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N° 2206

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 février 2024.

 

 

 

 

 

RAPPORT

 

 

 

FAIT

 

 

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES SUR LA PROPOSITION de loi visant à reconnaître la responsabilité de l’État et à indemniser les victimes du chlordécone,

 

 

Par M. Elie CALIFER,

 

 

Député.

 

——

 

 

 

 

 

 

 

Voir le numéro : 2061.

 

 

 

 


  1  —

SOMMAIRE

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  Pages

Avant-propos

I. Le chlordécone, un scandale écologique et sanitaire à grande échelle pour les antilles

A. Un scandale écologique

1. Le chlordécone a durablement et largement contaminé la Guadeloupe et la Martinique

2. Des conséquences écologiques et économiques lourdes

B. Un scandale sanitaire

1. C’est toute la population martiniquaise et guadeloupéenne qui est contaminée

2. Des liens ont déjà été établis avec plusieurs maladies ou troubles

3. Le chlordécone, une bombe à retardement sanitaire ?

II. Une reconnaissance inaboutie de la responsabilité de l’état

A. La responsabilité de l’état est manifeste et incontestable

1. L’autorisation de l’utilisation du chlordécone sous forme de dérogations à partir des années 1970

2. La prorogation de l’utilisation du chlordécone après l’interdiction et la gestion défaillante des stocks

3. La prise en compte tardive par l’État de la pollution et de ses conséquences

B. Une reconnaissance inaboutie

1. Une reconnaissance tardive et ambigüe qui nourrit une crise de confiance

2. Un engagement très insuffisant de l’État auprès des populations et des territoires touchés

a. Les plans Chlordécone

b. Le processus d’indemnisation des victimes par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides

III. Vers une reconnaissance par le législateur de la responsabilité de l’état

A. Ancrer dans la loi la reconnaissance d’une responsabilité qui n’est pas contestée...

B. ... pour entrer dans un véritable processus de réparation

Commentaire des articles

Article 1er Reconnaître la responsabilité de l’État dans les préjudices liés au chlordécone

Article 2 Gage de recevabilité financière

TRAVAUX DE LA COMMISSION

ANNEXE : Liste des personnes entendues par lE rapporteur

 


  1  —

    

   Avant-propos

 

Déposée à l’initiative de votre rapporteur, des membres du groupe Socialistes et apparentés et de plusieurs députés ultramarins, la proposition de loi n° 2061 s’inscrit dans la lignée des nombreuses initiatives parlementaires qui ont cherché à obtenir une reconnaissance, par l’État, de ses responsabilités, face au scandale sanitaire, environnemental, économique et social lié à l’utilisation du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique.

Le chlordécone est un insecticide utilisé dans les Antilles françaises entre 1972 et 1993 contre le charançon du bananier. Le caractère hautement toxique de ce produit est rapidement apparu aux États-Unis, où il était synthétisé sous le nom de « Képone » : des difficultés respiratoires, des atteintes neurologiques et testiculaires, des tremblements ont été rapportés chez les ouvriers du site de production de l’insecticide à Hopewell. Outre-Atlantique, le scandale du Képone a abouti à l’interdiction de ce pesticide dès 1976. La France a néanmoins continué à l’utiliser, exclusivement en Guadeloupe et en Martinique, pendant dix-sept ans.

Cette utilisation prolongée d’un produit dont la toxicité était connue résulte de décisions – souvent dérogatoires – prises par l’État, auquel il revenait, depuis la loi du 2 novembre 1943 ([1]), d’autoriser la mise sur le marché des produits antiparasitaires à usage agricole. En vertu de la loi du 22 décembre 1972, l’homologation ne pouvait normalement être accordée qu’après un examen des produits destiné à vérifier « leur efficacité et leur innocuité à l’égard de la santé publique, des utilisateurs, des cultures et des animaux dans les conditions d’emploi prescrites » ([2]).

Le scandale du chlordécone résulte de ces décisions de l’État, qui ont permis qu’un pesticide très toxique soit largement utilisé, sans précautions particulières, pendant deux décennies. Il résulte également du retard considérable avec lequel l’État a pris la mesure de la situation et reconnu l’immense préjudice environnemental, économique et sanitaire dont les territoires et les populations de Guadeloupe et de Martinique sont victimes. Quinze ans se sont encore écoulés entre l’interdiction du produit et le premier plan chlordécone, lancé en 2008, qui était, de l’avis-même des services de l’État, tardif et inadapté à l’ampleur de la pollution.

 

 

L’heure n’est plus à la recherche des responsabilités. Elles sont établies. Toute la lumière a été faite par la commission d’enquête présidée par Serge Letchimy, qui a rendu ses conclusions en 2019 ([3]). L’heure est – enfin – à la reconnaissance par l’État de sa responsabilité et de ce qu’elle implique vis-à-vis des populations et des territoires sinistrés.

Car, si le Président de la République a souligné, en 2018, que l’État devait « prendre sa part de responsabilité » dans la pollution au chlordécone et « avancer sur le chemin de la réparation », la Guadeloupe et la Martinique ont, depuis, reçu plusieurs messages qui ne convergent pas tous dans cette direction.

Au final, l’engagement jugé tardif, insuffisant et « à reculons » de l’État dans cette réparation a alimenté une grave crise de confiance outre-mer. Elle vient saper les efforts déployés dans le cadre du plan Chlordécone IV. En effet, les Guadeloupéens et les Martiniquais n’y croient plus. Ils n’ont plus confiance en l’État et ses institutions. Ils sont fatalistes.

Votre rapporteur estime que le seul moyen de conjurer ce fatalisme est de marquer fortement, symboliquement et concrètement l’engagement de l’État en faveur de la réparation des préjudices liés au chlordécone. C’est l’objet de la présente proposition de loi, qui, en reconnaissant cette responsabilité dans la loi, pose une première pierre.

Votre rapporteur s’attachera d’abord à montrer l’ampleur du préjudice écologique, économique et sanitaire subi par les populations antillaises (I). Il montrera ensuite que la reconnaissance par l’État de sa responsabilité et son engagement dans la réparation des préjudices demeurent largement en-deçà des attentes et des enjeux (II). Ceci justifie l’inscription de cette responsabilité dans la loi (III), afin de renforcer et d’inscrire dans la durée les réponses apportées aux dommages subis.


I.   Le chlordécone, un scandale écologique et sanitaire à grande échelle pour les antilles

A.   Un scandale écologique

1.   Le chlordécone a durablement et largement contaminé la Guadeloupe et la Martinique

Bien que son utilisation soit interdite depuis plus de trente ans, le chlordécone contamine toujours à grande échelle les territoires de Guadeloupe et de Martinique. M. Hervé Macarie, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), a ainsi souligné lors de son audition qu’on le retrouvait « dans tous les compartiments de l’environnement (sol, eau des rivières, nappes phréatiques, eaux littorales et biotes associés) » dès lors qu’il y avait eu la culture de la banane. Il s’agit plus précisément du nord de la Martinique et, en Guadeloupe, du « croissant bananier » situé à Basse-Terre.

Le chlordécone se caractérise en effet par une rémanence importante, ainsi qu’une affinité pour la matière organique, qui font qu’il a tendance à demeurer durablement dans les sols. Si cette tendance pourrait être moins importante qu’initialement envisagée, alors que les premières études évoquaient une persistance de plusieurs siècles, il n’en demeure pas moins que les populations des Antilles devront « faire avec » un environnement largement contaminé pendant plusieurs générations encore. Ainsi, Hervé Macarie souligne que « la grande différence entre la contamination par le chlordécone et les autres pesticides est la durabilité de cette contamination ».

Si les sols souillés sont principalement ceux qui ont hébergé la culture de la banane, le chlordécone a été transféré à d’autres compartiments de l’environnement par divers mécanismes. Des phénomènes de lessivage des sols ont ainsi entraîné une contamination des eaux de source, des rivières et, finalement, des eaux marines littorales. Un rapport récent de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) sur l’impact de l’utilisation du chlordécone aux Antilles françaises souligne que cette contamination des eaux est nécessairement un phénomène durable ([4]). Elle l’est même plus encore que celle des sols : « En raison des importants temps de recharge des aquifères antillais, il est probable que, même après la disparition du chlordécone contenu dans les sols, la pollution des eaux se poursuive pendant plusieurs dizaines d’années. »

On ne dispose pas, à l’heure actuelle, d’une cartographie précise de la contamination des sols antillais. En effet, les analyses sont effectuées sur la base du volontariat et ne donnent de la situation qu’une vision parcellaire. Le rapport de l’Opecst précité souligne ainsi que les surfaces analysées ne représentent « en Guadeloupe que 17 % de la surface agricole utile des exploitations agricoles [...] et 3,4 % du territoire total » et, « en Martinique, que 23 % des zones agricoles [...] et environ 9 % du territoire total ».

Ces résultats révèlent un niveau moyen de contamination des sols par le chlordécone à hauteur de 50 % en Guadeloupe et de 53 % en Martinique, sachant que le niveau de contamination est « considéré comme fort (supérieur à 1 mg/kg) dans 24 % des parcelles analysées en Guadeloupe et dans 12 % de cellesci en Martinique ».

Si des techniques de dépollution des sols sont à l’étude, aucune n’apparaît mobilisable à court terme. Hervé Macarie évalue le coût d’un assainissement des terres contaminées au moyen du procédé physicochimique ISCR (in situ chemical reduction) – l’un des seuls testés avec un certain succès par le Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) – à 3,2 milliards d’euros. Outre son montant très important, l’innocuité du procédé n’est par ailleurs pas établie à ce stade ; se pose en effet la question des produits de transformation générés par la destruction du chlordécone dans le sol.

2.   Des conséquences écologiques et économiques lourdes

Hervé Macarie a souligné, lors de son audition, que si la large contamination par le chlordécone n’avait en première analyse aucune conséquence sur la fertilité des sols, on manquait encore beaucoup de données pour juger de son impact sur la biodiversité animale et végétale. Le constat de cette carence concernant l’outre-mer ressort, de manière générale, de l’expertise collective publiée en 2022 par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) sur les impacts des pesticides sur l’environnement ([5]). Étant donné la gravité des impacts recensés sur la biodiversité sur le continent européen, il y a lieu de penser qu’ils sont également avérés dans les Antilles.

Cette imprégnation environnementale par le chlordécone a des conséquences économiques à grande échelle pour les populations antillaises. En effet, il n’est plus possible d’exploiter de la même manière les espaces contaminés. Des arrêtés préfectoraux sont venus limiter l’agriculture sur ces terres, en excluant en particulier la culture des racines et tubercules, qui poussent dans le sol et sont particulièrement sensibles à cette contamination. Des limites maximales de résidus ont été établies au-delà desquelles les denrées ne peuvent être commercialisées.

La perte économique est particulièrement nette pour les aquaculteurs et les marins-pêcheurs. Plusieurs arrêtés préfectoraux ont interdit l’aquaculture et la pêche dans les zones contaminées. M. Macarie a ainsi souligné qu’en « Martinique, la plupart des fermes aquacoles ont été purement et simplement fermées sans solution pour un redémarrage de l’activité ».

En outre, environ 30 % des zones côtières de Martinique et de Guadeloupe sont actuellement interdites de pêche, ce qui reporte une pression importante sur les zones non polluées, ou oblige les pêcheurs à investir pour pouvoir travailler au large. Ainsi, selon M. Macarie, « la pêche aux Antilles étant surtout artisanale, environ 40 % des pêcheurs ont dû cesser leur activité car ils ne peuvent plus pêcher à proximité des côtes et la taille de leur bateau ne leur permet pas d’aller pêcher en haute mer ».

Les éleveurs sont également touchés par cette contamination en raison de la terre qu’ingèrent certains animaux – bovins, volailles, cochons – lorsqu’ils se nourrissent. Comme le mentionne l’exposé des motifs de la présente proposition de loi, « un veau né sur un sol contaminé aura besoin de six à douze mois pour débarrasser son organisme du chlordécone ».

Au-delà de ces catégories professionnelles, votre rapporteur tient à souligner que le préjudice économique concerne l’ensemble des Antillais qui se retrouvent, du fait de ces restrictions, contraints à importer davantage leur nourriture dans un contexte où l’autosuffisance alimentaire des territoires représente un défi important. Fait plus grave encore, ces denrées importées ne présentent que bien peu de garanties sur le plan de la sécurité sanitaire, en raison de la défaillance des contrôles.

Enfin, par la voix de Me Roland Ezelin, votre rapporteur a eu connaissance de la situation de la société des Eaux de Capès-Dolé, qui commercialise de l’eau de source en Guadeloupe. M. Jean-Claude Pitat, président directeur général de cette société, a fourni des éléments permettant de mieux apprécier l’ampleur du préjudice subi, en raison de l’interruption brutale de la production et de la perte de l’appellation « eau de source » :

« Après quatre mois de fermeture administrative en l’an 2000, notre entreprise a pu reprendre ses activités grâce à la filtration au charbon actif des eaux issues des sources de Dolé. Or l’arrêté ministériel du 7 janvier 2007, modifié en 2010 et 2017, liste les traitements qui sont compatibles avec l’agrément eau de source : seuls sont juridiquement admis les traitements diminuant le taux d’arsenic, la concentration de fer et de manganèse, et les techniques éliminant dans l’eau les éléments instables ou les constituants indésirables. »

B.   Un scandale sanitaire

1.   C’est toute la population martiniquaise et guadeloupéenne qui est contaminée

Au-delà du coût écologique et économique du chlordécone, c’est bien son impact sanitaire qui est au cœur des préoccupations. Comme l’a souligné lors de son audition M. Luc Multigner, directeur de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), « l’ensemble des populations antillaises sont victimes de cette molécule. Les travailleurs de la banane ont été exposés professionnellement mais le reste de la population a été exposé par l’alimentation. Les premiers ont été un peu plus exposés, mais pas beaucoup plus. »

L’étude Kannari effectuée sur la population antillaise en 2013‑2014 a révélé une imprégnation sanguine par le chlordécone chez les adultes généralisée, le pesticide étant détecté chez plus de 90 % des individus, mais contrastée, puisque 5 % des participants présentaient une imprégnation au moins dix fois plus élevée que la moyenne ([6]). L’étude montrait que les personnes les plus touchées étaient les consommateurs de produits de la mer provenant de circuits informels, de produits d’eau douce issus de l’autoconsommation, et de racines, tubercules, œufs et volailles, habitant en zone contaminée. Elle faisait également apparaître une baisse globale de l’imprégnation pour la majorité de la population depuis 2003. Cependant, le niveau ne diminuait pas chez les sujets les plus exposés.

D’après les données transmises à votre rapporteur par le Gouvernement, sur les 4 540 chlordéconémies réalisées en Guadeloupe en 2022, 55 % faisaient apparaître un taux de chlordécone supérieur à la limite de quantification et 17 % un taux supérieur à la valeur toxicologique de référence (VTR), au-delà de laquelle des effets sur la santé sont répertoriés. En Martinique, sur 6 594 chlordéconémies réalisées, 38 % des prélèvements étaient positifs, et 11 % supérieurs à la VTR. Le Gouvernement souligne que les prélèvements supérieurs à la VTR sont majoritairement issus des zones de culture de la banane, surtout en Guadeloupe ; c’est néanmoins également au sein de ces zones que les prélèvements sont majoritairement réalisés, en raison d’une sensibilisation plus importante de la population.

Si ces résultats devront être mis en perspective avec ceux de l’étude Kannari 2, qui devraient être disponibles d’ici 2025‑2026, votre rapporteur en retient surtout deux messages très préoccupants. Certes, l’imprégnation moyenne baisse avec le temps, mais elle demeure généralisée bien au-delà des zones de culture de la banane. En outre, l’exposition de toute une partie de la population reste extrêmement importante.

Votre rapporteur n’est pas surpris par ces résultats qui témoignent de la difficulté très importante à faire appliquer les règles relatives à la pêche et à la culture dans la réalité, surtout s’agissant des pratiques d’autoconsommation des Antillais. Si le programme « JaFa » (jardins familiaux) leur offre la possibilité de bénéficier d’une analyse gratuite de leur sol et de conseils agricoles et nutritionnels pour limiter leur exposition, beaucoup reste à faire pour diffuser ces bonnes pratiques.

En outre, les normes en vigueur pour la commercialisation des denrées cultivées sur les îles reposent sur le respect d’une limite maximale de résidus (LMR) établie à 20 microgrammes par kilo de poids frais, pour les denrées animales et végétales. Votre rapporteur dénonce cette tolérance qui rend possible un empoisonnement à long terme de la population antillaise, dont les effets ne sont pas encore pleinement connus. Ainsi, d’après les données transmises par le Gouvernement, si 99 % des analyses effectuées en Guadeloupe et 98 % en Martinique sont conformes aux LMR en 2023, il existe des traces de chlordécone dans plus de 22 % des produits analysés en Guadeloupe et dans plus de 33 % des produits analysés en Martinique.

Cette critique a également été formulée par le pédiatre Josiane Jos-Pelage, lors de son audition. Elle a estimé que, du fait de cette LMR, il n’était pas possible de distinguer, sur le marché, les produits contaminés à une dose inférieure à la LMR des produits exempts de chlordécone. Le docteur souligne que seul le « zéro chlordécone » permettrait une protection effective de la population.

2.   Des liens ont déjà été établis avec plusieurs maladies ou troubles

Si de nombreux champs restent à explorer, la recherche scientifique a, d’ores et déjà, permis de mettre en évidence des liens entre l’exposition au chlordécone et plusieurs maladies ou troubles du développement. Ces pathologies sont largement liées au caractère perturbateur endocrinien du chlordécone. Il apparaît ainsi que l’exposition à ce produit augmente sensiblement le risque de survenue de plusieurs maladies.

En particulier, l’exposition au chlordécone est significativement corrélée à une hausse du risque de déclarer un cancer de la prostate, ainsi que de récidive d’un cancer de la prostate traité chirurgicalement.

Par ailleurs, une cohorte mise en place en Guadeloupe (cohorte mère-enfant Timoun) a identifié plusieurs liens entre l’exposition au chlordécone et des problèmes de santé chez les enfants. Ainsi, l’exposition maternelle est significativement corrélée à un risque accru de prématurité chez les femmes enceintes. L’exposition post-natale des enfants est liée à des troubles du neuro-développement, voire du développement statuto-pondéral. L’obésité infantile pourrait ainsi compter parmi les conséquences possibles d’un contact précoce avec le chlordécone.

Une thèse soutenue en décembre 2015 par M. Vincent Nédellec ([7]) a effectué un chiffrage du coût sanitaire associé à ces maladies dont le risque est accru par l’exposition au chlordécone. Elle relevait qu’un homme de 44 ans présentait un risque accru de cancer de la prostate dès lors que son taux de chlordécone dans le sang était supérieur à 0,0019 microgramme par litre, et estimait à 1,2 million d’euros par individu le coût des années de vie perdues liées à ce cancer. Elle notait par ailleurs qu’un enfant dont le taux de chlordécone au cordon était supérieur à 1 microgramme par litre présentait le risque d’avoir 3 points de quotient intellectuel en moins, chaque point en moins étant chiffré à 17 000 euros en 2008.

3.   Le chlordécone, une bombe à retardement sanitaire ?

Au-delà de ces pathologies dont le lien avec le chlordécone ne fait plus réellement débat, de nombreuses inconnues demeurent.

Comme l’a souligné la juriste Sabrina Cajoly lors de son audition, on dispose de très peu de données sur l’impact d’une exposition des femmes au chlordécone. Or, en tant que perturbateur endocrinien, il pourrait avoir un lien avec plusieurs maladies hormono-induites – notamment des cancers. Si l’étude KARU-FERTIL, lancée en janvier 2024, devrait permettre de caractériser la relation entre l’exposition au chlordécone et l’infertilité féminine, plusieurs autres questions restent à explorer.

De plus, le professeur Dominique Belpomme a estimé lors de son audition que les impacts graves du chlordécone se feraient sentir sur plusieurs générations, en raison du caractère reprotoxique de la molécule et des modifications épigénétiques, c’est-à-dire des anomalies dans l’expression des gènes qu’elle est susceptible d’entraîner, et auxquelles les enfants seraient particulièrement sensibles.

Dans un rapport publié en 2007, le professeur estimait déjà que le chlordécone constituait, pour les Antilles, une « bombe à retardement sanitaire » ([8]). Votre rapporteur tient à souligner la valeur de ce rapport qui a, parmi les premiers, alerté sur les conséquences sanitaires de la contamination. Il appartient à la recherche d’explorer plus avant les liens entre le chlordécone et certaines pathologies.

Cette alerte donnée par le professeur Belpomme rejoint un sentiment très largement partagé par les médecins exerçant dans les Antilles, dont certains, en Martinique, se sont réussis au sein de l’Association médicale de sauvegarde de l’environnement et de la santé (Amses). Votre rapporteur a auditionné la présidente de l’Amses, pédiatre de formation, le docteur Jos-Pelage. Le docteur rapporte le constat très largement partagé, au sein de la communauté médicale, d’une modification des pathologies observées au sein de la patientèle : multiplication des gynécomasties chez les bébés et chez les garçons, augmentation de l’obésité, en particulier chez les enfants de moins de six ans chez qui elle a généralement une origine génétique, accroissement de la fréquence des ovaires polykystiques, des problèmes de stérilité, rajeunissement des cancers de la prostate

Comme l’explique le docteur Jos-Pelage, la part attribuable au chlordécone et, plus largement, aux causes environnementales, est encore à préciser : « en médecine environnementale, on n’a pratiquement jamais de preuve de causalité directe. C’est au fil du temps qu’on affirme la relation de causalité. » Le docteur Jos-Pelage souligne néanmoins que les données de toxicité disponibles, issues de l’empoisonnement des ouvriers de Virginie dans les années 1970, permettent d’avoir des indications sur les modes d’actions du chlordécone dans l’organisme et de faire le lien avec certaines maladies.

Le docteur souligne l’urgence d’accélérer la recherche scientifique dans plusieurs domaines où l’on peut soupçonner un impact du chlordécone, concernant en particulier le myélome, la fertilité, les liens entre chlordécone et thyroïde et la question des troubles neuro-développementaux, dans un contexte où les enfants antillais sont très largement touchés par des problèmes d’autisme, de troubles de l’attention et du comportement, de dyslexie.

Votre rapporteur tient toutefois à souligner que les données scientifiques à disposition sont déjà suffisantes, et suffisamment alarmantes, pour que l’action ne soit plus une option. La situation des enfants antillais en particulier constitue une urgence absolue, qui suppose une action immédiate et à grande échelle de la part de l’État.

II.   Une reconnaissance inaboutie de la responsabilité de l’état

A.   La responsabilité de l’état est manifeste et incontestable

L’heure n’est plus à la démonstration de la responsabilité de l’État dans le scandale du chlordécone. Celle-ci a déjà été documentée par les nombreux travaux conduits au cours des dernières années, à commencer par le rapport d’enquête publié en 2019 ([9]). Votre rapporteur se bornera ici à rappeler les principaux faits tels qu’ils ont été présentés alors par les députés.

1.   L’autorisation de l’utilisation du chlordécone sous forme de dérogations à partir des années 1970

Le rapport d’enquête souligne en premier lieu la responsabilité de l’État « dans une application accommodante de la législation », lorsqu’il a autorisé l’utilisation du chlordécone par le moyen de dérogations, à partir des années 1970, tout en connaissant la toxicité et la rémanence de cette molécule.

En effet, les autorités du ministère de l’agriculture ont fait le choix, en 1972, de recourir à une procédure dérogatoire prévue par la loi du 2 novembre 1943 pour les produits en instance d’homologation, permettant ainsi « de retarder la décision d’accorder ou de refuser l’homologation pendant six ans, [ce qui] révèle bien les hésitations, voire les réticences qu’avaient les services de l’État de l’époque à autoriser la substance ». Cette autorisation provisoire de vente a été reconduite pour le produit appelé « Képone 5 % SEPPIC » jusqu’en 1980, date de l’arrêt de sa commercialisation, puis octroyée pour le « Curlone » à compter de 1981, son homologation officielle n’étant intervenue qu’en 1986.

2.   La prorogation de l’utilisation du chlordécone après l’interdiction et la gestion défaillante des stocks

Le rapport d’enquête souligne également la responsabilité de l’État dans « la prorogation imprudente » de l’utilisation du chlordécone à compter de son interdiction, en 1990 :

« Son utilisation s’est poursuivie au moins jusqu’en septembre 1993, grâce à deux dérogations. La première est une autorisation du sous-directeur de la protection des végétaux, au nom du ministre de l’Agriculture, datée du 6 mars 1992, autorisant l’usage du “Curlone” à titre dérogatoire jusqu’au 28 février 1993. Le 25 février 1993, de nouveau, le sous-directeur de la protection des végétaux délivre une deuxième dérogation qui permet à l’ensemble des planteurs de bananiers l’usage du reliquat de “Curlone” jusqu’au 30 septembre 1993. »

Le rapport d’enquête fait également mention d’une gestion défaillante des stocks après l’interdiction. Aucun dispositif n’a été prévu « pour retirer de la circulation et détruire les stocks non utilisés de “Curlone” », et aucune campagne d’information n’a été organisée.

3.   La prise en compte tardive par l’État de la pollution et de ses conséquences

Le rapport d’enquête relève enfin la responsabilité de l’État dans la prise en compte tardive des impacts de la pollution au chlordécone, alors même que celle‑ci était documentée, dès les années 1970, par des rapports de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et des études conduites en Guadeloupe.

En effet, l’État n’agit pour protéger la population qu’à partir de 1999, quand le chlordécone est détecté dans les captages pour l’alimentation en eau potable, alors que des indices préexistaient et auraient dû inciter la puissance publique à se mobiliser plus tôt. « Ces connaissances étaient localisées et parcellaires mais il demeure qu’elles auraient dû, bien plus tôt, déclencher l’alerte pour pousser plus en avant les recherches sur la présence de chlordécone dans l’environnement et sur ses conséquences. »

*

La responsabilité de l’État apparaît manifeste au regard des éléments documentés par la commission d’enquête. Cette responsabilité a d’ailleurs également été établie par la justice. Le jugement du 24 juin 2022 du tribunal administratif de Paris souligne ainsi que l’État a commis « des négligences fautives » en permettant la vente de chlordécone sous le régime des autorisations provisoires, puis en validant son homologation « sans pouvoir établir, dans les conditions prescrites, son innocuité sur la santé de la population, des cultures et des animaux », enfin « en autorisant la poursuite des ventes au-delà des délais légalement prévus en cas de retrait » ([10]).

Si cela n’atténue en rien les fautes commises par l’État, votre rapporteur tient également à noter la responsabilité de la filière de la banane, également pointée par la commission d’enquête. C’est sur les instances continues de ce groupe de pression que les dérogations successives ont été accordées entre 1972 et 1993.

B.   Une reconnaissance inaboutie

Si le Président de la République a amorcé en 2018 une reconnaissance de la responsabilité de l’État, celle-ci demeure inaboutie, en raison des messages parfois ambivalents qui sont envoyés aux Antillais, et d’un engagement à réparer qui apparaît trop faible.

1.   Une reconnaissance tardive et ambigüe qui nourrit une crise de confiance

En septembre 2018, à l’occasion de sa venue en Martinique, le Président de la République a considéré que l’État devait « prendre sa part de responsabilité dans cette pollution » et « avancer dans le chemin de la réparation et des projets ». Cette responsabilité a également été reconnue lors de leur audition par la commission d’enquête par les ministres de la santé et des outre-mer, Mmes Agnès Buzyn et Annick Girardin.

Si ces prises de parole avaient pu donner le sentiment d’un progrès sur le chemin de la réparation, d’autres déclarations ont, au contraire, semblé manifester une volonté de minimiser le préjudice subi par les Antillais. Le message s’en est trouvé brouillé. Ainsi, lors d’un échange avec les élus ultramarins, en février 2019, le Président de la République a paru mettre en doute le caractère cancérigène du chlordécone :

« Il ne faut pas dire que c’est cancérigène. Il est établi que ce produit n’est pas bon, il y a des prévalences qui ont été reconnues scientifiquement, mais il ne faut pas aller jusqu’à dire que c’est cancérigène parce qu’on dit quelque chose qui n’est pas vrai et qu’on alimente les peurs. »

À la colère suscitée par ces paroles ambiguës est venue s’ajouter une incompréhension face aux ordonnances de non-lieu rendues par la justice dans des affaires en lien avec l’empoisonnement au chlordécone.

Ainsi, le 5 janvier 2023, le tribunal judiciaire de Paris a prononcé un non-lieu à haute valeur symbolique dans une affaire ouverte depuis seize ans, en raison de l’impossibilité éprouvée par les magistrats à caractériser une infraction pénale. Si cette ordonnance souligne bien que la pollution au chlordécone est un « scandale sanitaire », « une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » des Antilles, le non-lieu est vécu par ces derniers comme une forme de déni de leur préjudice par l’État.

2.   Un engagement très insuffisant de l’État auprès des populations et des territoires touchés

Ce sentiment est d’autant plus ancré que l’engagement de l’État en faveur de la réparation des préjudices liés au chlordécone est jugé très insuffisant.

a.   Les plans Chlordécone

Si des plans Chlordécone ont été mis en œuvre à compter de 2008, le rapport précité de l’Opecst souligne leur caractère indigent au regard des enjeux.

« Des évaluations administratives portant sur les plans Chlordécone I et III ont estimé que les actions mises en œuvre ont été tardives et inadaptées à l’ampleur de la pollution qui nécessitait une stratégie à longue échéance. Les mesures étaient principalement consacrées au volet sanitaire et négligeaient les aspects environnementaux et économiques. »

Lors des auditions conduites par votre rapporteur s’est dégagée l’impression d’un engagement tardif et réticent de l’État pour réparer les préjudices liés au chlordécone. M. Janmari Flower, président de l’association Vivre Guadeloupe, a ainsi souligné le sentiment général que, depuis la fin des années 1960, l’État « traîne les pieds », « avance à reculons » sur les réparations.

Il a estimé, à l’unisson avec le Collectif pour dépolluer la Martinique, l’Association guadeloupéenne d’action contre le chlordécone (AGAC) et le Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides, que les moyens déployés dans le cadre du dernier plan Chlordécone IV étaient sans commune mesure avec les besoins, soulignant qu’il « manque un zéro » dans les montants engagés.

Lors de son audition, Me Harry Durimel a concédé que ce plan « marquait une reconnaissance et un réengagement de l’État », malgré son caractère très insuffisant. Votre rapporteur partage l’avis que le plan Chlordécone IV constitue un progrès par rapport aux programmes précédents, et qu’il marque un certain réinvestissement de l’État.

Ce sursaut s’est concrétisé par la nomination d’une coordinatrice interministérielle, Mme Edwige Duclay. Au cours de son audition, celle-ci a relevé que le budget initial du plan Chlordécone IV, fixé à 92 millions d’euros sur la période 2021-2027, correspondait à la somme des budgets des trois plans précédents, et que ce montant avait en outre été porté à 130 millions d’euros à la suite de nouvelles mesures annoncées par le Gouvernement en juin 2023.

Le plan Chlordécone IV (2021-2017)

Doté de 130 millions d’euros sur la période 2021‑2027, le plan Chlordécone IV comprend une série de mesures visant à mieux informer et protéger les populations et à réparer les préjudices subis. Sont en particulier financés :

– l’analyse de chlordécone dans le sang gratuite pour tous (chlordéconémie), dans le but de détecter et réduire les expositions excessives ;

– l’analyse des sols gratuite pour les agriculteurs et particuliers, assortie de conseils pour produire sans risque chlordécone ;

– une aide financière pour les pêcheurs, dont le dispositif a été simplifié et prolongé jusqu’en 2027 (compensation des cotisations dues à l’Urssaf, ce qui doit permettre de rendre ces pêcheurs éligibles à d’autres aides, notamment européennes) ;

– une aide aux éleveurs de bovins, sous la forme d’un outil d’aide à la décision (OAD) devant leur permettre d’apprécier plus finement la durée nécessaire à la décontamination des animaux « chlordéconés » ;

– divers travaux de recherche, avec une nouvelle enveloppe de 5,5 millions d’euros ouverte par l’Agence nationale de la recherche (ANR) ;

– la prise en charge dérogatoire des surcoûts du traitement de l’eau potable engendrés par la pollution au chlordécone dans sept stations.

b.   Le processus d’indemnisation des victimes par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides

À l’heure actuelle, le processus de réparation individuelle des préjudices sanitaires liés au chlordécone passe essentiellement par le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP). Créé par l’article 70 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 ([11]), ce fonds a vocation à assurer la réparation forfaitaire des dommages subis par l’ensemble des personnes dont la maladie est reconnue comme étant liée à une exposition professionnelle aux pesticides, dont le chlordécone.

Les auditions conduites par votre rapporteur le conduisent à considérer que le FIVP ne pourra néanmoins indemniser qu’à la marge les préjudices sanitaires liés au chlordécone, pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce dispositif n’est ouvert qu’aux victimes professionnelles des pesticides. Or, s’agissant du chlordécone, comme cela a été présenté en première partie, c’est l’ensemble de la population qui a été exposée par le canal de l’alimentation, et pas seulement les 13 000 ouvriers agricoles des bananeraies. Or, aucun dispositif ne permet actuellement aux Antillais ayant une maladie en lien avec une exposition environnementale d’accéder à une indemnisation. Pour ces derniers, il ne reste que la voie judiciaire, laquelle s’est avérée une impasse jusqu’à aujourd’hui.

Deuxièmement, pour les victimes professionnelles, le dispositif du FIVP reste aujourd’hui très largement inaccessible. Votre rapporteur a auditionné l’avocate martiniquaise Virginie Mousseau, qui s’est spécialisée dans l’accompagnement des victimes du chlordécone. Elle a témoigné avoir découvert fortuitement l’existence du FIVP, et s’être rendu compte du fait que la population martiniquaise n’avait absolument pas conscience de son droit à bénéficier de ce dispositif.

En outre, la complexité des dossiers à déposer auprès du FIVP pour obtenir réparation rend très improbable le fait que les victimes y parviennent d’elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle le Gouvernement a choisi de subventionner l’association Phyto-victimes, récemment implantée en Martinique puis en Guadeloupe, afin qu’elle accompagne les victimes dans l’élaboration et le dépôt de leur demande. Cet accompagnement est désormais pris en charge à 100 % par la puissance publique. Votre rapporteur salue cette avancée mais il s’interroge sur le choix exclusif de l’association Phyto-victimes pour cet accompagnement, qui a conduit à contourner des associations locales solidement implantées.

Si cette mobilisation a permis une montée en puissance des dossiers déposés et acceptés au cours de la dernière année, force est de constater que les chiffres sont encore très modestes. D’après les statistiques fournies par le Gouvernement, seuls 203 dossiers au total ont été reçus dans les Antilles, dont 122 pour la Martinique et 81 pour la Guadeloupe. 105 dossiers ont fait l’objet d’un accord, et une soixantaine environ ont d’ores et déjà abouti au versement d’une rente, dont deux dossiers qui concernent des enfants exposés en cours de grossesse. Votre rapporteur tient à souligner le caractère dérisoire de ce résultat, quand on considère que plus de 90 % des Martiniquais et des Guadeloupéens sont contaminés par le chlordécone ! Moins de 2 % d’entre eux sont éligibles au dispositif d’indemnisation du FIVP, et seuls 0,007 % ont été effectivement indemnisés !

Votre rapporteur estime enfin que le montant des indemnisations consenties apparaît souvent hors de proportion avec le préjudice subi. En effet, le principe d’une indemnisation intégrale des préjudices, sur le modèle de l’amiante, n’a pas été retenu pour le FIVP, qui procède à des indemnisations forfaitaires. En outre, comme l’a souligné lors de son audition M. Antoine Lambert, président de Phyto-victimes, le barème pour l’indemnisation des préjudices est divisé par deux lorsque le taux d’incapacité reconnu est inférieur à 50 %, ce qui est le cas pour le cancer de la prostate.

III.   Vers une reconnaissance par le législateur de la responsabilité de l’état

A.   Ancrer dans la loi la reconnaissance d’une responsabilité qui n’est pas contestée...

Les constats formulés par votre rapporteur dans les deux premières parties, assis sur des rapports officiels et des données scientifiques non contestées, permettent de conclure que la responsabilité de l’État ne fait pas de doute, s’agissant des graves préjudices écologiques, économiques et sanitaires subis par les populations et les territoires de Guadeloupe et de Martinique.

Votre rapporteur apprécie la volonté de réengagement manifestée par le Gouvernement à travers le plan Chlordécone IV et par la mobilisation de l’association Phyto-victimes pour faciliter les démarches d’indemnisation dans les Antilles.

Il estime cependant que cet engagement reste tributaire d’une volonté politique qui peut varier au cours du temps, alors que le processus de réparation suppose une volonté constante de l’État, sur le long terme, pour réparer des dommages qui seront durables.

C’est la raison pour laquelle votre rapporteur appelle, à travers cette proposition de loi, à inscrire dans la loi le principe de la reconnaissance de la responsabilité de l’État dans les préjudices liés au chlordécone, ainsi que les objectifs de dépollution et d’indemnisation des victimes et des territoires. C’est l’objet de l’article 1er.

Cette reconnaissance revêtira en outre une valeur hautement symbolique alors qu’il semble indispensable, pour remédier à la crise de confiance qui s’est installée, d’envoyer un message positif aux populations de Guadeloupe et de Martinique.

Cela rejoint l’avis formulé par le docteur Josiane Jos-Pelage lors de son audition : « Si l’État pouvait s’excuser auprès des populations, ce serait une avancée importante. Le Président de la République a parlé d’un aveuglement collectif, il aurait pu dire : « on s’est trompé, on s’excuse ». On a l’impression que l’État nous donne des miettes et puis tant pis pour nous. Il faudrait que l’État parle en vérité à la population. »


B.   ... pour entrer dans un véritable processus de réparation

À l’évidence, cette reconnaissance législative devra être suivie d’actes concrets. Votre rapporteur la conçoit comme la première pierre d’un édifice – législatif, réglementaire, budgétaire – qui a vocation à être étoffé dans le cadre d’un dialogue entre le Parlement, le Gouvernement et les territoires. Comme l’a souligné M. Luc Multigner lors de son audition, « le ressentiment de la population ne se résoudra pas tant que la question de la réparation n’aura pas une réponse claire et nette ».

Sans chercher à être exhaustif, votre rapporteur estime que plusieurs questions devront notamment être traitées pour aller au bout de ce processus de réparation :

 la réparation intégrale de l’ensemble des préjudices sanitaires, sur le modèle de ce qui est prévu dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). En effet, le FIVP n’indemnise actuellement que sur une base forfaitaire, alors que le principe de réparation intégrale impose de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu, en tenant compte de sa situation individuelle. Il s’agit ainsi d’un principe de réparation bien plus ambitieux et protecteur. Votre rapporteur souligne que le rapport d’inspection ([12]) qui avait préfiguré le FIVP avait tablé sur la mise en place d’une réparation intégrale, considérée comme la norme pour les fonds de ce type ;

 la prise en charge des nombreux enfants atteints de problèmes neurocomportementaux et neuropsychiques aux Antilles, dont le docteur Luc Multigner a, lors de son audition, souligné le caractère clairement indigent. Votre rapporteur ne peut qu’abonder dans ce sens ;

 la dépollution, qui devra donner lieu à une recherche effectivement financée au juste niveau et mobilisée autour de cet objectif.

Votre rapporteur pense que ces questions pourraient être traitées plus efficacement, de manière apaisée, si une autorité administrative indépendante était créée pour assurer la mise en œuvre des objectifs du plan chlordécone ainsi que l’indemnisation des populations et des territoires. Cela rejoint le dispositif de la proposition de loi n° 1576, qui avait été déposée à l’initiative de votre rapporteur en juillet 2023.

Dans le cadre de la présente proposition de loi, le choix a été fait de recentrer le dispositif sur la reconnaissance symbolique de la responsabilité de l’État. Mais votre rapporteur estime que ce mouvement devra être prolongé par de nouvelles initiatives.

 


  1  —

   Commentaire des articles

Adopté par la commission avec modifications

Le présent article reconnaît la responsabilité de l’État dans les préjudices sanitaires, écologiques et économiques subis par la Guadeloupe et la Martinique. Il affirme également les objectifs de dépollution des terres et des eaux contaminées ainsi que d’indemnisation des victimes et des territoires.

  1.   La situation actuelle : une reconnaissance ambiguë, des objectifs tributaires d’une volonté politique fluctuante

Votre rapporteur a exposé, dans son avant-propos, les formes qu’a prises la reconnaissance de la responsabilité – incontestable et écrasante – de l’État dans le scandale écologique, économique et sanitaire du chlordécone. Si cette responsabilité n’est pas réellement contestée, elle peut parfois sembler minimisée ou relativisée, en tous cas insuffisamment assumée.

En outre, cette reconnaissance de responsabilité devrait avoir pour conséquence logique un engagement à réparer les préjudices subis et à dépolluer les territoires contaminés. Or, votre rapporteur a observé qu’à travers les différents plans Chlordécone et le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP), cet engagement demeure encore bien trop faible, parcellaire et soumis aux fluctuations de la vie politique.

  1.   Le droit proposé

L’article 1er inscrit dans la loi la reconnaissance de la responsabilité de l’État pour les préjudices sanitaires, écologiques et économiques subis par les territoires et les populations de Guadeloupe et de Martinique du fait de l’utilisation du chlordécone. Par cette reconnaissance, le dispositif englobe l’ensemble de ceux ayant souffert du chlordécone et pas seulement les victimes sanitaires. Les territoires de Guadeloupe et de Martinique sont considérés comme victimes, ce qui permettra d’envisager une réparation aussi à l’échelle de ces collectivités.

Par ailleurs, l’article 1er énonce deux objectifs qui découlent de cette reconnaissance de responsabilité :

– la dépollution des terres et des eaux contaminées ;

– l’indemnisation des victimes et des territoires.

En outre, le deuxième alinéa érige en priorité nationale la recherche scientifique sur les effets sanitaires et environnementaux de la contamination au chlordécone. En effet, l’effort de recherche devra être accentué pour déterminer ce qui, dans les pathologies développées par les Antillais, est imputable au chlordécone, et pour évaluer l’impact de cette contamination sur la biodiversité animale et végétale de ces territoires. Cet effort est indispensable pour bien évaluer et réparer les préjudices.

  1.   Les travaux de la commission

La commission a adopté un amendement de Mme Sandrine Rousseau et des membres du groupe Écologiste - NUPES, sous-amendé par votre rapporteur, dans le but de préciser que l’objectif de dépollution et la priorité donnée à la recherche scientifique ont vocation à porter non seulement sur la molécule de chlordécone, mais aussi sur ses produits de transformation.

En effet, alors que les travaux de recherche existant dans les années 2000 évoquaient une absence de dégradation de la molécule de chlordécone dans les sols, des travaux plus récents, notamment dans le cadre du programme Biodechlord auquel contribue M. Hervé Macarie, chercheur à l’IRD et auditionné par votre rapporteur, montrent au contraire une dégradation de cette molécule sous l’influence de plusieurs bactéries, aboutissant à l’apparition de métabolites. Dans la mesure où l’on trouve du chlordécone dans tous les compartiments de l’environnement en Guadeloupe et en Martinique, il est ainsi important, dans une perspective de long terme, de ne pas être aveugle sur la question des produits de transformation.

*

*     *

Adopté par la commission sans modification

L’article 2 assure la conformité de la présente proposition de loi à l’article 40 de la Constitution au moyen d’un gage portant création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs.

La proposition de loi est de nature à accroître une charge publique dans la mesure où l’article 1er pose solennellement les objectifs de dépollution des territoires de Guadeloupe et de Martinique et d’indemnisation des victimes et des territoires, en réaffirmant la responsabilité de l’État dans cette perspective.

En conséquence, et pour permettre le dépôt du texte, l’article 2 gage la charge susmentionnée par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs prévus au chapitre IV du titre Ier du livre III du code des impositions sur les biens et services.

 


  1  —

   TRAVAUX DE LA COMMISSION

Lors de sa première réunion du mercredi 14 février 2024 ([13]), la commission examine la proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l’État et à indemniser les victimes du chlordécone (n° 2061) (M. Elie Califer, rapporteur).

M. Elie Califer, rapporteur. 92 % des Martiniquais et 95 % pour cent des Guadeloupéens sont contaminés ; les enfants, qui sont l’avenir de notre pays, sont contaminés – et ce pour plusieurs générations. Le chlordécone est une véritable bombe sanitaire dans nos territoires : on n’en connaît pas encore toutes les conséquences. Ses liens avec plusieurs maladies et troubles qui prévalent chez nous ont déjà été établis. Si de nombreux champs restent à explorer, la recherche scientifique a d’ores et déjà mis en évidence le lien entre certains troubles du développement et l’exposition au chlordécone, qui est un perturbateur endocrinien. L’exposition à ce produit augmente le risque de survenue de plusieurs maladies : elle est significativement corrélée à une hausse du risque de déclarer un cancer de la prostate ou de le voir récidiver après avoir été traité chirurgicalement, comme le déclarent plusieurs chirurgiens, dont le professeur Blanchet.

Une étude de cohorte menée en Guadeloupe a par ailleurs mis en évidence un lien entre l’exposition des femmes enceintes à ce produit et la survenue de problèmes de santé chez les enfants ou encore l’accroissement du risque de prématurité. L’exposition postnatale des enfants s’avère quant à elle liée à des troubles du néodéveloppement, voire du développement staturo-pondéral : l’obésité infantile pourrait ainsi compter parmi les conséquences d’un contact précoce avec le chlordécone. Nos auditions nous ont confirmé que l’exposition à ce produit pouvait provoquer de nombreuses maladies hormono-induites.

Pour décrire cette situation, l’ONU parle de « territoires sacrifiés ». La Martinique et la Guadeloupe sont des terres sacrifiées. Classé dès 1979 comme cancérigène possible par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le chlordécone fut utilisé jusqu’en 1993 pour combattre le charançon dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe. Pire encore, cette utilisation était autorisée. Dès les années 1970, les données toxicologiques avaient pourtant convaincu les autorités de nombreux pays – les États-Unis, la Suède, la République démocratique allemande, la République fédérale d’Allemagne, ou encore l’Espagne – d’en interdire l’usage ou la production. Les préjudices provoqués sur le site de production de Hopewell aux États-Unis avaient donné lieu à un processus d’indemnisation et de réparations.

L’État savait : sa responsabilité n’est plus à établir, elle est manifeste, incontestable. Comme l’ont montré les travaux de la commission d’enquête parlementaire de 2019, réunie à l’initiative du groupe Socialistes et apparentés et présidée par Serge Letchimy, la toxicité du chlordécone était connue et son utilisation prolongée résulte de décisions, très souvent dérogatoires, prises par l’État, auquel il revenait, aux termes de la loi du 2 novembre 1943 relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole, d’autoriser ou non son usage et la mise sur le marché des produits à usage agricole. La loi du 22 décembre 1972 relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole faisait quant à elle obligation à l’État, avant d’homologuer un produit phytosanitaire, d’en vérifier l’efficacité et l’innocuité à l’égard de la santé publique, des utilisateurs, des cultures et des animaux, puis d’en prescrire et d’en surveiller les conditions d’emploi.

Le scandale du chlordécone – car c’en est un – résulte de ces décisions de l’État, qui ont permis qu’un pesticide hautement toxique soit utilisé sans précautions particulières pendant deux décennies. Il résulte également du retard considérable avec lequel l’État a pris la mesure de la situation et reconnu l’immense préjudice environnemental, économique et sanitaire dont les territoires et les populations de Martinique et de Guadeloupe sont victimes. Ce n’est qu’en 1990 que le chlordécone sera interdit en France – mieux : une dérogation l’autorisera encore aux Antilles jusqu’en 1993 !

Il est temps que la représentation nationale reconnaisse la responsabilité de l’État dans le scandale du chlordécone. Toute autre décision enverrait un très mauvais signal à nos territoires déjà ravagés par tant de maux et si vulnérables.

La mobilisation des associations de défense, des collectifs et surtout les alertes lancées par les scientifiques ont conduit le Gouvernement à élaborer des plans Chlordécone. Mais ceux-ci sont largement insuffisants. Ils sont en outre fragiles, car ils dépendent et dépendront de la volonté politique des gouvernements. Le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) souligne leur indigence eu égard à l’ampleur des problèmes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le plan Chlordécone IV bénéficie d’un budget de 130 millions d’euros pour la période 2021-2027, alors même que le seul coût de la dépollution pour les 20 000 hectares de terres arables est évalué à 3,2 milliards. Sur les 700 250 Martiniquais et Guadeloupéens contaminés, seuls 1,78 % sont en droit d’être indemnisés par l’administration du fait de leur statut de victimes professionnelles et seuls 0,007 % l’ont effectivement été à ce jour.

Selon certains scientifiques, de nombreuses générations souffriront des graves effets du chlordécone à cause de la rémanence de ce produit, du caractère reprotoxique de la molécule et des modifications épigénétiques qu’elle est susceptible d’entraîner – les enfants y seraient particulièrement sensibles, ce qui est déjà un drame. À l’heure où je vous parle, l’eau, les nappes aquifères, les rivières, les terres sont chlordéconées. Nous sommes encore bien éloignés de l’objectif zéro chlordécone.

Le regard des Martiniquais et des Guadeloupéens est rivé sur notre commission. Sur un tel sujet, il nous faut dépasser les considérations partisanes, car cette proposition de loi ne vise pas à incriminer telle ou telle majorité, telle ou telle opposition. Il s’agit d’inscrire dans la loi la reconnaissance de la responsabilité de l’État et de poser la première pierre d’un édifice législatif qui a vocation à être étoffé dans le cadre d’un dialogue entre le parlement, le gouvernement et les territoires. Comme l’indiquait le professeur Multigner, le ressentiment de la population ne saurait s’éteindre avant que la question des réparations n’ait reçu une réponse claire et nette. Le 27 septembre 2018, en Martinique, le Président de la République déclarait lui-même que ce scandale était « le fruit d’un aveuglement collectif ». C’est pour cela, pour ce que représente ce texte, que je vous demande de le voter.

Mme Michèle Peyron, présidente. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq (RE). Je veux remercier notre collègue Elie Califer pour son initiative et dire très clairement que nous devons continuer de tout mettre en œuvre pour réparer, c’est-à-dire indemniser les victimes et dépolluer, mais aussi prévenir les risques futurs.

Ce n’est cependant pas l’objet de cette proposition de loi, qui vise à établir la responsabilité de la République dans la pollution au chlordécone dans les Antilles. Or une telle responsabilité ne peut se décréter par la loi, elle s’établit par décision de justice. Mais nous ne sommes pas des juges. La parole officielle de l’État est donc la garantie la plus solide de la reconnaissance de sa responsabilité. À ce titre, les Antilles ont été entendues et reconnues par la République. Son premier représentant, le président Emanuel Macron, a fait en 2018, durant la première année de son premier quinquennat, ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait fait jusqu’alors : reconnaître officiellement la part de responsabilité de l’État.

Les actes sont maintenant l’essentiel. C’est pourquoi l’État met en œuvre la stratégie chlordécone, investit dans la recherche et accompagne les populations. Le fonds d’indemnisation des victimes de pesticide (FIVP) a ainsi permis d’indemniser les travailleurs exposés à la chlordécone et leurs enfants. Faut-il aller plus loin ? Oui ! Comment ? En continuant d’agir concrètement. C’est pourquoi le groupe Renaissance déposera un amendement visant à dépasser le caractère symbolique de cette proposition de loi, à garantir le soutien aux populations antillaises face aux dégâts de la chlordécone et à l’amplifier.

Mme Katiana Levavasseur (RN). L’Assemblée nationale se saisit enfin de ce sujet ! Dès le début de sa production, le chlordécone a semé la désolation sur son passage. En 1976, les travailleurs américains chargés de sa fabrication ont rapidement manifesté des symptômes si alarmants que les autorités décidèrent de renoncer à son utilisation pour raisons sanitaires. La France a pourtant ignoré ces avertissements et permis l’usage de ce produit dans les Antilles françaises jusqu’en 1993. Cette négligence a entraîné des conséquences dévastatrices : des milliers d’hectares de sol sont contaminés ; les rivières, les mers, les poissons empoisonnés, les élevages ruinés, et avec eux toute une économie locale. Les répercussions sur la santé des habitants sont dramatiques : le taux de cancers de la prostate est trois fois supérieur chez les personnes exposées. Des générations entières ont été frappées et les suivantes le seront pendant des décennies encore, pour les plus optimistes, voire, pour ceux qui le sont moins, pendant des siècles.

La population locale attend la reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État et la mise en œuvre d’une véritable politique de réparation pour les nombreuses victimes. Si le Président de la République avait ouvert la voie à une reconnaissance partielle en 2018, ses déclarations de 2019 ont semé le doute. Sur ce sujet comme sur bien d’autres, le Gouvernement n’assure qu’un service minimum, qui n’est pas à la hauteur des préoccupations urgentes de nos compatriotes ultramarins. Les autorités françaises ne peuvent plus ignorer l’évidence : le chlordécone est un scandale. Il nous faut agir pour dépolluer les sols et indemniser les populations touchées par ce pesticide tout en reconnaissant la responsabilité de l’État dans le préjudice qu’elles ont subi. L’abandon de nos outre-mer a assez duré. C’est pourquoi nous voterons cette proposition de loi.

Mme Danielle Simonnet (LFI - NUPES). Notre République a failli. Elle doit reconnaître ses responsabilités dans les préjudices subis par les territoires de Guadeloupe et de Martinique du fait du maintien sur le marché des produits à base de chlordécone. Ne laissons pas la minorité présidentielle vider cette proposition de loi de son contenu. Dès 1976, la justice américaine reconnaissait les dangers du chlordécone, qui est alors interdit. En 1979, l’OMS qualifie le chlordécone de cancérigène possible. C’est à son principe fondamental d’unité et d’indivisibilité que notre République a manqué quand, en 1990, elle a interdit l’utilisation de ces produits en métropole tout en l’autorisant par voie dérogatoire sur les territoires de Guadeloupe et de Martinique, contribuant ainsi à créer deux régimes de droit différents. Notre République n’a donc pas seulement failli à protéger ses citoyennes et ses citoyens des effets de ce pesticide toxique : elle les a différenciés selon qu’ils habitaient en métropole ou aux Antilles.

Le constat est sans appel : la quasi-totalité des Antillais, 92 % en Martinique et 95 % en Guadeloupe, ont été contaminés. Pendant des décennies, ce produit toxique a pénétré les nappes phréatiques, les rivières, les mers, les poissons, les cheptels, les fruits et les légumes. Cette contamination affecte le biotope et la santé des individus : elle accroît le risque de cancer de la prostate, d’accouchement prématuré, perturbe le système hormonal et le développement de l’enfant.

Notre République a failli, les victimes doivent obtenir réparation. L’indemnisation existante, soumise à des critères complexes et restrictifs ne concerne que les travailleurs. Chaque individu ayant été exposé doit pouvoir obtenir réparation.

Reconnaître la responsabilité de notre République et permettre l’indemnisation des victimes constitue un premier pas. Je remercie le groupe Socialistes pour cette initiative. Nous pensons cependant qu’il faut aller plus loin. Nous souhaitons engager un plan d’urgence pour la dépollution et la décontamination rapides des régions durablement polluées, priorité étant donnée aux Antilles. Il faut aussi créer une autorité administrative indépendante chargée d’indemniser les victimes et une commission de suivi des politiques publiques de lutte contre les effets du chlordécone.

M. Yannick Neuder (LR). Très toxique, le chlordécone a été massivement utilisé entre 1972 et 1993 dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique afin de lutter contre les charançons. En conséquence, la quasi-totalité des Guadeloupéens et des Martiniquais ont été contaminés par ce pesticide, qui reste très présent dans les sols et certains captages d’eau. On soupçonne la contamination d’être un facteur de risque pour la santé, comme le suggère sa corrélation avec l’augmentation du nombre de cancers de la prostate.

C’est pourquoi les populations antillaises, qui vivent une situation unique au monde, demandent depuis des années d’être reconnues et indemnisées pour le préjudice sanitaire et environnemental qu’elles ont subi. L’économie de la Guadeloupe et celle de la Martinique ont, elles aussi, été touchées puisqu’il est désormais impossible de vendre sur les marchés des produits agricoles issus des zones contaminées. La prise de conscience de ce problème a conduit l’État à élaborer une série de plans Chlordécone. Mais les actions engagées ont été tardives et ne sont pas adaptées : l’ampleur des contaminations rend une stratégie de long terme nécessaire.

Il faut apporter des réponses à toutes les victimes du chlordécone et tirer les leçons de ce drame afin qu’il ne se reproduise jamais. C’est pourquoi, si cette proposition de loi s’apparente à un dispositif exclusivement déclaratif, notre groupe salue la démarche et soutient l’objectif d’un texte que nous discuterons avec vigilance.

Mme Maud Petit (Dem). La question du chlordécone suscite émotions, incompréhension et colère chez nos compatriotes antillais. En effet ce pesticide aura été épandu sur les bananeraies de deux départements français d’outre-mer, la Martinique et la Guadeloupe, pendant plus de vingt années, dont trois après qu’il eut été interdit en raison de sa dangerosité. Du fait de sa rémanence, ce produit a continué de contaminer sols, eaux, flore, faune, et malheureusement aussi la population, à travers la chaîne alimentaire.

Associations et élus se battent depuis des années pour faire reconnaître ce scandale, aux multiples conséquences – sur la santé, l’environnement, l’agriculture et l’économie – et pour que les victimes obtiennent réparation et se voient prises en charge. La proposition de loi de M. le rapporteur Califer participe de cette mobilisation.

Ces demandes ont été entendues. En 2018, le Président de la République, Emmanuel Macron, a reconnu solennellement la part de responsabilité de l’État touchant l’usage du chlordécone aux Antilles et invité à avancer sur le chemin de la réparation et des projets. L’État a pris ses responsabilités. Les plans Chlordécone successifs, l’abondement d’un fonds d’indemnisation pour les victimes reconnues, le lancement de l’étude « Kannari 2 : exposition de la population antillaise au chlordécone et à d’autres polluants », la gratuité des prises de sang, la reconnaissance des cancers de la prostate comme maladies professionnelles, la compensation des dommages économiques, le financement de la recherche constituent autant de mesures concrètes ; s’y ajoutera, très prochainement je l’espère, la création d’une structure dotée de moyens permettant d’absorber le chlordécone encore présents dans les eaux et les sols antillais.

Notre groupe ne soutiendra donc pas cette proposition de loi, que nous estimons déclaratoire et essentiellement symbolique. Elle nous aura cependant permis de faire état des problèmes liés à l’utilisation de pesticides reconnus comme dangereux. Espérons que cela pourra servir de leçon pour la France entière.

M. Arthur Delaporte (SOC). Le chlordécone est le symptôme de « l’habiter colonial ». Cette relation particulière à la terre que décrit le philosophe et ingénieur martiniquais Malcolm Ferdinand a enfermé les Antillais à l’intérieur d’un système de monoculture d’exportation et transformé leur monde en plantation, de sorte que tous, même ceux qui n’y travaillaient pas, ont été contaminés par le chlordécone.

Cette proposition de loi nous offre l’occasion de réparer, d’admettre des responsabilités, d’ouvrir la voie à la dépollution et à l’indemnisation, bref, de redonner aux populations des Antilles un sentiment de justice, effrité depuis si longtemps. Je salue l’opiniâtreté de notre collègue socialiste Serge Letchimy, qui aura fait adopté à l’unanimité les conclusions d’une commission d’enquête historique et permis que nous ayons ce débat.

Je veux rappeler l’histoire de ce scandale, qui détruit des vies et qui détruit l’environnement, celle du mouvement ouvrier qu’il a suscité, celle des grèves de 1974, dont la répression aura fait plusieurs blessés et deux morts.

L’égalité des droits ne peut pas être simplement théorique ; nous devons légiférer pour la mettre en pratique. Cette proposition de loi est donc importante, nous la devons à nos compatriotes. C’est pourquoi la réécriture suggérée par le groupe Renaissance m’inquiète, menaçant la construction juridique que ce texte tend à édifier. Réduire la portée de ce texte risque de nous empêcher de parler clair à nos compatriotes de Guadeloupe et de Martinique, d’autant plus que l’action de l’État contre ce fléau est insuffisante.

Le documentaire de Florence Lazar nous rappelle l’horreur de cet empoisonnement de masse. Son titre, Tu crois que la terre est chose morte, est extrait d’une pièce de Césaire ; la réplique continue ainsi : « C’est tellement plus commode ! Morte, alors on la piétine... »

Chers collègues, montrons-nous à la hauteur des enjeux.

M. Paul Christophe (HOR). Le sujet que nous évoquons me tient particulièrement à cœur et je tiens à remercier le rapporteur de son engagement constant sur ce dossier. Coauteur d’un rapport sur le FIVP lors du Printemps social de l’évaluation 2023, j’ai conscience de notre retard sur cette question. Dispositif créé en 2020, le FIVP vise à faciliter la reconnaissance des pathologies liées à une exposition professionnelle à des pesticides faisant ou ayant fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché. Il a notamment permis d’étendre le périmètre des personnes couvertes, de centraliser les demandes et d’en homogénéiser l’instruction, ou encore d’améliorer le niveau de réparation des non-salariés agricoles. Malgré des débuts difficiles, ce fonds est de mieux en mieux connu. On observe une augmentation très nette du nombre de victimes obtenant une indemnisation : ce nombre a été multiplié par trois en trois ans, soit un peu plus de 1 000 dossiers en 2023. Le montant total des indemnisations a quant à lui été multiplié par six en un an, pour atteindre 6,7 millions d’euros en 2022. Ce dispositif reste trop peu connu aux Antilles, malgré les mesures du plan Chlordécone IV, qui visent à le faire connaître.

Rappelons que le scandale du chlordécone résulte d’un choix collectif, associant élus, État, acteurs économiques, confrontés aux menaces qui pesaient sur une partie des exploitations et des emplois aux Antilles. Il convient d’apprécier l’ensemble des responsabilités engagées et non seulement celles relevant de l’État.

Notre groupe partage l’idée que nous pouvons encore faire beaucoup. Nous espérons que l’examen de cette proposition de loi permettra de trouver une formulation sûre du point de vue juridique, de compléter les travaux menés depuis 2020 sur ces enjeux en reconnaissant l’ampleur des dommages causés en Martinique et en Guadeloupe et d’inscrire dans la loi les ambitions de la stratégie chlordécone.

Mme Sandrine Rousseau (Ecolo - NUPES). 90 % de nos compatriotes martiniquais et guadeloupéens vivent avec du chlordécone dans le sang. Ce poison provoque des cancers et fait de la Martinique et de la Guadeloupe les territoires les plus touchés du monde par le cancer de la prostate ; il augmente les risques de naissance prématurée et la survenue de myélomes multiples ; il accélère l’évolution de l’endométriose vers ses stades les plus graves. Ce poison contaminera encore plusieurs siècles les sols, les fleuves, la mer, les plantes, les animaux, les aliments et les habitants de Guadeloupe et de Martinique.

Ce scandale sanitaire, écologique et social est aussi un scandale d’État. En effet, nous ne serions pas dans cette situation dramatique sans la complicité active de l’État. Pendant trente ans, malgré les rapports des scientifiques et les mises en garde de l’OMS, l’État a autorisé l’utilisation du chlordécone. Il a accordé des dérogations en Guadeloupe et en Martinique alors même que le chlordécone était interdit sur le sol hexagonal. L’État a également failli, pendant de nombreuses années, en matière de prévention et de gestion de cette pollution à grande échelle. Les négligences sont encore nombreuses. Malgré tout cela, sa responsabilité n’a jamais été reconnue par la justice. La proposition de loi de notre collègue Elie Califer permet d’avancer vers la reconnaissance de la responsabilité de l’État et de sortir d’une situation insoutenable, qui voit la vérité piétinée, les coupables absous, les victimes méprisées. Elle ouvre la voie à des politiques d’indemnisation et de réparation.

Notre groupe soutient ce texte et présentera plusieurs amendements visant à le préciser sans en altérer l’équilibre. J’appelle l’ensemble des groupes à le voter, car il est très attendu par nos concitoyens en Guadeloupe et en Martinique.

M. Yannick Monnet (GDR - NUPES). Les députés de notre groupe accueillent avec grand plaisir cette proposition de loi. Notre collègue Marcellin Nadeau a d’ailleurs organisé, le 27 novembre dernier, au cours d’une semaine de contrôle, un débat sur le thème : « Le chlordécone en Martinique et en Guadeloupe, l’action de l’État face aux nécessaires réparations ». Dans le cadre du prochain Printemps de l’évaluation, Nicolas Sansu, rapporteur spécial du programme 162, Interventions territoriales de l’État, qui comporte notamment des actions budgétaires visant à lutter contre la prolifération des sargasses et à réduire l’exposition des populations à la chlordécone dans les Antilles, proposera un travail fourni sur ce thème. Marcellin Nadeau a également déposé une proposition de loi visant à la reconnaissance, l’étude et l’indemnisation des victimes de la chlordécone et à la création d’un établissement public indépendant chargé de cette mission. Notre groupe lui donnera une traduction législative lors de sa niche parlementaire. Notre proposition de loi n’entre ni en contradiction, ni en concurrence avec celle de notre collègue Califer, qui vise à ce que l’État reconnaisse sa responsabilité dans le scandale du chlordécone et s’engage à indemniser les victimes.

Il est temps de lancer un véritable plan de reconnaissance et d’indemnisation. Figurez-vous qu’en 1998, les importations de chlordécone en Martinique représentaient 7 kilogrammes par habitant et 120 par hectare cultivé. C’est délirant ! Comment s’étonner que le nombre de cancers ait explosé, bien au-delà des chiffres de l’Hexagone ?

Une réparation est donc urgente. L’établissement d’une cartographie complète des zones contaminées ne l’est pas moins, car des dégâts sanitaires s’y produisent encore. Il faut appréhender les conséquences dans leur totalité, que les victimes soient directes ou indirectes, sans négliger un seul des éléments contaminés. La contamination de l’eau, par exemple, a des répercussions sur la pêche aux écrevisses.

Bien que le scandale date de plus de cinquante ans, l’utilisation massive de chlordécone a perduré pendant au moins deux décennies et l’affaire n’est pas derrière nous. Les décisions prises par le Gouvernement font l’impasse sur deux conditions majeures. La première consisterait à créer une autorité indépendante – cela avait été fait à propos de l’amiante – qui n’aurait pas la tentation d’accepter sans réagir le rapport de force qui a longtemps prévalu ; la seconde, à reconnaître le rapport néocolonial de domination au principe d’un choix qu’inspirait  tous les chercheurs sérieux le montrent – la défense des grandes plantations : non pas les intérêts des bananes de la République, mais l’intérêt des békés en république bananière !

Un million d’Antillais ont été contaminés. Ce scandale doit être réparé. La proposition de loi de notre collègue Elie Califer pose la première pierre d’un édifice que notre groupe continuera d’ériger.

M. Paul-André Colombani (LIOT). Le groupe Libertés, Indépendants, Outre‑mer et Territoires compte de nombreux députés ultramarins. Avec eux et pour eux, il soutient pleinement ce texte important. Il s’agit en effet de reconnaître le scandale du chlordécone, dont l’État a validé l’utilisation aux Antilles pendant plusieurs années après l’avoir interdit dans l’Hexagone, alors même qu’il connaissait sa toxicité et son caractère cancérigène.

Le Président de la République a d’ailleurs reconnu en 2018 qu’il s’agissait d’un scandale environnemental, que l’État devait assumer sa part de responsabilité et avancer sur le chemin de la réparation. Cela suppose d’indemniser correctement toutes les victimes, donc d’évaluer le préjudice. Sur le plan sanitaire, Santé publique France et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ont publié en 2018 une synthèse de plusieurs études montrant que la quasi-totalité des Antillais sont contaminés. La pollution à la chlordécone affecte les populations ; les Antilles françaises connaissent notamment le plus haut taux d’incidence annuel de cancers de la prostate. Sur les plans environnemental et économique, un cinquième des sols de la Guadeloupe et deux cinquièmes de ceux de la Martinique sont pollués, soit un total de 20 000 hectares. Les zones de pêche, les fruits et légumes et les cheptels sont contaminés. Les dommages sont irréversibles et les conséquences lourdes.

Notre groupe appelle à aller plus loin que l’indemnisation, en instaurant un dépistage systématique du cancer de la prostate dès 45 ans, en assurant la transparence des données pour améliorer la communication et en accélérant la formation des professionnels de santé.

Mme Michèle Peyron, présidente. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Monique Iborra (RE). Nous comprenons parfaitement votre démarche et partageons votre volonté de reconnaître les préjudices, d’aller plus loin ; cependant vous ne faites pas preuve ici de l’objectivité à laquelle vous nous avez accoutumés. Vous affirmez que vous ne désignez aucun gouvernement en particulier, mais certains sont plus responsables que d’autres, en particulier celui qui a précédé l’élection de notre majorité, comme un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales l’a clairement établi. Notre Gouvernement veut aller plus loin ; il a déjà engagé des démarches et financé plusieurs actions. Vous pouvez les juger insuffisantes, mais elles sont réelles et inédites.

M. François Ruffin (LFI - NUPES). Les Antillais sont-ils des sous-citoyens ? Voilà la question que pose le chlordécone, ce pesticide longtemps répandu dans la culture de la banane. Ce pesticide commence à être utilisé en 1972 et quasiment dès le départ, on sait. On sait qu’il pollue les sols et les eaux, qu’il est cancérigène. Dès 1976, la justice américaine condamne les industriels producteurs et protège les travailleurs : elle interdit le produit. En France, l’affaire traînera vingt ans de plus. Pourquoi ? Parce que l’intérêt des planteurs est passé avant celui des travailleurs, l’économie avant la vie. C’est arrivé aussi parce que c’était dans les îles – dans l’inconscient, d’anciennes colonies. Elles sont loin, leurs habitants peuvent être considérés comme des sous-citoyens. Du coup, les dégâts sont immenses. Plus de 90 % des populations sont contaminées ; d’après l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, le produit pourrait mettre cinq siècles à disparaître ; il provoque des cancers de la prostate.

La République a failli, sa justice a failli : en 2006, des associations guadeloupéennes et martiniquaises ont déposé une plainte, mais en quatorze ans la justice n’a rien fait, ou pas grand-chose, jusqu’à ce que le délai de prescription soit épuisé et la procédure éteinte.

Même s’il est tard, nous devons reconnaître que les Antillaises et les Antillais sont des citoyens ; la République française doit reconnaître sa responsabilité dans les préjudices sanitaires, écologique et économique subis et s’assigner les objectifs de dépolluer les terres et les eaux, ainsi que d’indemniser les victimes.

Il s’agit d’acter que les Antillais ne sont pas des sous-citoyens.

M. Jérôme Guedj (SOC). Lorsque la question du décalage temporel a été abordée, mes chers collègues, certains d’entre vous ont murmuré. C’est vrai, la protection sanitaire a été accordée à deux vitesses, parce qu’il s’agissait d’un problème ultramarin.

Le libellé de l’article 1er est essentiel. En écrivant « La République française reconnaît sa responsabilité dans les préjudices », nous sommes lucides sur la responsabilité et sur ses conséquences sanitaires.

Manifestement, la dénonciation des méfaits du chlordécone fait consensus. Votre amendement AS25, Mme Parmentier-Lecocq, tend à dévitaliser le texte, pas seulement à amoindrir sa portée symbolique. Au regard de notre proposition d’écrire que la République française reconnaît sa responsabilité, votre rédaction revient à faire trois pas en arrière. En légistique, les mots ont leur importance : écrire « La République française reconnaît l’ampleur des dommages sanitaires », c’est enfoncer une porte ouverte. Les scientifiques, les politiques et, surtout, les Antillais eux-mêmes en connaissent l’ampleur. En revanche, ils attendent que la République reconnaisse ses responsabilités pour en tirer les conséquences : la dépollution des terres et des eaux contaminées et l’indemnisation des victimes.

Je nous invite à mesurer combien il serait désastreux d’aboutir à un texte croupion.

Mme Valérie Rabault (SOC). Mme Parmentier-Lecocq a affirmé que l’Assemblée nationale ne pouvait pas reconnaître la responsabilité de l’État. C’est faux. En 2014, Mme Ericka Bareigts a défendu une proposition de loi visant à reconnaître la responsabilité de l’État dans le transfert de 1 600 enfants réunionnais vers la métropole entre 1963 et 1982. L’Assemblée nationale l’a votée. Ainsi, elle peut adopter un texte reconnaissant la responsabilité de l’État. Évidemment, il est impossible de dédommager un tel préjudice, mais la reconnaissance de la responsabilité permet d’engager des recours. C’est primordial. Ce qui a été accompli pour les enfants réunionnais peut l’être pour les Martiniquais et les Guadeloupéens.

M. le rapporteur. Je vous parle au nom de Français, et non de ressortissants étrangers. Il ne s’agit pas de coopération. Dans leur territoire, ces Français défendent les valeurs de la République, avec générosité et avec honneur.

Madame Parmentier-Lecocq, je connais l’intérêt sensible que vous inspire ce scandale. Nous, représentants du peuple, pouvons tout à fait légiférer pour reconnaître la responsabilité de l’État. Dans quelques jours, nous examinerons une proposition de loi, adoptée par le Sénat, portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1945 et 1982. Elle prévoit que la République française reconnaît sa responsabilité. Encore une fois, je demande qu’on regarde les habitants de ces territoires comme des Français.

L’article 1er de la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie anciennement de statut civil de droit local et réparation des préjudices subis par ceux-ci et leurs familles du fait de l’indignité de leurs conditions d’accueil et de vie dans certaines structures sur le territoire français dispose que la nation « reconnaît sa responsabilité ». Nous pouvons donc tout à fait légiférer en ce sens. Nous sommes d’accord, il faut aller plus loin ; mais le dispositif de l’amendement que vous nous soumettez n’est qu’une copie du plan Chlordécone IV !

Madame Levavasseur, je partage complètement votre analyse. Il faut dire à tous que la chlordécone a dévasté nos territoires ! Au-delà des obédiences politiques, nous devons tous admettre que cela engendrera de la souffrance pour des centaines d’années. Il ne s’agit pas de défendre les positions d’un groupe mais de tendre la main à des hommes et à des femmes condamnés, pires, désignés comme responsables de leur propre malheur, lorsque les agriculteurs sont mis en cause. Qui a autorisé la dérogation ? Ce n’étaient ni les agriculteurs ni les planteurs.

Vous avez raison, madame Simonnet, la Martinique et la Guadeloupe ont connu un régime différent du régime national. Il faut peut-être aller plus loin, mais à une autre occasion.

Monsieur Neuder, vous soulignez l’ampleur des dégâts, que la situation des Antilles est unique au monde. La stratégie à adopter, c’est la main tendue de la reconnaissance. Ensuite, le Parlement pourra travailler de manière transpartisane.

Chère Maud Petit, je connais votre sensibilité au problème. La position du groupe Démocrate me surprend, mais elle est démocratique. Oui, le Président a pris une décision – non sans hésitation. Il a assisté à une réunion avec les représentants de la nation ; il y eut un temps de rejet, puis l’acceptation et la déclaration en Martinique. Pour éviter tout nouveau recul, nous voulons inscrire la reconnaissance dans le marbre de la loi.

Je ne veux pas, madame Iborra, accuser tel ou tel gouvernement. Nulle part dans le texte je ne désigne de ministre en particulier, qu’il s’agisse des années 1970 ou 1980. Le problème est grave : ne relançons pas ce débat politicien !

Parfois, les symboles ouvrent de grandes portes. Pour les Antillais que nous sommes, ce texte a une signification forte. Pour leur descendance, pour celle de l’humanité, nous devons nous accorder et agir collectivement.

Cher Arthur Delaporte, nous avons suffisamment travaillé sur ce dossier pour convenir des insuffisances de l’État.

Monsieur Christophe, je sais que vous partagez avec la banane une belle complicité. Mais vous savez que pour arriver jusqu’à vous, elle a causé bien des dégâts – sur les personnes et sur l’environnement. Nous devons avancer ensemble. Je crois honnêtement pouvoir compter sur votre décision. Il ne s’agit pas de pesticides classiques ; la rémanence de la chlordécone est supérieure. Certains d’entre nous pensent qu’il faudra constituer un fonds spécial, mais nous n’en sommes pas encore là. Nous devons examiner ces aspects avec calme et avec la volonté qui sied à notre mission de représentants du peuple français, dont font partie les Guadeloupéens et les Martiniquais.

Bien sûr, madame Rousseau, l’État a été pire que négligent. Des amendements ont été déposés pour y remédier, mais nous devons préserver l’économie du texte. Nous aurons l’occasion d’y revenir, puisque telle est la volonté du peuple, que tous ensemble nous représentons.

Vous comprenez aisément, monsieur Monnet, que le texte de M. Marcellin Nadeau et le mien ne sont pas concurrents mais se complètent. Peut-être à terme verrons-nous mieux comment mener le travail qu’appelle l’ampleur de la catastrophe. L’affaire est devant nous.

Oui, monsieur Colombani, nous avons des camarades dans votre groupe. Vous l’avez dit, il faut aller beaucoup plus loin.

Madame Iborra, j’ai été très mesuré – je pense d’ailleurs que ceux qui m’écoutent de là-bas ne sont pas contents de moi, ni du tempo que j’ai choisi ! Je le répète : il ne s’agit pas d’incriminer tel ou tel gouvernement. Pendant cinquante ans, tous ont été concernés. M. Macron n’a pas tout de suite admis les faits, mais il est revenu sur sa position initiale et des plans ont été déployés.

Nous ne sommes pas des sous-citoyens, monsieur Ruffin, cela va de soi. J’ai dépassé ce stade : je veux que l’on nous considère comme des citoyens français et que l’on nous accompagne.

Monsieur Guedj, vous avez raison s’agissant de la protection à deux vitesses. Comme Mme Rabault et vous, j’affirme que nous pouvons tout à fait légiférer.

M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). L’exposition au chlordécone s’inscrit dans le problème plus global de l’exposition aux produits chimiques, comme les phytosanitaires – j’ai remis au Gouvernement un rapport intitulé « Per- et polyfluoroalkylés (Pfas), pollution et dépendance : comment faire marche arrière ? » –, les microplastiques, les antibiotiques et les hormones. Elle soulève d’abord la question de la responsabilité. Le chlordécone a été utilisé pendant des années, mais qui en est responsable ? Faut-il désigner l’État, les responsables politiques de l’époque, les planteurs, les industriels ? Il est difficile d’en incriminer un en particulier. Ensuite, tout le monde reconnaît qu’il y a eu un scandale. L’important est d’éviter que cela se reproduise. On crée des instances pour surveiller le climat et le nucléaire. Je plaide pour l’instauration d’un organe de veille consacré aux produits chimiques.

M. Bertrand Petit (SOC). Il faut appeler un chat « un chat ». La majorité propose de reconnaître « l’ampleur des dommages ». Au regard des éléments dont nous disposons, il faut reconnaître une responsabilité, le contraire serait un affront aux populations antillaises qui subissent les effets de la pollution, notamment pathologiques.

Les mots ont un sens, il faut donc nous assigner l’objectif de « la dépollution des terres et des eaux contaminées », et non seulement de « mener des actions visant à supprimer le risque d’exposition ». Le texte doit être précis.

Mme Isabelle Valentin (LR). Cette proposition de loi vise à reconnaître la responsabilité de l’État dans les préjudices que l’utilisation du chlordécone a causé aux Antilles, afin d’en indemniser les victimes. Le texte prévoit de fixer l’objectif de dépolluer les terres et les eaux contaminées. Il s’agit d’un pesticide interdit en France depuis 1990, qu’une dérogation ministérielle a malheureusement autorisé dans les bananeraies jusqu’en 1993.

Le taux d’incidence du cancer de la prostate aux Antilles est parmi les plus élevés du monde. Pour l’heure, les actions judiciaires visant à dédommager les victimes n’ont pas abouti, toutefois l’État a créé un fonds de soutien qui a permis de premières indemnisations. De nombreuses associations dénoncent cependant les lenteurs administratives. De plus, le dispositif ne concerne que les professionnels ; or le préjudice sanitaire et environnemental s’étend à l’ensemble de la population.

La présente proposition de loi met en lumière l’enjeu de santé public que représente l’exposition des territoires ultramarins à la chlordécone. Pourriez-vous nous préciser le nombre de plaintes déposées, le nombre de victimes déjà indemnisées et les montants versés ? Des actions de dépollution ont-elles déjà été menées ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur le rapporteur, vous souhaitez que la République reconnaisse sa responsabilité. Ce n’est pas la même chose que reconnaître l’ampleur des dommages. Au centre de la question se trouve la reconnaissance des préjudices. Tel doit être l’objet de la loi, et non dresser un simple catalogue des dégâts.

La majorité présidentielle préconise de réinventer des outils pour améliorer la santé environnementale. Quid du plan Écophyto II+ ? Le Premier ministre vient de le supprimer ! Vos arguments sont cohérents avec son arrêt sec et sans concertation : la santé humaine et la santé environnementale sont des sujets de second plan.

Il s’agit ici de reconnaître un préjudice durable – un à six siècles – et d’apporter une réponse forte à la défiance de nos concitoyens. Le chlordécone a participé à rompre les liens qui rattachent les Antilles à la République. Dépassons les considérations partisanes pour assumer nos responsabilités parlementaires en posant la première pierre de la reconnaissance qu’ils attendent.

M. Nicolas Turquois (Dem). J’ai découvert le problème du chlordécone avec Mme Maud Petit, ma voisine en séance publique pendant la précédente législature. Elle m’en a parlé à l’occasion des débats relatifs au glyphosate ; grâce à nos discussions et à celles que j’ai eues avec des Antillais, j’ai compris à quel point la question était pour eux viscérale. Nous ne pouvons l’examiner de manière seulement politique.

Reconnaître la responsabilité de l’État et prévoir une indemnité ne serait pas faire le bon choix. D’abord, plusieurs acteurs, économiques et institutionnels, ont joué un rôle. La justice elle-même a eu du mal à trancher. Ensuite, décider une réparation reviendrait à laisser indéfiniment la plaie ouverte : les situations sont différentes, un même problème de santé peut avoir des causes diverses. La crise de confiance est grave ; il faut réparer le lien qui nous unit à nos compatriotes antillais. Nous devons investir beaucoup plus dans la prévention, dans les soins et dans la recherche : en matière d’alimentation, de modes de vie, de traitement des sols, il existe des pistes prometteuses.

M. Pierre Dharréville (GDR - NUPES). Le chlordécone est un scandale sanitaire dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure, et tout n’a pas encore été fait pour la prendre.

Nous devons éviter de transformer ce texte en un communiqué de presse, et lui conserver une portée juridique. Pour cela, il faut reconnaître une responsabilité publique, même si elle n’est pas la seule. Pour notre part, nous sommes décidés à en tirer les conséquences.

M. le rapporteur. Nous sommes d’accord, monsieur Isaac-Sibille, il faut éviter que cela se reproduise. Mais la substance est dans les terres, elle est inscrite dans notre devenir : la science a montré l’influence épigénétique de la molécule – nos enfants en seront atteints à tout jamais.

En application des lois de 1943 et de 1972, l’État devait solliciter l’avis de plusieurs commissions avant d’autoriser l’utilisation du chlordécone. Or il n’a pas attendu leur avis, ou n’en a pas tenu compte. Nous avons tous été maire : même lorsque nous répondons à la demande d’un citoyen, on est responsable de ce qu’on signe.

Oui, monsieur Petit, les mots ont un sens. Nous reconnaissons les avancées du plan Chlordécone IV, mais nous voulons garantir qu’un autre gouvernement ne puisse revenir sur ces décisions. Il faut un engagement à long terme. Il serait beau que le peuple, par la voix de ses représentants, affirme que nous agirons jusqu’à la résolution du problème.

Vous m’interrogez sur le nombre de dossiers, madame Valentin : c’est là tout le drame de l’affaire. J’ai eu l’honneur d’administrer la ville bananière de Saint-Claude : la carte de la contamination des sols n’est pas achevée ; nous savons seulement qu’il ne faut ni planter, ni consommer les produits cultivés. Les plans Chlordécone successifs ne concernent que les maladies professionnelles. La Martinique compte entre 12 000 et 13 000 ouvriers agricoles ; 155 dossiers ont été déposés, 58 ont connu une issue favorable, soit 0,007 % de la population contaminée. Voilà où nous en sommes !

Certains ont demandé la reconnaissance comme un geste susceptible d’apaiser la défiance et d’engager un accompagnement à long terme. C’est bien ce que nous voulons.

Monsieur Turquois, la justice, plongée dans un profond embarras, a reconnu les carences fautives de l’État. Mais ce n’est pas l’objet du texte, qui tend à affirmer la reconnaissance.

Vous avez raison, monsieur Dharréville, nous n’avons pas pris toute la mesure de la situation. Cette proposition de loi est la porte d’entrée du travail d’analyse que nous devons mener, sereinement, en pensant qu’il y a des hommes qui meurent, d’autres qui sont morts, et derrière eux tout ce qu’on ignore encore. Aussi demandons-nous de renforcer le travail de l’Agence nationale de la recherche.


Article 1er : Reconnaître la responsabilité de l’État dans les préjudices liés au chlordécone

Amendement AS25 de Mme Charlotte Parmentier-Lecocq

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq (RE). Je vais d’abord remettre les pendules à l’heure. Je suis d’accord avec la reconnaissance de la responsabilité de l’État et n’ai jamais rien dit d’autre. Le Président de la République l’a déclarée. D’ailleurs, nous discutons de décisions prises il y a trente, quarante ou cinquante ans : Emmanuel Macron n’était pas Président de la République, alors – il n’était même pas né ! Rappelez-vous qui l’était. Enfin, madame Rabault, le texte que vous avez mentionné était une proposition de résolution, non une proposition de loi.

Je défends le présent amendement pour ne pas nous en tenir à une déclaration. Ce texte a une portée symbolique qui ne résoudra rien du problème lié à la chlordécone. L’amendement tend à inscrire dans la loi des objectifs, conformément aux attentes des populations antillaises : poursuivre l’application du plan Chlordécone IV et l’amplifier ; dépolluer ; accompagner les populations ; aider les victimes à solliciter les indemnités auxquelles elles ont droit. L’État a mis en place des aides pour remplir les dossiers. Je ne pense pas que des procès les aideront à s’en sortir. Enfin, l’amendement vise à créer l’instance de suivi et de contrôle que vous appelez tous de vos vœux.

Vous faites de la politique avec la détresse des gens, alors que nous proposons d’agir, d’agir et d’agir pour aider les populations victimes de décisions prises il y a entre trente et cinquante ans.

M. le rapporteur. Votre amendement tend à réécrire l’article, donc à refondre complètement le dispositif. Vous décrivez les mesures du plan Chlordécone IV. Avec beaucoup de respect, je dirais même que vous dressez le catalogue des actions déjà entreprises. Vous êtes de bonne foi, mais votre rédaction n’est pas acceptable.

Elle ne l’est pas au regard de notre souffrance : vous n’explicitez pas la responsabilité de l’État. Or cet acte symbolique est essentiel ; les Guadeloupéens et les Martiniquais l’attendent. Vous vous bornez à reconnaître les dommages subis, mais bon Dieu, ils sont devant nous et dans nos corps ! Je les porte en moi, et mes enfants aussi ! Votre formulation engage beaucoup moins l’État. C’est vrai, le président Macron a reconnu le scandale en 2018, mais un autre peut arriver. Nous ne faisons pas son procès, il a eu le mérite de faire une déclaration. Toutefois, il est capital que la proposition de loi reconnaisse sans détour une responsabilité qui ne fait même pas débat. Nous devons aller plus loin.

Par ailleurs, votre rédaction est peu ambitieuse. Elle n’enverrait pas aux Antillais un message très positif. Vous proposez de fixer un objectif de dépollution à terme. Qu’est-ce que cela signifie ? Dès maintenant, nous devons viser une dépollution complète. Il faut mettre les moyens nécessaires dans la recherche. À terme, comme le disait Keynes, nous serons tous morts – nous, les Antillais, peut-être plus vite que les autres. Vous voulez encourager les élus locaux et les acteurs économiques et associatifs à atteindre les objectifs de dépollution et de protection de la population. Vous donnez l’impression que ce sont eux les responsables. Quand même ! Il ne faut ni nous défausser ni défausser l’État.

L’amendement tend à préciser que la République « poursuit son objectif d’indemnisation » : il ne faut pas poursuivre avec le FIVP, il faut un plan Chlordécone spécifique. J’appelle à un changement de paradigme, non à un éloge du plan Chlordécone IV.

Avis défavorable.

M. Philippe Juvin (LR). Si la proposition de loi a une portée symbolique, elle a aussi une utilité réelle : l’État a une part de responsabilité, même s’il n’est sans doute pas le seul et qu’il appartiendra au juge de le déterminer. Notre groupe regrette la disparition du mot « responsabilité » dans cette nouvelle rédaction. Quant à la dimension symbolique, il me semble que le Président de la République ne saurait reconnaître la responsabilité de l’État sur place, pour se contredire une fois de retour en métropole. C’est pourquoi la rédaction de cet amendement ne nous convient pas.

Mme Danielle Simonnet (LFI - NUPES). Il faut absolument rejeter cet amendement car il vise à réécrire totalement le texte en le vidant de sa substance. Le texte proposé reconnaît en effet la double responsabilité de l’État français : non seulement les travailleuses et les travailleurs ont continué à être empoisonnés alors que la dangerosité du chlordécone était connue, mais le produit a été utilisé en Guadeloupe et en Martinique, alors qu’il était interdit en métropole.

De plus, alors qu’il est nécessaire de fixer un objectif en matière de dépollution, l’amendement se contente, « à terme, de supprimer les risques liés à la pollution » : quel est ce terme ? Les victimes doivent pouvoir être indemnisées. Or elles sont peu nombreuses, car les dossiers sont très compliqués à monter et seuls les travailleurs répondant à des conditions particulières sont éligibles. La formulation selon laquelle « la République française poursuit son objectif d’indemnisation des victimes de cette contamination » n’est donc pas pertinente. Nous présenterons d’ailleurs des amendements pour élargir la recevabilité à toutes les personnes contaminées, quel que soit leur lieu de résidence actuel. Cet amendement est une honte !

Mme Maud Petit (Dem). Il faut bien connaître le dossier pour se permettre de donner des leçons. Ce pesticide vise à lutter contre le charançon du bananier. Or, puisque l’on ne cultive pas de bananes à Lille ni à Strasbourg, lorsqu’il est interdit en France, cela signifie qu’il l’est aux Antilles – le seul endroit où il est utilisé.

Par ailleurs, le groupe Démocrate a noté que le rapporteur n’entendait pas stigmatiser un gouvernement plus qu’un autre : il ne s’agit pas de faire le procès de la majorité, ni du Président de la République. Une responsabilité doit être reconnue et elle n’incombe pas au seul État, comme cela a déjà été dit : nous en avons pris acte.

Toutefois, notre groupe s’abstiendra sur cet amendement – comme sur l’ensemble de la proposition de loi – car il contribuerait, s’il était adopté, à dénaturer le message du rapporteur. Je souhaite, monsieur le rapporteur, que nous réfléchissions à une position commune avant l’examen du texte en séance.

M. Arthur Delaporte (SOC). Le 27 septembre 2018, le Président de la République a indiqué que ce scandale était le fruit d’un aveuglement collectif, obligeant l’État à prendre sa part de responsabilité quant à cette pollution et à avancer dans le chemin de la réparation. Les trois objectifs de la proposition de loi – la reconnaissance de la responsabilité de l’État, la dépollution des terres et l’indemnisation – permettent de respecter cette parole. Or cet amendement vise à affaiblir, voire à nier ces trois piliers du texte, puisque la responsabilité est réduite à « l’ampleur d’un dommage », la dépollution devient « une suppression du risque d’exposition » et l’objectif d’indemnisation tend à entériner le dispositif existant, pourtant défaillant, mal connu et ne permettant pas une réparation intégrale. La parole du Président de la République nous engage collectivement.

Nous voterons contre cet amendement, qui ne respecte ni l’engagement pris par le chef de l’État, ni l’objectif du rapporteur Elie Califer, issu de notre groupe, ni l’ensemble des travaux menés avec pugnacité par nos collègues.

M. Paul-André Colombani (LIOT). Ce texte revêt une portée symbolique très importante pour la Guadeloupe et la Martinique. Or il serait effectivement dénaturé par cet amendement. Les territoires concernés, déjà marqués par l’esclavage et par le colonialisme, le sont désormais par le chlordécone, d’où un manque de confiance et une mortalité plus importante : lors de la crise du covid, mon collègue Max Mathiasin me signalait que des personnes de son âge n’avaient plus accès aux services de réanimation et que son territoire manquait de cercueils. Il est important de procéder à une réparation.

M. Yannick Neuder (LR). Vous avez, monsieur le rapporteur, repris mes propos selon lesquels, bien que la proposition de loi paraisse exclusivement déclarative, notre groupe en salue la démarche et soutient l’objectif du texte, tout en demeurant vigilant aux discussions en commission. Nous sommes au cœur du sujet : la responsabilité de l’État doit être reconnue, même si elle n’est pas exclusive. La question sous-jacente est celle de l’indemnisation : qui doit en décider et la financer ? Le Parlement n’est pas un tribunal et n’a pas à se substituer au travail des juges. L’amendement de Mme Parmentier-Lecocq, qui ne reconnaît pas suffisamment la responsabilité de l’État, ne saurait donc être adopté en l’état : en l’absence de sous-amendement ou de retrait, nous nous abstiendrons. Le texte doit servir aux populations et reconnaître la responsabilité de l’État, tout en permettant au juge de procéder à la répartition financière de l’indemnisation.

M. Didier Martin (RE). Cet amendement correspond à ce que l’on attend de la République, en matière de responsabilité. Avons-nous besoin d’un symbole, en reconnaissant unilatéralement et uniquement la responsabilité de la République ? Peut-être, mais, vous le savez, la responsabilité est partagée. Les îles françaises des Caraïbes sont inscrites en lettres d’or et de sang dans l’histoire de la France et de la République, marquées par l’esclavage et par les pollutions diverses, par un tempérament local parfois volcanique, avec des caractéristiques sociales et climatiques propres.

Or, la proposition de loi cible uniquement la responsabilité de la République. Le Président de la République – c’est l’essentiel – a clairement exprimé ce que vous revendiquez : il n’y a dès lors nul besoin d’un texte érigé en étendard. Si je sais que le rôle de l’opposition consiste à contester la personne d’Emmanuel Macron, je vous invite à considérer la fonction du Président de la République. Ne rajoutons pas de la douleur à la douleur, du feu sur le feu, et adoptons cet amendement, qui répond aux attentes et aux besoins de la Martinique et de la Guadeloupe.

Amendement AS28 de Mme Charlotte Parmentier-Lecocq

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq (RE). Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté je le redis clairement, la position de notre groupe est celle du chef de l’État : l’État a bien une part de responsabilité dans les décisions qui ont été prises, il y a trente à cinquante ans, concernant le chlordécone. Je retire donc l’amendement AS25 au profit d’un nouvel amendement AS28, qui réaffirme la reconnaissance par la République de sa part de responsabilité dans les dégâts causés par le chlordécone. Ce nouvel amendement va plus loin que la seule dimension symbolique, en reconnaissant cette part – non exclusive – de responsabilité. Les objectifs de prévention, de dépollution, de suivi par une instance neutre et objective, d’indemnisation des victimes sont réaffirmés.

L’amendement AS25 est retiré.

M. le rapporteur. Nos territoires ne sont pas plus volcaniques que d’autres, mais connaissent des problématiques qu’aucun territoire métropolitain ne saurait supporter. Je n’ai pas encore pris connaissance de l’amendement AS28 et je regrette que nos conditions de travail soient si peu respectueuses de nos territoires et de nos responsabilités en tant qu’élus. Je le redis, à deux reprises, suite aux lois de 1943 et 1972, l’État a pris seul la décision d’accorder une autorisation de commercialisation du chlordécone. Il faut donc reconnaître sa responsabilité. Compte tenu de la problématique et des souffrances vécues, la rédaction du texte mériterait d’être revue de façon calme et sereine.

La formulation de l’amendement est ambiguë eu égard à la responsabilité de l’État et ne permet pas de délivrer un message suffisamment clair. En tant que rapporteur, je suis à votre entière disposition, madame la présidente, pour retravailler le texte avant la séance : prenons le temps de la réflexion, plutôt que d’agir dans la précipitation, sur un coin de table.

De plus, la formulation d’un objectif « à terme » ne veut rien dire. Notre objectif est de sertir un dispositif sans équivoque dans le marbre de la loi. L’amendement AS28 indique que « la République française reconnaît sa part de responsabilité dans l’ampleur des dommages causés », mais qu’en est-il des autorisations ? Elles relèvent de la responsabilité de l’État, qui les a signées, voire de la République elle-même.

Mon avis est donc défavorable. L’amendement pourrait être retiré afin d’être retravaillé.

M. Arthur Delaporte (SOC). Il y a un problème de méthode. Comment peut-on limiter ainsi les débats et réécrire l’article d’une proposition de loi le temps d’une suspension, alors que se posent plusieurs problèmes de fond ? Je nous invite, collectivement, à respecter l’usage habituel qui est le nôtre. De plus, cette façon de procéder n’est pas respectueuse du travail de notre collègue Califer. L’amendement AS28 devrait être retiré, pour être retravaillé en vue de la séance.

Selon moi, une « part de responsabilité » n’est pas une notion de droit – elle n’est reconnue ni par la Cour de cassation, ni en matière de responsabilité civile, pénale ou de l’État. De plus, l’amendement mentionne une « responsabilité dans l’ampleur des dommages sanitaires » et non de l’État. Au-delà de la méthode, le fond ne convient pas non plus.

Je le redis, l’article 1er du texte comporte trois piliers : sur la question de la responsabilité, vous tentez de revenir par la petite porte ; la notion de dépollution ne figure pas dans l’amendement, ni un nouvel objectif en matière d’indemnisation. Je vous en conjure, retirez cet amendement, afin que nous puissions avoir des débats de qualité et sereins en séance publique.

M. Yannick Neuder (LR). Trois raisons nous conduisent à nous opposer à cet amendement. Tout d’abord, si la responsabilité de l’État ne saurait être exclusive, elle ne peut pas non plus disparaître du texte.

Je rappellerai que le premier plan sur le chlordécone date de 2008. Mis en place par le Premier ministre François Fillon, il comprenait quarante mesures et reposait sur une mission interministérielle regroupant sept ministères et quinze organisations. Les premiers plans Chlordécone ont ainsi été construits en 2011-2013, 2014-2020 et 2021-2027.

Par ailleurs, nous souhaitons une meilleure indemnisation de la prise en charge sanitaire des victimes, sur le modèle du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, qui a fait ses preuves.

Enfin, des objectifs de dépollution doivent être fixés, sans être intenables – la dépollution zéro n’existe pas. Il faut veiller à ne pas nuire aux futures cultures agricoles.

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq (RE). Je souhaite qu’il n’y ait aucune ambiguïté quant aux intentions de notre groupe et je remercie le rapporteur d’avoir reconnu ma bonne foi. Je retire mon amendement, de façon que nous puissions le rediscuter de manière apaisée et trouver un accord en vue de la séance.

L’amendement AS28 est retiré.

Mme Maud Petit (Dem). Je ne peux que me satisfaire de ce retrait. Je le redis, l’État est responsable, même s’il n’est pas le seul. L’amendement AS28 m’interpellait à plusieurs titres, notamment en raison de la formulation inappropriée visant à « encourager les élus locaux à atteindre les objectifs ». De même, il aurait mieux valu indiquer que l’État poursuit sa politique plutôt que « son objectif d’indemnisation ». Ce qui compte est de pouvoir en rediscuter sereinement avant la séance.

Amendement AS18 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Katiana Levavasseur (RN). Au-delà de ses effets sanitaires ou économiques, l’utilisation du chlordécone a également une dimension sociale et a privé des familles entières de la possibilité de jouir de leurs terres en toute quiétude. Elles se sont retrouvées entièrement démunies du jour au lendemain, alors qu’elles vivaient de leur activité. Des traditions et des savoir-faire qui se transmettaient depuis plusieurs générations ont été perdus. De nombreuses personnes ont été jetées dans la pauvreté, quand d’autres sont décédées prématurément. Des liens ont été brisés. Selon les plus optimistes, l’économie locale et la culture en subiront les conséquences pendant des décennies – voire des siècles, selon les plus pessimistes.

M. le rapporteur. Chers collègues, en sus des conséquences écologiques, économiques et sanitaires liées au chlordécone, vous souhaitez que soit reconnu un préjudice social. Je le comprends, car le scandale du chlordécone affecte grandement la société dans son ensemble. Toutefois, la notion de préjudice social me semble floue : sur quels critères serait-il possible d’indemniser le préjudice ? Sur le fond, le fait de considérer les territoires de Guadeloupe et de Martinique eux-mêmes parmi les victimes répond à la dimension collective et sociale du scandale. Il me semble donc que la proposition de loi satisfait votre préoccupation, sur le fond.

Demande de retrait ou avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS11 de Mme Sandrine Rousseau et sous-amendement AS26 de M. Elie Califer

Mme Sandrine Rousseau (Ecolo - NUPES). L’amendement vise à élargir l’étude et la recherche scientifique sur les risques environnementaux et sur la santé par la chlordécone, mais aussi par ses produits de transformation. Des recherches ont montré que si le glyphosate est toxique, ses sous-molécules le sont peut-être encore davantage. L’objectif est donc d’étendre les recherches aux sous-molécules, afin de mesurer véritablement le risque social et de permettre des opérations de dépollution à la hauteur de l’enjeu.

M. le rapporteur. Les scientifiques sont unanimes : les sous-produits de la chlordécone sont nocifs et dangereux. L’amendement est donc judicieux : nous devons nous préoccuper du devenir de la molécule de chlordécone, notamment lorsqu’elle est dégradée dans le sol. Il arrive parfois que les produits de transformation soient encore plus dangereux que la molécule initiale, ce qui suppose une vigilance particulière sur le long terme.

Mon sous-amendement est de cohérence rédactionnelle. Sous réserve de son adoption, j’émets un avis favorable à l’amendement.

M. Pierre Dharréville (GDR - NUPES). Nous soutenons cet amendement.

Je reviens sur certains des propos – choquants – qui ont été tenus : puisque le Président de la République s’est exprimé, les parlementaires n’auraient plus d’intérêt à agir. Il existe une séparation des pouvoirs ; l’Assemblée nationale dispose de sa propre légitimité et son rôle est différent. Il ne suffit pas que le Président de la République parle pour que toutes les questions soient réglées.

M. Hendrik Davi (LFI - NUPES). Le scandale sanitaire que représente le chlordécone est inadmissible. Je rappelle que, dès 1963, les chercheurs ont démontré sa toxicité : il ne sera, hélas, interdit que trente ans plus tard. Il faut tirer toutes les conclusions de ce drame sanitaire et organiser, dans la durée, notre système de recherche et de veille sanitaire, de façon à détecter et à répondre à ce type de pollution.

Nous soutenons bien évidemment cet amendement. Il est absolument nécessaire de rechercher la chlordécone dans les sols, mais aussi une partie de ses dérivés : en écotoxicologie, nous savons qu’un polluant peut se dégrader en d’autres polluants tout aussi cancérigènes. La dégradation de la chlordécone se traduit par la formation de produits de transformation, dont certains présentent une structure relativement similaire. Dès lors, il est primordial d’étudier la toxicité de ces produits, ainsi que leurs propriétés, afin d’évaluer leur rémanence et leur capacité de transfert vers l’eau et les plantes. L’élargissement de la surveillance aux produits de transformation est donc nécessaire.

Je rappelle par ailleurs qu’il est également urgent d’élargir les surfaces analysées. Selon un récent rapport de l’Opecst, les surfaces analysées ne représentent actuellement, en Guadeloupe, que 17 % de la surface agricole utile des exploitations agricoles et 3,4 % seulement du territoire total. En Martinique, les surfaces ne représentent que 23 % des zones agricoles et 9 % du territoire total. Il faut donc développer des méthodes de décontamination et de dégradation – l’amendement n’évoque pas cette question.

Le manque de recherche et développement sur la chlordécone démontre aussi l’échec d’une recherche fonctionnant exclusivement en mode projet et son sous-investissement chronique, notamment dans le service public de recherche agronomique en outre-mer, à Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement et au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement. Notre débat démontre également l’hérésie que constitue l’abandon du plan Écophyto.

M. Didier Martin (RE). Cet amendement est une fausse bonne idée et je vous invite à le rejeter. Je reviens sur la comparaison avec le glyphosate : nous savons qu’il se dégrade dans la nature, avec différents composés. Or ceux-ci n’émanent pas tous de la dégradation du glyphosate – les lessives produisent exactement les mêmes types de molécules en se dégradant dans le milieu naturel. Le fait de rechercher ces produits de dégradation ne permet pas d’incriminer uniquement la pollution par le glyphosate. L’extension proposée par cet amendement me semble donc inutile.

Par ailleurs, monsieur Dharréville, je crois à la valeur de la déclaration officielle et solennelle d’un président de la République. Lorsque le président Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français dans la déportation des juifs, cela avait valeur de reconnaissance officielle. Je considère donc que la déclaration de l’actuel Président de la République concernant la pollution inadmissible par le chlordécone dans les îles des Caraïbes  en Martinique et en Guadeloupe en particulier – vaut reconnaissance.

J’en reviens à cet amendement, qui vise à augmenter le champ des explorations, sans préciser l’imputabilité de la pollution inadmissible par le chlordécone, au risque de diluer l’établissement de la responsabilité des pollueurs : il n’y a aucun intérêt à l’adopter.

Mme Sandrine Rousseau (Ecolo - NUPES). Je suis en désaccord avec vos propos. L’objectif est de protéger la santé des personnes et l’environnement. Si certains produits sont toxiques – qu’ils proviennent de la chlordécone ou pas –, nous devons le savoir. Quels sont les produits de dégradation de la chlordécone et leurs effets sur la santé ? Il n’existe pas de recherches suffisamment importantes et systématiques nous permettant de l’identifier clairement. Je précise que cet amendement ne vise que les recherches : il n’y aurait aucun sens à le rejeter.

La commission adopte successivement le sous-amendement et l’amendement sousamendé.

Amendement AS22 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Katiana Levavasseur (RN). Après des années de dissimulation, la population est méfiante envers les autorités, notamment métropolitaines. Cet amendement vise donc à garantir une meilleure implication des autorités et des organismes. Un travail en partenariat – chacun des acteurs y participerait, avec ses connaissances et ses compétences – devrait, à terme, permettre de rétablir des relations de confiance entre toutes les parties.

M. le rapporteur. Si je comprends l’esprit de cet amendement, sa formulation ne me semble être ni très précise, ni opérationnelle. S’il faut effectivement associer au maximum les acteurs locaux, cela vaut pour tout le périmètre couvert par la proposition de loi et pas uniquement pour l’alinéa 2.

Les associations et les élus sont en réalité déjà mis à contribution. J’ai ainsi récemment participé au bilan du plan Chlordécone IV : j’ai indiqué au préfet que je me chargerais d’informer les maires, pour une meilleure coopération. Sur nos territoires, dans divers domaines – par exemple, l’achat de scanners, en matière de santé –, nous sommes contraints de nous associer. Il n’est donc pas utile de le préciser.

Par ailleurs, la proposition de loi vise à instaurer un principe de responsabilité et des objectifs mais ne se veut pas exhaustive : elle n’a pas vocation à définir toutes les modalités en matière de dépollution, de recherche ou d’indemnisation. Ces problématiques complexes feront l’objet de précisions dans d’autres textes, comme la proposition de loi déposée par M. Nadeau. La lisibilité de notre message ne doit pas être brouillée.

Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS13 de Mme Sandrine Rousseau

Mme Sandrine Rousseau (Ecolo - NUPES). Cet amendement vise à évaluer l’effet cocktail, le plus nocif sur la santé : Lorsqu’un produit est mêlé à d’autres, sa toxicité peut être multipliée par dix, vingt, cent ou mille. En Guadeloupe et en Martinique, plusieurs sortes de produits susceptibles d’interagir avec le chlordécone ont été utilisés.

M. le rapporteur. Vous avez raison de vouloir élargir le débat aux autres pesticides utilisés dans les Antilles, en prenant en considération l’exposome, soit la totalité des expositions que subissent les Antillais. Les maladies ont souvent des causes plurielles et la chlordécone est susceptible d’affecter le génome. Toutefois, la proposition de loi vise à poser de grands principes et objectifs : ouvrir le champ aux autres pesticides serait de nature à brouiller le message.

S’il existe effectivement d’autres pesticides, la problématique de la chlordécone est spécifique et particulièrement grave : je préfère que l’on se focalise sur cette molécule, en raison de sa toxicité, de sa rémanence, de son omniprésence dans l’environnement et dans le sang des Antillais. Dans cette situation, l’État est responsable puisqu’il a donné une autorisation en connaissance de cause et au mépris des règles en vigueur. Restons centrés sur la chlordécone.

Avis défavorable.

M. François Ruffin (LFI - NUPES). Malgré les explications du rapporteur, nous voterons pour cet amendement, notamment parce que nous sommes favorables à l’idée de mesurer les éventuels effets cocktails du chlordécone mélangé à d’autres substances.

Au-delà de cela, je voudrais interpeller nos collègues de la majorité et Mme la présidente Parmentier-Lecocq sur les échanges prévus en vue la séance. Il ne faut pas chipoter sur la responsabilité et être mesquin dans un tel débat en introduisant des pourcentages. Prenons l’exemple de la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance de la nation envers les harkis et les autres personnes rapatriées d’Algérie, dont l’adoption m’a rendu fier. La nation exprime sa reconnaissance envers ceux « qui ont servi la France en Algérie et qu’elle a abandonnés ». Puis, elle « reconnaît sa responsabilité du fait de l’indignité des conditions d’accueil et de vie sur son territoire [...] ». Nous n’avons pas chipoté sur la part de responsabilité de l’État puisque nous avons admis une pleine responsabilité.

On nous dit que le président Macron l’a reconnue comme le président Chirac avant lui. Remarquons déjà qu’ils n’ont pas agi de la même manière : le président Chirac a fait une cérémonie officielle, tandis que le président Macron a fait une déclaration aux Antilles, ce qui n’équivaut pas à une pleine reconnaissance. Je pense que nous avons notre rôle à jouer et que nous ne devons pas bidouiller.

Sans chercher à polémiquer, je constate que certains affirment que les territoires d’outre-mer veulent ceci ou cela, mais qu’il n’y a pas un seul élu de Guadeloupe ou de Martinique qui soit de la majorité. Les élus, qui écoutent les populations en direct, entendent peut-être la nécessité d’une pleine reconnaissance. Pour sortir de la sous-citoyenneté que je décrivais, il ne faut pas y aller en chipotant.

Mme Michèle Peyron, présidente. Monsieur Ruffin, je vous prierai de garder vos attaques personnelles pour un autre endroit que celui-ci, où nos débats se passent bien depuis le début de matinée.

Mme la présidente Charlotte Parmentier-Lecocq (RE). Pourquoi ai-je eu à subir ces attaques personnelles à plusieurs reprises ? Comme d’habitude, La France insoumise a décidé de politiser le sujet, d’utiliser la détresse des Antillais pour faire son beurre politique. Vous êtes dans l’incantation alors que nous proposons d’agir, dans le droit fil des déclarations du Président de la République. Ne vous en déplaise, la parole du Président de la République engage l’État. Et, même si cela vous fait mal, Emmanuel Macron est le premier président à avoir reconnu la responsabilité de l’État dans cette affaire. Arrêtez de prétendre que cela n’a pas été fait et qu’il faut l’écrire dans la loi : cette reconnaissance a eu lieu de manière officielle. Cessez de faire de la politique politicienne sur la détresse des gens. Agissons.

Mme Sandrine Rousseau (Ecolo - NUPES). Rappelons que la chlordécone est considéré comme le déclencheur de l’effet cocktail – nous ne nous éloignons donc pas de la problématique. Néanmoins, pour ne pas apporter de la confusion et tenir compte de l’avis négatif de la rapporteure, je peux retirer cet amendement. Quoi qu’il en soit, je remercie les collègues qui l’ont approuvé.

M. Éric Alauzet (RE). Il est tout à fait légitime que nous discutions, en commission et dans l’hémicycle, des sous-produits et de la complexité des effets cocktail. De là à ce que nous expliquions aux scientifiques que tel ou tel produit doit être analysé ou pas, en écrivant tout cela dans la loi... Ils connaissent mieux le sujet que nous et ils ne nous ont pas attendus pour essayer de déterminer quels sous-produits analyser et quel effet cocktail traiter. Cela ne relève pas de la loi : les scientifiques et les organismes patentés tels que l’Anses sont bien mieux placés que nous pour le faire. La question est légitime ; l’inscrire dans la loi est totalement déplacé.

Quant aux propos de M. Ruffin, ils démontrent, une fois encore, que lui-même et quelques-uns de ses amis n’aiment pas la nuance et refusent la complexité. Eh oui, c’est un peu plus compliqué que ce que vous essayez de faire croire : il y aurait un responsable absolu de cette pollution et de ses effets sanitaires. Nous avons hélas l’occasion de constater régulièrement que vous avez décidément du mal avec la complexité et la nuance.

L’amendement AS13 est retiré.

Amendements AS7, AS6 et AS5 de Mme Mereana Reid Arbelot et sous-amendement AS27 de M. Elie Califer, amendements AS1 de M. Jean-Philippe Nilor et AS14 de Mme Katiana Levavasseur (discussion commune)

M. Yannick Monnet (GDR - NUPES). Je vous propose de défendre les trois amendements de ma collègue polynésienne Reid Arbelot, les deux derniers étant de repli. Il s’agit d’étendre l’objectif d’indemnisation aux victimes indirectes et aux ayants droit des victimes directes.

De nombreux systèmes d’indemnisation visant à réparer des dommages sanitaires prévoient l’indemnisation des victimes indirectes et des ayants droit, tels que les régimes concernant les victimes de l’amiante ou des erreurs médicales. Le droit civil français reconnaît en effet les divers préjudices que peuvent subir les victimes indirectes : frais d’obsèques en cas de décès de la victime ; perte de revenus ; préjudice moral d’accompagnement ou d’affection ; autres préjudices extrapatrimoniaux. Or les systèmes d’indemnisation des victimes des essais nucléaires – par la loi dite « Morin » – et du chlordécone – au travers du FIVP – ne prévoient rien au sujet des victimes indirectes.

Me Labrunie, avocate au barreau de Paris spécialisée dans la défense de victimes de dommages corporels, qui a défendu de nombreuses victimes de l’amiante et des essais nucléaires, estime que c’est une anomalie à laquelle le Gouvernement français pourrait remédier sans grande difficulté. Les milliers de manifestants réunis à Fort-de-France le 10 décembre 2022, à la suite du non-lieu prononcé le 2 janvier, demandaient justice à la fois pour les victimes directes et pour les victimes indirectes de l’exposition au chlordécone. La proposition de loi déposée le 20 juillet 2023 par les députés Elie Califer et Marcellin Nadeau tenait d’ailleurs compte des victimes indirectes et des ayants droit. Ce texte avait obtenu le soutien de nombreux autres députés ultramarins.

M. le rapporteur. Merci, monsieur Monnet, de faire référence à cette proposition de loi, texte dont l’ambition aurait rendu son examen difficile dans le cadre d’une niche parlementaire. En ce qui concerne le présent texte, je propose que nous restions concentrés sur le cœur des propositions, sans entrer dans trop de précisions.

Cependant, je suis attentif à deux points soulevés par les amendements du groupe GDR, dont je pense qu’ils pourraient utilement figurer parmi les grands principes, tant il s’agit de questions sensibles. Premier point : l’indemnisation intégrale des victimes directes et indirectes, comme le pratique le FIVP. Second point : les ayants droit de victimes décédées, qui font partie de notre combat, sachant que les scientifiques constatent des cancers de la prostate en lien avec ce pesticide depuis déjà quarante ans aux Antilles.

Pour ces raisons, j’ai déposé un sous-amendement à votre amendement AS5, qui était celui qui me convenait le mieux car les autres me semblaient redondants pour ne pas dire bavards – terme assez péjoratif pour l’ancien enseignant que je suis. Le but de ce sous-amendement est de réintégrer les ayants droit mais aussi les territoires que vous aviez oubliés parmi les victimes pouvant faire l’objet d’une indemnisation intégrale. Mon sous-amendement reprend aussi une disposition de l’amendement AS1 de M. Nilor, qui tombera si nous adoptons l’amendement AS5. M. Nilor précise que la contamination peut avoir eu lieu dans ou en dehors du cadre professionnel. Si nous voulons indemniser toutes les victimes, il ne faut oublier personne.

Sous réserve de l’adoption de mon sous-amendement, je donnerai donc un avis favorable à votre amendement AS5.

Mme Karen Erodi (LFI - NUPES). L’indemnisation des victimes du chlordécone doit être généralisée à toutes les victimes. Actuellement, les conditions d’accès à l’indemnisation sont trop restrictives : des milliers de travailleuses et de travailleurs antillais des bananeraies en sont exclus, en raison notamment de la condition d’avoir travaillé pendant au moins dix ans au contact de l’insecticide.

En réalité, beaucoup de personnes ont été au contact du chlordécone en dehors du travail. Selon Santé publique France, la quasi-totalité des Antillais – 92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens – étaient contaminés au chlordécone en 2018. Plusieurs études ont établi un lien de présomption entre l’exposition au chlordécone et le cancer de la prostate. La Martinique détient le triste record mondial du nombre de cancers de la prostate avec près de 230 nouveaux cas pour 100 000 hommes chaque année. Que la contamination ait eu lieu dans le milieu de professionnel ou non, il est urgent de reconnaître, d’inclure et d’indemniser toutes les victimes. C’est une question d’égalité, de justice.

Nous retirerons notre amendement AS1 si l’amendement AS5 était adopté avec la modification proposée par M. Califer.

M. Emmanuel Taché de la Pagerie (RN). Si quasiment tous nos compatriotes des Caraïbes ont été touchés, il faudra les indemniser. Cependant, nous devons reconnaître que certaines catégories de la population – les pêcheurs et les agriculteurs notamment – ont été particulièrement affectées sur les plans économique, sanitaire et social. L’exposition au chlordécone a aussi exacerbé certaines pathologies telles que le cancer de la prostate chez les adultes, ou de nombreux troubles neurologiques chez les enfants et adolescents. Notre amendement AS14 vise à répondre à ce besoin réel de reconnaissance.

Mme Maud Petit (Dem). Le groupe Dem votera contre ces amendements. Il me semble inutile de préciser que l’indemnisation est « intégrale » : on doit être indemnisé à hauteur de son préjudice, une fois celui-ci reconnu. Rappelons une chose trop méconnue : il est possible de faire des tests en Guadeloupe sur prescription médicale et en Martinique sans prescription médicale. Une fois la contamination reconnue, la personne est indemnisée en fonction de son préjudice.

M. Thibault Bazin (LR). Pour ma part, je m’interroge sur les effets des mesures proposées dans ces amendements : il faut anticiper de futurs contentieux probables et la manière de les interpréter. Nous avons l’expérience de la branche accidents du travail et maladies professionnelles qui instruit des dossiers de demande d’indemnisation. Comment différencier ce qui est intégral de ce qui ne l’est pas ? Le risque est même d’obtenir l’inverse de l’effet escompté : faute de bases juridiques solides, les interprétations pourraient donner lieu à des contentieux, et, finalement, à une absence d’indemnisation pour des personnes qui auraient pourtant été directement en contact avec le chlordécone.

M. Yannick Neuder (LR). En réaction à l’intervention de M. Ruffin, je tenais à préciser que le président Chirac n’avait pas seulement fait un discours : en 1999, c’est sous sa présidence qu’il y a eu une première prise de conscience du sujet et que des mesures sanitaires et agronomiques de protection ont été prises. Ces études épidémiologiques ont permis au Premier ministre François Fillon de lancer en 2008 des actions interministérielles et les quinze actions de recherche, à l’origine des trois plans actuels.

Mme Joëlle Mélin (RN). Comme pour les essais nucléaires et l’amiante, nous nous trouvons face à la nécessité de créer un fonds permettant d’indemniser des personnes contaminées dans le cadre professionnel ou autre. Dans le cas d’une maladie professionnelle, l’imputation est assez aisée : le médecin pourra dire au magistrat saisi qu’il existe une relation directe et certaine entre l’exposition au chlordécone et la maladie constatée. En revanche, l’imputation est plus difficile à établir pour l’entourage ou les enfants nés après l’utilisation du pesticide mais présentant des pathologies.

Comme M. Bazin, je pense qu’il faut anticiper les difficultés financières et donc envisager une reconnaissance réaliste. Même si nous avons un avis positif sur les amendements et le sous-amendement proposés, nous n’ignorons pas que les sommes en jeu sont très importantes. Si nous voulons parvenir à cerner les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux – c’est comme cela qu’ils sont appelés –, nous devons être très prudents car notre responsabilité est engagée.

M. Didier Martin (RE). Il n’est évidemment pas question de nier la souffrance de l’entourage d’une victime de pollution tant il est douloureux de voir un proche atteint d’une maladie professionnelle. Pour ma part, je m’interroge sur la définition légale d’une victime indirecte ou d’un territoire indirectement victime d’une pollution. Il ne me semble pas pertinent d’intégrer une notion aussi floue dans le texte. Rappelons que certaines pathologies, dont le cancer de la prostate, sont multifactorielles et leur imputabilité passe par la reconnaissance de maladie professionnelle. Pour la population, massivement exposée à une pollution de l’air, de l’eau et de la terre, il faut renforcer les méthodes de détection de l’atteinte organique de chaque individu et, le cas échéant, lui reconnaître le statut de victime directe. Personnellement, je trouve que ces amendements ne sont pas bienvenus.

La commission rejette successivement les amendements et le sous-amendement.

Amendement AS2 de Mme Danielle Simonnet

M. Louis Boyard (LFI - NUPES). Cet amendement propose de considérer comme victimes les personnes qui ont été exposées à la molécule et qui résident toujours en Guadeloupe et en Martinique, mais aussi celles qui ont quitté ces territoires, notamment pour résider en France hexagonale. Dès lors que vous avez été exposé, les maladies peuvent surgir tout au long de votre vie, parfois des décennies plus tard. L’amendement de Danielle Simonnet, travaillé avec l’association afro-caribéenne DiivinesLGBTQIA+, permet d’apporter cette précision.

M. le rapporteur. Vous souhaitez que les victimes puissent être indemnisées, même si elles ne résident plus en Martinique ou en Guadeloupe.

Sur le fond, votre amendement me paraît satisfait. Dans le dispositif actuel, le statut de victime n’est pas déterminé par la résidence en Guadeloupe ou en Martinique, mais par le fait d’avoir subi un préjudice économique, écologique ou sanitaire, lié à l’utilisation du chlordécone sur ces territoires. Je ne vois pas pourquoi ceux qui ont quitté les Antilles en seraient exclus. Cela dit, je suis conscient que c’est plus difficile pour eux de faire les démarches, notamment parce qu’ils ne peuvent pas bénéficier du dépistage gratuit permettant de détecter la trace éventuelle de chlordécone dans leur sang. Il faudrait prévoir ce dépistage gratuit pour tous ceux qui ont résidé aux Antilles, indépendamment du lieu actuel de résidence et, plus largement, ouvrir les mêmes droits en matière de réparation aux victimes qui résident en France hexagonale. Pour cette raison, je donnerai un avis favorable à votre amendement qui apporte une précision utile.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS15 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Katiana Levavasseur (RN). Par cet amendement je propose la création d’un fonds spécifique de recherche et d’indemnisation pour les victimes de l’exposition au chlordécone. Il leur sera exclusivement dédié, contrairement au FIVP qui a tendance à noyer le poisson car son champ d’intervention est très large. En outre, le FIVP présente des lacunes : il pose des conditions trop restrictives pour que les victimes puissent s’en saisir, ce que corrobore le petit nombre de dossiers déposés. Ce qui s’est passé dans ces îles est trop lourd pour que nous nous en contentions. Nous devons aller dans le sens des associations qui demandent des moyens, des recherches et des mesures propres concernant le chlordécone.

M. le rapporteur. Chère collègue, on voit que vous avez travaillé le sujet et que vous avez rencontré des associations : votre proposition correspond à une forte demande. Votre fonds rappelle le dispositif prévu dans ma proposition de loi de juillet dernier, qui créait une autorité indépendante avec un peu les mêmes missions. Nous y avons renoncé dans ce texte car nous souhaitons un dispositif ramassé qui puisse être discuté et adopté dans le cadre de notre niche parlementaire. Il ne s’agit pas seulement de créer une structure, il faut définir son fonctionnement, sa composition et ses principes d’action, ce qui est un peu lourd. En outre, vous placez votre structure sur la tutelle des ministères, alors que nous plaidions pour son indépendance.

Votre proposition me semblant un peu prématurée, j’émets un avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS8 de M. Frédéric Maillot

M. Yannick Monnet (GDR - NUPES). L’amendement est défendu.

Suivant l’avis du rapporteur, la commission rejette l’amendement.

Amendement AS12 de M. Paul-André Colombani

M. Paul-André Colombani (LIOT). Cet amendement d’appel vise à essayer d’améliorer le dépistage de cancer de la prostate, mais sa rédaction mérite d’être améliorée car il concerne l’ensemble du territoire. Je vais le retirer et j’en déposerai une meilleure version en séance.

L’amendement est retiré.

Amendement AS19 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Sandrine Dogor-Such (RN). La principale difficulté réside actuellement dans le manque d’information de la population. À force de dissimuler les problèmes et de repousser les actions nécessaires, les gouvernements successifs ont suscité une méfiance importante, parfaitement compréhensible, qu’il convient désormais de lever. Pour remédier à cette situation, cet amendement entend soumettre l’État à une obligation d’information, totalement transparente et juste, sur la chlordécone, les avancées en matière de dépollution et les démarches que nos concitoyens ultramarins pourront entreprendre telles que les analyses et dépistages gratuits ou la saisine du fonds d’indemnisation.

M. le rapporteur. Il est souhaitable d’avoir une information juste et transparente, mais ce n’est pas vraiment là où le bât blesse car le Gouvernement a d’ores et déjà fait un important effort de communication, reconnaissons-le. Le problème est que la confiance est rompue avec les populations de Guadeloupe et de Martinique, ce qui rend cette communication inefficace. Il faut adopter cette proposition de loi pour que l’État redevienne audible sur ces territoires. Nous pourrons alors vraiment commencer à travailler sur les préjudices causés à nos populations et nos territoires par le chlordécone.

Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS9 de Mme Sandrine Rousseau

M. Sébastien Peytavie (Ecolo - NUPES). Rien ne pouvait justifier qu’en 1972 le ministère de l’agriculture autorise la mise sur le marché du chlordécone alors que sa toxicité était déjà scientifiquement connue depuis 1963 et que la Commission des toxiques avait refusé par deux fois son homologation.

Rien ne pouvait justifier que le 2 avril 1976, soit un peu moins d’un an après l’incident de l’usine de Hopewell aux États-Unis et ses conséquences sanitaires graves à la suite de l’exposition au chlordécone, la France prolonge l’autorisation provisoire de cette substance.

Rien ne pouvait justifier, en 1981, l’homologation du chlordécone, alors que l’OMS avait classé la molécule comme cancérigène possible dès 1979, et que des rapports de 1977 et 1980 faisaient état de niveaux de contamination inquiétants des sols, des milieux marins, des plantes et de certains animaux.

Surtout, rien ne pouvait justifier que les pouvoirs publics français autorisent, comme ils l’ont fait, l’utilisation sur les sols martiniquais et guadeloupéens du chlordécone, interdit sur son territoire hexagonal en 1992 puis en 1993.

Pourtant, ces décisions ont été prises en connaissance de cause. Le temps est désormais à la reconnaissance de la responsabilité et à la réparation. Pour réparer et restaurer la confiance, il est nécessaire que la responsabilité des décideurs politiques soit publiquement établie. Ce travail de mémoire est aussi utile pour permettre de se rappeler les erreurs du passé et éviter de les reproduire.

M. le rapporteur. J’avoue ne pas vraiment comprendre vos intentions. Il me semble que les responsabilités sont établies dans cette affaire, notamment grâce aux travaux de la commission d’enquête présidée par Serge Letchimy. Nous savons comment la décision d’autorisation ou de prorogation a été prise, et que la responsabilité de l’État est engagée. Nous ne voulons pas faire de procès aux hommes politiques, aux gouvernements ou ministres successifs. Nous voulons que cette responsabilité soit reconnue et que toutes les conséquences en soient tirées sur le plan de la dépollution et de l’indemnisation. Il faut aller beaucoup plus loin que les plans chlordécone.

Avis défavorable.

M. Didier Martin (RE). Rien ne pouvait justifier la prolongation de ces autorisations alors que l’on savait ce produit toxique, sauf peut-être aussi la demande locale, celle des producteurs, soutenue par les territoires, car ce produit était efficace pour lutter contre le charançon du bananier. Face à cette demande locale, il a été décidé de prolonger l’utilisation de ce produit avec ses risques afférents qui menaçaient les travailleurs dans les exploitations, mais pas les décideurs des territoires ni les propriétaires des bananeraies. Rien ne pouvait l’expliquer, sauf une demande locale acceptée par l’État.

M. Hendrik Davi (LFI - NUPES). Nous ne voterons pas pour cette proposition, tout en reconnaissant qu’elle a le mérite de poser une question très importante : quelle est la responsabilité des dirigeants politiques qui signent des autorisations de mise sur le marché de produits dont la toxicité est connue ? On ne peut pas se contenter de faire allusion à des intérêts. Quelques industriels, voire quelques travailleurs, avaient peut-être intérêt à utiliser ce produit. En face, la totalité d’une population a été contaminée. Cela pose la question des lobbies et des sanctions à l’égard d’un personnel politique qui préfère écouter des lobbies industriels plutôt que de protéger la santé de l’ensemble des citoyens. Merci d’avoir posé cette question de la responsabilité des politiques – qui dépasse largement celle du chlordécone –, même si cette proposition de loi n’est pas le véhicule législatif idéal pour la trancher.

La commission rejette l’amendement.

Puis elle adopte d’article 1er modifié.

 

Après l’article 1er

Amendement AS16 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Katiana Levavasseur (RN). Cet amendement entend impliquer les professionnels de santé et de l’éducation des territoires guadeloupéens et martiniquais dans ce dossier. L’idée est de passer par ces professionnels, qui ont la confiance des habitants, pour mieux informer nos concitoyens de ces territoires sur les répercussions de l’utilisation du chlordécone, mais aussi sur les avancées en matière de dépollution. Ces professionnels pourront répondre aux interrogations et inquiétudes de tous – du jeune qui va à l’école à la femme enceinte qui se rend chez son médecin –, et donner des conseils. Cela suppose évidemment la justesse et la transparence des informations.

M. le rapporteur. Sur le fond, je ne suis pas défavorable à votre proposition : il est évident que les professionnels devraient être mieux formés sur ce sujet – c’est d’ailleurs l’un des objectifs poursuivis par le Gouvernement dans le cadre du plan Chlordécone IV. Cependant, il ne me paraît pas souhaitable d’en faire un objectif de même rang que la dépollution des territoires et l’indemnisation des victimes. À mon avis, votre proposition aurait davantage sa place dans les débats sur le financement de la sécurité sociale.

Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS3 de M. Jean-Philippe Nilor

M. Perceval Gaillard (LFI - NUPES). Par cet excellent amendement de notre camarade Nilor, nous demandons un rapport relatif à l’utilisation du chlordécone sur l’ensemble du territoire national. Grâce à un rapport publié en 2009 par l’Opecst, nous savons déjà que quelque 1 500 tonnes de chlordécone se sont évaporées en Europe par le biais de la société allemande Spiess & Sohn. La présence sur le territoire de l’Union européenne d’une telle quantité de ce dangereux pesticide dont la destination est inconnue interpelle : a-t-elle servi à alimenter des réseaux clandestins à destination des Caraïbes ? A-t-elle aussi été utilisée chez nous, à La Réunion, où il y a des bananeraies et des cultures intensives ? A-t-elle été utilisée pour d’autres cultures dans l’Hexagone ? Notre demande de rapport correspond à un besoin de transparence et de connaissances sur l’utilisation du chlordécone, y compris sur l’ensemble du territoire national.

M. le rapporteur. Tout en étant aussi un partisan de la transparence, j’ai du mal à cerner le périmètre de votre demande de rapport, qui me semble excéder celui du présent texte. Si certains faits vous paraissent troubles et même troublants, ce n’est pas le Gouvernement qui va vous éclairer, c’est au Parlement de faire la lumière, au moyen d’une mission d’information ou d’une commission d’enquête.

Avis défavorable.

M. Hadrien Clouet (LFI - NUPES). Cette demande de rapport est triplement importante.

Tout d’abord, nous savons que certaines informations existent, dont notamment les comptes de l’entreprise allemande Spiess & Sohn, qui a importé aux Antilles 1 200 tonnes de chlordécone après l’interdiction de ce dernier aux États-Unis. Ces comptes n’ont toujours pas été publiés, alors qu’on pourrait y trouver la liste des fournisseurs d’intrants et celle des personnes morales ou physiques auxquelles ce produit a été vendu.

Cela permettrait ensuite d’identifier les terrains où un épandage de chlordécone a pu avoir lieu. Car, contrairement à ce qui a pu être dit précédemment, ce produit n’a pas été utilisé seulement pour traiter les bananiers. Il sert aussi contre les taupins et les doryphores, donc à traiter les pommes de terre.

Certains rapports font ainsi état de la présence de traces de chlordécone dans le Nord-Est de la France ou dans les Sud-Est de l’Allemagne. Nous pourrions donc savoir un peu plus précisément où ont eu lieu des épandages et adapter en conséquence la politique de santé publique – en nous appuyant sur les luttes et l’expérience de nos compatriotes antillais, qui ont montré le chemin d’un combat qui doit être mené de manière universelle.

La commission rejette l’amendement.

Amendement AS20 de Mme Katiana Levavasseur

M. Christophe Bentz (RN). La cartographie actuelle de la contamination des sols et des eaux par le chlordécone en Martinique et à la Guadeloupe est jugée trop lacunaire et a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part de la population locale. Il est donc impératif de réaliser une cartographie exhaustive des territoires affectés par l’utilisation de ce produit, mais également de la mettre régulièrement à jour. En effet, il est essentiel de surveiller de près l’évolution de la situation car, comme l’affirment certains experts, la molécule peut se transformer voire se dégrader au fil du temps.

C’est la raison pour laquelle cet amendement demande au Gouvernement de remettre un rapport établissant une telle cartographie.

M. le rapporteur. Il est exact que la cartographie dont nous disposons est assez lacunaire. Je me suis penché sur la question dans ma circonscription, où l’on cultive la banane, et l’information est inexistante. C’est bizarre.

Le processus actuel de cartographie repose sur le volontariat : il faut que le propriétaire demande que ses terres soient analysées. Il conviendrait plutôt que le Gouvernement intensifie ce processus afin d’aller au bout de la démarche. Même si le plan Chlordécone IV a permis d’accélérer un peu, cela n’avance pas très vite.

Mais demander de réaliser une cartographie tous les deux ans me semble quelque peu surréaliste et compliqué. On sait que la chlordécone est particulièrement rémanente et il est probable que cette molécule sera encore présente pendant très longtemps. Actualiser la cartographie tous les deux ans n’apportera pas d’informations supplémentaires. En revanche, il faut se donner les moyens de réaliser une cartographie générale.

Avis défavorable.

La commission rejette l’amendement.

Amendements AS21, AS17 et AS23 de Mme Katiana Levavasseur

Mme Katiana Levavasseur (RN). L’amendement AS21 est une demande d’audit complet de la situation écologique, sanitaire et médicale en Guadeloupe et en Martinique. Nous devons tout mettre en œuvre pour restaurer la confiance de nos compatriotes d’outre-mer et suivre l’évolution de la situation dans ces îles.

L’amendement AS17 propose quant à lui que le Gouvernement remette un rapport sur les répercussions sur le corps des femmes de l’utilisation du chlordécone. Cette demande a été formulée à plusieurs reprises, notamment lors des auditions. En effet, les recherches se sont pendant longtemps principalement concentrées sur les hommes, les problèmes de fertilité ou encore les cancers de la prostate. Si bien que l’on ne connaît pas vraiment l’impact qu’a eu la chlordécone sur la santé des femmes, qu’il s’agisse du cancer du sein ou de l’utérus.

M. le rapporteur. Avis défavorable, même si je reconnais qu’il est nécessaire d’éclaircir les choses. Ces deux demandes de rapport ont le mérite de souligner qu’il faut aller plus loin et plus vite.

Les effets du chlordécone sur la santé des femmes et des jeunes filles pubères constituent une préoccupation majeure. Les médecins indiquent aussi qu’ils voient arriver en consultation des jeunes hommes dont les seins poussent. Il faut donc accélérer les recherches et donner aux scientifiques les moyens de travailler. La recherche sur le chlordécone doit devenir une priorité nationale.

Les amendements sont en partie satisfaits par la proposition de loi, qui demande que cette recherche soit renforcée. À ce stade, nous ne disposons pas des éléments scientifiques d’une qualité suffisante pour qu’un rapport assure notre bonne information.

La commission rejette successivement les amendements.

 

Article 2 : Gage de recevabilité financière

Amendement AS10 de Mme Sandrine Rousseau

M. le rapporteur. Je m’en remets à la sagesse de la commission.

La commission rejette l’amendement.

Elle adopte ensuite l’article 2 non modifié.

 

Puis elle adopte l’ensemble de la proposition de loi modifiée.

 

*

*     *

En conséquence, la commission des affaires sociales demande à l’Assemblée nationale d’adopter la proposition de loi figurant dans le document annexé au présent rapport.

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b2206_texte-adopte-commission#

 

 


  1  —

   ANNEXE : Liste des personnes entendues par lE rapporteur

(par ordre chronologique)

 

       Dr Luc Multigner, directeur de recherches à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm)

       M. Hervé Macarie, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD)

       Pr Dominique Belpomme, cancérologue

       Table ronde avec les associations :

 Collectif de solidarité pour la dépollution de la Martinique  Lyannaj pou dépolyé Matinik  M. Philippe Pierre-Charles et Mme Marie-Josèphe Sellaye, membres du collectif

 Association guadeloupéenne d’action contre le chlordécone (AGAC)  M. Élie Domota, président

 Association Vivre Guadeloupe – Dr Janmari Flower, président

 Collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides Mme Cannelle Fourdrinier

       Table ronde avec les représentants de l’État et des régions :

 Préfecture de la Martinique  Mme Laurence Gola de Monchy, secrétaire générale, Mme Monique Lowinski, secrétaire générale adjointe pour les affaires régionales, M. Jacques Rosine, responsable à la direction des régions, cellule régionale Antilles de Santé publique France, M. Julien Thiria, directeur de la santé publique à l’Agence régionale de santé (ARS) Martinique, M. Gérard Thalmensi, chef du service Santé environnement à l’ARS Martinique, et M. Bertrand Hateau, chef du service Alimentation à la direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt de Martinique

 Préfecture de Guadeloupe  M. Maurice Tubul, secrétaire général, et Mme Tiphaine Duval, chargée de mission Chlordécone

 Mme Edwige Duclay, coordinatrice interministérielle sur le dossier chlordécone

       Table ronde :

 Me Virginie Mousseau, avocate

– Me Harry Durimel, avocat

 Mme Sabrina Cajoly, juriste

       Association Phyto-victimes – M. Antoine Lambert, président

       Association médicale de sauvegarde de l’environnement et de la santé (Amses)  Dr Josiane Jos-Pelage, présidente

 

 

 


([1]) Loi n° 525 du 2 novembre 1943 relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole.

([2]) Loi n° 72-1139 du 22 décembre 1972 étendant le champ d’application de la loi validée et modifiée du 2 novembre 1943 relative à l’organisation du contrôle des produits antiparasitaires à usage agricole, article 3.

([3]) Rapport d’enquête n° 2440 de Mme Justine Bénin sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires.

([4]) Rapport de Mme Catherine Procaccia, sénateur, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 16 février 2023 (Assemblée nationale, n° 871 ; Sénat, 2022-2023, n° 360).

([5]) Impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques : résultats de l’expertise scientifique collective Inrae-Ifremer, 2022.

([6]) « Étude Kannari : Imprégnation de la population antillaise par la chlordécone et certains composés organochlorés en 2013-2014 », Santé publique France.

([7]) « Méthodes quantitatives pour évaluer les risques non mutagènes des substances chimiques. Application au cas du chlordécone », thèse de M. Vincent Nédellec soutenue le 11 décembre 2015, direction de M. William Dab, Conservatoire national des arts et métiers.

([8]) Dominique Belpomme, Rapport d’expertise et d’audit externe concernant la pollution par les pesticides en Martinique. Conséquences agrobiologiques, alimentaires et sanitaires et proposition d’un plan de sauvegarde en cinq points, Association pour la recherche thérapeutique anti-cancéreuse, 23 juin 2007.

([9]) Rapport d’enquête précité de Mme Justine Bénin, 26 novembre 2019.

([10]) TA Paris, 24 juin 2022, n° 2006925/6-2, 2107178/6-2 et 2126538/6-2.

([11]) Loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 de financement de la sécurité sociale pour 2020. Ce dispositif a fait l’objet d’une évaluation confiée à M. Paul Christophe par la mission d’évaluation des lois de financement de la sécurité sociale, à l’occasion du Printemps social de l’évaluation 2023 (rapport d’information n° 1318, 2 juin 2023).

([12]) « La création d’un fonds d’aide aux victimes de produits phytopharmaceutiques », janvier 2018, Inspections générales des finances et des affaires sociales et Conseil général de l'alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux.

([13]) https://assnat.fr/3ecEoP