une commission indépendante d’experts. Cette commission évalue l’intérêt de la pratique au regard de l’état actuel des connaissances. Si elle est unanimement jugée bénéfique, elle est transmise au ministère de l’agriculture qui endosse la responsabilité de publier un arrêté reliant ces actions au volume de produits phytopharmaceutiques ainsi économisé.

Une fois constitué, ce catalogue peut être mobilisé à différents titres, et différents acteurs peuvent s’en emparer. Actuellement, il sert notamment aux vendeurs de pesticides que sont les coopératives et les négoces, mais il pourrait être plus largement diffusé. En promouvant ces actions, les distributeurs initient les agriculteurs à des pratiques et peuvent ensuite les déclarer sur une plateforme dédiée auprès du ministère. Ce faisant, ils acquièrent des certificats. Ils sont contraints d’atteindre un certain montant de certificats en fonction du volume de ventes de pesticides qu’ils réalisent.

Les déclarations réalisées entre 2015 et 2022 permettent de préciser les solutions promues dans ce cadre. Parmi les plus importantes figurent les solutions de biocontrôle par le soufre, les médiateurs chimiques, les micro-organismes, les macro-organismes ou encore les substances naturelles telles que l’huile essentielle de menthe verte, qui sert à arrêter la germination des pommes de terre, et le phosphate ferrique limacide. La sélection variétale et les plantes de service sont également bien développées, par exemple pour les cultures de blé et d’orge et, plus récemment, pour les cultures de colza ou de betterave.

Une pratique plus récente concerne la rotation des cultures et met en valeur le travail des distributeurs, qui opèrent de nombreuses collectes. Nous sommes en mesure de nous représenter la diversité des espèces collectées grâce à des données publiques relatives aux états 2, c’est-à-dire aux déclarations mensuelles réalisées par les distributeurs-collecteurs. Grâce à ces données, nous pouvons reconstituer une sorte d’assolement pour chaque distributeur, et déterminer un équilibre entre le nombre d’espèces et les surfaces de son territoire.

Les montants en CEPP sont en forte hausse : ils sont passés de 1,8 million d’euros en 2015 à environ 8 millions d’euros en 2022. Nous remarquons que le doublement des montants entre 2021 et 2022 s’explique par l’ajout de la fiche sur la rotation des cultures que je viens d’évoquer. La recherche, le développement et le transfert participent donc à la constitution de la liste d’actions du premier axe du dispositif des CEPP.

Le deuxième axe du dispositif concerne la partie vente et la partie conseil. La partie vente agit en termes d’actions éligibles et dispose de moyens pour atteindre ses objectifs obligatoires. Ces moyens sont la déclaration d’actions, ainsi que des mesures complémentaires telles que la collecte de données ou la mise en place d’essais suffisamment précis pour alimenter des fiches actions. Cette partie du dispositif comporte donc une forme de pédagogie, et la vente, au moins pour la partie du négoce agricole, a participé à la rédaction d’un grand nombre de fiches.

La partie conseil, stratégique comme spécifique, concerne des actions actuellement très peu présentes dans le dispositif. Ce sont les synergies entre actions. On pourrait comparer le catalogue d’actions à une carte de restaurant : de nombreux plats sont disponibles, mais il revient à l’agriculteur, et non au dispositif des CEPP, de composer son menu, en choisissant précisément des actions en fonction des conditions locales de son exploitation. Le dispositif des CEPP vise quant à lui les actions commercialisées. Il éprouve certaines difficultés à toucher les actions système, puisqu’il a été convenu que les agents vendeurs n’ont pas de position de conseil vis-à-vis des agriculteurs. La proposition de règlement européen prévoit une formation obligatoire pour les conseillers, tous les cinq ans. Ceci représente une opportunité d’intégrer des formations et des participations aux actions, en définissant de nouvelles actions ou en reformulant des actions CEPP existantes. Ces actions toucheront particulièrement le conseil stratégique, qui sera obligatoire.

J’ajoute qu’un registre électronique comportant l’ensemble des enregistrements de pratiques a été créé pour obtenir une meilleure visibilité. Il existe en effet beaucoup de pratiques encore inconnues ou dont on ne connaît pas l’étendue sur le terrain. Ce registre nous aidera à mieux les recenser.

En conclusion, on peut dire qu’au niveau européen, le dispositif des CEPP donne une longueur d’avance à la France pour mettre en œuvre le futur règlement. Il promeut en effet la lutte intégrée des cultures au moyen d’un enregistrement des pratiques, d’une vente de produits limitée à des distributeurs assermentés, ainsi que d’une information, d’une formation et d’une sensibilisation accrues sur ces sujets. Tous ces aspects sont déjà mis en œuvre.

Je terminerai mon exposé en présentant brièvement le projet Agrowise, qui vise à définir des règles applicables en fonction des conditions locales. En le rédigeant, nous nous sommes appuyés sur le triangle de la protection intégrée tel qu’il est formulé au niveau européen, et où sont présentés l’ensemble des grands leviers d’action, de l’efficience à la reconception des systèmes, en passant par la substitution. Nous avons construit une projection en tenant compte du temps nécessaire pour anticiper les actions. En effet, s’il est toujours possible de changer le dosage d’un pesticide le jour même de l’épandage, en revanche une rotation de cultures ou un redécoupage de parcelles suppose une anticipation de plusieurs années. La distinction entre le court et le long terme montre que des leviers de politique publique différents sont à mobiliser selon que l’on entreprend de faire de la diversification ou que l’on souhaite simplement évaluer l’efficacité immédiate d’un traitement.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Je vous remercie, mesdames et monsieur, pour votre présentation qui fait le lien avec l’audition que nous venons de mener avec la direction générale de la performance économique et environnementale (DGPE), en particulier sur les questions de performance économique.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. En effet, madame la présidente, la DGPE et l’Inrae sont deux organisations clés du régime d’autorisation, de recherche et d’expertise sur les politiques publiques concernant les produits phytosanitaires. Nous avions besoin d’approfondir nos connaissances et nous avons aujourd’hui l’occasion de vérifier certaines de nos intuitions. Avant cela, j’aimerais vous soumettre à votre regard critique notre propre vision de ces questions et la manière dont nous formulerions nos propositions.

Faut-il réduire l’usage des pesticides ? Au vu de l’importance de l’impact de ces produits, nous allons répondre par l’affirmative, et nous placer ainsi dans le sillage de l’objectif de 50 % de réduction en 2030 affiché par le gouvernement, voire même dans la perspective d’un horizon zéro produits phytosanitaires en 2050, que vous avez vous-même formulé à l’Inrae. Autrement dit, nous marchons dans les pas de la science et de la puissance publique aujourd’hui.

Est-il techniquement possible de parvenir à cet objectif ? Oui. Les fermes du réseau Dephy le montrent, la recherche le promet et l’assurance exprimée par les spécialistes du sujet nous conforte dans notre réponse.

L’horizon d’une agriculture sans produits phytosanitaires est-il compatible avec notre sécurité alimentaire ? Nous répondons oui, mais à certaines conditions. Est-il compatible avec les exigences de lutte contre le dérèglement climatique ? Oui. Est-il économiquement viable ? Oui, si les conditions de marché et les conditions de la PAC s’y prêtent.

Après avoir répondu à ces questions, nous allons décliner en cinq chapitres les moyens que nous nous donnons pour atteindre cet objectif. Le premier chapitre porte sur la consolidation des régimes d’autorisation aux échelles française et européenne, qui sont aujourd’hui menacés. Le deuxième évoque le continuum recherche-développement, parce que les connaissances accumulées par la recherche ne se concrétisent pas toujours sur le terrain aujourd’hui, et que des procédés ayant fait leurs preuves peinent à être massivement étendus. Le troisième chapitre sera consacré aux leviers du plan stratégique national (PSN) et plus largement de la PAC et de la puissance publique, en termes de réallocation des aides. Le quatrième concernera les règles commerciales justes à mettre en place aux niveaux national, communautaire et international. Enfin, le cinquième et dernier chapitre abordera la question du pilotage de la politique de réduction des produits phytopharmaceutiques.

M. Christian Huyghe. Je ne vois pas de difficultés majeures dans le plan que vous venez d’exposer. Néanmoins, je souhaite m’attarder sur quelques points.

En premier lieu, je partage bien sûr votre avis sur la nécessaire réduction de l’usage des pesticides. Sans évoquer les problèmes de santé générés par cette pratique, l’impact négatif de ces produits sur l’environnement est tel qu’aujourd’hui le service de régulation que nous fournit l’environnement est perturbé, voire défaillant. Mais sur ce sujet, j’aimerais ajouter un argument fondamental qui est toujours passé sous silence, à savoir que si nous n’agissons pas, les pesticides disparaîtront de toute façon, puisqu’ils seront de moins en moins efficaces. Chaque jour qui passe, les molécules perdent de leur efficacité du fait de l’émergence de résistances dans les plantes. Dès lors, le statu quo n’est pas une option.

Vous demandez si cette réduction est techniquement possible. Permettez-moi d’apporter une nuance à votre réponse affirmative. La solution technique est possible, en effet, mais à condition de poursuivre une politique de recherche et d’innovation ambitieuse dans le champ du biocontrôle, dans le champ des variétés. Quand je parle d’ambition sur les variétés, je n’entends pas qu’il faille répandre partout des cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) et s’en remettre entièrement aux new breeding technologies (NBT). D’ailleurs, les new genomic techniques (NGT) ou l’édition du génome doivent faire l’objet d’une évaluation des services et des inconvénients qu’ils engendrent. Cette politique de recherche et d’innovation doit inclure les entreprises mais, sur ce point, la difficulté réside dans les perspectives de marché et d’hypothétique rentabilité. Il convient donc de fournir aux entreprises une lisibilité sur la trajectoire et sur le point d’arrivée, pour qu’elles acceptent d’investir et prennent des paris sur l’avenir.

La réduction des pesticides est, comme vous l’avez affirmé, compatible avec la sécurité alimentaire. Néanmoins, Mme Détang-Dessendre a rappelé les inévitables baisses de rendements afférentes à la diminution des pesticides. En réalité, cette baisse des rendements survient s’il n’y a pas d’évolution du système. Autrement dit, à système constant, si vous réduisez à court terme la protection des cultures, les rendements baissent. Mais le véritable enjeu porte sur le maintien du système actuel. Un système de cultures pétrifié et inamovible est un non-sens au regard de la nécessaire adaptation au changement climatique, mais aussi au titre de l’évolution des régimes alimentaires. Dans vingt ans, les hommes ne mangeront pas la même chose qu’aujourd’hui. Cette évolution se posera en réponse au marché, mais intégrera également une meilleure protection des cultures et la récupération des services rendus par l’environnement, dont nous avons extrêmement besoin.

Je suis d’accord avec le contenu des cinq chapitres que vous avez énumérés. Concernant les autorisations de mise sur le marché (AMM), et de même que sur l’évaluation des variétés, il est nécessaire de qualifier le service rendu et les risques encourus. À propos des leviers à mobiliser, je pense que nous devons accélérer, mais aussi intégrer les évolutions des marchés. La logique d’évaluation actuelle du règlement 1107/2009 est adaptée à des produits chimiques en nombre extrêmement restreint. Il convient de rappeler que la France assure la totalité de la protection de toutes ses cultures avec 291 molécules, ce qui est très peu au regard des 3 000 taxons que nous cultivons en France. Il faut croiser le nombre de ces taxons avec la multitude des bioagresseurs, c’est-à-dire les insectes, les champignons et les mauvaises herbes, etc. Autrement dit, quelques molécules couvrent un marché gigantesque. D’ailleurs, les 75 molécules prises en compte dans l’axe 1 du plan Écophyto 2030 proposé par le gouvernement, pour lequel la feuille de route est en cours de discussion, et qui risquent de ne pas être ré-homologuées, représentent 79 % des volumes vendus en 2022.

Par conséquent, avoir pour objectif zéro impact sur le milieu supposerait de disposer de solutions beaucoup plus précises. Il faudrait avoir non pas quelques centaines de produits, mais plusieurs milliers d’options. Et il faudrait pouvoir les évaluer à un coût très compétitif. Cela suppose des proxys d’impact faciles à acquérir et peu coûteux. Pour aborder le problème central de l’écotoxicité et de la génotoxicité, il faut identifier des proxys de ce type d’impacts, dans le but de pouvoir les évaluer « en un clic ». L’enjeu est l’utilisation de la structuration des communautés microbiennes comme indicateur d’impact. Si les communautés microbiennes sont stables, cela signifie que les impacts sont relativement limités, parce que ces communautés réagissent incroyablement vite. À l’inverse, si ces communautés microbiennes changent, il s’agit de comprendre pourquoi elles changent, quelles sont les fonctions perdues et quelles sont les fonctions affectées.

Le continuum recherche-développement et la massification constituent un thème sur lequel nous achoppons depuis longtemps. La seule bonne nouvelle, si l’on peut dire, c’est que les autres pays se montrent tout aussi inefficaces que nous en la matière. Il s’agit donc d’une difficulté majeure. Pour la surmonter, il faut, en premier lieu, revisiter l’ensemble de la chaîne de transmission de l’information, en amont et en aval de l’agriculteur, et sensibiliser l’ensemble des acteurs, en montrant par l’exemple que telle ou telle disposition s’avère efficace. Le continuum entre les unités expérimentales des organismes de recherche ou de développement et des fermes opérant dans des conditions réelles d’exploitation, à l’image des fermes Dephy, qu’il convient d’encourager et de doter d’une puissante ambition, est le moteur de ce travail de sensibilisation.

En second lieu, il est nécessaire de s’appuyer sur la formation des conseillers. Mme Blanck a rappelé précédemment que les textes européens prévoient une obligation de formation tous les cinq ans. Je considère pour ma part que les conseillers doivent être davantage mobilisés dans leur rôle de conseil, et qu’ils doivent être couverts par rapport au risque inhérent au conseil. J’avais donné, lors d’une précédente audition, l’exemple du Québec, où les conseillers appartiennent à un ordre, ce qui suppose une qualification et un maintien de compétences. Il convient de rappeler que les produits phytosanitaires ne sont pas des produits anodins. Quand on manipule des CMR, on oublie parfois que cet acronyme signifie « cancérigène, mutagène, et reprotoxique ».

Votre troisième chapitre m’évoque un questionnement plus fondamental. La trajectoire de la transition vers une agriculture sans pesticides est-elle dérivable en tout point ? La trajectoire de transition entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique, elle, est non dérivable, c’est-à-dire qu’à un certain point une rupture s’opère. Il y a un avant et un après. Lorsqu’on évoque la massification, on s’appuie sur l’hypothèse inverse d’une trajectoire dérivable en tout point, autrement dit d’une transition souple et continue. Cette hypothèse est-elle juste ? Je n’ai pas la réponse, mais je pense que cette question est capitale et doit retenir notre attention.

Une transition souple, facile et continue signifie que l’on peut progressivement réduire l’usage des produits phytosanitaires et dans le même temps faire monter d’autres pratiques. Or nous savons que, dans certaines circonstances, ce mixage ne fonctionne pas. Ainsi, ce n’est pas possible d’augmenter les régulations biologiques contre les insectes tout en maintenant l’usage d’insecticide, parce que tous les auxiliaires sont alors tués au fur et à mesure qu’ils arrivent. Ce problème s’était présenté après les néonicotinoïdes, qui ont continué d’avoir un impact postérieurement à leur interdiction et empêché la régulation.

J’en viens au PSN, à la PAC, aux règles commerciales justes, aux clauses miroir, qui sont absolument centrales, et au pilotage du plan. Nous faisons preuve, en France, d’une certaine créativité dans la conduite des plans. Il est certes très important d’embarquer de nombreuses structures à bord des plans et de mobiliser les différents ministères, les différentes directions et le niveau territorial, qui est crucial parce qu’il faut tenir compte des conditions locales. Mais il arrive un moment où il faut tenir un cap. Certains pilotages extrêmement complexes s’avèrent tout à fait contre-productifs. Des plans comportant une multitude de tranches ne sont pas forcément gages d’efficacité. Aussi je dirais qu’une forme de pragmatisme du pilotage est parfois préférable au seul point de vue des pilotes.

Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais vous poser une question à propos des moyens de parvenir à l’objectif de réduction de l’usage des pesticides. Votre plan consiste à agir sur l’offre, c’est-à-dire sur l’agriculteur. Avez-vous également envisagé d’agir sur la demande, c’est-à-dire le consommateur et le transformateur des produits agricoles ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Oui, nous avons formulé à ce sujet des propositions dans la partie dédiée aux règles commerciales, qui n’évoque pas seulement les clauses miroir et le commerce international, mais aussi des éléments de marché.

M. Christian Huyghe. Je me permets d’ajouter une remarque. Dans la réflexion sur les transitions, on évoque très peu l’aménagement du territoire et notamment le maillage des cultures, des structures de paysages et le couplage entre production animale et production végétale. Aujourd’hui, 75 % des surfaces agricoles utiles sont consommées par des animaux. 50 % des surfaces qui reçoivent des produits phytosanitaires servent à nourrir des animaux. Pourtant, les animaux entrent peu dans la réflexion ; autrement dit, on oublie de mentionner la question de l’alimentation animale au regard de la production. Certes, l’idée de remettre des animaux dans les zones de grandes cultures s’est avérée infructueuse. Mais d’autres leviers existent. La recherche sur l’alimentation animale avait pour seul objectif de sélectionner l’aliment le moins cher possible, ce qui a eu pour effet de simplifier les rotations. On pourrait à l’inverse mener la recherche au nom d’une logique d’optimisation, et intégrer les bénéfices de la diversification, puisque le simple fait de diversifier entraîne une baisse de la pression des bioagresseurs. Voilà un exemple possible du rôle que peut jouer l’animal, qui est très présent sur le terrain, mais un peu négligé dans la réflexion.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous avez confié, monsieur Huyghe, votre bienveillance à l’égard du plan Écophyto 2030, dont vous êtes l’un des inspirateurs. Mais vous aviez formulé une critique qui avait retenu mon attention. Vous disiez regretter que la dimension prophylactique fasse défaut. Par curiosité intellectuelle, j’aimerais comprendre ce que vous entendiez par cette remarque. Il me semblait, pour ma part, que l’approche prophylactique concernait surtout le domaine animal. Le plan ÉcoAntibio de lutte contre l’antibiorésistance a été un formidable succès. Il est parvenu à combiner du réglementaire, de la volonté et du contrat. Aussi, je me demande si derrière votre approche prophylactique, il y a l’envie d’obtenir, pour le monde végétal, la même efficacité que pour le monde animal.

M. Christian Huyghe. Le plan ÉcoAntibio a très bien fonctionné pour deux raisons. La première tient à la situation préexistante, caractérisée par une surconsommation d’antibiotiques voire un mésusage, puisque, dans certaines exploitations, les antibiotiques étaient utilisés comme des stimulateurs de croissance des animaux. La seconde est que la prophylaxie animale a permis de faire baisser la pression.

Le plan Écophyto 2030 est intéressant à bien des égards, mais dans son chapeau transversal l’approche par la prophylaxie fait défaut. Dès lors, on n’agit pas sur la pression des bioagresseurs, de même que l’on n’agit pas beaucoup sur la consommation. La prophylaxie est une démarche consistant à tout mettre en œuvre pour que la pression des bioagresseurs passe en dessous du seuil de nuisibilité ou, à tout le moins, qu’elle soit suffisamment basse pour que d’autres leviers d’action à effet partiel, le biocontrôle par exemple, deviennent efficaces.

La prophylaxie pose deux difficultés majeures. La première tient au fait qu’elle suppose des temps d’anticipation extrêmement longs et des échelles spatiales larges. L’exemple récent des virus de la betterave nous le montre, la prophylaxie réduit les réservoirs viraux sur de larges territoires, mais il faut pour cela jouer sur la mosaïque paysagère. La seconde difficulté est d’ordre économique. Comment déterminer la valeur de quelque chose qui ne se produit pas ? J’estime qu’il est cependant possible de déterminer cette valeur. En l’occurrence, il s’agit de la différence entre le coût et le prix.

Je vous remercie, monsieur le rapporteur, d’avoir évoqué la prophylaxie. De mon point de vue, la prophylaxie est l’élément qui peut induire une rupture dans le système. Je considère que le système bougera à partir du moment où l’on parviendra à baisser la pression des bioagresseurs. Tout découlera de ce changement de paradigme. Moins de pression signifie moins de pertes, et donc une sécurité alimentaire mieux assurée économiquement. La culture devient plus viable et plus aisée. On peut, dès lors, se demander pourquoi ne pas avoir produit cet effort. La réponse tient au prix des pesticides. Il était si bas qu’il évitait de réfléchir à une approche par la prophylaxie qui, comme je le disais précédemment, n’est pas sans difficulté. En conséquence, le système s’est rigidifié autour de l’usage des pesticides, il entraîne des dommages considérables et il est devenu beaucoup plus difficile à faire évoluer.

Pour faire bouger les choses, il est nécessaire de changer les mentalités, mais aussi de documenter en temps réel la réalité d’une pression. Je reprends l’exemple de la betterave. Un agriculteur, même s’il recourt à des pratiques vertueuses, ne peut avoir la garantie que la pression virale est suffisamment basse. Aussi, il va falloir réussir à éclairer par la surveillance biologique du territoire (SBT) la réalité de cette pression virale. Aujourd’hui, la SBT est encore trop ancrée dans l’idée de s’attaquer à des problèmes qui surviennent. Elle n’est pas conçue pour documenter la réalité de l’efficacité des mesures prophylactiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons, au cours de l’audition précédente, interrogé M. Philippe Duclaud, qui dirige la DGPE, sur le plan Écophyto 2030. Nous nous étonnions que ce plan se fonde sur une approche par filière. M. Duclaud nous a rappelé que ce choix était consécutif à l’expérience de la betterave et des néonicotinoïdes. Vous nous dites, quant à vous, monsieur Huyghe, que la majeure partie des dispositifs performants passent par une approche par territoire, exploitation ou système. N’y a-t-il pas, dans le plan Écophyto 2030, un vice initial ? Ne faut-il pas le corriger ? On peut comprendre l’approche par filière en ce qui concerne les plantes pérennes, mais pour les autres cultures, il manque une approche systémique et même technico-économique. Je pense, en disant cela, à votre propos sur l’importance de l’alimentation animale.

M. Christian Huyghe. Dans le plan Écophyto 2030, il est en effet question d’approches filière par filière, mais ces filières peuvent être très larges. Pour les grandes cultures, par exemple, il n’y a pas un plan spécifique pour le blé et un autre pour le colza. En outre, l’approche par filière a permis de souligner que les problèmes ne se posaient pas seulement au niveau de l’agriculteur, mais aussi en aval. Ce point avait été mis en avant dans un rapport que vous aviez co-rédigé, monsieur le rapporteur, en 2014, mais il était peu mentionné dans le plan Écophyto 2. Il me semble donc intéressant d’y revenir à l’occasion de ce nouveau plan.

Un autre aspect important du plan Écophyto 2030 est l’inscription de grands leviers transversaux, nommés « méta projets transversaux », et qui sont portés par une véritable volonté de transformation. L’un d’eux, mené par l’Inrae, concerne le désherbage mécanique et a pour ambition de faire en sorte qu’à terme, plus aucune culture ne verra 100 % de sa surface désherbée chimiquement. Cela suppose une intervention mécanique et, par conséquent, pose une question de main-d’œuvre. Les solutions reposent sur des logiques liées à l’automatisation des agroéquipements, qui doivent fonctionner sans faire augmenter de manière excessive le besoin en main-d’œuvre. Le problème des agroéquipements n’est ainsi pas tant un problème de main-d’œuvre qu’un problème de hausse des investissements spécifiques dans les exploitations.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il nous a semblé, lors des auditions, que la thématique du climat et des produits bas carbone pourrait, dans les indicateurs de marché, prendre le pas sur la thématique de la santé et des produits phytosanitaires. Il s’agit encore d’une hypothèse, néanmoins elle existe et menace de reléguer la phytopharmacie au rang de problème secondaire. Pouvez-vous nous dire en quoi ces deux combats sont, non pas antinomiques, mais synergiques ?

M. Christian Huyghe. La lutte contre le réchauffement climatique et l’économie bas carbone forment à l’évidence un projet fondamental, l’avenir des générations futures reposant sur la limitation de la hausse des températures à 2,5 degrés. L’économie bas carbone possède cet énorme avantage de pouvoir s’appuyer sur une métrique, c’est-à-dire que tout est convertible en équivalent CO2. En revanche, nous ne disposons pas d’unité comptable pour protéger la biodiversité. Par ailleurs, nous avons cru, à tort, que l’on pouvait tout contrôler grâce à l’agriculture, notamment par l’initiative « 4 pour 1000 » qui visait à restaurer la fertilité de sols et à piéger des gaz à effet de serre. Le 4 pour 1000 paraissait facile, mais il s’est avéré extrêmement complexe à mettre en œuvre, pour des résultats insignifiants. L’introduction d’une unité comptable, la quantité en équivalent CO2, montre que l’agriculture émet beaucoup de gaz à effet de serre, en l’occurrence une petite quantité de CO2 mais de grandes quantités de méthane et de protoxyde d’azote.

Le lien entre la décarbonation et les pesticides est très simple. Si vous voulez stocker beaucoup de carbone dans le sol, vous avez besoin d’un sol riche en micro-organismes vivants. L’agriculture de conservation permet cela. En revanche, si vous soumettez le sol à une très forte pression de produits phytosanitaires, vous l’appauvrissez et le stockage devient inefficace. Pour mesurer la vie dans le sol, on compte les vers de terre et on constate la manière dont les intrants chimiques les affectent. Le glyphosate, par exemple, diminue leur longévité et leur capacité reproductive.

Enfouir du carbone dans le sol est vertueux, à la fois pour la fertilisation et pour la lutte contre le réchauffement climatique. Mais paradoxalement, certains leviers peuvent s’avérer contre-productifs, puisqu’ils vont affecter la vie dans le sol. Surmonter ces paradoxes, c’est imaginer l’agriculture de demain et sortir de la très forte tension qui existe entre les biens privés de production et les biens communs d’environnement. Si nous ne parvenons pas à nous extraire de cette tension, on maintient un équilibre néfaste où l’on doit choisir entre la production et la préservation de l’environnement. L’unique manière d’en sortir est d’imaginer une voie totalement différente. L’agroécologie, parce qu’elle met à disposition le capital naturel et des régulations biologiques, permet d’obtenir des services nouveaux parmi lesquels des services pour le climat et des services pour la biodiversité. Par exemple, quand on augmente la part de légumineuses dans un système, c’est-à-dire des légumineuses productives ou des légumineuses au titre de la protection des sols, on améliore la diversité, on renforce les régulations biologiques, on fait diminuer le nombre de pathogènes et, par conséquent, la quantité de produits phytosanitaires à épandre. De plus, les fixations symbiotiques augmentent et, tout au bout de la chaîne, les émissions de protoxyde d’azote diminuent elles aussi. Cet exemple montre bien pourquoi les luttes contre le carbone et contre les pesticides ne s’opposent pas, bien au contraire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous en étions convaincus mais nous avions besoin de l’entendre par la voix de la science. J’en viens à présent au plan protéines végétales. Le gouvernement a réaffirmé son ambition d’augmenter le couplage entre 2023 et 2027. Or, les producteurs nous alertent sur deux problèmes. Le premier a trait aux filières, sur lequel un effort a été produit. Le second est plus concret et concerne le choc des sécheresses à répétition en juin et en juillet, que subissent violemment ces plantes tardives. A-t-on déjà perdu la course aux protéines végétales, parce qu’elles sont déjà victimes de dérégulations en partie inéluctables ? Quelles sont les solutions envisagées ? Cette question est capitale car la diversification dépend des protéines végétales.

M. Christian Huyghe. Votre question est circonscrite à une petite famille de légumineuses, les protéagineux, c’est-à-dire les légumineuses cultivées pour leurs grains. Or il convient de prendre en compte également les légumineuses fourragères que sont la luzerne ou le trèfle. 75 % des surfaces de prairies semées, c’est-à-dire 3 millions d’hectares, le sont avec une association de graminées et de trèfle blanc. Ces légumineuses fourragères représentent l’entrée la plus massive d’azote dans le système.

Aujourd’hui, on cultive des légumineuses en plantes compagnes. Si vous plantez du colza avec des légumineuses gélives, vous pouvez faire entrer 40 à 60 unités d’azote dans le système, gratuitement. En outre, la plante rend service au colza en participant à la lutte contre les adventices et protège contre les grosses altises. Autrement dit, il faut étendre la réflexion au-delà de la seule question des protéines. Penser ensemble les questions des protéines et de l’azote ouvre le champ.

En ce qui concerne les protéagineux, une question se pose en effet sur les filières et l’entrée par le marché. Créer une valeur ajoutée pour ces filières pose la question de leur consommation. Faut-il cantonner les protéagineux à l’alimentation animale ? Si la réponse est affirmative, on reste dans la situation que je décrivais précédemment, à savoir la recherche du moindre prix, puisque c’est la voie exclusive qui a été choisie pour optimiser les chaînes des filières de production animale. En revanche, si les protéagineux sont destinés à l’alimentation humaine, alors on crée de la valeur ajoutée et des marchés, certes potentiellement plus réduits, mais plus nombreux. Réorienter le pois, le pois chiche, la lentille ou le lupin vers l’alimentation humaine se traduit finalement en centaines de milliers d’hectares de culture. Par exemple, la culture de lupin pour l’alimentation humaine représente 6 000 hectares. Le lupin est peu consommé tel quel ; en revanche, il s’agit d’un ingrédient alimentaire extrêmement intéressant, qui présente l’avantage de contenir un produit très colorant, qui permet de réduire la quantité de jaune d’œuf et de farine dans des produits transformés. Par ailleurs, il stocke un peu plus d’eau et allonge ainsi la période de fraîcheur d’un produit. Il est donc possible de créer des filières.

Les cultivateurs rencontrent en effet un problème de compétitivité de la production et un problème d’adaptation au changement climatique. La question sous-jacente à votre propos, monsieur le rapporteur, est celle de la culture pure des protéagineux. Je pense qu’aujourd’hui, produire des protéagineux en culture pure est une erreur, et qu’il est nécessaire de privilégier la culture en association avec des céréales. Cela suppose de sélectionner des variétés adaptées à la culture en association, plutôt que de rechercher les meilleures variétés en culture pure et ensuite trouver deux variétés qui s’associent avec bénéfice. Par exemple, dans le contexte d’une association entre du pois et du blé, il faut impérativement semer du pois d’hiver, parce qu’il répond d’une façon particulière à la photopériode et s’associera très bien avec du blé.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais aborder les questions relatives au label HVE, au PSN et aux CEPP, qui sont trois objets de politique publique très spécifiques. Je commence par la certification HVE, que j’ai personnellement défendue dans le rapport que j’ai co-rédigé en 2014 et surtout aux États généraux de l’alimentation (EGA). J’estime en effet que le développement de l’agroécologie ne saurait être soutenu uniquement par le pouvoir d’achat des classes moyennes, dont certains membres souhaitent, pour des raisons culturelles, consommer des produits bio. Il est nécessaire, à mon sens, de disposer d’un autre moteur, et le label HVE, du moins dans sa nouvelle version, est en mesure d’y contribuer. Cependant, il est permis de s’interroger. Sommes-nous allés au bout de ce que permet cet outil ? J’ajoute un point d’étonnement : pourquoi l’objectif de réduction de 50 % des produits phytosanitaires n’est-il pas un critère clairement affiché ? La HVE peut être un levier très efficace en ce qu’il est systémique.

Mme Cécile Détang-Dessendre. Je partage votre analyse. La HVE est un outil intelligent permettant de cranter le développement de pratiques plus vertueuses. La première version de la HVE, qui est celle sur lequel le PSN est construit, du moins pour 2023, comportait à l’évidence certains défauts. Mais elle comportait une compartimentation judicieuse en quatre volets : l’usage des produits phytosanitaires, la fertilisation, la biodiversité et la gestion de l’eau. Lors de la réforme de la HVE, nous nous sommes demandé, en effet, pourquoi ne pas aller plus loin et intégrer ce seuil de 50 %. Mais il s’agissait d’une négociation et, dans une négociation, on est amené à faire des compromis.

Une autre manière de poser cette question consiste à trouver une place pour un troisième segment, entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique. Autrement dit, dans un marché, où faut-il placer le curseur et comment justifier une distance raisonnable entre les différents segments ? La réflexion porte sur ce point. Ce troisième segment ne peut être ni trop près de l’agriculture biologique, sans quoi il manque une différenciation nette entre eux et le bio perd sa spécificité et son premium de prix, ni trop près de l’agriculture conventionnelle, sinon la vertu des produits HVE n’est plus suffisamment mise en valeur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Entre 0 % de produits phytosanitaires et 50 %, la marge est grande. Or, sur les aides, les différences avec le bio sont minimes.

Mme Cécile Détang-Dessendre. En effet. Entre le premier et le deuxième seuil HVE, la différence s’élève à 20 euros ; entre la HVE et le bio, elle s’élève à 30 euros. Mon propos ne portait pas sur les aides, mais sur le différentiel sur le marché. Comment différencier, sur le marché, un label HVE et un label bio ? Le véritable problème touche au positionnement de ce système sur le marché, et il manque de la clarté.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’en conclus qu’il y a un problème de norme et un problème de récompense du respect de la norme.

Mme Cécile Détang-Dessendre. Exactement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est important de le rappeler dans la mesure où la HVE sert parfois de bouc émissaire face aux difficultés de l’agriculture biologique.

M. Christian Huyghe. Intégrer le seuil des 50 % dans la norme HVE présenterait l’énorme avantage d’augmenter la lisibilité du label HVE et de la lutte pour la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Aujourd’hui, les étiquetages qui portent sur les pesticides sont très peu compréhensibles.

Mme Cécile Détang-Dessendre. La labellisation demeure obscure pour le consommateur. Si une étiquette contient la mention « 0 % de pesticides » ou « 0 % de résidus de pesticides », le message est aisé à comprendre. En revanche, la mention HVE n’est pas claire, car elle recouvre quatre aspects différents.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le PSN comportait un risque d’élitisme, dans l’hypothèse où il aurait concerné 10 % des paysans et 8 % des surfaces. Nous sommes tombés dans l’excès inverse, puisque les agriculteurs n’ont pas à produire beaucoup d’efforts pour se voir allouer des subventions. La DGPE s’est montrée relativement optimiste sur ce point, en expliquant que le temps conforterait cette option. Il est permis d’en douter. Le nouveau plan Écophyto prévoit déjà la réforme d’un PSN adopté un an plutôt. J’y vois un terrible aveu d’échec. On sait bien qu’aujourd’hui, ce n’est pas le marché qui entraîne le bio et la HVE. Il revient donc au PSN d’imposer des arbitrages. Sommes-nous d’accord pour affirmer, de manière objective, que la puissance publique n’a pas fait ce qu’elle aurait faire ? 

Mme Cécile Détang-Dessendre. Oui, nous l’avons écrit et documenté.

M. Dominique Potier, rapporteur. Permettez-moi une dernière question à propos des CEPP et, au-delà, du levier du conseil. Le constat de l’échec de la séparation des activités de conseil et de vente de produits phytosanitaires est partagé par tous les professionnels du secteur, public comme privé. Il est donc urgent de sortir de cette impasse, et je m’étonne que le plan Écophyto n’évoque pas ce sujet. Une sanction financière est évoquée autour des CEPP, mais ses contours restent flous.

Il me semble qu’il existe deux voies pour progresser sur ce sujet. La première consiste à responsabiliser le conseil quant à l’obtention des résultats attendus. La mise en place des CEPP signifie en effet que l’on met en œuvre des moyens dont la puissance publique certifie publiquement qu’ils produiront des résultats. Ce levier suppose un arbitrage financier très clair et significatif.

La seconde voie serait la généralisation d’un conseil agronomique de type Dephy. En soustrayant ce qui relève du reporting et de la recherche action dans le cadre de ce dispositif – les fermes Dephy sont des lieux de recherche et de capitalisation scientifique – on estime que la généralisation du type de conseil financé dans le cadre de ce réseau aurait un coût situé entre 80 et 120 millions d’euros.

Faut-il choisir entre ces deux voies, c’est-à-dire entre le conseil responsabilisé à travers les CEPP et le conseil agronomique ? Ou bien peuvent-elles être articulées ? Ou bien encore, faut-il laisser aux agriculteurs le choix entre ces deux voies ? Cette question me taraude et me semble capitale.

Mme Maud Blanck. Les CEPP touchent principalement la vente, le dispositif ne touche pas directement les pratiques en synergie et en conseil. Mieux former les conseils donnera confiance aux agriculteurs quant aux choix à opérer dans leur système. Les exploitants sont parfois soumis à des injonctions paradoxales voire contradictoires, lorsqu’un vendeur les incite à choisir un produit et le conseil un autre. Cette situation ajoute un aléa aux autres aléas que sont les conditions climatiques changeantes ; elle n’encourage pas les agriculteurs à prendre le risque de tester des modifications de leur système. Il me semble donc raisonnable d’associer les deux voies que vous décrivez.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est donc impératif de pallier la balkanisation actuelle du conseil stratégique. Il faudrait qu’une autorité publique rende compte à l’État de la mise en œuvre d’un conseil agronomique de haut niveau. Cela suppose la qualification de conseillers et le déploiement de moyens à la hauteur du nombre d’agriculteurs concernés. Il convient, en parallèle, de mettre en place une vente responsabilisée.

Mme Maud Blanck. Je considère qu’une telle configuration serait cohérente avec la masse d’informations produites par la recherche et le développement, qui est insuffisamment valorisée. Actuellement, une multitude d’informations sont disponibles, mais ne parviennent pas à franchir le dernier kilomètre qui mène jusqu’à la cour de ferme.

M. Christian Huyghe. J’aimerais apporter quelques remarques complémentaires. En ce qui concerne la responsabilité des conseillers et leur obligation de moyens, il convient d’inscrire toute démarche dans le sillage du projet de règlement européen, en particulier de l’article 15 qui évoque des crop-specific rules, c’est-à-dire des pratiques spécifiques à appliquer. L’ensemble des pays de l’Union européenne sont invités à les définir, et chaque État pourra décider de son côté ce qui est obligatoire et ce qui ne l’est pas. Ceci va considérablement modifier la situation. Aujourd’hui, dans le cadre d’un conseil, le choix final revient à l’agriculteur, mais demain certaines pratiques deviendront obligatoires, ce qui entraînera la suppression d’autres pratiques. Les crop-specific rules seront définies par les États avec une obligation de reporting annuel ou biannuel, ce qui signifie que les États devront rendre des comptes à Bruxelles. Par ailleurs, les règles peuvent être obligatoires ou optionnelles, ce qui, dans le second cas, ouvre le droit d’apporter un soutien financier pour accompagner leur mise en œuvre.

Ces dispositions obligent à réfléchir aux éléments pertinents à mobiliser par rapport aux objectifs fixés. Le conseiller pourra s’appuyer sur cette réflexion. Vous proposez, monsieur le rapporteur, de généraliser le conseil de niveau Dephy. Vous évoquez un coût annuel d’environ 100 millions d’euros, ce qui est important. Mais rapporté au coût généralisé des produits phytosanitaires, qui s’élève à environ 2 ou 2,5 milliards d’euros, cela paraît très relatif. Et si ce type de conseil permet de réduire, comme le font les fermes Dephy, de 37 % les quantités de produits phytosanitaires utilisées, alors l’investissement devient largement rentable.

Cette hypothèse mérite donc d’être étudiée. Mais elle suppose que les agriculteurs sont tous identiques, ce qui n’est pas le cas d’un point de vue sociologique. D’une part, la plupart des exploitants des fermes Dephy sont des outliers, c’est-à-dire des professionnels innovants, en avance quant à leurs pratiques, et envers qui le conseil devra se montrer extrêmement original, solide et fondé scientifiquement. Mais il ne faut pas faire preuve de naïveté et croire que tous les agriculteurs vont vouloir intégrer le réseau Dephy. Beaucoup ne se sentiront pas concernés.

Je pense qu’il convient de considérer la dimension européenne de cette réflexion. Nous sommes brillants mais pas forcément meilleurs que les autres, et bien des éléments dont nous débattons ici ont été discutés et étudiés dans de nombreux pays. En effet, nous pourrons importer, à travers les crop-specific rules, des techniques mises au point ailleurs en Europe, puisque le projet, tel qu’il nous a été conçu à l’échelle européenne, est de constituer un vaste répertoire de pratiques vertueuses. En outre, nous aurons à éviter les distorsions de concurrence.

Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais souligner également l’enjeu du renouvellement des générations. Il faut y voir une opportunité dans la mesure où les agriculteurs ont besoin de formation pour saisir au mieux ce qu’offre le conseil.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Vous évoquiez le profil des agriculteurs des fermes Dephy. Il me semble que pour entraîner les agriculteurs conventionnels, le critère économique prévaut. Pour le dire brutalement, c’est l’argent.

M. Christian Huyghe. Pardonnez-moi de vous interrompre, madame la présidente, mais je ne suis pas d’accord. Nous avons mené des études d’évaluation comparative qui montrent que les pratiques alternatives induisent des coûts moins élevés et pourtant, les agriculteurs conventionnels ne les adoptent pas.

Mme la présidente Anne-Laure Babault. Bien sûr, vous avez raison et je partage votre point de vue. Néanmoins, je pense que le critère économique reste un argument puissant. Pouvez-vous nous dire si le modèle Dephy est véritablement généralisable et, si oui, dans quelles proportions ? Est-il adapté à un modèle d’export ?

Par ailleurs, j’aimerais vous entendre brièvement sur les NGT.

Enfin, j’aimerais savoir si les modèles sur lesquels vous travaillez intègrent la possibilité d’un besoin accru d’insecticides, du fait d’une prolifération des insectes qui résulterait du réchauffement climatique.

M. Christian Huyghe. Je disais tout à l’heure que les exploitants des fermes Dephy sont des outliers ; j’entendais par là qu’ils sont sensibles à l’innovation. Mais un certain nombre d’entre eux ne sont pas du tout des outliers en termes de marché. En grande culture, par exemple, ils s’inscrivent pour l’essentiel dans des filières longues d’export très classiques. Nous avons constaté qu’ils utilisent 37 % de produits phytosanitaires en moins et que leurs performances productives sont bonnes. Pour mesurer leurs performances économiques, nous avons regardé leur positionnement par rapport à la moyenne régionale. Nous avons observé que ceux qui produisaient autant avec beaucoup moins de produits phytosanitaires, et dont les revenus étaient moindres, se trouvaient dans des cultures spécialisées de type pomme de terre et betterave.

Le débat sur les NGT, c’est-à-dire les techniques d’édition du génome, fait rage. Certains estiment qu’il convient de réglementer via la technique d’obtention, d’autres via le caractère qui est édité. À titre personnel, j’estime que, tenant compte de ce que permettent ces techniques, s’en priver n’a pas de sens. Je suis favorable à une approche par caractères, c’est-à-dire à trier a priori les caractères édités par ces techniques en donnant la priorité aux caractères bénéfiques en termes de transition agroécologique et d’adaptation au changement climatique. Dans tous les cas, il convient d’évaluer les services rendus et les services négatifs potentiels de chaque caractère en les resituant dans les systèmes de culture. En pratique, cela existe déjà dans l’évaluation des variétés, puisqu’on internalise dans la construction des index de variétés les services rendus et les services négatifs. Parmi les variétés de pois protéagineux, par exemple, certaines sont très productives et très riches en protéines et pourtant, elles ne rentrent pas sur le marché et ne sont pas indexées, parce que leur taux d’antitrypsique est insatisfaisant. Je pense qu’il faut adopter une approche similaire sur le génome.

Cependant, la véritable question, pour l’édition du génome, est celle de la propriété intellectuelle. Elle peut être régie soit par des brevets sur les technologies, soit par des certificats d’obtention végétale créés lors de la Convention de Paris de décembre 1961. Ce dernier modèle de propriété intellectuelle, sans équivalent, est basé sur l’idée d’un progrès continu et protège l’inventeur sans empêcher quiconque d’utiliser sa création pour l’améliorer. Il est totalement adapté à un progrès incrémental orienté par des commissions d’examen publiques. L’ensemble des pays l’utilisent, à l’exception notable des États-Unis et de la Chine, qui ont signé la convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov), mais ne l’appliquent pas.

L’édition du génome ajoute une troisième voie, le brevet sur les traits édités. Ajouter un brevet sur les traits édités dans une variété protégée par un certificat d’obtention végétale peut stopper totalement le progrès incrémental. En effet, si quelqu’un veut utiliser cette variété, il doit soit la débarrasser du caractère édité, ce qui lui prendra du temps, soit l’utiliser en payant des droits sur le brevet. Ce système devient défavorable au progrès continu et peut favoriser des regroupements d’entreprises. Au moment des grandes avancées sur les OGM, la concentration des entreprises, qui avalaient et se faisaient avaler en permanence, était telle que les fonds génétiques disparaissaient. Par conséquent, il y avait moins de diversité dans la création, donc moins de services rendus.

En outre, les brevets sur les traits édités font peser un risque sur les ressources phytogénétiques. Les positions prises sur ce sujet, notamment celle de l’Union française des semenciers (UFS), qui est en cohérence avec celle des organisations européennes, consistent à s’accorder pour aller vers un brevet des traits édités à la condition de mettre en place un système de disclaimers. L’UFS propose ainsi un disclaimer selon lequel si on trouve le même trait dans une autre ressource phytogénétique que celle protégée par un brevet, alors le brevet tombe. Il s’agit d’une bonne disposition, néanmoins cela suppose de définir ce que sont les ressources phytogénétiques. Or les ressources phytogénétiques ne sont pas des entités juridiques ou des personnes morales, et personne n’entreprendra de caractériser l’ensemble de la diversité génétique et des ressources phytogénétiques afin de repérer des traits pour les opposer aux détenteurs de brevet, autrement dit de démontrer que le trait breveté existe déjà dans la nature. Cela pourrait être dangereux, car des ressources phytogénétiques pourraient disparaître prochainement car elles n’auraient plus d’intérêt. Et si demain j’utilise une ressource phytogénétique ayant les mêmes les mêmes valeurs que le trait que vous avez édité et breveté, je ne serai pas forcément en capacité de défendre ma création.

J’insiste, le véritable enjeu des NGT est là. Et il pose la question des biens communs. Les ressources phytogénétiques sont un bien commun, et il faut regarder aussi le progrès génétique comme un bien commun. L’adaptation au climat sera un enjeu de biens communs.

J’en viens à votre troisième question sur les insecticides. La hausse du nombre d’insectes a deux causes principales. La première est la baisse de la régulation biologique, la seconde est l’introduction imprudente d’insectes. Le principal moteur de l’arrivée des insectes n’est pas le changement climatique, mais les échanges internationaux. Le frelon asiatique est arrivé dans le Gers parce qu’il a été transporté. La vigilance est donc un enjeu majeur, de même que l’anticipation. Lorsque des insectes pénètrent dans un pays, il faut vite communiquer et travailler avec le pays d’origine afin d’identifier les auxiliaires et d’être en mesure d’éventuellement les introduire à leur tour pour réguler. Le plus bel exemple de ce type de coopération, qui est aussi un bel exemple d’approche prophylactique, c’est à mon sens le cynips du châtaignier qui, dans le sud-ouest de la France et le nord de l’Italie, avait anéanti la production de châtaignes. Le problème a été résolu grâce à un auxiliaire, le torymus sinensis, qui a été importé de Chine, pays originaire du cynips. Au début, il a été introduit derrière le cynips, mais il était toujours en retard. Alors, dans une logique collective, il a été introduit en amont du front de déploiement du cynips et celui-ci a été stoppé.

L’avantage que nous avons, c’est que nous sommes capables de prédire aujourd’hui ce que sera le climat de Paris en 2040, par exemple. En se projetant à long terme, on peut se donner les moyens d’aller dans les régions d’origine des agresseurs, et de les étudier.

Mme Nicole Le Peih (RE). Vous avez indiqué qu’il est possible d’anticiper l’évolution du climat région par région, ce qui permet de décider, peut-être culture par culture, quels choix sont les plus judicieux. Êtes-vous en mesure de transmettre des scénarios de production selon les régions ? La nouvelle génération, vous l’avez rappelé madame Détang-Dessendre, a bien compris les enjeux de demain. Elle s’est emparée de l’enjeu climatique, bien davantage que ne l’a fait notre génération, et elle devra relever le défi de l’acceptabilité sociétale de l’agriculture de demain. C’est la raison pour laquelle des scénarios d’anticipation me semblent très intéressants.

Par ailleurs, je pense qu’il convient de retravailler sur les formations. Vous avez évoqué la formation des conseillers, mais je crois qu’il faut parler également de celle des agriculteurs qui, somme toute, sont responsables de ce qu’ils produisent et vendent aux transformateurs et aux consommateurs. Et je pense que l’Inrae doit se montrer davantage force de proposition et force d’accompagnement dans cette perspective.

Il est nécessaire de lever tous les freins à la transmission. Je pense notamment aux fermes Dephy. Seront-elles transmissibles demain ? Qui va aujourd’hui acheter une ferme Dephy sans avoir l’assurance d’un revenu régulier correct ?

M. Christian Huyghe. Un certain nombre de scénarios d’anticipation ont été produits. Frédéric Levrault, notamment, avait fourni ce type de scénario aux chambres d’agriculture il y a une dizaine d’années. Il avait décliné région par région les modèles climatiques tels qu’ils étaient disponibles à l’époque. Ce type d’outils a été largement utilisé à des fins de conseil. Très récemment, des travaux menés par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Saclay, notamment par Nathalie de Noblet-Ducoudré, ont permis de développer des analogues climatiques, un outil très pertinent. 

De notre côté, à l’Inrae, nous ne pouvons fournir immédiatement des scénarios complets pour toutes les régions et toutes les cultures. Mais nous souhaitions reprendre ce travail en accentuant un thème qui a été sans doute sous-estimé, celui de la disponibilité en eau. Cette sous-estimation peut sembler étonnante, mais l’aléa de la disponibilité en eau est l’un des plus marqués et des plus difficiles à prendre en compte. Nous menons un travail sur ce sujet, mais, malheureusement, je ne saurais vous indiquer quand il sera livré.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vos propos laissent l’impression que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires est un objectif que nous sommes capables d’atteindre. Néanmoins, certaines productions souffrent toujours d’une absence de solutions. Je pense notamment à la drosophila suzukii, la drosophile du cerisier, et je fais le lien avec ce que vous avez relaté, monsieur Huyghe, sur le cynips du châtaignier et la préservation de la biodiversité. J’aimerais vous entendre à nouveau sur ces questions et sur l’acceptabilité de l’introduction de prédateurs et ses conséquences potentielles.

Par ailleurs, je souhaite que l’on évoque la dimension internationale de ces sujets. Votre propos s’est limité, me semble-t-il, à des positions françaises, à un état de la recherche française et à des propositions sur la faisabilité de la réduction des produits phytosanitaires en France qui, il est vrai, intègrent un raisonnement à l’échelle d’un marché national et international. Mais la question de la faisabilité économique reste posée si l’on considère un monde dont l’évolution diffère d’une région à l’autre, à moins que vous ne disposiez d’éléments montrant que les évolutions sont partout équivalentes ou tendancielles, du moins à l’échelle européenne ?

Vous avez évoqué la faisabilité technique et économique d’un changement de pratiques quant à l’usage des pesticides, mais j’aimerais poser la question de son acceptabilité sociale, alors même que ce changement de pratiques n’est pas imposé pour les biocides.

M. Christian Huyghe. La drosophila suzukii est un exemple typique de pathogène exogène entrant dans un endroit où il n’y a plus de régulation. Cette disparition de la régulation s’explique par l’habitude prise de lutter avec beaucoup de vigueur contre la mouche traditionnelle de la cerise, si bien que les auxiliaires qui consommaient cette mouche sont partis. Aujourd’hui, la lutte contre la drosophila suzukii repose sur trois leviers. Un levier mécanique, les filets ; ils représentent un coût élevé mais, bien posés, ils sont efficaces. Le deuxième levier, c’est la technologie des insectes stériles. Elle consiste à lâcher des mâles stériles ; comme ces insectes ne font qu’un seul accouplement dans leur vie, les femelles pondent alors des œufs qui ne se développent pas. Le troisième levier, qui est fonctionnel, est celui des auxiliaires. Il ne s’agit pas de les introduire dans les vergers où le mal est fait, mais de les rendre endémiques dans les zones saumâtres, c’est-à-dire dans tous les environnements, pour faire baisser la pression. On se situe ainsi dans une logique prophylactique. Aujourd’hui, on intervient trop souvent trop tard et, dès lors, on attaque vigoureusement, avec des insecticides massifs, et on tue tout, ce qui emporte d’autres conséquences négatives. Il est donc nécessaire de changer de paradigme. 

Des clauses miroir extrêmement efficaces doivent être placées à l’entrée aux frontières de l’Europe, sur des produits importés de pays qui ne prennent pas les mêmes précautions que nous, notamment en recourant à des insecticides extrêmement massifs.

Encore une fois, nous n’anticipons pas suffisamment. On attend que les problèmes prennent une certaine ampleur pour les traiter, qu’une substance soit interdite pour se demander ce qu’il convient de faire. C’est ce qui s’est passé pour la cerise, la betterave, et auparavant pour le colza ou la carotte. Et les difficultés sont amplifiées du fait de la baisse de la régulation biologique. Je pense que cette question de l’anticipation est centrale.

Je n’ai pas défendu seulement une position française sur les questions de recherche. Nous nous investissons beaucoup afin que l’ensemble de la recherche européenne travaille de concert, avec des organismes partenaires. Nous portons la même réflexion à propos de l’Afrique. En Afrique, le recours aux produits phytosanitaires est très important, même si c’est en quantité moindre. En revanche, l’exposition des populations est beaucoup plus importante qu’en Europe et il est urgent d’agir. Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) coopère sur ce sujet avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD), avec la Fondation Agropolis et avec la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (Farm). Ensemble, ils préparent un grand programme international extrêmement ambitieux, en particulier sur les zones d’agriculture tropicales.

Mme Cécile Détang-Dessendre. J’aimerais apporter quelques éléments de réponse à votre question sur la faisabilité économique à l’échelle internationale. Nous avons modélisé les impacts du Pacte vert pour l’Europe, notamment ceux de la partie agroécologie, sur l’agriculture européenne. La mise en œuvre des pratiques agroécologiques entraîne des baisses de rendement de 10 à 20 %, une augmentation des prix, une augmentation des importations et une diminution des exportations. Il convient donc d’atténuer ce choc en réduisant la baisse des rendements et en jouant sur la demande. Il est impératif de faire évoluer la consommation des Européens, sans quoi l’ensemble des dispositifs courent à leur perte. J’insiste vraiment sur cette nécessité de toujours faire jouer l’offre et la demande.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Permettez-moi d’insister sur l’acceptabilité sociale de la réduction des pesticides, et de vous poser à nouveau cette question à laquelle vous n’avez pas répondu.

M. Christian Huyghe. L’acceptabilité sociale est fortement liée aux représentations. Or la représentation commune de ce qu’est une belle culture est totalement biaisée. Si on demande aux gens de dire ce qu’est une belle culture de blé en quelques mots, je suis intimement persuadé qu’ils vont dire que c’est une grande parcelle extrêmement homogène et plutôt plate. Mais ce qui est décrit là est un véritable désert biologique. Cette question des représentations est, à mon sens, préalable à toutes les autres, parce que le produit phytosanitaire est encore considéré aujourd’hui comme une valeur de progrès.

Il arrive souvent que l’on accepte de payer très cher un produit chimique, même beaucoup plus cher qu’une alternative. L’exemple qui me frappe et me perturbe est le produit que l’on utilise pour éclaircir des pommes, et qui est un dérivé d’un herbicide. Ce produit est si difficile à utiliser que les conseillers ne le conseillent plus. Or il existe une alternative mécanique, une petite machine équipée de brins de fibres de verre qui, en vibrant, fait tomber les fruits et permet de choisir la charge souhaitée. Cette machine est rentabilisée dès lors qu’elle sert à éclaircir 20 hectares. Or, le fabricant n’arrive pas à en vendre, parce que cette machine n’est pas considérée comme acceptable. Le seul obstacle est ici une pure question de représentation.

Bien entendu, il convient d’envisager toutes les dimensions économiques et toutes les dimensions productives. C’est la raison pour laquelle nous avons souligné le fait que les politiques publiques de recherche et d’innovation sont centrales. Mais vous avez tout à fait raison d’insister, madame Heydel Grillere, sur l’acceptabilité sociale. Elle a trait à des questions de représentation socioculturelle très largement partagées, tant par les agriculteurs que par l’ensemble de la société.

Il y a quelques années, on s’est rendu compte que la meilleure façon de ne plus avoir à traiter contre le méligèthe du colza, un petit insecte qui mange les bourgeons, était de planter dans le champ 5 % de graines d’une variété extrêmement précoce, au moins dix jours plus précoce que la variété de rente. Cela crée des champs hétérogènes. Je me souviens un jour avoir été dans un train circulant doucement dans une région où cette pratique était à l’œuvre, et avoir entendu les voyageurs commenter, catastrophés, ce paysage hétérogène. Ils voyaient dans cette hétérogénéité une marque d’incompétence. Pour eux, un champ de colza doit être parfaitement lisse et homogène. Cet exemple montre combien les représentations sociales dépassent le monde agricole. Dès lors, des logiques d’éducation et de formation devront s’enclencher, mais tout cela prendra du temps. Il faudra reconstruire un récit, pour utiliser un mot que vous employez souvent, monsieur le rapporteur, de ce que nous souhaitons proposer pour la production de demain.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Des travaux ont-ils été menés sur ce sujet ? L’Inrae a toujours eu un département de sociologie.

Mme Laure Latruffe. Des travaux sont menés sur l’acceptabilité des solutions techniques ou des alternatives. Je pense que les chercheurs ont compris qu’ils devaient concevoir leurs solutions en partenariat avec la profession, pour améliorer cette acceptabilité. Nous pratiquons ce type de partenariat dans notre programme prioritaire de recherche. Nous co-concevons des solutions et, en effet, cela modifie la perception et l’acceptabilité des solutions.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je pensais davantage à l’acceptabilité pour le grand public, qui est pour moi cruciale sur la question des pesticides. Il me semble que la focalisation sur les pesticides se fait au détriment d’autres aspects environnementaux. J’estime par conséquent qu’il convient d’élargir notre champ de vision. Comment va-t-on progresser sur l’ensemble de ces sujets ?

J’aimerais que vous reveniez brièvement sur la taxation. Votre raisonnement sur la taxation va-t-il jusqu’à taxer les produits agroalimentaires importés ?

Mme Cécile Détang-Dessendre. Les travaux que j’évoquais, menés par Hervé Guyomard et Alain Carpentier, portent sur la taxation des pesticides et son corollaire, les formes de redistribution pour éviter de pénaliser le secteur. Par ailleurs, il y a la question des clauses miroir. Mais elle nous amène à des enjeux de marché, où il n’est plus possible de jouer sur la taxe.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Ces idées me semblent intéressantes, mais à la condition de prendre en compte l’ensemble de leurs conséquences potentielles. Nombre de mes collègues portent ce genre d’idées sans se poser la question des conséquences sur le commerce international, et sur l’importation de denrées agricoles de base. C’est pourquoi je me permets d’insister.

M. Christian Huyghe. L’idée évoquée portait sur des prélèvements de taxes adossées à un système redistributif.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai à cœur de produire le rapport, non pas le plus protectionniste, mais le plus juste en termes de commerce équitable et de loyauté commerciale. Aussi, nous devons aller au fond de cette question des taxes, sans quoi elle servira de prétexte à ne pas s’engager dans la voie de la réduction des produits phytosanitaires. En effet, cette dimension internationale aura des conséquences sur la protection des paysans dans les pays du Sud, mais elle déterminera aussi la protection de nos producteurs.

M. Christian Huyghe. Permettez-moi de souligner un point. Ne prenons pas pour acquis que la réduction des produits phytosanitaires entraînera une perte de productivité très importante. Limiter cette perte est véritablement l’enjeu central des politiques de recherche et d’innovation, ce qui justifie de placer en leur cœur une approche prophylactique. La prophylaxie n’a aucun impact sur la production.

M. Dominique Potier, rapporteur. Sur la question culturelle, il me semble en effet que tout est affaire de récit. Pour la génération de mon père, avoir un grand champ propre, sans haies et uniforme était une odyssée. On pourrait croire que cette représentation appartient au passé mais, aujourd’hui encore, les concours agricoles continuent à récompenser des cultures propres et homogènes. Les représentations sont très ancrées dans l’imaginaire collectif du monde agricole. Sommes-nous capables d’écrire une odyssée de l’agroécologie, un récit qui change nos paysages mentaux, nos rapports au travail, aux paysages, à notre environnement, à la fierté paysanne, etc. Ce doit être une odyssée, et non une corvée. Les paysans bio ont, d’une certaine manière, montré un chemin. Il n’a pas forcément vocation à être reproduit, mais il montre que les représentations ont pu changer. L’agroécologie doit devenir une odyssée sur le plan socioculturel.

J’aimerais attirer votre attention sur un point de votre rapport passé inaperçu, à savoir le coût de la réparation des dommages dus aux produits phytosanitaires. J’ai été très étonné du faible montant évoqué dans le rapport. Il est question de 250 à 350 millions d’euros dépensés pour la réparation de l’eau. Je considère que ce montant est sous-estimé.

Par ailleurs, je reviens sur la taxation à 100 % des produits phytosanitaires. L’idée est audacieuse. Pouvez-vous me confirmer qu’il s’agit bien de faire passer le montant des achats de produits phytosanitaires de 2,3 milliards d’euros à 4,6 milliards d’euros, et de redistribuer ? Ces 2,3 milliards d’euros redistribués représentent un montant très important au regard du budget de l’agriculture. Cette mesure représenterait un changement de paradigme.

Mme Cécile Détang-Dessendre. Hervé Guyomard et Alain Carpentier ont pensé deux modèles. Il s’agit de prélever uniquement ceux qui consomment et de redistribuer soit uniformément, à l’hectare, soit en favorisant celui qui se montre le plus vertueux.

M. Dominique Potier, rapporteur. On pourrait dire que le premier modèle est social-démocrate et le second révolutionnaire. Peut-être faudrait-il trouver une voie intermédiaire.

Mme Laure Latruffe. La redistribution forfaitaire permet de ne pas figer l’agriculteur dans un comportement imposé. Il reste maître de ses choix quant à l’utilisation de ces subventions. En revanche, donner aux uns et aux autres en fonction de leurs pratiques suppose de penser un mécanisme sur le type de pratiques à récompenser, par exemple.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je pense à la redevance pour pollution diffuse (RPD), qui est sur le point d’être augmentée significativement afin d’alimenter un fonds agriculture. On parle d’un montant de l’ordre de 250 millions d’euros pour la transition sur les produits phytosanitaires, d’un fonds agroécologie et souveraineté alimentaire, etc. Les efforts budgétaires alimentent ainsi des crédits de plusieurs centaines de millions d’euros. C’est une démarche assez proche – même si elle n’est pas à la même échelle – de celle que vous décrivez, avec le souci de franchir un seuil d’efficacité significatif.

Mme Laure Latruffe. Je me permets toutefois de préciser que le montant de 4,6 milliards d’euros n’a pas vocation à être pérenne ; il baisserait rapidement, puisque l’objectif est de réduire l’usage et donc l’achat de pesticides.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est une logique proche de celle de la taxe sur le tabac.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). À cette différence que la taxe sur le tabac est payée par le consommateur final, alors qu’ici, quand bien même un système de redistribution est mis en place, c’est d’abord l’agriculteur qui paie la taxe. Or, il produit des denrées alimentaires dont nous avons tous besoin pour vivre. Si nous allons au bout de la logique, pourquoi s’en tenir aux pesticides de synthèse ? Pour quelle raison ne pas taxer les pesticides au sens large, qu’ils soient de synthèse ou naturels ?  Ils ont tous un impact sur l’environnement. Il me semble que la taxe sur les produits phytosanitaires considère l’agriculteur comme responsable du problème alors que le premier citoyen ayant la possibilité de faire un choix est celui qui achète un produit alimentaire. À partir du moment où il choisit le produit alimentaire le moins cher, au détriment du mieux produit, son choix entraîne un impact sur l’environnement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais tenter de résumer et de conclure sur ce sujet de la taxe. Il s’agit d’un mécanisme neutre sur le plan macroéconomique pour le monde agricole et qui, en théorie, n’a pas d’impact sur le pouvoir d’achat des consommateurs, sous réserve d’éventuels effets de bord. Toute taxation sur les produits finit par être facturée aux agriculteurs. Ce n’est donc pas la rentabilité des grandes firmes phytopharmaceutiques qui est visée car, sur ce point, d’autres leviers peuvent être mobilisés. Nous parlons bien ainsi d’une taxe sur les produits dont on pense qu’elle sera répercutée sur le monde agricole afin d’accélérer la décroissance de l’usage des produits phytosanitaires.

Je terminerai par une question d’ouverture, que nous partageons avec Mme la présidente et que nous souhaitons poser à tous nos interlocuteurs. Qu’est-ce qui empêche de penser une harmonisation européenne totale en termes d’autorisation des produits ? Bien sûr, cette harmonisation tiendrait compte des zones géographiques et des contextes pédoclimatiques. Mais nous pensons à une cartographie fondée sur la géographie physique, et non sur les frontières nationales. Cela supprimerait les situations de concurrence déloyale entre les États membres. C’est une idée qui pourrait être difficile à porter par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), parce qu’elle remettrait une partie de sa raison d’être en cause, en quelque sorte. Mais les concurrences intracommunautaires, réelles ou vécues comme telles, forment un obstacle aux progrès. La puissance normative européenne ne doit-elle pas aller jusqu’au bout de sa logique et inventer un système plus performant et plus juste ?

M. Christian Huyghe. En effet, monsieur le rapporteur, il est possible de penser un système totalement différent et de s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, par exemple sur les variétés. On inscrit des variétés dans un pays, elles peuvent être commercialisées ailleurs et il est possible d’établir des listes recommandées propres aux pays sur la base de l’adaptation locale. Dans le cadre des produits phytosanitaires, aujourd’hui, les molécules sont agréées à l’échelle européenne, mais les autorisations de mise sur le marché des produits sont dispensées à l’échelle nationale, alors qu’elles pourraient tout aussi bien l’être à l’échelle européenne.

En revanche, il me semble que les doses homologuées doivent être déterminées à l’échelle nationale. L’efficacité des doses homologuées est très dépendante des conditions locales mais aussi des techniques de culture pouvant varier d’un pays à l’autre. La construction de la dose homologuée ne demande pas beaucoup de temps, contrairement à la vérification de l’absence de risques en termes de toxicité, génotoxicité et écotoxicité. L’autorisation au regard des risques pourrait ainsi, de mon point de vue, passer à l’échelle européenne. L’homologation doit prendre en compte la question des spécificités, autant pour les produits tels que nous les connaissons aujourd’hui que pour les alternatives ou les produits de biocontrôle, dont les conditions d’utilisation dépendent aussi des conditions locales. La réflexion sur cette question doit mobiliser des compétences un peu différentes, davantage en lien avec l’agroécologie ou l’agronomie, et moins avec la dimension « tox-écotox ».

Je souhaitais répondre également à madame Heydel Grillere, qui se demandait pourquoi on n’envisageait pas de taxer de la même manière les pesticides de synthèse et les produits de biocontrôle. La réponse est que l’incidence de ces derniers sur la santé humaine, sur la biodiversité et sur l’état du milieu est sans commune mesure avec celle des pesticides. Si l’on cherche à réduire l’usage des produits phytosanitaires, c’est parce qu’ils ont un impact non soutenable à long terme. Les produits de biocontrôle qui auraient un impact non soutenable doivent simplement ne pas être autorisés.

Je conclus en insistant une nouvelle fois sur le recours à d’autres leviers tels que la prophylaxie. La taxation dont nous parlons n’aurait pas lieu d’être si la pression baissait grâce à la prophylaxie, qui ne saurait quant à elle être taxée. De la même façon, la sélection de variétés résistantes permet de grands progrès. Par exemple dans la vigne, le changement de variété peut faire passer l’indice de fréquence de traitement (IFT) fongicide moyen de 11 à 2 : c’est un progrès majeur. C’est la raison pour laquelle il convient d’encourager ces pratiques, comme il faut encourager tout ce qui permet de réaliser la transition majeure qu’il nous revient de mener.


43.   Audition de M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020 (mercredi 8 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous entrons dans la phase finale des travaux de notre commission d’enquête visant à identifier les raisons de l’échec des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires. L’examen critique que nous conduisons de ces politiques publiques s’achèvera par l’audition de plusieurs personnalités ayant eu à les conduire, notamment les anciens ministres de l’agriculture. Nous accueillons aujourd’hui M. Didier Guillaume, qui a été ministre de 2018 à 2020. Je peux témoigner du soutien de principe qu’il a toujours accordé aux travaux parlementaires, y compris lorsqu’il était dans l’exécutif.

Notre commission d’enquête ne cherche pas à nommer des responsables ou à pointer des défaillances, mais à comprendre. Nous voulons comprendre, monsieur le ministre, la perception que vous avez eue, dans l’échelle des priorités qui étaient les vôtres, de cette politique publique qui datait du Grenelle de l’environnement. Pouvez-vous nous exposer les difficultés que vous avez rencontrées ou, au contraire, les facteurs qui ont facilité votre action, dans la conduite de cette politique publique ?

Je rappelle, avant de vous donner la parole, que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Didier Guillaume prête serment.)

M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture entre 2018 et 2020. Je ne pensais pas revenir à l’Assemblée nationale, trois ans après avoir définitivement quitté la vie politique. Toute ma vie, notamment pendant les dix années où j’ai été sénateur et les vingt mois où j’ai été ministre, j’ai considéré que le travail du Parlement était essentiel. Moi qui suis un homme du monde rural, qui ai toujours été élu en zone rurale, je sais trop ce qu’est la démocratie et d’où vient la légitimité. Je sais aussi combien les commissions d’enquête sont utiles, surtout quand, comme c’est le cas de la vôtre, elles sont d’intérêt général.

La question que vous posez est celle du projet de société que nous voulons. Je crois qu’il y a désormais un consensus et que tous les députés sont d’accord pour dire qu’il faut aller le plus vite possible vers une réduction drastique – voire l’arrêt total – de l’utilisation de certains produits phytopharmaceutiques. L’idée selon laquelle la transition agroécologique doit être faite le plus vite possible, tout en tenant compte du développement économique, social, environnemental et sanitaire, fait également l’objet d’un large consensus.

Pour en venir plus précisément à la question qui occupe votre commission d’enquête, si le glyphosate a hystérisé la société et est devenu une sorte de symbole, je crois qu’il ne faut pas oublier les autres produits phytosanitaires, dont il importe de réduire drastiquement l’utilisation. Mon objectif était clair en tant que ministre – et je pense que c’est toujours le cas aujourd’hui : il faut sortir le plus vite possible du glyphosate, de façon effective et opérationnelle, ce qui suppose d’avoir une alternative, et réduire drastiquement l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans notre agriculture.

Lorsque j’étais président du département de la Drôme, je me suis battu pour que ce département devienne le premier département France en termes de surface agricole utile en bio. Avec les chambres d’agriculture, nous avons créé le salon Tech&Bio pour affirmer clairement qu’une autre agriculture était possible. Mais je ne crois pas qu’elle puisse remplacer l’agriculture classique. Le ministère de l’agriculture est aussi, désormais, celui de la souveraineté alimentaire ; or, pour garantir notre souveraineté, il nous faut une agriculture productive. Il faut tenir ensemble la nécessité de la souveraineté et celle de la transition agroécologique. Ne pas faire cette transition, ce serait faillir à la fois à notre destin et à nos origines. Il est essentiel de mieux prendre en compte l’environnement et la santé de nos concitoyens.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour cet exposé liminaire, qui vous a permis de réaffirmer vos convictions et l’éthique qui a été la vôtre. J’aimerais à présent revenir sur la manière dont, en tant que ministre, vous avez géré la conduite des plans Écophyto et, plus largement, des politiques d’agroécologie de 2018 à 2020.

Vous avez succédé à Stéphane Travert et, si l’on excepte le très bref passage de Jacques Mézard à ce poste, vous avez été le deuxième ministre de l’agriculture du précédent quinquennat, avant Julien Denormandie. Vous n’avez pas eu à faire voter de grande loi, mais vous avez eu à mettre en œuvre plusieurs dispositifs, dont le plan Écophyto II+. Le plan Écophyto II avait été lancé en 2014-2015, à la suite d’un rapport que j’avais remis au Premier ministre de l’époque, Manuel Valls. La nouvelle majorité, après les états généraux de l’alimentation, a décidé de lancer le plan Écophyto II+. Pouvez-vous nous rappeler en quoi ce nouveau plan marquait une rupture par rapport au précédent ?

M. Didier Guillaume. J’ai été nommé ministre le 16 octobre 2018, quelques jours après l’adoption de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim), sur laquelle je me suis d’ailleurs abstenu lorsque je siégeais au Sénat. Il m’est revenu de la faire appliquer, ainsi que le plan Écophyto II+. Je ne suis pas certain que ce plan marquait une rupture avec le précédent, mais il permettait d’aller un peu plus loin.

Depuis quelques années, on dit que les plans qui se sont succédé n’ont pas fonctionné, que cette politique a été un échec. Je ne le crois pas du tout. Si notre objectif avait été d’arriver à 0 % de produits phytophamarceutiques dans nos terres agricoles, on pourrait dire que nous avons échoué ; mais ce n’était pas notre objectif, puisque c’est impossible.

Je pense que cette politique a été une réussite à deux niveaux. D’abord, elle a fait prendre conscience aux agriculteurs que le modèle qu’ils suivaient n’était pas durable. Lorsque les fermes Dephy ont été créées et que nous avons engagé la régionalisation du plan Écophyto II, on s’est aperçu que nombre de nos concitoyens agriculteurs étaient convaincus que ce changement était nécessaire. Je le répète, la transition agroécologique doit se faire en même temps que le développement économique : il faut concilier santé et compétitivité. Ensuite, cette politique a entraîné une prise de conscience chez nos concitoyens. Jamais l’agriculture et l’alimentation n’avaient été aussi présentes dans le débat public français. On le doit au Président de la République, qui a lancé les états généraux de l’alimentation et organisé la fameuse réunion de Rungis. À partir de là, Françaises et Français se sont, plus que jamais, intéressés à ces questions.

Mais il est évident que le plan Écophyto n’a pas été une réussite, au vu des objectifs qui avaient été fixés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si ce n’est ni un échec, ni une réussite, comment pourriez-vous le qualifier ?

M. Didier Guillaume. Je pense que c’est une réussite, parce que cela a conduit à une prise de conscience à la fois chez nos agriculteurs et nos concitoyens, et que ce mouvement est irréversible. Cela n’a, en revanche, pas été une réussite, dans la mesure où la sortie du glyphosate ne pourra se faire que lorsqu’il y aura une alternative. Mais je ne dirais pas pour autant que cela a été un échec, car il y a eu des avancées. Durant l’année et demie où j’ai été ministre de l’agriculture, nous avons éliminé une grande partie des agents cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de catégorie 1 et 2. Désormais, il ne faut plus seulement supprimer des molécules, mais changer le système.

Or, cela prend du temps. Je pense que le temps de la transition agroécologique n’est pas le temps de l’agriculture et de l’alimentation. Nous avons tous pensé que nous pourrions aller plus vite, mais ce n’est pas le cas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour résumer, vous estimez que la bataille culturelle a été gagnée, puisqu’il y a eu une prise de conscience de nos agriculteurs et de la population. Vous dites que l’on ne pouvait pas atteindre notre objectif, mais il n’était pas de 0 % : il s’agissait de réduire de 50 % l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Cet objectif n’était pas inaccessible, puisque les fermes Dephy ont pu l’atteindre. Ce que l’on n’a pas réussi, c’est à généraliser ce résultat.

Vous dites qu’il faut du temps. Des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) et de Solagro nous ont fait remarquer que cela fait presque une génération que l’on dit qu’il faut réorienter l’agriculture pour tenir compte de l’environnement et de la santé humaine. Pensez-vous qu’il faudra encore une génération pour y arriver ? Cela fait un moment que les réformes de la politique agricole commune (PAC) et leurs déclinaisons nationales ne sont pas à la hauteur des mutations attendues. Comme ancien ministre de l’agriculture, l’admettez-vous aujourd’hui ?

M. Didier Guillaume. Je l’admets et j’espère qu’il ne faudra pas une génération de plus. Je pense en effet que la transition agroécologique ne se fait pas assez vite.

On a consacré de l’argent aux fermes Dephy et je me souviens que vous aviez déposé des amendements, monsieur le rapporteur, pour demander que l’on en consacre davantage. Les fermes Dephy ont très bien fonctionné mais elles ne permettent pas une massification de changements de pratiques. J’ai été un militant du bio et nous lui avons consacré beaucoup d’argent dans le cadre du plan Écophyto II ; mais on ne peut pas faire passer du jour au lendemain toute notre agriculture en bio. Les rendements n’étant pas les mêmes, ce n’est pas avec ce type d’agriculture que l’on pourra faire manger nos concitoyens. Le ministère de l’agriculture se bat pour garantir notre souveraineté alimentaire mais la France ne produit que 45 % des fraises et des poulets qu’elle consomme. J’en reviens donc à cette question : quel modèle voulons-nous ? Préfère-t-on aller plus vite sur la transition agroécologique, au risque de devoir importer davantage, ou bien souhaite-t-on trouver un équilibre ? Lorsque j’étais ministre, j’ai fait le choix de l’équilibre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Lorsque vous étiez ministre, vous avez signé le contrat de solutions, qui vous a été proposé par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Il est très critiqué : beaucoup considèrent que le droit mou, fondé sur la bonne volonté des acteurs, n’a pas d’effet. Y avez-vous cru à l’époque et, si tel est le cas, y croyez-vous encore ? Ne pensez-vous pas qu’il faudrait mettre plus d’argent et plus de règles, au lieu de faire confiance aux acteurs ? Ou bien faut-il selon vous jouer sur les deux leviers ?

M. Didier Guillaume. C’est moins un problème d’argent que de volonté. Lorsque le syndicat majoritaire a proposé, avec quelques dizaines d’autres organismes, ce contrat de solutions, j’ai estimé que l’État ne pouvait pas ne pas soutenir cette initiative et j’ai demandé au Premier ministre de le signer. Mais, parallèlement, j’ai travaillé à la création des plans de filières, qui ont plutôt bien marché. J’ai également soutenu le travail réalisé par les instituts techniques et favorisé la recherche, qui est absolument nécessaire à la transition écologique, au sein de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), de l’Association de coordination technique agricole (Acta) ou encore d’Interfel.

Lorsque j’ai signé le contrat de solutions au Salon de l’agriculture, c’était pour montrer aux agriculteurs qu’il est possible de faire muter notre agriculture. J’avais coutume de dire que lorsqu’on veut aller d’un point A à un point B, même si l’on n’atteint pas le point B, l’essentiel est de ne pas rester au point A. J’estime que nous avons avancé sur de nombreux sujets.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le contrat de solutions n’a pas produit de résultats.

M. Didier Guillaume. J’avoue ne pas avoir suivi tout cela depuis trois ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous savons bien que même le ministre le plus actif ne verra jamais les résultats de son action avant plusieurs années. Mais ce dont nous voulons nous assurer, c’est que les moyens que vous avez mis étaient à la hauteur des enjeux. Or je constate que le comité d’orientation stratégique et de suivi (COS) du plan national de réduction des produits phytosanitaires, auquel j’ai souvent pris part, s’est réuni de moins en moins. Vous rappelez-vous le nombre de fois où vous l’avez réuni, lorsque vous étiez ministre ?

M. Didier Guillaume. Je dirais deux ou trois fois.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est beaucoup moins que sous le mandat précédent et cela s’est aggravé après vous. Vous avez signé le contrat de solutions, qui repose sur la bonne volonté des acteurs – et je n’y suis pas opposé par principe – mais il existait aussi un organe officiel, le COS, placé sous votre autorité. Vous est-il apparu que c’était le lieu d’action le plus pertinent ?

M. Didier Guillaume. Je ne mets évidemment pas sur le même plan le comité d’orientation stratégique et le contrat de solutions. J’ai considéré qu’il importait de signer ce dernier et de travailler avec le syndicat majoritaire et les organismes qui s’étaient associés à lui, et je continue de penser que c’était une bonne chose. Mais il n’y a pas de doute que c’est au sein du COS Écophyto que les choses se passaient, moins d’ailleurs au cours des réunions plénières, auxquelles assistaient 150 personnes, que dans le travail réalisé en amont de celles-ci. Nous avons défini des orientations et obtenu des satisfactions : nous avons par exemple précisé les indicateurs permettant de suivre les changements de pratiques des agriculteurs ; nous avons également accru la protection des riverains en définissant des zones de non-traitement (ZNT) et en interdisant d’épandre des produits devant les écoles ou les Ehpad. Voilà des avancées obtenues dans le cadre du plan Écophyto II+. Nous ne sommes peut-être pas allés aussi vite que le Parlement l’aurait souhaité, mais nous avons essayé de trouver des solutions.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’idée de créer des ZNT n’émanait pas du COS : c’est une décision que vous avez prise en tant que ministre, par décret. Elle a suscité des discussions très tendues au Parlement, mais surtout sur le terrain, puisque les députés et les préfets ont été très vivement interpellés. Vous avez sans doute fait l’objet, vous aussi, de pressions fortes et contradictoires, entre les associations de défense de l’environnement qui voulaient agrandir les ZNT et les agriculteurs qui voulaient les réduire. Comment un ministre tranche-t-il ce genre de question ? Le fait-il seul ou en interministériel ?

M. Didier Guillaume. Vous savez très bien qu’un ministre pèse bien peu au sein d’un gouvernement et que les grandes décisions ne sont pas prises dans la solitude de son ministère mais à Matignon, voire à l’étage supérieur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’êtes quand même pas en train de nous dire que c’est le Président de la République qui a décidé de l’étendue de la ZNT ?

M. Didier Guillaume. Non, mais chacun sait que le Premier ministre arbitre les décisions qui sont prises dans les ministères. La situation était très compliquée mais ma préoccupation était la santé des Français et la défense de l’environnement : c’est pourquoi nous avons introduit ces ZNT. Des dérogations ont pu être accordées, pour certaines cultures et à certains endroits, mais nous avons décidé de retenir la même distance partout. Nous avions également demandé que la population soit informée lorsqu’un épandage devait avoir lieu à proximité de lieux d’habitation. Nous avons pris la décision qui nous paraissait la plus pertinente, celle qui devait permettre à la fois de protéger les gens et de ne pas réduire de façon trop importante la surface agricole utile des agriculteurs.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais à présent vous interroger sur la mise en œuvre de la loi Egalim. La mesure relative à la restauration hors domicile (RHD) a une grande valeur symbolique et un rôle de santé publique, puisque le repas pris à la cantine constitue souvent, pour les enfants des milieux les plus pauvres, le repas le plus équilibré de la journée. L’objectif était de passer à 50 % de produits durables, dont 20 % de produits bio. C’est vous qui avez été chargé d’appliquer cette mesure, mais elle n’a pas « accroché ». Vous en êtes-vous rendu compte dès le début ? Je veux souligner que vous avez été l’un des inspirateurs de cette disposition, parce que votre département a été pilote et que vous avez réussi là où d’autres ont échoué.

M. Didier Guillaume. Évidemment, je m’en suis rendu compte assez vite. Je me rappelle fort bien, monsieur le rapporteur, vos interpellations incessantes en séance et les amendements que vous avez déposés pour demander toujours plus d’argent pour les programmes alimentaires territoriaux. Quand j’émettais un avis défavorable, vous me disiez que je porterais la responsabilité de l’échec du dispositif. Or, j’ai toujours estimé que ce n’était pas une question d’argent, mais de volonté politique.

Quand nous avons créé la plateforme Agrilocal dans le département de la Drôme, c’était pour que chaque agriculteur puisse approvisionner les écoles et les collèges du département. Cette structure a été validée par le ministre de l’agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, et par Mme Duflot, ministre de l’égalité des territoires et du logement. Cette initiative a très bien marché et a été étendue à une trentaine de départements et à deux régions. Avec ce genre de structures, il est très facile d’avoir 20 ou 30 % de produits bio dans la restauration scolaire et 50 ou 60 % d’approvisionnement local. Le tout, c’est de s’en donner les moyens, et ce n’est pas toujours une question d’argent.

Cela étant, je fais le même constat que vous : on pourrait aller beaucoup plus loin.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous livrez là un élément important. En effet, une explication que nous entendons souvent est que la période de la Covid-19 a empêché d’atteindre les objectifs. Or, on voit bien que dès avant cette période, lorsque vous étiez ministre, les choses n’allaient déjà pas bien. Ce n’est pas seulement une question d’argent : cela « n’accroche pas ».

Vous avez également eu la responsabilité de la séparation du conseil et de la vente. Ce n’est pas vous qui avez conçu cette séparation et je ne suis même pas sûr que vous l’ayez votée au Sénat. Nous vous auditionnons certes en votre qualité d’ancien ministre, mais pouvez-vous nous dire quel était, à l’époque, votre avis de sénateur ? Avez-vous dû appliquer en tant que ministre une mesure que vous ne jugiez pas bonne ?

M. Didier Guillaume. J’émettais des réserves sur certaines parties de cette loi mais, pour autant que je me souvienne, si je ne l’ai pas votée au Sénat, ce n’est pas parce qu’elle ne me plaisait pas. Dans cette assemblée, les choses se déroulent d’une manière contre-intuitive : quand on vote pour un texte, on est contre la majorité de l’Assemblée nationale, et quand on vote contre, on est pour.

J’étais très favorable à la séparation de la vente et du conseil, qui me semble essentielle. Avec l’administration du ministère, je me suis bagarré pour cela et nous sommes allés le plus loin possible dans l’application de cette mesure, ce qui nous a même valu d’être attaqués en justice par Coop de France – l’actuelle Coopération agricole.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’était plutôt, me semble-t-il, la FNA, la Fédération du négoce agricole.

M. Didier Guillaume. Nous avons donc dû défendre notre position devant le juge administratif. C’est dommage, car la séparation de la vente et du conseil est une mesure qui porte ses fruits si l’on dispose d’un personnel suffisant. Nous y avons donc consacré des moyens, de telle sorte que, sur le terrain, des techniciens passent deux fois tous les cinq ans dans chaque exploitation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce que vous décrivez relève du conseil stratégique. Pensez-vous vraiment qu’avec une visite tous les deux ans et demi – en réalité, il s’agit d’ailleurs plutôt d’une participation à des réunions –, on puisse changer la pratique d’un agriculteur et l’orientation d’une ferme, voire optimiser l’utilisation des phyto ? Est-ce que ce sont là les moyens mis en œuvre pour appliquer la séparation du conseil et de la vente ?

M. Didier Guillaume. Il s’agit de vérifier si cette séparation est appliquée. Tout ne peut pas venir de l’État et tomber d’en-haut. Si des mesures ne sont pas prises au niveau des territoires et si des pratiques vertueuses ne sont pas mises en œuvre par les techniciens des chambres d’agriculture ou par les associations et syndicats, il est évident que ces deux visites dans les exploitations ne pourront pas faire bouger les choses. Elles visaient en tout cas à expliquer cette séparation et à faire le point.

Les agriculteurs ont pris conscience de la situation, même si c’est plus facile pour certains que pour d’autres et s’il faut sans cesse expliquer et tenter de convaincre que la transition agroécologique est essentielle pour l’avenir de notre planète et pour celui de notre alimentation.

M. Dominique Potier, rapporteur. La loi Egalim interdit la production en France de molécules qui ne sont plus autorisées à l’échelle européenne. Cela n’a-t-il pas été mis en œuvre sous votre responsabilité ?

M. Didier Guillaume. Peut-être, mais je n’en ai pas le souvenir.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette question a été très discutée. Nous vérifierons et nous interrogerons, le cas échéant, vos prédécesseurs et successeurs. L’enjeu était énorme, et une pression très forte a été exercée par l’industrie phytopharmaceutique, dont le lobbying a même été dénoncé au Parlement. Quelle a été la relation du ministre avec ce secteur ? Nous vérifierons, mais il me semble qu’il s’agissait peut-être plutôt de dispositions de la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi « climat et résilience », qui a été votée après votre passage au ministère.

Comment vous positionniez-vous par rapport au cadre interministériel ? C’est là une question que je poserai à tous les ministres et, puisque vous êtes désormais un homme totalement libre, vous allez pouvoir nous dire ce qu’il en est de la politique interministérielle.

Une autre question sensible est celle de l’influence des filières et des groupes d’intérêts de la profession sur le ministre de l’agriculture. Soumis à des injonctions contradictoires entre une politique d’intérêt général, le Parlement, les ONG et les alertes de ses collègues, comment le ministre arbitre-t-il ? Pouvez-vous dire aujourd’hui que vous avez rendu chacun de vos arbitrages en conscience et sans que des influences s’exercent sur vous ou à un autre niveau de l’État – je pense à Matignon et à l’Élysée –, avec le sentiment profond de ne pas être sous la pression de groupes d’intérêts ?

M. Didier Guillaume. Le jour de mon arrivée au ministère, dans le petit discours que je devais prononcer sur le perron, j’ai déclaré qu’aucun lobby ne franchirait cette porte et, durant les vingt mois où j’ai été ministre, aucun lobby ne l’a franchie, parce que je n’ai été saisi d’aucune demande de rendez-vous, parce que je n’en ai pas sollicité et parce que le travail de l’administration et celui des parlementaires, des nombreuses associations et des syndicats suffit largement. La question est de savoir ce que sont un lobby et un groupe d’intérêts : un syndicat est-il un lobby ou un groupe d’intérêts ? La FNSEA, la CFDT ou la Fédération syndicale unitaire (FSU) sont-elles des syndicats, des lobbys ou des groupes d’intérêts ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Comment l’avez-vous tranchée ?

M. Didier Guillaume. En me disant que j’avais trop de respect pour la démocratie sociale pour penser que les syndicats étaient des lobbys ou des groupes d’intérêts. Toujours est-il que je n’ai jamais reçu aucune entreprise vendant des produits phytosanitaires ni aucun syndicat.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’avez jamais reçu l’industrie phytopharmaceutique durant la durée de votre mandat ?

M. Didier Guillaume. Jamais. Pas une seule fois.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’Union des industries de la protection des plantes (UIPP) n’a pas franchi les portes de votre ministère ?

M. Didier Guillaume. Elle a sans aucun doute rencontré les services du ministère, ce qui est normal.

M. Dominique Potier, rapporteur. Mais elle n’a rencontré ni vous ni votre cabinet ?

M. Didier Guillaume. Moi, je ne crois pas. Quant à mon cabinet, c’est vraisemblable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas forcément un reproche, mais plutôt de l’étonnement.

M. Didier Guillaume. Il est tout à fait certain qu’ils ont rencontré les services du ministère. Il est possible qu’ils aient rencontré également mon cabinet à l’occasion de réunions avec les services mais, personnellement, je n’ai pas souvenir de les avoir reçus.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce n’est pas un reproche. En tant que député, je les reçois, et je suis certain que mes collègues en font autant – c’est normal.

La question que pose le lobbying est de savoir s’il y a pression, sous forme de menaces de tensions sociales ou de risque de dévissage d’une filière. Comment un ministre de l’agriculture – ou n’importe quel autre – gère-t-il de telles pressions ?

M. Didier Guillaume. Comme un député lorsqu’il présente un amendement, lorsqu’il vote ou non un texte ou lorsqu’il s’abstient : avec raison et pragmatisme. Être membre du Gouvernement, c’est, globalement, prendre des décisions objectives, cartésiennes, rationnelles, appuyées sur des éléments très précis. Pour prendre ces décisions, j’ai procédé à de nombreuses concertations avec l’ensemble des syndicats, instituts, filières et associations. Il faut ensuite prendre ses responsabilités et trancher. Du reste, en règle générale, au ministère de l’agriculture, on n’est jamais applaudi lorsqu’on prend une décision. Je ne crois pas avoir été souvent félicité pour les décisions prises durant les vingt mois que j’y ai passés – mais c’est peut-être bon signe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Et l’interministériel ?

M. Didier Guillaume. Le travail relatif au COS est fait par les services. Je tiens, à cet égard, à rendre hommage à la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE) et à la direction générale de l’alimentation (DGAL), qui accomplissent un énorme travail et assurent l’interministérialité en amont, avant que les questions ne parviennent au ministre. Le problème est que, comme vous le disiez au début de votre propos, monsieur le rapporteur, les ministres ont beaucoup de choses à faire à la fois : durant les trois heures où nous nous voyons, nous tranchons en fonction des notes qui nous ont été préparées, puis nous mettons en place le discours politique. L’interministérialité fonctionne donc plutôt bien, car elle permet d’arbitrer, mais ces arbitrages sont souvent prémâchés, prédécidés par l’administration, plus que par les politiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Voulez dire qu’entre l’administration et Matignon, on n’est pas grand-chose ?

M. Didier Guillaume. Pas du tout, mais en l’occurrence, le dossier concernait aussi le ministère de la santé, celui de l’enseignement supérieur et la recherche et celui de l’environnement – dont Mme Borne était chargée à l’époque.

M. Dominique Potier, rapporteur. Notre commission d’enquête a mesuré le coût phénoménal des phyto pour la santé. Je suppose donc que le ministre de la santé a dû vous soumettre à une énorme pression pour accélérer la réduction de l’emploi des phyto, qui n’a finalement pas eu lieu. Pourquoi avez-vous résisté ?

M. Didier Guillaume. Je n’ai pas résisté du tout.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le ministre de la santé n’a pas fait pression ?

M. Didier Guillaume. Depuis le début de mon intervention, je vous ai dit que j’ai tout fait pour réduire le plus vite possible l’utilisation des produits phytosanitaires. À l’époque, Mme Buzyn, qui était ministre de la santé, poussait dans le même sens. Tout le monde a essayé de le faire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourquoi, alors, cela ne s’est-il finalement pas fait ?

M. Didier Guillaume. Sur le terrain, les choses n’avancent pas, pour diverses raisons.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est la faute aux agriculteurs ?

M. Didier Guillaume. Non !

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous pousse un peu…

M. Didier Guillaume. Certes ! Pour certaines cultures, il est absolument impossible de se passer de produits phytosanitaires ; pour d’autres, c’est plus long. La mutation agricole est très difficile et longue à réaliser : nous ne pouvons pas appuyer sur un bouton en disant que telle pratique s’interrompra demain.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous parlons d’une période de dix ans.

M. Didier Guillaume. Beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient s’en passer et progressent. Cela ne fait plaisir à personne de mettre des produits phytopharmaceutiques dans le sol et, en plus, cela coûte cher – mais, en même temps, il faut produire.

M. Frédéric Descrozaille, président. Si je reformule ce que j’ai compris de vos déclarations, vous ne voulez pas parler d’échec car il y a eu une prise de conscience de la part tant des agriculteurs que des citoyens. Avez-vous senti, lorsque vous étiez ministre, que vos services partageaient cet état d’esprit et considéraient que, bon an mal an, il y avait un progrès, que la question devenait incontournable et que, pour reprendre vos termes, le mouvement était irréversible ? Avez-vous senti, au contraire, de la part de certains de vos interlocuteurs, une inquiétude liée au fait que le compte n’y était pas ?

De fait, monsieur le ministre, notre commission d’enquête demande des comptes, et le compte n’y est pas. Vos services ont-ils eu conscience que les objectifs n’étaient pas atteints, qu’ils ne le seraient pas et que les parlementaires constitueraient peut-être un jour une commission d’enquête pour s’interroger sur cet échec ?

M. Didier Guillaume. J’espère que les conclusions de votre commission d’enquête éclaireront cette question car je n’en ai pas la réponse. Toutefois, au fil des nombreux échanges que j’ai eus avec les directeurs et les chefs de service, les deux directions que j’ai citées exprimaient de grandes inquiétudes en constatant qu’elles ne parvenaient pas à avancer pour réaliser l’objectif fixé par le chef de l’État, le Premier ministre et leurs ministres. Où était le blocage ? Les objectifs étaient-ils trop ambitieux ou y avait-il des personnes qui ne voulaient pas avancer ? Il y avait peut-être un peu des deux, mais cela tient vraisemblablement au fait qu’il faut du temps pour atteindre de tels objectifs. Il faut donc aborder ces questions aussi sereinement et objectivement que possible, sous peine de ne pas aboutir.

Ainsi, pour ce qui concerne le plan Écophyto II, sur lequel vous avez travaillé plus que moi, des avancées énormes ont été réalisées. On ne peut pas dire que rien n’a été fait et l’usage des produits phytosanitaires a été réduit. Hormis l’année 2018, où les ventes ont augmenté parce que les utilisateurs ont fait des réserves en prévision de l’augmentation de la taxe annoncée pour 2019, les calculs que nous avons effectués sur la base du Nodu – nombre de doses unités – ou des quantités de substance active font apparaître des baisses globales, si faibles soient-elles.

M. Frédéric Descrozaille, président. Je vous demanderai également de nous dire tout à l’heure, après les questions de mes collègues, quelles seraient vos recommandations pour que cette politique publique soit plus efficace. Avec votre expérience de ministre, que feriez-vous à notre place ?

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). L’interdiction des pesticides s’est faite en plusieurs temps : elle s’est d’abord appliquée, en 2017, aux collectivités locales, puis aux particuliers en 2019, avec pour objectif d’atteindre progressivement, pour les agriculteurs, une réduction de 50 % de leur usage. Cet objectif a été fixé sans qu’on s’interroge sur sa faisabilité. Quel regard portez-vous sur la mise en œuvre des deux premières interdictions, sachant qu’elles s’appliquaient lorsque vous avez été en poste ?

Si c’était à refaire aujourd’hui, et compte tenu des informations dont vous disposez désormais sur le fonctionnement des ministères, que changeriez-vous dans votre traitement du volet agricole, notamment pour ce qui concerne la fixation d’un objectif de réduction à 50 % et pour la constitution du réseau des fermes Dephy ?

Par ailleurs, certaines personnes que nous avons auditionnées ont estimé que la certification HVE – Haute Valeur environnementale –, qui comporte quatre briques, permettait de progresser vers l’objectif de réduction de l’emploi des pesticides, tandis que d’autres ont jugé que ce label n’était pas à la hauteur, qu’il faudrait le supprimer pour ne conserver que le bio. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

La demande me semble être le meilleur moyen de faire progresser et de développer l’offre. S’agissant des enjeux en matière d’approvisionnement durable dans la restauration collective, vous avez dit que c’est davantage une question de volonté politique, plus que de moyens. A cet égard, comment jugez-vous le positionnement des différents échelons concernés, notamment des collectivités locales ?

M. Didier Guillaume. Vous avez raison de rappeler les trois étapes de l’interdiction, qui a d’abord été appliquée aux communes, puis aux particuliers et enfin, à l’ensemble de l’agriculture. La décentralisation, dont je suis un grand partisan, nous a appris que les collectivités locales sont toujours plus efficaces et plus en avance que l’État dans de nombreux domaines – c’est ce que m’a notamment appris ma longue expérience d’élu local. Bien avant que ne s’appliquent ces obligations, de nombreuses collectivités avaient déjà cessé d’utiliser le Roundup pour désherber. C’était vrai également pour les particuliers. Lorsque l’interdiction a été posée pour toutes, certaines communes ont jugé que cette nouvelle mesure imposée par l’État leur coûterait plus cher. Le dispositif fonctionne toutefois très bien.

L’un des points positifs de ce processus est que la réduction de l’emploi des produits phytosanitaires est entrée dans l’esprit de nos concitoyens, qui ont bien compris qu’on ne pouvait plus faire comme avant. De la même manière, on trouve désormais un peu partout des bacs à compost, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, et beaucoup de gens qui ont un jardin ont modifié leurs pratiques. Les choses ont beaucoup évolué.

Pour ce qui concerne l’agriculture, la situation est plus compliquée. Je ne sais pas si, même avec la meilleure volonté du monde, la réduction de 50 % était réalisable en si peu de temps. Mais les femmes et les hommes politiques que vous êtes savez bien qu’il faut fixer des objectifs pour donner du sens à une action. Fixer un objectif de réduction de 50 % à un certain horizon – établi aujourd’hui à 2030, me semble-t-il – pousse à avancer.

Dans le domaine de la restauration scolaire, les progrès dépendent de la volonté des élus. D’après ce que je vois et d’après ce que me rapportent tous mes contacts, dans les crèches et dans les écoles primaires et secondaires, on recourt beaucoup au bio ou à l’agriculture locale – ce qui n’est pas la même chose. Je suis très attaché aux deux aspects, car le bio importé d’Amérique du Sud, pour bio qu’il soit, n’est pas le meilleur modèle à adopter.

Le débat sur la Haute Valeur environnementale est excessif, car cette certification est un sas, un premier pas qui permet d’avancer et qu’il n’est pas possible de « sauter », même si certains puristes considèrent que ce n’est pas assez et qu’il faudrait passer directement au bio.

L’agriculture de conservation des sols est une très belle avancée mais elle exige d’utiliser un peu de glyphosate : faut-il renoncer à cette démarche ou accepter d’y recourir un peu – le moins possible ? Voilà le type d’arbitrage qu’il faut sans cesse rendre. J’ai vu beaucoup d’exploitations qui pratiquaient la conservation des sols et dont les chefs n’étaient pas d’horribles conservateurs indifférents à l’environnement, mais au contraire des gens très progressistes, qui voulaient aller dans ce sens. Toutefois, certaines réalités s’imposent.

Quant à savoir ce qu’il faut changer, j’aurais tendance à dire que c’est tout le système. On s’efforce en effet de procéder çà et là à des baisses ponctuelles, mais il faut se souvenir qu’après la Seconde Guerre mondiale, on a demandé aux paysans français de nourrir la France, voire l’Europe, et qu’ils l’ont fait, en s’équipant de tracteurs de plus en plus gros, tandis que les conseillers du Crédit agricole leur permettaient d’acheter encore plus de matériel. Cette agriculture productive était destinée à faire manger tout le monde. Accessoirement, nous avons beaucoup exporté et si la balance de notre commerce extérieur a encore la tête hors de l’eau, c’est grâce l’agriculture.

Tout changer signifie qu’il faut faire évoluer les mentalités. Peut-être faudra-t-il encore une génération. De fait, il sera difficile de le faire du jour au lendemain mais la prise de conscience que j’évoquais tout à l’heure et les recommandations que vous formulerez pour atteindre nos objectifs y contribueront. Du reste, même avec le train-train habituel, des progrès réels ont lieu chaque année, même s’ils sont insuffisants – trop rapides pour certains, trop lents pour d’autres. Il faut repenser globalement ce qu’est une politique agricole et, dans ce cadre, évoquer d’autres modes de fonctionnement et d’autres pratiques agraires.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Élue d’un territoire qui a donné à notre pays quelques ministres de l’agriculture célèbres, je me réjouis que nous passions à ce cycle final d’auditions des ministres de l’agriculture.

Monsieur le ministre, c’est durant votre ministère qu’a été promulguée la loi Égalim I, qui a introduit la séparation des activités de vente et de conseil pour les produits phyto. Pourquoi les chambres d’agriculture n’ont-elles pas réussi à s’emparer du segment du conseil stratégique ? Ont-elles été réticentes à accompagner la transition vers l’agroécologie ?

Par ailleurs, l’audition du coordinateur interministériel du plan Écophyto a révélé un manque de coordination, et donc de gouvernance, dans la mise en œuvre de ce plan, ce qui l’a affaibli politiquement et financièrement. Quel est votre avis à ce propos ? Pourquoi ces problèmes malgré la nomination – par vous-même – du coordinateur interministériel, fonction que vous avez créée pour encadrer ce plan ?

Vous avez rappelé une déclaration que vous avez faites au début de votre mandat, s’agissant, concernant votre rapport aux représentants d’intérêts. Pensez-vous que, dans le monde agricole et dans les domaines de l’alimentation et de l’agrochimie, l’influence des lobbys serait susceptible de faire échouer le plan Écophyto et, si oui, par quels moyens ? Les lobbys ont-ils d’ailleurs une part de responsabilité dans l’échec de ce plan ?

Enfin, vous avez également déclaré, au début de votre passage au ministère, qu’il revenait aux scientifiques de faire la preuve des conséquences de l’usage des pesticides. Depuis le début des travaux de notre commission d’enquête, nous nous interrogeons souvent à ce propos. Pensez-vous que la procédure d’autorisation de mise sur le marché par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) devrait être remplacée par une logique inverse d’interdiction a posteriori, et pourquoi ?

M. Didier Guillaume. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, la séparation de la vente et du conseil est essentielle, mais elle n’est pas effective : c’est là qu’est le problème.

Je ne pense pas du tout que l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (Apca) ait voulu faire échec à ce processus qui, je ne vous le cache pas, a été un choc pour elles. Dans un premier temps, elles se sont incontestablement montrées réticentes ; mais à aucun moment, elles n’ont mis de bâtons dans les roues. Il faut voir que leurs missions sont nombreuses et que les moyens dont elles disposent sont parfois rognés.

La nomination de M. Bisch comme délégué interministériel visait précisément à mettre un peu plus de liant et à avancer. J’ai lu le compte rendu de son audition. Je ne partage pas tout ce qui a été dit, mais c’est bien normal. Lui aussi avait un rôle important de dynamisation, qu’il n’a peut-être pas pu jouer aussi pleinement qu’il l’aurait voulu. Sa mission consistait à rassembler, à discuter avec l’ensemble des administrations et des régions, où son travail a d’ailleurs été considérable. Les ministres ont toujours besoin de gens qui peuvent prendre un peu de hauteur et les délégués interministériels nous aident beaucoup.

Je l’ai dit : les représentants des lobbys ne passaient par la porte de mon bureau, quoique des influences ne manquent pas de s’exercer. Cela ne me gênait en rien lorsqu’elles venaient de la Coordination rurale, de la Confédération paysanne ou de la FNSEA, qui travaillent dans une perspective agricole. De la part d’entreprises, les choses sont un peu différentes. Néanmoins, je ne crois pas que cela concoure à une perte de responsabilités.

J’ai rapporté au Sénat ce très beau texte qu’était la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt. En accord avec le ministre Le Foll et le haut fonctionnaire Bertrand Hervieu, nous avons mis un terme à cette stupidité qui consistait, pour le ministre, à parapher des autorisations de mise sur le marché (AMM). La science, rien que la science, toute la science ! C’est à elle de se prononcer.

Mme Nicole Le Peih (RE). Le principal d’un collège de ma circonscription a réussi à transformer l’alimentation des élèves, de la sixième à la troisième, grâce à un approvisionnement bio, local et régional, à moins d’une heure et demie de transport. La volonté politique est certes importante mais celle des collectivités territoriales l’est tout autant, à la fois sur le plan économique, pour compenser un éventuel écart financier dans le coût des repas, mais aussi sur le plan de la formation : le chef d’établissement a pris le leadership, le gestionnaire de services a consenti à traiter une multitude de factures et les personnels de service ont accepté d’expliquer la nature et la provenance de chaque plat. Un an après, il n’y a plus aucun gaspillage alimentaire. Le temps long est donc un paramètre essentiel.

M. Didier Guillaume. Vos propos me ravissent. Il s’agit moins de temps long que de volonté claire : une décision, une mise en œuvre.

En l’occurrence, un travail partenarial s’impose entre les collectivités et les rectorats, dont dépendent les gestionnaires d’établissement. En cas d’accord, la collectivité est obligée de mettre à la disposition du gestionnaire plusieurs salariés. D’après mes calculs, dans la Drôme, les économies réalisées pourraient se situer aux alentours de 10 %. Avec le bio et les productions locales, l’étape de la distribution est en effet inutile et les agriculteurs peuvent accéder directement à la commande publique. Une telle expérience pourrait être généralisée.

Mme Nicole Le Peih (RE). Elle favorise également de moindres importations de produits très transformés, dont il est impossible d’assurer la traçabilité.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Vous considérez qu’il faut changer tout le système et qu’il faudra peut-être encore une génération pour y parvenir. En 30 ans, 80 % de la masse d’insectes a disparu en Europe. Vous évoquez des initiatives très vertueuses, notamment dans la Drôme, qui doivent en effet être généralisées. Mais l’État dispose d’autres moyens d’action, en particulier sur le plan fiscal. En 2017, d’après l’Atlas des pesticides, les coûts directement attribuables aux pesticides – dépollution de l’eau, maladies du travail, fonctionnement de la réglementation européenne, soutien public – s’élevaient à plus de 372 millions d’euros en France et à 2,3 milliards à l’échelle européenne, ce qui représente quasiment le double des bénéfices du secteur. Seulement 11 % des financements publics aux acteurs de l’agriculture sont plus ou moins orientés en faveur de la baisse de l’utilisation des pesticides. D’après l’Inrae, l’objectif européen d’un triplement des fermes bio d’ici 2030 – avec la stratégie Farm to Fork – coûterait 1,85 milliard chaque année, soit moins que les coûts sociétaux annuels liés aux pesticides. Pourquoi ne parvient-on pas à mettre un terme à ces dépenses publiques néfastes ? Pourquoi ne sont-elles pas réorientées vers la transition agroécologique ? Comment expliquez-vous une telle incohérence ?

En 2018, vous avez affirmé que c’était aux scientifiques d’apporter la preuve d’éventuelles conséquences de l’utilisation des pesticides sur la santé humaine. Pourtant, ces impacts étaient déjà avérés, notamment grâce à l’étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2013, fondée sur trente ans de travaux épidémiologiques et toxicologiques menés sur une population professionnelle. Vous saviez que, lors de l’AMM, c’est au producteur – et non aux scientifiques – de prouver que son produit n’a pas d’effets inacceptables au regard des différents critères réglementaires. Dès lors, pourquoi avez-vous fait une telle affirmation ?

Il a été question de la restauration collective et de l’accompagnement des agriculteurs pour réduire l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous savons qu’agriculteurs et consommateurs évoluent dans un environnement assez contraint, pour favoriser la production et la consommation de produits nécessitant moins de pesticides. En tant que ministre, quelles relations avez-vous entretenues avec la grande distribution ?

M. Didier Guillaume. Les relations avec les grandes et moyennes surfaces (GMS) ont été très tendues après l’adoption de la loi Egalim, qui prévoit l’interdiction de la vente à perte, et des remises, rabais et ristournes sur les produits phytopharmaceutiques. Je n’oublie pas que, dans leur grande majorité, nos concitoyens s’y approvisionnent et que les prix y sont parfois plus bas. Quoi qu’il en soit, nous devons mener un travail d’éducation s’agissant des produits très transformés.

En ce qui concerne la fiscalité, je ne sais que vous répondre, n’étant plus aux responsabilités depuis trois ans. Il est certes nécessaire de mettre de l’argent sur la table, mais nous devons également changer notre modèle de fond en comble, ce qui, je le répète, ne peut pas se faire du jour au lendemain. Je suis persuadé que l’immense majorité des agriculteurs sera prête à changer ses pratiques si, après deux, trois ou cinq ans, leurs revenus augmentent. Même si la loi Egalim et les états généraux de l’alimentation ont porté leurs fruits, trop d’agriculteurs souffrent encore et gagnent insuffisamment leur vie. C’est précisément pourquoi nous devons les accompagner dans cette transition.

Connaissez-vous la date à laquelle la phrase que vous avez citée a été prononcée ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). En 2018, me semble-t-il.

M. Didier Guillaume. Quel jour ? De quoi s’agissait-il ? C’est affreux de sortir une phrase de son contexte.

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). C’était à propos des naissances de bébés sans bras, dans l’Ain.

M. Didier Guillaume. En effet. Cela n’avait donc aucun rapport avec la question que vous évoquez. J’ai été nommé le 16 octobre 2018 et le 18, je suis allé en déplacement dans la Drôme et en Isère. RTL m’a alors demandé ce qu’il en était des nombreuses naissances de bébés sans bras dans l’Ain, à quoi j’ai répondu que la réponse appartenait aux scientifiques. À ce jour, il me semble qu’aucun lien avec les pesticides n’a été prouvé.

M. Éric Martineau (Dem). Quitte à me montrer politiquement incorrect, je me demande si nous nous posons la bonne question. Pour un ministre de l’agriculture, un objectif de réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides n’est-il pas analogue à ce que serait, pour un ministre de la santé, la réduction de 50 % de la consommation de médicaments ? Aucun agriculteur ne traite par plaisir. La barre n’est-elle pas placée trop haut ?

M. Didier Guillaume. Dès lors qu’un objectif n’est pas atteint, soit la barre est en effet placée trop haut, soit la volonté d’y parvenir n’est pas au rendez-vous. Or, tous les parlementaires, tous les ministres de l’agriculture, tous les agriculteurs et toutes les structures agricoles ont voulu l’atteindre. Votre rapport devra poser ce type de question : disposons-nous de tous les moyens nécessaires pour atteindre un objectif de réduction de 50 % à l’horizon de 2030 ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous ne pouvons pas faire comme si, cet été, nous n’avions pas vécu les conséquences de ces phénomènes en termes financiers et sanitaires. L’objectif d’une réduction de 50 % est ambitieux. En avons-nous les moyens, alors que d’autres stratégies ont échoué ?

Combien de fois avez-vous répété, au banc, que vous étiez le ministre des agriculteurs ! Chaque fois, je pensais au général De Gaulle, demandant à Edgard Pisani de ne pas être le ministre des agriculteurs mais le ministre de l’agriculture. Qu’en pensez-vous ?

M. Didier Guillaume. Edgard Pisani a sans doute été le plus grand ministre de l’agriculture du siècle : il a tout fait lorsque tout était à faire. Le ministre de l’éducation nationale doit être celui des enseignants, le ministre de l’intérieur, celui des policiers, des gendarmes et des pompiers et le ministre de l’agriculture, celui des agriculteurs. Il n’est pas possible de se satisfaire d’un face-à-face entre des blocs. Pendant mes vingt mois d’exercice, j’ai voulu être le ministre des agriculteurs pour être à leurs côtés et les soutenir. La transition agroécologique, la mutation de notre modèle ne se fera pas contre eux mais par eux et avec eux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avec le recul, pensez-vous que vous auriez pu faire plus en la matière ? Si oui, sur quels points précis ?

M. Didier Guillaume. J’aurais tendance à dire : quel gâchis ! Nous avions tout pour réussir. La prise de conscience des citoyens, des agriculteurs, des parlementaires et des politiques est évidente mais, malgré les états généraux de l’alimentation, la loi Egalim et un financement inédit, nous ne parvenons pas à atteindre notre objectif.

Pour autant, nous n’avons pas échoué car de réelles avancées ont eu lieu et continueront de se produire. J’espère que nous parviendrons à atteindre notre objectif en 2030. Pour y arriver, d’importantes mutations de notre organisation sont nécessaires. Si nous en restons au COS, aux plans Écophyto II, Écophyto 2030, au Parlement et à ses commissions d’enquête, je crains que nous n’y arrivions pas. C’est à vous d’apporter des réponses au Gouvernement !

44.   Audition de M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018 (mercredi 8 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons nos travaux avec l’audition de M. le ministre Stéphane Travert. Je rappelle que nous terminons notre séquence d’examen critique des politiques publiques en matière de réduction des usages et des impacts des produits phytopharmaceutiques avec l’audition de plusieurs ministres.

Je vous précise, Monsieur le ministre, que cette commission d’enquête a pour objet de faire la lumière sur les raisons qui expliquent qu’une politique publique n’a pas atteint les objectifs que la Nation s’est fixés. En effet, des moyens ont été mis sur la table, l’appareil d’Etat a été mobilisé aux différents échelons : pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Il ne s’agit absolument pas de pointer des responsabilités nominatives mais vraiment de comprendre. C’est dans cet esprit que nous allons vous demander de témoigner de ce que vous avez vécu.

Vous avez été le premier ministre de l’agriculture du dernier quinquennat, entre le 21 juin 2017 et le 16 octobre 2018, juste avant M. Didier Guillaume que nous venons d’auditionner. Vous aviez une feuille de route. Vous avez conduit les états généraux de l’alimentation qui ont abouti à la première des lois Egalim. Par ailleurs, vous avez hérité de l’objectif de réduire notre dépendance aux produits phytopharmaceutiques. Quelle place cet objectif occupait-il parmi l’ensemble de vos priorités ? Quels constats avez-vous faits quant à l’efficacité de cette politique ?

Nous souhaitons aussi vous entendre sur les enjeux interministériels. A l’évidence, cette politique concerne le ministère de l’agriculture, mais aussi ceux de la santé et de l’environnement. Comment s’est incarné ce fonctionnement interministériel, que ce soit à votre niveau ou au niveau des services ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse, qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenu de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Stéphane Travert prête serment.)

M. Stéphane Travert, ministre de l’agriculture entre 2017 et 2018. Je m’exprime, comme vous l’avez rappelé, en ma qualité d’ancien ministre de l’agriculture du premier gouvernement d’Emmanuel Macron, entre juin 2017 et octobre 2018. Je suis parlementair e depuis 2012.

Je viens ici bien volontiers parce que j’ai confiance dans les prérogatives des parlementaires que nous sommes. Par les commission d’enquête, nous pouvons trouver les voies et moyens pour faire en sorte que les politiques publiques mises en œuvre atteignent les objectifs qui ont été fixés.

Il convient d’abord de rappeler le contexte. En juin 2017, une feuille de route m’a été confiée par le Président de la République et le Premier ministre, qui consistait à préparer et mettre en œuvre les états généraux de l’alimentation (EGA). Il s’agissait de réunir toutes les parties prenantes de la chaîne agroalimentaire pour définir des objectifs visant à mieux répartir la valeur et à promouvoir une agriculture plus rémunératrice sur l’ensemble de la chaîne, plus résiliente, plus sûre, plus saine, plus durable. Nous avons cherché à faire fonctionner l’intelligence collective en réunissant tous les acteurs autour d’un certain nombre d’ateliers thématiques.

La feuille de route prévoyait par ailleurs de définir, travailler, négocier, valider des plans de filières pour mettre en œuvre les objectifs définis au cours des discussions des états généraux.

Enfin, il s’agit de conduire l’examen et la mise en œuvre de la loi dite Egalim, qui comportait deux parties. La première partie portait sur le revenu des agriculteurs et aborderait des problématiques telles que la vente à perte, la construction du prix, les indicateurs de coûts de production, la répartition de la valeur sur l’ensemble de la chaîne de production. La deuxième partie était consacrée à nos manières de produire, pour favoriser la montée en gamme de l’agriculture et proposer une alimentation plus sûre, plus saine, plus durable avec, en corollaire, la diminution de l’usage des produits phytosanitaires. Des mesures telles que la séparation de la vente et du conseil, qui devait être mise en œuvre par ordonnance et, plus généralement, le soutien à l’agroécologie, y figuraient, dans la lignée de la loi d’orientation et d’avenir que nous avions votée en 2014, sous le ministère de Stéphane Le Foll.

Ces trois dimensions de la feuille de route ont été mises en branle sur un pas de temps d’à peu près un an. En outre, en février 2018, le plan d’action Écophyto a été lancé sous l’égide de quatre ministères : l’agriculture, la santé, la transition écologique et solidaire et l’enseignement supérieur et la recherche. Ce plan d’action avait été préparé sur la base des conclusions des EGA et notamment de leur atelier onze, qui avaient confirmé le consensus très largement partagé par la plupart des acteurs sur les objectifs du plan Écophyto II. Concrètement, il s’agissait de réduire de 25 %, à l’horizon 2020, l’usage des produits phytosanitaires, via l’optimisation des systèmes de production ; une réduction supplémentaire de 25 % devait être obtenue à l’horizon 2025, grâce à des mutations plus profondes sur les systèmes de production et les filières.

Nous avions choisi d’accélérer le déploiement des CEPP et l’accompagnement de 30 000 fermes dans la transition vers l’agroécologie. Elles devaient assurer la diffusion des bonnes pratiques obtenues dans le cadre du réseau Dephy.

Ce plan d’action avait été inspiré par deux rapports, celui de l’Inra sur les alternatives, notamment au glyphosate, et celui des inspections générales, l’Igas (Inspection générale des affaires sociales), le CGAAER (Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux), le CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable) sur l’utilisation des produits phytosanitaires.

À ce moment-là, nous ne disposions pas de solutions « clé en main » et j’ai appelé, avec mes collègues de l’époque, à un engagement très fort de toutes les parties, et à la mise en œuvre de solutions plurielles et combinatoires. C’est ici que la question de l’inter-ministérialité se pose. Souvent, on reproche aux politiques publiques de fonctionner en silos. Mais l’interministériel ne se décrète pas ; il s’agit de construire un espace de dialogue régulier entre collègues, entre cabinets, entre administrations, ce qui ne va pas toujours de soi. On a l’habitude d’opposer le ministère de l’environnement et le ministère de l’agriculture. En réalité, bien souvent, nous pouvons poursuivre des objectifs conjoints ; c’est la manière de parvenir à ces objectifs ou la temporalité qui peuvent être sources de désaccord.

Il faut reconnaître qu’un trouble existait quant à l’utilisation des produits phytosanitaires, lié à la présence sur le marché européen de produits qui ne remplissaient pas ce que l’on appelle en droit européen le critère d’exclusion. Ils étaient encore mis en vente dans d’autres pays de l’UE.

Tout en essayant d’avancer dans la négociation avec les filières, dans le travail interministériel, il nous fallait trouver les voies et moyens de parvenir à une forme de concordance et de cohérence des politiques publiques au niveau européen. Nous voyons aujourd’hui que la situation n’a pas vraiment évolué. Nous devons toujours faire en sorte de maintenir une cohérence européenne pour éviter de nous retrouver dans des situations de distorsion de concurrence, comme nous pouvons encore en connaître parfois.

Dans cet esprit, j’ai adressé à la Commission européenne des propositions visant à révoquer, dans les meilleurs délais, l’approbation de substances classées cancérigènes de catégorie 1, du protoxyde de catégorie 1 ou de perturbateurs endocriniens. Je souligne la volonté portée par les quatre ministères de faire des propositions concrètes dans le cadre de l’évaluation du règlement de 2009 qui avait cours à l’époque, pour réformer en profondeur le régime dit de substitution.

Je veux insister devant la commission d’enquête sur l’importance du cadre européen, depuis que la directive a laissé place à un règlement, ce qui nous conduit à agir d’abord au niveau européen, pour définir un cadre plus sûr, plus transparent, plus harmonisé afin de minimiser des distorsions de concurrence ; et ensuite au niveau national, en utilisant les marges de manœuvre disponibles, toujours dans le respect du droit de l’Union, par exemple via les expertises de l’Anses, les mesures de restriction d’usage, etc.

En France, nous avons la capacité de favoriser la réduction des produits phytosanitaires en combinant tous les leviers de la réglementation, des aides financières, de la fiscalité, de l’effort de recherche et d’innovation.

Dans le cadre de ce nouveau plan Écophyto, nous nous étions basés sur les analyses du rapport de Dominique Potier paru en 2014, qui mettait en avant les raisons de l’échec du premier plan Écophyto. En 2018, nous n’avions pas réussi, il faut le dire, à franchir l’étape supplémentaire annoncée dans Écophyto II. Il y a eu des difficultés dans le déploiement des CEPP, en raison notamment de leur caractère expérimental. Il avait été proposé, dans le cadre de l’atelier onze des EGA, de les transformer en régime permanent. Ce dispositif, inspiré des C2E (certificats d’économie d’énergie), incite les distributeurs de produits phytosanitaires à diffuser des actions pour réduire l’utilisation desdits produits.

Par le déploiement des 30 000 fermes Dephy, nous voulions miser sur la force d’un collectif dont, à mon avis, nous avions besoin pour promouvoir les bonnes pratiques et constituer un vivier précieux en termes d’expérimentation et d’innovation. J’avais souhaité améliorer l’articulation de ce dispositif avec les GIEE (groupements d’intérêt économique et environnemental) qui avaient été mis en place en 2014, en ciblant les financements sur celles et ceux qui faisaient des efforts de réduction des intrants, en complément des aides individuelles.

Par ailleurs, a été décidée la séparation de la vente et du conseil pour garantir l’absence de conflits d’intérêts pour celui qui conseille, et pour favoriser le déploiement d’un conseil individualisé adapté aux atouts et aux contraintes de l’exploitation. Je ne reviendrai pas plus longuement sur cette question puisqu’avec Dominique Potier, nous avons mené une mission flash sur l’évaluation de la séparation de la vente et du conseil.

Nous devions considérer la recherche comme étant une priorité globale, s’agissant des impacts sur la santé et sur l’environnement. À court terme, elle devait être orientée sur la reconstruction des systèmes, en mobilisant l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur et de la recherche.

La méthode consistait donc à accompagner graduellement les agriculteurs dans la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Il s’agissait aussi d’insister sur la recherche et l’innovation en regroupant les grandes agences. À l’époque, nous avions procédé à la fusion de l’Inra et de l’Irstea en créant l’Inrae, pour donner une force supplémentaire à ces instituts techniques et de recherche, structurer la recherche sur les impacts des produits phytosanitaires et accélérer la recherche d’alternatives.

Cette recherche d’alternatives, elle ne se décrète pas dans un bureau de la rue de Varennes, ni au ministère de l’environnement et de la transition écologique ou au ministère de la santé. Elle se fait sur le terrain, avec les instituts techniques, avec les agriculteurs, qui ont besoin de modéliser les nouvelles pratiques. Il s’agit également d’aller à la rencontre des acteurs, comme ceux qui mettent aujourd’hui en avant le biocontrôle, d’essayer de définir des solutions combinatoires, de les promouvoir sur le plan réglementaire et juridique quand elles sont disponibles et enfin de les évaluer, à travers les filières. En agriculture, l’évaluation ne peut se faire en temps réel qu’une fois par an. On ne peut pas tout faire en laboratoire.

Je l’ai dit, il s’agissait aussi de travailler sur les plans de filières. Nous les avons négociés à partir du 1er janvier 2018. Au mois d’octobre, trente-cinq plans de filières étaient véritablement portés. Ils avaient trait aux produits phytosanitaires, mais aussi aux modes d’élevage, etc. Le travail a été énorme.

Nous avons conduit deux lectures de la loi Egalim à l’Assemblée nationale et au Sénat. Cela a pris un temps certain mais les discussions se sont révélées intéressantes, plus ou moins inspirées. Nos priorités étaient, d’une part, la feuille de route du Président de la République, et d’autre part, la question du revenu des agriculteurs, pour permettre aux différents modèles de vivre et faire en sorte que notre agriculture demeure compétitive. Nous avons en France, l’agriculture la plus sûre, la plus durable et la plus saine d’Europe ; nous pouvons en être fiers.

Pour conclure, je dirais que le ministère de l’agriculture est un ministère de crise et que c’est un petit Matignon. Vous avez en permanence des crises à gérer, entre l’Outre-mer et la métropole. Vous faites du sanitaire, de l’agronomie, de l’enseignement, de la recherche, de la politique européenne, de la politique internationale. Les 45 000 agents qui travaillent dans ce ministère peuvent être fiers de leur contribution aux politiques publiques.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. En 2017, les états généraux de l’alimentation ont permis de se mettre au travail. Tous les ateliers faisaient des propositions extraordinaires. Je me souviens très bien du moment où Édouard Philippe en a fait le compte rendu ; c’est là que Nicolas Hulot a décidé de partir. On s’est dit : « tout ça pour ça », parce que les propositions retenues apparaissaient très maigres. Elles sont venues alimenter Egalim, qui s’est étoffé à nouveau grâce au débat parlementaire et à la volonté du ministre. Il n’en demeure pas moins que le catalogue retenu dans la foulée des EGA était d’une faiblesse incroyable par rapport à l’espérance que ces états généraux avaient suscitée, que l’on pourrait comparer à celle de la convention citoyenne. Il y avait vraiment l’idée de repenser l’agriculture, ses modèles. Vous avez été le ministre de cette espérance, et puis le ministre de la gestion d’une forme de principe de réalité.

Mais nous allons surtout nous concentrer sur Écophyto. On décide, après les EGA, de lancer Écophyto II+. Je n’ai jamais compris la différence entre Écophyto II+ et Écophyto II. Quelle analyse avez-vous faite des dix ans d’échec relatif des plans Écophyto ? Chacun a sa part de responsabilité et il ne s’agit pas d’attribuer le résultat ponctuel d’une année à un ministre. Collectivement, des ministres passent, dix ans se passent et il n’y a pas de résultats significatifs. Vous partez d’Écophyto II et vous jugez nécessaire d’écrire Écophyto II+. Cela implique un peu plus d’inter-ministérialité mais, pour le reste, on reprend essentiellement les mesures d’Écophyto II et on dit que cette fois, on va les mettre en œuvre, notamment celle qui consiste à s’appuyer sur les 3 000 fermes Dephy pour conduire la transition dans 30 000 fermes.

D’ailleurs, à travers toutes nos auditions, nous n’avons pas retrouvé la trace de ces 30 000 fermes. Quand nous interrogeons l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture ou la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE), ils nous disent qu’ils ne savent pas vraiment combien il y en a. L’idée qui nous avions soutenue, dans notre rapport de 2014, était celle d’un « facteur 10 » par rapport au réseau Dephy, de façon à « embarquer » un paysan sur sept, ce qui correspond au seuil qui, dans les années 1960, avait permis le génie du développement. Mais ici, cela n’a pas fonctionné. Qui a piloté ce dispositif ? On prend une décision, on l’affiche en interministériel dans le cadre d’un comité stratégique et elle n’est pas mise en œuvre.

Par ailleurs vous – ou votre successeur – avez décidé de passer de 3 000 à 2 000 fermes Dephy. Nous avons besoin de comprendre. Nous ne sommes pas ici pour faire des accusations, mais il y a quelque chose qui ne va pas. Où sont passés les crédits publics ? Comment leur usage a-t-il vérifié et évalué ?

M. Stéphane Travert. Je ne partage pas votre pessimisme sur les EGA, après avoir fréquenté les ateliers et constaté la participation nombreuse de tous les acteurs. Les présidents d’atelier, qui avaient des profils divers et variés, ont vraiment travaillé pour aboutir à des propositions, dont quelques-unes relevaient du niveau réglementaire, d’autres de la loi, et on a pu en retrouver dans Egalim. Nous avions fixé quelques urgences, particulièrement la marche en avant du prix et le volet économique de l’agriculture.

Je voudrais rappeler que les EGA sont nés dans une cour de ferme à la Chapelle-Rainsouin, en Mayenne, lors d’une discussion avec des producteurs de lait qui nous disaient qu’ils ne savaient plus comment s’en sortir. Ils travaillaient à perte, ne pouvaient plus payer leurs charges, voulaient mieux traiter la question du prix avec leur transformateur, reconstruire une relation avec les distributeurs. C’était le point d’orgue du travail que nous avions à mener.

Je peux entendre, bien évidemment, qu’il y a eu de la déception quant aux propositions formulées. Le ministre de la transition écologique et solidaire n’était pas venu à la restitution des travaux parce qu’il considérait que le compte n’y était pas. J’ai regretté cette absence. On a toujours tort à ne pas être présent autour de la table, pour discuter et dialoguer. C’était son affaire, pas la mienne.

J’avais rencontré des parlementaires et plusieurs m’avaient fait entendre qu’ils souhaitaient être force de propositions. Nous avions ainsi laissé de la latitude au débat parlementaire. Ce débat a eu lieu puisque nous avons triplé, voire quadruplé le nombre d’articles. Nous avons examiné pas moins de 4 000 amendements.

Le choix du Premier ministre à l’époque était d’encourager au maximum un fonctionnement transversal entre ministères, parce l’agriculture doit fonctionner avec la recherche, l’innovation, l’enseignement supérieur. Il est beaucoup plus difficile d’avancer dans ce cas. On peut avoir des objectifs communs mais une manière de voir différente. Parfois, la discussion consiste à savoir qui met quels moyens sur la table. Ces discussions interministérielles ont été quelquefois longues et laborieuses, mais elles ont toujours trouvé une issue.

S’agissant d’Écophyto II, nous avions perçu les insuffisances d’Écophyto I dans le rapport que vous aviez porté à l’époque. Nous aurions pu l’appeler Écophyto III mais nous avons choisi Écophyto II+ parce que nous restions sur les mêmes bases, en ajoutant cette notion de transversalité entre les différents ministères. Nous avions besoin de matérialiser les engagements pris par le gouvernement pour donner une nouvelle impulsion.

L’objectif des 30 000 fermes n’a pas été défini au doigt mouillé. Nous avons considéré qu’on pouvait passer de 3 000 à 30 000, au regard des chiffres donnés par la profession, parce l’agriculture prenait ce virage de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Si on attire toute l’agriculture dans cette trajectoire, il n’est pas compliqué de trouver 30 000 fermes. Sur le passage de 3 000 à 2 000 fermes Dephy, je ne sais pas vous répondre, je ne m’en souviens pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il se peut que ce soit une erreur chronologique. Nous poserons plutôt la question à votre successeur. Pour les 30 000 fermes, il y a un contrat avec l’APCA, avec le syndicalisme, avec les instituts, piloté par la DGPE. Un contrat, cela s’évalue.

Notre commission d’enquête a déterminé que le régime d’autorisation et le retrait des produits classés CMR 1 et 2 ont été l’un des principaux moteurs de la stabilisation globale de l’usage des pesticides, avec le marché qui a, un temps, tiré vers le bio. Mais nous ne voyons pas, de ce point de vue, les effets de la politique de développement, à part dans les laboratoires, les fermes écoles ou les fermes Dephy. Il y a dix ans, on disait déjà qu’il fallait massifier. On a alors misé sur deux dispositifs, les CEPP et les 30 000 fermes Dephy. Or, ces fermes sont un angle mort dans toutes nos discussions. Apparemment, il y a une sorte d’irresponsabilité collective ; ce dispositif n’a pas été mis en œuvre.

L’autre levier, c’était le pari très ambitieux des CEPP. Leur déploiement a été retardé par un recours devant le Conseil d’Etat de la part des distributeurs de produits phytosanitaires. Et au moment où les CEPP commençaient à se déployer, cette dynamique a été anéantie par la séparation du conseil et de la vente, qui n’a pas fonctionné et a même engendré des effets contre-productifs.

Vous avez mis en œuvre cette séparation, qui découlait d’une promesse du Président de la République pendant la campagne présidentielle de 2017. Je pense qu’il y avait la volonté de donner un signal de changement pour sortir de l’impasse sur les produits phytosanitaires et aller vers la transition agroécologique de l’agriculture. Mais nous étions nombreux à penser que cela ne marcherait pas. Partagiez-vous cette intuition à l’époque ?

M. Stéphane Travert. La séparation de la vente et du conseil, vous avez raison de le rappeler, était incluse dans la feuille de route du Président de la République. Quand vous êtes ministre, vous appliquez la feuille de route du Président de la République et du Premier ministre ; sinon, vous n’êtes pas ministre.

La séparation de la vente et du conseil part d’une idée plutôt bonne. On pouvait reprocher à ceux qui faisaient du conseil de forcer la vente parce que ce sont des entreprises, avec des objectifs commerciaux à remplir. Il apparaissait ainsi que la séparation de la vente et du conseil pouvait être l’un des facteurs de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires. Puis est arrivée la séparation capitalistique, qui est tout à fait différente ; la mission que nous avons conduite ensemble l’a bien démontré. On doit avoir la capacité, dans une coopérative par exemple, de différencier la facturation du conseil et la facturation de la vente. Nous avons constaté que la séparation capitalistique n’était pas simple à mettre en œuvre. Lors du mandat précédent, lors d’une mission sur la situation des coopératives, j’avais délibérément posé la question, parce que je ne sentais pas cette mesure, non pas de séparation de la vente et du conseil, mais de séparation capitalistique. À mon sens, elle est très difficile à mettre en œuvre.

En 2018, lorsque nous parlions d’Egalim, nous n’avions pas l’ensemble de ces données. C’était la commande politique, à laquelle il fallait répondre. Il y a eu un débat parlementaire et j’ai bien entendu les observations mais nous avons travaillé par ordonnances. Nous avons laissé une partie de la rédaction aux services de l’État et à l’ensemble des acteurs des filières, avec lesquels nous avons travaillé.

Notre rôle est d’évaluer les politiques publiques. Qui est mieux placé pour évaluer les politiques publiques que celui qui les a mises en œuvre un moment donné ? C’était ma responsabilité et j’ai accepté de le faire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cela paraît très technique, je le conçois, mais je me permets d’insister, parce qu’il s’agit de l’un des rares leviers innovants identifiés en 2014, les CEPP, et qui a été sacrifié. L’idée, c’est qu’en responsabilisant les filières et les acteurs locaux, on va inventer des solutions. Si on ne les trouve pas, on est sanctionné. Si on les trouve, on est récompensé.

Je me souviens très bien des débats parlementaires. Nous vous avons alerté sur le fait qu’on ne pouvait pas promouvoir à la fois les CEPP et la séparation du conseil et de la vente. C’est l’un ou l’autre. Or, par ordonnance, vous avez supprimé la sanction financière liée aux CEPP, ce qui vaudra un recours que nous perdrons sur la forme, mais pas sur le fond. Ce souvenir est très douloureux, parce qu’un dispositif a été sacrifié au profit d’un autre dispositif qui se révèle être un échec.

Six ans ont été perdus. Il n’y a pas 30 000 fermes. Le conseil stratégique s’est peu déployé : on n’a pas fait atteint 10 % de ce que l’on devait faire. En réalité, les agriculteurs continuent à être conseillés par leurs vendeurs de façon officieuse.

M. Stéphane Travert. Nous ne parlons pas de 2018, parce les ordonnances ont été mises en œuvre à partir de 2019, je crois. C’est un choix politique, il faut l’assumer. Nous avons fait ce choix politique en estimant qu’il allait être plus novateur, plus performant que celui qui avait été fait auparavant. On a tout de même pérennisé le dispositif des CEPP qui était jusque-là en phase d’expérimentation.

S’agissant des 30 000 fermes, le débat consiste à savoir comment on entraîne d’autres agriculteurs, à partir de groupes d’agriculteurs qui ont la capacité à démontrer qu’il est possible de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires à travers différentes combinaisons de solutions agronomiques et de techniques culturales. Quand l’expérimentation est réussie et diffusée largement, elle entraîne les autres. Vous avez besoin de gens en tête de pont, pour mettre en œuvre les nouvelles pratiques, et qui entrainent les suiveurs, qui y vont parce qu’ils voient que ce qui a été mis en œuvre fonctionne plutôt bien. Nous le constatons par exemple à travers le biocontrôle. Certains agriculteurs expérimentent le biocontrôle ; au début, ils sont les seuls à le faire sur un périmètre de vingt kilomètres, et au fur et à mesure que les collègues des environs s’aperçoivent que ces techniques sont efficaces, notamment pour la culture sous serre de fruits et légumes, ils s’y mettent progressivement. C’est peut-être cela que nous n’avons pas réussi suffisamment.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais faire un pas de côté sur un autre décret qui était de votre responsabilité. Cela ne concerne pas directement la France, nos producteurs et notre agriculture, mais c’est un sujet sensible qui touche à l’exportation des produits phytosanitaires interdits au sein de l’Union européenne et/ou en France. Les décrets de la loi Egalim prévoyaient une interdiction au 1er janvier 2022. Il va falloir attendre le 23 mars 2022 pour voir sortir le décret qui précise cette interdiction. Entre-temps, une manœuvre très puissante de l’industrie phytopharmaceutique a été initiée à travers la loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), visant à revenir sur cette disposition, par l’entremise du Sénat et avec l’appui du gouvernement. Un recours est déposé devant le Conseil constitutionnel, qui juge qu’en matière de santé humaine, il y a une seule humanité et qu’on a le droit, en France, de décider qu’il faut protéger les Ukrainiens, les Nigériens et les Canadiens, destinataires de l’atrazine, par exemple. On assiste ainsi à un lobbying très puissant et, finalement, le décret paraît trois mois après la date voulue par le Parlement pour l’entrée en vigueur de cette interdiction. C’est incroyable quand même. Comment vous avez vécu cette période ?

M. Stéphane Travert. On peut toujours regretter que les décrets tardent à sortir. Je fais partie des gens qui considèrent qu’on doit toujours, après une loi, travailler non pas seulement l’évaluation de la loi, mais à vérifier que les décrets d’application sont pris dans les temps et, surtout, correspondent bien à ce qu’a voulu le législateur. On a pu avoir des surprises.

Je me souviens du débat. Des produits sont interdits en France, mais fabriqués en France en vue d’être exportés. Devions-nous interdire leur production sur le sol français et donc, quelque part, nous ingérer dans le droit des affaires en interdisant leur vente à l’extérieur ? C’est tout l’honneur de la France et de l’Europe d’interdire des produits que l’on considère comme dangereux. Mais à partir du moment où des firmes françaises produisent et vendent dans des pays où ces produits ne sont pas interdits – on peut considérer que c’est une erreur de ne pas les interdire – nous entrons dans une autre dimension, cela représente une forme d’ingérence dans les politiques de ces pays.

Au plan européen, la France a la capacité de pouvoir faire un signalement, de déposer des recours. Elle n’a pas hésité à le faire lorsqu’elle estimait que des substances dangereuses pénétraient sur le territoire européen et n’étaient pas conformes à nos standards de production.

À travers la loi, avons-nous la capacité d’interdire à une entreprise de vendre des produits ailleurs dans le monde et, quelque part, d’enfreindre les règles de la liberté du commerce ? La concurrence libre et non faussée n’est pas forcément ma tasse de thé, mais nous nous situons bien dans ce cadre. À mon avis, il faudra revenir sur ce sujet. Il faut se réinterroger sur l’ensemble de ces pratiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il y a eu une pression énorme, manifeste de l’industrie phytopharmaceutique, un lobbying au Parlement qu’on a eu l’occasion de dénoncer. Comme ministre de l’agriculture, vous n’avez pas plaidé pour le respect de la loi Egalim et, dans le débat interministériel, vous n’avez pas cherché à décourager vos collègues qui voulaient revenir sur cette décision prise par le Parlement.

M. Stéphane Travert. Je n’ai pas de souvenir particulier sur ce sujet. Je me souviens effectivement des débats au Parlement, des amendements qui avaient été déposés en faveur de l’interdiction.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est le débat parlementaire, mais rien ne se passe sans Rim (réunion interministérielle). Je n’imagine pas que le ministre de l’agriculture soit exclu d’une Rim.

M. Stéphane Travert. Nous avons voté définitivement la loi Egalim au début du mois d’octobre 2018 et je suis parti une dizaine de jours après. J’ai plutôt une bonne mémoire mais je ne peux pas facilement vous répondre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’avez pas eu l’occasion de vous prononcer, mais, le cas échéant, j’imagine que vous vous seriez prononcé pour le respect de ce qu’a voté le Parlement.

M. Stéphane Travert. Oui, la loi est la loi.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cet épisode a été sensible. À la fin, le droit a triomphé et le Parlement a gagné, y compris au Conseil constitutionnel. C’est une belle victoire démocratique, mais elle n’est pas glorieuse pour tous les acteurs du gouvernement, en l’occurrence. J’espère que, dans le cadre des négociations européennes, on étendra ce qu’a fait la France à d’autres pays.

Je voudrais revenir sur Egalim. Nous avons voté un seuil de 50 % de produits de qualité et durables dans l’approvisionnement de la restauration collective, dont au moins 20 % de produits biologiques. Votre collègue, Didier Guillaume, nous a dit que cela ne s’était pas fait. On a invoqué l’excuse de la Covid-19 mais même Didier Guillaume a admis que l’on n’avait pas tout fait pour mettre en œuvre cette disposition. Comme président de département, il a trouvé les moyens de le faire lui-même. En tant que ministre, quel regard portez-vous sur le fait que tant d’années après, nous n’en sommes qu’au tiers ou à la moitié de l’objectif fixé ?

M. Stéphane Travert. Aujourd’hui, je fais le constat de la difficulté qu’il y a à appliquer ces objectifs dans la restauration collective, issus des EGA.  Il s’agit de nos hôpitaux, de nos écoles, de publics bien ciblés et fragiles. Améliorer la qualité de la restauration collective, c’est donner des débouchés commerciaux à nos agriculteurs, travailler sur l’aménagement des circuits courts. Pour cela, nous avons simplifié les règles des différents guides d’achat. Localim a été mis en place. Il fallait aussi structurer l’offre. Bon nombre de collectivités, sans attendre Egalim, souhaitaient pouvoir travailler avec des productions locales mais se heurtaient à l’insuffisante massification de l’offre pour, par exemple, donner des yaourts fermiers aux enfants d’une école. Il fallait donc densifier l’offre, en encourageant un certain nombre d’agriculteurs à se lancer dans cette aventure de la transformation à la ferme, des circuits courts et à vendre directement à des collectivités locales.

Nous avions mis en place les éléments qui pouvaient permettre de remplir ces objectifs. Le Covid a certainement été pour quelque chose dans les résultats décevants que nous constatons aujourd’hui. Mais il y a certainement aussi, il faut le reconnaître, une forme d’inertie que l’on retrouve souvent. Il y a aussi la question du coût. Si vous décidez de transformer les menus d’une cantine et que vous multipliez par deux les coûts, cela peut poser problème pour les collectivités et pour les familles.

Si j’avais continué à être en responsabilité, j’aurais encouragé l’organisation d’une session annuelle des états généraux pour faire le point, sur cette question notamment.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous l’avez dit : « Il ne suffit pas de décréter une politique, il faut l’animer ». Pour Egalim, nous ne l’avons pas fait. Egalim était intéressant parce que cela consistait à tirer par le marché des produits à bas intrant.

Je ne reviens pas sur la PAC et le plan stratégique national (PSN), parce que je crois que vous n’avez pas été, au cours de votre passage au ministère, exposé à des négociations importantes ?

M. Stéphane Travert. J’ai négocié la maquette financière de la PAC. La Commission européenne avait fait une proposition de maquette financière qui ramenait la PAC au neuvième rang des priorités des politiques européennes. Qu’ai-je décidé de faire ? J’ai appelé les six ministres européens avec lesquels j’avais d’excellentes relations, la ministre espagnole et les ministres portugais, italien, finlandais, irlandais et allemand. Nous nous sommes réunis à Madrid, où nous avons organisé une conférence de presse pour dénoncer la position de la Commission européenne. Nous avons fait le tour des capitales européennes pour faire en sorte que le budget de la PAC revienne à la deuxième ou troisième place qui devait être la sienne.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez fait Écophyto II+, mais après, on constate que le Cos s’est peu réuni, même pas au rythme antérieur habituel. Pourquoi ? Qui fait quoi ? Qui est en responsabilité ? Que fait le ministre pour pousser l’ensemble des acteurs publics et privés ? Vous n’avez qu’une part de responsabilité, mais tout de même ! Au-delà de cette comitologie, y avait-il des groupes de travail en place au niveau interministériel ? 

M. Stéphane Travert. Cette animation est bien réelle.  Le plan Écophyto II+ a été présenté en février 2018. Nous avons écrit à la Commission européenne pour obtenir un certain nombre de garanties et lui poser des questions sur la manière dont nous allions travailler en interministériel. Tout cela a pris du temps. Chaque ministère a aussi son agenda. Les objectifs et les priorités se construisent, mais dans un temps parfois long. Du mois d’avril 2018 jusqu’en octobre 2018, la majeure partie du temps a été consacrée à l’examen de la loi Egalim, à sa construction et à sa mise en œuvre.

En termes d’animation, nous avons porté les sujets phares d’Egalim sur le premier volet, et aussi sur le deuxième volet, concernant la restauration collective, etc. Après, je n’étais plus en responsabilité, je ne pouvais donc plus assurer le service après-vente de ce que nous avions voté.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans l’ensemble, tout cela manque de coordination, d’animation et d’impulsion. Votre successeur va nommer un délégué interministériel qui nous a dit, ici, que pour avoir un délégué interministériel, il fallait une politique interministérielle.

M. Stéphane Travert. L’interministériel et la transversalité ne se décrètent pas, ils se construisent dans la confiance.

M. Dominique Potier, rapporteur. Votre prédécesseur a, quand il a pris ses responsabilités sur le perron de la rue de Varenne, déclaré que les lobbies ne franchiraient pas cette porte. J’imagine qu’elle n’était pas ouverte non plus auparavant ?

M. Stéphane Travert. Non. Le rôle du ministre est de travailler avec les filières, avec les agriculteurs, avec les organismes publics. On travaille avec toutes les organisations syndicales. Les firmes n’entrent pas.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous nous dites que l’interministériel ne se décrète pas et se construit dans la confiance. Mais souvent, nos administrations centrales ne voient pas spontanément la nécessité de travailler conjointement et solidairement.

M. Stéphane Travert. Cette situation ne part pas d’un mauvais état d’esprit. Ce sont souvent le quotidien et la charge de travail qui incitent les gens à remettre à plus tard les actions communes. J’ai d’autres exemples, notamment dans le domaine viticole, où la démarche pour faire rencontrer les services de la DGPE et la direction générale de la santé n’a pas été simple. Avec la ministre de la Santé, nous travaillions en pleine confiance et en bonne intelligence, ce qui nous a permis de mettre en place ces réunions pour faire avancer la filière viticole et travailler sur les objectifs de prévention, sur les risques de l’alcool pour les femmes enceintes, les enfants, etc. Comme je le dis, cela ne se décrète pas, cela se construit. On a besoin d’un chef de file et, sans vouloir me vanter, je considère que j’ai toujours joué collectif, parce que j’étais au service d’une politique publique, au service d’un projet politique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous nous dites qu’il appartient aux membres du Gouvernement d’établir des relations entre eux pour que leurs administrations travaillent de concert sur un enjeu qui les regarde toutes les deux. Je pense par exemple aux enjeux de prévention. Si vous ne le faites pas, les services ne le font pas. Si l’on prend l’exemple de la restauration scolaire, me confirmez-vous qu’après le vote de la loi Egalim, même si vous n’avez pas été là pour la mettre en œuvre, aucune initiative n’a été prise pour en signaler le contenu aux acheteurs ? On pourrait concevoir un minimum de concertation et de benchmarking entre les différents établissements de coopération intercommunale et les responsables de la restauration dans les lycées et les collèges, peut-être au ministère de l’éducation nationale. Je pense aussi aux établissements publics qui gèrent l’achat des denrées agricoles et alimentaires pour la restauration des écoles maternelles.

Faut-il que les ministres appuient sur le bouton et demandent aux services de travailler de concert pour qu’une loi votée soit effectivement mise en œuvre ?

M. Stéphane Travert. C’est le rôle du ministre de tirer vers le haut et d’emmener l’ensemble de ses équipes, bien évidemment. Je ne dis pas que les choses n’ont pas été faites ou qu’il n’y a pas eu la volonté de le faire. Je suis parti le 16 octobre 2018 et je ne sais pas ce qui s’est passé après. La loi avait à peine été promulguée. J’ai quand même suivi ces sujets par la suite. J’ai vu des expérimentations se mettre en place. Certains collègues députés mettaient en place des projets alimentaires territoriaux justement pour essayer de répondre à ces objectifs de 50 % de produits durables, dont 20 % de produits bio dans la restauration collective. Certains l’ont fait. Dans le cadre d’Egalim, nous avions mis en place les outils pour pouvoir acheter des denrées agricoles plus simplement, notamment en simplifiant les guides d’achat pour les acheteurs dans les collectivités territoriales. Donc je dirais que le travail avait été fait. Mais il faut reconnaître que c’est aussi une question d’impulsion politique ; on le voit partout, sur l’ensemble des territoires. Que vous soyez maire, ministre ou président d’une agglomération, si ce n’est pas vous qui impulsez les choses, vous subissez au quotidien une forme d’inertie.

M. Grégoire de Fournas (RN). J’avais une question à vous poser, Monsieur le ministre, sur le fameux tweet du Président de la République le 27 novembre 2017, qui a posé l’engagement de sortir du glyphosate sous trois ans. J’aimerais comprendre comment ce genre de décision peut se construire. Avez-vous été informé de cette décision ? Avez-vous été consulté et avez-vous donné votre avis ? Quel était-il ?

M. Stéphane Travert. J’étais alors dans la Marne, sur la plateforme d’expérimentation des grandes cultures. Nous avions travaillé sur les combinaisons de solutions, les nouvelles pratiques culturales et les expérimentations faites sur cette plateforme pour diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires. Nous nous sommes retrouvés avec la présidente de la FNSEA de l’époque à la fin de la journée, pour une réunion destinée à échanger et à dresser un bilan.

Et puis, alors que nous nous levions pour mettre fin à la réunion, je l’ai entendue hurler. C’est bien le terme. Elle venait de découvrir le tweet du Président. Je vous le dis, je n’étais pas au courant de ce tweet et je ne pouvais pas appeler le Président de la République, puisqu’il venait de s’envoler.

On a fait du glyphosate une forme de totem pendant cette période. Le sens de la nuance et la raison ont parfois échappé au débat. Que n’ai-je pas entendu alors sur les effets du glyphosate sur les cultures ! Ce n’est pas une question binaire. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre le glyphosate. La seule question qui vaille consiste, c’est de savoir comment, demain, nous pourrons nous passer de l’utilisation de ce produit et quelles sont les alternatives crédibles dont nous disposons. Les alternatives disponibles à ce moment-là ne permettaient pas de considérer que nous pouvions interdire immédiatement, ou même en un ou deux ans, l’utilisation du glyphosate.

A l’époque, il y avait par ailleurs la question de la ré-autorisation pour cinq ans de l’utilisation du glyphosate au niveau européen. Notre position était d’encadrer ses utilisations. Nous avions un certain nombre de solutions, mais on ne pouvait pas envisager de s’en passer pour la culture des vignes en pente et pour l’agriculture de conservation des sols. Il faut reconnaître que les agriculteurs ont, depuis des années, largement diminué les doses du glyphosate, en particulier dans les intercultures. Mais il y avait des impasses pour tout ce qui concernait la production de fruits et de légumes pour l’industrie.

Quel était notre objectif ? C’était de dire que là où l’on peut se passer du glyphosate, il faut le faire. Là où il n’y avait pas de solution ou d’alternative crédible, nous insistions sur la recherche et l’innovation. Avec le ministère de la transition écologique et solidaire, nous avons mis en place une task force composée notamment de parlementaires, de représentants des filières, pour contrôler la mise en œuvre des alternatives qui existaient et faire des points sur la recherche.

Les agences que nous avions consultées, à l’instar de l’Anses, considéraient qu’il y avait des alternatives, mais qu’elles ne constituaient pas une solution globale pour l’ensemble des utilisations requises par le glyphosate. Ce tweet nous a permis d’accélérer et de créer cette task force.

Aujourd’hui, la lecture peut être différente ; mais c’était également la volonté du Président de la République de tirer vers le haut l’ensemble des filières, pour essayer d’obtenir le maximum de résultats durant ces trois ans.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je me permets de revenir sur le tweet. Il est quand même étonnant que le Président de la République annonce une mesure qui touche de plein fouet l’agriculture sans que le ministre de l’agriculture n’en soit informé. On se demande comment cette décision a pu être prise, et avec qui. Cela suscite beaucoup de questions.

Cette politique de restriction du glyphosate a introduit des alternatives qui ne me semblent pas pouvoir être considérées comme des progrès. On a parlé de la SNCF par exemple, où l’on constate une augmentation du coût de désherbage des voies ferrées, avec une solution qui est moins respectueuse de l’environnement que le glyphosate. On a aussi ce type de situations dans la viticulture où, finalement, les alternatives sont des produits CMR, alors que le glyphosate ne l’est pas.

Nous avons bien compris votre avis sur l’interdiction sous trois ans, mais cette politique de réduction que vous avez décrite, la jugez-vous calibrée au regard des effets secondaires négatifs qu’elle engendre ?

M. Stéphane Travert. Il est compliqué de répondre parce qu’on regarde la situation de 2018 avec les yeux de 2023. Nous ne disposions pas à l’époque de l’ensemble des alternatives. Nous savions très bien que le désherbage mécanique nécessitait l’emploi d’énergies fossiles, pour faire fonctionner les machines utilisées pour désherber. Ou alors, il fallait recourir au labour. Je suis un partisan l’agriculture de conservation, parce que c’est un moyen de capter le carbone dans les sols. Une association mondiale, le 4 pour 1000, fait un très gros travail pour promouvoir cette pratique agronomique. Mais c’est vrai qu’elle est consommatrice de glyphosate.

Il est avéré que certaines alternatives sont moins efficaces. L’idée de la task force que nous avions mise en place avec le ministère de la transition écologique consistait à identifier les pistes de progrès, à mettre les moyens sur la recherche lorsque c’était utile et donc, à affiner les budgets nécessaires pour trouver des solutions crédibles. C’est la seule question qui compte : quels moyens mettons-nous en œuvre pour ne plus utiliser ce produit et quelles alternatives crédibles trouvons-nous, en mettant dans le même bateau les filières et les producteurs, afin que tout le monde avance d’un même pas, selon un calendrier réaliste ? Arrêter au 1er janvier l’utilisation d’un produit sans solution crédible revient à placer les agriculteurs en situation de distorsion de concurrence, ce qui peut engendrer de graves difficultés.

Le glyphosate est devenu un débat de société. Il va falloir y répondre. Il va falloir trouver les alternatives et encadrer les utilisations. Voici ma position : là où il n’y a pas d’alternative, on continue à recourir au glyphosate, en veillant à ce que ce soit le moins possible. Là où il y a des alternatives, il faut pouvoir le supprimer.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Lorsqu’on décide de mettre 50 % de produits durables dans la restauration collective, à quel moment s’est-on posé la question de l’acceptabilité et de la volonté des acteurs concernés ? Je pense notamment aux collectivités locales, à l’ARS, à tous ceux qui sont concernés par cette décision. On a vu que la mise en œuvre d’une disposition législative dépend aussi de la bonne volonté des acteurs locaux.

Je souhaite aussi poser la question de l’acceptabilité du changement de pratiques pour le monde agricole. On sait qu’on est dans un pays qui est déjà très sûr en matière de sécurité sanitaire, par rapport à d’autres. Quid de cette acceptabilité, dans la perspective du renouvellement des générations d’agriculteurs et de l’installation des jeunes, face des impasses techniques ? Je pense à l’exemple de la cerise sur lequel vous m’attendez tous. Plus largement, a-t-on considéré l’impact sur notre capacité à produire notre alimentation demain ?

M. Stéphane Travert. Ces 50 % de produits durables, c’est une manière d’emmener tout un pan de l’agriculture vers de nouveaux débouchés commerciaux. On parle aussi de 20 % de produits bio. A ce moment-là, l’agriculture bio est en plein essor ; nous en étions alors à 6,5 % de la surface agricole utile en bio, avec un objectif de 15% à l’horizon 2022. J’avais subi quelques railleries, au motif que nous n’étions pas ambitieux, qu’il fallait fixer 30 %, 40 %, 50 % de surfaces agricoles utiles en bio. En 2022, nous atteignons péniblement les 10 %. Pour autant, il fallait donner cette chance à l’agriculture biologique s’agissant des débouchés commerciaux. Tout cela s’est fait dans la négociation. Nous avons discuté avec les représentants des collectivités territoriales. Ces objectifs ont été portés avec eux, tout comme ont été portés avec les agriculteurs, notamment les jeunes agriculteurs, les objectifs de transformation, de transition, parce qu’ils ont parfaitement compris qu’ils devaient faire évoluer leurs méthodes de production, que les modèles d’antan n’étaient pas soutenables, que l’utilisation de produits sanitaires pouvait être mauvaise pour leur santé et pour la santé des sols.

Leur demande n’était pas de ne rien changer, comme on a pu l’entendre ; c’était de faire en sorte qu’on travaille sur une temporalité qui leur permette de mettre en œuvre cette transformation et cette transition.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Votre successeur nous a expliqué que, durant son mandat, les lobbies n’avaient pas franchi la porte de son ministère. C’est un choix de sa part. Sa réponse n’a, au demeurant, pas été très étayée. Je voulais avoir votre sentiment à ce sujet. Pensez-vous que les lobbies, en particulier de l’agrochimie, ont une responsabilité dans l’échec de la mise en œuvre du plan de réduction des produits phytosanitaires ?

Ma deuxième question concerne le glyphosate. En novembre 2018, la France avait opposé son veto au renouvellement de l’autorisation du glyphosate. Vous aviez alors qualifié cette position de défaite pour l’Europe. Je voulais avoir votre sentiment sur les choix politiques actuels, alors que le renouvellement pour dix ans vient d’être acté le 13 octobre dernier, la France s’étant abstenue. Peut-on considérer qu’il y a là un changement de position politique ? Est-ce, dans cette situation, une victoire pour l’Europe ?

Enfin, vous avez dit avoir voulu travailler dans la transversalité, et que cette transversalité se construit. Pourtant, au moment où vous avez souhaité revenir sur l’interdiction des néonicotinoïdes, vous avez alors été contredit par le ministère de la transition écologique et solidaire et par le Premier ministre de l’époque. Êtes-vous toujours favorable à revenir sur l’interdiction des néonicotinoïdes ? Pensez-vous que la procédure d’autorisation de mise sur le marché a priori par l’Anses est bonne ? Plaideriez-vous plutôt pour une interdiction a posteriori ?

M. Stéphane Travert. Sur la réduction des phytos et le rôle de l’industrie chimique, je ne sais pas vous répondre. Le rôle d’un ministre est de travailler avec les filières, les organisations syndicales et l’ensemble des partenaires publics pour promouvoir la feuille de route. Il est dans son rôle quand il impulse cette politique publique que l’on souhaite mettre en place.

Le véto de la France sur le renouvellement du glyphosate date de 2018. Ma position actuelle est celle de la France, que j’ai rappelée tout à l’heure en répondant à la question de Grégoire de Fournas. Aujourd’hui, encadrons l’utilisation du glyphosate. Là où il y a des alternatives, utilisons ces alternatives et continuons à renforcer la recherche.

J’ai voté la loi biodiversité de 2016 sur l’interdiction des néonicotinoïdes. Dans le cadre d’une interview sur une chaîne d’informations, je m’étais néanmoins posé la question de savoir ce que nous pouvions faire. J’entendais les agriculteurs me demander ce qu’ils pouvaient faire, en l’absence d’alternatives crédibles. Jamais je n’ai souhaité revenir sur cette interdiction. Mais permettez à un ministre de s’interroger sur les solutions lorsqu’il est sollicité par les agriculteurs. Cela a pu être perçu comme un retour en arrière, ce qui a alors provoqué une réaction d’étonnement du ministre de la transition écologique et solidaire et un rappel de la règle de la part du Premier ministre.

M. Éric Martineau (MODEM et indépendants) (Dem). On peut faire sans herbicides, puisque c’est possible en agriculture biologique, mais parfois avec des conséquences difficilement acceptables économiquement, voire non viables pour les exploitants agricoles. Je vais prendre un exemple que je connais bien : dans les vergers, on peut remplacer le désherbage chimique par un désherbage mécanique, mais avec des conséquences très importantes sur la production. On sait très bien qu’on va couper les racines et donc réduire environ 50 % de la production ! On va en outre favoriser les mulots, les rats qui vont manger les racines des arbres par le travail du sol. Au final, il en résulte une vraie baisse de production. Il est possible de produire beaucoup moins sans pesticides, mais pas au même prix, sinon l’exploitation n’est pas viable. Les Français sont-ils d’accord avec cela ? Veulent-ils payer beaucoup plus cher leur alimentation pour que l’on se passe complètement des pesticides ?

M. Stéphane Travert. Ce sont les fameuses injonctions contradictoires. Vous allez au supermarché pour acheter un produit Label rouge, des produits issus de la production nationale et puis vous faites le choix du porte-monnaie. Quel est mon débouché commercial ? Mon système de distribution et de vente va-t-il me permettre de rester compétitif ? Si je n’utilise plus de pesticides pour produire mes pommes, je vais certainement trouver une clientèle qui veut consommer ces produits, mais ma capacité à produire va-t-elle me permettre de maintenir la compétitivité de mon exploitation ? C’est la raison pour laquelle on a besoin de travailler sur la temporalité. Je le vois pour d’autres cultures. On fait des expérimentations, on teste des assolements, des rotations de cultures, jusqu’à trouver le bon équilibre. Et c’est une fois qu’on a trouvé le bon équilibre que l’on peut considérer que de se passer des pesticides a été le bon choix, parce que le résultat économique est bel et bien là.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Comment gérez-vous les contradictions au niveau interministériel ? Est-ce que cela a un impact sur les choix d’orientation agricole dans notre pays ?

M. Stéphane Travert. Vous avez bien compris que la relation avec le ministre de la transition écologique et solidaire n’était pas toujours la plus fluide. Mais nos objectifs restaient les mêmes, nous partagions beaucoup de choses. C’était la manière d’y parvenir qui pouvait être divergente.

J’ai fait campagne avec le Président de la République, j’ai participé au tout début de la mise en œuvre du programme présidentiel. Je me devais de jouer collectif parce que j’avais une responsabilité comme ministre de l’agriculture, parce que j’avais une politique publique à mener. Jouer collectif, c’est savoir dépasser des différences, des divergences, en étant toujours sûr que ma feuille de route est bien celle que m’ont donnée le Président de la République et le Premier ministre. Cela peut prendre un peu plus de temps. La négociation n’a pas toujours été facile. C’est la vie ministérielle. Parfois, vous gagnez des arbitrages et parfois, vous les perdez.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez repris ce slogan qui est plein d’ambiguïté : « Il n’y a pas d’interdiction sans solution ». Je vais donner l’occasion de lever cette ambiguïté pour la postérité. Comment l’interpréter ? Souhaitez-vous revenir sur le pouvoir dévolu à l’Anses d’interdire la mise sur le marché de certains produits ? Ou voulez-vous dire par là qu’il faut tout faire pour qu’il y ait des solutions avant les interdictions prévisibles ? Vous avez défendu la loi de 2014, qui donne ces prérogatives spéciales à l’Anses et protège la puissance publique de la pression des intérêts économiques. Une clarification est nécessaire de votre part.

M. Stéphane Travert. Je ne souhaite pas la remettre en cause pour la bonne et simple raison qu’un ministre n’est pas un scientifique. Il a besoin d’une combinaison d’avis pour prendre une décision. On peut avoir des scientifiques politiques, mais tous les politiques ne sont pas des scientifiques, ils ne sont ainsi pas en capacité de juger de la dangerosité d’un produit.

Le ministre est là pour prendre des décisions sur la base des préconisations qui lui sont faites. Sa responsabilité, c’est de trancher entre plusieurs solutions, parfois entre plusieurs bonnes solutions, parfois entre des bonnes et des mauvaises solutions, en essayant de trouver la bonne, et parfois entre des solutions qui ne satisfont personne. Mais il faut décider. Je suis sur cette ligne. Je reconnais que le slogan que vous évoquez est une facilité de langage. Ce que je souhaite, comme citoyen, mais aussi comme élu de la Nation, c’est de pouvoir anticiper sur l’ensemble de ces sujets.


45.   Audition de M. Guilhem de Sèze, chef du département « production des évaluations du risque » de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) (mercredi 8 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous concluons cette demi-journée avec une nouvelle audition de l’Efsa et, en particulier, de M. Guilhem de Sèze, que nous avons déjà eu l’occasion d’entendre le 20 septembre dernier.

Par son positionnement au cœur du régime d’autorisation des produits phytopharmaceutiques, l’Efsa est un acteur central dans les politiques publiques visant la réduction de ces produits. À cet égard, il n’est pas évident de bien comprendre la distinction entre danger et risque, entre analyse et gestion du risque, et de bien appréhender les prérogatives exactes de l’Efsa. Il lui revient d’approuver ou non une substance, mais non d’autoriser ou d’interdire des produits, ce qui est du ressort des États membres.

Il est important pour nous d’aborder certaines critiques régulièrement formulées à l’encontre de l’Efsa, qui peuvent être de nature à remettre en cause la confiance des citoyens dans les institutions et dans les décisions publiques.

Vous êtes notamment critiqués sur le contenu des études que vous fournissent les industriels, sur lesquelles vous fondez vos évaluations. Vous nous avez déjà expliqué pourquoi cela ne changerait rien que ces études soient réalisées par l’agence elle-même, en lien avec des laboratoires publics. Vous avez souligné que les industriels fournissaient les résultats des tests que vous leur dictiez. Pourtant, certains acteurs, y compris des scientifiques, nous disent que ces tests sont incomplets, qu’ils ne seraient pas faits ou alors pas demandés. Par exemple, s’agissant du glyphosate, nous avons entendu parler de la problématique de la respiration mitochondriale, qui ne serait pas étudiée. Il y a un niveau de scientificité critique, y compris dans les tests que vous décidez de demander aux industriels pour évaluer le risque d’un principe actif. Il est important pour nous de comprendre comment vous produisez ces cahiers des charges, s’ils sont accessibles au public, et comment ils sont soumis à la contradiction.

Il sera également utile de préciser les moyens dont vous devriez disposer, a fortiori si votre rôle devait être élargi au niveau européen, pour être parfaitement à l’aise dans la conduite des missions qui sont les vôtres.

Je vous rappelle, avant de vous donner la parole, que cette audition est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale et que vous êtes tenu de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, en vertu de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

(M. Guilhem de Sèze prête serment.)

M. Guilhem de Sèze, chef du département « production des évaluations du risque » de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Nous apprécions beaucoup votre volonté de bien comprendre. À la fin de notre première audition, la question s’était posée d’estimer nos besoins en ressources humaines et financières, pour conduire notre analyse dans le domaine des pesticides. Cette question s’était déjà posée dans le contexte des discussions européennes relatives au glyphosate ; le Parlement européen nous avait alors fait la même demande.

De notre point de vue, les pesticides se trouvent très souvent au cœur du débat politique au niveau de l’Union européenne et dans les États membres, mais la question des ressources pour avoir les ambitions politiques nécessaires à leur évaluation est beaucoup moins présente.

Nous travaillons de concert avec nos collègues des États membres sur l’évaluation des substances actives et le processus de revue par les pairs. Les ressources dont nous disposons nous permettent seulement d’appliquer le cadre règlementaire tel qu’il est défini aujourd’hui. Nous ne disposons pas de ressources suffisantes pour développer les nouvelles méthodologies dont nous aurions besoin pour permettre une transition vers des systèmes d’alimentation durables. Nous n’avons pas davantage la capacité d’accélérer la cadence de nos évaluations, ce qui serait pourtant souhaitable, en particulier pour l’évaluation de substances non chimiques ou à moindre risque, lesquelles peuvent constituer des alternatives aux substances plus dangereuses. Pourtant, cette volonté est affichée dans la proposition de règlement de la Commission européenne sur l’utilisation durable des pesticides (dit « règlement SUR »).

Pour répondre aux attentes des citoyens, nous devons augmenter notre capacité à évaluer des substances qui constituent des alternatives potentielles et accroître la vitesse à laquelle nous pouvons développer de nouvelles méthodologies d’évaluation, à mesure que la science avance.

Le débat relatif au glyphosate n’est pas nouveau ; c’est simplement que le glyphosate attire davantage la lumière que d’autres substances. Ce débat a mis en lumière le fait que le cadre réglementaire était incomplet pour l’évaluation des questions relatives à la biodiversité. Il faudrait pouvoir développer des méthodologies plus complètes, plus systématiques. Le même constat vaut pour le microbiote humain, la santé des sols ou des plantes. Nous n’avons pas de méthodologie réglementaire qui permette de suivre les développements scientifiques en cours. C’est également le cas en matière de toxicité humaine, de maladies neurodégénératives. Il y a beaucoup d’avancées en ce moment au niveau mécanistique. Mais nous avons besoin de ressources pour intégrer ces données dans un cadre réglementaire formel.

La note que nous vous avons fait parvenir résume ces propos. Aujourd’hui, comme je le disais la dernière fois, une soixantaine de personnels de l’Efsa sont dédiés à l’évaluation des pesticides. Nous estimons nos besoins humains à une cinquantaine de personnes en plus. Un constat similaire s’applique au budget : une enveloppe de 15 millions d’euros est consacrée aux pesticides, il faudrait la doubler pour avancer vers la transition agro-écologique.

Ces ressources supplémentaires doivent servir à accompagner et soutenir les ambitions politiques de la Commission. Je ne veux pas semer le doute sur la capacité actuelle de l’Efsa à appliquer le cadre réglementaire en vigueur. L’exemple du glyphosate montre que nous en sommes tout à fait capables, à moyens constants : nous avons ainsi pu mobiliser une centaine d’experts pendant environ trois ans pour répondre à l’ensemble des exigences du cadre réglementaire.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission d’enquête sur les impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale. Cette deuxième audition va nous permettre d’approfondir les questions budgétaires mais aussi le champ des investigations.

Je reviens quand même sur la question des moyens. Vous proposez de doubler le budget consacré aux pesticides agricoles. J’ai compris que c’était pour vous permettre d’évaluer plus de molécules, notamment des solutions à moindre impact environnemental. Vous auriez la capacité de recruter une cinquantaine de personnels supplémentaires ; la ressource humaine serait disponible à l’échelle européenne. Si l’Union européenne prenait cette décision, à quelle échéance pensez-vous qu’elle produirait des résultats ?

M. Guilhem de Sèze. Il faudrait réfléchir un peu à la transition. C’est possible de trouver cinquante experts dans le domaine des pesticides, même si l’expertise disponible est limitée. Je pense qu’il faudra une année ou deux pour arriver à les recruter. Pour vous donner un exemple, en 2021, le règlement visant à accroître la transparence de l’évaluation des risques dans la chaîne alimentaire est entré en vigueur. Grâce à ce règlement, l’Efsa a obtenu un peu plus d’une centaine de nouveaux postes. Il nous a fallu identifier et recruter ces experts, cette fois dans tous nos domaines de compétences. Au total, cela nous a pris environ deux ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. En douze à vingt-quatre mois, on recrute une cinquantaine d’experts, ce qui permet d’aller deux fois plus vite pour chercher des solutions nouvelles. C’est vraiment un effort qui semble évident. Ce sera bien sûr l’une de nos recommandations. Nous la porterons avec force et, je pense, de façon unanime.

Je voudrais continuer à explorer la question des moyens. Lors de nos précédentes auditions, on a laissé entendre que vous n’aviez pas les moyens matériels d’analyser l’ensemble des pièces que fournissent les industriels, ce qui génèrerait une forme d’insécurité.

M. Guilhem de Sèze. Aujourd’hui, l’Efsa procède à l’évaluation complète des dossiers qui lui sont présentés. Comme je le disais, sur le glyphosate, nous avons pu mobiliser une centaine d’experts entre les États membres, les experts et le personnel de l’Efsa. Cette expertise est disponible pour l’Efsa. Ce qui pourrait être amélioré, c’est la vitesse à laquelle nous travaillons. Pour le glyphosate, nous avons été submergés par la taille du dossier, riche de 180 000 pages, sans compter l’importance des soumissions dans les consultations publiques. Nous avons dû demander un allongement des délais réglementaires.

De la même façon, nous savons que dans les États membres, de nombreux dossiers sont en attente et pourraient être examinés si la ressource était disponible. Cependant, chaque dossier est évalué exactement selon les préconisations du cadre réglementaire.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pensez-vous qu’un examen plus rapide des molécules qui vous sont soumises aurait globalement un effet positif sur ce que nous recherchons, c’est-à-dire une diminution de l’impact des produits phytopharmaceutiques ?

M. Guilhem de Sèze. Un examen plus rapide permettrait de mettre plus rapidement sur le marché des substances alternatives, avec des risques plus faibles.

M. Dominique Potier, rapporteur. La somme de 15 millions d’euros paraît modeste à l’échelle européenne. Vous dites qu’elle permet cette accélération de l’examen des dossiers ?

M. Guilhem de Sèze. Nous évaluons une quinzaine d’alternatives aux substances chimiques. Nous pourrions multiplier ce chiffre par trois grâce aux cinquante postes supplémentaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vais vous poser une question peut-être plus fondamentale encore, celle de la nature des pièces sollicitées auprès des industriels. On nous a laissé entendre que la réglementation américaine obligeait les industriels à fournir toutes les pièces en leur possession sur une molécule donnée. Vous avez dit que le système européen était fondé sur un cahier des charges établi à destination des industriels. La Commission européenne s’est-elle demandé si le système américain n’était pas plus performant, ne permettait pas d’avoir une vision plus exhaustive ?

M. Guilhem de Sèze. Non, nous ne croyons pas à l’Efsa que le système américain soit plus performant. Il est difficile de comparer les deux systèmes car ils n’ont pas la même philosophie. On ne peut donc pas se contenter de comparer une à une les données demandées. Le système américain est fondé sur une approche avec plusieurs voies différentes pour traiter les produits chimiques. Nous travaillons avec nos collègues américains de l’US Environmental Agency et avons une bonne connaissance de ce qu’ils font. Rien ne permet de penser que leur système est plus solide.

Je pense que cette remarque que vous rapportez vient d’une discussion en cours sur la neurotoxicité développementale, qui a peut-être fait l’objet d’une amplification médiatique. Un chercheur suédois avec qui nous travaillons nous a fait remarquer, lors de la consultation publique sur le glyphosate, que, dans le cadre règlementaire américain, une étude standard de neurotoxicité développementale était demandée d’office, alors que, dans le cadre règlementaire européen, elle n’est demandée que si des signaux indicateurs d’une neurotoxicité possible sont visibles dans certains autres tests, qui font partie des tests obligatoires standards.

La discussion est la suivante : si ces tests sont disponibles pour les Américains, ce qui implique que les industriels les ont fournis, pourquoi ne sont-ils pas exigés dans le cadre règlementaire européen ? Même si ces tests ne font pas partie des demandes obligatoires, le règlement 1107/2009 précise que toute étude disponible qui renseigne sur la toxicité de la substance doit être présentée dans le dossier. Nous avons donc eu une discussion avec les industriels à ce sujet. Ils ont été convoqués au Parlement européen pour répondre aux questions de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI). La Direction générale de la santé de la Commission européenne était présente, ainsi que les deux agences européennes, l’Efsa et l’Echa. Le message était très clair : les industriels étaient en faute sur ce point. Ils auraient dû soumettre ces données disponibles aux États-Unis, qui n’avaient pas été jointes à leur dossier en Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai peut-être du mal à comprendre. Aux États-Unis, les industriels sont obligés de transmettre toutes les données disponibles sur la molécule ou le produit qu’ils entendent mettre sur le marché. En Europe, ils répondent à un cahier des charges, à une série de demandes. Vous les sommez par ailleurs de transmettre toute autre pièce qui aurait trait à la molécule et que vous n’auriez pas citée dans vos demandes. Est-ce cela ?

M. Guilhem de Sèze. Oui.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quel est l’inconvénient du système américain ? Y a-t-il trop de documents ? La logique, si l’on poursuit un objectif de transparence, pousserait à demander les documents et à procéder ensuite au tri. Pourquoi ne pas envisager un système qui obligerait l’industriel à tout fournir ?

M. Guilhem de Sèze. En réalité, il n’y a pas de différence entre le système américain et le système européen. Les deux cadres réglementaires prévoient des études obligatoires à fournir, qui suivent des protocoles bien définis par les agences réglementaires. Je cite par exemple les documents guides de l’OCDE. Il y a les données obligatoires qui sont demandées et il y a toujours cette obligation de fournir toute information pertinente pour l’évaluation du risque de la substance. Dans les deux cadres juridiques, nous trouvons donc les mêmes exigences.

Sur le point précis de neurotoxicité développementale, il existe une approche légèrement différente des deux législateurs. Aux États-Unis, le cadre réglementaire obligatoire demande un test de neurotoxicité avancé, alors qu’en Europe, ce test est demandé s’il y a des signaux montrant que la neurotoxicité pose un problème pour cette molécule. C’est une approche pas à pas.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourquoi ne pas demander d’emblée aux industriels de fournir tout ce dont ils disposent ?

M. Guilhem de Sèze. Nous le demandons. Les industriels ont l’obligation de fournir tout ce qu’ils ont. Il faut être clair là-dessus. Cela a été répété devant le Parlement européen, par la Commission européenne, par les agences. Le cadre juridique est très clair.

M. Dominique Potier, rapporteur. Redites-moi la différence entre les systèmes européen et américain.

M. Guilhem de Sèze. Ce sont deux systèmes complexes, qui suivent deux philosophies différentes. Il serait compliqué de les comparer point par point. La rumeur qui veut que le cadre américain soit plus strict, exige davantage de données, est née de la remarque de ce chercheur suédois.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai bien compris ce point mais, par ailleurs, dans le cadre de nos auditions, plusieurs personnes ont indiqué qu’elles avaient une préférence pour le système américain. Vous dites que c’est trop compliqué de les comparer. Je reste un peu sur ma faim.

M. Guilhem de Sèze. Il faudrait peut-être que les personnes qui considèrent que le système américain est meilleur donnent leurs raisons, parce que ce n’est pas ce que nous constatons. Nous pensons même que sur certains points, le système européen est plus strict. Par exemple, en Europe, nous nous fondons sur le danger de la substance et pas seulement sur le risque, alors que le système américain ne se fonde que sur le risque. En Europe, une substance cancérigène, toxique pour la reproduction ou mutagène ne peut pas être utilisée comme pesticide, alors que cette interdiction n’existe pas aux États-Unis. Les néonicotinoïdes sont interdits en Europe mais toujours disponibles sur le marché aux États-Unis. Nous ne pouvons donc pas dire que le système américain est plus strict.

M. Dominique Potier, rapporteur. Voyez-vous aujourd’hui la possibilité d’élargir vos recherches sur l’exposome, sur les combinaisons de molécules, sur les effets cumulés entre les substances actives et les co-formulants – bref, d’explorer d’autres champs ? Cette démarche nécessiterait-elle des moyens scientifiques de recherche et de développement ? Ce que je vise, c’est une expertise scientifique qui serait plus exposée, plus exhaustive et qui répondrait à toutes les inquiétudes manifestées, notamment par les organisations environnementales, mais aussi par le monde de la santé.

M. Guilhem de Sèze. C’est effectivement un domaine très important, qui se développe et sur lequel le cadre réglementaire doit évoluer. L’Efsa travaille depuis de nombreuses années – environ dix ans – sur la question de la toxicité des mélanges, qui peut prendre différentes appellations : « effets cocktails » ou « effets de risques cumulatifs ». Comment des molécules peuvent-elles interagir et avoir des effets de toxicité combinés sur l’organisme ou dans l’environnement ?

Nous avons produit un document guide à ce sujet. Dans le domaine des pesticides en particulier, depuis quelques années, nous avons publié le compte rendu de notre travail, qui permet de regrouper les substances qui ont une toxicité commune pour des organes précis. Si je me souviens bien, nous avions commencé avec la toxicité pour la thyroïde, puis le système nerveux central, puis les déformations crânio-faciales et ainsi de suite. Tous les ans, nous avançons, nous explorons et nous produisons des documents guides sur l’évaluation combinée de la toxicité des pesticides. Quels sont les pesticides qui, ensemble, vont avoir une toxicité combinée pour différents organes humains ? Ces éléments sont utilisés dans notre rapport annuel sur les résidus de pesticides dans l’alimentation humaine. Tous les États membres contribuent au rapport. Nous regardons de quelle manière les résidus de pesticides pourraient s’associer et leur toxicité se combiner. C’est un premier pas vers une analyse de l’exposome, qui est évidemment beaucoup plus complexe.

C’est une fois que les substances sont sur le marché que l’on commence à regarder les effets combinés. La prochaine étape à laquelle nous travaillons consiste à utiliser ces effets combinés, cette analyse de risques dans les effets combinés avant la mise sur le marché, pour savoir quels niveaux de résidus peuvent être autorisés.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est l’observation in situ de l’exposome qui permettrait de renseigner les autorisations à venir, voire de retirer des molécules.

M. Guilhem de Sèze. Aujourd’hui, une molécule est évaluée a priori comme si elle était la seule à être sur le marché. Évidemment, les résultats des tests sont interprétés avec des facteurs de sécurité, mais nous testons une substance après l’autre et nous l’autorisons sans considération sur l’environnement qu’elle va trouver quand elle arrive sur le marché. Nous gérons cette incertitude avec des facteurs de risque.

L’idée serait d’avoir une connaissance plus précise des autres molécules déjà sur le marché, qui vont se retrouver dans la même assiette, et d’avoir une analyse plus fine du risque.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous le faire à moyens constants ?

M. Guilhem de Sèze. Nous avons publié il y a cinq ans nos premiers groupes d’évaluation combinée. Nous avançons d’un ou deux groupes tous les ans. Nous voudrions accélérer, et c’est l’objet de la note que nous avons transmise, qui explique qu’avec plus de ressources, nous pourrions avancer deux à trois fois plus vite sur la production de ces documents guides. Nous avons précisé une petite liste de documents qui nous semblent prioritaires, parmi lesquels se trouve l’évaluation des risques combinés et des effets de mélange.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons été alertés à propos d’un lobby de l’agroalimentaire travaillant à l’échelle européenne, l’International Life Sciences Institute (Ilsi). Voyez-vous de quoi il s’agit ?

M. Guilhem de Sèze. Oui.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons été informés du fait que ce lobby pourrait jouer un rôle d’influence important dans l’élaboration des méthodologies d’évaluation de l’Efsa. Que vous pouvez-vous nous dire sur ce point ?

M. Guilhem de Sèze. Les acteurs ayant des intérêts particuliers dans le système alimentaire ne peuvent pas prendre part aux travaux de l’Efsa. Il faut être absolument catégorique sur ce point. L’Efsa s’appuie sur un système de gestion des conflits d’intérêts mis en place il y a une douzaine d’années et qui s’est renforcé avec le temps. Il est évalué par de nombreuses autorités compétentes, dont le médiateur européen, le Parlement européen, la Cour des comptes européenne. Notre système de gestion des conflits d’intérêts est considéré comme étant l’un des plus stricts. Un expert indépendant ne peut pas travailler avec l’Efsa s’il déclare des intérêts concurrents. Quelqu’un qui travaillerait pour l’industrie, même en tant que consultant, ne pourrait pas travailler avec l’Efsa. Un chercheur d’un institut public dont une partie du budget trop élevée viendrait de fonds privés ne pourrait pas travailler avec l’Efsa. Il n’y a pas du tout de risque de conflit d’intérêts sur les méthodologies que l’Efsa développe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour améliorer ce verrouillage et cette sécurité par rapport à des jeux d’influence, nous avons suggéré l’obligation pour les industriels eux-mêmes, de façon croisée et complémentaire, de déclarer les personnes avec qui ils ont pu collaborer ou avoir des intérêts financiers. Cela permettrait un double contrôle, au moyen de la déclaration que les chercheurs font chez vous, mais également de la déclaration réalisée par les industriels.

M. Guilhem de Sèze. C’est la première fois que j’entends cette proposition. Nous pouvons y réfléchir. Cela fait écho à ce que nous faisons maintenant, dans le cadre du nouveau règlement sur la transparence, sur les études de toxicité. Les industriels sont obligés de nous déclarer les études de toxicité qu’ils entreprennent. Les laboratoires qui les conduisent sont aussi obligés de nous déclarer ces études. Nous pourrions penser à un système équivalent avec les experts.

Pour l’instant, notre système, en place depuis plus d’une dizaine d’années, renforcé à plusieurs reprises, est très solide et jugé comme tel par toutes les autorités indépendantes.

Je travaille à l’Efsa depuis sept ans et je n’ai jamais vu l’Ilsi. Je sais que, dans le passé, la question des relations avec l’Ilsi a pu se poser. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce système très strict de contrôle des intérêts concurrents a été mis en place.

L’Efsa travaille non seulement avec les documents guides que nous avons élaborés, mais aussi avec les documents guides internationaux réalisés par d’autres instances, en particulier l’OCDE, qui se trouve à l’origine de documents guides, de méthodologies, de tests pour beaucoup d’autorités réglementaires en Europe, mais également aux États-Unis. Je suis allé regarder comment l’OCDE gère la possibilité d’influences externes. L’institution bénéficie d’un système similaire à celui de l’Efsa. Les industriels peuvent participer à l’élaboration de documents guides en tant qu’observateurs, mais quand il s’agit de prendre des décisions sur différents points de ces documents guides, et en particulier en ce qui concerne l’adoption de ces documents, seuls les États membres de l’OCDE disposent du droit de vote. Ce vote doit se faire par consensus, à l’unanimité. Tout membre de ces groupes de travail qui aurait l’impression que quelque chose n’a pas été fait dans les règles peut bloquer l’adoption d’un document guide de l’OCDE.

Nous avons beaucoup de garanties concernant l’indépendance de ce qui est produit par l’OCDE. Nous avons parcouru un long chemin ces vingt dernières années, mais des rumeurs subsistent sur ce qui s’est passé il y a quinze ou vingt ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous nous sommes interrogés, avec le Président, sur une perspective d’harmonisation du régime d’autorisation à l’échelle européenne, bien sûr en tenant compte des zones géographiques, des conditions d’application, des contextes pédoclimatiques, etc. Dans le contexte du marché unique, alors que nous avons d’ores et déjà des politiques sanitaires convergentes, puisque vos expertises sont fondées sur des expertises des États membres qui coopèrent entre eux, nous nous sommes demandé s’il n’y aurait pas un bénéfice à rendre des décisions uniques à l’échelle européenne, pour les substances et pour les produits, avec une différenciation géographique dans la mise en œuvre.

Actuellement, les lignes directrices pour l’évaluation des produits phytopharmaceutiques sont très diversement appliquées d’un pays à l’autre. Cela donne lieu à des concurrences, dont les conséquences sont certes parfois exagérées, mais qui nuisent au récit d’une Europe puissance normative, protectrice des consommateurs et de l’égalité entre producteurs à l’échelle de l’Union.

Cette perspective a-t-elle d’ores et déjà été esquissée ? Est-ce une idée futuriste ou idiote ?

M. Guilhem de Sèze. Cette idée n’est pas nouvelle, nous avions d’ailleurs contribué à certains rapports sur le sujet. Par exemple, le Scientific advice mechanism, qui exerce un conseil scientifique auprès de la Commission européenne, avait, dans un rapport sur la gestion des pesticides dans l’Union européenne, émis des recommandations en ce sens. Nous avions travaillé avec eux. Je crois que ces idées étaient aussi revenues, sous un angle un peu différent, dans le rapport de la Commission d’enquête « Pest » du Parlement européen, présidée par M. Andrieu.

Nous pensons effectivement qu’une plus grande harmonisation serait souhaitable, tout en gardant bien sûr la compétence au niveau national. Le système des zones a beaucoup d’avantages mais, sur certains aspects, l’évaluation pourrait se faire à un niveau centralisé. Par exemple, l’évaluation du danger des substances actives est déjà centralisée ; il n’y a aucune raison que le danger des coformulants soit évalué de manière différente par chaque État membre.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cela pourrait être une étape. Mais les coformulants avec la substance active, cela s’appelle un produit. De façon générale, l’unification du régime d’autorisation sanitaire à l’échelle européenne ne serait-elle pas un progrès ? Les zones géographiques ne correspondent pas aux frontières des États. Dans l’absolu, est-ce qu’on ne pourrait pas concevoir un effacement des États sur cette question de l’autorisation des produits phytosanitaires ?

M. Guilhem de Sèze. Je ne vais pas m’engager trop loin parce que vous me faites sortir de mon domaine de compétences. Ces décisions ont vocation à être prises par les États membres. D’un point de vue scientifique et technique, il existe évidemment une compétence qui ne peut être située qu’au niveau national. Lorsqu’on trace des frontières, on ne colle jamais parfaitement à la réalité physique, nationale ou géologique. Il serait clairement possible d’harmoniser le système, de centraliser certaines choses, comme l’évaluation des co-formulants, l’évaluation des effets de synergie entre co-formulants et substances actives. On le fait d’ailleurs dans notre domaine de compétences, pour l’évaluation des produits qui figurent dans nos dossiers de substances actives. Nous avons commencé à mettre en place une banque de données ouverte pour que les États membres puissent en profiter. Cette banque de données pourrait permettre à tous les États membres de mettre en commun leurs évaluations et de cheminer progressivement vers une harmonisation.

Cela nous est apparu de façon très claire quand nous avons travaillé sur les alternatives aux substances chimiques il y a quelques années, je crois que c’était 2021. Nous avions un mandat de la Commission européenne pour étudier les autorisations d’urgence octroyées par certains États membres sur des pesticides interdits. En l’occurrence, il s’agissait des néonicotinoïdes pour la culture de la betterave. Nous avions alors constaté que des États membres – parfois frontaliers, avec des caractéristiques similaires – adoptaient des approches différentes.

Il y aurait ainsi un bénéfice certain à rendre visibles les meilleures pratiques, pour que chacun puisse apprendre et comparer. La transparence est toujours un très bon désinfectant.

M. le président Frédéric Descrozaille. Si vous pouviez nous détailler par écrit, sous forme de note, les quelques points que vous venez d’évoquer, cela nous aiderait beaucoup.

Je souhaiterais mettre en avant certaines critiques portées par des personnalités scientifiques. Je pense en particulier à une chercheuse que nous avons auditionnée. Nous n’avons aucune raison de douter de son intégrité intellectuelle, de son niveau de compétences. C’est une directrice de recherche qui participe au débat public. Mais elle émet des critiques très profondes, largement relayées par les médias. Et les personnes qui reçoivent ce message n’ont absolument pas le niveau de connaissances scientifiques pour en juger. Ce qui ressort, c’est une dissonance avec ce que disent les autorités. Nous savons, depuis les expériences de Milgram et d’Asch, qu’il n’y a rien de tel, pour saper la confiance dans l’autorité, qu’un conflit au sein de l’autorité.

Ma question est de savoir comment vous pouvez et comment nous pouvons vous aider à mieux mettre en valeur le consensus scientifique entre l’Efsa et les autorités de réglementation des États membres, en montrant que vous intégrez la contradiction. Il y a une totale transparence quand la contradiction est apportée et qu’elle est traitée, et qu’elle permet d’arriver à un consensus qui n’est pas une unanimité – en sciences, on sait qu’il n’y a jamais d’unanimité. Il s’agirait de montrer que, sur le plan institutionnel, il existe un canal d’expression de la contradiction. Sans cela, c’est dévastateur, parce qu’on entend que l’Efsa autorise des produits dangereux pour la santé des citoyens. Cette chercheuse que nous avons auditionnée nous a ainsi déclaré qu’elle pouvait prouver, par des expériences dans les laboratoires, que certains principes actifs autorisés dans des produits mis en marché avaient un impact sur la santé.

Dans le prolongement de cette question, les 15 millions d’euros que vous demandez représentent, à l’échelle de l’Union européenne et des budgets des États membres, un niveau ridicule. J’ai envie de vous faire une suggestion. Ne pourrait-on pas pousser cette enveloppe pour qu’elle intègre un budget de vulgarisation scientifique ? Étienne Klein est beaucoup intervenu après la gestion de la crise sanitaire, notamment sur la question de la vaccination ; il a critiqué le rôle joué par les scientifiques, en interrogeant ce qui avait abouti à une telle mise en cause de la connaissance par le public. Il y a un enjeu à vulgariser ce que vous faites, à apprendre à parler dans les médias, en étant précis dans son langage. Il faudrait pouvoir faire des recommandations pour rétablir la confiance dans la science.

M. Guilhem de Sèze. Je partage entièrement votre point de vue. Nous avons entendu les commentaires de cette chercheuse : c’est dévastateur et d’autant plus triste qu’on poursuit en fait exactement la même mission. Nous partageons le même ADN de scientifiques. Nous nous fondons sur des faits, des protocoles, des études, nous partageons la même passion pour la santé publique, la protection des citoyens et l’environnement. Nous ne demandons qu’à intégrer cette chercheuse dans le débat d’une façon constructive.

Il faudrait mettre en place une façon de canaliser la dissension, la contradiction, pour que cela soit fait de manière compréhensible, constructive. Dans cet esprit, le peer review process inclut des étapes de consultation du public. Nous avons reçu de nombreux commentaires lors de la consultation publique sur le glyphosate. L’Inserm, qui était critique et l’est peut-être toujours, nous a soumis un certain nombre de commentaires qui ont tous été évalués. Nous avons apporté toutes les réponses. Tout est public. Quatre cents commentaires d’institutions scientifiques sont venus enrichir l’évaluation du glyphosate. Il existe donc un mécanisme pour les scientifiques qui veulent participer, qui savent comment participer. Il ne faut pas rater la fenêtre de tir quand la consultation publique est ouverte. Avec l’Inserm, nous avons échangé dans le cadre de la consultation publique et le débat continue. Je crois qu’ils nous rendent visite bientôt ou vice-versa. À l’écart du débat public et du bruit médiatique, la coopération et la discussion constructive avec l’Inserm existent. C’est aussi le cas avec l’Inrae. Certains collègues de l’Efsa participent par ailleurs au groupe de travail du Circ.

La coopération au niveau scientifique existe ainsi, loin du bruit médiatique. Je suis d’accord avec vous, le bruit médiatique est quelquefois très dommageable à la crédibilité du travail que nous faisons, au gestionnaire du risque, au décideur politique, dès lors que le doute a été instillé.

Il convient donc de mieux communiquer, éduquer, vulgariser, de faire preuve de plus de pédagogie. Nous y travaillons, mais peut-être avec peu de moyens, si l’on compare aux budgets des grandes firmes internationales de l’alimentaire, Coca-Cola, Nestlé et les autres ; nous ne pouvons pas rivaliser.

Dans votre introduction, vous avez évoqué la toxicité mitochondriale. Il illustre parfaitement les difficultés de la discussion. Je crois qu’il y a un problème de compréhension de ce que représente le cadre réglementaire. Nous essayons de réduire cette barrière entre le monde académique – celui de la recherche publique – et le monde réglementaire.

Cette barrière n’est pas complètement imperméable. Nous sommes en train de renouveler nos comités d’experts : 75 % des candidats de la liste finale proviennent d’universités ou d’instituts de recherche publique. Malgré cela, on entend régulièrement que l’Efsa et les agences réglementaires ne prennent pas en compte la recherche académique, que les études ne sont pas traitées comme elles devraient l’être, qu’on ne leur donne pas un poids suffisant. Dans le cadre de la stratégie pour la durabilité dans le domaine des produits chimiques – l’une des stratégies du Green Deal de la Commission européenne –, on travaille à une meilleure intégration des travaux de recherche académique dans l’évaluation des risques réglementaires. Plusieurs collègues de l’Efsa et l’Echa travaillent, au sein d’un groupe de travail de l’OCDE, à l’élaboration d’un document guide, en partie destinée au monde de la recherche académique.

S’agissant de la respiration et la toxicité mitochondriales, quand on fait de la recherche, on voit beaucoup de signaux sur des mécanismes qui sont indicateurs ou non d’un effet néfaste ultime. Mais le cadre réglementaire nous enjoint de regarder quels sont ces effets néfastes ultimes. On regarde ensuite les mécanismes qui pourraient indiquer un effet néfaste ultime et, si on arrive à établir un lien de cause à effet, on déduit que ce mécanisme a toutes les chances d’avoir un effet néfaste. Mais si l’on n’arrive pas à établir cette causalité, on ne peut pas lui donner beaucoup de poids dans le cadre réglementaire. Le niveau de preuve dont on a besoin pour pouvoir tirer des conclusions réglementaires contribue au fossé entre le monde de la recherche et le monde académique.

M. le président Frédéric Descrozaille. En effet, il y aura toujours un écart entre ce qui est décidé pour la communauté et la vérité scientifique. C’est exactement là que se loge le politique, dans l’appréciation de ce qui est acceptable ou de ce qui ne l’est pas.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Je partage entièrement le point de vue du président sur l’enjeu de rétablir la confiance à l’égard des agences scientifiques indépendantes.

Je souhaitais revenir avec vous sur la place occupée par certains groupes comme l’Ilsi à Bruxelles et leur influence sur les décisions européennes. Vous avez dit qu’ils n’influencent pas – ou plus – l’Efsa. Sont-ils en capacité d’influer aujourd’hui à d’autres niveaux, par exemple auprès des parlementaires européens, lorsqu’ils se prononcent sur des sujets essentiels comme la réduction des produits phytosanitaires ?

Vous avez aussi indiqué que vous aviez mis en œuvre, au sein de l’Efsa, un système de gestion des conflits d’intérêts. Je m’interroge sur les moyens de mieux valoriser ce travail destiné à contrer l’influence des lobbies, afin de prouver davantage l’intégrité du travail des scientifiques.

M. Guilhem de Sèze. Je ne sais pas répondre à votre première question sur l’influence de l’Ilsi ou d’autres groupes auprès de la Commission européenne. Nous sommes à Parme, et ceci est vraiment en dehors du champ de l’Efsa.

Je peux revenir sur notre politique de gestion des conflits d’intérêts, que j’ai brièvement expliquée. Elle est très stricte et quelquefois, on se demande même si elle ne l’est pas trop. Nous procédons actuellement au renouvellement de nos comités d’experts scientifiques externes. J’ai vu plusieurs cas d’experts qui nous paraissaient très intéressants du point de vue de la compétence, notamment dans des domaines de pointe pour lesquels on recherche de l’expertise, mais que nous ne pouvons malheureusement pas recruter parce que nos critères sont très stricts. Leur laboratoire de recherche a reçu des financements privés au-dessus des 25 %, ce qui correspond à notre limite ; ou alors ils ont été, il y a plusieurs années, consultants pour une entreprise privée.

C’est un équilibre subtil. D’un côté, il existe ce mécanisme de subvention de la recherche européenne qui pousse les chercheurs académiques et des instituts de recherche publique à travailler en partenariat avec la recherche privée, pour s’assurer que leurs résultats vont trouver des débouchés. De l’autre côté, quand ils viennent pour exercer leur compétence dans le cadre réglementaire, on leur dit qu’ils ne sont plus suffisamment « purs » pour travailler avec nous.

Nous pensons avoir trouvé le bon équilibre pour l’instant, mais il ne faut pas jamais perdre de vue qu’il a un coût, puisque nous perdons de l’expertise scientifique. Nous essayons de la retrouver avec des observateurs, avec des gens qui viennent pour des auditions, mais ce n’est évidemment pas la même chose.

Mme Mélanie Thomin (membre de l’intergroupe NUPES) (SOC). Tout à l’heure, il me semble que vous avez dit que les groupes d’influence comme l’Ilsi n’influençaient plus l’Efsa. Était-ce différent il y a quelques années ?

M. Guilhem de Sèze. J’essayais d’expliquer pourquoi on parle encore de l’Ilsi quand on parle de l’Efsa. Cela fait sept ans que je travaille ici et je n’ai jamais vu un papier de l’Ilsi, ni rien entendu de tel. Je sais qu’il y a peut-être dix ou quinze ans, des experts sont passés de l’Efsa à l’Ilsa, ou vice-versa. Mais depuis douze ans, la politique de gestion des conflits d’intérêts de l’Efsa est très solide et reconnue par toutes les autorités institutionnelles.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Je voudrais revenir sur une phrase que vous avez prononcée. Quand le rapporteur vous questionnait sur les différences de procédures entre les États-Unis et l’Europe, vous avez dit qu’en Europe, on demande des compléments sur la neurotoxicité si des problèmes de ce genre se font jour. Comment peut-on justifier que les populations soient les cobayes qui permettent de voir survenir ce genre de problèmes, avant que des compléments d’études ne soient demandés ?

M. Guilhem de Sèze. Je voudrais clarifier ce point, nous nous sommes mal compris. Il s’agit d’un principe de base, dans l’approche réglementaire, qui n’est pas seulement applicable à la neurotoxicité. C’est ce que l’on appelle une approche partielle : on fait un premier test relativement simple, par exemple des tests généraux de toxicité sur des animaux. Si nous voyons apparaître des signaux de toxicité et de trouble du développement neurodéveloppemental, un test plus sophistiqué, plus précis sera demandé. Il ne s’agit surtout pas de laisser passer une molécule s’il y a le moindre doute.

M. Loïc Prud’homme (LFI-NUPES). Ma deuxième question est relative à l’intervention de cette chercheuse, Laurence Huc, sur la mise en danger de la santé des consommateurs. Je vous cite sa réponse : « Ce que je constate de mes travaux menés avec mes collègues, et non pas toute seule, c’est qu’actuellement, il y a des cancérigènes, des perturbateurs endocriniens et des neurotoxiques parfaitement légaux et autorisés par l’Efsa et l’État, oui. » Vous qualifiez donc cette réponse de « bruits médiatiques », en expliquant que les travaux collectifs menés par des toxicologues aboutissent à cette conclusion ?

M. Guilhem de Sèze. En matière de toxicité neurodéveloppementale, un test simple de base est demandé dans le package de tests obligatoires en Europe. En fonction des résultats, on demande des tests plus sophistiqués. Il y a donc bien des demandes obligatoires.

J’ai beaucoup de respect pour tous les scientifiques qui se dédient à la santé publique. Nous ne demandons qu’une chose, c’est d’interagir avec eux, de travailler avec eux, de réduire ce fossé qu’il y a entre le monde de la recherche publique et le monde réglementaire. Quand je parle de bruits médiatiques, je pense que vous savez ce que je veux dire. Je ne parle pas de certains résultats d’études ou de certaines observations scientifiques qui méritent d’être discutés. Le bruit médiatique vient quand, à partir d’une information partiellement vraie, partiellement approfondie, toute une histoire est montée.

Y a-t-il des substances dangereuses sur le marché ? Oui, les pesticides ne sont pas des substances inertes, ce sont des substances dangereuses qui doivent être manipulées avec précaution. Dans certains cas, même des pesticides présentant un danger important peuvent, avec des utilisations restreintes, être admis sur le marché. C’est une question d’évaluation du risque. Par exemple, certains pesticides dangereux sont utilisés sous serre, parce qu’on juge que l’exposition de l’environnement, des opérateurs et des commanditaires y est suffisamment réduite.

Sur la question des perturbateurs endocriniens, il y a eu des progrès réglementaires. En 2018, le Parlement européen a approuvé les critères d’évaluation des perturbateurs endocriniens. Un document guide a ensuite été développé pour conduire cette évaluation, entre l’Efsa et l’Echa. Désormais, on réévalue tous les pesticides qui sont sur le marché lors du processus de renouvellement des autorisations, ce qui permet d’identifier certains effets de perturbation endocrinienne et de retirer des substances autorisées du marché. Le cadre réglementaire se renforce donc progressivement. À travers le mécanisme européen de l’évaluation des substances actives, nous avons retiré plus de neuf cents substances du marché.

L’Efsa évalue le risque et établit ses conclusions. Il revient ensuite au gestionnaire du risque, au niveau européen, mais aussi au niveau national, de décider comment il peut utiliser les pesticides.

Mme Nicole Le Peih (RE). Je viens de recevoir un signalement de la part de l’association locale d’UFC-Que Choisir du Morbihan qui évoque une récente étude américaine particulièrement inquiétante, laquelle relève un risque accru de dégâts neurologiques en relation avec l’exposition au glyphosate en population générale. L’UFC-Que Choisir dit que votre évaluation semble avoir laissé de côté toute une série d’analyses scientifiques prouvant la dangerosité de l’herbicide. Quel regard portez-vous sur cette étude en particulier ?

M. Guilhem de Sèze. Je ne connais pas cette étude. Ce que je peux dire, c’est que l’Efsa, avec tous les États membres qui participent à l’évaluation, produit une conclusion sur une substance pesticide en général. Cette conclusion est utilisée par le gestionnaire de risque pour décider de son autorisation ou pas et dans quelles conditions. Une autorisation est donnée pour plusieurs années. Cela dit, à n’importe quel moment, des études qui verraient le jour et qui identifieraient un danger ou un risque donneraient lieu à une remise en cause et à une réévaluation de l’autorisation et des conditions d’utilisation. Ce n’est pas parce qu’une conclusion a été émise que rien ne va se passer pendant la période où la substance est autorisée. La réglementation prévoit la possibilité de rouvrir à tout moment une évaluation, sur la base de nouvelles informations.

En matière de neurotoxicité, nous sommes en fait en discussion avec des chercheurs dans différents domaines. Concernant la neurotoxicité développementale, je mentionnais nos interactions au Parlement européen au mois de juillet avec un chercheur suédois, avec qui nous travaillons pour savoir comment on pourrait faire entrer ces nouveaux signaux dans le cadre réglementaire. De la même façon, sur les maladies neurodégénératives, nous sommes aussi en discussion avec un chercheur aux Pays-Bas. La connaissance scientifique, comme toute connaissance, est en développement constant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons en France, depuis 2014, un système vraiment efficace, avec le dispositif de phytopharmacovigilance post-autorisation de mise sur le marché. Vous avez évoqué les observations in situ. Ne faudrait-il pas envisager l’extension de ce dispositif à l’échelle européenne dans le cadre du projet de règlement Sur, et donner à l’Efsa la capacité de reprendre l’étude d’une molécule dès lors qu’il existe une alerte significative ?

M. Guilhem de Sèze. Nous avons déjà discuté, par le passé, avec les collègues de l’Anses de ce système de phytopharmacovigilance, très intéressant, qui pourrait trouver une application plus large au niveau européen. Il serait très important d’avoir des signaux de ce qui se passe après la mise sur le marché d’une substance, par exemple au moment d’une autorisation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous formulerons une proposition en ce sens. Le projet de règlement Sur vient-il conforter l’harmonisation européenne ? Vient-il conforter l’expertise scientifique et les moyens qui lui sont alloués ? Avez-vous le sentiment que la réglementation va vers une sorte de consolidation du régime d’autorisation ? Pensez-vous que sur ces points, nous pourrions profiter de cette commission d’enquête pour faire quelques suggestions qui vous tiennent à cœur dans cette perspective ?

M. Guilhem de Sèze. Je ne suis pas un spécialiste du projet règlement Sur. Ce qui est clair, c’est qu’on va vers plus d’harmonisation au niveau européen en passant de Sud à Sur, d’une directive à un règlement européen. Je crois que le règlement cherche à établir des critères communs, des objectifs communs de réduction des pesticides par exemple. Comment pourrait-on encore progresser vers plus d’harmonisation au niveau européen ? Il convient d’y réfléchir un peu.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je tiens à vous remercier pour le dialogue que l’on a entretenu avec vous. Notre satisfaction serait complète si, dans les jours qui viennent, vous pouviez nous adresser une note détaillant vos recommandations pour aller vers une plus grande harmonisation. La France a plutôt été leader dans l’expertise scientifique et la rigueur de l’expertise scientifique. Nous avons la chance d’avoir un plan Écophyto qui sera finalisé fin 2024, et un règlement Sur dont on espère qu’il sera adopté dans cette mandature. Nos propositions, si nous les portions et qu’elles étaient adoptées par le gouvernement, auraient peut-être des chances d’aboutir.

M. Guilhem de Sèze. S’agissant du projet de règlement Sur, la question des ressources nous a été posée par le Parlement européen. Nous avons documenté cet aspect lors du débat qui y a été organisé.

M. le président Frédéric Descrozaille. Cette question des moyens, vous pouvez nous faire confiance pour la relayer en ayant la main lourde.


46.   Table ronde sur le contrôle des produits phytopharmaceutiques dans l’alimentation (jeudi 9 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde sur le contrôle des produits phytopharmaceutiques dans l’alimentation :

 M. Éric Dumoulin, sous-directeur de la sécurité sanitaire des aliments, M. Gabriel Caraballo, chargé de mission au bureau d’appui à la maitrise des risques alimentaires, et Mme Marie Brunet, chargée de mission au bureau de la gestion intégrée du risque, Direction générale de l’Alimentation, (DGAL), ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire ;

 Mme Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique ;

 M. Florian Simonneau, chef de bureau restrictions et sécurisations des échanges, et Mme Céline Thiriot, cheffe de bureau « Politique des contrôles » à la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous reprenons les travaux de cette commission d’enquête relative à la réduction des usages et des impacts des produits phytopharmaceutiques. Il s’agit plus exactement d’analyser l’échec des politiques publiques au regard des objectifs que s’était fixés la nation il y a maintenant quinze ans.

Nous arrivons au terme de ces travaux démarrés en juillet 2023. À travers l’audition de ce matin, nous souhaitons approfondir le sujet particulièrement sensible du contrôle. Il s’agit ici de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre pour en améliorer l’efficacité et pallier certaines incertitudes concernant la présence de produits phytosanitaires dans les aliments. Le contrôle dont il est question est celui des frontières, pour les aliments en provenance de pays tiers, mais aussi celui des denrées produites au sein du marché unique européen.

Ce travail d’approfondissement est d’autant plus nécessaire que beaucoup de nos concitoyens doutent de la réalité et de l’efficacité de ces contrôles. Ils s’interrogent sur la présence de certains produits qui avaient pourtant été interdits. Par ailleurs, nous devons creuser la question des écarts de compétitivité et de concurrence, perçus comme déloyaux.

Je remercie nos interlocuteurs de la DGAL, de la DGCCRF et de la DGDDI de s’être rendus disponibles pour échanger avec nous ce matin sur ces différents enjeux. Avant de vous laisser la parole, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Éric Dumoulin, M. Gabriel Caraballo, Mme Marie Brunet, Mme Odile Cluzel, M. Florian Simonneau et Mme Céline Thiriot prêtent successivement serment.)

M. Éric Dumoulin, sous-directeur de la sécurité sanitaire des aliments (DGAL), ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. La politique de contrôle des produits phytopharmaceutiques a fait l’objet d’une nouvelle structuration administrative en juin 2022, dans la foulée de la réorganisation du schéma de la politique de sécurité sanitaire des aliments qui en a unifié la mise en œuvre sous la tutelle du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire.

Cette évolution importante a eu pour effet de rattacher au ministère de l’agriculture de nombreuses thématiques qui relevaient autrefois de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) au sein du ministère de l’économie. Ce transfert, acté au mois de juin 2022, a été mis en œuvre progressivement tout au long de l’année 2023.

Le début de l’année a été marqué par la réorganisation de l’administration centrale ; la DGAL pilote ainsi désormais toute la politique de la sécurité sanitaire des aliments. Jusqu’au mois de septembre 2023, chaque administration territoriale au sein de la DGCCRF ou de la DGAL continuait d’opérer selon la répartition historique. Aujourd’hui, la DGCCRF ne gère plus le contrôle de terrain à l’exception du secteur de la « remise directe », à l’aval de la filière alimentaire, concernant notamment la distribution. Dès le 1er janvier 2024, le pilotage complet du contrôle effectué sur le terrain sera assuré par la DGAL. Le secteur de la remise directe sera contrôlé sous la forme d’une délégation de service public. Ainsi, la politique relative à la sécurité alimentaire sera entièrement mise en œuvre par le ministère de l’agriculture, dont les agents de la DGAL seront les acteurs de terrain.

Un autre point clé de la réforme concerne les conditions d’autorisation de la mise en circulation des substances sur le marché. Un vaste travail sera réalisé autour de sa traduction sur le plan réglementaire et de la déclinaison des contrôles qui seront mis en œuvre.

Ainsi, le périmètre de contrôle sera établi très largement en aval et en amont, allant de la production alimentaire à la transformation et la distribution. Nous défendons ainsi un modèle de schéma intégré.

La DGAL a toujours veillé à ce que sa politique de contrôle soit assise sur une méthodologie standardisée et uniforme sur l’ensemble du territoire. Les agents de terrain sont formés et disposent des mêmes compétences ; leur recrutement est minutieux et requiert la possession d’un BAC + 2. Il s’agit principalement d’inspecteurs qui suivent une formation au sein de l’Institut national de formation des personnels du ministère de l’agriculture (Infoma). Celui-ci leur apporte un enseignement général tout en les spécialisant sur leur futur domaine d’intervention, à travers ce que nous nommons en interne le parcours qualifiant, qui s’appuie sur le modèle du tutorat. Ainsi, l’expérience des agents aguerris bénéficie aux nouveaux.

Un système d’audits internes a été mis en place pour réaliser des évaluations annuelles au sein de tous les services de contrôle.

L’objectif est de mettre en œuvre un schéma harmonisé et transparent, par l’intermédiaire de la DGAL qui assure la réalisation régulière de bilans, tels que le rapport d’activité annuel. Cette transparence est prolongée par l’outil Alim’confiance qui publie la totalité des contrôles réalisés dans le secteur alimentaire et les bilans de nos inspections dans les établissements de la filière agroalimentaire.

Mme Odile Cluzel, sous-directrice des produits et marchés agroalimentaires à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Comme l’a rappelé Éric Dumoulin, la compétence de la DGCCRF ne porte plus sur le contrôle de la présence de résidus de produits phytopharmaceutiques dans l’alimentation. Elle intervient désormais sur le contrôle de la conformité et de la loyauté des produits phytopharmaceutiques soumis à une autorisation de mise sur le marché. La DGCCRF est ainsi en charge du contrôle du bon fonctionnement du marché des produits phytopharmaceutiques. Ce travail se traduit par des enquêtes menées sur l’ensemble de la chaîne de commercialisation des produits, qu’ils soient destinés à des utilisateurs professionnels ou amateurs.

La contribution de la DGCCRF à l’atteinte des objectifs fixés par les différents plans Ecophyto qui se sont succédé dans la réglementation est ainsi indirecte.

L’action de la DGCCRF dans ce domaine se traduit par l’établissement de plans annuels de contrôles portant à la fois sur la conformité des pratiques aux autorisations de mise sur le marché et sur le respect de la réglementation en la matière. Il existe en effet un certain nombre de règles destinées à encadrer l’utilisation de ces produits telles que des conditions de certification, la séparation du conseil et de la vente mais aussi l’interdiction de commercialiser en ligne des produits à des jardiniers et amateurs, parmi d’autres.

La DGCCRF vérifie également l’absence d’allégations environnementales sur ces produits dans la mesure où celles-ci sont interdites. Elle contrôle le respect des dispositions issues de la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim). L’administration veille particulièrement au respect de l’interdiction des remises et rabais sur la vente de ces produits.

Chaque année, les agents de la DGCCRF en charge, au sein des directions départementales, de la protection des populations, réalisent une enquête sur ces différentes questions. En 2022, environ quatre-vingt-treize agents ont participé à ces contrôles sur l’ensemble du territoire. Chaque année, environ 500 entreprises sont contrôlées, et une centaine de produits est prélevée puis analysée en laboratoire au sein du service commun basé à Lyon.

La DGCCRF a organisé un réseau spécifique relatif aux produits phytopharmaceutiques afin d’harmoniser et de mutualiser les connaissances en la matière, et d’accroître l’efficacité des services. Une coordination locale avec les services du ministère de l’agriculture est organisée lorsque cela est nécessaire.

Je vous disais qu’en 2022, 108 produits ont été analysés. Parmi eux, trente se sont révélés non conformes, ce qui représente un taux d’anomalies d’environ 28 %. Les anomalies constatées ont donné lieu à 199 avertissements, quarante-et-une injonctions et dix procès-verbaux.

Le contrôle de la présence de résidus de pesticides, mission dévolue à la DGCCRF jusqu’en 2022, a été transféré à la DGAL comme l’a évoqué Éric Dumoulin. Je pourrai à cet égard vous apporter des indications sur la manière dont ces travaux étaient organisés. Par ailleurs, jusqu’au 1er juin 2023, la DGCCFR pilotait l’effectuation des contrôles sanitaires à l’importation, vérifiant ainsi les taux de résidus de pesticides dans les produits importés. Cette mission a été transférée selon un calendrier échelonné à la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI).

M. Florian Simonneau, chef de bureau « Restrictions et sécurisations des échanges » à la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Notre administration agit sur le périmètre de la frontière et de la marchandise. Nous nous assurons du respect, lors du passage à la frontière, d’un certain nombre de critères réglementaires. Dans le domaine des marchandises licites, ce contrôle représente l’activité principale de la douane. À ce titre, l’objectif est principalement de vérifier l’existence d’un document d’ordre public certifiant la conformité du produit aux caractéristiques attendues avant d’autoriser sa mise sur le marché du territoire de l’Union européenne. Ces actions relèvent en quelque sorte de la mission historique de la douane.

À cette mission s’est ajoutée, depuis le 1er janvier 2020, avec une mise en œuvre échelonnée, celle de la réalisation des contrôles à l’importation. Ces contrôles situés en amont du dédouanement concernent les denrées alimentaires d’origine non-animale.

S’agissant en particulier des produits phytosanitaires, nous pratiquons trois types de contrôles. Il s’agit tout d’abord des contrôles dits sanitaires, lesquels peuvent être soumis à des contrôles renforcés ou à des mesures d’urgence. Ce dispositif est mis en œuvre au niveau européen pour les denrées d’origine non-animale. Une liste de denrées est soumise à un contrôle obligatoire. Dans certains cas, la douane décide d’effectuer des prélèvements, en fonction des risques identifiés et selon une fréquence adaptée. Ceux-ci sont analysés par les services communs des laboratoires qui mesurent les résidus de pesticides présents, nous permettant ainsi de décider ou non de la mise en libre pratique des produits. Dans le cadre du contrôle sanitaire, le dépassement des limites maximales de résidus (LMR) empêche la mise sur le marché des produits.

Par ailleurs, nous effectuons des contrôles sur les produits issus de l’agriculture biologique. Ici, le système fonctionne selon une approche à double détente. Si des résidus de pesticides sont trouvés dans ces produits sans toutefois dépasser les LMR, ils peuvent être mis en circulation sur le marché en tant que produits issus de l’agriculture conventionnelle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous vous remercions pour votre présence et pour la clarté de vos propos liminaires. Nous sommes satisfaits de voir à l’œuvre cette réunification des contrôles dans les périmètres de la production et de la commercialisation des produits alimentaires, que nous défendions à l’occasion des débats sur la première loi Egalim. Sans nous prononcer sur l’identité du service qui devait en avoir la charge, nous estimions que cette harmonisation était importante, alors que les systèmes d’alerte s’étaient révélés défaillants face à certaines crises ; les temps d’intervention nécessaires entraînaient une perte d’efficacité. Cela démontrait la nécessité d’une culture commune. L’État a été capable d’organiser cette réforme et nous en voyons aujourd’hui la mise en œuvre, ce dont nous nous réjouissons.

Afin de mieux comprendre l’architecture du contrôle, nous vous demanderons certainement de préciser à nouveau la répartition des rôles qui sont les vôtres. Nous avons compris que le contrôle des produits alimentaires relevait désormais du ministère de l’agriculture, que les produits phytosanitaires stricto sensu entraient dans le champ de compétence de la DGCCRF, tandis que les douanes assurent les contrôles relatifs aux échanges internationaux.

Nous souhaiterons donc focaliser notre analyse sur la question des produits phytosanitaires au sein de chacun de ces trois niveaux de contrôles.

Par ailleurs, je tiens à souligner une nouvelle fois l’importance de cette table ronde pour mieux identifier l’équilibre à trouver entre la qualité du contrôle, le respect des règles d’un côté et leur acceptabilité de l’autre. L’effort relatif à l’affranchissement progressif des produits pharmaceutiques ne peut se réaliser sans que l’on s’assure de l’importation de pratiques et de produits conformes à ce que nous attendons.

À l’occasion d’un déplacement à Bruxelles où nous avons rencontré diverses autorités, nous avons ressenti une forme de satisfecit laissant croire que le taux de contrôle à nos frontières était idéal et que le système ne présentait pas de difficulté majeure. Or, il existe un très grand décalage avec le ressenti de la population et c’est cet écart qu’il s’agira de comprendre aujourd’hui.

Nous souhaitons vivement que ce travail permette d’apporter un éclairage sur les actions précises qui resteraient à mener. Nous estimons que notre commission d’enquête offre l’espace approprié pour recevoir les idées que vous pourriez avoir à ce sujet.

Je souhaite vous soumettre une première question sur la question des moyens. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) a fait état d’un manque de moyens budgétaires pour atteindre les objectifs fixés. Au sein des trois directions ici représentées, à savoir la DGCCRF, la DGDDI et la DGAL, estimez-vous disposer de suffisamment de moyens pour mener à bien votre mission ?

M. Éric Dumoulin. Au sein de la DGAL, j’estime que nous disposons d’un schéma d’organisation plutôt bien structuré, à l’œuvre depuis plusieurs décennies, avec des moyens ventilés au sein de chaque grand domaine d’intervention. L’un de ces domaines a trait à la santé et à la protection animale., un autre concerne la santé et la protection des végétaux – c’est là que s’organise le contrôle des résidus de produits phytosanitaires. Nous avons également un domaine d’intervention relatif à la sécurité sanitaire des aliments en dehors des abattoirs. Ces grands périmètres d’action ont donc été, au fil des priorités définies par les politiques publiques, éprouvés et perfectionnés avec l’attribution de moyens permettant la mise en œuvre des contrôles sur le terrain. Ce mécanisme nous permet d’associer plus de moyens à l’un ou à l’autre des grands domaines, en fonction des priorités définies sous l’effet, parfois, de la pression médiatique.

Par ailleurs, le travail de quantification des moyens à mobiliser se réalise en lien avec la programmation des inspections et des contrôles à mener sur le terrain. Ainsi, nous établissons chaque année depuis l’administration centrale – et en lien avec nos obligations communautaires – un plan annuel d’inspection. Nos objectifs sont donc définis chaque année.

Ce plan est ensuite traduit par chaque direction départementale et par chaque direction régionale de l’agriculture et de l’alimentation sous la forme d’un plan d’activité identifiant les moyens à mobiliser pour chacune des missions établies. À cette étape, la gestion de ces arbitrages fait l’objet d’un dialogue afin d’envisager d’éventuelles marges d’ajustement. Il peut être question par exemple d’un renfort à apporter à un département en difficulté, dans le contexte d’un plan de contrôle prioritaire de l’année N+ 1.

Une certaine flexibilité est donc au cœur de ce schéma qui permet d’être relativement réactif par rapport à des évolutions conjoncturelles, voire structurelles.

Parallèlement aux rouages que je viens de décrire, la question de la bonne adéquation entre les moyens mis à disposition et les résultats attendus reste pendante, notamment lorsque l’on tient compte de l’importance d’une stratégie à moyen et long terme.

M. Dominique Potier, rapporteur. Afin de répondre plus directement à la question des moyens, pourriez-vous nous indiquer si un accroissement du nombre d’inspections sur le terrain permettrait de détecter davantage de fraudes ? Le dispositif de sécurité sanitaire et d’évitement des concurrences déloyales a-t-il été amélioré ?

M. Éric Dumoulin. Sur 5 000 inspections réalisées aujourd’hui dans les exploitations agricoles, 1 000 d’entre elles donnent lieu à des prélèvements pour détecter des résidus de produits phytopharmaceutiques.

Dans le périmètre de la transformation alimentaire, pas moins de 2 400 inspections ont été programmées pour 2024 comprenant tout le secteur du végétal. Certaines d’entre elles donneront lieu à des prélèvements, car il s’agit d’effectuer une inspection globale sur un établissement. Quatre-vingt-seize équivalents temps plein (ETP) sont aujourd’hui mobilisés pour cela.

Nous avons également mis en place des plans de surveillance et de contrôle visant spécifiquement à effectuer des prélèvements de substances dites de matrice, afin de rechercher des résidus dans les produits. Près de quarante ETP y sont dédiés ; ils effectuent environ 3 400 prélèvements par an sur les denrées alimentaires.

Est-ce c’est suffisant ? Je dirais qu’aujourd’hui, les bilans et analyses que nous avons établis en lien avec les deux grandes agences d’évaluation que sont l’Efsa et l’Agence nationale française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) traduisent une bonne visibilité du niveau d’exposition de nos populations aux produits phytopharmaceutiques à risque. Se pose ensuite la question de notre volonté d’aller plus loin ou non dans cette démarche, notamment à l’égard des produits venant de l’extérieur.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est effectivement l’objet de ma question, est‑ce que des moyens supplémentaires permettraient d’aller plus loin ? Sur les 1 000 prélèvements effectués, combien s’avèrent anormaux ?

M. Éric Dumoulin. Concernant les contrôles exercés sur les exploitations agricoles, que nous nommons « contrôles en production primaire », les taux d’anomalies sont de 2,5 % à 3 %.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pourriez-vous à cet égard nous transmettre l’évolution de ces taux dans le temps ? Cela nous permettrait d’évaluer si les services pourraient se trouver débordés en cas d’aggravation de la situation, ou s’ils pourraient au contraire absorber la charge, du fait d’une capacité importante d’ajustement des moyens. Ce point nous semble d’autant plus important lorsque Mme Cluzel évoque un taux de non-conformité de 28 %, qui nous semble stupéfiant.

M. Éric Dumoulin. Les résultats de ces trois dernières années sont relativement stables, s’agissant des contrôles de non-conformité en production primaire, avec des taux de non-conformité situés entre 2,5 % et 3 %. Nous ne sommes pas en présence d’indices nous alertant d’une éventuelle dégradation des pratiques quant à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques.

Par ailleurs, s’il arrivait que de tels signaux apparaissent sur une production ou une substance en particulier, nous mettrions alors en œuvre notre plan de surveillance.

Nous avons ainsi deux niveaux de contrôle. Le premier consiste en une série de prélèvements aléatoires, afin de fournir une photographie de la qualité des produits mis sur le marché. Le deuxième niveau permet de cibler avec plus de précision les anomalies, à travers un plan de contrôles. Ainsi, face à un signal d’alerte, établi par exemple par un taux de non-conformité passant de 2 % à 6 %, les investigations menées permettraient d’évaluer si ces anomalies concernent une ou plusieurs catégories de produits. Un plan de contrôle serait alors appliqué, permettant de cibler beaucoup plus précisément les produits non conformes.

Notre système repose ainsi sur une vigilance sensible, qui nous permet de basculer facilement d’une situation de surveillance à un système d’intensification des contrôles.

Mme Odile Cluzel. Le taux d’anomalie est également assez stable concernant le périmètre de la DGCCRF. Je dirais même qu’il est en légère baisse par rapport à celui des années précédentes. J’ai sous les yeux la liste des principales anomalies constatées dans le cadre du plan de l’année 2022. Je pourrai vous communiquer les comptes rendus détaillés.

Elles semblent être principalement dues à une méconnaissance de la réglementation, ce qui soulève la nécessité d’un travail pédagogique. En ce sens, nous réfléchissons à une action de communication à l’attention des professionnels, pour leur permettre de mieux appréhender le contenu de la réglementation.

Les principales anomalies constatées sont liées à la vente de produits phytopharmaceutiques sans agrément, ou à la vente de produits dont l’autorisation de mise sur le marché a été retirée. Il peut également s’agir de produits ne respectant pas exactement les termes de l’autorisation de mise sur le marché.

S’agissant des moyens, je ne suis pas mandatée pour vous donner une réponse officielle de la DGCCRF. Si vous demandez à un responsable administratif s’il pourrait faire mieux avec davantage de moyens, je pense que la réponse sera positive.

Pour nuancer mes propos, dans le cadre du transfert de la mission relative à la sécurité sanitaire de l’alimentation, la DGCCRF a obtenu le maintien d’un certain nombre d’emplois. Cela a permis de redéfinir les priorités et de renforcer l’action de l’administration sur ses missions, notamment sur le contrôle de loyauté des produits.

La DGCCRF reste en effet compétente sur ce point, notamment pour les produits présentant une allégation « sans résidu de pesticides ». Elle continue ainsi de veiller au bon fonctionnement concurrentiel du marché et à la loyauté de ces allégations, vis-à-vis du consommateur et des concurrents respectueux de la réglementation.

La DGCCRF est compétente sur la quasi-totalité des secteurs économiques. Elle doit donc effectuer des arbitrages, de la même manière que la DGAL. Elle doit s’adapter en permanence aux besoins dont elle a connaissance et doit pouvoir réorienter avec souplesse son action.

Concernant la mission de contrôle du marché à l’égard des produits phytopharmaceutiques, le plan mis en place annuellement répond aux attentes des autorités européennes. L’administration communique chaque année les résultats de ces contrôles à la Commission européenne. Ce plan couvre donc de manière satisfaisante le marché national. Il convient de le poursuivre tout en cherchant à améliorer la connaissance par les opérateurs de la réglementation, dans le but de faire baisser le taux d’anomalies.

M. Florian Simonneau. Nous manquons de recul pour vous répondre sur la question des moyens. Nous venons en effet de reprendre, le 1er juin, la mission de contrôle sur l’importation des denrées alimentaires d’origine non-animale. Nous travaillons toutefois à l’établissement d’indicateurs afin de nous assurer de pouvoir répondre aux objectifs qui ont été fixés.

Cette mission est d’autant plus complexe que la réglementation européenne est très prescriptive en la matière, avec un certain nombre de contrôles obligatoires. Si l’on ne parvient pas à atteindre le nombre de contrôles prévus, la question de l’accroissement des effectifs se posera. Pour le moment, les taux sont atteints pour l’ensemble des vingt-cinq points de contrôles que nous avons créés. Les agents ont été formés au sein de ces nouveaux services et sont parfois entièrement positionnés sur ces missions quand, face à l’importance des flux, certains domaines nécessitent une spécialisation. Des analyses sont en cours pour affiner la part de travail dévolue aux agents non positionnés à 100 % sur ces nouvelles missions.

La mise en œuvre de ces indicateurs sera réalisée dans le courant de l’année.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons retenu les chiffres suivants : 2 % à 3 % d’anomalies au stade de la production primaire, 28 % d’anomalies sur des produits phytosanitaires en circulation alors qu’ils ne bénéficient plus de l’AMM. Est-ce correct ?

La logique implique qu’en l’absence d’anomalies, les contrôles sont suffisants. Mais s’il y a des anomalies significatives, il convient alors d’intensifier les contrôles. Qu’en pensez‑vous ?

Mme Odile Cluzel. Les principales anomalies constatées en 2022 concernaient la vente de produits sans agrément ou avec une autorisation de mise sur le marché expirée. Le chiffre de 28 % correspond au total des anomalies constatées dans le cadre de l’enquête. Cela concerne également parfois l’étiquetage, qui ne respecte pas la réglementation, ou des produits non phytopharmaceutiques, qui sont vendus avec des allégations phytopharmaceutiques. Il peut encore y avoir des allégations valorisantes sur des produits n’ayant pas reçu d’AMM.

La réglementation prévoit également d’identifier correctement la zone de vente dans les magasins de produits phytopharmaceutiques. Il peut arriver que cette organisation ne soit pas respectée. Les vendeurs doivent posséder un agrément et l’afficher dans le lieu de vente. Or, cet affichage n’est pas toujours respecté. Il faut également tenir un registre de vente.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce taux de 28 % nous semble extrêmement élevé. S’agit-il de points de détails, de simples règles de forme qui n’ont pas été respectées ? Pourquoi des produits continueraient-ils à circuler s’ils sont interdits ? Dans le cas où l’étiquette n’est pas valable, cela pose un enjeu de prévention, notamment pour l’utilisateur. Il s’agit donc un sujet grave. Ce chiffre de 28 % constitue, je pense, une alerte.

Vous allez nous transmettre le document dont vous avez parlé. Pourriez-vous aussi nous présenter le niveau des sanctions qui ont été délivrées ? Quelle est la conséquence, lorsque vous constatez la commercialisation d’un produit interdit ?

Mme Odile Cluzel. Je ne vais pas pouvoir vous donner ces précisions, notamment sur la ventilation des anomalies. Le résultat de 28 % est un taux que l’on calcule de manière classique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je me permets d’insister dans la mesure où vous parliez de pédagogie vis-à-vis des acteurs. Nous pouvons imaginer que vous présumez de la bonne foi du metteur en marché. Or, je pense qu’il existe un problème de prise de conscience. Nous ne pouvons imaginer un tel taux sur les produits vendus en pharmacie. Nous nous situons pourtant dans un domaine où la réglementation relève d’un même niveau d’exigence, si l’on tient compte de la confiance des consommateurs et de la protection de la santé. Il s’agit d’un sujet important. Dans les recommandations, nous pourrions être conduits à signaler qu’il y a un problème de prise de conscience des metteurs en marché sur des produits dont la réglementation doit refléter cette exigence.

Encore une fois, nous sommes impressionnés par ce taux qui nous invite à réfléchir sur la possibilité d’une initiative législative ou réglementaire. Parfois, rien n’est plus pertinent que la dissuasion en matière de pédagogie.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pour revenir sur la question que nous vous posons, avez-vous accès au niveau des sanctions ? Votre administration réalise le contrôle que le procureur sanctionne. Cela entraîne-t-il une sanction administrative, financière voire pénale ?

Mme Odile Cluzel. Ce sont les services de la DGCCRF qui déterminent les suites données aux contrôles. Je n’ai pas le détail de ces suites mais je pourrai vous les communiquer ultérieurement. Ce que nous appelons les « manquements mineurs » commis par des professionnels de bonne foi donne lieu à des avertissements, en l’occurrence un rappel de la réglementation. Lorsque l’on constate une certaine gravité, les services émettent des injonctions de remise en conformité, voire des procès-verbaux transmis directement au procureur. Je pourrai vous apporter la ventilation détaillée des suites.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous sommes effectivement désireux de recevoir un état des sanctions établies et de connaître la gradation appliquée.

Je partage le même étonnement face au nombre d’anomalies sur un sujet aussi sensible. Il convient de connaître la nature de ces anomalies et celle des sanctions pour réfléchir à la nécessité de légiférer ou de soumettre des propositions réglementaires.

Vous avez par ailleurs la charge du contrôle de la séparation du conseil et de la vente. Or, de nombreux acteurs nous ont affirmé que cela était incontrôlable. Il doit être extrêmement difficile pour vous d’assumer cette tâche. Nous sommes face à une situation où la loi promulguée établit un protocole invérifiable.

Mme Odile Cluzel. C’est l’un des points de contrôle qui est inclus dans l’enquête. Je comprends que selon ce que vous me dites et les éléments issus des précédentes auditions, ces contrôles seraient jugés insuffisants ou peut-être inefficaces.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ils sont par nature inefficaces. Il est impossible d’empêcher quelqu’un de parler au bout d’un champ ou au sein d’un bureau d’affaires. Ce contrôle est de facto incontrôlable et tout le monde nous l’a signalé. Avez-vous été confrontée à ce décalage énorme entre l’injonction prévue par la loi et la réalité du terrain ?

Mme Odile Cluzel. Je vous avoue que je n’ai pas une connaissance précise de ce sujet. Il arrive que certaines dispositions législatives aient pour objectif de modifier les comportements des opérateurs. La loi permet alors de donner un signal clair aux opérateurs renseignés sur ce qu’ils ont ou non le droit de faire. À l’occasion de leurs contrôles, je pense que les enquêteurs rappellent l’existence de cette règle. Je n’ai honnêtement pas davantage de précisions à vous apporter à ce sujet.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous invite à répondre maintenant à deux nouvelles questions de manière précise et rapide si possible, avant de laisser la parole aux commissaires. La première concerne les produits traversant la frontière espagnole par les Pyrénées, moins abordée que celle des frontières situées à l’est de la France. Nous savons qu’il existe désormais deux mandats permettant aux douanes d’ouvrir les coffres afin d’effectuer les contrôles. Ce sont des dispositions tout à fait récentes. Mais l’administration parvient-elle à contrôler la livraison d’un produit commandé par voie numérique ? Sait-elle contrôler les produits tout au long de leur circulation ?

La seconde question est liée à la notion centrale des limites maximales de résidus (LMR) de produits phytosanitaires dans l’alimentation. Le contrôle consiste à envoyer des prélèvements de produits au sein d’un laboratoire. Ces LMR rendent-elles compte de la réalité de l’usage des produits interdits chez nous ? Offrent-elles un bon outil de protection ? Faisons-nous suffisamment afin d’assurer la sécurité des produits alimentaires ? Les contrôles sont-ils correctement effectués et suffisants ?

Par ailleurs, la notion de LMR est-elle réellement pertinente ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’imposer des clauses miroir ? Mais est-il possible d’effectuer des contrôles in situ dans le pays exportateur ?

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Les éléments fournis concernant le taux de contrôle sont insuffisants, car nous savons bien qu’il existe différents types de contrôle.

Le premier d’entre eux est le contrôle documentaire, qui consiste en un examen des documents commerciaux et des certificats, notamment sanitaires. Le second, ce sont les contrôles d’identité, principalement visuels, qui permettent de vérifier la conformité des produits aux documents. Enfin le troisième, ce sont les contrôles physiques, qui permettent de vérifier les denrées alimentaires à travers des prélèvements. Par conséquent, il est indispensable de préciser à quel périmètre est relié le taux de contrôle. Il peut s’agir de simples vérifications documents au travers d’un scan.

Par ailleurs, nous savons bien qu’il existe des pratiques d’autocontrôles au sein des entreprises. Dès lors, il est beaucoup plus compliqué de traiter les données qui sont remontées par les entreprises elles-mêmes. Quel est donc le positionnement de l’administration concernant ces autocontrôles ? Consiste-t-il en une confiance totale à l’égard de ces données ?

Enfin, la réglementation européenne impose des audits ciblés impliquant une analyse en profondeur. Les effectuez-vous ? Le cas échéant, quels sont les domaines d’intervention de ces audits et quels en sont les résultats ?

M. Florian Simonneau. Concernant les services de la douane, je vais revenir sur le dispositif des contrôles documentaires, d’identité et physiques. Dans le champ des importations, la réglementation européenne impose l’application de taux de contrôles physiques à travers la réalisation de prélèvements. Cette réglementation s’applique au triptyque « marchandises », « origine » et « risques ». Ces taux varient de 5 % à 50 % selon le risque.

Au titre de la réglementation, trente-neuf triptyques concernent des produits exigeant un contrôle renforcé et vingt-cinq triptyques relèvent de mesures d’urgence en lien avec des résidus de pesticides. À titre d’exemple, l’arachide originaire du Brésil se voit imposer un taux de contrôle physique de 30 %. Cela signifie que nous devons effectuer des analyses sur 30 % des flux.

La fixation de ces taux dépend donc de l’analyse du risque effectuée par la Commission européenne. Cette mesure est basée sur la probabilité de dépassement en fonction des résultats qui avaient été obtenus précédemment. Les taux sont modulés tous les six mois. Nous avons une réunion semestrielle avec la Commission, lors de laquelle nous rediscutons de la fixation de ces taux.

Sur le plan des résultats, pour vous fournir une idée du volume d’envois visé par la réglementation, jusqu’à 17 000 lots ont été notifiés en 2022 pour des raisons sanitaires. Les contrôles documentaires ont été effectués à 100 % et des contrôles physiques ont ensuite été organisés en fonction du pourcentage approprié. Le domaine de l’agriculture biologique concernait environ 13 500 lots.

Sur la base de ces lots, un certain nombre d’analyses ont ensuite été effectuées. Nous avons, pour la même année 2022, traité 860 analyses en résidus de pesticides. Un peu moins de 80 % d’entre elles ne contenaient pas de traces détectables. En revanche, ces produits étaient concernés par un certain nombre de non-conformités remontées auprès de la Commission européenne. Le domaine sanitaire en comportait quatre-vingt-neuf et le domaine de l’agriculture biologique, quatre.

S’agissant des produits issus du commerce numérique, tout produit traversant la frontière est enregistré en douane. Il est donc tracé à cette étape. Nous n’avons en revanche pas de traçabilité lorsque le produit est déjà entré sur le marché, français ou européen, s’il est en transit depuis un autre pays de l’Union européenne. Pour autant, nous conservons le pouvoir d’effectuer des contrôles à la circulation en accédant au contenu des camions et en analysant les documents relatifs à ces marchandises. Il n’y a donc pas de traçabilité des produits nous permettant d’identifier la localisation des camions sur la route. La libre circulation ne permet pas d’atteindre ce niveau de recensement des données.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je me permets d’insister sur ce point. Vous expliquez qu’il existe une traçabilité des produits lorsque ceux-ci entrent sur le marché par les voies traditionnelles, par le biais des distributeurs français ou européens. À l’inverse, s’agissant des commandes effectuées par voie numérique depuis des pays tels que Singapour ou le Brésil, n’existe-t-il aucun moyen de traçabilité ? Par conséquent, cette impossibilité ne pose-t-elle pas un problème de distorsion au niveau de la capacité de contrôle ?

Mme Céline Thiriot, cheffe de bureau « Politique des contrôles ». Lorsque nous parlons de frontières, nous évoquons les frontières tierces avec des pays extraeuropéens. En termes douaniers, il n’existe par exemple pas de frontière à proprement parler avec l’Espagne.

La traçabilité est totale, y compris pour le commerce électronique, lors d’importations extérieures. Un colis importé depuis Singapour fait l’objet d’un enregistrement. Ce n’est que lorsque le produit, une fois arrivé en France, circule vers un autre pays, que nous perdons la visibilité sur son parcours. Dans ces situations, nous avons toujours la possibilité de recourir au contrôle de la circulation.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il s’agit dans ce cas de s’interroger sur la capacité des services douaniers des pays recevant les produits importés à effectuer des contrôles tout aussi exigeants que les nôtres. Ces éléments nous éclairent en tout cas sur les mécanismes qui permettent la coordination entre les différents services douaniers des pays de l’Union européenne.

Mme Céline Thiriot. L’aéroport de Roissy représente par exemple une frontière tierce en termes de commerce électronique. Par ailleurs, comme M. Simonneau l’a évoqué dans le domaine qui est désormais le nôtre, toute non-conformité est remontée systématiquement à la Commission européenne qui informe les États membres concernés. Il existe une réelle une circulation de l’information donnant à chacun les moyens d’agir si nécessaire.

Mme Nicole Le Peih (RE). J’ai été interpellée par une entreprise de ma circonscription au sujet de l’arrivée depuis la Chine d’engrais biologiques certifiés Ecocert grâce, semble-t-il, à l’achat d’un tampon Ecocert au marché noir. Confirmez-vous le taux de 80 % de fraudes sur les engrais biologiques chinois importés ?

Dans quelle mesure est-il possible d’effectuer des vérifications sur place, quel que soit le pays exportateur ?

Mme Odile Cluzel. Je ne suis pas en mesure de vous confirmer le chiffre de 80 % de fraude sur les engrais biologiques chinois, car je n’ai pas cette donnée. Votre interrogation concerne donc la manière dont nous contrôlons les engrais importés de Chine. Les produits introduits sur le marché français par l’intermédiaire de distributeurs français sont contrôlés dans le cadre de nos enquêtes. J’avoue que je ne possède pas de données spécifiques sur les contrôles effectués sur des produits en provenance de Chine.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Pour revenir sur les taux de non-conformité relatifs à la circulation des produits phytosanitaires que vous évoquiez, pourriez-vous préciser à quels types de publics ces commandes étaient adressées ?

Pourriez-vous également détailler le type d’anomalies relevées lorsque vous ciblez l’organisation de l’espace de vente ou la formation des vendeurs ? Il ne s’agit pas en effet du même type de gravité si l’anomalie concerne un produit interdit en raison de la présence d’une molécule présentant un risque de toxicité ou s’il est question d’un problème d’organisation de l’espace de vente, bien que ces règles comptent aussi, notamment lorsque l’acheteur est un non-professionnel.

Enfin, concernant les denrées agricoles importées en tant que matières premières ou que produits transformés, il existe parfois une vraie problématique liée au traçage. Je suis originaire d’un département producteur de cerises. Depuis que le diméthoate a été interdit il y a plusieurs années, de nombreux acteurs du milieu agricole ont affirmé que des importations de cerises arrivaient sur le territoire avec des résidus de diméthoate impossibles à détecter en raison de l’utilisation de produits masquants. Provenant de Turquie, elles entrent sur le marché européen par la Belgique et reçoivent la qualification de cerises européennes permettant d’exclure la suspicion de diméthoate. Pourriez-vous nous partager votre point de vue à ce sujet et nous expliquer dans quelle mesure il est possible de détecter réellement l’utilisation de produits interdits en France, transformés ou non ?

Mme Odile Cluzel. Concernant la destination des produits contrôlés, les résultats de notre enquête aujourd’hui ne me permettent de ne fournir que les données globales. Notre enquête porte bien sur l’ensemble des produits destinés indifféremment aux producteurs agricoles ou aux jardiniers amateurs. Elle vise toute la chaîne de production et de commercialisation, donc aussi bien les fabricants que les conditionneurs, les détaillants ou les grossistes. Ce sont des résultats globaux. Je peux essayer de réaliser des extractions sur les différentes catégories de produits.

M. Éric Dumoulin. Nous sommes convaincus que nous devons nous efforcer d’améliorer les performances dans les techniques analytiques pour identifier les produits masquants. C’est une lutte identique à celle contre le dopage ; une véritable course se joue pour anticiper les stratégies de triche. Il conviendra d’effectuer un effort concernant le travail des laboratoires nationaux de référence, têtes de proue de l’évolution des techniques de détection et de dépistage.

Nous sommes face à deux objectifs. Le premier est l’amélioration des performances en termes de réduction des seuils de détection et de dépistage, malgré les effets masquants. Le second est la lutte contre l’introduction et l’européanisation de produits extraeuropéens et traités avec des substances que nous interdisons. Cela nous ramène aux réflexions européennes relatives aux mesures miroirs.

Pour reprendre l’exemple de la cerise traitée par le diméthoate, mais aussi par le tout aussi dangereux phosmet, une clause de protection est prévue par le cadre européen, dite « clause de sauvegarde ». Elle offre un outil de protection du consommateur et des populations qu’il est pertinent d’utiliser. Nous l’utilisons au sein de l’administration française.

Concernant l’ensemble des substances catégorisées comme étant dangereuses et, pour certaines, n’ayant pas obtenu l’homologation européenne, il est nécessaire de redéfinir totalement les limites maximales de résidus. Comment accepter une situation où un producteur européen se voit interdit d’utiliser des substances autorisées sous la forme de résidus lorsqu’elles viennent d’autres pays ? Il est nécessaire de trouver des outils performants permettant la mise en place de limites de quantification de plus en plus basses.

Sur un autre plan, se pose la question de l’établissement des clauses miroirs. Les produits importés doivent alors suivre les mêmes conditions de production que celles établies sur notre marché. Un vaste travail doit être accompli à ce sujet, comme nous l’avons fait pour le bœuf aux hormones. Nous sommes parvenus aujourd’hui à canaliser les flux d’importation de viande bovine en provenance de pays tiers, le Canada en l’occurrence. Les négociations ont porté sur la construction d’une filière d’importation dédiée et certifiée, pour garantir une viande sans hormones ou autres substances interdites sur le marché européen.

Cette négociation peut être appliquée à d’autres domaines comme celui des filières végétales. Pour y parvenir, le travail est colossal et ne doit pas être mené de manière isolée. Il suppose la mise en place d’un schéma de contrôle dans les pays tiers, qui doit être évalué et audité régulièrement. Ce travail d’audit revient à la directrice générale en charge de la santé au sein de la Commission européenne.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Il existe une réelle difficulté à ce sujet, car il n’y a pas de définition européenne de la notion de fraude alimentaire. Existe-t-il un consensus au niveau européen pour définir cette fraude ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Ce sujet mériterait une commission d’enquête qui lui soit entièrement dédiée, tant il est important et vaste. Notre groupe politique a proposé l’établissement d’une mission qui n’a pas été retenue par le bureau. Elle gagnerait à être collectivement instaurée aujourd’hui.

Si j’ai bien compris, l’efficacité du contrôle repose sur une forme de confiance à l’égard de toutes les douanes de l’Union européenne. Nous pouvons nous interroger sur ce mécanisme alors que M. le rapporteur nous rapporte une forme de désinvolture de la part des services de Bruxelles lorsqu’ils sont questionnés sur les dysfonctionnements. Or, la réussite du contrôle repose sur le travail de chacun et ne peut fonctionner si un seul État se montre davantage laxiste. Dans quelle mesure l’État français peut-il effectuer un second contrôle sur un produit introduit dans l’Union européenne ?

Pour le contrôle des résidus de pesticides, vous avez évoqué 860 analyses, qui ne me semble pas très élevé. Ces prélèvements révèlent un taux de non-conformité de plus de 10 %. Nous pouvons en déduire qu’un certain nombre de productions alimentaires sont importées sur le territoire européen sans avoir fait l’objet de contrôles : je doute que 860 analyses suffisent pour fournir un contrôle efficace. Ainsi, une certaine quantité des produits alimentaires consommés en France ne respectent pas les conditions sanitaires exigées.

Par ailleurs, nous savons que 10 % des productions biologiques françaises contiennent des résidus de pesticides parce qu’elles ont été contaminées, par exemple par les terres avoisinantes. Quel est le taux correspondant à cette contamination accidentelle pour les produits biologiques importés ?

Sur la question des OGM, quelle est la capacité de contrôle et quelle est la sanction lorsqu’une telle production arrive sur le territoire européen ? C’est une vraie question.

Je souhaite enfin interroger Mme Cluzel sur la question de l’importation des vins espagnols. Ceux-ci comportent parfois des étiquetages trompeurs présentant des illustrations de châteaux à l’image des domaines français, mais inexistants. Par ailleurs, un certain nombre de vins sous étiquette française contiennent un pourcentage de vin produit en Espagne. Quels sont les contrôles mis en œuvre à ce sujet ?

M. Florian Simonneau. Je reviens sur la question relative à l’harmonisation au niveau communautaire. Les taux de contrôle sont définis au niveau européen. Parallèlement, des audits de la Commission européenne sont effectués dans chaque État membre. Ils ont été réalisés en France à plusieurs reprises afin de vérifier que les taux de contrôles sont appliqués par les différentes autorités compétentes. Les conclusions des audits sont d’ailleurs accessibles sur le site internet de la Commission européenne. J’imagine que s’il y avait des problèmes majeurs dans certains États membres, la Commission saurait rappeler à l’ordre ces derniers et leur prescrire un certain nombre d’évolutions.

Vous avez raison au sujet du taux de 10 % de non-conformités détectées sur les échantillons prélevés. Toutefois, je souhaite souligner que la base sur laquelle le calcul est réalisé est elle-même issue d’une analyse des risques de la Commission européenne. Il s’agit ainsi de flux davantage sujets aux risques de non-conformité. Les produits importés peuvent en effet tout aussi bien être prélevés dans le cadre des contrôles sur le marché. L’analyse des risques est basée sur ces contrôles pour déterminer les axes de contrôle des produits importés. Mais j’ai bien conscience que ce taux de 10 % peut interpeller.

Nous sommes parfois amenés, face à certains triptyques pour lesquels les contrôles physiques révèlent un trop grand nombre d’anomalies, à élever les taux de contrôles. Le cas échéant, nous passons même aux mesures d’urgence. Elles diffèrent des contrôles renforcés en imposant à chaque opérateur soumis au contrôle d’envoyer le résultat d’une analyse effectuée avant le départ de la marchandise.

Nous parlons de progressivité des contrôles à l’importation. Le dispositif est prévu ainsi afin d’élever la pression à l’égard des pays tiers exportant leurs produits dans l’Union européenne. Une coopération existe également entre l’administration du pays tiers et la Commission européenne, pour améliorer les pratiques de production.

Concernant les produits biologiques, je vous avais donné le chiffre de quatre non‑conformités détectées. Il convient de souligner que, pour ces productions, l’ensemble des lots est notifié et que le taux de contrôle n’est pas imposé par la Commission européenne. Nous tentons d’atteindre en France un taux de 5 % de contrôles physiques sur l’ensemble de ces notifications.

Concernant les OGM, la problématique est traitée de la même façon que pour les résidus de pesticides. Il existe des contrôles sur le marché auxquels peuvent s’ajouter des contrôles renforcés à l’importation et des mesures d’urgence. C’est d’ailleurs le cas pour les riz de Chine, soumis à une mesure d’urgence. Cette mesure impose un taux de 100 % de contrôle des lots qui arrivent sur le territoire.

M. Éric Dumoulin. Je reviens sur la question relative à l’existence éventuelle d’une définition homogène et consensuelle de la fraude sur l’usage de ces produits. Je pense que le critère existe et nous renvoie à la LMR : il y a fraude lorsque les LMR sont dépassées. Dès lors qu’une substance a été autorisée, une LMR y a été associée par la Commission européenne. Aussi, les vingt-sept États membres appliquent ce même critère de référence. J’estime que ce dispositif est rassurant, car il n’offre aucune marge d’interprétation sur la nature frauduleuse ou non d’un produit.

Par ailleurs, aux contrôles mis en place lors de la mise sur le marché s’ajoutent d’autres plans de contrôles établis par notre administration. Ils sont diffus et s’appliquent à l’ensemble du marché, des exploitations agricoles aux établissements de transformation, tout en étant renforcés par le contrôle documentaire.

Ce contrôle porte sur un grand nombre de données : le registre des produits phytosanitaires, les produits rentrés dans l’exploitation, leur quantité, la taille de la parcelle. Ces informations sont recoupées à travers une comptabilité analytique afin d’établir une corrélation entre le stock et les achats. Cette traçabilité est mise en œuvre de la même manière dans les établissements de transformation. À cet égard, le plan d’autocontrôle est un indicateur déterminant désormais pour nos services.

Ce système de surveillance continue, indépendamment de l’origine des produits, peut avoir pour conséquence d’imposer un changement dans le mode de fonctionnement d’un établissement industriel. En cas de dysfonctionnement, les agents mettent l’opérateur en demeure de corriger les défauts. Dans le cas où ce travail n’est pas réalisé, la chaîne de production est revue entièrement et cela peut déboucher sur une procédure pénale.

Lorsqu’il existe un ciblage des risques sur certaines catégories du produit, le contrôle consiste à effectuer des prélèvements en chaîne. Par conséquent, les contrôles sont d’abord globaux, documentaires avec, dans un deuxième temps, la réalisation de prélèvements de manière aléatoire ou ciblée. Nous suivons un schéma de contrôle en cascade. Il ne s’agit en aucun cas de laisser tous les produits circuler sans surveillance une fois passé le filtre de l’entrée dans l’Union européenne.

M. Grégoire de Fournas (RN). Je renonce à mon autre question relative au vin espagnol par manque de temps – ce que je regrette tant il y a encore à discuter. Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « non-conformité » des quatre lots de produits biologiques à l’importation ? Quelle est la part de produits biologiques d’importation où sont détectés des résidus de pesticides ?

M. Florian Simonneau. Dans le cadre des contrôles physiques effectués sur des produits biologiques représentant 5 % des lots, une analyse des résidus de pesticides est effectuée. Elle rend compte du respect par l’opérateur du pays tiers de la réglementation propre à l’agriculture biologique. La présence de résidus de pesticides est un marqueur indirect prouvant que la réglementation n’a pas été respectée.

Notre système fonctionne selon une double détente. Si la LMR pour le pesticides en question est dépassée, le produit ne peut pas entrer sur le territoire. L’administration envoie alors une notification appelée Rapid Alert System for Food and Feed (RASFF), spécifique aux problématiques sanitaires. Si en revanche des résidus sont détectés en-deçà de la LMR, le produit est conforme d’un point de vue sanitaire, mais il ne l’est pas à l’égard du critère biologique. Nous demandons dans ce cas le déclassement du produit qui pourra être mis sur le marché, mais sans l’étiquette biologique. C’est à ce titre que nous avons eu quatre notifications de non-conformité aux exigences de l’agriculture biologique.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai bien conscience, chers collègues, que cette audition pourrait être légitimement prolongée par une autre. Je laisse la parole à M. le rapporteur pour conclure.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il s’agit d’un sujet tout à fait essentiel que nous n’avons fait qu’effleurer. Nous ne pouvons nous satisfaire des résultats existants face aux défis qui sont les nôtres et nous souhaitons travailler sur des perspectives d’amélioration. Je retiens de cette audition une grande inconnue qui va être étayée par l’envoi à venir de documents. Elle porte sur le taux de 28 % d’anomalies détectées sur les produits phytosanitaires contrôlés.

Le régime des sanctions nous intéresse également et nous serons attentifs aux documents que chacun d’entre vous pourrez nous fournir à ce sujet. Nous souhaitons notamment comprendre si des triches peuvent persister au terme des mises en demeure. Ce point est essentiel pour saisir la cohérence du système mis en place. Pour ma part, je pense qu’il faudrait que les  LMR soient établies à zéro dès lors que le produit n’est pas autorisé dans l’UE.

Vous évoquez la pertinence d’audits de filière en prenant l’exemple de ce qui a pu être pratiqué à l’égard des antibiotiques dans les productions animales. C’est une piste importante.

Nous aurions souhaité une réponse plus claire sur la question des LMR. Nous pouvons nous demander si elles rendent compte objectivement et suffisamment des conditions de production. Il demeure également des interrogations sur les registres de produits phytosanitaires que vous contrôlez. Plusieurs personnes ont évoqué l’opportunité de les numériser et de les rendre consultables à distance afin de fournir des systèmes cohérents.

Même si cela semble compliqué, nous allons étudier la possibilité de reprogrammer une heure de temps d’échange d’ici la fin des auditions. Face à la qualité de vos interventions, nous souhaiterions aller plus loin dans l’investigation, à la fois sur l’établissement du diagnostic et sur les solutions à apporter. L’objectif est de réduire cet immense décalage existant entre une forme de satisfaction de l’administration européenne et la forte inquiétude populaire sur ce sujet.

 


47.   Table ronde avec des chercheurs sur l’objectif de réduction des produits phytosanitaires au regard du Plan stratégique national 20232027 (jeudi 9 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec des chercheurs sur l’objectif de réduction des produits phytosanitaires au regard du Plan stratégique national 2023-2027 :

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous prie de bien vouloir excuser le retard avec lequel nous démarrons cette table ronde. Nous avions planifié un temps trop court, lors de la précédente audition, avec les représentants d’administrations centrales en charge des missions de contrôle, alors que ce sujet est au cœur des débats de notre commission d’enquête et conditionne la confiance que les citoyens accordent à l’action publique.

Nous parvenons au terme de notre cycle d’auditions qui débouchera sur la rédaction d’un rapport.

Nous sommes heureux d’accueillir M. Hervé Guyomard, directeur de recherche en agronomie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), et M. Jean-Christophe Bureau, président du département sciences économiques, sociales et de gestion à l’école AgroParisTech.

Cette audition portera sur le plan stratégique national (PSN) qui décline, en France, la politique agricole commune (Pac) sur la période 2023-2027. Nous souhaitons ici questionner les objectifs poursuivis par ce plan, mais également sa lisibilité, la hiérarchisation de ses priorités et son ambition. Sur ce dernier point, il s’agit de déterminer si le plan adopté se donne suffisamment les moyens de réduire l’usage et les impacts des produits phytopharmaceutiques.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que cette audience est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Guyomard et M. Jean-Christophe Bureau prêtent serment.)

M. Jean-Christophe Bureau, docteur en économie, AgroParisTech. Je pense que les dispositions du plan stratégique national (PSN) à l’égard des produits phytosanitaires manquent d’ambition. Différents plans sont intervenus pour accompagner la réduction de leur utilisation depuis le Grenelle de l’environnement en 2007, mais ils n’ont pas eu d’effets sensibles. Une diminution de l’utilisation de ces substances a été remarquée ces dernières années, cependant elle faisait suite à une hausse significative. Surtout, nous sommes très éloignés de l’objectif fixé d’une réduction de 50 % des produits phytosanitaires et phytopharmaceutiques, avec une première échéance manquée en 2020.

Nous nous alignons désormais sur l’objectif communautaire de réduction de 50 % des produits phytosanitaires à l’horizon 2030. L’échéance est repoussée, mais les résultats actuels ne sont pas probants.

Pourtant, ces produits décisifs du point de vue des rendements et de la compétitivité de l’agriculture ont des coûts cachés. Peut-être avez-vous pris connaissance d’une étude publiée il y a deux jours par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui tente d’évaluer ces coûts non pris en compte dans la comptabilité traditionnelle et notamment dans la comptabilité nationale. L’impact est important en termes de santé, avec la promotion de régimes trop gras et trop sucrés. Les conséquences sont également environnementales, avec des pollutions azotées et des atteintes sur la biodiversité, dont les coûts induits du fait de l’utilisation des pesticides sont toutefois assez mal estimés.

Nous sommes face aux mêmes problématiques d’un point de vue scientifique : il existe de nombreux sujets d’incertitude, et ceux-ci offrent des prétextes à l’inaction. Nous savons toutefois que l’utilisation de ces pesticides a un impact médical en ce qui concerne les maladies neurodégénératives. Sans avoir de preuve formelle, nous avons aussi de fortes suspicions de lien de causalité avec les cancers et les perturbations endocriniennes. On observe notamment des cas extrêmement troublants de pubertés précoces.

Les effets de ces produits sur la santé humaine portent toujours sur le long terme, ce qui rend les relations causales difficiles à établir pour les spécialistes de médecine. Nous sommes néanmoins face à un faisceau d’indices impossible à ignorer.

Nous cherchons également à mesurer les effets de ces pesticides en travaillant sur différents leviers qui rendent possible la réduction de l’utilisation de ces produits. L’un d’entre eux, la taxation associée à un mécanisme de redistribution aux agriculteurs, fait depuis longtemps l’objet de nombreux débats en France. Cette piste est semée d’obstacles administratifs, car nous n’avons pas toujours l’autorisation d’utiliser les rares données que nous réussissons à obtenir sur le sujet. Il y a un véritable embargo sur celles-ci, ce qui empêche même de combiner les bases de données existantes. Cette situation doit être éclaircie afin que la recherche puisse progresser.

Parmi les autres scénarios étudiés, figure celui où le conseil joue un rôle dans l’induction d’un changement de pratiques. Le principe de la séparation entre les activités de conseil et de vente, adopté récemment, va dans ce sens.

M. Hervé Guyomard, docteur en économie, Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Dans la continuité de ce qui a été dit, je souhaite évoquer les possibilités d’une taxation des pesticides sans incidence financière pour les agriculteurs, en lien avec les éléments que je vous ai transmis.

Je tiens à souligner que je ne suis pas docteur, mais ingénieur en agronomie et que je suis, tout comme Jean-Christophe Bureau, docteur en économie. C’est surtout en tant qu’économiste que je m’exprime devant vous aujourd’hui.

En France ou dans les différents États membres, la réduction des produits phytosanitaires est un objectif atteignable par le biais de la conditionnalité, des mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec) et des écorégimes. En France, ces derniers ont trait aux pratiques agricoles de diversification sur les cultures arables.

D’après nos analyses, dans le PSN français, la conditionnalité n’est sans doute pas assez renforcée. Par ailleurs, les Maec ne disposent pas de moyens budgétaires suffisants, notamment au regard de la programmation précédente. Quant à l’écorégime, ses effets sont mesurés, car les agriculteurs y ont accès sans avoir à faire évoluer leurs pratiques. La notion de réduction de l’usage des produits phytosanitaires n’est même pas mentionnée, tant en France que dans de nombreux autres États membres.

Aussi, ces trois leviers ne sont pas suffisants pour porter les ambitions qui sont les nôtres. Différentes actions ont été menées. Elles ont connu un succès modéré. De nouvelles tentatives sont en cours de préparation et nous travaillons à l’émergence de dispositifs plus efficaces. Nous estimons qu’il devrait y avoir des incitations nettement plus fortes ; la taxation constitue l’un de ces leviers fondamentaux. Dans la mesure où nous cherchons à préserver l’agriculteur des effets financiers de cette mesure, nous défendons un modèle visant à taxer les pesticides sans pénaliser les agriculteurs.

Le diaporama que je vous ai transmis présente les avantages et les inconvénients classiques du principe de la taxation, tels que les effets négatifs sur les revenus. Il s’est agi de trouver une solution permettant de conserver les atouts en remédiant à l’inconvénient principal des revenus. Nous avons élaboré un mécanisme permettant une taxation couplée à une redistribution à l’agriculteur du produit de la taxe. Plusieurs modèles permettent une répartition en fonction de différents taux, toutefois il est parfaitement possible d’atteindre 100 % de redistribution. Ce taux doit bien entendu être défini afin de maintenir les incitations à la réduction des usages de pesticides.

Ce qui peut sembler compliqué à mettre en œuvre a pourtant été expérimenté au sein de la Pac. En 1992, lors de la baisse des prix garantis sur les céréales notamment, une compensation moyenne avait été établie. En France, par exemple, les compensations étaient différentes selon les régions, en fonction de leur potentiel de rendement. Ce précédent au sein de la Pac gagnerait à être mis à profit pour expérimenter ce dispositif de taxe avec redistribution.

La page sept du diaporama intitulée « effets simulés d’une taxation de 100 % sans redistribution – effets sur les utilisations de pesticides par hectares » présente des données issues de grandes exploitations spécialisées dans les cultures de la betterave, du blé, du colza, de l’orge ou du pois, situées dans l’est de la France. Simulant les effets d’une taxe, le graphique rend compte de la distribution des réductions de pesticides par hectare. La taxation s’accompagne ainsi d’une baisse de 25 % de leur usage.

Il convient de souligner que le niveau de la taxation est proportionnel à celui de la diminution d’utilisation de pesticides obtenue. Toutefois, l’impact de la réduction est variable selon les cultures : 43 % pour l’orge et 12 % pour le colza. Le graphique suivant présente les effets de cette simulation sur la question des rendements, avec une baisse de 9 % en moyenne, plus ou moins importante selon la culture – plus marquée pour celle du pois que pour la betterave – et selon le type d’exploitation agricole.

La page neuf du diaporama représente l’impact sur les marges, indicatrices du revenu de l’exploitant. Nous avons mis en évidence une perte de 165 euros par hectare, largement accrue pour la culture de la betterave et mineure pour celle de l’orge.

La page suivante expose l’impact sur les marges lorsqu’un mécanisme de redistribution est prévu. Dans cette situation, 100 % du produit de la taxe est redistribué en sur la base d’un nombre d’hectares représentant une exploitation de taille moyenne. Les courbes en pointillés représentant la perte de marge sans redistribution sont mises en perspective avec celles rendant compte du dispositif de redistribution. Nous pouvons observer une perte de revenus limitée à vingt euros par hectare. Toutefois, cet effet sera accru si la baisse de la demande en produits phytosanitaires implique l’évolution du prix de ces produits. Aussi, il nous semble tout à fait possible d’allier réduction des pesticides et maintien des revenus des exploitants agricoles.

La page onze du diaporama compare les effets du modèle, avec ou sans compensation. Nous notons dans les deux cas une réduction de l’usage des produits phytosanitaires, quelle que soit la culture. Cela entraîne une baisse des rendements pour toutes les cultures et l’impact sur les revenus est proportionné à la quantité de pesticides que l’exploitant utilisait. La compensation permet de réduire très fortement la baisse des marges et des revenus tout en agissant sur le prix.

Enfin, je tiens à revenir sur ce que Jean-Christophe Bureau a évoqué au sujet de la question de l’accès aux données. Ce sont elles qui nous permettront de poursuivre ce travail accompli aux côtés de chercheurs de l’Inrae de Rennes. Nous devrions avoir accès aux informations relatives à l’usage des différents pesticides au sein des exploitations françaises, sans être poussés à émettre des hypothèses qui fragilisent nos études.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je souhaiterais que vous reveniez sur vos propos concernant le manque de pertinence du PSN. Celui-ci est révisable. Nous pouvons même travailler à son amélioration dès 2024. D’ailleurs, le plan Écophyto 2030 du gouvernement envisage cette évolution, ce qui constitue bien un aveu que le PSN n’est pas à la hauteur des enjeux et qu’il convient de le doter d’outils plus performants.

Auriez-vous à cet égard étudié les voies d’amélioration des Maec, de l’écorégime ou de la conditionnalité ? Nous souhaiterions connaître votre point de vue sur les possibilités de révision du PSN pour en faire un outil de réduction de notre dépendance aux pesticides, au-delà des labels tels que la certification « haute valeur environnementale » (HVE). Nous songeons à des mesures qui ne se cantonneraient pas à encourager au résultat, mais emporteraient une obligation de moyens agronomiques, portée par une matrice améliorée du PSN.

Nous reviendrons ensuite sur votre modèle de taxation, qui est extrêmement intéressant.

M. Jean-Christophe Bureau. La conditionnalité ne comporte pas, à ce jour, d’objectifs relatifs aux produits phytosanitaires. Les écorégimes en lien avec la voie des pratiques et de certaines certifications demeurent relativement laxistes. Un article très intéressant auquel a contribué Hervé Guyomard démontre que presque toutes les exploitations auront accès à ces éco-régimes sans avoir à modifier leurs pratiques agricoles. Il est toutefois possible de renforcer les conditions. Enfin, les Maec constituent des dispositifs originaux, qui comprennent parfois des obligations de résultat sur la réduction de l’indice de fréquence de traitement ; elles mériteraient d’être développées. Cependant, les Maec sont extrêmement complexes en France et manquent de lisibilité pour les agriculteurs, ce sont de véritables « usines à gaz ». Par ailleurs, elles impliquent des coûts de gestion relativement élevés.

Enfin, le budget alloué aux Maec, qui s’élève à 500 millions d’euros, est faible, comparativement aux 14 milliards d’euros dévolus aux concours publics à l’agriculture française, si l’on prend en compte les premier et second pilier de la Pac et les mesures de défiscalisation, selon les données de l’Insee. Si ce budget dédié aux concours était destiné aux exploitations, cela représenterait un investissement de 40 000 euros par exploitant de taille moyenne et offrirait un immense levier de réduction de l’utilisation des pesticides et de transformation de la culture conventionnelle vers l’agroécologie. Ce n’est pas la stratégie adoptée dans le PSN.

M. Hervé Guyomard. En complément, j’insiste sur le fait que l’écorégime concentre d’importants moyens, avec un budget de 1,6 milliard d’euros environ. Effectivement, nos travaux ont démontré que dans le système actuel, un très grand nombre d’agriculteurs allaient en disposer, sans avoir à changer de pratiques. Ainsi, l’accès au plus grand nombre a été privilégié, ce qui ne permet aucune amélioration sur le plan climatique ou environnemental.

Par ailleurs, l’écart entre le niveau standard et le niveau supérieur de l’écorégime est de l’ordre de vingt euros. Cet écart est largement insuffisant pour encourager les changements de pratiques. Il conviendrait d’augmenter la rémunération des agriculteurs faisant l’effort de passer au niveau supérieur. Certains curseurs mériteraient ainsi d’être déplacés, notamment au niveau de la diversification des cultures arables.

Je dois tout de même préciser que de nombreux autres États membres adoptent des PSN également peu exigeants sur les plans climatique et environnemental, ce qui nous permet de relativiser la situation française.

M. Dominique Potier, rapporteur. Intégrez-vous à votre chiffrage de 14 milliards d’euros la défiscalisation, en plus des aides publiques à l’agriculture ? Confirmez-vous qu’ils sont constitués par le budget des 9 milliards issus de la Pac et des 6 milliards issus de la dette française, en partie constitués par la défiscalisation sur les amortissements, la plus-value et d’autres indicateurs ?

M. Jean-Christophe Bureau. Depuis trente ans et jusqu’à il y a trois ans, le ministère de l’agriculture publiait une synthèse intitulée « Les concours publics à l’agriculture ». Elle a disparu sous le ministère de M. Denormandie sans que nous en connaissions les raisons. L’accès à l’ensemble des données est absolument nécessaire.

Concernant le volume de la défiscalisation, mes calculs l’évaluent à 3,8 milliards d’euros et mes collègues de Rennes l’estiment à 4,1 milliards. Ce montant s’ajoute aux environ 8 milliards d’euros du premier pilier et 2 milliards du second pilier, également alimenté par le budget national.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pourriez-vous expliciter votre propos lorsque vous évoquez l’existence d’un véritable embargo sur les données ?

M. Jean-Christophe Bureau. Depuis près de vingt ans, nous demandons le droit de coupler les enquêtes de pratiques culturales et la comptabilité. Cette démarche est importante, car elle permettrait de disposer des aspects économiques tels que les revenus ou les coûts, mais également de connaître les pratiques d’utilisation des produits phytosanitaires. Aujourd’hui encore, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ne nous permet pas d’effectuer ces travaux malgré des demandes répétées ces dernières années. Nous sommes assez démunis, en France, pour coupler des indicateurs de pratiques à des indicateurs environnementaux. Cette méthode nous permettrait pourtant d’analyser la portée d’incitations économiques telles que les taxes ou les assurances, pour réduire l’utilisation de produits phytosanitaires utilisés uniquement à titre de précaution, pour prévenir des attaques de bio agresseurs.

Même s’il est parfois difficile de quantifier certains processus, beaucoup d’avancées seraient possibles si nous avions accès aux données existantes. C’est à ce niveau qu’il existe, je pense, un véritable embargo envers la recherche en France.

M. Dominique Potier, rapporteur. Des demandes précises en ce sens de l’Inrae au ministère de l’agriculture n’ont donc pas donné suite ? Cela me semble incompréhensible dans la mesure où il n’est pas question de secret des affaires. La comptabilité agricole devrait permettre l’émergence de données statistiques sans que la confidentialité du revenu soit remise en cause. Par ailleurs, les données de pratiques culturales peuvent être documentées par le biais des registres, même si l’absence de numérisation ne les rend pas faciles à exploiter.

Au-delà des besoins de la recherche, ce sujet constitue un enjeu essentiel pour le pilotage du plan Écophyto et pour la définition du PSN. Nous interrogerons les ministres concernés sur cette situation totalement incompréhensible.

Je souhaite connaître votre point de vue sur les chiffres présentés par vos collègues de l’Inrae lors d’une précédente audition. Les produits phytosanitaires représentent-ils bien, en France, 2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires ?

En instituant une redistribution à hauteur de 100 %, vous proposez ainsi de doubler la ligne comptable des charges, qui s’élèveraient à 4,4 milliards d’euros. Différents scénarios de redistribution seraient ensuite possibles, la compensation des revenus pouvant porter aussi bien sur les 28 millions d’hectares de surface agricole utile (SAU), que sur des cultures et régions bien identifiées – ce que vous proposez. Selon un autre scénario, une partie de la taxe pourrait nourrir un fonds d’orientation en contribuant au financement des mouvements de filières et du conseil agricole.

La logique sous-jacente implique que l’intérêt à réduire l’utilisation des pesticides est proportionnel au coût de cet usage, ce que la garantie du revenu vient renforcer. Mais lorsque le prix de ces produits baisse drastiquement, avec un coût divisé par deux d’ici 2030, la taxe et la redistribution baissent de concert. Ainsi, la perte demeure malgré la baisse des coûts. Le modèle reposant sur une baisse de 20 à 40 euros par hectare semble le plus acceptable pour les agriculteurs.

M. Hervé Guyomard. Le raisonnement est un peu différent. Il ne s’agit pas de taxer les pesticides pour utiliser les fonds qui en sont issus sur d’autres thématiques. L’objectif est de lancer un signal fort sur la réduction des pesticides. Il s’agit de prendre en compte l’impact sur les revenus déjà marqués par une baisse, comme pour les céréaliers. Aussi, il est moins question de suivre un mécanisme en deux temps, avec une taxation suivie d’une redistribution. Il s’agit au contraire d’un ensemble dynamique.

Nous avons travaillé à limiter au maximum l’impact d’une incitation taxée sur les revenus, car c’est un point régulièrement dénoncé, à raison, par les agriculteurs. Dans le même temps, la taxe doit être suffisamment élevée pour avoir un impact concluant sur le volume de pesticides utilisés. La redistribution doit ainsi être déterminée de telle manière qu’elle n’ait pas pour conséquence de diminuer l’effet incitatif recherché. Le mécanisme doit être établi sur la base des exploitations de taille moyenne, comme cela avait été fait par la Pac de 1992.

Selon les exploitations, la baisse des rendements d’environ 20 euros par hectare de fait de la taxe intègre une diminution du coût de l’usage des pesticides, ainsi qu’une baisse des rendements et des recettes. C’est justement l’écart entre la recette et les coûts, auxquels s’ajoute la redistribution, qui entraîne la baisse moyenne de 20 euros par hectare.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vos collègues de l’Inrae affirment que, par le fruit de la recherche et de l’innovation, les rendements peuvent être préservés. Votre dispositif profondément ingénieux ne tient pas compte de cette possibilité. Le modèle économique induit par votre dispositif encourage l’exploitant agricole à diminuer l’utilisation des pesticides mais ne favorise pas l’essor, par la recherche agronomique, de nouvelles pratiques telles que la rotation, la mosaïque paysagère, la diversification des variétés. La baisse globale des rendements n’est pas un scénario que nous pouvons accepter facilement face au défi de nourrir les populations. C’est l’un des points de réserve que j’émettrais sur le modèle que vous nous soumettez.

M. Hervé Guyomard. Parmi les scénarios que nous avons étudiés, l’un d’entre eux prévoit de redistribuer 80 % ou 90 % de la taxe. Ce sont des paramètres modifiables permettant de prévoir une part de redistribution à la recherche également.

Sur un même territoire, deux exploitants utilisant des proportions différentes de pesticides sont plus ou moins pénalisés par la taxe. Le plus faible consommateur de produits phytosanitaires est récompensé à la mesure de la régionalisation de la taxe.

Le programme de recherche que nous développons, aux côtés d’Alain Carpentier, consiste justement à étudier ces dynamiques. Nous avons imaginé, en miroir avec les taxes dissuasives, des mécanismes de récompense des bonnes pratiques, en faisant baisser le niveau de la taxe. Cela nécessite là encore l’utilisation de données déterminantes pour réussir à rendre compte de la complexité de cette dynamique. Des milliards de simulations peuvent être effectuées à condition d’avoir les informations disponibles.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je trouve très intéressante et prometteuse la passerelle que vous appelez à établir entre pratiques agricole et économie. Le dispositif que vous nous avez présenté repose sur l’économie agricole. Avez-vous envisagé de l’étendre à l’ensemble des acteurs, en prévoyant une forme de responsabilisation du consommateur final ?

Dans la mesure où l’utilisation des produits phytopharmaceutiques sécurise des niveaux de rendements produisant les plus faibles coûts d’achat à l’unité, serait-il possible de prévoir l’augmentation du prix final des denrées issues d’une grande utilisation de pesticides ? Un chercheur de l’Inrae, responsable du réseau IPMworks, nous a cité l’exemple d’une variété populaire de pommier très dépendante des pesticides, présentant des récoltes précoces et tardives. L’augmentation du prix des pommes de cette variété permettrait de détourner les consommateurs de cet achat et de les rendre peut-être moins exigeants quant aux aspérités présentes sur les fruits.

Avez-vous ainsi intégré des scénarios où l’ensemble de la chaîne d’acheteurs est mise à contribution, sans faire peser les coûts induits sur les agriculteurs qui ont déjà assez peu de marges de manœuvre ?

M. Jean-Christophe Bureau. La taxation des distributeurs dans le but d’orienter leurs choix vers des produits moins calibrés n’a pas été vraiment étudiée car, suivant le modèle de taxation qui vous a été présenté, elle se répercute déjà sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Même si ce que vous évoquez constitue un levier potentiel, je n’ai pas connaissance d’études faites sur ce sujet.

Je souhaite toutefois nuancer le propos en soulignant que tous les produits phytosanitaires ne se valent pas et que tous ne sont pas substituables de la même manière. Au Danemark par exemple, les herbicides ont été assez largement taxés parce qu’ils sont substituables. Mais si un verger est touché par la mouche japonaise, il est plus difficile de trouver d’autres produits. Cette absence d’uniformité est prise en compte dans les travaux d’Alain Carpentier.

Je rejoins les propos de M. Potier lorsqu’il évoque la nécessité d’associer à la taxe des incitations complémentaires, en mobilisant l’ensemble des leviers possibles pour parvenir à nos objectifs. Mais j’insiste sur l’opportunité de mettre en place des incitations qui sont pour le moment trop faibles. L’agriculture biologique a souffert de l’augmentation des prix et sera davantage affaiblie si l’aide au maintien disparaît. Elle n’est pas suffisamment soutenue par les politiques publiques de transition agroécologique, largement abordées au sein des écoles d’agronomie, mais qui ne se concrétisent pas dans la pratique. Les aides actuelles, telles que les paiements directs à l’hectare, ne sont pas structurées de manière à favoriser un véritable changement.

Avec le mécanisme actuel, l’importance des paiements directs par hectare est inversement proportionnelle au risque supporté. Aussi, l’agriculteur qui en bénéficie n’a pas d’incitation à diversifier les assolements. Le PSN et la Pac n’incitent pas au changement et la taxe permettrait d’apporter une incitation forte et claire suivie d’effets.

M. Hervé Guyomard. Nous pouvons théoriquement parvenir à inclure l’ensemble de cette chaîne de valeur, en intégrant en amont les caractéristiques des différents pesticides et la réaction des prix, mais nous buterons là encore sur l’inaccessibilité de certaines données. Le réseau d’information comptable agricole (Rica) offre un outil pertinent mais non exhaustif. Faute d’informations, nous nous bornons à établir des scénarios.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Si j’ai bien compris, vous n’avez pas pris en compte l’usage des pesticides par l’industrie agroalimentaire. L’application de votre modèle n’empêcherait pas, par conséquent, l’utilisation des pesticides sur ce segment.

Par ailleurs, votre affirmation selon laquelle aucun changement de pratiques n’a été réellement visible est-elle quantifiée par les recherches effectuées au sein de l’Inrae ? Il me semble pourtant qu’il y a eu des évolutions, avec l’interdiction ou la diminution des doses à l’hectare de certains produits, à l’instar de l’atrazine, substance utilisée en grandes quantités et remplacée pas d’autres en plus faible proportion.

Dans votre étude qui porte essentiellement sur des territoires situés à l’est de la France, il me semble que vous vous êtes limités à des exploitations de taille relativement importante, qu’il s’agisse de polyculture ou d’élevage. Or nous savons qu’il existe une grande diversité de pratiques. D’ailleurs certaines d’entre elles, comme l’arboriculture ou les plantes aromatiques et médicinales, ne sont pas concernées par ces mécanismes. De quelle manière votre modèle pourrait-il proposer des solutions pour ce type de cultures ? En tenant compte de la diversité de la « ferme France », de quelle manière les variables économiques intégrées à votre modèle rendent-elles compte de l’impact des mesures sur le long terme ou encore de la situation particulière des pesticides non substituables ?

Pourriez-vous enfin détailler le rôle de la taxe assurantielle en substitution ou en complément de la taxe prévue par votre modèle ?

M. Hervé Guyomard. Pour dissiper tout malentendu, l’étude que l’on nous a invités à vous présenter aujourd’hui porte sur un type de productions basées effectivement dans l’est de la France, mais elle n’exclut en rien les travaux que nous effectuons par ailleurs sur d’autres périmètres.

Ce sont les données du ministère qui nous ont permis de fonder nos affirmations concernant l’accès au niveau standard de l’écorégime pour 90 % des agriculteurs avec, pour corollaire, l’absence d’impact significatif sur les pratiques. Nous estimons que les exploitants peuvent atteindre le niveau standard sans changer leurs pratiques. Le changement ne peut venir dans ce cas que d’une décision individuelle et volontaire ou relever d’autres mécanismes, indépendamment de l’écorégime.

Concernant votre question sur l’industrie agroalimentaire, nous pouvons lui appliquer le même mécanisme. Nos échanges permettent de faire évoluer nos pistes de recherches.

La diversité des productions sera bien entendu prise en compte dans chacune des déclinaisons de cette étude. Originaire de Bretagne où les élevages sont importants, j’ai bien conscience des disparités d’enjeux et de moyens à envisager pour appliquer cette taxe. Il s’agit donc de nos premiers travaux. À cet égard, nous avons remarqué que la plus grande part de réduction des produits phytosanitaires était observée dans les productions qui comportaient des prairies. Ce constat majeur peut avoir une portée importante, dans la mesure où la France est riche de ses prairies où sont associés culture et élevage.

Ensuite, la notion d’accessibilité de ce dispositif pour les producteurs est au cœur de nos travaux. Nous avons bien conscience que la taxation sera rejetée si elle pèse sur les agriculteurs. Nous sommes également bien conscients des difficultés rencontrées au fil de l’adoption des différents plans nationaux et communautaires. Nous voulons justement trouver des mécanismes nouveaux et complémentaires, ce que permettra la recherche. À cet égard, il me semble que le plan Écophyto tient compte de l’importance du financement de la recherche pour faire émerger de nouveaux dispositifs, tout en limitant l’impact négatif sur les revenus.

Sans être docteur en agronomie, mon expérience en tant que directeur de l’agriculture à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), avant sa fusion avec l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (Irstea), m’a permis d’observer de nombreuses pratiques résilientes, telles que l’assolement, les rotations, le potentiel des cultures et des sols, etc. Nous prenons en compte ces éléments sur la base des statistiques disponibles.

M. Jean-Christophe Bureau. Il y a effectivement eu des changements de pratiques grâce au plan Écophyto avec, par exemple, un effet de sensibilisation, le contrôle des buses et des épandeurs ou les bandes tampons enherbées localisées le long des cours d’eau, que l’on trouve dans la conditionnalité environnementale. Des pratiques telles que l’épandage sur des cultures de maïs avec un pulvérisateur atteignant largement le périmètre de la Saône ont disparu. Ces changements de pratiques résultent surtout de l’interdiction de certaines molécules. L’atrazine a ainsi été interdite vers 1979.

On ne peut toutefois qualifier ces modifications de révolution agroécologique, selon le terme utilisé par les ONG ou les écoles d’agronomie. Cette situation s’explique par l’absence d’incitations pertinentes à diversifier les cultures, à inciter à la polyculture ou à l’allongement des rotations. Ces changements demeurent fondamentaux pour atteindre un objectif de réduction des produits phytosanitaires. La Pac ne présente pas aujourd’hui de tels dispositifs d’ampleur, excepté certaines mesures précédemment évoquées.

De la même manière, la taxe ne peut être pertinente si elle n’est pas intégrée à un mouvement d’ensemble.

Les produits phytosanitaires sont effectivement en partie utilisés par précaution, à la manière d’une assurance, à l’instar des traitements à la bouillie bordelaise en cas de suspicion d’une contamination au mildiou. Nous sommes alors tentés de penser qu’une véritable assurance pourrait constituer une forme de substitut aux produits phytosanitaires préventifs.

Toutefois, les assurances comportent des effets boomerangs car, en dehors des assurances contre la grêle, phénomène imprévisible, ces mécanismes de protection réduisent l’effort de l’agriculteur pour diversifier ses cultures et accroissent le poids du risque. En effet, la réponse assurantielle incite à la spécialisation des cultures. La simplification des assolements qui en résulte accroît l’exposition des terres aux risques.

Aussi, je considère que les actions du ministère en faveur de ces mécanismes entretiennent un système peu vertueux et en amplifient les inconvénients.

Mme Nicole Le Peih (RE). En tant qu’agricultrice et Bretonne, je souhaite soumettre une question à M. Hervé Guyomard concernant le tableau, figurant à la page dix-sept du diaporama, sur l’impact comptable en euros par exploitation. J’ai pu, grâce à cet outil, calculer facilement les coûts négatifs induits sur mon exploitation. Les résultats m’ont fortement étonnée.

Ce modèle serait-il duplicable à d’autres secteurs économiques, tels que les voies ferrées gérées par la SNCF, grand consommateur de produits phytosanitaires sur les 30 000 kilomètres de voies qu’elle exploite ? Est-il encore duplicable aux structures industrielles et aux autres acteurs de l’économie ?

Par ailleurs, nous souhaiterions pouvoir vous rencontrer à nouveau, par exemple sur le secteur Grand-Ouest, moins abordé par votre étude, avec M. Chassaigne aux côtés duquel je travaille sur un rapport sur le PSN. La région, marquée par une baisse de l’élevage laitier, connaît des difficultés importantes. Votre étude concernant la variable induite par les prairies permettrait d’éclairer la problématique dans cette région.

M. Hervé Guyomard. J’étudie l’agriculture depuis la mise en place des quotas laitiers, c’est-à-dire depuis longtemps. La duplication du modèle à d’autres secteurs selon les contraintes précises d’un territoire sera tout à fait envisageable, mais elle nécessite de collaborer avec d’autres chercheurs spécialistes de ces domaines.

Je connais le territoire de votre exploitation. Nous nous situons au milieu de la Bretagne, au sein de la Communauté de communes du Kreiz-Breizh. Les difficultés rencontrées par les éleveurs sont parfaitement identifiées.

À travers notre travail, nous voulions démontrer que la France a opté, comme de nombreux autres États membres, pour un système faiblement ambitieux et demandant peu d’efforts. J’ai conscience que ce choix a été fait pour préserver les revenus. Néanmoins, si nous voulions véritablement relever, ne serait-ce qu’à court terme, ce défi climatique et environnemental, il est nécessaire d’investir des moyens.

Cette approche permettra d’accompagner l’émergence de pratiques innovantes, évoquées par M. Potier, et qui ne peuvent pas être instantanées. Il convient d’allouer des moyens significatifs pour accompagner cette phase de transition. Le rapport de M. Jean Pisani-Ferry sur la transition écologique en rend compte. Des ressources additionnelles doivent être mobilisées. Par exemple, la diminution de l’utilisation des pesticides a pour conséquence la réduction des coûts induits par le traitement de l’eau. Cette économie représente une ressource additionnelle mobilisable. Le secteur agricole et agroalimentaire doit être intégré dans l’économie générale. Ainsi, ces mesures additionnelles représentent un outil intéressant pour constituer un fonds de transition pour soutenir les éleveurs, face aux difficultés résultant de l’évolution de leurs pratiques.

Cette opportunité n’est pas assez traitée au sein du système actuel qui repose trop fortement sur les budgets alloués par la Pac. L’obtention d’un consensus autour du vote des crédits centralise tous les efforts et monopolise beaucoup trop de temps et d’énergie. Il serait nécessaire d’organiser cette réflexion en même temps que sont élaborées les stratégies à mettre en place. Ce travail décloisonné demanderait de la volonté de la part des États membres.

Mme Nicole Le Peih (RE). Dans quelle mesure le bilan comptable annuel relatif aux exploitations agricoles peut-il rendre compte de pratiques plus vertueuses ?

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Nous serons effectivement très désireux de pouvoir approfondir ces sujets avec vous pour accompagner nos réflexions sur l’élaboration du PSN.

Par ailleurs, je vois une forme de contradiction avec la fixation des objectifs climatiques, soutenus par de nombreuses analyses, contraignant à la réduction du volume d’élevage. Ce mouvement implique un accroissement des cultures végétales, pour l’alimentation humaine ou pour nourrir le bétail. Au-delà de la lutte contre l’effet de serre du aux émanations des animaux, cette évolution, sans changement de pratiques importantes, ne risque-t-elle pas d’augmenter la dépendance aux produits phytosanitaires, alors qu’elle cherche à réduire les effets portant atteinte au climat ?

M. Jean-Christophe Bureau. Le Green Deal, ou Pacte vert, assez mal engagé, rend compte d’une logique qui peut être critiquée, mais conserve une forte cohérence. Il porte un objectif de réduction de la consommation animale et de libération des terres pour permettre des cultures de type extensif. Le débat reste ouvert pour analyser tant l’opportunité de cet objectif que son caractère réalisable. Certaines voix préconisent de localiser les modes de culture, avec des zones de fortes pratiques intensives et des espaces ouverts.

La contrainte climatique ne s’est pas encore réellement manifestée sur l’agriculture. Il s’agit d’un secteur encore peu régulé au regard du marché du carbone, mais qui le sera bientôt, notamment autour de la production de méthane par les ruminants. Cela fait écho au changement d’affectation des terres et foresterie en lien avec la prise en compte d’émissions indirectes, par exemple lorsque les cochons sont alimentés en maïs et en soja. Tous les élevages sont donc concernés, pas seulement l’élevage de bovins. À cet égard, il existe en France un biais anti-élevage bovins assez fort. Et il n’est pas exclu que la question du méthane des bovins puisse être réglée par des évolutions techniques, ce qui changerait la donne.

La cohérence du Pacte vert ne s’applique pas vraiment en France et en Europe. On observe en effet un remplacement des prairies par les grandes cultures, y compris dans les bocages normands dont la situation écologique est très fragile sur le plan de la gestion des eaux ou du stockage du carbone. Par ailleurs, la consommation de viande est plutôt marquée par une baisse de la consommation de viande bovine qui s’accompagne d’une hausse de la consommation de poulet, sans que la consommation de viande globale soit réellement impactée.

M. Hervé Guyomard. Dans le prolongement de ce qui a été dit, nous pouvons nous questionner sur l’approche retenue autour de l’objectif fixe de réduction des cheptels. Dans quelle mesure n’existe-t-il pas d’autres voies possibles ? La France partage une spécificité avec l’Irlande autour de la dissociation entre races laitières et races allaitantes. Les troupeaux spécialisés produisent moins de gaz à effet de serre. Mais lorsque la production est mélangée, l’activité serait moins polluante avec des races mixtes. Ce cas de figure renvoie à l’opportunité d’envisager différentes opportunités avant de se diriger vers des orientations binaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Seriez-vous en mesure de nous confirmer que la matrice de la Pac, telle qu’elle est conçue, peut absorber 2 milliards de taxes redistribuées en tenant compte de l’objectif d’acceptabilité, qu’elle concerne la complexité administrative ou les revenus ?

Par ailleurs, votre modèle permettrait-il d’intégrer les coûts climatiques des engrais azotés, véritable enjeu climatique qui fait l’objet de toutes les attentions malgré un certain attentisme du Gouvernement ? Ces dynamiques sont très largement couplées en termes d’impact sur la santé et la biodiversité et requièrent une même décroissance des pratiques.

M. Hervé Guyomard. Cela induirait bien entendu des coûts administratifs, mais on possède déjà tous les mécanismes permettant sa mise en place. Il me semble opportun d’utiliser notamment le dispositif de redistribution des paiements directs pour agir au niveau régional, à côté des Maec. De manière générale, la taxe est, je pense, le dispositif le moins coûteux sur le plan administratif.

Au sujet de l’azote, comme du phosphore et du potassium, l’absence de données d’utilisation nous empêche, là encore, d’effectuer des analyses rigoureuses.

M. Jean-Christophe Bureau. J’estime également que les sujets peuvent être couplés. À cet égard, la réaction au prix est encore plus facile à comprendre sur le plan de la recherche concernant la consommation d’azote, en comparaison de la grande diversité des produits phytosanitaires qui ont des modélisations différentes. De la même manière, il est plus facile de chiffrer le coût social de l’utilisation de l’azote. Le coût des pollutions azotées en Europe s’élève à environ 100 milliards d’euros. Rapporté à sa valeur ajoutée estimée à 180 milliards d’euros, ce coût externe est assez important, ce qui pose bien sûr la question de sa pertinence.

Mais le grand public, attentif au sujet du climat depuis trente ans et à la question de la biodiversité depuis trois ans, n’est pas encore réceptif à ce sujet. Les médias eux-mêmes n’ont pas compris les notions de cycle ou de cascade de l’azote et les coûts induits très importants en termes de pollution.

 

 


48.   Audition de M. Loïc Madeline, représentant de la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) au conseil d’administration du Collectif Nourrir sur l’objectif de réduction des produits phytosanitaires au regard du Plan stratégique national 2023-2027 (jeudi 9 novembre 2023)

Mme Laurence Heydel Grillere, présidente. Mes chers collègues, nous poursuivons à présent nos travaux avec une seconde audition dédiée à la question du plan stratégique national (PSN). Dans la continuité des échanges que nous venons d’avoir avec les chercheurs Hervé Guyomard et Jean-Christophe Bureau, nous aborderons notamment la compatibilité du PSN avec nos ambitions en matière de réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques. Cette audition nous permet de recueillir le point de vue de la société civile.

Pour mémoire, le collectif Nourrir est une plateforme inter-organisations qui constitue un espace commun de réflexion et d’action. Il œuvre à la refonte du système agricole et alimentaire. Nous l’avions auditionné en septembre 2023 dans le cadre d’une table ronde à vocation générale. Nous souhaitons ici porter notre attention sur les améliorations possibles du PSN, pour en faire un levier adapté à nos ambitions en matière de réduction des produits phytopharmaceutiques.

Le collectif est aujourd’hui représenté par M. Loïc Madeline, membre du conseil d’administration et également représentant de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB), spécialiste de la question du PSN et de la Pac. Nous vous remercions de votre présence.

Avant de vous laisser la parole, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Loïc Madeline prête serment.)

M. Loïc Madeline, représentant de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (FNAB) au conseil d’administration du Collectif Nourrir. Merci de me convier à l’épilogue d’une thématique extrêmement complexe. Je suis paysan et producteur en agriculture biologique en Normandie, établi sur une ferme de 84 hectares. J’exerce selon un système diversifié dit de polyculture-élevage, et je produis de la viande bovine et des cultures variées ; j’ai également un atelier de pommes de terre en diversification.

Je représente le collectif Nourrir, où je participe au comité de pilotage en tant que représentant de la FNAB. Pour la fédération, je suis membre du bureau et coordonne le secrétariat national en charge des aides et de la politique agricole commune (Pac). Je connais davantage le périmètre de la Pac que celui des pesticides, dans la mesure où je pratique l’agriculture biologique depuis mon installation en 2012.

Pour comprendre les enjeux, tant de la Pac que de l’utilisation des pesticides, il est nécessaire de s’intéresser à l’augmentation de la taille des fermes. Celle-ci remonte à une histoire récente qui a vu la modernisation, l’agrandissement et la spécialisation des systèmes de production. Lorsqu’un système est spécialisé, il devient dépendant. Lorsque cette dépendance a lieu à l’égard d’un seul marché, la recherche de performances pousse l’exploitant à intensifier ses pratiques et à recourir aux intrants, donc aux produits phytosanitaires.

Nous, agriculteurs biologiques, défendons un modèle d’agriculture qui utilise le moins de pesticides possible, et pas de pesticides de synthèse. Nous considérons que dans la Pac actuelle, l’agriculture biologique n’est pas assez soutenue et défendue, notamment en ce qui concerne l’« écorégime », anciennement « paiement vert », le périmètre « vert » de la Pac. Nous appelons à ce que cette agriculture biologique, transformatrice du modèle agricole sur le long terme, puisse accéder à un écorégime fort.

Lorsque l’on observe l’ensemble du système agricole français, on s’aperçoit que les dépenses liées à la Pac sont dispensées en grande partie sans conditions. Il existe le droit aux paiement de base au sein du premier pilier à côté d’un certain nombre d’autres aides conditionnelles qui ne produisent pas de résultats avérés. Il s’agit en particulier de l’écorégime, perçu aujourd’hui pas de nombreux agriculteurs qui n’ont pas besoin de faire œuvre réformatrice.

Certaines dépenses conditionnelles sont définies à travers la fixation de résultats espérés, comme dans le cadre des mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec), dont le budget est établi à 260 millions d’euros. Il y a également les indemnités compensatoires de handicaps naturels (ICHN) qui représentent 800 millions d’euros et visent à préserver les systèmes d’herbage et d’élevage.

En dernier lieu, la Pac met en œuvre des dépenses conditionnelles avec des résultats avérés. Parmi elles, figure l’aide à la conversion, relativement ralentie aujourd’hui, ou encore des mesures fiscales telles que le crédit d’impôt bio et le crédit d’impôt glyphosate.

Nous considérons que la Pac est inégalement répartie entre les dépenses inconditionnelles qu’elle prévoit et les autres dépenses qui visent une transformation pérenne et durable des systèmes. C’est la raison pour laquelle nous défendons des propositions qui permettront à l’agriculture biologique d’être reconnue comme un élément clé de la transition. Nous souhaitons la rendre accessible et tangible pour les producteurs qui souhaiteront se diriger vers ce mode de production à l’avenir.

Je pense que deux approches permettraient de résoudre la problématique des pesticides. La première consisterait à agir selon une logique de marché, en stimulant les systèmes peu ou pas utilisateurs de pesticides, dont relèvent pleinement les agriculteurs biologiques. Ce cadre peut être fixé par la Pac, à travers les paiements pour services environnementaux (PSE). On pourrait également prévoir un prix d’intervention qui offrirait aux exploitants de productions variées une garantie sur les prix. Cette logique nécessite donc d’intervenir sur le terrain des prix.

La seconde approche correspond davantage à une logique de préservation de l’environnement en suivant la voie de la conditionnalité totale des aides, plus difficile d’accès, à travers le principe du « pollueur-payeur ». J’estime que cette piste, malgré sa grande efficacité, est moins réaliste, car nous ne sommes pas prêts pour ce genre de mesures. La solution est peut-être à trouver à travers la combinaison de ces deux stratégies.

Nous considérons par ailleurs que la reconception des systèmes agricoles est au cœur des enjeux de transformation. Or, le niveau de spécialisation atteint au sein des exploitations rend difficile la transmission des bons outils et renforce au contraire largement la recherche de performance sur une production et un segment précis de marché. Cette position empêche le paysan d’imaginer d’autres scénarios pour sa ferme.

Il convient néanmoins de contourner ces biais pour entrer véritablement dans une dynamique de réduction des pesticides.

Je suis passé à l’agriculture biologique alors que la ferme de mes parents était exploitée en agriculture conventionnelle, certes tournée vers le pâturage, mais utilisant un certain nombre de produits comme cela se faisait beaucoup à l’époque. J’ai décidé d’opérer une rupture douce en reprogrammant progressivement mes pratiques. À cet égard, j’ai commencé par établir des rotations.

Or, ces rotations sont l’un des points faibles des bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) prévues dans le PSN. Seuls les systèmes spécialisés cherchant la performance à n’importe quel prix ne pratiquent pas la rotation. Ceux-ci deviennent dépendants du marché et donc de la technique. Il est dès lors extrêmement difficile de sortir de ce schéma entièrement programmé.

Aussi, l’enjeu est d’apporter de la variété dans ces systèmes agricoles, tout en gardant à l’esprit que l’objectif principal des pratiques agricoles est de produire des aliments pour nourrir la population. Il s’agit en même temps de se questionner sur la notion de rendement. Peut-on comparer le rendement d’un hectare de blé produisant 70 quintaux de produits et 6 tonnes de matières sèches à celui d’un même hectare de maraîchage produisant 50 tonnes de légumes et 10 tonnes de matières sèches ? La diversification est absolument nécessaire pour atteindre les objectifs de réduction du recours aux pesticides.

Enfin, conformément à la logique de préservation de l’environnement que j’évoquais plus en amont, la création d’une taxe sur les produits phytosanitaires pourrait être envisagée. Le produit de cette taxe, établie à 15 % ou 25 %, pourrait alimenter les écorégimes ou le co‑financement du second pilier de la Pac. Cela permettrait d’accompagner un changement des pratiques par la stimulation croisée du marché et des systèmes plus vertueux.

Mes collègues passés en agriculture biologique il y a quatre ans – je pense notamment à l’un d’entre eux – ont pris cette décision non pas en raison de la plus grande générosité des aides, mais essentiellement en raison de l’attractivité du prix, des prix a priori garantis sur le long terme et de l’opportunité de se détacher de l’usage de son pulvérisateur. La bascule s’est faite sur la base de ces éléments pour cet ami qui s’est dit qu’à 45 ans, il souhaitait rester en bonne santé et offrir à sa pratique une dynamique différente. Ce qui a été déterminant, c’est donc la garantie sur le prix et la bonne rémunération rendue possible par le niveau du prix, couplées à son désir de faire évoluer sa ferme en expérimentant la coexistence de quatre ou cinq cultures avec un assolement de cinq à sept ans.

Nous avons également de nombreuses propositions à soumettre pour faire évoluer les pratiques concernant l’usage des produits phytosanitaires. Elles sont fortement liées à l’agriculture biologique qui constitue un réel outil de réduction de l’utilisation des pesticides. L’agriculture biologique est d’ailleurs plébiscitée par les agences de l’eau, notamment en ce qui concerne les aires de captage, et, si elle n’est pas encore parfaite selon certains critères, elle va en s’améliorant et produit déjà des bénéfices certains qu’il convient d’encourager.

Nous souhaitons donc sensibiliser les parlementaires à de cette question afin de donner à cette agriculture davantage de soutien. Ce dernier doit prendre la forme d’un renforcement de la communication à l’attention des consommateurs. Il doit ensuite se concrétiser dans la Pac, à travers l’écorégime et les paiements pour services environnementaux. Nous défendons enfin l’idée que l’agriculture biologique puisse bénéficier de prix garantis.

Je pense que c’est à travers ces trois mesures que l’on parviendra à convaincre les acteurs de l’agriculture d’opter pour des pratiques plus durables.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci pour cet exposé liminaire très complet basé sur votre expérience personnelle et votre engagement au sein du collectif Nourrir. Après avoir convenu des faiblesses du PSN, nous souhaiterions concentrer notre attention sur les possibilités d’amélioration et le calendrier afférent.

Quelle stratégie politique incarnez-vous au sein du collectif Nourrir ? Par ailleurs, dans la mesure où il est possible de prévoir des révisions à mi-parcours, avez-vous travaillé sur un projet de PSN dès 2024 ? Devrions-nous envisager un transfert entre le premier et le deuxième pilier ? Le collectif Nourrir a-t-il déjà travaillé sur une nouvelle maquette chiffrée du PSN que vous pourriez nous adresser ?

M. Loïc Madeline. Nous sortons tout juste d’un travail effectué sur l’actuel PSN. Nous ne disposons donc pas encore d’éléments, mais nous avons déjà commencé à y travailler et à rassembler des propositions au sein des institutions qui composent le collectif. À la FNAB, nous étudions la possibilité de réajuster le PSN dès 2024 car certains crédits concernant l’aide à la conversion risquent de ne pas être consommés.

Le collectif est effectivement également très attaché à l’idée du transfert entre le premier et le second pilier. Nous défendons un taux plus élevé que les 7,5 % qui ont été retenus. Un taux de l’ordre de 15 % permettrait d’alimenter les dispositifs de transition prévus dans le second pilier.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce transfert entre piliers est-il possible en restant dans le cadre de la Pac ?

M. Loïc Madeline. Le transfert des crédits du premier au deuxième pilier est effectivement possible à chaque révision du PSN.

Nous projetons que, dans le cadre du PSN actuel, l’écorégime va être largement consommé. Cela peut constituer un échec si notre objectif est de changer les pratiques. Le budget de l’écorégime s’élève à 1,8 milliard d’euros dans le premier pilier, ce qui représente 25 % des 7,5 milliards globaux. Il est dommage que cette somme soit si peu transformative. C’est un premier échec.

Au sein du collectif, nous estimons qu’il convient de reconsidérer les allocations à l’intérieur de cet écorégime car les moyens sont insuffisants. L’écorégime comprend trois niveaux, un niveau minimum, un niveau supérieur et un troisième niveau « top-up » pour l’agriculture biologique, mais qui n’est pas suffisant. L’écorégime doit marquer une différence notable et efficace pour différencier véritablement les systèmes qui apportent une valeur verte ajoutée à ce premier pilier. Ensuite, il importe de traiter la situation dans laquelle des producteurs peuvent bénéficier de ce dispositif sans nécessairement transformer leur activité. La solution pourrait consister à supprimer le premier niveau, trop facile d’accès. Il peut s’agir également de réviser les critères d’accès de manière à ce que l’écorégime joue pleinement son rôle de transformation des cultures et de réduction de la consommation de pesticides.

M. Dominique Potier, rapporteur. Concernant les écorégimes, le choix du gouvernement a été de procéder à une baisse homogène de la rémunération. Vous considérez que nous aurions pu profiter dès à présent de l’opportunité de différencier les trois niveaux de certification.

Vous parlez de l’une des trois voies d’accès à l’écorégime. Concernant les deux autres voies, estimez-vous que les critères sont trop faciles d’accès, qu’il existe des biais diminuant leur portée ? Le non-labour des prairies permanentes, pratique somme toute basique, nécessitait-il l’attribution d’une aide spécifique, ne pourrait-il pas être régulé par la voie règlementaire ? La notion de diversité des cultures repose-t-elle sur un niveau de diversité suffisant ? Enfin, je souhaiterais connaître votre avis concernant la prise en compte des infrastructures agroécologiques pour le calcul de la surface agricole utile (SAU).

M. Loïc Madeline. L’ensemble de ces critères est insuffisant. L’accès à l’écorégime peut se faire par la voie de la certification ou par celle des pratiques agricoles. Cette dernière repose sur trois systèmes, dont le non-retournement des prairies permanentes. Mobiliser de l’argent pour préserver des espaces de biodiversité et de stockage de carbone ne semble effectivement pas très fondé.

En rentrant dans le détail les critères pour l’accès aux écorégimes par la voie des pratiques, notamment ceux relatifs à la rotation, nous observons qu’ils sont effectivement très peu contraignants. Une ou deux rotations annuelles suffisent et le dispositif reconnaît même l’alternance entre une culture principale et une interculture, soit une pratique basique de couverture des sols pendant l’hiver. Si vous analysez le diagramme de Gantt qui s’applique à mes parcelles, vous verrez que la diversification des cultures sur les parcelles est un incontournable en agriculture biologique. Aussi, le critère qui fait du couvert hivernal un élément de la rotation me semble être une réelle hérésie agronomique. Il ne s’agit en aucun cas d’une culture à proprement parler. Ce point serait à améliorer.

Nous considérons qu’il conviendrait au minimum d’imposer trois cultures avec des rotations sur quatre ans. Personnellement, je travaille sur une planification de cinq, six voire sept ans, dont trois années en prairie. Cette méthode est indispensable lorsque l’on renonce aux intrants chimiques. C’est ainsi que nous parvenons à obtenir des rendements convenables, qu’il s’agisse de la pomme de terre ou des céréales. La rotation est la clé d’un système varié et variable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Avez-vous travaillé au sein du collectif sur la taille des parcelles ? L’Inrae en avait fait une proposition dans le passé, laquelle n’avait pas été accueillie positivement. Il avait défendu l’idée que des parcelles de quatre ou cinq hectares permettaient d’offrir des écosystèmes propices et résilients face aux bioagresseurs.

M. Loïc Madeline. Nous avons étudié cette question au sein de la FNAB à l’occasion de la création du label FNAB sous forme de grille de points basée sur des critères plus exigeants que le label bio concernant le domaine de la biodiversité. Il prévoyait notamment la limitation des parcelles à six hectares en tenant compte des infrastructures agroécologiques.

Même si cela est complexe à démontrer, notre travail est sensible aux effets de corridors ou au déplacement d’espèces, il est en lien permanent avec la biodiversité vivante. Par conséquent, nous évitons de travailler sur de trop grandes parcelles dénuées de haies ou de zones d’infrastructures agroécologiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. À l’égard du label « haute valeur environnementale » (HVE), les auditions que nous avons menées nous ont permis de constater que ce critère n’est pas forcément l’adversaire de l’agriculture biologique comme cela a pu être décrit. Toutefois, nous pouvons regretter qu’il n’ait pas été le levier de transition agroécologique qu’il aurait pu être, du fait de son cahier des charges. Je fais partie de ceux qui estiment qu’une certification de l’agroécologie est pertinente, mais que celle-ci a échoué en raison de la défaillance du cahier des charges de la HVE, notamment en matière de phytopharmacie. Quelle est la position de la FNAB à ce sujet ?

M. Loïc Madeline. Notre position est claire : nous sommes très peu favorables à la certification HVE, dont nous avons d’ailleurs attaqué le principe en justice. L’avoir inscrit dans le PSN, s’agissant d’un critère franco-français qui n’avait pas démontré son efficacité, s’avère être un acte de concurrence non légitime au label agriculture biologique. Au sein du collectif Nourrir, nous espérions que le cahier des charges soit plus exigeant afin de constituer un réel outil de transition, mais cela n’a finalement pas été le cas.

Selon différentes études, et notamment celles de Philippe Pointereau, ancien directeur de Solagro, chacune des deux révisions du cahier des charges de la HVE a entraîné une augmentation de la matrice qui permettait d’obtenir les points. La conséquence est proche de « l’effet écorégime » : un accès au plus grand nombre malgré la restriction de certains critères marginaux. Aujourd’hui, il est un outil favorisant le statu quo.

En tant qu’agriculteur bio, je considère que nous devons défendre l’agriculture biologique qui représente un horizon commun. Par ailleurs, je considère que c’est une erreur de concentrer les efforts sur les paliers intermédiaires en perdant de vue le parcours global de progression vers l’agriculture biologique, sans engrais chimiques ni pesticides ou organismes génétiquement modifiés (OGM). Aussi, en intégrant des étapes intermédiaires, les dispositifs nuisent aux paliers suivants.

À titre d’exemple, j’ai souscrit il y a cinq ans à une Maec ouverte dans mon secteur. Puisqu’il s’agit d’une mesure non contraignante, un certain nombre d’agriculteurs exerçant en conventionnel sont revenus à leurs anciennes pratiques au terme des cinq ans.

Aussi, dès lors qu’il n’existe pas d’obligation de résultat, les politiques publiques entretiennent une déformation temporaire du système, alors que l’agriculture biologique propose une transformation permanente du système.

La certification bio est aussi le parcours d’un encadrement, en l’occurrence celui d’organismes agréés par le Comité français d’accréditation (Cofrac). Ce système nous maintient dans une exigence environnementale que l’on ne peut trahir.

M. Dominique Potier, rapporteur. Concernant les paiements pour services environnementaux en agriculture (PSE), s’ils offrent une voie d’avenir, comment pourraient-ils être financés ?

M. Loïc Madeline. Nous estimons que les PSE pourraient relever des écorégimes, ce qui correspondait à la promesse initiale. Nous avions d’ailleurs présenté une proposition chiffrée à la direction générale de la performance économique et environnementale des entreprises (DGPE). Fixés à 145 euros, niveau correspondant à peu près à la disparition progressive de l’aide au maintien depuis 2017, ces PSE permettraient de restituer à l’agriculture biologique la valorisation des services environnementaux qu’elle rend.

Il existe d’autres voies comme celle, évoquée plus en amont, d’une taxe sur les produits phytosanitaires dont le produit participerait au financement des pratiques plus vertueuses, comme l’agriculture biologique.

Enfin, les agences de l’eau financent elles-mêmes certains PSE au niveau des aires d’alimentation des captages. Mais les agriculteurs bio n’ont pas facilement les moyens d’y souscrire. Ainsi, ce mécanisme leur bénéficie assez peu, alors qu’ils participent activement à cette gestion qualitative de l’eau. Nous souhaiterions que ce point soit réexaminé.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). À l’occasion d’un déplacement récent dans la Drôme, j’ai reçu l’information que Carrefour exigerait de la part de producteurs bio de doubler la certification de leurs produits avec le label HVE. Cela montre que la certification HVE est en marche pour supplanter le label bio, puisqu’on laisse penser qu’il lui est même supérieur. Auriez-vous reçu des informations complémentaires à ce sujet ?

Par ailleurs, dans la mesure où vous avez travaillé sur une analyse comparée des stratégies d’autres pays de l’Union européenne, auriez-vous identifié certaines pratiques concernant l’objectif de réduction des produits phytosanitaires qui pourraient nous inspirer ?

M. Loïc Madeline. Nous sommes effectivement en concurrence avec le label HVE pour de mauvaises raisons. 55 % du chiffre d’affaires de l’agriculture biologique est réalisé dans les grandes et moyennes surfaces (GMS). Lorsque les GMS décident de référencer des produits labellisés HVE au détriment du bio, nous sommes face à une situation de concurrence directe. Intermarché a, par exemple, procédé à de nombreux référencements de produits labellisés HVE, ce qui induit inévitablement une concurrence au bio, alors même que la certification HVE n’apporte aucun changement majeur des pratiques. Dans nos entourages respectifs, nous pouvons observer que les produits HVE apparaissent comme une alternative proche du bio. Ils sont favorisés par la faiblesse du pouvoir d’achat. En résumé, il s’agirait d’une concurrence loyale si le système promu était vertueux. Or ce n’est pas le cas.

Mme Laurence Heydel Grillere, présidente. Le label HVE se distingue du bio par le fait qu’il repose sur quatre piliers. Nous savons que la FNAB a travaillé sur un cahier des charges comprenant le pilier de la biodiversité. Du reste, la question des pesticides n’est pas l’unique critère et les deux labels contiennent chacun des dispositions qui leur sont propres. Cette diversité est à souligner.

Lorsque vous évoquez la concurrence face aux GMS, certains producteurs labellisés HVE estiment qu’il n’y a pas de valorisation de leurs pratiques à l’égard des agriculteurs exerçant en conventionnel, à l’inverse des exploitants bio. Ce point est d’autant plus vrai, notamment pour les produits que je connais le mieux, les fruits et légumes, dans la mesure où la concurrence se joue au niveau des importations de produits, déterminées par le prix plutôt que par les niveaux de certification.

Vos propos semblent affirmer que seule l’agriculture biologique permettra aux systèmes agricoles de progresser. Comment impliquer dès lors les autres exploitants dont les systèmes ne sont pas transposables au bio ? S’agit-il de stopper leur activité ? Je pense notamment aux producteurs de volailles qui n’ont pas l’espace nécessaire pour un élevage en plein air.

M. Loïc Madeline. C’est précisément l’inverse que j’énonçais lorsque je défendais l’idée d’un horizon commun et d’une planification dans la durée. Il ne s’agit pas d’instituer une sorte de gendarmerie du bio contrôlant de manière binaire les pratiques, mais de produire les conditions d’une conversion lente. Actuellement, cette conversion nécessite cinq ans, dont trois pour obtenir la certification. Il est tout à fait envisageable de prolonger cette période.

Par ailleurs, obtenir la conversion – ne serait-ce que de 30 % – des agriculteurs en conventionnel serait déjà une réussite et offrirait une réelle plus-value au regard de l’objectif de réduction des pesticides. Cet horizon commun difficilement définissable peut parfaitement se construire avec des critères à géométrie variable. Certains partent effectivement de très loin et il ne s’agit pas d’instituer une concurrence entre les collègues paysans.

Cependant, la Pac est l’outil d’application des politiques publiques à travers le programme national nutrition santé, la directive nitrate, la directive-cadre sur l’eau et la directive sur la protection des oiseaux. Ces outils offrent un cadre de transformation relativement lent permettant de valoriser les efforts fournis. Pour ma part, j’ai pu stabiliser mon activité au bout de dix ans. Si, à l’époque de la reprise de la ferme de mes parents, je m’étais vu opposer des délais courts, je n’aurais pas pu réussir ma transition. Ce contexte où un agriculteur est rejeté du système n’existe pas.

Pour résumer, nous promouvons des transitions longues et accompagnées financièrement. Cette reconnaissance passe par les aides à l’agriculture biologique et les PSE et requiert une communication positive et claire sur la nature, les effets et la portée de l’agriculture biologique, sans confusion qui puisse lui être dommageable.

Mme Mathilde Hignet (LFI-NUPES). Estimez-vous que la concurrence est davantage induite par les politiques publiques que par les agriculteurs ?

M. Loïc Madeline. Personnellement, je ne me sens pas en concurrence avec mes collègues agriculteurs en conventionnel, avec qui je m’entends bien. Nous apprenons les uns des autres.

J’estime que le moyen de les mobiliser est de leur offrir un meilleur horizon, qui peut être l’agriculture biologique, en posant la question de la transition sur un temps long, la conversion pouvant prendre trois, cinq voire huit ans. Nombre d’agriculteurs seraient, dès lors, prêts à franchir le pas. Il s’agit d’une intention politique avant tout. Je considère qu’une grande partie d’agriculteurs prêts à transformer leurs pratiques attendent d’être davantage sécurisés. Cette assurance passe par la garantie des prix, le soutien, mais aussi la reconnaissance des efforts consentis, notamment la reconnaissance de la durée nécessaire pour la période de conversion.

Au-delà de la réduction des pesticides, il s’agit véritablement de répondre à un objectif de préservation des systèmes agricoles dans leur globalité.

M. Dominique Potier, rapporteur. À l’égard de la durée de la période de conversion que vous évoquiez, nous faisons effectivement face à un faible taux de conversion dans la durée. Lorsque l’on sait l’investissement que ce travail a demandé et l’espoir qu’il a suscité, ce retour en arrière peut sembler profondément décourageant. Au-delà des effets produits par le marché ou des renoncements pour des raisons personnelles, les démarches opportunistes sont les plus dommageables. Par conséquent, un allongement de la durée de conversion pourrait-il s’accompagner d’un engagement à se maintenir en agriculture biologique sur dix ou quinze ans ?

M. Loïc Madeline. Ce mécanisme peut tout à fait être envisagé. Pour nuancer, la pratique opportuniste que vous désignez est tout à fait récente. La « déconversion », terme que je n’approuve pas complètement, était extrêmement minoritaire et touchait par exemple, en 2021, 1,4 % des surfaces. Elle relevait assez peu de choix volontaires répondant à des aspects agronomique ou économique. Cette situation a évolué cette année en lien avec les effets d’aubaine créés par le marché.

Même si cette pratique opportuniste est marginale, il ne serait pas incompatible d’envisager des moyens de contrôle de la pérennité de la transformation. Je pense en particulier aux Maec. Mais cela concerne toutes les pratiques comme celles encadrées par la labellisation HVE, qui bénéficient d’un crédit d’impôt sans contrepartie dans le temps.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai une dernière question à vous soumettre concernant l’actualité. Nous avons eu récemment un échange avec le ministre qui a affirmé que l’aide au maintien de l’agriculture biologique était largement compensée par les mesures agro‑environnementales contenues dans le premier et le second pilier, et par le crédit d’impôt.

Est-ce le cas, tant pour les petites exploitations qui ne bénéficiaient pas réellement de l’aide au maintien, que pour l’ensemble des agriculteurs ? L’augmentation du crédit d’impôt de 3 500 euros à 4 500 euros pourrait-elle être considérée comme une aide à l’actif à la manière d’un système de redistribution, que nous sommes nombreux à appeler de nos vœux ? L’éclairage des militants de l’agriculture biologique nous intéresse sur cette question.

Nous vous remercions vivement de votre concours, de la clarté de votre argumentation et de la force de vos convictions.

M. Loïc Madeline. Je suis un paysan avant tout. Je milite pour les pratiques dans lesquelles je crois. Nous avions effectivement réalisé un chiffrage sur ce point que nous avions transmis au ministre. La situation serait équivalente si l’écorégime était reconnu en tant que PSE, fixé à 145 euros, ce qui compenserait la disparition de l’aide au maintien. Le crédit d’impôt augmenté était une mesure défendue par la FNAB, qui est moins un syndicat qu’un organisme de développement et de promotion de l’agriculture biologique. À cette mesure s’ajoutait la promotion d’une aide à la conversion dont nous observons aujourd’hui les limites.

Par ailleurs, un défaut de communication s’est cristallisé autour des produits bio. Un manque de reconnaissance et des doutes s’installent sur sa capacité à nourrir la population, à être conforme à ses critères, à renouveler les cycles d’azote, de phosphore et de potassium, etc. Le pouvoir conféré à l’agriculture biologique sur le long terme est actuellement déprécié.

Nous sommes satisfaits d’avoir obtenu l’accord sur les 1 000 euros qui constituent effectivement une aide à l’actif plutôt qu’à l’hectare. Néanmoins, ce chiffre est soumis chaque année à une révision à travers la loi de finances. La Pac constitue l’outil le plus adapté pour rémunérer les pratiques en faveur de l’agriculture.

 

 


49.   Table ronde réunissant des parlementaires européens (mardi 14 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde réunissant des parlementaires européens :

Mme Anne-Laure Babault, présidente. Nous reprenons les auditions de notre commission d’enquête portant sur l’examen des politiques publiques en matière de réduction des produits phytosanitaires.

Notre président Frédéric Descrozaille m’a chargée de le remplacer pour cette première audition et de vous présenter ses excuses. Il nous rejoindra pour l’audition suivante.

Cet après-midi, nous avons le plaisir d’échanger avec deux collègues parlementaires européens : Anne Sander, membre du Parti populaire européen, et Christophe Clergeau, membre de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates.

Madame, monsieur, vous siégez tous les deux à la commission de l’agriculture et du développement durable du Parlement européen. Votre avis et votre témoignage sont de grande importance, tant l’actualité est chargée à Bruxelles et à Strasbourg avec le projet de règlement SUR sur l’utilisation durable des produits de protection des plantes, mais aussi le règlement visant à encadrer les nouvelles techniques génomiques (NGT). Au-delà de notre plan Écophyto national, la question de la réduction des produits phytosanitaires est un enjeu éminemment européen. Il ne peut d’ailleurs en être qu’ainsi, dans le cadre du marché commun et de la PAC, la politique agricole commune.

Le 25 octobre, nous avons déjà auditionné trois parlementaires européens – Pascal Canfin, Benoît Biteau et Gilles Lebreton. Nous sommes heureux de poursuivre cet échange avec d’autres collègues investis dans ce domaine, ce qui nous permettra aussi d’appréhender la diversité des opinions.

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(Mme Sander et M. Clergeau prêtent successivement serment.)

Mme Anne Sander, membre de la commission de l’agriculture et du développement rural (PPE). Je salue le travail parlementaire que vous avez engagé. C’est l’occasion de renforcer encore les liens entre les parlementaires européens et les parlementaires nationaux, en allant plus loin dans nos échanges.

Le sujet de la réduction des produits phytopharmaceutiques est essentiel et concerne toute l’Europe. Il a déjà fait son chemin dans l’esprit des citoyens, des élus et des agriculteurs. La prise de conscience est réelle.

Le Green deal ou Pacte vert, décidé en 2019 au niveau européen, a donné lieu à plus d’une trentaine d’initiatives législatives dans l’ensemble des secteurs. Dans celui de l’agriculture, plusieurs politiques ont été déclinées. La santé des plantes en fait partie, au travers du projet de règlement SUR.

La directive européenne relative à l’utilisation durable des pesticides, adoptée en 2009, exprimait déjà la volonté d’organiser la baisse collective de la consommation de produits phytosanitaires ; elle ne fixait cependant pas d’objectifs contraignants et autorisait les dérogations. La nouvelle réglementation proposée par la Commission européenne en juillet 2021 visant à modifier cette directive se veut plus contraignante. L’objectif est d’en faire un règlement, d’application directe et immédiate, qui permettra d’harmoniser les pratiques. Tel qu’il a été présenté par la Commission, ce texte me paraît en partie « hors-sol », car il contribuerait à mettre en danger la sécurité alimentaire, nationale comme européenne. De fait, il concernerait de larges zones de notre territoire. Il a été revu depuis par la Commission, qui a fait une nouvelle proposition, et est passé dans les commissions de l’agriculture et de l’environnement.

Ce règlement SUR s’inscrit dans le cadre plus large du Pacte vert, au même titre que d’autres initiatives comme le texte sur la restauration de la nature, pour lequel j’étais rapporteure pour avis de la commission de l’agriculture, celui sur les émissions industrielles ou encore la réforme de la PAC intervenue en début de mandat, avec des objectifs environnementaux ambitieux. Plusieurs textes européens vont donc dans le même sens et partagent cette ambition environnementale, que je salue même si je considère que les objectifs que nous nous fixons manquent parfois de pragmatisme et de réalisme. Surtout, nous n’avons pas les bons outils pour les atteindre. Ceux dont nous nous dotons visent la baisse de la production agricole et alimentaire plutôt que l’investissement massif dans l’innovation et la recherche. Nous manquons de financements, d’innovation et de nouvelles technologies. Certes, un texte consacré aux nouvelles techniques génomiques est en discussion. S’il était adopté, ces technologies seraient utiles. Mais elles ne seraient qu’un outil parmi d’autres.

En somme, je suis favorable aux politiques de transition à condition qu’elles soient réalistes et que des outils permettent d’accompagner le monde agricole.

M. Christophe Clergeau, membre de la commission de l’agriculture et du développement durable (S&D). J’encourage à mon tour le dialogue permanent entre les parlements nationaux et européen.

La France est l’un des pays les moins bien classés s’agissant des volumes des produits phytosanitaires commercialisés. Les données d’Eurostat montrent qu’entre 2011 et 2020, ces volumes ont augmenté dans seulement seuls cinq pays dont la France, précédée par l’Allemagne, l’Autriche et la Lituanie. Or nous sommes le premier marché européen.

Le règlement SUR en cours de discussion au Parlement européen avance, même s’il est loin d’être définitivement adopté. L’ambition est forte. Seul élu socialiste à siéger à la fois à la commission de l’agriculture et à celle de l’environnement, je suis attaché à trouver des chemins de transition pour l’agriculture. Mon rôle consiste à faire entendre la voix des réalités économiques et territoriales de l’agriculture dans la commission de l’environnement, et à éviter le blocage corporatiste dans la commission de l’agriculture. En l’occurrence, le chemin que prend le texte SUR dans la commission de l’environnement est celui du maintien de l’objectif de baisse à hauteur de 50 % pour tous les pesticides et de 65 % pour les plus dangereux à horizon 2030, et de la réaffirmation de l’objectif de 25 % d’agriculture biologique, étant entendu que celle-ci est l’un des leviers de la réduction des pesticides.

Ce texte étant un règlement, il s’imposera au cadre national, y compris celui dans lequel la PAC s’applique en France. Il faudra donc nécessairement revoir le plan stratégique national (PSN), en se demandant en quoi il permet d’accompagner les agriculteurs pour atteindre les objectifs qui seront fixés par la future législation européenne. La Commission et l’Autorité environnementale ont souligné le manque d’ambition du PSN français, avec un faible engagement pour l’agriculture biologique – une faiblesse récemment confirmée par les réductions de niveaux de soutien –, un système d’écorégime particulièrement laxiste – la grande majorité des agriculteurs peut accéder au premier niveau sans faire évoluer ses pratiques – et des mesures agri-environnementales insuffisantes et ne permettant pas de répondre aux demandes.

Je ne suis député européen que depuis quelques mois, ayant pris la suite d’Éric Andrieu, et je ne suis pas spécialiste de la manière dont les plans Écophyto ont été conduits en France. Pour autant, je vois que le PSN français n’est pas adapté aux objectifs fixés par SUR. Un élément positif est toutefois à noter dans la pratique française : le travail consacré aux restrictions d’usage et à l’adaptation de l’utilisation des pesticides aux réalités agronomiques. Les travaux menés par l’Inrae, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, sont intéressants et représentent un accélérateur potentiel de la réduction de l’usage des pesticides.

S’agissant de la connaissance et de l’évaluation des risques liés aux produits phytopharmaceutiques et aux pesticides, j’ai été étonné d’entendre le directeur général de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) indiquer qu’il ne comprenait pas comment la question des pesticides pouvait être aussi haut dans l’agenda politique de l’Union européenne, tandis que les moyens mobilisés par l’Europe pour analyser les risques et renforcer les ressources de son agence étaient aussi bas. Le besoin de recherche concerne à la fois les risques et le développement d’alternatives. Le débat récent sur le glyphosate l’a démontré : le fait que l’EFSA soit en situation d’échec pour analyser les risques associés à cette substance doit nous interpeller. A contrario, en France, les travaux de l’Inrae portant sur les alternatives aux pesticides ont montré que des chemins sont possibles et accessibles aux agriculteurs pour autant qu’ils soient accompagnés dans leur changement de pratiques et de techniques. Cet effort français mériterait d’être relayé, amplifié et généralisé à l’échelle européenne, dans le cadre du programme Horizon Europe.

Enfin, je m’inscris en faux contre le discours sur la sécurité alimentaire et la baisse de production : personne n’a identifié le moindre danger pour la sécurité alimentaire en Europe et personne n’a plaidé pour une baisse généralisée de production au niveau européen.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je salue votre engagement dans les questions agricoles. Vos propos liminaires augurent d’un échange aussi riche qu’avec vos collègues précédemment auditionnés. Comme vous, je crois à la force et à la qualité de ce dialogue.

Un déplacement à Bruxelles nous a permis de faire le point sur l’état d’avancement des travaux, dont vous nous présenterez plus en détail l’actualité. Avant cela, je voudrais aborder la question de la sécurité alimentaire. Nous n’en faisons pas un point de débat, mais un point d’évidence. Tout comme le fait de lutter pour atténuer l’effet du changement climatique n’est pas incompatible avec la baisse de l’utilisation des produits phytosanitaires, nous considérons qu’il n’existe pas de contradiction entre le maintien d’une sécurité alimentaire et l’effacement progressif des solutions phytopharmaceutiques au profit d’une dynamique d’agroécologie et de divers outils depuis les sciences du végétal jusqu’à celle de l’agronomie. En Europe, s’agit-il d’un point de clivage et de débat ? Quels liens établissez-vous, Anne Sander, entre sécurité alimentaire et maîtrise de la phytopharmacie ? Christophe Clergeau, quels éléments vous permettent d’affirmer qu’il n’existe pas de contradiction entre notre sécurité alimentaire et la baisse de l’utilisation de la phytopharmacie ?

Mme Anne Sander. La question n’est pas tant celle du principe de la réduction des produits phytosanitaires, mais de la manière dont on l’organise, des objectifs et du calendrier que l’on se fixe. Plusieurs études indiquent que la stratégie « De la ferme à la table » et la proposition de la Commission européenne auraient pour conséquence une baisse de la production, évaluée entre 7 et 15 % selon les scientifiques. Ces études sont menées au sein même de la Commission européenne, par le Centre commun de recherche (JRC, pour Joint Research Center).

Se pose aussi la question de la hausse du prix de l’alimentation. De fait, baisser les intrants sans solution alternative conduit nécessaire à une diminution des productions. C’est déjà le cas de certaines productions arboricoles, qui se retrouvent dans une impasse technique en l’absence de nouvelle molécule. La diminution de l’utilisation doit être organisée, contrôlée, réaliste, accompagnée, et très progressive. Une baisse de 50 % à horizon 2030 nous semble trop rapide. Nous pensons qu’il faut laisser plus de temps – par exemple, jusqu’en 2035. C’est d’ailleurs ce que nous avons voté en commission de l’agriculture.

Alors que les études scientifiques abondent dans le même sens, le Parlement européen est divisé. Ce clivage se retrouve aussi concernant le texte sur la restauration de la nature, qui prévoyait des zones entières sans intervention et des retours parfois soixante-dix ans en arrière. Une légère majorité, toutefois, considère qu’il faut, non pas freiner, mais ralentir les régulations qui visent à réduire les produits phytosanitaires dans un zonage très large et dans un laps de temps aussi court.

Les chiffres du JRC et de différentes universités font tous apparaître une baisse de la production, une hausse des prix pour les consommateurs et une diminution des revenus pour les agriculteurs. Les mesures environnementales et les revenus des agriculteurs doivent être liés au risque sinon de conduire à une décapitalisation et à un arrêt des productions. Or sans production, nos territoires meurent.

M. Christophe Clergeau. Trois éléments ont changé les termes du débat. Deux d’entre eux sont objectifs, et font légitimement naître des interrogations sur la sécurité alimentaire de l’Union : la guerre en Ukraine et ses effets sur la production de céréales ; le changement climatique et ses incidences pour les productions agricoles. Ces dernières sont perçues de manière plus concrète depuis deux ou trois ans, notamment dans les pays du Sud. Le troisième élément est le revirement de la droite européenne, le PPE, concernant le Pacte vert. Le discours est désormais que la guerre en Ukraine met en danger la sécurité alimentaire et qu’il faut limiter les contraintes pesant sur le monde agricole pour que les Européens puissent continuer à manger. Mais il a une dimension plus performative et politique que réelle.

Des garanties doivent être apportées en matière d’orientation politique et de conception des politiques publiques. À cet égard, le compromis issu du trilogue sur la loi de la restauration de la nature a permis d’introduire à l’article 1er la référence à un objectif de sécurité alimentaire européenne. En outre, a également été inscrite la possibilité de décaler de quelques mois l’application des textes de type SUR. Cela me semble de nature à rassurer le monde agricole quant à la prise en compte de cette préoccupation.

De nombreux leviers peuvent être actionnés pour assurer la sécurité alimentaire européenne. Je pense aux techniques agronomiques alternatives à l’usage des molécules – car il ne s’agit pas seulement de chercher des molécules de substitution, il faut aussi aller vers des pratiques agroécologiques dont certaines sont aussi performantes que l’agriculture conventionnelle utilisant plus massivement les pesticides.

Il existe aussi des enjeux de régulation du marché. Disposer de stocks européens serait un plus pour faire face aux crises conjoncturelles.

Par ailleurs, des baisses de production dans des filières d’exportation n’ont pas d’incidence pour la sécurité alimentaire européenne.

Mon prédécesseur Éric Andrieu avait également proposé qu’en cas de risque pour cette sécurité, l’on puisse provisoirement suspendre une partie des productions destinées aux biocarburants, pour les remplacer par des productions à but alimentaire.

Enfin, la Commission refuse de relancer le débat sur la reconquête des terres agricoles en Europe. Il est pourtant possible de ramener des terres agricoles à la production. Certes, elles produiraient moins que les terres actuellement en production mais des surfaces considérables pourraient être ramenées à l’agriculture en Europe et contribuer à l’atteinte de notre objectif.

On le constate, en matière de sécurité alimentaire, la question principale est celle, non pas des pesticides, mais de la politique agricole et alimentaire mise en œuvre et du mode de régulation des marchés et de développement des outils d’intervention et d’orientation à travers la PAC.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous connaissons vos positions concernant la PAC et le PSN, dont nous avons eu les échos. Je propose donc de nous en tenir au règlement SUR, qui aura un effet direct sur la politique Écophyto 2030. Le Gouvernement a annoncé un nouveau plan en octobre, qu’il s’autorisera à modifier en fonction de ce règlement et, peut-être, de notre commission d’enquête et de l’avis des parties prenantes.

Quel est votre diagnostic concernant le règlement SUR ? Il nous paraît prometteur, dans la mesure où il est plus directif et plus clair quant à ses objectifs, et où il déploie des moyens réglementaires plus allants que l’ancienne directive. Un règlement est nécessairement ambitieux. Quels sont, pour vous, le point le plus positif et le point le plus négatif de ce texte ? Envisagez-vous qu’il aboutisse durant cette législature ? C’est ce qui est prévu, mais nous observons quelques signes d’inquiétude. Si tel n’était pas le cas, ce serait une mauvaise nouvelle pour les partisans d’une maîtrise des risques liés à la phytopharmacie.

Mme Anne Sander. Le plus positif est qu’il s’agit d’un règlement, en particulier pour les Français qui ont tendance à surtransposer les règles européennes. Avec un règlement, toute l’Union européenne aura les mêmes règles et en fera la même interprétation. Il faudra veiller à conserver des dispositions communes à l’ensemble des États membres jusqu’à l’issue des discussions. Nous avons voté en commission de l’environnement et en commission de l’agriculture, puis nous voterons en plénière la semaine prochaine, mais cela risque de se compliquer dans les trilogues avec le Conseil.

Les points qui m’inquiètent concernent la définition des zones sensibles – elle ne doit pas être trop large – et la date d’application. Il faut laisser aux agriculteurs le temps de s’adapter, en fixant des objectifs et des échéances réalistes.

Il y a enfin la question du financement, qui pose problème dans toutes les réglementations du Pacte vert agricole : on ne peut pas systématiquement renvoyer à la PAC, qui est une politique avec ses propres financements. Si l’on demande au monde agricole de faire des efforts supplémentaires et d’aller plus loin, des financements supplémentaires sont nécessaires, ce qui impose de se tourner vers les États membres et vers la Commission. Il est impossible de mobiliser davantage la PAC.

M. Christophe Clergeau. Je partage l’avis positif d’Anne Sander, en ajoutant que le système d’information centralisé permettra un suivi plus partagé à l’échelle européenne des volumes de pesticides utilisés et des pratiques des agriculteurs.

En revanche, j’estime important que le calendrier à 2030 soit maintenu. Nous verrons ce qu’il en est à la fin des trilogues. Un exercice est en cours pour combiner une échéance proche, des objectifs ambitieux et de la souplesse dans la mise en œuvre, à l’initiative des États membres, pour tenir compte des réalités locales et des démarches de mobilisation et d’innovation des agriculteurs. Je persiste à penser que les acteurs économiques seront plus innovants plus rapidement avec des objectifs contraignants et de court terme. Si l’on veut investir massivement dans l’innovation, il faut une incitation forte. Le calendrier en est une.

S’agissant des zones sensibles, la possibilité d’utiliser tous les outils de l’agriculture biologique, en particulier les technologies de biocontrôle, est ouverte. Ce doit être un levier d’accélération de l’investissement, pour que ces produits soient disponibles le plus rapidement possible pour les agriculteurs.

Enfin, le financement constitue aussi un point noir à mes yeux. Mais si la PAC ne peut pas servir à l’accompagnement des agriculteurs dans le changement de leurs pratiques, j’ignore à quoi elle sert. Le discours doit être pragmatique : soit un accord est rapidement trouvé au niveau européen, pour des contributions supplémentaires des États ou des ressources propres de l’Union européenne, soit il faut utiliser l’argent de la PAC. On ne peut pas repousser les décisions relatives à l’accompagnement des agriculteurs. L’exemple français des 2 000 euros par hectare pour accompagner ceux qui s’engagent pour sortir du glyphosate est positif.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les moyens de l’Efsa, compte tenu de ses missions, nous semblent faibles. Qu’en pensez-vous ? Est-ce un sujet de débat parlementaire ?

À la suite de deux auditions, nous avons réussi à identifier ce qui permettrait à l’Efsa de mieux maîtriser les documents qui lui sont fournis par les industriels sollicitant une autorisation de mise sur le marché, et de mener des investigations plus approfondies, notamment autour de l’exposome, de l’épigénétique et de tous les sujets émergents des coformulants ou des effets cocktail. Il s’agit aussi d’accélérer le traitement des données, pour aller plus vite vers des solutions de biocontrôle. Une augmentation des moyens, plutôt modestes, dont dispose l’Efsa vous semble-t-elle souhaitable ?

Par ailleurs, nous considérons les concurrences internationales comme un point nodal de l’acceptabilité de la maîtrise des produits phytosanitaires en Europe. Cela va certes dans le sens de l’harmonisation européenne, mais cela pose surtout la question de la concurrence déloyale. Clauses miroirs, mesures miroirs : quelles dispositions précises permettraient de vérifier que l’on n’importe pas ce que l’on interdit chez nous, en phytopharmacie ?

Enfin, l’idée d’une intégration européenne plus importante pour les autorisations de produits et de molécules nous a séduits. Quel est l’horizon politique acceptable ou envisageable sur ce point ?

M. Christophe Clergeau. La mention relative aux trois clauses miroirs est l’un des grands acquis du texte. D’ici à décembre 2025, la Commission doit procéder à une évaluation qui devra déboucher sur une proposition législative pour s’assurer que les produits importés respectent les mêmes normes en matière de pesticide. La création d’une législation européenne spécifique est un engagement qu’il est crucial de tenir. Le principe de la fin des tolérances à l’importation de résidus de pesticides est également inscrit dans le texte, de même que l’interdiction de l’export de pesticides toujours produits en Europe bien que leur utilisation y soit interdite. Ces avancées permettent de poser les bases d’une approche cohérente de cette question.

S’agissant de l’Efsa, la situation est grave. L’institution n’est pas en mesure de jouer son rôle Elle est en effet contrainte de se reposer sur les agences nationales pour procéder à l’évaluation des risques, ce qui pose des difficultés de maîtrise des procédures. Celles-ci devraient être centralisées à son niveau. Certes, il faut mobiliser une communauté nationale de chercheurs et d’experts, mais l’Efsa doit être la garante d’une cohérence d’approche dans l’évaluation des risques. Elle pourrait aussi coordonner un programme européen de recherche sur l’ensemble des risques associés à ces technologies et à ces produits. Il serait facile de dégager des crédits du programme Horizon Europe pour alimenter rapidement l’Efsa. Cela lui permettrait de changer d’échelle et de retrouver un rôle central dans l’évaluation et la connaissance des risques comme dans les procédures d’autorisation.

Mme Anne Sander. J’ai confiance dans les institutions et dans les agences de l’Union européenne, donc dans les analyses de ces chercheurs fonctionnaires. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas accroître leurs moyens. Mais nous n’en aurons jamais assez pour dupliquer la recherche privée. Il importe donc aussi de faire confiance à la recherche privée, tout en prévoyant des garde-fous et des contrôles. Pour changer le rôle de l’Efsa, il faut mobiliser les États membres pour revoir les textes, ce qui n’est pas une mince affaire.

Le sujet des clauses miroirs, sur lequel la France est particulièrement mobilisée, pourrait nous occuper longuement. Nous sommes d’accord pour considérer qu’elles sont nécessaires. À cet égard, il faut saluer le changement d’état d’esprit du Parlement européen – ce n’est pas encore tout à fait le cas au Conseil et à la Commission ; le chemin qu’il a parcouru depuis quelques années est impressionnant. Au cours de la législature précédente, lorsque nous parlions de clauses miroirs, nous étions très isolés. Désormais, cette idée est acceptée. Mais la question de leur mise en œuvre reste posée. Ainsi, s’agissant de l’interdiction d’importer des viandes dont la croissance a été stimulée par des antibiotiques, nous attendons toujours l’acte d’exécution de la Commission européenne. Je pourrais aussi prendre l’exemple de la limite maximale de résidus. Celle-ci a certes été abaissée à zéro pour deux néonicotinoïdes, mais nous ne parviendrons pas à les repérer. Cela soulève la question des contrôles et du calendrier, puisque l’interdiction sera effective à partir de 2026 alors qu’elle existe déjà chez nous.

Nous avons essayé de faire avancer le dossier des clauses miroirs dans le cadre de la réforme de la PAC. Nous avons obtenu des engagements ; il faut à présent que les choses avancent au niveau européen. Mais j’ai parfois le sentiment que ces clauses seront utilisées comme prétexte pour faire passer d’autres mesures. Ainsi, dans un texte actuellement en discussion assimilant l’agriculture à de l’industrie, il est proposé d’inclure les bovins et d’élargir les seuils pour la volaille et le porc en échange précisément de l’instauration de clauses miroirs. Or nous savons bien que beaucoup de temps s’écoulera avant que celles-ci soient mises en œuvre. J’identifie le même risque concernant le règlement SUR.

Je le répète, je soutiens systématiquement les clauses miroirs, mais elles ne doivent pas servir de prétexte pour introduire des mesures qui ne soient ni soutenables ni pragmatiques.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). L’utilisation de produits masquants peut empêcher de repérer les produits phyto recherchés dans les denrées agricoles. Quel budget consacrer aux contrôles ? Dans quelle mesure les seuils de détection devraient-ils être abaissés pour ce type de molécules ? Ce point est crucial pour garantir la crédibilité des clauses miroirs et leur acceptabilité par le monde agricole.

Mme Anne Sander. J’ignore comment évaluer ce budget. En tout cas, alors que les contrôles sont aléatoires et que certaines substances interdites ne sont plus contrôlées du tout, il faut des moyens financiers et humains pour agir. Certes, cela coûte cher. C’est également difficile, parfois, d’un point de vue diplomatique – sans parler des règles du commerce international. Mais il faut se donner la possibilité de développer les contrôles dans les États membres.

S’agissant des produits masquants, les néonicotinoïdes utilisés dans la culture de la betterave sont un bon exemple. Lorsque le sucre arrive en Europe, nous ne parvenons pas à en retrouver la trace. Je pourrais multiplier les exemples. Le renforcement des contrôles est donc un sujet crucial. Sans cela, nous serons discrédités et le système vertueux que nous essayons d’instaurer n’aura plus de sens.

M. Christophe Clergeau. Le nouveau parlementaire que je suis n’a pas de honte à dire qu’il ne sait pas répondre à la question posée sur les produits masquants. Je considère néanmoins que la difficulté que vous soulevez est inhérente à la façon dont nous concevons le commerce alimentaire international : la marche continue vers l’abaissement des barrières douanières et techniques au commerce des produits alimentaires facilite le contournement de la législation européenne. C’est la raison pour laquelle je reste réticent aux accords de libre-échange, mais favorable aux accords de gré à gré. L’Europe doit accompagner les filières dans la contractualisation directe avec des partenaires internationaux qui sont en mesure de rendre des comptes sur leurs pratiques agricoles, d’élevage, de production végétale et de transformation des produits.

La principale clause miroir serait peut-être celle qui consisterait à changer notre approche du commerce international, pour aller vers des échanges de gré à gré maîtrisés, avec des cahiers des charges et des engagements réciproques en matière de contrôle et de transparence.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Est-ce à dire qu’il faudrait cesser tout commerce avec les pays qui ne seraient pas dans cet état d’esprit ?

M. Christophe Clergeau. Nous avons la possibilité de réduire le volume des échanges commerciaux internationaux dans le domaine alimentaire. C’est cohérent avec l’objectif de souveraineté alimentaire pour chacun des pays et des ensembles régionaux à l’échelle internationale. Je ne vois pas l’avantage, pour les citoyens européens, de chercher à renforcer des échanges commerciaux non maîtrisés dans leurs effets sanitaires et environnementaux. La démarche doit être pragmatique. Dans certains domaines, nous sommes en situation de dépendance. Dans d’autres, nous avons plus de liberté de choix. Je ne suis ni dogmatique ni théoricien, et je sais faire une analyse risques/bénéfices. Face à l’innovation des producteurs, lesquels ne sont pas toujours de véritables agriculteurs, un effort similaire d’investissement dans la capacité de détection et de traçabilité des pratiques et des technologies est nécessaire. C’est pourquoi j’insistais sur la nécessité d’avoir un programme ambitieux à l’échelle européenne sur l’analyse des risques, la détection des produits et la caractérisation des risques et des produits pour la santé humaine et pour l’environnement. Notre déficit d’investissement dans la science ne nous permet pas d’être à la hauteur de certains acteurs, qui excellent dans une innovation pas toujours vertueuse.

M. Grégoire de Fournas (RN). Les clauses miroirs doivent-elles être inscrites dans les traités de libre-échange ou dans le droit de l’Union européenne ? Vos trois collègues que nous avons auditionnés il y a quelques semaines étaient en désaccord à ce sujet.

S’agissant des limites maximales de résidus (LMR), vous avez indiqué, madame Sander, que les résidus de pesticides dans les produits agricoles importés n’étaient pas contrôlés. Les Douanes françaises, que nous avons entendues la semaine dernière, nous ont pourtant assurés qu’il existait un plan de contrôle et qu’il était possible d’analyser ces résidus. Avez-vous connaissance de ce plan ? Le cas échéant, le jugez-vous suffisant ? De mémoire, 5 % des volumes sont contrôlés et 800 analyses sont effectuées.

Monsieur Clergeau, quelle est la position de votre groupe concernant l’évolution de la règlementation sur les NGT ?

M. Christophe Clergeau. Je ne suis pas juriste, mais il me semble que si l’on veut s’appuyer sur des normes et des principes dans la définition de nos relations commerciales, mieux vaut qu’ils soient inscrits dans le droit communautaire. Je ne vois donc pas d’opposition à décliner ce que doivent être les clauses miroirs dans le droit européen, et à les rendre opérationnelles dans les accords de libre-échange. Ce n’est pas simple à faire, en témoigne la négociation de l’accord avec le Mercosur. Le Brésil diffère la conclusion de l’accord en refusant de répondre à l’ensemble des sollicitations de l’Union européenne concernant ses pratiques agricoles et alimentaires.

Par ailleurs, nous devons pouvoir nous appuyer sur le droit européen pour prendre des mesures unilatérales, soit au nom de la sécurité et de la souveraineté alimentaires européennes, soit au nom de la protection de l’environnement et de la santé dans notre ensemble géopolitique. Aussi importe-t-il que nous disposions, dans le droit européen, de l’essentiel des outils qui nous permettent d’agir, quelle que soit la modalité d’action.

S’agissant des NGT, ma position est simple. Étant socialiste, je suis favorable à la science et à l’innovation, mais je pose systématiquement la question de la mise en œuvre des nouvelles technologies et de leur encadrement, ainsi que du bénéfice qu’elles apportent à la société. Je ne suis pas défavorable à une nouvelle législation portant sur les nouveaux organismes génétiquement modifiés (OGM). Je ne suis pas défavorable aux deux catégories définies. Mais ce qui relève de la première catégorie, qui n’est quasiment plus régulée, ne convient pas. Aussi sommes-nous en train de déposer, avec mon équipe, 150 amendements visant à redéfinir cette catégorie 1, à réintroduire une traçabilité pour une information complète des consommateurs et des producteurs, à organiser la défense des filières non-OGM, bio, signes de qualité, ou autres, et à essayer de prévenir les risques de mainmise sur le vivant à travers ces nouvelles technologies et leur brevetabilité. Il faut trouver les conditions permettant d’utiliser le potentiel de ces nouvelles technologies et qui s’inscrivent dans quarante ans de droits citoyens acquis dans le cadre du marché intérieur – le principe de précaution, l’évaluation des risques, le libre-choix et la protection des filières non-OGM. Sans cela, nous remettrons en cause quarante ans d’acquis et nous courrons un risque fort de rupture entre le monde agricole et la société, et de perte de confiance à l’égard de technologies nouvelles donnant lieu à des controverses scientifiques.

Mme Anne Sander. D’après nos informations, les contrôles officiels sont trop peu aléatoires et s’effectuent selon une matrice de risques identifiés en fonction de l’origine des denrées. En Europe, qui plus est, un grand nombre de substances interdites ne seraient plus contrôlées. Le programme de contrôle de la France va un peu plus loin que celui de l’Union européenne, mais plusieurs centaines de substances actives ne sont quasiment jamais vérifiées par les autorités sanitaires.

Je ne suis pas juriste non plus, mais en tant que législateur, nous essayons toujours de déposer des amendements visant à introduire des clauses miroirs à la fois dans les textes européens et dans les accords commerciaux. Au nom de la santé publique, il est déjà possible d’appliquer certaines clauses miroirs, par exemple pour les antibiotiques.

Enfin, je suis favorable aux NGT et je salue la proposition de la Commission européenne, même si des amendements pourraient la simplifier. Cet outil ne réglera pas tout, mais il permettra d’aller dans le sens du Pacte vert et de la réduction des produits phytosanitaires.

M. Grégoire de Fournas (RN). Les Douanes ne nous ont pas indiqué que le plan de contrôle français était plus exigeant que celui de l’Union européenne ; elles appliquent les consignes de la Commission européenne. Je n’ai pas entendu de volontarisme particulier. Un transfert ayant récemment été opéré de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) aux Douanes, peut-être manquons-nous de recul.

Par ailleurs, pouvez-vous préciser ce que vous avez dit sur les molécules qui ne sont plus contrôlées : elles ne le sont plus parce qu’elles ont été interdites dans l’Union européenne, alors qu’elles sont encore utilisées par certains pays exportateurs vers l’Union européenne ?

Mme Anne Sander. L’Union européenne recense 1 498 substances actives et en interdit 907. Le plan européen de contrôle décliné par les États membres prévoit 176 substances à analyser. D’après mes informations, la France va plus loin en analysant 568 substances. Tels sont les chiffres qui m’ont été communiqués.

M. Christophe Clergeau. Nous avons assisté à quarante ans de lente dégradation des services de contrôle à l’échelle européenne, y compris en France – qu’il s’agisse des services vétérinaires, de la DGCCRF ou des Douanes. De fait, l’idée s’est installée que le système alimentaire était, par nature, plus sûr que précédemment. Aujourd’hui, le marché intérieur se caractérise plutôt par la grande misère des corps de contrôle. Nous avons besoin de retrouver des moyens, et de renforcer les missions pour améliorer les contrôles alimentaires. Il ne s’agit pas de remettre en cause les dispositifs d’autocontrôle des entreprises et l’enchaînement de niveaux qui se régulent d’eux-mêmes, mais nous sommes allés trop loin dans la délégation du contrôle des pratiques et des produits aux entreprises et aux structures professionnelles. Nous avons besoin de relancer l’action publique dans ce domaine.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je voudrais revenir sur les programmes de recherche européens. Pour certains, la règle qui devrait prévaloir est celle du « pas d’interdiction sans solution ». Pourtant, ce sont les interdictions qui génèrent les solutions. Encore faut-il les avoir anticipées et recherchées. Nous savons aussi ce qui motive la puissance privée : pour l’essentiel, elle cherche à amortir les solutions chimiques anciennes le plus longtemps possible tout en investissant dans les solutions qui s’imposeront inéluctablement. Pensez-vous qu’une puissance publique européenne pourrait se manifester par le biais de programmes de recherche coordonnés, à côté de la recherche privée ? Le renforcement des moyens de la recherche fondamentale et appliquée en matière d’agronomie et de techno-solutions est-il un sujet de débat ?

M. Christophe Clergeau. Je considère que ces moyens sont insuffisants. Pour avoir été rapporteur des politiques de recherche au Comité européen des régions avant d’être député européen, je constate que certains sujets sont à la mode, et d’autres non. En l’occurrence, la mode est aux Deep Tech et, à juste titre, aux filières des industries vertes. Du même coup, l’innovation dans la science et dans le domaine agricole et alimentaire ne figure pas parmi les priorités effectives de la politique de recherche européenne. Ainsi, il n’existe pas de mission consacrée à l’alimentation dans le programme Horizon Europe, pourtant pensé pour développer de la recherche collaborative entre des scientifiques de sciences libres ou fondamentales, des organismes techniques, des acteurs professionnels et des collectivités locales.

J’évoquais le partenariat qui pourrait exister entre l’Efsa et le programme-cadre de recherche pour piloter un programme plus ambitieux consacré à la connaissance et à l’évaluation des risques. Ce n’est pas une question de confiance ou non dans l’Efsa et dans ses personnels. Il s’agit simplement de constater que les moyens de l’Efsa étant insuffisants, celle-ci n’est pas en mesure de remplir ses missions. Elle a besoin de soutiens que le programme-cadre peut lui fournir.

Enfin, concernant l’innovation de rupture portée par les entreprises, force est de constater que le monde agricole et alimentaire passe à côté des financements du European Innovation Council (INC). De fait, l’INC se limite à financer l’accélération des innovations soutenues par des start-up indépendantes. Or, dans le domaine agricole et alimentaire, l’innovation y compris de rupture est souvent le fait des coopératives, d’une filiale, de PME ou de groupes privés de grande taille. Quand il s’agit de travailler à un nouveau type d’emballage dans l’industrie agroalimentaire, par exemple, la technologie n’est pas externalisée dans le cadre d’une start-up indépendante, au risque de la voir racheter par un concurrent. Les avantages compétitifs en matière d’innovation liée au développement durable doivent pouvoir rester dans les filières ou dans les entreprises qui ont une vision intégrative de la chaîne de valeur alimentaire. Une réforme du financement des projets d’innovation de rupture par l’INC est donc nécessaire pour le rendre plus accessible au monde agricole et alimentaire.

Le sujet alimentaire est émietté, au niveau européen. Il n’existe pas d’approche transversale de l’alimentation à travers les politiques de l’Union. Du même coup, la priorité à l’agriculture et à l’alimentation recule face aux autres priorités politiques, alors que les enjeux d’innovation et de changement de pratiques sont majeurs. Ils demandent de la science fondamentale et libre, de la science appliquée et de l’expérimentation dans les territoires.

Mme Anne Sander. Les financements ne sont jamais suffisants pour la recherche. Nous avons besoin de lever davantage de fonds. Néanmoins, je salue les initiatives prises localement. Le Grand Est, par exemple, est un territoire particulièrement innovant dont les acteurs – collectivités locales, État, entreprises, coopératives, recherche, universités… – ont l’habitude de travailler ensemble et de se mobiliser pour créer une dynamique, de façon générale en bioéconomie mais avec un volet agriculture, alimentation, environnement et énergie. Ces acteurs s’intègrent aussi dans des réseaux européens, pour travailler avec les acteurs d’autres régions en captant des financements européens pour la recherche. Des dynamiques identiques s’observent dans d’autres territoires, en France et en Europe. Il faut les encourager, en poussant les acteurs à travailler ensemble. Cela requiert des financements supplémentaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est la première fois que nous abordons les questions de recherche à l’échelle européenne. Vos idées et vos propositions pour la recherche pourraient être reprises, au moins partiellement, dans le rapport que nous préparons.

 


50.   Audition de M. Pierre-Marie Aubert, directeur du programme politiques agricoles et alimentaires à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI) (mardi 14 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous accueillons M. Pierre-Marie Aubert, directeur du programme Politiques agricoles et alimentaires à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), qui se définit comme un think tank favorisant les transitions vers le développement durable. Vous essayez de dessiner les contours d’une Europe qui se passerait totalement de produits phytopharmaceutiques à l’horizon 2050.

C’est votre approche « macro » qui nous intéresse aujourd’hui, celle qui prend en considération tous les critères, y compris ceux de la souveraineté alimentaire, des besoins en eau, de la performance économique des exploitations et du revenu des agriculteurs… Comment concilier tout cela ? Est-il effectivement possible de réduire l’usage des produits phytopharmaceutiques de 50 % en 2030 et de s’en passer en 2050 ?

Je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre-Marie Aubert prête serment.)

M. Pierre-Marie Aubert, directeur du programme Politiques agricoles et alimentaires à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Vous demandez, monsieur le président, comment tenir ensemble les différents paramètres de l’équation : le climat, la souveraineté alimentaire, le revenu agricole, la biodiversité, les ressources en eau et en sol. Toutes ces composantes doivent être envisagées ensemble, non pas de manière hiérarchique, mais malheureusement de manière systémique.

Je rappellerai ici – non pas pour me donner une légitimité dont je manquerais, mais pour situer mes propos dans leur contexte – qu’en 2021, Pascal Canfin disait qu’il se heurtait au sein de la commission de l’environnement du Parlement européen à de vives protestations dès qu’il proposait des avancées en matière agricole, alors qu’il était possible de construire quelques compromis en matière d’énergie et de mobilité. Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, il n’y a rien de tel.

Souvent, la première chose que l’on entend lorsqu’on parle de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, c’est que cela implique une réduction des rendements, donc que cela posera un problème du point de vue climatique. Il me semble que c’est faire fausse route : cela revient à considérer la biodiversité comme un supplément d’âme, que l’on pourrait aller chercher une fois les problèmes climatiques réglés. Or il y a une relation presque linéaire entre la quantité de pesticides et la quantité de biodiversité dans nos systèmes agricoles ; réduire les pesticides, ce n’est pas seulement pour les beaux yeux des papillons et des petits oiseaux, c’est une question de maintien de la productivité des agro-écosystèmes à long terme. De cela dépend aussi notre capacité à prélever de la ressource en eau de qualité. Il faut donc absolument appréhender ensemble le climat et la biodiversité.

Est-ce faisable ? Au Parlement européen, on s’est beaucoup demandé si, pour réduire l’usage des pesticides, il était judicieux d’en passer par la réglementation, s’il fallait inscrire des seuils chiffrés dans la loi. Ce que j’ai souvent dit aux différents groupes parlementaires, c’est que la question de la baisse des produits phytosanitaires n’est pas réglementaire – malheureusement, car sinon, cela ferait bien longtemps que le problème serait réglé – mais économique.

D’abord, les produits phytosanitaires constituent une assurance rendement : les aléas affrontés par un agriculteur sont si nombreux que si l’un d’eux peut être maîtrisé, on n’hésitera pas. À système constant, vous utilisez donc des phytos. Ensuite, pour les réduire, il n’y a pas d’autre choix que d’engager votre exploitation dans une transition de moyen et long terme vers une rediversification, planter ici du chanvre et là de la luzerne, par exemple. Or il n’y a pas de marché pour cette rediversification ; trouvez-moi la chanvrière pour acheter votre camelote, l’usine de déshydratation de la luzerne ou l’élevage qui va utiliser votre luzerne fraîche – en zone de grande culture, vous n’en trouverez pas. Inscrire dans le droit un objectif de réduction sans ouvrir les opportunités économiques qui permettront à l’agriculteur d’engager les transformations nécessaires pour convertir son exploitation, c’est donc se méprendre.

J’en viens à la faisabilité technique. Si jamais ces perspectives économiques s’ouvraient, l’agriculteur pourrait-il faire exactement la même chose qu’aujourd’hui avec moitié moins de phytos, voire zéro ? Non, malheureusement. Vous avez entendu Christian Huyghe la semaine dernière : il a dû vous dire qu’il n’était pas possible d’imaginer une substitution terme à terme entre la chimie et le biocontrôle, pour donner un exemple. Il n’y a pas d’autre solution que ce que l’on appelle dans le jargon de la transition socio-technique le redesign, la refonte du système d’exploitation, qui suppose une forme de réduction du risque et de création d’opportunités économiques pour l’agriculteur.

Au-delà de la question de la rediversification, qui est une condition sine qua non, se pose celle des volumes totaux de biomasse que l’on peut espérer atteindre avec une réduction de moitié, voire une suppression des phytos à l’horizon 2050. Cela nous ramène à la question climatique. Le bouclage biomasse est au cœur des problématiques de la stratégie nationale bas-carbone. Mme Pannier-Runacher le disait récemment : on ne boucle pas sur les volumes de biomasse demandés à l’agriculture et à la forêt par les autres secteurs de l’économie pour leur décarbonation.

Or, même en rediversifiant les cultures, la réduction importante de la quantité de phytos que nous mettons dans nos champs entraînera, à court et à moyen terme, une baisse des volumes totaux de biomasse. Si je m’en tiens à cette chronologie un peu vague – « à court et à moyen terme » – c’est parce que les systèmes de recherche et développement (R&D) en France, en Europe et au-delà n’ont pas permis d’investir suffisamment dans ce que l’on pourrait appeler des cultures orphelines : 80 % à 90 % de la R&D sont consacrés au blé, au maïs, au colza, au riz et au soja ; si vous voulez cultiver un pois, un chanvre, une luzerne, un lupin ou un lin, vous aurez du mal à atteindre des rendements acceptables. L’investissement dans la sélection variétale, qui n’a jamais été bien fort, s’est en effet réduit massivement au milieu des années 1990.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’horizon de maintien d’un potentiel de production de biomasse à un peu plus long terme, mais qu’il faut envisager une période de transition pendant laquelle la production totale de biomasse peut être réduite.

S’agissant du bouclage macro de la biomasse, on peut s’attendre à une réduction des quantités totales de biomasse de 10 % à 15 % à l’horizon 2030 ou 2035, en faisant l’hypothèse d’une réduction des phytos de 50 %, la contrainte principale étant cependant bien davantage l’azote.

Ce n’est pas forcément un problème central pour atteindre tous nos objectifs en matière de souveraineté alimentaire, de climat, de biodiversité et de revenu agricole. En effet, si les cultures issues de la diversification sont valorisées, il n’y a pas de raison qu’on ne réussisse pas à maintenir le revenu agricole. Mais il faut qu’il y ait un investissement public, et privé, pour structurer les filières de diversification ; or ce n’est pas le cas aujourd’hui. Sous ces hypothèses, nous atteignons aussi nos objectifs en matière de biodiversité. Quant au climat, certains instituts techniques comme Arvalis et Terres Inovia vous diront sans doute que tout cela ne fonctionnera jamais car, avec moins de biomasse à l’hectare, il faudra étendre les cultures dans le monde entier. En réalité, cette question se résout – mais c’est une résolution sur le papier qui n’a encore rien à voir avec la vraie vie – par le changement des régimes alimentaires.

La quantité de protéines animales ingérées par personne et par jour en France atteint aujourd’hui le double des besoins. La production de protéines animales absorbe, bon an mal an, 60 % à 70 % de la biomasse prélevée sur le territoire français ; autrement dit, la baisse de volume de biomasse peut se conjuguer avec la souveraineté alimentaire à condition qu’une part moindre de la biomasse soit utilisée pour la production animale et que la quantité de produits animaux dans l’assiette diminue. Je suis très conscient de la complexité économique, sociale et culturelle de ce changement, mais on ne peut pas se payer le luxe de ne pas l’affronter, compte tenu de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La science est claire sur les régimes alimentaires vers lesquels nous devons aller. De plus, la sociologie et les sciences comportementales sont claires sur le fait que l’acte d’achat alimentaire n’est pas le produit d’une liberté idéalisée du consommateur, mais celui d’un environnement alimentaire façonné par la puissance publique et les normes qu’elle impose comme par les opérateurs de la distribution et de l’industrie agroalimentaire. Ceux-ci veulent encourager la consommation des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus forte marge pour les distributeurs comme pour les industriels ; or, dans le panier moyen d’un consommateur qui sort du supermarché, le plus gros poste de dépense, c’est la viande, et le plus gros taux de marge du distributeur, c’est également elle. On comprend donc que c’est la consommation de ces produits-là qui est encouragée, au mépris des enjeux de la biodiversité et du climat, mais aussi de la santé humaine.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le travail d’éclairage et de problématisation mené par l’Iddri est essentiel : vos travaux, vos recherches de solution, sont précieux.

Notre commission d’enquête se termine et beaucoup de choses ont été dites ; c’est sur la cohérence de la mutation à venir, sur sa viabilité, que je veux vous interroger.

Je me souviens d’une conférence, ici à l’Assemblée, où nous nous demandions s’il serait possible de nourrir 500 millions d’Européens sans pesticides, mais en continuant à boire un peu de vin, à manger un peu de viande et à échanger du blé au sein de la Méditerranée. Nous avions écouté une intervention de Valérie Masson-Delmotte sur le climat. Il semblait alors qu’il n’y avait pas de contradiction entre le virage agroécologique qui nous permettrait de nous affranchir des solutions phytopharmaceutiques et la lutte pour l’atténuation du dérèglement climatique. Depuis, les choses se sont accélérées et la science a progressé.

Notre rapport, comme le projet ambitieux du Gouvernement d’une réduction de moitié des produits phytosanitaires utilisés à l’horizon 2030, sera reçu avec scepticisme, à tout le moins, par ceux qui estiment que la priorité doit être donnée à la décarbonation – donc à l’amélioration de la productivité à l’hectare pour garantir un moindre impact carbone. Vous avez souligné l’importance de l’évolution des régimes alimentaires et de la structuration des filières ; êtes-vous d’accord avec l’idée qu’il ne faut pas opposer, d’un point de vue non pas idéologique mais pratique, climat et maîtrise des phytos ?

M. Pierre-Marie Aubert. Oui, on peut affirmer qu’il n’y a pas d’opposition entre la transition agroécologique, l’affranchissement à l’égard des phytos, et le climat – sous réserve de l’évolution du régime alimentaire.

Traçons un parallèle. Récemment, l’Agence France-Presse m’a demandé si la solution ne serait pas que tout le monde mange du poulet, dont les chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) montrent que l’empreinte carbone par kilogramme est très inférieure à celle du bœuf. J’ai répondu par une règle de trois très simple, sur un coin de table : si on remplace toutes les consommations carnées en France ou en Europe par du poulet, l’empreinte surfacique des productions concrètes hors fourrage augmente de manière assez importante, et les émissions totales aussi, notamment du fait des importations de soja puisque nous sommes massivement dépendants en la matière.

Il faut comprendre qu’il y a deux manières de calculer les impacts climatiques, environnementaux, d’une production agricole.

La première domine le débat et la réglementation : c’est l’approche par l’analyse du cycle de vie. Ce qui compte alors, c’est de réduire au maximum l’intensité carbone par kilogramme de production, quelle que soit la production considérée. Manger du poulet peut alors apparaître comme une bonne solution ; mais si vous remplacez toutes les autres viandes par du poulet, vous n’aurez pas réglé le problème par ailleurs. Dans cette optique, on cherche des gains marginaux, on sélectionne les productions dont l’impact est le plus bas sur l’ensemble des critères, si tant est que l’on arrive à optimiser.

Une autre manière d’évaluer les impacts environnementaux de la production agricole est de raisonner par système : au lieu d’additionner des impacts par kilo, on regarde le système alimentaire en tant que système et la façon dont interagissent les productions animales et végétales, les pâtures et les terres labourées, la production et la consommation, le climat et la biodiversité. Les résultats sont alors tout à fait différents : on se rend compte que c’est le régime alimentaire et l’intensité à l’hectare qui doivent être au cœur du raisonnement. Si l’on retire les phytos, l’intensité carbone par hectare est largement meilleure. Si vous prenez un champ de blé biologique, donc avec zéro phyto, et un champ de blé conventionnel, l’empreinte climatique par hectare du premier est largement inférieure à celle du second. Mais cela ne vaut que si vous avez réduit la demande finale en blé, puisque le rendement à l’hectare est évidemment inférieur.

Voilà les termes de l’équation.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous cherchons tous les métriques pertinentes pour mesurer la transition. Ce que vous dites, c’est qu’il faut prendre en considération le bilan carbone à l’hectare, dès lors que globalement les kilos de biomasse produite satisfont les besoins alimentaires – qui ne peuvent pas être ceux d’aujourd’hui, surtout si la population mondiale atteint 10 milliards de personnes en 2050. Si on peut nourrir la population et contribuer à la production d’énergie, il ne faut pas dresser des bilans au kilo mais à l’hectare.

Dire que la viande blanche est plus performante en carbone que la viande rouge parce qu’elle a un meilleur cycle de vie et un rendement plus élevé, c’est faire l’impasse sur le fait qu’elles sont en compétition, puisqu’il s’agit d’animaux granivores, et d’autre part cela ne tient pas compte du bilan carbone à l’hectare des productions qui les ont nourris. Ai-je bien reformulé vos propos ?

M. Pierre-Marie Aubert. Le bilan carbone à l’hectare des productions qui les ont nourris est pris en compte par une analyse de cycle de vie (ACV) complète du poulet. En revanche, pour les productions animales en France, le calcul ne tient pas compte de la provenance des importations sur lesquelles elles s’appuient.

Si vous vous intéressez seulement au climat, quelle que soit la métrique utilisée, un poulet de 25 jours, c’est toujours mieux qu’un poulet de 80 jours voire de 120 jours : il n’y a pas de débat sur ce point. Mais nous avons dérivé des phytos vers la production animale…

L’enjeu, le point dur, c’est la demande finale de biomasse : quelle biomasse pour quels usages ?

Il y a quelques années – mais les résultats seraient les mêmes aujourd’hui –, une étude de Harvard a montré que si l’on permettait à l’ensemble des habitants de la Terre d’adopter un régime alimentaire qui suit les recommandations nutritionnelles de l’USDA – le ministère de l’agriculture des États-Unis – nous aurions trop de calories, un peu trop de protéines, trop de gras, trop de sucre, et pas assez de fruits et de légumes. Dans le même temps, 700 millions de personnes souffraient de la faim. La question qui se pose est celle de l’accès, ce qui nous ramène au fait que les productions dont nous avons besoin pour vivre en bonne santé n’ont qu’une faible valeur économique pour les agriculteurs, pour les industriels et pour ceux qui les soutiennent. Ainsi, la politique agricole commune (PAC) ne donne pas un euro au maraîchage – à part le maraîchage industriel, pour les paiements directs.

La question, c’est, je le répète, celle de la biomasse et de la quantité de biomasse dont nous avons besoin. Or la société refuse de se la poser. Je ne reviens pas sur les prises de position du Gouvernement précédent sur la place des produits animaux dans les cantines scolaires. Il existe un tabou, savamment entretenu – nos collègues de la chaire santé de Sciences Po l’ont montré – par l’industrie et la distribution, pour ne pas ouvrir le débat sur la quantité de produits animaux que nous mettons dans nos assiettes. Pourtant, il ne s’agit pas de demander à tout le monde de devenir végan, ou même végétarien, mais de passer de 170 grammes équivalent carcasse par jour dans l’assiette à 90 grammes.

Le bilan climatique plus performant de l’agroécologie sans phytos, ou avec beaucoup moins de phytos, par rapport à des systèmes de productions très intensifs ne peut se comprendre qu’au regard d’un volume global. Il ne peut pas se comprendre par unité de produit, par comparaisons simplistes deux à deux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Des chercheurs de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) ont montré que, dans notre pays, deux hectares sur trois étaient consacrés à l’alimentation animale. Dès lors, une évolution du cahier des charges de l’alimentation animale – qui pourrait engendrer un surcoût, ce qui poserait la question de l’accès de tous –, serait un levier extraordinaire pour la maîtrise des intrants chimiques et de leur impact.

M. Pierre-Marie Aubert. Je ne peux que souscrire à ces propos.

À Bruxelles, avec d’autres collègues, nous avons planché sur la définition d’un élevage autonome – ou en tout cas davantage qu’il ne l’est aujourd’hui. Nous nous sommes rendu compte que ce n’était pas une bonne idée, car l’élevage monogastrique est peu subventionné et les leviers incitatifs sont peu nombreux. Et, s’il faut passer encore une fois par une règle, on connaît la complexité des processus : il faut des vérifications, qui seront comprises par le monde agricole, à raison, comme une contrainte supplémentaire qui s’ajoute à d’autres déjà nombreuses, et non comme un soutien.

Le débat agricole est – à mon sens, plutôt heureusement que malheureusement – pour l’essentiel européen, et c’est à cette échelle qu’il faut raisonner.

La France est l’un des pays dans lesquels le taux d’autoapprovisionnement dans l’alimentation animale est le plus élevé en Europe : nous sommes autour de 40 % à 45 %. En Espagne, aux Pays-Bas, en Italie, ce taux est plutôt de 7 % à 8 % ; ces pays ont donc été massivement affectés par la crise ukrainienne.

M. Dominique Potier, rapporteur. Deux tiers des 28 millions d’hectares de la surface agricole utile (SAU) en France sont consacrés à l’alimentation animale, mais nous n’avons qu’une autonomie de 40 % ?

M. Pierre-Marie Aubert. Ces 40 % sont calculés à l’échelle d’une ferme. Je ne parle pas d’un taux d’autonomie globale. Les agriculteurs, en moyenne, disposent dans leur exploitation de quoi couvrir 40 % à 45 % de leurs besoins. Le reste est acheté à l’extérieur – en France ou à l’étranger.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je comprends.

La question des protéines est essentielle pour la diversification et la reconquête de l’autonomie. La profession nous parle d’une impasse, malgré les plans de relance, qui sont significatifs. Il y a un problème de rendement. La recherche nous dit qu’il faut penser les protéines autrement, ne pas oublier les méteils, par exemple, ce qui repose la question des filières capables de trier et de valoriser ces productions. Pour vous, y a-t-il une impasse technique, notamment parce que, ces protéagineux étant la plupart du temps semés au printemps, leur cycle de vie fait qu’ils subissent davantage le stress hydrique que les céréales à paille ? Comment sortir de ces contradictions qui, aujourd’hui, empêchent les agriculteurs de cultiver des protéagineux ?

M. Pierre-Marie Aubert. Le stress hydrique sera plus fort, mais la question de l’implantation au printemps ne me paraît pas majeure. Pour le colza, ce serait différent, puisqu’il est semé en août. Je ne dis pas non plus que c’est facile : je ne suis pas agriculteur moi-même et je préfère ne pas me prononcer.

En matière de sélection variétale, les dernières discussions que nous avons eues avec Terres Inovia, il y a dix-huit mois, ont montré que les investissements qui pouvaient être absorbés étaient ridicules par rapport à ce qu’on fait pour les céréales à paille, ou le soja en Amérique du Nord et du Sud. La réalité est que la capacité d’absorption de fonds nouveaux de la R&D française et européenne sur les protéines végétales est très faible : même si nous dégagions 100 millions demain, nous ne saurions pas les dépenser. Il faut mettre ce point à l’agenda et s’engager comme ce fut le cas pour la filière colza. C’est un enjeu majeur : il faut se projeter sur trois, cinq ou dix ans pour construire des capacités de recherche et obtenir des rendements plus élevés.

Quand, en 2020, nous avons enquêté pour le ministère de l’agriculture sur les conditions de succès du plan France relance, et notamment de son volet protéines végétales, nous avons interviewé une dizaine de coopératives impliquées dans le développement des protéagineux. Elles nous ont expliqué qu’elles n’avaient pas d’acheteur. Les industriels de la volaille, qui fournissent, dans le cadre d’une filière intégrée, le feed à leurs éleveurs, ne sont pas intéressés, car les protéagineux sont moins compétitifs et moins efficaces pour la croissance des animaux. On ne fait pas un poulet de 28 jours avec des pois protéagineux ! Il faut du soja, ou alors il faut compléter, notamment avec des acides aminés, et c’est beaucoup plus cher. La question de la reconquête de l’autonomie protéique est principalement économique.

On peut aussi se rappeler que nous sommes tenus par l’accord de Blair House en ce qui concerne les surfaces totales de protéagineux que nous avons le droit d’emblaver en Europe ; cela dit, nous sommes loin du seuil des 5 millions d’hectares.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’écosystème européen – c’est l’échelle à laquelle vous raisonnez – doit être pensé dans un contexte international. Il faut, en particulier, éviter les concurrences déloyales qui viendraient ruiner les efforts des producteurs et des consommateurs français. Il est beaucoup question de clauses miroirs. Mme Anne Sander, députée européenne, nous alertait tout à l’heure sur ces clauses, présentées comme des moyens de lutter contre la dérégulation des marchés et les concurrences déloyales, mais qui permettent de conclure de nouveaux contrats internationaux, bilatéraux : on peut traiter avec Singapour ou avec le Brésil puisqu’il y aura des clauses miroirs. Ce qui était prévention devient justification.

Vous développez une vision d’une Europe agroécologique qui gagne en autonomie, change de régime alimentaire, s’affranchit des intrants… Quel type de commerce international cette vision suppose-t-elle ? Quel niveau d’échanges ?

De façon plus pragmatique, pour nous protéger des importations de produits phytopharmaceutiques dont nous ne voulons pas, les mesures prises par les douanes, dans le cadre des contrôles des limites maximales de résidus (LMR), etc., vous paraissent-elles suffisantes et efficaces ?

M. Pierre-Marie Aubert. Je vous répondrai d’une manière un peu philosophique.

La question des clauses miroirs renvoie, plus largement, à la question de la convergence des visions et des intérêts au niveau mondial en matière de système alimentaire. De la même manière que nous avons beaucoup de mal à faire advenir la réglementation sur la restauration de la nature ou sur les pesticides au niveau européen, parce que les Vingt-Sept ne sont pas sur les mêmes positions, il y a de profondes divergences entre les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Europe. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est par ailleurs à l’arrêt. La COP28 se réunira à Dubaï dans quelques semaines et il est prévu – pour la troisième fois consécutive, ou plutôt pour la énième fois – que l’alimentation soit au cœur des discussions. Elle ne le sera pas ! La vision européenne ne fait pas consensus à l’intérieur même de l’Union – le Pacte vert, qui en est la traduction, a été largement attaqué par une partie du groupe du Parti populaire européen auquel appartient Mme Sander –, et encore moins à l’extérieur. Le commerce mondial se déroule entre des nations, ou des blocs, qui ont quelque chose en commun. Pour mettre en place des clauses miroirs, encore faudrait-il que nous soyons à peu près d’accord sur ce vers quoi nous voulons tendre ; les mesures miroirs serviraient alors à contenir quelques moutons noirs. Or les visions du groupe de Cairns, des pays dits émergents – qui l’ont été dans les années 1980, mais ne le sont plus –, des États-Unis et de l’Europe en matière de système alimentaire divergent tellement qu’il est très difficile d’organiser un commerce agricole. Dans le débat international, la question de l’alimentation est absente.

Nous nous sommes amusés à construire des modèles, c’est notre métier. Que l’Europe construise l’agroécologie toute seule ou avec le reste du monde, elle peut continuer à contribuer aux équilibres alimentaires mondiaux de façon positive, c’est-à-dire en apportant quelque chose qui manque ailleurs grâce à son potentiel agronomique, soit en se protégeant soit en échangeant beaucoup. Cela marche dans les modèles ; dans la vraie vie, cela supposerait que, demain, on explique aux Brésiliens et aux Américains que nous ne voulons plus de leur soja, parce que nous voulons retrouver de l’autonomie en matière d’azote et cesser d’importer du gaz naturel de Russie, ce qui implique que nous cultivions des protéagineux. Il n’y a aujourd’hui pas grand monde au Brésil ou aux États-Unis qui soit capable d’entendre cela, même si les Brésiliens envoient 80 % à 90 % de leur production en Chine.

On pourrait aussi imaginer des quotas – afin de diviser par deux, par exemple, les quantités de soja importées chaque année en Europe. Je ne vois personne qui propose cela aujourd’hui, car cela impliquerait d’accepter un renchérissement du coût de l’alimentation animale, et donc de la production animale. Je rappelle toutefois que les travaux de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) montrent qu’avec une diminution de 30 % des protéines animales dans l’assiette, on est à budget constant pour le consommateur quelle que soit sa catégorie sociale, y compris en cas de surcoûts importants par rapport aux prix actuels. On peut se dire qu’avec une évolution qualitative et quantitative dans l’assiette, le consommateur ne paiera pas forcément davantage. C’est une réalité objective.

Je reviens aux clauses miroirs. Anne Sander connaît mieux les discussions que moi, je ne la contredirai pas. Ma préoccupation, c’est plutôt de me demander si ces mesures sont praticables. En admettant que l’OMC existe encore et qu’elle accepte des clauses miroirs parce que nous aurions réussi à prouver un risque pour l’environnement comme pour la santé, quelle serait alors l’instance de contrôle ? Qui la financerait ? Dans quelles conditions pourrait-elle fonctionner ? Malgré tout le bien-fondé philosophique des mesures miroirs, elles m’apparaissent aujourd’hui comme très délicates à appliquer et très sensibles politiquement. C’est un point sur lequel je suis en désaccord avec Terres Inovia et Terres Univia : un bon système de quotas – 70 % de ce que nous importons aujourd’hui, 50 % dans dix ans, 20 % dans trente ans, par exemple – me paraîtrait plus simple et plus confortable. Certes, l’OMC protesterait, mais le processus de règlement des différends ayant disparu, peu importe.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué l’enjeu systémique que constitue le changement de régime alimentaire si on veut peser sur la nature de la demande de biomasse, étant entendu que ce régime est conditionné par ce qui est le plus rentable pour les gros opérateurs et qu’il faudrait retrouver un système de chaîne de valeur qui aboutisse à ce que les paysans aient intérêt à diversifier.

Vous avez également parlé de l’assurance rendement liée aux phytos : les cahiers des charges à l’achat conduisent à verrouiller, cela nous a beaucoup été dit, une dépendance à la chimie, car c’est pour l’acheteur une garantie en matière de sourcing, de régularité de l’approvisionnement, d’investissement – dans la logistique, le conditionnement ou la transformation – et d’économies d’échelle, lesquelles permettent de produire aux prix les moins élevés. Avez-vous travaillé sur des mécanismes fiscaux et réglementaires dont l’usage aiderait à faire en sorte que ce type de production soit en réalité la plus chère ? Peut-on imaginer que les pouvoirs publics utilisent des outils pour inverser les avantages économiques sur lesquels on vit depuis des décennies et qui reposent beaucoup sur la spécialisation et les économies d’échelle, afin que le consommateur paie plus cher ces produits s’il en a envie, au lieu de miser sur la vertu dans les comportements d’achat ? L’argument de vente lié à l’absence d’utilisation de phytos dépend de la maturité du marché – désormais la question se pose notamment pour le bio.

M. Pierre-Marie Aubert. Nous n’avons pas directement réalisé de travaux en la matière à l’Iddri, mais ces sujets ont été largement couverts par nos collègues de True Price, qui s’intéressent au calcul du coût des externalités négatives et aux mécanismes pour les internaliser dans les prix. Je précise que je n’y crois absolument pas : s’il était possible de le faire, on y serait parvenu depuis que l’économie de l’environnement a vu le jour, il y a soixante ans.

Une solution alternative, à laquelle le Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif (Basic) a récemment travaillé pour le compte d’un collectif d’ONG, consiste non pas à monétiser les externalités négatives, comme on le fait habituellement, mais à identifier les coûts réellement supportés par la collectivité pour prendre en charge les effets négatifs des phytos. Le résultat, en gros, est que les coûts sont supérieurs au gain de rendement obtenu grâce à ces produits. La question est alors de savoir si la collectivité est prête à supporter collectivement les surcoûts réels qui sont associés au système. On peut continuer à y réfléchir, mais ce n’est pas une voie que je trouve très porteuse : si cela marchait, encore une fois, on le saurait.

Je vais vous donner un contre-exemple. Certains magasins allemands Lidl ont fait, il y a quelques mois, une expérimentation dont vous avez peut-être entendu parler : ils ont affiché, en partant des travaux de True Cost Accouting, le prix réel, ou considéré comme tel à la suite de l’intégration des externalités négatives, des produits animaux, afin de regarder quels effets il en résulterait sur les pratiques des consommateurs. Les effets ont été assez rapides : on a constaté une baisse assez forte des volumes pour les produits les plus négatifs et une légère hausse pour les plus vertueux, mais sans compensation : au total, le volume a baissé. Lidl l’a fait à titre expérimental, et pas du tout comme une politique qui aurait ensuite vocation à être appliquée – à moins que la puissance publique ne la rende obligatoire. Il me semble, à cet égard, que la perte totale en matière de PIB serait trop importante pour qu’on se risque à aller dans cette direction. Il faut quand même, à un moment ou un autre, créer de la valeur et on ne sait pas très bien le faire autrement qu’en produisant.

S’agissant du bouclage macroéconomique, il ne faut pas se leurrer. Nous n’avons pas la solution, à l’Iddri, mais nous cherchons la manière d’intégrer dans les discussions le fait qu’en matière de sobriété, personne, sur le plan macroéconomique, ne sait comment s’y prendre. Si vous produisez moins, et c’est vrai non seulement pour la production animale standard, mais aussi pour la production végétale, vous produisez moins de valeur. On peut imaginer – nous l’avons chiffré – un découplage entre la valeur et le volume pour quelques productions, comme le lait – il y a des marges de manœuvre assez importantes pour la diversification de ce qu’on fait avec un litre de lait ; mais en ce qui concerne les céréales et la viande, si vous produisez moins, vous créez tout simplement moins de valeur. Une question macroéconomique se pose donc : comment crée-t-on de la valeur et où sont les emplois ? Quand je vais voir les syndicats agricoles, qui m’invitent régulièrement, peut-être parce que je leur dis ce que je pense vraiment, je leur explique que je n’ai pas la solution, mais que si on n’en discute pas, je sais qu’on ne la trouvera pas.

Vous m’avez demandé comment faire en sorte que la production standard spécialisée coûte plus cher que d’autres produits. Comme je l’ai dit tout à l’heure en réponse à M. le rapporteur, à conditions de marché constantes, on n’y arrivera pas. Il y aura toujours un Américain, un Ukrainien ou un Brésilien qui arrivera sur le marché même si on a prévu trois clauses miroirs – elles sauteront parce que le producteur de poulet, par exemple, voudra quand même du soja pas cher. Pour que les conditions de marché soient différentes, il faut construire un accord et donc se dire vraiment les choses.

M. le président Frédéric Descrozaille. Pourrait-on imaginer qu’un consensus voie le jour sur le fait que l’urgence économique et géopolitique au niveau mondial, c’est de stabiliser les populations rurales et de leur permettre d’investir ? À peu près 3 milliards d’individus, dont 75 % à 80 % en milieu rural – c’est un paradoxe mal connu –, souffrent de sous-alimentation ou de malnutrition. Il faut donc protéger le revenu paysan partout dans le monde, à commencer par les zones où les paysanneries sont les plus pauvres. L’OMC, qui est à l’agonie, a capoté presque deux fois de suite sur les questions agricoles, à Cancún et à Seattle. Néanmoins, est-ce un sujet de recherche et pensez-vous que les États pourraient être amenés à se dire qu’ils se sont trompés en 1994, à Marrakech ?

M. Pierre-Marie Aubert. Compte tenu de l’état de l’OMC, la remise sur le métier de ces questions ne viendra pas d’elle. Je vois deux pistes : l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ou la FAO, voire les deux en même temps. Vous avez peut-être vu passer en 2021 un rapport de la FAO et de l’Unep (Programme des Nations unies pour l’environnement) intitulé « A Multi-Billion-Dollar Opportunity » qui posait la question des 800 milliards de dollars – les modes de calcul sont contestables et contestés – dépensés chaque année pour soutenir les agricultures des pays développés. Il ne s’agissait pas de dire qu’il fallait supprimer ces fonds mais qu’on pourrait faire beaucoup plus, et bien mieux, si on les utilisait pour financer la transition.

Cela étant, ce rapport concernait les économies développées, alors que vous demandiez plutôt comment réagir au fait que les prix mondiaux sont restés des prix de dumping et qu’un agriculteur d’Afrique de l’Ouest, pour prendre un cas qu’on connaît bien en France, ou en tout cas que je connais bien, n’est pas en mesure de produire au prix du marché. Ce qui est proposé dans le cadre de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique et dans toute une série d’initiatives qui ont émergé après la crise alimentaire de 2007, c’est de s’insérer dans des filières d’export pour faire de la marge via des traders. Il ne me semble pas qu’il y ait de questionnement sur le fait que ce soit une solution : c’est acquis. Il y a là un souci, à mon avis.

La question est double. D’une part, que fait-on des dépenses publiques visant à soutenir l’agriculture dans les pays développés ? Se contente-t-on de dire qu’il faut les arrêter pour laisser les paysans les plus pauvres produire et vendre sur les marchés, au lieu de souffrir de notre compétition déloyale, ou dit-on qu’il faut utiliser ces fonds d’une bonne manière, en finançant des externalités positives afin que le prix de marché soit finalement un peu moins un prix de dumping ? D’autre part, que fait-on de l’asymétrie radicale entre pays du Sud et pays du Nord en ce qui concerne les capacités de soutien à l’agriculture ? Je ne crois pas que cette question soit à l’ordre du jour de quiconque – elle ne l’est pas, en tout cas, dans les échanges que j’ai. Les décideurs africains avec lesquels nous pouvons discuter sont beaucoup plus intéressés par la question de la connexion de leurs small holders, leurs petits exploitants, aux marchés, aux filières internationales, pour de la production destinée à l’export, que par la question d’un rétablissement d’une forme de symétrie sur les marchés mondiaux. Je ne suis donc pas très optimiste.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Au-delà de l’assurance récolte, que vous avez évoquée, les phytos ont un avantage indéniable pour l’agroalimentaire : ils ont permis de créer des produits, animaux ou végétaux, correspondant à ce qu’on pourrait appeler des classiques. Or qui dit disparition progressive des phytos dit disparition de cette espèce d’homogénéité des matières premières agricoles. Avez-vous évalué, même si c’est un sujet peu connu du consommateur, l’impact potentiel de la variabilité des produits agroalimentaires qui seront proposés aux consommateurs et les surcoûts éventuels en lien avec la nécessité, dès lors, d’adapter les recettes pour obtenir des produits équivalents ? Quand on produit, on met tant de grammes de ceci et tant de grammes de cela, chaque produit ayant ses caractéristiques. Si on supprime les phytos et qu’on va vers des produits plus variables du point de vue de la qualité, cela va évoluer. Les recettes vont changer, je l’ai dit, mais aussi l’étiquetage. Y a-t-il eu une évaluation et existe-t-il une prise de conscience de ces questions ?

M. Pierre-Marie Aubert. Merci pour cette question qui me paraît, en effet, centrale. Ce que vous décrivez a notamment été très bien expliqué par Louis-Georges Soler, directeur scientifique adjoint chargé de l’alimentation à l’Inrae, et par Gilles Trystram, ancien président d’AgroParisTech. Ils ont travaillé sur le processus de décomposition et de recomposition de la matière première agricole qui est au cœur de l’industrie agroalimentaire. Tout cela, vous avez raison, est trop mal connu, y compris au plan international. La Commission ne s’y intéresse pas. Louis-Georges Soler m’a dit qu’il allait bientôt publier un papier en anglais.

Votre question, là aussi, est double. Il y a, d’une part, l’hétérogénéité de produits, comme le blé, qui ne seront plus les mêmes et, d’autre part, le fait que les volumes seront moindres – on aura moins de blé, mais plus de céréales secondaires – et qu’on ne pourra plus appliquer les mêmes recettes. Il faudra notamment plus de lignes de production. Sans vouloir taper sur qui que ce soit, car je comprends pourquoi cela ne s’est pas fait, c’est un sujet que nous avons proposé à la Coopération agricole d’explorer ensemble. L’Iddri, même si cela paraît un peu prétentieux de le dire, est peut-être le seul endroit en France où ont été développés des outils de simulation des déformations des outils de l’industrie agroalimentaire en fonction des changements des approvisionnements agricoles, et cela pour l’ensemble des grandes cultures, la production de viande et la production laitière. Nous irons d’ailleurs vendredi en Champagne crayeuse pour en discuter avec les agriculteurs.

Nous avons tenté d’estimer les surcoûts en utilisant une approximation, un peu grossière, qui est l’intensité des productions en emplois : si l’approvisionnement est plus diversifié et plus hétérogène, il faudra plus de gens dans les usines. Nous avons ainsi regardé ce que signifierait une hausse de 20 % de l’intensité en emplois pour 1 000 tonnes à transformer et comment cela se traduirait en surcoût final. Ce n’est pas totalement simple et conclusif, parce qu’il faut faire beaucoup d’hypothèses, notamment en ce qui concerne l’intensité capitalistique, les réinvestissements et le réaménagement des lignes de production. Sachez néanmoins que si la représentation nationale souhaite avoir des éléments sur cette question, nous sommes tout à fait disposés à faire des travaux ad hoc pour une commission qui s’y intéresserait. Nous avons l’outillage nécessaire, mais nous n’avons pas trouvé de clients : le monde agricole met en avant l’argument climatique pour dire que la question de la diversification et de la réduction des phytos est secondaire.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Il est important que tout le monde prenne bien conscience de l’impact d’une telle évolution, non seulement sur les coûts mais aussi sur la normalisation de l’alimentation. Quand on achète un produit d’une marque, on s’attend à certaines caractéristiques et à un certain goût. Vu la direction dans laquelle on s’engage, l’agroalimentaire ne sera plus capable plus capable de l’assurer. Dès lors, quid de l’acceptabilité ? C’est un point sur lequel il faut s’interroger pour qu’on ne nous reproche pas de ne pas avoir prévenu des conséquences, au quotidien, pour l’alimentation.

M. Pierre-Marie Aubert. Il me semble, mais je peux me tromper, que dans les travaux menés par mon collègue Mathieu Saujot sur l’alimentation l’acceptabilité n’est pas un frein majeur du côté des consommateurs – je pense que c’est beaucoup plus vrai du côté des marques. Pour les entreprises avec lesquelles nous échangeons, la question de l’identité des marques, le fait qu’elles soient reconnues, dans toutes les dimensions, y compris le goût, est au cœur des stratégies de marketing. L’enjeu est énorme du côté des industriels.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué la façon dont les industriels et les distributeurs façonnent l’environnement alimentaire, et donc le comportement des consommateurs, et vous avez dit que les marges étaient plus importantes pour la viande que pour les fruits et légumes. Pourriez-vous nous apporter quelques précisions ? Dans un super ou hypermarché, il y a quelques années – mes connaissances en la matière datent un peu –, l’Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement) des fruits et légumes était bien supérieur à celui des viandes et du poisson – je parle du frais.

M. Pierre-Marie Aubert. Malheureusement, je n’ai pas parfaitement en tête ces données, sur lesquelles mon collègue Charlie Brocard a travaillé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons fait l’impasse dans cette audition, jusqu’à présent, sur le plan stratégique national (PSN). Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Faut-il réinjecter de l’argent du premier pilier de la politique agricole commune (PAC) d’une manière plus significative ? A-t-on besoin d’un soutien public renforcé à l’échelle européenne pour engager la mutation nécessaire ou bien les inflexions liées au marché suffiront-elles ? Nous voudrions parler avec vous des 9 ou 10 milliards d’euros qui sont injectés en France, chaque année, pour soutenir et orienter l’agriculture.

M. Pierre-Marie Aubert. Au risque de couper encore les cheveux en quatre, il y a deux questions derrière votre question. La première est technique : quel est le coût de la transition et quelle est la part qu’il faut couvrir par les finances publiques ? La deuxième question, que vous n’avez pas explicitement posée mais qui est au moins aussi importante que la première, concerne la faisabilité politique d’une augmentation du budget agricole.

S’agissant du second point, le budget lié à la PAC en France est d’environ 9 milliards d’euros. Si on ajoute à cela presque 10 milliards d’euros d’exemptions fiscales et les crédits des programmes opérationnels, on arrive à 25 ou 26 milliards d’argent public consacrés chaque année au secteur agricole. Ce sont les chiffres du secrétariat général à la planification écologique et d’une publication de l’I4CE qui date d’il y a deux ans.

M. Dominique Potier, rapporteur. Sans vouloir ouvrir une controverse, vos collègues de l’Inrae nous ont parlé de 14 milliards, en incluant des éléments fiscaux – peu élevés en France.

M. Pierre-Marie Aubert. Le chiffre donné par Antoine Pellion, il y a un mois, lors d’une réunion à l’OCDE, était de 27 milliards, dont 12 milliards de défiscalisation, que je soupçonne l’Inrae de ne pas avoir pris en compte. Est-ce Hervé Guyomard qui vous a donné le chiffre que vous avez cité ?

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est bien lui.

M. Pierre-Marie Aubert. Le connaissant, je ne pense pas qu’il compte la défiscalisation parmi les dépenses publiques – c’est effectivement une absence de recettes.

La PAC, comme vous le savez, représente un tiers du budget européen dans un contexte marqué par des priorités géostratégiques, des questions de défense, d’élargissement et de décarbonation. Sur ce dernier point, comme le dit Pascal Canfin, on a déjà fait tout ce qu’on pouvait du point de vue des règles. Il faut donc, pour la décarbonation de l’industrie et de l’énergie, mettre de l’argent sur la table. Dans ces conditions, la probabilité d’une inversion de la courbe actuelle, qui traduit un fléchissement progressif des crédits européens pour la politique agricole commune, est à mon avis proche de zéro. On peut toujours dire que la Commission européenne n’a qu’à augmenter les ressources propres, mais comment ? L’ETS (système d’échange de quotas d’émission) va-t-il rapporter de l’argent ? Je ne le crois pas, en tout cas pas à la hauteur de l’augmentation des enveloppes qu’on pourrait imaginer.

Existe-t-il des marges de manœuvre pour augmenter le soutien public à l’agriculture ? Compte tenu du fait que les pays occidentaux, l’Europe et les États-Unis en tête, sont déjà ceux qui soutiennent le plus leur agriculture – en créant des prix de marché qui sont des prix de dumping –, la probabilité est faible. Par conséquent, les questions qui se posent sont de savoir ce qu’on peut faire à budget constant et combien coûtent les transitions. Nous avons essayé d’évaluer – l’Inrae l’avait fait avant nous, et nous avons seulement retravaillé les chiffres – les fonds supplémentaires qu’il faudrait mobiliser pour engager le monde agricole, en France, dans une transition bas-carbone et comportant moins de phytos. Bon an, mal an, on arrive à 800 millions d’euros supplémentaires en Opex (dépenses d’exploitation), pour faire fonctionner les exploitations agricoles, indépendamment des investissements, et à 1 000 millions de plus en investissements annualisés.

Il faut distinguer, en effet, s’agissant du surcoût associé à la transition, ce qui relève des Capex (dépenses d’investissement) de ce qui relève des Opex. Les coûts d’investissement sont « faciles » – je mets des guillemets – à couvrir même si les taux remontent, car il y a des liquidités – on ne va pas arrêter demain de s’assurer et il y a encore de l’argent sur le marché de la dette. On peut trouver l’argent pour faire des investissements, si tant est qu’on arrive à les rentabiliser – c’est peut-être une autre question. La vraie question, c’est plutôt ce qu’on ferait pour les 800 millions d’euros supplémentaires par an pour les Opex, alors que la Première ministre a dit que la priorité était de ne pas augmenter le budget alimentaire des ménages. À dépenses publiques constantes et à coûts constants pour le consommateur hors inflation, la possibilité d’engager la transition est assez faible. L’Iddri n’a pas de baguette magique : nous nous contentons d’objectiver des choses. À panier constant, prix constant et dépenses publiques constantes, la situation ne va pas bouger. Je suis désolé d’être un peu pessimiste.

On peut difficilement réallouer les budgets publics. Sinon, les agriculteurs vont protester contre l’évolution de leurs revenus. À revenus agricoles constants, panier du consommateur constant, prix alimentaires constants hors inflation et dépenses publiques constantes, on est coincé.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous raisonnez un peu – pardon pour cette provocation – comme s’il n’y avait que des fermes moyennes qui reçoivent des aides de la PAC. Leur réallocation au sein de la profession agricole, suivant la taille des exploitations, la concentration des capitaux, les capacités de production par actif, mais aussi les types de production, ne permettrait-elle pas de faire un travail de justice et de servir de levier massif ?

M. Pierre-Marie Aubert. Je ne sais pas comment vous répondre en restant politiquement correct…

M. Dominique Potier, rapporteur. On n’a pas nécessairement à l’être devant une commission d’enquête : il faut seulement dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité…

M. Pierre-Marie Aubert. Vous l’avez indiqué, monsieur le président : qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole, l’exploitation agricole standardisée, concentrée et spécialisée est celle qui a les coûts de production à l’hectare et au quintal les plus faibles. À prix constants dans la chaîne de valeur, il est difficile de faire autrement que de continuer à subventionner les plus gros : ce sont eux qui permettent les prix actuels. Nous avons fait un travail de modélisation sur la transition pour la production de lait : tant que le prix de l’argent n’est pas élevé – en dessous d’un taux moyen de 2 % –, il est beaucoup plus rentable d’acheter un robot que d’avoir une personne qui travaille. Si les taux moyens passent à 6 ou 7 %, c’est un peu différent, mais quand l’argent n’est pas cher, les petites fermes ayant une forte intensité de main-d’œuvre ne sont pas très intéressantes du point de vue du coût à la tonne, pour le blé ou pour le lait. La réallocation que vous avez évoquée est peut-être possible et souhaitable pour des questions de justice sociale, de vitalisation des campagnes et de démocratie sur le plan alimentaire, dans les campagnes ou les syndicats, mais nous sommes confrontés à une contrainte économique.

Puisque vous m’avez demandé de parler vrai, plutôt que d’être politiquement correct, je vais vous dire la réaction d’un auditoire agricole auquel nous avons présenté, mi-2021, les résultats de notre étude « Vers une transition juste des systèmes alimentaires », dans laquelle nous disions que si on se centrait exclusivement sur le carbone, on pourrait se débrouiller pour atteindre les objectifs prévus en 2030 en poursuivant les tendances actuelles, notamment la concentration des fermes, mais qu’on flinguerait le tissu rural, la nutrition et la biodiversité, et que si on voulait un scénario un peu plus multifonctionnel, les conditions de marché actuelles n’étaient pas adaptées – pour avoir des fermes un peu plus petites, se caractérisant par moins d’intensité capitalistique, reprenables, etc., alors il faudrait changer les politiques publiques. La réaction a été la suivante : « On a bien raison de ne pas vouloir de petites fermes ».

M. Dominique Potier, rapporteur. Qu’en est-il de la prise en compte des coûts du changement dans nos modèles macroéconomiques français et européens ? Mettre 1 milliard d’euros, comme vous le suggérez, pour encourager la transition écologique, tant du côté de la production que de la transformation, n’est-ce pas une bonne affaire par rapport aux coûts cachés des pesticides et des intrants chimiques en matière de dérèglement climatique, de santé et de pollution de l’eau ? Comment cela se calcule-t-il ?

M. Pierre-Marie Aubert. Je ne suis pas sûr de pouvoir dire toute la vérité, mais je vais vous indiquer ce que je vois dans le cadre de mes travaux et ce que sont mes convictions à l’heure actuelle – elles changeront peut-être dans six mois, car j’aurai mené d’autres études.

Vous trouverez peut-être que c’est cynique, mais dépenser de l’argent public dans la santé et la dépollution, c’est bon pour le PIB. Construire une usine de dépollution, c’est un investissement qui fait tourner l’argent et crée de l’emploi. Ce que certains pensent être ou veulent faire passer pour des coûts cachés qui seraient négatifs sont en fait des outils qui permettent à l’économie de tourner. S’il n’y a plus d’opportunités d’investissement, peu importe la raison pour laquelle on investit, notre système économique actuel s’arrête. Le système agroécologique dessiné dans le scénario Tyfa (Ten Years for Agroecology – dix ans pour l’agroécologie) n’a aucune existence possible dans une économie de marché telle que la nôtre : elle a besoin d’investissements pour fonctionner. On dit qu’il faudrait, au lieu de créer des opportunités d’investissement dans l’agriculture, développer du travail de bonne qualité, qui a du sens et qui fait vivre les campagnes et les gens. Or, à l’heure actuelle, qu’on le veuille ou non, il est bénéfique pour l’industrie et l’économie dans son ensemble de construire, par exemple, des robots de traite.

On peut mettre 1 milliard d’euros de plus dans la transition écologique pour construire des méthaniseurs ou des robots de traite et produire des poulets en 22 jours au lieu de 28 : on sait investir pour assurer l’efficience climatique. En revanche, investir pour réaliser la transition agroécologique, on ne sait pas le faire, il ne faut pas se mentir. Les Danois nous demandent ce qu’est l’agroécologie… Ils nous disent que ce qu’ils savent faire, c’est produire du porc avec un indice de consommation qui descend à 3,2, acidifier les lisiers, les méthaniser et les traiter avec de gros robots pour faire passer l’efficience de l’azote de 60 % à 70 %. Si on demande de l’argent à la Commission européenne, c’est ce qu’elle va financer, et non une baisse de l’utilisation des phytos, à moins que l’on soit capable de montrer qu’on le fait avec des robots, qui représentent des opportunités d’investissement et vont permettre de développer un marché et de faire tourner l’argent, même si ça supprime de la main-d’œuvre. Je le dis sans acrimonie : c’est la manière de faire aujourd’hui, et on ne sait pas s’y prendre autrement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Un mot sur la crise de l’agriculture bio, qui était une des réponses pour maîtriser les phytos, avec le maintien des prairies. C’était un moteur, mais il s’est arrêté. Quelle place faites-vous à la bio dans le scénario Tyfa ? Ce n’est pas un scénario bio – zéro pesticide, ce n’est pas tout à fait la même chose. Pourquoi ne pas avoir développé dans vos travaux le scénario d’une Europe bio ? Par ailleurs, quelle peut être la voie de sortie pour la bio, en tant qu’écosystème vertueux ?

M. Pierre-Marie Aubert. Pourquoi n’a-t-on pas parlé de scénario bio dans le cadre de Tyfa ? C’est principalement parce que nous suivions, au début de notre travail, une logique agroécologique dans laquelle la question des structures paysagères nous importait au moins autant que celle des intrants et que ce critère ne fait pas partie du cahier des charges bio. Nous n’étions pas forcément partis dans cette direction, mais il se trouve que nous avons fini avec un scénario zéro azote minéral et zéro pesticide : cela ressemble fortement à du bio, mais l’intention et la philosophie étaient beaucoup plus agroécologiques que bio au sens d’un cahier des charges étroit et nous en sommes donc restés là.

Nous discutons avec les opérateurs de l’agriculture bio, qui se sont réunis au sein de Biovaleurs. Ils nous disent qu’ils ont profité pendant vingt ans du fait que la société voyait le bio d’un bon œil, même s’il existait des différences selon les catégories sociales – cela pouvait être considéré comme une distinction au sens où Bourdieu l’entendait. Depuis deux ou trois ans, voire un peu plus, un retournement progressif se déroule selon deux axes. D’abord, beaucoup d’éléments qui font désormais partie du débat conduisent à se dire qu’il faut faire attention, parce que la bio n’est pas forcément bonne pour le climat : la condition à respecter concernerait plutôt le régime alimentaire, et c’est vrai – nous en avons parlé. À cela s’est ajoutée toute une série de remises en cause de la réalité du zéro phyto et de l’innocuité pour la santé. La filière n’a pas réussi à rebondir, elle n’a pas su proposer un contre-narratif – et elle ne s’est pas organisée pour le faire.

Je tiens à préciser, néanmoins, que l’évolution du marché bio n’est pas du tout similaire dans tous les pays d’Europe. J’en ai discuté la semaine dernière avec des collègues danois : chez eux, la filière se maintient, bon an, mal an – elle n’est pas en croissance, mais elle ne subit pas une chute semblable à celle qui a lieu en France.

Il me semble, pour revenir à la question des contraintes à prendre en compte, que la bio souffre d’un déficit de légitimité face à ce qui est considéré par beaucoup de Français comme la priorité, c’est-à-dire le climat.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il me reste à vous remercier pour cette audition absolument passionnante. Cela nous donnerait d’ailleurs envie de prolonger nos travaux afin d’aller plus loin au sujet de l’investissement et des conditions monétaires.

 


51.   Audition de Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé (mercredi 15 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. La dernière phase de notre commission d’enquête sur les produits phytosanitaires étant consacrée à l’examen critique de la conduite des politiques publiques en la matière, nous auditionnons les responsables des quatre administrations centrales concernées : le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, le ministère de la santé et de la prévention, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, et le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Nous accueillons Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée auprès du ministre de la santé et de la prévention, chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé. Nous avions sollicité votre ministre de tutelle, M. Aurélien Rousseau, qui nous a recommandé de nous adresser à vous.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée auprès du ministre de la santé et de la prévention, chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé. Il se trouve que cette compétence est dans ma feuille de route.

M. le président Frédéric Descrozaille. Cette commission d’enquête a pour objet avant tout de comprendre, sans chercher à pointer des responsabilités ou à trouver des boucs émissaires. Toutes les politiques publiques sont complexes, mais celle-ci l’est peut-être particulièrement parce qu’elle se heurte à de nombreux freins, que nous avons cherché à identifier, et qu’elle est interministérielle par nature.

Quel regard portez-vous, madame la ministre déléguée, sur votre propre administration en la matière ? Comment cette politique publique se place-t-elle dans les priorités de votre agenda ? Comment se traduit concrètement son caractère interministériel pour vous, votre cabinet et vos services, étant donné l’importance dans cette politique de la dimension de santé ? Les travaux de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), actualisés récemment, ont déclenché une prise de conscience des effets sur la santé des produits phytopharmaceutiques, notamment dans les nombreux collectifs citoyens – ONG et associations – que nous que nous avons auditionnés.

Cette politique publique doit tenir compte de nombreux paramètres : la biodiversité, l’eau, la souveraineté alimentaire, le revenu agricole. La hiérarchisation de ces différents paramètres dans un cadre interministériel doit se révéler complexe, et nous voulons en discuter avec vous aujourd’hui.

Avant de vous laisser la parole pour un propos liminaire, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Agnès Firmin Le Bodo prête serment.)

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Merci, monsieur le président, d’avoir indiqué en préambule que le souhait de cette commission d’enquête était de comprendre toute la complexité de ce dossier.

Je tiens à le dire sans ambiguïté : la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires – et donc de l’exposition à ces produits – concerne tous les ministères, au premier chef ceux qui sont chargés de l’agriculture, de l’environnement et de la santé. Devenu une question sociétale, l’usage des pesticides ne concerne plus seulement les agriculteurs : le sujet suscite désormais une attente citoyenne forte et parfaitement légitime puisque les études visant à mieux apprécier l’exposition de la population et les effets des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine se sont multipliées au cours des dernières années, mettant en évidence des impacts sanitaires.

Pour préserver la santé humaine et la santé des milieux dans lesquels nous vivons, il est donc nécessaire d’adopter une approche interministérielle, ce que nous avons fait depuis 2009 par le biais des différents plans et stratégies Écophyto qui se sont succédé. Lors du dernier salon international de l’agriculture, la Première ministre a rappelé la volonté de réduire notre utilisation des produits phytosanitaires de 50 %. Il ne s’agit pas d’une initiative française isolée, mais d’une ambition européenne à laquelle notre pays adhère – la France n’accuse d’ailleurs pas de retard en la matière, malgré de nombreuses controverses.

Au ministère de la santé et de la prévention, nous devons y contribuer avec pragmatisme et transparence : nous devons être pragmatiques et avoir conscience des limites de l’interdiction de l’usage des pesticides pour ne pas mettre en danger notre souveraineté alimentaire ; nous devons être transparents et tout mettre en œuvre pour mieux comprendre et prévenir les conséquences sanitaires et environnementales des pesticides, source de préoccupation légitime pour nos concitoyens. Cela passe par le renforcement des connaissances.

Depuis quelques années, nous détectons – de plus en plus et dans tous les milieux – des pesticides ou des produits issus de leur dégradation, à savoir les métabolites. Il est important de souligner que tout ce que l’on détecte ne présente pas forcément un risque sanitaire. Dans tous les cas, et comme pour tous les risques, il faut distinguer ce qui relève des connaissances actuelles, des connaissances non disponibles ou encore des expertises à mobiliser pour combler l’écart.

Les attentes des citoyens évoluent vite, mais les études également : de nombreuses études épidémiologiques mettent désormais l’accent sur le risque que présente une exposition domestique et professionnelle pour la santé des travailleurs agricoles, des riverains ou encore de certains publics vulnérables tels que les femmes enceintes ou les enfants. Elle peut déboucher sur des leucémies, des cancers de la prostate ou des maladies de Parkinson.

Alors que les liens entre exposition aux pesticides et pathologies restent complexes à établir, la maladie de Parkinson et certaines hémopathies malignes sont d’ores et déjà, s’agissant des professionnels agricoles, reconnues comme des maladies professionnelles provoquées par les produits phytopharmaceutiques. Il nous faut donc tout faire pour protéger les travailleurs et, le cas échéant, les indemniser. D’où les mesures de protection individuelle adoptées par les agriculteurs – dont je tiens à rappeler l’engagement : avec les travailleurs agricoles, ils ont pleinement conscience de ces enjeux et de la nécessité de protéger leur santé mais aussi celle de leurs concitoyens. D’où aussi le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), créé par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020. Ce fonds, qui monte en charge, puisque les demandes ont doublé en 2022, a permis une réelle avancée dans l’indemnisation des victimes professionnelles des pesticides, notamment celles du chlordécone aux Antilles. C’est en effet en 2022 que le cancer de la prostate provoqué par les pesticides – dont le chlordécone – a été intégré dans les tableaux de maladies professionnelles.

Qu’en est-il pour la population générale, notamment les riverains de parcelles agricoles ? Des préoccupations existent quant aux risques d’atteintes du neurodéveloppement, d’effets sur la grossesse, de développement de cancers de l’adulte et de cancers pédiatriques, de maladie de Parkinson. Cependant, la caractérisation du lien entre l’exposition et ces maladies est plus faible, sauf en cas d’exposition in utero. Il faut donc bien différencier la perception du risque, le risque avéré et les mesures de protection à mettre en place.

Pour améliorer nos connaissances, nous avons fait le choix de financer une étude, PestiRiv, en mobilisant la redevance pour pollutions diffuses assise sur les ventes de produits phytosanitaires, au nom du principe pollueur-payeur. Cette étude, effectuée par Santé publique France et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), est financée en grande partie par le plan Écophyto II+. C’est la première étude de grande ampleur visant à mieux connaître et comprendre l’exposition aux produits phytopharmaceutiques des personnes vivant près des cultures viticoles. Ses premiers résultats sont attendus pour le début de l’année 2025.

La montée en charge de la connaissance doit s’accompagner de mesures claires pour renforcer la protection de l’ensemble des populations. Cela passe par l’interdiction des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR1). Comme cette commission d’enquête l’a rappelé, les substances classées CMR1 sont retirées du marché depuis 2014. Cette mesure est très importante, parce qu’elle démontre notre volonté de protéger et parce qu’elle affiche notre intransigeance lorsqu’un danger est spécifiquement et scientifiquement prouvé. C’est le cas pour l’époxiconazole, le propiconazole ou le flurochloridone, classés CMR1 dès 2017.

Nous pouvons aussi nous féliciter des avancées permises d’une part par le cadre réglementaire relatif aux zones de non-traitement, qui a connu plusieurs évolutions récentes, et d’autre part par la loi Labbé de 2014, dont le périmètre d’interdiction en matière d’utilisation des produits phytopharmaceutiques a été élargi à plusieurs reprises. Depuis le 1er janvier 2022, cette loi interdit ainsi l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans tous les lieux de vie.

Cependant, le renforcement de la protection de la population doit également passer par une meilleure anticipation sur la problématique de l’exposome et une meilleure maîtrise des milieux. L’un de ces milieux, qui nous est vital, retient toute mon attention : l’eau, qui représente un enjeu de santé majeur à plus d’un titre. L’un des objectifs prioritaires du ministère de la santé et de la prévention est de préserver cette ressource de plus en plus précieuse, tout en garantissant sa qualité.

À cet égard, je rappelle que les agences régionales de santé (ARS) œuvrent au quotidien dans le cadre du contrôle sanitaire de l’eau destinée à la consommation humaine. Au cours des derniers mois, la mise à jour régulière des molécules suivies a fait apparaître la présence de certains produits phytopharmaceutiques et de leurs métabolites dans les ressources en eau et dans les eaux distribuées au robinet des consommateurs. Je pense en particulier aux métabolites du chlorothalonil, du S-métolachlore ou de la chloridazone.

Mobilisant les autorités nationales et locales, la question de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine doit trouver une place centrale dans nos débats. Pour ma part, je souhaite l’élaboration d’une politique interministérielle ambitieuse et le renforcement des mesures de réduction des intrants et de protection des captages utilisés pour la production de l’eau que nous consommons au quotidien, comme le plan Eau présenté en mars dernier nous y engage. Mon ministère est également attentif au sujet de la protection des captages d’eau potable en tant que zones sensibles, dans le cadre du règlement européen sur l’utilisation durable des pesticides, dit règlement SUR, en cours de renégociation.

Renforcer la protection et réduire l’exposition, c’est aussi permettre aux riverains et aux personnes exposées de signaler plus facilement un effet indésirable. Pour cela, nous continuerons le déploiement d’un dispositif national de signalement des expositions aux produits phytopharmaceutiques. Nous pourrons ainsi répondre aux attentes de nombreux concitoyens, en articulation avec le dispositif des chartes d’engagements d’utilisation des produits phytosanitaires pour les agriculteurs, déjà engagé au niveau territorial.

Même si notre engagement est bien réel, je pense comme vous que les résultats ne sont toujours pas à la hauteur de l’enjeu. Mais quelles seraient les autres solutions ? Faudrait-il, au nom du principe de précaution, tout interdire tout de suite, alors même que toutes les connaissances ne sont pas disponibles ou que les expositions aux polluants sont multiples – par l’eau, l’alimentation, l’air ? Je ne suis pas certaine que tout passe par l’interdiction, ni que le principe de précaution implique forcément l’interdiction. En tant que pharmacienne, je vais oser une analogie que je ne suis pas seule à faire : les produits de santé aussi sont dangereux pour la santé et, s’ils répondent à nos besoins, c’est parce qu’on les utilise à un dosage précis et selon des recommandations scientifiquement fondées.

Si la boussole de notre action est bien la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires et de l’exposition de la population générale et des agriculteurs, premiers exposés, il nous faudra continuer à accompagner ces derniers dans leurs usages. Il faudra aussi, pour reprendre mon analogie, s’inspirer de la pharmacovigilance concernant les médicaments pour renforcer la phyto-pharmacovigilance concernant les pesticides. Il est fondamental de savoir quel produit a été utilisé, en quelle quantité et à quel endroit, si nous voulons mieux connaître les risques liés à l’exposition mais aussi au cumul des expositions – aux effets cocktail ou effets dose. C’est déjà prévu sur le plan réglementaire, mais la nouvelle stratégie Écophyto 2030 améliorera le recueil d’information, notamment en numérisant le processus. Nous devons miser, je le répète, sur la transparence et l’information de chacun – domaine où les médecins ont un rôle majeur à jouer. La stratégie Écophyto 2030 prévoit d’ailleurs de renforcer la place des professionnels de santé, afin qu’ils puissent mieux informer nos concitoyens.

Votre commission d’enquête montre l’importance majeure de ce sujet, dont il faut savoir accepter la complexité. Il n’y a pas une réponse unique. Vous avez dû constater que chacun vous apporte ses réponses, en fonction de son point de vue et de sa place. Les miennes seront celles du ministère délégué dont j’ai la charge. Dans le cadre d’une commission d’enquête, elles se borneront aux sujets directement sous ma responsabilité.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci, madame la ministre déléguée. Qu’il n’y ait pas de méprise sur les propos introductifs du président : nous ne cherchons pas a priori des coupables, mais nous irons jusqu’au bout des explications pour savoir où se situent les responsabilités.

Pour cette commission d’enquête, nous avons décidé de remonter jusqu’en 2014, année où j’avais été chargé par le Gouvernement d’une mission sur la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, pour élaborer une nouvelle version du plan Écophyto. À l’époque, après je ne sais combien d’heures d’auditions, il m’était apparu que le ministère de la santé était le grand absent des débats et des processus décisionnels dans ce domaine. Or nous sommes convaincus qu’il devrait y occuper la place centrale, et cela semble être votre volonté. Dont acte. Permettez-moi cependant d’éprouver cette volonté par quelques questions sur les actions de votre ministère en la matière.

Ma première question porte sur la démocratie. Nous voulons être utiles au débat public et contribuer à l’amélioration des politiques publiques. Nous avons récemment adressé un courrier à Matignon à propos du plan Écophyto 2030, pour faire remarquer qu’il aurait peut-être été judicieux d’attendre le règlement SUR et les conclusions de la commission d’enquête parlementaire avant de faire ces annonces. La réponse du Gouvernement a été plutôt encourageante puisqu’il est question d’attendre début 2024 pour détailler les mesures du plan Écophyto 2030. Madame la ministre déléguée, serez-vous attentive à nos recommandations, par respect pour ce Parlement que vous chérissez ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Tout d’abord, j’ai bien compris, et c’est pour cela que j’ai remercié le président, que l’état d’esprit de cette commission d’enquête était de comprendre la complexité du sujet et non d’accuser.

Le ministère de la santé a été le grand absent, dites-vous. Dorénavant, pour la première fois au ministère de la santé, les enjeux en matière de santé environnementale sont clairement mis au nombre des attributions d’un ministre. Ils figurent dans ma feuille de route et c’est la raison de ma présence ici, à la demande du ministre de la santé et de la prévention. C’est pourquoi, puisque la santé environnementale est un sujet interministériel, mon ministère est systématiquement présent à toutes les réunions qui ont lieu dans ce domaine, avec le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, le ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire ou le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Lorsqu’il est question de l’air ou des zones à faibles émissions par exemple, je suis toujours présente, avec le ministre délégué chargé des transports. La volonté est là de considérer la santé comme un enjeu primordial dans ces questions.

Serons-nous attentifs au rapport issu de votre commission d’enquête ? Oui, évidemment, et c’est celle qui était députée il y a encore quelques mois qui vous le dit. Nous serons toujours très attentifs aux travaux parlementaires par respect du fonctionnement démocratique, et nous le serons en particulier à votre travail important en raison de l’intérêt qu’il représente. La stratégie Écophyto avance, mais nous regarderons avec attention la conclusion de vos travaux.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci pour cette disposition d’esprit. Que vous affirmiez l’originalité et la nouveauté de votre mission peut cependant nous conduire à un constat commun : il y avait un manque par le passé, d’où le besoin d’insister sur votre compétence et votre engagement, dont nous ne doutons pas à cet instant.

Tournons-nous vers l’avenir, même si le lancement de PestiRiv nous ramène aux années 2015-2016, au moment où la question des riverains avait surgi, avec le cas d’une école qui avait ému l’opinion publique. Je m’en étais voulu de n’avoir pas vu émerger cette problématique et de n’y avoir fait aucune allusion dans mon rapport. Dès lors, on peut s’étonner que l’étude PestiRiv ne soit lancée que maintenant et qu’il faille attendre encore un an pour avoir ces résultats. Le sujet est pourtant crucial : la mesure de l’exposition aux pesticides selon la distance de pulvérisation, la nature des produits et les conditions de leur utilisation. Pourquoi avoir tant tardé avant d’entreprendre une d’étude scientifique documentée sur ce risque sanitaire ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. La crise sanitaire est aussi passée par là, provoquant une prise de conscience générale et l’émergence du concept One Health – une seule santé. Le fait que la santé environnementale soit devenue un enjeu majeur de santé publique peut être vu comme l’un des retours d’expérience de la crise du covid-19. Elle était déjà prise en compte auparavant, mais ce n’était pas aussi clairement affiché ; le concept One Health est désormais inscrit dans ma feuille de route et il guide mon action.

J’en viens à PestiRiv, dont les résultats sont attendus en 2025. Ce n’est pas parce que nous en parlons beaucoup qu’il n’y avait eu aucune autre étude auparavant. Je peux vous en citer trois : Géocap-Agri, destinée à évaluer le risque d’apparition de cancers pédiatriques en fonction de la proximité avec certaines familles de cultures, et dont les premiers résultats ont été publiés en octobre dernier ; Esteban, lancée par Santé publique France, qui va se prolonger avec l’étude Albane ; et l’expertise collective de l’Inserm Pesticides et santé - Nouvelles données (2021). Toutes ces études complémentaires ont été lancées très en amont de PestiRiv.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’étude de l’Inserm Pesticides : effets sur la santé, réalisée en 2013 et actualisée donc en 2021, nous sert aussi de point de repère pour les travaux de cette commission d’enquête – nous n’avons pas retenu que mon rapport. Soulignons d’ailleurs que les résultats obtenus par les chercheurs de l’Inserm en 2021 viennent confirmer leurs intuitions de 2013.

S’agissant du FIVP, qui me tient à cœur, j’aimerais revenir sur les circonstances de sa création. Il avait fait l’objet d’une proposition de loi dont j’étais à l’origine mais qui n’avait pas pu être adoptée dans le cadre de la niche parlementaire de mon groupe, faute de temps. Agnès Buzyn, alors ministre des solidarités et de la santé, s’était engagée à l’intégrer dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 et elle avait tenu son engagement. Nous regardions ce fonds comme un compromis, une première étape.

Nous avons auditionné récemment plusieurs acteurs de la prise en charge et de l’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires, notamment des responsables de la CCMSA (Caisse centrale de la Mutualité sociale agricole) et du conseil de gestion du FIVP. Je crois pouvoir dire, en accord avec le président et sans être contredit par les commissaires, qu’ils ne nous ont pas semblé faire preuve d’un dynamisme extraordinaire, qu’il s’agisse de l’information donnée aux agriculteurs sur leurs droits, qui reste lacunaire, de l’exposition in utero, alors que l’une des fiertés de ce fonds était d’avoir reconnu la possibilité de ce type de contamination, ou encore de la prévention dans les publicités pour les produits phytopharmaceutiques de la presse spécialisée.

Vous nous avez indiqué que les demandes d’indemnisation avaient doublé en 2022 – il faut dire que l’on part de très bas. Cela tendrait à montrer que l’information remonte, lentement mais sûrement, car les maladies professionnelles sont de mieux en mieux connues. On a le sentiment malgré tout d’un manque de volontarisme. Même si la gestion de ce fonds est déléguée, votre ministère veille-t-il à la rapidité de son déploiement, sachant qu’il répond à un besoin de justice et qu’il a été créé avec beaucoup de retard ? Vous êtes-vous investie dans la dynamisation de ce fonds ou avez-vous l’intention de le faire, pour qu’il réponde pleinement aux objectifs qui lui ont été assignés par le Parlement ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Sans vouloir botter en touche, je vous signale que ce fonds relève du ministère du travail, du plein emploi et de l’insertion. Cela étant dit, il se trouve que je reviens d’un déplacement en Martinique durant lequel il en a été beaucoup question. J’ai eu l’occasion d’échanger avec des professionnels de santé, mais aussi avec Serge Letchimy, qui y a beaucoup travaillé.

Comme je l’ai déjà dit, la nécessaire information des agriculteurs passera aussi et d’abord par les professionnels de santé, même si nous ne voulons pas les surcharger de missions. Pour que l’existence de ce fonds, de création récente, soit connue des milieux agricoles, il faut multiplier les canaux d’information, en faisant notamment appel à des acteurs tels que Jeunes agriculteurs ou la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). La reconnaissance de l’exposition in utero passe par les mêmes canaux. En ce qui concerne le chlordécone, l’État a clairement pris ses responsabilités en parlant d’un droit à réparation – l’intégration du cancer de la prostate dans les tableaux de maladies professionnelles en 2022 n’est d’ailleurs pas étrangère à la montée en puissance du FIVP. Il faut continuer à faire en sorte que l’information s’améliore.

M. Dominique Potier, rapporteur. S’agissant du cancer de la prostate, des études épidémiologiques sont déclenchées en cas de signalement. Lors de l’audition précitée, il est apparu que cette maladie n’était pas répertoriée comme une cible privilégiée alors que c’est une de celles dont il est fréquemment question. Avec qui en avez-vous discuté ? Est-ce que les données remontent à l’Anses ? L’idée du législateur était de réparer et de prévenir. Comme nous n’avons pas senti de réelle dynamique, nous voulons vous alerter sur ce point – et non vous adresser des reproches – pour que nous puissions tirer pleinement profit de cette innovation dans le droit français.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Nous nous inscrivons dans le cadre du droit à réparation. La reconnaissance du cancer de la prostate en tant que maladie liée à l’utilisation du chlordécone date de décembre 2022, ce qui reste récent. Dans le cadre de la stratégie Écophyto 2030, nous travaillerons à la fois sur la prévention et sur l’information.

M. Dominique Potier, rapporteur. Comme vous, je m’intéresse à l’initiative One Health. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’écrire un article à ce propos pour la Fondation Jean-Jaurès. Son origine est antérieure à la crise du covid-19, même si cette dernière l’a remise en évidence. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) y travaillait déjà, avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). La contribution française a été importante, et nous avons intégré ce concept dans diverses lois. Le ministère de la santé a exploré les pistes de l’effet cocktail, de l’exposome, des modes de vie. De quels moyens se dote-t-il pour développer la recherche en la matière ?

Par ailleurs, comment les études scientifiques s’articulent-elles les unes avec les autres ? Par exemple, les éléments du rapport de l’Inserm ne sont pas forcément repris dans d’autres études : il y a un problème global de consolidation. Le ministère de la santé ne doit-il pas engager un vaste travail de hiérarchisation ? En effet, les controverses qui ne manquent pas de survenir en raison des inévitables différences méthodologiques sont pain bénit pour ceux qui font semblant de douter et veulent faire douter l’opinion publique.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. La santé environnementale fait partie de la feuille de route du ministère de la santé. Les différentes études visent à améliorer nos connaissances afin de démontrer scientifiquement la présence ou l’absence de risques sanitaires, puis, en fonction des résultats, contribuent à la prise de décision concernant la modification, la suspension ou l’interdiction d’usage de produits phytosanitaires.

S’agissant de la maîtrise des risques d’exposition et, plus généralement, de l’application de la méthode One Health, mon ministère défendra la nécessité d’une instance interministérielle consacrée à ces questions de santé globale, associant les ministères chargés de l’économie, de la recherche, de l’agriculture et de l’environnement.

Ces deux éléments doivent impérativement s’articuler.

M. Dominique Potier, rapporteur. Selon l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), les agences de l’eau et tous les experts, nous nous dirigeons vers une grave crise de la ressource en eau, en raison du stress hydrique, de la permanence des anciens produits et de la rémanence des métabolites. Or nous avons des dispositifs mous, territorialisés, qui font l’objet de tractations infinies. Ne risque-t-on pas de manquer d’une autorité publique digne de ce nom ? Quelles décisions faudrait-il prendre en matière de captages afin d’assurer la sécurité sanitaire de l’eau potable, sans que les coûts de traitement soient pour autant prohibitifs ? Comment y parviendrons-nous compte tenu, osons le mot, du laxisme ambiant ? Nombre de périmètres, rapprochés ou éloignés, n’ont fait l’objet d’aucune mesure de protection et les instruments existants, d’ailleurs insuffisants, ne sont pas mobilisés sur bien des captages sensibles. Quelle est l’ambition du ministère de la santé pour protéger l’eau potable des Français ? En tant qu’ancienne élue locale, vous connaissez bien cette question.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. La question de l’eau mériterait un débat à elle seule. Elle est essentielle, tant en termes de quantité que de qualité. Le plan Eau, présenté au mois de mars, est évidemment interministériel, avec des ministres allant de l’industrie à la biodiversité en passant par la santé, compétent en matière de qualité de l’eau, avec pour chef de file le ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Nous sommes face à des enjeux scientifiques et de recherche sur les produits et les métabolites de pesticides. La connaissance des conséquences sanitaires de leur utilisation est partielle, les études produites lors de la demande d’autorisation de mise sur le marché (AMM) étant insuffisantes pour lever les doutes ou établir les fameuses valeurs sanitaires maximales (Vmax) et anticiper une contamination des eaux de consommation.

L’articulation entre les enjeux territoriaux et nationaux se fait bien. Les allers-retours entre les agences régionales de santé et les ministères de la santé et de la transition écologique sont quasiment quotidiens. Les ARS ont des compétences en matière de qualité de l’eau, tout en relayant la politique de l’État auprès des collectivités territoriales.

Cette crise est devant nous. Nous avons le devoir de sensibiliser les élus et de construire un schéma organisationnel lisible et visible, ce à quoi nous nous employons, notamment avec les ARS.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il semble que les ARS se consacrent plutôt aux questions liées aux pollutions accidentelles qu’aux pollutions diffuses et que leur mode d’intervention – contrôle au robinet et à la distribution – ne soit pas à la hauteur de ce qui s’impose s’agissant des mesures de prévention sur tel ou tel périmètre.

Il semble aussi qu’il existe une certaine dissonance entre les agences de l’eau, les ARS et l’« État territorial », qui peut mobiliser des plans d’intervention en matière d’agroécologie ou de maîtrise du foncier. Êtes-vous prête à envisager que toutes ces structures soient intégrées dans une forme d’autorité publique à même de se manifester plus explicitement dès lors qu’il s’agit de protéger une ressource aussi vitale ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Je suis intimement convaincue que tel est déjà le cas, même s’il est toujours possible de trouver un contre-exemple. Le lien entre les ARS, les préfets et les collectivités territoriales est effectif. Je ne vois pas comment il serait possible de faire autrement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez un peu esquivé la question de l’autorité publique en matière de maîtrise du foncier et d’usage des sols sur ces périmètres. Si vous ne le faites pas, qui le fera ? Le sujet va vraiment devenir crucial.

À l’Assemblée nationale, dans la société civile et même de la part du ministre de l’agriculture, une forme d’ambiguïté et d’hésitation s’est fait jour à propos de la loi de 2014 qui confère à l’Anses un pouvoir important en matière d’AMM. Quelle est la position du ministère de la santé ? Est-il favorable au maintien des prérogatives de l’Anses dans le code de la santé publique ou bien serait-il ouvert à leur remise en cause ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. J’ai visité un certain nombre de laboratoires, notamment à Nancy, qui produisent des expertises indépendantes et de haut niveau scientifique. C’est de cela que nous avons besoin pour prendre des décisions. Il est vrai que l’Anses rencontre souvent des difficultés pour mobiliser cette expertise, en raison de sa volonté de maintenir une intransigeance constante vis-à-vis des conflits d’intérêt, mais cela garantit cette indépendance et ce haut niveau. La crise sanitaire a aussi mis en exergue la place que doit avoir la science dans la prise de décision.

M. Dominique Potier, rapporteur. Aucune remise en cause, donc, de la loi de 2014 et confortation des prérogatives de l’Anses en matière d’AMM.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. À ce stade et selon moi, oui.

M. le président Frédéric Descrozaille. Lors de l’examen des politiques publiques, nous sommes souvent confrontés à des constats à la Pangloss : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. C’est un peu l’impression que vous m’avez donnée lorsque nous avons abordé la question interministérielle. Bien sûr qu’il existe des interrelations, mais cela ne signifie pas que le cadre interministériel soit satisfaisant !

Lors de l’audition des représentants des administrations de contrôle, nous avons découvert que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), en application rigoureuse et scrupuleuse de la loi, a recensé un taux impressionnant de non-conformité des produits mis sur le marché, qui serait indéfendable vis‑à‑vis du grand public, et qui serait absolument inadmissible dans le domaine de la pharmacie. Or il est là aussi question de santé publique.

Le problème du durcissement des sanctions se pose donc. Vous-même avez déclaré que le niveau de la phyto-pharmacovigilance devait être comparable à celui qui existe pour la pharmacovigilance, laquelle s’applique à tous les acteurs, y compris privés. Tel qu’il est, le cadre interministériel vous permet-il d’échanger avec votre homologue de Bercy sur la cohérence des dispositifs de contrôle avec les exigences en matière de santé publique ? C’est là qu’on peut voir un défaut du cadre interministériel – il ne s’agit pas de mettre en relations des services !

Des responsables d’agences de l’eau nous ont assuré, s’agissant de la définition des périmètres, qu’ils se heurtent à des ARS qui, en application de la loi, se réfèrent à des pollutions « accidentelles » quand eux se réfèrent à des pollutions « diffuses ». En matière de santé, ils sont d’accord mais, compte tenu des textes, ils ne peuvent rien faire ! Je suis certain que l’ancienne élue que vous êtes voit très bien ce que je veux dire. Il faut dépasser la question du respect des procédures, qui permet à chacun de confirmer qu’il exerce correctement son métier mais qui interdit de satisfaire les objectifs des politiques publiques et les intentions du législateur.

Vous avez évoqué une délégation qui réunirait les administrations centrales concernées. Comment éviterez-vous que ce soit une énième administration centrale, avec sa propre feuille de route et qui ne travaille pas de concert avec les autres ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Je précise que je suis toujours élue !

Lorsque j’ai évoqué le cadre interministériel, je n’ai pas cité les administrations mais les ministres et les élus. Certes, nos administrations et nos conseillers échangent mais nous échangeons également entre ministres. Lorsque j’ai évoqué une instance interministérielle, je n’ai pas uniquement mentionné les ministères de la santé, de l’agriculture, de l’écologie et de la recherche, mais également le ministère de l’économie tout comme, à propos du plan Eau, celui de l’industrie. Cette entité interministérielle, ce deuxième élément dont je parlais tout à l’heure, est absolument indispensable pour assurer la cohérence des dispositifs, celle-là même que vous appelez de vos vœux, mais aussi l’obligation de résultat dont nous sommes tous redevables en matière de santé publique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je ne doute en rien de votre sincérité, ni de votre engagement. Néanmoins, le compte n’y est pas. La France se débrouille mal sur le plan interministériel, en particulier s’agissant de politiques publiques qui relèvent de plusieurs administrations centrales. Le cadre ministériel doit permettre de faire en sorte que des fonctionnaires sortent de réunion en sachant que les contours de leur poste ont évolué, qu’ils ne feront plus exactement la même chose. Il n’est pas seulement question de mises en commun, d’arbitrages ex post, de mises en relation, si indispensables et effectifs soient-ils, mais d’une redéfinition des responsabilités de chacun pour que le respect des procédures ne se substitue plus à l’atteinte des résultats.

Nous avons beaucoup évoqué la question de la cohésion entre les différents organismes scientifiques. Les disputes entre autorités sont dévastatrices pour la confiance de nos concitoyens. Si plusieurs, parmi elles, ne sont pas d’accord et lavent leur linge sale publiquement, les conséquences sont hautement dommageables. Comment garantir la cohésion de la communication entre l’Inserm, l’Anses et l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) ? Nous recevons chaque semaine des témoignages de scientifiques à propos d’études remettant en cause l’exercice des prérogatives des agences sanitaires. Comment faire en sorte que l’Inserm, l’Anses et l’Efsa, autorités scientifiques publiques, disent la même chose et fassent preuve de transparence, dans un cadre interdisciplinaire et collégial garantissant que la contradiction scientifique peut leur être apportée et qu’elle est prise en compte dans les procédures ? Je fais référence à la distinction entre danger et risque, entre analyse et gestion du risque, entre toxicologie réglementaire et toxicologie « réelle ».

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Signe de la volonté du ministère de la santé, mais aussi de l’engagement de la Première ministre, le secrétariat général de la planification écologique lui aussi promeut ce travail interministériel. La santé y est partie prenante : la planification écologique du système de santé est en effet un enjeu fondamental, puisque ce secteur est responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre.

Vous évoquez la confiance. Dans mon propos liminaire, j’ai quant à moi parlé de pragmatisme et de transparence, dont je suis convaincue que la confiance dépend également.

Je le répète, les agences que vous avez citées sont indépendantes. Elles nous font part de leurs préconisations, puis nous prenons les décisions, avec le directeur général de la santé (DGS), toujours donc à la lumière d’une expertise scientifique. L’évaluation du rapport bénéfice-risque est toujours fondamentale. De ce point de vue, il peut être difficile d’expliquer que de l’eau est potable même si elle contient certains produits. En l’occurrence, la Vmax est décisive. Nous devons faire preuve de transparence et de pédagogie. La confiance de nos concitoyens en dépend. Ils sont très demandeurs d’explications.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). S’agissant de la pollution de l’eau, à La Rochelle, quinze captages ont été récemment fermés : je ne peux que souscrire à l’inquiétude des riverains et à la nécessité de les protéger.

Quant à l’air on y retrouve certains produits phyto, notamment le prosulfocarbe. Or le niveau d’analyse, pour la pollution aérienne, est moins élevé que pour la pollution des eaux. Il me semble que les agences Atmo ont besoin de moyens supplémentaires. Qu’en pensezvous ?

Nous ne disposons pas d’un registre national détaillé des cancers. Envisagez-vous d’y remédier ?

Quelle est la part des produits phyto dans la situation sanitaire et dans l’ensemble des pollutions ?

Enfin, la maladie de Parkinson progresse : une personne sur cinquante sera touchée. Or aucun plan n’a été établi, comme cela a été fait pour la maladie d’Alzheimer. J’ai déposé des amendements à ce propos, qui n’ont pas eu un grand écho. Qu’envisagez-vous de faire s’agissant de cette maladie neurodégénérative qui touche les agriculteurs, mais pas seulement – pensons aux vendeurs de produits phytopharmaceutiques ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Nous n’oublions pas la question de la pollution aérienne, qui relève également de la surveillance réglementaire des pesticides. Là encore, nous travaillons dans le cadre interministériel, avec pour chef de file le ministère de la transition écologique.

Je salue le travail des associations agréées pour la surveillance de la qualité de l’air (AASQA). Atmo France est mobilisée pour étudier la présence des pesticides dans l’air, alors qu’aucune réglementation n’est encore en vigueur. Le travail que nous menons pour améliorer nos connaissances a un compartiment « air ». Nous devons en effet renforcer notre expertise collective afin de proposer une réglementation reposant sur des bases solides.

Dès 2024, les administrations compétentes feront un état des lieux des différents dispositifs de surveillance des produits phytopharmaceutiques dans l’environnement et dans l’air, en s’appuyant sur les travaux de l’Inserm, de l’Inrae et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer). Elles pourront ainsi dessiner des voies d’amélioration, y compris pour les substances qui ne sont plus utilisées mais qui sont toujours présentes dans les milieux.

Une proposition de loi visant à créer un registre national des cancers a été adoptée au Sénat au mois de juin. L’Institut national du cancer estime qu’il serait préférable de s’appuyer plutôt sur le système national des données de santé. Le Gouvernement avait émis un avis de sagesse sur ce texte au Sénat et nous pourrons en débattre s’il est inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.

Je serais bien incapable de vous dire quelle est la proportion de maladies liées aux produits phytosanitaires et j’ignore d’ailleurs s’il est possible de la connaître, dans la mesure où l’on a déjà du mal à mesurer la présence de pesticides dans l’air.

S’agissant de la maladie de Parkinson, il y a un volet indemnisation, avec le FIVP, mais il importe aussi de faire de la prévention auprès des utilisateurs et anciens utilisateurs de ces produits, ainsi que des vendeurs. La prévention est la mère de toutes les batailles.

Mme Anne-Laure Babault (Dem). Je conviens qu’il est très compliqué d’établir un rapport statistique entre la pollution et certaines pathologies. C’était une façon d’appeler votre attention sur l’inquiétude des riverains quant aux effets des produits phytosanitaires sur leur santé – je pense en particulier aux clusters de cancers pédiatriques. S’agissant de Parkinson, outre la prévention, il faut aussi améliorer l’accompagnement des malades, qui n’est pas satisfaisant.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Son nom pourra encore changer mais nous sommes en train de créer une plateforme qui, pour l’heure, s’appelle PhytoSignal et qui doit permettre de signaler toute contamination ou toute présomption de pollution aux produits phytosanitaires – nous y consacrerons 2 millions d’euros. Cela répond à une attente forte des associations comme de nos concitoyens. Et pour en revenir à Parkinson, il faut aussi une mobilisation des professionnels de santé. Nous y travaillons.

Mme Mélanie Thomin (SOC). On connaît encore mal l’effet cocktail des pesticides. Quels moyens consacrez-vous à la recherche sur ce sujet ?

Vous étiez présente le 30 octobre 2023 à la réunion de lancement de la stratégie Écophyto 2030 pour représenter le ministère de la santé. Pouvez-vous préciser le rôle de ce dernier dans l’élaboration et la mise en œuvre des plans Écophyto ? De quels éléments a-t-il été à l’initiative ? Depuis le début des plans Écophyto, quels sont les arbitrages que le ministère de la santé a perdus face à ceux de l’agriculture ou de l’industrie, et ceux qu’il a remportés ? Plus globalement, qui décide ?

Demain, la France va s’abstenir sur le renouvellement pour dix ans de l’utilisation du glyphosate au sein de l’Union européenne, alors qu’elle s’y était opposée en 2018. Il y a un lien de cause à effet entre la contamination par le glyphosate et le développement de la maladie de Parkinson. En tant que représentante du ministère de la santé, prônez-vous, au sein du Gouvernement, l’opposition au renouvellement de l’utilisation du glyphosate ? Que fait votre ministère pour faire reconnaître les malades et les victimes des produits phytosanitaires ? Le ministère de la santé a-t-il un poids suffisant face aux autres ministères qui gèrent ce dossier, dont ceux de l’industrie et de l’agriculture ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Il est effectivement essentiel de renforcer la recherche sur l’effet cocktail. Le développement de la phyto-pharmacovigilance, en lien avec l’Anses, doit nous permettre de mieux connaître les conséquences de l’exposition à un ou plusieurs produits phytosanitaires et d’analyser l’effet cocktail, mais aussi l’effet dose. Il faut arriver à déterminer quel produit a été utilisé, dans quelles quantités et à quel endroit. La nouvelle stratégie Écophyto 2030 va améliorer le recueil d’informations, notamment en numérisant le processus. Nous disposons déjà de l’étude Esteban, qui a mesuré l’exposition des Français à cinq familles de pesticides : elle montre que si le niveau d’exposition semble diminuer, il varie en fonction des substances et des classes d’âge, et qu’une part non négligeable de la population est encore exposée à des substances aujourd’hui interdites.

La réunion du 30 octobre n’avait pas pour objet la présentation du plan Écophyto 2030 mais le lancement d’une consultation qui doit déboucher sur un tel plan pour le début de l’année 2024 – lequel pourra aussi être enrichi par les préconisations de votre commission d’enquête.

En quoi le ministère de la santé contribue-t-il à l’élaboration de cette stratégie ? Nous avons formulé des préconisations dans six domaines : déployer sur tout le territoire national, y compris en outre-mer, l’outil de signalement des expositions aux produits phytopharmaceutiques, à l’image des outils PhytoSignal ou Phytoréponse déjà expérimentés dans certaines régions ; sensibiliser les professionnels de santé à la question des maladies professionnelles liées à l’usage de produits phytopharmaceutiques et à la question de l’exposition des riverains et des personnes vulnérables ; envisager, après une étude de faisabilité pilotée par le ministère de la santé, la possibilité de mettre en œuvre et de financer un dispositif d’indemnisation des riverains, à l’instar de la prise en charge des victimes professionnelles d’ores et déjà prévue dans le cadre du FIVP ; étudier les suites – y compris réglementaires, si nécessaire – à donner aux résultats des études les plus récentes, telles que Géocap-Agri ou PestiRiv, au niveau national et européen ; intégrer le comité de suivi des études nationales sur les produits phytopharmaceutiques et la santé, piloté par la DGS, à la gouvernance du plan Écophyto 2030 et lui donner une dimension plus globale ; renforcer, enfin, les contrôles sur la conformité des pulvérisateurs, en raison des risques de dérive.

J’en viens au glyphosate, dont les effets sur la santé humaine font, depuis plusieurs années, l’objet de controverses. Il y a des divergences entre les instances internationales sur son potentiel cancérogène. Le centre international de recherche sur le cancer a classé le glyphosate dans la catégorie 2A des cancérogènes probables. C’est dans ce contexte qu’en 2017, le Président de la République a demandé de prendre les dispositions nécessaires pour que l’utilisation de ce produit soit interdite en France dès que des alternatives auront été trouvées. En 2019, une réévaluation au niveau européen a été lancée par un consortium de pays membres, dont la France, et de nouvelles études fournies par le fabricant ont été transmises à l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) et à l’Efsa.

Ces expertises ont conclu en 2022 que la substance ne présentait pas les critères scientifiques requis pour être classée dans la catégorie des substances CMR. L’Efsa a indiqué que l’évaluation de l’impact du glyphosate sur la santé humaine, la santé animale et l’environnement n’avait pas identifié de domaine de préoccupation critique. Le ministère de la santé et de la prévention est parfaitement aligné avec la position adoptée par la France à plusieurs reprises : nous considérons que le glyphosate est une substance dont l’utilisation doit être réduite à l’échelle européenne et limitée aux usages pour lesquels il n’existe pas d’alternative. Pour toutes ces raisons, et au regard des connaissances actuelles, nous serions favorables à ce que l’utilisation du glyphosate soit autorisée pendant une durée beaucoup plus courte que les dix ans proposés. C’est pourquoi le ministère de la santé et de la prévention plaide pour une abstention sur ce vote, sans présager de la position qui sera finalement tenue.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Votre ministère fait-il une différence entre les pesticides et les biocides, sachant que les molécules peuvent être identiques, mais les usages différents ?

Quelle est la position de vos homologues, à l’échelle européenne, sur la question des pesticides ? Y a-t-il des différences, d’un pays à l’autre ? Où se situe la France ? Est-elle plus exigeante que ses voisins ? Quel est notre niveau de coopération sur la question des pesticides ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Nous ne faisons pas de différence entre pesticides et biocides : les uns et les autres ont des conséquences sanitaires, que le ministère de la santé a à prendre en compte.

Comme dans beaucoup d’autres domaines, la coopération européenne est une nécessité. Il est très important, quand c’est possible, d’arriver à une position commune, surtout s’agissant de décisions que nos concitoyens ont du mal à comprendre : c’est, pour eux, un gage de confiance. Dans le cadre de la planification écologique de notre système de santé, j’ai des échanges réguliers avec mes homologues européens et j’ai pu constater combien il est précieux d’aller voir ce qui se fait ailleurs.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai une dernière question qui peut paraître anecdotique, mais qui me semble au contraire emblématique. Sous la précédente législature, la direction générale de l’offre de soins a lancé l’expérimentation « Repas à l’hôpital » dans trois établissements de santé, dans le cadre des dispositions du titre II de la loi Egalim (loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), relatives à la restauration collective.

Avez-vous entendu parler de cette expérimentation ? Si tel est le cas, comment expliquez-vous qu’on ne lui ait donné aucune suite ? Des parlementaires se sont impliqués dans cette expérimentation – en l’occurrence, c’est moi qui l’ai supervisée. Vos services se sentent-ils concernés par cette initiative où le Parlement a joué un rôle important ? Comptent-ils rendre compte de la décision qui sera prise pour donner suite, ou pas, à cette expérimentation ? Il s’agit d’une pure démarche de concrétisation d’une loi.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Très franchement, je n’étais pas au courant de cette expérimentation.

Ce que je peux vous dire, en revanche, c’est que deux initiatives vont dans le même sens, l’une dans le cadre de la stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (Snanc), qui est en cours d’élaboration, encore une fois de façon interministérielle, l’autre dans le cadre de la planification écologique du système de santé, dont l’un des volets est consacré à l’alimentation. Nous incitons les établissements hospitaliers et médico-sociaux à mener une politique d’achat durable, qui concerne aussi les repas. Je réunirai le 15 décembre le deuxième comité de pilotage de la planification écologique du système de santé. Pour le reste, je ne manquerai pas de revenir vers vous pour répondre précisément à la question que vous posez.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je trouve confondant que vos services élaborent la Snanc et travaillent avec les établissements sur la question des repas sans tenir compte de cette expérimentation et sans que le Parlement et les acteurs qui l’ont conduite – je pense notamment au réseau Restau’Co – n’aient été impliqués, ni même consultés.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il existe deux leviers pour orienter l’agriculture et l’aider à s’affranchir des produits phytosanitaires. Le premier, c’est la politique publique d’aide à la production. Le plan stratégique national que nous avons adopté dans le cadre de la politique agricole commune s’avère assez inadapté de ce point de vue – mais cette question relève plutôt du ministère de l’agriculture, même si nous comptons sur vous pour peser dans les arbitrages à venir.

Le deuxième levier, c’est la politique publique de l’alimentation. Là, vous êtes au cœur du sujet, même si le ministère de l’agriculture et la direction générale de l’alimentation (DGAL) sont aussi concernés. Or les prescriptions faites aux consommateurs en matière d’alimentation et de santé émanent beaucoup plus du secteur privé que du secteur public. Si nous n’avons pas une politique de l’alimentation soutenue par une grande ambition de santé publique, nous ne pourrons pas tirer l’agriculture vers le haut et l’aider à s’affranchir de sa dépendance à la chimie. Que pensez-vous de ce déséquilibre massif entre le public et le privé sur cette question de l’information et de l’éducation à l’alimentation ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. J’aimerais d’abord répondre au président. La Snanc est encore en cours d’élaboration et toutes les instances dans lesquelles des parlementaires siègent ont été consultées : je pense notamment au Conseil national de l’alimentation. Quant à la planification écologique du système de santé, elle se fait en interministériel et est ouverte à toutes les associations et fédérations hospitalières.

J’en viens, monsieur le rapporteur, à votre question sur l’information des citoyens. Vous avez justement rappelé que l’alimentation relève d’abord du ministère de l’agriculture, à travers la DGAL. Pour notre part, nous prêtons une grande attention aux effets de l’alimentation sur la santé, dans le cadre de la Snanc et du programme national nutrition santé. Ce travail se fait en interministériel. Nous avons parfois des échanges un peu difficiles avec le ministère de l’agriculture et de l’alimentation, mais nous sommes parvenus à un accord sur la question importante du nutri-score par exemple. Nous sommes attentifs à un rapport bénéfice-risque global. L’impact de l’alimentation sur la santé ne se limite en effet pas à la question des produits phytosanitaires : l’obésité par exemple est un autre enjeu de santé publique majeur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Puisque vous êtes une militante de l’interministériel, pourrez-vous nous dire ultérieurement le montant total des sommes consacrées par la puissance publique à l’information sur la santé et l’alimentation, et comparer ce montant avec ce que le secteur privé consacre à la publicité ? Il nous serait utile de connaître ce ratio.

Le plan Écophyto 2030 évalue à 350 millions le coût de la pollution de l’eau par les phytosanitaires : cette somme nous paraît très en deçà de la réalité et nous interrogerons Christophe Béchu à ce sujet. Pour ce qui est du coût en santé humaine des pesticides, le ministère de la santé essaie-t-il de l’évaluer ?

Enfin, que pensez-vous de l’idée de créer un ordre des phytiatres, réunissant les personnes amenées à vendre ou recommander des produits phyto-pharmaceutiques ? L’appartenance à cet ordre supposerait un certain niveau de formation ; l’ordre garantirait un contrôle collectif et serait un interlocuteur pour la puissance publique. Cela existe dans d’autres pays : est-ce une hypothèse que vous pourriez soutenir ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Il est difficile de chiffrer le coût de la pollution de l’eau. Je crois que, dans le cadre du plan Eau, ce coût a été réévalué et qu’il atteindrait plutôt 2 milliards. Mais le calcul est très difficile à faire car il faudrait prendre en compte tous les investissements réalisés par les collectivités territoriales.

Je n’ai pas d’avis sur la création d’un ordre des phytiatres : il faudrait voir ce que cela a apporté dans les pays qui ont fait ce choix. Mais je ne suis pas sûre que cet ordre puisse avoir les mêmes prérogatives qu’un ordre professionnel.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous nous dites que le coût de la pollution de l’eau s’élèverait plutôt à 2 milliards : c’est donc sept fois plus que ce qui a été indiqué très récemment.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. Les 2 milliards incluent ce que font les collectivités, alors que vous parliez de la part de l’État.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il faudra clarifier ce point. Vous n’avez pas répondu sur le coût pour la santé publique des produits phytosanitaires. Peut-on mener des politiques publiques si l’on n’a pas de mesures ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée. On arrive à évaluer le nombre de décès qui seraient liés à la pollution de l’air – mais cela ne concerne pas directement les produits phytosanitaires. Le développement de la phyto-pharmacovigilance doit nous permettre de classer les pathologies dues aux pesticides, d’évaluer l’impact des pesticides sur la santé et d’aboutir à un chiffrage.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci, madame la ministre déléguée, nous terminons l’audition sur cette notion centrale de la pharmacovigilance.

 


52.   Audition de M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture entre 2020 et 2022 (mercredi 15 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous accueillons M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation entre juillet 2020 et mai 2022, que je remercie de sa présence.

Monsieur le ministre, nous achevons les travaux de notre commission d’enquête par l’audition des anciens ministres de l’agriculture, de la santé, de la recherche et de la transition écologique, qui ont, au titre de leurs fonctions, dirigé les administrations centrales chargées de déployer les plans Écophyto, lesquels se trouvent au cœur de l’objet de la commission d’enquête, puisque celle-ci cherche à comprendre l’incapacité de notre pays à atteindre les objectifs des plans successivement élaborés depuis le Grenelle de l’environnement. Il ne s’agit pas de comprendre pour excuser – le rapporteur, Dominique Potier, m’a repris sur ce point –, mais pour formuler des recommandations intelligentes, exigeantes et pertinentes.

Nous avons reçu la semaine dernière les ministres Stéphane Travert et Didier Guillaume, auxquels vous avez succédé. Vous avez pris vos fonctions en juillet 2020 : vous avez eu à appliquer le plan Écophyto II+ et vous avez négocié la nouvelle politique agricole commune (PAC). Vous avez en outre mis le plan stratégique national (PSN) sur les rails, même si c’est votre successeur qui l’a finalisé. Quelle place le plan Écophyto II+ a-t-il prise pendant les deux ans que vous avez passés à la tête du ministère ? Ce plan était-il cohérent avec les autres enjeux de votre portefeuille ? L’interministérialité fonctionne-t-elle efficacement sur ces sujets ?

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, et en application de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Julien Denormandie prête serment.)

M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture entre 2020 et 2022. Le sujet de votre commission d’enquête est très important : si je le comprends bien, votre objectif est d’accélérer les transitions et de diminuer l’usage des produits phytosanitaires.

En guide de propos introductif, je souhaiterais mettre en lumière un constat, une méthode et une vision, qui reflètent les actions que j’ai conduites lorsque j’ai eu l’honneur d’être à la tête du beau ministère de l’agriculture et de l’alimentation, de 2020 à 2022.

Le constat, partagé, repose sur la nécessité de poursuivre l’effort de réduction de l’usage des produits phytosanitaires compte tenu de l’urgence climatique, écologique et pesant sur la biodiversité. Nous devons absolument protéger l’environnement et les consommateurs tout en parvenant à produire suffisamment pour assurer notre autonomie : plus de 50 % des fruits et légumes et environ la moitié de la viande consommés dans notre pays sont importés, ces aliments étant le plus souvent fabriqués sans respecter les règles que nous imposons à nos agriculteurs. La question de la production est liée – le retour du tragique en Europe avec la guerre menée par la Russie en Ukraine l’a rappelé – à des enjeux de souveraineté alimentaire et agronomique, d’autant que la France et l’Europe ont une mission nourricière à remplir à l’égard de certains partenaires internationaux.

Forts de ce constat, nous devons adopter une méthode destinée à réduire l’utilisation des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de première catégorie, puis des CMR 2, selon une classification qui vous est connue. La première question est celle de la temporalité du déploiement des processus alternatifs ; nous ne devons pas laisser les agriculteurs sans solution. Le courage en politique consiste à affronter le temps : cette lutte est difficile mais indispensable. Investir dans des solutions alternatives est essentiel. J’ai vécu de près la jaunisse des betteraves : la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages prévoyait la fin des néonicotinoïdes, mais j’ai fait adopter la loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, qui a suspendu l’interdiction de l’utilisation des insecticides néonicotinoïdes parce qu’aucune solution de rechange n’existait. Nous avons déployé un plan national de recherche et d’innovation (PNRI), doté de 7 millions d’euros, pour trouver des solutions de remplacement : d’ailleurs, les dernières publications de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) sur le sujet sont extrêmement encourageantes, même si le panel de solutions alternatives doit encore être finalisé, le temps de la recherche en agronomie étant extrêmement lent. L’élaboration de solutions de rechange requiert une méthodologie précise : la Commission européenne dresse une liste des molécules concernées par de futures mesures de réglementation ; cette liste doit guider les travaux de la recherche, publique comme privée. Nous devons investir massivement dans le développement de solutions de remplacement, comme nous l’avions fait, à la demande du Président de la République, à l’occasion des plans de relance et de France 2030. Il est trop facile de dire qu’il suffit d’arrêter, surtout dans une matière qui touche au vivant.

La deuxième question relative aux solutions alternatives porte sur les produits et sur l’agronomie elle-même. En tant qu’ingénieur agronome, je crois tout particulièrement en l’agronomie, qui joue un rôle essentiel dans la recherche de solutions de remplacement : la rotation des cultures, les haies, l’agriculture de conservation – qui m’est si chère –, le label Haute Valeur environnementale (HVE), l’agriculture bio et l’agriculture régénérative – qui privilégie le sol et la matière organique – sont des éléments essentiels dans lesquels il faut massivement investir.

Le troisième aspect est celui de l’accompagnement des agriculteurs dans le déploiement des solutions alternatives et dans l’émergence d’un consensus sur la voie à emprunter. Dans cette perspective, le plan Écophyto II+ et les fermes Dephy – auxquelles le rapporteur de cette commission d’enquête est si attaché – sont des éléments fondamentaux – il en va de même des chambres d’agriculture et des services de l’État. Lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron s’était engagé à séparer la vente et le conseil sur l’utilisation des produits phytosanitaires : cette disposition, votée en 2018 et mise en œuvre en 2021, a remplacé les certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP) ; j’espère que votre commission d’enquête évalue cette réforme pour connaître la meilleure solution, en se fondant sur les réalités de terrain.

Le quatrième élément de méthode a trait à la valorisation économique des pratiques et des solutions alternatives déployées. Je ne reviens pas sur les textes que le Parlement a adoptés, notamment votre proposition de loi, monsieur le président, sur le partage de la valeur tout au long de la chaîne, qui est devenue la loi du 30 mars 2023 tendant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs. Tant que les solutions alternatives ne formeront pas une composante de la valeur des produits agricoles, avec une rétrocession des coûts, il sera difficile d’insuffler une dynamique. La question de la valeur est essentielle : si on l’élude, on place de nombreux agriculteurs dans une impasse. Le défi est d’autant plus complexe à relever dans un contexte de forte inflation, comme on le voit avec la chute de la consommation des produits bio. La prise en compte de composantes environnementales comme le carbone et la biodiversité dans la valeur des produits agricoles est primordiale.

Enfin, cinquième aspect de méthode, l’approche par filière est incontournable. Une monoculture dans un champ impose des traitements, notamment de fongicides ; pendant des années, les meuniers ont contraint les agriculteurs à ne cultiver qu’une seule variété de blé car ils souhaitaient qu’arrivent des blés purs et non composés dans leurs silos. En 2017, un groupe a changé de technique et décidé de mélanger les blés non plus dans les silos mais dans les champs : il a créé une variété de blé à planter, qui a limité significativement l’utilisation de fongicides dans les champs. Plutôt que de passer le mistigri aux agriculteurs et plonger ceux-ci dans le désarroi, il convient de responsabiliser les filières, de l’amont à l’aval : les évolutions sont ainsi bien plus rapides.

Pour finir, je tiens à partager avec vous ma vision. Elle repose sur deux piliers. Premièrement, il est impérieux d’investir massivement dans ce que j’ai qualifié de troisième révolution agricole. La première, après la seconde guerre mondiale, fut celle du machinisme et de la mécanisation : elle a conduit au regroupement des parcelles et à l’émergence de la question des haies, que la terre adore mais les tracteurs moins ; cette révolution était nécessaire car la France et l’Europe avaient faim, donc il fallait produire bien davantage. La seconde révolution, dans les années 1970 et 1980, fut celle de l’agrochimie ; elle fut remise en cause au début des années 2000 par l’émergence de l’exigence de protection à côté de celle de production. C’est dans ce cadre que s’inscrit la course à la réduction de l’utilisation des pesticides, laquelle est indispensable, sous réserve du respect de la méthode que j’ai énoncée. Pour ce faire, il faut conduire une troisième révolution agricole, fondée sur le numérique, la robotique, la génétique et le biocontrôle.

Le numérique permet d’agir avec bien plus de précision, notamment dans les doses d’engrais et d’intrants mais aussi dans les quantités d’eau utilisées. La robotique est indispensable au remplacement du glyphosate : une solution alternative existera le jour où des robots iront désherber les champs, car il faut privilégier une agriculture qui ne laboure pas pour conserver le carbone dans le sol ; or il est actuellement impossible – si l’on met de côté quelques tentatives embryonnaires – de ne pas labourer pour désherber : c’est cette tâche que pourra accomplir la robotique. La génétique est utile pour accélérer la sélection végétale : l’utilisation des nouvelles techniques doit être encadrée, nécessité que prend désormais en compte la Commission européenne – je salue cette évolution. Quant au biocontrôle, la chaîne alimentaire est une alliée précieuse lorsqu’un insecte tue un autre insecte ravageur de cultures.

Deuxième pilier, il faut avoir le courage d’affronter les politiques commerciales. Je suis un très fervent défenseur des clauses miroirs. Nos théories commerciales, notamment celles que nous défendons à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), restent fondées sur les analyses que Ricardo a développées sur les avantages comparatifs il y a deux siècles, époque à laquelle aucune préoccupation environnementale ne s’exprimait. Tant que l’Union européenne n’ira pas plus loin sur les clauses miroirs, nous accepterons d’importer des produits dont nous refusons les conditions de fabrication : cette situation n’est pas acceptable. Nous mettons en difficulté nos agriculteurs lorsque nous importons des noisettes turques produites avec des néonicotinoïdes aériens ou des poulets ayant massivement ingurgité des antibiotiques de protection, ces deux méthodes étant interdites en France ; en acceptant cela, nous cautionnons le développement d’une concurrence déloyale et de risques environnementaux aigus – que l’on pense à la biorésistance ou à la déforestation.

M. Dominique Potier, rapporteur. À votre arrivée, le plan Écophyto II+ ne fonctionnait pas – c’est d’ailleurs toujours le cas. Vous qui avez la culture du résultat, qu’avez-vous pensé de ce gâchis ? On nous a dit que l’objectif était trop élevé, que les ministères concernés ne jouaient pas tous le jeu, que les marchés étaient responsables de l’échec, etc. Quelle fut votre première réflexion et qu’avez-vous décidé de changer ? Nous sommes dubitatifs sur les choix que vous avez opérés, donc nous aimerions connaître le constat que vous avez dressé à votre arrivée.

M. Julien Denormandie. Je crois en cette politique – je crois d’ailleurs dans les actions fondées sur une vision et une méthode, comme je viens d’essayer de vous le montrer. Le principal atout d’Écophyto est de reposer sur la preuve par l’exemple et sur l’accompagnement. Je crois beaucoup dans le réseau des fermes Dephy et dans sa structuration. Les objectifs du plan Écophyto II+ de réduction d’utilisation des produits phytosanitaires doivent s’inscrire dans une politique plus globale. Nous devons investir massivement, comme j’en ai donné l’impulsion lors de mon passage au ministère, dans les solutions alternatives et l’agronomie ; nous devons également affronter les distorsions de concurrence à l’échelle européenne et internationale. Les obstacles au déploiement du plan Écophyto II+ sont nombreux, donc il est difficile d’atteindre les objectifs fixés. Ce plan doit être une composante d’une politique globale, celle que j’ai essayé de porter.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vos prédécesseurs n’avaient donc pas la bonne méthode ?

M. Julien Denormandie. Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Je ne suis pas là pour juger mes prédécesseurs ; dès mon premier discours de ministre de l’agriculture et de l’alimentation, lors de la passation de pouvoir avec mon prédécesseur, j’ai insisté, alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’avait pas commencé, sur le fait que le sujet le plus important était celui de la souveraineté. Cette dernière exige de produire et de protéger : il faut parvenir à produire la plus grande quantité possible mais de manière durable. Tout ce que j’ai tenté de mettre en œuvre s’inscrivait dans cette vision. Les plans Écophyto, l’investissement et une politique internationale ambitieuse sont essentiels pour consolider le pilier de la protection.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez hérité d’un réseau Dephy qui s’est agrandi de 2 000 à 3 000 fermes à partir du plan Écophyto II, mais au début du plan suivant, Écophyto II+, vous avez décidé de revenir à 2 000 fermes : c’est pour le moins paradoxal !

M. Julien Denormandie. Je vous prie de m’excuser, mais je n’ai pas les chiffres en tête. Je peux en revanche vous assurer que je crois beaucoup dans les fermes Dephy.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous ne vous souvenez pas d’avoir pris une telle décision ? Nous avons longuement auditionné les représentants du réseau Dephy, qui nous ont expliqué que le nombre de fermes avait diminué de 3 000 à 2 000 lorsque vous étiez ministre ; or, comme vous, je chéris le réseau Dephy, qui apporte la preuve que l’on peut maintenir la production – à laquelle nous sommes tous attachés car elle garantit notre souveraineté – et le revenu des agriculteurs tout en diminuant de 37 % en dix ans l’usage des pesticides. Vous n’avez pas rendu d’arbitrage sur l’orientation de la direction générale de l’alimentation (DGAL) ?

M. Julien Denormandie. Je tranchais toutes les questions, surtout celle-là qui découle d’amendements au projet de loi de finances, dans le cadre du vote du montant et de la ventilation des crédits attribués aux plans Écophyto. J’assume toutes les décisions car je ne suis pas de ceux qui considèrent que l’administration pilote les ministères. Il y a un an et demi, j’ai choisi de ne plus occuper de responsabilités ministérielles, donc je n’ai pas accès aux documents qui me permettraient de connaître les chiffres que vous évoquez. Ce qui est certain, c’est que je crois beaucoup dans les fermes Dephy.

M. Dominique Potier, rapporteur. Oui, d’où ma volonté de relever ce paradoxe.

L’autre composante du plan Écophyto II, inspirée d’un rapport que j’avais remis au Premier ministre à la fin de l’année 2014, prévoyait le déploiement de 30 000 fermes : dix devaient en effet être accrochées à chaque ferme Dephy pour massifier la transition agroécologique. Grâce à des initiatives que vous avez lancées ou poursuivies, les solutions sont de plus en plus nombreuses, mais elles ne sont pas appliquées dans les fermes, à cause d’une lacune dans le continuum entre recherche et développement. Nous ne savons pas ce qu’est devenu le réseau des 30 000 fermes : votre prédécesseur n’a pas pu nous apporter de réponse, pas plus que l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA). On décide publiquement de développer 30 000 fermes, on traduit cette mesure dans un plan, mais personne n’est capable d’expliquer l’échec de ce dispositif, ni même de nous donner des chiffres. Que savez-vous de la question ?

M. Julien Denormandie. Il faudrait demander au ministère les chiffres exacts, dont je ne dispose pas.

Quant au déploiement des solutions sur le terrain, j’ai été beaucoup marqué, à mon arrivée au ministère, par la présentation par l’Inrae de sa stratégie de travail et de son plan de charge : j’ai dit à leurs dirigeants que nous allions fonctionner différemment et que c’était au ministère de fixer à l’Institut ses priorités. Cela m’a toujours surpris de constater que les agriculteurs ne parlaient pas beaucoup des instituts de recherche, notamment de l’Inrae, sur le terrain. Cela montre que l’accompagnement transversal du déploiement des solutions alternatives est insuffisant. J’aime profondément l’Inrae, mais il faut améliorer la complémentarité entre ses travaux et les besoins exprimés par les agriculteurs sur le terrain.

M. Dominique Potier, rapporteur. À partir de 2017, on a séparé la vente du conseil sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Je rends hommage à votre honnêteté et à votre lucidité : à la fin de la précédente législature, au cours de l’une des dernières réunions de la commission des affaires économiques où nous avons dressé, dans un très bon climat, votre bilan, vous avez répondu à mon interpellation sur la séparation entre le conseil et la vente en disant que ce n’était pas ce que vous aviez fait de mieux et que cette réforme méritait d’être évaluée dans un travail parlementaire. C’est ce travail que nous sommes en train d’accomplir : nous avons qualifié cette mesure de fausse bonne idée, mais elle est en réalité catastrophique car la situation est pire qu’avant. Le saviez-vous à ce moment-là ?

M. Julien Denormandie. Je nourrissais une interrogation, que j’ai d’ailleurs reprise dans mon propos introductif. Tout le monde soutient le principe de la séparation entre la vente et le conseil – il est assez logique que le conseiller ne soit pas le vendeur –, mais quelle est l’alternative ? Avec la séparation, nous avons abandonné les CEPP : quelle est la meilleure de ces deux options ? Je vous l’ai dit à ce moment-là et je vous le redis aujourd’hui : il faut étudier la question. Je ne dispose d’aucun élément pour trancher et je me réjouis que votre commission se penche sur le sujet et dresse le bilan de la séparation. Il ne faut faire preuve d’aucun dogmatisme : si un système se révèle meilleur que celui qui semblait parfait sur le papier, il ne faut pas hésiter à le privilégier.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dans une mission flash qu’il a faite avec moi, l’un de vos prédécesseurs, Stéphane Travert, a dressé un bilan lucide et courageux de la séparation de la vente et du conseil en matière de produits phytosanitaires : notre copie sera intégrée au rapport de la commission d’enquête car nos conclusions font consensus.

Vous êtes très proche du Président de la République, qui avait défendu cette mesure dans sa campagne de 2017 : cette idée a un effet marketing important car elle envoie un signal écologique, mais sa mise en œuvre est devenue un objectif politique quoi qu’il en coûte. Et il en coûte très cher aujourd’hui, car nous avons perdu plusieurs années pour le déploiement de solutions intelligentes en nous privant des CEPP. Il y a là une leçon à tirer : dans les campagnes présidentielles, on doit énoncer des principes et un récit mais il faut se garder de faire des promesses sur des mesures très précises. Nous étions plusieurs experts de la question à alerter le ministre, dans l’hémicycle, car toutes les chambres d’agriculture nous disaient que la séparation n’était pas la bonne solution et que nous allions perdre un instrument fondamental pour résoudre des problèmes économiques, écologiques et de santé publique majeurs. Pourtant, cette mesure a été décidée et déployée : y a-t-il des leçons à tirer pour de futures campagnes présidentielles ?

M. Julien Denormandie. Le Parlement a voté cette mesure de séparation ; qu’il l’évalue dans le cadre de ses prérogatives de contrôle me semble tout à fait souhaitable. Je faisais partie de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron et nous pensions de bonne foi que la séparation était une bonne solution. Qui pouvait d’ailleurs assurer que l’outil des CEPP était bien supérieur à celui de la séparation entre la vente et le conseil ? Sur le papier, la séparation semble très pertinente. Il est de bonne politique d’évaluer une telle mesure, sans attendre dix ans pour le faire. Nous avons, par exemple, remis l’ouvrage de la loi Egalim très rapidement sur le métier après en avoir évalué certaines dispositions. Il faut accepter de pouvoir se tromper et avoir le courage de corriger les mauvaises décisions. Sur la question de la séparation de la vente et du conseil par rapport aux CEPP, je ne dispose d’aucun élément permettant de trancher et de connaître avec assurance la meilleure option.

M. Dominique Potier, rapporteur. Un recours a été formé devant le Conseil d’État, qui a jugé que la délibération du Parlement avait été faussée car on avait annoncé que les CEPP subsisteraient alors qu’un décret allait les supprimer. La promesse présidentielle avait mis un terme à une politique que Stéphane Le Foll venait à peine de déployer : nous sommes donc repartis de zéro et nous avons perdu cinq ans. Nous pourrions travailler autrement et nous inscrire dans des continuités pour capitaliser sur ce qui a été fait précédemment.

Vous avez travaillé avec le préfet Pierre-Étienne Bisch, qui est le coordonnateur interministériel du plan de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires et du plan de sortie du glyphosate. Son audition fut édifiante : il nous a dit que pour qu’il y ait un coordonnateur interministériel, encore fallait-il qu’il y ait une politique interministérielle. En juillet 2020, le préfet Bisch vous a alerté – ou votre prédécesseur car vous avez été nommé ce même mois – sur le trop grand éclatement des moyens dévolus aux plans Écophyto entre agences et autres institutions, lequel nuisait à l’efficacité de cette politique publique : il vous a suggéré de centraliser les crédits pour corriger la situation et de désigner une autorité pour utiliser les fonds – la gestion calamiteuse de l’usage de l’argent public est très bien analysée dans des rapports d’inspection remis au ministre, que nous avons décortiqués et auxquels nous n’aurons rien à ajouter dans le rapport de cette commission d’enquête. Qu’avez-vous répondu à cette mise en garde ?

M. Julien Denormandie. L’interministérialité est évidemment nécessaire. En outre, plus on parvient à rassembler les moyens d’une politique, plus l’efficacité est grande ; néanmoins, cette recommandation est bien plus délicate à mettre en œuvre qu’à formuler : nous avons tous payé pour voir et constaté la difficulté de supprimer des lignes de crédits. Vous-même, vous m’auriez peut-être appelé, monsieur le rapporteur, pour me dire que telle ligne budgétaire ne devait pas disparaître.

J’ai un immense respect pour l’Inrae que je soutiens profondément, mais les politiques doivent porter une vision et définir des priorités, lesquelles doivent ensuite se décliner dans tous les domaines des politiques publiques concernées. C’est compliqué, car il importe également que les chercheurs conservent leur liberté, d’autant que ceux qui dirigent cet organisme bénéficient d’une pleine indépendance ; il faut toutefois définir des priorités d’action, et cette responsabilité incombe à l’autorité politique.

Les politiques publiques comme celle de la réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires peuvent susciter des tensions entre les ministères, ce qui est bien normal – la fonction de Premier ministre est d’ailleurs d’arbitrer les désaccords entre les ministres. Clin d’œil à vos propos sur la première campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017, le Président de la République a annoncé, lors de sa seconde campagne présidentielle, la création d’un secrétariat général à la planification écologique – effective depuis le 7 juillet 2022 – : le rôle du secrétaire général, rattaché à la Première ministre, est justement de s’assurer que tous les départements ministériels partagent et mettent en œuvre la même vision.

Une grande partie des décisions que j’ai prises en tant que ministre de l’agriculture et de l’alimentation ont fait l’objet de recours devant le tribunal administratif – même une foire aux questions a été traduite devant la justice. Mes décisions s’appuyaient très souvent sur les travaux de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) – le statut de cet établissement public administratif est particulier puisque ses avis ont une valeur contraignante. Le juge administratif se fonde sur les décisions de l’Agence pour se prononcer sur le recours formé contre la décision du ministre : quelle est la place de la décision et de la priorité politiques dans un tel système ? Cette question importante est complexe. Je suis très démocrate, je crois que la justice est le pilier de notre République et je suis un ingénieur amoureux de la science, mais il faut avoir le courage de se pencher sur la question essentielle et difficile de la place de la décision politique.

M. Dominique Potier, rapporteur. Faut-il revenir sur la loi du 13 octobre 2014 et les prérogatives données à l’Anses en matière d’autorisation des produits phytopharmaceutiques ?

M. Julien Denormandie. Je n’ai pas assez d’éléments pour le dire.

Prenons l’exemple de la brucellose, cette maladie qui atteint les vaches laitières et dont la bactérie peut se retrouver dans le lait et le reblochon. Elle provient généralement des populations de bouquetins, qu’il convient donc de limiter. Or le tribunal administratif a annulé, sur la base de plusieurs avis scientifiques, les décisions d’élimination d’un certain nombre de ces animaux que j’avais prises en vue d’éviter la prolifération de la maladie.

De même, lorsque j’ai décidé de proroger l’autorisation de certaines molécules afin de préserver la souveraineté de notre pays et de prévenir des difficultés d’approvisionnement, la juridiction administrative a annulé mes arrêtés en se fondant en partie sur des avis scientifiques allant dans un sens différent.

Nous devons tous avoir conscience de la fragilité de ces décisions politiques prises en faveur de la protection de la souveraineté française ou du consommateur lorsqu’elles ne sont pas entièrement conformes avec les avis scientifiques, qui se retrouvent au cœur des jugements rendus par les tribunaux administratifs. C’est aussi l’un des enseignements de la crise du covid19, qui a remis la responsabilité de la décision politique sur le devant de la scène.

Une révision de la loi de 2014 permettrait-elle d’ouvrir ce débat ? Je ne peux pas vous répondre : je n’ai pas le texte sous les yeux et je ne suis pas suffisamment compétent.

Je suis conscient de la dureté de mes propos, qui ne doivent pas être mal interprétés. Je suis dans un état d’esprit profondément constructif : je crois absolument en la justice, qui est le pilier de la démocratie et de la République, et en la science. On me considère d’ailleurs souvent comme beaucoup trop borné, scientifique, ingénieur. Cependant, le choix politique fondé sur d’autres considérations, tenant notamment à la protection de la souveraineté ou de la population, est aussi un élément central de notre vie démocratique.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai encore trois questions, qui rejoindront peut‑être celles de mes collègues, ce qui vous permettrait d’y répondre ultérieurement.

La première porte sur la sortie des néonicotinoïdes. L’Assemblée nationale vote l’interdiction de ces produits en 2016, elle doit être définitivement applicable en 2020 ; pourtant rien n’est fait, en matière de recherche sur les alternatives, avant 2020 ! La responsabilité ne vous en incombe pas vraiment, mais il y a là une incurie publique incroyable ! L’avez-vous constatée ? Nous payons aujourd’hui des non-décisions, une absence d’anticipation.

Le PSN est l’un des moyens importants de favoriser les technosolutions, dont vous êtes très friand, et l’agronomie. Or celui que vous avez proposé a été retoqué par la Commission européenne : il a fallu le réviser et le verdir. Avez-vous des regrets ?

Enfin, en matière de commerce international, vous êtes un expert des mesures miroirs. Comment peuvent-elles devenir plus efficientes dans la lutte contre les concurrences déloyales ?

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Vous avez affirmé la nécessité d’« affronter la temporalité » s’agissant des solutions alternatives. C’est bien la question de fond. En Limagne, dans le Puy-de-Dôme, j’ai rencontré de jeunes agriculteurs qui, tout en étant conventionnés avec Limagrain, se sont lancés dans l’agriculture sous couvert. Ils m’ont expliqué qu’il était impossible de persévérer dans cette voie, pourtant bénéfique du point de vue environnemental, sans utiliser un peu de glyphosate. Le plus jeune d’entre eux a voulu aller plus loin que les autres dans cette évolution des pratiques : il doit aujourd’hui abandonner l’agriculture sous couvert car sa production est mangée par les herbes. C’est donc un recul. L’été dernier, un viticulteur de Savoie m’a expliqué que les pentes de ses vignobles l’empêchaient de mécaniser et qu’une interdiction totale du glyphosate le contraindrait à cesser son activité. Cependant, quelques semaines plus tard, j’ai discuté avec un viticulteur du Vaucluse qui, lui, se disait capable de régler le problème. Vous l’avez dit avec d’autres mots : il faut faire preuve de courage politique. Allons-nous « affronter la temporalité » ou, au contraire, tout interdire dès le mois de janvier sans en mesurer les conséquences ?

Je voudrais également vous faire un reproche. Avant de quitter le Gouvernement, vous avez mis la touche finale au plan stratégique national et aux écorégimes. Alors que vous étiez un ministre jeune, que j’ai beaucoup apprécié par ailleurs, vous avez élaboré un PSN « de papa ». Vous n’avez pas eu le courage politique de favoriser davantage les agriculteurs qui recourent à des pratiques culturales ayant des conséquences bénéfiques pour l’environnement. Pour servir tout le monde et éviter de déshabiller quelques producteurs, vous avez maintenu le premier niveau d’écorégime, de telle sorte que la quasi-totalité des agriculteurs peuvent en bénéficier. Pourquoi s’efforceraient-ils de passer au stade supérieur si le gain de rentabilité n’est pas suffisant ?

M. Julien Denormandie. Je l’ai dit : le courage, en politique, c’est d’affronter le temps, la complexité des choses, et de remettre de la raison dans le débat. Voilà ce que je me suis évertué à faire tout au long de mes cinq années au gouvernement. J’ai été de ceux qui rentraient toujours dans la complexité des sujets. La nature n’est ni toute blanche, ni toute noire. Elle est elle-même créatrice de complexité – on dit d’ailleurs que l’entropie y est positive.

L’interdiction des néonicotinoïdes a été votée en 2016. Or, lorsque le Parlement a adopté, en 2020, sur proposition du Gouvernement, la loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, les fonds de recherche n’étaient pas établis. J’ai donc commencé par consacrer 7 millions d’euros à un PNRI dans le cadre duquel tous les instituts étaient placés au même niveau.

Monsieur Chassaigne, je partage entièrement vos propos sur le glyphosate. Je me souviens de certaines passes d’armes avec le président Mélenchon à ce sujet. J’expliquais que deux ambitions gouvernementales venaient se percuter : la protection de la biodiversité et la réduction des émissions de gaz carbonique. Pour ma part, j’ai été formé à l’agriculture de conservation : ma boussole, c’est le sol. Ce dernier n’aime pas être labouré : il préfère l’agriculture de conservation, l’agriculture sous couvert. Or, dans ce cadre, il n’existe malheureusement pas de solution crédible sans désherbant. Il y a là un vrai problème : faut-il privilégier une solution qui nuit à la biodiversité en surface ou une autre qui émet du gaz carbonique ou provoque l’infiltration des eaux ? Je rappelle qu’un kilo de vers de terre représente 500 kilos de vie.

J’ai étudié beaucoup de solutions alternatives au glyphosate. Pour maintenir l’agriculture de conservation – c’est-à-dire pour ne pas labourer – sans avoir à désherber, certains préconisent l’électrification des champs afin de brûler les racines. Je vous laisse imaginer la tête des vers de terre pris entre une anode et une cathode ! D’autres pratiques agronomiques peuvent fonctionner, telles les bandes intermédiaires. Certains beaux esprits proposent de donner des binettes aux gens, mais je leur recommande de biner les premiers ! Pour ma part, je suis persuadé que la solution viendra de la robotique. Cela nécessite des investissements massifs : c’est pourquoi je me suis battu à fond pour que ce sujet soit intégré au plan France 2030. La robotique est une perspective géniale, une partie intégrante de la troisième révolution agricole.

J’en viens à votre question sur l’écorégime, ce qui me permettra de répondre aussi à celle du rapporteur sur le PSN. Il y a toujours un débat fondamental : faut-il emporter la majorité des producteurs dans une accélération du mouvement ou embarquer certains d’entre eux dans une évolution encore plus rapide mais beaucoup moins inclusive ? Nous avons tenté de privilégier une dynamique collégiale, dans le cadre d’un système de points tenant compte, entre autres, de la diversité et de la rotation des cultures. Dans ce beau territoire d’élevage que vous appréciez tant, nous avons beaucoup œuvré, dans le cadre d’un autre pilier de la PAC, en faveur de l’accompagnement des éleveurs. Pour embarquer le plus grand nombre d’agriculteurs, il faut définir les ambitions palier par palier. Si les ambitions sont trop élevées, beaucoup resteront sur le côté.

Comme tous les Français, les membres de votre assemblée aiment beaucoup débattre des aides conditionnées. Je ne connais pas de secteur d’activité où les aides publiques, qu’elles soient nationales ou européennes, sont autant conditionnées que dans l’agriculture.

Je suis convaincu que, pour aller plus vite, une cohérence globale est nécessaire entre la politique interne européenne en matière de transition et la politique externe de l’Union. Un fait marquant a été passé sous silence. Le jour où j’ai pris la présidence du Conseil de l’Union européenne – le 1er janvier 2022 – était celui où la Commission était censée mettre en place des clauses miroirs, démocratiquement adoptées par les deux colégislateurs que sont le Parlement et le Conseil, s’agissant de l’utilisation d’antibiotiques de croissance dans les élevages. Je parle ici d’antibiotiques administrés de manière préventive, dans certains pays, pour éviter que des maladies se propagent dans des élevages très denses, alors que le recours aux antibiotiques n’est autorisé, en Europe, que pour soigner des animaux malades. La Commission n’avait pas adopté la règlementation nécessaire ; elle ne le fera pas non plus le lendemain, ni le surlendemain. J’ai donc pris un décret visant à interdire l’importation de viandes issues d’élevages utilisant ce type d’antibiotiques. Je savais ce décret illégal, puisqu’il intervenait dans un domaine de compétence européen, mais c’était une manière de dire à la Commission que ce n’était plus possible ! Il est trop facile de critiquer l’Europe en France et de se montrer très conciliant à Bruxelles ; mieux vaut soutenir l’Europe à laquelle on croit et dire les choses clairement à Bruxelles. Ainsi, en conférence de presse, devant le commissaire européen, j’ai dénoncé le déni de démocratie dont la Commission se rendait responsable en refusant d’appliquer une disposition votée.

Je suis libéral dans l’âme, je crois au commerce international, mais je considère qu’il faut avoir le courage de fixer des règles. On ne peut pas demander aux producteurs français qui nous nourrissent, qui font déjà plein d’efforts, d’aller beaucoup plus vite si on laisse en même temps entrer sur le marché des marchandises issues d’élevages qui ne sont pas soumis aux mêmes règles. Je pourrais vous citer des dizaines d’exemples. En 2009, alors que je travaillais en Égypte, mon fils aîné est tombé malade et le médecin lui a prescrit des antibiotiques. J’ai demandé à la nounou si elle connaissait un pharmacien ; elle m’a alors conseillé d’aller au supermarché pour acheter du poulet brésilien, qui contient à la fois des protéines et de l’amoxicilline. Aujourd’hui, 50 % des poulets consommés en France sont importés de pays où le recours aux antibiotiques de croissance est légal. Si la viande vendue dans les supermarchés est généralement française, ce n’est pas forcément le cas de celle servie dans la restauration hors domicile, ni des produits ultratransformés. C’est pourquoi la mention obligatoire de l’origine de toutes les viandes dans la restauration hors domicile, notamment dans les écoles, votée par le Parlement à ma demande, est importante.

Je crois à fond aux clauses miroirs : il faut les appliquer à la production de poulet, de noisettes, de moutarde… L’Europe en instaure parfois : ainsi, nous refusons que les cerises turques soient traitées au diméthoate – mais, encore une fois, la France a agi avant l’Union européenne. Il faut avoir le courage de refuser d’importer, comme si de rien n’était, des marchandises traitées avec des produits interdits dans notre pays.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Lorsque vous étiez ministre, vous avez voulu favoriser l’accès à l’eau pour les exploitations agricoles. Or l’enjeu de la préservation de la qualité de cette ressource, compte tenu de certains usages agricoles tels que le recours aux produits phytosanitaires, a souvent été évoqué lors de nos auditions. De nombreux rapports scientifiques nous éclairent aujourd’hui sur cette question, mais j’aimerais connaître votre sentiment personnel.

Je souhaite également vous interroger sur votre soutien à la filière bio. Plusieurs collectifs d’agriculteurs ont manifesté hier midi devant l’Assemblée nationale pour demander une augmentation des moyens consacrés à cette filière et aux mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec). Pourquoi l’État n’a-t-il pas tenu ses engagements financiers en la matière ? Pour être à la hauteur des ambitions environnementales dont nous parlons depuis le début de cette audition, ne pensez-vous pas qu’il faudrait renforcer, aux côtés des collectivités, l’accompagnement des agriculteurs dans la réalisation de ces transitions ?

J’en viens à la question des lobbys. Vous nous avez expliqué votre méthode consistant à partir des constats pour définir une vision. Lorsque vous étiez ministre, comment la résistance de votre cabinet et de votre administration aux tentatives d’influence était-elle contrôlée, en particulier sur la question des pesticides ? Aviez-vous une stratégie pour vous protéger des influences de certains lobbys ?

Enfin, vous avez évoqué le principe important de la décision politique, que vous avez située au cœur de divers arbitrages. J’aimerais donc vous interroger plus précisément sur votre position lors des arbitrages interministériels. Quels arbitrages avez-vous gagnés au sein du Gouvernement, notamment en matière de réduction de l’usage des produits phytosanitaires ? Comment avez-vous travaillé aux côtés d’autres ministères ? Mme Firmin Le Bodo a évoqué tout à l’heure ses difficultés de cohabitation avec d’autres ministères comme ceux de l’agriculture, de l’environnement, de l’industrie, de l’économie et des finances. Quelle place avez-vous donnée au ministère de l’agriculture dans la définition des politiques interministérielles relatives aux produits phytosanitaires ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Je me concentrerai sur un seul sujet, celui des clauses miroirs. J’ai suivi d’assez loin l’épisode de votre présidence du Conseil de l’Union européenne, puisque je n’étais pas député, mais je reconnais que vous avez mis cette question en avant. Cependant, beaucoup de personnes auditionnées par notre commission d’enquête, notamment des députés européens, ont souligné l’existence de nombreux freins à la mise en œuvre de ces clauses. Il faut d’abord favoriser la prise de conscience de ce problème. D’autres mouvements politiques se sont exprimés dans ce sens avant vous, mais vous avez eu le mérite de vouloir faire bouger les choses en tant que ministre ; il n’empêche qu’au sein du Conseil, la France se trouve assez isolée sur ce sujet. Par ailleurs, la mise en œuvre de ces clauses est compliquée du point de vue pratique. Comment contrôler les modes de production dans les pays tiers comme le Brésil, que vous avez cité ? Dès lors, en dépit de votre conviction que je reconnais bien volontiers, votre combat n’a-t-il pas manqué de sincérité ? Le gouvernement actuel, qui entend restreindre les moyens de production de nos agriculteurs, tente de rassurer ces derniers en mettant en avant les clauses miroirs ; or non seulement ces mécanismes ne sont pas mis en place, mais on ne sait pas très bien non plus comment ils pourraient l’être.

M. Julien Denormandie. La question de l’eau est absolument essentielle. Quand j’ai pris mes fonctions, j’ai demandé aux directeurs de mon administration combien de personnes en étaient chargées au sein du ministère. On m’a répondu qu’elles étaient cinq, sur les 30 000 agents employés par le ministère de l’agriculture, dont 15 000 pour le seul enseignement agricole – ce qui me permet, au passage, de souligner le trésor qu’il constitue. En effet, la compétence de la gestion de l’eau a été transférée au ministère de l’environnement – c’est d’ailleurs dans cette administration que partaient tous les élèves diplômés des Eaux et des Forêts ayant suivi cette filière, dans ma promotion, en 2004. La situation est complexe pour le ministère de l’agriculture, qui ne peut compter que sur cinq personnes – ou peut-être un tout petit peu plus – pour relever l’un des principaux défis des années à venir. C’est pourquoi j’ai lancé, avec Bérangère Abba, secrétaire d’État chargée de la biodiversité, et Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, cette grande initiative qu’a été le Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique. On y a évoqué le sujet de la captation d’eau, ou encore celui de la protection des écosystèmes. Dans ce cadre, nous avons trouvé le bon équilibre. Je vous invite d’ailleurs à lire le rapport transpartisan du Sénat, intitulé « Pour une politique de l’eau ambitieuse, responsable et durable », que je trouve très intéressant.

Nous avons dû revoir et mettre en œuvre les différentes directives nitrates. Là encore, il s’agit d’un sujet essentiel, tant au niveau national qu’à l’échelle européenne, car on voit que tous les pays n’appliquent pas ces directives de la même manière, ce qui suscite une certaine concurrence déloyale au sein du Marché commun.

S’agissant de la filière bio, permettez-moi de corriger vos propos : je ne connais pas les chiffres actuels, mais les montants consacrés aux Maec n’ont pas été réduits lors de la revue de la PAC – au contraire, la somme globale, toutes lignes confondues, était en augmentation. À l’époque, le débat portait sur les aides au maintien et les aides à l’installation : nous avons décidé de mettre le paquet sur ces dernières.

Je défends avec force les mesures en faveur du bio, de la HVE, de l’agriculture de conservation, de la protection des haies et toutes les mesures agroécologiques dans leur diversité. Le bio n’exclut pas l’agriculture de conservation – bien au contraire. Toutes ces pratiques font l’objet d’aides de l’État.

La question à laquelle nous sommes confrontés est celle de la répercussion des coûts et du juste prix pour le consommateur. Elle est d’autant plus difficile en période inflationniste. Ayant été ministre de la ville et ayant passé beaucoup de temps à travailler aux côtés de ceux qui accompagnent les plus fragiles, je suis convaincu que ce n’est pas le compte de résultat des agriculteurs qui doit financer les politiques sociales de notre pays. Il faut accepter de soutenir, par des politiques économiques fortes, le bio, la HVE, l’agriculture de conservation et, de manière générale, nos agriculteurs, en plus des politiques sociales visant à aider nos concitoyens les plus fragiles à faire face à l’augmentation des prix des produits alimentaires. La guerre des prix, qui a été soutenue politiquement non par la majorité à laquelle j’ai appartenu – au contraire, nous avons tout fait pour l’éviter –, mais par une précédente, au motif de protéger le pouvoir d’achat des Français, est à mes yeux une erreur. Je ne vise pas le gouvernement que vous avez soutenu, monsieur le rapporteur…

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous visez peut-être l’actuel ministre de l’économie ?

M. Julien Denormandie. Je pense plutôt au ministre de l’économie qui a défendu la loi de modernisation de l’économie (LME).

J’en viens à la question des lobbys. Je vous le disais tout à l’heure, j’assume toutes les décisions que j’ai prises. Il faut bien différencier les cabinets de lobbying, pour lesquels je n’ai aucune espèce d’estime, des syndicats agricoles, souvent improprement qualifiés de lobbys dans le débat public. Ces derniers sont pourtant des organisations, majoritaires ou minoritaires, qui représentent les agriculteurs. Heureusement que le ministre les reçoit et travaille avec eux – cela ne signifie pas pour autant qu’il fait ce qu’ils veulent. Parfois les visions se rejoignent, parfois les deux parties ne sont pas d’accord. Pour moi qui crois beaucoup au dialogue social, c’était une chance que le milieu agricole soit aussi syndiqué, plus que ne l’est tout autre secteur. À la fin, je le répète, c’est moi qui prenais les décisions, d’autant que j’étais formé aux sujets agricoles et que je pouvais faire valoir une vraie expérience dans ce domaine : je n’avais pas besoin que l’on me dise ce qu’il fallait faire.

Tous les arbitrages qui nous ont conduits à financer massivement la troisième révolution agricole étaient pour moi absolument essentiels. Tout aussi essentiel était le travail avec le ministère de la santé – je suis plutôt quelqu’un qui travaille avec les autres ministères, je n’aime pas rester seul dans mon couloir de nage.

S’agissant de la mise en œuvre pratique des clauses miroirs, monsieur de Fournas, je ne suis pas du tout d’accord avec vous. Vous nous accusez d’avoir été insincères : ce n’est vraiment pas ma façon de faire. C’est la France qui a défendu le règlement européen sur la lutte contre la déforestation importée : je ne dis pas que c’est toujours facile, mais les mesures de traçage de l’origine des produits permettent de mener cette politique. Il en est de même en matière d’élevage, s’agissant des clauses miroirs interdisant l’importation de viande issue d’animaux nourris aux antibiotiques. N’importe quelle boucherie est capable de vous indiquer quel morceau de viande provient de quelle vache, de quel élevage, et de vous donner la liste exacte des produits utilisés. Je salue d’ailleurs le travail réalisé par la Fédération nationale bovine (FNB), de manière très ouverte, en lien avec des think tanks et des associations environnementales, au sujet des clauses miroirs. Chacun sait que les dispositions que nous avons adoptées sont tout à fait applicables.

M. Jean-Luc Fugit (RE). C’est un plaisir de vous retrouver ici. Vous avez laissé un très bon souvenir à la profession agricole, toutes obédiences confondues – en tout cas, dans ma circonscription.

Vous avez partagé quelques réflexions sur le « mieux nourrir » et le « mieux produire ». Vous avez également expliqué que la justice et la science avaient été au fondement de votre action. Nous avons abordé la question du glyphosate, dont nous avons encore récemment débattu dans notre assemblée. À ce sujet, j’ai apprécié l’intervention de M. Chassaigne, et je lui ferai remarquer que le rapport d’information que j’ai rédigé en 2019, avec Jean-Baptiste Moreau, expliquait déjà que l’agriculture de conservation était difficile à développer sans un peu de glyphosate. Il suffit d’aller bêcher des sols pour s’en rendre compte… Il y a un vrai problème de culture scientifique dans notre pays.

Vous avez dit votre surprise que les agriculteurs ne fassent pas beaucoup référence aux instituts de recherche comme l’Inrae. Avec le recul, quelle est votre analyse ? Comment y remédier ? La solution ne passe-t-elle pas par la formation, notamment dans les lycées ? Ne faudrait-il pas mettre en place une formation plus globale en culture scientifique ? L’ingénieur chimiste que je suis pense que notre pays a des lacunes en la matière, mais votre vision est peut-être différente. Vous nous avez invités à toujours avoir une vision globale, transversale, notamment lorsque vous avez évoqué la question des clauses miroirs. Comment peut-on arriver, concrètement, à débattre de tous ces enjeux de manière dépassionnée, dans notre pays comme au niveau européen, et à se fonder sur la science au lieu de se référer à des croyances ?

Nous avons récemment débattu d’une proposition de résolution européenne visant au non-renouvellement de l’autorisation du glyphosate au sein de l’Union européenne, sur laquelle je me suis beaucoup investi. J’ai entendu des arguments qui m’ont beaucoup étonné, fondés sur des croyances et non sur la science. Il est quasiment impossible d’évoquer dans notre assemblée des sujets tels que celui de l’agriculture de conservation des sols. Alors que vous avez pris un petit peu de recul, quel regard portez-vous sur ces débats et sur l’action que nous avons conduite ensemble ?

M. Éric Martineau (Dem). Vous avez évoqué notre capacité à produire tout en protégeant notre agriculture et notre alimentation. Ne faisons-nous pas parfois fausse route ? Nous utilisons des herbicides mais la réponse viendra de la robotique ; quant aux insecticides, nous pourrons y renoncer en nous servant des bons insectes. Cependant, dans nos vergers et nos cultures, comment faire face aux maladies et aux champignons sans utiliser de pesticides ? Je ne suis pas scientifique, mais j’ai un sérieux doute.

Je vous remercie d’avoir parlé d’économie avec Mme Thomin. L’enjeu véritable n’est-il pas d’offrir à nos concitoyens une alimentation saine et accessible à tous ? Je suis favorable aux clauses miroirs : si nous interdisons certains usages chez nous, nous ne devons pas pouvoir les importer. En revanche, comment faire pour permettre à chacun de manger sans avoir forcément beaucoup de moyens ?

M. Julien Denormandie. Effectivement, monsieur Fugit, la formation est absolument essentielle. Il me semble d’ailleurs que les agriculteurs français sont les plus diplômés d’Europe.

Pour favoriser le rapprochement entre les instituts, publics ou privés, et les agriculteurs, il faut se mettre d’accord sur le chemin, les priorités et la méthode. Voilà ce que j’ai essayé de faire. Que mes propos concernant l’Inrae ne soient pas mal compris : nous avons la chance extraordinaire d’avoir les meilleurs chercheurs, qui réalisent un travail incroyable. Il est cependant important que l’action des instituts corresponde aux besoins du monde agricole afin que l’on cherche une solution à un problème et non un problème à une solution !

Nous devons lutter de toutes nos forces contre les visions simplistes ou binaires. Il faut accepter la complexité, et je pense d’ailleurs que les politiques doivent être exemplaires en la matière. Je ne suis pas sûr que cela soit toujours le cas. Puisque vous me demandez mon point de vue extérieur, je n’ai pas l’impression que la complexité du monde soit beaucoup mieux appréhendée dans l’hémicycle de votre assemblée, si j’en crois ce que je vois à la télévision.

Monsieur Martineau, il faut bien différencier ce qui relève d’une politique économique et ce qui relève d’une politique sociale. La politique économique doit favoriser la production tout en protégeant l’environnement ; en d’autres termes, elle doit faire en sorte que les prix tiennent compte de la valeur de la protection de l’environnement. Elle doit empêcher la formation de rentes – je vous renvoie à tout ce que nous avons fait avec le président Descrozaille dans le cadre de la loi dite Egalim 3, dont certains ont considéré qu’elle était quasiment communiste. En revanche, la politique économique ne peut se substituer à une politique sociale : encore une fois, ce n’est pas au compte de résultat des agriculteurs de financer le pouvoir d’achat des Français. Le risque est de favoriser un accroissement des importations, comme cela s’est produit durant les dernières décennies ; c’est contre cela que j’ai essayé de lutter.

Vous avez souligné la nécessité d’anticiper en prenant l’exemple de la lutte contre les champignons. Permettez-moi de citer l’exemple passionnant de M. Bouquet, qui a consacré sa vie à lutter contre l’oïdium dans les cultures de vigne. Il a eu l’idée géniale de croiser des vignes américaines avec des vignes européennes, dans la mesure où les premières se protégeaient naturellement contre l’oïdium. Après vingt ans d’essais, il s’est aperçu que seul un gène avait muté : il a donc passé le relais à l’Inra – le prédécesseur de l’Inrae –, qui a mis au point tout un programme et a enfin trouvé une solution au bout de quarante ans. M. Bouquet était alors déjà mort. Aujourd’hui, cette variété de vigne est inscrite au catalogue officiel. On voit donc que le temps des transitions est parfois très long. J’espère que les nouvelles techniques, notamment les fameuses NBT (new breeding techniques) dont nous n’avons pas discuté et qui nécessitent d’être encadrées, permettront d’accélérer le temps de la science et de supporter le temps de l’impatience, dans lequel je me trouve comme vous. La gestion du temps et de sa complexité est une question qui dépasse l’agriculture : c’est un véritable sujet politique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie, monsieur le ministre, d’avoir pris le temps de répondre aux questions de notre commission d’enquête.

 


53.   Table ronde réunissant des Instituts techniques agricoles (mercredi 15 novembre 2023)

La commission entend lors de sa table ronde avec des Instituts techniques agricoles :

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous terminons cette journée de travaux par une table ronde réunissant les représentants de deux instituts techniques de filières particulièrement concernées par la question des produits phytopharmaceutiques : Mme Anne‑Claire Vial et M. Norbert Benamou, respectivement présidente et directeur général d’Arvalis ; M. Gilles Robillard et M. Laurent Rosso, président et directeur général de Terres Inovia.

Madame, messieurs, je vous remercie de votre présence. Parmi les sujets qui méritent d’être abordés avec vous figure l’optimisation de l’existant : comment diminuer l’usage des produits phytosanitaires en améliorant le matériel végétal, avec les techniques actuelles c’est-à-dire sans remettre en cause les modèles agricoles, notamment la monospécialisation de grandes structures très capitalistiques ? Peut-on a contrario accompagner une mutation du paysage agricole en réintroduisant la diversification des cultures là où elle n’a plus lieu, voire la polyculture élevage, et en procédant à une reconception agronomique du travail agricole, qui suppose des chaînes en aval et des acheteurs, pour la valoriser ?

Avant de vous céder la parole pour un court propos liminaire, je vous rappelle que cette audition, ouverte à la presse, est retransmise sur le site de l’Assemblée. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc l’un après l’autre de lever la main droite et de dire : « Je le jure. »

(Mme Anne-Claire Vial, M. Norbert Benamou, M. Gilles Robillard et M. Laurent Rosso prêtent successivement serment.)

Mme Anne-Claire Vial, présidente d’Arvalis. Merci pour votre invitation. Vos propos ont ouvert un champ très vaste, que je recentrerai sur nos cœurs de métier. Tout en vous sachant très au fait des questions agricoles, je veux rappeler que les instituts techniques agricoles de recherche appliquée sont une spécificité française. Ils ont vocation à être le lien entre la recherche finalisée et académique – celle des universités ou de l’Inrae, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement – et les agriculteurs, l’utilisateur final. Notre rôle est de contribuer à la construction des solutions tout en étant à l’écoute de nos mandants.

Les instituts techniques sont reconnus par le code rural. Qualifiés tous les cinq ans, ils possèdent un conseil scientifique : bien qu’étant en lien avec des filières économiques et professionnelles, nous défendons une éthique de l’indépendance scientifique de nos résultats.

Arvalis est un organisme dédié aux grandes cultures, qui représentent 70 % à 75 % de la surface agricole utile (SAU) française : nous sommes certes de gros consommateurs de produits phytosanitaires à l’hectare, mais surtout, nous représentons beaucoup d’hectares.

L’institut emploie près de 500 collaborateurs, pour un budget d’environ 60 millions d’euros. Nous sommes très concernés par les alternatives aux phytosanitaires. Depuis longtemps, nous avons introduit dans notre dossier de qualification un arbre de décision présentant les produits phytosanitaires comme un dernier recours. Notre recherche vise ainsi en premier lieu à expliquer comment les éviter, comment faire différemment, et à ne les utiliser qu’en dernier recours. Il est utopique de penser que l’on n’a pas besoin de se préoccuper de la santé du végétal : on aura toujours cette préoccupation. Évidemment, nous voulons nous en occuper d’une manière qui limite autant que possible son impact.

Arvalis traite des filières céréalières – blé, blé dur, orge, maïs – ainsi que des pommes de terre et du lin. Des exemples pourront montrer que des résultats très probants ont été obtenus ces dernières années en matière de réduction des produits phytosanitaires utilisés.

Le temps est un vrai enjeu – le temps politique n’est pas celui de la recherche. Même si nous sommes engagés pour la recherche d’alternatives, nous disposons de programmes de recherche à deux, trois ou cinq ans – comme le plan national de recherche et innovation (PNRI) de l’Institut technique de la betterave (ITB), dont vous avez certainement auditionné les représentants. Nous ne pouvons pas construire des solutions dans des laps de temps très courts.

M. Gilles Robillard, président de Terres Inovia. Merci de nous recevoir ce soir – nos deux instituts représentent bien plus que 70 % de la surface agricole de la France.

Terres Inovia emploie environ 200 salariés, pour un chiffre d’affaires de plus de 20 millions d’euros par an. Nous sommes parfois appelés l’Institut de la diversification car nous travaillons non pas sur les grandes cultures, mais sur les cultures riches en huiles – colza, tournesol, soja – et en protéines, comme les légumes secs, les pois, les pois chiches, les lentilles, la féverole ou le chanvre.

Notre vocation est de participer à augmenter la souveraineté protéique en France. Parmi les cultures qui nous apportent le plus grand nombre de contributions figurent le colza et le tournesol, premières sources de protéines de masse, donc d’autonomie protéinique, en France, parallèlement aux plantes riches en protéines à destination de l’alimentation humaine.

Depuis plusieurs années, nous travaillons activement à la recherche d’alternatives, en collaboration avec les autres instituts techniques. Avec Arvalis et l’ITB, nous avons ainsi mené des travaux à l’échelle du système et de la rotation, dans les plateformes Syppre, afin d’évaluer comment conserver le capital de production de l’exploitation, tout en maintenant sa rentabilité économique. Il s’agit de définir quels travaux du sol réaliser pour baisser les indices de fréquence de traitement (IFT) et l’utilisation des produits phytosanitaires.

Nous travaillons aussi dans l’Yonne sur un projet dit R2D2, qui fait suite à une invasion de grosses altises dans les champs de colza il y a une dizaine d’années. Bien que cette culture, par sa rentabilité, ait fait vivre les exploitations des zones dites intermédiaires, elle a dû y être arrêtée, du fait de résistances et de la suppression des molécules qui permettaient de combattre ce coléoptère : nous n’avions plus de solution. Il y a quatre ans, nous avons lancé un vaste programme impliquant une douzaine d’agriculteurs d’un territoire de 1 200 hectares, pour définir les adaptations et les aménagements à réaliser, dans les territoires et les pratiques culturales, afin de réduire l’apport de produits phytosanitaires dans les cultures de colza.

La démarche interinstituts a débuté il y a quelques années mais, comme l’a dit AnneClaire Vial, nous travaillons sur un temps long et la recherche d’alternatives prend du temps.

Mme Anne-Claire Vial. Vous ne l’avez pas dit, mais nous l’entendons bien : de l’argent a été mis sur la table – M. Potier est bien placé pour le savoir –, avec un premier, un deuxième et le début d’un troisième plan. Je comprends que des parlementaires, soucieux du budget de l’État, s’interrogent sur l’utilisation de ces fonds et sur les raisons pour lesquelles cela ne va pas assez vite.

De nombreuses solutions passent par la génétique, par exemple pour les maladies. Or en génétique, on n’aboutit à des résultats qu’au bout de sept à dix ans : certaines questions sont sur la table pour lesquelles on n’a pas trouvé de réponse.

En revanche, nous avons très récemment mis en ligne un outil d’aide à la décision pour le traitement de la pomme de terre. Il couvre à présent 70 % de la superficie emblavée en France et a conduit à une réduction de 20 % des produits fongicides. C’est déjà une belle réussite. Quand on apporte une solution à l’agriculteur, il s’en saisit.

Au sein du réseau des fermes Dephy, on atteint une réduction de 23 % des produits phytosanitaires, de mémoire. Aujourd’hui, on n’arrive pas à aller plus loin. Pour certaines questions, on est face à un mur, ce qui nécessite de relancer la dynamique.

L’enjeu est aussi celui de l’argent mis sur la table pour conduire ces recherches. Je laisse le directeur général d’Arvalis préciser le financement dont notre institut a bénéficié dans le cadre des plans Écophyto.

M. Norbert Benamou, directeur général d’Arvalis. Sauf erreur, dans les dix dernières années, Arvalis a bénéficié de 1,5 million d’euros de financement par les plans Écophyto, pour des programmes de recherche et développement (R&D). À cela s’ajoute la participation au BSV (Bulletin de santé du végétal), en matière d’épidémiosurveillance.

Mme Anne-Claire Vial. Avec 100 000 euros par an, pense-t-on que l’on puisse obtenir des résultats ?

Dans la filière des grandes cultures, on estime que 36 % des bioagresseurs seraient gérables avec une réduction de 50 % des produits phytosanitaires dans les années qui viennent. Nous ne sommes donc pas sans visibilité. Vous le savez, notamment eu égard au grand plan que la Première ministre a annoncé lors du Salon de l’agriculture, il faut mobiliser des enveloppes importantes pour que l’ensemble des acteurs puissent monter des projets dignes de ce nom et trouver des solutions. Nous pourrons détailler nos idées en la matière.

Il ne faut surtout pas imaginer que nous refusons de travailler : nous sommes conscients des enjeux ; la recherche de solutions est une de nos priorités.

M. Laurent Rosso, directeur général de Terres Inovia. Tout d’abord, notre rôle est de faire en sorte que les producteurs – et surtout les techniciens de développement, qui accompagnent les 100 000 producteurs au sein des coopératives et dans les chambres d’agriculture – disposent des outils et des références adéquats. Il faut créer des références transposables, reconductibles, sans faire prendre aux agriculteurs des risques inconsidérés. Lorsque nous leur conseillons certaines pratiques, nous devons être sûrs de ce que nous disons, et l’avoir vérifié plusieurs fois.

Pour les cultures d’oléoprotéagineux, on estime à environ 300 le nombre de territoires homogènes pour lesquels les références doivent être établies, sur les 400 territoires agricoles que compte la France. Dans ces territoires différents, nous devons être en mesure d’apporter des références solides aux agriculteurs.

Deuxièmement, il existe cinq plateformes permettant d’optimiser les systèmes de culture, qui travaillent sur cinq bassins représentatifs. Le projet a commencé en 2014 : il a fallu près de dix ans pour accumuler suffisamment d’informations afin de pouvoir transmettre des données statistiques aux agriculteurs. La diversification est essentielle : aucune solution combinatoire ne peut être trouvée sans créer la multiperformance des systèmes dans lesquels on travaille. Les phytosanitaires sont un outil parmi d’autres, dans un combat global pour atteindre des objectifs de production.

Troisième élément : nous intervenons à condition de disposer de connaissances – biologiques, écologiques, éthologiques, de physiologie végétale – qui nous sont fournies. Nous travaillons donc après la recherche académique, en recherche et développement, en recherche applicative, et nous trouvons des solutions techniques en les mettant à l’épreuve.

Nous manquons cependant de connaissances pour de nombreuses espèces. Par exemple, dans la filière des oléoprotéagineux, nous avons beaucoup de connaissances sur le colza – suffisamment pour créer le colza robuste, réduire les phytosanitaires ou adapter l’agronomie –, mais ce n’est pas le cas sur les légumineuses. De même, nous manquons de connaissances s’agissant des ravageurs, qui évoluent beaucoup en fonction du changement climatique : la recherche publique ne se consacre quasiment pas aux insectes. Lorsque l’on se tourne vers la recherche étrangère, souvent, la question n’est plus discutée en dehors de l’Europe, puisqu’il y a des OGM (organismes génétiquement modifiés) pour les principaux ravageurs. Il est inutile de chercher des entomologistes pour nous fournir les données. Nous manquons de programmes de recherche pour nous fournir les informations que nous prendrons en compte dans nos approches techniques.

En aval, nous devons transférer ces connaissances vers les agriculteurs : un vrai problème de compétences se pose de la part de ceux qui effectuent le transfert technique, pour s’assurer qu’ils intègrent les nouvelles modalités, beaucoup plus complexes qu’une approche allopathique. Aujourd’hui, les solutions relèvent d’une approche combinatoire agronomique. Or nous manquons de formations d’agronomie pour traiter ces problèmes en profondeur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Malgré un programme très chargé, j’ai tenu à ce que 75 % de la SAU française soit représentée car, après l’audition des représentants des chambres et de l’Inrae, il me semblait qu’il manquait un chaînon, celui des instituts techniques. Je vous remercie donc d’avoir répondu à notre invitation. Nous avons par ailleurs auditionné les acteurs de la vigne et les arboriculteurs, ce qui doit nous avoir permis de couvrir 90 % des cultures sur les questions liées aux produits phytosanitaires dans notre pays. Il est intéressant de vous entendre en fin de parcours : sans remettre en cause votre travail, alors que tout le monde dit qu’il fait bien son travail – Julien Denormandie vient de l’affirmer, pendant une heure –, depuis dix ans, nous n’obtenons pas les résultats que nous nous sommes fixés. Il faut le constater, avec humilité et un souci de vérité.

Je connais Anne-Claire Vial depuis 2014, alors qu’elle présidait la chambre d’agriculture de la Drôme : la visite de la plateforme de la Drôme, dans le cadre de la préparation de mon rapport, m’avait édifié quant au volontarisme et à la capacité d’innovation qu’elle décrit. J’ai aussi bien connu les combats des acteurs de la filière des oléoprotéagineux en France. J’ai confiance dans le fait que notre discussion permettra de se dire les choses en face et d’aller au fond des questions : nous ne sommes pas là pour des plaidoyers généraux mais pour entrer dans le vif du sujet.

Premier sujet : nous avons une recherche, des instituts, des chambres extraordinaires mais, à la fin, l’agriculteur écoute surtout son conseiller phyto, même si on a séparé juridiquement le conseil et la vente. L’indication, c’est le marché, donc le conseiller commercial. C’est terrible pour nous : autant de recherche, autant d’instituts – et je connais vos plateformes et vos efforts – pour des résultats si maigres. Les fermes Dephy réduisent leur utilisation des produits phyto de 25 % : on se dit qu’une baisse globale d’au moins 20 %, aurait pu être atteinte, si on les avait démultipliées.

De même, pour le nombre de doses unités (Nodu) et la quantité de substances actives (QSA), on constate une petite baisse générale, que l’on sait à peine interpréter. Ce qui a marché, ce sont les mesures réglementaires et un peu le marché – la bio, les signes officiels de la qualité et de l’origine (Siqo). Cela a stabilisé une tendance, qui aurait eu lieu autrement.

Nous devons regarder le problème en face : qu’est ce qui ne fonctionne pas, entre la recherche fondamentale, les instituts techniques, les chambres et le monde agricole ? Qu’est-ce qui ne remonte pas assez du monde agricole ? Pourquoi le dispositif ne produit-il pas de résultats ?

Le continuum est pour nous défaillant – le terme de « faillite » serait excessif. Les moyens mis sont insuffisants pour les instituts par rapport à l’objectif que l’on vous assigne en matière de réduction des produits phytosanitaires. Mais globalement, cela ne marche pas. Comment l’envisagez-vous ? Ne cherchez pas à vous justifier, essayons de définir ensemble ce qui pourrait marcher.

M. Gilles Robillard. Un exemple frappant est l’arrêt de la molécule Phosmet, qui permettait de protéger le colza de la grosse altise : elle n’a pas été réapprouvée au niveau européen, ce qui a conduit à son arrêt en France.

Le remplacement d’une molécule par une autre est assez simple : en menant des tests dans les 300 territoires, en deux ou trois ans, une solution peut être définie. Mais quand on veut arrêter une molécule et la remplacer par des solutions non chimiques, il faut chercher plusieurs solutions et actionner des leviers combinatoires. On se heurte aux problématiques des petites régions : le paysage, le territoire, le contexte pédoclimatique n’étant pas le même, il faut travailler sur une multitude de leviers pour espérer en trouver un. Financièrement, c’est un gouffre ; humainement, nous n’avons pas assez de capacités.

Une fois ces leviers trouvés, on réalise un essai par an, dans un contexte donné, dont les résultats ne sont pas reproductibles. Il a été question de la dizaine d’années nécessaire pour valider une alternative dans les plateformes Syppre. Puisque nous mettons notre crédibilité en jeu auprès des agriculteurs, nous devons valider la solution proposée : nous ne pouvons pas le faire en trois ans.

M. Laurent Rosso. Au quotidien, la dure réalité des producteurs est que le marché détermine, in fine, si un risque vaut ou non d’être couru et si telle production est de nature à générer une valeur ajoutée pour l’exploitation.

L’exemple de la féverole l’illustre. L’interdiction de certaines molécules visant à la protéger contre la bruche nous a privés de certains marchés, au profit des Canadiens, qui en sont les premiers producteurs au monde et dont les cultures ne sont pas menacées par cet insecte, pour des raisons climatiques. Pour eux, la question de la réduction des insecticides ne se pose pas : si c’est nécessaire, ils utilisent l’avion pour traiter les cultures.

Cela oblige nos agriculteurs, sur les marchés, à vendre leur production quasiment à prix coûtant, exception faite de quelques contrats particuliers. Cela a aussi pour effet de réduire notre capacité à innover et à valoriser nos innovations, lesquelles doivent servir l’intérêt de l’agriculteur. Si des conditions climatiques ou économiques défavorables l’incitent, pour garantir la rentabilité, à ne pas adopter les solutions que nous lui proposons, notre position collective s’en trouve dégradée.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aimerais que vous n’esquiviez pas, dans vos réponses, la question de votre rapport aux chambres d’agriculture, aux coopératives agricoles et à l’Inrae, dans la mesure où vous n’êtes pas directement prescripteurs auprès des agriculteurs. Où le système est-il défaillant ? Certes, il faut tenir compte de l’intérêt économique de ces derniers – l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) auditionné hier, avec lequel vous travaillez, ne dit pas autre chose –, mais n’avons-nous pas raté quelque chose en matière de recherche des solutions et de leur application pratique ?

M. Gilles Robillard. À mes yeux, il existe très clairement un défaut de relation entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée menée dans les instituts techniques agricoles (ITA). L’Inrae fait des recherches sur les sujets de son choix ; nous sommes obligés de travailler avec ce qu’il nous donne. Un maillon manque, peut-être sous la forme d’une instance auprès de laquelle nous pourrions faire valoir nos besoins de recherche.

L’exemple de la grosse altise est emblématique. Les molécules permettant de l’éliminer ont été interdites avant même que nous ne parvenions à élever ce coléoptère en sphère fermée pour en étudier la biologie. Il existe un net déficit d’interaction, notamment du point de vue de la prescription, entre la recherche fondamentale, qui elle aussi exige du temps, et la recherche appliquée.

M. Norbert Benamou. Nous devons produire des solutions utilisables par tous les agriculteurs, ce qui nous oblige à étudier tous les cas d’usage possibles pour déterminer où cela coince.

Par ailleurs, le problème de la réduction des produits phytosanitaires a été abordé, au cours des dernières années, sous deux angles qui ne sont peut-être pas les bons. D’abord, nous nous sommes penchés non sur la réduction de l’usage de certains produits, mais sur leur interdiction, en l’absence de solutions alternatives ; ensuite, nous nous sommes concentrés sur les solutions alternatives au lieu de prendre le problème dans l’autre sens, en partant des usages exigeant des traitements alternatifs pour se débarrasser progressivement des produits phytosanitaires.

En donnant à l’agenda réglementaire de retrait des molécules la priorité sur l’examen des solutions disponibles, nous avons placé la recherche dans une seringue, ce qui nous a obligés à concentrer énormément de moyens sur des programmes dont nous savons qu’ils n’aboutiront pas avant dix ou vingt ans, au détriment de programmes susceptibles d’aboutir plus rapidement. Le problème réside dans l’échange d’informations entre les acteurs. Il est global et ne tient pas à l’un d’entre eux.

Mme Anne-Claire Vial. La question du transfert technologique est un véritable casse-tête. Nous ignorons, malgré nos années d’expérience, si la solution du problème est philosophique, scientifique ou sociologique. Que faire lorsqu’un agriculteur adopte une solution ? Certes, nous ne sommes pas directement en contact avec les agriculteurs, mais nous offrons, en accès libre, des outils d’aide à la décision et une documentation présentant les résultats de nos recherches, s’agissant notamment des choix variétaux.

Nous avons créé une application pour les jeunes agriculteurs, qui ne lisent pas les rapports de l’expérimentation des fermes Dephy. Plutôt que rédiger des textes, nous produisons des vidéos, car la plupart des jeunes préfèrent une vidéo de trois minutes à un article de cinquante lignes. Nous faisons de nombreuses démonstrations aux champs. Nous participons à la création d’événements, notamment Tech&Bio et Les Culturales.

En somme, nous allons au contact, de façon très factuelle, d’une population insérée dans le nouveau monde. Depuis quelques semaines, nous envoyons des SMS aux agriculteurs, qui obtiennent ainsi des informations complémentaires au bulletin de santé du végétal (BSV) sans même les avoir demandées. Nous multiplions les incitations à s’engager auprès des agriculteurs.

S’agissant de l’Inrae, l’Institut est le premier au monde et ses chercheurs sont formidables. Les Instituts techniques agricoles travaillent à l’élaboration d’une nouvelle convention-cadre. Oui, les chercheurs sont libres d’orienter leurs recherches – c’est le b.a-ba de la recherche publique –, mais ils doivent être à l’écoute des sollicitations de nos experts. Le comité de direction de l’Inrae n’a pas manifesté d’opposition à cette démarche, qui vise à améliorer nos relations.

S’agissant des financements, les appels à projets en sont l’alpha et l’oméga. Lorsqu’il répond à un appel à projets, un chercheur passe vingt jours à remplir de la paperasserie. D’après les chiffres dévoilés lors de la dernière réunion du bureau de l’Acta, nous avons répondu à 176 appels à projets et avons été retenus pour 37 d’entre eux. Vous rendez-vous compte du temps passé à faire des choses qui ne servent à rien ?

Nous sommes en contact avec la haute administration, notamment la direction générale de l’enseignement et de la recherche (DGER) et la direction générale de l’alimentation (DGAL), auxquelles nous demandons, en notre qualité d’ITA qualifiés, de ne pas nous soumettre systématiquement à des appels à projets. Nous souhaitons notamment bénéficier de ce qu’on appelle les procédures financières garanties. L’alternative au phyto constituant un programme stratégique national, il existe une ligne financière garantie.

Nous ne refusons pas que nos projets soient étudiés et éprouvés par les experts de l’Inrae ou d’ailleurs, nous demandons de faire simple. Il faudrait notamment harmoniser l’accès aux financements, qui varie selon qu’il s’agit du plan Écophyto 2030, du programme Casdar ou des projets commissionnés.

Pour terminer, j’évoquerai deux sujets ayant suscité de nombreux débats avec l’Inrae. Lorsque le programme prioritaire de recherche (PPR) « Cultiver et protéger autrement » a été lancé, l’Inrae a raflé la mise. Son financement était en effet assuré à hauteur de 50 % ; or il nous est difficile, à nous, instituts techniques, de cofinancer un projet à ce niveau, alors que nous avions déjà engagé les ressources de la cotisation volontaire obligatoire (CVO). S’agissant du Grand défi « Biocontrôle et biostimulants », qui est le type même de programme visant à ouvrir des solutions alternatives, nous sommes financés à hauteur de 30 %. Ces exemples techniques méritent réflexion.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’aimerais être certain de bien comprendre : les appels à projets que vous évoquez sont-ils exclusivement français ou incluent-ils les appels à projets communautaires ?

Mme Anne-Claire Vial. Ils sont exclusivement français.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez été retenus pour 37 projets sur 176, soit moins du quart. Étiez-vous, pour certains d’entre eux, en compétition avec l’Inrae ?

Mme Anne-Claire Vial. Sur les deux programmes que je viens d’évoquer, oui.

M. le président Frédéric Descrozaille. Est-ce à dire que les appels à projets ne font aucune distinction entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée ?

M. Laurent Rosso. Le plus surprenant est que nous sommes mis en concurrence, sur des sujets aussi essentiels que le déploiement de nouvelles pratiques, avec des structures n’obéissant pas aux mêmes règles et n’offrant pas les mêmes garanties. Nos procédures, qui garantissent la bonne gestion et l’intégrité scientifique du projet, relèvent du code rural. Il faut bien admettre qu’il y a un problème.

M. Norbert Benamou. S’agissant du Grand défi « Biocontrôle et biostimulants », je rectifie l’information donnée par Mme Vial : nous sommes financés à hauteur de 70 %.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ces premiers échanges illustrent le défaut de chaînage du système, lui-même lié à une absence de dialogue entre les acteurs. Il manque un architecte en chef. Ce rôle pourrait être joué par le politique, donc par le ministère.

Par ailleurs, je considère moi aussi que la généralisation du fonctionnement par appels à projets est une aberration. Je ne dis pas qu’il n’était pas nécessaire de mettre en concurrence les ITA, mais il est possible de leur fixer des conditions de la redevabilité et des obligations de résultat en procédant autrement, d’autant que ni la recherche fondamentale ni la recherche appliquée n’ont le monopole des solutions. Elles n’ont pas vocation à être mises en concurrence – je partage la surprise et l’indignation de M. le président sur ce point –, mais doivent être articulées entre elles et servies chacune comme elle doit l’être.

J’en viens à la question fondamentale du marché. S’agissant des protéagineux, tous les acteurs de la recherche que nous avons auditionnés, au premier rang desquels l’Iddri et l’Inrae, considèrent que la solution réside dans l’agroécologie et dans la diversification des cultures au profit de la polyculture et de l’élevage, et peut-être au détriment des céréales à grains, pour rétablir notre autonomie en matière de protéines.

Dans le modèle économique actuel, la culture des protéagineux est face à des impasses. Je pense à la lutte contre la bruche et aux épisodes de stress thermique et hydrique, auxquels ces plantes de culture souvent tardive sont particulièrement sensibles. La recherche variétale n’a pas permis, à ce jour, de résoudre ces problèmes. La faiblesse des rendements nuit à l’attractivité de la filière, qui de surcroît est peu organisée. Les céréales à grains, quant à elles, continuent au contraire de prospérer de façon assez régulière. Certes, leurs perspectives de marché connaissent des hauts et des bas et ne sont plus ce qu’elles étaient, mais elles ne sont pas remises en cause et le rendement de l’heure de travail demeure performant.

Le développement des protéagineux, qui est, avec le maintien de l’élevage et des prairies, l’une des clés de la réduction des produits phytosanitaires est donc dans l’impasse. Les techniques sont utiles, mais ne suffisent pas pour créer une mosaïque paysagère, donc de la diversification dans le temps et dans l’espace.

Sur ce sujet, pouvez-vous donner quelques lueurs d’espoir ? D’après les acteurs de la recherche que nous avons auditionnés, il faut se départir d’une vision monospécifique des protéagineux au profit du méteil et de la combinaison des espèces. Cette piste, qui suppose de créer des filières adaptées, notamment en matière de tri, fait-elle partie de celles sur lesquelles vous travaillez ?

M. Gilles Robillard. S’agissant de la polyculture, elle est acquise. La monoculture, définie comme le retour annuel de la même culture sur une parcelle donnée, n’existe quasiment pas en France, en raison notamment des contraintes réglementaires d’éligibilité aux financements alloués dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC).

Vous évoquez en réalité le mélange de cultures, qui se heurte à plusieurs problèmes, au premier rang desquels celui de sa valorisation du fait notamment de la présence de gluten. Le marché ne demande pas le mélange des cultures. Par ailleurs, les metteurs en marché doivent isoler les lots pour travailler le grain, ce qui complexifie la production. En raison du faible pourcentage de lots à traiter, cette évolution est quasiment impossible à mettre en œuvre.

Par ailleurs, la protection des cultures soulève des difficultés, certains produits phytosanitaires étant homologués pour les céréales et non pour les protéagineux, et inversement. Le désherbage des parcelles pose également problème. Quant aux méteils, ils sont le plus souvent récoltés pour le fourrage, ce qui suppose de les associer à l’élevage, lequel n’est pas représenté partout dans le paysage français.

S’agissant des protéagineux, la création d’un collectif de semenciers sous l’égide de la filière oléoprotéagineuse peut être considérée comme une lueur d’espoir. Cette filière souffre d’un déficit génétique, pour deux raisons. D’abord, la surface occupée par les protéagineux est faible, de l’ordre de 180 000 hectares. À titre de comparaison, le colza occupe environ 1,3 million d’hectares. Pour les sélectionneurs de semences, le capital de recherche et la rentabilité ne sont pas les mêmes. Ensuite, les agriculteurs, pour faire des économies, réutilisent les semences, qui sont travaillées par lignées, ce qui prive de royalties les sélectionneurs et les metteurs en marché.

Pour résorber ce déficit génétique, les acteurs français de la recherche et de la sélection de semences de plantes protéagineuses créent un collectif, animé par la filière, financé en partie par elle et en partie par l’État, visant à mettre en commun le matériel génétique au profit de l’innovation variétale. C’est une première.

Mme Anne-Claire Vial. Les oléoprotéagineux, ne nous y trompons pas, nécessitent des insecticides et des fongicides. Il ne faut pas en avoir une vision tronquée. Je rappelle, au risque de déplaire, que la grande culture dont l’indicateur de fréquence de traitements phytosanitaires (IFT) est le plus bas est le maïs.

Nous menons deux projets partenariaux de recherche visant à la diversification des cultures, les plateformes Syppre et le projet d’adaptation au changement climatique des assolements des exploitations (Acclimate), lequel reprend des travaux abandonnés par l’Inrae il y a vingt ans. L’un et l’autre illustrent le dynamisme de la recherche en la matière.

M. Norbert Benamou. Les surfaces occupées par les céréales sont tendanciellement en baisse, à hauteur de 10 % en dix ans d’après les statistiques d’Agreste.

Mme Anne-Claire Vial. Moins 50 % en dix ans pour le blé dur.

M. Norbert Benamou À rendement égal, la production baisse.

La transition agroécologique, nous y travaillons et nous la souhaitons. Elle est un axe fondamental de nos travaux. Elle exige la diversification des cultures et des changements de système. La plateforme Syppre permet de mener des essais à faible impact environnemental dans les systèmes de culture. En dix ans, nous avons obtenu des résultats nettement positifs, atteignant une diminution de l’usage des produits phytosanitaires de 25 %. Toutefois, une seule des cinq plateformes présente une situation économique équivalente à celle de la production traditionnelle. L’enjeu est donc l’accompagnement du risque pris par les agriculteurs, qui n’y trouvent pas leur compte du point de vue économique.

Les résultats s’améliorent chaque année, mais il faudra du temps.

Par ailleurs, nous menons des travaux visant à adapter les rotations et les systèmes culturaux à l’évolution du climat et des disponibilités en eau, en tenant compte des contraintes de rentabilité. Ces travaux sont déclinés à grande échelle, dans de nombreux territoires, ce qui prend aussi du temps. Ce travail de recherche est participatif. Nous y associons de nombreux agriculteurs, qui nous fournissent des informations permettant de faire une analyse fine des territoires, puis d’en faire des données générales utiles au conseil et au déploiement des pratiques sur le terrain.

Tout cela prend du temps, non le temps propre à la recherche fondamentale – de l’ordre de la quinzaine d’années pour la génétique, par exemple –, mais le temps de captage et d’analyse des données puis de mise en œuvre opérationnelle des pratiques. L’intelligence artificielle permettra peut-être d’accélérer l’interprétation des données, mais, pour l’heure, tout cela prend du temps.

Mme Anne-Claire Vial. Le projet Acclimate est déployé dans dix des treize régions métropolitaines. Nous travaillons avec le réseau des chambres d’agriculture, avec les acteurs économiques et avec les agriculteurs. Nous présentons aux agriculteurs les deux scénarios retenus par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), ce qui leur permet de se projeter à dix ou vingt ans, et de déterminer si leur assolement sera soutenable ou non, et s’ils auront un équilibre économique. Nous menons ces travaux très structurants en lien avec l’Inrae et avec les autres ITA. S’agissant des plateformes Syppre, nous travaillons avec la filière de l’élevage.

J’admets que vous nous disiez, en tant que parlementaires, que les résultats ne sont pas là, mais nul ne peut dire – et vous ne l’avez pas dit – que nous ne faisons rien. Nous travaillons sur des sujets très structurants pour obtenir des solutions.

M. Laurent Rosso. Les oléagineux – colza, tournesol et lin – et les légumineuses à graines – dont le soja – représentent 2,5 millions d’hectares au maximum sur les 12,8 millions d’hectares des grandes cultures, et cette proportion s’est plutôt réduite. L’objectif du plan Protéines végétales est de passer à 3 millions d’hectares, avec des légumineuses sur les 500 000 hectares supplémentaires. La question, c’est de savoir où seront pris ces 500 000 hectares.

Nous connaissons bien les oléagineux, et nous disposons de solutions notamment de réduction des indices de fréquence de traitement phytopharmaceutique (IFT) ; nous avons travaillé avec des agriculteurs qui ont beaucoup gagné en rendement, en marge. C’est ce que l’on a appelé le colza robuste. Le problème, dans ce cas, c’est le transfert.

La désintermédiation est alors fondamentale. Pendant des décennies, nos instituts travaillaient de façon très verticale avec les techniciens de développement, qui eux-mêmes s’adressaient ensuite aux agriculteurs. Grâce aux outils numériques, nous pouvons parler directement à ces derniers alors que mon prédécesseur, directeur de ce qui s’appelait le Centre technique interprofessionnel des oléagineux métropolitains (Cetiom), était convoqué par les coopératives s’il osait discuter avec des agriculteurs… Nous travaillons maintenant de façon tripartite, tant directement avec des agriculteurs experts qu’avec les techniciens qui accompagnent d’autres agriculteurs. L’ensemble fonctionne mieux, mais il y a encore du travail : nous avons face à nous 100 000 producteurs, et nous pouvons en toucher directement une dizaine de milliers.

Sur le colza et le tournesol, nous pensons pouvoir réussir le transfert : les filières sont structurées, la robustesse est connue. Nous rencontrons un problème sur les légumineuses à graines. Il y a une vraie demande. Les filières sont plus ou moins structurées : celle du pois l’est, celle de la féverole moins ; sur les légumes secs, tout reste à faire ; sur les fourrages déshydratés, il y a encore du travail. Il faut montrer l’intérêt à produire, à la fois sur le plan technique et sur le plan économique. Des connaissances sont nécessaires. Le défi, s’agissant des légumineuses, c’est d’arriver à convaincre un agriculteur qui doit se diversifier, et perdre une partie de son volume de production, qu’il a intérêt à introduire des légumineuses à des moments où c’est important, et à des niveaux qui restent modestes mais qui sont des verrous : 500 000 hectares de légumineuses, c’est une transformation majeure, alors que cela reste modeste à l’échelle de la ferme France – aujourd’hui essentiellement céréalière, et il n’est pas question de revenir sur cet aspect.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous pensez à des allongements de rotations.

M. Laurent Rosso. Oui, ainsi qu’à des insertions techniques, qu’il faut réussir. Si on prend l’exemple du triptyque colza-blé-orge en Bourgogne, l’objectif est d’introduire une quatrième culture, au moins, qui serait une légumineuse. Pour réussir cette insertion, encore une fois tant techniquement qu’économiquement, il y a un gros travail.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vos instituts sont financés pour l’essentiel sur la base d’accords interprofessionnels, n’est-ce pas ?

M. Laurent Rosso. Je crois que nous sommes financés pour moitié par la contribution volontaire obligatoire (CVO) et pour moitié par d’autres sources.

M. le président Frédéric Descrozaille. Et vous relevez d’interprofessions courtes.

M. Laurent Rosso. Oui, jusqu’à la première transformation.

M. le président Frédéric Descrozaille. Ne serait-il pas alors judicieux de faire participer l’aval à vos travaux ? Je pense ici au Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes (CTIFL). L’enjeu économique revient souvent dans vos propos. La provenance des légumineuses, par exemple, est un sujet important pour un nombre croissant d’agro-industries. Il me semblerait pertinent que les industriels, voire la grande distribution, soient représentés dans vos instances.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vos instituts se sont créés à l’échelle de filières ; on raisonne alors blé, orge, pois ou protéagineux. Toutefois, nos auditions font apparaître l’importance de la rotation. Vos fonctionnements sont-ils compatibles avec une réflexion à l’échelle non plus seulement de chaque culture mais des rotations ?

Les produits phytosanitaires ont notamment apporté une forte normalisation des productions ; l’industrie agroalimentaire produit des denrées très standardisées à partir de produits eux-mêmes très standardisés. Quel serait l’impact d’une diminution de cette normalisation, d’une plus grande diversité, qui viendrait par exemple d’un plus grand mélange de cultures ? Je ne m’arrête pas ici à la première transformation, qui n’est pas celle qui aboutit à des pâtes ou du pain ; le consommateur achète des produits transformés. Il faudrait à mon sens des liens plus forts avec tous ces acteurs.

Enfin, savez-vous ce qui se passe à l’étranger ? D’autres pays ont-ils adopté des organisations plus efficaces que la nôtre ? Coopérons-nous avec eux ?

Mme Anne-Claire Vial. C’est vrai, nos instituts se sont historiquement construits par filière – Arvalis a 60 ans, ce n’est pas rien. Mais nous avons viré notre cuti ! Nous menons des essais système, nous réfléchissons sur les rotations. Nous consacrons d’importantes ressources aux projets Syppre et Acclimate. De la même manière, nous allons chercher des agriculteurs experts ou innovateurs, nous ne nous interdisons aucun partenariat. Nous ne travaillons plus jamais seuls.

Vous posez la question de l’aval. Il me semble que c’est une question qui s’adresse plutôt aux interprofessions qu’aux instituts : il faut des contacts, des discussions, et c’est le rôle des interprofessions ; la loi de 2014 leur en donne la responsabilité. Mais nous nous interrogeons nous aussi. En tant qu’agricultrice, je refuse de perdre mon indépendance dans le choix de mes cultures et de mes variétés parce que je serais aux ordres d’un acheteur : nous ne promouvons pas un modèle d’agriculture dans lequel l’acheteur principal dit au paysan comment il doit travailler. Dans nos instituts, nous préférons garder notre indépendance pour réfléchir à nos sujets agricolo-agricoles.

S’agissant de votre question sur l’alimentation, nous n’avons pas la réponse. J’y retrouve les débats que nous avons au Conseil économique, social et environnemental : quel est le pouvoir du citoyen consommateur ? Comment peut-il agir sur le modèle agricole ? Nous verrons bien. Mais les travaux du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) et de la cellule de prospective du ministère de l’agriculture montrent des changements de comportement alimentaire dans les nouvelles générations qui auront de grandes conséquences pour l’agriculture.

Vous abordez enfin la question internationale. Dans les projets européens comme Horizon 2020, les instituts techniques agricoles sont les meilleurs élèves de la classe – nous sommes même devant l’Inrae, ce que je ne manque jamais de rappeler à Philippe Mauguin. Notre taux de réussite est supérieur à 30 %. Pour la première fois, Arvalis s’est vu confier le pilotage d’un projet qui rassemble vingt-quatre partenaires parmi lesquels différents pays européens mais aussi plus lointains comme l’Afrique du Sud. Nous évoquions les pertes de surface en blé dur, qui posent d’ailleurs aussi problème aux derniers industriels qui ont encore des usines sur le territoire français – s’il n’y a plus de blé local, ils ne resteront pas. Sur ce sujet, nous travaillons avec le Portugal, l’Italie, qui dispose de la plus importante collection génétique, la Tunisie, le Mexique, l’Australie. Le conseil scientifique de l’Acta, l’association qui réunit les instituts techniques agricoles, a insisté sur cette nécessité de déploiement international. Nous y veillons beaucoup.

Le bureau de l’Acta a d’ailleurs prévu un déplacement à Wageningue, dont vous n’ignorez pas la réputation, pour étudier leurs façons de travailler, comment ils opèrent le transfert, comment ils parlent à leurs agriculteurs.

M. Gilles Robillard. Je souscris à ce qui vient d’être dit. Vous nous demandez si le fonctionnement de nos instituts, construits par filière, ne nous conduit pas finalement à défendre chacun notre territoire. Mais tous les agriculteurs savent qu’une succession culturale est indispensable : il n’y a donc pas de risque de pression. En tant qu’agriculteur, j’ai besoin que chaque institut m’apporte son expertise sur mes cultures, mais aussi sur les débouchés, sur l’aval, mais pas qu’on vienne dans ma cour de ferme me dire ce que je dois faire chez moi. L’indépendance est fondamentale.

De nombreux travaux sont réalisés en commun par plusieurs instituts : certains problèmes sont spécifiques à certaines cultures, mais beaucoup sont communs aux grandes cultures. Il n’y a pas de guerre de tranchée.

Mme Anne-Claire Vial. La task force travaille sur l’ensemble des grandes cultures. La réponse que nous apportons au Gouvernement n’est pas divisée entre céréales, oléo‑protéagineux…

M. Laurent Rosso. Terres Inovia est née de la nécessité de reconstruire la France après la guerre : nous étions un CTI, un centre technique industriel tel qu’ils ont été créés par la loi du 22 juillet 1948, donc un organisme public. À cette époque, il fallait construire des filières, car il s’agit ici de produits destinés à la transformation industrielle. Nous avons ainsi participé à la construction du groupe Avril.

Je suis à la fois directeur de l’interprofession et directeur de l’institut technique : ce n’est pas un hasard. Terres Inovia est bien un institut technique de filière. Il s’arrête à la première transformation car nous produisons des solutions à large spectre – aussi bien pour l’alimentation animale, notre première raison d’être, que pour l’alimentation humaine et pour la bioéconomie, avec des solutions pour l’énergie ou encore la chimie verte. S’il fallait intégrer dans notre dialogue tous nos destinataires, il n’y aurait pas que la Fédération du commerce et de la distribution (FCD), les distributeurs. Cela induirait un déséquilibre.

En revanche, nous accompagnons la structuration des filières, dans une logique de segmentation. Pendant longtemps, nous étions dans des logiques de commodité ; mais même les commodités d’aujourd’hui comme le colza ou le tournesol se segmentent. C’est encore plus le cas pour les légumineuses. C’est un nouveau défi pour nous, que nous relevons avec les collectifs locaux : nous construisons des filières par segment. Nous travaillons ainsi avec la restauration collective, publique et privée, avec les distributeurs – avec tout l’aval. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas dans notre interprofession que nous ne travaillons pas avec eux.

S’agissant de votre question sur l’international, nous sommes fondateurs des deux grandes structures scientifiques consacrées au colza et au tournesol. Nous assurons le secrétariat du Global Council for Innovation in Rapeseed and Canola (GCIRC). Nous étions récemment à Sydney pour le congrès mondial du colza ; nous organiserons le congrès de 2027 en France. Dans ces réunions internationales, les Européens sont considérés comme des extraterrestres ! Lorsque nous exposons notre travail sur les produits phytosanitaires et la lutte contre les ravageurs, les Chinois, les Américains et les Australiens ouvrent de grands yeux. Certains se frottent déjà les mains en imaginant qu’ils nous vendront plus facilement leurs produits ; d’autres se disent plutôt que les mêmes problèmes les attendent. Mais il faut savoir que le fossé grandit entre nos pratiques de jardinier, optimisées, et celles de nos homologues d’Amérique du Nord et du Sud par exemple.

M. Norbert Benamou. Cette logique de segmentation se retrouve dans les céréales. Il ne faut pas oublier une dimension importante dans les discussions avec l’aval, avec les industriels : celle de leurs cahiers des charges. Il faut parler avec eux de la faisabilité de ces cahiers des charges qui, pendant longtemps, étaient imposés sans que l’on se demande si les producteurs français pourraient fournir les matières premières répondant à ces contraintes. Nous pouvons changer la donne avec certains acteurs afin qu’un approvisionnement français soit possible. C’est un travail de bénédictin, puisqu’il faut aller les voir un par un.

M. Laurent Rosso. Je précise que nous travaillons avec toutes les agricultures, notamment l’agriculture bio. Nos références sont toujours solides et sérieuses.

Mme Anne-Claire Vial. Aujourd’hui, de grands groupes internationaux nous expliquent que ce qui nous sauvera, c’est l’agriculture régénératrice. Demandez aux 12 000 collaborateurs de l’Inrae la définition de ce concept ! Faisons attention, y compris dans l’espace public et le monde politique. Le code rural définit l’agroécologie ; l’agriculture régénératrice, personne ne sait ce que c’est mais Nestlé a bien compris que ces grands mots allaient lui rapporter de l’argent.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai signé, avec d’autres, une tribune qui dénonce précisément ces abus de langage.

Merci de cette audition très riche. Notre commission n’a pas eu les moyens d’aller sur le terrain, mais j’espère que vous m’accueillerez sur une plateforme d’essais pour faire le point sur vos innovations et reprendre confiance dans l’avenir !

 


54.   Audition de M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (jeudi 16 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Dans la dernière ligne droite de nos travaux, nous auditionnons les ministres sous la responsabilité desquels les quatre administrations centrales de l’agriculture, de la santé, de la recherche et de la transition écologique conduisent cette politique publique complexe qu’est la maîtrise des usages des produits phytosanitaires.

Nous cherchons à comprendre pourquoi nous avons échoué à atteindre les objectifs que la nation s’est fixés. Nous cherchons à savoir là où cela coince. Les auditions nous ont notamment permis d’identifier un problème de gouvernance.

Vous n’êtes évidemment pas comptable du passé, monsieur le ministre. Nous sommes curieux d’avoir votre regard, depuis votre prise de fonctions, sur la place de cette politique publique parmi les priorités de votre ministère, sur la fluidité de l’interministériel ainsi que sur le plan stratégique national (PSN) dont vous avez assuré la mise en œuvre et qui a été critiqué pour son manque d’ambition agroécologique. Nous attendons aussi une réponse franche de votre part sur notre capacité – et avec quelle méthode – à atteindre des objectifs qui sont sans cesse reportés.

Avant de vous laisser la parole, je vous invite à satisfaire l’obligation faite aux personnes auditionnées par une commission d’enquête, par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Marc Fesneau prête serment.)

M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Je salue votre volonté, à travers la commission d’enquête, de comprendre les dysfonctionnements qui ont empêché d’atteindre les objectifs ; de décrire la complexité de la situation – si les solutions étaient simples, les blocages observés depuis une quinzaine d’années auraient été levés – ; et de replacer la question des produits phytosanitaires dans le contexte de la stratégie nationale bas-carbone et, plus globalement, de la transition des modèles économiques qu’impose le dérèglement climatique.

Les agriculteurs évoluent dans un contexte de plus en plus complexe où se conjuguent – et c’est sans doute un des effets du dérèglement climatique – l’augmentation de la pression des ravageurs et le retrait de plusieurs substances actives, sans oublier l’impératif de souveraineté alimentaire.

La réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques constitue néanmoins une nécessité pour préserver à la fois la santé, la biodiversité et la qualité de l’eau. La transition de nos systèmes de production est indispensable mais elle doit se faire sans affaiblir notre protection des cultures, notre niveau de production, ni notre souveraineté alimentaire. Transition agroécologique et souveraineté alimentaire sont indissociables et même dépendantes. Il ne faut pas opposer l’une à l’autre mais les conjuguer.

C’est dans ce cadre que le Gouvernement a fait de la baisse de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques une priorité. Le plan Écophyto II+ traduit ses engagements et répond également à une obligation européenne fixée par la directive de 2009 instaurant un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, dite directive SUD, en cours de révision.

Le plan Écophyto II+ est la troisième génération de plans visant à réduire l’usage des produits phytosanitaires, issus du Grenelle de l’environnement. Le premier plan, en 2008, affirmait une volonté de réduire l’usage des produits phytopharmaceutiques agricoles de 50 % dans un délai de dix ans. En 2015, devant la faiblesse des résultats, un plan Écophyto II a été adopté, l’objectif de baisse de 50 % étant reporté à 2025 et un objectif intermédiaire de 25 % fixé à l’horizon 2020.

Cet épisode montre la difficulté à décliner de manière opérationnelle un objectif théorique, en prenant en considération les enjeux de santé publique, environnementaux mais aussi économiques pour un secteur stratégique pour le pays. Les gouvernements et les majorités qui se sont succédé depuis 2008 ont tous pu le mesurer.

Entre 2009 et 2013, le nombre de dose unités (Nodu), principal indicateur pour mesurer la quantité de pesticides utilisée, a augmenté de 16 %. Entre 2013 et 2018, il a continué de croître de 2 %. Ce sont ces dix années d’échec qui ont été sanctionnées par le tribunal administratif de Paris dans un jugement dont a pris acte le Gouvernement en 2018.

Lors de la préparation du plan Écophyto II+, le Gouvernement a cherché à tirer les conclusions de l’échec des plans précédents et à donner une nouvelle impulsion pour parvenir à réduire l’usage de produits phytopharmaceutiques de 50 % d’ici à 2025 et à diminuer les autres usages sans laisser les agriculteurs sans solution.

La France est pleinement engagée dans une dynamique de réduction de l’utilisation des produits phyto. Est-ce un effet de sédimentation ou d’accélération ? Depuis 2017, pour la première fois depuis quinze ans, les quantités baissent. Le plan Écophyto II+ produit des résultats concrets. Les données de vente disponibles pour 2022 confirment la baisse des quantités de substances actives vendues – avec 43 000 tonnes en 2022, celle-ci est de 20 % par rapport à la moyenne des années 2015 à 2017, et elle est particulièrement marquée sur les produits considérés comme les plus dangereux. Je signale aussi la baisse concernant le glyphosate. Les Nodu montrent une diminution historique de l’usage des produits phytopharmaceutiques, signe que les actions engagées depuis 2017 portent leurs fruits. L’honnêteté intellectuelle m’oblige toutefois à dire que les efforts menés depuis 2008 trouvent peut-être là leur traduction tardive.

La vente des produits les plus préoccupants, les substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de catégorie 1 a baissé de 93 % depuis 2016. Quant à l’utilisation du glyphosate, elle a été réduite de 27 % par rapport à la période de référence précédente 2015-2017.

Outre le plan Écophyto II+, le Gouvernement a pris plusieurs mesures fortes pour accompagner la baisse de l’usage des produits phytopharmaceutiques : un programme prioritaire de recherche doté de 30 millions d’euros et destiné à accroître la mobilisation des scientifiques pour développer des solutions alternatives ; le plan de relance pour aider les agriculteurs à se doter massivement d’agroéquipements, lesquels jouent un rôle central dans la baisse des usages mais aussi, plus globalement, dans la transition agroécologique ; France 2030 qui prévoit 1,2 milliard pour l’agriculture afin de financer des solutions durables et innovantes, telles que les outils de biocontrôle, la sélection variétale, la robotique et le numérique – la technique est l’un des instruments de réponse, qui doit être combiné avec les autres ; un plan de développement de l’agriculture biologique, dont l’objectif est d’atteindre au moins 18 % de la surface agricole utile en bio d’ici à 2027 – je n’ignore pas la situation de la filière bio mais il convient de maintenir la trajectoire que nous avons soutenue jusqu’à présent ; enfin, les actions d’amplification se poursuivent et se renforcent en matière d’anticipation et d’accompagnement.

La stratégie Écophyto 2030, qui participe à accompagner la transition de notre modèle agricole, a été présentée lors du comité d’orientation stratégique et de suivi du 30 octobre dernier. L’ensemble des parties prenantes ont salué le sérieux du travail et la perspective dans laquelle il s’inscrit.

Cette stratégie répond à une triple ambition : préserver la santé publique et celle de l’environnement dans une logique « une seule santé », maintenir un haut niveau de protection des cultures – enjeu majeur pour la sécurité alimentaire – et soutenir les performances économiques et environnementales des exploitations. Surtout, le Gouvernement a voulu proposer une nouvelle approche, que beaucoup appelaient de leurs vœux, fondée sur l’accélération du développement des solutions alternatives, qu’elles soient chimiques ou non chimiques, pour mieux se préparer au potentiel retrait de certaines substances actives. En parallèle, l’accent est mis sur la reconception des systèmes agricoles et alimentaires dans l’ensemble de la chaîne de valeur. Cette méthode répond à une exigence sanitaire et environnementale mais aussi pour le monde agricole : les agriculteurs ne peuvent pas et ne veulent pas vivre de dérogation en dérogation. Je le dis souvent, les interdictions ne préjugent pas des solutions mais les dérogations n’invitent pas forcément à chercher des solutions. La dérogation apporte une réponse immédiate et d’urgence sanitaire mais il faut parallèlement tracer des perspectives à plus long terme. Cet exercice de planification, qui doit être mené avec la profession, est exigeant. Il faut s’interroger, avec lucidité, sur le devenir des molécules et le risque de retrait dans une perspective de moyen et long termes pour définir des trajectoires partagées.

Dans cette logique, la reconception doit s’appuyer sur la mise au point de méthodes alternatives à celles qui existent, y compris non chimiques, au profit de plusieurs filières et à différentes échelles – la parcelle, l’exploitation agricole, le territoire ou la région. Comme l’a dit la Première ministre au salon de l’agriculture, « anticiper, innover, accompagner sont les trois piliers de l’action que nous entendons conduire ». Cela suppose une importance accrue de l’agronomie, seule à même de développer des solutions alternatives permettant de sortir de la logique dominante de substitution d’une substance active à une autre au fur et à mesure des interdictions. Les effets de report qu’on observe après chaque interdiction ont conduit à des impasses. Les professionnels doivent s’engager dans la démarche s’ils ne veulent plus subir des interdictions non anticipées. Le recours à la recherche et à l’innovation pour trouver des alternatives et faire évoluer les pratiques agricoles constitue un axe fort de notre action.

Reconcevoir les modèles, c’est le sens du travail que nous avons engagé avec les instituts techniques et les interprofessions. Il s’agit d’en finir avec la gestion au coup par coup. Ce travail exige de sortir de la logique de silos pour mobiliser l’ensemble des maillons de la chaîne – le monde agricole, les instituts de recherche, les agences publiques, les acteurs privés – pour mieux anticiper et développer des solutions combinatoires. L’objectif est d’élargir l’éventail des possibilités pour éviter que les agriculteurs ne se trouvent sans solution. Pour mener à bien ce travail collectif de long terme, il faut regarder la réalité de la situation phytosanitaire pour s’y préparer du mieux possible, en toute transparence et en confiance, en substituant le débat aux injonctions.

Dans la perspective des renouvellements d’autorisation ou d’homologation à venir, il semble plus judicieux, compte tenu des effets de report constatés, d’examiner lucidement l’ensemble des classes de molécules pour trouver dès à présent des alternatives, sans être soumis à la pression de l’interdiction.

En complément de ceux déjà alloués par le biais de la fameuse redevance pour pollutions diffuses (RPD) – 70 millions sur les 180 millions d’euros de recettes iront au financement de la transition –, de nouveaux moyens importants sont spécifiquement dédiés à la mise en œuvre de la stratégie Écophyto 2030 : 250 millions d’euros sont prévus dans le projet de loi de finances pour 2024 au titre de la planification écologique, dont une part importante financera des plans d’action spécifique des filières sur les usages de produits phytopharmaceutiques identifiés comme critiques ; une aide à l’investissement pour les matériels nécessaires à la transition agroécologique viendra en prolongement de France relance, ainsi que le financement de projets territorialisés. S’ajoutera une allocation de crédits France 2030 dont le montant sera arbitré très prochainement par la Première ministre.

Face au constat d’échec que vous avez souligné, nous essayons d’élaborer une stratégie de moyen à long terme, dotée de moyens dédiés et associant l’ensemble de la filière et de la chaîne de valeur. Il faut embarquer l’amont et l’aval ; la charge de la réduction des produits phyto – la pression, les difficultés et les impasses aussi – ne peut pas peser seulement sur le monde agricole. Cela prendra du temps mais, sans être exagérément optimiste, une trajectoire de réduction commence à se dessiner. Plutôt que de pointer une fois encore les insuffisances – il y a quelque chose de désespérant à entendre toujours : « pas assez, pas comme il faut », s’agissant du monde agricole –, il faut se féliciter de cette bonne nouvelle.

M. Dominique Potier, rapporteur. Dès le début, nous avons envisagé la commission comme une contribution positive au débat public.

Je vous le dis d’emblée, le plan Écophyto 2030 nous paraît une base de travail intéressante. Nous avons eu l’assurance de la Première ministre que les travaux de la commission ainsi que les évolutions du règlement sur l’utilisation durable des pesticides, dit règlement SUR, seraient pris en compte dans la version définitive du plan qui devrait être présentée début 2024. Nous espérons que nos propositions éclaireront les choix que vous aurez à faire.

Hasard du calendrier, nous recevons ce matin le ministre en exercice et l’un de ses prédécesseurs, Stéphane Le Foll. En 2013, lorsque ce dernier était en fonction, étaient publiés le rapport de l’Inserm sur les alertes sanitaires ainsi que celui que j’avais remis au Premier ministre pour préparer le plan Écophyto II. C’est à la période de dix années qui les séparent que s’intéresse notre rapport.

Celui-ci répondra à trois questions : faut-il réduire les phyto à 50 %, voire à zéro à l’horizon 2050 ou plus loin ? Notre réponse, qui s’appuie sur l’état de la science – nous avons reçu presque toutes les autorités scientifiques en la matière – est positive : nous sommes absolument convaincus que cette réduction est indispensable.

Deuxième question, est-elle techniquement possible ? Nous savons qu’une réduction de 30 % l’est ; à 50 %, il faut changer les systèmes et au-delà, il faut une véritable révolution.

Troisième question, est-ce compatible avec la souveraineté alimentaire ? Les adversaires de l’urgente nécessité de baisser les phyto mettent tous en exergue la souveraineté alimentaire et le climat, qui sont deux autres grandes ambitions de la nation. Nous considérons qu’il est possible de concilier réduction de l’usage de la phytopharmacie, atténuation et adaptation au changement climatique, et garantie de notre souveraineté alimentaire.

Le rapport comportera six chapitres : l’état de la science ; le régime d’autorisation ; le continuum entre recherche et développement et accompagnement des agriculteurs ; les politiques publiques – politique agricole commune (PAC) et PSN – ; le poids du marché intérieur, européen et international ; le pilotage du plan qui fait cruellement défaut depuis des années.

Il me semble important de poser les termes du débat. Nous ne reprocherons à aucun ministre de mauvais résultats dans l’exercice de ses fonctions, résultats qui sont d’ailleurs publiés très tardivement – il faut attendre un an et demi pour en avoir connaissance ; la lenteur des informations est l’un des défauts en matière de pilotage. Vous l’avez dit, les résultats peuvent être le fruit des actions des prédécesseurs. Nous ne ferons donc pas de procès. En revanche, nous examinerons, pour chaque ministre, les décisions qu’il a prises et la manière dont il a pesé ou pas. Il s’agit, à nos yeux, d’une obligation de moyens plus que de résultats.

Nous sommes réservés sur la baisse de 20 % que vous annoncez. Si l’on considère les chiffres dans leur totalité et sur la durée depuis le Grenelle de l’environnement, les volumes en quantité de substances actives (QSA) sont en légère baisse et, en Nodu, n’ont pas bougé. Chacun de ces indicateurs est critiquable. Certaines études européennes montrent que l’usage a plutôt augmenté en France ces dernières années alors qu’il a décru dans d’autres pays. Nous n’allons pas nous perdre dans ces controverses. Nous présenterons, avec objectivité, l’ensemble des données disponibles et nous en conclurons qu’il n’y a pas lieu de sauter de joie : les objectifs n’ont pas été atteints et nous reportons sans cesse les échéances. Nous serions les premiers à nous réjouir d’une baisse de 20 %, mais les données dont nous disposons nous incitent à mettre un bémol.

S’agissant de vos responsabilités vis-à-vis du plan Écophyto, je discernerai trois moments importants depuis 2022 : d’abord, le PSN, déclinaison d’une politique publique européenne, et ses incidences sur l’émergence ou non d’une véritable agroécologie ; ensuite, l’élaboration du plan Écophyto 2030 ; enfin, je le dis sans ironie, votre déclaration au congrès de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le 30 mars dernier, qui a joué un rôle dans la création de la commission d’enquête. Vous avez dit alors : « Je viens de demander à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) une réévaluation de sa décision sur le S-métolachlore parce que cette décision n’est pas alignée sur le calendrier européen et qu’elle tombe sans alternative crédible ». Nous y avons vu une menace qui faisait écho aux travaux de certains sénateurs et à certaines revendications syndicales en faveur d’une remise en cause du régime d’autorisation inscrit dans la loi de 2014 visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national.

Monsieur le ministre, êtes-vous partisan d’une remise en cause du régime d’autorisation ?

M. Marc Fesneau, ministre. Je n’ai jamais remis en cause les évaluations des agences de sécurité sanitaire ; j’en fais un principe. Ce serait prendre un risque énorme que de s’aventurer dans cette voie : celui de relativiser les faits scientifiques à l’aune de nos croyances ou de nos convictions. Il faut veiller à étayer scientifiquement les décisions.

Dans l’objectif, que je compte bien tenir, de ne pas créer de distorsion au détriment de la France par rapport aux autres pays européens, ce serait une erreur de s’affranchir totalement des calendriers européens. C’était le sens de la déclaration que vous avez citée.

À votre question, je réponds non, il n’est pas dans mes intentions de remettre en cause le régime d’autorisation. Le sujet n’est pas là. Nous avons besoin de mobiliser toutes les structures et l’Anses est un acteur clé. L’Agence est capable d’évaluer une molécule et ses risques mais aussi de proposer des alternatives. Le fait de remettre en cause le rôle de l’Anses, qui résulte d’une décision politique, plutôt que d’explorer les solutions alternatives serait une erreur. En le disant, je contrarie certains professionnels pour lesquels ce serait la bonne solution. Ce n’en est pas une parce que la trajectoire de réduction est nécessaire et que chacun doit s’en sentir responsable La remise en cause est inopérante. Je suis très clair sur ce point, vous le savez, monsieur le rapporteur.

Faut-il réduire les phyto ? La réponse est oui. Vous avez raison, on peut parvenir à une baisse de 20 % ou 30 % par le matériel et par les pratiques. En revanche, pour atteindre 50 %, il faut reconcevoir les modèles. Cela passe par les fermes de référence, les filières, les instituts techniques, etc.

Peut-on se passer complètement des phyto à l’horizon 2050 ? Je vais peut-être choquer certains ici, mais pourquoi l’agriculture serait-elle le seul secteur qui ne peut pas utiliser de produits de nature chimique ? Il est curieux d’exiger d’elle ce que l’on ne demande pas aux produits pharmaceutiques ou à la plasturgie. Le zéro absolu me paraît un horizon compliqué, d’autant qu’on ne peut pas exclure que des accidents climatiques imposent de recourir aux produits phyto pour ne pas perdre toutes les récoltes. Je le dis aussi simplement que cela.

Est-ce techniquement possible ? J’ai répondu oui. Il me semble toutefois que la solution est nécessairement combinatoire.

J’ai toujours défendu l’idée que l’on peut concilier souveraineté alimentaire et réduction des phyto, à condition de ne pas conduire les gens dans une impasse en leur promettant une alternative qui n’existe pas.

Je suis désolé de dire que nous n’avons pas aujourd’hui d’alternative crédible, qui préserve le rendement, pour la betterave, ni pour la cerise. Sans doute avons-nous pris trop de retard. Parfois on me réclame le diméthoate et le phosmet qui ont été interdits il y a plus d’une dizaine d’années. Les responsables publics n’ont pas fait les efforts nécessaires pour trouver des solutions.

En ce qui concerne les chiffres, nous vous donnons les éléments pour comparer avec chaque séquence triennale et juger de l’efficacité. Nous lirons avec attention ce que vous écrirez sur les Nodu. Sachez que nous n’avons pas changé de méthode pour les quantifier ; j’ai tendance à me fier aux mesures qui sont faites et qui, à une époque, montraient l’absence de réduction.

M. Dominique Potier, rapporteur. J’approfondis le sujet du régime d’autorisation, auquel nous avons consacré beaucoup de temps. Je prends note que le Gouvernement, à travers vous, ne le remet pas en cause.

« Pas d’interdiction sans solution », dites-vous. Or il faut relever une contradiction : dans le cas du diméthoate, l’interdiction a été décidée malgré l’absence d’alternative. Nos travaux nous amènent à la conclusion que le volet réglementaire – autrement dit, le retrait de la molécule – a été plus efficace que la recherche et le développement pour réduire l’usage des pesticides, sans en nier toutefois les effets de bord. Votre affirmation est-elle bien une invitation à trouver des solutions avant les interdictions et non une remise en cause des interdictions ?

M. Marc Fesneau, ministre. Je pensais avoir été clair : il faut chercher les solutions et anticiper.

Vous dites que les interdictions ont fait la preuve de leur efficacité. Mais par définition, une fois qu’une molécule est interdite, pardon de le dire, elle n’est plus utilisée. Je note aussi que l’interdiction sans solution n’a pas été sans effet sur notre souveraineté. C’est un fait.

C’est la raison pour laquelle nous changeons de méthode dans la stratégie Écophyto 2030. Il s’agit d’anticiper d’éventuelles difficultés avec certaines molécules en cherchant dès à présent des solutions pour ne pas nous trouver dans une situation d’interdiction sans solution.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie pour cette clarification, qui est une invitation urgente à trouver des solutions pour garantir notre souveraineté alimentaire.

Nous savons désormais que le Gouvernement ne remettra pas en cause les interdictions décidées par l’Anses et ne soutiendra pas les dispositions en ce sens d’une proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France venue du Sénat. C’est une assurance très importante que vous nous donnez ce matin.

La réglementation européenne admet, en cas d’urgence phytosanitaire, que les États membres autorisent, pendant 120 jours, l’usage d’un pesticide. Il peut exister de vrais décalages au sein de l’Union européenne. La commission d’enquête s’est interrogée sur la pertinence d’une politique européenne unifiée sur les molécules et les produits, qui tiendrait évidemment compte des zonages pédoclimatiques – il n’est pas question d’imposer la même règle à la Lituanie et au Portugal – et s’appuierait sur les agences nationales, pour évaluer et gérer le risque. N’est-ce pas souhaitable pour le grand Européen que vous êtes ?

M. Marc Fesneau, ministre. Absolument. Je rappelle que les décisions nationales ne concernent pas les substances actives.

Les questions traitées dans le règlement SUR relèvent nécessairement du niveau européen. D’abord, parce qu’il ne peut y avoir de fermeture de frontières ou de clauses miroir dans le marché unique. Ensuite, si l’on veut pouvoir activer des clauses miroirs à l’extérieur des frontières européennes, nous devons parler d’une seule voix. Nous avons besoin d’harmonisation européenne, notamment pour les autorisations de mise sur le marché. Il faut aussi encourager la collaboration des agences nationales – cela a été le cas pour le glyphosate. Il y a déjà une répartition entre elles de certaines évaluations à mener. En ce qui concerne le processus d’autorisation de mise sur le marché de nouvelles molécules, chimiques ou non chimiques, les délais ne peuvent pas varier autant d’un pays à l’autre. On pourrait considérer que, si la France ou l’Allemagne, par exemple, a déjà procédé aux investigations nécessaires, le processus dans les autres pays européens peut être accéléré, d’autant que le sérieux et la qualité des agences nationales et européennes sont mondialement reconnus. Plus ces questions seront traitées au niveau européen, mieux ce sera, y compris pour trouver des alternatives.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le règlement SUR est plutôt porteur d’harmonisation, par sa nature-même. Il ne porte pas d’harmonisation sur les molécules et les produits autorisés, mais sur certains points tels que les obligations faites aux États membres en matière de d’enregistrement des données. On pourrait aller plus loin et nous plaiderons dans le rapport en faveur d’une harmonisation totale de la procédure d’autorisation lors de la prochaine législature du Parlement européen. Je note que vous n’y êtes pas hostile.

La phytopharmacovigilance, qui est financée par une taxe sur la phytopharmacie, est une véritable innovation partant du constat humble qu’on ne peut pas tout envisager avant la mise sur le marché et que certains phénomènes imprévus se produisent in vivo. Actuellement, douze molécules font l’objet d’un réexamen – certaines ont été retirées – au titre de la phytopharmacovigilance. Or celle-ci n’existe pas au niveau européen. Dans le cadre des négociations sur le règlement SUR, le Gouvernement compte-t-il promouvoir cette idée, comme il l’a fait pour la reconnaissance du biocontrôle ? Nous n’avons pas senti une grande sensibilité de nos collègues européens à ce sujet. Pourtant il nous semble que cette innovation mérite d’être portée au niveau européen. L’avez-vous envisagé ?

M. Marc Fesneau, ministre. Nous ne l’avons pas envisagé mais la piste me semble intéressante. La France est exemplaire en matière de pharmacovigilance mais l’acculturation n’est pas encore à l’œuvre dans certains États membres.

Le règlement SUR ne touche pas à la question des usages des produits phytosanitaires. C’est une lacune regrettable.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous avons demandé à Julien Denormandie pourquoi son PSN avait été recalé par la Commission européenne – vous avez dû le corriger. De nombreux scientifiques et ONG, et une partie des syndicats et du monde du développement considèrent que ce plan, populaire parce qu’il consolide le revenu des agriculteurs, n’a pas été pensé de façon à enclencher la transition agroécologique. C’est pourtant la condition sine qua non pour aller au-delà de 25 % ou 30 % de résultats – que l’on peut espérer atteindre par l’optimisation et les technosolutions. À travers ce plan, n’avons-nous pas raté quelque chose de majeur ? Le cas échéant, sous quelles pressions avez-vous dû renoncer à présenter un PSN plus ambitieux pour la transition sociale et écologique ?

M. Marc Fesneau, ministre. Je n’ai pas l’habitude d’être sous des pressions, y compris lorsque j’ai proposé que le bio bénéficie d’un niveau spécifique d’écorégime, avec une différence de 30 euros par hectare.

Tous les PSN d’Europe ont été recalés : jamais la Commission n’approuve directement un plan – heureusement, d’ailleurs. Qu’il y ait du contradictoire est une bonne nouvelle. Le plan français a été un des premiers approuvés, en août 2022 – les derniers l’ont été en avril 2023.

Ce que nous faisons dans l’écorégime, avec les bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE), notamment la BCAE8 relative aux infrastructures écologiques et aux jachères, permet d’engager une trajectoire : en modifiant certaines pratiques agricoles structurelles, celles-ci contribuent aussi à l’objectif de réduction des produits phytosanitaires. Fallait-il faire plus ou différemment ? On peut toujours le dire, mais le PSN, tel qu’il est conçu, contribue bien, lui aussi, aux objectifs de réduction des produits phytosanitaires.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il faut comparer les fonds ciblés sur la transition agroécologique – 40 millions pour le plan Écophyto et 30 millions pour les agences de l’eau – aux 600 millions d’euros du PSN ou à l’ensemble des 9 à 10 milliards de la PAC, voire aux 20 milliards qui bénéficient à l’agriculture, si l’on inclut les exemptions fiscales diverses. La part ciblée sur la transition paraît trop faible pour être un levier : tout le monde fait comme d’habitude, ce qui ne contribue pas à créer un changement systémique à la hauteur de notre ambition.

Nous pointons un décalage entre l’ambition affichée de moins 50 % de produits phytosanitaires en 2030 et l’enclenchement d’un PSN tel que nous le connaissons sur quatre ans. Il ne faut pas fixer des objectifs si on ne se donne pas les moyens de les atteindre.

S’agissant du continuum de recherche et développement, une des propositions du plan Écophyto II visait à développer les fermes Dephy, pour passer de 2 000 à 3 000 entités. Par ailleurs, il fixait l’objectif des 30 000 fermes en transition. Or c’est un peu le triangle des Bermudes : les chambres, les instituts, les ministres, tous disent qu’ils ignorent ce que ce projet des 30 000 fermes est devenu. C’est un mystère absolu. L’argent n’a pas été perdu, il n’a pas été mobilisé.

Sur Dephy, il y a eu des injonctions contradictoires entre deux ministres, en peu de temps. Le laboratoire a été rétréci par Julien Denormandie – qui n’a pas su expliquer pourquoi on était passé de 3 000 à 2 000 fermes ni ce que ces 1 000 fermes étaient devenues. Puis le réseau a été à nouveau agrandi par vos soins, et revenu à 3 000 fermes. Pouvez-vous expliquer cette discontinuité ?

Avec les ingénieurs du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER), nous avions estimé, d’après le schéma de développement des années 1950 et 1960, qu’un agriculteur engagé en entraînait sept. Environ 200 000 agriculteurs utilisant des produits phytosanitaires en France, on pouvait donc viser 30 000 agriculteurs engagés, en constituant des grappes de dix exploitants autour de chaque ferme Dephy. Ce processus a été peu mis en œuvre, comme d’ailleurs les groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE). Il n’y a pas eu de massification mais personne ne sait en répondre. Que vaut un plan dont les propositions ne sont pas appliquées ? Cela pose des questions en termes de redevabilité et de pilotage.

Pouvez-vous donc nous éclairer sur ces objectifs de 3 000 fermes et 30 000 agriculteurs engagés, dont on n’arrive pas à avoir la moindre évaluation ?

M. Marc Fesneau, ministre. Je ne sais pas évaluer le montant des fonds consacrés à la réduction des produits phytosanitaires dans le PSN : les aides au maintien de l’élevage, au maintien des prairies, les infrastructures agroécologiques, le développement d’un plan Protéines végétales, l’obligation de rotation des cultures y contribuent aussi. Le chiffre que vous donnez mériterait donc d’être documenté, collectivement. Des montants bien plus importants contribuent, dans la PAC, à une trajectoire de réduction des produits phytosanitaires par l’intermédiaire d’autres objectifs.

Les fermes Dephy ont prouvé leur efficacité, et vous me trouverez évidemment sur le chemin, y compris dans les moyens supplémentaires que nous avons, pour renouveler la confiance et massifier le réseau. En termes de Nodu, elles obtiennent un niveau moyen de réduction des produits phytopharmaceutiques de 26 %.

L’argent engagé a été bien utilisé mais on a du mal à capitaliser et massifier. Le bouche-à-oreille fonctionne assez bien, dès lors qu’il y a une densité agricole. Je suis donc assez d’accord avec cette capacité de massification.

Je n’ai pas d’avis quant au passage de 3 000 à 2 000 fermes – il y a eu sans doute une tentative de recentrer le réseau sur certaines priorités. Je ne crois pas qu’il y ait de griefs à adresser, y compris à Julien Denormandie. Ce réseau fonctionnant, on a intérêt, dans la stratégie Écophyto 2030, à le densifier. Il faut peut-être un plus grand nombre de fermes, pour renforcer les réseaux de référence.

Le point noir, c’est l’étape d’après. Je n’ai pas la prétention de penser qu’elle est facile et que ce que les autres ont fait était inopérant. Pour moi, la massification passe par le réseau des chambres, très actives dans le réseau Dephy.

L’accompagnement doit être à la fois individuel et collectif. Les agriculteurs ont parfois besoin de se réassurer mutuellement, notamment s’ils travaillent à une reconception de leurs systèmes. Lorsque vous basculez de système, vous connaissez deux ou trois années d’incertitude dans les pratiques et la production. Faut-il lancer des dispositifs d’accompagnement spécifiques ? Nous l’avons fait, par certains dispositifs fiscaux. Il sera utile, y compris dans votre rapport, d’examiner le travail que l’on peut mener.

M. Dominique Potier, rapporteur. La recherche apporte bien des solutions innovantes, comme nous l’ont montré les représentants d’Arvalis et de Terres Inovia que nous avons auditionnés ; le problème, c’est leur massification.

Le levier des chambres doit être financé, mais pas sous la forme actuelle d’un conseil stratégique phytosanitaire banalisé : une demi-journée tous les deux ans et demi, organisée par n’importe quel organisme, cela ne nous paraît pas sérieux. Nous croyons profondément à la mission des chambres pour faire de l’accompagnement en agronomie. Nous l’avons chiffrée, et le montant ne nous paraît pas insupportable : c’est une question de courage politique et d’orientation des financements.

Mais il y a une autre voie, celle des certificats d’économie de produits pharmaceutiques (CEPP), qui faisaient partie des propositions d’Écophyto II en 2014. Or le groupe de travail chargé d’établir un bilan sur la séparation du conseil et de la vente en matière de produits phytosanitaires, que j’ai conduit avec Stéphane Travert, en a révélé l’échec. Si tout le reste ne fonctionne pas plus qu’avant, pour cette initiative, il y a une responsabilité politique majeure.

Selon la direction générale de l’alimentation (DGAL), c’est une question de temps, mais on est dans l’impasse : Seuls 10 % des conseils stratégiques ont été effectués, ce qui va obliger à modifier le décret. En outre, quand il est délivré, ce conseil stratégique semble de médiocre qualité, banalisé. Quant au conseil commercial, il a continué comme avant, en pire, osons-nous dire avec Stéphane Travert, puisqu’il y a une insécurité juridique. Auparavant, il y avait un engagement du vendeur lors de sa prescription, mais aujourd’hui, tout se fait en off, et cela peut mettre en danger les usagers. D’ailleurs, les premières affaires apparaissent.

Parmi les ministres qui vous ont précédé, Stéphane Travert a sûrement donné du temps au temps – lui-même n’était pas très convaincu par cette mesure. Il a concrétisé la promesse présidentielle dans des conditions qui n’ont pas respecté le Parlement, puisque le décret en trahit les intentions et les assurances que le ministre doit. Didier Guillaume pensait peut-être à autre chose. Julien Denormandie a constaté que cela ne fonctionnait pas. Le groupe de travail parlementaire a rendu ses conclusions ; toute la société civile vous le dira : cela ne marche pas. Pourquoi ne faites-vous rien ?

Cela ne peut pas continuer. Les certificats d’économies phytosanitaires sont un levier majeur, une intuition soutenue notamment par des missions interministérielles et par votre serviteur, après des résistances. On peut essayer autre chose, j’en conviens, mais si cela ne fonctionne pas, combien de temps faut-il à la puissance publique pour évaluer le dispositif et revenir sur sa décision ? Qu’entendez-vous faire en la matière ?

M. Marc Fesneau, ministre. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous pour considérer le conseil stratégique comme banal. Je dis souvent aux représentants des chambres d’agriculture qu’il ne faut pas le banaliser, sachant tout de même que la multiplication des différents conseils auprès des exploitants – sur les produits phytosanitaires, le carbone, le bien-être, la haie, etc. –, risque de les conduire à en refuser un de plus, surtout s’il y a eu des échecs. Le ministère travaille sur une délivrance de conseils un peu plus globale – la question des phyto n’est pas sans rapport avec celle du carbone, par exemple.

En 2018, j’ai voté ce texte en pensant que c’était une bonne idée. Comme on l’a fait pour la loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim), je trouve positif qu’après un premier texte, le législateur en produise un deuxième puis procède à des ajustements dans un troisième, en fonction de la manière dont les acteurs économiques réagissent aux injonctions de la loi. Tout le monde, me semble-t-il, a pensé de bonne foi que la séparation de la vente et du conseil allait fonctionner et que cela allait dans le bon sens.

Nous nous inspirons aussi du rapport que vous avez rédigé avec Stéphane Travert – le travail parlementaire sert à cela – pour en tirer des conclusions. À court terme, il faut en effet modifier le décret pour ne pas placer les agriculteurs dans l’impasse pour le renouvellement de leur certiphyto. Des initiatives législatives devront peut-être être prises pour faire évoluer le dispositif. Pour les CEPP, un décret est en cours d’examen par le Conseil d’État, qui vise à retravailler la question de la sanction financière – un élément moteur, semble-t-il.

C’était un formidable levier, dites-vous, mais ce n’est pas ce que donne à voir la trajectoire du dispositif –  il n’a peut-être pas vécu assez longtemps.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il a été tué dans l’œuf !

Je suis fier que cette commission d’enquête ait peut-être suscité ou réactivé la publication d’un rapport de l’Inspection des finances et du CGAAER sur l’évaluation des actions financières du programme Écophyto. Nous n’avons pas un mot à y ajouter à ce rapport, tant la sanction est terrible sur l’ensemble de la période concernée. Il avait été publié de façon trop discrète ; nous avons contribué à le remettre au jour, en auditionnant leurs auteurs. Notre commission ne s’appuiera que sur la science et les rapports faits par l’État : cela suffit au plaidoyer.

Un second rapport avait été demandé, sur la séparation du conseil et de la vente, mais il n’a pas été communiqué spontanément – il a fallu procéder à une saisie sur pièces et sur place. Par les chiffres qu’il donnait et la critique du système qu’il comportait, il constituait un élément important pour évaluer la séparation entre le conseil et la vente. Vous objecterez certainement qu’il s’agissait d’un document technique interne. Pour le respect du Parlement, lorsqu’un ancien ministre et un député qui a porté ces questions dans l’hémicycle constituent un groupe de travail sur cette question, il est bon que le Gouvernement communique toutes les pièces à sa disposition. Au printemps et à l’été dernier, nous avons mené des auditions sans avoir eu communication de ce rapport très précieux.

C’est le seul reproche que j’avais à vous faire, mais je ne peux pas l’omettre.

M. Marc Fesneau, ministre. Nous en prenons note. Certains rapports sont techniques ou strictement internes : il n’est pas inutile que ceux qui le souhaitent puissent s’exprimer en termes un peu directs pour le ministre. Vous le savez, je ne mets rien sous le tapis. J’essaie de travailler de manière transparente. En outre, je crois que le rapport dont il est question était en cours de finalisation à l’époque où vous le demandiez.

M. Dominique Potier, rapporteur. Notre groupe a commencé ses travaux en mai 2023, alors que le rapport vous a été rendu au début de l’année.

M. le président Frédéric Descrozaille. Le modèle français de 2014 repose sur la fusion de l’analyse et de la gestion du risque au sein d’une agence indépendante – le ministre ne donne plus l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Ce modèle vous semble-t-il exportable au niveau européen, à une agence commune à plusieurs pays, voire à l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) ? Le rapporteur et moi avons une sensibilité légèrement différente sur le sujet. Plus d’indépendance dans la décision garantit la confiance, mais moins de responsabilité du politique ajoute cependant à son discrédit. La question est celle de la définition du risque acceptable, et elle est posée politiquement.

Puisque vous dites que l’on ne se passera jamais complètement de chimie, et que cela n’est même pas forcément souhaitable, êtes-vous favorable à un durcissement des règles dans le domaine de la phytopharmacie, par exemple s’agissant des sanctions pour des mises sur le marché de produits non conformes ou du plafonnement des marges, sur le modèle des répartiteurs – les grossistes pharmaciens – dans le domaine de la santé ? Seriez-vous favorable à un dispositif interministériel, avec le ministère de la santé ?

M. Marc Fesneau, ministre. Le modèle français de l’Anses est unique. Nous avons construit un dispositif très atypique, notamment en matière d’indépendance. La question ne peut pourtant pas être déliée d’une décision politique. D’ailleurs, la dérogation à 120 jours en est une, bien qu’elle soit posée dans des termes scientifiques et techniques.

Nous sommes sans doute, par nature, les meilleurs en Europe mais il faut se demander pourquoi les autres ont fait différemment – ce qui ne remet pas en cause mon propos liminaire. Je ne sais pas si l’agence que vous évoquez pourrait voir le jour mais il serait intéressant que l’on pose la question au niveau européen, sans l’arrogance qu’ont parfois les Français, en étudiant les différentes façons de fonctionner et en cherchant un modèle conjoint. Tout le monde reconnaît, par ailleurs, le travail de qualité de l’Anses. L’enjeu est plutôt la fusion entre analyse et gestion du risque.

Pour répondre à votre seconde question, j’ai du mal à voir ce qu’un régime durci de sanctions apporterait au système actuel du double regard, européen sur les substances et national sur les autorisations de mise sur le marché – peut-être un renforcement de la responsabilité de ceux qui mettent sur le marché.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il s’agit que tous – opérateurs et société civile – intègrent l’idée que le recours aux produits phytopharmaceutiques fait l’objet d’une vigilance, d’une rigueur et d’une exigence comparables à celles qui valent pour les produits de santé.

M. Marc Fesneau, ministre. Il est difficile d’avoir une opinion définitive. Sans même une telle disposition, les producteurs sont très vigilants, car ils savent ce que peut entraîner l’usage de ces produits. Souvent, les molécules dont on pense qu’elles ont été interdites n’ont tout simplement pas fait l’objet d’une demande de réhomologation, sans doute pour les motifs que vous évoquez. Une forme de régulation s’est déjà faite, après divers contentieux. En cadrant mieux, on éviterait peut-être que l’incertitude juridique n’incite à ne pas faire de demande de réautorisation. La piste mériterait en tout cas d’être creusée.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Hier, sur France Info, vous avez considéré que notre pays plutôt tempéré connaît une situation d’« arythmie climatique exacerbée par des phénomènes exceptionnels » et que l’eau va être « trop rare ou trop abondante ». En Bretagne ou dans le Pas-de-Calais, l’eau trop abondante rend plus vulnérables les points de captage et les réseaux d’eau, stratégiques pour la préservation de notre santé environnementale et humaine. Comment assurer leur nécessaire protection, notamment contre les produits phytosanitaires et les conséquences de leur dilution dans la nature ?

De 2015 à 2022, les premières mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec) ont connu une dynamique enthousiasmante pour promouvoir les transitions. Dans la deuxième génération programmée, celle de la PAC 2023-2027, le compte n’y est pas et les aides ne sont plus les mêmes, sans doute du fait de la recentralisation du dispositif. La France serait même l’État de l’Union européenne allouant la plus faible part du second pilier aux Maec. Une enveloppe budgétaire supplémentaire est très attendue, comme l’atteste le courrier qu’ont adressé trente-cinq parlementaires bretons. Comment prôner la réduction de l’usage des produits phytosanitaires et laisser le sentiment de ne pas accompagner suffisamment un outil majeur de nos transitions ? La puissance publique porte une forte responsabilité en la matière.

Je voudrais aussi revenir sur la définition du risque acceptable qu’a esquissée M. le président. Entre 2018 et 2023, la France est passée d’une position d’opposition au renouvellement du glyphosate à l’abstention. Pourquoi ? Quelles évolutions de ce produit, du point de vue de l’impact et des usages, ont motivé une telle variation de point de vue ? Sont-elles d’ordre scientifique, économique ou géopolitique ?

M. Grégoire de Fournas (RN). Je regrette votre réponse sur le statut de l’Anses. Julien Denormandie a expliqué hier que personne ne contestait l’avis scientifique rendu par l’Agence mais qu’il fallait parfois prendre des responsabilités quant au maintien d’une filière ou d’une production. Le directeur général de l’Anses a aussi exposé qu’il ne disposait pas d’une faculté d’adaptation des avis scientifiques. Il est problématique qu’un ministre de l’agriculture, dont la marge de manœuvre est déjà fortement diminuée par le transfert des compétences à l’Union européenne, soit bloqué par une administration sur laquelle il n’a pas la main. Quelle est réellement cette marge de manœuvre ?

Même si le rapporteur n’aime pas qu’on en parle, les critères de quantification posent un énorme problème. Vous-même ne semblez pas le voir non plus. Dans mon activité de viticulteur, en sortant des produits CMR, j’ai dégradé mon indice de fréquence de traitement (IFT) et, par nature, le Nodu et la QSA. On apprécie la baisse de l’utilisation des produits phytosanitaires de manière quantitative sans considérer l’aspect qualitatif. Or, quand, pour lutter contre le mildiou, on remplace 200 grammes par hectare d’un produit CMR par 6 ou 10 kilos de soufre par hectare, on augmente forcément la QSA, sans que l’amélioration qualitative soit valorisée : certaines dégradations du Nodu sont vertueuses. Il faut régler ce problème.

Les viticulteurs font face à de graves difficultés économiques : les vignes qui ne sont plus entretenues, donc plus traitées, se multiplient. On ne peut pas se réjouir de la baisse des produits phytosanitaires dans ces conditions.

Enfin, vous vous positionnez sur une ligne de crête, en refusant les interdictions sans solution, pour préserver la production. Mais, contrairement à ce que vous dites, il y a bien eu des interdictions sans solution, avec des menaces sur certaines productions. De plus, vous n’abordez pas la question de la dégradation de la compétitivité. Sur France Info, arguant d’une diminution de 30 % des quantités de glyphosate, vous vous êtes réjoui que la France ait été plus vertueuse que les autres pays. Or les solutions de remplacement sont plus coûteuses, ce qui entraîne une dégradation de la compétitivité de l’agriculture : la production agricole s’effondre en grande partie de ce fait. Les clauses miroirs fonctionnent très peu et ne concernent pas le marché commun, première concurrence de l’agriculture française. Qu’en pensez-vous ?

M. Marc Fesneau, ministre. Madame Thomin, j’imagine que vous posez la question de la vulnérabilité des périmètres de protection des captages ou des captages hors inondations. En cas de phénomène cataclysmique, comme les 200 millimètres de précipitations en cinq jours dans le Pas-de-Calais, on ne peut pas garantir tout à tout le monde, tout le temps. Cela ne résoudrait peut-être pas les problèmes d’inondation mais, dans un cycle d’alternance entre trop d’eau et pas assez, la question des retenues se pose, en veillant à ne pas obérer les nappes.

L’axe 3 du plan Écophyto 2030 traite de la protection des aires de captage dans le cadre des changements de pratiques – recours aux haies, réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, part du bio. Il prévoit une surveillance régulière et un guide de gestion, sachant que les périmètres de protection des captages concernent des millions d’hectares, largement au-delà des châteaux d’eau et des forages. La question doit donc être traitée au niveau des territoires, par des mesures de réduction.

Pour ce qui est des Maec, le résultat n’est pas nécessairement moins bon lorsque c’est l’État qui agit. En tant qu’élu municipal, régional, communautaire, je suis à l’aise pour le dire : j’ai vu des politiques publiques mal déployées par des collectivités territoriales. Personne n’est parfait, ni à l’échelle nationale, ni au niveau déconcentré. Que ce soit tellement mieux quand les collectivités s’en occupent est une fable discutable – mais peut-être le Loir-et-Cher ne se distingue‑t‑il pas dans ce domaine ? Je fais confiance aux collectivités, qui peuvent être embarquées sur de nombreuses questions, dont celle des captages, mais s’agissant des Maec, il n’y a pas de débat entre l’État et la région, même si la question a pu se poser pour les mesures dites surfaciques.

On donne aux Maec les mêmes moyens que dans la période précédente mais, comme on l’a toujours fait pour les politiques agricoles, on ne reconduit pas les mesures à l’identique. Ces mesures viennent compenser des pertes liées aux changements de pratiques demandés : une fois que le changement est acté sur cinq ou dix ans, on relève les exigences. Sinon, on reste dans un statu quo qui n’est pas souhaitable pour la trajectoire de réduction des phytos.

Nous travaillons à combler certaines lacunes, mais on ne peut pas simplement réclamer 500 millions que l’on considère comme manquants ; il faut faire preuve de responsabilité budgétaire. Nous expertisons notamment les engagements pris par les agences de l’eau : 70 millions par an permettraient de résoudre une grande partie de la question. Certaines régions, comme les Pays de la Loire ou le Centre, n’ont pas débordé leur enveloppe ; la Bretagne l’a presque doublée par rapport à la précédente programmation. Je ne lui en fais pas grief, mais essayons de travailler ensemble à des solutions financières sans « y a qu’à, faut qu’on ». Il est un peu compliqué d’aller chercher 350 millions sachant que l’augmentation des crédits de l’agriculture dédiés à la planification écologique atteint 1,3 milliard – on me l’a presque reproché lors de mon audition au Sénat.

Ce qui a changé, s’agissant du glyphosate, c’est que son utilisation a été réduite de 30 %. Nous avons étudié ce qu’en dit l’Efsa, qui est à l’origine de la proposition de la Commission et qui s’inspire aussi de travaux de l’Anses. Malgré tout, ces éléments nouveaux ne nous ont pas empêchés d’essayer de trouver une trajectoire de réduction du glyphosate.

La position de la France est de dire qu’on ne peut pas interdire entièrement le glyphosate car on constate de vraies impasses dans certains cas. Bien des solutions de réduction existent, qui ne passent pas par une baisse de la compétitivité. Depuis très longtemps, les communes ont réduit les usages dans les espaces communaux et privés. Le risque est d’ailleurs davantage présent dans cette sphère, car les usagers sont souvent mal renseignés sur la façon dont il faut appliquer les produits.

Monsieur de Fournas, il faut que l’Anses puisse travailler dans une logique de responsabilité. Sur le prosulfocarbe, elle a mené un travail intelligent d’évolution des pratiques et de prescription d’usages, qui permet de réduire sans interdire. Croyez-le, l’Anses évalue globalement les effets des molécules ; elle l’a fait dans ce cas. Il me semble donc que, nonobstant la spécificité de son modèle relevée par le président Descrozaille, revenir dessus serait une erreur. À la fin, les dérogations sont une décision politique. Les discussions sur les usages, pour réduire les effets nocifs, comme la volatilité du prosulfocarbe, sont un travail technique mené avec les instituts. En l’occurrence, nous avons défini une trajectoire de réduction des usages et de limitation des contraintes que subissent les voisins. La méthode me paraît plutôt bonne.

Je vois bien les effets de bord des indicateurs, Nodu et autres IFT, mais ce sont ceux qui ont été choisis il y a une dizaine d’années pour quantifier une trajectoire ; on ne peut pas les faire évoluer en plein milieu. Je ne vois d’ailleurs pas quel autre modèle permettrait de quantifier la réduction devant l’opinion publique, les agriculteurs et la puissance publique.

Il est exact que, dans certains cas, les interdictions dégradent notre souveraineté. La réduction de l’utilisation des phyto nous amène à changer du tout au tout un modèle qui avait prouvé son caractère performant : une maladie, un produit – en préventif ou en curatif. Il ne faut pas faire grief aux seuls agriculteurs de l’avoir utilisé : tout le monde devrait étudier les raisons pour lesquelles on l’a fait à l’époque. Toujours est-il qu’on en connaît les conséquences sur les captages, dont les ONG, mais aussi les collectivités et les citoyens demandent la protection. Si on ne veut pas que ce changement crée des impasses, y compris économiques – je suis très vigilant sur ce point –, il faut non seulement accompagner les transitions, mais les anticiper.

Il n’y a rien de pire que ce que l’on a fait pour la cerise – ça continue de m’énerver tous les jours. Des producteurs me demandent encore pourquoi nous avons interdit un produit qui marchait ; c’était tout simplement parce que c’était un cancérigène avéré. Je ne reviendrai pas sur cette interdiction au nom de la souveraineté. Mais si, il y a dix ans, on avait cherché des solutions alternatives contre la drosophile suzukii, cela aurait été préférable. Ce sont ces situations-là qui ont des conséquences sur la souveraineté.

De même, on a lu à longueur de tribune qu’il existait des alternatives aux néonics. À la vérité, aujourd’hui, on n’a pas de solution totalement opérante face à la jaunisse – je dis bien « totalement ». Il y a peu de métiers où on dise aux professionnels : « Vous allez perdre 30 % de votre production cette année, mais ce n’est pas grave, le modèle va tenir ! » Non, il ne tiendra pas ! Aucune entreprise ne peut supporter une baisse de production erratique – jusqu’à 60 % en 2020. Cela fait s’effondrer le système économique. C’est ce qu’il faut éviter – sur ce point, je suis d’accord avec vous – en anticipant.

De ce point de vue, le plan national de recherche et d’innovation (PNRI) betteraves est exemplaire : pour le faire, on a mis tout le monde autour de la table, notamment tous les acteurs de la chaîne.

Parfois, il existe effectivement un surcoût, en raison d’exigences supplémentaires. Sur ce point, il y a un débat à avoir au sujet de la chaîne de valeur. Les grands distributeurs et les transformateurs ont leur part de responsabilité. Le coût des nouvelles exigences ne peut pas être à la charge des seuls agriculteurs ; ce n’est d’ailleurs pas l’objectif de la loi Egalim. Il faut un débat dans l’opinion publique et que, en responsabilité, on dise que la qualité a un coût, donc un prix. Je ne sous-estime pas les problèmes de pouvoir d’achat de nos compatriotes ; c’est un autre sujet, social, qu’il faut également traiter. Mais la grande distribution et certains opérateurs nous ont vendu l’idée que le bon prix était le prix le plus bas. La compétitivité ? Nous faisons une agriculture différente de celle de la plupart des autres pays. Mon compétiteur n’est pas le Brésil, mais nos voisins européens. Dans cette affaire, il faut toujours poser la question de la rémunération. On me dit que ce n’est pas grave, que les consommateurs paieront, mais la grande distribution ne joue pas le jeu.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je lirai d’abord la question de Nicole Le Peih.

Les agriculteurs, notamment les jeunes générations, sont conscients de la nécessité de réduire l’utilisation des produits phyto. Vous avez parlé de solutions combinatoires. Les Jeunes agriculteurs ont participé à un essai d’utilisation de matériel robotisé dans une exploitation. La coopérative Demeter a utilisé un matériel tracté et bourré de capteurs repérant des adventices de la taille d’un ongle afin de pouvoir y déposer une goutte d’herbicide au lieu de pulvériser sur 70 centimètres de large. Le coût de la machine, qui avance tout doucement, est de 600 000 euros : même en coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma), comment faire ? Comment accompagner les agriculteurs pour ce type d’investissement ?

J’en viens à mes propres questions.

Il peut exister des solutions contre les parasites, mais qu’est-ce qui fait qu’elles ne sont pas utilisées alors que les producteurs le demandent, et dans quel délai pourraient-elles l’être ? Je pense, par exemple, aux insectes évoqués par l’Association nationale pommes poires pour lutter contre la punaise diabolique.

Le label HVE comprend quatre briques, dont une concernant les phyto. Que pensez-vous de l’idée de le développer pour réduire l’usage de ces produits ?

Mme Marie Pochon (Écolo-NUPES). Vous dites que les interdictions ont des effets sur notre souveraineté alimentaire. On voit des produits qui ne souffrent pas d’interdictions mais sont en grande difficulté. Pourriez-vous donner des exemples de difficultés d’une filière directement liées à une interdiction ?

Je pense, pour ma part, à l’arrêt, en 2017, du système de quotas appliqué aux betteraves, qui garantissait des prix rémunérateurs aux producteurs. Les cours de la betterave ont chuté et les betteraviers ont cherché à retrouver des marges en maximisant les rendements, ce qui n’est possible qu’avec les néonicotinoïdes. N’aurait-on pas pu maintenir à la fois notre souveraineté alimentaire et des objectifs sanitaires et écologiques ?

Vous mentionnez la nécessité d’anticiper et, pour cela, d’accélérer la recherche d’alternatives aux produits phytosanitaires. Là, je songe au S-métolachlore, dont l’autorisation a été prolongée jusqu’en novembre 2024. On connaît depuis 2004, avant la première commercialisation des produits à base de cette substance, leur dangerosité : à l’époque, la Commission européenne alertait déjà les États membres sur le potentiel de contamination des eaux souterraines par ses principaux métabolites. Les risques et les difficultés liés à l’utilisation du S-métolachlore sont donc tout à fait prévisibles. N’est-ce pas la responsabilité de la puissance publique que de les anticiper au lieu de reporter l’interdiction année après année ?

En ce qui concerne l’obligation de moyens et les quelques dizaines de millions investis dans le plan Écophyto, à comparer aux milliards de la PAC, vous dites que l’on ne peut pas évaluer exactement les financements fléchés vers la transition écologique. C’est un peu étonnant, d’autant qu’il s’agit de chiffres qu’un ministre souhaite généralement mettre en avant. Comment l’expliquer ? Votre ministère n’y travaille-t-il pas ?

M. Marc Fesneau, ministre. Si j’étais taquin, je vous répondrais que la conditionnalité des aides de la PAC est pour tout le monde. Dès lors, comment quantifier ? Pourquoi parler de 600 millions plutôt que de 100 millions ou 7 milliards ? Comment comptabiliser le fait de favoriser le système herbager ? En comptant un ratio, une part de l’aide au maintien de la surface herbagère ? Et les mesures concernant les haies, quelle part en affecter à l’atteinte des objectifs phyto, des objectifs carbone, des objectifs de biodiversité ? Mieux vaut essayer de faire en sorte que la PAC contribue bien aux objectifs que nous nous fixons – de fait, il me semble qu’elle est plutôt sur cette trajectoire.

Ce que vous dites de l’anticipation correspond exactement à ce que nous essayons de changer dans Écophyto 2030. En ce qui concerne le S-métolachlore – qui a fait l’objet d’une controverse avec M. Potier –, soit on respecte les décisions de l’Anses, soit non. Au printemps, l’Anses a pris la décision éclairée d’interdire les produits. L’Efsa a dit la même chose. Que l’on ne nous reproche pas ensuite de dire que l’Anses a été trop lente, ou alors il faut challenger l’agence en permanence, et c’est un autre débat. C’est bien pour anticiper que nous travaillons en task force, pour examiner les questions qui se posent à propos d’une molécule, même lorsqu’on n’a pas encore la réponse.

Quant aux moyens, je rappelle que nous mettons 250 millions par an en plus des 70 millions venant de la RPD. À ce propos, il faut vérifier que les montants servent bien la trajectoire : il n’est pas illégitime que les agriculteurs se demandent à quoi vont les 110 millions restants de RPD. En tout cas, il ne s’agit pas de quelques millions : en plus de ce qui relève de la PAC, ce montant est spécifiquement destiné à la réduction des phyto.

Je maintiens que des interdictions sans anticipation créent des problèmes de souveraineté. Bien que le prix de la betterave soit aujourd’hui élevé, donc incitatif comme au temps des quotas, les betteraviers que je rencontre – des vraies gens – ne veulent pas risquer de perdre 40 % de leur récolte à cause de la jaunisse. Je le répète, il n’y a pas de modèle économique qui tienne dans ces conditions. Je parle d’économie classique, pas hyperlibérale. Si on perd de l’argent tous les ans, on va cultiver autre chose ; c’est normal. La sole betteravière a baissé de plusieurs dizaines de milliers d’hectares. L’enjeu principal n’est pas la rémunération, mais l’impasse technique. Dans certains départements, des agriculteurs ont perdu 80 % de leur production de cerises à cause de la drosophile. Et qui va payer ? Le consommateur ? Il va débourser 50 euros le kilo parce que la récolte est toute rabougrie ? Il faut des moyens de lutte – qui peuvent être des solutions de biocontrôle – pour se préserver des fluctuations de prix. L’inflation, cette année, du prix de l’huile d’olive, des oranges ou du sucre vient ou d’impasses techniques ou du dérèglement climatique. Vous voyez que l’on peut citer des exemples concrets – mais je n’en fais pas une généralité. On peut trouver des moyens de réduire l’usage des produits tout en préservant notre souveraineté et notre compétitivité ; en tout cas, ce dernier mot ne me choque pas.

En ce qui concerne la question de Mme Le Peih, les robots sont des outils importants, une des voies à emprunter, que nous finançons en partie par France 2030. Dans les secteurs évoqués, ils permettent de réduire de 60 % à 80 % l’utilisation des phyto.

Quant aux solutions de lutte contre les parasites comme la punaise diabolique, il y a beaucoup de fantasmes, sur le thème « j’ai vu quelqu’un qui a vu quelqu’un qui a vu quelqu’un en Italie qui lui a dit que telle molécule… » – et lorsqu’on y regarde de plus près, ce n’est généralement pas tout à fait ça ; la molécule mentionnée est interdite, par exemple ; le produit n’existe plus depuis longtemps dans le pays cité. Sans parler des fraudes, qui sont un autre sujet. Bien sûr, quand nous pouvons activer des dérogations, nous le faisons pour ne pas laisser les gens dans l’impasse.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). En l’occurrence, je faisais référence à des insectes macrophages.

M. Marc Fesneau, ministre. Nous étudierons le sujet.

La certification HVE exclut le recours aux produits phyto classés CMR1, valorise la non-utilisation des CMR2, permet de travailler sur les IFT malgré les biais évoqués par M. de Fournas : ce label contribue à l’objectif visé. Il a été vilipendé, mais il s’agit d’une voie intéressante d’amélioration des pratiques dans un contexte de transition. Il ne faut pas s’en priver.

M. Éric Martineau (Dem). Il est bon de rappeler que notre agriculture est l’une des meilleures au monde.

Je ne connais pas d’agriculteur qui utilise des produits phyto par plaisir. Reconception du modèle, soit, mais le défi d’entraînement ne marche pas à tous les coups : dans l’organisation de producteurs dont je fais partie, trois sur douze se sont convertis au bio il y a quelques années, mais, faute d’acheteurs et de consommateurs, certains retournent au conventionnel. Produire bio n’est pas produire sans traitement, et cela implique plus de travail manuel, des impasses techniques, des pertes, des déclassements. Personnellement, j’ai arraché la moitié de mon verger et la quasi-totalité de mes cerisiers en quelques années : face aux impasses, il faut changer les variétés, ce qui n’est pas si facile. Les producteurs produisent ce qui se vend ; or la majorité des consommateurs va vers les promotions. Ne faut-il pas commencer par éduquer les acheteurs et les consommateurs à accepter les fruits et légumes « moches » ? Est-il raisonnable d’imposer aux agriculteurs le cahier des charges des grands magasins, d’exiger d’eux des fruits d’apparence impeccable sans pesticides ? En clair, les Français sont-ils prêts, eux, à reconcevoir le modèle économique et à payer le prix juste pour une nourriture d’aspect différent ?

M. Jean-Luc Fugit (RE). Comment concevez-vous la relation entre les agriculteurs et les instituts de recherche ou les agences ? Votre prédécesseur regrettait hier que la défiance se soit installée entre eux.

Comment voyez-vous l’avenir qu’ouvrent à l’agriculture des innovations telles que l’IA ou la robotique ? Y croyez-vous au point que l’on puisse envisager un effort de guerre pour accélérer les transitions ?

Les clauses miroirs ne sont pas applicables au sein de l’UE, mais ne serait-ce pas souhaitable qu’elles le soient ? Si oui, comment ?

Pourriez-vous citer un pays inspirant en matière agricole ?

En ce qui concerne le glyphosate, l’agriculture de conservation des sols, dont je parle beaucoup dans le rapport d’information paru en 2020 – j’invite notre collègue à le lire pour comprendre ce qui s’est passé depuis 2018 –, permet d’émettre trois fois moins de CO2, mais nécessite souvent un petit coup de glyphosate à un moment donné. Pourtant, son bilan global est vertueux ; pour le sol, il est même préférable à celui de l’agriculture biologique.

Ce matin, les vingt-sept États membres ne se sont pas mis d’accord sur la réautorisation du glyphosate. J’aurais souhaité connaître votre réaction à chaud. Il semblerait qu’il appartienne désormais à la Commission de trancher. Comment voyez-vous les choses ?

Je profite de l’occasion pour vous renouveler mon invitation à venir rencontrer la coopérative de ma circonscription qui réunit 150 arboriculteurs et à visiter son verger exploratoire, très intéressant du point de vue des questions dont nous parlons.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Le HVE est exploité pour dévaloriser le bio. La filière Carrefour exigerait des producteurs bio qu’ils aient, en plus, la certification HVE. C’est incroyable !

Nous sommes tous d’accord sur la nécessité d’une transition écologique des exploitations et d’une transformation des modes de production ; le problème, c’est qu’il faut des leviers. Les agriculteurs ont conscience de cette nécessité, mais ils ont besoin de leur revenu. Or, contrairement à ce que vous avez dit, les écorégimes ne créent pas un levier suffisant pour passer du niveau 1 – auquel se situe la quasi-totalité des agriculteurs français – au niveau 2. Les chercheurs le disent, les organisations agricoles aussi.

À des producteurs qui ont investi pour transformer leur mode de production, on dit maintenant qu’on n’a pas l’argent pour être à la hauteur. Votre problème, c’est qu’en ce qui concerne le financement des Maec par les agences de l’eau, vous avez une politique budgétaire de vases communicants. Et de l’autre côté, celui des écorégimes, on ne veut pas toucher à la grande masse, parce que des pressions s’exercent – on sait comment cela fonctionne dans ce pays, je ne vais pas vous faire un dessin.

Enfin, je veux insister sur le problème de l’usage des pesticides. Les ouvriers agricoles embauchés directement ou par l’intermédiaire des agences d’intérim, ces espèces de mafias, utilisent ces produits sans être formés ; ce n’est pas normal.

M. Marc Fesneau, ministre. Monsieur Martineau, la question est de savoir si l’alimentation est un levier de transformation de l’agriculture. La perception des fruits « moches » peut changer, mais, là encore, cela relève de la responsabilité de la grande distribution. Quand tout allait bien, il y avait du bio plein les étals ; maintenant que le marché se rétracte, il y en a un demi-rang caché dans un coin, ce qui garantit que la consommation ne va pas se développer. Une partie du gaspillage alimentaire est liée au calibrage : c’est moche, ça part à la poubelle – dans un monde où les gens n’ont pas les moyens et où on ne cesse d’expliquer qu’il faut utiliser au mieux les facteurs de production ! Comment éviter ce gaspillage ? Ce doit être un élément de notre stratégie concernant l’alimentation : nous ferions mieux de nous poser cette question plutôt que celle d’un repas végétarien une fois par semaine.

Monsieur Fugit, cela fait trop longtemps que je dois répondre à votre invitation ; je vais m’efforcer de le faire.

Julien Denormandie a eu raison d’évoquer la disjonction entre agriculteurs et recherche fondamentale. Les premiers reprochent – à tort – à la seconde de ne pas être sur le terrain. L’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) font partie des instituts les plus puissants du monde en matière de recherche et d’innovation.

Nous avons travaillé sur le PNRI avec les directeurs de recherche de l’Inrae et les instituts techniques, dont celui de la betterave. Comment massifier ? Les freins peuvent être économiques ou liés aux habitudes.

Je l’ai dit, nous avons besoin de la robotique. Il ne faudra pas non plus – cela fera l’objet d’un débat européen – se priver des nouvelles techniques de sélection des plantes (NBT, pour New Breeding Techniques) ni des nouvelles techniques génomiques (NGT, pour New Genomic Techniques) pour assurer la résistance des plantes. Sinon, avec zéro phyto, zéro NBT, zéro NGT, rien ne poussera – j’ai un jardin, on ne va pas se raconter d’histoires.

En ce qui concerne les clauses miroirs, je suis en désaccord total avec vous. Si on va par-là, l’Europe est finie. Dans le contexte du dérèglement climatique, nous aurons intérêt à développer des coopérations au sein de l’Europe et même au-delà de ses frontières. Cette année, nous ne pouvons pas couvrir les besoins en blé dur, voire en blé tendre, d’une partie de l’Europe. Ne nous mettons donc pas trop d’entraves.

Un pays inspirant en matière agricole ? Je ne vois pas quel pays fait mieux que la France. Il faut le dire à nos agriculteurs, d’ailleurs. Mes homologues étrangers sont étonnés des débats internes que nous avons, nous si avancés à leurs yeux. Il faut cesser de dénigrer l’agriculture, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de progrès à faire et qu’il ne faut pas encourager la transition. Même au bio, on reproche d’utiliser des produits – mais oui, il en utilise, et ils sont parfois toxiques, bien que naturels, quand ils sont employés à haute dose, comme pour tout. Bien sûr, le modèle français doit rester viable économiquement pour continuer d’être une source d’inspiration.

Quant au glyphosate, à la suite du vote, conforme à ce qu’il avait été la fois précédente, la Commission vient d’en annoncer la réautorisation pour dix ans. De notre côté, nous continuerons notre trajectoire d’efforts ; nous n’allons pas revenir en arrière.

Que faire pour l’agriculture de conservation des sols ? Vous avez raison, elle présente de très nombreux avantages en matière de stockage du carbone, de l’eau et de qualité des sols ; elle est utile à la reconception du modèle, notamment en ce qui concerne le matériel. Je ne vois pas d’alternative au glyphosate dans cette situation – on en trouvera peut-être une, mais il faut rester prudent.

Monsieur Chassaigne, ce que vous dites du bio et de la HVE relève de la grande distribution, non du consommateur : celui qui veut du bio ne cherchera pas le label HVE. Il faut donc en parler avec les distributeurs. En tout cas, ce serait une erreur d’espérer gagner des parts de marché en dévalorisant les autres critères que le bio. La HVE est autre chose, mais contribue à la trajectoire.

Concernant les écorégimes, il y a plus d’agriculteurs en niveau 2 qu’en niveau 1. Ce sont 94 % des agriculteurs français qui sont entrés dans le dispositif, ce qui pose d’ailleurs des problèmes de régulation. Les Allemands, qui ont fait un autre choix, n’en ont que 60 %, ce qui induit des difficultés budgétaires. L’intérêt de l’écorégime est de permettre à chacun de prendre sa marche.

Enfin, la formation à l’utilisation des phyto est effectivement nécessaire, y compris dans les communes. C’est parfois l’employeur qui ne fait pas attention, parfois le salarié lui-même, notamment quand il intervient de façon ponctuelle dans une exploitation.

M. le président Frédéric Descrozaille. Merci beaucoup, monsieur le ministre, pour le temps que vous nous avez consacré, pour votre engagement et pour la précision de vos réponses. Je laisse M. le rapporteur conclure.

M. Dominique Potier, rapporteur. Merci pour la qualité de ce dialogue – elle n’est pas une surprise –, que nous aurions aimé prolonger. Le pilotage global de la politique de réduction des phytos et les circuits financiers ne nous paraissent pas du tout adaptés. Nous allons donc essayer de suggérer des modifications d’Écophyto. Il n’est jamais facile pour les institutions de se remettre en cause, mais peut-être notre audace vous aidera-t-elle à prendre les bonnes décisions.

Je ferai deux suggestions très simples pour soutenir l’agriculture bio, qui a bien besoin de signaux positifs. Premièrement, on ne peut pas demander à un paysan bio de payer en plus une certification HVE pour pouvoir distribuer sa production en supermarché. Indépendamment du fait que je milite pour une réforme du label HVE qui le rendrait plus exigeant, je souhaiterais donc, par mesure de simplification, que le bio soit automatiquement considéré comme HVE.

Deuxièmement, les pertes de récoltes bio à cause de la volatilité du prosulfocarbe, qui ne sont pas couvertes faute de pouvoir engager la responsabilité civile de l’utilisateur, devraient l’être par les fonds de garantie existants ou par un fonds que l’on créerait à cet effet.

Nous comptons sur vous, monsieur le ministre.

M. Marc Fesneau, ministre. Le second point est prévu dans Écophyto. Quant au premier, il y va de la relation commerciale. Peut-on empêcher une entreprise d’exiger tel ou tel critère ? Mais je suis d’accord avec vous.


55.   Audition de M. Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture entre 2012 et 2017 (jeudi 16 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous achevons nos travaux ce matin avec l’audition de M. Stéphane Le Foll, qui a été ministre de l’agriculture pendant toute la durée du quinquennat de François Hollande, soit de 2012 à 2017.

Monsieur le ministre, nous vous remercions d’avoir répondu à notre invitation. Je dois d’emblée souligner que votre longévité au poste de ministre de l’agriculture a été exceptionnelle. Vous avez ainsi été aux fonctions pendant près de la moitié de la période qui intéresse notre commission d’enquête, soit la période ouverte à partir du constat d’échec du plan Écophyto arrêté à la suite du Grenelle de l’environnement et celle de la mise en route du plan Écophyto II, dans la foulée du rapport de notre collègue et rapporteur actuel Dominique Potier.

Nous sommes particulièrement intéressés par votre témoignage, s’agissant de votre interprétation de cet échec et en tant qu’acteur de la mise en œuvre d’Écophyto II. Avez-vous compris pendant le quinquennat que ce second plan ne réussirait pas non plus ? Si oui, à la faveur de quoi ? Comment avez-vous appréhendé la dimension interministérielle de ce plan ? Il apparaît que la France a des difficultés à conduire des politiques publiques d’une telle dimension.

Je vais vous laisser la parole pour un propos introductif d’une dizaine de minutes maximum, qui sera l’occasion de commencer à nous donner votre regard sur ces questions.

Auparavant, je vous rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

Je vous rappelle également que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

(M. Stéphane Le Foll prête serment)

M. Stéphane Le Foll, ancien ministre de l’agriculture entre 2012 et 2017. Je vais essayer, en dix minutes, de vous rappeler ce que j’ai fait, pourquoi je l’ai fait et quel était l’objectif stratégique que je poursuivais.

J’avais retiré de mon expérience de vice-président de la commission de l’agriculture et du développement rural au Parlement européen l’idée selon laquelle la baisse du recours aux produits phytosanitaires ne pouvait se contenter d’interdire des produits sans penser à changer de modèle de production. Chaque modèle répond à des critères. Ainsi le modèle d’agriculture conventionnelle avait-il sa propre logique de production, de spécialisation et d’utilisation de produits phytosanitaires. La première « révolution verte » combinait la chimie, les machines et la génétique. Cela a eu des résultats en matière de production dans beaucoup de domaines, mais a eu pour inconvénient de produire de nombreuses externalités négatives, en matière d’environnement, de santé, mais surtout de biodiversité.

Lorsque j’ai été nommé ministre, la première étape a consisté à négocier une nouvelle politique agricole commune (PAC). Je vous rappelle le contexte : le commissaire européen à l’agriculture et au développement rural Dacian Cioloş avait posé les bases du « verdissement de la PAC », aux termes duquel les pays membres de l’Union européenne devaient allouer 30 % de leur aide au revenu au verdissement. Lorsque les négociations débutent, il est plutôt question de 10 % et l’Allemagne, ainsi que d’autres pays, pèsent pour que le choix des actions proposées dans le cadre du verdissement revienne à chaque pays : c’est-à-dire qu’il suffisait de respecter deux critères parmi douze pour que l’action nationale relève du verdissement. Le critère « méthanisation » donnait par exemple un avantage direct à l’Allemagne, qui ne devait plus qu’en cocher un. Nous avons fait évoluer tout cela. L’action de la France et le poids de son agriculture ont fait revenir l’Union européenne (UE) sur une PAC avec du verdissement et 30 % des moyens alloués à celui-ci. J’ai écrit un livre à ce sujet, La première graine, et il existe même un documentaire, « La négociation », dans lesquels vous constaterez que la négociation avait été menée suivant cet objectif, que nous avons atteint.

La deuxième étape a consisté à rédiger une loi intégrant la logique qui était la mienne : faire évoluer les modèles de production pour atteindre des résultats en matière écologique, économique et sociale à la hauteur de l’ambition que je portais alors. C’est la loi du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, dite loi d’avenir, laquelle a été votée, je le rappelle, par le groupe socialiste, le groupe communiste, le groupe écologiste et par le groupe des centristes de l’Union des démocrates et indépendants (UDI). Cette loi devait contribuer au développement de l’agroécologie, un concept que je défendais et qui était à l’époque, certes ancien en matière scientifique, mais nouveau en matière politique. Aujourd’hui, je constate non seulement que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) inclut l’agroécologie parmi les moyens d’atteindre la neutralité carbone, mais aussi que dans les débats qui opposent agriculture conventionnelle et agriculture biologique, il est de plus en plus question d’agroécologie – c’est tant mieux.

À la suite du Grenelle de l’environnement, qui avait donné lieu au premier plan Écophyto, lequel avait produit des résultats certes intéressants, grâce aux 3 000 fermes Dephy – 12 % de baisse dans le recours aux produits phytosanitaires –, mais qui restaient limités à celles-ci, et du rapport « Pesticides et agroécologie : les champs du possible » présenté par Dominique Potier, j’ai donc lancé le plan Écophyto II. Il visait à aller au-delà, en prenant en considération ce qui avait été déjà fait par Michel Barnier après le Grenelle et ce que nous devions faire afin de réussir une baisse significative du recours aux produits phytosanitaires. À ce sujet, je rappelle que la France avait été le seul pays à fixer des objectifs chiffrés : une première baisse de 25 % dans le recours aux produits phytosanitaires entre 2015 et 2020 par rapport à la référence 2008, suivie d’une seconde baisse de 25 % entre 2020 et 2025.

Je vais entrer dans les détails du plan, cela vous permettra peut-être de comprendre pourquoi il a échoué.

Le plan Écophyto II reposait sur trois piliers. Le premier avait été initié par Dominique Potier qui, constatant la baisse réalisée par les 3 000 fermes Dephy, souhaitait multiplier celles-ci par dix et atteindre 30 000 fermes, c’est-à-dire 10 % des exploitations agricoles françaises. Le deuxième pilier s’appuyait sur la recherche d’alternatives aux produits chimiques, dans le sillage direct des dispositions de la loi d’avenir : le biocontrôle, les biostimulants et les préparations naturelles peu préoccupantes (PNPP), lesquelles ont occupé quelques soirées de travail, avec André Chassaigne entre autres... Le troisième pilier prenait la forme des certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP), qui m’avaient été proposés par Marion Guillou lors de ma nomination et qui calquaient le dispositif existant des certificats d’économies d’énergie (CEE). Ils devaient inciter à la recherche d’alternatives. Lorsque j’observe les débats contemporains sur les produits phytosanitaires, je constate qu’il est toujours question de supprimer des molécules, pour lesquels il n’y a pas d’alternatives : le véritable sujet est de trouver des alternatives.

Le plan fixait donc un objectif de baisse de 25 % qui s’adressait aux vendeurs des produits phytosanitaires, en les incitant à proposer des alternatives grâce au mécanisme des CEPP. Si l’objectif n’était pas atteint, il était prévu une taxe sur le nombre de doses unité (Nodu) pour les vendeurs de produits phytosanitaires. Cette taxe, initialement fixée à 11 euros le Nodu, serait finalement de 5 euros à la suite de négociations, pendant près d’un an, avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Le plan était cohérent et financé par une taxe sur les pollutions diffuses, à hauteur de quarante millions d’euros, auxquels nous avions ajouté trente millions d’euros.

Le rapport de Dominique Potier est présenté au Premier ministre le 23 décembre 2014, un cadeau de Noël pour le ministre de l’agriculture, que j’ai placé sous mon sapin. La présentation en janvier 2015 du plan Écophyto II a été suivie d’une concertation en juin, puis d’une présentation de la version définitive du plan en octobre, accompagnée des ordonnances et arrêtés relatifs aux CEPP. Ceux-ci ont fait l’objet d’un recours déposé par les distributeurs de produits phytosanitaires et les négociants – Fédération du négoce agricole (FNA) et Coop de France –, lequel a conduit à une remise en cause des CEPP pour des raisons de procédure juridique. Le troisième pilier du plan Écophyto II, c’est-à-dire la stimulation de la recherche d’alternatives aux produits chimiques, était ainsi remis en question. Nous avons réussi à réintégrer les CEPP dans une proposition de loi présentée par Dominique Potier qui a été adoptée en 2017 dans les derniers jours du quinquennat.

La structure du plan Écophyto II intégrait donc les CEPP comme mécanisme de stimulation de la recherche d’alternatives. Certes, il aurait été possible d’augmenter les taxes sur les produits phytosanitaires. La mesure avait été proposée et débattue : les rendre plus chers aurait suffi à les abandonner et conduit à trouver des alternatives. Mais on sortait de six crises agricoles : crise porcine, crise laitière, crise de la fièvre catarrhale ovine (FCO), crise de la grippe aviaire, crise de l’œuf et crise des céréales. J’ai d’ailleurs plaisanté à l’occasion d’une assemblée générale de Sodiaal au Mans en constatant que la tonne de lait était aujourd’hui à 400 euros, alors qu’elle valait entre 240 et 260 euros lorsque j’étais ministre : il était temps que je parte pour faire remonter les prix.

Avec la suppression, par la loi Egalim, de la taxe prévue en cas de non-atteinte de l’objectif des 25 % de baisse, il était évident que l’incitation perdrait de sa force. Certes, et comme l’a rappelé le ministre Marc Fesneau, un nombre non négligeable de molécules dangereuses ont été éliminées, mais un enjeu quantitatif demeure : il faut éviter de se retrouver sans alternative à la suppression ou l’interdiction d’un produit. Cela implique de retrouver un mécanisme qui incite à la recherche d’alternatives.

Je terminerai sur un point qui me semble très important, celui de la mesure des effets de l’utilisation des produits phytosanitaires. Le Nodu, en vigueur seulement en France, présente un défaut : il considère les quantités globales sans examiner la qualité des produits utilisés. Il ne permet pas de savoir si ceux-ci sont moins dangereux pour la santé humaine ou la biodiversité. Ainsi, l’agriculture biologique a recours au cuivre pour lutter contre les champignons ; or le Nodu prend en considération le cuivre. Quel est notre objectif ? Lorsque j’ai été nommé ministre, 3,5 % de la surface agricole utile étaient exploités en agriculture biologique ; lorsque j’ai quitté mes fonctions, nous étions passés à 7 % ; aujourd’hui, nous sommes autour de 10 %. Comment se fait-il que le triplement de la surface exploitée en agriculture biologique s’accompagne d’une augmentation des Nodu ? Il y a quelque chose dans la mesure qui ne va pas.

Pour résumer, on ne peut réfléchir à la baisse de l’utilisation des produits chimiques sans réfléchir à un changement de modèle – cela semble à peu près acquis. Et si vous souhaitez être efficace, il faut prévoir un mécanisme qui oblige à chercher des alternatives. Car, non, remplacer chaque molécule par une autre n’est pas une nécessité ! Prenons l’exemple de la viticulture : hier, le président du conseil départemental de l’Hérault m’a expliqué que lorsqu’ils avaient commencé à mettre en place des incitations au recours au biocontrôle, notamment l’usage des phéromones pour limiter les parasites, cela portait sur 300 hectares ; aujourd’hui, 12 000 hectares de vignes ont recours à ce que l’on appelle joliment la « confusion sexuelle ».

En conclusion, il est impératif de prévoir un mécanisme incitatif et la mesure utilisée pose un problème – le Nodu a un biais qu’il faut corriger. Du reste, dans le comité de suivi du plan Écophyto II que Dominique Potier avait piloté, la possibilité de changer d’indicateur avait été évoquée. Il avait été décidé de conserver le Nodu, mais de réfléchir à un indicateur qui prenne en compte l’aspect qualitatif des produits utilisés. Qu’une substance moins nocive, que ce soit en matière de santé humaine ou de biodiversité, remplace une substance plus nocive doit être pris en considération.

M. le président Frédéric Descrozaille. Cet historique, très lisible et argumenté, était passionnant.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette matinée est importante, car nous avons d’abord auditionné le ministre en exercice, Marc Fesneau, et nous entendons à présent le ministre qui l’a été il y a dix ans. La borne des dix ans nous invite à relire cette décennie, qui a été en grande partie perdue du point de vue des objectifs que nous nous étions fixés. Nous sommes partis du rapport « Pesticides : Effets sur la santé » publié en 2013 par l’Inserm, qui alertait sur la prévalence de certaines maladies liées à l’exposition aux produits phytosanitaires, et nous inscrivons dans la perspective du plan Écophyto 2030, en cours de préparation, et de la proposition de la Commission européenne de règlement sur l’usage durable des pesticides (SUR). L’ancien député européen que vous êtes n’ignore pas qu’un règlement est plus puissant qu’une directive pour mobiliser l’UE sur un sujet.

Merci non seulement pour ce retour sur votre engagement dans la négociation de la PAC, en matière sociale et écologique, son verdissement et la répartition des aides – avec des débouchés très importants en faveur de l’élevage, de la taille des exploitations et la reconnaissance des actifs –, mais aussi sur la loi d’avenir, qui a opéré une véritable révolution culturelle et offert des dispositions pratiques autour de l’agroécologie.

Vous avez oublié de rappeler, et je ne vous en fais pas le reproche, qu’elle prévoyait aussi le principe de phytopharmacovigilance. Je le dis pour votre fierté personnelle, nous proposons d’étendre ce dernier à l’échelle européenne. De même, le biocontrôle, est en passe de devenir une norme au niveau de l’UE. Comme quoi lorsque la France est inspirée, elle peut inspirer l’Europe.

Autre précision, il y avait 2 000 fermes Dephy, que nous proposions de faire passer à 3 000, puis à 30 000. Aujourd’hui, c’est le triangle des Bermudes : que sont devenues ces 30 000 fermes ? On a décidé une politique qui n’a pas été pas mise en œuvre.

Comme il n’y a aucune complaisance dans une commission d’enquête, nous en venons à votre propre responsabilité. Après la présentation du rapport à la fin de 2014, les choses sont freinées : d’abord pendant six mois par le recours de la FNA, puis par une hésitation du Gouvernement. Je me souviens d’une déclaration du Premier ministre à un congrès de la FNSEA qui donnait l’impression de vouloir freiner la dynamique autour de l’agroécologie, telle que vous l’aviez pensée. Pouvez-vous nous dire, avec la rigueur exigée par une commission d’enquête, s’il y a eu un débat interministériel à ce sujet ? Les décisions qui ont été prises, notamment à partir des crises du lait et des céréales, n’ont pas toujours été à la hauteur de vos attentes concernant la mise en œuvre de la loi. J’ai le sentiment qu’il y a eu une hésitation au sommet de l’État. Est-ce que je me trompe ?

M. Stéphane Le Foll. Lorsque je parle d’agroécologie à cette époque, il faut se souvenir que les débats autour du verdissement portent plutôt sur la « chimie verte ». Je me souviens de débats à ce sujet, y compris avec le Président de la République François Hollande et les Premiers ministres Jean-Marc Ayrault, puis Manuel Valls. Certes, la « chimie verte » avait permis de produire des molécules moins dangereuses ou d’envisager l’utilisation de la biomasse et d’un certain nombre d’autres produits, mais l’agroécologie demeurait complètement ignorée. Ce sont la négociation de la PAC et son verdissement, puis l’adoption de la loi d’avenir, avec la légitimité que m’avait conférée le vote à l’Assemblée nationale, qui m’avaient permis de faire basculer une partie de l’appareil par la suite. J’avais néanmoins commencé très tôt en créant au sein de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, un groupe sur l’agroécologie à l’échelle internationale, puis en convainquant des directrices et directeurs au sein du ministère, qui se sont ensuite totalement mobilisés – c’est encore vrai aujourd’hui. C’est fantastique de constater cette continuité, mais à l’époque on partait de très loin.

Dans les débats, que ce soit avec le syndicalisme majoritaire ou avec la Confédération paysanne – qui travaille uniquement la question sociale, c’est-à-dire la petite exploitation –, l’agroécologie essayait de trouver une forme de « synthèse » entre le conventionnel et le bio. La dialectique était alors que si vous étiez dans le premier cas, vous ne faisiez rien pour l’écologie et, dans le second, rien pour l’économie.

De la même façon, lorsque j’ai proposé la création du programme de stockage de carbone dans les sols « 4 pour 1 000 » à la COP21 pour rappeler à chacun que les sols agricoles et forestiers sont des puits à carbone, je me suis retrouvé en plein débat entre la smart agriculture – une agriculture de précision s’appuyant sur les satellites – et les ONG, qui considéraient que l’agriculture pollue. On retrouve d’ailleurs aujourd’hui ce débat à propos de l’élevage. On partait de loin et, vous le savez, le débat politique n’est jamais facile.

Concernant la mise en œuvre du plan Écophyto II, je n’ai pas souvenir de débats internes durant lesquels on m’aurait dit de ne pas faire ceci ou cela.

S’agissant de l’intervention du Premier ministre à laquelle vous faisiez référence, nous sommes à l’époque en pleine crise du lait et la crise porcine frappait la Bretagne – aujourd’hui le prix du kilogramme de porc est remonté à deux euros, mais il atteignait à peine un euro alors. Le contexte agricole était, socialement et économiquement, extrêmement explosif. Il y a certainement eu un peu de réticence de la part du Premier ministre à poursuivre une logique qui pouvait être contrariante pour des agriculteurs frappés par des crises majeures.

Après le vote de la loi d’avenir, il a fallu accélérer. J’avais compris dans les débats en interne et au sein des réunions interministérielles (RIM) portant sur le calendrier législatif, que si l’on reportait la loi d’avenir après 2014, tout prendrait du retard. De même pour le plan Écophyto II : certes, il s’inscrivait dans le calendrier prévu, mais l’année de mise en œuvre qui nous restait a été perturbée par le recours de la FNA et les débats au sujet de l’azote total, dont la loi intégrait le principe. En la matière aussi, la négociation a duré. Quand on ajoute à tout cela que la deuxième phase de la grippe aviaire s’est déployée dans le Sud-Ouest au tournant de 2016 et 2017… Alors, oui, j’ai été ministre cinq ans, sans doute n’ai-je pas été assez punchy pour aller encore plus loin. Heureusement, la loi d’avenir m’avait donné une légitimité politique quant à l’objectif.

M. Dominique Potier, rapporteur. La loi d’avenir, pour un même objectif, proposait un dispositif collectif, les groupements d’intérêt économique et environnemental (GIEE), et un dispositif individuel, les 30 000 fermes. Comment expliquer qu’ils n’ont pas pris comme ils auraient pu prendre ? Vous me direz qu’il y a eu de très beaux GIEE, qui constituaient, au même titre que les fermes Dephy, de très beaux laboratoires, mais nous sommes loin d’un déploiement massif. Il faut se le dire les yeux dans les yeux : nous avons raté la massification. Aurions-nous dû négocier différemment avec les chambres d’agriculture pour obtenir non seulement des promesses, mais aussi des résultats ? La séparation de la vente et du conseil à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques n’est intervenue que plus tard. Qu’en pensez-vous ?

Certes, il y a les élections et les freins que vous avez mentionnés, mais la massification n’a pas pris. Aurait-il fallu un mandat supplémentaire au ministre Le Foll ?

M. Stéphane Le Foll. Lorsque je suis parti, les prix ont remonté ; il était donc temps que je m’en aille. D’autant plus qu’au bout de cinq ans, certains étaient fatigués de me voir. Il fallait savoir s’arrêter.

L’échec des GIEE découle d’un impensé sur le développement agricole. Pour tout le reste, j’avais créé un « Groupe Saint-Germain » qui avait réfléchi à ces sujets. Une question, cependant, avait été mal abordée – par moi en particulier –, celle du développement agricole. Les chambres d’agriculture disposaient de financements et j’en avais prévu pour les ONVAR, les organismes nationaux à vocation agricole et rurale, précisément pour stimuler les GIEE. Nous avons eu des résultats au début : la création d’environ 500 GIEE. J’aimerais savoir ce qu’il en est aujourd’hui ; il paraît qu’il en reste.

La philosophie était simple : il s’agissait de ne pas laisser un agriculteur gérer seul une transition aussi lourde que celle vers l’agroécologie pour éviter de le confronter à des difficultés majeures. L’aversion au risque est légitime, puisque c’est le revenu de l’agriculteur qui est en jeu ; or pour ce dernier, garantir son revenu c’est la condition de la pérennité de son exploitation. Il fallait donc réfléchir sur le plan collectif. Pour les GIEE, j’ai ainsi repris l’idée toute simple des groupements agricoles d’exploitation en commun (GAEC), qui permettent de mettre en commun le matériel agricole. En l’occurrence, il s’agissait de mettre en commun les objectifs qualitatifs environnementaux, afin de créer des dynamiques sociales et économiques.

Il y a donc eu 500 GIEE ; avec des réussites, comme vous l’avez rappelé, mais également des freins. Parlons franchement : certaines chambres d’agriculture n’ont pas créé de GIEE. D’autres ont essayé, tandis que d’autres encore exerçaient des pressions pour ne pas le faire. Quand bien même les ONVAR ont-ils été utilisés, j’aurais dû mener une réflexion plus profonde sur les outils dont nous aurions dû nous doter pour réaliser de tels changements. C’est certain. D’autant plus que le temps qui m’a été imparti après la réforme m’a laissé un peu sur ma faim. Je vous concède qu’il y a là un point sur lequel il faut travailler.

J’observe que la France cherche aujourd’hui, à juste titre, à développer sa production de protéines végétales et de légumineuses. Mais on ne pourra pas opérer ce type de changement si on réfléchit à l’échelle de l’exploitation, et non pas des GIEE. En effet, pour des fermes de soixante à cent hectares, il sera difficile de valoriser les productions dans le cadre d’une plus grande rotation alors qu’à l’échelle de mille ou mille cinq cents hectares, il sera possible, en particulier pour les protéines végétales et les légumineuses, de réaliser des choix économiques performants.

À mes yeux, les GIEE ne remettent pas en cause l’exploitation individuelle, mais s’inscrivent dans une dynamique collective. De la même manière que nous avons pu mettre en commun le matériel agricole avec les GAEC, nous mettons en commun les grands objectifs environnementaux et économiques. Voilà l’enjeu et sur ce point, je ne peux que constater le défaut d’une réflexion initiale sur le développement agricole pour accompagner ces changements.

M. Dominique Potier, rapporteur. Concernant la mise en commun du matériel, ce sont les coopératives d’utilisation du matériel agricole (Cuma) et non les GAEC que vous aviez à l’esprit ?

M. Stéphane Le Foll. Oui, pardon.

M. Dominique Potier, rapporteur. D’autant plus que nous avions visité ensemble un salon des Cuma porté sur l’innovation, y compris agroécologique.

Sur les GIEE, la phase d’espérance est donc retombée. Vous assumez votre part de responsabilité quant à l’incapacité d’évaluer et de corriger le mécanisme de développement. C’est un impensé.

L’autre moyen massif d’inflexion de la pratique et des usages, c’est le conseil agricole marchand. C’est l’objet des CEPP. Mais ils vont perdre tout leur sens en 2018, lorsque la taxe sur les Nodu, qui était passée de neuf à cinq euros, passe à zéro. La séparation de la vente et du conseil à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, que nous avions écartée de notre réflexion, a été amenée par le débat présidentiel en 2017 et ruinera la dynamique autour des CEPP, sans pour autant donner de résultats. Le bilan que nous avons dressé avec Stéphane Travert fait en effet état d’un échec de la mesure. On s’est donc privé d’un moyen que nous avions à peine expérimenté. Quand bien même le ministre Fesneau s’est dit prêt à envisager la réintroduction des CEPP, on est sur six, sept ans d’échec. Avez-vous un commentaire à ce sujet ?

M. Stéphane Le Foll. Le même que vous. Les CEPP constituaient le troisième pilier du plan Écophyto II, le retirer revenait à déséquilibrer l’ensemble – à l’instar du tabouret, pour lequel il est préférable d’avoir trois pieds, plutôt que deux.

De même que les Cuma, à propos desquels vous avez bien fait de me corriger, mutualisent le matériel, il faut mutualiser les enjeux environnementaux pour qu’ils soient économiquement acceptables et acceptés.

M. Dominique Potier, rapporteur. La loi d’avenir a prévu une réforme du code de la santé publique qui a conféré à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) un pouvoir qu’elle n’avait jamais eu. Vous est-il arrivé de regretter cette disposition ? Pourquoi l’avez-vous prise ? Elle a une importance capitale. Elle est aujourd’hui remise en cause par la droite sénatoriale, par une partie des syndicats et par la filière céréalière. Certains y voient une démission du pouvoir politique en matière de gestion des risques. D’autres considèrent que c’est au contraire la seule manière de s’affranchir de la pression des intérêts économiques à court terme. Avec le recul, comment évaluez-vous cette décision ?

M. Stéphane Le Foll. J’ai pris cette décision, parce qu’auparavant l’Anses envoyait ses avis à la direction générale de l’alimentation (DGAL), qui les corrigeait, puis les lui renvoyait. Un certain nombre d’autorisations de mise sur le marché (AMM) se retrouvaient ainsi bloquées, à cause non pas d’un débat scientifique, mais de discussions entre l’Anses et la DGAL. Cela avait été identifié par Générations futures comme un élément qui contribuait à l’opacité du système et alimentait le soupçon pesant sur le ministre de l’agriculture de cacher quelque chose.

J’ai donc décidé de rendre les choses transparentes. J’ai confié à l’Anses la responsabilité de la mise sur le marché, cependant que la décision d’un retrait, dans le cas d’un problème politique, reviendrait au politique. C’est là que réside la responsabilité du politique ! Laisser croire que les centaines d’AMM traitées annuellement par l’Anses pourraient l’être par le responsable politique, laisser croire que le ministre de l’agriculture évaluerait scientifiquement ces AMM est ridicule. Je ne regrette pas d’avoir transféré les AMM à l’Anses ! La décision est critiquée par certains, ceux qui y voient l’action d’un État profond. La responsabilité du politique est de faire des choix politiques, non pas de se pencher tous les jours sur des questions scientifiques et techniques. On n’exigera jamais d’un ministre, quand bien même aurait-il fait les études pour, de passer ses journées à examiner des AMM. C’est pourtant ce qui se passait, malgré l’intervention de la DGAL. J’ai seulement clarifié les choses.

Je sais qu’un débat s’est engagé sur l’existence d’un État profond qui opérerait en dehors de la responsabilité politique. La responsabilité politique doit être assumée là où elle est essentielle, à propos des choix stratégiques et des grandes questions de société.

Laissons l’Anses jouer son rôle. J’ai interdit le Cruiser OSR dès ma prise de fonction, sur la base d’un rapport de l’Agence : c’est moi que l’on a félicité, pas l’Anses.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous êtes plutôt hostile à l’interdiction programmée des néonicotinoïdes décidée par Barbara Pompili, mais on constate surtout que cette décision ne s’accompagne d’aucune réflexion sur les alternatives. Cela a conduit Julien Denormandie, alors ministre de l’agriculture, à réautoriser pour une durée de trois ans les néonicotinoïdes. Que s’est-il passé ? La R&D n’a pas été mobilisée à temps. Ni vous ni votre successeur Stéphane Travert n’avaient cherché à prendre les devants pour assumer les conséquences de cette interdiction programmée.

M. Stéphane Le Foll. On en revient à ce que je disais plus tôt : si on n’engage pas de processus scientifique de recherche et d’accompagnement des vendeurs pour trouver des alternatives, alors chaque fois que l’on interdit un produit, on prend le risque de se retrouver sans rien ou d’avoir à revenir, même en partie, sur la décision prise – comme ce fut le cas pour les betteraves. Il en est ainsi aujourd’hui pour le glyphosate. Si vous ne mettez pas en place une politique volontaire de recherche d’alternatives, vous n’en aurez pas !

Je vous renvoie à l’expérience menée par les viticulteurs dans l’Hérault. Je pourrais aussi évoquer l’utilisation des herbicides : à une époque pas très lointaine, s’il y avait de l’herbe, vous étiez considéré comme un mauvais viticulteur. J’ai créé un GIEE, un collectif s’est constitué, « Les enherbeurs ». Et, aujourd’hui la vigne utilise l’enherbage, diminuant ainsi grandement le recours aux herbicides, alors que les Nodu en la matière étaient très élevés.

M. le président Frédéric Descrozaille. Il y a un point qui a souvent été abordé au sein de cette commission d’enquête, celui de la responsabilité de l’aval. C’est à l’échelle territoriale avez-vous dit s’agissant des GIEE qu’on peut avoir les volumes permettant d’avoir les débouchés économiques. Mais les agriculteurs ne peuvent inventer ces débouchés. Le réseau Dephy nous a expliqué que les plus grosses réticences de baisse de produits phytosanitaires découlent d’un verrouillage par le marché, autrement dit des cahiers des charges de la distribution. Ce point-là a-t-il été discuté lorsque vous étiez ministre ?

M. Stéphane Le Foll. Ce point précis n’a pas fait l’objet d’un débat spécifique dans le cadre du plan Écophyto II. Il y a en effet un ensemble de freins. À l’époque, nous étions en plein changement de paradigme agricole. Le sujet que vous avez mentionné mériterait d’être approfondi.

M. André Chassaigne (GDR-NUPES). Je commencerai par saluer cette révolution, que l’on pourrait qualifier de copernicienne, engagée par Stéphane Le Foll, lorsqu’il était ministre de l’agriculture. Pour la décrire, j’avais utilisé une citation de René Char, reprise par Stéphane Le Foll dans La première graine : « L’inaccompli bourdonne d’essentiel. » Aujourd’hui, nous sommes dans le bourdonnement : les grandes lignes ont été fixées, faisant de Stéphane Le Foll le Jean XXIII de l’agroécologie.

Je me limiterai à une question sous forme d’observation à propos de l’importance de la réponse collective. On est trop souvent dans la réponse individuelle. Les GIEE avaient précisément vocation à faire du collectif. Ainsi, un GIEE, dans le Puy-de-Dôme, avait réuni des céréaliers en Limagne et des éleveurs du Cézallier qui produisaient des engrais organiques.

De même, alors que les abattoirs connaissent souvent des difficultés, pourquoi ne pas valoriser les engrais organiques qu’ils produisent ? Des GIEE pourraient établir le lien avec des céréaliers, qui limiteraient ainsi l’usage des phytosanitaires.

Je n’ajoute rien à ce qui a été dit et je souligne l’importance de la dimension collective.

Sur l’Anses, je partage l’avis du ministre. Pendant des années, j’ai sollicité l’autorisation de pouvoir consommer à nouveau de la fraise de veau : ce n’était évidemment pas à lui de trancher.

M. le président Frédéric Descrozaille. Concernant le transfert d’autorité à l’Anses, la responsabilité politique porte actuellement sur les cas d’interdiction de mise sur le marché, bien plus rares que les AMM. Qui fait le calcul bénéfice/risque, qui en est responsable devant la société ?

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Vous avez évoqué le développement des alternatives à la chimie comme un des trois piliers du plan Écophyto II. Nous sommes tous d’accord avec ce concept, à condition que le développement d’alternatives implique que celles-ci soient utilisables par nos agriculteurs. Les acteurs des filières évoquent des techniques, notamment de biocontrôle, qui existeraient dans les pays voisins, mais ne seraient pas utilisées en France. Il en irait de même pour certaines molécules, faute d’avoir été réhomologuées. Selon vous, l’absence de solutions s’expliquerait-elle en partie par cette question de l’homologation ? Voire par l’absence de demande d’homologation pour de nouveaux produits ?

Par ailleurs, l’énergie dépensée dans la négociation et la mise en place de la nouvelle PAC a-t-elle pu avoir des conséquences sur les autres politiques agricoles menées lorsque vous étiez en fonction ?

M. Stéphane Le Foll. Si nous voulons réussir à avoir une alimentation accessible et diversifiée pour tout le monde, il faut intégrer l’idée selon laquelle une production qui demande beaucoup de financement parviendra difficilement aux résultats attendus : diversité, accessibilité financière pour le plus grand nombre et garantie de revenus pour les agriculteurs. On ne peut pas continuer à demander aux agriculteurs d’avoir des besoins de financement pour créer une exploitation et produire, sans lier ces sujets à notre capacité à leur offrir un prix à l’autre bout.

Ma stratégie en matière d’agroécologie a toujours été de privilégier la baisse de besoin de financement, d’utiliser ce que la nature nous offre gratuitement. C’est pour cela qu’en matière d’agriculture de précision, si l’on demande aux agriculteurs d’investir dans de nouveaux outils, alors on reste pris au piège de la pompe à emprunt. Les GIEE constituent de ce point de vue une solution économique, écologique et sociale au problème posé par le risque et la difficulté des choix à opérer. Le GIEE est une force de frappe. C’est ce qu’illustre l’exemple de Jean-Claude Sabin, lorsqu’il démarre sa production de colza dans le cadre de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et pour qui cela a été profitable. L’intégration de protéines végétales et de légumineuses à des opérations de rotation permet à la fois de nourrir un élevage de manière autonome et de stocker de l’azote dans les sols, ce qui évite en outre à la France d’importer de l’azote minéral. La réflexion au niveau du GIEE ouvre cette perspective, qui serait extrêmement risquée au niveau de l’exploitation individuelle. C’est ainsi que nous atteindrons nos objectifs écologiques, sociaux, en matière de souveraineté et de revenus.

Le non-renouvellement de molécules a parfois des raisons économiques, lorsque le débouché est trop étroit pour les entreprises, qui préfèrent s’en délester. Cela peut conduire, mécaniquement, à la disparition de molécules dangereuses.

La réglementation européenne permet de réduire la distorsion de concurrence et d’éviter que les pays membres s’accusent mutuellement de triche en la matière. L’UE a donc une responsabilité en matière d’harmonisation réglementaire et l’exemple du biocontrôle mentionné par Dominique Potier l’illustre. C’est pour la même raison que j’avais refusé que les pays choisissent leurs critères quand il s’agissait du verdissement de la PAC, car cela aurait introduit de la distorsion de concurrence.

La PAC est votée en 2013 et mise en œuvre en 2014. Or entre 2013 et 2014 survient quelque chose que je n’avais pas anticipé : le refus d’apurement des aides PAC par l’UE, qui considère qu’il y a eu une erreur dans le calcul des surfaces éligibles. Il est question de trois milliards d’euros, que nous négocions à la baisse pour atteindre un milliard d’euros, en contrepartie du renouvellement de l’orthophotographie complète des exploitations françaises. Ce processus nous a coûté énormément de temps. Et ce retard a mis beaucoup de pression sur les paiements du premier pilier de la PAC, qui ont été reportés sur les paiements du deuxième pilier, les mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec), et sur les exploitations en agriculture biologique. Nous étions dans une course dont l’issue pouvait être apocalyptique, si l’on n’arrivait pas verser les paiements du premier pilier. Cela explique la difficulté de la mise en œuvre de la PAC.

M. Éric Martineau (Dem). Vous avez dit la vérité sur l’agroécologie et cela dérange quelquefois. Producteur en bio, je constate que nous faisons des choses qui parfois me déplaisent. Ainsi, en bio, pour éviter la tavelure, il faut appliquer un traitement très régulier à base de cuivre. Depuis que j’ai ce label, je traite plus souvent et cela peut inquiéter les voisins de mon exploitation. Comment mettre en avant les actions des agriculteurs sans toujours avoir à parler du nombre de traitements et de la quantité de produits utilisés ?

M. Benoît Bordat (RE). J’évoquerai le sujet des plantes orphelines, pour lesquelles il n’existe qu’un seul produit et qui se retrouvent dépourvues de traitement lorsqu’il est interdit – ainsi de la moutarde en Côte-d’Or. Comment prendre en charge les besoins en recherche et en innovation pour ces petites filières qui font l’identité de nos régions, si les industriels n’y ont aucun intérêt ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je voulais revenir sur votre travail fondateur au ministère de l’agriculture d’élaboration de nos objectifs de réduction des produits phytosanitaires et sur le rôle de l’Anses. C’est sous votre ministère, en 2014, que la décision d’AMM a été transférée du Gouvernement à l’Anses. Ce basculement de l’autorité politique à l’autorité scientifique a eu lieu dans un contexte lourd : des soupçons, parfois portés sur le décideur politique, en l’occurrence le ministre de l’agriculture. Ce procédé constituait-il un moyen pour vous de trancher par la science des arbitrages, peut-être conflictuels, entre vous et votre ministère et certains de vos collègues, tel que la ministre de l’environnement, de l’énergie et de la mer ? Pensezvous que lorsque l’autorité de l’Anses est remise en cause, cela a une influence directe sur nos objectifs de réduction à 50 % de l’utilisation des produits phytosanitaires ?

S’agissant enfin du rapport publié par l’Anses en mars dernier sur la présence en quantité élevée de plusieurs métabolites de pesticides dans l’eau potable, quelles décisions politiques doivent être prises, selon vous, pour faire face à cette alerte qui nous semble majeure ?

M. Stéphane Le Foll. Il faut réfléchir à la manière dont nous mesurons l’impact des produits que nous utilisons – que ce soit par le Nodu, l’indice de fréquence de traitement (IFT) ou la quantité de substances actives (QSA) – et toujours garder à l’esprit l’objectif que nous poursuivons : moins de chimie dans l’environnement. Je pense en particulier aux molécules persistantes, telles que l’atrazine ou les métabolites. Le Nodu doit donc mesurer non seulement les quantités, mais aussi la qualité des produits utilisés.

La mesure de l’impact doit aussi se faire à l’aune de la biodiversité, qui décline. Ce sujet me préoccupe depuis longtemps – Gaspard Kœnig, qui écrit si bien et qui vient de découvrir les lombrics, aurait pu les défendre avec moi à l’époque. La biodiversité dans les sols et sur les sols constitue, en effet, un élément majeur. Celle-ci devrait être un critère de verdissement dans la PAC. Cela permettrait de limiter l’usage des molécules qui affectent la biodiversité. Oui, l’utilisation de grandes quantités de cuivre peut poser un problème : en viticulture, nous sommes parfois à six kilos l’hectare, il faudrait descendre à quatre kilos. La bio a un sens beaucoup plus vaste : le lien avec la terre, la qualité organoleptique des produits, le contexte général. En tout cas, il faut réfléchir à un autre indicateur, en prenant en compte ce qui se fait au niveau européen pour parvenir à une harmonisation. C’était d’ailleurs prévu dans le plan Écophyto II.

Les plantes orphelines souffrent, à l’instar des maladies orphelines en médecine, d’un manque de solutions, car elles ne débouchent pas sur un marché suffisamment intéressant. Il est de la responsabilité de l’État de fixer des règles afin qu’il existe pour chaque production une solution – chimique ou non. En l’occurrence, la moutarde, ce n’est pas rien ! L’État doit intervenir, car ce n’est pas l’économie qui résoudra le problème.

L’arbitrage entre le risque et le bénéfice, comme la décision qu’elle fonde, sont politiques. C’est pour cela que malgré le transfert des AMM à l’Anses, la décision de retrait d’un produit demeure sous la responsabilité du politique – comme cela avait été le cas pour l’interdiction des néonicotinoïdes pour les plantes à fleurs, compte tenu de l’impact de ces derniers sur les abeilles. Quels sont les risques que l’on accepte, pour quels bénéfices ? C’est un débat démocratique. Or aujourd’hui, les débats, quels qu’ils soient, s’essentialisent. On ne cherche plus à mettre en balance les risques et les bénéfices. C’est notamment le cas du débat autour du glyphosate : il faut examiner quels sont les risques, quels sont les bénéfices. Faut-il accepter une phase de transition avant de s’en passer définitivement – car ce sera possible ? Le débat politique doit s’appuyer sur des données scientifiques. Le politique doit garder à l’esprit l’objectif et la science doit nous donner des moyens.

Le vrai débat porte donc sur l’objectif, car tout le monde ne partage pas les mêmes ambitions : certains veulent simplement supprimer des produits qui règlent des problèmes spécifiques. Ne pourrait-on pas imaginer une dynamique qui règle le problème, sans passer forcément par l’interdiction ? La science est un soutien dans ce cas. Ce fut le cas quand j’ai interdit le Cruiser OSR, sur la base d’un rapport de l’Anses. Le politique fixe l’objectif et les décisions de l’Anses doivent contribuer à atteindre cet objectif : c’est cela la politique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous vous remercions, monsieur le ministre, pour la clarté, la simplicité et la sincérité de vos réponses, qui ont contribué à la qualité de cette audition et de nos échanges.


56.   Audition de M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires (mardi 21 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous entamons notre dernière semaine d’auditions en accueillant ce soir M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Monsieur le ministre, je vous remercie d’être parmi nous. Votre audition nous permettra de poursuivre l’examen critique d’une politique publique interministérielle qui repose sur quatre des plus grosses administrations centrales. Notre examen porte en particulier sur la dimension interministérielle de cette politique publique qui, de manière générale, n’est pas le fort de notre pays. Elle se caractérise par de nombreux arbitrages ex post et des concertations auxquels il manque peut-être une cohésion préalable permettant de hiérarchiser les différents objectifs. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la transition écologique, qui voit plusieurs objectifs se concurrencer au sein du Gouvernement : réduction des émissions de gaz à effet de serre, gestion de l’eau, préservation de la souveraineté alimentaire ou protection du revenu agricole. Comment appréhendez-vous cet ensemble complexe ?

Comment votre ministère s’est-il emparé de la question plus spécifique de la réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques ? Quelle est votre perception de l’articulation entre les objectifs des différents ministères impliqués, le vôtre, mais aussi celui de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche et celui de la santé et de la prévention ?

Avant de vous laisser la parole pour une intervention liminaire, je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Je rappelle aussi que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous demande donc de lever la main droite et de dire « Je le jure ».

(M. Christophe Béchu prête serment.)

M. Christophe Béchu, ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires. Je salue votre initiative qui vise à essayer de comprendre pourquoi nous n’avons pas atteint des objectifs pourtant affirmés à plusieurs reprises par des majorités différentes. Alors qu’un nouveau plan Écophyto est en cours d’élaboration, il est en effet utile de s’interroger sur ce qui n’a pas fonctionné dans les précédents plans.

La transition écologique exige la réduction des usages des produits phytosanitaires, qui était l’objectif de ces plans, mais elle ne se limite pas à cet enjeu puisqu’elle concerne également la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’adaptation au changement climatique ou encore la stratégie nationale pour la biodiversité. La réduction des usages des produits phytopharmaceutiques favorise la préservation de la biodiversité, mais elle ne présente pas de lien direct avec le stockage du carbone puisque les produits phytopharmaceutiques permettent d’éviter l’utilisation de lourds engins mécaniques à moteur thermique, principale cause du tassement des sols. Quant à l’enjeu de l’adaptation, il concerne bien sûr l’agriculture et l’usage des intrants, la diminution des volumes d’eau pouvant être prélevés entraînant une concentration accrue de certains intrants dans les points de captage.

J’ai bien compris que votre commission s’intéresse également aux améliorations à apporter au travail interministériel. Notons que chaque nouveau plan Écophyto s’est accompagné d’un élargissement du nombre de ministères concernés. Il a d’abord été décidé dans le cadre du plan Écophyto II qu’un deuxième ministère, le ministère de l’environnement en l’occurrence, devait être impliqué en plus du ministère de l’agriculture, seul responsable du premier plan Écophyto qui avait pour échéance 2018. Cette décision n’est sans doute pas étrangère aux recommandations du rapport du 23 décembre 2014 écrit par M. le rapporteur Dominique Potier qui prônait, dans le cadre d’une nouvelle version du plan Écophyto, la prise en compte des questions liées à la biodiversité, notamment celle de l’impact de ces produits sur les milieux aquatiques. Le plan Écophyto II + a élargi la coordination interministérielle aux ministères de la santé et de l’enseignement supérieur. À ce stade, nous n’avons pas prévu de nouvel élargissement dans le cadre du plan Écophyto 2030 puisque les ministères déjà impliqués couvrent toutes les dimensions : celle de l’impact sur la santé des produits phytopharmaceutiques classés CMR (cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction) pour le ministère de la santé et celle de la recherche sur des alternatives et de l’amélioration de l’information des futures générations d’agriculteurs pour le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Le sujet de votre commission d’enquête concerne mon ministère à deux chefs : celui, bien sûr, de la transition écologique mais aussi celui de la cohésion des territoires, puisqu’il intéresse les élus locaux, au titre notamment de la compétence des communes aujourd’hui et des intercommunalités demain sur la gestion des points de captage d’eau. La stratégie nationale pour la biodiversité, une des premières déclinaisons de la COP15, sera bientôt présentée. Elle dresse d’abord le constat d’une érosion de la biodiversité. La cause première en est l’artificialisation des sols, mais l’usage des produits phytopharmaceutiques est également une cause importante, principalement pour les populations d’oiseaux et pour les insectes pollinisateurs.

Entre 2008, date du premier plan Écophyto, et 2022, le niveau d’utilisation des produits phytosanitaires est resté le même, malgré les engagements des plans successifs. Cela dit, cette stabilité sur une longue période n’est pas linéaire puisque, après une période de hausse, nous connaissons ces dernières années une période de baisse de certains usages. C’est encourageant. On observe notamment un recul spectaculaire, de l’ordre de 93 % à 96 %, tant en quantité de substances actives (QSA) qu’en nombre de doses unités (Nodu), dans l’usage de produits phytopharmaceutiques classés CMR 1. Les produits classés CMR 2 accusent un recul moins marqué, de l’ordre de 20 %. Quant aux usages non agricoles de produits phytopharmaceutiques, ils ont été réduits de plus de 95 %, notamment grâce à la loi du 6 février 2014 visant à mieux encadrer l’utilisation des produits phytosanitaires sur le territoire national, dite loi Labbé.

Je n’entrerai pas dans les détails du plan Écophyto 2030 – vous aurez sans doute l’occasion de me questionner plus spécifiquement à ce sujet. Je souhaite simplement souligner qu’il traduit un engagement de réduction de 50 % des usages des produits phytopharmaceutiques, soutenu par les moyens nécessaires. La réduction de ces usages doit en effet s’accompagner du financement dès à présent – sans attendre que la dangerosité de tel ou tel produit soit avérée – de programmes de recherche afin d’offrir des alternatives aux utilisateurs. Il s’agit d’éviter la procrastination à chacune des phases. J’ajoute que ce plan Écophyto doit être articulé avec le plan Eau qui, grâce à l’augmentation des moyens alloués aux agences de l’eau dans le projet de loi de finances pour 2024 – préalable à la réalisation d’actions concrètes d’accompagnement des gestionnaires de réseau – et grâce à la systématisation des plans de gestion de la sécurité sanitaire des eaux (PGSSE), permettra un suivi des points de captage, qui est aujourd’hui une faiblesse des dispositifs de protection, tout particulièrement d’un point de vue sanitaire.

Je me tiens à votre disposition pour essayer de répondre à vos questions, grâce à mon expérience de ministre depuis ma nomination en juillet de l’année dernière, une période à la fois suffisamment longue pour me permettre d’avoir du recul et trop courte pour certains sujets pointus.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je vous remercie pour la clarté et la concision de vos propos.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je m’associe aux remerciements de M. le président. J’ai également apprécié votre humilité face à la situation et la bonne disposition que vous avez manifestée, comme vos collègues que nous avons auditionnés, à l’égard de notre commission dont le but est d’être utile au débat public en faisant des propositions, à un moment où plusieurs « atterrissages politiques » sont attendus dans les mois à venir. Je pense à l’annonce du plan Écophyto 2030 au début de l’année prochaine ; à l’adoption dans les prochains jours par le Parlement européen d’une position à propos du règlement sur l’utilisation durable des pesticides – dit règlement SUR –, qui représente une étape importante sur un long chemin ; à l’horizon de programmes de recherche européens en cours de conception.

Nous ne souhaitons pas dresser l’inventaire des responsabilités des différents ministres impliqués dans ce dossier au cours des dix dernières années ni vous demander de justifier leurs choix. Nous souhaitons en revanche connaître votre point de vue sur ce que nous pouvons qualifier d’incurie, même si les plans successifs ont connu des succès : à ceux que vous avez mentionnés, on pourrait ajouter la prise de conscience et la formation des agriculteurs ou encore la création du fonds d’indemnisation des victimes de pesticides.

Ma première question concerne les objectifs. Certains font valoir qu’ils étaient trop ambitieux et prônent la prudence avec des objectifs de réduction de 20 %. Ils craignent que des objectifs inatteignables ne découragent le peuple. Pensez-vous au contraire qu’il faut maintenir un objectif de 50 %, auquel il serait urgent de consacrer les moyens nécessaires si nous voulons l’atteindre en 2030 ?

M. Christophe Béchu, ministre. Rétrospectivement, je regrette que les plans Écophyto n’aient pas affiché deux objectifs de réduction : l’un global et l’autre spécifique aux produits phytopharmaceutiques classés CMR 1. La réduction drastique de l’usage de ces derniers m’a surpris en tant que ministre lorsque j’en ai pris connaissance, d’autant plus que, en tant que citoyen, j’entendais les discours pointant l’échec de ces plans. Un objectif propre aux produits classés CMR aurait donné confiance aux citoyens dans l’action publique, qui doit se nourrir d’objectifs ambitieux accompagnés des bons indicateurs permettant de mesurer qu’elle va dans la bonne direction.

L’objectif d’une réduction de 50 % n’est pas un chiffre magique visant à frapper les esprits. Ce n’est pas un hasard s’il a été retenu à ce stade par le plan Écophyto 2030 et par le règlement SUR : c’est que nous sommes capables aujourd’hui de mesurer l’impact des produits phytopharmaceutiques sur la santé, mais également sur la biodiversité. Dans ce dernier cas, le constat est malheureusement accablant : à l’échelle de la planète, un million d’espèces sont menacées et cette menace est corrélée à l’usage des produits phytopharmaceutiques. On le constate notamment pour les oiseaux, dont la mortalité en milieu urbain et en milieu forestier est bien plus faible qu’en milieu rural. La carte des conséquences néfastes de l’usage de ces produits sur l’eau, le sol et l’air s’y superpose à celle des menaces sur la biodiversité. L’objectif de 50 % est donc celui que nous devons atteindre si nous sommes sincères dans nos efforts pour préserver la biodiversité.

M. Dominique Potier, rapporteur. Après des heures d’audition, nous constatons que ce qui a d’abord permis la baisse de l’usage des produits phytopharmaceutiques classés CMR 1, ce n’est ni l’agroécologie, ni le conseil aux agriculteurs, ni le marché, mais le retrait des molécules à la suite des travaux de l’Efsa, l’autorité européenne de sécurité des aliments et de l’Anses, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Or, ces travaux ont été contestés par des membres de votre majorité et le ministre de l’agriculture a tenu des propos ambigus sur la loi de 2014, laissant entendre qu’il la remettait en cause, notamment dans ses dispositions modifiant le code de la santé publique pour attribuer à l’Anses une compétence d’évaluation et de gestion des risques en lieu et place du ministère de l’agriculture. Dans ces conditions, pouvez-vous nous confirmer que vous ne remettrez pas en cause la loi de 2014 et que vous vous opposerez, le cas échéant, à la proposition de loi « ferme France » que le Sénat a adoptée ?

M. Christophe Béchu, ministre. Je n’ai aucune difficulté à vous répondre, que ce soit à titre personnel ou en tant que ministre, mais je ne peux vous donner la position du Gouvernement – ce serait m’élever au-dessus de ma condition –, même si je ne doute pas de sa teneur. Il n’est pas question de revenir sur un principe reposant sur la confiance en la science et donc en les avis rendus par des agences scientifiques, car il est le gage de la transparence visàvis des citoyens. Cela dit, le système à double niveau complique parfois l’analyse : la mise sur le marché dépend des positions de la Commission et de l’avis des agences européennes, alors qu’il peut exister des divergences entre les agences européennes et les agences nationales, ce qui n’est pas de nature à favoriser la confiance des citoyens en la science.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le président de la commission et moi-même aimerions voir émerger, lors du prochain mandat de la Commission européenne, une harmonisation de l’évaluation et de la gestion du risque à l’échelle européenne, qui tienne bien sûr compte des contextes climatiques et politiques divers des pays membres. Une telle harmonisation est une question de crédibilité et permettrait de réduire les distorsions de concurrence auxquelles sont soumis nos producteurs. Partagez-vous ce souhait ?

M. Christophe Béchu, ministre. L’absence de clauses miroirs pose question, car elle permet l’importation en France de produits fabriqués avec des molécules que nous avons interdites pour nos agriculteurs. Si nous ne luttons pas contre de telles distorsions de concurrence, comment répondre aux acteurs qui, de bonne foi, se demandent si on ne les conduit pas vers des impasses économiques pour des raisons écologiques ?

Je suis moins enthousiaste que vous quant à la perspective d’une harmonisation au niveau européen en raison des votes du Parlement européen au cours de ces derniers mois, particulièrement celui sur le règlement relatif à la restauration de la nature, qui a été adopté avec une marge très ténue. La tonalité de nombreux discours reflète une tension de plus en plus forte sur la transition écologique exprimée par un nombre croissant de députés européens et de pays qui trouvent que trop de contraintes sont imposées et que l’Union européenne doit ralentir dans ce domaine. Cette tension a été particulièrement prégnante lors des débats sur la restauration des zones humides. Dans ces conditions, je ne suis pas sûr que l’harmonisation se fasse sur la base du mieux disant et je m’inquiète de voir l’Union européenne prendre une direction moins favorable à la protection de l’environnement.

M. Dominique Potier, rapporteur. Une telle contradiction entre notre idéal européen et la réalité doit être difficile à vivre politiquement, mais je vous remercie de vous être prêté au jeu de cette question de pure prospective, pour laquelle nous ferons des propositions dans le cadre du rapport.

M. Christophe Béchu, ministre. Je voudrais compléter mon propos par le cas pratique du glyphosate. La Commission européenne a proposé de le réintroduire, sans limitation, pour une durée de dix ans. Dix-sept pays sont prêts à valider cette proposition alors que d’autres cherchent à diminuer l’usage du glyphosate, dont l’impact sur la biodiversité est indiscutable. On voit ici combien l’idéal européen peut se heurter à la diversité des positions et des histoires et on mesure l’immense difficulté à trouver un consensus parmi les dix pays ne souhaitant pas voter en faveur de cette proposition : même à cette échelle, la non-régression environnementale est complexe.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il est un autre domaine dans lequel existent à la fois une politique européenne et une très grande subsidiarité nationale, celui de la politique agricole commune (PAC). La subsidiarité nationale, qui apparaît à certains comme une régression, est un fait. La France a eu la faculté d’établir un contrat entre ses producteurs et la nation. Le fait que figure dans le plan Écophyto 2030 la volonté d’engager – certes lentement, et de façon un peu floue à nos yeux – une révision du plan stratégique national (PSN) un an après sa mise en œuvre, n’est-il pas un aveu que ce plan ne serait pas à la hauteur des enjeux écologiques ?

Vous pourriez me répondre, comme l’a fait le ministre de l’agriculture, que la situation n’est guère plus favorable dans les autres pays, qu’aucun d’entre eux ne prend de mesures élitistes, et que les mesures populaires que nous avons prises ne changeront rien – bref, que nous sommes finalement dans la moyenne européenne. Mais une telle réponse n’est pas à la hauteur des enjeux. Nous aimerions vraiment savoir si votre ministère a pesé dans les débats qui ont prévalu à la fixation des règles du PSN, ou bien si le dialogue n’a eu lieu qu’entre la profession et le ministère de l’agriculture.

M. Christophe Béchu, ministre. À l’occasion de l’un des derniers conseils européens des ministres de l’environnement, juste après le premier vote sur la position de la Commission, tous mes homologues – y compris ceux de pays de petite taille, où l’on aurait pu imaginer que les décisions interministérielles étaient plus fluides – ont expliqué qu’ils ne pouvaient pas arrêter une position à titre personnel sans avoir consulté leur ministre de l’agriculture.

J’ajoute – sans critique aucune – que le temps que nous avons passé avec nos homologues lors du Conseil des ministres franco-allemand nous a permis de constater que sur d’autres sujets – celui du loup, par exemple –, les débats entre les ministères allemands de l’environnement et de l’agriculture sont comparables à ceux que nous avons en France.

J’en viens au PSN et à la place du ministère de la transition écologique. Les produits de protection des plantes (PPP) étant aujourd’hui réservés à des usages agricoles – puisque les autres usages ont été progressivement bannis –, la discussion interministérielle consacre évidemment le rôle important du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. La discussion n’est cependant pas de façade et ne vise pas simplement à offrir une voix au chapitre aux autres ministères – ni dans les discussions que nous avons en vue d’arbitrages et de prises de position vis-à-vis de Matignon, ni dans les débats que nous avons entre ministres.

Quant au besoin d’ajuster certaines politiques européennes, il est d’autant moins surprenant qu’un laps de temps est nécessaire entre leur conception et leur mise en application, pour que nous nous mettions d’accord à l’échelle européenne. Certes, on lance déjà une révision du PSN alors qu’il a été arrêté il y a peu de temps. Mais en réalité, des mois se sont écoulés entre la genèse du dispositif et son entrée en application, après une véritable course de haies au niveau européen. Pendant ce temps, la société, la science et la connaissance ont continué d’évoluer. Et au moment d’enclencher une nouvelle procédure, nous savons qu’elle prendra de nouveau plusieurs mois avant d’aboutir. Je soutiens donc évidemment sans réserve la révision du PSN, qui me semble logique. Elle est même rassurante, puisqu’elle démontre que les différentes politiques sont cohérentes et qu’il est tenu compte de nos plans Écophyto : ceux-ci ne visent pas simplement à répondre à une pression citoyenne mais correspondent à un engagement et à une volonté sincères de réduire l’usage des produits phytopharmaceutiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez collaboré à l’élaboration de ce PSN dont tout le monde – scientifiques, ONG et même syndicats, à demi-mot – admet aujourd’hui qu’il ne modifiera pas de façon significative les pratiques agroécologiques. Il y avait pourtant une opportunité. Alors qu’il fallait revoir les critères, on aurait pu estimer que c’était le bon moment pour inciter davantage à la culture biologique et favoriser les mesures agroenvironnementales et climatiques (Maec). Au lieu de cela, l’ensemble des dispositifs de l’écorégime ont été revus à la baisse de façon homogène – alors que l’on savait déjà que les changements opérés n’étaient pas à la hauteur des enjeux écologiques, qui sont dans l’intérêt des agriculteurs eux-mêmes. Avez-vous pris cette décision de façon commune avec le ministère de l’agriculture, ou la lui avez-vous déléguée ?

M. Christophe Béchu, ministre. Par définition – ce n’est ni une lubie, ni un slogan –, ce qui est interministériel fait l’objet de discussions entre l’ensemble des ministères concernés puis est arbitré, à la fin, par Matignon – c’est le seul moyen de trancher à ce niveau. Lors de la mise en œuvre, ensuite, la place prééminente qu’occupe naturellement le ministère de l’agriculture n’échappe à personne. Elle ne nous empêche cependant ni de faire valoir nos arguments, ni de considérer qu’il existe encore des marges d’amélioration avec la révision du PSN. On peut objectivement considérer que les cahiers des charges souffrent d’une trop grande complexité et que le renforcement des mesures agroenvironnementales aurait pu être plus ambitieux et mieux financé, mais l’histoire n’est pas totalement écrite, monsieur le rapporteur, vous le savez.

M. Dominique Potier, rapporteur. En tout état de cause, l’arbitrage rendu ne favorise en rien les mesures agroécologiques. Cette révision budgétaire est une occasion perdue mais nous entendons votre volonté, monsieur le ministre, de revenir sur ce PSN.

J’en viens à un dispositif qui a bénéficié du PSN : la Haute Valeur environnementale (HVE). J’ai demandé à pouvoir consulter l’ensemble des pièces relatives aux débats qui ont prévalu aux décisions concernant ce label. Je fais partie de ceux qui considéraient que l’on ne pouvait pas conditionner l’évolution agroécologique au marché du bio et que la HVE constituait, à cet égard, un levier important, une étape accessible à un grand nombre d’agriculteurs, qui leur permettrait d’enclencher une démarche agroécologique. Mais la taxonomie retenue ménage la possibilité de s’engager dans diverses démarches, qui détournent l’attention de celles qui concernent directement l’ambition de réduction des produits phytopharmaceutiques. Avez-vous un regret quant aux arbitrages que vous avez rendus, monsieur le ministre, ou qu’a rendus votre ministère, si vous n’étiez pas présent à ce moment‑là ? Ce sujet a été beaucoup investi par le ministère. Regrettez-vous que le label HVE n’enclenche pas vraiment le moteur de la réduction de la phytopharmacie ?

M. Christophe Béchu, ministre. Je voudrais d’abord préciser que je n’ai pas été associé personnellement à l’instauration du label, pour une raison non pas fonctionnelle mais de date. J’entends, monsieur le rapporteur, qu’à titre personnel vous avez évolué sur ce sujet. Ma réponse est la suivante : nous avons besoin de miser sur l’agroécologie et sur le bio ; nous avons besoin de faire progresser tout ce qui nous permet de diminuer les intrants et la pression sur les ressources. La planification écologique repose sur un doublement des surfaces en bio d’ici à 2030, pour des raisons de préservation de la biodiversité notamment. Mais nous ne pourrions pas nous satisfaire d’une situation dans laquelle 20 % des agriculteurs seraient en bio tandis que 80 % d’entre eux n’auraient pas bougé. Je ne dis pas que c’est ce que vous dites, monsieur le rapporteur, mais c’est ma réponse ! Or, je considère que des labels comme HVE permettent de faire bouger les choses, d’enclencher des démarches. Par rapport à l’industrie, l’agriculture est confrontée à trois difficultés particulières lorsqu’il s’agit de changer de modèle : d’abord, elle repose sur du vivant ; ensuite, l’âge moyen des exploitants explique que certains ne souhaitent pas se lancer dans des processus de conversion qu’ils n’auront pas le temps d’amortir ; enfin, les réalités de marché doivent être prises en compte. S’il faut évidemment se pencher sur les critères des labels, il convient aussi de veiller à ce que ceux qui sont vertueux bénéficient des décisions que nous prenons. Cela passe par l’application de la loi Egalim, par le suivi de la part de repas bio dans les cantines mais aussi par la vigilance au moment de signer des accords internationaux afin d’éviter des importations qui ne sont bonnes ni pour l’écologie ni pour le revenu d’une partie de nos agriculteurs. C’est ainsi que nous pourrons crédibiliser les ambitions affichées sur le cahier des charges.

Lorsque j’ai rencontré, à leur demande, de jeunes agriculteurs, j’ai été frappé de constater que la génération qui arrive ne se soucie pas des labels et se préoccupe plutôt de prendre concrètement le wagon de la transition.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous vous êtes investi au premier plan dans l’exercice de planification d’Antoine Pellion, dont j’ai eu l’occasion de saluer le remarquable travail sur les cycles du carbone, de la biomasse et de l’azote. Alors que je dois l’interroger prochainement – en espérant m’épargner une saisie de documents –, j’aimerais savoir comment s’articulent la réduction de 50 % de l’usage de produits phytopharmaceutiques, la décarbonation, la défense de la souveraineté alimentaire et le besoin en biomasse. Avez-vous le souvenir d’avoir participé à des débats au cours desquels ces différents enjeux auraient été mis en contradiction les uns avec les autres ? Je vous pose la question car on entend dire, dans la société civile, que la priorité serait la décarbonation, et que la réduction de l’usage des produits phytosanitaires pourrait passer en second plan. Il est vrai que l’équation est complexe et difficile à résoudre. Avez-vous eu à participer à des arbitrages, ou avez-vous été amenés à comprendre la façon dont la trajectoire proposée permettait de concilier les différents enjeux ? Je poserai la question à Antoine Pellion, mais j’aimerais avoir la version de Christophe Béchu.

M. Christophe Béchu, ministre. C’est effectivement une question complexe. Nous y avons consacré un an de travail et des dizaines de réunions. Lorsque les enjeux évoqués relevaient de la transition écologique, mon ministère avait objectivement le lead. Sur d’autres enjeux, le lead était partagé avec d’autres ministres. À d’autres moments, lors de discussions très techniques sur certaines filières, j’ai été plus spectateur qu’acteur.

Sur les questions relevant de mon périmètre ministériel, comme les transports ou les bâtiments, nous avons produit des propositions ; nous avons discuté des hypothèses, négocié les orientations et discuté des sous-jacents budgétaires permettant de crédibiliser les objectifs de rénovation et d’accompagnement des collectivités territoriales.

Nous avons beaucoup travaillé, avec le ministère de l’agriculture, sur le sujet de la biomasse. En effet, la planification ne se limite pas à l’atténuation du réchauffement climatique : elle englobe également la stratégie nationale pour la biodiversité, et prévoit l’adaptation à une hausse de la température de quatre degrés. Or, la forêt est au croisement des enjeux de stockage et de préservation de la biodiversité. Nous avons également échangé sur les biodéchets et sur la production de compost – qui relève des collectivités territoriales – pour remplacer certains engrais, et avons trouvé sur ce sujet des points de jonction.

Je n’ai pas participé personnellement, en revanche, à un temps spécifiquement consacré à la trajectoire d’usage des produits phytopharmaceutiques en lien concret avec la planification écologique. Pour autant que je m’en souvienne, nous avons rapidement évoqué les questions liées à la production et à l’importation des engrais azotés, et sur les conséquences potentielles pour leurs fabricants, mais ces points sont marginaux par rapport aux questions que vous posez sur notre contribution effective.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je le regrette, car cela fait des années que nous alertons sur la trajectoire de diminution des engrais azotés, intimement liée à celle de phytopharmacie. Nous avons interpellé Julien Denormandie plusieurs fois devant le Parlement, lorsqu’il était ministre, en lui disant qu’il fallait anticiper, au risque de se retrouver dans une impasse. Nous lui avons expliqué que les dépenses en ressources fossiles auraient des effets sur le dérèglement climatique, qu’elles ne seraient bientôt plus acceptées et qu’elles allaient soulever des problèmes de souveraineté. Or, la loi dite climat et résilience n’a pas fixé d’objectif précis à court terme. N’y a-t-il pas eu des débats sur la façon de maîtriser l’usage des engrais azotés et des produits phytosanitaires tout en conservant la biomasse nécessaire ? Ce sont des sujets capitaux, qui relèvent directement de l’énergie et du climat. Je ne vous en fais pas le reproche, monsieur le ministre, mais je vais poursuivre mes investigations. Nous aimerions en effet, dans notre rapport, pouvoir indiquer si ces questions ont été traitées par le Gouvernement, dans un cadre ou dans un autre. Cela nous rassurerait d’entendre qu’il s’est emparé de cette question, qui consiste à concilier la nécessité de diminuer l’usage des engrais azotés – au-delà de celui des produits phytosanitaires – avec les besoins alimentaires.

M. Christophe Béchu, ministre. Vous ne m’avez pas demandé si le Gouvernement s’était penché sur la réduction des engrais azotés lors de la discussion de la trajectoire, mais si j’avais personnellement participé à la discussion. La planification écologique comprend cinquante-deux leviers, très détaillés. De mémoire, la question des engrais a fait l’objet de discussions avec le ministère en charge de l’industrie sous l’angle que vous évoquez : celui de la souveraineté. L’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) évite d’empiéter sur des espaces agricoles dont nous aurons besoin à l’avenir – dans un contexte où le rendement à l’hectare ne va pas augmenter et où les ressources, notamment en eau, vont diminuer. Cela implique des modes de production plus sobres, privilégiant les circuits courts et la production locale. L’ensemble de ces sujets font bien l’objet d’une prise en compte cohérente dans le cadre de la planification écologique. En revanche, mon ministère n’a pas apporté de solutions de façon proactive dans ce domaine : sur plus de la moitié de la trajectoire, c’était déjà à nous d’expliquer les types de gisements que nous avions identifiés et de discuter avec le Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) pour confronter ses analyses avec les besoins budgétaires et avec la place des collectivités territoriales dans le bouclage global – croyez-moi, cela nous a pas mal occupés !

M. Dominique Potier, rapporteur. J’aurais préféré que vous ne parliez pas du ZAN car nous manquons de temps, si bien que je ne pourrai pas vous dire tout le mal que je pense de la loi qui a été adoptée ! (Sourires.)

Revenons maintenant sur un sujet capital directement placé sous votre autorité, qui est celui qui m’a le plus bouleversé en tant que rapporteur : la mise en danger des milieux aquatiques et de l’accès à l’eau potable par le dérèglement climatique et la concentration des pollutions, qui risquent d’avoir des effets tragiques. S’agissant du coût de la pollution de l’eau, j’ai été très surpris de constater que le seul chiffre figurant dans le document du Gouvernement – qui vient forcément de votre ministère – est issu d’une étude menée en 2015-2016. N’y atil pas de référence plus récente ? En huit ans, les effets du dérèglement climatique ont progressé ; j’ai ainsi reçu aujourd’hui des informations alarmantes au sujet de la forêt. Peuton établir un plan Écophyto 2030 en se référant à des études de 2015, sans pouvoir mieux documenter le coût public de la pollution de l’eau et les risques avérés pour la sécurité alimentaire de nos concitoyens ?

M. Christophe Béchu, ministre. L’été de mon arrivée, j’ai vécu aux premières loges un épisode de sécheresse qui m’a conduit à mesurer les « trous dans la raquette » en matière de politique de l’eau. Vous qui vouliez parler d’interministériel, sachez que je manquais de remontées d’information en temps réel concernant les communes concernées par des difficultés d’accès à l’eau potable, parce que le sujet était géré par les Agences régionales de santé – qui relèvent du ministère de la santé et de la prévention. La mission d’inspection sur la gestion de la sécheresse a d’ailleurs bien documenté ce que nous devions améliorer, et le retour d’expérience réalisé dans la foulée a nourri le plan Eau et les mesures annoncées le 30 mars 2023.

Il est exact que le coût de la pollution de l’eau n’a pas été actualisé. C’est la raison pour laquelle nous lançons une mission sur le sujet, qui sera menée conjointement par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS). Elle me sera d’autant plus utile que j’ai, dans beaucoup de domaines, une marotte : je souhaite que nous puissions renseigner nos concitoyens sur le coût de l’inaction. Si l’on ne tient pas compte, dans le débat sur le coût des politiques à mettre en œuvre, du coût de l’inaction – en matière de dépollution ou de prévention, par exemple –, on n’a pas tous les éléments nécessaires pour décider ! Le coût de l’inaction relativise parfois le coût de l’action – à tout le moins, il l’objective.

Le chiffre actualisé nous permettra à l’avenir, dans le cadre de nos politiques d’adaptation, de démontrer qu’il est rationnel d’augmenter un budget ou de renforcer la responsabilité des metteurs sur le marché. C’est le cas s’agissant par exemple des microbilles de plastique : l’eau et les milieux aquatiques sont malheureusement mis en danger par d’autres types de polluants, dont il faut réduire les usages ou à l’encontre desquels il faut prendre des mesures spécifiques.

M. Dominique Potier, rapporteur. À la croisée du plan Eau et du plan Écophyto 2030, qui sont évidemment articulés, les propositions relativement audacieuses qui ont été faites en matière de protection des captages ne nous paraissent pas suffisamment ambitieuses. Je pense en particulier au droit de préemption dont vous savez bien, en tant qu’élu, qu’il ne peut être exercé qu’au moment d’une vente. Ne faudrait-il pas aller plus loin ? Cela fait une, voire deux décennies, que dans certains territoires on met de l’argent public, que l’on négocie et que l’on tergiverse. Mais nous n’avons plus le temps, car nous allons manquer d’eau potable ! La puissance publique ne devrait-elle pas faire preuve d’une plus grande autorité et ne pas laisser les préfets sous la pression des acteurs locaux ? Une certaine verticalité ne devrait-elle pas s’exprimer, au nom de l’intérêt général ? Des procédures plus unifiées, à l’échelle nationale, ne devraient-elles pas être mises en œuvre ?

M. Christophe Béchu, ministre. J’entends vos propos, mais il existe une mesure très ambitieuse, qui pourra servir de base à d’autres décisions par la suite : c’est l’obligation, pour chaque captage, de disposer d’un plan de gestion de la sécurité sanitaire des eaux (PGSSE). Une part significative d’entre eux n’en disposent pas, alors qu’un tel plan permet d’enregistrer des résultats concrets et, parfois, de prendre les mesures appropriées. Alors qu’elle est une mesure du plan Eau, la systématisation des PGSSE n’a pas été particulièrement mise en avant car, compte tenu du contexte, tout le monde s’est focalisé sur les enjeux de quantité. Dans quatre-vingt-quinze départements, des arrêtés préfectoraux restreignant l’utilisation de l’eau ont été pris ; dans soixante-quinze d’entre eux, cette utilisation a été limitée à l’eau potable ; 1 000 communes ont été privées d’eau : cet épisode de sécheresse a été vécu comme la fin de l’abondance et le signal qu’il faudrait faire sans, ou avec moins.

Une partie du plan Eau concerne pourtant la qualité. En effet, plus de la moitié de nos masses d’eau ne sont pas en bon état sur le plan écologique, et la perspective de leur diminution ne va faire que renforcer le problème.

À partir des indicateurs objectifs dont nous disposerons, nous pourrons prendre des mesures. Permettez-moi de vous rappeler à cet égard que nous ne sommes pas uniquement dans une logique de sanctuarisation mais que nous évoquons des projets de conversion à l’agroécologie, pour lesquels des crédits sont prévus dans le plan Eau. Une augmentation de la redevance pour pollutions diffuses (RPD) figure dans le projet de loi de finances pour 2024 : elle nous permettra de sortir d’une logique visant à utiliser l’argent public pour contrer les effets que l’on cherche à réduire. Nous avons ainsi abouti à quelque chose d’équilibré, avec des mesures visant à accompagner les gestionnaires de proximité et d’autres visant à augmenter la redevance, afin de limiter la cause de la pollution.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je trouve très intéressant que vous ayez rencontré un syndicat agricole. Je peux témoigner, en tant qu’ancien directeur de l’interprofession des fruits et légumes frais, que les professionnels du secteur agricole ne sont pas les bienvenus au ministère de la transition écologique ou au ministère de la santé – c’est du vécu. Ce sont en outre des administrations centrales que je perçois – y compris en tant que député depuis quelques années – comme rivales, et qui font arbitrer par le Premier ministre des positions souvent inconciliables.

Ma question est la suivante : en tant que ministre de la transition écologique, considérez-vous qu’il faille s’orienter vers une agriculture totalement débarrassée de la chimie ? Ou bien pensez-vous qu’il faille continuer de considérer le recours à la chimie comme pertinent, dans un objectif de re-conceptualisation des systèmes, de réintroduction de polycultures et d’autonomie protéique ? Vous savez bien que le glyphosate, que vous avez évoqué durant votre propos liminaire, est emblématique de cette question. On touche là à la différence entre le danger et le risque – qui est l’exposition au danger. Le politique peut décider que sous certaines conditions, de façon réglementée, l’exposition au danger peut être acceptable parce que souhaitable dans l’intérêt général : le glyphosate, par exemple, peut être utile à la transformation agroécologique dans certains cas, avec des restrictions d’usage drastiques. Votre ministère fait-il arbitrer par la Première ministre un écart entre une administration centrale qui veut promouvoir une agriculture sans chimie, et une autre qui estime que l’on ne se passera jamais du recours à la chimie ?

M. Christophe Béchu, ministre. Compte tenu de l’ampleur actuelle de l’utilisation des produits phytosanitaires, nous sommes bien loin d’un monde agricole dont la chimie serait absente ! Si nous respectons l’objectif du plan Écophyto et parvenons à réduire de 50 % l’usage de ces produits, je propose qu’ensuite nous regardions ensemble le nombre de nouvelles réductions de 50 % que nous pourrions atteindre ! Pour un certain nombre d’usages, il n’existe pas aujourd’hui de réponse sans chimie. Une approche simpliste pourrait consister à dire qu’il faut tout supprimer, mais dans la réalité, la chimie nous permet parfois de limiter les impacts environnementaux des solutions alternatives, comme le tassage des sols.

On ne peut pas contester en revanche notre trop grande dépendance à la chimie et à des produits dont la dangerosité n’est pas seulement potentielle mais avérée. Nous avons à cet égard des marges considérables d’amélioration avec des auxiliaires, des schémas de cultures combinées, des programmes de recherches alternatives ou encore grâce au biocontrôle – pour lequel six solutions supplémentaires sont mises sur le marché chaque mois !

De là où je vous parle, et avec un horizon temporel qui ne va pas beaucoup plus loin que 2030 – c’est presque manquer d’humilité que d’imaginer comment se terminera la décennie, compte tenu de la rapidité des changements –, je n’imagine pas une agriculture qui pourrait se passer totalement de chimie. Je vois cependant des marges de diminution qui sont telles que cela vaut le coup de se concentrer sur elles.

M. le président Frédéric Descrozaille. La loi de 2014, déjà évoquée par le rapporteur, a eu pour mérite évident de renforcer la confiance que peuvent avoir nos concitoyens dans les décisions de mise sur le marché et la gestion du risque en faisant appel à une agence indépendante et vous avez vous-même souligné, monsieur le ministre, qu’il ne serait jamais question de remettre en cause le rôle de la science. D’un autre côté, la gestion du risque fait l’objet de décisions politiques en fonction de ce qui est jugé acceptable. Confier ce dernier point à une agence indépendante, au sujet de laquelle se pose la question de savoir devant qui elle est responsable, participe au discrédit du politique, et paradoxalement à la crise de confiance dans les élus et dans les institutions. Quelle est votre position à cet égard ?

M. Christophe Béchu, ministre. C’est une question à la fois très philosophique et très politique à laquelle je ne vous répondrai pas en tant que ministre, mais en tant que citoyen. Je considère que la décision doit revenir, à la fin, au politique, pour une raison très simple : sinon, on renforcera une forme de discrédit des scientifiques dans un certain nombre de cas, parce que personne n’assumera la décision, mais que tout le monde, pour m’exprimer d’une manière un peu triviale, se repassera la patate chaude. Par ailleurs, il arrive parfois, et le covid en a été un exemple, que tous les scientifiques ne soient pas d’accord. Il y a des nuances entre ce qui est probable, potentiel ou avéré et entre les degrés de risque selon l’intensité de l’exposition ou la distance. Il me paraît souhaitable que ce soit une instance bénéficiant d’une légitimité démocratique qui tranche à la fin. Je ne crois pas en un monde dans lequel celui qui assume la responsabilité serait celui qui a eu la meilleure note à un concours. Il faut suivre une logique dans laquelle celui qui décide se prononce en prenant en compte l’intégralité des paramètres.

M. le président Frédéric Descrozaille. Je reviens sur l’harmonisation européenne, domaine dans lequel nous ne nous sommes pas privés de rêver, le rapporteur et moi… Je précise aussi, au passage, qu’on ne peut pas à la fois prétendre être le meilleur élève de la classe et avoir le sens du compromis requis pour une harmonisation. Vous avez dit qu’il était à craindre que celle-ci ne soit pas alignée sur les exigences françaises – celles de l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), notamment pour le glyphosate. Il est important d’en avoir conscience et de le dire.

Peut-on rêver d’un troisième pilier de la PAC qui serait consacré à l’adaptation au réchauffement climatique et à la transition agroécologique ? C’est une question qui a été soulevée à plusieurs reprises ces dernières années, y compris par des députés européens. S’agissant du PSN, on sait bien que les ministres de l’agriculture ont toutes les peines du monde à arbitrer entre les différentes filières agricoles pour changer les règles du jeu. Compte tenu de l’ampleur de la mutation forcée qui va se dérouler – les projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat laissent penser que des cultures seront au moins déplacées du Sud au Nord –, peut-on envisager une augmentation du budget européen pour financer un troisième pilier ou est-ce de la science-fiction ?

M. Christophe Béchu, ministre. Je voudrais le redire avec beaucoup de simplicité et beaucoup de force : nous ne pouvons pas continuer à importer autant de produits agricoles en Europe sans faire preuve d’une certaine hypocrisie environnementale ou écologique. Qu’il s’agisse de bilan carbone ou de réglementation, j’ai du mal à comprendre qu’on ne soit pas beaucoup plus clair au sujet des clauses miroirs.

Un règlement particulièrement courageux a été adopté dans le domaine de la lutte contre la déforestation : les fournisseurs de caoutchouc, d’huile de palme ou de viande de bœuf de certains pays devront certifier que leurs produits ne proviennent pas de terres déboisées et un contrôle par satellite est prévu. Quand je vois les récriminations actuelles des Brésiliens, la personnalité du nouveau président argentin, élu hier, la tentation d’un certain nombre de pays européens de ratifier l’accord de libre-échange avec le Mercosur et les débats que nous avons parfois en Europe, je me dis qu’on ne mesure pas que la première urgence est de limiter les échanges mondiaux dans ces domaines afin de pouvoir discuter avec nos agriculteurs dans un cadre dans lequel la question de leurs revenus et de leurs pratiques est abordée sans distorsion extérieure : il me semble que c’est la priorité. Si l’on n’assume pas l’idée que les règles que nous établissons, quelle que soit leur ampleur, ne doivent pas conduire à ce que des produits moins chers qui ne viennent pas d’Europe puissent concurrencer ceux qu’on fabrique ici, on aura de toute façon des difficultés à nouer un pacte de confiance, et même un pacte tout court avec les agriculteurs.

Je ne suis pas persuadé, en revanche, qu’on ait besoin d’un troisième pilier. Nous pouvons continuer à assurer un rééquilibrage entre le premier et le deuxième. Je comprends quelle pourrait être la tentation d’aller plus loin, mais je vous avoue très humblement que ce n’est pas un sujet auquel j’ai réfléchi. Mes responsabilités ne m’ont pas donné le loisir de me pencher sur cette question, mais je suis rassuré, pour notre pays, de voir que des membres du Parlement travaillant sur ce type de sujets se posent cette question. Je ne manquerai pas de vous questionner lorsque je m’occuperai à mon tour d’une commission d’enquête. (Sourires.)

M. Dominique Potier, rapporteur. Je note la position du ministre de l’écologie que vous êtes à l’égard du Mercosur. Nous partageons tout à fait votre méfiance, et je trouve que c’est une bonne nouvelle que vous l’exprimiez aussi clairement. Le discours du Gouvernement et parfois celui du Président de la République peuvent être plus ambigus.

Vous avez parlé des clauses miroirs. Certains interlocuteurs nous ont alertés en nous disant que ces clauses qui devraient être un antidote contre le mauvais commerce peuvent devenir son prétexte : si on a des mesures miroirs, on peut commercer avec tout le monde. Or on peut se poser des questions sur l’efficience de ces mesures. Quand un pesticide est interdit chez nous, la limite maximale de résidus devrait être égale à zéro dans les produits importés. Que pensez-vous de cette hypothèse à peine esquissée à ce stade par le Gouvernement ?

M. Christophe Béchu, ministre. Je partage l’idée qu’il ne faut pas se tromper d’indicateur. La clause miroir vise non pas à se dédouaner, mais à assurer une mise en cohérence, même si j’entends l’argument selon lequel il faut savoir ne pas aller trop loin. Cela devrait être un principe de base, et non l’objet de discussions thème par thème : quand on applique une règle, celle-ci doit, de manière générale, s’appliquer aussi à l’extérieur. Très concrètement, à partir du moment où on exige de ceux qui produisent ici un résidu nul, on ne peut pas tolérer qu’il ne soit pas également nul pour ceux qui veulent vendre chez nous.

Vous avez évoqué l’idée que l’information citoyenne et la prise de conscience font partie des bienfaits des plans Écophyto. Or, les gens sont persuadés, quand on leur explique qu’on réduit l’usage de certains produits, que cela vaut aussi pour l’alimentation qu’ils achètent eux-mêmes. L’absence de clauses miroirs peut contribuer à induire en erreur nos concitoyens : ils pensent de bonne foi qu’ils n’achèteront pas des produits comportant des substances interdites.

M. Dominique Potier, rapporteur. Si je comprends bien, vous n’êtes pas fermé à l’idée d’un durcissement et d’une capacité de contrôle sur place, ce qui suppose un redéploiement des moyens européens, à moins qu’on ne retienne une hypothèse sur laquelle je suis en train de travailler, qui serait une sorte d’inversion de la charge de la preuve pour ceux qui exportent chez nous. Après tout, en effet, est-ce au contribuable européen de financer les contrôles ? Nous y réfléchissons, mais nous pensons en tout cas que le statu quo ou l’ambiguïté sur ces questions contribuent à une sorte de découragement, aussi bien des consommateurs, des producteurs que des citoyens. Il faut davantage de clarté.

Même si nous poursuivrons demain le dialogue avec la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, avec qui j’ai déjà eu l’occasion de m’entretenir de ces questions, au pied de l’hémicycle, je dois dire que nous n’avons pas connaissance d’un véritable programme européen One Health – une seule santé. Il existe des programmes français, relevant du ministère de la santé et de votre ministère, en cours ou en préparation, et des dispositions ont également été prises dans le cadre onusien, grâce à des coopérations entre l’OMS (Organisation mondiale de la santé), la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et l’ex-OIE (Organisation mondiale de la santé animale), mais un chaînon semble manquer, celui d’une architecture européenne en la matière. Pensez-vous que cela serait souhaitable ?

M. Christophe Béchu, ministre. J’ai essayé de passer en revue mentalement, pendant que vous parliez, la liste des dispositifs que je connais. Je n’ai pas spontanément trouvé d’exemples, mais Sylvie Retailleau sera beaucoup plus qualifiée que moi pour vous répondre sur ce point.

M. Dominique Potier, rapporteur. Un des grands enjeux des débats portant sur les agences, comme l’Anses et l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) porte sur leur prise en compte de l’exposome et des effets cocktails. Or, on ne peut pas appréhender la question de l’exposome si notre capacité à mesurer des impacts multifactoriels, dans le temps et en allant au-delà de l’agriculture, ne progresse pas. Le défi des connaissances produites par la recherche fondamentale, mais aussi appliquée, et mises à la disposition des agences est particulièrement important.

M. Christophe Béchu, ministre. C’est d’autant plus vrai que l’absence de programme de recherche européen peut conduire à ce que ce soient les acteurs qui sont sur la sellette, pour un certain nombre de choses, qui fournissent les seules données sur lesquelles les décisions peuvent ensuite se baser.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous y avons déjà un peu pensé, en effet, et nous allons travailler dans les jours qui viennent sur le poids de la recherche privée et de la recherche publique, notamment en matière de phytopharmacie.

Vous avez souligné l’importance des PGSSE. Il me semble les agences de l’eau nous ont dit que 70 % des captages n’avaient pas de plan de gestion établi. Est-ce le bon ordre de grandeur ?

M. Christophe Béchu, ministre. Pour moi, c’est plutôt 50 %.

M. Dominique Potier, rapporteur. Par ailleurs, il y a le dispositif ORE – des obligations réelles environnementales –, qui est intéressant, des mesures existent aussi en matière de préemption foncière, mais elles sont peu efficientes en l’absence de vente des terrains, et vous avez dit que vous alliez activer les ZSCE – les zones sous contrainte environnementale – d’une façon plus volontariste dans le cadre du plan Écophyto 2030. Quels sont les freins pour l’utilisation de ces dispositions qui semblent les plus prometteuses aux agences de l’eau ? Si elles ne sont pas activées, est-ce la faute de l’ARS ou des préfets ? Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

M. Christophe Béchu, ministre. Nous n’allons pas faciliter l’usage des ZSCE, mais le systématiser. Un dépassement des seuils signifiera une fermeture automatique. C’est ce que prévoit le plan Eau du 30 mars.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est la verticalité que j’appelais de mes vœux.

M. Christophe Béchu, ministre. Oui, mais elle ne concernera pas la préemption des terrains ou la conversion agroécologique. Si les seuils sont dépassés, un arrêté préfectoral de fermeture du captage tombera automatiquement, car c’est un impératif de santé. Des instructions très claires seront publiées dans les semaines qui viennent, sans doute avant Noël.

Nous avons un peu plus de 30 000 captages en France, dont 3 000, au moment même où nous parlons, sont fermés pour des raisons sanitaires. Le dispositif que je suis en train de vous présenter permettra de changer totalement le niveau de protection de nos concitoyens et de renforcer l’intérêt de la réalisation de mesures.

Les ZSCE fonctionneront de manière graduée : des contraintes seront d’abord imposées en matière de suivi. On laissera du temps ; un couperet ne tombera pas automatiquement : on ne coupera pas tout, en laissant les intéressés se débrouiller pour que nos concitoyens aient de l’eau potable. En revanche, le dépassement des seuils entraînera de manière automatique l’application de dispositifs de suivi qui permettront à la préfecture et aux différents partenaires concernés d’imposer des mesures, y compris en ce qui concerne les intrants, pour qu’on revienne à une situation normale, c’est-à-dire qu’on repasse sous les seuils. Nous aurons l’occasion de vous présenter la procédure de suivi d’une manière un peu plus spécifique si vous le souhaitez.

C’est un dispositif clef qui n’a pas été totalement vu quand nous avons présenté le plan, parce que tout le monde se focalisait sur les fuites, la réutilisation des eaux usées, les moyens, les plafonds mordants et la gouvernance, compte tenu de la multiplicité des plans et des zones de captage. Si nous voulons, à cet égard, que le système soit résilient, nous ne pourrons pas continuer à avoir 12 000 gestionnaires d’eau potable. Si chacun d’entre eux ne gère qu’un point de captage, le schéma de distribution risque, face à ce type de difficultés, de s’écrouler. Il est donc nécessaire d’intercommunaliser les dispositifs et de mettre en place des circuits de sécurisation, avec un rebouclage sur plusieurs usines, etc. Je n’entre pas davantage dans le détail, mais vous comprenez notre philosophie : il s’agit d’assurer une mise en cohérence, en ne se contentant pas de simples éléments d’observation. Si les seuils sont dépassés, un arrêté préfectoral est pris, ce qui conduit à des mesures de contrainte et de suivi ; si cela ne suffit pas, une mesure de fermeture est prononcée. Voilà la chaîne mise en place.

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des tuyaux de financement se pose par ailleurs. Vous allez mobiliser la RPD (redevance pour pollutions diffuses) afin d’alimenter un fonds de 250 millions d’euros dont tout le monde se demande à quoi il servira. Nous ne pouvons pas être hostiles, a priori, à cette annonce, mais nous aimerions participer au débat. Est-il question de technosolutions, d’agronomie ou d’un changement de système ? Personne ne semble vraiment le savoir.

Un rapport d’inspection, qui portait sur l’ensemble des financements au titre du programme Écophyto et qui a été un peu publié sous la contrainte, montre que nous avons affaire à une usine à gaz, qu’il y a beaucoup de pertes et qu’il n’existe pas de gouvernance partagée. Le délégué interministériel nous a dit lui-même qu’il n’y avait pas de politique interministérielle, et c’est encore pire quand on regarde les financements. Comme l’ont souligné les inspections, les agences sont parfois amenées à financer l’agriculture biologique à 100 % dans les territoires, devant la défaillance des autres outils du ministère de l’agriculture, et la coordination n’est pas toujours parfaite entre l’action conduite par les agences et les autres politiques menées dans le cadre d’Écophyto… La situation est incroyable.

Outre l’impression que tout cela n’est pas bien gouverné, les circuits financiers sont, non pas opaques, mais complexes. Une agence de l’eau s’occupe de la collecte, produit les résultats, s’agissant des indicateurs, un an et demi plus tard, et l’argent est ensuite redistribué. Selon les conclusions du rapport d’inspection, la situation est incroyablement complexe, les pertes d’énergie sont de grande ampleur et il n’y a pas de commandement centralisé, qu’il s’agisse du financement ou de la manière de dépenser les crédits. En ce qui concerne le pilotage stratégique d’Écophyto, admettez-vous qu’il existe une défaillance majeure et que rien dans le plan Écophyto 2030 tel qu’il a été présenté par le Gouvernement ne permet d’envisager qu’il en soit autrement à terme ?

M. Christophe Béchu, ministre. Votre commission d’enquête mène ses travaux à un moment où nous sommes en train d’ajuster des dispositifs. Vos conclusions pourront donc nous éclairer, notamment en ce qui concerne l’interministérialité dont vous questionnez les limites pour le plan précédent.

Nous avons obtenu des engagements financiers, mais je n’ai pas toutes les réponses aux questions qui se posent. Doit-on caler les montants pour une année, 2024, et ensuite nous autoriser à faire bouger les choses par rapport à la maquette ? Nous avons besoin d’un budget ambitieux, afin de montrer que ce sujet est pris au sérieux, mais aussi, sans doute, de garder de la souplesse et de l’humilité, parce que les besoins au début de la période ne correspondront pas forcément à ce qu’on constatera par la suite. Sans vous renvoyer complètement la balle, je dirai que nous n’arrêtons pas un plan qui a vocation à être gravé dans le marbre. S’il y a bien une chose qu’il faut retenir des quinze dernières années, c’est la nécessité d’être humble sur ce sujet, d’avoir une ambition et une détermination qui ne varient pas, mais d’être capable de renforcer ou de repositionner les choses, dans le temps, en étant ouvert à la réalisation de points d’étape sans attendre le dernier jour pour regarder ce qui doit bouger.

Vous aurez l’occasion de nous dire ce qui, selon vous, semble expliquer le succès rencontré ou au contraire, relativiser en partie les résultats obtenus. Je ne vois pas comment cela pourrait ne pas donner matière à déplacer des curseurs, en regardant comment on peut tenir compte des conclusions de votre commission. Comme vous l’avez dit au début de la réunion, ces sujets font non seulement l’objet d’une coordination interministérielle, mais aussi de positionnements transpartisans, qui transcendent en partie les clivages. Des questions peuvent se poser en ce qui concerne le rythme et les alternatives, mais l’orientation suivie est globalement très partagée. Aidez-nous à regarder comment on peut préserver une partie des acquis et être plus efficace.

M. le président Frédéric Descrozaille. Un grand merci, monsieur le ministre, pour la qualité de vos réponses et le temps que vous avez passé avec nous.

 


57.   Audition de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche (mercredi 22 novembre 2023)

M. le président Frédéric Descrozaille. Nous achevons aujourd’hui nos auditions. Aussi, avant de souhaiter la bienvenue à Mme la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, je remercie les commissaires qui, pour certains avec une très grande assiduité, ont contribué à la réflexion de cette commission d’enquête, qui a travaillé de manière très dense : Anne-Laure Babault, André Chassaigne, Grégoire de Fournas, Jean-Luc Fugit, Laurence Heydel Grillere, Mathilde Hignet, Nicole Le Peih, Éric Martineau, Marie Pochon, Loïc Prud’homme, Mélanie Thomin, Nicolas Turquois. Je remercie aussi les services de l’Assemblée nationale qui nous ont accompagnés et dont le travail nous est indispensable.

Vous êtes, madame la ministre, la dernière des ministres que nous entendrons, puisque la politique publique qui nous occupe repose sur les administrations centrales de l’agriculture, de la santé et de l’environnement, outre celle la recherche qui vous concerne et dont le rôle est déterminant. Votre ministère ne pilote pas cette politique, mais son échec, puisqu’il y en a un, est pour partie l’échec de la recherche : a-t-elle commencé assez tôt ? Disposait-elle d’assez de moyens ? Est-elle convenablement coordonnée ? Est-elle bien orientée, sachant que ce que notre rapporteur appelle les « technosolutions » n’en sont pas ? Parce qu’il ne s’agit pas de remplacer une molécule qui devrait être interdite par une autre, une recherche agronomique multifactorielle doit être conduite visant à transformer les exploitations agricoles ; se pose donc aussi la question du transfert de la recherche et de son déploiement.

Vous nous direz comment vous appréhendez la contribution de la recherche à la conduite de cette politique et surtout à l’atteinte des objectifs fixés, et comment vous concevez la gouvernance des nombreux organismes de recherche concernés. Votre jugement critique sur la dimension interministérielle de cette politique publique nous intéresse particulièrement, qu’il s’agisse du fléchage financier ou de la gouvernance, car on constate un grippage et un manque de lisibilité dans la poursuite d’objectifs parfois partiellement contradictoires – par exemple, biodiversité et carbone.

Avant de vous laisser la parole pour une audition ouverte à la presse et transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme la ministre Sylvie Retailleau prête serment.)

Mme Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je vous remercie de consacrer une partie de vos travaux aux enjeux de la recherche. L’approche de la France est fondée sur la science, et la recherche est une composante essentielle de la stratégie Écophyto. Réduire l’utilisation des produits phytopharmaceutiques exige la production de connaissances scientifiques pour identifier les innovations de rupture puis pour massifier ces outils et solutions. Par son implication dans le pilotage des projets et dans leur financement, en France dans le cadre du plan Écophyto et dans les appels à projets de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de France 2030 comme au niveau européen, mon ministère est fortement mobilisé pour que notre pays atteigne ses objectifs.

Quelques mots sur la contribution de mon ministère à la stratégie Écophyto 2030 et sur sa place dans la gouvernance. Vous l’avez dit, la stratégie Écophyto est pilotée par les ministères de l’agriculture, de la santé, de l’écologie et la recherche. Nous collaborons donc étroitement avec le ministère de l’agriculture sur les volets recherche et formation de la stratégie Écophyto 2030 et nous avons contribué à la rédaction de l’axe « Recherche, innovation et formation » de cette stratégie, qui vise à définir les programmes de recherche et à intégrer les sujets liés à Écophyto dans la partie formation. Mon ministère collabore également avec le ministère de l’agriculture à la création de l’axe de recherche d’alternatives chimiques et non chimiques aux produits phytopharmaceutiques, composante majeure de cette stratégie.

J’en viens au financement de la recherche sur les produits phytosanitaires. L’axe du plan Écophyto II+ consacré à la recherche et à l’innovation est dirigé par le comité scientifique d’orientation « Recherche et innovation ». Composé de quarante experts, ce comité guide la recherche, supervise des projets cohérents et favorise la valorisation des résultats. Un budget annuel de 7 millions d’euros lui est alloué, qui proviennent des fonds Écophyto gérés par l’Office français de la biodiversité. Pendant la durée d’Écophyto II+, dix appels à projets ont financé quarante-et-un projets de recherche ; cela souligne le dynamisme de la recherche dans ce domaine. On notera que, pendant la même période, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a réalisé une expertise collective sur le thème des pesticides et de la santé.

La recherche dans ce domaine ne se limite pas à l’initiative Écophyto. L’ANR est un autre financeur important qui, de 2008 à 2022, a financé 251 projets de recherche sur les pesticides pour 108,6 millions d’euros, soit une moyenne de dix-sept projets par an avec un budget annuel d’environ 7,2 millions d’euros. Une hausse significative a été observée en 2022, en raison de l’appel à projets spécifique sur le chlordécone.

France 2030, en permettant une augmentation significative des financements de la recherche dans ce domaine, est également un levier important pour atteindre les objectifs fixés par le plan Écophyto. L’objectif « Investir dans une alimentation saine, durable et traçable » inclut ainsi diverses initiatives visant à réduire l’utilisation des pesticides : le grand défi « biocontrôle et biostimulant » ; le grand défi « Robotique agricole » ; le programme d’équipement prioritaire de recherche (PEPR) « Agroécologie et numérique » ; le programme prioritaire de recherche (PPR) « Sélection végétale avancée » ; le PPR « Cultiver et protéger autrement » ; le PPR « Outre-mer ». Ces programmes, pilotés par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et d’autres partenaires, couvrent des domaines tels que le biocontrôle, la robotique agricole, la transition agroécologique, la sélection végétale et l’agriculture sans pesticide. Le financement total est de 204 millions d’euros sur sept à huit ans. Des dispositifs tels qu’Astragal, financé dans le cadre de l’appel à projets maturation/prématuration de France 2030, favorisent également le volet « maturation » des résultats de la recherche.

En parallèle, d’autres programmes de France 2030, tels que PEPR « One Water », le PPR « Océan & climat » ou le futur PEPR « Santé des femmes, santé des couples » financent des recherches sur les effets des produits phytopharmaceutiques sur la santé humaine et l’environnement même s’ils n’en constituent pas l’axe principal.

Pour résumer, le financement total des actions de recherche liées à la stratégie Écophyto, englobant l’axe recherche d’Écophyto, les appels à projets de l’ANR et ceux de France 2030, s’élève à 45 millions d’euros par an environ. Toutefois, ce montant ne prend pas en compte le coût complet, estimé à quelque 135 millions d’euros par an si on inclut les salaires des chercheurs.

Enfin, au regard de la diversité des actions de recherche et des résultats qui en découlent, les expertises scientifiques collectives, dites « Esco », sont un outil précieux. Commanditées par nos quatre ministères et menées par l’Inserm, l’Inrae et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), elles permettent de dresser l’état des lieux des connaissances scientifiques disponible sur un sujet et de cerner de potentielles lacunes, de manière à programmer la recherche pour produire de nouvelles solutions et éclairer les décisions publiques.

Les programmes européens financent aussi des recherches sur les objectifs Écophyto. L’intégration de la protection des cultures comme priorité de recherche au niveau européen était l’une des recommandations relatives à la recherche figurant dans votre rapport de 2014, monsieur le rapporteur. Les ambitions européennes en matière de protection de la santé et de la biodiversité se matérialisent, par exemple, par la stratégie Biodiversité, l’axe « Zéro pollution » du Green Deal ou encore la stratégie « Farm to forks » (de la ferme à la fourchette) – de la ferme à la fourchette. Le programme Horizon Europe intègre les préoccupations liées à l’agroécologie et aux produits phytosanitaires et 2 431 projets ont été financés depuis son lancement. La France joue un rôle clé en coordonnant des projets majeurs visant à promouvoir des pratiques agroécologiques à l’échelle européenne.

Plusieurs partenariats engagés dans le cadre d’Horizon Europe sont alignés sur les objectifs Écophyto : le partenariat Agroecology et le partenariat pour l’évaluation des risques liés aux substances chimiques (Parc). Le partenariat Agroecology, prévu pour 2024, contribuera à la nouvelle politique agricole commune mais aussi à la stratégie « De la ferme à la fourchette » de l’Union européenne ; mon ministère y contribuera à hauteur de 14 millions d’euros sur sept ans. Le partenariat Parc, qui mobilise 200 partenaires de 28 pays, vise à évaluer les risques des substances chimiques de nouvelle génération ; il aligne ainsi ses objectifs sur la stratégie Écophyto 2030. Il est soutenu par la France par un financement estimé entre 3 et 4 millions d’euros. Ce partenariat s’inscrit dans une approche One Health visant à mieux comprendre la santé humaine et l’environnement et à les protéger de l’exposition aux substances chimiques.

Pour atteindre nos objectifs, il nous faut produire des connaissances scientifiques permettant des innovations de rupture, et la massification des solutions, fondées sur la science, par le biais des infrastructures de recherche mais aussi d’outils tels que le réseau Démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires, dit Dephy.

Deux infrastructures de recherche contribuent fortement aux objectifs d’Écophyto. La première, Phenome, consacrée à la phénomique végétale, caractérise des génotypes sous divers scénarios environnementaux, soutenant des progrès en imagerie pour la détection d’espèces et de symptômes de maladie. Accessible aux acteurs publics et privés, Phenome a été financée à hauteur de 29 millions d’euros par le programme d’investissements d’avenir entre 2012 et 2024. La deuxième plateforme est Elter-RZA (European long-term ecological research - réseaux des zones atelier). Cette infrastructure consacrée à l’étude des écosystèmes regroupe des sites instrumentés pour des observations à long terme. Certaines zones ateliers portent sur les impacts des produits phytopharmaceutiques : la zone atelier Seine, et la zone atelier « Environnements ruraux » qui regroupe plusieurs acteurs.

Pour les outre-mer, il est prévu que l’Observatoire de la pollution agricole aux Antilles (Opale), qui surveille la pollution agricole aux Antilles, reçoive un financement complémentaire de 2 millions d’euros dans le cadre du PPR « Outre-mer » piloté par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) afin d’explorer plus largement les transferts des polluants et l’impact sur la biodiversité.

Le réseau Démonstration, expérimentation et production de références sur des systèmes de culture économes en produits phytosanitaires (Dephy) pour la massification des solutions, essentiel au plan Écophyto, vise à tester, promouvoir et déployer des techniques agricoles réduisant l’usage des pesticides tout en favorisant des pratiques économiques, environnementales et sociales performantes. Il repose sur le réseau des fermes Dephy, 3 000 exploitations engagées volontairement dans la réduction des pesticides, et le réseau Dephy Expe, une expérimentation de quarante-et-un projets sur quelque 200 sites sélectionnés. Le réseau des 3 000 fermes Dephy a démontré une réduction de 26 % de la pression pesticides sans impact sur le rendement – c’est un des succès d’Écophyto. Le dispositif sera pérennisé avec un budget annuel d’environ 10 millions d’euros : la qualité de la diffusion des résultats sera prise en compte dans la sélection des projets.

Je conclurai en traitant des perspectives. L’élaboration de la nouvelle stratégie Écophyto 2030 vise deux objectifs : la réduction des usages des produits phytopharmaceutiques et des risques pour la santé humaine et l’environnement ; l’adaptation des techniques de protection des cultures pour ne pas laisser les agriculteurs sans solution.

Les principaux axes de cette nouvelle stratégie, proposés lors du comité scientifique du 30 octobre dernier, font l’objet d’une large consultation. L’un des cinq volets de cette stratégie porte spécifiquement sur les enjeux de recherche, d’innovation et de formation et prévoit un programme de recherche spécifique pour accentuer l’effort. À la veille d’un renouvellement des générations dans le monde agricole, le volet relatif à la formation a une importance particulière pour accompagner la transition agroécologique. La stratégie détaillée sera dévoilée début 2024, à l’issue de la période de consultation en cours. Je serai attentive à ce que les actions de recherche soient ambitieuses, réalistes et pleinement intégrées à cette nouvelle stratégie, afin que le potentiel des travaux de recherche soit pleinement exploité pour atteindre les objectifs de ce plan.

Enfin, s’agissant de l’organisation de la recherche en France, nous allons prochainement mettre en place des agences de programme thématiques. Nous visons ainsi à mieux coordonner l’ensemble des acteurs de la recherche dans un champ donné pour définir des stratégies claires, faciliter les réponses aux demandes sociétales et de politiques publiques et améliorer la visibilité de la recherche. Trois agences de programme contribueront à définir les priorités de recherche dans le champ des phytosanitaires. Elles seront présentées prochainement par le président de la République. Il faudra définir l’articulation de ces trois agences sur des sujets tels que les produits phytosanitaires ou One Health afin qu’elles continuent de contribuer efficacement aux objectifs du plan Écophyto 2030.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous remercie, madame la ministre pour ce propos liminaire si complet que je devrai le décomposer pour me forger une vision éclairée. Avant cela, j’aimerais connaître votre réaction à chaud sur le rejet surprise par le Parlement européen de la proposition de règlement visant à réduire de 50 % l’usage de produits phytosanitaires au sein de l’Union européenne d’ici à 2030. Comment l’interprétez-vous ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Si vous le permettez, je réserverai ma réponse jusqu’au moment où je disposerai d’une information complète sur le vote qui vient d’avoir lieu et vous la ferai connaître.

M. Dominique Potier, rapporteur. Cette nouvelle est un terrible coup de tonnerre pour notre commission, puisque nous nous apprêtions à amender le programme gouvernemental Écophyto 2030 lui-même fondé sur la dynamique d’un règlement plutôt que d’une directive – c’était la grande innovation. C’est un bouleversement, et une immense tristesse à titre personnel.

D’autre part, des parlementaires écologistes français, relayés par des collègues de toutes sensibilités dont, je crois, le président de la commission du développement durable, demandent la révision du règlement européen Reach. Considérez-vous aussi cette révision comme une urgence pour les élus du prochain mandat européen, de nouvelles connaissances faisant apparaître de nouvelles menaces de pollutions chimiques ? Le Gouvernement français soutiendra-t-il cette demande ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Le Gouvernement examinera attentivement les conditions de cette évolution.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous avez indiqué que le financement total de la recherche liée à la stratégie Écophyto s’établit à 45 millions d’euros par an environ, mais précisé que cette somme n’inclut pas le salaire des chercheurs, mentionnant alors un montant de 135 millions d’euros annuels. Pourriez-vous expliciter ce propos ? À quoi correspondent les 45 millions d’euros s’il ne s’agit pas de dépense en ressources humaines ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Souvent, les coûts des projets de recherche sont donnés hors salaire des chercheurs permanents. Le coût complet du financement de cette recherche, 135 millions d’euros, englobe les salaires des chercheurs qui participent au projet et 45 millions d’euros correspondant aux coûts d’équipement, de fonctionnement et des contrats de doctorants. La différence entre 45 et 135 millions correspond aux salaires des chercheurs permanents.

M. Dominique Potier, rapporteur. On parle donc de 135 millions d’euros en tout, dont les deux tiers environ sont consacrés au versement des salaires des chercheurs. S’agit-il bien là de recherche entièrement publique, financée après appels à projets, ou aussi de financements par des instituts privés ou des fondations ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Les 135 millions d’euros représentent la somme des trois sources d’argent public que sont l’ANR, France 2030 et le plan Écophyto.

M. Dominique Potier, rapporteur. Toutes les inspections ont souligné la complexité du financement labyrinthique du plan Écophyto, nous demandant de relayer leur plaidoyer en faveur d’une simplification. Pourriez-vous à nouveau préciser la part de ce plan dans le financement global de ces projets de recherche ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Sur 45 millions de financement de coûts de fonctionnement et d’équipements de projets, la part Écophyto est de 7 millions d’euros.

M. Dominique Potier, rapporteur. Pouvez-vous mettre ces sommes en regard du montant des recherches privées menées par les firmes phytopharmaceutiques, distributeurs et autres opérateurs concernés ? Quels moyens permettent de recomposer leur dépense ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Je ne saurais vous dire le montant total de la recherche privée dans ce domaine particulier ; le ministère ne peut le reconstituer, sauf quand le financement privé vient en complément d’un appel à projet public. Mais, globalement, la part de financement privé de la recherche en France est faible comparée à ce qui vaut dans les pays européens équivalents.

M. Dominique Potier, rapporteur. Quand vous comptabilisez la recherche d’une société privée, comptabilisez-vous les sommes investies dans la recherche relative au progrès de l’entreprise elle-même ou sa contribution à un programme de recherche national ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Nous cherchons à déterminer ces deux volets. Différents types de projets européens comprennent des financements pour une part publique et pour une part privée. Ainsi, les projets de bioclusters en santé sont souvent des partenariats publics-privés associant au financement par France 2030 de la recherche publique académique un financement équivalent par des entreprises privées. Dans ce cas, nous connaissons les budgets concernés, mais pour les financements purement privés, les montants des sommes investies en recherche sont en général déclaratifs.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je vous demanderai de bien vouloir nous communiquer les données à votre disposition concernant la recherche en phytopharmacie et les solutions qui nous permettraient de nous en affranchir. Je suis étonné que l’on ne mobilise pas le levier de connaissance qu’est le crédit impôt recherche (CIR). Cet indicateur ne permet-il pas de recomposer le montant de l’effort de recherche des principales firmes phytopharmaceutiques financées par la puissance publique ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Nous disposons de ces données, mais il faut définir la part de CIR liée à la recherche privée en agriculture. Nous vous transmettrons le bilan dont nous disposons.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est une information précieuse. Demain, je serai à Bercy où j’effectuerai un contrôle sur pièces et sur place sur ces questions et quelques autres relatives à l’industrie phytopharmaceutique. Nous pourrons donc croiser nos informations sur les chiffres d’affaires, les bénéfices, les taxes et l’ampleur des efforts de recherche financés par la puissance publique dans cette industrie, car on connaît mal les proportions respectives du financement public et du financement privé de la recherche à ce sujet en France même si, globalement, la puissance publique dans notre pays est plus investie dans la recherche qu’elle ne l’est dans des pays plus libéraux.

La Commission européenne est dans la phase d’évaluation du programme pluriannuel de recherche Horizon Europe ; une fois rendues les conclusions de cette évaluation viendront les nouvelles propositions des États membres. Avez-vous connaissance de travaux européens importants relatifs à l’accord One Health adopté par l’ONU ? La recherche sur ce plan est en cours en France et dans le cadre de l’ONU, mais l’Union européenne s’est-elle dotée d’un programme phare structurant utile à l’effort de réduction de la phytopharmacie ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Le programme Horizon Europe est effectivement en phase d’évaluation et, comme le font tous les États membres, nous commençons de préparer avec les acteurs académiques les propositions prioritaires et les orientations que nous soumettrons au milieu de l’année 2024. J’insiste sur le partenariat Parc. Mobilisant 200 partenaires issus de 28 pays européens, dont quinze acteurs français, il vise à évaluer les risques liés aux substances chimiques de nouvelle génération pour mieux protéger la santé et l’environnement. Les quinze partenaires français articulent ce projet avec le plan Écophyto. La part de la France dans le financement de ce partenariat européen se fait par le biais d’opérateurs tels que l’Inrae, pour un montant estimé entre 3 et 4 millions d’euros.

Pour le projet européen Horizon 2020, à présent achevé, avaient été financés, pour 20 millions d’euros environ, une vingtaine de projets sur les pesticides auxquels participaient des équipes françaises. La consolidation des chiffres est en cours.

Dans le cadre de l’initiative One Health, le programme Prezode (Preventing zoonotic disease emergence), qui porte sur l’émergence des zoonoses, illustre la coordination que nous sommes capables d’assurer aux niveaux national, européen et international. En France, c’est un PEPR doté d’un financement de 30 millions d’euros sur cinq ans, piloté par l’IRD, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et l’Inrae. C’est aussi une initiative internationale issue du « One Planet Summit » lancée par le Président de la République et organisé en France en 2021 pour la première fois. Un point a eu lieu en mars 2023, et 210 partenaires internationaux issus du monde scientifique, associatif, académique et gouvernemental des vingt-cinq pays ayant signé une déclaration d’intention travaillent à ce projet à l’échelle internationale.

Les projets Parc et Prezode sont des exemples de ce qui peut être fait au niveau européen en matière de santé globale et d’impacts en agriculture. La santé globale suppose une vision holistique à décliner en de très nombreux projets scientifiques et c’est avec cette approche que mon ministère prépare les propositions françaises pour le prochain programme Horizon Europe.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’approche de la recherche sur l’eau est certainement similaire à celle qui vaut pour la prévention des zoonoses : dans l’architecture de ces grands projets se font écho recherche onusienne, recherche européenne et recherche française. Une structuration plus claire ne serait-elle pas pertinente, ou faut-il, de manière pragmatique, prendre les sujets les uns après les autres ? Au fil des auditions, nous avons entendu que l’optimisation de la formation et de la performance permet d’obtenir un quart de réduction de l’usage de produits phytosanitaires, mais qu’aller plus loin suppose de revoir toute la conception des systèmes agricoles, ce qui met en branle la métrique d’ensemble, car tout est lié – par exemple, pour régler la question des produits phytosanitaires il faudrait aussi choisir un système d’élevage. C’est pourquoi je vous interpelle non seulement sur la prévention des maladies mais aussi sur les moyens d’engager une transition écologique sûre sur le plan sanitaire alors que l’on sait les dangers multiples d’un dérèglement climatique dont on a appris ces jours derniers l’accélération aggravée. Nous ne voulons pas faire de la communication mais proposer que l’Europe renforce un programme global articulé autour de l’initiative One Health pour prévenir les risques et en cohérence avec les transitions liées au changement climatique. La recherche, si fragmentée aujourd’hui, ne gagnerait-elle pas à être renforcée de la sorte ? Si vous n’estimez pas cette proposition judicieuse, j’hésiterai à la faire. Votre responsabilité est donc grande, madame la ministre…

Mme Sylvie Retailleau, ministre. L’objectif One Health dont le spectre est très large, exige une vision systémique déclinée en de très nombreux projets de recherche. On ne peut définir des priorités de projets au risque d’oublier les interactions et, pour cette raison, de ne pas traiter l’ensemble ; c’est pourquoi on ne peut être très directifs sur un grain trop fin. Je pense que ce sera l’orientation donnée aux prochaines discussions européennes.

Dans cette optique, il y a deux ans environ, cinq missions européennes ont été définies : Climat, Cancer, Océan, Ville, Sol. Cette approche nouvelle rejoint la vision transversale que nous appelons de nos vœux. L’étude reste à faire du niveau de granularité auquel se placer : pousse-t-on une vision One Health très large ou descend-on à un grain très fin sur des impacts particuliers ? Ce travail nécessaire demande l’articulation des priorités nationales, européennes et internationales. Prezode est un bon exemple d’articulation de la recherche entre l’échelon national et le niveau européen et d’autres projets de ce type concourent à One Health. Les agences de programme thématiques fonctionneront de la sorte : celle dont les projets traiteront fortement de la santé ne pourra travailler sans interactions avec les agences qui traiteront du climat, de l’agriculture ou de l’alimentation. Il faut à la fois des agences de programme pour animer les acteurs et assurer la coordination avec l’Union européenne, et un lien transversal ; c’est tout le travail interministériel de pilotage de ces grandes thématiques coordonnées entre l’État et l’Europe. D’interdisciplinaire, on est passé à « inter-thématique », dans une vision holistique et systémique très élargie. C’est cette vision du partenariat One Health que portera la France.

M. Dominique Potier, rapporteur. L’idée de notre commission de renforcer le savoir holistique sur la prévention des impacts des pesticides tout en se donnant les moyens de le décliner de façon opérationnelle n’est donc pas inutile. Nous pourrions poursuivre le dialogue après cette audition pour définir comment parvenir à cette convergence. Nos intuitions rejoignent les vôtres et nous nous en réjouissons.

Ma dernière question porte sur le lien entre recherche et développement. Je vous épargnerai une envolée sur la faillite du lien entre le développement et le conseil, dont je ne vous tiens pas grief ; il me semble plutôt voir là la traduction de l’incurie du ministère de l’agriculture, qui n’a pas réussi à massifier les solutions qui existaient. Mais, après avoir auditionné des instituts et plusieurs filières, nous nous interrogeons : a-t-on suffisamment mis la recherche fondamentale au défi de travailler pour le XXIe siècle et de fournir maintenant des solutions utilisables qui redonnent le moral ? Sur ce point, quelque chose a fait défaut. Prenez-vous en compte le fait qu’entre les instituts techniques il y a un dialogue mais que la compréhension n’est pas toujours suffisante ? Quel est le rôle de la ministre en la matière ? Que peut-on améliorer ? La recherche ne peut être entièrement orientée vers des solutions pragmatiques, sinon elle passera à côté des sujets de demain, mais il y a urgence. Le dialogue indispensable existe-t-il ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Pour moi et pour la majorité des chercheurs aujourd’hui, en tous domaines, répondre aux défis suppose de casser les « silos disciplinaires ». De même, un continuum s’impose entre recherche fondamentale et recherche appliquée, innovation et transfert. Déjà, dans certains laboratoires, on ne parle plus de recherche fondamentale d’une part, de recherche appliquée d’autre part. C’est une évolution de plus en plus marquée dans les organismes de recherche, les universités et les sites.

Ainsi, avons-nous lancé en juin dernier les pôles universitaires d’innovation, pour coordonner tous les outils permettant de faire le lien entre recherche académique et entreprise rendus disponibles par les Perp et France 2030 : incubateurs sur les campus, sociétés de transfert technologique vers l’entreprise, créations de start-up… Il s’agit de provoquer le réflexe, dans tous les laboratoires académiques, de sortir toute découverte scientifique en innovation et en transfert. Des gens qui savent ce qu’est le marché et qui y identifient des besoins vont venir chercher ce qui est fait dans les laboratoires et le valoriser. La cellule « Recherche, innovation, transfert » de l’Inrae qui vise à accélérer la transition agroécologique auprès des acteurs de terrain fonctionne bien. Elle permet soit d’accompagner les chercheurs ou les doctorants dans la création de start-ups, soit de sortir une découverte d’un laboratoire et de la transférer à une entreprise ou à une industrie. L’Inrae travaille énormément dans ce sens avec les instituts technologiques. On en est au continuum ; la culture, dans le domaine de la recherche, n’est plus à la séparation entre les chercheurs. Certains travaillent plus à la recherche fondamentale – et il en faut, il faut continuer pour le long terme, mais dans un même laboratoire, dans les mêmes organismes. Il faut se garder d’en revenir aux silos – recherche fondamentale d’une part, recherche appliquée ou transferts d’autre part – sauf à se retrouver dans la situation connue il y a des années, telle que les gens ne connaissent pas ce qui se fait, ne se parlent pas et n’ont pas une culture permettant ces échanges.

Aussi nous faut-il développer encore les bourses de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) de doctorat, ainsi que les Labcom PME/ETI, autrement dit les laboratoires communs des organismes de recherche publics, comme il en existe avec Thales, Sanofi et d’autres entreprises. Ces laboratoires communs, financés par l’ANR pour démarrer, permettront les transferts nécessaires. Dans le domaine dont nous parlons, ce rôle reviendra en particulier l’Inrae, un organisme de recherche fondamentale qui se consacre aussi au pilotage de la recherche. Assurer l’équilibre entre la définition et le déploiement des politiques publiques et la recherche fondamentale foisonnante qui alimentera le futur de notre stratégie : tel sera le rôle des agences de programme thématiques. Elles créeront des tuyaux entre le terrain et l’expertise scientifique pour alimenter les politiques publiques, après quoi le même tuyau servira à redéployer les résultats de cette recherche publique par transferts, grâce à un dialogue avec les entreprises mais aussi avec les usagers et les agriculteurs par le biais de l’IRD, du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) ou de l’Inrae. Ces agences thématiques devront développer la science participative, qui existe déjà. Ainsi, le PPR « Outre-mer » comprend un fort volet de science participative : on identifie le besoin avec les usagers, qui peuvent être les territoires d’outre-mer ou les agriculteurs, on accomplit la recherche puis on revient en donner le résultat aux usagers concernés, qui s’efforceront de bien l’utiliser et de le déployer. Ainsi va la massification : par transferts, par diffusion de la culture scientifique ou par la science participative. Ce sont les axes que nous étudions, et c’est ce que nous avons engagé en ce domaine avec l’Inrae. Nous devons pousser vigoureusement cette approche pour en venir à la massification systématique de la recherche.

M. le président Frédéric Descrozaille. Ces sujets sont ardus et je vous remercie pour cet éclairage. Comme notre rapporteur, je vous saurais gré de nous fournir tout ce qui peut aider à la rigueur de la rédaction de nos recommandations. Ma question porte sur la lisibilité de la politique publique en matière de recherche agronomique. La jugez-vous suffisamment établie ? Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’équation était claire : il fallait produire, sans plus de terres, avec moins d’actifs et pour moins cher. Telle a été l’orientation prise par tous les acteurs privés et publics, avec une convergence extraordinaire et, en l’espace d’une génération, des gains de productivité fulgurants ont eu lieu, qui ont largement conduit à la dépendance à la chimie que nous connaissons aujourd’hui. La sélection variétale a abouti à de bien meilleurs rendements mais avec des variétés plus fragiles. Aujourd’hui, les paramètres à prendre en compte sont nombreux et complexes ; quelle est la politique publique de recherche agronomique définie pour parvenir à la transition attendue ? Les organismes publics sont-ils alignés pour s’y conformer et y concourir ? La pensez-vous assez claire, ou faudrait-il prendre le temps de la cristalliser ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. En matière de science et d’orientation de la recherche, le mot « agroécologie » résonne particulièrement ; c’est une direction à déployer en recherche agronomique. J’insiste d’autre part sur la nécessité d’une vision transversale. Au niveau français, outre le comité scientifique et les ministères, la planification et la coordination reviennent au Secrétariat général à la planification écologique (SGPE). C’est de lui que dépend l’indispensable vision holistique, systémique : on doit définir des projets qui ont des périmètres, mais un pilotage assurant une vision transversale est nécessaire pour faire évoluer la science.

Enfin, les chercheurs comprennent-ils la politique publique, participent-ils à sa réalisation et la déploient-ils efficacement ? C’est ce à quoi nous avons réfléchi pendant près d’un an. La recherche française doit conserver un volet bottom up, mais cela ne rend pas moins nécessaire la coordination des acteurs sur les thématiques prioritaires qui définissent la stratégie nationale de recherche. La complexité de ces thématiques et leur imbrication imposent de définir l’organisation de cet ensemble. Pour moi, la réponse sera, au niveau académique, dans les six ou sept agences de programme, dont chacune correspondra à une thématique prioritaire de recherche. Ces agences seront coordonnées par un acteur interne qui réunira autour de la table tous les acteurs académiques. Ainsi, l’agence qui traitera de la recherche en santé sera coordonnée par l’Inserm, auquel une lettre de mission interministérielle confiera un mandat de coordination. On sait bien qu’en matière de santé, la recherche académique doit aller jusqu’à la recherche clinique avec les hôpitaux, si bien que le ministère de la santé jouera un rôle fondamental ; que cette agence devra aussi s’intéresser à l’impact de l’utilisation du numérique, puisque la santé n’est plus rien sans l’intelligence artificielle et la robotique ; qu’elle ne pourra davantage ignorer les impacts environnementaux des pesticides sur la santé. Une action interministérielle devra donc s’exercer dans les nouvelles agences de programme qui, je l’ai dit, serviront aussi à faire remonter les réflexions de tous ces acteurs pour préparer la suite : quand l’État aura défini sa politique nouvelle 20402050, elles serviront de tuyau, en sens inverse, pour déployer efficacement cette politique auprès des acteurs académiques, « jouer l’équipe France » auprès d’eux.

Bien entendu, les acteurs académiques formeront le cœur de ces agences de recherche. Mais, pour reprendre l’exemple de la santé, auront un rôle à jouer d’une part les industriels pour les transferts, la recherche clinique avec les hôpitaux et le médicament et d’autre part les patients et leurs associations. Nous réfléchissons aux moyens de diffuser cette vision interdisciplinaire et interministérielle de politique publique en coordonnant différents acteurs au sein d’agences à la mission académique.

M. le président Frédéric Descrozaille. Vous avez évoqué la science participative. Or, lors des auditions, la commission d’enquête a constaté l’ampleur inquiétante des doutes et même des suspicions relatives à la véracité de connaissances scientifiques, entraînant la remise en cause de la pertinence, voire de la probité, de la décision publique. Je vous sais, madame, spécialiste de physique quantique, un domaine abstrait, un langage mathématique à propos duquel on raconte vite n’importe quoi si on en parle en langage courant sans disposer à la fois d’une très solide formation académique et en quelque sorte d’une formation en matière de communication pour savoir adopter différents niveaux de langage sans être imprécis ou approximatifs pour se mettre à la portée de ses interlocuteurs. Quelle place les politiques publiques donnent-elles à la culture scientifique et à la vulgarisation – une place que nous, législateurs, jugeons centrale ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. La science participative n’est pas vraiment la culture scientifique : il s’agit de faire intervenir les usagers dans la définition des problématiques puis dans la restitution de la recherche et sa meilleure utilisation. Cette approche est de plus en plus fréquente, en particulier à l’Inrae dans nos domaines – en santé, par exemple, on s’attache à inclure les associations de patients dans la définition des projets de recherche. Vous avez mentionné la physique quantique ; je mentionnerai l’accès à l’intelligence artificielle, domaine dans lequel des écarts vont se créer très vite si l’on n’enseigne pas à l’utiliser au mieux. Nous devons à la fois encadrer la technologie et l’évolution scientifique en posant des limites éthiques à son usage, la rendre accessible et l’utiliser intelligemment ; c’est fondamental, et nous tentons de développer continûment le volet « science participative » dans les projets de recherche.

Parce que tous les citoyens, dont les politiques et les journalistes, ont besoin de culture scientifique pour comprendre le monde du XXIe siècle, nous travaillons avec le ministère de l’éducation nationale à rendre la culture scientifique naturelle dans l’éducation en France. La place que prendra la formation scientifique dès la formation de professeur des écoles permettra que, dès l’enfance, les écoliers s’habituent à la science et n’en aient pas peur.

Qui dit « science » dit connaissances, mais aussi méthode, et la méthode scientifique, manière d’appréhender les choses, de dérouler un raisonnement, d’ouvrir un esprit critique, peut être appliquée à n’importe quel sujet. Des citoyens éclairés doivent avoir une méthode scientifique. En ce sens, on peut entendre la science comme une excuse pour développer la méthode scientifique dans de nombreuses disciplines. Vous avez évoqué doutes, suspicions, contradictions. Or, le doute, la contradiction, l’évolution de la connaissance sont la base de la méthode scientifique. Les politiques, pour pouvoir être éclairés par la science, devront s’habituer à l’idée qu’elle ne peut pas leur fournir quelque chose de figé, ou en tout cas pas tout le temps ; en revanche, elle peut expliquer quels sont les doutes et les hypothèses de départ – la science est faite de doutes et d’hypothèses. C’est difficile à admettre quand on doit prendre des décisions mais, oui, la science peut vous donner une théorie à un moment, théorie qui aura évolué cinquante ans plus tard parce que l’état des connaissances aura évolué.

J’ai décidé qu’à partir de 2025, tous les étudiants en 1er cycle dans l’enseignement supérieur auront une formation globale aux transitions écologiques. Cette sensibilisation, en plus des formations spécifiques, est absolument nécessaire à tous les niveaux ; elle peut être incluse dans l’enseignement de toutes les disciplines. Cette mesure est en phase de montage par mon ministère ; elle l’est aussi par le ministre de la transformation et de la fonction publiques pour tous les cadres de la fonction publique.

La diffusion de la culture scientifique, nécessaire à la compréhension du monde et à la construction de l’avenir, dépend, vous l’avez fort bien dit, de la capacité des scientifiques à formaliser de la manière la plus simple et la plus juste possible des concepts difficiles. Aussi avons-nous consacré 1 % du budget de l’ANR à la diffusion de la culture scientifique. Nous avons aussi créé le label Science avec et pour la société (Saps) pour labelliser des projets correspondant aux critères retenus et des établissements ayant soutenu des projets de diffusion de culture scientifique. Enfin, pour les doctorants, nous développons des missions de diffusion de culture scientifique par le biais du financement complémentaire au contrat doctoral de recherche. Après avoir été formés à cet exercice – car, vous l’avez souligné, avoir des bases solides en sciences ne suffit pas et l’on ne s’improvise pas médiateur –, ils mènent des projets de diffusion scientifique du type La Main à la pâte auprès d’écoles, d’associations ou du grand public ; les festivals Arts et sciences proposés par les universités sont pour beaucoup conduits par des doctorants. Tels sont les multiples projets de diffusion de culture scientifique portés par le ministère.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Je vous remercie, madame la ministre, de nous apporter la science dont nos sociétés ont besoin, puisque nous ne pouvons nous permettre de prendre une décision sans avoir été éclairés. Phytopharmacie, produits phytopharmaceutiques, pesticides, ces termes regroupent de nombreux produits ; peut-on distinguer, dans les chiffres d’affaires et les bénéfices, la part des pesticides dits chimiques et celle des pesticides dits naturels, des biocides, de la recherche sur des insectes stériles ? Il faut savoir de quoi on parle et il serait regrettable que l’on tire des conclusions hâtives de montants de chiffre d’affaires agglomérés. D’autre part, de nombreuses cultures, notamment l’arboriculture, sont affectées de maladies orphelines. C’est le cas pour la cerise et la noisette mais bien d’autres productions sont victimes de ravageurs sans que ces destructions ne trouvent de solutions. Certes, les producteurs sont très peu nombreux, mais pour ces filières comme pour les maladies humaines rares, la recherche est indispensable et le secteur privé ne s’y intéresse pas, faute d’un chiffre d’affaires potentiel assez élevé ; avez-vous des pistes ? Enfin, nombre de nos interlocuteurs ont évoqué l’inadéquation entre les travaux de recherche – ce que l’on fait sur une parcelle expérimentale – et ce qui se passe sur l’exploitation agricole où l’on est censé vivre de son activité en produisant suffisamment à la fois pour se payer soi-même, et payer ses intrants et salariés si on en a ; comment faire ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Je vois deux pistes pour mieux lier les exploitations agricoles et le monde de la recherche. La première, ce sont les agences de programme thématiques en voie de création, dont l’une des missions sera d’établir la cartographie des laboratoires et de leurs thèmes de recherche. Cette veille permettra d’agir de manière plus fluide et de donner de l’argent plus rapidement aux laboratoires de recherche tout en sachant précisément à quoi va cet argent. Il sera alors possible de se dire : « Je suis confronté à ce problème particulier, quelle recherche existe à ce sujet ? » ou bien : « À qui dois-je m’adresser pour développer une recherche qui peut m’apporter une solution ? ».

L’impact de l’installation des agences de programme sera d’autant plus fort que nous nous attachons, je vous l’ai dit, à développer la recherche participative. C’est le cas, en particulier, de l’Inrae, qui travaille d’une part à identifier les besoins des usagers, d’autre part à transférer, grâce aux outils dont je vous ai parlé, les résultats des recherches des laboratoires, pour permettre ainsi d’adapter les découvertes aux besoins de l’agriculture. La gouvernance des agences de programme comprendra des usagers et des industriels, qui auront mission de développer la recherche participative.

La deuxième piste, ce sont les 3 000 fermes Dephy. Des expérimentations auxquelles elles ont participé résulte une diminution de 26 % de la pression des pesticides, sans incidence sur le rendement. Il faudra continuer les expérimentations par ce réseau, en utilisant les agences de programme à cette fin.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Il n’est pas dit que les fermes Dephy travaillent sur les filières orphelines.

Mme Sylvie Retailleau, ministre. L’exemple du réseau Dephy montre que nous expérimentons avec les agriculteurs. Les agences de programme thématiques seront particulièrement utiles à la recherche sur les cultures orphelines en la cartographiant ; mais nous ne sommes pas sans rien faire. Pour le cerisier, nous avons entrepris de fournir aux agriculteurs des méthodes leur permettant de protéger efficacement et durablement leurs arbres des attaques de la mouche Drosophila suzukii. À cette fin, entre 2015 et 2021, l’ANR a financé neuf projets dont un projet Écophyto-Maturation visant à transférer des outils directement utilisables aux arboriculteurs concernés. Cet investissement en recherche a été supérieur à trois millions d’euros pour la cerise seulement et on en est à définir les moyens de massifier les insectes stériles ; le financement a été public pour la recherche fondamentale comme pour la maturation. Pour les noisetiers, les premiers travaux de l’Inrae de Versailles- Grignon ont porté, en collaboration avec l’Association nationale des producteurs de noisettes (ANPN), sur l’identification des phéromones responsables de l’attraction du balanin de la noisette. La recherche est plus aboutie sur le ravageur de la cerise que sur celui de la noisette, mais elle est en cours. C’est plutôt l’argent public qui finance les recherches sur les cultures dites orphelines.

Mme Laurence Heydel Grillere (RE). Avez-vous le moyen de distinguer le chiffre d’affaires des productions de pesticides selon qu’il s’agit de pesticides dits chimiques, de pesticides dits naturels ou d’insectes stériles, ou n’avez-vous pas la réponse et devrons-nous en rester aux chiffres agglomérés ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. De fait, je n’ai pas la réponse à cette question.

M. Dominique Potier, rapporteur. Le président de la commission d’enquête et moi sommes sous le coup de l’événement majeur qu’est le rejet par le Parlement européen de la proposition de règlement sur l’usage durable des pesticides. D’évidence, il n’y aura pas d’autre proposition de la Commission européenne au cours du prochain mandat ; le statu quo va donc prévaloir quelques années encore et cette perspective nous désole.

Le plan français, tel qu’il a été établi avec vos collègues de l’agriculture, de la santé et de l’écologie, mise énormément sur les filières ; il est bon que les distributeurs, les transformateurs et demain les consommateurs soient associés à la valorisation des produits à bas intrants ; néanmoins toute la dimension agronomique territoriale paysagère ne doit pas en souffrir. Pouvons-nous veiller à ce que l’approche filière ne soit pas prédominante, puisque nous savons que ce n’est pas culture par culture ni molécule par molécule que se trouveront les solutions systémiques auxquelles appelle l’ambition française – si elle est maintenue – de diminuer de moitié l’utilisation des pesticides ?

Je remercie notre collègue Laurence Heydel Grillere d’avoir mis l’accent sur les cultures orphelines. Il y a des enjeux de territoires et de souveraineté alimentaire nationale dans certains secteurs. C’est un poids très fort et je note que dans des logiques de péréquation et de mutualisation, des efforts de recherche peuvent être faits dans les domaines où le marché ne répondra pas spontanément.

Nous sommes aussi certainement en retard dans un autre domaine : notre autonomie en protéines pour l’alimentation animale et l’alimentation humaine ; qu’en est-il ?

J’en viens pour finir aux néonicotinoïdes. Vous n’êtes pas responsable, ni donc coupable, mais en 2016, sous l’impulsion de Barbara Pompili, ces substances ont été interdites à l’horizon 2020. J’ai posé à Julien Denormandie une question à laquelle je n’ai pas eu de réponse – mais je l’aurai avant la fin de la commission d’enquête, je vous l’assure – : la recherche s’est-elle mobilisée pour éviter que nous devions consentir une dérogation en 2020 ? Je ne suis pas persuadé que lorsqu’on a décidé l’interdiction de l’usage de ces substances insecticides pour trois ans plus tard, on a visé des moyens de recherche. Quelles conclusions tirez-vous de cet échec patent, sachant que la dérogation est justifiée par le fait qu’il faut au moins trois ans pour organiser la transition ?

Protéines, absence d’une approche croisant filières-territoires, néonicotinoïdes… Ne sont-ce pas là autant de signes d’une forme d’incurie dans laquelle le ministère de la recherche ne peut être totalement innocent ?

Mme Sylvie Retailleau, ministre. Pour la recherche, les résultats obtenus dans une filière donnée ne signifient pas qu’ils soient cantonnés à cette filière, et une approche par filière ne signifie pas que la filière soit considérée indépendamment de l’environnement. Je vous en donnerai justement pour exemple celui du plan national de recherche et d’innovation (PNRI) lancé en 2021 et qui visait à identifier pour 2023 des solutions alternatives aux néonicotinoïdes efficaces contre la jaunisse de la betterave sucrière. Doté de sept millions d’euros sur trois ans, ce plan n’était pas que de filière, il avait une vision transversale. Il était conçu en quatre axes : compréhension globale de la situation sanitaire ; identification et démonstration des solutions à l’échelle de la culture ; identification et démonstration des solutions de régulation à l’échelle de l’environnement des plantes, des cultures et des paysages ; transition vers un modèle économique plus durable. Cet ensemble devait être envisagé globalement, car pour la recherche, considérer une filière et la considérer dans son environnement ne suffit pas, puisqu’il y a des sujets communs à diverses filières et des solutions communes ; ainsi, les résultats des recherches d’alternatives au désherbage chimique s’appliquent à différentes filières et les quatre axes du PNRI montrent l’ampleur du champ de la recherche par filière.

S’agissant des protéines, on sait que certaines légumineuses forment des associations symbiotiques avec des bactéries, ce qui permet de fixer l’azote atmosphérique au niveau du sol et de l’enrichir, réduisant ainsi le besoin de fertilisation azotée. Des recherches fondamentales sont menées pour comprendre le processus de fixation d’azote des légumineuses et trouver comment l’améliorer. Une équipe d’agroécologie travaille à Dijon sur l’écophysiologie des légumineuses, avec un spectre assez large.

Un mot, à ce sujet, des infrastructures de recherche associées aux laboratoires, singulièrement de Phenome. Elle a bénéficié d’un financement de 29 millions d’euros entre 2012 et 2024. Ouverte aux laboratoires et aux industriels, elle permet d’observer les interactions entre plantes et micro-organismes pour cette production et de caractériser tout ce qui est matières et matériaux végétaux. La recherche sur les légumineuses profite particulièrement de cette plateforme pour caractériser, comprendre et améliorer le fonctionnement de la fixation de l’azote atmosphérique par ce biais. C’est une des alternatives aux protéines que l’on peut apporter, et comme il s’agit aussi de trouver par ce moyen des réponses sur le plan de l’environnement et du dérèglement climatique, c’est un domaine de recherche fortement prioritaire. Nous pourrons vous transmettre une fiche complète sur les légumineuses fixatrices d’azote si vous le souhaitez.

Je n’étais pas membre du Gouvernement entre 2016 et 2020 au moment de l’interdiction des néonicotinoïdes mais je peux vous en dire quelques mots et d’abord que la recherche sur les néonicotinoïdes n’est pas spécifique : elle est incluse dans la recherche sur les pesticides, qui existe depuis très longtemps et qui est très développée en France. Au niveau européen, ce qui n’enlève rien aux problématiques capitales dont vous traitez, la France, avec l’Inrae, est leader dans la recherche en ce domaine. Rappelons-nous qu’entre 2008 et 2022, nous avons financé, pour 108,6 millions d’euros, 251 projets de recherche comportant le mot « pesticide » dans leur titre ou dans les mots-clés, soit dix-sept projets et 7,2 millions d’euros en moyenne annuelle. C’est loin d’être négligeable, et la recherche sur les néonicotinoïdes faisait partie de ces travaux et de l’axe de recherche Écophyto.

En 2020, en France les cultures françaises de betterave sucrière ont connu une infestation inédite de jaunisse, avec un fort impact sur les rendements. Cela a conduit à la définition du PNRI, un plan unique en Europe dont l’objectif était de trouver des solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Cette fois, il fallait trouver une solution à un problème spécifique, ce qui a suscité l’élaboration d’un plan opérationnel pour prendre en considération les besoins nés du retrait des néonicotinoïdes. J’ajoute qu’en 2018 ou 2020, des recherches mentionnaient l’existence d’alternatives chimiques possibles, comme en témoignait un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2016, à l’époque où l’interdiction a été décidée. Mais si les chercheurs ne se sont pas, alors, focalisés sur les néonicotinoïdes comme cela fut le cas en 2020 avec le PNRI après l’apparition de la jaunisse de la betterave sucrière, les recherches continuaient sur les pesticides. Voilà comment on peut essayer de reconstituer l’historique des recherches sur les pesticides et dans le plan PNRI et de ce que l’on trouvait dans les rapports de l’Anses laissant penser qu’une alternative était possible.

M. Dominique Potier, rapporteur. Nos travaux s’achèvent, nous laissant avec une matière très riche. Je vais poursuivre quelques investigations dans les ministères concernés pour compléter notre documentation avant que nous rédigions nos propositions. Je vous remercie, madame la ministre, et je m’associe à notre président pour saluer l’engagement des commissaires et redire ma gratitude à tous ceux qui ont coopéré à cette commission d’enquête. Je ne saurais conclure sans répéter à quel point je suis dépité, et le mot est faible, par la décision que vient de prendre le Parlement européen ; c’est un mauvais message pour l’Europe, pour nos territoires, pour la santé, pour le Green Deal et pour la planète. Enfin, je me félicite de l’excellente coopération qui a prévalu entre le président et moi-même. Elle procède de l’exigence partagée de ne pas faire de la communication mais de chercher la vérité et d’être utile au pays.

M. le président Frédéric Descrozaille. J’ai été sensible, madame la ministre, à votre souci de précision et je vous remercie de vous être prêtée à cet exercice avec autant d’exigence. Vous nous avez apporté beaucoup. Je renouvelle mes remerciements à mes collègues et aux services et je me félicite à mon tour de la connivence intellectuelle qui s’est établie entre le rapporteur et le président pendant la conduite de nos travaux ; c’est un motif de fierté. Nous nous retrouverons le 14 décembre pour examiner le rapport.