N° 1274

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 avril 2025

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU CONTRÖLE BUDGÉTAIRE EXERÇANT LES PRÉROGATIVES D’UNE COMMISSION D’ENQUËTE

afin d’étudier et de rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques
pour les années 2023 et 2024,

 

 

Président

M. Éric COQUEREL

 

Rapporteurs

MM. Éric CIOTTI et Mathieu LEFÈVRE

Députés

 

——

 

TOME II

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

 

 

 

 


SOMMAIRE

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Pages

Travaux de la commission

1. Mardi 3 décembre 2024 à 16 heures 30 – compte rendu n° 56

2. Jeudi 5 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 57

3. Jeudi 5 décembre 2024 à 11 heures – compte rendu n° 58

4. Mardi 10 décembre 2024 à 16 heures – compte rendu n° 59

5. Mercredi 11 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 60

6. Mercredi 11 décembre 2024 à 14 heures 30 – compte rendu n° 61

7. Mercredi 11 décembre 2024 à 17 heures – compte rendu n° 63

8. Jeudi 12 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 64

9. Mardi 17 décembre 2024 à 16 heures – compte rendu n° 67

10. Mercredi 18 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 68

11. Mercredi 15 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 69

12. Mercredi 15 janvier 2025 à 15 heures – compte rendu n° 70

13. Jeudi 16 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 71

14. Mardi 21 janvier 2025 à 16 heures – compte rendu n° 72

15. Mercredi 22 janvier 2025 à 16 heures – compte rendu n° 74

16. Jeudi 23 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 75

17. Mardi 28 janvier 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 76

18. Mardi 4 février 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 78

19. Mercredi 5 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 79

20. Jeudi 6 février 2025 à 10 heures – compte rendu n° 80

21. Mardi 11 février 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 81

22. Mercredi 12 février 2025 à 15 heures – compte rendu n° 83

23. Jeudi 13 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 84

24. Mercredi 19 février 2025 à 10 heures – compte rendu n° 85

25. Mercredi 19 février 2025 à 15 heures – compte rendu n° 86

26. Jeudi 20 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 87

27. Mardi 11 mars 2025 à 16 heures – compte rendu n° 89

28. Mercredi 12 mars 2025 à 15 heures – compte rendu n° 90

29. Mardi 18 mars 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 91

30. Mercredi 26 mars 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 93

 

 


  1 

   Travaux de la commission

1.   Mardi 3 décembre 2024 à 16 heures 30 – compte rendu n° 56

La Commission auditionne Mme Mélanie Joder, directrice du budget, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58–1100 du 17 novembre 1958) ([1]).

M. le président Éric Coquerel. Nous entamons un cycle d’auditions dans le cadre de nos travaux visant à étudier et à rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions, menées en commission des finances, relèvent du régime des commissions d’enquête, tel qu’il est prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seront publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et à ses membres.

Après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée et écouté son propos liminaire, moi-même puis les rapporteurs lui poseront des questions. Les orateurs des groupes poseront ensuite des questions, si possible courtes, afin de laisser la parole à la personne auditionnée autant que possible.

Le temps imparti à chaque orateur des groupes n’excède pas deux minutes. Nous sommes convenus, dans le cadre du bureau de la commission, que le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaires, procéder à des relances si des réponses leur semblent insatisfaisantes de la façon dont ils l’entendent.

Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. Son enregistrement sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Mélanie Joder prête serment.)

Mme Mélanie Joder, directrice du budget au sein du ministère chargé du budget et des comptes publics. Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les députés, je souhaite en tout premier lieu vous dire que la direction du budget est très préoccupée par les écarts constatés ces dernières années entre la prévision et l’exécution budgétaires. C’est un sujet que nous prenons très au sérieux, dans un contexte de crise – sanitaire, puis énergétique et inflationniste – ayant considérablement accru les difficultés de l’exercice de prévision.

Je préciserai d’abord le rôle de la direction du budget dans la prévision de recettes. Elle y joue avant tout un rôle de coordonnateur et de synthèse au titre de ses missions de préparation du projet de loi de finances.

Nous travaillons en très étroite coordination avec plusieurs autres directions de Bercy : la direction générale du trésor, chargée du cadrage macroéconomique et des prévisions de finances publiques ; la direction générale des finances publiques (DGFIP), qui collecte l’impôt et assure un rôle de prévision ainsi que de suivi de l’encaissement des recettes tout au long de la gestion ; la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) ; la direction de la législation fiscale (DLF), qui est chargée du chiffrage des mesures nouvelles. Sur les recettes, la direction du budget a surtout un rôle de coordination – trois agents sont dédiés à leur suivi – mais nous ne disposons en propre d’aucun modèle de prévision.

L’année 2023 se démarque des exercices précédents dans la mesure où l’exécution des recettes a été inférieure à la prévision initiale d’un peu plus de 5 milliards d’euros et, de façon plus marquée, inférieure à la prévision de la dernière loi de finances de l’année, la loi de finances de fin de gestion pour 2023, avec un écart de 7,7 milliards. Je rappelle d’emblée que cet écart à la baisse fait suite à plusieurs années d’écart à la hausse, avec une plus-value à hauteur de 18 milliards en 2021 et de 7,5 milliards en 2022. Sur une période plus longue de dix ans, soit depuis 2014, l’écart constaté est un encaissement supplémentaire de recettes sauf pour deux années, l’année 2016 et l’année 2023, avec un écart moyen de 5,3 milliards en valeur absolue.

C’est pourquoi plusieurs observateurs, notamment la Cour des comptes, ont observé qu’il n’y a pas de biais systématique dans l’exercice de prévision, mais beaucoup de sous-estimations et de sur-estimations, comme dans tout exercice de prévision. Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) a d’ailleurs affirmé dans son avis d’octobre 2023 que la prévision en matière de prélèvements obligatoires était « globalement plausible ».

La direction du budget travaille dans ce contexte d’écarts allant croissant ces dernières années, avec les autres directions de Bercy, pour améliorer le processus de prévision. Nous serons très attentifs à toutes les propositions que pourra formuler votre commission, l’Inspection générale des finances (IGF), qui travaille actuellement sur le sujet, et le comité scientifique installé par les ministres de Bercy.

J’en viens au pilotage des années 2023 et 2024, non sans rappeler que la direction du budget ne fait pas de prévisions de recettes en propre. Elle pilote la budgétisation et l’exécution de la dépense de l’État et suit l’exécution tout au long de l’année budgétaire dans une double perspective du budget de l’État et de toutes les administrations publiques.

En 2023 comme en 2024, l’exécution budgétaire des dépenses a été maîtrisée. En 2023, nous avons exécuté le périmètre des dépenses de l’État, qui rassemble les dépenses des ministères, les prélèvements sur recettes et les taxes affectées, en sous-exécution à hauteur de 7 milliards d’euros. En 2024, nous anticipons – c’est en tout cas ce qui est prévu dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2024 – un niveau de sous-exécution de 6 milliards d’euros.

Comment sommes-nous parvenus à cette maîtrise de l’exécution ? Nous y sommes essentiellement parvenus grâce à des mesures de pilotage fortes prises en gestion au cours des années 2023 et 2024.

En 2023, plusieurs mesures de régulation en gestion ont été prises, notamment un surgel de crédits à hauteur de 1 % au mois de mai, en plus de la mise en réserve de début d’exécution, et un décret d’annulation de crédits à hauteur de 5 milliards d’euros publié en septembre.

En 2024, les outils de pilotage ont été réactivés dès le début de la gestion. Un décret d’annulation a été publié en février, portant annulation de crédits à hauteur de 10 milliards d’euros, soit un ralentissement très fort en cours de gestion. Des plafonds de dépenses ont été fixés par lettre ministérielle en juillet, à la suite desquels un surgel transversal des crédits a été mis en place. C’est pourquoi le projet de loi de finances de fin de gestion qui vous a été présenté le 6 novembre dernier porte un solde net d’annulation de crédits de 1 milliard d’euros.

Par ailleurs, nous menons des travaux pour essayer de mieux maîtriser les reports d’une année sur l’autre. La direction du budget mène une politique de décroissance progressive des reports, qui se sont substantiellement accrus depuis la crise sanitaire, laquelle a occasionné l’ouverture de volumes de crédits très importants, qui ont été reportés. Sur le budget général, les reports généraux ont atteint presque 31 milliards d’euros en 2021 puis se sont abaissés à un peu moins de 18 milliards en 2022, à 14,2 milliards en 2023 et à 13,5 milliards en 2024. Nous espérons réduire encore leur volume sur l’année 2025.

Sur ce point, nous sommes pleinement en accord avec les recommandations formulées par la Cour des comptes et avec le rapport d’information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023 publié par le Sénat. Toutefois, nous ne pouvons pas éliminer les reports dans la mesure où il existe toujours des crédits ouverts en gestion que nous ne sommes pas en état de consommer et qui doivent donc être reportés pour ne pas pénaliser la gestion suivante.

Par ailleurs, la direction du budget est favorable à une politique d’amélioration de la transparence vis-à-vis de la représentation nationale et d’amélioration de la qualité des prévisions. Plusieurs observateurs estiment que l’information donnée par le gouvernement au Parlement a été insuffisante au début de l’année 2024. Je rappelle toutefois que trois moments de communication politique sont intervenus entre le vote de la loi de finances pour 2024 et le dépôt en avril du programme de stabilité pour les années 2024 à 2027.

D’abord, le 24 janvier, une communication a été faite en conseil des ministres pour rendre public les chiffres de l’exécution sur le solde budgétaire. Cette communication, qui a lieu chaque année, a mis en exergue les moins-values de recettes enregistrées en fin d’année 2023. Ensuite, le 2 février, nous avons publié une situation mensuelle budgétaire au 31 décembre donnant le détail de l’exécution des recettes fiscales, des dépenses et des comptes spéciaux. Enfin, le 18 février, le ministre de l’économie et des finances est intervenu pour réviser la prévision de croissance pour 2024 de 1,4 % à 1 % et a annoncé la mise en œuvre d’un plan d’économie de 10 milliards d’euros, mis en œuvre le 21 février par la publication du décret d’annulation de crédits.

Je ne minimise pas le besoin de renforcer l’information du Parlement et plus largement du public sur la situation des finances publiques. Au contraire, je crois que nous devons faire preuve de beaucoup de pédagogie. C’est pourquoi nous travaillons actuellement avec nos collègues de Bercy à renforcer la communication sur diverses mesures. En ce qui concerne plus particulièrement le périmètre de la direction du budget, nous sommes favorables à une transmission systématique de la situation mensuelle budgétaire aux commissions des finances des deux chambres, accompagnée de quelques éléments d’explication complémentaires si nécessaire.

Nous sommes également favorables à l’enrichissement de la documentation budgétaire. Nous avons mené ces dernières années des travaux complémentaires pour enrichir l’annexe Voies et moyens détaillant ligne à ligne les prévisions de recettes fiscales. Dans le projet de loi de finances pour 2023, nous avons pour la première fois annexé un fichier au format Excel permettant la réutilisation des données et la décomposition de chaque recette entre l’évolution spontanée et les mesures nouvelles.

Nous pensons que ces travaux doivent se poursuivre, notamment pour enrichir la partie méthodologique de l’annexe Voies et moyens et, le cas échéant, l’actualiser lors de la publication de la loi de finances initiale s’il y a eu des mouvements importants au cours du débat parlementaire. Par ailleurs, nous pouvons continuer de progresser s’agissant de la mise en ligne de nos données – nous en publions beaucoup en source ouverte – afin de favoriser les travaux des chercheurs, donc la possibilité de contester nos prévisions.

En conclusion, les mesures prises en gestion depuis deux ans ont permis d’intervenir de façon assez rapide et efficace pour freiner la dépense sur le champ de l’État. À long terme, le pilotage de la dépense par rabot n’est pas complètement satisfaisant. Nous sommes persuadés, à la direction du budget, que ce n’est qu’en réalisant des économies structurelles que nous arriverons à limiter durablement le niveau de la dépense.

C’est pourquoi nous sommes très favorables aux revues de dépenses, relancées en 2023 par le gouvernement. Elles permettent d’analyser et de réinterroger finement des couches un peu plus anciennes de la dépense pour remettre en cause des éléments qui ne sont plus nécessairement aussi utiles qu’ils pouvaient l’être par le passé.

M. le président Éric Coquerel. Chacun, dans cette commission, a une idée sur ce qui explique prioritairement les écarts de prévision dont cette commission cherche la cause. Pour ma part, j’estime qu’ils tirent principalement leur origine des conséquences de la politique économique menée jusqu’à présent. Je préfère le dire par souci d’honnêteté et pour que chacun comprenne le sens de mes questions.

Depuis 2017, on nous a proposé une politique de l’offre et de la compétitivité consistant, pour résumer, à diminuer la fiscalité pesant sur les porteurs du capital pour encourager à investir en France. J’observe également que, depuis quelques années, tous les résultats économiques nous sont présentés à l’aune de cette politique, avec des lunettes tendant souvent à enjoliver la réalité.

Par exemple, dans les années post-covid, la relance de l’activité économique, après des années quasiment au niveau zéro, a produit une croissance exceptionnelle, donc des rentrées fiscales et de cotisations exceptionnelles. On a trop voulu, me semble-t-il, penser que ces rentrées exceptionnelles étaient dues non à ces années exceptionnelles mais à la baisse des impôts, selon le raisonnement suivant : nous baissons les impôts et les rentrées augmentent, ce qui démontre la réussite de notre politique. D’ailleurs, lorsque l’activité économique a ralenti, les rentrées ont baissé. Pour moi, l’échec de la prévision des recettes fiscales est celui de cette politique : les prévisions ont été un peu trop induites par des analyses optimistes.

Ma première question repose sur cette analyse. Au fur et à mesure que les services ont découvert que les rentrées fiscales n’étaient pas bonnes et pas à la hauteur de ce qu’ils pouvaient espérer – à l’été 2024, les ministres m’ont confirmé que ni la TVA, ni l’impôt sur les sociétés, ni l’impôt sur le revenu ne correspondaient aux rentrées estimées –, votre direction s’est-elle interrogée sur les conséquences des réductions de dépenses proposées sur les recettes ? Vous êtes-vous contentée d’analyser la situation réelle des recettes ou avez-vous donné l’alarme sur l’évidence que vous aviez devant les yeux ?

Mme Mélanie Joder. Les premiers signaux négatifs convergents datent de la toute fin de l’année 2023, après l’adoption définitive de la loi de finances de fin de gestion pour 2023. Nous savions qu’une partie de ces recettes se reporterait en base sur l’année 2024 sans en avoir encore le chiffrage précis. Les éléments se sont précisés en début d’année 2024, au fur et à mesure de l’analyse des recettes, notamment grâce aux travaux de la direction générale du Trésor sur le budget économique d’hiver diffusés au mois de février.

C’est alors que nous avons proposé des mesures d’économie complémentaires pour essayer de freiner la dépense, dans le cadre d’un dialogue étroit avec les ministres et leurs cabinets. Dans ce contexte, la mise en œuvre d’un plan d’annulation de crédits à hauteur de 10 milliards d’euros a été décidée, soit un volume tout à fait inhabituel de ralentissement de la dépense en cours de gestion – les décrets d’annulation de crédits portent habituellement sur des montants bien plus modestes.

M. le président Éric Coquerel. Lorsqu’il est devenu évident qu’une part du montant imprévu de déficit provenait du manque de recettes, certaines pistes ont‑elles été exclues a priori de vos recommandations ? Plus particulièrement, avez‑vous analysé les effets qu’auraient eue la baisse des aides aux entreprises ou la suppression de certaines niches fiscales, qui ont été proposées au gouvernement dans le cadre des dialogues de Bercy et n’ont jamais été reprises ?

Avez-vous reçu consigne de ne pas expertiser ces pistes de baisse de la dépense pour éviter, par exemple, de revenir sur une diminution de la fiscalité dont j’estime qu’elle a été contre-productive ? Les pistes de travail que vous avez retenues étaient-elles les seules qu’il vous semblait possible de retenir ?

Mme Mélanie Joder. La direction du budget mène des expertises assez larges sur les programmes de dépenses. En règle générale, nous formulons de nombreuses propositions pour laisser au politique le choix d’en retenir certaines et d’en rejeter d’autres.

Au début de l’année 2024, le choix a été fait de passer par voie réglementaire et non par voie législative. Nous n’avons donc pas formulé de propositions de modifications de nature législative, dont relèvent les niches fiscales. Nous avons proposé plusieurs pistes d’économie sur l’ensemble des programmes du budget de l’État. Certaines portaient sur les aides aux entreprises ou sur les aides aux véhicules propres.

M. le président Éric Coquerel. Dois-je comprendre que vos choix ont été dictés par le cadre réglementaire imposé à votre réflexion ?

Mme Mélanie Joder. Pas exactement. En début d’année, nous menons des travaux d’économies structurelles qui n’entrent pas dans un cadre spécifique et portent sur tel ou tel champ de la dépense budgétaire ou de la dépense fiscale, incluant, s’agissant de la dépense budgétaire, des propositions de nature réglementaire et des propositions de nature législative. Une fois que le choix politique de passer par la voie réglementaire a été fait, nous n’avons proposé aucune modification législative.

M. le président Éric Coquerel. Ma troisième question porte sur les trajectoires présentées par le gouvernement, qui se sont avérées « optimistes », pour reprendre le mot employé à plusieurs reprises par le HCFP. Celui-ci considère que la dégradation du déficit en 2024 ne s’explique pas par de mauvaises surprises sur les recettes mais par la prise en compte de mesures d’économie non documentées, comme il l’indique dans son avis relatif aux prévisions macroéconomiques associées au programme de stabilité pour les années 2024 à 2027 d’avril 2024.

Un an plus tôt, dans son avis relatif aux prévisions macroéconomiques associées au programme de stabilité pour les années 2023 à 2027, il notait que la réduction du déficit reposait sur des économies à hauteur de 12 milliards d’euros et sur la baisse des dépenses des collectivités de 0,5 % en volume, autant d’hypothèses exclues par la suite, ce qui a profondément fait évoluer les prévisions. Il me semble que ces mesures, qui ne se sont pas avérées réelles, concrètes, visaient surtout à afficher un déficit compatible avec un retour rapide sous la barre des 3 %. Je voudrais donc savoir si la direction du budget a évalué la crédibilité de ces mesures.

Mme Mélanie Joder. Chaque année, les mesures d’économies proposées par le gouvernement, qu’elles soient de nature budgétaire ou fiscale, se précisent petit à petit dans l’année. Il est donc normal que, à la publication du programme de stabilité, toutes les économies ne soient pas précisément documentées. Tant que le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale ne sont pas déposés, nous émettons plusieurs hypothèses de volumes d’économies, en dépenses comme en recettes, documentées plus précisément dans la documentation budgétaire annexée aux textes financiers lors de leur dépôt.

En ce qui concerne les collectivités locales, il est vrai que la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, la loi de finances pour 2023 et la loi de finances pour 2024 reposent sur l’hypothèse d’un partage de l’effort entre tous les sous-secteurs, ce qui nous semblait, à la direction du budget, parfaitement pertinent, parce que l’on ne peut pas faire des économies uniquement sur le budget de l’État. Il faut absolument partager l’effort entre l’État, la sécurité sociale et les collectivités locales. L’hypothèse qui sous-tendait la loi de programmation était un ralentissement de la dépense des collectivités territoriales de 0,5 % par rapport à l’inflation, donc en volume.

Cette hypothèse est assez volontariste. Nous l’avions associée à un instrument de pilotage par contractualisation de la dépense locale, qui n’a pas été retenu dans le texte adopté. J’y vois l’un des facteurs expliquant que la dépense des collectivités locales n’ait pas été étroitement pilotée. En 2023 et en 2024, nous ne disposions plus, à l’échelon du gouvernement, d’instruments de pilotage de la dépense locale réellement efficaces, hormis un dialogue étroit avec les collectivités territoriales. Au fur et à mesure de l’année, la dépense locale s’est avérée plus élevée que ce qui était attendu au moment de la loi de finance initiale.

M. le président Éric Coquerel. Ma dernière question porte sur les relations qu’entretient la direction du budget avec les autres administrations. Considérez‑vous que vos prévisions sont cohérentes avec les leurs, par exemple celles de la direction générale du Trésor ? S’il y a des différences, estimez-vous qu’elles sont justifiées ? Comment les analysez-vous ?

Identifiez-vous, comme le révèlent notamment les documents transmis dans le cadre de cette commission d’enquête, des différences visant exclusivement à rendre les prévisions cohérentes avec la communication gouvernementale ? Entre ce qui vous est transmis et ce qui est porté à la connaissance du public, y a-t-il des différences d’analyse qui vous ont étonnée ?

Mme Mélanie Joder. Nous travaillons en étroite collaboration avec les autres directions de Bercy et, surtout, sur la base des mêmes hypothèses et du même cadrage macroéconomique. Lorsque la direction du budget travaille sur son esquisse de budget en début d’année, en même temps que les ministères sectoriels préparent leurs propositions de réformes et de mesures supplémentaires, nous travaillons sur la base d’une hypothèse de croissance et d’inflation ainsi que d’une batterie d’indicateurs macroéconomiques identiques à ceux retenus par la direction générale du Trésor.

Celle-ci fonde ses travaux sur l’hypothèse de dépenses transmise par la direction du budget. Par exemple, lorsqu’elle produit ses travaux économiques d’hiver et d’été, elle reprend le niveau du périmètre des dépenses du budget de l’État préparé par la direction du budget.

Il arrive parfois – tel a été le cas cette année – que l’on se rende compte, lors de l’élaboration des travaux économiques d’été, que, compte tenu de la dégradation de la prévision de croissance – passée cette année de 1,4 % à 1 % – et des prévisions de recettes, les économies prévues soient insuffisantes pour atteindre l’objectif de solde fixé par la trajectoire du gouvernement.

Dans ce cas, la direction générale du Trésor documente un volume d’économies complémentaire à trouver et nous pouvons, le cas échéant, modifier notre projet de budget pour faire des économies supplémentaires. Nous pouvons y inclure – tel est le cas cette année – des mesures supplémentaires en recettes. Tout cela est un travail assez interactif, mené par itérations successives, qui préserve la cohérence des travaux.

Je ne peux pas être surprise par les textes budgétaires publiés, dans la mesure où c’est nous qui les préparons. Nous connaissons les sous-jacents économiques et budgétaires du projet de loi de finances. Il est assez naturel que le gouvernement ne retienne pas toutes les économies proposées par la direction du budget. Les administrations ont vocation à proposer des mesures dans un large spectre pour donner au ministre la possibilité d’effectuer un choix politique en matière budgétaire.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous entamons, dans le contexte un peu particulier d’une crise budgétaire majeure, les travaux de la commission des finances dotée des prérogatives d’une commission d’enquête. Nous avons de fortes interrogations et souhaitons savoir pourquoi nous sommes face à un écart substantiel, presque inédit sous la Ve République, entre les prévisions et l’exécution budgétaire.

Nous avons découvert cette situation par les mots du premier ministre, qui a indiqué, le 18 septembre dernier, découvrir la gravité de la situation budgétaire. Lorsqu’il m’a reçu, le premier ministre m’a indiqué que la situation est encore plus grave qu’il ne l’a dit, car elle a continué à se dégrader. Pourtant, quelques jours auparavant, très exactement le 9 septembre, ici même, MM. Le Maire et Cazenave indiquaient qu’il était tout à fait possible de ramener le déficit public à 5,1 % du PIB. Qu’est-ce qui justifie cet écart en quelques jours ?

Vous avez indiqué que des alertes ont été lancées. La note du 7 décembre 2023 de la direction du budget formule sans doute les premières alertes. Y en a-t-il eu d’autres ? À quel rythme ? Selon quel calendrier ? Selon quelles modalités ? Auprès de qui ? Quels étaient vos interlocuteurs ? Les ministres ? Leurs directeurs de cabinet ? Leurs conseillers ?

Mme Mélanie Joder. Les alertes ont été formulées pas à pas au cours de l’année 2024. Comme je l’ai dit tout à l’heure, il y a eu de premières tendances concernant un ralentissement de l’encaissement des recettes en fin d’année 2023, qui ont été transmises de manière régulière aux ministres. Début 2024, dans le cadre de la préparation des budgets d’hiver, nous avons constaté que, si le solde n’était pas aussi dégradé que celui à 6,1 % dont le gouvernement fait désormais l’hypothèse, les encaissements étaient moindres, à cause notamment d’un effet de base à hauteur de 21 milliards d’euros, correspondant aux moindres encaissements de l’année 2023. C’est à ce moment que le premier décret d’annulation a été publié, afin de ralentir la dépense sur le budget de l’État.

Par la suite, nous avons pu constater que les recettes n’atteignaient pas le niveau fixé par le programme de stabilité et que, manifestement, la dégradation du déficit était plus importante que prévu. Les directions de Bercy interagissent entre elles et se réunissent désormais tous les mois pour faire le point sur les encaissements à partir des chiffres produits par la DGFIP. Cette dégradation s’est confirmée, au fur et à mesure de l’exécution jusqu’à l’été. C’est alors que des mesures complémentaires de freinage, discutées dès le printemps, ont été prises. Nous avons effectué des surgels de crédits très importants, de presque 10 milliards d’euros, qui ont permis de ralentir la dépense sur le budget de l’État. Ce surgel a été accompagné de la notification par le ministre de l’économie à chacun de ses collègues du gouvernement d’une cible d’exécution, qui était assez nettement inférieure à celle de la loi de finances initiale.

Plusieurs mesures de freinage ont été prises sur le budget des administrations de sécurité sociale. En revanche, en raison du principe de libre administration, cela n’était pas faisable en cours de gestion sur les budgets des collectivités territoriales.

Les alertes se font très naturellement sous forme de notes qui remontent aux ministres concernés – ministre du budget et ministre de l’économie, en l’occurrence – dans un dialogue très régulier.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Madame la directrice, à qui précisément avez-vous adressé ces alertes ? Par ailleurs, quelle était la prévision de déficit public la première semaine du mois de juin ? Quels ministres en avaient connaissance ?

Mme Mélanie Joder. Le mois de juin correspond à une période intermédiaire entre le dépôt du programme de stabilité, en avril 2024 – l’avis du Haut Conseil des finances publiques date du 16 avril –, et les travaux sur le budget économique d’été avec l’actualisation de la prévision de déficit, qui n’est intervenue par le biais d’une note de nos collègues de la direction générale du Trésor que le 17 juillet 2024. Au début du mois de juin, au moment de la dissolution de l’Assemblée nationale, l’hypothèse de déficit sur laquelle nous travaillions était encore celle du programme de stabilité, à 5,1 % du PIB. Ce n’est que par la suite que les travaux des directions ont permis d’actualiser ces chiffrages.

Nos interlocuteurs à cette période étaient les ministres chargés des affaires courantes, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il est quand même étonnant que, entre début juin et début septembre, la prévision dérape de 1 point de PIB.

À quelle date auriez-vous été en mesure de préparer un projet de loi de finances rectificative (PLFR) ? Savez-vous pourquoi l’option de l’annulation de 10 milliards d’euros de crédits a été privilégiée à la mise en œuvre d’un tel projet, alors que les ministres savaient que les équilibres budgétaires étaient très largement dégradés ?

Mme Mélanie Joder. La direction du budget peut préparer un PLFR en quelques semaines, lorsque le gouvernement le décide. Cela était donc théoriquement possible à tout moment dans l’année. La direction du budget en a d’ailleurs préparé quatre lors de la crise sanitaire en 2020. Néanmoins, passer par la voie réglementaire était un choix politique, qui avait l’avantage d’être très rapide, puisque ne se sont écoulés que trois jours entre l’annonce du ministre de l’économie, le 18 février, au journal de 20 heures de TF1, et la publication du décret d’annulation, le 21 février. Il aurait fallu soumettre un PLFR au Conseil d’État et au Haut Conseil des finances publiques, avant de le faire passer au Conseil des ministres puis de le présenter à la représentation nationale.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. À ce jour, quelle est l’estimation d’écart entre l’exécution prévisionnelle et la LFI 2024 ? Comment se décompose la dégradation ? Quelle est la dégradation des comptes sociaux, même s’ils ne relèvent pas directement de votre compétence ? Pourriez-vous revenir sur le rôle joué par la requalification effectuée par l’Insee ? S’agissant de la dépense de l’État, tous les leviers ont-ils bien été actionnés au cours de l’année ? Concernant les annulations de crédits en fin d’année, considérez-vous, sans porter de jugement politique, qu’il était possible d’aller plus loin et d’agir également par voie réglementaire sur la dépense d’État ou sociale depuis septembre ?

Mme Mélanie Joder. Il faut distinguer l’exécution budgétaire et l’exécution sur l’ensemble des administrations publiques. Nous prévoyons d’exécuter le périmètre des dépenses de l’État environ 6 milliards d’euros en dessous de la LFI. Pourquoi 6 milliards seulement, me demanderez-vous, alors que nous avons freiné d’à peu près deux fois 10 milliards en cours d’année ? Cela s’explique par l’existence d’un volume assez substantiel de reports entrants sur l’année 2024, de l’ordre de 19 milliards d’euros. Pour apprécier l’ampleur du freinage fait sur la dépense de l’État, il faut bien prendre en compte les reports entrants et les autorisations de dépenses pour l’année 2024. Je peux donc vous confirmer que ce freinage était tout à fait exceptionnel, qu’il s’agisse des gels de crédits – les premiers d’une telle importance –, en février et en juillet, ou des mesures de freinage complémentaires, comme les mises en réserve de crédits. Nous attendons évidemment les informations qui arriveront dans les tout prochains jours, la fin de gestion se situant aux alentours du 16 décembre. À partir de là, la direction fera un pilotage étroit des crédits sur la fin de l’année.

S’agissant des recettes, en revanche, le niveau d’incertitude est encore important. Nos prévisions sont toujours celles du PLFG. Néanmoins, la commission des finances a été informée hier d’une légère moins-value d’encaissement sur la TVA, à hauteur de 1,4 milliard d’euros en crédits budgétaires et de 1 milliard en comptabilité nationale, ainsi que d’une plus-value sur les droits de mutation à titre gratuit (DMTG) de 400 millions d’euros et de 100 millions sur l’impôt sur le revenu. En tout, nous aurions donc une très légère dégradation de 0,5 milliard d’euros. Néanmoins, il faut avoir conscience que les risques sur les recettes de l’État sont, à ce stade de l’exécution, importants : nous ne disposons pas encore d’informations sur le cinquième acompte d’impôt sur les sociétés, qui représente chaque année un facteur d’incertitude majeur. Il y aura aussi, comme chaque année, les différents retraitements de l’Insee sur la dépense, notamment pour les traduire en comptabilité nationale – les chiffres que je vous ai donnés sont des chiffres de comptabilité budgétaire.

Concernant les autres sous-secteurs, dans la révision générale entre le PLF 2024 et l’estimation à ce jour de la loi de finances de fin de gestion (LFG), il y a une cinquantaine de milliards d’euros de dégradation, dont une quarantaine sur les prélèvements obligatoires et une dizaine sur la dynamique de dépenses. En ce qui concerne les prélèvements obligatoires, une moitié est liée à l’effet de base de l’année 2023 – on a encaissé quelque 20 milliards de moins en 2023 que ce que l’on avait estimé – et l’autre à la dégradation de la croissance et à une révision à la baisse de l’élasticité – un point sur lequel nous continuons d’ailleurs de travailler tant son ampleur depuis le programme de stabilité nous a surpris.

La détérioration relative aux collectivités territoriales est estimée à environ 13 milliards d’euros. Ce chiffre datant du mois d’octobre, il faut rester extrêmement prudents parce que la situation des collectivités locales en exécution finale n’est pas encore connue. Il y a aussi une légère détérioration sur la sphère sociale d’environ 4 milliards d’euros, notamment sur l’Unedic et l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam). En revanche, on observe une amélioration sur le périmètre des dépenses de l’État. Les incertitudes concernant la sphère sociale sont nombreuses, notamment parce que les dépenses des établissements hospitaliers ne seront arrêtées qu’assez tardivement en début d’année prochaine et qu’il est très difficile d’estimer la consommation réelle.

Enfin, pour répondre à une demande d’Eurostat, l’Insee a changé de référentiel comptable en 2023, ce qui a conduit, toutes choses égales par ailleurs, à une dégradation de 0,2 point de PIB du solde l’an dernier. Le solde de 5,5 % correspondait en réalité à un solde de 5,3 % dans le système antérieur.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour les collectivités, s’agit-il de dépenses d’investissement ou de fonctionnement ? Pourquoi leur augmentation n’a‑t-elle pas pu être anticipée ?

Mme Mélanie Joder. La dégradation des finances des collectivités locales est liée au fonctionnement et aux investissements, lesquels répondent à une dynamique cyclique en fonction des élections municipales. Nous sommes au point haut d’un cycle, qui a été plus ample que ce que l’on avait estimé, notamment au moment du programme de stabilité. Ce cycle électoral est probablement dynamisé par le fait que les collectivités ont accumulé beaucoup de trésorerie pendant la crise sanitaire et qu’il y a peut-être un effet retard et une accélération pour le rattraper.

Les dépenses de fonctionnement sont elles aussi très dynamiques, notamment les dépenses de personnel, en volume et en niveau de rémunération. Alors que le gouvernement avait l’objectif, assez volontariste et ambitieux, de diminuer les dépenses de fonctionnement de 0,5 point en volume, celles-ci nous ont surpris à la hausse. C’est pour cela que nous avons proposé, dans le PLF 2025, des articles visant à créer une possibilité de maîtrise de la dépense locale, notamment grâce à un mécanisme de mise en réserve de ces dépenses et de ralentissement sur l’année en cours.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Considérez-vous que la hausse des reports de charges à des niveaux substantiellement plus élevés depuis la crise sanitaire gêne la budgétisation initiale et peut brouiller vos prévisions ?

Avez-vous eu des contacts avec vos homologues au Royaume-Uni ou en Allemagne, étant donné qu’ils ont également connu des difficultés de prévisions ces deux dernières années ?

Mme Mélanie Joder. Le niveau des reports de crédits d’une année sur l’autre crée une difficulté supplémentaire, non pas tant pour la budgétisation – cela la facilite presque – que pour le suivi de l’exécution, dans la mesure où il est très difficile d’estimer le volume de consommation. Jusqu’à la crise sanitaire, il y avait à peu près 3 milliards d’euros de reports entrants en début d’année et 3 à 4 milliards d’euros de reports sortants en fin d’année. Les reports n’étaient pas un sujet, étant donné qu’ils se neutralisaient. La donnée intéressante en matière de prévisions, c’est de savoir combien de milliards d’euros seront consommés en plus sur ces reports au cours de l’année. Or nous avons quelques difficultés à les estimer. C’est pourquoi nous essayons de conduire une politique de ralentissement de ces reports pour essayer de les limiter. Elle a déjà porté ses fruits, puisque nous les avons diminués de plus d’un tiers au cours des trois dernières années. Ce n’est sans doute pas suffisant mais cela représente déjà un effort substantiel.

Il est toujours intéressant de constater que nos difficultés sont aussi celles de nos homologues, en particulier européens, que nous rencontrons régulièrement, notamment dans le cadre des travaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les Allemands comme les Anglais ont eu les mêmes difficultés que nous en matière de prévision des recettes, ce qui est assez instructif : nos modèles de prévision sont peut-être un peu perturbés en cette période de crise. Par ailleurs, les Allemands rencontrent aussi des difficultés de pilotage de la dépense, pour des raisons peut-être un peu différentes des nôtres. Toujours est-il que l’on constate que les difficultés sont partagées dans l’espace européen, après une période de crise qui a représenté un point haut de la dépense publique. De nombreux pays, dont la France plus particulièrement, font face à un effet cliquet.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que vous avez fait passer plusieurs notes d’alerte sur l’évolution des budgets. Avez-vous l’impression que ces notes d’alerte ont été prises en considération ?

Mme Mélanie Joder. Oui, monsieur le président. Nos propositions de ralentissement de la dépense ont été lues attentivement par les ministres et prises en considération, au moins en partie.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que, dans la période intermédiaire, vous avez travaillé sur l’hypothèse de déficit du dernier programme de stabilité, une hypothèse que vos notes infirmaient pourtant de manière évidente. Comment peut-on continuer à travailler sur une hypothèse que tout le monde sait caduque ?

Mme Mélanie Joder. La situation était un peu plus complexe. Nous travaillons sur la base de la dernière hypothèse de déficit public, mais nous recevons aussi mensuellement des informations complémentaires sur l’encaissement des recettes. Tous les mois, nos collègues de la DGFIP nous transmettent des évaluations sur les principaux impôts. Nous savions que l’encaissement des recettes était sans doute encore plus ralenti que ce que nous avions estimé ; c’est pourquoi nous avons essayé de documenter un maximum d’économies en dépenses pour essayer de compenser, au moins en partie, ces pertes de recettes et de ne pas trop détériorer l’objectif de solde.

M. le président Éric Coquerel. Entre la voie réglementaire et le PLFR, Bruno Le Maire n’avait pas caché sa préférence pour ce dernier. Avez-vous eu vent des interrogations du ministre sur ces questions ?

Mme Mélanie Joder. Les ministres travaillent en étroite relation avec les directions de Bercy. Nous avons donc étudié cette hypothèse avec M. Le Maire et M. Cazenave.

M. le président Éric Coquerel. Qu’en pensait la direction du budget ?

Mme Mélanie Joder. Elle y était favorable, parce que cette hypothèse permettait de définir des mesures de nature fiscale, plus larges donc que le seul champ d’action en dépenses. Ce n’est pas l’hypothèse qui a été retenue et nous nous rangeons naturellement à la décision politique.

M. le président Éric Coquerel. La parole est aux orateurs des groupes.

M. José Gonzalez (RN). Nous faisons face à un dérapage budgétaire alarmant, qui soulève de nombreuses questions. La dérive des finances publiques a été non seulement incontrôlée mais certainement connue, tolérée et passée sous silence pendant trop longtemps, peut-être sous la pression de consignes, comme vous l’avez fait remarquer tout à l’heure, monsieur le président. Cette gestion financière défaillante menace directement la stabilité de notre pays et, pis encore, frappe en priorité les Français les plus modestes, ceux qui subissent déjà de plein fouet la hausse des prix de l’énergie et des biens de première nécessité ou la dégradation de certains services publics.

Madame la directrice, comment en est-on arrivé à une telle situation ? Le gouvernement a-t-il été clairement alerté ? Par quels moyens ? Pourquoi rien n’a été fait pour l’endiguer plus tôt ? Les mesures d’ajustement prises étaient-elles insuffisantes ? Dans un État qui dispose pourtant d’outils d’analyse et de prévision financières robustes, devons-nous remettre en question nos modes de calcul et de suivi ? Ces outils sont-ils suffisamment pertinents pour détecter et alerter en temps utile ? Si oui, pourquoi ces signaux n’ont-ils pas été perçus ? Nous attendons aujourd’hui des réponses claires et précises sur les responsabilités mais aussi des solutions pour garantir que jamais plus une telle dérive ne puisse se produire.

Mme Mélanie Joder. Les directions de Bercy ont alerté les ministres et leurs cabinets, dès qu’elles ont eu connaissance des moindres encaissements de recettes. Des notes sur ces encaissements remontent à échéances très régulières. L’information est fluide et les alertes ont été passées.

Les mesures ont également été prises pour ralentir la dépense. Notre difficulté, c’est que, en cours de gestion, c’est essentiellement sur le budget de l’État que l’on peut ralentir la dépense de manière efficace et que nous n’avions pas vraiment d’autre levier : nous sommes allés au maximum de ce qu’il était possible de ralentir. En revanche, nous n’avons pas pu prendre de mesures sur les collectivités territoriales. Nous en avons pris quelques-unes, d’une moindre ampleur, sur les administrations de sécurité sociale.

Quant à savoir si cela ne peut pas se reproduire, nous espérons continuer à fiabiliser les modèles prévisionnels et aller au bout de l’analyse. C’est pour cela qu’un comité scientifique, réuni par les ministres, est à l’œuvre pour nous aider à affiner les modalités de la prévision. Nous souhaitons mener, dans les prochains mois, un travail continu d’amélioration de la prévision. Gardons cependant en tête que les aléas sont inhérents à tout exercice de prévision et que l’on ne pourra jamais aboutir à un chiffre parfaitement précis et définitif.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Avant tout, je voudrais saluer le travail des hauts fonctionnaires de Bercy. Je ne suis pas sûr que les diatribes des uns et des autres permettent d’approcher la vérité que nous cherchons tous.

Si les années 2023 et 2024 ont apporté de mauvaises surprises, quelle est la moyenne des écarts ces dix dernières années ? Je rappelle que notre commission ne fait pas le procès d’une politique économique. L’objectif de l’enquête est bien de travailler sur les écarts par rapport aux prévisions et non pas sur la valeur absolue des différents chiffres.

S’agissant des collectivités territoriales, vous nous avez dit qu’en l’absence d’outils, comme les contrats de Cahors, nous n’étions pas capables de piloter leurs dépenses. À vous entendre, elles sont pourtant responsables d’une grande part de l’écart en 2024. Les collectivités territoriales nous disent, quant à elles, qu’elles ne font pas de déficit. Entendez-vous par déficit le fait qu’elles outrepassent leur capacité d’autofinancement ?

La dégradation continue en 2024 peut-elle aussi s’expliquer par des phénomènes macroéconomiques exogènes ?

Mme Mélanie Joder. Sur les dix dernières années, la moyenne des écarts s’élève en valeur absolue à 5,3 milliards d’euros. Huit années sur dix, ils sont plutôt à la hausse, témoignant de prévisions plutôt prudentes. Ils sont à la baisse en 2016 – à hauteur de 1,2 milliard d’euros – et en 2023 – à hauteur de 7,7 milliards d’euros. Ce constat permet de relativiser et de souligner que nous n’avons pas de biais systématique dans les prévisions. Il faut aussi noter que nous avions eu, lors de la précédente grande crise financière, des écarts très substantiels par rapport à la LFI : ils étaient de l’ordre d’une trentaine de milliards d’euros en 2009. Ce n’est donc pas la première fois que nous avons des difficultés à prévoir les recettes à la suite d’une crise financière. C’est même relativement logique.

J’en viens à la question importante des collectivités territoriales. Même si leurs budgets, pris un par un, sont équilibrés par section, un déficit existe bien au sens de la comptabilité nationale, notamment parce qu’elles peuvent consommer de la trésorerie pour financer des investissements. Les écarts avec la prévision dans la loi de finances initiale pour 2024 ont été assez substantiels. Le déficit était estimé à 0,2 % du PIB, contre 0,7 % dans le PLFG, c’est-à-dire en novembre. C’est un chiffre historiquement très dégradé pour les collectivités : elles sont d’habitude beaucoup plus proches de l’équilibre. Leurs dépenses ont très fortement accéléré à la fois en investissement et en fonctionnement, mais l’écart s’explique aussi par de moindres recettes locales.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Vous avez évoqué l’environnement extérieur. Dans quelle mesure les éléments exogènes ont-ils joué défavorablement ?

Mme Mélanie Joder. Nous avons révisé l’hypothèse de croissance, qui était de 1,4 % lors du dépôt du projet de loi de finances. Elle a été ramenée en février à 1 %. Deuxième élément macroéconomique important, l’inflation a ralenti plus rapidement que prévu initialement. C’était en soi une bonne nouvelle pour l’économie, mais pas nécessairement pour les recettes fiscales, notamment parce que les recettes de TVA ralentissent lorsque l’inflation fait de même. Par ailleurs, du point de vue des dépenses de l’État, l’année 2024 a été marquée par beaucoup d’événements inattendus lors du dépôt du projet de loi de finances initiale, comme les dépenses générées par les émeutes en Nouvelle-Calédonie et au besoin lié à la reconstruction qui a suivi, les dépenses supplémentaires liées aux Jeux olympiques, non pas du fait de leur organisation, parfaitement bien tenue, mais des dépenses de sécurisation qui ont été plus importantes que prévu. Des dépenses supplémentaires ont également résulté de l’organisation des élections législatives qui, par définition, n’avaient pas été budgétées et des crises agricoles, qui ne l’avaient pas totalement été. Nous avons dû prendre en compte en cours de gestion ces événements non anticipables.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous datez les premières alertes de la fin décembre 2023, lorsque vous dites avoir constaté un moindre encaissement de recettes de prélèvements obligatoires 20 milliards d’euros. Rassurez-moi sur un point : je suppose que le ministre dispose d’un tableau de bord au moins mensuel, voire hebdomadaire ou quotidien. Ce moindre encaissement n’a donc pas été découvert à la fin de l’année 2023 : une tendance s’était dessinée en cours d’année, n’est-ce pas ?

Mme Mélanie Joder. La dégradation des recettes fiscales n’a été vraiment constatée qu’en fin d’année. Le décaissement a été relativement soudain. Les tout premiers signaux se sont matérialisés à partir du mois d’octobre, mais ils se sont surtout confirmés en novembre et en décembre. Les ministres reçoivent une note mensuelle de la DGFIP sur l’encaissement des principales recettes fiscales. Ils sont aussi destinataires, bien sûr, de documents mensuels de suivi, qui sont rendus publics par la direction du budget – c’est ce que nous appelons la « Situation mensuelle du budget de l’État ». Nos collègues de la DGFIP produisent aussi une « Situation hebdomadaire » qui est transmise aux ministres et à leur cabinet. Il me semble qu’assurer un suivi quotidien des recettes et des dépenses n’aurait pas grand sens. Même le suivi hebdomadaire est, objectivement, très souvent difficile à lire : vous pouvez avoir, par exemple du côté des dépenses, des décalages d’une année sur l’autre qui sont simplement liés à des décalages de versement et qui n’ont pas beaucoup de signification en eux-mêmes. S’agissant des recettes, la variabilité d’un mois sur l’autre n’est pas forcément lisible tout de suite : elle ne peut pas nécessairement être analysée. C’est lorsque des tendances se confirment sur plusieurs mois qu’on peut vraiment être certain de l’existence d’une amélioration ou au contraire d’une dégradation des recettes.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je vous remercie. Vous confirmez donc que les ministres ont une information mensuelle sur l’exécution budgétaire.

Lors de son audition par le Sénat, le 7 novembre, Bruno Le Maire a contesté la trajectoire suivie par le gouvernement, qui a conduit à fixer le déficit à 6,1 % du PIB. Il a estimé que le déficit aurait dû être de 5,5 %. Un accroissement aussi important en trois mois est-il crédible ?

Mme Mélanie Joder. Comme je l’ai indiqué, une dégradation très substantielle de l’estimation du solde s’est produite entre le dépôt du programme de stabilité et celui du PLF pour 2025, en lien avec plusieurs facteurs, certains macroéconomiques – la croissance et l’inflation –, et d’autres vraisemblablement externes, peut-être en partie liés, aussi, à un changement de l’environnement économique, donc à la pertinence de nos modèles – mais des travaux sont en cours à ce sujet dans l’ensemble des administrations de Bercy.

Mme Estelle Mercier (SOC). Bruno Le Maire a affirmé, lors de la même audition, qu’il ne prenait pas les décisions finales concernant les arbitrages budgétaires. Cette affirmation m’a tout de même surprise. Pouvez-vous nous dire à qui incombent ces arbitrages ? Si ce n’est pas au ministre de l’économie, est-ce aux services ?

Mme Mélanie Joder. Il faut distinguer les recettes et les dépenses.

S’agissant des recettes fiscales, ce sont bien les directions qui, de manière indépendante, et sans intervention de la part des ministres ni de leur cabinet – vos propos sont tout à fait exacts –, font des prévisions techniques sur les encaissements, dans le cadre d’une définition de la croissance qui est arrêtée avec le ministre. S’ajoutent à cela des mesures nouvelles, correspondant à des dispositions fiscales qui sont, bien entendu, choisies par les ministres. Il faut vraiment faire une différence entre ce qu’on peut appeler une tendance d’encaissement des recettes et les mesures nouvelles décidées par le pouvoir politique, ce qui est bien normal.

Pour ce qui est des dépenses, de la même manière, les différentes directions proposent un tendanciel qui, généralement, n’est pas remis en cause techniquement, parce que c’est précisément un travail simplement technique qui a lieu entre les ministères et la direction du budget. Il faut ensuite prendre en compte des mesures nouvelles qui sont éventuellement à financer si un ministère veut mettre en place une nouvelle politique publique, ainsi que des mesures d’économies. Ces éléments correspondent à des choix et font l’objet d’arbitrages interministériels : ils sont à la main du gouvernement.

Mme Estelle Mercier (SOC). Donc des ministres.

Vous avez parlé des collectivités territoriales. Je suis très curieuse de savoir comment sont faites les estimations concernant leurs dépenses, notamment pour 2024. Nous savions que les collectivités avaient subi, dès 2022 et 2023, des taux d’inflation très élevés, pour leurs dépenses de fonctionnement, mais pas seulement. L’inflation était de presque 12 % pour le « panier du maire » et de quasiment de 15 % pour les marchés et les travaux d’investissement ou encore les matériels. Vous avez parlé de dérapage, mais comment pouvait-on ne pas prévoir, en 2024, que les montants des dépenses des collectivités locales, en fonctionnement et en investissement, allaient augmenter, non en volume mais en valeur ?

Mme Mélanie Joder. Nous avions prévu une accélération des dépenses des collectivités locales, malgré une légère baisse par rapport au niveau de l’inflation. C’est l’ampleur de l’accélération qui n’a pas totalement correspondu aux estimations. Ces estimations – mon collègue de la direction générale du Trésor pourra vous l’expliquer plus précisément –reposent, d’une part, sur le positionnement dans le cycle d’investissement des collectivités locales et, d’autre part, pour les dépenses de fonctionnement, sur un modèle de prévision, puis sur des remontées mensuelles relatives à l’exécution des dépenses qui permettent d’affiner la prévision au fil de l’année.

Mme Véronique Louwagie (DR). Je reviens sur les écarts par rapport aux prévisions en ce qui concerne les encaissements en 2023. Vous avez répondu que vous aviez des indications à partir du mois d’octobre de cette année-là. Nous examinions alors le projet de loi de finances pour 2024 : l’idée de modifier les hypothèses de construction de ce budget est-elle apparue ?

Mme Mélanie Joder. Si nous avions de toutes premières tendances en octobre, nous n’avons vraiment pu constater une évolution qu’en novembre et en décembre. La première alerte est remontée au ministre par une note du 7 décembre 2023. Nous nous sommes d’abord posé une question pour l’année en cours, mais le PLFG était déjà adopté par le Parlement et il n’était donc plus possible de corriger les éléments concernant les recettes. Par ailleurs, nous n’avions pas encore, en décembre, de chiffres concernant l’impact sur les prévisions de recettes en 2024. Ces éléments ont fait l’objet d’une analyse au début de l’année suivante dans le cadre des travaux de la direction générale du Trésor sur le budget économique d’hiver. Nous ne disposions pas, au mois de décembre 2023, d’évaluations suffisamment robustes sur l’impact des moindres encaissements en 2024. C’est pour cette raison que le PLF n’a pas été amendé. Nous avions d’ailleurs recommandé au ministre de ne pas tenir compte de cette question à ce stade.

Mme Véronique Louwagie (DR). Si je comprends bien, vous n’aviez pas suffisamment d’éléments et vous n’avez donc pas pris en compte les diminutions de recettes à la fin de l’année 2023. Avez-vous ou non formulé auprès du ministre une hypothèse consistant à modifier, à ce stade, la LFI pour 2024 ? Il serait intéressant d’avoir une réponse précise.

Mme Mélanie Joder. Non, nous n’avons pas fait cette proposition, car nous n’avions pas de chiffrage de l’impact en 2024.

Mme Véronique Louwagie (DR). Je reviens sur le dynamisme des dépenses de fonctionnement. Vous n’aviez plus, dites-vous, d’instrument de pilotage. Il est vrai, néanmoins, que certaines décisions ont eu un impact sur les dépenses des collectivités territoriales, comme l’augmentation, de 1,5 %, de la valeur du point d’indice au 1er juillet 2023 ou d’autres évolutions, relatives aux dépenses sociales des départements, par exemple en matière d’AAH – allocation aux adultes handicapés – et de mineurs non accompagnés, ainsi que la prime Ségur. Avez-vous pu mesurer globalement l’impact de l’évolution de ces dépenses liées à des décisions prises au niveau de l’État ?

Mme Mélanie Joder. Ces éléments liés aux mesures nouvelles sont globalement pris en compte dans l’estimation de la dynamique de la dépense locale, mais je ne sais pas vous répondre plus précisément car ce n’est pas ma direction qui fait les prévisions dans ce domaine.

Mme Véronique Louwagie (DR). Vous avez indiqué, dans votre propos liminaire, que vous étiez préoccupée par les écarts constatés. On peut comprendre qu’il en existe, car faire des prévisions est très difficile ; mais quelles sont les pistes d’amélioration ? Quels outils pouvez-vous utiliser ? Par ailleurs, peut-on corriger plus tôt les prévisions ?

J’aimerais également avoir votre avis sur l’impact du cinquième acompte d’impôt sur les sociétés, qui pose à chaque fois une difficulté en matière de variabilité. On sait que les entreprises procèdent à des ajustements. Aurait-on intérêt à modifier le dispositif ?

Mme Mélanie Joder. Tant que la législation restera inchangée, l’incertitude sur l’impact du cinquième acompte sera très forte jusqu’au début de l’année suivante. C’est inhérent à la mécanique de cet impôt. Faut-il le faire évoluer ? La décision ne m’appartient pas, mais c’est effectivement une option. Il serait également possible, sans le faire évoluer, de renforcer les obligations déclaratives des entreprises suffisamment en amont. D’un autre côté, cela créerait des contraintes supplémentaires. Il faudrait vraiment peser les avantages et les inconvénients.

Nous sommes en train de travailler sur une amélioration des prévisions. Mon propos ne consistait pas à dire que tout était parfait et que rien ne pouvait être amélioré. Des travaux sont au contraire en cours. Une mission de l’Inspection générale des finances formulera des recommandations et des économistes nous aident, dans le cadre d’un comité scientifique, à questionner la manière dont nous travaillons et éventuellement les modèles de prévision. Nous examinerons toutes les propositions avec beaucoup d’attention, pour essayer de les mettre en œuvre le plus rapidement possible.

La direction du budget ne fait pas de prévisions, comme je l’ai expliqué, mais elle est responsable de l’assemblage du tout et de sa présentation au Parlement. Nous serons aussi très attentifs à toutes les propositions qui permettront d’améliorer la transparence et la contestabilité de nos prévisions. Il faut accepter de rendre publiques nos données, ou en tout cas certaines d’entre elles, afin que le monde universitaire, le monde de la recherche, notamment, puisse travailler sur elles et qu’un dialogue soit possible avec ces acteurs – pour l’instant, il n’est objectivement pas très fourni. Des améliorations sont possibles dans ce domaine.

M. le président Éric Coquerel. S’agissant de la LFI pour 2024, vous dites que vous n’aviez pas, fin 2023, de prévisions pour l’année suivante. Vous en aviez néanmoins pour 2023. Les notes de service de Bercy faisaient état, le 30 octobre, d’une alerte sur un fort risque de dégradation des recettes d’IR et de TVA ; le 27 novembre, d’une confirmation de probables moins-values ; le 1er décembre, de premières remontées sur la TVA de novembre toujours mauvaises et d’un risque que les recettes d’IS soient plus faibles que prévu ; le 7 décembre, d’une première évaluation du déficit supérieure aux estimations antérieures ; le 13 décembre, enfin, une note des ministres à la première ministre précisait qu’une partie des moins‑values de recettes fiscales prévues pour 2023 aurait également une répercussion sur 2024.

À partir du moment où vous vous aperceviez que les prévisions pour 2023 étaient optimistes par rapport à ce qui était en train de se dessiner, n’étiez-vous pas en mesure de vous dire, alors que nous étions en train de discuter de la loi de finances, que la même chose risquait de se passer en 2024 ?

Mme Mélanie Joder. J’insiste sur un point qui peut paraître un détail mais qui me paraît important : la prévision n’était pas optimiste ; une dégradation relativement rapide et inattendue de l’environnement macroéconomique en fin d’année s’est produite et elle a abouti à une détérioration en matière d’encaissement des recettes. Cela a porté à notre connaissance le fait que des risques importants pesaient sur 2024. Je ne peux pas dire que nous ne le savions pas : il était assez évident qu’il y aurait un impact sur 2024 mais, en vue de pouvoir déposer des amendements au PLF pour 2024, il aurait fallu être en mesure de quantifier précisément l’effet. On ne peut pas simplement dire à l’Assemblée ou au Sénat qu’il existe un risque et que l’environnement va évoluer ; encore faut-il être capable de l’évaluer, recette fiscale par recette fiscale. Ce travail sur l’année 2024 n’avait pas encore été conduit par les différentes directions de Bercy et c’est pourquoi le PLF n’a pas été amendé en décembre 2024.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Merci pour tous les éléments que vous avez présentés, dans votre propos liminaire comme dans vos différentes réponses. Nous arrivons déjà à mieux cerner les caractéristiques des variations qui ont été constatées, aussi bien pour les recettes que pour les dépenses, et qui expliquent la dégradation continue de la situation budgétaire. Nous comprenons qu’une situation imprévue, c’est-à-dire un événement qui se produit soudainement et de manière inattendue, ne fait pas l’objet d’une planification opérationnelle. Ce qui nous a frappés, en revanche, c’est qu’alors qu’il était perceptible que la situation se dégradait, on a peut-être laissé filer les choses, si vous me permettez cette expression. Vous avez dit qu’il était difficile de quantifier le risque. De quelle façon avez-vous donné l’alerte, tout en gardant un équilibre avec la prudence nécessaire et peut-être aussi compte tenu de l’impossibilité dans laquelle vous étiez de proposer des solutions ?

Mme Mélanie Joder. Au moment où les alertes sur les recettes sont remontées, au début du mois de décembre 2023, vers le 7, les possibilités d’action sur l’année en cours étaient de fait extrêmement réduites. Nous étions à deux semaines, environ, de la date de la fin de gestion pour le budget de l’État : il était quasiment impossible d’intervenir pour freiner la dépense. Nous allons néanmoins essayer de le faire en pilotant un peu à la baisse certains crédits ministériels, mais nous n’avions plus vraiment de moyens de ralentir davantage la dépense. Nous avons bien adressé des alertes par différentes notes, qui sont remontées, et nous avons ensuite conduit des travaux au début de l’année 2024 avec les différentes directions de Bercy pour affiner le chiffrage de la dégradation des recettes et en tirer les conséquences. C’est dans le cadre du début de gestion que de premières mesures ont été prises, dès le mois de février.

M. Didier Padey (Dem). Utilisez-vous l’intelligence artificielle pour vos prévisions ? Je pense que vous avez un peu perdu confiance en elles : qu’avez-vous prévu pour éviter que la situation se reproduise en 2025 ? Les indicateurs ne sont pas très bons et je n’ai pas l’impression que vous ayez réglé le problème.

Mme Mélanie Joder. Cette crise de confiance nous interpelle effectivement. Nous menons en ce moment des travaux approfondis pour essayer d’améliorer la qualité des prévisions au sein des directions. Des propositions sont en cours d’élaboration avec l’IGF et un comité scientifique. Elles doivent déboucher sur un plan d’action précis que nous souhaitons mettre en œuvre dès 2025.

Quant à l’intelligence artificielle, je ne sais pas répondre en ce qui concerne les modèles de prévision – il faudra poser la question aux prévisionnistes de Bercy, que vous pourrez auditionner. Nous faisons, pour notre part, pas mal de travaux à la direction du budget pour essayer d’utiliser l’intelligence artificielle à d’autres fins. Nous l’utilisons, par exemple, pendant le débat parlementaire pour classer les amendements que vous proposez, pour les trier rapidement par domaines de politiques publiques. Nous employons des modèles d’intelligence artificielle afin de répartir très rapidement les amendements entre les bureaux, qui sont organisés politique publique par politique publique au sein de la direction du budget, et de préparer des réponses pour le dossier du ministre, qui doit être constitué dans des délais très serrés. Cela nous fait beaucoup gagner en efficacité et en productivité, mais cela ne concerne pas directement les évaluations de recettes.

Mme Félicie Gérard (HOR). Le groupe Horizons & indépendants salue la création de cette commission d’enquête qui répond à une exigence de transparence et de clarification des écarts significatifs observés entre les prévisions fiscales et budgétaires et la réalité des recettes ces dernières années. Cette commission d’enquête, qui entre pleinement dans la mission de contrôle incombant aux parlementaires, permettra de mieux comprendre et surtout de mieux prévenir de telles fluctuations dans le cadre de nos travaux budgétaires en cours et futurs.

Nous le savons tous, la situation budgétaire actuelle est très dégradée. L’incapacité de prévoir de manière précise les recettes remet évidemment en cause l’équilibre des lois de finances et fait peser un risque important d’aggravation du déficit et de la dette de l’État. Nos modèles de prévision sont a priori obsolètes. Compte tenu de votre analyse des deux dernières années, quelles modifications précises doivent être apportées au modèle de prévision des recettes de l’État pour limiter les aléas ?

Mme Mélanie Joder. Comme je l’ai indiqué, la direction du budget ne fait pas, elle-même, de prévisions. Elle assure surtout la synthèse et la bonne organisation du processus de prévision des recettes. Nous coordonnons les travaux de nos collègues des autres directions de Bercy pour la préparation du PLF. Je ne puis donc répondre exactement au sujet des modèles de prévision, mais nous sommes très attachés à la transparence de tout ce que nous produisons, à la très bonne information du Parlement et, plus largement, des citoyens, ainsi qu’à la contestabilité de nos modèles de prévision. C’est pour cela que nous avons fait beaucoup d’efforts, au cours des dernières années et des derniers mois, pour mettre davantage de données en ligne, notamment des données publiques issues de la documentation budgétaire, dans des formats réutilisables par des chercheurs ou des étudiants, et qui permettent d’organiser des travaux sur nos propres missions.

Mme Félicie Gérard (HOR). Je n’ai pas de doutes sur votre transparence, mais il n’y aurait donc aucune amélioration possible pour les prévisions.

Mme Mélanie Joder. Si : je ne suis pas en train de dire qu’il n’existe pas d’améliorations possibles. Les résultats montrent, par ailleurs, qu’elles sont nécessaires, nous ne le contestons pas du tout. Des travaux sont en cours au sein des directions de Bercy, notamment une mission de l’Inspection générale des finances qui formulera des propositions pour améliorer le processus de prévision des recettes fiscales. Un comité scientifique composé de neuf économistes très qualifiés dans ce domaine nous aidera par ailleurs à formuler des propositions que nous souhaitons mettre en œuvre rapidement. L’objectif est bien d’améliorer la qualité des modèles de prévision, donc, in fine, la qualité de la prévision.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question porte sur le cadrage macroéconomique. Quelle est l’influence de la direction du budget sur les choix en la matière, qui en principe remontent au cabinet ? Avez-vous eu une influence, tant en 2023 qu’en 2024 ?

Mme Mélanie Joder. La direction du budget n’a aucune influence dans ce domaine. Le cadrage macroéconomique est proposé par la direction générale du Trésor et arrêté par les ministres.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Nous avons eu ce matin les dernières estimations pour les différents blocs – administrations publiques centrales, administrations publiques locales et administrations de sécurité sociale.

S’agissant des administrations de sécurité sociale, on constate en 2024 un dérapage de 15 milliards par rapport au programme de stabilité et une augmentation de 38 milliards par rapport à 2023. Quel a été le rôle joué par la direction du budget ?

Pour ce qui est des collectivités locales, contrairement à ce que nous ont expliqué les ministres, le dérapage n’est pas de 16 milliards d’euros, mais de 10 milliards par rapport à des hypothèses fantaisistes qui consistaient à prévoir que les dépenses de fonctionnement des collectivités n’augmenteraient pas de plus de 1,8 % en 2024. Avez-vous eu une influence sur le choix de cette prévision de 1,8 % ? On était, vous l’avez évoqué, à 2,3 %, mais le gouvernement a dit qu’il prendrait comme hypothèse 1,8 %. Quant à l’investissement, l’hypothèse retenue était de 7,8 %. Nous en sommes non pas à 15 %, comme on nous l’a expliqué, mais, selon les dernières statistiques, à 9,9 %. Cela signifie un dérapage de 10 milliards par rapport à des prévisions totalement irréalistes, et de 3 ou 4 milliards, pas plus, par rapport à des hypothèses réalistes.

Reste l’État. On nous dit que la direction du budget a bien tenu les dépenses publiques. Or elles sont de 655 milliards d’euros au lieu de 639 milliards dans le programme de stabilité, soit 15 milliards supplémentaires – et 8 milliards de plus par rapport à l’année précédente. Pouvez-vous nous donner des explications sur le dérapage du côté des dépenses ?

Mme Mélanie Joder. Le bureau des comptes sociaux de la direction du budget travaille sur la dépense sociale en partenariat avec la direction de la sécurité sociale (DSS) du ministère chargé des affaires sociales. Il a pour rôle de faire une prévision générale et d’apporter des idées complémentaires d’économies dans le processus d’arbitrage qui aboutit au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), comme le font la direction de la sécurité sociale et les autres directions du ministère des affaires sociales.

La dépense supplémentaire est effectivement importante par rapport au programme de stabilité. Elle est en partie liée à des dépenses supplémentaires de l’Ondam, mais également à d’autres sous-secteurs de la dépense des administrations de sécurité sociale (Asso), dont la pilotabilité est plus réduite que celle de l’Ondam.

En ce qui concerne les collectivités territoriales, je ne qualifierais pas l’hypothèse de fantaisiste mais plutôt de volontariste. Nous sommes restés sur l’hypothèse de la loi de programmation des finances publiques, c’est-à-dire celle d’une inflation minorée de 0,5 %, en estimant que les collectivités territoriales devaient participer à l’effort collectif de redressement des comptes publics, qui ne peut être uniquement fait par l’État car sa dépense a déjà été pas mal resserrée. Je suis persuadée que nous devons partager les efforts entre les différents sous-secteurs, y compris les collectivités territoriales.

Nous n’avons toutefois pas réellement d’instrument de pilotage en dehors d’un dialogue général. Le premier ministre avait réuni le Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL) pour associer les associations d’élus au pilotage des finances publiques et dialoguer avec eux. Dans ce cadre, la direction du budget a notamment pour mission de proposer aux ministres différents leviers de pilotage. Nous avons ainsi proposé dans le cadre de la préparation du PLF pour 2025 toute une palette d’instruments de différente nature : des instruments contractuels, des instruments portant sur les versements de l’État aux collectivités territoriales et des instruments de modération de la dépense. Plusieurs de ces mesures ont été introduites au moment du dépôt du PLF pour 2025.

En ce qui concerne l’État, les chiffres auxquels vous faites référence ne sont pas ceux que je mentionnais sur le périmètre des dépenses de l’État : ils portent sur l’ensemble des dépenses de l’État, notamment celles des organismes divers d’administration centrale (Odac). Le dynamisme de ces dépenses s’explique par des remboursements et des dégrèvements, par l’accroissement de la charge de la dette au cours des deux dernières années lié à l’inflation en 2022 et 2023 et à l’effet de la hausse sensible des taux. Les chiffres que j’ai mentionnés concernaient la part pilotable des dépenses de l’État.

M. Charles de Courson, rapporteur général. L’évolution mensuelle des trois principaux impôts pour l’année 2024 – je n’ai pas trouvé celle concernant 2023 – montre que le dérapage de la TVA par rapport à vos prévisions annualisées commence dès la mi-janvier et se poursuit de façon constante. Vous avez annoncé avoir constaté un écart de 1,4 milliard d’euros par rapport aux prévisions, soit un total de 6 milliards en moins pour un impôt qui rapporte un peu plus de 200 milliards.

On constate sur ce même document le décrochage de l’impôt sur le revenu à partir de juillet, qui se poursuit lui aussi de façon constante après cette date.

Pour l’impôt sur les sociétés (IS), ce n’est plus un décrochage, c’est un plongeon ! Un écart considérable entre vos prévisions des acomptes et la réalisation peut être observé dès le mois de juillet. Son estimation pour 2024 est 74 milliards d’euros alors que le produit pour 2023 a été de 58 milliards. Comment, alors que le bénéfice des entreprises n’augmente pas, un tel produit peut-il être prévu ? Quel est votre rôle dans ces prévisions ? Aux dernières nouvelles, le produit pour 2024 devrait s’établir aux alentours de 57 milliards.

Mme Mélanie Joder. Les informations que je vous ai données sur la TVA sont à jour à la fin octobre. Elles n’ont pas nécessairement de conséquences sur les mois de novembre et décembre et il ne faut donc pas reproduire le chiffre de moins-value pour ces mois puisque des variations mensuelles sont possibles.

Si les chiffres que vous mentionnez sont issus de la situation mensuelle budgétaire, il est logique de constater un écart puisque celle-ci est évaluée par rapport à la situation de l’année précédente et non par rapport à un profil d’encaissement. Je me permets d’insister : tout dépend de la référence, car les profils sont actualisés à chaque fois que le gouvernement présente un texte à l’Assemblée nationale.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce document a été adressé au président de la commission et au rapporteur général.

Mme Mélanie Joder. Ce sont des encaissements effectivement constatés par rapport à l’année précédente, il y a donc une dynamique.

Je ne puis vous répondre sur l’IS, car nous ne faisons pas de prévisions en propre, ni sur l’IS, ni sur les autres recettes. Nous nous contentons de coordonner le processus de prévision au sein de Bercy.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous avez dit ne pas disposer de suffisamment d’éléments en octobre 2023 pour pouvoir faire des propositions de modification du projet de loi de finances pour 2024, mais vous en avez fait pour le décret d’annulation de 10 milliards. Que s’est-il passé, entre le mois de novembre 2023 et le mois de janvier 2024, pour que vous disposiez d’informations en février 2024 vous permettant de faire des préconisations pour le décret d’annulation de 10 milliards ?

Mme Mélanie Joder. Des travaux ont été conduits par les directions de Bercy en début d’année 2024 pour effectuer des prévisions de recettes sur l’année 2024. C’est dans le cadre de ces travaux, notamment ceux conduits par la direction générale du Trésor dans le budget économique d’hiver, que nous avons pu fournir au ministre des estimations de détérioration des recettes fiscales. C’est bien en février que cela s’est passé.

Notre pilotage est en principe séparé pour les dépenses et les recettes. Par conséquent, même si la détérioration des recettes n’est pas complètement quantifiée et finalisée, nous pouvons prendre indépendamment des mesures en dépense. Généralement, nous ne faisons pas de lien direct entre les deux, sauf quand nous devons réagir dans l’urgence, comme cela a été fait en 2024. Nous sommes plus attachés aux soldes structurels que nous ne l’avons été encore récemment.

La décision de freiner la dépense à hauteur de 10 milliards d’euros a été prise dans le cadre d’un contexte de dégradation à la fois de l’hypothèse de croissance et des encaissements de recettes, mais sans nécessairement de lien direct avec les chiffres des recettes.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La note que vous avez produite doit être consolidée, puisque vous nous avez dit ne pas faire de prévisions pour l’IS ; mais avec quelles directions ? Celles du Trésor et des finances publiques ? Qui donc a fait cette note consolidée d’alerte que vous ne pouviez pas faire en décembre et que vous avez faite en janvier pour le mois de février ?

Mme Mélanie Joder. Différentes notes remontent au ministre en début d’année. Nous avons produit, au mois de janvier avec nos collègues de la DGFIP, une évaluation du solde budgétaire 2023. Par ailleurs, la DGFIP, indépendamment de la direction du budget, remonte des estimations mensuelles sur les encaissements de recettes. Il y avait donc bien des informations supplémentaires en début d’année 2024, mais elles n’étaient pas produites directement par la direction du budget.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Si j’ai bien compris, il n’y a pas eu de note consolidée, mais une note de la direction du budget, une autre de la DGFIP et, probablement, une de la direction du Trésor. Il serait intéressant que ces notes nous soient communiquées.

Mme Mélanie Joder. La note de nos collègues de la direction générale du Trésor sur le budget économique d’hiver est remontée au ministre le 16 février. Ils l’ont transmise dans le cadre de la commission d’enquête. Il s’agit bien d’une note consolidée sur l’ensemble des administrations publiques avec une prévision de déficit. Elle est la référence pour cette période car elle donne les informations les plus complètes.

M. le président Éric Coquerel. La communication en a en effet été faite aux rapporteurs et au président.

Mme Christine Arrighi (EcoS). C’est donc à partir de cette note que la décision d’annulation des crédits a été prise. Selon quels critères et quelles modalités la direction du budget a-t-elle pris part aux arbitrages du décret d’annulation de février puis du surgel de l’autonome ?

Mme Mélanie Joder. Il faut distinguer la décision de prendre le décret d’annulation et les modalités de sa mise en œuvre. La direction du budget a participé à ces deux étapes.

Lors de la première étape, plusieurs réunions avec les ministres et leur cabinet ont été tenues pour décider du volume des annulations et du vecteur. Les ministres ont ensuite demandé à la direction du budget de préparer un décret d’annulation.

L’annulation de 10 milliards d’euros de crédits, deuxième étape, s’est faite sur la base des propositions de la direction du budget, mais aussi sur la base d’arbitrages interministériels, puisque le décret concernait les crédits de différents ministères. Certaines annulations étaient ciblées sur des volumes de dépenses – aide publique au développement ou MaPrimeRénov’, par exemple. Elles ont été complétées par des annulations transversales proportionnelles aux crédits des ministères, ce qu’on appelle un « rabot » : une proportion équivalente de crédits des ministères est annulée, sauf ceux qui concernent les dépenses obligatoires et les dépenses de personnel.

Lors d’une troisième étape, la direction du budget a fait un travail très fin avec les bureaux sectoriels et le réseau de contrôle rattaché à la direction pour identifier précisément, avec chaque ministère, les dépenses à annuler. Le décret doit en effet être mise en œuvre tout en s’assurant de la soutenabilité de la dépense. Notre rôle est alors très important pour éviter qu’un besoin en fin d’année oblige à rouvrir les crédits annulés dans la même quantité. L’annulation doit être efficace : elle doit être réalisable et soutenable pour les ministères.

Mme Christine Arrighi (EcoS). J’imagine que vous avez fait une note de préconisation pour ces annulations de crédit.

Comment expliquez-vous le surgel à l’automne ?

Mme Mélanie Joder. Nous avons effectivement transmis au ministre une note sur le projet de décret d’annulation. Nous avons ensuite travaillé sur la mise en œuvre sous la forme de travaux au cas par cas avec chaque ministère.

Pourquoi le décret a-t-il été insuffisant ? Le volume des reports entrants sur la gestion de 2024 était assez important, puisqu’il était d’environ 19 milliards d’euros avec une prévision de consommation d’une dizaine de milliards.

De manière globale et en pied de colonne, le décret d’annulation de février a compensé l’effet des reports entrants. Pour freiner encore davantage la dépense, comme cela s’est avéré nécessaire à partir du printemps, il a fallu prendre des mesures complémentaires, avec notamment le surgel et les plafonds de dépenses qui ont été notifiés au mois de juillet.

M. Gérault Verny (UDR). Le produit de l’IS est assez prévisible en raison de son mode de collecte qui impose le dépôt des liasses fiscales début mai pour les versions papier et le 18 mai pour les versions numériques. Dans ces conditions, l’écart colossal de 14 milliards d’euros observé par M. de Courson n’aurait-il pas dû être anticipé dès le mois de mai ?

Mme Mélanie Joder. Les prévisions du produit de l’IS se heurtent à une difficulté : le cinquième acompte net de l’autolimitation est estimé par les entreprises en fin d’année mais les encaissements sont constatés au printemps de l’année suivante. L’effet joue donc à n-1. Il y a une assez forte variabilité puisque les prévisions dépendent des comportements d’anticipation des entreprises, qui peuvent être beaucoup plus volatils que la situation réelle de l’économie nationale.

M. Gérault Verny (UDR). Permettez-moi d’insister, car les recettes constatées dans les liasses et qui seront versées en 2024 concernent l’activité de 2023.

Mme Mélanie Joder. Je ne peux malheureusement pas vous répondre en détail sur l’IS. Je vous invite à poser vos questions à ma collègue de la direction générale des finances publiques.

M. Gérault Verny (UDR). Je vais reformuler. Les entreprises déposent leurs liasses au mois de mai pour l’exercice de l’année antérieure, en tout cas celles dont l’exercice est clôturé le 31 décembre, soit la grande majorité. Vous disposiez donc dès le mois de mai 2024 d’une photographie très claire des recettes.

Mme Mélanie Joder. Certes, mais pour l’année 2023. Il y a donc un décalage d’un an, ce qui complique les choses.

M. Gérault Verny (UDR). La prévision de recettes de 72 milliards d’euros concerne l’activité de 2023.

Mme Mélanie Joder. La prévision du projet de loi de finances initiale pour 2024 était de 72 milliards d’euros. Elle a été révisée par le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 à 57,7 milliards d’euros et par le projet de loi de finances pour 2025 à 56,2 milliards d’euros.

M. Gérault Verny (UDR). Au mois de mai – donc juste avant la dissolution et en pleine campagne pour les élections européennes –, Bercy savait de manière très précise qu’il y avait un écart de perception de l’IS de 14 milliards d’euros, ce qui aurait dû, au moins, générer une information sur l’état réel des finances publiques.

Mme Mélanie Joder. L’information sur la détérioration des recettes de l’année 2024 a été donnée bien avant au ministre. Des estimations ont été faites dès le mois de février. Elles ont été reportées dans le programme de stabilité. La révision a bien été prise en compte au regard de l’analyse des liasses fiscales du printemps.

M. Gérault Verny (UDR). En juin, le Rassemblement national a demandé un audit des comptes pour évaluer la sincérité des chiffres de Bercy. Estimez-vous que toutes les informations avaient alors été données en amont ?

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le programme de stabilité intègre, sauf erreur, une dégradation des recettes à hauteur de 30 milliards d’euros. Sa présentation a eu lieu en avril et les informations ont été transmises au Parlement.

Mme Mélanie Joder. Je le confirme. La révision à la baisse très substantielle faite au moment du programme de stabilité a bien pris en compte l’ensemble des informations disponibles à cette date.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

Cet été, le gouvernement avait estimé que les finances des collectivités territoriales aggraveraient le déficit public à hauteur de 16 milliards d’euros. D’après les chiffres qui nous ont été donnés, ce serait 10 milliards au plus, vraisemblablement moins. Qu’est-ce qui, selon vous, a conduit à une telle annonce sur un chiffre bien commode pour expliquer le décrochage ?

Mme Mélanie Joder. Nos analyses sur les collectivités territoriales portent sur des chiffres issus d’une remontée mensuelle de la direction générale des finances publiques. Ces chiffres, qui donnent l’état des comptes au mois le mois, sont fournis par les comptables publics qui enregistrent les comptes des collectivités locales. Les variations peuvent être assez fortes d’un mois à l’autre. La dégradation était effectivement de 16 milliards d’euros au mois de juillet. Elle a été ramenée à 13 milliards d’euros. L’écart est donc plutôt à la baisse, mais je suis incapable de vous dire sur quels chiffres nous allons atterrir à la toute fin de l’année. Cela fait partie des postes sur lesquels l’incertitude demeure jusqu’à la clôture des comptes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je m’intéresse aux dépenses structurelles. Entre 2010 et 2020, la charge de la dette a été divisée par deux, avec une baisse de 20 milliards d’euros, malgré une hausse du stock d’endettement, de près de 800 milliards d’euros. C’est l’inverse qui se passe à partir de 2020, avec un stock de dette qui augmente de près de 400 milliards d’euros et une charge de la dette qui augmente de 20 milliards d’euros. La charge de la dette passe structurellement d’environ 30 milliards d’euros à environ 60 milliards d’euros et ce changement est uniquement lié aux politiques de la Banque centrale européenne (BCE).

Ce changement, qui n’est pas exceptionnel, ne semble pas avoir été anticipé. Un dispositif de sortie des taux favorables de la BCE existait-il à Bercy ?

Mme Mélanie Joder. Nous avons connu dans les années 2010 un phénomène de croisement entre le volume de la dette et la charge de la dette, qui était en baisse. La charge de la dette a très sensiblement augmenté à partir de 2020 en raison de l’impact de l’inflation sur les obligations assimilables du Trésor indexées sur l’inflation (OATI) et, de façon plus générale et plus durable, de la hausse des taux. Ces éléments ont bien été pris en compte dans les prévisions du gouvernement.

Nous nous efforçons, à la direction du budget, de piloter les dépenses indépendamment de la charge de la dette. Nous fixons un périmètre des dépenses de l’État, tel qu’il est défini dans la loi de programmation des finances publiques. Il laisse la charge de la dette à l’écart, mais elle fait l’objet d’évaluations pour les dépenses en comptabilité nationale. Il nous semble important de pouvoir piloter la dépense, pour la stabiliser ou la baisser, sans tenir compte de la charge de la dette afin d’éviter tant des effets d’aubaine qui pourraient être recyclés en cas de baisse des taux qu’une pression à la baisse des dépenses de l’État, qui serait insoutenable en période de hausse des taux.

Nous conservons donc cet instrument de pilotage indépendamment de la charge de la dette, mais nous sommes évidemment aussi préoccupés par la hausse des volumes de charge de la dette, qui pèsent sur la dépense publique en général.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Excusez-moi, mais tout cela, c’est du blabla. Ma question était de savoir si un dispositif de sortie des taux bas de la BCE existait.

Vous dites que ces éléments ont été « pris en compte » par le gouvernement. Que voulez-vous dire par « prendre en compte », quand les rapports de la Cour des comptes indiquent systématiquement que, sur les trois années au cours desquelles les taux ont remonté et la charge de la dette a augmenté, il n’y a pas eu d’économies structurelles ?

Mme Mélanie Joder. À aucun moment l’hypothèse d’une sortie des taux de la BCE, donc de la zone euro, n’a été émise.

Dans chaque projet de loi de finances, une projection pluriannuelle sur l’évolution de la charge de la dette est faite par l’Agence France Trésor. Ces éléments sont notamment présentés dans le rapport économique, social et financier. La prévisibilité est donc très forte. Les projections peuvent évidemment varier en fonction de l’évolution des taux, mais des simulations de hausse des taux avec des scénarios chocs où la hausse est plus importante que celle anticipée par le gouvernement sont réalisées. C’est un des rares domaines dans lequel le gouvernement réalise des sortes de stress tests pour évaluer l’évolution de la charge de la dette. Nous avons donc bien pris en compte ces éléments, qui font partie du processus de prévision.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne vois pas en quoi il y a des économies structurelles à mesure de la hausse de la charge de la dette. L’augmentation exceptionnelle des taux indexés sur l’inflation ne pouvait être anticipée puisqu’aucun de vos modèles n’avait prévu l’hyperinflation que nous avons connue.

Comment expliquez-vous la hausse considérable, à peu près du même montant, de l’endettement à court terme ?

Mme Mélanie Joder. La politique d’émission de la France est fixée par l’Agence France Trésor, qui effectue des projections pour les émissions à court, moyen et long terme. Je vous invite à poser votre question au directeur de l’Agence France Trésor, car elle n’entre pas dans mon périmètre de compétence.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avez-vous considéré que la baisse des charges de la contribution au service public de l’électricité (CSPE) due à la crise de l’énergie était exceptionnelle ? Avez-vous prévu le rétablissement très rapide, en seulement deux ans, de cette charge à hauteur de 6 milliards d’euros après qu’elle soit passée à quasiment zéro ?

Mme Mélanie Joder. C’est un élément important dans les prévisions de dépense. En effet, il peut beaucoup peser, lors d’une crise inflationniste, sur la hausse de la dépense mais il peut aussi conduire à des atténuations. Parallèlement, en retour, il peut provoquer une hausse du soutien de l’État aux énergies photovoltaïques, qui fonctionne en sens inverse.

Mme Véronique Louwagie (DR). L’écart de 1,4 milliard d’eureos des recettes de TVA pour 2024 par rapport aux prévisions nous a été communiqué il y a quelques jours. S’agit-il d’un écart que vous avez constaté à la fin du mois d’octobre ou d’une simulation jusqu’à la fin de l’année ? J’espère qu’il s’agit de la seconde hypothèse.

Mme Mélanie Joder. Cet écart de 1,4 milliard d’euros en comptabilité budgétaire – il est de 1 milliard en comptabilité nationale – concerne uniquement la TVA. Grâce à la plus-value des DMTG de 0,4 milliard d’eyris et à celle de l’impôt sur le revenu de 0,1 milliard d’euros, cette moins-value constatée représente une perte nette de l’ordre de 500 millions d’euros en comptabilité nationale.

Il s’agit bien d’une perte constatée à fin du mois d’octobre et pas d’une projection d’ici la fin de l’année. Nous avons donc souhaité être parfaitement transparents avec la représentation nationale, notamment au regard de ce qu’il s’est passé l’année dernière, et vous donner cette information dans le contexte de l’examen du projet de loi de finances de fin de gestion. Nous ne pouvons être certains que cette moins-value s’améliore ou se détériore d’ici à la fin de l’année. Nos meilleures projections pour la fin de l’année restent celles du projet de loi de finances de fin de gestion.

M. Matthias Renault (RN). Le 9 novembre 2023, Élisabeth Borne, alors première ministre, signait une lettre demandant aux inspections générales des affaires sociales et des finances d’évaluer la pertinence des différentes règles d’indexation des prestations afin de permettre de mettre en avant des économies chiffrées mobilisables pour les textes financiers pour 2025. Elle visait dans cette lettre l’impact budgétaire d’une désindexation des pensions de retraite et d’un certain nombre de prestations sociales dans la perspective de l’élaboration du budget pour 2025. Avez-vous eu connaissance de cette demande de mission ? Y avez-vous participé, directement ou indirectement ?

Mme Mélanie Joder. La direction du budget avait connaissance de cette demande de mission d’inspection. Nous avons été auditionnés et nous avons travaillé avec les inspecteurs missionnés par l’IGF et par l’Igas. Ces travaux ont été utilisés pour nos propositions d’économies pour le projet de loi de finances pour 2025.

M. Matthias Renault (RN). Avez-vous eu l’impression que ces travaux étaient menés dans la perspective d’une dégradation prévisible du déficit en 2023 ou de difficultés pour 2024, voire 2025 puisque cette année était citée dans le document ?

Mme Mélanie Joder. Les travaux de revue de dépenses et d’économies que nous faisons instruire par les inspections ne sont pas directement liés à la dégradation des revenus. Ce sont des travaux de fond que nous menons essentiellement sur le premier semestre de l’année. Ils visent à constituer une sorte de réserve de mesures économiques, que nous pouvons ensuite réutiliser dans les textes financiers, PLF et PLFSS. Il ne faut donc pas voir de corrélation entre ces travaux et toute autre revue de dépense et ce qu’il s’est passé sur les recettes. Nous pouvons utiliser, ou pas, les propositions formulées par les missions d’inspection.

M. Matthias Renault (RN). À votre connaissance, en novembre 2023, ni Bercy, ni la première ministre, ni le ministre de l’économie n’ont diligenté cette mission en vue d’une dégradation du déficit par rapport aux prévisions de la loi de finances initiale pour 2023 ?

Mme Mélanie Joder. Je ne sais pas vous dire précisément si, dans l’esprit de la première ministre, il y avait un lien direct ou indirect avec les prévisions de recettes. En revanche, à ce moment, il n’y avait pas de chiffrage précis sur la détérioration des recettes, simplement des signaux.

Les travaux sur la désindexation de certaines prestations sociales sont des travaux récurrents de la direction du budget et nous les menons depuis au moins une dizaine d’années. Ce n’est pas quelque chose de très original. De nombreux voisins européens, notamment le Portugal, ont redressé leurs finances publiques en utilisant très massivement ce levier. Ces travaux sont, à mon sens, assez indépendants de l’évolution des recettes.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Monsieur Verny, les acomptes de l’impôt sur les sociétés sont payés sur une année, mais le solde, établi par les liasses, n’est payé qu’en avril et mai de l’année suivante. Le problème est que le quatrième acompte, payé au mois de décembre, est une anticipation, optimiste ou pessimiste, faite par les entreprises elles-mêmes de leur profit, qui ne sera connu qu’à la fin de l’année. Le mois d’avril permet donc de connaître l’atterrissage du cinquième acompte, mais pas celui du quatrième, qui est une anticipation.

Ma question porte sur la modélisation de l’évolution des recettes de la TVA, de l’IS et de l’IR, qui n’est bien sûr pas linéaire. Sa granularité est-elle hebdomadaire ou mensuelle ?

Concernant la TVA, un écart a été mesuré dès le mois de décembre 2023. Il peut être vu comme une dérivée première puisqu’il signale que les prévisions pour 2024 ne seront pas réalisées. Il serait intéressant de déterminer à quel moment se fait le décrochage supplémentaire constaté en 2024, qui peut être vu comme une dérivée seconde. Je comprends que pour l’IR et l’IS, le décrochage se fait en juillet, ce qui peut expliquer l’écart significatif mesuré en septembre.

Mme Mélanie Joder. Je ne suis pas en mesure de vous répondre en détail, parce que ces questions relèvent du domaine de compétences de la direction générale des finances publiques. Nos collègues établissent bien des profils d’encaissement des principales recettes fiscales de l’État. Ils ne sont effectivement pas complètement linéaires puisque les encaissements dépendent des profils connus des années antérieures en fonction des échéances fiscales.

M. Fabien Di Filippo (DR). J’entends parler de modélisation et d’impossibilité d’effectuer des prévisions, mais je me souviens très bien d’une audition de Bruno Le Maire en juin 2023 devant notre commission. Nous étions plusieurs, de tous bords, à lui faire remarquer l’écart entre ses chiffres de prévision de croissance et les nôtres, issus de la plupart des organismes économiques compétents. Il y a un lien évident entre le niveau de croissance et les recettes fiscales et nous prévoyons donc que les recettes fiscales seront moins bonnes que prévu. M. Le Maire a pourtant affirmé devant nous, avec énormément d’aplomb, que son chiffre n’était pas du tout surévalué et qu’il n’y aurait pas de problème avec les recettes fiscales.

Je suppose que vous étiez au courant des prévisions de croissance différentes de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et d’autres organismes et que vous savez très bien que quelques dixièmes de point de croissance peuvent beaucoup jouer sur la dynamique des recettes fiscales. Qu’est-ce que le cabinet, l’administration et les politiques ont fait de ces écarts de prévision de croissance ?

Mme Mélanie Joder. La prévision de croissance, fixée quelques mois après cette audition pour le projet de loi de finances pour 2024, est proposée par la direction générale du Trésor en fonction du contexte macroéconomique et du contenu des mesures du projet de loi de finances et du projet de loi de financement de la sécurité sociale, en lien avec le ministre et son cabinet. L’hypothèse retenue par le gouvernement était à ce moment-là d’une croissance de 1,4 % en 2024. Elle était effectivement un peu plus élevée que celle du consensus des économistes – 0,8 % en septembre –, mais proche de la prévision de certains organismes, dont l’OCDE et la Commission européenne, avec 1,2 % et le FMI – Fonds monétaire international –, avec 1,3 %. Le HCFP a relevé ces écarts, mais n’a pas non plus considéré que l’hypothèse était fantaisiste. Cette prévision a été révisée en début d’année 2024 au regard de l’évolution des conditions économiques.

M. Fabien Di Filippo (DR). L’hypothèse de croissance a été relevée après le vote du budget. C’était imprudent et relevait de la méthode Coué. Pourquoi rester délibérément plusieurs dixièmes de point au-dessus du consensus des économistes, en prenant le risque d’enclencher une dynamique de décalage au niveau des recettes fiscales ? Était-ce une décision absolument politique ou l’avez-vous cautionnée, en vous disant que la pièce finirait peut-être par retomber du bon côté ? Nous avons été choqués de cet aplomb qui nous était opposé, en dépit de tout bon sens, alors que cela ressemblait à un pari.

Mme Mélanie Joder. La direction du budget ne participe absolument pas à ces discussions. Nous attendons que les hypothèses de croissance et d’inflation soient choisies pour construire le budget. Bruno Le Maire a dit que c’était une décision politique du ministre, sur la base des préconisations de l’administration. Cette hypothèse était peut-être un peu volontariste, parce qu’il croyait aux mesures politiques du PLF.

M. le président Éric Coquerel. M. Di Filippo rend bien compte de notre étonnement au mois de juin. En septembre 2023, le Haut Conseil des finances publiques jugeait les hypothèses optimistes et favorables, que ce soit sur le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027 ou le PLF. Dans son avis sur le PLF 2024, le HCFP estime que « le rendement de certains impôts et le montant de certaines dépenses, notamment l’investissement des collectivités territoriales, restent incertains ». Nous avons été plusieurs à relever cet optimisme du gouvernement, en juin et à l’automne. Nous avons obtenu des réponses plutôt rassurantes. Madame Joder, après ces analyses extérieures, vous a-t-on incitée à revoir vos prévisions ou non ?

Mme Mélanie Joder. Monsieur le président, tout d’abord, la direction du budget n’est absolument pas outillée pour avoir un avis sur la prévision de croissance. Je n’ai pas de personnel disposant de ce type de compétences et n’ai donc pas de jugement à porter dessus. Ce qui me paraît important dans le rôle de coordination de la direction du budget, c’est que tout le budget soit construit sur la même hypothèse. Ce qui serait choquant, ce serait de construire les hypothèses de croissance des prestations sociales sur une hypothèse de 1 % et que le Trésor travaille sur 1,4 %.

Par ailleurs, le HCFP a estimé dans son avis sur le PLF 2024 que l’hypothèse de croissance était un peu optimiste, mais aussi que la prévision en matière de prélèvements obligatoires était globalement plausible. Il a confirmé la plausibilité des estimations de recettes et de dépenses des finances publiques.

Enfin, on constate que, depuis que le HCFP existe, les écarts entre le taux final et les hypothèses retenues dans les textes se sont très fortement réduits. Avant la création du HCFP, l’écart était de 0,85 point de PIB en moyenne, après sa création, de 0,45 point. En moyenne, l’hypothèse du gouvernement est toujours peut-être un peu plus haute que le consensus des économistes mais elle est désormais extrêmement proche du taux final. En ce sens, il me semble que nous avons une gouvernance saine. Les avis du HCFP sont publics, vous pouvez l’auditionner : tout cela est un gage de crédibilité. Je ne vois pas de choses aberrantes dans les prévisions de croissance ces dernières années. Elles sont très raisonnables par rapport aux écarts.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le HCFP juge, dans son avis du mois d’avril 2023 sur le programme de stabilité, que la prévision de croissance est optimiste mais « pas hors d’atteinte ». Faisons donc preuve d’honnêteté intellectuelle et n’allons pas dire que le HCFP juge à chaque fois les prévisions du gouvernement indélicates. Par ailleurs, la croissance finale s’est parfois avérée supérieure aux prévisions du gouvernement, ce qui valide un certain volontarisme.

M. le président Éric Coquerel. Je citais pour ma part l’avis paru le 22 septembre 2023, auquel chacun pourra se référer.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Madame la directrice, au président qui vous demandait si toutes vos recommandations avaient été prises en compte, vous avez répondu qu’elles l’avaient été en partie. Pourriez-vous nous dire dans quelles proportions ? Lorsque vous avez constaté que rien n’avait été mis en place pour rectifier la trajectoire et que les économies étaient insuffisantes, avez-vous fait remonter l’information que les décisions prises ne suffisaient pas et, si vous l’avez fait, à quelle date ?

Mme Mélanie Joder. On ne peut pas dire qu’en 2024 il n’y ait pas eu de prise en compte de nos recommandations, parce que le freinage de la dépense a été historiquement élevé, avec le décret d’annulation de 10 milliards d’euros suivi des mesures de surgel d’un montant quasiment équivalent. Il est normal et logique que les ministres ne retiennent pas la totalité des propositions dont leur font part leurs directions. Nous faisons des panels de propositions très larges, sans nous censurer, pour que les ministres fassent ensuite un choix, politique. La part de nos propositions qui ont été retenues – que je ne peux pas quantifier exactement – a été beaucoup plus importante que les années antérieures, où la dépense a été moins pilotée en cours de gestion.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie, madame Joder.

2.   Jeudi 5 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 57

La Commission auditionne M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([2]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. Notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, M. Éric Ciotti et M. Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Je rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Jérôme Fournel, vous avez été directeur général des finances publiques avant que Mme Amélie Verdier, que nous auditionnerons mercredi prochain, vous remplace à ce poste en janvier 2024. Vous avez ensuite été directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances jusqu’en septembre 2024, date à laquelle vous êtes devenu directeur de cabinet du premier ministre.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jérôme Fournel prête serment.)

M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques. Le questionnaire qui m’a été transmis se concentre sur la période où j’étais directeur général des finances publiques, c’est-à-dire jusqu’à janvier 2024. Je pourrai ensuite, si vous le souhaitez, éclairer la période ultérieure où j’ai été directeur de cabinet du ministre de l’économie des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, jusqu’au début de septembre 2024, puis directeur de cabinet du premier ministre, jusqu’à hier soir.

La direction générale des finances publiques (DGFIP) est une régie financière chargée d’assurer le recouvrement des prélèvements fiscaux et des contributions fiscales ainsi que le contrôle et le paiement des flux financiers, recettes et dépenses. Telles sont ses deux missions principales, même si elle est également chargée du cadastre, de la publicité foncière, etc. Elle abrite en son sein la direction de la législation fiscale (DLF), qui prépare les textes fiscaux sous un angle essentiellement juridique, et dont les estimations de recettes n’ont pas valeur de prévisions. Elle abrite également le département des études et statistiques fiscales (DESF), lequel contribue, par les informations qu’il recueille dans le suivi comptable des recettes et des dépenses, à l’information des autres directions de Bercy.

La DGFIP produit mensuellement des éléments de suivi des recettes de la TVA et de l’impôt sur le revenu (IR), avec un léger décalage. La TVA correspondant à l’activité économique de juillet est perçue jusqu’à la fin du mois d’août, et il faut ensuite un mois pour produire l’information remontée au cabinet des ministres. Pour l’impôt sur les sociétés (IS), le suivi est assuré sur une base trimestrielle en raison du rythme de perception des acomptes. Du côté des dépenses, la DGFIP produit un état de suivi comptable hebdomadaire, une synthèse mensuelle et, dans les dernières semaines de l’année, une estimation quotidienne. Depuis quelque temps, nous faisons régulièrement un point sur la situation des encaissements et décaissements réalisés par les collectivités territoriales, dont la DGFIP est le comptable ; c’est ce que l’on appelle le Spoc. En 2023, nous avons commencé à faire la même chose avec les hôpitaux. Ces deux exercices présentent des difficultés méthodologiques spécifiques.

Les informations brutes sont communiquées aux ministres et aux administrations qui élaborent, sur cette base, des prévisions d’exécution budgétaire, s’agissant de la direction du budget, ou des prévisions d’exécution de recettes, de dépenses et de comptes, s’agissant de la direction générale du Trésor. Ces deux directions travaillent également en amont à des estimations. Nos données comptables sont d’une grande fiabilité, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne sont pas sujettes à interprétation : une augmentation de la TVA nette perçue peut s’expliquer aussi bien par l’augmentation de la TVA brute que par de faibles remboursements de crédits de TVA. Elles nécessitent donc une analyse ultérieure. Depuis 2022, le département des études et statistiques fiscales produit des éléments d’analyse ciblant certaines recettes ou phénomènes, comme l’évolution de l’impôt sur les sociétés.

Jusqu’à l’été 2023, les données reçues par la DGFIP étaient en ligne avec les attentes de recettes. Fin août, les données d’encaissement pour la TVA de juillet indiquaient même une plus-value de 0,6 milliard d’euros par rapport aux prévisions révisées du projet de loi de finances pour 2024. La tendance s’est infléchie à la fin de l’été. Jusque-là, le chiffre d’affaires des entreprises avait progressé plus rapidement que les prix, tirant vers le haut les recettes de la TVA. Quand les taux d’intérêt sont nuls ou négatifs, comme c’était encore le cas en 2021 et 2022, on a tendance à ignorer les créances ; toutefois, face à des taux d’intérêt en hausse en 2023, les entreprises ont optimisé leur trésorerie en mobilisant plus rapidement les crédits de TVA et en jouant sur les marges d’autolimitation de l’impôt sur les sociétés.

Dans la note adressée aux ministres en septembre sur l’activité d’août, j’ai fait, pour la première fois, état d’une moins-value significative de 1 milliard d’euros sur la TVA, et d’une moins-value cumulée de 0,4 milliard d’euros. Cela n’a rien d’exceptionnel ; des variations de cette ampleur se produisent chaque année. Pour qu’un message d’alerte de la DGFIP se transforme en tendance, il faut que l’évolution soit très marquée ou se prolonge sur plusieurs mois. De surcroît, tant que les crédits de TVA ne sont pas mobilisés par les entreprises, nous ignorons leur existence.

La note datée du 30 octobre 2023 marque un changement notable. Non seulement elle confirme la moins-value de la TVA, mais le chiffre d’affaires des entreprises progresse désormais moins vite que les prix. Or le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) est présenté en première lecture à l’Assemblée nationale le 31 octobre. La dynamique qui s’amplifie en novembre et décembre marque ensuite une tendance.

L’impôt sur le revenu connaît la même évolution. Le constat est plus rapide grâce au prélèvement à la source : dès le 4 octobre, une note au ministre fait état d’une moins-value de 0,8 milliard d’euros par rapport aux prévisions, laquelle est confirmée dans la note du 30 octobre. L’information d’un rendement moins dynamique que prévu est immédiatement répercutée dans le PLFG.

L’impôt sur les sociétés suit une logique trimestrielle, avec une quasi-contemporanéité de l’information sur les recettes pour les très grandes entreprises du fait de l’existence du cinquième acompte. La note au ministre du 16 octobre fait état d’une moins-value de 0,7 milliard d’euros à la fin du mois de septembre par rapport aux prévisions révisées du projet de loi de finances pour 2024. C’est le 15 décembre qu’une moins-value d’ampleur est constatée, avec une baisse de plusieurs milliards d’euros. À cette date, il est trop tard pour modifier les textes budgétaires soumis au Parlement.

Je finirai par un mot sur la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). C’est un impôt particulier, aussi bien par ses modalités de calcul que par son organisation, dont les recettes ont connu un écart majeur entre les prévisions du projet de loi de finances pour 2023, à savoir 11 milliards d’euros, et l’exécution finalement constatée de 1,7 milliard d’euros. Il ne faut toutefois pas en surévaluer l’impact sur les finances publiques. En effet, ces recettes sont inversement corrélées aux dépenses induites par les mesures de compensation prises par les États européens face à l’augmentation des prix de l’énergie, qui sont montés jusqu’à 600 euros le mégawattheure en juillet 2022.

La Crim a été créée par un règlement européen pour permettre aux États de protéger leur population et leur économie par des mesures particulières en rattrapant les situations de trop grande rentabilité ou, au contraire, de difficulté dans lesquelles étaient plongés certains acteurs, par exemple ceux des énergies renouvelables, qui avaient pris des engagements sur les prix. Son recouvrement a été découpé en trois périodes, à cheval sur les années 2022 et 2023, et son montant déterminé par les prix de l’énergie. Il se trouve que les prix de l’électricité se sont repliés bien plus vite que ne l’attendait le marché, passant sous les 200 euros, puis les 100 euros le mégawattheure. Cela n’a pas empêché les États de prendre des mesures de protection des prix, comme la baisse de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE), aussi appelée bouclier énergétique.

L’existence d’un mécanisme permettant de reporter 80 % du déficit d’une période sur les suivantes a joué à plein pour EDF, qui se trouvait dans une situation difficile en 2022 du fait de la crise de production engendrée par l’arrêt de plusieurs centrales nucléaires et des engagements qu’elle avait prix sur les prix. L’entreprise a reporté son déficit initial sur une période ultérieure, si bien que la recette tirée d’EDF – environ la moitié des recettes attendues de la Crim – a été réduite à zéro, ce que personne ne pouvait anticiper lors de l’établissement des prévisions du projet de loi de finances pour 2023.

La DGFIP a été chargée du recouvrement de la Crim. La DLF est très peu intervenue dans le processus ; nous avons surtout travaillé avec les services de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), qui nous ont fourni des éléments sur le fonctionnement du marché de l’électricité, de la direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), de la direction générale des entreprises (DGE) et de la direction générale du Trésor. Il s’agissait d’un impôt nouveau dans une situation de volatilité extrême des prix et avec un mécanisme de report assez particulier, ce qui explique un rendement bien plus faible que prévu. Toutefois, l’impact de cette erreur de prévision sur les finances publiques est négligeable, car la Crim était destinée à éponger une partie des efforts consentis envers les ménages et les entreprises par la protection des prix de l’énergie. De plus, une partie du produit de l’impôt a été recouvrée en 2024.

En tant que directeur général des finances publiques, je n’ai pas participé directement à l’élaboration du projet de loi de finances pour 2024, ni en termes de prévisions macroéconomiques, ni en termes de mesures fiscales, si ce n’est pour une évaluation juridique des propositions. Je note toutefois que la prévision de déficit de 4,9 % pour 2023 était jugée vraisemblable par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) dans son avis du 22 septembre 2023, de même que les prévisions sur la croissance et sur les prélèvements obligatoires. Le 27 octobre 2023, le HCFP a de nouveau estimé l’évaluation de déficit pour 2023 comme « plausible » et l’évaluation des recettes comme « globalement plausible ». Vues par cet observateur extérieur, les prévisions du gouvernement n’étaient donc pas erronées, biaisées ou mal faites. Le retournement a été difficile à anticiper pour plusieurs raisons.

Premièrement, le ralentissement de l’inflation a été très rapide : de plus de 7 % en février 2023, elle est tombée à 4 % en décembre 2023 et en dessous de 3 % au début de l’année 2024.

Deuxièmement, l’évolution du bénéfice fiscal n’a pas été cohérente avec la macroéconomie : malgré une augmentation de 13 % des excédents bruts d’exploitation, les recettes de l’impôt sur les sociétés stagnent. Il en va de même de la TVA, marquée par une mobilisation importante des crédits de TVA. Enfin, les prix de l’électricité sont retombés de manière violente, alors que les acteurs étaient encore en panique après le choc de l’invasion russe en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie au premier semestre 2022. Après les difficultés de l’hiver 2022-2023, chacun s’attendait à ce que l’hiver 2023-2024 soit pire, mais la production d’EDF est fortement remontée et les prix de l’énergie n’ont jamais retrouvé un tel niveau.

Troisièmement, les prévisions de croissance ont été plutôt justes pour cette période marquée par de gros chocs économiques – les crises sanitaire et énergétique –, comme le notent l’Institut des politiques publiques (IPP) et d’autres acteurs qui ne sont pas particulièrement favorables au gouvernement : la croissance a été de 1,1 % en 2023, conforme à la prévision du gouvernement, alors que les taux de croissance enregistrés en 2021 et 2022 étaient supérieurs à ce qui était attendu.

Au niveau élevé d’inflation et à l’instabilité qui rend le pilotage de la trésorerie plus stratégique, il faut ajouter tout un arsenal de mesures prises, avec succès, pour éviter que l’économie ne sombre : activité partielle, prêt garanti par l’État (PGE), fonds de solidarité, prise en charge des coûts fixes... N’oublions pas les mesures budgétaires complémentaires destinées à relancer l’économie ou à assurer la survie de notre système de santé : plan France 2030 et Ségur de la santé. Plus de 250 milliards d’euros ont ainsi été injectés dans l’économie, un montant colossal qui n’a pas été sans effets sur les liquidités, l’élasticité des recettes et les comportements des acteurs économiques – autant de réactions quasi impossibles à modéliser qui ont perturbé les statistiques et rendu les prévisions difficiles.

Le HCFP reconnaît d’ailleurs que les prévisions du gouvernement n’ont pas de biais systématique. Laurent Bach remarque que l’on n’a jamais aussi bien prévu l’activité économique qu’en 2024, mais que l’on ne s’est presque jamais autant trompé en matière de recettes fiscales. Presque tous les pays sont dans le même cas que la France. Le déficit public britannique a été de 4,5 % en 2024, alors qu’il était estimé à 3,1 % en mars. L’Allemagne, pays très soucieux de ses finances publiques, affiche un écart de 0,8 point par rapport à son programme de stabilité, ce qui correspond à près de 30 milliards d’euros.

J’en viens au début de l’année 2024, moment où j’ai quitté mes fonctions à la DGFIP pour devenir le directeur de cabinet de Bruno Le Maire. Dès la fin de 2023, la dégradation des recettes – et donc des finances publiques – était connue, au point qu’un freinage des dépenses avait été amorcé. Le 12 décembre 2023, confronté à la baisse de recettes et à des notes lui faisant augurer une situation encore plus dégradée, Bruno Le Maire avait réuni le directeur général des finances publiques, la directrice du budget et le directeur général du Trésor, afin de leur demander un plan d’action d’urgence. Dans les dernières semaines de 2023, les dépenses ont été réduites de 6 milliards d’euros, ramenant le solde budgétaire à – 2 milliards d’euros.

Nous sommes alors entrés dans une période très difficile à vivre de recalage hebdomadaire du solde, au fur et à mesure que les informations statistiques remontaient concernant l’État, la partie comptabilité nationale des données, la sécurité sociale et l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), les collectivités territoriales. L’agrégation de données statistiques complémentaires de 2023, tirant toutes dans le même sens, s’est matérialisée par des comptes de plus en plus dégradés. On peut parler de tempête parfaite tant les éléments se sont groupés. On peut aussi reprendre l’image du TGV qui doit s’arrêter quand il y a un sanglier sur les voies : nous avons eu affaire à un troupeau de sangliers, car tous les agrégats de finances publiques ont manifesté les mêmes tendances.

Début 2024, nous avons engagé une action immédiate à chaque information reçue. Le 24 janvier, la note de conjoncture de la direction générale du Trésor et de la direction du budget estimait que le déficit atteindrait 5,3 % au lieu de 4,9 % en 2023. Ses auteurs recommandaient néanmoins d’attendre les chiffres définitifs de l’Insee avant de faire toute communication et de prendre des mesures plus lourdes. Le 25 janvier, nous avons néanmoins pris un arrêté, autorisé par la loi de finances, pour rehausser la TICFE en deux temps : d’abord du niveau de protection de crise au niveau intermédiaire de 21 euros par mégawattheure, puis à un niveau de pré-crise en 2025. Le 16 février, 2 milliards d’euros de crédits ont été annulés par décret, un montant inédit surtout en début d’année, à un moment où la direction du Trésor révisait de 5,3 % à 5,6 % sa prévision de déficit budgétaire pour 2023 – finalement, il s’est établi à 5,5 %.

Fallait-il aller au-delà du décret d’annulation de crédits et présenter un projet de loi de finance rectificative (PLFR) ? Le débat était posé dès janvier 2024, car le PLFR aurait présenté trois avantages : inscrire des recettes fiscales ; remettre les compteurs à zéro parce que les décrets d’annulation ne permettaient pas d’aller au-delà de 12 milliards d’euros ; prendre des mesures relatives aux collectivités territoriales. Le gouvernement a finalement renoncé à un PLFR, considérant que le moment n’était pas idéal.

Le 17 avril 2024, le programme de stabilité a été présenté en conseil des ministres, en retenant l’hypothèse d’un déficit budgétaire de 5,1 % pour 2024. À brève échéance des élections européennes, aucun détail n’a été donné concernant les économies, sachant qu’un nouveau pacte de stabilité et de croissance (PSC) allait entrer en application. La Commission européenne nous avait indiqué que nous pouvions procéder en deux étapes : d’abord un programme de stabilité ne comprenant que les grands agrégats, puis une version finalisée à l’automne. C’est ce qu’a fait le gouvernement de Michel Barnier, en envoyant la programmation à moyen terme et le programme de stabilité finalisé.

Dans cette chronologie un peu longue et assez éprouvante pour les différents acteurs, deux événements se sont enchaînés : les élections européennes et la dissolution de l’Assemblée nationale. Les travaux concernant diverses mesures visant à contrôler les dépenses sociales et celles de l’État se sont interrompus. Thomas Cazenave, ministre des comptes publics, a alors averti qu’il serait impossible de contenir le déficit budgétaire à 5,1 % en 2024 si la situation se prolongeait, le gouvernement démissionnaire ne pouvant prendre des décisions.

Les événements de 2023 se sont reproduits en 2024. Dès le 17 juillet, la direction générale du Trésor a estimé le déficit à 5,6 % et non plus à 5,1 % comme prévu pour 2024, et potentiellement à 6,2 % pour 2025. Début septembre, au moment où Michel Barnier prenait ses fonctions et où je devenais son directeur de cabinet, la direction générale du Trésor révisait à la hausse ses prévisions de déficit : 6,2 % pour 2024 et 6,9 % pour 2025. Cette hausse s’explique par les mêmes phénomènes que ceux observés l’année précédente : divergence entre la croissance bien évaluée à 1,1 %, et des recettes fiscales largement surestimées, avec une élasticité de 0,4 en 2023 et probablement de 0,7 en 2024. Ces niveaux très inférieurs aux références historiques engendrent des problèmes de modélisation pour les prévisionnistes, qui se répercutent sur toute la sphère économique.

Deux rapports ont été commandés dans le courant de l’année 2023, afin d’analyser les causes des erreurs de prévisions en 2023 et de faire un bilan de l’exécution à mi-2024. Plus récemment, un conseil scientifique a été créé pour essayer d’améliorer les prévisions de recettes. Il faudra notamment être capable d’anticiper, en fonction des taux d’intérêt, des comportements sur les remboursements de crédits de TVA, la mobilisation et l’autolimitation de l’IS. Si nous voulons élaborer des objectifs de finances publiques plus solides, il faudra intégrer ces comportements dans les modèles.

M. le président Éric Coquerel. Dans la loi de finances initiale de 2023, les recettes de l’IS devaient atteindre 55,3 milliards d’euros ; dans le programme de stabilité établi en avril dernier, elles sont estimées à 67,4 milliards d’euros, soit à 12,1 milliards de plus. Quelles sont les évolutions macroéconomiques qui expliquent ce relèvement de la prévision ?

M. Jérôme Fournel. Premièrement, la DGFIP ne met pas les chiffres dans les compteurs du PLF et du programme de stabilité, elle enregistre des données comptables sur les prévisions. Deuxièmement, dans le courant de l’année 2023, on tablait sur une hausse de 13 % de l’excédent brut d’exploitation (EBE), et, étant donné la manière dont les modèles sont construits, cette augmentation très significative de la richesse produite aurait dû se répercuter sur les recettes de l’IS. En 2022, l’IS avait produit un surcroît de recettes, dont une partie avait été intégrée dans le PLF pour 2023. Il ne revient pas à la DGFIP de faire ces prévisions, je le répète, mais le calcul semblait cohérent. Il faut reconnaître une tendance collective à s’autopersuader que les recettes supplémentaires constatées en 2021 et en 2022 relevaient d’une dynamique, et que le même phénomène allait se produire en 2023. Or ce fut l’année du retournement.

M. le président Éric Coquerel. Deux mois plus tard, dans une note du 12 juin 2023, vous écrivez que « la probabilité d’un ajustement négatif significatif sur l’IS encaissé en 2023 par rapport à la prévision est désormais élevée ». Dans son rapport sur la dégradation des finances publiques, le Sénat indique, pour sa part, qu’aucun élément dans l’analyse économique et financière sous-jacente aux problèmes de stabilité ne vient justifier un tel bouleversement de l’estimation, à peine quatre mois après la promulgation de la loi de finance initiale. Quand on suit les évolutions suivantes, on se rend compte qu’il aurait été avisé de conserver la prévision initiale : après les 67,4 milliards d’euros du programme de stabilité en avril, le PLFG pour 2023 ne prévoit plus que 61,3 milliards d’euros, et l’exécution est finalement de 56,8 milliards d’euros, soit un niveau légèrement supérieur à la prévision initiale de la loi de finances initiale pour 2023.

À la lecture du rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends même que cette erreur de prévision était évitable. Une analyse par secteur économique aurait pu conduire à corriger l’indicateur macroéconomique habituellement utilisé, soit l’EBE. Cette analyse aurait permis de conclure que l’augmentation de l’EBE n’allait pas nécessairement se matérialiser par une hausse équivalente des recettes de l’IS puisque la hausse de 84 milliards d’euros de l’EBE était imputable pour moitié à EDF. Or, comme l’indique le rapport, il était prévisible que l’IS d’EDF allait être limité puisque l’entreprise était déficitaire en 2022. Comment expliquez-vous que cette analyse n’a pas été faite par la DGFIP, notamment lorsque vous avez relevé de 12,1 milliards d’euros la prévision de recettes d’IS dans le cadre du programme de stabilité ?

M. Jérôme Fournel. Tout d’abord, je répète que la DGFIP ne fait pas de prévisions de recettes. Ensuite, l’idée d’un maintien des prix de l’énergie à un niveau assez élevé était très répandue à l’époque. Cette tendance devait se retrouver dans les bénéfices d’EDF, au point de permettre une hausse de l’IS et de la Crim. Il y a eu de l’aveuglement à propos du marché de l’électricité, mais il était d’autant plus logique de penser que l’EBE d’EDF allait croître au cours de cette période que les les centrales devaient retrouver un fonctionnement plus normal et que leur rendement devait s’améliorer. Encore une fois, je tiens à préciser qu’en disant cela, je m’élève un peu au-dessus de ma condition de directeur général des finances publiques de l’époque.

M. le président Éric Coquerel. Le même rapport de l’IGF précise qu’une partie de l’écart s’explique par le rendement décevant de la Crim. Alors que le rendement était estimé à 12,3 milliards d’euros dans la loi de finances de 2023, une note du 17 février, soit moins deux mois plus tard, informait le ministre que les recettes de la Crim allaient diminuer en raison de la baisse des prix de l’énergie. En avril, le programme de stabilité prend acte d’une très forte moins-value du produit de la Crim : on n’en attend plus que 4,9 milliards d’euros. Cette estimation est encore revue à la baisse dans le PLF pour 2024, puis dans le PLFG pour 2023. En définitive, la Crim n’a rapporté que 0,6 milliard d’euros. Au regard du niveau des recettes attendues, cette moins-value a perturbé grandement l’équilibre du budget. Que dire alors de l’augmentation de la prévision de recettes de l’IS lors de l’élaboration du programme de stabilité en avril 2023 ?

M. Jérôme Fournel. Encore une fois, j’indique que l’élaboration des recettes du programme de stabilité ne relevait pas de ma fonction : il n’a été ni préparé ni envoyé par la DGFIP, et je n’en avais même pas connaissance. Reste que la chronique de l’évolution des prix de l’énergie a conduit à surestimer les recettes attendues de la Crim et de l’IS. Le rendement de la Crim a été une déconvenue majeure, je vous l’accorde. Début 2024, nous nous sommes rendu compte que seulement 300 millions d’euros avaient été versés au titre de cette contribution pour l’année 2023. La DGFIP a relancé les contribuables afin qu’ils s’acquittent du versement du solde, tout en reconnaissant qu’ils avaient un peu de mal à le calculer car il n’existe pas de mécanisme d’autolimitation comme pour l’IS. Quelque 1,7 milliard d’euros rattaché à l’année 2023 a ainsi été récolté sur le tard, atténuant un peu l’impression de très faible rendement.

M. le président Éric Coquerel. La TVA explique 1,4 milliard d’euros de la moins-value pour l’État en 2023. Je comprends que cet écart est dû à une dégradation du contexte macroéconomique sur laquelle vous et vos homologues avez alerté les ministres à plusieurs reprises, notamment le 30 octobre 2023, la veille du dépôt du PLFG pour 2023. Le 27 novembre vous indiquez aux ministres qu’une probable moins-value sur la TVA se confirme, précisant que « ce n’est pas une bonne nouvelle ». Vient ensuite la fameuse note du Trésor du 7 décembre 2023.

Avant le dépôt du PLFG, les ministres étaient informés d’un risque d’une baisse de recettes. Pourtant, d’après les éléments qui m’ont été transmis, il avait été décidé « de s’écarter du consensus interdirectionnel sur la prévision de recettes et de maintenir une hypothèse allante de croissance des emplois taxables et d’évolution spontanée de la TVA, alors que les remontées comptables de la DGFIP alertaient déjà d’une forte décélération, compte tenu des aléas de la fin d’année liés à l’inflation ». Qu’est-ce qui a justifié que les conseillers des ministres augmentent de 0,6 milliard d’euros la prévision consensuelle des administrations sur la TVA ?

M. Jérôme Fournel. Il faut le demander aux uns et aux autres. Nous avons fait état de la baisse du rendement de la TVA, tout en restant très prudents sur son point d’atterrissage, car nous ne comprenions pas très bien ce qui était en train de se passer. Le niveau d’incertitude restait très fort, car nous observions des évolutions contrastées sur la TVA nette suivant les mois, tandis que les emplois taxables augmentaient encore significativement même si la tendance commençait à se retourner. En tant que directeur général des finances publiques, j’ai en effet émis des alertes, mais elles ont été relativement tardives et non assorties d’analyses sûres.

Pour qu’il n’y ait pas de méprise, j’aimerais revenir sur les rapports entre l’administration et les cabinets des ministres, que j’ai vu évoluer au cours de ma longue carrière à Bercy. Il y a très longtemps, les membres des cabinets des ministres et ceux des directions de Bercy se réunissaient, puis on effectuait ce que les directions appelaient un « normage ». Tout cela a disparu depuis belle lurette. Les membres des cabinets s’appuient sur les prévisions, mais ils peuvent réfuter les analyses des administrations, ce qui est tout à fait légitime. S’ils ne pouvaient pas le faire, ils n’auraient qu’à se mettre en pilote automatique et laisser les administrations diriger. Comme je n’ai pas participé à cette réunion, je ne peux pas vous dire quels points ont été controversés. Il peut arriver que le cabinet démontre que certaines hypothèses de l’administration ne tiennent pas, ce qui conduit à corriger la première copie. Il s’agit d’une saine interaction : les cabinets reconnaissent la compétence technique des administrations, mais celles-ci acceptent de voir leurs choix remis en cause, étant donné que le montant des recettes et le taux de croissance ne sortent pas d’un programme informatique. Il est sain de questionner les choix et les présentations des administrations. Au cours de mes dernières années de carrière, je n’ai pas vu de ministres ou de membres de cabinet modifier de façon biaisée les choix effectués par les administrations.

M. le président Éric Coquerel. Vous indiquez que vos alertes ont été relativement tardives, mais cela n’explique pas pourquoi la prévision des administrations a été relevée de 0,6 milliard d’euros. Vous nous suggérez de le demander aux uns et aux autres. Qui sont-ils ?

M. Jérôme Fournel. En l’occurrence, je pense à la direction générale du Trésor qui participait probablement à la réunion dont vous parlez et qui a inscrit les chiffres de prévisions. Je suis sûr qu’ils vous apporteront les éléments nécessaires.

M. le président Éric Coquerel. Nous nous sommes vus cet été en juillet, avec Bruno Le Maire, auprès duquel vous aviez un rôle précieux, et vous nous avez dit que la question d’un projet de loi de finances rectificative avait été débattue à plusieurs reprises. Comment se fait-il que M. Le Maire n’ait pas remporté cette négociation ?

M. Jérôme Fournel. Un ministre des finances ne gagne pas toujours sur les choix qu’il défend, et c’est normal.

M. le président Éric Coquerel. Avez-vous une idée des raisons pour laquelle il en a été ainsi ?

M. Jérôme Fournel. Il y avait à ce propos une hésitation. Tout d’abord, nous étions alors au début de l’année 2024 : au sortir du débat budgétaire et alors que s’ouvraient d’autres chantiers législatifs, il n’allait pas de soi, pour l’ensemble du gouvernement, de remettre en chantier un nouveau projet de loi de finances.

Ensuite, à quelques semaines des élections européennes, le gouvernement n’avait pas spécialement envie de lancer un objet de cette nature, qui donne souvent lieu à des surenchères, notamment fiscales. Du reste, lorsque nous avons pris le décret d’annulation, le débat sur le projet de PLFR avait déjà été ouvert dès la fin janvier et il s’est prolongé après le décret d’annulation, comme une remise à zéro des compteurs ou comme une possibilité qui restait ouverte. En outre, la possibilité d’un PLFR avant l’été et après les élections européennes a toujours été présente dans les débats internes au gouvernement. Bruno Le Maire avait d’ailleurs été autorisé à évoquer cette option, ce qu’il a fait publiquement à plusieurs reprises, disant que cela ne se ferait pas immédiatement, mais qu’il était possible que nous disposions dans le courant de l’année d’éléments d’information complémentaires sur les recettes. De fait, il est déjà arrivé, notamment pendant la crise financière, que nous adoptions cinq ou six PLFR successifs. En l’occurrence, le choix était parfaitement rationnel du point de vue du gouvernement, même si ce n’était pas la position de Bruno Le Maire, que je viens de rappeler. On voit bien, en effet, que les informations dont nous disposions étaient fragiles et nous avions d’ailleurs commandé des rapports d’inspection pour faire le point sur la situation. Nous pensions que nous aurions alors davantage d’éléments sur la conjoncture et que ce serait alors le bon moment pour élaborer un PLFR. Bruno Le Maire considérait qu’il fallait aller vite en raison de la dégradation, mais l’autre choix était, politiquement, tout à fait défendable.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est donc pas par vous que je saurai qui a eu gain de cause !

En tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire, puis de Michel Barnier, vous étiez, dans les deux cas, au cœur du réacteur. Comment Michel Barnier, avec le même directeur de cabinet que Bruno Le Maire, a-t-il pu découvrir que la situation était, comme il l’a déclaré en prenant ses fonctions, pire que prévu ?

M. Jérôme Fournel. Je vais vous l’expliquer très simplement. Le 17 juillet 2024, la direction générale du Trésor émettait une note de prévision d’exécution faisant état d’un taux de 5,6 % et 6,2 % pour les années 2024 et 2025. Un mois et demi plus tard seulement, le 11 septembre, soit quelques jours à peine après la prise de fonctions de Michel Barnier – ma propre nomination intervenant le 12 septembre –, une autre note présentait des chiffres décalés de près d’un point de PIB : 6,2 % pour 2024 et près de 6,9 % pour 2025. Le premier ministre était donc confronté à un nouvel élément d’information dont son directeur de cabinet ne disposait pas auparavant.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À quel montant estimez-vous, à ce jour, le montant des déficits publics pour 2024 ?

M. Jérôme Fournel. Je ne saurais faire tout seul une prévision d’exécution. Des chiffres figurent dans les projets de textes financiers. Le chiffre est aujourd’hui de l’ordre de 6,1 % à 6,2 %, donc très proche de ce qui a été annoncé en septembre. Par rapport à la situation que nous avons connue dans les dernières semaines et les derniers mois, des éléments de freinage de la dépense sont intervenus.

Après le décret d’annulation et le choix de ne pas faire de loi de finances rectificative, Bruno Le Maire a envoyé à l’ensemble des ministres des plafonds de dépenses, qui ont fait l’objet, au cours de l’été, à l’initiative du premier ministre, d’un surgel visant à s’assurer qu’ils seraient respectés. Ces plafonds ont permis de tenir à peu près la prévision faite par la direction générale du Trésor début septembre, soit un déficit de l’ordre de 6,2 %. Ce chiffre peut bouger de 0,1 point en fonction des recettes et nous avons connu récemment quelques éléments plus inconfortables. Le chiffre de 6,1 % de septembre traduisait notamment de nouvelles informations, comme une moindre rentrée de recettes et un besoin de financement des collectivités territoriales beaucoup plus significatif qu’attendu, et sur lequel je pourrai également revenir. Ce sont les éléments que nous retrouvons peu ou prou dans la prévision de déficit actuelle, entre 6,1 % à 6,2 %, sachant que, dans une marge de 0,1 à 0,2 point, certains éléments sont encore incertains à ce stade.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous posais cette question parce que le premier ministre, qui m’a reçu lundi dernier, me faisait part d’une situation beaucoup plus dégradée que celle qui est évoquée actuellement. Je prends note de votre analyse, même si vous ne pouvez évidemment faire de prévisions à vous seul.

Vos réponses ont été très exhaustives, et je vous en remercie. Nous constatons cependant un écart gigantesque et inédit entre les prévisions et les réalisations. Vous en donnez des explications très rationnelles mais, selon vous, cet écart tient-il à des erreurs techniques liées aux éléments que vous avez soulignés ou à des fautes politiques ? Certaines décisions ont-elles été retardées, certains éléments n’ont-ils pas été pris en compte ou certains arbitrages n’ont-ils pas permis de corriger les trajectoires malgré des alertes qui auraient été émises ?

M. Jérôme Fournel. Il est toujours difficile de faire du contre-factuel et de dire ce qui se serait passé si les choses avaient été différentes. Tout d’abord, il est clair que l’enchaînement des temps politiques, entre les élections européennes, la dissolution et le statut de gouvernement démissionnaire, a probablement limité les capacités d’action. Des dispositions réglementaires qui auraient pu être prises en matière notamment de sécurité sociale n’ont, de facto, pas pu l’être. Il ne s’agit pas de décisions politiques en matière de finances publiques, mais d’un contexte politique qui a fait que certaines choses n’ont pas pu être mises en œuvre durant cette période ou n’ont pas pu être corrigées.

La dérive de 2023 a fait l’objet de beaucoup d’attention, mais – je le dis d’autant plus tranquillement que je n’étais pas alors dans le cockpit, j’étais à la tête de la régie financière –, même s’il était peut-être possible de corriger à la marge pour quelques centaines de millions d’euros, rien à cette date ne permettait de réagir assez vite au-delà de ce qui avait été fait avec le freinage de dépenses de 6 milliards d’euros sur 2023.

Sur 2024, outre le contexte politique qui a pu paralyser certaines décisions, le véritable enjeu, auquel nous sommes du reste encore confrontés puisque les textes financiers sont encore loin d’être adoptés, est notre capacité à corriger la situation et à reprendre sur 2025 et les années ultérieures une maîtrise plus forte des finances publiques. C’est la raison pour laquelle Michel Barnier a mis en évidence la situation dans laquelle nous nous trouvions et la nécessité de prendre des mesures, lesquelles se sont traduites notamment par des plafonds de dépenses par ministère et par des efforts de réduction de ces plafonds, y compris ceux qui avaient été préparés par Gabriel Attal. C’est là, en effet, qu’il faut agir.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez occupé et occupez encore ce matin des fonctions politiques en tant que directeur de cabinet aux côtés d’un exécutif politique. Quels étaient, à partir de janvier 2024, la chaîne de commandement et vos interlocuteurs à Matignon et à l’Élysée ? Aviez-vous un lien direct avec le secrétaire général de l’Élysée dans les arbitrages économiques et les choix qui ont été faits ? Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement, y compris au quotidien, de ces arbitrages ?

M. Jérôme Fournel. Les liens et les échanges avec Matignon étaient très fréquents. Outre les réunions de directeurs de cabinet, au cours desquels je faisais souvent des points d’étape financiers, des réunions régulières avaient lieu avec la direction du cabinet de Matignon, ainsi que des réunions du premier ministre avec le ministre de l’économie et des finances et le ministre des comptes publics, permettant de tenir régulièrement Matignon informé de la situation des comptes. Plusieurs courriers de Bruno Le Maire ont été envoyés à Matignon et au président de la République à propos de l’évolution de la situation en vue du programme de stabilité.

Par ailleurs, nous avons eu à plusieurs reprises des échanges de nature moins institutionnelle avec le directeur de cabinet du premier ministre et avec le secrétaire général de l’Élysée, notamment à propos du PLFR, notamment pour permettre à nos autorités respectives de trancher la question, en leur demandant notamment ce qu’ils y inscriraient réellement. Nous ne sommes d’ailleurs pas parvenus à établir un projet de loi de finances rectificative définitif. Nous visualisions certes des éléments à cette fin, mais il n’était évidemment pas question de préparer un projet tant que nous n’avions pas reçu de « Go ! » politique.

Il y a donc eu des discussions à ce propos, notamment pour préparer des réunions chez le président de la République et chez le premier ministre, et pour définir une stratégie et notre ambition quant au programme de stabilité. Nous avons ainsi débattu pour savoir si nous nous fixerions pour 2024 un objectif de 4,9 %, de 5 % ou de 5,1 %, dont nous sommes loin aujourd’hui. Ces débats étaient alimentés et préparés par les conseillers et, derrière eux, par les directeurs de cabinet et par le secrétaire général de l’Élysée, en amont des grandes décisions et des grands choix.

M. le président Éric Coquerel. Qui tranche ces débats ?

M. Jérôme Fournel. Cela dépend de leur nature. Pour le programme de stabilité, qui recouvre des enjeux européens et internationaux pour les prochaines années, une réunion a eu lieu chez le président de la République. En revanche, la plupart des débats portant sur la fixation de plafonds pour les ministères ou sur le niveau du décret d’annulation étaient tranchés, très classiquement, chez le premier ministre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le ministre de l’économie Bruno Le Maire m’avait appelé fin avril ou début mai pour me dire qu’il voulait déposer un projet de loi de finances rectificative et qu’il souhaitait recueillir mon sentiment, en tant que président d’un parti d’opposition. Qui a rendu l’arbitrage final par lequel il a été décidé qu’il n’y aurait pas de PLFR ? Le secrétaire général de l’Élysée ou le président de la République ?

M. Jérôme Fournel. L’arbitrage final a très clairement été rendu par Matignon, mais en ligne avec l’Élysée, considérant que ce n’était pas le bon timing pour un projet de loi de finances rectificative.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité accuse un écart gigantesque entre la prévision, qui était de 12,3 milliards d’euros dans le PLF, et l’exécution, qui s’élevait à 600 millions d’euros – vous avez cité un chiffre un peu plus élevé, à savoir 1,7 milliard d’euros.

M. Jérôme Fournel. C’est le chiffre final, une fois pris en compte tous les soldes, même si nous avons recouvré ces sommes très tardivement, bien au-delà de l’année 2023.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Cet écart tient surtout au prix très élevé que vous avez retenu pour le mégawattheure – 500 euros –, alors que ce montant n’a été franchi que pendant quelques jours ou quelques semaines durant l’été 2022. Retenir un prix aussi élevé ne revenait-il pas à rendre la mesure inopérante par anticipation et n’était-ce pas, somme toute, complètement fictif ?

M. Jérôme Fournel. Ce n’est pas la direction générale des finances publiques qui a fixé ce chiffre. La déception collective ressentie par l’ensemble des services et directions de Bercy, ainsi que par le ministre et par son cabinet, quant au rendement de la Crim incite à ne pas voir là un biais de conception ou un choix, mais plutôt un effet mécanique de cette évolution de prix. À l’été 2022, au moment où le dossier démarrait avec une Crim construite sur deux ans, les prix de l’énergie atteignaient leur pic, certains articles de presse – certes moins fiables que les prévisions de la direction générale du Trésor ou d’autres sources – évoquant même un chiffre de 1 000 euros par mégawattheure dans certains pays voisins. L’idée que nous avions peut-être atteint une sorte de plateau pour une durée d’un ou deux ans, et l’absence de toute prévision quant à la fin de la guerre en Ukraine – qui n’est d’ailleurs pas terminée –, pouvaient converger vers cette prévision pessimiste sur plusieurs années quant aux prix de l’énergie, doute démenti depuis lors par la capacité de la direction, des équipes et des agents d’EDF à remonter fortement en puissance en 2022-2023. Il n’était donc pas si absurde, à l’été 2022, de fixer comme nous l’avons fait les prévisions de recettes de la Crim pour 2023.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Votre audition démontre la nécessité pour notre commission de trouver des explications impôt par impôt et de voir dans le détail la mécanique des prévisions. Nous constatons que ce que nous pensions assez évident est en réalité un peu complexe. Il nous faut, par ailleurs, éviter la posture qui consisterait à intenter un procès d’intention à l’endroit des hauts fonctionnaires qui, comme vous, ont grandement servi le pays.

Le coût de l’examen par le Parlement d’un projet de loi de finances rectificative peut être l’une des raisons ayant motivé la décision de ne pas en déposer – on sait à quel niveau de déficit on y entre, mais pas à quel niveau on en ressort.

Ma première question porte sur le rôle de l’accroissement du besoin de financement des collectivités dans la dégradation du solde : comment expliquez-vous que la prévision ait été erronée à cet égard ? Est-ce lié à l’absence de règles de coercition envers les collectivités locales après 2022 ? Quelle est, selon vous, la répartition entre l’investissement et le fonctionnement ?

M. Jérôme Fournel. N’oublions pas que les exécutifs municipaux se sont mis en place au début de la crise de la covid, la tenue même des élections municipales ayant fait l’objet de nombreuses hésitations. À cette époque, compte tenu de la situation du pays et du monde, il était très difficile d’engager très rapidement des investissements, alors qu’en général, la première année du mandat est celle où les exécutifs municipaux travaillent leurs projets et les suivantes celles où ils les déroulent.

On a alors sous-estimé un élément qui apparaissait pourtant dans les statistiques, et je prends en la matière ma part de responsabilité en tant que directeur général des finances publiques, car nous disposons des situations comptables et prévisionnelles des collectivités. Les chroniques de mandature municipale montrent que les collectivités territoriales ont connu, durant les premières années, un excédent supérieur à celui que l’on observe sur un cycle électoral normal. En effet, la courbe des besoins de financement des collectivités suit généralement un cycle dans lequel elle est relativement plate et proche de l’équilibre durant les premières années, puis se creuse durant les quatrième et cinquième années pour remonter à la fin. Ce cycle se retrouve d’une mandature à l’autre et, même si le modèle n’est pas parfait, il aide notamment la direction générale du Trésor à établir des prévisions quant aux besoins de financement des administrations publiques locales.

En l’espèce, si nous avions observé attentivement, nous aurions constaté que les besoins de financement des trois ou quatre premières années étaient légèrement inférieurs à ceux des autres années, avec plutôt un excédent de financement des collectivités territoriales sur cette période. Il faudrait d’ailleurs ré-analyser finement ces données, qui ont donné lieu à des travaux rendus publics, notamment sur les dépenses d’investissement des collectivités ou sur les effectifs et les emplois de la fonction publique territoriale, données que nous avons aussi partagées au sein du Haut Conseil des finances publiques locales créé par Bruno Le Maire.

Le mouvement, qui commençait à peine en 2023, s’est beaucoup creusé en 2024 et se creusera encore plus en 2025, avec un effet de miroir inversé. Le fait que les collectivités territoriales aient connu des années plutôt excédentaires pendant un, deux ou trois ans du fait que la mécanique des projets d’investissement n’a pas été lancée aussi vite que dans un cycle électoral habituel se traduit, dans un second temps, par des besoins de financement exceptionnellement creusés par rapport à ce qui se produit habituellement. Nous avons en effet constaté avec surprise que les prévisions de besoins de financement des administrations publiques locales étaient du double de celles qui ont été observées durant les vingt dernières années au moment du pic d’investissement.

Même si, par comparaison avec l’État, les collectivités territoriales ne sont que faiblement endettées et présentent un déficit public limité, et si l’on tient compte des jeux de compensations et de transferts réciproques, le passage de 0,4 à 0,8 point de PIB des besoins de financement constaté sur 2024-2025 est évidemment un choc, car nous nous efforçons habituellement, dans nos prévisions, de maintenir un niveau de précision inférieur à 0,4 ou 0,5 point. Ces besoins étaient donc insuffisamment modélisés et l’absence de dispositifs de contrainte, de négociation et de discussion a contribué à empêcher tout processus de régulation.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En matière de dépense de l’État, un PLFR aurait permis, selon vous, de remettre les compteurs à zéro, et donc de procéder à de nouvelles annulations dans le cadre de l’autorisation parlementaire. Vous dites toutefois aussi, dans le même temps, que les annulations auxquelles il a été procédé sont d’une ampleur inédite. Considérez-vous qu’il était possible d’aller plus loin que ces 10 milliards d’euros ?

M. Jérôme Fournel. On est, de fait, allé plus loin, puisque le projet de loi de finances de fin de gestion adopté hier a procédé à des annulations complémentaires, au-delà des 10 milliards d’euros prévus dans le décret d’annulation.

Un élément souvent sous-estimé, issu des situations rencontrées ces dernières années, notamment la crise de la covid, et des programmes tels que France relance ou France 2030, est l’important volant de report de crédits de la gestion 2023 sur la gestion 2024. À un niveau de pilotage fin de la gestion, l’enjeu est d’assainir ce volant de reports, ce que fait précisément le projet de loi de finances de fin de gestion. Compte tenu des nombreuses annulations et de l’importance des reports à absorber, l’effet de solde est, au bout du compte, moins élevé que ce qui était attendu. Évitons les confusions : une annulation de 10 milliards d’euros, puis de quelques autres milliards en loi de fin de gestion, représente un effort considérable qui permettra de faire passer le report de 20 milliards d’euros à un niveau relativement normal de quelques milliards seulement. C’est encore beaucoup, certes, mais il a fallu absorber cette masse de reports et je ne suis pas sûr qu’on pourrait aller beaucoup plus loin.

L’enjeu est moins l’annulation de crédits pour elle-même que les déterminants de la dépense. Ainsi, certaines des ouvertures de crédits opérées à l’occasion de la loi de finances de fin de gestion sont liées à l’organisation des élections, aux Jeux olympiques ou à la Nouvelle-Calédonie, car il faut bien gérer les impondérables, que ce soit par des mesures réglementaires en cours de gestion ou par un projet de loi de finances de fin de gestion.

On peut toujours se dire qu’on peut toujours aller plus loin, et ce n’est pas quelqu’un qui a commencé sa carrière à la direction du budget qui dira le contraire, mais il me semble que nous sommes allés aux limites de ce qui était raisonnablement faisable pour répondre aux priorités du pays et aux besoins de financement. Je le répète, la gestion en cours d’année n’assure pas les dépenses de réformes structurelles : il s’agit d’un pilotage fin de la dépense. On peut toujours réduire un volume de crédits pour l’aide publique au développement ou d’autres missions mais, compte tenu de l’ensemble des engagements passés, les marges ne sont pas infinies.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. J’en viens à des questions concernant les recettes. Considérez-vous que le débat entre les administrations est suffisant, notamment pour ce qui est de la prévision de recettes nouvelles ? Ce que nous comprenons de ce que nous a dit la direction du budget et de ce que vous nous dites, c’est que les mesures nouvelles relèvent essentiellement de la direction de la législation fiscale : n’y a-t-il pas là un biais, la prévision n’étant peut-être pas assez éprouvée ?

En deuxième lieu, souscrivez-vous à la recommandation de nos collègues sénateurs, qui proposent de ne pas inclure de prévision de cinquième acompte de l’impôt sur les sociétés ?

Enfin, d’un point de vue plus macroéconomique, considérez-vous que la hausse du taux d’épargne des Français, qui n’était guère attendue, a pu avoir un impact sur la consommation, notamment sur la TVA ?

M. Jérôme Fournel. Sur le premier point, très clairement, on peut faire mieux quand il s’agit de travailler en commun à des prévisions. Il ne s’agit pas seulement de celles qui concernent les mesures nouvelles – dans ce cas, le comportement des acteurs et la mécanique fiscale sont toujours un petit défi.

En 2017, lorsque j’étais directeur de cabinet de Gérald Darmanin, nous avions essayé de resserrer les liens entre administrations pour éviter les remontées d’informations en silo. Ces pratiques se sont perdues au moment de la crise de 2020 ; il faudrait les raviver.

En ce qui concerne le cinquième acompte d’IS, je ne crois pas qu’il faille ne pas tenir compte d’une recette de manière systématique. Cela introduirait un biais d’insincérité. On peut en revanche faire en sorte qu’une prévision de croissance soit toujours très prudente par rapport au consensus des économistes.

Ces dernières années, on a beaucoup cherché à contemporanéiser la recette par rapport à l’activité économique. C’est une bonne chose, notamment pour la réactivité de l’outil fiscal. Mais si, en raison de la part d’incertitude que cette contemporanéité comporte, on ne retient qu’une partie des recettes, on créera une grosse difficulté méthodologique.

Sur le dernier point, les taux d’épargne très élevés – traditionnellement hauts en France, ils ont atteint des sommets, à 17-18 % – ont évidemment une incidence sur le niveau de consommation, donc sur les recettes fiscales.

Un des éléments d’explication de la situation actuelle est la composition de la croissance. Ces derniers mois, les exportations étaient dynamiques, contribuant positivement au PIB, ce qui est une très bonne chose – la marque France s’exporte  , mais sans produire de recettes fiscales ; du moins de recettes directes, comme l’est la TVA – les recettes d’IS passent par les entreprises.

M. le président Éric Coquerel. Mathieu Lefèvre a évoqué le fait que des annulations de crédits supérieures auraient été possibles dans le cadre d’un PLFR. La question s’était posée à l’époque ; Bruno Le Maire avait même estimé que l’ensemble des montants gelés aurait pu être annulé – il me l’avait dit au téléphone. Mais, comme vous l’avez très justement dit, un PLFR permet aussi de modifier les recettes. Dès lors que celles-ci étaient en baisse, a-t-on envisagé de chercher à les augmenter dans ce cadre ou ne s’est-on posé la question que des annulations de crédits ?

M. Jérôme Fournel. La question des recettes a été posée dans le cadre du PLFR. Deux possibilités ont été évoquées, reprises ensuite dans le débat sur le PLF pour 2025 : la taxation des rachats d’actions et, au vu du médiocre rendement de la Crim, une taxation d’EDF portant sur la puissance installée. Ce dernier projet est devenu, dans le PLF pour 2025, un versement de dividendes, qui a l’avantage de produire les mêmes effets de rendement en évitant la mécanique fiscale et l’augmentation du taux de prélèvements obligatoires, et en apportant de la souplesse. L’idée est restée d’inclure des mesures de ce type en loi de finances, avec un petit effet rétroactif sur 2024, ou dans un PLFR ultérieur.

La dégradation spectaculaire de la situation par rapport aux prévisions, notamment pour 2025, a conduit, en particulier après la nomination de Michel Barnier à Matignon, à choisir de concentrer les efforts sur 2025. Le principe était, quitte à recourir à des mesures fiscales lourdes – il y en a dans le PLF pour 2025 actuellement débattu au Sénat –, d’assumer des recettes exceptionnelles temporaires au lieu de les répartir sur plusieurs exercices. Au fond, face à la dégradation prononcée du déficit observée pour 2024, à 6,1 % ou 6,2 %, les 3 milliards d’euros de recettes fiscales obtenues par la taxe sur les rachats d’actions et la nouvelle Crim ciblant directement la capacité de production d’EDF, ne feraient bouger le curseur que de 0,1 point : ce n’est pas à la hauteur, tout en faisant durer les mesures fiscales plusieurs années, ce qui ne donne pas l’impression voulue.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous nous avez dit qu’en 2023, il vous avait fallu un certain temps pour analyser ce qui arrivait et que vous ne l’aviez vraiment réalisé que fin 2023. Le déficit est passé de 4,9 % à 5,5 %. Vous arrivez début janvier 2024 au cabinet de Bruno Le Maire. Vous voyez alors se répéter ce que vous avez constaté en 2023. Pourtant, il vous faut plus de deux trimestres pour commencer à donner l’alerte. Pourquoi pas plus tôt ? Les élections européennes étaient prévues. Pourquoi ne pas avoir fait plus vite de modifications dans le cadre d’un PLFR ?

M. Jérôme Fournel. Je ne partage pas l’idée que nous n’avons pas réagi très vite. Je suis arrivé avant la mi-janvier. Bruno Le Maire a annoncé dès janvier à la télévision une hausse de la TICFE, pour une sortie rapide du dispositif de crise et un retour progressif au niveau d’avant-crise ; l’arrêté date de la deuxième quinzaine de janvier. Je ne vois pas comment il aurait été possible d’être plus réactif. Le décret d’annulation de 10 milliards d’euros date de février. Nous n’avions même pas encore les comptes définitifs de l’Insee ! Y a-t-il déjà eu, dans l’histoire financière de notre pays, des réponses aussi rapides des autorités publiques à une dégradation des comptes, à part lors de la crise mondiale de 2008 ? À l’époque, c’était d’ailleurs sous la forme de projets de loi de finances rectificative.

Le PLFR, nous l’envisageons dès janvier et Bruno Le Maire en défend l’idée au niveau politique. Il aurait souhaité un PLFR dès le mois de mars. Finalement, le gouvernement décide, pour les raisons que j’ai évoquées, de remettre cette option à plus tard. Puis les événements politiques en ont décidé autrement.

On ne peut vraiment pas parler d’une absence de réaction. À chaque information nouvelle, nous avons réagi dans les quinze jours.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous avez constaté en 2023 que les entreprises se mettaient à demander plus vite le remboursement de leur crédit de TVA. Comment anticipez-vous leur réaction à des augmentations de taxes ou à des défaillances ? Pensez-vous qu’elles vont revenir à leur comportement antérieur ou qu’elles vont faire davantage d’économies, ce qui aggraverait le déficit ?

M. Jérôme Fournel. L’attitude des entreprises est très rationnelle du point de vue de la gestion de leur trésorerie. Si les taux continuent de baisser, cela affectera les demandes de remboursement de crédit de TVA. De même, le réajustement de l’inflation en dessous de 2 % aura mécaniquement des effets sur le comportement des entreprises – et on va peut-être retrouver de la sérénité concernant la fiabilité des prévisionnistes.

En 2023, il y avait déjà une hausse du nombre des défaillances d’entreprises, mais qui faisait suite à leur baisse historique du fait de l’abondance de liquidités de la période du covid. De toute façon, il n’y a pas de régime permanent en la matière. La création et la disparition d’entreprises sont mécaniques en économie.

Un aspect qui serait à améliorer, mais plutôt du côté du contrôle, a trait à un phénomène particulier que nous avons observé pendant la crise et qui nous a probablement un peu leurrés, y compris le directeur général des finances publiques que j’étais. À l’époque, nous donnions des subventions à de multiples entreprises par l’intermédiaire du fonds de solidarité ou de l’aide dite coûts fixes. Ces aides étaient toutes conditionnées au respect des obligations fiscales et sociales. De ce fait, des entreprises se sont mises en règle pour les obtenir. Nous transmettions ensuite les informations aux Urssaf pour qu’elles puissent faire leurs vérifications de leur côté. Cet élément a probablement compté dans la dynamique de recettes observée en 2021-2022, et il n’a sans doute eu qu’un temps : une partie des intéressés – nous les surveillons un peu plus qu’avant – a dû revenir à des activités moins régulières.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous confirmez donc que c’était un mirage. On a soutenu des entreprises qui auraient dû disparaître.

M. Jérôme Fournel. Je n’ai pas à choisir les entreprises qui doivent disparaître ; la disparition et la création d’entreprises relèvent de l’activité normale. Ce qui est clair, et il ne faut pas s’en cacher, c’est que le subventionnement a été relativement large. C’était nécessaire : c’était le prix à payer pour que l’économie ne s’effondre pas. La situation est en train de se réguler et une partie des hausses de faillites que l’on observe ces derniers mois résulte de ce retour à la normale après un ou deux ans de liquidités abondantes. Des modèles économiques qui ne fonctionnent pas doivent logiquement être écartés.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Beaucoup de pays d’Europe ont rencontré les mêmes problèmes que nous. En Allemagne, la baisse des recettes fiscales par rapport aux prévisions est de l’ordre de 22 milliards d’euros en 2025 et atteindra 80 milliards d’ici à 2028.

Au ministère de l’économie et des finances, c’est, traditionnellement, plutôt la direction générale du Trésor qui discute avec les administrations financières européennes. Mais, en tant que directeur général des finances publiques, avez-vous eu aussi ce type d’échanges avec vos homologues européens ? Ont-ils été suffisamment poussés ? En aurait-il fallu davantage pour mieux anticiper les problèmes ?

M. Jérôme Fournel. Nous avons évoqué différents sujets pendant la crise, au niveau européen et international – comme vice-président du forum de l’OCDE sur l’administration fiscale, j’ai animé des travaux dans ce domaine. Les questions d’intérêt commun concernaient le fonctionnement même de nos administrations en période de restrictions et de télétravail massif, la distribution des aides – dont plusieurs administrations fiscales étaient chargées, comme l’était la DGFIP, alors que ce n’était pas leur vocation première – et l’impact de la crise sur les recettes fiscales.

Nous n’en étions pas – nous n’y sommes toujours pas – à un niveau de coopération suffisant pour aller très loin dans l’analyse, même si des informations ont été partagées et que de petits groupes d’experts se sont montés. C’est que les dispositifs fiscaux sont différents les uns des autres. Même pour la TVA, dont le cadre européen est assez homogène, les secteurs qui bénéficient de taux réduits ne sont pas les mêmes, les délais de remboursement de crédit de TVA ou les circuits non plus.

Ce sont effectivement des sujets qu’il faudrait regarder de plus près. Les mécomptes actuels de plusieurs pays européens en matière de recettes fiscales devraient inciter à creuser cette piste.

M. David Amiel (EPR). Le comportement inhabituel des entreprises que vous avez évoqué pour expliquer la situation de 2023 et 2024 – une mobilisation plus précoce des créances fiscales dans un contexte de hausse des taux – ne laisse-t-il pas présager de bonnes surprises dans la période qui vient, par une sorte d’effet de rattrapage ? De ce point de vue, je suis un peu troublé par les chiffres du projet de loi de finances de fin de gestion : 1,4 milliard d’euros de nouvelle baisse de la TVA dans l’amendement du gouvernement.

M. Jérôme Fournel. Être prudent – sans pour autant, je le disais, adopter un biais tel que l’exclusion du cinquième acompte – est une bonne chose.

Par ailleurs, entre éléments de composition de la croissance et retour à la normale du comportement des entreprises, je pense que la situation est en train de se rétablir, mais je ne mettrais pas ma main à couper que l’élasticité des recettes sera de 1 dès l’année prochaine. Il faut une année de retour à une élasticité normale pour que les prévisions de croissance et de recettes rejoignent à nouveau des modèles qui auront été améliorés.

Des analyses le montrent, notamment dans des rapports ou des notes commandés par Bruno Le Maire courant 2024, les prévisions des administrations sont traditionnellement assez bonnes, y compris en ce qui concerne les recettes, qu’elles ont tendance, sur une très longue période, à sous-estimer plutôt que l’inverse. En revanche, les administrations ont beaucoup de mal à prévoir les chocs. L’élasticité prévue est donc plus proche de 1 que l’élasticité réelle, qui connaît de fortes hausses et baisses. Il y a eu de fortes hausses en 2021 et 2022. Au bout du compte, pour la période 2021-2024, je ne suis pas sûr que la moyenne globale ne sera pas très proche de 1. On aboutirait ainsi à la situation habituelle : les recettes progressent comme la richesse produite, laquelle demeure le déterminant de notre capacité à financer les services publics et à dépenser, ce qui est plutôt sain.

M. Philippe Brun (SOC). Je suis en désaccord avec Mathieu Lefèvre, qui voudrait que l’on examine la situation impôt par impôt. Il y a eu des problèmes pour tous les impôts et si une erreur doit être évoquée, elle concerne la prévision d’élasticité des recettes par rapport à la croissance du PIB.

Ce n’est pas vous qui avez fait cette prévision, mais quand, comme directeur général des finances publiques, vous avez vu que l’élasticité soumise au vote des parlementaires dans le PLF pour 2024 était de 1,4 alors que vous constatiez une élasticité de 0,2, corrigée ensuite en 0,4, quelle a été votre réaction ?

M. Jérôme Fournel. Par essence, le directeur général des finances publiques n’a pas les éléments de prévision macroéconomique de croissance, ni dans sa composition ni même dans son volume. C’est une information extérieure. Je ne peux donc pas dire que je me sois inquiété, affolé, ni que j’aie appelé le directeur général du Trésor pour dire « mais qu’est-ce que vous avez fait ? ».

En ce qui concerne l’approche impôt par impôt, des déterminants macroéconomiques comme les taux d’intérêt, l’inflation ou les prix de l’énergie ont eu une influence sur les différents impôts en même temps. Quand l’EBE et la croissance de l’activité sont bons, cela devrait procurer des recettes d’IS, mais des dotations aux provisions ou des charges financières peuvent réduire ces dernières. Par exemple, si les taux d’intérêt augmentent alors que vous êtes endetté, vos charges financières s’alourdissent. S’il y a de l’inflation, les ménages peuvent sous-consommer pour épargner et éviter d’acheter des produits de plus en plus chers. Quand l’inflation ralentit, les entreprises peuvent chercher à reconquérir des parts de marché en écrasant leur marge, qui elle-même joue sur le solde ; en même temps, il peut y avoir des effets sur l’impôt sur le revenu parce que, la consommation ralentissant, l’effet nominal est inférieur, à niveau de croissance réel donné.

Je pense tout de même qu’il faut une approche détaillée pour bien apprécier ce qui s’est passé. Visiblement, des facteurs économiques combinés ont tiré dans le même sens l’ensemble des recettes. Mais l’élasticité prévue est le cumul des prévisions de recettes impôt par impôt : on la constate une fois qu’on a fait ces prévisions.

Nous avons d’ailleurs eu de bonnes nouvelles concernant certains impôts, comme les droits de mutation à titre gratuit, plus dynamiques que prévu ces dernières années et qui le restent en 2024.

Il faudrait donc procéder d’abord à une analyse fine, puis la compléter d’une vision macroéconomique.

M. Philippe Brun (SOC). Comme directeur général des finances publiques, vous avez bien constaté que l’élasticité était très inférieure aux prévisions. J’ai vérifié : l’Évaluation des voies et moyens pour 2025 l’évalue à 0,2 en 2024 ; le chiffre a ensuite été corrigé en 0,4 du fait d’encaissements un peu plus tardifs. Mais, à l’époque, on nous propose 1,4. L’écart est gigantesque ! Comment est-ce possible ? À mon avis, c’est de là que vient l’erreur. Comment n’y a-t-il pas eu d’alerte générale à Bercy ?

Un tel redressement des recettes fiscales nettes par rapport au PIB n’était pas crédible. Vous l’avez bien dit en répondant à David Amiel : il y a eu des hausses exceptionnelles de l’élasticité en 2021 et 2022 ; fin 2023 et début 2024, on savait bien que la tendance économique n’était plus la même.

Cette question de l’élasticité est au cœur du sujet de la commission d’enquête.

M. Jérôme Fournel. Par définition, on se situe dans une série. Quand l’élasticité est très faible, comme en 2023, on se dit, comme vient de le faire David Amiel, qu’il y a probablement une possibilité de rebond ou, en tout cas, de normalisation, puisque la moyenne sur plusieurs années s’éloigne peu de 1. Mais quelle est la période de référence ? Est-ce 2024 qui va annuler 2023 ? Est-ce 2025 qui va annuler 2023 et 2024 ? Est-ce que 2023 et 2024 annulent déjà 2021 et 2022 ? Tout cela dans un paysage économique rendu chaotique par le covid et la crise de l’énergie. Dans ces conditions, il est très difficile de déterminer le bon niveau d’élasticité.

Nous l’avons construit analytiquement ; c’est ce que fait la direction du Trésor, y compris à partir des données fournies par la DGFIP. On peut se tromper ; et on s’est trompés ces dernières années, il faut le reconnaître. Du point de vue de la capacité de la DGFIP à interpréter les données qu’elle fournit aux autres administrations, nous n’y étions pas tout à fait.

Mais nous ne sommes pas les seuls en Europe. Et, de manière générale, les prévisions de Bercy sont reconnues comme très bonnes. Je crois qu’elles le sont, en effet, mais elles ont été perturbées par un environnement que personne n’était capable de modéliser ni d’expliquer.

M. Philippe Brun (SOC). Vous dites que d’autres pays européens ont des problèmes d’encaissement similaires. À la lecture de la presse européenne, je n’ai pas le sentiment qu’un autre d’entre eux ait connu un tel décalage dans la perception de ses recettes. Est-ce le modèle statistique français qui a failli ?

M. Jérôme Fournel. Je ne dirais pas cela.

J’ai parlé de l’Allemagne et du Royaume-Uni ; j’aurais pu mentionner l’Italie, à cause des conséquences sur ses comptes – quelque 2 points de PIB par rapport aux prévisions – du système de primes qui y avait été adopté, le super bonus.

En France, on est très sensible, dans les médias et dans la politique, à cette question de la qualité des prévisions. C’est une bonne chose, mais cela ne doit pas amener à conclure que la France fait moins bien que les autres dans ce domaine. Nos statisticiens sont reconnus ; les directions de Bercy sont très influentes – on le voit dans les cénacles européens et internationaux – en raison de la qualité des personnes qui y travaillent.

Il faut accepter que, de temps en temps, on puisse faire des erreurs, surtout dans un environnement économique difficile, et ne pas surréagir à des écarts qui restent relativement limités, rapportés à la masse des prélèvements. Les prélèvements obligatoires représentent plus de 1 400 milliards d’euros ; un écart de 10 à 20 milliards d’euros, c’est moins bien qu’une évaluation précise, mais cela ne remet pas en cause la qualité des hommes et des équipes.

M. le président Éric Coquerel. Si les autres se sont plantés au même moment, c’est peut-être lié à la politique macroéconomique menée et aux illusions à ce sujet…

Vous avez répondu à Philippe Brun que, face à certaines prévisions, le directeur général des finances publiques n’allait pas immédiatement passer un coup de téléphone. Cela m’inquiète un peu. Si les gens qui font les prévisions ne sont pas questionnés par les experts des encaissements de la DGFIP, il n’est pas étonnant qu’il y ait à un moment donné un problème d’anticipation. On a l’impression d’un cloisonnement entre les deux.

M. Jérôme Fournel. Si j’en ai donné l’impression, c’est un malentendu et je m’en excuse.

Toute l’information produite par la DGFIP est instantanément transmise à la direction du budget et à la direction générale du Trésor pour les tenir le plus rapidement et complètement au courant de ce qui se passe au niveau comptable et financier, indépendamment même de toute prévision.

Ensuite, des travaux communs sont conduits par le département des études et statistiques fiscales au sein de la DGFIP, les équipes du Trésor qui font les prévisions, la direction du budget et, le cas échéant, la DLF. Il s’agit de garantir que les éléments factuels d’encaissement sont bien pris en compte dans les prévisions. Ce travail est au cœur du dispositif de prévision.

Après, chacun son métier. Les gens peuvent avoir un avis, challenger le Trésor, et le font souvent – je l’ai fait plusieurs fois –, mais bien avant que le chiffre final ne sorte. Je demandais à mes équipes de me rendre compte de leurs groupes de travail avec la direction générale du Trésor. Je me souviens avoir trouvé celle-ci un peu trop précautionneuse en 2019, alors que les recettes rentraient bien, et avoir demandé qu’elle soit interrogée sur cette prudence. Mais ce questionnement se fonde sur des données factuelles d’encaissement et, éventuellement, sur des primo-analyses, en aucun cas sur des modèles – nous n’en avons pas à la DGFIP – permettant de projeter les éléments macroéconomiques sur les recettes attendues.

Dans toute maison, il faut que les gens se parlent le plus possible. Il faut aussi que chacun accepte les compétences des autres.

Mme Véronique Louwagie (DR). Le cinquième acompte d’IS n’a pas toujours existé. L’idée, en l’instaurant, était de faire encaisser des recettes sur un budget antérieur de l’État. Nous en parlons chaque année. Ne pourrait-on modifier le dispositif pour revenir à quatre acomptes ?

M. Jérôme Fournel. En effet, le cinquième acompte d’IS fait régulièrement l’actualité, soit qu’il représente une cagnotte, soit qu’il corresponde au contraire à un trou dans les recettes.

Son instauration nous a fragilisés, c’est vrai. Il est très difficile de revenir en arrière. Mais j’ai toujours combattu l’idée d’aller plus loin soit en baissant le seuil d’éligibilité des entreprises à cet acompte, soit en augmentant la part d’IS versée dans ce cadre.

En général, début décembre, la direction des grandes entreprises au sein de la DGFIP commence à appeler celles qui sont éligibles pour obtenir une estimation de ce qu’elles vont payer. Mais ces montants ne peuvent être consolidés qu’après le 10 décembre – déjà trop tard.

Mme Véronique Louwagie (DR). Pourriez-vous nous communiquer un état des montants des différents acomptes d’IS au cours des cinq ou six dernières années, par exemple depuis 2018 ? En 2023, le cinquième acompte devait être très faible.

M. Jérôme Fournel. Ce sera demandé.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le Sénat propose aussi d’exclure le mécanisme d’autolimitation dont bénéficient les entreprises. Trouvez-vous cette piste plus intéressante que celle de la suppression du cinquième acompte lui-même ?

M. Jérôme Fournel. Peut-être. Il faut vraiment en étudier les effets potentiels, en particulier le risque d’insécurité juridique pour les entreprises.

Pendant la crise sanitaire, on a accru leurs marges d’autolimitation sur les acomptes de manière générale, car il était difficile de prévoir les bénéfices. On leur a ainsi laissé un peu de mou – certaines auraient d’ailleurs bien voulu que cela continue et se développe. Les solliciter alors que toutes les dotations aux provisions ne sont pas faites, que la politique de dotation aux amortissements n’est pas connue, que des éléments exceptionnels peuvent encore intervenir, cela se pratique et les directions financières des grandes entreprises le savent très bien. En revanche, leur demander d’être très précises, sans leur laisser aucune marge de manœuvre, les mettrait dans l’insécurité, pour une question qui n’influe pas sur le rendement global de l’impôt pluriannuel mais ne relève que d’un élément de trésorerie.

Si nous en avions les marges financières et budgétaires, nous pourrions réduire un peu le poids du cinquième acompte dans le total de l’IS. Mais je doute que ce soit une perspective très réaliste à court terme.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Pourriez-vous nous donner la date précise des deux arbitrages effectués, l’un à Matignon sur le PLFR et l’autre à l’Élysée sur le programme de stabilité ?

M. Jérôme Fournel. Pour le PLFR, il n’y en a pas : le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique a lancé la réflexion dès le mois de janvier, et la décision s’est dessinée au fil des réunions qui se sont succédé en février, même si l’idée n’a pas été totalement écartée puisqu’elle a ressurgi après les élections européennes. De toute façon, tout projet de loi doit recevoir l’aval de Matignon. En l’occurrence, il s’est plutôt agi d’une absence de décision dans la phase de préparation des élections européennes. Sur le programme de stabilité, je vais retrouver la date précise et vous la communiquer. Matignon et l’Élysée partageaient la même vision, mais c’est le président de la République qui défend la France au Conseil européen où de tels sujets – relevant d’ordinaire du Conseil pour les affaires économiques et financières – peuvent remonter dans les circonstances actuelles.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Qu’est-ce qui vous fait dire que l’élasticité à la croissance pourrait revenir à 1 en 2025 ? Une dépêche de l’Agence France-Presse nous apprend que les catastrophes naturelles ont causé des pertes économiques de 310 milliards de dollars dans le monde en 2024, ce qui risque de peser sur la rentabilité des entreprises, celles du secteur agricole en particulier. À votre connaissance, existe-t-il des études ou expertises montrant que l’élasticité ne reviendrait pas à 1 ? Il est à redouter que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous revivions en 2025 ce que nous avons déjà connu en 2023 et 2024.

M. Jérôme Fournel. N’étant pas prévisionniste, je ne vais pas m’engager à prévoir une élasticité unitaire en 2025. En revanche, je peux vous renvoyer à une étude publiée par le HCFP en février 2023 où il est montré que l’élasticité se situe autour de 1 sur une longue période, que la croissance soit bonne, mauvaise ou atone. Ce lien de corrélation est stable : si le PIB décroît de 1 % et que les recettes baissent de 1 %, l’élasticité sera de 1 – on préfère évidemment les situations où la corrélation est positive. Le niveau des recettes changera en fonction de l’allégement ou de l’alourdissement des prélèvements, mais, à niveau de prélèvements donné, la croissance et les recettes évoluent de la même manière sur moyenne et longue période. On voit mal ce qui pourrait perturber cette logique, à part une fraude massive, de type carrousel pour la TVA. Les recettes peuvent alors évoluer moins vite que la croissance, l’écart pouvant être partiellement corrigé par un système de lutte contre la fraude efficace. À l’échelle globale des prélèvements obligatoires, ces phénomènes restent cependant marginaux ou de second ordre. À moins de perturbations économiques très fortes, l’élasticité devrait revenir aux alentours de 1, après des années où elle était très inférieure ou très supérieure à ce chiffre. Cela se produira-t-il en 2025 ou en 2026 ? D’autres événements perturbateurs surviendront-ils ? Je n’en sais rien.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Quelle élasticité avez-vous prévue pour 2025 ?

M. Jérôme Fournel. Dans le PLF, elle a été fixée à 0,9. Après deux années où elle était très inférieure à 1, pour la troisième année nous avons fait preuve de prudence en nous rapprochant de ce niveau tout en restant juste au-dessous.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La diminution de 24 milliards d’euros des recettes fiscales nettes attendues pour 2024 s’explique essentiellement par la baisse de 14,3 milliards d’euros du produit de l’IS. Pourquoi n’avez-vous pas retenu une option plus prudente, compte tenu du mauvais rendement de l’IS constaté en 2023 ? En toute responsabilité, pour reprendre une expression que vous utilisez beaucoup, pourquoi avoir fait une prévision de rendement très élevée pour 2024 malgré les alertes concernant 2023 ?

M. Jérôme Fournel. En tant que directeur général des finances publiques, je n’étais pas chargé de faire une prévision d’IS pour le PLF ; je faisais part de constatations. L’alerte est arrivée relativement tard dans le processus budgétaire. Fallait-il corriger les textes en cours de discussion budgétaire pour introduire les derniers éléments ? C’est avec d’autres que moi qu’il faut en discuter. Les textes ont été figés avant que je ne fournisse des alertes suffisantes. L’alerte principale est arrivée au moment du versement du cinquième acompte, c’est-à-dire en toute fin de parcours, à un moment où nous étions hors délais par rapport aux textes financiers.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La Crim a été une déconvenue majeure, dites-vous. Par un jeu de vases communicants, les 12 milliards d’euros manquants ont été pratiquement compensés par les 10 milliards d’euros d’annulation de crédits. Comment expliquez-vous que le tir n’ait pas été corrigé, alors qu’il aurait été possible de faire contribuer d’autres groupes que les énergéticiens, comme nous le proposions ?

M. Jérôme Fournel. C’est le dispositif prévu qui a été appliqué. Quand j’ai parlé de compensations, je ne faisais pas référence au décret d’annulation mais au fait que la Crim était destinée à capter une rente liée aux prix élevés de l’énergie, à un moment où la France, comme d’autres États, essayait de protéger une partie de sa population par le biais d’un bouclier tarifaire ou des aides. Si les prix finissaient par baisser, la Crim rapportait moins, mais les aides pouvaient diminuer. Ce n’est pas une équivalence comptable. L’idée politique sous-tendant la création de la Crim était d’éviter la captation d’une rente liée aux prix élevés, ne devant rien à la performance des entreprises et tout au contexte géopolitique.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Nous avons réussi à instaurer le prélèvement à la source, ce qui n’était pas évident, mais nous ne sommes pas capables d’avoir des outils qui nous permettent d’avoir des prévisions fiables. Cela m’étonne un peu. Partant des chiffres d’affaires déclarés par les entreprises, il devrait être possible de faire tourner des modèles qui nous donnent des prévisions de recettes de TVA et d’IS. Qu’est-il prévu de faire pour progresser dans ce domaine ? S’agissant de l’IS, la baisse peut-elle s’expliquer en partie par un changement de comportement des entrepreneurs en matière de provisions, non par malice mais par prudence ? Enfin, je ferais remarquer que nous n’aurions pas eu les éléments suffisants pour élaborer un PLFR en février ou mars. Sans la dissolution, nous aurions certainement eu un PLFR.

M. Jérôme Fournel. Au vu de la dégradation continuelle au cours de l’année 2024, on peut se dire qu’il valait mieux attendre quelques mois pour présenter un PLFR qui puisse englober des éléments non décelables en février, tels que les besoins de financement des collectivités territoriales.

Nous nous sommes effectivement posé la question du comportement rationnel d’agents économiques tels que les entreprises et les banques, face à des taux d’intérêt qui avaient bondi avant de refluer. Quoi qu’il en soit, une éventuelle augmentation des provisions ne peut être un facteur dominant des évolutions que nous avons constatées lors du versement du cinquième acompte de l’IS. Les logiques d’autolimitation ou de modulation des acomptes se payent au moment du solde. Or nous n’avons pas constaté de rebond ou de sous-estimation à ce moment-là, ce qui tend à montrer que les entreprises avaient fait correctement leurs calculs et que le solde était cohérent avec ce qu’elles nous avaient déclaré au moment des acomptes successifs. Elles peuvent se tromper et elles sont d’ailleurs pénalisées si elles modulent trop. En l’occurrence, ce n’est pas ce qui s’est passé.

Monsieur Mattei, vous avez raison sur un point : nous devons probablement enrichir nos modèles et nos outils, notamment les algorithmes, afin de disposer de plus de capteurs pour analyser l’activité économique. C’est là un domaine relativement nouveau, mais nous devons pouvoir faire rétroagir plus d’indicateurs économiques relatifs à des comportements. Quoi que l’on fasse, cependant, il est très difficile d’anticiper correctement les modifications du comportement des acteurs économiques et de la composition de la croissance. Ainsi, il faut certes que nous parvenions à intégrer dans des modèles de TVA des taux d’intérêt réels, et donc le comportement des entreprises en matière de trésorerie, mais il n’est pas anormal que nous n’y soyons pas encore parvenus, car cela suppose à la fois une analyse très fine et un petit risque d’erreur en voulant intégrer plus de facteurs que nous ne pouvons en maîtriser pour ce qui est du comportement, voire de la psychologie, des acteurs économiques. Vous avez cependant raison sur le fond, et cela dit bien l’importance du travail engagé ces dernières semaines, notamment par le conseil scientifique créé par Antoine Armand et Laurent Saint-Martin pour recourir à l’aide d’experts extérieurs à l’administration. Cette dernière est très solide dans ce domaine mais, pour défricher des terres nouvelles, disposer d’un maximum d’avis et de l’aide d’un maximum d’acteurs ne peut pas faire de mal.

M. Éric Ciotti, rapporteur. En conclusion de sa question, JeanPaul Mattei disait qu’il n’y a pas eu de PLFR à cause la dissolution. Je renverserai cette question sous forme de boutade : pensez-vous que la dissolution soit une conséquence de la dégradation de la situation budgétaire ?

M. Jérôme Fournel. Vous m’élevez beaucoup au-dessus de ma condition, monsieur le rapporteur ! Je ne crois pas que ce soit le cas. C’est la conséquence du résultat des élections européennes et de la volonté de redonner la parole aux Français.

Mme Félicie Gérard (HOR). Les reports de crédits, qui sont pratiqués par tous les gouvernements successifs, soulèvent des interrogations sur la sincérité budgétaire, car ils peuvent être perçus comme une façon de reporter artificiellement des dépenses sur l’exercice suivant. Quelle est votre analyse de cette pratique ? Ne faudrait-il pas réduire bien davantage le recours à ces reports ?

La complexité de nos administrations nécessite une coordination exemplaire entre les différents services impliqués dans l’élaboration et le suivi budgétaires. Vos différentes expériences professionnelles vous en donnent une vision multiple : comment cette coordination entre les administrations pourrait-elle être renforcée pour garantir une plus grande efficacité dans la construction des prévisions, les alertes transmises et les décisions politiques qui en découlent ?

Vous avez dit qu’il fallait intégrer plus de données dans nos prévisions de recettes pour limiter les écarts constatés. Quelles données faut-il intégrer ?

Dernière question, plus politique, puisque nous avons de plus en plus de difficultés à prévoir nos recettes, ne faudrait-il pas, plutôt que d’augmenter encore les impôts et les taxes, diminuer nos dépenses bien plus que nous ne le faisons, grâce notamment à des réformes structurelles ? Si oui, lesquelles ?

M. Jérôme Fournel. Je suis assez réservé quant à une forte limitation des reports et, en revanche, très favorable à des logiques de contractualisation pluriannuelle, que j’ai pratiquées dans mes différentes fonctions – y compris, sous une autre forme, dans les plus récentes. Quand on est patron d’une administration, et même au niveau du fonctionnement de l’État – ce qui rejoint d’ailleurs votre question sur les mesures structurelles –, si l’on veut réaliser des transformations un peu lourdes, il faut les inscrire dans la durée, dans un cadre pluriannuel. En tant que directeur général des finances publiques, j’étais ainsi parvenu à signer – du moins la première fois, car je n’ai pas pu le faire la seconde – avec la directrice du budget et la secrétaire générale de Bercy un contrat pluriannuel qui autorisait une grande liberté dans l’usage des reports, en évitant le comportement consistant, selon la vieille boutade bien connue, à faire tourner la jeep dans la cour pour épuiser les crédits de carburant restants.

Cette pratique caricaturale n’a évidemment plus cours dans l’administration et ne doit pas être prise au pied de la lettre, mais elle décrit des raisonnements absurdes qu’il faut éviter en ouvrant une perspective dans laquelle ce n’est pas parce qu’on n’aura pas consommé 100 % de ses crédits avant la fin de l’année qu’on en sera privé l’année suivante. Il faut donc accepter les reports, dans l’idée qu’une logique pluriannuelle rend les gens plus intelligents et plus moyen-termistes ou long-termistes, et moins court termistes. C’est notre intérêt.

Je ne suis donc pas vraiment favorable à l’idée d’une plus grande limitation des reports. Il faut, bien sûr, adopter un pilotage macro, en particulier en cas de chocs impliquant des gros blocs, des plans particuliers ou un ralentissement lié aux effets d’une crise, car ces circonstances ont des conséquences à l’échelle macro, mais laisser cette liberté aux gens a de l’intérêt.

Quant au fonctionnement des administrations, il faut mettre autant que possible ces dernières autour de la table et revivifier les comités de discussion existants. De fait, il existe déjà des enceintes destinées, notamment au niveau technique, à formaliser des prévisions. Ce n’est cependant pas toujours suffisant. Ainsi, bien que la direction générale du Trésor ait une couverture très large en termes de politiques publiques et de compréhension sectorielle des politiques, une amélioration des prévisions est possible avec un travail interministériel au niveau technique pour observer plus finement ce qui se passe, par exemple, dans les secteurs du bâtiment, des transports ou de l’énergie. Accumuler les éléments d’une vision sectorielle, et non pas seulement macro et transversale, me semble ainsi faire partie des points d’amélioration possible.

Quant aux données à intégrer, j’en ai évoqué certaines, comme les taux d’intérêt dans des mécanismes de comportement des acteurs économiques. Aujourd’hui, le taux d’intérêt, qui pourra peser sur les charges financières de l’entreprise, est factorisé en termes d’impact sur la croissance et l’investissement global, mais pas en termes de prévision de recettes pour l’IS ou pour la TVA – notamment pour savoir quel remboursement de crédit TVA les entreprises demanderont selon que le taux d’intérêt réel sera de 5 % ou de 0 %. Ces éléments me semblent pouvoir être intégrés assez facilement – du moins devons-nous les tester pour savoir si nous parvenons à une meilleure prévision en les intégrant.

D’autres facteurs peuvent aussi être intégrés, comme l’inflation. L’une des difficultés en la matière est que l’examen des comportements ne se limite pas à une mesure réalisée à un instant T, mais suppose aussi la prise en compte de dynamiques. Une inflation qui décroît toute l’année diffère d’une inflation stable en moyenne sur toute l’année. Il n’est donc pas si simple de faire ces modélisations fines, et cela a de la valeur.

Sur la quatrième question, qui est de savoir ce qu’il faudrait faire, joker ! Il y a, en effet, beaucoup à faire en matière de complexité administrative. La France, qui possède un appareil administratif aux strates complexes, représente à peu près 50 % des collectivités de l’Union européenne et compte des centaines d’opérateurs. Elle possède aussi un appareil social très développé, avec des dépenses de retraite et de maladie qui se situent respectivement trois points et deux points au-dessus des moyennes de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On peut agir intelligemment sans priver les gens de ressources, mais il est difficile de réduire durablement la dépense publique tant qu’on ne s’attaque pas durablement et structurellement à ces aspects.

M. Charles de Courson, rapporteur général. S’agissant de la TVA, ne pensez-vous pas que l’écart de 10 milliards observé en 2024 entre les prévisions et les réalisations s’explique tout simplement par des hypothèses macroéconomiques erronées selon lesquelles, tant en 2023 qu’en 2024, la consommation des ménages repartirait progressivement grâce à une baisse de leur taux d’épargne ?

M. Jérôme Fournel. En partie, oui. Le paradoxe est que nous avons eu la croissance que nous attendions en 2023 et 2024. En 2024, en effet, le taux initialement prévu de 1,4 % en début d’année a été recalé à 1 %, chiffre qui a bien été constaté en fin d’année et, en 2023, la prévision de croissance a été réalisée. À l’échelle macro, donc, la prévision de croissance globale a été tenue. En revanche, la composition de cette croissance a varié. Vous avez parfaitement raison de dire que nous continuons d’espérer une baisse du taux d’épargne des ménages et une reprise de la consommation – tant que ce n’est pas le cas, elles n’alimentent pas la TVA, dont les recettes diminuent donc. C’est là une partie des erreurs de prévision de recettes.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour l’IS, comment avez-vous pu retenir, dans le projet de loi finances initiale (PLFI) pour 2024, un produit de 72 milliards d’euros, alors que les recettes estimées dans le PLFI pour 2023 étaient de 56 milliards d’euros, réajustées à 67 milliards d’euros dans le programme de stabilité d’avril 2023, pour finir à 57 milliards d’euros ? Plus largement, pensez-vous qu’il y ait un lien entre l’EBE et le résultat fiscal ?

M. Jérôme Fournel. Sur ce dernier point, il y a tout de même un lien. L’EBE est la valeur ajoutée produite par l’entreprise et, à taux de marge donné et autres facteurs inchangés, c’est finalement du résultat net : une fois pris en compte, le cas échéant, le poids des charges financières, le résultat net se transforme, au bout du compte, en résultat fiscal, avec toutes les conventions y afférentes. La logique voudrait donc qu’il y ait un lien, qui peut éventuellement se déformer ponctuellement pour une entreprise particulière. En tant que directeur général des finances publiques, je n’étais pas chargé d’inscrire le chiffre des recettes d’IS dans le PLF. Je le répète, le moindre rendement du cinquième acompte a été le principal écart observé en matière d’IS. En octobre, novembre et décembre, en effet, l’écart de plus de 5 milliards d’euros tient pour 80 % au dernier acompte. Ce chiffre, qui a été très peu anticipé à un tel niveau, a contribué à l’erreur de prévision portant sur l’IS en 2024.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Avez-vous participé, dans vos fonctions successives, à la définition du cadrage macroéconomique sur la base duquel les prévisions de recettes sont élaborées, tant en 2023 qu’en 2024 ?

M. Jérôme Fournel. En 2003 et 2024, pas du tout. La direction générale des finances publiques n’est pas chargée du cadre macro et je n’y ai pas participé du tout.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Enfin, une question subsidiaire : avez-vous participé à la réunion qui s’est tenue à l’Élysée entre le président de la République, le premier ministre et le ministre de l’économie, dont vous étiez à l’époque le directeur de cabinet, et qui a écarté, début 2024, le recours à un PLFR de printemps ? Dans la négative, quel compte rendu vous en a fait votre ministre ?

M. Jérôme Fournel. Il y a eu plusieurs réunions à Matignon et à l’Élysée : je ne pourrais plus vous dire ce qu’il en est de celle dont vous parlez. Mais j’étais en général de toutes ces réunions, même s’il pouvait, par ailleurs, y avoir, entre le ministre et le premier ministre, le ministre et le président de la République ou le premier ministre et le président de la République, des échanges auxquels nous n’assistions pas.

Cela dit, le fait de ne pas recourir à un PLFR était une option sur laquelle Matignon et l’Élysée étaient entièrement d’accord. Elle était liée au calendrier, si peu de temps après l’adoption du projet de loi de finances initiale. De plus, dans une période marquée par l’incertitude, il n’était pas aberrant de considérer qu’il n’y avait pas urgence, d’autant que les sujets fiscaux en question pouvaient effectivement être traités plus tard.

Ce n’était pas la position que défendait Bruno Le Maire. Les niveaux de crédits annulés étaient élevés, il y avait des changements importants pour 2023 et d’autres prévus pour 2024 : cela justifiait à ses yeux de repasser devant le Parlement pour le rassurer. De plus, nous estimions qu’un projet de loi de finances rectificative était la meilleure façon de faire prendre conscience de la nécessité d’une réaction forte au sujet des finances publiques.

Mais les deux options se défendent et c’est l’autre qui a été choisie.

M. Charles de Courson, rapporteur général. En ce qui concerne le décret d’annulation de 10 milliards d’euros de crédits, la décision est prise dès janvier – vous l’avez confirmé – et le texte paraît début février. Pourquoi avez-vous eu recours à un décret d’annulation ? Il suffisait de bloquer les crédits : vous gelez et vous laissez les crédits être sous-consommés du montant correspondant aux annulations.

M. Jérôme Fournel. Il n’y a pas qu’en fiscalité qu’il y a de la psychologie. Le simple gel des crédits – comme on met des crédits en réserve lors de l’adoption du PLF – n’est pas la meilleure manière de faire comprendre aux ministères qu’il va falloir être très précautionneux dans l’usage des fonds. C’est ainsi que nous avons procédé dans un second temps, à l’été, quand nous avions très peu de marge pour aller au-delà des 10 milliards d’euros. Mais cela laisse espérer un dégel. Au contraire, leur donner dès le début de la gestion le signal qu’ils ne pourront pas compter sur ces crédits supplémentaires les responsabilise, y compris les gestionnaires. Croyez-en un vieux budgétaire, l’effet psychologique n’est pas du tout le même.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Mettez-vous dans la peau des parlementaires. Voter fin décembre un projet de loi de finances et avoir un décret d’annulation de 10 milliards d’euros un mois plus tard ! Depuis quarante ou quarante-cinq ans que je suis ces questions, avant même de commencer à siéger ici il y a trente et un ans, je n’ai jamais vu un décret d’annulation aussi précoce. Cela ne vous choque pas ?

M. Jérôme Fournel. C’est en partie pour cela que Bruno Le Maire souhaitait repasser devant le Parlement.

Vous le savez tous, ce sont des plafonds que l’on vote : les crédits votés sont des maximums de dépenses, non des objectifs ou des injonctions à dépenser.

Il me paraît plus responsable de prendre des mesures dès qu’on a des informations nouvelles, qui n’étaient pas disponibles au moment du vote ou de l’entrée en vigueur de la loi de finances, que de se priver, pour ne faire de peine à personne, des outils réglementaires à la disposition de l’exécutif et d’attendre trois ou quatre mois.

M. le président Éric Coquerel. Je note tout de même qu’il y a eu des réunions à l’Élysée sur le PLFR. Vous n’avez pas nié ce qu’a dit M. de Courson à ce sujet. Cela n’avait pas été dit tout à l’heure.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je n’ai pas trente et un ans d’Assemblée derrière moi, mais ce qui est décrit relève de la plus totale insincérité. Il faut que vous compreniez. M. de Courson a raison de vous demander de vous mettre dans la peau d’un député.

À la première réunion de la commission des finances suivant les élections législatives, on nous a dit que le déficit serait de 4,4 %. La semaine suivante, le ministre est venu nous dire que finalement, ce serait 5 %. La semaine d’après, les nouveaux ministres sont arrivés et ont annoncé que l’on devrait être à 6 %. Le tout en trois semaines. Comprenez que c’est un peu perturbant ! Nous ne pouvons pas nous contenter de réponses dilatoires.

En ce qui concerne la Crim, vous avez expliqué que ses recettes fluctuaient beaucoup en fonction des prix de l’énergie, mais il s’agit tout de même d’un fiasco monumental. On le voit en comparant le projet de loi de finances de fin de gestion à ce qui avait été annoncé par le ministre des comptes publics. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de mesures correctives ?

Quelle est, concrètement, l’incidence du bouclier tarifaire sur l’énergie dans le déficit ? Contrairement à ce qu’il semble, le coût est énorme. A-t-il été envisagé de demander, comme l’Espagne et le Portugal, une exemption du marché européen de l’électricité, très défavorable à la France ?

M. Jérôme Fournel. J’essaie de faire des réponses aussi précises que possible et en aucun cas dilatoires.

S’agissant du marché de l’énergie, il ne faut pas oublier que la France a fonctionné grâce à des importations à certains moments, notamment lorsque certaines de ses centrales connaissaient des difficultés. D’où l’intérêt, parfois, du marché de l’énergie : nous étions bien contents de pouvoir importer à des prix raisonnables. On peut se dire durant certaines périodes qu’on est gagnant et avoir autrement une vision différente, mais je ne crois pas qu’on ait à se plaindre.

Pour ce qui est des montants, je parle de mémoire et en sortant totalement de mon ancienne condition de directeur général des finances publiques : le coût global du bouclier énergétique, lié à la baisse des taxes sur l’énergie, doit être d’environ 30 milliards d’euros.

Pourquoi n’avons-nous pas pris des mesures dès la fin 2023 ? La Crim avait pour but de capter une rente liée aux prix. Si cette rente n’existe pas, taxer EDF a simplement pour résultat une augmentation du prix de l’énergie et ce n’est pas l’entreprise qui paie à la fin, c’est le consommateur. Si on assujettit à une taxe une entreprise qui n’a pas de marge particulière, parce que sa situation économique et les prix de l’énergie ne lui ont pas permis d’en constituer une, on a en réalité affaire à un impôt de production, qui est payé à la fin par le consommateur, à travers le prix de l’énergie. Or je ne suis pas sûr que ce soit le résultat attendu.

M. Gérault Verny (UDR). Êtes-vous capable d’estimer le surplus d’inflation généré en 2023 par la désorganisation des flux logistiques – sur-stocks, pénuries, hausses de prix et compagnie – au niveau international ?

M. Jérôme Fournel. Je vais passer mon tour : je vous conseille d’interroger le directeur général du Trésor à ce sujet. Je crois que le Trésor a fait des analyses concernant le coût du fret maritime et son impact sur les prix. Je vous dirais une bêtise si j’essayais de vous donner un chiffre.

M. Gérault Verny (UDR). À quel moment, en 2024, avez-vous compris que l’inflation décélérait beaucoup plus vite que prévu ?

M. Jérôme Fournel. Elle a décéléré, fortement, tout au long de l’année 2023. En 2024, on est très vite passé sous les 2 %, avant d’atteindre des points bas. En août, on était à 1,2 % et à 1,3 % en septembre. Le niveau constaté en glissement annuel est très limité : de ce point de vue, la bataille contre l’inflation a objectivement été gagnée.

Je n’en ai pas encore parlé, mais il faut distinguer la prévision macroéconomique annuelle et la modélisation mensuelle ou en tout cas infra-annuelle. Nous ne sommes pas forcément mauvais s’agissant de la prévision macroéconomique, y compris pour le taux d’inflation, mais quand la courbe passe de 5 % à 3 % dans l’année, la situation est très différente et le comportement des acteurs se modifie – nous l’avons vécu en direct au cours de 2023.

Nous avons probablement surestimé – mais nous ne sommes pas les seuls à l’avoir fait – l’effet d’hystérésis de l’inflation. L’inquiétude était qu’une boucle prix-salaires se forme et que, de ce fait, l’inflation se maintienne. En réalité, la politique monétaire de la Banque centrale européenne et les conditions économiques post-crise n’ont pas conduit à la création d’une telle boucle. Jusqu’à l’été 2023, les ménages ont plutôt perdu du pouvoir d’achat, puis la situation s’est retournée à la fin de l’année. On a continué à avoir des gains de pouvoir d’achat en 2024 en raison de l’évolution des salaires comparativement à celle de l’inflation.

Nous avons pris conscience qu’il se passait quelque chose au cours de l’été 2023. Au reste, les premiers éléments d’évolution des recettes ou de cristallisation de pertes de recettes sont apparus, et ce n’était pas un hasard, à la fin de l’été.

M. Gérault Verny (UDR). Comment en est-on arrivé à prévoir une hausse de 30 % des recettes d’IS dans la loi de finances pour 2024 alors que l’inflation décélérait fortement et que la croissance potentielle montrait plutôt des signes de fragilité ?

M. Jérôme Fournel. Il faut avoir en tête un élément que je n’ai pas mentionné, et je vous prie de m’en excuser. Une partie importante de l’IS collecté porte sur des entreprises qui ont leur siège en France mais dont les profits viennent de partout. Quand vous faites des analyses ou des prévisions sur l’impôt sur les sociétés, vous ne pouvez pas seulement tenir compte de la situation économique de la France – à propos de laquelle, j’y reviens, on ne s’est pas trompés au niveau macroéconomique puisqu’on est toujours autour du même chiffre qu’après le recalage du début de l’année, à savoir 1,1 % de croissance aujourd’hui contre 1 % après le recalage et 1,4 % initialement.

Si la modélisation de l’IS est très compliquée, c’est parce que cet impôt ne dépend pas uniquement de critères macroéconomiques français. Nous faisons ainsi appel à des prévisions d’excédent brut d’exploitation au niveau des groupes pour visualiser, si je puis dire, ce que les entreprises ramènent finalement sur le territoire français par l’impôt sur les sociétés. C’est particulièrement complexe, car il ne s’agit pas seulement d’une question de capitalisation : de grandes entreprises paient de l’IS ou des impôts équivalents qui sont accaparés ailleurs, alors que d’autres consolident tout et paient tout en France.

Par ailleurs, je redis que je n’étais pas chargé, en tant que directeur général des finances publiques, d’inscrire dans le PLF un montant concernant l’IS. Nous faisons les encaissements, nous regardons la situation et nous donnons à ce sujet, ou en tout cas nous essayons de le faire, une information fiable de nature comptable. L’information est arrivée tardivement en 2023, notamment en raison du cinquième acompte. Je redis également que la prévision ne porte pas seulement sur la France : elle intègre le fait qu’une partie de l’IS est payée par des entreprises mondiales qui œuvrent sur tous les marchés.

M. Gérault Verny (UDR). C’est très clair, mais je me permets d’insister : il était prévu que les recettes de l’IS augmentent de 30 %, ce qui est plutôt colossal. Au lieu de s’appuyer sur une prévision alarmiste ou ne serait-ce que prudente, on a survalorisé les recettes futures et construit un budget insincère dès son fondement.

M. Jérôme Fournel. Tout a-t-il été anticipé au mieux en fonction de l’information disponible au moment où les prévisions ont été faites ? Ce n’est pas moi qui m’en occupais, encore une fois, mais je crois que oui. Certains éléments plaidaient dans le sens d’une poursuite de la croissance de l’IS. Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, une partie de l’évolution était liée aux bénéfices attendus du côté d’EDF, au vu d’un EBE particulièrement dynamique. La réalité des chiffres est que nous nous sommes trompés. Je ne peux pas vous dire que la prévision était correcte – sinon, vous ne seriez pas en train de me questionner –, mais je pense que, dans le cadre des formats habituels en matière de prévision, les administrations ont objectivement essayé de modéliser le plus honnêtement possible l’IS de l’année suivante. Vous savez que la volatilité de cet impôt est très forte. Les courbes que nous pourrons vous fournir montrent que les variations sont historiquement très importantes.

M. Gérault Verny (UDR). Venons-en à l’avenir : êtes-vous capable d’estimer le surcroît de croissance en 2025 si le PLF est rejeté ?

M. Jérôme Fournel. Joker. Je suis incapable de faire maintenant une telle modélisation. Je crains néanmoins que cela ne conduise pas à un surcroît, mais à un trou dans la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Joker accepté.

Mme Véronique Louwagie (DR). Je voudrais simplement préciser ma demande au sujet des acomptes d’IS. Outre les montants constatés, pouvez-vous nous fournir les prévisions pour chaque acompte au cours des huit dernières années ?

M. Jérôme Fournel. Je ne suis pas sûr que nous fassions des prévisions acompte par acompte – il existe une prévision globale et ensuite on applique les règles relatives aux acomptes – mais nous essaierons de vous fournir le maximum d’informations.

Mme Véronique Louwagie (DR). Avez-vous ou non une prévision particulière pour le cinquième acompte ?

M. Jérôme Fournel. Il en existe une dans la mesure où cet acompte concerne un nombre réduit de sociétés. La modélisation porte sur un champ particulier et nous intégrons cette dimension. L’exposition internationale n’est pas la même en fonction de la taille ; mécaniquement, seules les grandes sociétés sont sujettes au cinquième acompte.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Fournel.

Chers collègues, nous porterons à deux heures trente la durée des prochaines auditions – je constate que deux heures ne suffisent pas.

3.   Jeudi 5 décembre 2024 à 11 heures – compte rendu n° 58

La Commission auditionne M. Franck Von Lennep, ancien directeur général de la sécurité sociale, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([3]).

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Franck Von Lennep, directeur de la sécurité sociale jusqu’en avril 2024, à qui je présente toutes mes excuses pour le retard dû au débordement de la précédente audition.

Je rappelle que cette réunion relève du régime des auditions des commissions d’enquête prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, et un enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Von Lennep, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Franck Von Lennep prête serment.)

M. Franck Von Lennep, ancien directeur de la sécurité sociale. Je précise, même si cela va de soi, que je m’exprimerai uniquement au titre de mes anciennes fonctions de directeur de la sécurité sociale, sans aucunement engager l’institution à laquelle j’appartiens aujourd’hui.

Je commencerai par quelques éléments concernant le fonctionnement du pilotage financier de la sécurité sociale, bien connu de ceux qui suivent ces questions, mais peut-être un peu moins des membres de la commission des finances.

La direction de la sécurité sociale (DSS) couvre le champ des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale, et non l’ensemble du champ des Asso, les administrations de sécurité sociale, qui englobe aussi, par exemple, les régimes complémentaires de retraite et l’Unedic. Les régimes obligatoires de base représentaient à peu près 600 milliards d’euros de recettes et de dépenses en 2023.

S’agissant de la transparence de l’information, qui est un des objets de vos auditions, le pilotage de la sécurité sociale s’inscrit dans un cadre institutionnel très ancien, qui a maintenant plus de quarante ans : celui de la présentation des comptes de la sécurité sociale au sein des commissions des comptes de la sécurité sociale. Elles réunissent deux fois par an, fin mai puis fin septembre et début octobre, des parlementaires, des partenaires sociaux et des acteurs du système social, sous l’égide d’un secrétaire général, membre de la Cour des comptes. Ces commissions permettent de présenter en mai l’actualisation des comptes de la sécurité sociale pour l’année en cours puis, fin septembre et début octobre, une nouvelle actualisation ainsi qu’une prévision pour l’année suivante, sans les mesures prévues dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Cela permet d’avoir des documents très riches sur les déterminants des recettes et des dépenses pour l’année en cours et, à l’automne, pour l’année suivante. Tous les sujets techniques liés aux choix qui sont faits sont ainsi transparents.

Autre spécificité de la sécurité sociale en matière de pilotage, les dépenses exécutées au titre de l’Ondam, l’objectif national de dépenses d’assurance maladie, qui représentent un peu plus de 250 milliards d’euros, font l’objet d’un suivi spécifique dans le cadre du Comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie, qui comprend trois personnalités qualifiées et dont le président appartient aussi à la Cour des comptes. Le Comité d’alerte permet d’exercer un suivi sur l’exécution de l’Ondam en cours d’année, en avril, mai et octobre, et en fin d’année sur la construction de l’Ondam de l’année n + 1.

J’en viens aux principales caractéristiques des prévisions et du suivi de l’exécution.

La sécurité sociale fait l’objet d’une comptabilité en droits constatés, très différente de la comptabilité de caisse à laquelle vous êtes habitués s’agissant de l’État. Dans la comptabilité en droits constatés, les encaissements mois par mois n’ont pas du tout la même valeur et ne produisent pas le même enseignement sur ce que sera l’année. Des choix sont à faire au sujet des provisions ou des produits à recouvrer au moment où on établit les comptes. Le suivi des comptes doit donc être considéré avec un peu de recul. Quand on arrête les comptes de la sécurité sociale au mois de mars, il reste encore beaucoup d’hypothèses, par exemple sur les dépenses d’assurance maladie. Toutes les dépenses jusqu’au 31 décembre précédent ne sont pas encore connues à ce stade, ce qui implique un nombre important de provisions. Il en est de même pour les recettes. Le recouvrement des cotisations sociales assuré par l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale) n’est pas de 100 % : il existe des plans d’apurement et le recouvrement, par la suite, des recettes au titre de l’année N fait l’objet de beaucoup d’hypothèses.

S’il y a un peu de dépenses de guichet du côté de l’État où elles ne sont qu’une minorité, c’est le contraire pour ce qui concerne la sécurité sociale. Il existe quelques enveloppes fermées, mais la grande majorité des dépenses sont de guichet, avec la complexité en matière de prévision et surtout la difficulté de pilotage au niveau infra-annuel que cela implique. Il est certes possible de piloter les dépenses de guichet, on le voit pour celles de l’assurance maladie, mais cela demande souvent des choix politiques qui ne peuvent se traduire par des décrets d’annulation mais par des mesures concrètes qu’il n’est pas toujours très facile de prendre.

S’agissant des recettes, qui me permettront d’en venir un peu plus concrètement au rôle de la direction de la sécurité sociale en matière de prévision, la sécurité sociale est encore financée assez massivement par des cotisations sociales et de la contribution sociale généralisée (CSG), mais elle repose également sur des recettes fiscales. Sur le total de 600 milliards d’euros, on compte environ 300 milliards de cotisations, 50 milliards de cotisations d’équilibre du système de retraite, versées par l’employeur, un peu plus de 100 milliards de CSG et enfin 100 milliards de recettes fiscales, dont à peu près 50 milliards – ce sont des ordres de grandeur – de TVA. La sécurité sociale reçoit à peu près un quart de la TVA afin de compenser les pertes de recettes liées aux allègements de cotisations. La DSS n’intervient pas du tout, et c’est normal, pour les prévisions de recettes au titre de la TVA. Elle intervient, en revanche, pour les prévisions concernant les autres recettes – une partie des recettes fiscales, dont certaines sont assises sur la masse salariale, comme le forfait social, alors que d’autres peuvent relever de la fiscalité comportementale, comme les droits sur les tabacs, et les autres recettes assises sur la masse salariale, notamment les cotisations sociales et la CSG.

Lors de l’élaboration du PLFSS pour l’année n + 1, la direction générale du Trésor arrête l’hypothèse d’évolution de la masse salariale, en lien avec son modèle macroéconomique et l’ensemble de ses variables. À partir de cette hypothèse, la direction de la sécurité sociale construit le scénario de recettes, en particulier pour les cotisations et la CSG. En cours d’année, le suivi infra-annuel et l’actualisation de la masse salariale de l’année N font l’objet d’une discussion entre la direction générale du Trésor et la DSS, celle-ci s’appuyant sur des échanges en cours d’année avec l’Acoss, qui perçoit les recettes et suit l’exécution de celles assises sur la masse salariale.

L’année 2023 a encore été une année très particulière pour l’ensemble des prévisions, y compris du côté de la DSS. L’inflation a évidemment eu en 2022 et 2023 des conséquences très directes sur notre capacité à évaluer précisément les recettes et les dépenses. C’est vrai des dépenses dans le champ de l’Ondam, qui est une norme en valeur susceptible d’être affectée par l’inflation. Les indemnités journalières, par exemple, sont très directement corrélées à l’augmentation du smic, donc à l’inflation. C’est vrai aussi des recettes. Dans le cadre de nos prévisions concernant l’évolution des cotisations sociales, par exemple, nous avions des simulations et des hypothèses à faire au sujet du poids des allègements généraux de cotisations. Ils ne peuvent se calculer selon l’évolution moyenne de la masse salariale, mais en fonction de l’évolution de chaque niveau de salaire, les allègements généraux étant décroissants. La manière dont l’inflation touche l’évolution des salaires, bas et médians, a donc une traduction très directe sur le calcul des allègements généraux, qui fait partie des travaux menés par la direction de la sécurité sociale.

Je rappellerai, en conclusion, quelques chiffres concernant la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023 : le déficit de la sécurité sociale, qui était initialement estimé, en septembre 2022, à 7,1 milliards, a été revu à la hausse, à 8,7 milliards, dans la LFSS pour 2024, au sein de la partie rectificative concernant 2023, et il s’est finalement élevé à 10,8 milliards en exécution. Je ne veux surtout pas minorer le fait qu’il y a eu des erreurs de prévision, en particulier à propos de la masse salariale, mais je ne crois pas, compte tenu de l’ordre de grandeur – il est question de 7 à 10 milliards d’euros –, que cela ait très profondément affecté les choix, et leurs motivations, à faire pour assurer le pilotage de la sécurité sociale. Quand on regarde les chiffres pour 2024 et 2025, dans le dernier PLFSS, on voit par ailleurs que la trajectoire de la sécurité sociale au cours des prochaines années est très dégradée. Au-delà des prévisions pour 2023, la question de fond qui se pose pour la sécurité sociale est celle des mesures de redressement à prendre pour essayer de revenir à l’équilibre à moyen terme.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Von Lennep. Je tiens à préciser que le serment n’est pas formel dans les réponses que vous formulerez.

Je vous interrogerai d’abord sur la révision de la trajectoire, effectuée en avril 2024 dans le cadre du programme de stabilité, soit peu de temps après l’adoption de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023. Les soldes des régimes obligatoires de base de sécurité sociale (Robss) et du fonds de solidarité vieillesse (FSV) ont alors été dégradés après le retrait de certaines « hypothèses favorables » non documentées. Devons-nous en conclure que la trajectoire présentée lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023 était irréaliste ?

M. Franck Von Lennep. Je préciserai d’abord que le programme de stabilité est piloté par la direction générale du Trésor ; ce document n’est donc pas écrit par la DSS.

Les prévisions qui figurent dans le PLFSS pour 2024 ont été arrêtées à l’automne 2023. La révision de ces prévisions, intervenue en avril 2024, tient compte de l’évolution des recettes – objet majeur de cette commission d’enquête. En effet, la masse salariale et les recettes de TVA ont été moins importantes que prévu, ce qui a abouti à une dégradation du solde exécuté. Il y a eu un effet de base et une révision à la baisse des recettes pour l’année 2024.

Entre janvier et avril 2024, la DSS a étudié la dégradation de la prévision de déficit en 2024, laquelle a été présentée lors de la commission des comptes de la sécurité sociale de mai. Le déficit est ainsi passé de 10 à environ 16 milliards d’euros. Il s’agit non de la suppression d’hypothèses favorables, mais d’une dégradation des recettes.

M. le président Éric Coquerel. On apprend que l’actualisation des trajectoires a été l’occasion d’apurer le double compte de l’effet en recettes de la réforme des retraites. Pourriez-vous nous expliquer quel est ce double compte, qui est venu augmenter les effets attendus de cette réforme sur les finances publiques ?

M. Franck Von Lennep. Vous faites référence à un débat qui a eu lieu lors de l’examen de la réforme des retraites, au début de l’année 2023, lorsque certains économistes se sont penchés sur le texte et l’étude d’impact du gouvernement, et ont établi leurs propres projections.

Le programme de stabilité publié en 2022 et les hypothèses économiques sur lesquelles le Conseil d’orientation des retraites (COR) s’est fondé, cette même année, pour établir les projections qui ont servi de base à la réforme des retraites de 2023, incluaient une augmentation de l’emploi à l’horizon 2027, eu égard aux différentes réformes ayant vocation à favoriser cette tendance – celle des retraites, mais aussi celles de l’assurance chômage ou encore de l’apprentissage.

Rappelons qu’une réforme des retraites réduit les dépenses – les travailleurs arrêtant plus tardivement leur activité, il y a moins de dépenses de pensions – et accroît les recettes, car ces mêmes travailleurs cotisent plus longtemps. La question fut donc de savoir si ces cotisations supplémentaires figuraient déjà dans le contrefactuel du COR, ou si nous pouvions les ajouter. Le choix a été fait par le gouvernement de les ajouter, mais certains ont pensé que ce n’était pas justifié. La vérité se trouve certainement à mi-chemin. Une part des recettes issues de la réforme des retraites étaient certainement déjà incluses dans le contrefactuel, mais le programme de stabilité ne portait que jusqu’en 2027. Or la réforme des retraites produira ses effets jusqu’à l’horizon 2030 – horizon à partir duquel le gouvernement prévoyait le retour à l’équilibre du système de retraite dans son ensemble. Il y avait donc bien des recettes à ajouter par rapport à ce que comptabilisait le programme de stabilité.

C’est pour cette raison que la direction de la sécurité sociale, dans une note évaluant les écarts entre les prévisions et les recettes effectivement perçues, a pu signaler l’existence d’un double compte au début, mais pas à la fin des effets de la réforme des retraites. Pour l’année 2024, on ne parle ici que de quelques centaines de millions d’euros ; 500 millions au maximum.

M. le président Éric Coquerel. À l’aune de ces éléments, je m’interroge tout de même sur la sincérité des recettes attendues. L’objectif n’était-il pas de rendre acceptable une réforme refusée par tous ? D’ailleurs, une telle situation s’est-elle déjà produite ? Car si les prévisions majorent artificiellement les recettes pour se conformer à la communication du gouvernement, il ne faut pas s’étonner de se retrouver avec un écart important à l’arrivée.

M. Franck Von Lennep. Cette situation se produit systématiquement. Toutes les précédentes réformes des retraites ont tenu compte des recettes supplémentaires qu’elles produisaient.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Et des dépenses supplémentaires !

M. Franck Von Lennep. En l’occurrence, les dépenses supplémentaires figuraient dans les prévisions. À cet égard, en 2023, la réforme des retraites accroît les dépenses et dégrade le solde des régimes de retraite d’environ 400 millions d’euros, en raison de la revalorisation des petites retraites, qui surcompense les gains liés à l’application de la réforme à la première marche d’âge, en septembre de cette année-là. Ce coût était bien évidemment inclus dans la présentation du texte.

En définitive, il est logique que les recettes supplémentaires générées par une réforme des retraites soient prises en compte. Tous les économistes sont d’accord : les gens travaillent plus longtemps, donc versent davantage de cotisations ; cela ne fait pas débat. La question, j’y reviens, était de savoir quelle part de ces recettes n’était pas déjà incluse dans le programme de stabilité. Les effets de la réforme devant se produire sur dix ans, il est pour moi sûr et certain que tous les gains ne pouvaient y figurer.

Quel est le bon équilibre ? Honnêtement, les modèles macroéconomiques utilisés sont compliqués. Le gouvernement a estimé qu’il fallait ajouter 100 % des recettes. Peut-être aurait-il fallu se contenter de 80 %, mais, de toute façon, cela ne change rien à la présentation globale de la réforme sur dix ans.

M. le président Éric Coquerel. Je souhaite vous interroger aussi sur les hypothèses trop optimistes concernant la masse salariale.

Selon une note du 16 mars dernier, la surestimation de 0,6 point de la masse salariale s’explique par une moins-value de recettes de cotisations et de CSG de 1,2 milliard d’euros. Dans son avis sur le projet de loi de finances de fin de gestion 2023, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) émettait déjà certaines réserves : « La croissance prévue de la masse salariale marchande non agricole – + 6,5 % – apparaît désormais un peu élevée compte tenu de son ralentissement au cours de l’été. »

De plus, à la lecture du rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends qu’une partie de cette surestimation aurait pu être évitée : « Un suivi plus rapproché de la masse salariale aurait permis de prendre connaissance plus tôt de la divergence entre les prévisions et l’exécution. »

Avez-vous alerté suffisamment tôt des risques relatifs aux recettes ?

M. Franck Von Lennep. C’est une question de fond. Est-il tout simplement possible de tenir compte de signaux faibles au cours d’un débat parlementaire ? En toute transparence et avec le recul, voici les enseignements que j’en tire.

Lorsque le PLFSS pour 2024 est élaboré par la direction générale du trésor et la direction de la sécurité sociale, en septembre 2023, nous tablons sur une progression de la masse salariale de 6,3 % – je retiens le chiffre hors prime de partage de la valeur, qui ne fait pas l’objet de cotisations. Après coup, il est clair que ce chiffre semble très élevé, mais cela n’avait rien d’évident à l’époque, eu égard aux documents dont nous disposions pour arrêter cette hypothèse. À cet égard, je précise que toutes les prévisions sont calculées par les équipes techniques des directions de Bercy et en aucune façon par les cabinets ministériels.

Pour ce qui concerne la DSS, nous avions comme référence la note de conjoncture trimestrielle de juin de l’Insee, qui indiquait que l’évolution du salaire moyen en 2023 devrait être de + 5 ou + 5,1 %. Et s’ajoute à ce chiffre celui de l’évolution moyenne de l’emploi, que nous avions estimé à + 1,2 ou + 1,3 % – il ne figurait pas dans la note de l’Insee –, nous atteignions alors les + 6,3 %.

J’ajoute que l’Acoss, qui produit chaque mois un suivi conjoncturel et une évolution en glissement annuel, évaluait également la progression de la masse salariale à 6,3 %, sur le fondement des derniers chiffres disponibles, à la fin août, début septembre.

Notons d’ailleurs qu’en septembre 2023, le HCFP, dans son avis sur le PLF et le PLFSS pour l’année suivante, jugeait cette estimation plausible.

Ce n’est qu’entre octobre et décembre 2023 que nous nous sommes progressivement rendu compte, sur la base de signaux faibles, que le chiffre de 6,3 % était un peu élevé. En nous fondant sur la note de conjoncture suivante de l’Insee, parue en octobre, et sur nos hypothèses sur l’évolution de l’emploi, nos prévisions initiales n’étaient pas pour autant invalidées, notre estimation se situant alors entre 6,2 et 6,3 %.

La note de conjoncture de l’Insee qui, pour la première fois, fait état d’une dégradation et donc d’une moindre progression du salaire moyen est celle du 14 décembre, ce qui est beaucoup trop tard pour en tenir compte dans le PLFSS pour 2024.

Certes, fin octobre déjà, le HCFP indique que notre prévision est certainement trop optimiste et que le chiffre se situera plus probablement autour des 6 %. Cependant, au même moment, l’Acoss ne revoit à la baisse sa propre hypothèse que de 0,1 point, à 6,2 %. La DSS ne prend ainsi conscience du fait que le véritable chiffre se situera autour de 6 % – ce fut encore moins, en définitive – qu’à la fin novembre ou au début décembre, sachant que le PLFSS a été définitivement adopté le 1er décembre.

Quoi qu’il en soit, ainsi que vous l’a dit, sauf erreur de ma part, Mélanie Joder le 3 décembre, la question principale n’était pas tant de tenir compte de cette nouvelle estimation de l’évolution de la masse salariale pour l’année 2023, qui était presque terminée, mais pour l’année suivante, car l’effet de base et les prévisions macroéconomiques s’en trouvaient modifiés. Or, cela, la DSS n’en est pas capable.

En fin de compte, fallait-il, sur le fondement de la légère dégradation des hypothèses d’évolution de la masse salariale dont nous disposions fin novembre, modifier dans l’urgence les chiffres pour l’année en cours et celle à venir ? Et, le cas échéant, en aurions-nous été capables ? Je n’en suis pas certain.

En décembre, à l’occasion de la note que la DSS produit chaque année avant Noël sur le solde révisé des comptes de la sécurité sociale pour l’année en cours, nous avons prévenu nos ministres de tutelle et leurs cabinets que la prévision de progression de la masse salariale était moins élevée que celle qui figurait dans le PLFSS pour 2024. Nous avons alors établi une nouvelle hypothèse de solde – qui s’est d’ailleurs avérée plus pessimiste que l’arrêté des comptes, trois mois plus tard – dans laquelle les recettes étaient revues à la baisse, en raison de la dégradation de l’évolution de la masse salariale, ainsi que du produit de la TVA dont nous avaient fait part nos collègues de Bercy.

M. le président Éric Coquerel. Avec la concentration des salaires au niveau du smic, niveau qui fait l’objet d’exonérations de cotisations sociales, la masse salariale devient de moins en moins taxable. En effet, même si les salaires augmentent, ils se font rattraper par le niveau du smic et sont ainsi moins soumis aux cotisations. Dans quelle mesure ce phénomène contribue-t-il à expliquer la surestimation de la masse salariale ?

M. Franck Von Lennep. J’insiste sur le fait que la DSS et la direction générale du Trésor déterminent conjointement l’évolution de la masse salariale pour l’année en cours et que la direction générale du Trésor l’établit seule pour l’année à venir. Une fois que nous avons construit cette hypothèse de masse salariale, nous élaborons des scénarios de recettes.

À cet égard, si la masse salariale constitue l’assiette, les recettes ne sont pas exactement proportionnelles à son évolution, car il y a d’autres paramètres à prendre en compte. Il faut estimer la répartition entre masse salariale plafonnée et masse salariale déplafonnée, car les cotisations de la sécurité sociale ne sont pas les mêmes au-dessus et en dessous du plafond. Et, comme je le disais dans mon propos liminaire, il faut aussi bâtir des hypothèses sur l’évolution différenciée des salaires suivant leur niveau.

Or, en 2023, il y a eu des évolutions importantes du smic, si bien que les salaires qui se situaient à ce niveau ont progressé plus vite que ceux à un niveau plus élevé. En effet, la diffusion des effets de l’inflation dans le reste de l’échelle des salaires a été moins rapide qu’au niveau du smic. Pour la sécurité sociale, dans cette configuration, il est vrai que le taux moyen d’exonération, dans le cadre des allègements généraux, augmente.

Je précise que la DSS élabore bien des hypothèses relatives aux allègements généraux lors de la préparation du PLFSS. Celle que nous avions retenue en septembre 2023 était d’ailleurs assez dynamique, car nous avions constaté que le niveau du smic était lui-même plus dynamique que le reste des salaires. Il s’est d’ailleurs avéré, lors de l’arrêté des comptes, que nous avions surévalué les allègements généraux, car nous avions surévalué la masse salariale. Celle-ci a finalement progressé de 5,7 %, au lieu de 6,3 %, mais il y a aussi eu moins d’allègements généraux que prévu.

Notre évaluation des allègements généraux de septembre 2023 était assez bonne et proche de notre hypothèse de recettes totales. Mais eu égard à la somme qu’ils représentent – actuellement 80 milliards d’euros –, ce n’est vraiment pas chose aisée que de bâtir des simulations, particulièrement lorsqu’on manque de références récentes, car je rappelle qu’en 2023, l’inflation a progressé de 10 % en deux ans, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. Nous ne disposions donc pas de données récentes sur lesquelles nous appuyer pour anticiper sa diffusion sur les salaires ; or les statisticiens ont besoin de ces références passées. C’est ainsi qu’en 2022, nous avons sous-estimé les allègements généraux pour 2023, mais nous avons révisé nos évaluations en cours de route dès que nous avons reçu les informations de l’Insee au sujet de l’évolution des salaires.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie, monsieur Von Lennep, pour ces premiers éléments. M. le président a déjà posé plusieurs des questions que je prévoyais et vous l’avez déjà en partie évoqué, mais pourriez-vous préciser la nature des relations que la DSS entretient presque au quotidien avec les autres directions, à commencer par celle du budget, ainsi que la manière dont se font les arbitrages avec les cabinets ministériels ?

Par ailleurs, à quel moment avez-vous alerté sur la dégradation des recettes et de la masse salariale, qui est au cœur des évaluations ?

M. Franck Von Lennep. Ce que je n’ai pas dit en introduction, c’est que la direction de la sécurité sociale est la seule à être sous une double tutelle, celle du ministre de l’économie ou des comptes publics, suivant l’organisation de Bercy, et celle du ou des ministres des affaires sociales, selon les gouvernements. Nous sommes donc proches des autres directions de Bercy ; nous participons très régulièrement à des réunions communes et nous coopérons constamment.

Cinq ou six fois par an, au premier trimestre, avant et pendant l’été, lors de l’élaboration du PLF et du PLFSS et en fin d’année, nous organisons des réunions institutionnalisées au cours desquelles nos directions opèrent l’arbitrage des recettes. Jérôme Fournel l’a dit lors de l’audition précédente, s’il est arrivé que des membres des cabinets participent à de telles réunions d’arbitrage – j’ai moi-même présidé des réunions en leur présence –, ce n’est plus du tout le cas. Chaque direction, sur la base de son expérience et des données dont elle dispose, confronte ses prévisions à celles des autres, dans le but d’arrêter l’hypothèse la plus réaliste possible.

La DSS participe aux réunions de recettes des administrations de sécurité sociale, mais pas des recettes de l’État. D’autres directions de Bercy y sont également présentes et nous envisageons toutes les recettes, à l’exception de la TVA – qui relève des autres directions, la DSS se contentant d’en reprendre les hypothèses –, des cotisations et de la CSG. Celles-ci font l’objet de réunions mensuelles entre la DSS et l’Acoss, qui est la mieux placée pour en suivre l’exécution en cours d’année. La DSS donne ainsi de manière quasi hebdomadaire son appréciation à la direction générale du Trésor sur l’évolution des recettes issues des cotisations et de la CSG.

Les ministres de Bercy sont évidemment informés de toutes les évolutions relatives aux finances publiques – la note du 7 décembre n’étant qu’un exemple – par la direction générale du Trésor et la direction du budget. En revanche, ce n’est absolument pas le rôle de la DSS. Nous n’en avons pas la compétence et nous ne nous prononçons que sur la sécurité sociale. À cet égard, compte tenu de notre double tutelle, nous adressons nos notes à la fois aux ministres de Bercy et aux ministres des affaires sociales.

Ainsi, comme je l’expliquais, en décembre 2023, nous avons prévenu nos ministres de tutelle de la baisse des recettes issues des cotisations en raison de la dégradation de la progression de la masse salariale. Puis, en janvier, le 24 si je ne fais pas erreur, je signe une note relative à l’impact de cette dégradation sur les prévisions macroéconomiques pluriannuelles – étant entendu que nous n’avons ni la mission ni la capacité d’établir un scénario actualisé. C’est la direction générale du Trésor qui le fera en février lors de ses prévisions d’hiver, puis en avril pour le programme de stabilité.

J’y insiste : pour ce qui nous concerne, nous alertons simplement sur l’impact des moindres recettes perçues en 2023 sur l’effet de base. La note de janvier 2024 vise à prévenir les ministres, et notamment Catherine Vautrin, qui vient d’entrer en fonction, que non seulement la sécurité sociale est en déficit à court terme, mais que celui-ci s’accroîtra jusqu’en 2027, ce qui pose un problème de reprise de dette par la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades).

La deuxième alerte intervient en avril. La note que je signe chaque année à cette époque pour commencer à préparer le prochain PLFSS intègre le nouveau scénario macroéconomique du programme de stabilité – scénario dégradé par rapport à celui figurant dans le PLFSS pour 2024. Je fais le point sur les comptes et formule alors de premières propositions de redressement. Parmi celles-ci figure l’intégration, dès 2024, de la prime de partage de la valeur dans le salaire total pour le calcul des allègements généraux. En effet, l’augmentation des salaires tend à réduire les allègements de cotisations et à accroître les recettes. Cette mesure a été retenue dans le PLFSS pour 2025, mais je ne sais pas ce qu’il adviendra d’elle.

Pour conclure, je répète que les finances publiques de l’État sont pilotées par nos collègues de Bercy, la DSS, elle, ayant le nez sur les soldes de la sécurité sociale. À ce titre, il nous est apparu dès le début de l’année que le contexte économique renforçait les inquiétudes que nous partagions depuis l’année passée avec nos ministres de tutelle. La trajectoire de la sécurité sociale n’est pas celle d’un retour à l’équilibre, ce qui va assez rapidement poser un problème de financement de la dette sociale.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Rétrospectivement, les prévisions qui figurent dans le PLFSS vous paraissent-elles pertinentes ? Je sais que cela ne relève plus de votre responsabilité et qu’il vous est peut-être difficile de répondre, mais quelle est désormais votre analyse de la trajectoire des déficits ?

M. Franck Von Lennep. Je ne peux vraiment pas me prononcer sur la manière dont a été construit le PLFSS.

J’ai désormais un regard extérieur sur l’évolution des déficits. L’annexe A du PLFSS présente une évolution de la trajectoire annuelle sur une période de quatre ans. Si on compare les trajectoires figurant dans les PLFSS pour 2024 et 2025, on voit qu’une assez forte dégradation intervient dans la seconde – y compris, donc, avec les mesures correctrices prévues pour 2025. Cela montre que, sans ces dernières, la dégradation serait évidemment encore plus marquée, même si je n’ai pas les moyens de mesurer précisément son ampleur.

Par-delà des débats politiques légitimes sur les mesures portant sur les recettes ou les dépenses, nous aurons collectivement un problème de financement de la sécurité sociale dans les années qui viennent. Et il se pose dès maintenant. Il serait nécessaire que cela devienne un objet politique, car il faudra réaliser des efforts, tant sur les dépenses que sur les recettes – et il va bien falloir les assumer. Ou alors, on revient sur les principes initiaux de la sécurité sociale en abandonnant l’idée qu’elle doit être à l’équilibre. Dans le contexte des finances publiques que nous connaissons, ces choix seront très lourds.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous sommes dans une période de flou s’agissant de certaines conséquences budgétaires de la censure du gouvernement. Comment voyez-vous les choses s’agissant du plafond d’emprunt de l’Acoss ?

M. Franck Von Lennep. Encore une fois, je ne me permettrai pas de répondre à la place des autorités compétentes et de mon successeur.

À la différence du budget de l’État, il n’y a aucun précédent à cette situation pour celui de la sécurité sociale. Un consensus se dégage sur le fait qu’il existe un problème avec le plafond d’emprunt de l’Acoss. Il faudra bien en fixer un pour qu’elle puisse emprunter. L’Acoss perçoit des recettes pour verser des prestations et rembourser des soins, mais il y a un écart avec les dépenses. Il nécessite un ajustement chaque mois et se traduit in fine par un solde structurel déficitaire.

Vous avez voté en 2020 une loi qui reprenait les dettes de la sécurité sociale, celles liées au covid – qui représentaient 92 milliards – s’ajoutant aux déficits passés. On pensait alors que ces sommes seraient consommées entre 2020 et 2022. Finalement, l’impact du covid sur les comptes de la sécurité sociale a été un peu moins fort que prévu et ces 92 milliards ont été consommés jusqu’en 2023. Mais à partir de 2024, la Cades ne reprend plus les déficits de la sécurité sociale, qui restent supportés par l’Acoss. Or celle-ci ne peut s’endetter qu’à court terme. Ses outils sont donc limités, même si l’on sait qu’elle peut s’endetter parfois jusqu’à un niveau très élevé. Elle l’a fait à la suite de la crise de 2008, jusqu’à ce qu’on procède à une reprise de dettes. Elle l’a de nouveau fait au moment du covid, avant la nouvelle reprise de dettes de 2020. Ce haut niveau d’endettement avait pu être réalisé parce qu’on avait à l’époque relevé les plafonds par décret.

Comme l’Acoss a besoin de s’endetter, il faudra bien prendre une mesure concernant le plafond d’endettement. Mais tout cela relève du court terme.

La question du portage des déficits va quant à elle de nouveau se poser avec l’accumulation de ceux qui sont prévus de 2024 à 2026. On finira par atteindre des montants que l’Acoss ne pourra plus financer avec les outils dont elle dispose. Se posera alors la question de la modification de ces outils, en l’autorisant à emprunter autrement. À défaut, il faudra de nouveau envisager une intervention de la Cades. Ce sont des décisions politiques importantes.

M. le président Éric Coquerel. S’agissant du plafond d’emprunt de l’Acoss, il est toujours possible de recourir à un outil législatif ad hoc.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Je souhaite revenir sur vos estimations de la masse salariale. En 2023, le taux d’emploi des 55-64 ans s’élevait à 58 %, alors que celui des 25-49 ans était de 82 %.

Quel taux aviez-vous retenu pour les 55-64 ans dans votre prévision de masse salariale ? Considériez-vous que ce taux allait remonter ?

Les personnes de cette tranche d’âge qui ne sont pas employées bénéficient soit de l’indemnisation du chômage, soit d’une indemnité journalière (IJ), ce qui a des effets à la fois sur les recettes et les dépenses. Comment aviez-vous pris cela en compte ?

M. Franck Von Lennep. L’estimation de la masse salariale relève de la direction générale du Trésor. C’est elle qui fournit l’hypothèse utilisée pour présenter en septembre les textes financiers qui concernent l’exercice suivant. Elle la construit grâce à l’ensemble de son modèle, car la masse salariale dépend d’autres paramètres, dont la croissance, l’investissement et l’inflation. C’est donc une variable endogène dans le modèle de la direction générale du Trésor, mais je ne suis pas capable de vous dire de quelle manière l’estimation tient compte des évolutions du taux d’activité par tranche d’âge. Il faudra le demander directement à cette direction générale.

S’agissant de votre question sur les effets de la situation du marché du travail sur les dépenses, l’indemnisation du chômage relève de l’Unedic. J’imagine que les prévisions retenues résultent d’une discussion entre cette dernière et la direction générale du Trésor.

En revanche, la direction de la sécurité sociale est compétente en matière d’IJ. Prévoir leur évolution est très compliqué en ce moment. Il est exact que nous avions sous-estimé leur poids lors de l’élaboration du PLFSS pour 2024, ce qui est une des raisons pour lesquelles le gouvernement a dû revoir l’Ondam à la hausse. Le nombre des IJ a progressé très fortement en 2021 pendant le covid, puis a ralenti en 2022 avant de repartir à la hausse en 2023. Leur volume a augmenté tandis que l’inflation a également eu un effet sur leur coût.

Ce qui est certain, c’est que leur évolution est très difficile à modéliser et que leur poids augmente très vite au sein des dépenses d’assurance maladie. Tout le monde commence à partager le constat qu’il y a là un problème. On peut y répondre de différentes manières, mais c’est un poste de 17 milliards d’euros de dépenses qu’on ne peut plus laisser filer.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Quel est votre regard sur la manière dont les hôpitaux facturent dans le cadre de la tarification à l’activité (T2A) ? Avez-vous préconisé des suppressions de lits lorsque vous avez constaté des dérapages ? Quelles propositions avez-vous faites au vu du déficit des hôpitaux ?

M. Franck Von Lennep. Je vais essayer de répondre de façon concise car nous pourrions passer beaucoup de temps sur le financement des hôpitaux.

Le sous-objectif de l’Ondam relatif aux établissements de santé représente un peu plus de 100 milliards. Depuis 2010, 0,3 % du montant total de l’Ondam est mis en réserve en début d’année, soit entre 700 et 800 millions. Ces crédits mis en réserve concernent essentiellement l’hôpital, mais aussi le secteur médico-social et quelques enveloppes fermées. Ils ne portent quasiment pas sur la médecine de ville, car on ne peut pas décider en fin d’année de ne plus rembourser les soins prodigués par les médecins ou les médicaments prescrits. Les factures continuent à arriver à l’assurance maladie et on ne peut pas y faire grand-chose.

Les leviers qui permettent de réguler la dépense sont, d’une part, les enveloppes fermées et, d’autre part, les montants mis en réserve en début d’année. Il est arrivé assez régulièrement que la DSS préconise de ne pas dégeler en totalité ces derniers en fin d’année. C’est une décision qui relèvera du prochain gouvernement, puisqu’elle est généralement prise en décembre. L’ensemble des hôpitaux publics et privés attendent alors de savoir si les crédits mis en réserve – qui se traduisent en fait par un abattement sur les tarifs de la T2A – seront dégelés. Si je comprends bien – mais ce sera plutôt à mon successeur de vous le dire –, l’Ondam figurant dans le PLFSS intègre une absence de dégel. Mais cela fera l’objet d’une décision politique.

En tout état de cause, la DSS ne s’occupe pas du nombre de lits ou de l’organisation interne des hôpitaux, ce travail relevant de la direction générale de l’offre de soins. La DSS s’intéresse à l’exécution du budget et à la manière de réduire les risques de dépassement de l’Ondam. On voit bien qu’un tel risque existe clairement cette année au vu des publications gouvernementales, sans qu’on puisse savoir à ce stade s’il y aura des mesures de dégel.

En l’absence de dégel, une partie de la tarification au titre de la T2A n’est pas payée aux hôpitaux. Cela fait donc moins de dépenses pour l’assurance maladie et moins de recettes pour les hôpitaux, publics et privés. Les représentants des hôpitaux publics vous diront probablement que cela peut se traduire par davantage de déficits. Or il faut veiller à ce déficit car il est pris en compte dans le calcul du solde maastrichtien. On a donc affaire à une sorte de jeu de bonneteau lors du dégel de fin d’année, ce qui n’est pas payé aux hôpitaux ayant de toute façon des répercussions sur le déficit hospitalier.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Mes trois questions porteront sur la méthodologie des prévisions, sur la coordination entre administrations et sur la dégradation de la situation.

S’agissant du premier point, vous avez évoqué les nouveaux outils et modèles statistiques spécifiques dont vous disposiez. Compte tenu de ce qui s’est passé, ont-ils été revus récemment ?

Prévoyez-vous des scénarios alternatifs ou faites-vous des simulations probabilistes pour mieux cerner les incertitudes entourant les prévisions ? Si la réponse est non, pourquoi ?

Comment comptez-vous renforcer la robustesse de vos prévisions face à des chocs économiques imprévus ? Le coût des catastrophes naturelles est évalué à 310 milliards à l’échelle mondiale. On peut aussi envisager l’éventualité d’une pandémie. Comment intégrer ces éléments dans la méthodologie des prévisions ?

M. Franck Von Lennep. Par définition, des chocs externes comme une pandémie sont imprévisibles. Celle de 2020 l’était.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ça l’est moins désormais…

M. Franck Von Lennep. Il me semble quand même difficile de présenter un PLFSS en disant qu’il y a un risque de pandémie et qu’on prévoit une provision de 20 milliards à cet effet. On ne saurait pas à quoi cette somme correspond vraiment.

L’avantage de l’Ondam – qui est aussi un inconvénient –, c’est qu’il est souple. Il a ainsi permis de financer les dépenses supplémentaires pour lutter contre le covid en 2020 et 2021, sans que les actions menées soient limitées pour des raisons budgétaires. Le surcoût d’ensemble de cette crise pour l’Ondam s’élève à peu près à 50 milliards sur les trois années de la période 2020-2022.

En 2020, un débat a eu lieu sur l’opportunité d’un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) en cours d’année pour accroître les moyens de l’Ondam et il a été décidé de ne pas y avoir recours. Mais les dépassements de l’Ondam ont eu lieu en toute transparence pour la représentation nationale, grâce aux travaux de la commission des comptes de la sécurité sociale dès le mois de juin puis aux changements opérés dans le cadre du PLFSS pour l’année suivante.

S’agissant des modèles, nous avons essayé de travailler sur les variables qui perturbaient les prévisions. J’ai évoqué précédemment les conséquences de l’inflation sur les dépenses et les recettes. C’est pour cela que j’ai beaucoup parlé des allègements généraux qui, encore une fois, s’élèvent à 80 milliards. C’est donc quelque chose qu’il faut suivre de près. Vous pouvez vous référer à une fiche de la DSS sur les allègements généraux publiée dans le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale publié en mai dernier. Elle décrit de manière technique ce qui s’est produit et la manière dont la DSS essaie d’améliorer son modèle de prévision pour tenir compte de ce qui a été constaté lors des deux dernières années.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Existe-t-il un tableau de bord consolidé des prévisions budgétaires réalisées sur la base de remontées statistiques – dont celles de la direction générale des finances publiques – et partagé en temps réel entre la DSS, la direction générale du Trésor et d’autres administrations ?

M. Franck Von Lennep. Je distingue entre les dépenses de l’assurance maladie – donc l’Ondam – et les autres. En effet, je pense qu’il n’y a jamais eu de régulation infra-annuelle des dépenses de la branche vieillesse, des prestations familiales ou de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT‑MP).

L’Ondam représente 250 milliards et il est suivi de très près. C’est dans ce domaine qu’on dispose de quelques leviers. Les autres dépenses sont des prestations et il n’est pas possible de les réguler, à moins de modifier les règles en cours d’année. Cela serait compliqué car, pour la plupart d’entre elles, il faudrait modifier la loi. Par ailleurs, cela serait évidemment politiquement délicat.

La DSS et les caisses de sécurité sociale suivent évidemment les dépenses de manière régulière et nous partageons nos informations avec la direction générale du Trésor. Il y a toujours des écarts par rapport aux prévisions, même s’ils sont parfois limités. La Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) dispose d’un modèle pour prévoir les départs à la retraite lors de l’année suivante, mais les comportements ne correspondent pas toujours exactement à ce qui est anticipé. Nous suivons donc de très près les écarts et nous informons nos collègues.

L’Ondam fait quant à lui l’objet d’un suivi budgétaire renforcé, avec des réunions mensuelles de tous les acteurs administratifs du système de santé. Nous partageons évidemment nos informations avec la direction du budget. Tout risque de dérapage de l’Ondam en cours d’année est immédiatement porté à la connaissance de nos collègues des administrations de Bercy, mais également à celle des cabinets des ministres.

Je me souviens qu’avant de quitter mon poste au mois d’avril, j’ai alerté les cabinets sur les risques de dépassement de l’Ondam en 2024 et sur la nécessité de mesures complémentaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’ai trois questions à vous poser.

La première – qui a déjà commencé à être évoquée – concerne l’incidence de la réforme des retraites sur les autres branches, c’est-à-dire sur la branche maladie mais aussi sur la branche chômage.

Vous me direz probablement que cela ne relevait pas de votre compétence. Mais on peut tout de même faire des estimations, car tout cela a des effets sur le déficit maastrichtien, voire sur celui des départements par le biais du RSA.

A-t-on tenu compte des effets de cette réforme dans les prévisions en ne se limitant pas seulement aux recettes supplémentaires associées aux hypothèses d’augmentation du taux d’activité ?

M. Franck Von Lennep. Je ne peux pas vous répondre en ce qui concerne le chômage et le RSA, car cela ne fait pas partie du champ de compétences de la DSS.

Le débat sur les conséquences d’une réforme des retraites sur les autres prestations a émergé au cours de la décennie 2010. Je dirigeais à l’époque la direction des recherches, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) du ministère des affaires sociales et nous avions mis en évidence le coût d’une réforme des retraites pour les dépenses sociales, comme le RSA ou les pensions d’invalidité. Une étude de la Dares apportait un complément sur les dépenses d’indemnisation du chômage.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Qu’est-ce que cela donnait ?

M. Franck Von Lennep. Je ne me souviens plus des chiffres précis, mais une réforme entraînait de l’ordre de 20 à 25 % de dépenses supplémentaires, ce qui absorbait une partie de son rendement.

Nous avons tenu compte de ce phénomène lors de la réforme de 2023. En raison de mon expérience à la Drees et parce que j’avais regardé les résultats des études de très près, j’ai beaucoup plaidé auprès de mon ministre de tutelle, Olivier Dussopt, pour qu’on prenne en compte la situation des personnes inaptes et invalides. Il a, me semble-t-il, immédiatement mesuré l’importance du sujet.

J’en profite pour dire que dans le système de retraite, les principales inégalités ne frappent pas ceux qui ont des carrières longues mais bien les inaptes et les invalides. L’espérance de vie des premiers est très proche de la moyenne, alors que celle des inaptes et des invalides est très inférieure – entre quatre et six ans de moins.

La réforme de 2010 avait fait passer l’âge de la retraite de 60 à 62 ans pour tous, y compris les inaptes et les invalides. Or la grande majorité d’entre eux n’est plus employée à ces âges-là et ils bénéficient soit d’une pension d’invalidité, soit de l’indemnisation du chômage ou de l’allocation aux adultes handicapés (AAH). L’augmentation de l’âge de la retraite se traduisait par une baisse des pensions et par un accroissement des autres prestations sociales.

La réforme de 2023 n’augmente pas l’âge de départ à la retraite des invalides et des inaptes, qui reste fixé à 62 ans. Il n’y a donc aucune augmentation de la grande masse de dépenses liées à l’inaptitude et à l’invalidité. Premièrement, le rendement de la réforme est donc amélioré – même si cette dernière peut avoir des effets sur d’autres prestations, comme les IJ ou l’indemnisation du chômage. Deuxièmement, on peut espérer que cela contribuera enfin à réduire l’écart d’espérance de vie dont souffrent les inaptes et les invalides, puisqu’ils pourront partir plus tôt à la retraite. C’est l’un des acquis de la réforme de 2023, même s’il a malheureusement été assez peu remarqué lors des débats.

Cette réforme a des effets sur d’autres types de prestations. A priori, il ne doit pas y en avoir beaucoup sur le RSA, car une partie de ceux qui en bénéficient est certainement inapte après 60 ans, même si je ne sais pas exactement dans quelle proportion. Tous les bénéficiaires de l’AAH le sont.

S’agissant de l’indemnisation du chômage et des IJ, cela nous ramène à la discussion précédente sur la difficulté de prévoir ces dernières en ce moment. Les choses changent beaucoup et nous suivons l’évolution des IJ par tranche d’âge. Nos prévisions tiennent compte du fait qu’il va mécaniquement y avoir une augmentation du volume des IJ pour les plus de 60 ans. Mais ce n’est pas ce qui explique la progression constatée ces dernières années, puisqu’elle a commencé bien avant la réforme. On voit que le volume des IJ s’accroît pour toutes les tranches d’âge, y compris pour des gens plus jeunes qui ne sont pas du tout concernés par la réforme.

M. Charles de Courson, rapporteur général. On a peu parlé de la CSG. Y a-t-il des écarts entre les prévisions et les réalisations ?

M. Franck Von Lennep. Il est certain qu’il va mécaniquement y avoir un écart si l’on se trompe sur la masse salariale, puisque la CSG lui est directement corrélée. C’est moins le cas pour les cotisations, qui sont par exemple affectées par les allègements généraux.

Dès lors qu’on a surestimé en septembre la masse salariale pour l’année 2023, on a forcément aussi surestimé la CSG. La différence entre la prévision et l’exécution s’est élevée à 400 millions, sachant que la surestimation du rendement des cotisations a atteint environ 1,6 milliard. Si l’on fait abstraction de la masse salariale, il y a peu de sources d’erreur pour les prévisions relatives à la CSG car elle fait l’objet de très peu d’exonérations, contrairement aux autres cotisations sociales.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma dernière question concerne l’estimation des recettes des taxes sur le tabac. On vend aux parlementaires l’augmentation du prix de ce dernier comme une bonne politique de lutte contre le tabagisme. À chaque fois, on nous dit que hausser de 1 euro du prix d’un paquet de cigarettes rapporte 500 millions à la sécurité sociale. Mais les recettes auraient diminué l’an dernier de 200 millions, sur un total d’environ 13 milliards. L’écart par rapport aux prévisions atteint donc 700 millions. Cela ne s’expliquerait-il pas par un phénomène de report du marché officiel sur le marché parallèle ? Si tel était le cas, cet outil ne fonctionnerait plus, le prix de cigarettes en France étant supérieur à celui que pratiquent tous ses voisins.

M. Franck Von Lennep. En 2023, malgré une hausse des prix, le rendement a été inférieur aux prévisions ; il était même en baisse. Il en ira probablement de même en 2024 – mon successeur vous donnera les estimations. En 2023, on a appliqué une mesure de changement d’indexation des accises pour mieux prendre en compte l’inflation. Jusque-là, les droits sur le tabac augmentaient comme l’inflation de l’année n – 2, avec un plafonnement. Nous avons indexé sur l’année n – 1 et déplafonné, ce qui a provoqué une hausse. De plus, en 2023, puis sans doute en 2024, les producteurs ont manifestement davantage augmenté le prix du paquet de cigarettes que ne l’exigeait la seule application de la hausse des taxes. Le prix du tabac est donc supérieur à celui que prévoyait la DSS, et la consommation conséquemment plus faible. Les Français achètent-ils davantage leur tabac à l’étranger et sur les marchés parallèles, ou consomment-ils moins ? La vente de tabac ne constitue pas un indicateur pertinent pour le savoir. En revanche, Santé publique France interroge les gens sur leur consommation : l’enquête la plus récente montre que la proportion de fumeurs quotidiens a diminué en 2023. La baisse avait commencé en 2016 avec la politique de Marisol Touraine contre le tabac ; elle s’est poursuivie jusqu’en 2020 malgré les augmentations de prix entre 2017 et 2020, arrêtée en 2020 et 2021, pendant la crise liée au covid, et a repris en 2022 et 2023. Il n’est pas impossible que le marché parallèle croisse dans le même temps, mais le tabagisme quotidien diminue, ce qui était l’objectif visé.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce sont vos prévisions qui posent problème, monsieur le directeur. Pourquoi n’avez-vous pas pris ce phénomène en considération ? La conséquence est un écart de 700 millions entre l’estimation et la réalisation : c’est considérable.

M. Franck Von Lennep. Il est vrai que l’écart était très élevé en 2023, mais c’était la première fois. Le modélisateur se fonde sur le passé ; quand un phénomène nouveau apparaît, il est pris en défaut. L’élasticité, c’est-à-dire le rapport entre la hausse des prix et le nombre de gens qui arrêtent de fumer, a été plus forte en 2023 qu’entre 2018 et 2020, ce qui explique l’écart de 500 millions à la clôture de l’exercice. Il est vrai que nous nous sommes trompés dans nos prévisions, mais pour une fois cela va dans le bon sens : la politique publique visait une baisse de la consommation, qui est probablement en cours. Si, à l’avenir, l’élasticité est plus élevée, cela signifiera que les augmentations de prix suscitent davantage d’arrêts du tabagisme, ce qui est bon signe.

M. le président Éric Coquerel. Si la consommation diminue, oui ; si cela alimente le marché noir, non.

M. Jérôme Guedj (SOC). Vous êtes devenu directeur de la sécurité sociale le 12 juin 2020, à la fin des négociations du Ségur de la santé, dont les conclusions ont été présentées en juillet 2020. À l’époque, le coût de la réforme était estimé à 8,6 milliards d’euros. D’après le dernier rapport à la commission des comptes de la sécurité sociale, il atteint environ 13,4 milliards. Lors de la préparation de votre premier PLFSS, avez-vous demandé à vos ministres comment serait financé l’accroissement significatif de dépenses qui devait résulter du Ségur ? La question des ressources a-t-elle été posée en ces termes ?

M. Franck Von Lennep. Je ne suis pas certain qu’elle ait été posée en ces termes par écrit. Il est sûr que le sujet a été souvent évoqué à l’oral. Depuis, je l’ai régulièrement abordé dans des notes écrites, y compris avec mes ministres de tutelle.

À l’été 2020, la possibilité d’augmenter la CSG pour financer le Ségur était très faible. Nous n’avions aucune visibilité à long terme sur le financement de la sécurité sociale ; nous devions reprendre la dette à court terme ; personne ne pouvait dire combien de temps l’épidémie de covid-19 durerait ni quels seraient ses effets sur les comptes. En septembre 2020, on se trompait encore beaucoup sur les comptes de l’année en cours comme sur les estimations pour 2021. Les déficits étaient très élevés et nous ignorions à quel rythme nous allions en sortir : ajouter une hausse de recettes aurait été politiquement très compliqué. En revanche, à partir de 2022, quand la trajectoire s’est stabilisée, j’ai souvent dit à la ministre qu’il fallait avoir en tête que nous avions décidé plus de 10 milliards de hausses de salaires non financées. Je continue de le dire et de l’écrire très régulièrement.

M. Jérôme Guedj (SOC). Le 16 octobre, lors de son audition par la commission des affaires sociales, Laurent Saint-Martin a été le premier membre du gouvernement à dire que Ségur de la santé n’avait pas été financé. Le rapport provisoire à la commission des comptes de la sécurité sociale, résultats 2023, prévisions 2024 et 2025, précise : « Le déficit de la branche maladie […] est à rapprocher des financements accordés au titre du Ségur de la santé. […] Pour l’essentiel, ces dépenses pérennes n’ont pas été couvertes par l’affectation de ressources supplémentaires. » La dégradation ou la pérennisation du déficit de la sécurité sociale liées au non-financement du Ségur étaient donc assumées.

M. Franck Von Lennep. Ces choix que vous dites assumés ont été faits à l’été 2020. Le contexte ne se prêtait pas à poser la question de la pérennité des mesures ou de leur financement. Le sujet était la relation avec les soignants pendant la crise sanitaire ; on a augmenté fortement les salaires, et je pense que tout le monde s’est dit que le financement, on verrait après. Mais on n’a jamais vu le financement.

M. Jérôme Guedj (SOC). Il y a eu un effet ciseaux : parallèlement aux dépenses non financées du Ségur, les allègements de cotisation ont augmenté, passant de 37 milliards en 2017 à 75 milliards cette année, et à 80 milliards l’an prochain. Vous avez parlé d’une augmentation de la CSG ; la question s’est-elle posée de ralentir cette hausse des allègements ? Le rapport Bozio-Wasmer l’a soulevée tardivement, conduisant à la tentative avortée de modifier cette trajectoire en adoptant le dispositif prévu à l’article 6 du PLFSS.

M. Franck Von Lennep. Je suis sûr de n’avoir jamais écrit cela. Quand on compare les chiffres de 2017 et ceux d’aujourd’hui, il faut prendre en compte la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en allègements de cotisations, à quoi s’ajoutent les allègements décidés en 2018 sur l’Arrco et l’Unedic, politiquement et économiquement plus qu’assumés. À ce moment-là, les allègements n’étaient pas remis en cause. La question a commencé à se poser dans le cadre de la mission Bozio-Wasmer. L’inflation a directement pesé sur le montant total des allègements, et sur les trajectoires salariales, tassées à proximité du smic, parce que ce dernier augmente plus vite que les salaires qui lui sont supérieurs. C’est donc ce contexte d’inflation qui a déclenché la réflexion sur le barème des allègements. Il n’est pas impossible que j’aie un jour signé une note expliquant qu’il était possible de faire des économies en modifiant les bandeaux. Cependant, en tant que directeur de la sécurité sociale, je n’ai jamais lié une éventuelle économie sur le bandeau famille, c’est-à-dire sur l’exonération applicable aux salaires jusqu’à 3,5 smic, avec le financement du Ségur de la santé. À mon sens – cela n’engage que moi –, il existe une recette faite pour financer une augmentation de salaires dans le secteur sanitaire : la CSG.

M. Jérôme Guedj (SOC). Considérez-vous qu’il soit orthodoxe d’engager une dépense budgétaire aussi massive, à savoir 13 milliards à terme, sans penser aux recettes à même de la financer ? Cela revient à décider que l’Ondam absorbera la dépense en routine, au détriment du financement pérenne et régulier des hôpitaux, donc à augmenter les salaires en dégradant les conditions de travail.

M. Franck Von Lennep. Je pense que le total de 13 milliards comprend une part d’investissement ; le montant de l’augmentation des salaires doit être légèrement inférieur – n’étant plus aux affaires depuis quelques mois, je confonds les chiffres, mais nous parlons plutôt de 11 milliards. Toutefois, la dépense pour la sécurité sociale est moindre, puisque les augmentations de salaires entraînent une hausse des recettes liées aux cotisations. Dans la mesure où les agents hospitaliers cotisent à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), l’augmentation est significative. La perte pour la sécurité sociale n’atteint donc pas 10 milliards.

Vous demandez comment la dépense supplémentaire sera absorbée. Il faut d’abord savoir s’il existe une volonté politique de ramener la branche maladie à l’équilibre ; si c’est le cas, on peut s’interroger sur les leviers. J’ai toujours considéré qu’il fallait actionner tous les leviers à disposition, y compris la réduction des dépenses – encore une fois, ma réponse n’engage plus personne. J’ajoute que la situation financière pluriannuelle de la branche maladie est telle qu’on aura du mal à revenir à l’équilibre en se contentant d’agir sur les dépenses.

M. le président Éric Coquerel. Finalement, le Ségur de la santé est financé par les déficits des comptes sociaux, donc par les déficits publics, au sens maastrichtien du terme. C’est un élément intéressant pour comprendre leur imprévisibilité.

M. Gérault Verny (UDR). De quels outils disposez-vous pour ajuster mensuellement les recettes ? Grâce aux cotisations sociales, vous devez avoir une vision prévisionnelle assez claire.

M. Franck Von Lennep. Les outils appartiennent à l’Acoss, dont les équipes sont en relation permanente avec celles de la DSS, qui établissent les chiffrages, les prévisions et le suivi de l’exécution. Chaque mois, l’Acoss suit l’évolution de la masse salariale, en glissement annuel et en moyenne annuelle, ainsi que la trésorerie, ce qui est indispensable pour savoir si elle peut payer les prestations.

Malheureusement, ce suivi mensuel ne permet pas de tirer facilement des enseignements concernant l’évolution de la situation sur l’année. En effet, de nombreux éléments apparaissant dans les données au fil de l’eau ne se traduiront pas par des effets annuels. Après la crise liée au covid, par exemple, beaucoup de travailleurs indépendants et d’entreprises ont mis en œuvre des plans d’apurement visant à rééchelonner le paiement des cotisations sur plusieurs mois, voire plusieurs années : les recettes rentrent mais on peut difficilement les modéliser, en particulier s’agissant des travailleurs indépendants. Beaucoup de cotisations suspendues en 2020 ont été payées avec retard. Ces dernières années, ce phénomène a brouillé le suivi des recettes en provoquant ce qu’on appelle du bruit statistique. D’autres événements peuvent affecter le paiement des cotisations : certains employeurs s’en acquittent avec retard, parce qu’ils vont moins bien. Nous fonctionnons en droits constatés ; le montant perçu au mois N n’indique ni ce qui aurait dû être perçu, ni ce qui le sera vraiment. Par ailleurs, les allègements généraux étant calculés sur une base annuelle, il faut disposer de l’ensemble des résultats de l’année pour estimer leur montant.

Évidemment, nous effectuons un suivi, et nous discutons avec l’Acoss, dont nous sommes très proches. Si un événement notable affecte la masse salariale en cours d’année, nous nous en apercevons, mais lorsque les évolutions sont de faible ampleur, nous ne sommes pas pour autant capables d’en tirer directement des conclusions.

M. Gérault Verny (UDR). Les heures travaillées donnent lieu au paiement de cotisations : vous disposez ainsi d’un indicateur avancé de l’évolution de l’activité économique. Transmettez-vous vos chiffres à Bercy ?

M. Franck Von Lennep. La DSS et la direction générale du Trésor organisent très régulièrement des points de situation sur le suivi des cotisations.

M. Gérault Verny (UDR). Vous êtes donc capables de donner régulièrement des indications pertinentes sur l’activité économique. On comprend difficilement pourquoi les prévisions relatives au montant de l’impôt sur les sociétés (IS) ont été aussi farfelues.

En 2023, on constate 11 milliards de déficit. La branche famille cumule 5,5 milliards de versements à tort et 3,9 milliards de fraudes ; la branche maladie 3,1 milliards de remboursements erronés et 1,65 milliard de fraudes détectées. Que faites-vous pour récupérer ces 14 milliards versés indûment, pénalisant tous les assurés ?

M. Franck Von Lennep. Il existe plusieurs plans d’action. S’agissant de l’assurance maladie, la lutte contre la fraude constitue une priorité forte ; on le constate régulièrement depuis l’année dernière, lorsqu’elle « attrape » des centres de santé ou des audioprothésistes par exemple. Outre ce qu’on peut lire dans la presse, la détection s’améliore, grâce à une augmentation des moyens et à un renforcement des outils. Avec le data mining, l’exploration de données, on peut identifier des fraudes possibles ; il faut ensuite des moyens humains pour enquêter et constater. Les résultats sont donc en forte augmentation.

Pour la branche famille, le montant des erreurs, significatif, ne s’explique pas seulement par les dépenses de la sécurité sociale. Il s’agit aussi de prestations que la branche famille verse pour l’État ou pour les collectivités locales, à savoir la prime d’activité et le RSA. Par ailleurs, une bonne partie des erreurs vient de la complexité des prestations, en particulier de la prime d’activité. La DSS analyse les indicateurs de qualité des prestations : en 2019, après les gilets jaunes, la prime d’activité a connu une forte augmentation, et les indicateurs se sont dégradés. En effet, si on constate tel taux d’erreur sur une prestation et que le montant du versement passe de 100 à 150, le nombre d’erreurs augmente mécaniquement. La principale voie d’amélioration consiste à instaurer ce que certains appellent la solidarité à la source, c’est-à-dire la contemporanéisation des prestations. Les salariés éligibles à la prime d’activité remplissent chaque trimestre une déclaration à la CAF, la caisse d’allocations familiales. Ceux qui n’ont qu’un employeur doivent additionner les montants de trois bulletins de salaire, mais il y en a beaucoup plus pour les multisalariés ou pour les titulaires de petits contrats, sans compter que certains se trompent de montant car il ne faut pas se fonder sur celui inscrit en bas du bulletin de salaire. Quelques CAF expérimentent un fonctionnement très différent : le montant leur est transmis sur le fondement des données dont disposent l’administration et les entreprises, notamment par la DSN, déclaration sociale nominative. Si tout va bien, il sera généralisé l’année prochaine. Il faudra peut-être un temps d’adaptation, mais cela devrait diminuer fortement le taux d’erreur de la gestion de la prime d’activité et du RSA.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.

4.   Mardi 10 décembre 2024 à 16 heures – compte rendu n° 59

La Commission auditionne M. Bertrand Dumont, directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([4]).

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons notre premier cycle d’auditions consacrées à l’étude et à la recherche des causes de la variation et des écarts de prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 en recevant M. Bertrand Dumont, directeur général du Trésor.

Notre commission s’étant dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, M. Éric Ciotti et M. Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bertrand Dumont prête serment.)

M. Bertrand Dumont, directeur général du Trésor. À titre liminaire je souhaite indiquer que la direction générale du Trésor, compte tenu de son rôle de conseiller des ministres dans la conduite de la politique économique et dans l’élaboration de prévisions macroéconomiques, ainsi que de sa responsabilité en tant que gestionnaire chargée de l’émission de la dette de l’État, prend le sujet de votre enquête très au sérieux.

Il s’agit d’une question centrale car elle met en jeu la maîtrise de nos finances publiques et de notre endettement, dans le respect de nos engagements internationaux, et d’abord européens. Nous sommes dans la première année de mise en œuvre des nouvelles règles de fonctionnement du pacte de stabilité et de croissance et la capacité de la France à s’y conformer est fondamentale. De plus, le thème de votre commission soulève la question de la qualité de la signature de la France, qui est au cœur de la responsabilité de la direction générale du Trésor, celle-ci étant chargée de la dette et de la trésorerie de l’État.

Nous avons engagé depuis plusieurs mois un effort interne au sein de la direction pour comprendre ces écarts de prévision, qu’il s’agisse de l’exécution ou des recettes. Les ministres ont également engagé des travaux sur ce thème, l’Inspection générale des finances (IGF) a été missionnée en ce sens. Vos collègues sénateurs ont également mené un travail approfondi et certaines de leurs recommandations ont d’ores et déjà été prises en compte. Nous avons vocation à poursuivre cet effort.

Je structurerai mon propos liminaire en trois points, en commentant d’abord la dégradation du solde 2023, puis de revenir sur l’année 2024 et, enfin, en essayant d’en tirer quelques conclusions générales.

Pour mémoire, le déficit de l’année 2023, prévu à 4,9 % du produit intérieur brut en loi de finances de fin de gestion, a été in fine constaté par l’Insee à 5,5 % en mars 2024, soit un écart de l’ordre de 15 milliards d’euros. Il s’agit d’un écart important mais qui n’est pas non plus exceptionnel au regard de la série longue des écarts constatés entre la prévision et l’exécution. Il se compare également à celui de nos pairs européens.

Trois éléments permettent d’expliquer une telle différence. Le premier tient au changement de base méthodologique de l’Insee, qui est passé de la base 2014 à la base 2020. L’Insee procède régulièrement à des révisions de bases statistiques. L’impact est fort : 4 milliards d’euros sur les 15 milliards qui nous intéressent, soit 0,14 point de PIB. Cela concerne la sortie du champ des administrations publiques de l’Erafp, l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique, dont l’impact positif sur le solde sera durable, de l’ordre de 2,6 milliards d’euros  chaque année. Hors effet spécifique de changement de base, l’écart porte désormais sur 11 milliards d’euros.

La deuxième explication tient aux dépenses, avec deux mouvements contraires : d’une part, des dépenses moindres qu’anticipé en 2023, à hauteur de 6 milliards d’euros pour l’État et de 2 milliards d’euros pour les Odac – organismes divers d’administration centrale – et, d’autre part, une dégradation du solde des collectivités locales, dont les dépenses sont plus dynamiques qu’anticipé dans la loi de programmation des finances publiques (LPFP), avec un effet de 4 milliards d’euros sur le solde public – 2,7 milliards en fonctionnement et 1,2 milliard en investissement.

Le troisième élément, peut-être le plus intéressant, concerne la dynamique des recettes. La dégradation est substantielle, de l’ordre de 21 milliards d’euros, sachant que les recettes hors prélèvements obligatoires enregistrent un impact positif de 5 milliards. Pour expliquer cette évolution, je veux dire un mot sur le processus d’élaboration des prévisions relatives aux prélèvements obligatoires. La direction générale du Trésor établit des hypothèses macroéconomiques puis analyse leurs conséquences sur les prélèvements obligatoires. Lorsqu’on prévoit une consommation dynamique, cela a un impact sur la TVA ; lorsqu’on prévoit une activité dynamique des entreprises, cela a un impact sur l’impôt sur les sociétés (IS).

Par ailleurs, nous intégrons au fur et à mesure les remontées comptables disponibles, en lien avec la direction générale des finances publiques et la direction du budget, afin d’affiner les prévisions. C’est ce que nous avons fait tout au long de l’année 2023. La vérification est un autre élément très important dans la gouvernance des finances publiques. Nous répondons régulièrement au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), qui étudie les informations dont on dispose. Il analyse la plausibilité de nos hypothèses macroéconomiques et de nos hypothèses de recettes, puis émet un avis public, tant sur la croissance que sur les recettes. Au fond, c’est un peu le garde-fou de la crédibilité de l’ensemble du dispositif. Voilà pour la méthode.

Le cadre macroéconomique de 2023 était cependant inédit – ce point est un peu sous-estimé. Si les années 2021 et 2022 ont été marquées par la crise covid et par une très forte volatilité tant en matière d’exécution budgétaire que de produit intérieur brut, 2023 reste une année exceptionnelle, traitée comme telle par la Commission européenne, en raison de la crise géopolitique très grave que vous connaissez et d’une crise énergétique exceptionnelle. Celle-ci a été marquée par un problème de production en France dans les mois précédents et par un dérèglement des marchés mondiaux et européens de l’électricité et des hydrocarbures. Cela a déclenché une inflation à des niveaux inédits depuis une trentaine d’années. Cette forte volatilité macroéconomique, conjuguée au fonctionnement complexe de certains impôts, a eu également un impact sur le comportement des agents qui a été rendu plus difficilement anticipable, ce qui explique la moins bonne prévisibilité des recettes fiscales.

J’en viens à un point spécifique : l’élasticité des recettes. De façon générale, sur une longue période, les recettes publiques évoluent en lien avec le PIB. La France n’étant pas un État pétrolier et ne disposant pas de sources extérieures de richesse, elle taxe les différents stades de la production et de la consommation. De ce fait, sur une moyenne période, il y a une équivalence entre le rythme de progression de la richesse et celui des prélèvements obligatoires – ce point est bien documenté, notamment par le Haut Conseil des finances publiques.

Cette mécanique bien huilée a été profondément remise en cause par la crise covid et par la crise inflationniste de l’année 2023. En 2022, les recettes ont progressé beaucoup plus vite que la richesse, avec une élasticité de 1,5 – 1 euro de richesse produite en plus permet de collecter 1,50 euro supplémentaire de taxes. Après ce moment de fort dynamisme, nous attendions un contrecoup en 2023 ; or celui-ci a été nettement plus important qu’anticipé. Alors que le projet de loi de finances (PLF) prévoyait 0,6, il s’est établi à 0,4, ce qui est exceptionnel. Le HCFP n’a jamais remis en cause la crédibilité des différents scénarios portant sur l’élasticité et l’évolution des recettes.

Ce n’est qu’au mois de mars 2024, après que l’Insee a consolidé le compte de l’année 2023, que nous avons su que l’élasticité était beaucoup plus faible qu’attendu. C’est un point de calendrier très important car nous ne connaissons le compte de l’année n qu’en mars n+1. Il est donc difficile de tirer des conséquences de l’année en cours avant mars de l’année suivante.

Autre élément expliquant cette moins-value de 21 milliards d’euros, la composition de la croissance nous a surpris : le ralentissement des salaires, plus fort qu’anticipé à la fin de 2023, a eu des conséquences mécaniques sur les recettes fiscales qui en découlent – cotisations sociales, CSG, impôt sur le revenu (IR) – et sur l’inflation, qui a significativement reflué. C’est une bonne nouvelle pour l’économie française mais cela a néanmoins un impact négatif sur les recettes en valeur – quand l’inflation diminue, le PIB en valeur évolue moins vite et la collecte de TVA rapporte moins d’euros. Enfin, le comportement des agents joue un rôle important, avec une surprise à la baisse sur les recettes d’impôt sur les sociétés à la fin de l’année 2023. Tels sont les principaux facteurs de la dégradation en 2023.

J’en viens à l’année 2024. Entre le solde attendu dans le PLF pour 2024 et le solde tel qu’il est désormais anticipé, l’écart est fort puisque nous passons de 4,4 % à 6,1 %. J’appelle votre attention sur le fait que ce chiffre de 6,1 % reste une prévision. Nous n’avons pas encore les résultats du dernier acompte d’IS, qui seront connus mi-décembre, et nous ne disposerons pas de vision consolidée de l’année 2024 avant fin mars 2025, lorsque nous aurons les informations complémentaires nécessaires sur les collectivités locales et sur la sphère sociale, le déficit de l’État étant connu au cours du mois de janvier. Il n’est pas possible, à ce stade, de tirer des leçons définitives de l’année 2024.

Plusieurs facteurs expliquent cette dégradation. Le premier porte sur les prélèvements obligatoires, avec un écart de l’ordre de 40 milliards d’euros, la croissance en valeur du PIB ayant été revue à la baisse en cours d’année. J’appelle votre attention sur le fait qu’il y a deux sujets : la croissance en volume, attendue à 1,4 % du PIB, sera finalement proche de 1,1 % et, par ailleurs, en raison d’une moindre inflation, la croissance en valeur passe de 4 à 3,5, entraînant une dégradation mécanique des prévisions de recettes à hauteur de 7 milliards d’euros.

La prévision de 1,4 %, que nous avons revue à 1,1 %, a été faite par le gouvernement sur la recommandation de la direction du Trésor au mois de septembre 2023. Elle paraissait vraisemblable, la Commission européenne étant à 1,3 % et le FMI – Fonds monétaire international – à 1,2 %. Au cours de l’année, nous avons vécu une détérioration du contexte géopolitique et de la situation économique de nos grands voisins européens, à commencer par l’Allemagne dont la croissance, attendue à plus de 1 %, sera finalement proche de zéro. Après avoir subi tout au long de l’année cette évolution plutôt négative, une révision de 0,3 point a été nécessaire. Je note que le consensus des économistes était quant à lui de 0,8 % en septembre 2023 : ils se sont donc trompés de 0,3 %, comme le gouvernement.

Deuxième facteur important, la révision des recettes est due pour moitié à la reprise en base de la prévision de recettes pour 2023. Les résultats de 2023 ayant été moins bons qu’attendu, le point auquel l’économie est arrivée au 1er janvier 2024 était plus bas. Quand vous partez d’un point plus bas, mécaniquement, la valeur générale de la richesse sur laquelle vous effectuez des prélèvements obligatoires est inférieure. C’est donc l’ombre portée de l’année 2023 qui, irrémédiablement, détériore les recettes attendues pour 2024.

En outre, l’impôt sur les sociétés dépend du bénéfice fiscal de 2023, tandis que l’impôt sur le revenu dépend des revenus de 2023. Comme l’année 2023 a été moins bonne, la mécanique des impôts entraîne un impact sur les recettes attendues en 2024 de l’ordre de 11 milliards d’euros, qui s’ajoute au premier impact macroéconomique de 20 milliards d’euros.

Il y a également des éléments plus spécifiques liés à la composition de la croissance en 2024. Alors que nous attendions un rebond de la consommation, ce n’est pas le scénario qui s’est déroulé : la croissance en volume est comparable à la prévision mais la composition de cette croissance est différente. Nous avons eu moins de recettes de TVA, avec plus d’exportations et moins d’importations, et cela s’est traduit par 7 milliards d’euros de pertes de recettes. Enfin, il n’y a pas que des nouvelles négatives : la sortie anticipée des boucliers tarifaires en février 2024 a contribué à rehausser les recettes de 6 milliards d’euros.

Deuxième facteur important : les dépenses des collectivités territoriales, qui ont augmenté de 13 milliards d’euros. Pour l’année 2024, tout indique que la tendance ne sera pas cohérente avec ce qui avait été anticipé dans la loi de programmation des finances publiques, à savoir une baisse en volume de 0,5 % des dépenses de fonctionnement. À fin octobre, celles-ci sont en effet plus dynamiques, à hauteur de 6 % contre 4,6 % dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Les dépenses d’investissement sont également très dynamiques. Je rappelle qu’un niveau d’incertitude continue à s’attacher à ces prévisions de dépenses : il y a de la variabilité – on le constate mois après mois.

Concernant les dépenses sociales, elles enregistrent 4 milliards d’euros supplémentaires en raison d’un dépassement de l’Ondam – objectif national de dépenses d’assurance maladie – et d’une dégradation du marché du travail. Du côté des dépenses de l’État, l’exécution est en amélioration de 4 milliards d’euros, résultant des différentes décisions prises par le gouvernement tout au long de l’année – décret d’annulation, gel des crédits supplémentaires, notification de cibles d’exécution ambitieuses aux ministères.

En conclusion, nous sommes conscients de la nécessité de poursuivre le travail d’amélioration de la qualité de nos prévisions et de nos modèles. En effet, l’économie subit des évolutions permanentes du fait des comportements des acteurs, des déterminants macroéconomiques et d’une situation internationale instable. Il est donc très important d’adapter nos modèles et nos méthodes de calcul.

L’une des questions posées est celle du bon degré d’information du public et du Parlement. Il est important de trouver un équilibre, et ce n’est pas une chose facile, entre l’indispensable transparence et la stabilité de la prévision dans le temps. La matière économique et la matière budgétaire sont par nature assez volatiles. Il faut donc trouver le point juste entre la multiplication d’exercices de prévision, en matière macroéconomique comme sur le solde, et la crédibilité de la signature de la France. Si nous changeons nos prévisions de soldes tous les mois, nous créerons davantage de bruit, comme disent les économistes, que de capacité d’anticipation. Il faut donc trouver le point d’équilibre.

Cela signifie qu’il faut aussi se demander ce qui pourrait être transmis de façon complémentaire aux assemblées parlementaires et ce qui doit faire l’objet de communications publiques. Du reste, les différentes périodes de l’année n’appellent pas forcément les mêmes réponses. Le Trésor fait deux grands exercices de prévisions dans l’année, l’un en hiver et l’autre au mois de juin. Devons-nous communiquer sur la prévision macroéconomique et sur la prévision de solde à ces deux moments de l’année ? La question est ouverte.

Enfin, dernier point important, la France n’est pas seule en Europe à connaître cette volatilité du solde budgétaire et des prévisions de recettes. Le ministre s’est rendu à Bruxelles pour rencontrer ses homologues européens et lorsque nous avons fait le tour de table, nous avons constaté que, dans la plupart des pays, l’année 2023 et l’année 2024 avaient également été marquées par des phénomènes de ce type. L’ombre portée de la crise covid, qui s’est transformée en crise énergétique, a affecté l’ensemble des économies de notre continent.

M. le président Éric Coquerel. Lors de nos précédentes auditions, notamment celles de Mme Mélanie Joder, directrice du budget, et plus encore de M. Jérôme Fournel, ancien directeur général des finances publiques (DGFIP), nous avons compris que la responsabilité des prévisions et des estimations incombait principalement à la direction générale du Trésor. Cela semble être également l’avis de l’ancien ministre Bruno Le Maire, que nous auditionnerons jeudi : c’est dire si nous étions impatients de vous auditionner.

Je rappelle que vous témoignez sous serment, y compris pour ce qui concerne la précision de vos réponses aux questions. Nous avons en effet constaté que les réponses de certaines personnes auditionnées se précisaient après certaines questions – tant qu’à faire, autant nous donner des réponses précises et exhaustives sans attendre.

Lors de son audition au Sénat, le 7 novembre, Thomas Cazenave a indiqué que le dérapage de 2024 s’expliquait à 75 % par de mauvaises prévisions et 25 % par l’augmentation des dépenses des collectivités. Une des questions qui se pose est de savoir ce qui, dans ces mauvaises prévisions, relève du technique et ce qui relève du politique.

Lorsque la prévision de déficit de 5,1 % présentée dans le programme de stabilité a été actualisée à 5,6 %, la dégradation de la précision s’est expliquée par le retrait d’hypothèses optimistes présentes dans le programme de stabilité. Il s’agit donc de mesures plutôt politiques, qui n’ont pas été accomplies, plutôt que de mesures techniques.

C’est d’ailleurs, semble-t-il, l’analyse de vos services : dans une note non datée sur le PLF de vos services qui nous a été communiquée, il est indiqué que l’écart s’explique à la fois par l’absence de mise en œuvre de certaines mesures envisagées au moment du programme de stabilité, par le très fort dynamisme des dépenses des collectivités locales et par des recettes fiscales décevantes, notamment sous l’effet d’une croissance de l’activité davantage portée par les exportations. Selon vous, quelles sont les explications techniques et politiques qui justifient cet écart de prévisions ?

Par ailleurs, qui vous demande d’intégrer des hypothèses favorables dans les prévisions ? Estimez-vous que certains niveaux de recettes intégrés dans les trajectoires étaient trop élevés au moment où on vous les a présentés ? Si oui, est‑ce le résultat d’hypothèses trop optimistes ou bien vous a-t-il été demandé de présenter une prévision de recettes à un niveau défini, à charge ensuite pour vos services d’élaborer les hypothèses correspondantes ?

M. Bertrand Dumont. Je n’essaierai pas d’évaluer la part relative de chaque cause en pourcentages. L’année 2024 subit d’abord les effets macroéconomiques de l’année 2023 : au 31 décembre 2023, le point d’atterrissage de l’économie était moins bon qu’attendu ; nous en « payons » les conséquences en 2024. C’est mécanique. Par exemple, on évalue en 2023 le montant d’IS et d’IR que les entreprises et les ménages paieront en 2024 – c’est lié au fonctionnement et au mode de prélèvement des impôts. À cette ombre portée de 2023 sur 2024 s’ajoutent les facteurs macroéconomiques propres à l’année 2024. La croissance a été moins forte que prévu : on est passé de 1,4 % à 1,1 %, notamment en raison d’une dégradation assez nette de l’environnement international. De plus, la composition de la croissance a été différente de celle attendue : le fort taux d’épargne des ménages et la décision de la Banque centrale de baisser les taux d’intérêt faisaient attendre une reprise de la consommation et un rebond de l’inflation – ce sont des déterminants macroéconomiques. Or la moindre consommation a entraîné de moindres recettes de TVA. Dans ces facteurs, l’influence de la décision politique est objectivement limitée. Je ne sais pas si vous rangez les dépenses des collectivités territoriales dans la liste des facteurs politiques. Les élus ont bien pris la décision d’investir plus en fonction du cycle électoral.

D’un autre côté, on trouve les éléments qui ressortissent davantage à la décision politique, à savoir les mesures que les membres du gouvernement ont prises eu égard aux informations que la direction générale du Trésor leur a fournies en réaction à la dégradation du solde budgétaire. Nous discutons en permanence avec les membres du gouvernement et leur transmettons régulièrement nos prévisions, lesquelles sont nourries, à mesure que l’année avance, des informations issues de l’exécution. Ils sont donc amenés, le plus souvent en se fondant sur les recommandations des directions, à prendre certaines mesures. Dans ce cas précis, ces mesures, qui forment la part politique sur laquelle vous m’interrogez, ont consisté en annulation de crédits budgétaires, en surgel, en cibles de dépenses notifiées aux ministères – la directrice du budget, qui suit plus précisément cette question, vous l’a sans doute exposé en détail. Elles ont permis de freiner le rythme de la dépense tout au long de 2024, ce qui explique aussi qu’à ce jour, l’exécution soit meilleure que ne le prévoyait le projet de loi de finances (PLF) pour 2024.

Vous m’avez interrogé plus spécifiquement sur le programme de stabilité. En février 2024, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont pris un décret annulant 10 milliards d’euros de crédits. En complément, d’autres mesures devaient permettre de réduire le déficit de 10 milliards d’euros supplémentaires. Le programme de stabilité les détaillait, prévoyant que l’État baisserait ses dépenses de 5 milliards d’euros, que la taxation des rentes rapporterait 3 milliards d’euros et que les collectivités consentiraient un effort à hauteur de 2 milliards d’euros. Ainsi, nous avons dialogué toute l’année avec la volonté de prendre en compte la dégradation des recettes liée au contexte macroéconomique et d’en tirer les conséquences. J’ajoute que la vérité oblige à dire qu’en cours d’année budgétaire, il est très difficile de modifier substantiellement l’incidence de la macroéconomie et l’exécution des recettes lorsque le décalage avec les prévisions est aussi fort qu’il l’a été en 2024. Je ne suis pas sûr que le Trésor aurait recommandé de prendre des mesures brutales susceptibles de mettre à mal la croissance macroéconomique, afin d’atteindre à toute force l’objectif de solde.

Ensuite, monsieur le président, vous m’interrogez sur les recettes, pour savoir si on nous demande parfois de faire de la rétro-ingénierie, si j’ose dire : on nous dirait qu’il faut obtenir tel rendement pour que nous construisions une hypothèse crédible en ce sens. Ma première réponse est non. Les choses ne se passent pas comme ça. Nous établissons une prévision macroéconomique, qui concerne les différents aspects de la croissance française, la consommation, les exports, la situation des entreprises ; nous en déduisons ensuite l’évolution des recettes. L’ensemble sert tout au long de l’année de fondement technique aux prévisions et aux notes transmises aux membres du gouvernement. Je pense que Mélanie Joder et Jérôme Fournel vous l’ont déjà indiqué. Nous n’avons jamais biaisé nos prévisions.

J’ajoute que le système est pourvu d’un garde-fou, indispensable : le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Chaque fois qu’un texte budgétaire lui est soumis, qu’il s’agisse du programme de stabilité, du projet de loi de finances ou du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG), il vérifie la crédibilité de nos hypothèses macroéconomiques et de nos prévisions de recettes. En reprenant ses commentaires, vous verrez qu’il les a toujours jugées vraisemblables. Parfois, il a estimé qu’elles étaient optimistes, mais il lui arrive de se tromper : certaines qu’il jugeait optimistes se sont avérées en ligne, et inversement.

M. le président Éric Coquerel. Dans le document du 29 mars 2024 en vue du programme de stabilité d’avril 2024, il est par exemple indiqué que « les hypothèses favorables conduisent à rehausser les prélèvements obligatoires de 2,6 milliards d’euros en 2024 et 2025 ». Ce même document prévient également que « par leurs écarts aux évolutions défendables des sous-jacents économiques, ces hausses exposent fortement les prévisions aux critiques du HCFP ».

Les chiffres avancés peuvent donc susciter des critiques du HCFP qui les jugerait trop favorables. Pourquoi ?

M. Bertrand Dumont. N’ayant pas la note sous les yeux, je ne détaillerai pas ce point. Les hypothèses que nous retenons pour élaborer le programme de stabilité s’affermissent avec le temps. En effet, le programme étant établi pour trois ans, une partie des mesures reste à documenter, qu’il s’agisse d’éléments de macroéconomie, de prévisions de recettes ou de nouvelles mesures politiques. Ce qu’il était possible de faire pour réguler la dépense dans le courant de l’année 2024 a été fait. Le gouvernement souhaitait prendre des mesures fiscales complémentaires – j’ai cité celle qui devait rapporter 3 milliards d’euros ; la question a été posée de présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR). Tout cela visait à renforcer la crédibilité de notre hypothèse.

La citation que vous venez de lire montre également que nous restons toujours attentifs à la crédibilité de nos prévisions. Nous les analysons en prenant en considération la vision du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne et de l’OCDE. Ce souci de justesse est au cœur de notre action.

M. le président Éric Coquerel. Ma deuxième question concerne les collectivités. La loi de programmation des finances publiques (LPFP) et le programme de stabilité reposaient sur l’hypothèse que le volume de leurs dépenses de fonctionnement diminuerait de 0,5 %. Les notes de vos services montrent bien qu’en l’absence de mécanisme de contractualisation, ce n’était pas crédible. Le constat est identique concernant les dépenses d’investissement, censées augmenter de 12,5 % en 2024 mais de 1,2 % en 2025. Vos services indiquent ainsi que « les besoins d’investissement pour la transition écologique pourraient conduire à une hausse des investissements des collectivités. Or la trajectoire des finances publiques s’appuie sur une chronique d’investissements locaux ne tenant pas explicitement compte de ces enjeux ».

L’hypothèse d’une diminution des dépenses des collectivités territoriales était donc intenable. Vos services ont-ils travaillé sur d’autres pistes qu’une réduction artificielle du déficit public par des mesures non crédibles ?

M. Bertrand Dumont. L’État, les collectivités territoriales et la sphère sociale forment les trois grandes composantes de la dépense publique. La nécessité impérative de redresser les finances publiques s’impose à nous collectivement. Chacun a sa dynamique et ses priorités ; il ne me revient pas de juger de la légitimité de chaque dépense. Mais, sans la contribution de chacun, la stratégie collective censée assurer la maîtrise du déficit et le redressement des finances publiques ne pourra aboutir.

La LPFP prévoyait un mécanisme tendant à diminuer de 0,5 % par an le volume des dépenses annuelles de fonctionnement des collectivités locales. Le Parlement n’a pas souhaité instaurer un dispositif de régulation à même de rendre cette mesure effective. Lors de l’examen du dernier PLF, la question s’est posée d’adopter un dispositif de régulation de la dépense locale. Les membres du gouvernement ont également consenti des efforts, notamment en réunissant le Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL), afin de parvenir à un constat partagé et de définir des objectifs de moyen terme qui conviendraient à l’État et aux collectivités. Je constate que cela n’a pas encore abouti, alors que c’est indispensable pour maîtriser les finances publiques.

M. le président Éric Coquerel. Dans l’un des documents transmis, le Trésor envisage une réflexion sur les recettes locales. Il propose de redonner aux collectivités un pouvoir de taux, de diminuer leur exposition aux aléas macroéconomiques – « l’affectation croissante de fractions d’impôts nationaux, en particulier la TVA, pourrait être reconsidérée, notamment concernant les départements et les régions » –, de faire en sorte que les recettes demeurent sensibles, à moyen ou long terme, aux décisions locales, notamment pour les échelons communal et régional – « avec la disparition de la taxe d’habitation et de la CVAE, les collectivités ont perdu des incitations à attirer les ménages locataires et les entreprises ». D’autres pistes ont donc été envisagées. Ces réflexions ont-elles été suivies d’effet ?

M. Bertrand Dumont. Dans son rôle de conseil du gouvernement, le Trésor, comme les autres administrations, propose une série de pistes de nature à atteindre l’objectif de mieux maîtriser la dépense publique. Nous avons envisagé d’agir sur la fiscalité locale, sur la forte interaction entre l’État et les collectivités en matière de transfert de flux, de modérer la dépense en recourant à des objectifs plus contraignants. Le mécanisme des contrats de Cahors nous paraissait intéressant lors de sa mise en œuvre ; il a eu de réels effets. En étudiant les notes que la direction a émises au fil du temps, vous trouverez une série de propositions allant dans ce sens, portées à la connaissance des membres du gouvernement.

M. le président Éric Coquerel. Elles n’ont donc pas été suivies.

Le projet de loi de finances pour 2025 est fondé sur une prévision de croissance à 1,1 %. Début octobre, l’OCDE, la Banque de France, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Rexecode et l’Insee adoptaient le même chiffre ; le FMI prévoyait 0,9 % et la Commission européenne 0,7 %. Mais, contrairement à vos prévisions, ces chiffres ne prenaient pas en compte l’ajustement budgétaire retenu par Michel Barnier. Une fois le texte déposé à l’Assemblée nationale, les prévisions ont été revues à la baisse : l’OFCE ne tablait plus que sur 0,8 % et évaluait l’effet récessif du budget à 0,8 point de PIB.

Lorsque le taux de croissance de 1,1 % a été retenu, avez-vous jugé qu’il était crédible ou très optimiste ?

M. Bertrand Dumont. Nous avons jugé que ce taux était crédible. Il nous a semblé que l’ajustement budgétaire était de nature à limiter l’impact des mesures sur la croissance. Nous en avons discuté de manière approfondie avec nos collègues du FMI d’une part et avec ceux de la Commission européenne d’autre part. Nous sommes entrés dans le détail de la mécanique pour évaluer si l’incidence ne se réduisait pas à une diminution homothétique des crédits, en raison précisément du ciblage choisi.

M. le président Éric Coquerel. La note précédemment citée montre que la prévision de croissance retenue était la plus haute possible. Elle indique « retenir une croissance de 1,1 % nécessitera donc de convaincre le HCFP et la Commission européenne que l’ajustement budgétaire ne pèsera que modérément sur la croissance. Il est recommandé d’écarter tout relèvement de l’hypothèse de croissance au-delà de 1,1 %, car cela ne procurerait qu’un gain limité sur le déficit public, au prix d’un avis probablement défavorable du HCFP, qui serait préjudiciable vis-à-vis du Parlement et dans les négociations à venir avec la Commission européenne et nos partenaires européens ».

M. Bertrand Dumont. Comment se passe cet exercice ? La direction générale du Trésor propose au ministère une prévision de croissance, qui est le résultat de l’analyse approfondie de la situation de l’économie de la France et de l’économie internationale ainsi que de leurs principaux déterminants. Nous la menons avec toute la rigueur et toute l’objectivité qu’impose un objectif aussi fondamental. Logiquement, nous intégrons l’incidence des mesures fiscales sur la croissance. Nous sommes conscients que le chiffre retenu engage la crédibilité de la France. La Commission européenne, gardienne de l’application des règles budgétaires, examine nos prévisions dans le détail. Le souci de préserver notre crédibilité est central ; nous faisons systématiquement part de nos réflexions aux membres du gouvernement.

Les avis du HCFP constituent un premier garde-fou. Nos équipes y consacrent beaucoup de travail : elles remplissent un questionnaire détaillé et les discussions entrent dans le détail des paramètres retenus. Nous sommes très attentifs à fonder objectivement tous les éléments, qui doivent découler d’un raisonnement économique rigoureux.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le directeur général, pour vos réponses précises. Nous sommes là pour apprécier les causes de l’écart qui sépare la réalisation du budget 2023 et, plus encore, de celui de 2024, des prévisions : je ne sais s’il est inédit, mais il est gigantesque.

Les directions générales du Trésor et du budget ont rédigé une note, datée du 7 décembre 2023, pour alerter le ministre sur l’ampleur du dérapage du déficit public, qui atteindrait 5,2 %, alors que le PLFG, en cours de discussion à l’Assemblée nationale, prévoit qu’il se montera à 4,9 %. Quelques jours plus tard, le 13 décembre, les membres du gouvernement chargés du budget rédigent une note à l’attention du premier ministre, pour le mettre en garde et lui demander de faire connaître largement « le caractère critique de notre situation budgétaire » au gouvernement et à l’opinion publique. Directeur de cabinet du ministre puis, à partir du 1er janvier, directeur général du Trésor, vous êtes au carrefour de ces échanges. Pourquoi, selon vous, la demande d’informer le public, donc le Parlement, n’aboutit-elle pas ? Pourquoi, puisque l’écart est significatif, le PLFG n’est-il pas modifié ?

M. Bertrand Dumont. On constate un écart de 0,6 % en 2023 ; celui de 2024 sera sans doute substantiel, mais il est trop tôt pour le dire. Les travaux de vos collègues du Sénat, qui ont examiné une période d’une vingtaine d’années, montrent qu’il n’est pas inédit : on en trouve de comparables les années de crise économique ou financière, et celles de forte volatilité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’aurais dû préciser que ma remarque s’entendait hors période de crise.

M. Bertrand Dumont. Justement, nous avons collectivement tendance à sous-estimer la dimension critique de l’année 2023. En effet, nous avons vécu une crise d’inflation qui s’est notamment traduite par une crise énergétique : cela a profondément modifié le comportement des agents. La direction générale du Trésor et l’ensemble des observateurs ont sans doute sous-estimé à quel point le niveau d’inflation, inédit depuis plus de trente ans, pèserait sur leurs décisions de consommation et d’investissement. Cette année était donc hors norme sur le plan macroéconomique ; même si cela était moins immédiatement visible que lors du covid, l’incidence était comparable.

Vous m’interrogez sur la note du 7 décembre 2023, signée par mon prédécesseur, et dont j’ai pris connaissance en tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire. Elle nous place au cœur de l’exercice de prévision pour l’année. Au mois de décembre, l’exécution est largement avancée ; s’agissant de l’encaissement des principaux impôts, nous bénéficions des résultats cumulés de la direction générale des finances publiques (DGFIP), qui donnent des indications. Nous ne connaissons pourtant qu’une partie de l’équation : le cinquième et dernier acompte de l’impôt sur les sociétés, qui est essentiel, n’intervient que le 15 décembre. Du côté des dépenses, beaucoup d’inconnues demeurent : nous ne connaîtrons toutes les informations relatives aux sphères sociale et locale pour l’année 2023 que le 26 mars 2024, à la parution du compte définitif de l’Insee. J’espère ne pas trahir la pensée de mon prédécesseur en affirmant que sa note du 7 décembre informe les membres du gouvernement du meilleur état de connaissance dont nous disposons, donc des meilleures prévisions possible, sur le déficit, qu’il estime à 5,2 % du PIB. En aucun cas il ne s’agit d’une certitude. D’ailleurs, certains aléas à la baisse se sont matérialisés au cours des semaines suivantes, pesant sur le solde. Cela concerne notamment des facteurs macroéconomiques : le 7 décembre, nous n’avions ainsi pas pleinement conscience de la dégradation de la masse salariale que j’ai évoquée, comme le rapport de l’Inspection générale des finances le met clairement en évidence.

Je ne veux pas parler à la place des membres du gouvernement concernés, que vous interrogerez certainement, mais j’ajoute qu’ils ont pris leur plume pour alerter la première ministre sur la situation des finances publiques, comme la presse l’a rapporté. Leur propos excède largement l’exécution de l’année 2023 : objectivement, le 7 décembre, vous tâchez de l’évaluer au mieux, mais des mesures brutales visant à diminuer les dépenses n’auraient plus beaucoup de sens ; on pourrait seulement envisager des mesures fiscales ciblées, mais leur application nécessiterait au minimum l’adoption d’amendements législatifs. Leur intention, à mon sens, était donc de souligner la nécessiter d’accomplir un travail de prise de conscience de la situation des finances publiques, dans le public comme chez les autres membres du gouvernement. Le ministère des finances doit essentiellement veiller à la bonne tenue des finances publiques et au suivi de l’exécution budgétaire.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Après la mise en garde du 7 décembre, quels moyens d’alerte sont utilisés au premier semestre de 2024, et à quelle fréquence ? Qui est alerté ?

M. Bertrand Dumont. Le 7 décembre 2023, mon prédécesseur alerte le ministre sur l’exécution du budget de l’année. Il ajoute que, pour 2024, le Trésor accomplira en janvier et février la tâche qu’il mène traditionnellement en début d’année, à savoir le budget économique d’hiver : il remet à plat les prévisions macroéconomiques, en reprenant les différents éléments constitutifs de l’économie française, dont il étudie la dynamique – les ménages, les entreprises, la demande adressée à la France, la conjoncture internationale, qui se dégradait. Le résultat sert de soubassement au programme de stabilité. Il est communiqué aux membres du gouvernement concernés, que nous informons de nos prévisions relatives à l’exécution de l’année passée et de celle qui débute. Au fur et à mesure, nous leur transmettons des notes faisant état des nouvelles prévisions de solde budgétaire, à politique inchangée. Ainsi, lorsque nous mettons à jour nos évaluations en février, celles-ci n’intègrent pas d’éventuelles mesures de freinage de la dépense, non plus que fiscales. Le programme de stabilité cristallise ces éléments ; il remet à plat à la fois la prévision de croissance, alors ramenée de 1,4 % à 1,1 %, et les efforts complémentaires en matière de dépense publique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Outre la mise en garde envoyée aux membres du gouvernement concernés, savez-vous à quel rythme la première ministre et le président de la République ont été informés ? Selon vous, au moment des élections européennes et de la dissolution, quelles prévisions relatives au niveau du déficit public avaient été portées à leur connaissance ?

M. Bertrand Dumont. Ce qu’il me semble clair, c’est qu’il y a des échanges. La direction générale du Trésor, la direction du budget et la direction générale des finances publiques informent les ministres de l’évolution de la situation, au fur et à mesure des informations dont elles disposent, sur une base régulière – mensuelle pour l’exécution budgétaire et pour la collecte des impôts. Nous menons plusieurs exercices, dont je viens de parler. Nous informons également les ministres, au fil du temps, de tous les points d’alerte macroéconomiques qui pourraient avoir un impact sur l’économie française. Nous le faisons autant que de besoin. Tout vient en complément des deux grands exercices annuels que sont le budget économique d’hiver et le budget économique d’été. Il y a aussi des échanges réguliers et fluides entre le ministère des finances, le cabinet du premier ministre ou de la première ministre et le cabinet du président de la République.

Vous m’interrogez plus précisément sur la teneur des conversations entre les deux ministres, la première ministre, puis le premier ministre, et le président de la République. Par hypothèse, je n’assistais pas à ces échanges, je ne suis donc pas capable de vous répondre. En revanche, nous transmettons, à chaque fois que le cabinet du ministre le souhaite, mais c’est au premier chef sa responsabilité, des éléments d’information sur la situation macroéconomique et sur la situation des finances publiques.

Quant au dernier état de la prévision au mois de mai, donc avant les élections, nous étions collectivement calés sur le programme de stabilité qui avait très fortement tiré les conséquences de ce que nous avions appris de l’année 2023 – une année fortement dégradée par rapport à ce qui a été anticipé, qui a eu un impact très nettement supérieur à ce que nous attendions sur l’année 2024 – et sur les premiers éléments d’information sur l’année 2024.

Je me permets de vous inviter à faire attention à la question de la science rétrospective : ce n’est pas parce qu’une tendance observée en début d’année se confirme au cours de l’année qu’il était écrit qu’elle se confirmerait. Nous observons la variabilité des prévisions macroéconomiques sur longue période dans les exercices que nous menons régulièrement. Ce n’est donc pas parce que janvier et février sont mauvais que le reste de l’année le sera.

Notre base de référence était le programme de stabilité, résultat d’un exercice lourd qui demande techniquement et politiquement beaucoup de travail.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Avez-vous participé à des réunions interministérielles ou à des réunions à l’Élysée dont l’objet était la dégradation des prévisions sur les finances publiques ? Dans le cas contraire, avez-vous eu connaissance de l’organisation de telles réunions, notamment autour du président de la République ou des membres de son cabinet ? Et à quelle date ?

M. Bertrand Dumont. Le président m’a utilement rappelé que je suis sous serment. Je n’ai pas une vision complète de mon agenda sur les six premiers mois de l’année, mais je ne me souviens pas avoir participé à une réunion en présence du président de la République sur les finances publiques sur les six premiers mois de l’année 2024. Je m’en souviendrais.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Avez-vous le souvenir d’une réunion avec les membres du cabinet du président de la République ou le secrétaire général de l’Élysée ?

M. Bertrand Dumont. Je vérifierai et, le cas échéant, vous en informerai.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Savez-vous si les alertes émises par les ministres – j’évoquais celle de décembre 2023, mais il y en a eu manifestement d’autres –  et les mesures correctrices qui ont été, ou auraient pu être, proposées ont pu recevoir un arbitrage négatif du premier ministre ou de la présidence de la République ?

M. Bertrand Dumont. Comme vous l’a indiqué ma collègue directrice du budget, les directions informent les ministres de l’évolution de la situation des finances publiques et de la situation macroéconomique et font de leur mieux pour formuler des propositions adéquates et calibrées pour répondre à l’évolution de cette situation. Face au constat de la dérive de notre solde, la direction du budget et la direction générale du Trésor ont fait des propositions pour assurer la maîtrise du solde et, autant que possible, le redresser, ce qui peut être fait par des mesures sur la dépense et, possiblement, par des mesures sur la recette.

Vous avez reçu l’ensemble des notes que nous avons communiquées aux ministres. Elles portent témoignage du fait que, constamment, nous essayons de proposer des mesures. Il revient aux ministres de prendre des arbitrages. Je ne les qualifierais ni de positifs ni de négatifs, car ce sont des arbitrages politiques, pris au vu de la situation à un moment donné du temps. L’hypothèse d’un projet de loi de finances rectificative à la charnière du premier et du deuxième trimestre 2024 était sur la table, mais la voie réglementaire a finalement été choisie avec un décret d’annulation quasiment historique et des mesures assez lourdes présentées dans le cadre du programme de stabilité. Il y a eu des réactions tout au long de l’année, chaque fois que nous avons eu des informations complémentaires sur l’évolution de la situation macroéconomique et sur l’évolution de notre solde.

J’ajoute qu’il est possible de faire un peu de pilotage du solde ou de prendre des mesures complémentaires, mais il est difficile, en cours d’année, de prendre des mesures massives, de nature à changer la trajectoire budgétaire. La direction générale du Trésor ne le recommande pas d’un point de vue macroéconomique. Nous recommandons des mesures d’ajustement, mais la prudence est nécessaire. Pour utiliser une métaphore un peu facile, un paquebot ne peut être gouverné par des coups de barre à droite et à gauche en fonction des informations reçues. J’appelle à nouveau l’attention sur l’illusion de la science rétrospective : en mars ou avril, l’année est encore loin d’avoir fini. Une certaine prudence est donc de mise afin d’éviter de prendre des mesures pouvant avoir un impact économique très négatif sur la croissance alors que les risques ne sont pas complètement matérialisés.

M. le président Éric Coquerel. Concernant les informations que vous avez transmises au fur et à mesure aux ministres, avez-vous constaté des écarts entre ces informations et ce qui a été rendu public par les ministres ?

M. Bertrand Dumont. Les ministres choisissent le tempo de leur communication politique et, en tant que directeur général, je ne leur recommanderais pas de faire état publiquement de toutes les informations nouvelles sur la macroéconomie ou les finances publiques. Cela créerait trop de brouillard sur la communication financière du gouvernement. La préservation de la qualité de la signature française exige de la prudence et de la pondération dans l’expression publique, dont la fonction n’est pas d’enregistrer des oscillations mais de définir un cap politique.

M. le président Éric Coquerel. Ma question portait sur le point de savoir si des informations rendues publiques ont pu différer de celles que vous aviez transmises.

M. Bertrand Dumont. Je n’en ai pas le souvenir, ni pour les échanges avec les ministres qui ont eu lieu au début de l’année 2024 pour revoir la prévision de croissance de 1,4 % à 1,1 % ni pour ceux concernant la nouvelle prévision de déficit, qui a donné lieu aux mesures de régulation budgétaire déjà évoquées.

La décision des ministres quant au moment où ils font état de l’évolution des prévisions macroéconomiques est une autre question.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Lors de son audition, Jérôme Fournel est revenu sur l’évolution de certains indicateurs macroéconomiques au cours des années 2023 et 2024. Selon vous, quelle a été l’influence au cours de cette période de l’évolution des taux d’intérêt – et du comportement d’optimisation de leur trésorerie dont ont pu faire preuve les entreprises ‑ , de l’augmentation du taux d’épargne des ménages et de l’évolution erratique des prix de l’électricité dans le dérèglement des prévisions de recettes fiscales ?

M. Bertrand Dumont. L’année 2023 a connu une très forte évolution des grands paramètres macroéconomiques.

Je rappelle que nous sommes passés d’une politique monétaire très longue de taux zéro à une hausse très forte des taux en réponse à la poussée inflationniste, qui a profondément affecté le comportement des acteurs. Ce changement explique sans doute notre difficulté à complètement anticiper les comportements des ménages et des entreprises et les dynamiques économiques.

Nous avons également été surpris en 2024 par la composition de la croissance. Nous nous attendions à un rebond de la consommation, soutenue par la baisse des taux d’intérêt qui favorise l’endettement des ménages et des entreprises pour mener de nouveaux projets. Nous avons au contraire constaté, malgré une progression du pouvoir d’achat en 2023 et 2024, le maintien d’un taux d’épargne historiquement élevé. Avant la crise du covid, il était de 14 % alors qu’il est aujourd’hui de 18 %. À la différence des ménages américains, qui ont massivement utilisé le surcroît d’épargne et de pouvoir d’achat dont ils ont bénéficié lors de la période du covid, les ménages français ont très fortement thésaurisé et continuent de le faire. Nous avions anticipé une évolution positive de la consommation au deuxième semestre 2024. Nous n’étions pas les seuls puisque l’Insee a procédé à une forte révision de la composante consommation dans les déterminants de la croissance entre juillet et octobre. C’est l’ensemble de ces paramètres qui expliquent les évolutions sur l’année 2024.

La très forte volatilité du prix de l’électricité a eu un impact massif sur les recettes de la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). Nous avions en effet retenu à l’été 2023, dans le cadre de la préparation du projet de loi de finances pour 2024, des hypothèses très supérieures aux prix finalement constatés. Certains experts jugeaient que les prix de l’électricité resteraient durablement à un niveau très élevé et il existait des doutes sur le bon fonctionnement des marchés de l’électricité et du gaz, avec, potentiellement, des effets macroéconomiques très importants.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. L’injection de 250 milliards d’euros d’argent public pour faire face à la crise sanitaire a-t-elle pu contribuer au dérèglement entre les perspectives macroéconomiques et les rentrées fiscales ? Autrement dit, les modèles de prévision ont-ils pu être déréglés par la réponse à la crise sanitaire ?

M. Bertrand Dumont. L’économie réelle est plus importante que les modèles. Je n’ai pas de doute sur la qualité et sur la nature de la réponse publique à la crise sanitaire. Le soutien massif aux ménages et aux entreprises a été positif pour notre économie. Instruits par l’expérience de la réponse à la crise de 2008-2010, qui avait insuffisamment protégé les salariés, nous avons mis en place, sur le modèle de l’Allemagne, un système de chômage partiel beaucoup plus fort. Il a certes été coûteux, mais il a permis de sauvegarder très efficacement l’emploi. La création de 2,7 millions d’emplois depuis 2017 montre que nous avons évité la perte de richesse liée à une hausse massive du chômage et à la perte de compétences qui en aurait résulté.

Est-ce que cette réponse a déréglé la capacité des prévisionnistes à anticiper le comportement des ménages ? C’est prendre le sujet par le bout de la lorgnette, mais elle a par exemple déformé la perception de l’inflation par les ménages, ce qui a eu un impact sur notre capacité d’anticipation des grandes tendances de l’économie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez utilisé la métaphore du paquebot pour montrer la difficulté à piloter la dépense publique, à l’exception de l’État. Considérez-vous que l’absence de mécanismes de régulation, ou en tout cas d’autocontrainte, des finances des collectivités territoriales a joué sur leur fort dynamisme d’investissement en 2023 et 2024 ?

M. Bertrand Dumont. Plusieurs phénomènes se conjuguent. Le phénomène classique du cycle électoral, bien identifié par les économistes, se traduit par un accroissement de la dépense à la veille des grandes échéances électorales. Le cycle actuel est marqué par un accroissement beaucoup plus fort que les cycles précédents.

Pendant la période du covid, caractérisée par une contrainte sur l’offre et sur la demande, la capacité d’investissement des collectivités s’est trouvée bridée et nous assistons aujourd’hui à un rattrapage de projets.

Troisième élément d’explication structurelle, la forte accumulation de trésorerie par les collectivités. Ce phénomène n’est pas le même pour tous les niveaux de collectivité, mais il est observable de façon agrégée grâce à l’obligation de dépôt sur le compte centralisé du Trésor. Nous constatons un montant d’épargne de l’ordre de 50 milliards d’euros, qui constitue une base pour les projets d’investissements.

La pertinence d’un mécanisme de régulation de cette dépense relève d’une appréciation politique, mais, en tant que directeur général du Trésor, il me semble important que la sphère sociale, la sphère locale et l’État lui-même participent d’un même effort à des objectifs partagés de maîtrise des déficits et de la dette. Si vous me permettez ce commentaire de nature politique, les règles de ce constat partagé et de cette action collective n’ont pas encore été fixées. Nous avons fait des propositions en la matière.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Avez-vous eu des relations avec vos homologues allemands et britanniques, qui ont aussi connu des prévisions défaillantes ?

Considérez-vous qu’il y a pu avoir des défaillances dans la coordination au sein des directions du ministère de l’économie et des finances pour les prévisions macroéconomiques et leur impact sur les recettes publiques, notamment les impositions nouvelles comme la Crim ? Jérôme Fournel nous a en effet expliqué que les recettes de celle-ci étaient définies par la seule direction de la législation fiscale et qu’un manque de coordination pourrait être à l’origine des mauvaises prévisions de cette recette.

M. Bertrand Dumont. Nous avons eu des échanges approfondis et très réguliers avec nos homologues ainsi qu’avec la Commission européenne et le FMI. Le contexte était celui d’un assez fort niveau d’incertitude de l’économie mondiale. L’Allemagne avait perdu une vingtaine de milliards d’euros de recettes et devait revoir ses cibles de déficit public alors que le Royaume-Uni constatait un écart supérieur à un point de PIB.

La comparaison des écarts de prévisions macroéconomiques avec ces deux pays nous est favorable, puisque l’écart moyen entre la prévision et l’exécution était, avant la crise, de 0,2 % en France contre 0,3 % chez nos voisins, et le même constat peut être fait pendant la période de crise. Nous n’étions pas les seuls à connaître des écarts, car les phénomènes qui nous ont affectés ne concernaient pas que l’économie française.

Une des recommandations du rapport de l’Inspection générale des finances est une meilleure coordination des directions de Bercy. Nous la partageons pleinement et des travaux ont déjà été engagés. La prévision de recettes de la Crim est un exercice particulièrement difficile, mais nous aurions sans doute gagné à davantage échanger entre nous.

M. le président Éric Coquerel. Vous estimez qu’il n’est pas possible, pour des raisons macroéconomiques, de faire changer de cap le paquebot, mais un décret d’annulation de 10 milliards d’euros a tout de même été pris.

Quelle a été votre réaction lorsque la proposition d’un projet de loi de finances rectificative de Bruno Le Maire n’a pas été retenue ?

M. Bertrand Dumont. Je maintiens ma métaphore du pilotage d’un paquebot.

Sur la base des informations disponibles caractérisant la matérialisation de certains risques, l’aggravation du déficit semblait probable et des mesures, qui représentaient à peu près 20 milliards d’euros, ont été prises. Nous avons ensuite proposé un projet de loi de finances rectificative, mais l’arbitrage est de la responsabilité des autorités politiques après pondération des différents facteurs.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Il est difficile d’obtenir une documentation factuelle sur le modèle Mesange – modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie. Sur son site Fipeco, François Ecalle explique qu’il ne différencie pas l’effet du multiplicateur keynésien selon l’état de la conjoncture et présenterait donc un défaut de procyclisme. Pouvez-vous nous éclairer sur cet aspect ?

M. Bertrand Dumont. Ce modèle est en effet plutôt keynésien, mais il n’est pas particulièrement procyclique.

L’ensemble des modèles que nous utilisons sont présentés sur notre site internet. Ils font l’objet d’échanges avec des macroéconomistes et des spécialistes internationaux et français.

Les modèles présentent toujours des défauts. Il n’existe pas de modèle parfait permettant de prévoir le comportement des ménages et des entreprises à court et moyen terme. Il ne faut pas demander plus à un modèle que ce qu’il peut donner et seul le jugement d’expert permet de corriger ses erreurs. Nos modèles sont constamment améliorés à partir de ce que nous savons de l’évolution des déterminants des comportements des acteurs. Nous utilisons le modèle Mesange pour tester certaines propositions économiques et nous le remettons constamment sur le métier pour tester son bon fonctionnement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne crois pas à ce modèle et vos propos s’apparentent à une discussion sur la taille d’une boule de cristal. J’essaye de comprendre comment vous utilisez cette boule de cristal. Je répète donc ma question, qui était très précise : le modèle Mesange prend-il en compte la conjoncture afin d’éviter tout effet procyclique ?

M. Bertrand Dumont. Ce n’est pas une boule de cristal, c’est une modélisation macroéconomique de l’économie française pour anticiper ses réactions. Je ne crois pas qu’il soit procyclique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question. Est-ce que les paramètres du modèle Mesange prennent en compte la conjoncture dans la variation du multiplicateur keynésien ?

M. Bertrand Dumont. Je ne suis pas sûr de comprendre exactement votre question. Ce modèle sert à évaluer l’impact de propositions de politiques économiques, plutôt qu’à comprendre la conjoncture et les évolutions de court terme.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Considérez-vous donc que l’évaluation de l’impact d’une mesure économique ne doit pas être affinée par un multiplicateur keynésien ? Si c’est le cas, c’est inquiétant car il me paraît évident qu’un arbitrage de politique publique doit prendre en compte la conjoncture.

M. Bertrand Dumont. Je n’avais pas compris que le modèle Mesange était le sujet de l’audition.

Nous regardons évidemment les différents aspects structurels et conjoncturels de toute recommandation de politique économique que nous faisons au gouvernement, et nous en évaluons le risque procyclique ou anticyclique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je n’ai pas obtenu de réponse à ma question, je passe donc à la suivante.

Plusieurs spécialistes estiment que le modèle Mesange minore les effets économiques des politiques publiques au delà d’une période de cinq ans. Est-ce exact ?

M. Bertrand Dumont. La capacité prédictive des modèles au delà de cinq ans est effectivement nettement plus faible. Les modèles sont importants car ils nous aident à anticiper et analyser l’impact à moyen terme des politiques économiques, mais leur fonction n’est pas de décrire l’avenir de façon mathématique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Est-il vrai que Mesange ne prend pas en compte l’impact de long terme de l’investissement public dans le PIB potentiel à travers une hausse du stock du capital ?

M. Bertrand Dumont. Je n’ai pas tous les détails de ce modèle en tête. Je serai ravi de consacrer une audition à ce modèle, si vous le souhaitez.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaiterais obtenir une réponse par écrit sur ce point.

Par ailleurs, est-il vrai que Mesange ne distingue pas les investissements selon leur nature ? Par exemple, les programmes de travaux publics des collectivités territoriales sont-ils traités de la même manière qu’un investissement permettant la prolongation de dix ans des centrales nucléaires ?

M. Bertrand Dumont. Nous nous interrogeons ici sur la pertinence des modèles macroéconomiques utilisés en 2023 et 2024 pour anticiper la conjoncture à un ou deux ans. Pour de telles prévisions, nous n’utilisons pas le modèle Mesange, mais plutôt le modèle Opale, avec ses déclinaisons trimestrielles et semestrielles. Opale nous permet de comprendre la dynamique des grands paramètres de l’économie française pour les mois qui suivent et de mettre à jour régulièrement les prévisions macroéconomiques et budgétaires. Nous améliorons ce modèle de manière régulière, pour mieux comprendre l’évolution de l’offre et de la demande.

Vous avez évoqué le caractère keynésien de nos modèles. De fait, ils reposent sur une logique de la demande, qui est la meilleure pour anticiper l’évolution de l’économie. Toutefois, si nous nous contentons de cette logique, notre capacité d’anticipation se dégrade dans les périodes de dysfonctionnement des chaînes de valeur. En effet, les chefs d’entreprise se projettent dans l’avenir et prévoient leurs investissements à partir de deux déterminants : la demande – c’est-à-dire leur carnet de commandes –, mais également leur capacité à s’approvisionner, qui peut être affectée, par exemple, par la guerre en Ukraine, la crise du covid ou la crise inflationniste. Partant de ce constat, nous avons amendé notre modèle, pour intégrer, à côté de la composante keynésienne, une composante d’offre, assez spécifique à ces années de dysfonctionnement de la chaîne de valeur – elle a depuis perdu en pertinence, car la situation s’est améliorée. Ainsi, nous ajustons nos modèles en permanence.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’ai sciemment évité de vous interroger sur le modèle Opale. Pour cette commission d’enquête, mon hypothèse est la suivante : la crise des finances publiques renvoie à l’échec de la politique économique et industrielle des gouvernements de la période, qui a empêché de dégager les recettes nécessaires, en l’absence de réforme structurelle des dépenses. C’est la raison pour laquelle je vous interroge sur vos prédictions à cinq ou sept ans, et non sur celles à un trimestre, qui ne m’intéressent pas.

Vos modèles, dites-vous, sont essentiellement fondés sur la demande. Or, depuis 2014, les gouvernements successifs ont choisi une politique de l’offre. L’effet de ces politiques publiques pouvait-il donc être calculé à partir de vos modèles ?

M. Bertrand Dumont. Distinguons deux questions. Nos modèles de prévision des tendances de l’économie française à trois ou six mois s’appuient notamment sur la demande, comme c’est le cas dans d’autres pays, car ce type de modèle est le plus efficace pour les prévisions à un ou deux trimestres.

Quant à la politique économique menée depuis sept ans, elle vise à renforcer notre outil de production, en allégeant les charges pesant sur le travail, en réduisant la fiscalité sur les entreprises et en simplifiant les normes. Nous analysons ses résultats non pas à partir de modèles, mais à partir de ses effets réels sur le marché du travail, sur le taux d’investissement des entreprises – il est actuellement à 22 %, et surpasse de deux points celui de nos partenaires allemands – et sur l’attractivité du territoire français – pour la cinquième année consécutive, la France est le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements étrangers.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Par le passé – avant la crise du covid, s’entend – est-il déjà arrivé que les recettes de l’impôt sur les sociétés et de la TVA – ou d’autres grands impôts – se révèlent inférieures de plusieurs milliards aux prévisions ou est-ce un fait nouveau ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous expliquer l’enchaînement économique qui a mené à ce décrochage des recettes de l’IS et de la TVA ?

M. Bertrand Dumont. Oui, il y a des précédents de décrochage des recettes, en général liés à des épisodes de crise financière.

Pour l’impôt sur le revenu, ce décrochage s’explique par le moindre dynamisme de la masse salariale à la fin de l’année 2023. En outre, alors que le barème de cet impôt est indexé sur l’inflation, le revenu moyen des ménages a progressé à un rythme inférieur à l’inflation, ce qui a eu un effet négatif sur les recettes.

Quant au décrochage des recettes de TVA, il s’explique au plan macroéconomique par le contraste entre le dynamisme des exportations et la relative atonie des importations. En outre, le mécanisme de collecte de la TVA, qui implique des remboursements réguliers des entreprises, a pu conduire à des variations infra-annuelles de ses recettes – vous pourrez interroger Mme la directrice générale des finances publiques sur ces mécanismes complexes, qui ne sont pas complètement modélisés.

Enfin, vous le savez, l’impôt sur les sociétés est l’impôt le plus difficile à modéliser. À cause des fortes variations du bénéfice fiscal net des entreprises, il est plus volatil que la croissance. En outre, il a la particularité d’être collecté sur plus d’une année fiscale, ce qui rend plus difficile de prévoir ses recettes.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Je reprends à mon compte une question de M. Woerth : à quel moment la direction générale du Trésor a-t-elle pris conscience du déséquilibre du budget pour 2024 ? Lors de la publication de la note du 7 décembre 2023 ? Avant ? Après ?

M. Bertrand Dumont. Dans la note du 7 décembre 2023, mon prédécesseur a constaté les mauvais résultats pour l’année 2023, tout en recommandant de ne pas communiquer sur ceux-ci, car il était trop tôt pour en tirer des conséquences définitives. À l’époque, nous ne connaissions pas encore les recettes du cinquième acompte de l’IS, qui ne sont calculées que le 15 décembre, ni le solde pour toutes les administrations publiques, qui n’a été connu que quatre mois plus tard, le 26 mars 2024.

Pour l’année 2024, notre compréhension de la situation macroéconomique et de son impact sur les finances publiques ne s’est stabilisée que lorsque nous avons réalisé les budgets économiques d’hiver, à partir du mois de janvier et durant le mois de février. Nous en avons tiré les conséquences en révisant nos prévisions.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Pouvez-vous nous rappeler quelle est la place de l’Agence France Trésor au sein du ministère et son lien avec la direction générale du Trésor ?

Vous avez évoqué tout à l’heure la qualité de la signature française. Le marché de la dette publique est un bon thermomètre des difficultés de finances publiques. L’Agence France Trésor a-t-elle identifié une inquiétude des investisseurs en 2023 ou au début de 2024 ?

M. Bertrand Dumont. Non, nous n’avons pas identifié d’inquiétude à cette période. Notre dialogue avec les investisseurs est permanent. Ils font confiance à la France, à la qualité de notre économie et de notre signature.

L’Agence France Trésor est un service à compétence nationale qui relève de la direction générale du Trésor. Son directeur général, qui est placé sous mon autorité, a deux responsabilités : la gestion au quotidien de la trésorerie de l’État – il doit garantir que celui-ci est à tout moment en mesure d’exécuter ses dépenses –, et l’émission de la dette, pour couvrir les besoins de refinancement – c’est-à-dire rembourser la dette passée arrivant à échéance – et les besoins liés au déficit budgétaire.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Il y a quelques mois, le président Macron se félicitait que la réduction du taux de l’IS ait permis d’augmenter le rendement de cet impôt. Le soubassement idéologique de ce raisonnement est connu, c’est l’idée simpliste, illustrée par la courbe de Laffer, selon laquelle trop d’impôt tue l’impôt, théorie qui n’a jamais été validée empiriquement par les économistes.

Alors même que la pérennisation du CICE, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, sous la forme d’une diminution de cotisations a eu pour effet d’accroître les bénéfices des entreprises, tout comme la réduction des impôts de production et l’inflation, les chiffres montrent une diminution du rendement de l’IS rapporté au PIB durant la présidence de M. Macron. Comment expliquez-vous ce résultat piteux ?

M. Bertrand Dumont. La littérature théorique et la plupart des travaux empiriques établissent un lien mécanique entre l’augmentation de la pression fiscale sur les entreprises et la réduction de leur investissement. C’est l’objet d’un consensus.

Depuis 2017, le taux d’imposition des sociétés en France est passé de 33 % à 25 %. Grâce à cette baisse, nous nous situons désormais dans la moyenne européenne en matière d’imposition des sociétés. D’autres pays, tels que l’Espagne ou l’Italie, ont suivi le même chemin. En Allemagne, le taux d’imposition est resté relativement stable.

Dans les sociétés non financières – le secteur financier obéit à une dynamique propre ‑ , nous constatons une hausse du taux d’investissement des sociétés, qui a atteint 22,7 % en France en 2023, soit un niveau supérieur à celui en Allemagne, qui est de 20 %. Cette dynamique d’investissement constitue l’un des fondements de notre croissance économique.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Ma question portait non pas sur l’investissement, mais sur le rendement de l’impôt sur les sociétés rapporté au PIB. Comment expliquez-vous ces très mauvais résultats ?

M. Bertrand Dumont. Je me suis efforcé de le démontrer, l’année 2023 et sans doute l’année 2024 ont été marquées par une progression bien moins forte qu’anticipé du bénéfice fiscal net des entreprises, donc des recettes de l’impôt sur les sociétés. Ce sont deux années hors norme, qui ne me semblent pas représentatives d’une tendance de long terme. D’ailleurs, la chute des recettes fiscales en 2023 et 2024 ne concerne pas seulement l’IS, mais aussi d’autres impôts.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Ces résultats ne signent-ils pas tout simplement l’échec de la politique économique ?

M. Bertrand Dumont. Non. Il serait erroné de tirer une telle conclusion des résultats pour l’année 2023 – nous ne connaîtrons ceux de l’année 2024 qu’avec le versement du cinquième acompte. Par ailleurs, en 2023 les mauvaises surprises en matière de recettes fiscales n’ont pas seulement concerné l’impôt sur les sociétés.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). À la suite de l’alerte de décembre 2023, mentionnée dans le rapport d’information du Sénat sur la dégradation des finances publiques, avez-vous proposé à l’exécutif de déposer un projet de loi de finances rectificative ? Pourquoi un tel texte ne nous a-t-il pas été soumis ?

M. Bertrand Dumont. Comme je l’indiquais, ces questions ne se sont pas posées en décembre 2023, mais au premier trimestre de 2024, quand il est apparu que la situation macroéconomique et des finances publiques se détérioraient. Tout s’est cristallisé au moment de la présentation du programme de stabilité. Nous avons recommandé au ministre de prendre des mesures – ce qu’il a fait, à travers un décret d’annulation de crédits, des mesures de surgel, et des notifications d’objectifs de dépenses.

Des solutions alternatives étaient possibles, telles qu’un projet de loi de finances rectificative. Avec les représentants d’autres administrations de Bercy, nous les avons présentées au ministre. Mais c’est à lui qu’il revenait de décider, car ce type d’arbitrage est politique.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Le choix de ne pas recourir à un projet de loi de finances rectificative a-t-il eu des motivations autres que politique ?

M. Bertrand Dumont. Les deux options, – le recours à des mesures d’ordre réglementaire ou le recours à des mesures d’ordre législatif – présentaient des avantages et des inconvénients, que nous avons expliqués au ministre.

Contrairement à un décret, un projet de loi de finances rectificative permet de prendre des mesures fiscales, mais il pose des problèmes propres de mise en œuvre. L’arbitrage en la matière appartient au ministre.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Selon vous, il n’était donc pas nécessaire de prendre des mesures fiscales, et les deux options étaient équivalentes ?

M. Bertrand Dumont. Ce n’est pas ce que j’ai répondu. Chacune des options avait ses avantages et ses inconvénients. La voie réglementaire permet d’agir plus rapidement, à travers par exemple un décret d’annulation de crédits. Les ministres ont pris des décisions extrêmement fortes dans ce cadre, que la directrice du budget vous a décrit. Il aurait été possible de recourir, en complément, à un projet de loi de finances rectificative, mais le ministre, qui est juge en la matière, n’a pas considéré que c’était opportun.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que 2023 et 2024 ont été des années hors norme du point de vue des recettes de l’IS.

Il serait possible de penser la même chose de 2022, qui a été l’année de la relance post-covid, l’année où nous sommes remontés à la surface, après avoir touché le fond. Pourtant, à l’époque, les bonnes recettes de l’IS ont été présentées comme une conséquence de l’abaissement du taux de cet impôt.

M. Bertrand Dumont. La pertinence des choix économiques doit être évaluée sur le moyen terme. Évitons de nous focaliser sur une année donnée, particulièrement quand celle-ci est marquée par des phénomènes macroéconomiques très spécifiques.

M. le président Éric Coquerel. Vous considérez que 2023 et 2024 étaient hors norme. Il faudrait ajouter que 2022 l’était aussi.

M. Bertrand Dumont. J’essayais de vous dire qu’il faut analyser les évolutions sur une durée de cinq ou sept ans.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Si j’ai bien compris, c’est seulement en février 2024 que vous avez pris conscience du décrochage par rapport aux prévisions. De quand datent les premières alertes ?

M. Bertrand Dumont. Cela dépend de quoi on parle. La note du 7 décembre 2023 alertait le ministre sur la seule exécution du budget pour 2023. En s’appuyant sur les recettes de TVA constatées à cette date, mon prédécesseur prévenait le ministre que le déficit budgétaire, prévu à 4,9 % du PIB, risquait de s’élever finalement à 5,2 % du PIB pour cette année-là. Il lui indiquait en outre que les prévisions macroéconomiques et de finances publiques seraient mises à plat en 2024, dans le cadre du budget économique d’hiver.

Le 24 janvier 2024, dans une nouvelle note envoyée au ministre, nous avons avancé une prévision de déficit de 5,3 % du PIB pour 2023, en nous appuyant sur des éléments complémentaires, relatifs notamment à l’exécution du solde de l’État. Il nous manquait encore des informations sur les sphères locales et sociales. Le 26 mai 2024, le juge de paix – l’Insee – a établi le solde provisoire à 5,5 % du PIB pour 2023.

Pour l’année 2024, c’est lors de l’élaboration des budgets économiques que nous avons actualisé la prévision macroéconomique et de finances publiques, dans des notes au ministre que nous vous avons transmises.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Vos hypothèses macroéconomiques sont-elles partagées avec la directrice du budget et la directrice générale des finances publiques, ou travaillez-vous en silo, pour que les ministres entendent plusieurs sons de cloche ?

M. Bertrand Dumont. Heureusement que nous ne vivons pas dans un silo ! La prévision macroéconomique relève de la direction générale du Trésor. Nous établissons une prévision à l’hiver puis une autre à l’été, à partir de nos discussions avec les autres administrations concernées à Bercy, telles que la direction générale des finances publiques, ou la direction générale des douanes, qui assume un rôle de collecte des recettes.

Ainsi nos hypothèses de recettes sont-elles travaillées avec les autres directions, même si la responsabilité de la prévision relève fondamentalement de la direction générale du Trésor.

Par exemple, nos hypothèses de recettes de TVA s’appuient sur notre prévision en matière de consommation des ménages. Nous en discutons ensuite avec la direction générale des finances publiques, notamment, pour nous assurer de la cohérence de nos chiffres avec les remontées comptables, étudier l’impact d’éventuels phénomènes exceptionnels ou de phénomènes que nous aurions mal compris.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Les recettes de l’IS, élevées en 2022, ont chuté en 2023 parce que les bénéfices des entreprises ont été plus élevés en 2022 qu’en 2023. Or, justement, 2022 est l’année où le taux de l’IS est tombé à 25 %.

Des économistes ont étudié le comportement des entreprises après la baisse de l’imposition des sociétés en Espagne. Ils ont constaté que celles-ci ont décalé au maximum l’exercice où sont constatés leurs bénéfices pour profiter des années où le taux de l’IS est le plus bas. Les entreprises françaises n’auraient-elles pas également décalé la déclaration de leurs bénéfices à 2022, pour bénéficier de la baisse à 25 % du taux de l’IS ? Cela expliquerait également la baisse des bénéfices déclarés l’année suivante. Dans quelle mesure ce type de transfert intertemporel des bénéfices a-t-il joué, selon vous ?

M. Bertrand Dumont. Je ne dispose pas d’information spécifique sur ce point, même si le risque d’optimisation de l’impôt sur les sociétés existe toujours.

La direction générale du Trésor ne collecte pas l’impôt. En outre, comme vous le savez, pour l’impôt sur les sociétés, la collecte pour une année n n’est achevée qu’en mai de l’année n + 1. Les liasses fiscales ne sont analysées par la direction générale des finances publiques qu’à l’été de l’année n + 1.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Combien avons-nous dépensé en plans de relance depuis 2020 ? Avez-vous le même chiffre que moi, d’environ 140 milliards d’euros ?

La croissance française s’élèverait à 1 % ou 1,1 % en 2024. Si l’on compare aux autres pays, est-ce un bon résultat ?

M. Bertrand Dumont. Oui, le coût de l’ensemble des mesures s’élève environ à 140 milliards d’euros, même s’il faudrait distinguer entre les mesures de soutien à l’économie et les mesures de relance à proprement parler. Nous vous donnerons le détail des chiffres.

Quant au taux de croissance, il s’établit à 1 % environ dans l’Union européenne, alors qu’il est de 2 % ou de 2,5 % aux États-Unis. Ce décalage – nous pourrions même évoquer un décrochage – est l’objet du rapport de M. Draghi sur la compétitivité européenne. Ce n’est pas une fatalité. Avant la crise financière, dans les années 1990, le rythme de croissance en Europe se comparait favorablement à celui des États-Unis, voire le surpassait. Il faut donc redynamiser notre croissance.

En revanche, la comparaison avec les autres pays de l’Union européenne est favorable à la France. La croissance du PIB par rapport à 2017 a été de 8,5 % pour la France contre 6,8 % pour l’Italie et 3,5 % pour l’Allemagne. Cela vous donne une idée de la performance relative de l’économie française.

M. Fabien Di Filippo (DR). J’aimerais élargir le débat aux prévisions portant sur l’évolution des taux d’intérêt. Pendant les premières années du quinquennat d’Emmanuel Macron, nous avons cherché à alerter le gouvernement sur la réalité que masquait la politique d’endettement à bon compte qu’il menait, je veux parler de l’effet boule de neige provoqué par un éventuel retournement de la conjoncture.

Les emprunts servent non seulement à boucler les budgets de l’État et de la sécurité sociale mais aussi à couvrir la charge de la dette. Or celle-ci a toujours été sous-évaluée alors qu’elle a augmenté de manière exponentielle et nous savons qu’elle deviendra le premier poste budgétaire de l’État à la fin du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron, avec près de 90 milliards d’euros par an.

Comment le Trésor a-t-il pris en compte cette évolution ? A-t-il alerté le ministre Bruno Le Maire au cours des deux dernières années, à partir du moment où l’emballement a commencé à se faire sentir ? Comment ce phénomène a-t-il été traité ? La question se pose car rien ne semble avoir été fait pour enrayer cette augmentation. Nous avons même l’impression qu’elle a été minimisée.

M. Bertrand Dumont. Nous sommes bien évidemment très sensibles à l’évolution des taux d’intérêt, qui a un impact non seulement sur la dette mais aussi sur le fonctionnement général de l’économie, comme je l’ai rappelé à plusieurs reprises.

La charge des intérêts de la dette connaît une évolution qu’on pourrait qualifier de dynamique, et sans doute l’est-elle même trop : elle s’élèvera à 54 milliards d’euros  en 2025 contre 39 milliards en 2023 et 45 milliards en 2024. Ce phénomène n’est pas propre à la France puisque l’ensemble des pays européens font face à une hausse des taux d’intérêt. Nous anticipons cette hausse dans chaque budget en élaborant des hypothèses sur les taux d’intérêt à la fin de chaque année. Pour la fin de l’année 2024, nous avions prévu 3,3 %, estimation un peu conservatrice car les taux se situent plutôt autour de 3 % pour le court et le moyen terme. Je vous rejoins quand vous dites que cette charge est importante.

Par ailleurs, la direction générale du Trésor estime qu’il convient de revenir à un niveau de déficit situé autour de 3 % afin de mettre un terme à la progression de notre endettement et d’assurer sa stabilisation pour envisager in fine une décrue.

M. Fabien Di Filippo (DR). Permettez-moi d’insister : la direction générale du Trésor a-t-elle lancé en direction de l’exécutif des alertes sur la forte hausse des taux d’intérêt –  même si on observe un tassement depuis une dizaine de mois – et surtout sur les risques liés à une augmentation incontrôlée de la charge de la dette, susceptible de représenter dans les années à venir 20 % du budget de l’État ?

M. Bertrand Dumont. Cela renvoie à plusieurs questions.

Nous livrons-nous régulièrement à des exercices internes pour estimer l’impact d’une hausse des taux d’intérêt sur notre dette ? La réponse est oui. Ce sont des analyses publiques dont vous trouverez trace dans les documents budgétaires.

Une autre question porte sur la manière dont nous anticipons l’évolution des taux d’intérêt, autrement dit la politique de la Banque centrale européenne (BCE). Nous avons été confrontés à un choc d’inflation inédit, qui a conduit la BCE, comme la Réserve fédérale des États-Unis, à remonter fortement ses taux en quelques mois. Et cela a été un succès car nous voyons bien que l’inflation se situe sur une trajectoire régulièrement descendante en Europe et en France. Pouvions-nous anticiper à la fois la crise inflationniste et la réaction de la BCE ? Honnêtement, c’était assez difficile.

M. Fabien Di Filippo (DR). Pardonnez ma lourdeur mais je reviens à ma question : par quels moyens avez-vous alerté l’exécutif sur l’évolution de la charge de la dette ? Rappelons que sa hausse prévisible équivaut au montant total du budget de l’éducation nationale : elle passerait de 20 milliards à 80 milliards d’euros en cinq ans ! On ne peut imaginer que personne n’ait été prévenu et qu’un tel héritage soit laissé à ceux qui auront à gérer la suite. Que vous ayez bien analysé les différents scénarios, je n’en doute pas. Vous l’avez vu venir comme nous. Vous dites que c’était difficilement prévisible mais, même avant 2022, on pouvait redouter la rapidité de cette hausse.

M. Bertrand Dumont. Pour être précis, je vous dirai que je n’ai pas vu venir la hausse des taux d’intérêt de la BCE parce que je n’ai pas vu venir le choc inflationniste. En revanche, nous avons bien pris la mesure de l’augmentation extrêmement forte qu’a connue notre endettement à la suite de la crise du covid alors que nous avions réussi à le stabiliser voire à le réduire. Une marche particulièrement haute a été gravie, correspondant à une dizaine de points de PIB. Cela nous rend bien sûr plus vulnérables à une hausse des taux d’intérêt.

Comment communiquons-nous avec le gouvernement ? Régulièrement, la direction générale du Trésor et plus spécifiquement l’Agence France Trésor informent les ministres de la situation de la charge de la dette et de son évolution probable. Nous le faisons en toute transparence à l’égard du Parlement : vous retrouverez des analyses précises sur ce point dans les documents budgétaires.

M. Fabien Di Filippo (DR). Compte tenu de ces alertes, le ministre vous a-t-il demandé des travaux complémentaires ou consulté au sujet de mesures permettant d’endiguer cette hausse ?

M. Bertrand Dumont. Au cours des trente dernières années, la France, à chaque crise, a su mobiliser fortement, et sans doute à bon droit, des ressources budgétaires pour protéger son économie. C’est ainsi qu’elle a agi pendant la crise du covid. En tant que directeur général du Trésor, je considère que ces politiques sont légitimes et utiles d’un point de vue économique. Le défi collectif auquel nous sommes confrontés – et je pense que vous avez entendu les ministres l’évoquer – est de parvenir à conserver cette capacité d’action. L’enjeu porte donc surtout sur les efforts que nous devons consentir pour maîtriser notre endettement en vue de le réduire.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les outils de prévision macroéconomique sont construits, et pas seulement en France, sur des séquences économiques récurrentes, dans une approche keynésienne. Or depuis 2017, dans une volonté de rupture, a été appliquée une politique de l’offre. La crise du covid est intervenue et nous assistons à une augmentation exponentielle des faillites d’entreprises avec les conséquences que l’on sait sur la masse salariale, les dépenses sociales, la consommation, le rendement de la TVA et de l’IS. Selon vous, le moindre rendement de ce dernier impôt n’était pas prévisible mais l’augmentation de ces faillites permettait de l’anticiper.

Les prévisions pour 2024, nous le savons, n’étaient pas satisfaisantes. Avez-vous fait en sorte que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets ?

M. Bertrand Dumont. Nous avons tiré les conséquences, dès le programme de stabilité d’avril, de la baisse des recettes d’IS par rapport aux niveaux enregistrés à la fin de l’année 2023. Elles se situent en dessous de 60 milliards d’euros.

M. le président Éric Coquerel. Pour être précis, 57,7 milliards d’euros.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les effets sur la masse salariale, la TVA, la contribution sociale généralisée (CSG) sont-ils intégrés dans vos prévisions pour 2025 ? Nous voterons le projet de budget pour 2025 en janvier ou en février et il serait bon d’éviter un décret d’annulation en mars.

M. Bertrand Dumont. Nous avons construit les prévisions macroéconomiques et les prévisions de recettes du budget 2025 sur la base de l’ensemble des éléments à notre disposition au moment où nous les élaborions, c’est-à-dire pendant l’été, en vue d’une présentation au mois de septembre. Les évolutions ultérieures n’ont donc pu être prises en compte. En revanche, pour le projet de loi de finances de fin de gestion, nous avons intégré le moindre rendement de la TVA afin d’ajuster au plus près l’exécution des dépenses pour 2024.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je comprends que ces éléments ne pouvaient être intégrés dans la construction du PLF et du PLFSS examinés à la fin de l’année 2024 mais le seront-ils pour les textes qui nous seront soumis en janvier et février prochains ?

M. Bertrand Dumont. Comme chaque année, nous nous lancerons à partir du mois de janvier dans un exercice de remise à plat de nos prévisions macroéconomiques et de nos prévisions de recettes dont les résultats seront transmis au ministre.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ma deuxième question porte sur le rendement de la Crim que Jérôme Fournel a qualifié, lors de son audition la semaine dernière, de « déconvenue majeure ». Seuls 600 millions d’euros ont été perçus alors que les recettes étaient estimées à 12,3 milliards dans le budget pour 2023. Thomas Cazenave, que nous auditionnerons, avait avancé le chiffre d’un milliard pour 2024 mais là encore, l’objectif n’a pas été atteint. Comment avez-vous pris en compte ces décalages dans vos prévisions ?

M. Bertrand Dumont. Je vous transmettrai le tableau complet retraçant les recettes de la Crim par année.

M. Didier Padey (Dem). Les modèles de prévision keynésiens ne semblent plus adaptés aux réalités économiques actuelles. Pour les recettes de TVA, d’IR et d’IS, la tendance est à la baisse, la construction est à l’arrêt et les licenciements se font plus nombreux.

Avez-vous recours à des fournisseurs pour alimenter en algorithmes les modèles Mesange, Opale ou Saphir auxquels vous faites une confiance totale ? Travaillez-vous avec eux pour les modifier ? Je suis très inquiet pour 2025 puisque ces algorithmes ne seront, semble-t-il, pas modifiés alors qu’ils ne sont plus adaptés.

Par ailleurs, quelle corrélation établissez-vous entre l’activité industrielle et la hausse du coût de l’énergie, qui selon moi a joué un rôle majeur ?

M. Bertrand Dumont. Sachez que la direction générale du Trésor adapte en permanence ses modèles à l’évolution du comportement des acteurs et de l’économie nationale et internationale. Je conteste le fait que nous fassions une confiance aveugle à nos modèles. Bien au contraire, les résultats qui en sont issus sont passés en revue et réévalués par les agents de la direction et la hiérarchie. Ils font l’objet d’analyses fines, prenant en compte toutes les variables, notamment la demande mondiale adressée à la France, la consommation ou l’épargne. En outre, pour construire nos expertises, nous ne restons pas isolés. Nous avons des discussions régulières avec l’ensemble des conjoncturistes français et internationaux.

Quant aux prix de l’énergie, nous nous sommes efforcés de tirer toutes les conséquences de leur volatilité sur l’économie française. Je suis déjà revenu longuement sur les effets, ces deux dernières années, de l’inflation qui nous a tous surpris.

M. Didier Padey (Dem). Si vous avez procédé à des modifications de l’algorithme que vous avez utilisé pour 2024, il devrait aboutir désormais aux bonnes valeurs. L’avez-vous contrôlé ?

M. Bertrand Dumont. Nous vérifions en permanence les capacités de prévision de nos modèles à travers des reality checks. Nous procédons aussi à des tests comparatifs, en confrontant nos résultats avec ceux auxquels aboutissent de grandes institutions comme le FMI ou la Commission européenne qui se livrent à des exercices comparables, du moins sur le plan économique. Sur le plan des finances publiques, les choses sont un peu différentes car les prévisions budgétaires renvoient à un métier très spécifique.

Ces modèles prédictifs nous permettent d’anticiper certaines évolutions, mais l’économie n’est pas une science dure. Un simple réglage du modèle ne saurait mécaniquement nous rendre omniscients.

M. Didier Padey (Dem). Avez-vous intégré l’intelligence artificielle dans vos modèles ?

M. Bertrand Dumont. Nos modèles ne reposent pas du tout sur l’intelligence artificielle, même si nous réfléchissons à ce qu’elle pourrait nous apporter.

Mme Félicie Gérard (HOR). L’incapacité à prévoir de manière précise nos recettes remet en cause l’équilibre de toutes les lois de finances. Cela fait peser un risque important d’aggravation du déficit même dans l’hypothèse où le prochain projet de loi de finances nous permettrait de faire des économies supplémentaires, grâce à de moindres dépenses.

Je souhaiterais revenir sur quatre points. Le premier porte sur les reports de crédits, prétendument motivés par des considérations pluriannuelles. Ne seraient-ils pas une manière de reporter artificiellement des dépenses sur l’exercice suivant. Comment analysez-vous cette pratique ? Deuxièmement, considérez-vous que le cadre actuel de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) suffit à garantir la sincérité et l’efficacité du processus budgétaire ou pensez-vous qu’une réforme est nécessaire ? Troisièmement, les techniques d’analyse prédictive traditionnellement utilisées par l’administration semblant dépassées, vos services envisagent-ils de recourir à l’intelligence artificielle appliquée désormais à de nombreux domaines ? Enfin, compte tenu des difficultés à prévoir nos recettes, ne faudrait-il, plutôt que d’augmenter impôts et taxes, diminuer bien davantage que nous ne le faisons nos dépenses grâce à des réformes structurelles ? Si oui, lesquelles ?

M. Bertrand Dumont. S’agissant des reports de crédits de l’année n sur l’année n + 1, la directrice du budget vous a déjà répondu et je partage son point de vue sur les limites de cette pratique qui s’est beaucoup développée pendant la crise du covid.

Quant à la Lolf, je considère qu’elle fonctionne bien dans ses grands équilibres. Elle nous permet d’avoir une gouvernance de nos finances publiques conforme aux meilleurs standards internationaux. J’ai beaucoup insisté sur l’importance du rôle du Haut Conseil des finances publiques. Je ne recommanderais pas de remettre à plat la Lolf, même si elle est perfectible.

L’intégration de l’intelligence artificielle dans nos modèles de prévision ne constitue pas une solution miracle. La compréhension de l’économie à travers le travail de nos experts reste fondamentale. En outre, il importe de réfléchir avant de transmettre à ces modèles d’intelligence artificielle, détenus par des entreprises qui ne sont pas forcément françaises, les équilibres fondamentaux de nos prévisions macroéconomiques et de nos prévisions de finances publiques car ils sont susceptibles de mettre en évidence les points de faiblesse et de force de notre économie. Cela suppose une décision politique et implique une discussion de fond sur les avantages et les limites de cette technologie.

Enfin, comme vous le savez, la direction générale du Trésor est engagée avec la direction générale du budget dans la promotion des revues de dépenses, outil très utile pour disposer d’une vision structurelle. Dans bien des domaines, nous nous situons au delà des niveaux de dépenses de nos partenaires européens. Nous ne sommes pas toujours les champions du monde de l’efficience de la dépense et je ne peux que souscrire aux propos que vous avez tenus.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’aurai une première question sur l’IS. Le problème me semble-t-il, c’est que toutes vos précisions sont fondées sur le lien entre l’excédent brut d’exploitation (EBE) et la base fiscale de cet impôt ; or ce lien n’existe pas. En 2023, l’écart entre prévisions et recettes constatées était faible, de l’ordre de 2 % – 56,8 milliards d’euros contre 55,3 milliards d’euros dans le projet de loi de finances initiale (PLFI). En revanche, comment expliquez-vous l’écart de 20 % – 14 milliards d’euros – entre les 72 milliards d’euros prévus dans le PLFI pour 2024 et les 57,7 milliards d’euros qui seront collectés. N’est-ce pas de nature à remettre en cause le lien entre EBE et IS ?

M. Bertrand Dumont. C’est une très bonne question, monsieur le député. Dans le rapport de l’Inspection générale des finances, c’est l’un des points qui concentrent le plus de recommandations. L’IGF nous invite à effectuer des analyses sectorielles plus précises des entreprises contributrices à l’IS. Prévoir le rendement de l’impôt sur les sociétés est un exercice difficile, il y a un consensus parmi les économistes et les spécialistes des finances publiques à ce sujet. C’est l’un des impôts sur lesquels nous devons poursuivre nos travaux, en lien avec nos collègues de la DGFIP.

Plusieurs questions se posent. Vos collègues du Sénat se demandent si nous devrions continuer à intégrer le cinquième acompte dans nos estimations. Le laisser de côté nous paraîtrait une hypothèse exagérément conservatrice. Faut-il demander des informations complémentaires aux entreprises au moment du cinquième acompte afin d’avoir une vision plus globale et plus claire de leur bénéfice fiscal de l’année ? Il conviendrait d’apprécier cette charge supplémentaire pour nos services au regard de la capacité prédictive de telles informations. Nous aurions aussi à nous interroger sur le lien entre EBE et IS. Voici autant d’ouvrages que nous avons sur notre métier.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma deuxième question porte sur la TVA. L’écart entre prévisions et recettes, de 4,8 milliards d’euros en 2023, est de 12,1 milliards d’euros en 2024, aux dernières nouvelles, soit 6 %. Cette situation n’est-elle pas tout simplement liée au fait que vous avez formulé l’hypothèse d’une reprise de la consommation, qui ne s’est pas confirmée ?

M. Bertrand Dumont. Tout à fait : nous pensions que le déterminant « consommation » dans la composition de la croissance pour 2024 serait beaucoup plus fort. Nous nous sommes fondés sur trois paramètres : un niveau d’épargne important, donc une plus grande capacité des Français à consommer ; une progression du pouvoir d’achat ; la baisse des taux d’intérêt, qui constitue normalement un moteur dans la reprise de la consommation. Le résultat agrégé de la croissance française est proche de celui qui avait été anticipé mais l’évolution de ses déterminants explique la situation que vous avez rappelée pour la TVA.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour l’impôt sur le revenu, en 2023, 1,3 milliard d’euros supplémentaire a été perçu, soit un écart faible mais positif de 1,3 % ; en revanche, pour 2024, les recettes ont été inférieures de 5,3 milliards d’euros par rapport au niveau prévu. Comment expliquez-vous un décalage aussi important ?

M. Bertrand Dumont. J’ai déjà évoqué les deux facteurs explicatifs. Nous avons été surpris par la dynamique à la baisse de la masse salariale à la fin de l’année 2023. Par ailleurs, l’indexation du barème de l’IR sur l’inflation a pu provoquer un décalage par rapport à la progression des salaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pour la fiscalité sur le tabac, les écarts sont considérables. Vous avez maintenu l’hypothèse d’une hausse de son rendement alors que c’est une baisse qui a été constatée. Est-ce parce que vous n’avez pas tenu compte de la substitution entre marchés parallèles et marché des buralistes ?

M. Bertrand Dumont. Je n’ai pas tous les éléments en tête s’agissant de la fiscalité sur le tabac. Je vous donnerai des précisions ultérieurement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Parmi les éléments que vous avancez pour expliquer le dérapage budgétaire, vous mentionnez la contribution des collectivités territoriales, à hauteur de 4 milliards d’euros en 2023 et de 13 milliards d’euros pour 2024. J’ai refait les calculs par rapport à vos hypothèses totalement irréalistes – une augmentation des dépenses de fonctionnement de 2 %, voire de 1,8 %, et une augmentation de 7,5 % des dépenses d’investissement – et j’aboutis à un montant de 7,5 milliards d’euros au lieu de 13 milliards d’euros. Par rapport à des hypothèses réalistes, il ne s’agirait d’ailleurs que de 3 à 4 milliards d’euros comme en 2023.

M. Bertrand Dumont. Nous pouvons toujours discuter du référentiel mais il est clair que la dynamique des dépenses des collectivités locales est nette. Si nous voulons engager un effort véritable de maîtrise de nos finances publiques, plus particulièrement de notre endettement, les trois composantes de la dépense publique devront y contribuer, y compris la dépense locale.

M. Gérault Verny (UDR). Depuis le début des travaux de cette commission d’enquête, je suis dérangé par les réponses que vous et les autres personnes auditionnées avez apportées. Elles donnent l’impression que tout s’est passé normalement, malgré des petits dérapages à droite, à gauche : bref, c’est « Circulez, y a rien à voir ». Lorsque vous êtes interrogé à plusieurs reprises sur des faits qui posent problème, la moindre des choses serait d’apporter des réponses avec un minimum d’humilité, compte tenu de la gravité des dérapages constatés. Une note du Trésor du 11 septembre 2024 avait prévu, si rien n’était fait, un déficit atteignant 6,9 % du PIB. Le PLF a été fondé sur une hypothèse de croissance de 1,4 % alors qu’on sera plutôt aux alentours de 1,1 %.

Comment a-t-on pu surévaluer de 30 % les recettes de l’IS avec une prévision de croissance à 1,4 % ? C’est une question que j’ai soumise à plusieurs personnes auditionnées et l’une d’elles m’a suggéré de vous la poser.

M. Bertrand Dumont. Nous nous appuyons sur deux éléments : la dynamique générale de l’économie qui se reflète dans le bénéfice fiscal des entreprises ; la tendance observée au cours des dernières années. Or, les années précédentes, nous avons été régulièrement surpris par la dynamique positive de nos recettes d’IS. Très clairement, nous avions ce type d’anticipation lorsque nous avons construit la prévision pour 2023 et nous avons été surpris par la baisse de son rendement en décembre 2023 et plus encore au premier trimestre 2024, lorsque nous avons eu connaissance des montants consolidés.

Ces questions, nous ne les prenons pas à la légère. Au contraire, nous les considérons avec beaucoup de sérieux en veillant de façon très méthodique à en tirer les conséquences.

M. Gérault Verny (UDR). Qu’avez-vous prévu pour que les prévisions pour 2025 soient correctes ?

M. Bertrand Dumont. Tout d’abord, nous essayons de mieux comprendre les déterminants du comportement des ménages et des entreprises dans ce nouvel environnement macroéconomique plus incertain, qu’il s’agisse de la consommation, de l’épargne ou de l’investissement. Nous examinons aussi les recettes pour savoir comment améliorer nos prévisions quand nos anticipations n’étaient pas bonnes.

Par ailleurs, nous procédons à une revue, point par point, de nos méthodes de prévision pour essayer de les améliorer. Nous avons déjà donné suite de manière significative aux préconisations du Sénat et de l’Inspection générale des finances.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous nous avez indiqué n’avoir constaté le dérapage des finances locales que le 26 mars 2024. À quel moment l’avez-vous signalé ? Comment a-t-il été pris en compte et comment en avez-vous fait part aux différentes collectivités ? Vous nous avez dit vous-même qu’il était très difficile de modifier les trajectoires en cours d’année. Dans ces conditions, comment avez-vous pu croire que les collectivités étaient en mesure de faire les efforts nécessaires puisque toutes les décisions avaient été actées ?

M. Bertrand Dumont. Ma collègue directrice générale des finances publiques, en lien permanent avec les collectivités, pourra mieux vous répondre que moi. Nous effectuons un suivi de l’exécution de leurs dépenses tout au long de l’année, en partageant ces informations avec la DGFIP. Les notes auxquelles vous faites référence constituent une première étape par laquelle nous consolidons les informations disponibles. Nous comparons ensuite la dynamique de la dépense au cycle des années précédentes en essayant de nous projeter sur les évolutions pour l’année. Quant aux modalités de ces évolutions, elles renvoient aux considérations plus structurelles que j’évoquais.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Trois questions brèves. L’attaque terroriste du 7 octobre a-t-elle eu un impact sur le contexte économique global et donc sur les recettes en France ? Les pertes d’EDF, qui ont entamé les recettes de la Crim, étaient connues. N’était-ce pas une erreur de ne pas les intégrer dans la projection ? S’agissant des efforts en volume, il a été dit que les hypothèses concernant les collectivités territoriales n’étaient pas crédibles. Qu’en était-il pour l’État, pour lequel l’effort demandé était, à mon sens, plus important ?

M. Bertrand Dumont. L’attaque du 7 octobre a eu des effets limités sur l’économie française. En revanche, elle a eu un impact important sur la balance des risques : c’est moins le commerce entre la France et Israël et les territoires palestiniens qu’il faut prendre en compte que le risque de déstabilisation des voies commerciales mondiales, voire de certaines économies comme l’Égypte et dans un autre registre la Jordanie, avec lesquelles nous avons noué des relations qui nous exposent de manière importante.

S’agissant d’EDF, il est certain que nous aurions pu mieux prendre en compte sa situation. Le rapport de l’inspection des finances le met en évidence et nous devons en tirer les leçons.

Enfin, pour ce qui est du pilotage de l’évolution des dépenses de l’État et des collectivités, je soulignerai que les nouvelles règles européennes placent l’évolution de la dépense primaire de l’État au cœur du pilotage de l’évolution des finances publiques et de la maîtrise des finances publiques. Partant de là, nous pourrions envisager entre les différentes parties de la dépense un partage d’éléments de diagnostic et de règles, autour d’un objectif commun de meilleure maîtrise de notre déficit et notre endettement.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Dumont, je ne vous poserai pas de dernière question, me contentant d’une petite réflexion. Nous nous demandons si le politique peut influer sur le technique, en matière de prévisions et de conseils. Je vous ai bien écouté et j’ai l’impression que vous endossez de manière très forte la politique économique de vos ministres. Je me demande au fond si nous avons besoin des ministres. N’êtes-vous pas finalement l’acteur de l’influence qu’exercent les analyses politiques ?

M. Bertrand Dumont. Je ne le crois pas, monsieur le président. Nous faisons des propositions aux ministres mais ce sont eux qui portent la responsabilité de leurs choix.

5.   Mercredi 11 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 60

La Commission auditionne M. Pierre Pribile, directeur général de la sécurité sociale, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([5]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, je vous rappelle que nous sommes réunis pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 » et que notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis. Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront ensuite également le faire. Le président et les rapporteurs procéderont, s’ils l’estiment nécessaire, à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes.

Je le rappelle, cette audition est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Pierre Pribile, vous êtes directeur général de la sécurité sociale depuis fin avril 2024, où vous avez succédé à M. Frank Von Lennep, que nous avons auditionné jeudi dernier. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire « je le jure ».

(M. Pierre Pribile prête serment.)

M. Pierre Pribile, directeur général de la sécurité sociale. La direction de la sécurité sociale, que j’ai l’honneur de diriger depuis le mois d’avril dernier, a une double responsabilité : prendre en charge les politiques publiques de sécurité sociale ; proposer les modalités de financement et d’équilibre des comptes. Nous sommes donc placés sous la double tutelle du ou des ministres chargés des affaires sociales, d’une part, et du ministre chargé des comptes publics, d’autre part. En matière de dépenses publiques, nous couvrons grosso modo le champ du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), non pas la totalité des administrations de sécurité sociale (Asso) mais l’essentiel les régimes de base de la sécurité sociale. Ainsi, nous ne couvrons pas le champ de l’assurance chômage, ni celui des retraites complémentaires.

Notre responsabilité est de produire et d’actualiser régulièrement les trajectoires financières sur ce périmètre, dans le cadre de cycles annuels, marqués par la préparation, l’élaboration et la discussion du PLFSS. Il ne s’agit pas simplement d’un travail en chambre de l’administration auprès du gouvernement, puisque les différentes étapes sont publiques. Il y a ainsi la phase de discussion du projet de financement de la sécurité sociale, chaque année, aux mois d’octobre et novembre. Mais il y a aussi deux commissions des comptes de la sécurité sociale qui rassemblent des parlementaires, des organisations syndicales et professionnelles, et différents acteurs du monde de la sécurité sociale et des branches la constituant qui se réunissent au mois de mai et juste avant la présentation du projet de loi de financement de la sécurité sociale ou juste après, généralement fin septembre ou début octobre.

Notre rythme de production des trajectoires et des prévisions est assez cadencé et jalonné, même si, au-delà des productions récurrentes, d’autres liées à l’actualité peuvent s’intercaler. Nous produisons, en avril, une note de précadrage du PLFSS de l’année suivante, et, en mai, les éléments nécessaires à la commission des comptes de la sécurité sociale qui se réunit à la fin de ce mois. En juin, une autre note vise à cadrer la préparation du PLFSS de l’année suivante. En septembre, nous produisons à nouveau des éléments destinés à alimenter la commission des comptes de la sécurité sociale. Au fur et à mesure de la discussion du PLFSS, nous fournissons également tous les éléments qui permettent d’ajuster les chiffres. Fin décembre, une note procède à l’ultime actualisation des comptes de l’année en cours. Au-delà de ces productions récurrentes, nous élaborons, en cas de besoin ou si un événement le justifie, une note d’alerte ou une note intermédiaire.

J’insiste sur le fait que nous menons un travail très collaboratif, avec les autres directions de Bercy, mais aussi avec les organismes de sécurité sociale : chacun a son rôle dans cette coproduction. Ainsi, la direction générale du Trésor, dont vous avez auditionné le directeur, produit des hypothèses macroéconomiques pour l’année future, ce que nous ne sommes pas en mesure de faire. Nous les traduisons en trajectoire des comptes de la sécurité sociale sur le périmètre que j’ai indiqué. Mais des erreurs sont possibles à cette étape.

Ainsi, une hypothèse d’évolution de la masse salariale ne débouche pas automatiquement sur des recettes pour la sécurité sociale : du fait des allégements généraux de cotisations, si la dynamique de la masse salariale est portée par des niveaux de rémunération très exonérés, les recettes supplémentaires pour la sécurité sociale seront faibles ; si, au contraire, la dynamique de la masse salariale est mieux répartie sur l’échelle des salaires ou est tirée par des salaires contribuant davantage, les recettes seront plus élevées.

La direction de la sécurité sociale a également pour responsabilité de collecter toutes les informations émanant des caisses nationales de sécurité sociale en dépenses et en recettes s’agissant de la caisse nationale des Urssaf. Sur la base de ces informations, une réunion interdirectionnelle, à laquelle nous participons, rassemble l’ensemble des directions de Bercy : l’objectif est de converger sur nos prévisions – sur les recettes du champ des Asso, en particulier de la sécurité sociale.

M. le président Éric Coquerel. J’aurai quatre questions. Tout d’abord, lors de l’audition de M. Franck Von Lennep, notre collègue Jérôme Guedj a en quelque sorte levé un lièvre en s’interrogeant sur le financement du Ségur de la santé, dont votre prédécesseur a confirmé qu’il n’avait pas été étudié. Les mesures d’investissement destinées au système hospitalier sont bien évidemment nécessaires – et celles-ci restent bien en deçà des besoins réels. En l’absence de recettes supplémentaires, elles ont cependant non seulement contribué à réduire les marges financières de la sécurité sociale – l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) augmente mécaniquement sans qu’aucune nouvelle recette ne vienne compenser cette nouvelle dépense –, mais aussi à accroître un déficit qui n’a pas été anticipé, estimé à au moins 10 milliards d’euros. Quelle est votre analyse sur ce point ? La seule option viable n’est-elle pas de prévoir des recettes conséquentes et d’en finir avec les mesures non financées ? Comment vous positionnez-vous à cet égard pour le prochain PLFSS ?

M. Pierre Pribile. Pour comprendre le déficit de la sécurité sociale, il faut regarder chacune de ses branches : on constate qu’il est actuellement porté par les branches maladie et vieillesse. La première raison réside dans l’écart de dynamique entre les dépenses de ces branches et les recettes qu’elles perçoivent. Celui-ci est lié au vieillissement de la population, à l’augmentation de l’espérance de vie et à l’accès à des technologies plus coûteuses dont nous devons garantir l'accès à nos concitoyens. Dans ce cadre, les nouvelles dépenses, unanimement saluées, décidées dans le cadre du Ségur de la santé, supposent une dynamique de recettes permettant d’y faire face, faute de quoi elles se traduiront par une aggravation du déficit.

Il existe deux leviers pour parvenir à rétablir les comptes de l’assurance maladie : faire plus d’économies ou augmenter les recettes. Il est difficile d’envisager un rétablissement des comptes de l’assurance maladie en faisant uniquement porter l’effort sur les dépenses, car celles-ci progressent spontanément à un rythme plus élevé que celui de l’évolution de la richesse nationale. Pour que des recettes viennent abonder les caisses de l’assurance maladie, il faudrait donc trouver un moyen d’améliorer l’évolution de la richesse nationale. Sinon, il faut essayer de freiner la dépense par des gains d’efficience : ces dernières années, ils ont à peine contribué à ralentir le dynamisme des dépenses, pour le rapprocher de celui des recettes. Il serait donc compliqué de faire reposer le rattrapage du déficit sur une réduction supplémentaire des dépenses. En effet, la décision d’agir uniquement sur les dépenses conduirait à réduire le périmètre couvert par l’assurance maladie : un tel choix est techniquement possible mais politiquement très douloureux.

M. le président Éric Coquerel. Je complète ma question : l’absence de recettes a-t-elle contribué à la mauvaise appréciation du déficit ?

M. Pierre Pribile. Non, absolument pas, même s’il s’agit d’un élément du déficit. Le coût du Ségur de la santé était prévisible et figurait dans la trajectoire des comptes : aucun imprévu ou dérapage n’a été constaté.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens à ma deuxième question, sur le même thème. Un redressement n’est pas envisageable sans penser réellement au financement de notre modèle social, comme le montre la réforme des retraites. Malgré la montée en charge de cette réforme, j’observe en effet que le solde de la branche vieillesse continue de se dégrader : entre 2023 et 2025, le déficit se creuse de 10 milliards d’euros et devrait s’élever à 15,4 milliards d’euros en 2028.

Je compléterai cette analyse par deux éléments de réflexion tirés d’un colloque organisé avec le rapporteur général sur les possibilités de financement du système des retraites, le 21 octobre dernier, dont les actes sont disponibles. Selon l’ancien président du Conseil d’orientation des retraites (COR), la question des retraites relève d’un problème de recettes et non pas de dépenses, dont le pourcentage dans le PIB demeure sensiblement identique. Selon l’actuel président du COR, la réforme des retraites suppose de travailler davantage le déficit de l’État que sur celui de la sécurité sociale. Selon vos services, un retour à l’équilibre est-il possible uniquement à partir de réformes paramétriques ? Avez-vous des propositions concernant de nouvelles recettes ?

M. Pierre Pribile. Malgré la réforme, notre système de retraite est effectivement encore en déficit. Toutefois, en l’absence de réforme, celui-ci serait pire. Si elle ne résout pas tout, la réforme a un impact favorable sur les comptes de la branche vieillesse. Il n’existe pas de réponse technique au fait de savoir si le déficit est principalement dû à un problème de dépenses ou de recettes. Il s’agit d’un choix politique : souhaite-t-on garantir le même niveau de dépenses – dès lors, il faut augmenter les recettes pour résorber le déficit – ou préfère-t-on ne pas accroître le poids des cotisations et des différentes contributions qui alimentent le système de retraites – dans ce cas, il faut baisser les dépenses pour résorber le déficit ? Techniquement, nous sommes capables de tout documenter et de proposer au gouvernement des mesures en dépenses comme en recettes. La question est de savoir quel est l’objectif politique.

M. le président Éric Coquerel. Avez-vous mis des propositions sur la table ?

M. Pierre Pribile. Depuis ma prise de fonctions, l’occasion ne s’est pas présentée, mais nous sommes en mesure de le faire. Vous l’avez constaté dans les notes que le ministre vous a transmises, nous avons une vision globale de la sécurité sociale : nous nous efforçons de proposer des mesures en dépenses et en recettes, correspondant aux orientations voulues par le gouvernement. S’agissant des recettes, au-delà de la modulation des taux de cotisation, nous sommes en mesure de proposer des dispositions visant à réinterroger des exonérations ou des allégements de cotisations, comme en témoigne le projet de financement qui vous a été soumis dernièrement.

M. le président Éric Coquerel. Je passe à ma troisième question. Mi-novembre, vos services ont identifié un écart prévisionnel de 1,2 milliard d’euros concernant les dépenses de médicaments prévues en 2024. En d’autres termes, le marché des médicaments croît plus vite que prévu : les dépenses sociales augmentent donc au même rythme. Une partie de ces dépenses peut être compensée par le mécanisme de la clause de sauvegarde, qui permet à la sécurité sociale de récupérer auprès des industriels une partie du montant du dépassement des remboursements de médicaments. Pourtant, lors de l’examen du PLFSS, un amendement du gouvernement a plafonné cette contribution. Comment expliquez-vous cette décision ?

M. Pierre Pribile. Nous avons constaté un dépassement des dépenses de médicaments alors que la discussion sur le texte était déjà très avancée, puisque c'était après l’examen par votre assemblée. Cet écart s’explique par un montant moindre qu’attendu des remises versées par les laboratoires pharmaceutiques en application des accords passés, produit par produit, avec le Comité économique des produits de santé (CEPS). Cela se traduit par une dynamique plus élevée du chiffre d’affaires net des industriels.

La clause de sauvegarde sert à amortir ce type d’écart, lié à des remises ou au chiffre d’affaires brut des laboratoires pharmaceutiques, mais ne permet d’en rattraper qu’une partie. Dans le cadre du dialogue avec l’industrie pharmaceutique, il avait été initialement prévu de calibrer cette clause pour qu’elle produise un rendement de 1,6 milliard d’euros. Le gouvernement a toutefois fait le choix – annoncé dans le cadre de la navette parlementaire lors de l’examen du PLFSS – de laisser jouer la clause de sauvegarde de façon à ce que, en 2024, elle amortisse une partie de l’écart de 1,2 milliard d’euros : au final, environ 300 millions d’euros devraient être rattrapés.

M. le président Éric Coquerel. Pourquoi cette contribution a-t-elle été plafonnée ?

M. Pierre Pribile. Elle n’est pas plafonnée mais est calibrée pour produire un certain rendement en l’absence de problème. Dès lors qu’il y a un dépassement de 1,2 milliard d’euros, elle jouera et rapportera sans doute de l’ordre de 1,9 milliard d’euros.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens à ma dernière question. S’agissant de la montée en puissance des primes dans les revenus des salariés, la Cour des comptes a souligné que celle-ci avait un impact sur le déséquilibre des comptes sociaux, puisqu’elles ne sont pas assujetties à des cotisations. Avez-vous des analyses et des propositions sur ce thème ?

M. Pierre Pribile. Bien sûr. Je l’ai dit, nous essayons de trouver des gisements de recettes acceptables dans le débat public. Nous tenons évidemment compte des travaux de la Cour des comptes, à qui nous fournissons également des éléments d’analyse. Son rapport annuel comporte un chapitre extrêmement précis sur le sujet que vous évoquez. Nous avons à cet égard proposé, dans le cadre du PLFSS pour 2025, d’inclure la prime de partage de la valeur dans le salaire pris en compte pour la détermination du taux d’allégement général, ce qui était une façon de mieux faire contribuer cette partie du salaire au financement de notre sécurité sociale.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Au regard des presque 740 milliards d’euros de dépenses relevant des administrations de sécurité sociale, les déséquilibres sont finalement assez modérés, notamment en comparaison du budget l’État. Les enjeux qui sous-tendent ces chiffres colossaux, en matière de santé publique et de solidarité, permettent de relativiser le débat.

Mes questions portent sur la dégradation de près d’1,5 milliard d’euros du solde des Asso par rapport à ce qui était prévu dans le programme de stabilité pour 2023 et dans la loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale. Comment l’expliquez-vous ? Par ailleurs, l’Ondam prévisionnel a été nettement dépassé, d’un peu plus d’1 milliard d’euros, en 2024. Enfin, comment va, selon vous, se solder l’année 2024 ?

M. Pierre Pribile. Je vous remercie d’avoir qualifié de modéré le déséquilibre relevant du périmètre de la sécurité sociale, rendant ainsi hommage à nos efforts. Pour autant, il faut examiner ces chiffres avec un regard quelque peu différent de celui que l’on porterait sur l’État. Notre objectif n’est pas seulement comptable : la pérennité même de notre système de sécurité sociale repose sur notre capacité à financer les soins et les pensions.

Prenons l’exemple des retraites. Dans un système de retraite par répartition, les personnes qui travaillent payent les retraites de leurs parents retraités et espèrent que leurs enfants feront de même quand elles partiront à la retraite. Or, si les enfants doivent non seulement payer les retraites de leurs parents, mais aussi ce que nous n’avons pas financé alors que nous travaillions, le système finira par diverger. Nous œuvrons donc à ce que les comptes de la sécurité sociale soient équilibrés : c’est un objectif de politique sociale, et non pas seulement comptable.

Votre question sur l’écart avec les prévisions pour 2023 aurait pu être posée au directeur général du Trésor, puisque le Trésor actualise l’atterrissage en fonction des remontées venant de l’Insee. Quant au champ des Asso, il va au-delà du nôtre : les remontées sont tardives, notamment s’agissant des comptes des hôpitaux, si bien que les écarts sont consolidés assez tard. Il ne s’agit pas d’un dérapage mais de l’actualisation des données dont dispose l’État.

J’en viens aux causes des écarts pour l’Ondam en 2024. Nous avons procédé, en deux temps, à une actualisation de l’objectif de dépenses d'assurance maladie pour 2024. Dans le cadre du PLFSS initial, le niveau de l’Ondam a été rehaussé de 1,2 milliard d’euros, essentiellement pour des dépenses de soins de ville ou liées au covid – tests, médicaments –, pour 300 millions d’euros. Le reste s’explique par une dynamique plus élevée que celle envisagée concernant les arrêts de travail – les indemnités journalières –, les dispositifs médicaux ou encore les consultations de spécialistes en ville.

Nous connaissions pour partie ces éléments dès le mois de juillet. Ceux-ci sont d’ailleurs publics et figurent dans l’avis rendu – très régulièrement au mois d’avril, puis en juin, au mois de juillet cette année et en octobre – par le comité d’alerte sur les dépenses d’assurance maladie. Dès le mois de juillet, le dépassement concernant les soins de ville était donc connu. Pendant l’été, la dynamique des dépenses hospitalières s’est avérée être plus importante qu’escompté. Si l’on peut se réjouir de l’efficacité de la production de soins de l’hôpital public, cela a contribué à aggraver le décalage, d’où la rectification d’1,2 milliard d’euros dès le dépôt du PLFSS pour 2025. Au cours de l’examen du texte, le poste des médicaments, que nous avons déjà évoqué, a également alourdi la facture. Au final, l’Ondam a dû être rectifié de 2 milliards d’euros – 800 millions après application de la clause de sauvegarde, plus 1,2 milliard.

Je ne dispose actuellement pas de nouvelles informations sur les dépenses au regard de l’Ondam. Le dynamisme de la masse salariale est conforme à la prévision figurant dans le PLFSS ; il n’y a pas lieu de penser que nous aurons des mauvaises nouvelles concernant les recettes. Figuraient en revanche dans le PLFSS pour 2025 des mesures impactant l’année 2024 : n’ayant pas été votées, elles ne produiront pas leurs effets et devraient aggraver le déficit de la sécurité sociale de l’ordre de 600 ou 700 millions d’euros en 2024.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Une dernière question. J'évoquais l’écart relativement faible entre les recettes et les dépenses mais sans doute serait-il différent si on prenait en compte les contributions de l'État au financement des régimes de retraite de la fonction publique qui avoisinent les 100 milliards d’euros. Bien sûr, ces sommes ne sont pas inscrites dans la branche retraite mais comment les comptabilisez-vous ?

M. Pierre Pribile. Je n’ai pas le chiffre précis en tête mais le PLFSS retrace les recettes et les dépenses liées aux retraites des fonctionnaires de l’État, les recettes étant égales aux dépenses. Les difficultés de l'État à financer ces retraites n’affectent donc pas le déficit de la sécurité sociale. Toutefois, elles ont un impact sur les déficits du budget de l’État et donc des comptes publics, vous avez raison de le souligner.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourrez-vous nous communiquer ces chiffres ?

M. Pierre Pribile. Oui, peut-être même au cours de cette réunion.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Ma première question portera sur l’évolution de la masse salariale en 2023 et 2024. Vous avez indiqué qu’elle était difficilement prévisible, compte tenu des exonérations de charges. Votre direction a-t-elle pu mener des travaux pour améliorer la prévisibilité en prenant en compte ces allégements ?

Des auditions de la direction du Trésor et de la direction générale des finances publiques (DGFIP), nous retirons l’impression qu’il existe une certaine décorrélation entre les grands agrégats macroéconomiques et l’évolution des recettes en général ? Est-ce le cas aussi pour les recettes liées à la masse salariale ?

M. Pierre Pribile. Nous travaillons tous les jours à améliorer nos prévisions mais la période récente marquée par plusieurs retournements – un choc inflationniste comme on n’en avait pas connu depuis longtemps ; des salaires portés par des dynamiques très soutenues, notamment du fait de l’indexation du Smic sur l’inflation – nous a donné l’occasion de parfaire notre compréhension de la façon dont nos hypothèses sur l’évolution de la masse salariale peuvent être traduites en trajectoires de recettes pour la sécurité sociale. Le rapport de la commission des comptes de la sécurité sociale (CCSS) rend compte de ces efforts. Sa dernière édition comporte une analyse précise de la manière dont a été interprété l'impact de l'inflation en général sur les comptes de la sécurité sociale, pour les recettes comme pour les dépenses. Une autre partie est consacrée à l’amélioration des modèles de prévision du coût des allégements généraux lié à cette dynamique salariale. L’histoire ne se répète jamais mais j’espère que ces travaux et les ajustements auxquels nous procédons chaque jour nous permettront de mieux prévoir si nous sommes confrontés à des épisodes analogues.

Je ne sais pas exactement quoi répondre à votre question sur la décorrélation. Il existe tout de même une corrélation entre le scénario macroéconomique et l'hypothèse de masse salariale produite par la direction du Trésor pour l'année qui suit. Le travail que nous faisons tous les jours avec nos équipes et très régulièrement avec les autres directions consiste justement à confronter cette hypothèse avec les remontées mensuelles de l’Urssaf. Il s’agit de voir s’il y a un écart avec les montants inscrits dans les comptes. Ce n'est pas un exercice facile parce que la lecture de ces chiffres n'est pas univoque. Nous partageons nos interprétations avec les caisses de sécurité sociale et les services l'Urssaf qui, eux-mêmes, nous livrent des prévisions. Nous en discutons aussi avec la direction du Trésor et les autres directions de Bercy.

L’hypothèse finale que nous formulons, je tiens à le souligner, n’est pas le fruit d'un arbitrage politique. Pardon si je vous choque mais nous ne demandons pas au ministre son avis sur les prévisions de recettes. Nous nous efforçons de converger techniquement vers une forme de consensus avec les autres administrations en espérant que le rapprochement des informations partielles dont chacune dispose nous permette de nous approcher le plus possible de la réalité. Nous livrons ce résultat au ministre et, à chaque étape que j’ai indiquée, à la représentation nationale et à la CCSS, donc au public.

Il s’agit d’un processus très itératif. À mesure que l’année s’écoule, les chiffres que nous présentons résultent de moins en moins des hypothèses macroéconomiques et de plus en plus des constats établis à partir des remontées effectives de recettes des Urssaf. Dans des périodes de choc comme celle que nous avons connue, il y a certainement des phénomènes bizarres qui rendent très compliqué le travail d’interprétation du Trésor, mais la corrélation entre nos chiffres et les scénarios macroéconomiques s’établit parce que le constat l'emporte sur l'hypothèse.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. J’aurai une autre question sur les dépenses liées aux prestations sous Ondam dont vous avez évoqué l’augmentation en 2024. Lorsqu’une alerte a été lancée au mois d’octobre, des propositions ont-elles été présentées au nouveau gouvernement pour les réduire, y compris par voie réglementaire ? N’aurait-il pas été possible pour l’exercice 2024 de prendre des mesures limitant les indemnités journalières et les dépenses liées au covid, je pense notamment au non-remboursement des tests sans ordonnance ?

M. Pierre Pribile. À la demande du gouvernement, nous avons instruit, dès avant l'été 2024, un grand nombre de mesures portant sur les dépenses que vous venez d'évoquer. Précisons qu’elles n’auraient eu qu’un effet limité sur l'exercice 2024. L’une d’elles consistait à diminuer le plafond de prise en charge des indemnités journalières pour une économie de 600 millions en année pleine. Compte tenu des trois mois nécessaires avant son entrée en vigueur, elle n’aurait eu qu’un impact résiduel pour 2024. Ces mesures ayant été instruites, elles figurent dans leur quasi-totalité parmi les sous-jacents du PLFSS pour 2025.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Une partie de la dégradation des comptes de la branche vieillesse est liée aux mesures favorables aux personnes ayant liquidé leurs pensions après la réforme de mars 2023. Comment ont-elles pesé sur les comptes de la sécurité sociale entre 2023 et 2024 ?

M. Pierre Pribile. La réforme des retraites, aussi paradoxal que cela puisse paraître, a en effet engendré à ses débuts une augmentation des dépenses de la branche vieillesse, en raison des mesures que vous avez rappelées. Toutefois, comme pour le Ségur de la santé, cela n’a pas contribué à creuser l’écart avec nos prévisions car celles-ci intégraient ces coûts, que nous avons pu chiffrer. Il n’y a donc pas eu de mauvaises nouvelles en ce domaine.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Oui, mais vous n’avez pu le faire qu’à partir de la mise en œuvre de la réforme. Cela ne vaut pas pour le début de l’année 2023.

M. Pierre Pribile. Tout à fait.

Pour revenir à la question sur le financement par l’État des retraites de ses agents, je peux vous préciser, monsieur Ciotti, que sa contribution a été intégrée dans nos comptes à hauteur de 46,3 milliards en 2023 et 49,7 milliards pour 2024.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. J’ai une dernière question sur le chiffrage des recettes nouvelles. Est-il produit par la DSS ou bien par la direction de la législation fiscale (DLF) à laquelle incombe l’estimation de la majorité des mesures fiscales ?

M. Pierre Pribile. Nous effectuons les chiffrages des recettes figurant dans le PLFSS. Je n’ai pas d'exemples précis en tête mais quand nos collègues de la DLF disposent de davantage de technologie pour certaines recettes, il nous arrive de réaliser un travail conjoint avec eux. Reste que c’est nous qui produisons les fiches d’impact et les études d’impact destinées au gouvernement.

M. le président Éric Coquerel. J’ai bien noté que vous ne demandiez pas au ministre son autorisation pour vos hypothèses mais les reprend-il toujours ou lui arrive-t-il de s’en écarter, notamment pour communiquer ?

M. Pierre Pribile. Depuis que j'exerce ses responsabilités – il est vrai que c’est seulement depuis le mois d’avril –, je n'ai pas d'exemple d’un ministre qui aurait communiqué sur un chiffre différent que celui que nous lui avons fourni. Ces chiffres sont rendus publics très régulièrement, c’est l’une des spécificités du secteur de la sécurité sociale. Ainsi, entre le moment où j’ai pris mes fonctions et aujourd’hui, deux rapports de la commission des comptes de la sécurité sociale ont été publiés, l’un au mois de mai, l’autre en octobre, deux avis du comité d'alerte sur l’évolution des dépenses de l’assurance maladie ont été rendus, deux textes législatifs ont été déposés, le projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale pour l’année 2023 et le PLFSS. Ce sont autant de moments où le fruit de notre travail fait l’objet d’un débat public. J'ai envie de dire qu’il serait tout de même assez périlleux de la part d’un ministre de communiquer sur des bases différentes puisqu’il y a 90 % de chances que nos chiffres apparaissent soit le lendemain soit le mois suivant.

M. le président Éric Coquerel. Votre prédécesseur nous avait indiqué que les remontées relatives aux rentrées de cotisations de l’Urssaf vous permettaient régulièrement de connaître les grandes tendances du niveau de l’emploi. Du coup, vous pouvez savoir précisément si vos prévisions sont adéquates. Vos services ont-ils eu l’occasion de lancer des alertes afin d’appeler l’attention sur un écart entre ce qui est constaté et les prévisions, un peu comme l’a fait la direction générale du Trésor dans sa note de fin 2023 ?

M. Pierre Pribile. Oui, nous pouvons le faire. La mauvaise nouvelle concernant les remises sur les médicaments en est un exemple. Nous avons arrêté notre nouvelle prévision le 8 novembre, donc à un moment très délicat, en plein milieu de la navette du PLFSS entre l’Assemblée et le Sénat. Nous avons remonté l’information au cabinet et avons produit dans les jours suivants une note. Juste avant l’examen du texte au Sénat, le ministre nous a demandé d'ajuster les chiffres et de préparer des amendements intégrant cette nouvelle donnée que le gouvernement a pu présenter. Donc, vous le voyez, même en cours de navette, dans un délai très bref, de telles modifications sont possibles. Évidemment, une fois que le PLFSS est voté, il est trop tard.

Sur les questions liées à la masse salariale, en tout cas depuis avril dernier, nous n’avons pas eu à le faire car la situation ne s’est pas présentée.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Monsieur le directeur, je n’ai pas compris votre réponse à la question du président Coquerel au sujet de la prévision du coût du Ségur et son impact sur le déficit structurel. La conclusion à laquelle arrive Le Monde dans l’analyse de cette situation me paraît un peu différente de la vôtre. J’estime que vous n’avez pas apporté de réponse sincère et je vais me permettre d’y revenir.

Que votre administration ait mesuré le coût du Ségur, encore heureux, mais le problème, c’est que les prévisions n’étaient pas réalistes puisqu’on ne pouvait pas voir quelles étaient les économies et les nouvelles recettes correspondantes. Les comptes soumis au Parlement étaient faux.

M. Pierre Pribile. Ce coût a été inscrit dans les comptes. Les comptes tels qu'ils ont été votés par le Parlement depuis le Ségur de la santé intègrent la totalité des dépenses liées au Ségur. Le déficit de la branche maladie intègre donc le fait que ces dépenses ne sont compensées ni par des mesures d’économies particulières ni par des recettes particulières.

Aurait-il fallu augmenter les impôts ou faire d'autres économies sur la branche maladie ? C’est à trancher cette question que sert la discussion du PLFSS chaque année. La représentation nationale en a donc débattu. Il n’y a pas d'informations manquantes : tout cela est transparent. Par ailleurs, cela n'a occasionné aucun dérapage par rapport à quelque prévision que ce soit, puisque tout cela était prévu, prévisible et inscrit dans les comptes non seulement de l'année N mais aussi des années futures.

Faut-il faire des économies supplémentaires pour financer des dépenses supplémentaires ? Faut-il créer les conditions pour des recettes nouvelles ou augmenter les recettes existantes ? Ce sont des choix politiques et ce sont précisément ces choix qui sont débattus tous les ans par le Parlement lors de l'examen du PLFSS.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je suis désolé mais une fois de plus, je ne me satisfais pas de votre réponse. Je reprends l’article du Monde, qui n’est pourtant pas ma lecture de chevet. La journaliste parle d'« un éléphant au milieu de la pièce » et indique qu’au plus haut niveau de l'État, le dérapage de la sécurité sociale est attribué à un problème du financement du Ségur. C’est une réalité que je tiens à mettre en rapport avec ce que vous avez expliqué depuis le début de votre audition. Sur l'ensemble des dépenses, le seul paramètre qui change fondamentalement dans les prévisions depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron, hors risques liés à la crise sanitaire, c'est le Ségur. Aucune autre raison ne peut expliquer le dérapage des comptes de la sécurité sociale.

La question qui se pose n’est pas de savoir s’il y avait des bouts de papier où était écrit que les comptes étaient à l'équilibre et qu’il n’y avait pas de dérapage. Ces bouts de papier, on les connaît, on les a lus. Certaines personnes ici disaient que ce n’était pas parce qu’il est écrit que le Ségur est financé qu’il est réellement financé. Ma question est la suivante : quand votre administration a pris la mesure du coût du Ségur, a-t-elle prévenu le ministre pour lui indiquer que, compte tenu des différents paramètres et engagements, de l’évolution naturelle des dépenses en lien avec le vieillissement de la population, la dynamique des soins à l'hôpital et la hausse globale du coût des soins, le Ségur ne pouvait pas passer ? D’après les informations que votre administration a communiquées au Parlement et ce que nous savons de celles qu’elle a transmises aux ministres, je ne vois à quel moment elle a pu dire que le Ségur était finançable. Et ce ne sont pas les réponses que vous avez apportées aujourd'hui qui montrent qu’il l’était dans toute son ampleur.

M. Pierre Pribile. Mon prédécesseur a, me semble-t-il, répondu à cette question. Quand une dépense de cette nature est prévue, elle est intégrée dans nos comptes et c’est bien le cas. La question est de savoir de quel dérapage vous parlez. L’objet de votre commission est-il de comprendre le déficit de la sécurité sociale ou bien, s’agissant de l’exercice 2024, l'écart entre les prévisions contenues dans le projet de loi de financement initial et les prévisions actuelles ? Ce sont deux choses différentes. Oui, le coût du Ségur de la santé pèse sur le déficit de la sécurité sociale mais ce n’est pas une cause de l’écart que vous cherchez à comprendre. Il n’y a pas d’informations manquantes dans le PLFSS initial de 2024, fondé sur une prévision de déficit de la sécurité sociale de l'ordre de 10 milliards d'euros : le coût du Ségur est intégré.

Toutefois, il me semble que le cœur de votre interrogation, c’est l’écart entre les 10 milliards prévus initialement et les 18 milliards prévus dans le PLFSS pour 2025. Et là, le Ségur ne joue aucun rôle puisqu’il a été intégré dès le début. L’écart de 8 milliards d'euros est dû essentiellement à des pertes de recettes intervenues depuis le texte initial. Sur ces 8 milliards, en effet, 6 milliards renvoient aux recettes : une moitié provient de l'impact en 2024 des mauvaises nouvelles de 2023 et l’autre, de la révision des hypothèses macroéconomiques sur l'exercice 2024. C’est la conjoncture qui explique qu’il y a moins de recettes, cela n’a rien à voir avec le Ségur. Enfin, les 2 derniers milliards sont attribuables aux révisions de l’Ondam dont je vous ai parlé, qui là encore n’ont rien à voir avec le Ségur puisqu’elles sont liées à la dynamique des soins en ville comme à l'hôpital.

M. le président Éric Coquerel. Pour arriver à comprendre pourquoi les déficits sont plus importants que prévu, je suis désolé, mais il faut bien aussi prendre en compte le fait qu’il y a une dépense qui, depuis qu’elle a été créée, n’a pas été compensée par des recettes. Cela signifie en effet qu’on accepte que ce soit le déficit qui la finance. Or la dette sociale se distingue de la dette de l’État, ne serait-ce que parce que son remboursement doit porter sur le stock. Cela a des conséquences sur la capacité à prévoir. Je comprends donc M. Tanguy quand il vous dit que la réponse n'est pas satisfaisante.

Il est bon que la commission des finances enregistre le fait que depuis sa création, chose que personnellement je n’avais pas vue, une dépense attribuée à la sécurité sociale, liée à la rémunération des personnels de santé, est financée par le déficit et donc par la dette de la sécurité sociale. C'est une information utile pour notre compréhension.

M. Pierre Pribile. Tout à fait, mais pour le coup, tout a été intégré et prévu dans les comptes. Il n’y a pas eu d’aléas. Le Ségur n’explique en rien l’écart de 8 milliards constaté sur l’exercice 2024.

M. Éric Woerth (EPR). Je n’ai pas de questions à poser, monsieur le président, juste une remarque à formuler sur les travaux de notre commission d'enquête. Le directeur a été extrêmement clair dans les réponses qu'il apportait. Nous ne sommes pas là pour établir un diagnostic du déficit global des finances de notre pays. C’est le rôle de la commission des finances de s’y consacrer et non pas de la commission d’enquête. J’entends le Rassemblement national et d’autres souligner que le Ségur de la santé est à la source d’un déficit considérable mais je n’ai entendu personne s’opposer à l'augmentation de la rémunération des personnels de santé. On peut toujours s’en préoccuper post-mortem mais cela ne me semble pas très intéressant.

Ce qui, en revanche, est tout à fait intéressant, ce sont les causes de l’augmentation massive du déficit de la sécurité sociale. M. Pribile a donné les chiffres et a expliqué de quoi elle provenait. Ne confondons pas cette commission d'enquête avec la commission des finances elle-même.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Woerth, si vous voulez être auditionné, il n’y a pas de problème, mais chacun voit bien que, dans cette commission d'enquête, nous faisons des analyses différentes de l'explication des problèmes de prévisibilité. Pour aller vite, pour certains, le problème est de nature technique, pour d’autres, il est lié à une dissimulation, pour d’autres encore, dont je suis, il renvoie à une erreur de politique économique. Dans ces conditions, le fait qu’une dépense ait été créée sans jamais avoir été compensée par des recettes rentre dans le champ de notre commission d’enquête, même si cela ne correspond pas aux conclusions que vous souhaitez.

Je n’ai rien à redire sur le fait que vous donniez votre avis ou que vous jugiez non pertinentes certaines questions, en revanche, cela me pose un problème qu’un collègue prenne la parole pour indiquer la réponse qui devrait être faite par la personne auditionnée, spécialement quand celle-ci joue un rôle particulier auprès de tel ou tel ministère. C’est à la personne auditionnée de répondre et non pas à un membre de cette commission, qui, en outre, soutient le gouvernement que sert le fonctionnaire que nous recevons. Cela sort du champ de notre commission d’enquête. Je l’ai dit une première fois, je le redis une deuxième fois et je le redirai une troisième fois, si nécessaire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Monsieur le président, je vais vous relire l’intitulé de cette commission d’enquête : « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 ». Nous ne sommes pas là pour étudier les raisons pour lesquelles le déficit public a augmenté ces trente dernières années.

M. le président Éric Coquerel. Bien sûr que si, ça en fait partie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pardon mais nous avons le droit de nous exprimer sur ce qui relève du champ de cette commission d’enquête. On peut avoir un débat sur les modalités de financement de cette dépense, qui était prévue et dont on connaît le coût, mais on ne peut pas considérer qu’elle est à l’origine des écarts auxquels nous nous intéressons.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Lefèvre, vous n’avez pas à être l'arbitre des questions susceptibles d’être posées. Que les causes de cette imprévisibilité soient liées à une certaine politique économique peut relever du champ de cette commission d’enquête. Pour être encore plus clair, ce que je conteste, ce n’est pas le fait qu’un membre de la commission intervienne pour rectifier telle question ou tel positionnement mais qu’il prenne la parole pour induire la réponse que devrait apporter la personne auditionnée. Je ne suis pas d'accord du tout.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Je n’induis rien et vous-même prenez la parole, monsieur le président, ce qui est bien légitime.

M. Éric Woerth (EPR). C’est votre opinion sur la commission d’enquête, monsieur le président. Je pense que notre collègue Lefèvre a tout à fait raison de rappeler certaines choses. En tant que rapporteur, il peut poser les questions qu’il souhaite. Votre commentaire laisse penser que nous pourrions orienter les réponses des personnes auditionnées. Ce serait mépriser quelque peu la responsabilité qui est la leur.

Le déficit public de la France est simplement dû à l’incurie de la classe politique dans son ensemble.

M. le président Éric Coquerel. C’est votre analyse.

M. Éric Woerth (EPR). L'idée que la dépense publique est toujours une solution aux problèmes de la vie politique est répandue. Nous sommes quelques-uns à penser le contraire et il faut avoir le courage d’en tirer les conséquences. Nous avons bien vu que lors de la discussion du PLF, il n’y a pas eu beaucoup de courageux, c’est le moins que l’on puisse dire.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Woerth, vous êtes en train de donner votre version, et c’est votre droit. Ce que je conteste, je le répète, c'est qu’un collègue ouvre son micro pour répondre à la place de la personne auditionnée, a fortiori quand il s’agit d’un fonctionnaire qui travaille pour le gouvernement. Inévitablement, cela influe sur la réponse qui pourra être faite. Je ne suis pas d'accord.

M. Jérôme Legavre (LFI-NFP). La part représentée par l’impôt dans le financement de la sécurité sociale a augmenté parallèlement à la diminution, sciemment organisée, des cotisations patronales. Je voudrais vous interroger au sujet des conséquences de ces orientations sur l’exactitude des prévisions ainsi que sur les dispositions prises.

Les dispositifs d’allégements généraux de cotisations et d’exemptions d’assiette privent la sécurité sociale de cotisations à hauteur de 86 milliards d’euros. Cette perte est partiellement compensée par des recettes issues d’impôts que ces allégements et exemptions affectent aussi à la baisse ce qui contraint à des emprunts de plus en plus massifs. Dans ce contexte, dans quelle mesure la baisse de rendement de l’impôt sur les sociétés (IS) peut-elle être considérée comme une surprise ?

Selon la mission de l’inspection générale des finances de 2024, les recettes de TVA, soit 205 milliards d’euros pour 2023, enregistrent une moins-value de 7,3 milliards par rapport à la loi de finances initiale (LFI) pour 2023. Cet écart inexpliqué fait peser un aléa sur les prévisions de recettes 2024 et, toujours selon l’inspection des finances, nécessite une analyse qui devra en particulier porter sur le niveau des demandes de remboursements des crédits de TVA.

Eu égard au rôle désormais joué par la TVA dans le financement de la sécurité sociale, j’ai deux questions : l’écart constaté entre prévisions et recettes est-il désormais expliqué ? Au regard de cet écart, quelle est la validité des prévisions de recettes de la sécurité sociale ?

M. Pierre Pribile. Compte tenu des allégements de cotisations, des éventuelles exemptions d'assiettes et des substitutions possibles entre salaires et primes – partiellement exonérées de cotisations –, une évolution de la masse salariale peut avoir des conséquences variées sur le budget de la sécurité sociale ce qui rend la prévisibilité des recettes très délicate. Pour autant, les mesures d’allégement ou d’exemption poursuivent des objectifs importants de politique publique, par exemple en matière d’emploi, qui priment sur la capacité de l’administration à assurer la prévisibilité des recettes et des comptes.

Je ne peux répondre à votre question sur l’IS car cet impôt est hors du champ de compétence de la direction de la sécurité sociale (DSS).

Sur la TVA, vous avez raison de souligner qu’eu égard à la part qu’elle représente dans les recettes de la sécurité sociale puisqu’elle compense notamment les allégements généraux de cotisations, – le moindre écart de recettes, et, a fortiori, s’il est important, comme celui enregistré en 2023, a un impact très fort sur l’équilibre des comptes de la sécurité sociale. À titre d’exemple, le projet de loi de finances rectificative (PLFG) comporte une rectification sur la prévision de recettes de TVA de 1,4 milliard d’euros. Pour une raison de calendrier, nous n’avons cependant pas pu prendre en compte son incidence dans le PLFSS. Or elle impactera défavorablement les comptes sociaux 2024 à hauteur de quelque 300 millions d'euros.

La DSS n’a pas de capacité de contre-expertise sur les prévisions de recettes de TVA, qui relèvent des autres directions du ministère des finances. La DSS intègre néanmoins l’évolution des prévisions au fur et à mesure qu’elles lui parviennent, sauf lorsqu’elles lui parviennent trop tard, ce qui fut le cas dans l’exemple que je viens de donner.

M. Jérôme Guedj (SOC). Après le président Éric Coquerel, je voudrais revenir sur le non-financement du Ségur de la santé et l’origine d’une partie du déficit de la sécurité sociale, sujet déjà abordé avec Franck Von Lennep lors de son audition la semaine dernière. Il ressort d’ailleurs d’une note de bas de page de l’annexe 5 du PLFSS, c’est-à-dire d’un document que vos services ont élaboré, que le montant du déficit de la branche maladie correspond quasiment au non-financement du Ségur de la santé. Le déficit de 15 ou 16 milliards traduit ainsi le choix qui a été opéré de ne pas financer le Ségur de la santé dont le coût, après une montée en puissance progressive, est aujourd’hui d'environ 13,6 milliards. Certes, vous n’êtes pas à l’origine de la décision du Ségur, qu’au demeurant nous approuvons car la revalorisation du salaire des soignants constitue une dépense justifiée, mais comment décider une dépense aussi massive– estimée à l’époque à 8,6 milliards d’euros – sans prévoir de recettes ? Dans le circuit de préparation des PLFSS y a-t-il eu un questionnement politique et administratif sur le moyen de financer cette mesure, en revenant sur des exonérations ou en votant des recettes nouvelles ? Comment décider une dépense si importante sans la financer ?

M. Pierre Pribile. J’ai déjà répondu à M. le président Coquerel. Cette dépense est désormais incluse dans les comptes. Toutes les mesures que le gouvernement proposera à votre assemblée de prendre auront vocation à combler le déficit. Au stade où nous en sommes, à l’aube de l’année 2025, nous mentionnons ce point lors de nos échanges avec les ministres – il figure d’ailleurs en annexe du PLFSS – mais, sans perdre la mémoire du passé, nous ne raisonnons plus pour savoir comment financer aujourd’hui une dépense décidée il y a cinq ans. Nous formulons des propositions en dépenses ou en recettes pour répondre à la situation telle qu’elle est à présent et parvenir à l’équilibre des comptes sociaux. Ainsi, dans nos notes de précadrage ou de cadrage du PLFSS, le sujet du Ségur de la santé constitue un sous-jacent, il ne donne pas lieu à un exposé explicite de financement a posteriori d’une dépense non financée.

Au demeurant, le Ségur n’est pas un cas isolé : il existe de nombreux exemples de dépenses décidées sans qu’en face soit prévue une recette, par économie ou gage. Nous devons donc résoudre une équation qui intègre une série de décisions de ce type et nous ne revenons pas, dépense par dépense, à la racine de chacune.

Mme Véronique Louwagie (DR). Ma question ne portera pas sur l’écart de prévision proprement dit. Vos propos et nos débats mettent en lumière un problème de financement de dépenses évolutives par des recettes assises sur les revenus du travail. Selon vous, notre système de financement de la protection sociale est-il toujours d’actualité ? Alors que les dépenses de soins continuent à augmenter tandis que les recettes n'évoluent pas de la même manière, ne conviendrait-il pas de revoir le financement de la protection maladie ? Celle-ci bénéficie à tous les Français, qu’ils travaillent ou non, tout en étant exclusivement financée par les revenus du travail ; s’il est juste que 65 millions de Français soient couverts, ne faut-il pas réfléchir à un autre système ? Avez-vous conduit des travaux pour proposer un autre dispositif de financement ?

M. Pierre Pribile. C’est un vaste sujet ! La question du financement de notre protection sociale est posée de manière permanente et le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFIPS) formule régulièrement des propositions.

Nous ne sommes plus tout à fait dans la situation que vous décrivez où seuls les revenus du travail financeraient l’assurance maladie. Ainsi, la contribution sociale généralisée (CSG), qui constitue une recette importante pour la sécurité sociale, est assise sur les revenus du travail mais aussi sur les revenus du capital et sur les revenus de remplacement. Historiquement, nous avons considérablement élargi le financement de la protection sociale : il ne repose plus uniquement sur les revenus du travail même si, in fine, seul le travail génère de la richesse et des recettes. Autre exemple, la TVA, qui compense les allégements de cotisations décidés pour des raisons économiques, est devenue un mode de financement majeur de notre sécurité sociale. Or elle n’est pas exclusivement assise sur le travail, loin s’en faut.

Cette évolution, normale, puisque, comme vous l'avez dit, l’assurance maladie est désormais universelle et n’est pas réservée aux seuls travailleurs de sorte que chacun doit y contribuer, est déjà bien engagée, et il n’y aura pas de retour en arrière. L’élargissement des modes de financement est nécessaire pour réduire l’écart entre les recettes et la dynamique propre des dépenses.

Pour autant, si l’on prend du recul, au-delà des prérogatives qui sont les nôtres, l’évolution des richesses constitue finalement le déterminant majeur des facultés de financement. Nous ne pourrons faire face à l’évolution des dépenses si nous ne produisons pas davantage de richesses.

La question du dynamisme des dépenses est également posée. Les dépenses d’assurance maladie, qui permettent un système de solidarité formidable au bénéfice de nos concitoyens, représentent 250 milliards d’euros, ce qui est considérable. Une partie de cette dynamique peut être freinée par un travail sur l’efficience de ces dépenses. Il est évident que sur un montant global de 250 milliards toutes ne sont pas toutes efficaces : il y a un travail quotidien à mener sur ce point. Ma conviction est que si cet effort indispensable sur l’efficience des dépenses permettra de rapprocher dépenses et recettes, il ne comblera pas le déficit actuel de 15 milliards d’euros.

Mme Véronique Louwagie (DR). Avez-vous mené des travaux en vue d’abandonner complètement les recettes assises sur les revenus du travail pour financer les dépenses maladie ?

M. Pierre Pribile. Non, pas depuis ma nomination en avril dernier.

Le sens de l’histoire n’est pas tant d’abandonner les recettes assises sur les revenus du travail que d’essayer d’élargir les sources de financement de façon à ce que le travail ne représente pas le seul contributeur pour la sécurité sociale. Nous cherchons moins à supprimer un mode de financement qu’à en organiser un dont le dynamisme soit le plus proche possible de celui des dépenses et qui soit le plus juste possible car tous nos concitoyens bénéficient de l’assurance maladie et tous doivent donc contribuer à mesure de leurs moyens.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les dépenses non compensées par des recettes constituent des choix politiques auxquels, n’en déplaise à M. Woerth, toute cette assemblée n’a pas participé.

Ma question porte sur les faillites. En 2023, avez-vous anticipé le nombre de faillites d'entreprises et les baisses de cotisations afférentes ? En fonction de votre réponse, compte tenu de l’accélération actuelle d’ouverture de procédures collectives, quelle est l'anticipation des baisses de cotisations pour 2025 ?

M. Pierre Pribile. Les faillites ne constituent pas une source explicative majeure des écarts entre recettes et dépenses de sécurité sociale. Nous suivons davantage l’évolution du reste à recouvrer des Urssaf ; or, cet indicateur n’est pas actuellement préoccupant. Nous ne sommes pas indifférents à ce qui se passe dans l’économie mais, actuellement, cela n’a pas un impact majeur sur la dynamique des recettes.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Si, malgré son ampleur, le nombre de faillites n'est pas préoccupant au regard des recettes de la sécurité sociale, qu’en est-il de son impact sur les dépenses sociales ?

M. Pierre Pribile. Si je comprends bien, vous posez la question de l’évolution potentielle de l’emploi. Le texte qui vous avait été soumis est bâti sur une hypothèse d’augmentation de la masse salariale en repli par rapport à celle de 2024, qui reste plausible à l’heure actuelle.

De mémoire, l’hypothèse de hausse de la masse salariale pour 2024 était de 3,2 % ; elle sera réalisée. La prévision est de 2,8 % en 2025, soit un léger repli, intégrant une forme de ralentissement de l’économie prévue par la direction du Trésor.

Mme Christine Arrighi (EcoS). À hauteur de combien de points de PIB, cette forme de ralentissement de l’économie est-elle intégrée dans vos prévisions ?

M. Pierre Pribile. Nous ne l’intégrons pas en point de PIB ; nous traduisons ces prévisions en recettes pour la sécurité sociale. Chaque indicateur économique ne donne pas lieu à une traduction particulière dans le budget de la sécurité sociale, c’est la résultante de nombreux indicateurs qui produit un objectif de recettes. Ainsi, je ne peux pas vous dire exactement le lien entre un indicateur donné et la recette figurant dans le document qui vous a été fourni. Je n’ai donc pas de réponse univoque à votre question.

Ce ralentissement est intégré. La question est de savoir s’il se produira ou non. Si ce n’est pas le cas, nous constaterons un écart à la prévision tel que celui à l’origine de votre commission d’enquête pour les années passées.

Au surplus, nous évoquons des prévisions sur une année qui n’a pas encore commencé ! À l’aube de 2025, notre travail est de traduire une hypothèse macroéconomique mais non de comparer une hypothèse à un début de réalisation, ce qui sera fait à la fin du premier trimestre 2025.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les futurs défauts de prévision donneront lieu à une autre commission d’enquête !

Ma deuxième question porte sur la fraude. Selon le rapport du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) et France Stratégie de septembre 2024, la fraude se situe du côté des entreprises et non des assurés. Dans le contexte de faillites massives que je viens d’évoquer, comment intégrez-vous le niveau de la fraude et comment vous semble-t-elle en mesure de prospérer ? Disposez-vous d’indicateurs spécifiques intégrés à vos modèles macroéconomiques ?

M. Pierre Pribile. Vous faites sans doute allusion au rapport du HCFIPS qui évalue la fraude sociale à 13 milliards d’euros dont la moitié provient d’une fraude à la contribution des entreprises ou des travailleurs indépendants.

La lutte contre la fraude constitue un enjeu majeur car, outre son impact financier, la fraude altère le consentement à notre système, son équité et l’égalité devant les charges publiques. Pour la combattre, nous fixons des objectifs aux caisses de sécurité sociale et nous leur accordons des moyens. Ainsi des postes supplémentaires d’inspecteurs et de contrôleurs ont-ils été alloués aux Urssaf. Cela produit des effets. Les indicateurs de fraudes identifiées et de recouvrements enregistrent une évolution positive, même s’il existe toujours un écart entre les deux du fait, par exemple, de la capacité d’une entreprise éphémère à disparaître opportunément avant de verser les redressements.

Le rapport du HCFIPS rappelle d’ailleurs que ce type de fraude ne peut donner lieu à un recouvrement intégral puisque de nombreux fraudeurs ont la capacité d'organiser leur insolvabilité ou de s’évanouir avant que les fraudes ne soient identifiées. Pour autant, nous ne relâchons pas nos efforts car il en va d’une question d’équité, au-delà même du rendement.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Une étude de l’Insee a démontré que le jour de carence n’avait pas fonctionné dans l’éducation nationale : une explosion des arrêts de longue durée est venue écraser les effets prétendument favorables de ce jour de carence.

Cependant, l’instauration de trois jours de carence dans la fonction publique a été annoncée par le gouvernement démissionnaire. Avez-vous évalué l'efficacité escomptée de cette réforme ? À quelle hauteur pour 2024 et 2025 ?

M. Pierre Pribile. Nous n'avons pas mené de travail de ce type car cette mesure concerne le budget de l’État. Aucune disposition n’est prévue en la matière pour le secteur privé dans lequel les jours de carence existent déjà avec des modalités différentes.

Nous ne sommes pas à l’origine de cette proposition et nous ne sommes pas en situation de chiffrer son impact car elle ne relève pas de la sphère de la sécurité sociale. La sécurité sociale ne rembourse pas les arrêts de travail des fonctionnaires ; ils sont compensés par l’État qui assure lui-même le remplacement du salaire.

Mme Perrine Goulet (Dem). En 2023, il avait été prévu que le rendement de la TVA serait peu dynamique en raison de l’affaiblissement de la consommation intérieure. Or le PLFSS 2024 est bâti sur une hausse de recettes de 3,2 milliards, que le HCFP trouvait optimiste. Pourquoi n’avoir pas suivi les mises en garde du HCFP ?

Dès mai 2024, la commission des comptes de la sécurité sociale a constaté une insuffisance de recettes de 5,4 milliards d’euros ; en juillet, le comité d’alerte a prévenu que la progression spontanée des dépenses de soins dépasserait la prévision à hauteur de 1 milliard d’euros. Dans de nombreux territoires, nos concitoyens peinent pourtant à se soigner ce qui amène à s’interroger sur la dynamique de ces soins de ville. Comment vos services ont-ils réagi face aux alertes ? Pourquoi les honoraires des médecins spécialistes, des masseurs-kinésithérapeutes et les indemnités journalières (IJ) ont-ils été mal calibrés pour 2024 ?

M. Pierre Pribile. En matière de TVA, nous sommes consommateurs de données. Nous ne savons pas prévoir l’évolution de ses recettes ; nous intégrons au fur et à mesure de leur communication les données fournies par nos collègues de Bercy sans être en mesure de les contre-expertiser.

Nous sommes en revanche contributeurs s’agissant des prévisions de dépenses d’assurance maladies. Il est exact que, par rapport aux difficultés d’accès aux soins dans certains territoires, la dynamique des dépenses peut surprendre. Cela démontre que le système de santé répond à la demande de soins. Contrairement au budget de l’État, le budget de la sécurité sociale n’est pas limitatif. Le PLFSS crée des règles de prise en charge puis les patients génèrent des dépenses en consultant et en se rendant à l’hôpital. L’évolution des dépenses suit donc les besoins de soins de nos concitoyens, ce qui est une bonne chose. Nous n’arrêtons pas de soigner au prétexte que l’Ondam est dépassé et cela est heureux ! Lorsque nous entrevoyons un dépassement de l’Ondam, nous disposons de leviers tels que des mesures réglementaires infra-annuelles. Il demeure qu’elles ont un impact résiduel. Nous essayons plutôt d’intégrer au mieux les dépenses de l’année écoulée pour bâtir le PLFSS de l’année suivante.

Dès lors que l’aléa est inévitable en matière de dépenses de soins, nous prévoyons aussi des mises en réserve sur l’Ondam. En 2024, elles se sont élevées à 700 millions d’euros. Cette année la dynamique étant supérieure aux mises en réserves, elles ne suffiront pas à combler l’écart entre les dépenses constatées et celles qui avaient été prévues. Chaque année, nous apprenons et nous intégrons les leçons des exercices passés.

En ce qui concerne les indemnités journalières, je n’ai pas de réponse à votre question. Nous sommes surpris du dynamisme de ces dépenses. Une partie de l’augmentation de leur montant s'explique par un « effet prix » : les IJ étant exprimées en taux de remplacement du salaire, la hausse des salaires liée à l’inflation se reflète dans les IJ. Il existe également un effet démographique : lorsque les seniors restent plus longtemps dans l’emploi, la probabilité d’arrêts de travail augmente. Toutefois, cet effet est partiellement compensé par la hausse du nombre de jeunes apprentis.

Nous constatons donc, sans pouvoir l’expliquer, une hausse généralisée des arrêts de travail quel que soit l’âge. La question qui se pose pour nous est de déterminer si ce comportement est durable et doit être intégré dans nos prévisions ou s’il est conjoncturel. Il est très difficile d’y répondre de manière univoque. Nous ne pouvons que nous tromper même si nous essayons de nous tromper le moins possible !

Mme Perrine Goulet (Dem). Afin de bien comprendre, je reviens sur la première partie de ma question relative à la TVA. Même si le HCFP estime qu’une prévision est incorrecte, si Bercy vous demande de l’intégrer, vous le faites ?

M. Pierre Pribile. Par principe, nous disposons tous des mêmes chiffres sinon les textes seraient incohérents. Il arrive que nous nous comprenions mal, mais cela reste tout de même assez rare car nous échangeons énormément.

L’hypothèse sous-jacente à nos textes est la même que celle sur laquelle le projet de loi de finances (PLF) est construit. Si Bercy ajuste sa prévision, nous ajustons la nôtre de la même manière. Lorsque le HCFP fait des remarques ou des observations, nous n’en tirons pas des conclusions différentes de celles d’autres administrations.

Mme Perrine Goulet (Dem). Nous devrions peut-être mieux regarder ce que nous dit le HCFP !

Pour revenir aux IJ, avez-vous lancé une campagne de sensibilisation des soignants au sujet des arrêts de travail ? Que mettez-vous en place pour lutter contre la fraude de certains soignants, mise en lumière par certains faits divers récents ?

M. Pierre Pribile. L’assurance maladie suit quotidiennement les dépenses relatives aux arrêts de travail et identifie, le cas échéant, les prescripteurs les plus prodigues. Cependant, chaque patientèle étant différente, il est difficile de repérer dans des chiffres la réalité d’une fraude ou d’une prescription excessive. La surveillance des arrêts de travail a néanmoins été renforcée au cours des derniers mois, compte tenu de l’évolution constatée des dépenses.

Comme pour les fraudes aux cotisations, l’assurance maladie a des objectifs en matière d’identification des fraudeurs et de perceptions d’indus. La moitié des fraudes évaluées par le HCFIPS sont le fait d’employeurs, alors que 10 % des 13 milliards d’euros de fraude sont commis par des professionnels de santé. Les actions de l’assurance maladie sont particulièrement importantes pour prévenir les fraudes, identifier les responsables et récupérer les sommes indues.

M. le président Éric Coquerel. Si je comprends bien, s’agissant de la TVA, il vous arrive donc de constater un écart entre les chiffres que vous observez et ceux communiqués par Bercy. Avez-vous le souvenir d’écarts suffisamment significatifs pour que vous décidiez de les signaler ? Cette question prend tout son sens puisque le manque de prévisibilité résulte notamment du rendement de la TVA.

M. Pierre Pribile. Nous n’avons aucune visibilité sur le rendement de la TVA : nous ne voyons que ce que voit l’Urssaf. Nous disposons de si peu d’éléments que nous ne contribuons même pas à la réflexion sur la prévision de l’atterrissage de la TVA. En d’autres termes, nous sommes de simples clients de cette prévision et de son actualisation.

M. le président Éric Coquerel. Je n’avais pas compris ça.

M. Christophe Plassard (HOR). Permettez-moi tout d’abord de vous remercier de votre présence et du travail essentiel que vous accomplissez au service de la sécurité sociale, qui est un pilier de notre modèle social. Alors que nous traversons une période marquée par des défis économiques et sociaux majeurs, la pérennité du système de protection sociale est au cœur des préoccupations des citoyens et des responsables politiques. Ces derniers s’inquiètent de la retraite et du vieillissement de la population, qui sont intrinsèquement liés.

Les retraites constituent d’ailleurs le poste essentiel des dépenses sociales, avant même les dépenses en matière de santé, d’éducation nationale ou de défense. Le vieillissement inexorable de la population fragilise le système de retraite par répartition.

Les mesures visant à conditionner les allocations familiales aux revenus des parents ont-elles contribué à la baisse du taux de natalité et, ce faisant, au vieillissement de la population ? Quelles mesures seraient souhaitables pour enrayer la baisse de la natalité ?

Par ailleurs, pensez-vous que la transition vers un système de retraite par capitalisation – même partiel comme dans la sphère publique – est inévitable ? Pensez-vous qu’il soit souhaitable, quand bien même nous serions parvenus, à terme, à rajeunir notre population ?

M. Pierre Pribile. Le vieillissement de la population est avant tout une bonne nouvelle. Il a cependant un fort impact sur les comptes sociaux, tant sur la branche vieillesse que sur la branche maladie ; les Français vivant plus longtemps, non seulement ils ont statistiquement besoin de plus de soins, mais ils en ont besoin plus longtemps. Il se traduit également par l’essor des maladies chroniques, qui représentent un coût considérable pour l’assurance maladie : grâce aux progrès de la médecine, un patient qui serait décédé prématurément d’une maladie aiguë est désormais un malade chronique.

La question à laquelle nous devons répondre est celle de son financement ; la réponse relève d’un choix éminemment politique, qui vous incombe chaque année lors de l’examen du PLFSS. L’existence même de la sécurité sociale permet à tous nos concitoyens de bénéficier du progrès médical, quels que soient leurs moyens et quel que soit le coût de leurs soins.

Par ailleurs, je ne dispose d’aucune donnée accréditant un lien de causalité entre l’évolution du mode de calcul des allocations familiales et celle de la natalité. Par-delà le versement de prestations financières, la branche famille a récemment concentré ses efforts sur les services rendus aux familles – garde d’enfant, accompagnement du congé parental et du congé de naissance – visant à rendre l’accueil d’un enfant aussi simple que possible.

Quant à la transition vers un système de retraites par capitalisation, il s’agit d’un choix entièrement politique. Elle n’a pour moi rien d’inéluctable du point de vue technique. Dans un système de retraites par répartition, les actifs financent les pensions de retraite de leurs parents ; la transition ne sera pas simple pour leurs enfants s’ils doivent financer celle de leurs parents ainsi que la leur dans le cadre d’un système de retraite par capitalisation.

M. Christophe Plassard (HOR). Dans le secteur public, une partie de la retraite repose sur un système de capitalisation. Ne faudrait-il pas l’introduire également dans le secteur privé, non pas pour se substituer au système actuel, mais pour le renforcer ?

M. Pierre Pribile. Ce choix est éminemment politique. Vous faites référence au régime complémentaire des fonctionnaires, dont les primes ne sont pas prises en compte dans les cotisations pour la retraite ; il a été instauré afin de compléter leurs pensions de base. Il existe déjà des systèmes de retraites complémentaires dans le secteur privé, fondés sur des cotisations plutôt que sur la capitalisation ; ils sont gérés par les partenaires sociaux et fonctionnent bien.

Faudrait-il cotiser davantage dans un système par répartition amélioré ou instaurer un système par capitalisation ? Les deux sont techniquement envisageables, mais le choix est parfaitement politique.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je m’exprime au nom du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires. Monsieur le directeur, vous êtes mis à disposition du ministre de l’économie en matière d’évaluation des éléments relatifs à votre mission. Je suis frappé par les pertes de recettes au regard des prévisions des deux dernières années ; elles s’élèvent à 4,8 milliards en 2023 et à 4,9 milliards en 2024. On nous explique que la croissance de la masse salariale a été surestimée, mais cet écart considérable est constant sur la période. Avez-vous influencé la direction du Trésor, qui synthétise les chiffres, ou vous êtes-vous mis d’accord sur cette estimation ?

La contribution sociale généralisée (CSG) et les prélèvements sociaux sur le capital présentent également des écarts, d’un montant de 1,8 milliard en 2023 et 2,7 milliards en 2024. Quant aux recettes de la TVA, dont un peu plus d’un quart contribue au financement de la sécurité sociale, elles accusent un recul de 12 milliards par rapport aux prévisions.

Les évaluations de recettes liées à la vente de tabac sont bien de votre ressort. Vous attendiez une hausse, à la suite d’une augmentation des prix, et nous constatons finalement une baisse des recettes. Je suis frappé, là encore, par le montant du manque à gagner, de 800 millions, par rapport à une recette de 12,9 milliards ; il fait suite à une perte plus modeste de 100 millions l’année précédente. Il me semble qu’il n’a pas été tenu compte du marché parallèle.

Enfin, les dépenses sont évaluatives et non limitatives. Or le déficit croissant des hôpitaux ne figure pas dans vos prévisions ; il est estimé, pour les seuls hôpitaux publics, à 2 milliards en 2025. Pourriez-vous nous éclairer à ce sujet, ainsi que sur le déficit des cliniques privées ?

M. Pierre Pribile. Nous ne prétendons aucunement influencer la direction du Trésor. Nous n’avons pas les compétences pour influer sur l’ensemble des hypothèses macroéconomiques pour l’année à venir ; la technologie nécessaire appartient à la direction du Trésor. Nous n’avons d’ailleurs pas un rôle d’influence, mais de collaboration entre directions, afin de conduire au mieux les politiques publiques. Il nous incombe d’ajuster les prévisions des recettes qui nous sont destinées à ce que nous constatons – à l’exception de la TVA, comme je l’ai expliqué. Notre apport est de plus en plus intéressant au fil de l’année, mais inexistant avant qu’elle commence : nous ne pouvons rien constater avant que les cotisations aient commencé à être versées. Nous n’avons donc pas d’influence sur l’hypothèse de départ, mais nous l’intégrons à nos prévisions. Par la suite, nous coopérons à rectifier l’hypothèse en fonction des encaissements constatés par l’Urssaf.

Vous avez raison, un écart de 800 millions a été constaté entre les recettes escomptées sur le tabac et ce que nous envisageons de collecter en fin d’année ; deux principaux éléments expliquent cette situation. Jusqu’à présent, lorsque l’on augmentait la fiscalité sur le tabac, le prix du tabac augmentait d’autant, mais pas davantage. Or en 2023 et en 2024, nous avons constaté l’augmentation du prix hors taxes du tabac ; peut-être les fabricants ont-ils anticipé sur le prix cible annoncé par les pouvoirs publics, préférant récupérer de la marge plutôt que de verser davantage de taxes ? C’est une hypothèse parmi d’autres. En tout cas, la hausse des prix a été bien supérieure à celle qu’aurait dû induire la seule augmentation de la fiscalité sur le tabac.

Le deuxième élément est sans doute lié au premier : la diminution des volumes de ventes a été supérieure à l’augmentation de la fiscalité, bien plus que lors des précédentes opérations de ce type, si bien que les recettes ont rapporté 800 millions de moins que prévu. Nous nous sommes posé la question du marché parallèle ; nous ne sommes pas naïfs au point de penser qu’elle est inexistante, en particulier quand les écarts de prix sont importants – c’est le cas avec certains pays limitrophes. En tout état de cause, une partie de cette moindre recette constitue une bonne nouvelle, puisqu’elle résulte d’une moindre consommation de tabac, dont on connaît les effets délétères sur la santé de nos concitoyens et donc, sur les dépenses de l’assurance maladie.

Des données, issues des études menées par Santé publique France (SPF) sur la consommation de tabac, permettent d’accréditer cette thèse puisqu’elles confirment une inflexion à la baisse en 2023. Une partie de ces 800 millions d’euros manquants correspond donc à une mauvaise nouvelle – une augmentation du trafic et des fraudes –, mais l’autre partie est une bonne nouvelle pour la santé publique et les comptes sociaux puisque la diminution de la consommation de tabac est aussi un effet recherché de la hausse de la fiscalité.

M. Gérault Verny (UDR). Vous avez expliqué qu’une transition vers un système de retraite par capitalisation soumettrait les enfants des actifs d’aujourd’hui à un double prélèvement, mais ce sont bien ces derniers qui devront supporter la dette de 3 300 milliards produite par le régime déficitaire des retraites !

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 prévoyait 631 milliards de produits, soit une augmentation de 5 % par rapport aux 600 milliards constatés en 2023. Comment avez-vous pu considérer une prévision aussi optimiste alors qu’aucune prévision macroéconomique n’allait dans ce sens ?

M. Pierre Pribile. L’augmentation des recettes figurant dans les PLFSS résulte toujours de deux éléments : les mesures nouvelles qui y sont présentées et l’évolution naturelle des recettes liées au dynamisme de l’économie. Même lorsque le climat économique n’est pas au beau fixe, la masse salariale augmente – une baisse des recettes ne pourrait résulter que d’un énorme choc économique. La dynamique de cette augmentation naturelle n’est généralement pas suffisante pour compenser la dynamique spontanée de l’évolution des dépenses, mais ce n’est pas parce que l’évolution des recettes est insuffisante qu’elle est négative.

M. Gérault Verny (UDR). Vous expliquez tout cela sur un ton docte, comme si les prévisions s’étaient avérées, mais ce n’est pas le cas ; surestimées, elles étaient erronées. J’aimerais que vous me répondiez plus précisément. La même question se pose pour les prévisions de recettes supplémentaires de l’impôt sur les sociétés : comment pouvez-vous prévoir une augmentation aussi importante des recettes de la sécurité sociale alors que la croissance attendue était de 1 % ?

M. Pierre Pribile. Il n’y a pas un lien univoque entre le taux de croissance et les recettes dégagées. Le principal déterminant des recettes de la sécurité sociale est l’évolution de la masse salariale, mais pour un taux de croissance donnée, la masse salariale peut évoluer de façon très différente. Une fois prise en considération la prévision du scénario macroéconomique de l’État, nous fournissons un travail non pas docte, mais acharné, pour lequel il n’existe ni solution unique ni contre-expertise.

Une fois connue l’évolution de la masse salariale, nous formulons différentes hypothèses : si elle est tirée par des revenus proches du smic, elle entraînera peu de recettes supplémentaires en raison des nombreuses exonérations de cotisations sur les bas salaires, alors que si elle est répartie de façon homogène sur l’échelle des salaires, elle sera plus profitable pour les caisses de la sécurité sociale. En tout état de cause, la prévision de recettes est le fruit d’un grand nombre d’hypothèses. L’écart est important entre les prévisions et le point d’arrivée : le déficit est de 18 milliards, contre 10 milliards prévus. Sur les 8 milliards d’écart, 6 sont dus à une surestimation des recettes. Cela étant, ces dernières augmentent par rapport à l’année précédente, certes insuffisamment, en raison de l’évolution positive de la masse salariale.

M. Gérault Verny (UDR). Selon la Cour des comptes, la fraude et les prestations indûment versées s’élèvent à 14 milliards d’euros dans la branche famille. Que mettez-vous en œuvre pour les réduire massivement, d’autant que ce montant correspond, à peu de chose près, à celui du déficit de la sécurité sociale ?

M. Pierre Pribile. Le dernier rapport particulièrement éclairant à ce sujet est celui du HCFIPS : il évalue le montant de la fraude à 13 milliards d’euros, sur un périmètre beaucoup plus large que la sécurité sociale au sens où nous l’entendons. Il s’agit d’une évaluation statistique : si nous connaissions exactement les montants, nous saurions où les récupérer.

Une partie de ce montant correspond à des prestations qui n’entrent pas dans le périmètre de la sécurité sociale et qu’on ne peut donc rapprocher des comptes sociaux : la prime d’activité, le RSA, les allocations de logement et les allocations de chômage, soit plus de 3 milliards. De manière générale, on ne peut rapprocher le montant de la fraude de celui du déficit de la sécurité sociale. Par ailleurs, ce dernier résulte davantage d’un écart de dynamiques que d’un écart de niveaux : on court après une dynamique de dépenses, que la dynamique de recettes ne suffit pas à compenser.

Nous avons amélioré nos outils d’évaluation de la fraude, dont le montant ne correspond pas à celui du déficit. Ce n’est cependant pas une raison pour ne pas agir et une grosse partie des efforts que nous menons vise à limiter la fraude. La branche famille a des objectifs à atteindre en la matière, concernant des prestations qui ne relèvent pas de la sécurité sociale, mais qui sont délivrées par des agents de la sécurité sociale.

Afin de fiabiliser le recours à certaines prestations – notamment le RSA et la prime d’activité –, nous avons lancé un chantier visant à préremplir les demandes d’allocation grâce aux données dont dispose déjà l’administration. En effet, tout ne relève pas de la fraude : les démarches sont d’une telle complexité que les allocataires ne savent pas toujours ce qu’ils doivent déclarer.

Je suppose que vous faites référence au rapport de certification de la branche famille par la Cour des comptes : il pointe une forme d’incertitude quant au bien-fondé des dépenses, liées pour partie à de la fraude, contre laquelle nous luttons, et pour partie à la complexité du système. Le chantier de préremplissage permettra de lutter contre les deux ; il est en cours d’expérimentation dans cinq caisses d’allocations familiales (CAF), avant une généralisation au cours du premier semestre 2025. Bien évidemment, les allocataires pourront corriger et compléter les formulaires préremplis, comme il est possible de le faire pour les déclarations d’impôt. Nous pourrons ainsi identifier les écarts entre les données dont nous disposons et ce que déclarent les allocataires, pour améliorer nos processus de collecte des données ou pour désamorcer d’éventuelles tentatives de fraude. Cela fait partie de nos efforts pour garantir le bien-fondé des dépenses réalisées par les CAF, qui ont un impact sur les comptes de l’État ou des collectivités locales.

M. le président Éric Coquerel. Je voudrais revenir sur la décorrélation entre la situation macroéconomique et les prévisions, évoquée par Mathieu Lefèvre. Vous avez expliqué qu’il n’y avait pas de décorrélation totale ; vous dites maintenant que l’effet de la croissance sur les prévisions n’est pas mécanique. Certes, il n’y a pas de lien direct : ainsi, si la masse salariale se maintenait alors que la croissance baissait, c’est la compétitivité globale qui diminuerait. Toutefois, une analyse du Fonds monétaire international (FMI) de 2016 estimait que si le lien n’est pas mécanique, il n’est pas non plus totalement inexistant. Dans la situation actuelle, il existe un lien entre l’augmentation des déficits et une croissance moins forte qu’estimée. C’est pourquoi je trouve votre réponse imparfaite : vous constatez qu’il n’y a pas de lien direct, mais comment envisagez-vous d’améliorer la situation ?

M. Pierre Pribile. Il y a une corrélation, mais on ignore laquelle ; elle peut fluctuer. Le taux de croissance n’induit pas, de manière univoque, un résultat attendu. Quand bien même il serait constant, la composition de la croissance et celle de la masse salariale peuvent différer d’une année à l’autre.

M. le président Éric Coquerel. Comment peut-on améliorer cela ?

M. Pierre Pribile. La prévision du coût des allégements généraux, qui s’élèvent à 80 milliards, est un sujet particulièrement complexe. Quelques pourcentages d’erreur peuvent provoquer des écarts importants – à la hausse ou à la baisse.

Nous menons le travail d’amélioration que vous appelez de vos vœux en nous basant sur notre expérience. Le choc d’inflation que nous venons de vivre, ainsi que la très forte dynamique salariale qui en a découlé, nous ont servi de simulation grandeur nature : le résultat que nous constatons aujourd’hui est le fruit de ce double choc sur le système. Dans notre modèle de prévision, nous avons pu ajuster les paramètres. Je ne peux cependant vous promettre qu’à l’avenir nos prévisions seront exactes au million d’euros près. Un exercice de prévision reste un exercice de prévision.

M. Fabien Di Filippo (DR). Le nombre d’arrêts maladie a augmenté de 30 % en onze ans, entraînant une dérive constante des indemnités journalières qui se chiffre aujourd’hui en milliards d’euros. Les conditions de travail dans les entreprises ne se sont pourtant pas dégradées dans des proportions justifiant cette hausse, et les arrêts maladies, qui cachent régulièrement bien d’autre chose qu’un problème de santé, sont souvent fort discutables.

Comment le nombre d’arrêts maladie et le coût des indemnités journalières ont-ils évolué en 2023 et 2024, non seulement par rapport à l’année précédente, mais aussi à vos prévisions ? Concrètement, comment y avez-vous pallié ?

M. Pierre Pribile. Effectivement, en 2023 et en 2024, les indemnités journalières ont largement contribué à la hausse des dépenses de l’assurance maladie. Il y a eu une rupture de tendance marquée après la crise du covid-19, que nous peinons encore à expliquer complètement.

L’indemnité journalière correspondant à une fraction du salaire de base, et les plafonds dépendant eux-mêmes du Smic, le choc d’inflation et la dynamique salariale erratique qui s’est ensuivie ont évidemment eu un effet sur l’évolution de la dépense.

Au-delà de cet effet « prix », imprévisible, et qui représente une part non négligeable de la hausse, il existe aussi un effet « volume ». Nous avons tout d’abord pensé qu’il était lié à l’âge : le taux d’emploi des seniors s’améliore, mais la probabilité d’être malade, et donc d’avoir besoin d’un arrêt de travail, augmente avec l’âge. Une fois ce paramètre isolé, la dynamique reste cependant identique ; l’effet de l’âge serait même plutôt négatif en 2024, puisque de plus en plus de jeunes arrivent sur le marché du travail – je pense notamment aux apprentis. Le taux de recours aux arrêts maladie augmente dans toutes les catégories d’âge.

Deuxième hypothèse : pendant la crise du covid-19, l’arrêt de travail relevait presque de l’autoprescription pour limiter les risques liés à l’évolution de l’épidémie, ce qui a pu créer une rupture dans le rapport de nos concitoyens au concept même d’arrêt de travail. Nous constatons néanmoins une hausse non seulement des arrêts de quelques jours, mais aussi des arrêts de longue – voire très longue – durée, qu’un changement de comportement ne saurait expliquer à lui seul : il faudrait donc creuser la piste épidémiologique. Pour l’heure, je ne peux pas vous apporter de réponse en la matière. Quoi qu’il en soit, nous travaillons sur les données dont dispose l’assurance maladie, afin de trouver des réponses plus structurelles pour limiter cette dépense.

M. Fabien Di Filippo (DR). Avez-vous un chiffrage des écarts dont les responsables politiques ont été informés ? Ces alertes formelles ont-elles été entendues ?

M. Pierre Pribile. Comme je l’ai dit, en 2024, s’agissant du dérapage de 1,2 milliard, 400 millions d’euros sont dus aux seules indemnités journalières. Face à cette situation, l’assurance maladie a renforcé ses actions de maîtrise médicalisée des dépenses en direction des patients, des prescripteurs et des entreprises et, parallèlement, l’abaissement à 1,4 Smic du plafond de la base de calcul de l’indemnité journalière, prévue dans le PLFSS pour 2025, aurait dû permettre de diminuer la dépense de l’assurance maladie de 600 millions d’euros – c’était un des paramètres de construction de l’Ondam pour 2025.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Puisque la clause de sauvegarde est une source de recettes, pourquoi ne pas avoir proposé son recalibrage dès que vous avez constaté le dérapage ?

Par ailleurs, quelles ont été les conséquences de l’abrogation du tarif forfaitaire de responsabilité (TFR) sur tous les produits contenant de l’amoxicilline, décidée le 31 juillet 2023 ?

Enfin, quelle part des indemnités journalières est versée au titre des arrêts de travail prescrits sur des plateformes en ligne, par rapport à la médecine de ville ou hospitalière ? Depuis le covid, il suffit d'aller cinq minutes sur les réseaux pour pouvoir se faire prescrire un arrêt de travail de trois à cinq jours – c’est presque de l’autoprescription !

M. Pierre Pribile. Techniquement, il aurait été possible d’abaisser le seuil de déclenchement de la clause de sauvegarde afin que son rendement permette d’absorber intégralement le dépassement des dépenses, ou presque. D’un point de vue politique, cette solution n’a pas été jugée opportune, car c’est un bouleversement important des règles du jeu, en particulier quand il intervient en fin d’année.

En revanche, le PLFSS pour 2025 prévoyait bien, en complément d’un plan d’efforts d’économie sur les produits de santé à hauteur de 600 millions d’euros, la possibilité d’abaisser le seuil de déclenchement de la clause de sauvegarde en fin d’exercice pour absorber la part d’écart qui n’aurait pas pu l’être grâce au plan d’économies.

Par ailleurs, je n’ai pas la réponse à votre question, très précise, sur l’amoxicilline.

Enfin, il me semble qu’il existe une disposition limitant à trois jours la durée des arrêts de travail prescrits en ligne. Or, comme vous le savez, la sécurité sociale ne verse des indemnités journalières qu’à compter du quatrième jour d’arrêt : au-delà de l’absentéisme dans les entreprises et des difficultés que cela peut créer pour l’économie, ces arrêts n’ont donc, par nature, pas de conséquences financières sur les comptes de l’assurance maladie.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Pour avoir testé, je vous garantis qu’il est possible d’obtenir un arrêt de plus de trois jours.

M. Pierre Pribile. En tout cas, normalement, pas de versement d’indemnités journalières.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Notre commission cherche à expliquer les écarts et à évaluer votre capacité de réaction. Au-delà des mesures que vous pouvez prendre pour l’exercice suivant, quelle est votre capacité réelle à freiner la dépense de l’exercice en cours – en valeur ou en pourcentage – lorsque vous constatez un écart entre les recettes et vos prévisions ou un dépassement de l’Ondam, comme ça a été le cas au printemps dernier ? La sécurité sociale est un gros paquebot, on imagine aisément l’ampleur de l’inertie.

M. Pierre Pribile. Au cours de l’année, elle est très faible, et globalement limitée au montant des mises en réserve, qui sont intégrées dans la construction de l’Ondam, et doivent justement permettre d’absorber un écart avec les prévisions. En 2024, elles étaient de l’ordre de 700 millions d’euros, ce qui aurait dû permettre de couvrir le dérapage, qui était évalué par le comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie à environ 500 millions d’euros en juillet. Dès lors que le dérapage a dépassé le milliard d’euros, la mobilisation des mises en réserve n’était évidemment plus suffisante.

Si c’est une mauvaise nouvelle sur le plan financier, le dynamisme des soins à l’hôpital public est plutôt positif sur le plan sanitaire, car cela prouve que, maintenant que la crise du covid est derrière nous, notre capacité de soins augmente. Reste que l’hôpital public doit inverser une tendance plus ancienne, ce qui complique l’évaluation de la dynamique de rattrapage, qui a été finalement plus rapide que celle que nous avions intégrée dans la construction de l’Ondam.

Au cours d’un exercice, nous pouvons également prendre des mesures réglementaires, comme la modification de la base de calcul de l’indemnité journalière – c’est une des pistes que nous avons instruites cet été à la demande du gouvernement – mais leur rendement reste relativement faible. Par exemple, décider en milieu d’année d’augmenter de cinq points le ticket modérateur sur les consultations médicales ne rapporterait que quelques centaines de millions d’euros. C’est bien loin d’être suffisant pour absorber l’écart constaté cette année, tout à fait inédit.

D’où la nécessité de bien calibrer les prévisions et, le cas échéant, de construire les exercices suivants de façon à absorber les écarts de l’exercice antérieur. C’est une des pistes d’amélioration sur lesquelles nous travaillons. Aujourd’hui, le comité d’alerte raisonne de manière annuelle. Il serait sans doute plus aisé de construire l’Ondam sur deux exercices, ce qui permettrait de maîtriser la dépense tout aussi efficacement – et même peut-être plus intelligemment –, sans avoir à prendre de mesures trop radicales en cas d’écart par rapport aux prévisions.

M. Jean-Pierre Bataille (LIOT). Aujourd’hui, les dépenses de l’assurance maladie liées aux médicaments s’élèvent à une trentaine de milliards d’euros. Avez-vous observé des écarts majeurs entre les prévisions et les dépenses réelles au cours des deux dernières années ?

Comme on le constate à l’étranger, certains traitements coûtent plusieurs millions d’euros ou de dollars. La montée en puissance des médicaments coûteux n’est pas sans conséquence sur les comptes de l’assurance maladie. A-t-elle déstabilisé vos prévisions de dépenses ? Êtes-vous inquiet de cette explosion des besoins en thérapies de pointe ? Destinées à un public très restreint, elles sont certes coûteuses, mais elles pourraient aussi être source d’économies à long terme.

M. Pierre Pribile. Le coût de ces traitements a effectivement un impact sur les dépenses, et nous sommes un peu inquiets même si, encore une fois, l’essor de ces solutions thérapeutiques est avant tout une bonne nouvelle sur le plan sanitaire – c’est tout le charme de nos sujets. Encore faut-il, ensuite, garantir l’accès à ces traitements, dont nos concitoyens ont rarement conscience du coût réel – et c’est tout à l’honneur de notre système de protection sociale : nos concitoyens souffrant d’un cancer, par exemple, n’ont pas à se demander s’ils auront les moyens de bénéficier d’un traitement qui coûte parfois des centaines de milliers d’euros.

Reste à savoir comment financer cet accès. Comme je l’expliquais, le dérapage des dépenses concernant les médicaments pour 2024 s’explique principalement par des remises sur les médicaments innovants inférieures de 1,2 milliard d’euros à ce qui était prévu.

Les remises relèvent de deux processus. D’un côté, les accords entre le Comité économique des produits de santé et les laboratoires, qui concernent les médicaments les plus coûteux, prévoient des clauses de volumes en vertu desquelles, au-delà d’un volume donné, le laboratoire rétrocède un pourcentage de son chiffre d’affaires, ce qui, mécaniquement, diminue ensuite le prix du médicament. De l’autre, le dispositif d’accès précoce des patients aux traitements les plus innovants – même si les laboratoires y voient probablement surtout le système le plus rapide d’accès au marché ! –, qui permet aux patients de commencer à être soignés avant la fin du processus d’évaluation et de négociation du prix du médicament. Pour faire simple : le laboratoire fixe son prix, auquel on applique une remise forfaitaire ; le prix issu des négociations est ensuite appliqué rétroactivement aux premiers mois ou aux premières années de traitement – c’est ce que l’on appelle le débouclage, qui lui-même génère des remises.

Or, cette année, le rendement des remises a été inférieur de plus de 400 millions d’euros à ce qui était prévu. Il y a donc bien un lien entre le dérapage et l’essor des médicaments innovants, et donc coûteux. Comme tous les autres pays dotés d’un système de solidarité étendu, nous devons nous interroger sur la manière d’absorber l’explosion du coût de ces traitements, qui alimente la dynamique des dépenses d’assurance maladie. À l’avenir, nous devrons sans doute mieux négocier le prix de ces produits, qui restent essentiels pour sauver des vies et améliorer la qualité de vie de nombre de patients. C’est, en tout cas, un des déterminants de l’équation, particulièrement complexe, de l’écart entre les dépenses et les recettes de notre système d’assurance maladie – pour l’année 2024, mais aussi les années à venir.

M. Jean-Pierre Bataille (LIOT). D’un point de vue prospectif, il serait intéressant d’évaluer les économies permises à long terme par le recours à ces nouveaux médicaments, capables de guérir ou de bloquer l’évolution de certaines maladies.

M. Pierre Pribile. Les conséquences des médicaments innovants sont saisissantes et dépassent le seul secteur sanitaire : le traitement contre l’hépatite C, par exemple, a permis de guérir des patients et donc d’alléger le système de santé du coût de leur prise en charge. Votre question soulève un point important : notre capacité à produire des études médico-économiques plus complètes, afin que la négociation des prix et la trajectoire de financement de la sécurité sociale prennent en compte ces conséquences économiques à long terme.

M. le président Éric Coquerel. Je vous ai vu acquiescer à l’intervention de Jean-Pierre Bataille, qui soulignait que, ces dernières années, il y avait eu à la fois une augmentation de la consommation de médicaments et de leur prix. À quel point cette double augmentation a-t-elle joué dans la variabilité des prévisions ?

M. Pierre Pribile. Le principal dérapage est celui de 1,2 milliard que je viens de présenter. Et s’il nous inquiète autant, c’est parce qu’il est révélateur de nos difficultés à prévoir le rendement des remises : c’est normal, car il est le fruit de centaines de négociations et de débouclages dont on ne peut anticiper le résultat, mais au regard des volumes concernés – le volume des remises versées sur les médicaments les plus innovants est passé d’à peine plus de 2 milliards avant la crise du covid-19 à plus de 10 milliards aujourd’hui – ; une erreur de prévision dans la dynamique, si minime soit-elle, a tout de suite des conséquences importantes. Par prudence, nous avions tablé sur une remise d’environ 20 %, alors que la dynamique des négociations était plutôt de 30 % à 40 % ces dernières années : malheureusement, nous nous sommes encore trompés de dix points, puisqu’on estime désormais qu’elles ne seront finalement que d’environ 8 %.

M. le président Éric Coquerel. C’est intéressant.

M. Michel Castellani (LIOT). Les prévisions sont toujours incertaines, en particulier dans un domaine multifactoriel comme le vôtre. Vous aviez prévu 10 ou 11 milliards de dépenses, il y en a finalement 16 ou 17. Dans l’absolu, c’est beaucoup, mais au regard de la masse globale, ce dérapage reste relatif.

En dehors des chocs imprévisibles, comment établissez-vous les prévisions ? Disposez-vous de modèles mathématiques et, le cas échéant, l’expérience passée permettra-t-elle de les améliorer ? Quel est le profil des personnels de la commission des comptes – mathématiciens, macro-économistes ?

M. Pierre Pribile. C’est gentil de relativiser le dérapage : certes, au regard de la masse financière en jeu, la plus petite inflexion peut avoir des effets très importants, mais cet écart reste une blessure pour tous ceux chargés de réaliser les prévisions au quotidien – des personnels très compétents, avec un haut niveau de diplôme. Nous sommes mortifiés, mais déterminés à comprendre la source de cet écart et à perfectionner nos modèles statistiques afin d’améliorer tant nos prévisions de départ que leur actualisation au fil de l’année.

En réalité, on ne se réveille pas un matin avec un dérapage de 8 milliards : c’est très progressif. Les dépenses sont actualisées au fil de l’eau, c’est ce qui rend difficile pour les ministres eux-mêmes de savoir à quel moment ils doivent réagir – d’autant qu’il n’est pas forcément souhaitable de donner un coup volant à chaque actualisation.

Nous travaillons à l’amélioration de nos outils, mais aussi de nos raisonnements et réactions face aux informations nouvelles. À cet égard, l’éclairage apporté par les rapports de la commission des comptes de la sécurité sociale est très instructif, et je vous invite à les consulter : dans un souci de transparence, ces 200 pages, fruit du travail des équipes de la direction générale de la sécurité sociale, fourmillent non seulement de données, mais aussi d’autocritique sur les raisonnements menés les années antérieures. Lorsque nous nous sommes trompés, en expliquer la raison à nos concitoyens et les assurer que nous ne reproduirons pas les mêmes erreurs est bien le moins que l’on puisse faire – même si, nous le savons tous, l’histoire ne se répète jamais à l’identique. Et c’est bien ce qui fait tout l’intérêt de nos métiers.

M. le président Éric Coquerel. Merci monsieur le directeur.

6.   Mercredi 11 décembre 2024 à 14 heures 30 – compte rendu n° 61

La Commission auditionne M. Emmanuel Moulin, ancien directeur général du trésor, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([6]).

M. le président Éric Coquerel. Notre audition se tient dans le cadre de nos travaux pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Elle est soumise, à ce titre, au régime défini à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que nos auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée, ainsi qu’à vous, mes chers collègues.

Après le propos liminaire, moi-même puis les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires pourront en poser ensuite, idéalement courtes et sans excéder deux minutes, afin de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le président et les rapporteurs pourront procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes.

Monsieur Moulin, je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Emmanuel Moulin prête serment.)

M. Emmanuel Moulin, inspecteur général des finances, ancien directeur général du Trésor. Je suis actuellement inspecteur général des finances, chargé de mission par le premier ministre sur la Nouvelle-Calédonie. J’ai été le directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances de juin 2017 à octobre 2020, puis directeur général du Trésor jusqu’en janvier 2024, date à laquelle j’ai été nommé directeur de cabinet du premier ministre, fonction que j’exerçais jusqu’au 5 septembre.

Avant de vous répondre sur mon rôle dans les prévisions de finances publiques en 2023 et en 2024, je souhaiterais rappeler que nous avons connu deux périodes distinctes au cours des sept dernières années. Dès l’été 2017, nous nous sommes engagés dans une consolidation budgétaire, pour tenir les objectifs de finances publiques de l’année. En 2018, notre déficit était de 2,3 % ; il était de 2,4 % en 2019, année au cours de laquelle nous sommes sortis de la procédure de déficit excessif dans laquelle nous étions placés depuis dix ans, en dépit de la crise des gilets jaunes.

En 2020 nous avons traversé, comme l’Europe et le monde, la crise du covid, qui nous a conduits à mobiliser nos finances publiques pour protéger l’économie française et les Français. Cette action a été efficace, puisqu’elle a permis à notre économie de renouer avec la croissance dès 2021. En 2022 et en 2023, nous avons subi deux nouvelles crises, dont l’ampleur a été masquée par la violence de celle subie en 2020. De fait, les crises énergétiques de 2022 et inflationniste de 2023 étaient sans précédent depuis la fin des années 1970. En 2022, le prix du gaz a été multiplié par cinq, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En 2023, nous avons connu un pic d’inflation à plus de 7 %, au plus haut depuis 1984. Nous avons traversé cette période dans un contexte macroéconomique très heurté et affecté par une très grande volatilité.

Je vous présenterai mon rôle en 2023, en tant que directeur général du Trésor, puis en 2024, comme directeur de cabinet de Gabriel Attal.

Votre commission souhaite des éclaircissements sur l’exécution du déficit de 2023, qui est ressorti à 5,5 % contre une prévision initiale de 4,9 %, ainsi que sur les écarts de prévisions des recettes fiscales. Concernant la croissance, la prévision était établie à 1 % dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023, un niveau un peu élevé pour le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Elle était dans la fourchette haute du consensus des économistes, qui s’établissait à 0,6 %. La Banque de France la fixait à 0,5 %. Notre prévision s’est révélée assez exacte, puisque la croissance s’est établie à 0,9 % en 2023. Son profil a été heurté avec un ralentissement au deuxième semestre et un fort ralentissement de la masse salariale en toute fin d’année.

S’agissant de la prévision de recettes, un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) indique que l’écart de 21 milliards d’euros entre l’estimation du compte provisoire et le PLF 2024 est essentiellement exogène et qu’il n’est pas exceptionnel : « L’écart de prévision sur l’année 2023 est substantiel car il faut remonter à la dernière crise économique d’ampleur (hors Covid-19), 2008, pour avoir un écart du même ordre de grandeur et dans le même sens […]. En valeur absolue, l’écart pour 2023 est comparable à plusieurs autres années de la série : 2021, 2020, 2017, 2009, 2008. Hormis 2017, il s’agit d’années marquées par des crises : crise financière et économique en 2008 et 2009 ou encore crise économique et sanitaire liée à la Covid-19 en 2020 et 2021. L’année 2023 peut être perçue comme une année de crise, mais moindre que celles précédemment citées, en raison de la forte inflation qui est réapparue en 2022 et 2023. En outre, la Commission européenne a maintenu la clause dérogatoire générale, qui suspend temporairement les règles du Pacte de stabilité et de croissance, jusqu’au 31 décembre 2023, ce qui illustre que, selon l’institution, la crise perdurait en 2023. »

À la lecture de ce rapport, on constate que, s’il y a bien des erreurs de prévisions, qui ne vont d’ailleurs pas toutes dans le même sens – on a souvent considéré que la direction générale du Trésor était trop pessimiste sur l’évaluation des recettes fiscales –, l’écart de 2023 est substantiel sans être exceptionnel.

Je voudrais revenir sur la note du 7 décembre 2023, qui alertait quant aux risques pesant sur l’exécution de l’année. Cette note, que j’ai signée avec ma collègue directrice du budget, précise que les dernières informations disponibles conduisaient à dégrader le solde 2023 à 5,2 %. Elle ne concerne que l’année 2023 et ne mentionne absolument pas 2024. Puisque vous l’avez lue, je n’entrerai pas dans le détail des écarts mentionnés, notamment sur les recettes fiscales, avec une révision des recettes de la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim), de la TVA, de la taxe sur les salaires, de l’impôt sur le revenu (IR), des droits de mutation à titre gratuit (DMTG), un peu plus dynamiques que prévu, et de la masse salariale, passant de 6,3 à 5,9 %, à l’origine d’une baisse de recettes de 1,7 milliard d’euros.

Par ailleurs, la note évaluait également des hausses de dépenses, par rapport à la prévision, qui dégraderaient le solde public d’environ 3 milliards d’euros. Toutefois, elle est souvent citée de manière partielle. Elle comprend en effet un point 3 intitulé « les aléas entourant cette prévision pour 2023 demeurent importants », notamment parce que nous n’avions pas le cinquième acompte d’impôt sur les sociétés (IS), qui nous avait surpris à la hausse en 2021, à hauteur de 10 milliards d’euros. Nous n’avions pas l’exécution budgétaire de l’État, pas plus que le reclassement de certaines opérations financières en dépenses publiques ou le classement de ces dernières en opérations financières.

La note s’accompagne d’une annexe, qui détaille vingt et un facteurs d’aléas, assortis d’un jugement sur la probabilité de leur occurrence – beaucoup d’entre eux sont dans un sens positif. La conclusion de la note est claire : la prévision de solde public pour 2023 sera réactualisée par la direction du budget et la direction générale du Trésor, une fois l’exécution budgétaire connue en janvier, levant une partie des aléas identifiés. Le déficit 2023 sera notifié par l’Insee lors de la publication du compte provisoire prévue le mardi 26 mars 2024. Dans la mesure où la prévision 2023 est encore sujette à de nombreux aléas, il n’est pas recommandé de communiquer sur cette mise à jour. J’ajoutais, et cela éclaire nos processus d’actualisation, qu’une nouvelle prévision serait réalisée par la direction générale du Trésor dans le cadre du budget économique d’hiver en février.

Cette note répond à deux des questions que vous m’avez posées dans votre questionnaire. Vous souhaitiez savoir quand nous avions pu constater que les prévisions de recettes n’étaient pas atteignables. Malheureusement, on ne le sait que quand nous disposons de l’ensemble de l’information nécessaire. Au moment où je signe cette note, il reste énormément d’incertitudes et de volatilité. Même s’il y a un risque, on ne peut pas dire le 7 décembre que les prévisions sont inatteignables.

Quant à savoir si l’écart est significatif, lorsque j’écris la note, l’écart de 0,3 point sur le déficit – à 5,2 au lieu de 4,9 – ne me semble pas ne pas pouvoir être infirmé dans le compte définitif publié par l’Insee, l’expérience des années passées montrant un biais pessimiste. En 2019, la prévision de la note ministres de décembre est à – 3,2 %, le chiffre de l’Insee publié en mars à – 3 %. En 2020, cette même prévision est à – 10,2 %, le provisoire de l’Insee à – 9,2 %. En 2021, la prévision est à – 7,5 % et le provisoire de l’Insee à – 6,5 %. En 2022, il n’y a pas de note ministres en décembre mais une note post-exécution budgétaire de l’État, en janvier, à – 4,9 %, tandis que le provisoire de l’Insee est à – 4,7 %.

S’agissant du PLF 2024, à la préparation duquel j’ai contribué, je souhaite répondre à deux de vos questions. La première porte sur la prévision de croissance pour 2024, initialement définie à 1,4 % dans le PLF 2024 et ramenée à 1 % par le ministre en février 2024. La prévision pour le PLF 2024 se fait au cours de l’été 2023, vers la fin du mois d’août. Lors de l’élaboration du projet de loi de finances, la prévision de croissance est proche de celle des institutions internationales, qui nous servent, en quelque sorte, de benchmark. La Commission européenne et l’OCDE prévoient une croissance de 1,2 % et le Fonds monétaire international (FMI) de 1,3 %. Notre prévision n’est donc pas absolument hors des clous. D’ailleurs, nous avons un garde-fou : le Haut Conseil des finances publiques, qui vérifie la plausibilité et la crédibilité de nos prévisions de croissance. Dans ce cas, il a noté qu’elle était peut-être dans la fourchette haute des prévisions sans être décalée. Le faible dynamisme de la croissance en fin d’année 2023 a conduit à la réviser en février 2024.

La seconde question porte sur la prévision d’élasticité des recettes fiscales et le choix fait à 0,6 en 2023 et à 1,1 en 2024. Le Trésor ne fixe pas une élasticité a priori. Les prévisions de recettes sont déduites d’un premier scénario macroéconomique et confrontées à l’augmentation du PIB en valeur. La prévision d’élasticité est un output, pas un input.

Comme vous l’a dit hier mon successeur, Jérôme Fournel, la norme, c’est que l’élasticité des prélèvements obligatoires évolue comme le PIB sur longue période, avec des profils relativement heurtés. En prévoyant une élasticité sensiblement dégradée à 0,6 en 2023, nous cherchions à anticiper un contrecoup par rapport aux élasticités beaucoup plus fortes de 2021 et de 2022. Il s’est montré plus dur que prévu, puisque l’élasticité a été de 0,4.

Pour 2024, notre prévision initiale était proche de l’unité, ce qui se justifiait par un nouveau contrecoup après la très faible élasticité de 2023. Étant donné que nous n’avions pas encore l’information sur la dégradation supplémentaire de 0,2 point, le raisonnement d’un retour à la moyenne était crédible. En moyenne, sur 2021 à 2024, malgré un profil très heurté, nous avions fait l’hypothèse d’une élasticité unitaire. Mais, dès le programme de stabilité, en avril 2024, nous l’avons révisée à la baisse, à 0,8, au vu des informations reçues, notamment sur l’exécution 2023. Je crois que les prévisions actuelles du gouvernement se situent autour de 0,7.

Je vous propose de revenir désormais sur mon rôle en 2024, en tant que directeur de cabinet du premier ministre, et sur les décisions que nous avons prises. Quand j’ai pris mes fonctions, j’ai immédiatement fait part au premier ministre des informations qui étaient en ma possession, ainsi que de la situation dégradée de nos finances publiques. Dès les premiers jours, le premier ministre a dit à ses ministres à quel point les enjeux de finances publiques seraient importants et qu’il démentirait toute annonce qui n’aurait pas été validée par Matignon. Ensuite, il a demandé à ses ministres, en concertation avec lui, de prendre un certain nombre de mesures de rétablissement des comptes publics. Dès le 21 janvier, Bruno Le Maire annonçait la décision difficile que nous avions prise de mettre fin au bouclier sur le prix de l’électricité. La taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) avait été abaissée à 1 euro ; nous l’avons fait remonter à 21 euros, pour 6 milliards d’euros d’économies.

Le lendemain, Catherine Vautrin et Bruno Le Maire ont annoncé le doublement des franchises médicales, soit une économie pour la sécurité sociale de 800 millions d’euros en année pleine.

Le 12 février, le premier ministre a publié un décret modifiant les dispositifs de soutien aux véhicules propres, avec un arrêt du leasing à 100 euros, dont le succès risquait de dépasser l’enveloppe allouée. Nous avons également diminué le bonus pour les Français les plus aisés.

En février, nous avons reçu une première alerte formelle sur le fait que la cible de déficit de 2024 ne serait sans doute pas respectée. Ce décalage était lié au dérapage du déficit 2023 et à de moindres recettes, en raison d’une croissance plus faible que prévu. La note de conjoncture de l’Insee faisait état d’un acquis de croissance de 0,5 % à la fin du premier semestre, rendant difficile l’atteinte d’une croissance de 1,4 %. Nous avons donc révisé à la baisse la prévision de croissance et rehaussé la cible de déficit dans le cadre du programme de stabilité.

Le 13 février, à peine quelques jours après que nous avons reçu les éléments du ministère des finances sur le budget économique d’hiver, nous avons révisé la prévision de croissance à 1 % – nous avons finalement été assez prudents, puisque l’acquis de croissance à la fin du troisième trimestre 2024 est d’ores et déjà de 1,1 % – et nous avons décidé d’adapter en conséquence nos dépenses, en mettant un frein d’urgence de l’ordre de 20 milliards d’euros.

Le 26 mars, nous avons publié la cible révisée de déficit pour 2024 dans le cadre du programme de stabilité, à 5,1 % contre 4,4 %.

Pour ce qui concerne la dépense, deux dispositifs ont été mis en œuvre pour réaliser les 20 milliards d’euros d’économies : un décret d’annulation de 10,2 milliards d’euros – le plus important publié sous la Ve République – et des gels de dépenses de 10 milliards d’euros supplémentaires sur le budget de l’État, de la sécurité sociale et des collectivités locales. Le décret d’annulation, publié le 21 février, est inédit. En dix jours, nous inscrivons 10 milliards d’économies, sur le ministère du travail, les chèques aux ménages, la masse salariale de l’État et l’aide publique au développement. En juillet, nous portons à 16,5 milliards d’euros le montant des crédits gelés pour 2024, afin qu’ils puissent être annulés en fin de gestion. Nous prévoyons un paquet de mesures réglementaires sur la sphère sociale, de façon à réaliser des économies.

Parallèlement, même si l’objectif n’est pas le budget mais le plein emploi, nous annonçons une réforme de l’assurance chômage, qui aurait eu à terme des effets favorables sur les finances publiques.

Le premier ministre lance également une mission sur la taxation des rentes pour disposer de 3 milliards d’euros de recettes supplémentaires, dès 2024.

La décision de ne pas faire de projet de loi de finances rectificative (PLFR) à ce stade a été prise par le premier ministre, après en avoir débattu avec le ministre de l’économie. Nous aurions eu des textes financiers, s’il n’y avait pas eu de dissolution. Nous avions bien sûr dans l’optique d’avoir un projet de loi de finances de fin de gestion et un projet de loi de finances pour 2025. Mais les dispositifs que nous avions à notre portée nous permettaient de réaliser des économies immédiatement, sans attendre le vote d’un PLFR, en plein accord avec les dispositions de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), puisque nous avons respecté son plafond, qui nous permettait d’aller un peu au-dessus de 10 milliards d’euros. Ces économies pouvaient être mises en œuvre immédiatement sans risque et sans délai. D’autre part, le PLFR était intéressant pour augmenter des impôts, ce qui n’était pas dans notre optique. Nous avions quand même la perspective d’obtenir environ 3 milliards d’euros de recettes sur les rentes, ce qui pouvait se faire en PLF 2025 avec une petite rétroactivité.

Pour 2025, malgré la dissolution, nous avons souhaité préparer un PLF et des éléments d’un projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), pour que le gouvernement qui succéderait à celui de Gabriel Attal dispose d’une base de travail. C’est ce que nous avons appelé un « budget réversible ».

Sur le PLF, nous avons préparé des lettres plafonds que le premier ministre a signées le 20 août pour un budget « zéro valeur » représentant des économies d’à peu près 15 milliards d’euros par rapport au tendanciel. Ces plafonds ont d’ailleurs été repris par le gouvernement, qui en a assoupli certains.

Sur le PLFSS, les revues de dépenses que nous avons faites nous ont permis de préparer de nombreuses économies, dont certaines ont été également reprises par le gouvernement, notamment en ce qui concerne les indemnités journalières.

Sur les collectivités locales, la loi de programmation des finances publiques (LPFP) définit des prévisions de dépenses inférieures à l’inflation de 0,5 %. Malheureusement, nous sommes désarmés pour en maîtriser l’évolution. L’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques, qui prévoyait un dispositif de contrôle semblable à celui des contrats de Cahors, a été supprimé par le Sénat. Cet élément de maîtrise de la dépense publique n’a pas pu être mis en œuvre, ce qui a beaucoup pesé sur l’évaluation du déficit pour 2024.

M. le président Éric Coquerel. Depuis 2017, la tendance est à la baisse des prélèvements obligatoires. La Cour des comptes l’a documentée : 62 milliards d’euros de perte de recettes, dont 45 milliards depuis 2019. La part des recettes publiques est ainsi passée de 57,7 % du PIB à 57 % en 2023 ; jusqu’à récemment, cette perte était partiellement compensée par leur dynamique spontanée mais aussi par une diminution des dépenses, qui sont tombées, sur la même période, de 54,3 % à 51,6 %.

Lorsque les perspectives économiques étaient favorables, les effets sur les finances publiques des baisses d’impôts étaient plus limités. En revanche, dès lors que la conjoncture se retourne, les recettes baissent brutalement. Ne pensez-vous pas que la politique menée depuis 2017 a renforcé l’effet d’un ralentissement de l’activité économique sur les rentrées fiscales et rendu plus difficile l’exercice de prévision ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas sûr que l’on puisse établir un lien direct entre les baisses d’impôts et l’exercice de prévision.

Les baisses d’impôts se sont élevées à peu près à 60 milliards d’euros, répartis équitablement entre les ménages et les entreprises. La baisse du taux de l’IS de 33 % à 25 % ne s’est pas traduite par une diminution du bénéfice fiscal mais, bien au contraire, par son assez fort dynamisme. En revanche, la constance de la politique fiscale du gouvernement a permis aux entreprises et aux investisseurs internationaux d’anticiper en toute connaissance de cause, ce qui a été favorable à la croissance.

Il y a évidemment des cycles économiques et des crises. Il était difficile de prévoir l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la crise du covid et la crise inflationniste – de fait, personne n’avait prévu ces trois crises. Je ne pense donc pas que l’on puisse faire de lien entre les prévisions et les déficits, lesquels se sont accumulés depuis 1974. Les finances publiques ont en effet toujours été déficitaires depuis cette date, avec 2 ou 3 % y compris en période de haut de cycle. Nous plongeons donc plus que les Allemands lorsque la conjoncture se dégrade, puisqu’ils sont à l’équilibre en période normale et ne descendent à notre niveau habituel de déficit qu’à l’occasion de crises.

Selon moi, le niveau de nos déficits n’est pas lié uniquement aux baisses d’impôts : il résulte aussi du niveau et de la dynamique des dépenses. C’était l’un des éléments qui préoccupait la direction générale du Trésor lorsque je la dirigeais. Si l’on compare la structure de la dépense publique en France par rapport à celle de la zone euro, on voit que la différence principale tient aux dépenses sociales.

Par ailleurs, nous nous défendons assez bien en matière d’impôts puisque le dernier baromètre indique que, malgré les baisses d’impôts, nous sommes quand même le pays qui a le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé du monde.

M. le président Éric Coquerel. Je vais poser la même question un peu différemment.

Les premières années d’application de la baisse de taux d’imposition, notamment en matière d’IS, correspondent à une forte relance de l’activité économique et de la croissance à la suite de la crise du covid. Comme vous l’avez indiqué, la baisse de ces taux n’a pas conduit à moins de recettes, bien au contraire.

Peut-on considérer que la hausse exceptionnelle de l’activité après la pandémie a masqué les effets de la baisse des taux d’imposition, lesquels se sont manifestés lors du reflux de l’activité économique ? Ce phénomène a-t-il affecté la qualité de la prévision ?

M. Emmanuel Moulin. On assiste toujours à un phénomène de rebond après une crise. On l’avait déjà vu après celle de 2008-2009. Ce n’est donc pas exceptionnel.

En revanche, l’ampleur de la baisse du PIB et de la dégradation des finances publiques lors du covid en 2020 est exceptionnelle, de même que celle du rebond qui l’a suivi. Mais, si l’on regarde l’évolution de l’IS en 2023, on voit que l’excédent brut d’exploitation (EBE) augmente de 14 % alors que le bénéfice fiscal, lui, n’augmente que de 1 %. Le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) analyse de manière assez détaillée cette évolution, qui s’explique pour l’essentiel par des phénomènes indépendants de la politique fiscale.

Tout d’abord, la composition sectorielle de l’EBE a été défavorable. La progression de l’EBE s’explique en effet principalement par la situation d’un grand énergéticien national qui avait subi beaucoup de pertes l’année précédente et fait beaucoup de bénéfices en 2023. Il a évidemment reporté ses pertes, ce qui explique largement la déconnexion entre l’évolution de son EBE et celle de l’IS.

Ensuite, la situation du secteur financier s’est révélée lors du versement du cinquième acompte, et ce phénomène pouvait assez difficilement être anticipé. Ce secteur rapporte son EBE de manière globale, y compris celui résultant de ses nombreuses activités internationales. Mais la situation domestique du secteur financier a été affectée par une question de gestion de l’actif et du passif. Lorsque les taux d’intérêt augmentent, le coût de la ressource s’accroît mais, comme l’actif est composé essentiellement de prêts immobiliers à taux fixes, cela entraîne une dégradation des profits des établissements financiers. Nous n’avions pas perçu cette dernière lorsque nous avons fait les prévisions.

L’IGF a bien fait de recommander d’étudier de manière plus fine les évolutions de l’EBE par secteur. C’est assez compliqué car l’EBE publié par l’Insee chaque trimestre fait l’objet de nombreuses révisions. Ce n’est pas forcément une information très fiable. Mais nous devrions pouvoir mieux anticiper des phénomènes importants comme ceux qui ont affecté un énergéticien ou le secteur financier en 2023.

M. le président Éric Coquerel. Je reviens sur une question concernant l’IS que j’ai posée à M. Jérôme Fournel, qui m’a renvoyé vers le Trésor. Alors que la prévision de recettes était de 55,3 milliards d’euros dans la loi de finances initiale (LFI) pour 2023, la prévision augmente de 12,1 milliards d’euros dans le cadre du programme de stabilité, pour atteindre 67,4 milliards d’euros.

Quand on suit les évolutions suivantes, on se rend finalement compte qu’il aurait été avisé de conserver la prévision initiale. Après les 67,4 milliards d’euros du programme de stabilité en avril, le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2023 ne prévoyait plus que 61,3 milliards d’euros, tandis que l’exécution a abouti à 56,8 milliards d’euros, soit un niveau légèrement supérieur à la prévision initiale pour 2023.

Pourriez-vous indiquer quelles étaient les évolutions qui ont pu expliquer ce relèvement de la prévision et qui vous ont permis de vous écarter de l’estimation considérée comme centrale par la direction générale des finances publiques (DGFIP) sur la base de l’analyse des données relatives aux acomptes de fin d’année ?

M. Emmanuel Moulin. Il faudrait que je demande à mes collègues la raison pour laquelle les prévisions de recettes ont été augmentées.

J’imagine que cela s’explique par le caractère très particulier de l’année 2023 en matière de croissance. Le début de l’exercice a été assez dynamique, avec un très bon deuxième trimestre. Puis la conjoncture s’est retournée et la croissance est devenue quasiment atone au deuxième semestre. C’est probablement pour cette raison et du fait des estimations de l’EBE que la prévision de recettes a été rehaussée au moment du programme de stabilité. Je vous propose de vous faire parvenir une petite note sur ce point, car je ne me souviens pas de tout.

M. le président Éric Coquerel. À la lecture du rapport de l’IGF sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, je comprends que cette erreur de prévision était évitable. Selon ce rapport, une analyse par secteur économique, et notamment des résultats d’EDF, aurait pu conduire à corriger l’indicateur macroéconomique habituellement utilisé, c’est-à-dire l’EBE.

Comment expliquez-vous que cette analyse n’ait pas été menée par vos services, notamment lorsque vous avez relevé de 12,1 milliards d’euros la prévision de recettes d’IS dans le cadre du programme de stabilité ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne pense pas que nous disposions de tous les éléments sur les bénéfices fiscaux au moment de l’élaboration de ce programme. Les bénéfices de l’année n sont en effet connus en juin de l’année n + 1.

Je vous ai déjà en partie répondu sur l’analyse sectorielle. C’est une bonne recommandation de l’IGF ; mon successeur l’a faite sienne et les équipes y travaillent. Mais ce n’est pas évident car cela suppose de s’appuyer sur des données suffisamment robustes en matière d’EBE pour pouvoir prévoir les évolutions des bénéfices et de l’IS par secteur.

M. le président Éric Coquerel. Dans votre réponse sur la décision de ne pas recourir à un PLFR, vous avez utilisé le « nous ». Celui-ci englobait-il le directeur de cabinet et M. Attal ?

M. Emmanuel Moulin. Cette décision appartient in fine au premier ministre, donc, en l’occurrence, à M. Attal.

M. le président Éric Coquerel. La semaine dernière, en réponse à une question de Charles de Courson, M. Fournel a admis qu’il y avait eu aussi une réunion à l’Élysée sur cette question.

Le « nous » que vous avez employé inclut-il le président de la République ?

M. Emmanuel Moulin. La Constitution prévoit que c’est le premier ministre qui dépose les projets de loi et qui décide. Mais il voit le président de la République toutes les semaines et il y a effectivement eu des réunions sur ce sujet avec ce dernier. C’est normal.

M. le président Éric Coquerel. Dernière question, un peu directe. Vous avez été directeur général du Trésor mais, auparavant, vous aviez été conseiller au cabinet du ministre de l’économie. Quelques années plus tard, vous êtes devenu le directeur de ce cabinet. Pourriez-vous nous informer sur le niveau d’étanchéité entre l’administration et le politique s’agissant des prévisions de recettes ? N’était-il pas d’usage, pour des raisons politiques, de boucler un compte avec des économies à documenter ou des scénarios de hausses de recettes s’écartant sensiblement d’un scénario technique ?

M. Emmanuel Moulin. Tout d’abord, il y a évidemment une interaction entre la décision politique et la prévision. Les services font des propositions de taux de croissance et c’est le ministre qui choisit celui qui est retenu. Cela rétroagit sur l’ensemble des prévisions, en particulier sur celles qui concernent les recettes. Cependant, depuis plusieurs années le taux de croissance retenu ne peut pas vraiment s’écarter du consensus car le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) veille.

Ensuite, lorsque des mesures nouvelles sont prévues, des estimations sont faites pour évaluer leur rendement. Cela donne lieu à une discussion avec les cabinets pour essayer de documenter ce rendement. Nous travaillons souvent avec la direction de la législation fiscale (DLF), qui est beaucoup mieux armée que nous pour faire ce travail. S’agissant de la Crim, nous avions demandé à la Commission de régulation de l’énergie (CRE) de nous aider à estimer son rendement. Enfin, on procède à l’évaluation du niveau des différentes recettes fiscales.

J’ai quand même eu une expérience assez longue. Les prévisions sont présentées au cabinet du ministre. Celui-ci pose bien entendu des questions sur la manière dont a été évalué le produit de tel ou tel impôt, mais je n’ai jamais vu un ministre demander de changer un chiffre qui lui était présenté et je ne l’ai jamais fait en tant que directeur de cabinet.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’évaluation de l’élasticité des prélèvements obligatoires au PIB est l’une des causes de l’erreur de prévision de recettes, qui pèse lourdement sur l’aggravation des déficits en 2023 et plus encore en 2024.

Considérez-vous que cette prévision en matière d’élasticité a été manifestement extrêmement optimiste ? L’a-t-elle été pour des raisons techniques ou bien pour des raisons politiques – parce que cela permettait un ajustement qui correspondait à ce que souhaitait le gouvernement ?

M. Emmanuel Moulin. Il faut distinguer 2023 de 2024. En 2023, nous avions retenu une prévision d’élasticité de 0,6, c’est-à-dire un niveau extrêmement faible, rarement vu. Un graphique figurant dans le rapport de vos collègues du Sénat montre que l’évolution de l’élasticité est extrêmement heurtée, mais aussi que la prévision retenue était assez pessimiste.

Il se trouve que, cette année-là, le résultat a finalement été pire, puisque l’élasticité a été de 0,4. Je ne pense donc pas qu’on puisse dire que nous avons été excessivement optimistes en 2023. Il faut se rappeler que nous avions été très pessimistes en 2021 et en 2022. Nous avions expliqué au ministre que l’élasticité serait proche de l’unité mais, de façon un peu surprenante, elle a finalement été de 1,5. Nous avons donc retenu le chiffre de 0,6 en 2023 car il correspondait au point bas que nous étions en mesure de justifier.

En 2024, nous avions prévu une élasticité de 1,1 en suivant le raisonnement selon lequel elle reviendrait vers sa norme, c’est-à-dire l’unité. Notre calcul, qui a consisté à prendre la moyenne des élasticités – très heurtées – de 2021 à 2024, donnait à peu près une élasticité unitaire pour 2024. Cette prévision s’est révélée effectivement un peu optimiste.

Des éléments de contexte et de conjoncture font que l’on se retrouve avec une élasticité plus faible que prévu. Cette dernière a été révisée à 0,8 en avril, au moment de l’élaboration du programme de stabilité, et je crois que le gouvernement actuel l’estime désormais à 0,7.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pouvez-vous expliquer comment vous construisez la prévision d’élasticité ? Le pivot est à l’unité, ce qui paraît cohérent. Mais la volatilité est très forte puisque l’élasticité peut passer de 0,4 à 1,5 selon les années, soit une variation de un à trois. Quelle est la méthode utilisée pour la prévision et quelles sont les causes d’écarts aussi importants ?

M. Emmanuel Moulin. Comme je l’ai déjà indiqué, l’élasticité est une résultante. On ne bâtit pas les prévisions en fixant au préalable tel ou tel niveau d’élasticité. On s’attache d’abord au cadre macroéconomique, avec des prévisions en matière de croissance, de consommation et d’investissement. Cela se traduit par des prévisions pour les finances publiques. Nous ne travaillons pas seuls dans notre coin : nous discutons des prévisions pour chaque impôt avec l’ensemble des directions concernées – DGFIP, DLF, direction du budget, direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI)... Nous additionnons les résultats des prévisions de toutes les recettes fiscales avant d’y ajouter les cotisations sociales, qui sont liées à la masse salariale, pour obtenir un montant de prélèvements obligatoires que l’on compare au PIB en valeur ; et cela donne une élasticité. Le résultat fait l’objet d’un test de cohérence pour vérifier qu’il n’est pas hors normes, notamment par rapport à une élasticité unitaire sur la moyenne de la période.

Il en résulte effectivement des élasticités potentiellement différentes d’une année sur l’autre. Lors d’une crise économique, l’élasticité est très faible ; inversement, en cas de rebond de l’activité on peut avoir une surréaction des prélèvements obligatoires. Cela a notamment été le cas en 2021 et 2022. Puis l’on finit normalement par rejoindre une moyenne unitaire.

C’est la raison pour laquelle, après la très forte chute constatée en 2023, le test de cohérence réalisé pour 2024 amenait à un retour vers une élasticité proche de la moyenne, donc de l’unité. Par ailleurs, l’année 2024 a été un peu heurtée, pour des raisons économiques et du fait d’autres événements.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’en viens à des questions un peu plus politiques, liées à vos fonctions de directeur de cabinet du premier ministre.

Vous avez évoqué la note du 7 décembre, qui alertait sur la dégradation du solde de 2023. D’autres éléments ont été pris en compte dès le début de l’année 2024 et ils ont conduit au décret d’annulation de février 2024.

Se pose ensuite la question de la présentation éventuelle d’un projet de loi de finances rectificative. J’aimerais savoir qui s’y est vraiment opposé. Je me souviens d’avoir reçu courant avril un appel du ministre de l’économie en ma qualité de président d’une formation politique. Il m’avait fait part de son souhait de présenter un PLFR. Comment a-t-on abouti à la décision de ne pas recourir à un tel projet ? Qui a pris cette décision ? Est-ce le premier ministre, le président de la République, ou bien les deux ? Dans quel cadre, au cours de quelles réunions et selon quelles modalités ?

M. Emmanuel Moulin. Il n’y a pas de mystère sur le fait que le ministre de l’économie et des finances de l’époque, M. Bruno Le Maire, souhaitait un PLFR. Il l’a d’ailleurs déclaré dans un communiqué et, à vrai dire, c’est assez légitime. Si j’avais été à sa place, peut-être aurais-je plaidé en ce sens.

Cela étant, d’autres considérations entrent en ligne de compte. Des discussions ont eu lieu entre le ministre de l’économie, le ministre délégué chargé des comptes publics et le premier ministre. Puis il y a eu des entretiens entre le président de la République, le premier ministre et ses ministres, ce qui est tout à fait normal. Le premier ministre rencontrait le président de la République à peu près toutes les semaines, en présence du secrétaire général de l’Élysée et de moi-même. Tous les sujets étaient évoqués lors de ces réunions.

Nous avons eu effectivement une réunion au sujet des finances publiques, et pas seulement du PLFR, puisque nous avons reçu aux alentours du 10 février l’alerte – qui a ensuite été transcrite dans une note du Trésor du 16 février – indiquant qu’un fort risque pesait sur la croissance et sur l’exécution budgétaire. Dans de tels cas, on réagit et on se demande quel est le meilleur moyen disponible.

La Lolf nous autorisait à prendre un décret d’annulation de crédits à hauteur d’un peu plus de 10 milliards d’euros. On avait donc le choix entre ce décret et un PLFR qui réaliserait à peu près le même montant d’annulations tout en permettant de prendre certaines mesures fiscales. Mais les autres mesures d’économie relevaient plutôt du PLFSS et il aurait donc fallu déposer un autre projet de loi rectificative.

En s’interrogeant de manière clinique sur ce qui était le plus efficace, le plus rapide et le moins risqué politiquement, on arrivait facilement à la conclusion que la meilleure solution était de recourir à un décret d’annulation. Il permettait de faire très rapidement 10 milliards d’euros d’économies, dans un cadre autorisé par les textes budgétaires.

Il n’y avait pas de volonté de contourner le Parlement. À l’époque – c’est-à-dire en février –, nous pensions que nous étions là pour un petit moment et nous savions qu’il y aurait d’autres textes budgétaires dans l’année, avec un PLF pour 2025 et un PLFG. Nous aurions inscrit des dispositions fiscales dans ce PLF avec une petite rétroactivité et cela aurait permis de suivre les préconisations du ministre de l’économie sans en passer par un PLFR.

L’une des questions écrites qui m’ont été envoyées concernait un éventuel lien entre cette décision et les élections européennes. Je n’ai franchement pas le sentiment que cette dimension ait été abordée lors des débats. D’ailleurs, on ne peut pas dire que le décret d’annulation a été extrêmement populaire. Je rappelle que plusieurs ministres se sont émus des coupes opérées dans leur budget – dans certains cas en ayant des propos assez imagés sur le sort réservé à des animaux de compagnie… Ce décret n’était donc pas une décision facile. Nous avons ensuite pris d’autres mesures qui n’étaient pas très populaires en matière de franchises médicales et de tarifs de l’électricité. Bruno Le Maire les a assumées avec courage. Nous avons aussi annoncé une réforme de l’assurance chômage qui ne me semblait pas non plus totalement populaire.

En tant que directeur de cabinet du premier ministre, je n’ai pas eu le sentiment que la question des élections européennes ait pesé dans ces décisions.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous confirmez le sort préoccupant qui était réservé à ce pauvre animal de compagnie : c’est la grande information de cette commission d’enquête jusqu’à présent ! (Sourires.)

Plus sérieusement, pourriez-vous préciser qui a arbitré le choix de ne pas déposer un projet de loi de finances rectificative ? Est-ce le président de la République ou le premier ministre ?

M. Emmanuel Moulin. Constitutionnellement, c’est le premier ministre.

M. le président Éric Coquerel. Mais dans la réalité ?

M. Emmanuel Moulin. La réalité est que toutes les décisions sont préalablement discutées avec le président de la République. C’est en tout cas ce que je retiens de mon expérience de directeur de cabinet du premier ministre.

M. le président Éric Coquerel. Je comprends que l’avis de Bruno Le Maire n’est pas le même que le vôtre – à Gabriel Attal et vous-même.

M. Emmanuel Moulin. Oui, je l’assume.

M. le président Éric Coquerel. J’entends aussi que les décisions sont collectives, mais qui tranche en dernier ressort ? Est-ce l’Élysée ?

M. Emmanuel Moulin. Le président de la République et le premier ministre étaient sur la même ligne. Cela étant, de la même manière que le premier ministre est celui qui, constitutionnellement, décide de déposer un projet de loi, il fut celui qui a décidé de ne pas déposer de PLFR.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Ces derniers échanges anticipent quelque peu ma question suivante. De manière plus politique, dans les jours qui ont précédé les élections européennes du 9 juin, et donc la dissolution, quel était le niveau d’information de Matignon et de l’Élysée sur l’état précis des prévisions de déficit pour 2024 ? Au-delà des notes que vous avez évoquées, y a-t-il eu, dans les jours qui ont précédé cette échéance électorale, une alerte ou une réunion spécifique au sujet des paramètres budgétaires dégradés qui aurait pu motiver la décision du président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale ?

M. Emmanuel Moulin. Je vous répondrai sur les éléments factuels dont nous disposions, car je ne puis me prononcer sur les motivations de la dissolution, qui fait partie des prérogatives constitutionnelles du président de la République.

Comme je l’ai dit, avant le 9 juin, nous disposions des budgets économiques d’hiver – qui sont publiés en février –, sur le fondement desquels nous avons pris un décret d’annulation de crédits. Nous disposions également de la publication de l’Insee du 26 mars. Et, à la même période, nous avons présenté le programme de stabilité, lequel révisait la prévision de déficit de 4,4 à 5,1 % du PIB.

Les informations suivantes dont nous avons eu connaissance sont les budgets économiques d’été qui, sauf erreur de ma part, ont été publiés le 13 juillet et qui prévoyaient une nouvelle dégradation du déficit pour 2024 à 5,6 %.

D’une manière générale, Matignon est dépendant des exercices réalisés par le ministère des finances ; nous ne faisons pas nos propres évaluations. La périodicité de ces études est celle que j’ai indiquée, avec la publication des budgets économiques, d’hiver en février et d’été en juillet. Nous n’avions donc pas de remontée d’informations particulière à la veille de la dissolution.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À aucun moment, vous n’avez une conversation avec le secrétaire général de l’Élysée pour lui dire que les remontées dont dispose la tour de contrôle de Matignon font craindre une dégradation rapide qui nécessitera un projet de loi de finances pour 2025 très sévère, avec des mesures fortement correctrices susceptibles d’avoir un caractère impopulaire majeur ?

M. Emmanuel Moulin. C’est une question différente.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Elle est complémentaire.

M. Emmanuel Moulin. Elle me semble différente. Compte tenu des prévisions économiques, il allait être nécessaire de procéder à des ajustements dans le cadre du PLF pour 2025. Il est évident que nous y travaillions alors et, d’ailleurs, que nous échangions avec le président de la République sur les mesures envisagées.

J’en profite pour préciser que, lors de tous les échanges auxquels j’ai assisté – je n’étais pas toujours présent –, le président de la République a apporté un soutien total aux mesures que nous avons prises, qu’il s’agisse de celles que j’ai énumérées dans mon propos liminaire, ou encore du décret d’annulation. Il a par exemple pleinement soutenu le premier ministre au sujet de la réforme de l’assurance chômage et lorsque nous avons exposé certaines des mesures qui devaient être intégrées au PLF pour 2025.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’insiste sur ce point, car c’est important. Nous confirmez-vous qu’au-delà des notes, des alertes et des révisions qui ont eu lieu et dont nous avons une connaissance assez précise, il y a eu, dès le mois de mai, un travail non public – ce qui est normal – autour d’hypothèses correctrices assez sévères et donc impopulaires pour 2025 – de même nature, d’ailleurs, que celles que le premier ministre démissionnaire a effectivement inscrites dans le projet de loi de finances ?

M. Emmanuel Moulin. Lorsque le déficit s’élève à 5 ou 5,5 % et que vous souhaitez le ramener à 3 %, personne ne sera surpris que des mesures nécessairement difficiles et impopulaires soient prises. Ce mécanisme est connu de tous, aussi bien de l’opinion publique que des bancs de l’Assemblée nationale, et les choses étaient assumées. Certaines des mesures que nous avons évoquées à l’époque ont d’ailleurs été ensuite présentées par le gouvernement de Michel Barnier – d’autres furent différentes, notamment sur la répartition de l’effort encore les dépenses et les impôts.

Nous étions tout à fait conscients du fait que le PLF pour 2025 devait comporter un élément de consolidation assez important.

M. le président Éric Coquerel. Notons à cet égard que la constante fut celle du refus d’un PLFR au profit d’un PLFG. Écartée en mai, la proposition de Bruno Le Maire pouvait être acceptée ensuite, après les échéances électorales, mais il n’en a rien été. L’occupant de l’Élysée a été constant dans ce choix, même après le changement de premier ministre. Or, contrairement à un PLFG, un PLFR permet non seulement de réduire encore davantage les dépenses, ce que demandait Bruno Le Maire, mais aussi de discuter des recettes.

M. Emmanuel Moulin. Ayant quitté mes fonctions le 5 septembre, je ne peux commenter cela.

M. le président Éric Coquerel. Je sais bien. C’est un commentaire de ma part.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué une forme de décorrélation entre les résultats macroéconomiques et les prévisions de recettes : je pense à l’excédent brut d’exploitation, ou encore au bénéfice fiscal. Y a-t-il eu pareille décorrélation avec le produit de la TVA, l’évolution du prix de l’électricité et la décélération rapide de l’inflation ?

Plus largement, pensez-vous qu’une partie des difficultés prévisionnelles auxquelles vous avez été confronté est liée à cette décorrélation entre la macroéconomie et les prévisions de recettes ?

L’injection massive – et légitime – d’argent public lors de la crise sanitaire a-t-elle pu dérégler pour partie les modèles de prévisions ?

M. Emmanuel Moulin. Les comportements diffèrent selon la situation macroéconomique, mais peuvent s’expliquer.

Par exemple, lorsque les taux d’intérêt sont proches de 0 %, les acteurs économiques n’ont pas nécessairement intérêt à récupérer la TVA immédiatement ; il vaut mieux la laisser à l’État. Il peut donc y avoir une décorrélation des comportements. Nous l’avons constaté en 2023, avec le pic inflationniste et l’augmentation des taux : les entreprises ont été plus promptes à demander les remboursements.

Le problème d’interprétation que nous pouvons avoir, et que vous avez évoqué, est d’identifier s’il s’agit d’un comportement isolé, d’un à-coup, ou s’il est appelé à perdurer. C’est un défi pour la prévision. En l’occurrence, on peut expliquer qu’en cas de changement de taux d’intérêt, les acteurs aient intérêt à récupérer plus rapidement la TVA, avant de normaliser ensuite leur comportement.

En ce qui concerne l’électricité, le taux de la TICFE ayant beaucoup varié, il était difficile d’en prévoir le produit, d’autant que nous devions tenir compte du double effet de la Crim et du bouclier tarifaire. Je me rappelle qu’à la fin de l’année 2022, nous devions calculer combien allait rapporter la Crim et combien allait coûter le bouclier.

À cet égard, la direction générale du trésor ne fait pas de prévisions relatives au prix de l’électricité, pas plus qu’elle n’en fait pour le prix du pétrole ou les taux d’intérêt. Nous estimons que la meilleure prévision est celle du marché. En l’espèce, nous avions logiquement retenu les taux forward, lesquels ne prévoyaient absolument pas un reflux du prix de l’électricité. En conséquence, les recettes issues de la Crim ont été bien moins importantes – tandis que le coût du bouclier a, lui aussi, été moins élevé.

Au fond, avec ces instruments nouvellement créés, la position de l’État était ouverte sur les prix des matières premières, que nous ne maîtrisons absolument pas, ce qui rend les prévisions extrêmement compliquées.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Des premières auditions de cette commission d’enquête, je retiens qu’il est difficile d’agir en cours d’année en dehors de l’échelon étatique. Partagez-vous ce constat, sachant que vous avez évoqué le fait qu’il n’existe plus de mécanisme coercitif pour les collectivités ?

Les concernant, considérez-vous, à l’instar de l’ancien directeur général des finances publiques, que l’augmentation de leurs besoins de financement, en 2023 et en 2024, est liée à un retard, dû au covid, dans le cycle électoral ? Selon ce phénomène, les collectivités auraient moins investi lors de la crise sanitaire, décalant ainsi le cycle électoral.

Plus généralement, estimez-vous que le gouvernement nommé en septembre dernier aurait pu aller plus loin, en incluant davantage d’annulations de crédits dans le cadre du projet de loi de finances de fin de gestion, mais aussi par voie réglementaire pour faire face à la hausse des dépenses relevant de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) – hausse qui a été évoquée en octobre ?

M. Emmanuel Moulin. Nous avons effectivement été surpris par l’ampleur des dépenses des collectivités, ou plutôt par la dynamique des dépenses. Je pense que l’ancien directeur général des finances publiques a raison : il y a certainement eu un retard dans les investissements en raison du covid. Le cycle électoral est légitime et se comprend bien ; nous pouvons d’ailleurs le modéliser. En revanche, l’évolution des dépenses de fonctionnement me semble plus difficile à expliquer. Alors que leur augmentation en 2023 avait déjà été assez importante, d’après les remontées d’octobre, elles progresseraient de nouveau de 5,9 % cette année.

Comme vous le disiez, il est pour moi important que la maîtrise des finances publiques concerne l’ensemble des administrations. L’État est effectivement celui qui subit le plus en cours d’année, dans la mesure où un décret d’annulation de crédits concerne les dépenses budgétaires qui dépendent de cet échelon. Par ailleurs, nous n’avons plus de système de régulation des dépenses des collectivités locales. Les contrats de Cahors ont été abandonnés à l’occasion de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027, ce qui est très dommageable. Je le répète : je crois que tout le monde souhaite que chacun contribue à la maîtrise des dépenses publiques.

Quant aux dépenses sociales, je ne me prononcerai pas sur les choix du gouvernement. Pour l’avoir vécu, je sais qu’être aux manettes n’est pas chose aisée. Ce serait un peu facile de critiquer mes successeurs. S’agissant de l’Ondam, je peux simplement indiquer que le comité d’alerte nous a saisis au cours de l’été dernier. J’ai alors demandé au secrétariat général du gouvernement si je pouvais prendre des mesures de régulation, mais il m’a été répondu que cela irait au-delà de ce que nous pouvions faire dans le cadre de la gestion des affaires courantes. Nous n’avons donc pas agi sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour avoir vous-même gelé 16,5 milliards d’euros de crédits, considérez-vous qu’il était possible d’aller plus loin que les annulations auxquelles il a été procédé dans le cadre du PLFG ?

M. Emmanuel Moulin. C’est ce que nous pensions étant donné que nous avions prévu davantage d’annulations de crédits en fin de gestion. Cela étant, il y a certainement des événements qui se sont produits après le 5 septembre et qui justifient les décisions prises par le gouvernement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous dites que l’augmentation des dépenses de fonctionnement des administrations publiques locales (Apul) s’élève à 5,9 % en 2024. Savez-vous si certains échelons dérapent plus que d’autres, si je puis présenter les choses ainsi ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne connais pas les chiffres, mais nous pourrons regarder les remontées dont nous disposons.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’en profite pour faire une courte parenthèse. Lorsqu’une collectivité doit être inscrite dans le réseau d’alerte des finances locales, comme c’est le cas de la métropole de Nice, qui dépasse les seuils, le cabinet du premier ministre ou du ministre de l’économie donne-t-il instruction au préfet de ne pas le faire ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas au courant d’une telle décision.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous êtes-vous entretenu avec vos homologues britannique et allemand, étant donné que leurs pays ont aussi connu des prévisions de recettes défaillantes ?

Par ailleurs, quels enseignements tirez-vous du chiffrage des nouvelles mesures ? La direction de la législation fiscale (DLF) n’a-t-elle pas été un peu seule pour procéder aux évaluations ? Vous dites avoir sollicité la CRE, mais était-ce suffisant ? Comment pouvons-nous nous améliorer ?

M. Emmanuel Moulin. À mon époque, j’avais des relations presque quotidiennes avec mes homologues européens, mais la question des finances publiques était moins prégnante. Nous étions largement en période de crise et nous révisions les règles budgétaires européennes. Je crois que mon successeur a abordé ce sujet avec eux et je sais qu’il a établi des comparaisons. D’ailleurs, lorsqu’on compare nos prévisions de déficit avec celles d’autres pays, on relativise les choses et on constate que nous n’avons pas été si mauvais. Je ne doute pas que mon successeur ainsi que la direction générale du trésor pourront vous communiquer des éléments. J’ajoute que l’exactitude de la prévision dépend parfois du sens dans lequel elle va.

Quoi qu’il en soit, l’Allemagne a connu des surprises en matière de recettes, tout comme le Royaume-Uni, où il manquait 20 milliards de livres dans le budget à l’arrivée au pouvoir de M. Starmer. C’est un phénomène commun aux grands pays.

Par ailleurs, concernant le chiffrage des nouvelles mesures, nous devons essayer de nous améliorer. La Crim est un cas à part, dans la mesure où elle est très dépendante d’un élément qui nous est totalement étranger, en l’occurrence le prix de l’électricité sur le marché. Quant aux mesures fiscales, je précise que toutes les prévisions sont faites à comportements inchangés. Cela explique que nous n’avons pas pu anticiper le fait que la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés ne s’est pas traduite par une baisse de son rendement, mais plutôt, lors des premières années, par une hausse. D’une manière générale, il est très difficile de ne pas retenir des comportements statiques car, dans le cas contraire, nos choix seraient très subjectifs, dont très critiquables.

En définitive, je reconnais que nos prévisions relatives aux mesures nouvelles n’étaient pas parfaites. J’espère que les responsables actuels s’efforcent d’améliorer les choses, ce qui n’a rien de facile.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Dans votre propos liminaire, vous avez rappelé que la France était sortie de la procédure européenne de déficit excessif. Or, sans les effets de la politique de la Banque centrale européenne (BCE) sur la charge de la dette, notre déficit ne serait jamais passé en dessous des 3 %. Personne, haut fonctionnaire ou pas, parmi toutes celles que nous avons auditionnées depuis deux semaines, n’a évoqué cet élément, qui n’a pourtant rien d’anecdotique – ou alors il s’agirait d’une anecdote à 20 ou 30 milliards d’euros ! Ainsi, comment auriez-vous fait si les taux de la BCE étaient restés dans la moyenne des dix années précédentes ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne refais pas l’histoire en me demandant comment les choses se seraient passées dans un contexte différent.

La politique de la BCE a été tout à fait légitime, eu égard à la crise absolument majeure à laquelle nous devions faire face. À l’origine, elle a utilisé tous les instruments à sa disposition pour atteindre son objectif de 2 % d’inflation, quand cette dernière était quasiment nulle. Puis elle a pris des mesures non conventionnelles pour répondre à une crise qui touchait tous les pays européens, lesquels ont donc unanimement bénéficié de la baisse des taux ; cette politique n’a pas bénéficié qu’à la France. D’autres pays que le nôtre sont ainsi sortis de la procédure de déficit excessif.

Je reconnais que cette politique nous a aidés, mais celle-ci s’est depuis normalisée, voire est devenue restrictive. Quoi qu’il en soit, elle est indépendante de notre volonté, la Banque centrale européenne étant elle-même indépendante. Elle fixe ses taux et nous faisons avec.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Certes, tous les pays européens ont bénéficié de cette politique, mais en aucune façon ils n’ont mené la même politique budgétaire et fiscale que nous. Or, sept ans plus tard, particulièrement vis-à-vis d’économies comparables, notre situation budgétaire est la plus catastrophique. Des pays dont la richesse est bien moindre, comme ceux de la péninsule ibérique, sont d’ailleurs dans une situation bien plus favorable que la nôtre. Comment expliquez-vous que, en dépit de l’orientation de la politique de la BCE, la situation budgétaire se soit désormais inversée ?

M. Emmanuel Moulin. Je ne suis pas certain d’avoir compris votre point de vue sur l’orientation de la politique monétaire. La BCE conduit une politique pour l’ensemble de la zone euro, non pour un pays en particulier.

S’agissant des États de la péninsule ibérique et singulièrement de l’Espagne, je rappelle que ce pays bénéficie de fonds européens d’une ampleur tout à fait différente de la nôtre. Les subventions que reçoit ce pays dans le cadre du plan de relance Next Generation EU sont de l’ordre de 100 milliards d’euros, contre 40 milliards pour la France.

Enfin, contrairement à ce que vous affirmez, il me semble que tout le monde a mené la même politique budgétaire face au covid. L’Italie, l’Espagne ou encore l’Allemagne ont protégé leur économie. La différence est que nous partions d’un niveau de déficit plus élevé que les autres. Après la crise, ce niveau demeure supérieur ; c’est vrai.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne partage absolument pas votre analyse.

Plus généralement, depuis 2017, la Cour des comptes, dans ses rapports sur le budget de la France, n’a de cesse de souligner qu’aucune baisse des dépenses structurelles n’a été engagée. Cela correspond à vos années en tant que directeur de cabinet de Bruno Le Maire, puis de directeur général du Trésor, puis de directeur de cabinet de Gabriel Attal – étant entendu que les annulations de crédits du début d’année ne sauraient être considérées comme des économies structurelles, mais plutôt comme un coup de rabot.

Ainsi, dans la ligne directe de ma question précédente, comment expliquez-vous que les gouvernements auxquels vous avez participé de manière directe ou indirecte n’aient procédé à aucune baisse de dépenses structurelle ? Je tiens à votre disposition les extraits des rapports de la Cour des comptes.

M. Emmanuel Moulin. J’ai l’impression, monsieur le président, que nous dépassons ici le cadre de la commission d’enquête. Cela étant, je suis heureux d’avoir ce débat avec vous, et même si je n’ai pas été ministre, je ne me défausserai pas de mes responsabilités.

Plusieurs réformes structurelles ont bien été menées. Elles ont concerné le marché du travail, les retraites, ou encore l’assurance chômage. Elles ont conduit à réduire le taux de chômage à son plus bas niveau depuis 2007 et à augmenter le taux d’emploi de l’ensemble des catégories de population à leur plus haut niveau depuis 1974. Elles ont permis de créer environ 1,8 million d’emplois privés depuis 2017. Elles ont aussi engagé un processus de réindustrialisation et d’investissement et renforcé l’attractivité de la France, notamment pour les investisseurs étrangers. Nous pouvons avoir des désaccords, mais on ne peut pas dire qu’il n’y a eu aucune réforme structurelle.

Quant à notre action sur les finances publiques, elle ne se résume pas, contrairement à ce que vous avez dit, à une politique du rabot. Les réformes structurelles permettent d’augmenter l’activité, le PIB et les recettes fiscales, afin de couvrir des dépenses très attendues : je pense aux dépenses régaliennes, à l’augmentation du budget de la défense ou du ministère de l’intérieur, ainsi qu’aux fortes demandes sociales liées au vieillissement de la population et à la dynamique des dépenses d’assurance maladie.

M. Jean-René Cazeneuve. Vous avez expliqué pour quelle raison vous avez choisi de ne pas présenter un PLFR au printemps, évoquant notamment le risque politique posé par un tel texte. Faut-il comprendre que vous redoutiez d’une part que le PLFR ne soit pas voté et, d’autre part, que le déficit ne soit plus important après le vote de ce texte ?

M. Emmanuel Moulin. Le premier ministre prend en compte toute une série de facteurs. J’ai surtout détaillé les facteurs techniques, sur lesquels je le conseille en tant que directeur de cabinet. Je lui ai indiqué qu’il y avait deux voies, l’une simple et rapide, et l’autre aléatoire, lente et comportant un risque. Le premier ministre a ensuite fait son choix.

Les risques étaient que le PLFR ne soit pas voté, qu’il ait à engager la responsabilité de son gouvernement, qu’il y ait plus de dépenses après qu’avant ou encore que des augmentations d’impôts soient votées. Sa propre expérience en tant qu’ancien ministre du budget pouvait le conduire à une certaine prudence sur cet instrument financier. Il savait en outre qu’il aurait de toute façon un PLF à défendre à la fin de l’année.

M. Jean-René Cazeneuve. Au printemps dernier, vous aviez envisagé des recettes fiscales supplémentaires – taxation de rachat d’actions, révision de la Crim. Quel véhicule législatif aviez-vous prévu pour porter ces mesures fiscales ?

M. Emmanuel Moulin. Nous avions prévu de les intégrer dans le PLF pour 2025 avec une petite rétroactivité, autorisée par les textes financiers. Cela nous aurait permis d’obtenir quelque 3 milliards d’euros de recettes fiscales sur les rentes dès l’année 2024.

M. Jean-René Cazeneuve. La dynamique des recettes des collectivités territoriales était très soutenue en 2022 et 2023 – la taxe foncière a ainsi augmenté de 16 % en deux années. On sait par ailleurs que les dépenses des collectivités sont étroitement liées à leurs recettes. De ce point de vue, votre projection pour 2024 n’était-elle pas imprudente ?

M. Emmanuel Moulin. Je suis obligé de convenir, au vu de la dynamique de la dépense locale, qu’elle l’était. Mais nous nous inscrivons dans le respect de la loi, notamment la loi de programmation des finances publiques, qui prévoyait pour la dépense locale une progression inférieure à l’inflation minorée de 0,5 point. Cette référence n’est peut-être pas la bonne mais c’est celle qui figure dans la loi : nous sommes obligés de la suivre.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La note du 7 décembre 2023 qui alerte sur la baisse des recettes donne lieu, le 13 décembre 2023, à une note du ministre Bruno Le Maire à la première ministre. Alors que la note du 7 décembre alerte sur la baisse des recettes mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments permettant de penser que cela porterait à conséquence en 2024, Bruno Le Maire affirme l’inverse dans la note qu’il produit six jours plus tard. Avez-vous eu, au cours de cette période, des discussions avec Bruno Le Maire ?

M. Emmanuel Moulin. Il y a évidemment des discussions entre moi et Bruno Le Maire, même si je n’étais pas destinataire de la lettre que vous avez mentionnée. Il est évident que si les éléments de cette note sont confirmés, alors cela a un impact sur 2024. La question est donc de savoir comment les évaluer. Ce n’est pas mécanique : il faut refaire un compte macro, un compte de finances publiques. De plus, il faut prendre en compte le changement de base de l’Insee, qui perturbe fortement le PIB et les comptes publics. Hors changement de base, le déficit 2023 est de 5, 3% et non 5,5 %. Un changement de base est très difficile à anticiper et oblige à revoir toutes les données avant de pouvoir calculer l’impact sur 2024. Bruno Le Maire est complètement dans son rôle et il a parfaitement raison d’alerter la première ministre sur les aléas qui existent concernant l’exécution 2024, liés au fait qu’il pourrait y avoir en 2023 un déficit plus élevé que celui prévu dans le PLF.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Était-il raisonnable de ne pas informer le Parlement et de voter un budget avec des recettes d’impôt sur les sociétés en hausse de 10 milliards par rapport aux prévisions de l’année précédente, alors que celles-ci avaient déjà été revues à la baisse en cours d’année ?

M. Emmanuel Moulin. La note du 7 décembre ne mentionne pas de risque ou d’aléa négatif sur les recettes de l’impôt sur les sociétés. La baisse de 4 milliards d’euros du rendement de l’IS n’a été connue qu’à la fin de l’année, au moment du cinquième acompte, c’est-à-dire après la note du 7 décembre et après la lettre de M. Le Maire. Il en va de même pour le bénéfice fiscal dont l’augmentation s’est établie à 1 % au lieu des 12 % attendus. Je vois donc mal comment nous aurions pu nous rendre au Parlement pour expliquer qu’il fallait modifier le projet de loi de finances pour 2024. Très clairement, il n’y a pas d’alerte sur l’IS dans la note du 7 décembre.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La prévision de recettes de l’IS avait pourtant déjà été modifiée dans l’année, passant de 55 milliards d’euros en loi de finances initiale à 67 milliards ensuite, pour revenir en fin d’année à 61 milliards. Le 7 décembre, vous indiquez qu’il y a une fragilité sur les recettes sans rien dire de l’impôt sur les sociétés ; par ailleurs, on sait qu’il y a eu des variations sur les recettes de l’impôt sur les sociétés en cours d’année. Pouvait-on raisonnablement considérer, avec ces informations, qu’on ne devait pas toucher au PLF ?

M. Emmanuel Moulin. Cette note porte sur 2023. Il n’y avait pas suffisamment d’informations disponibles et elle comportait encore beaucoup d’aléas. Très logiquement, nous disions donc que la prévision pour 2024 serait réévaluée au cours du budget économique d’hiver, qui est établi en février. C’est d’ailleurs écrit dans la note de manière très explicite. Nous n’étions donc pas en mesure, au moment où nous rédigions cette note, de réévaluer la situation pour 2024.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Le rendement de la contribution sur la rente inframarginale des producteurs d’électricité était prévu à 9,7 milliards d’euros en loi de finances pour 2023, montant ramené à 1,9 milliard. Pourquoi les montants n’ont-ils pas été actualisés lors de l’examen de la loi de programmation des finances publiques et de la loi de finances de fin de gestion pour 2023, alors que 70 % de l’impôt dû en 2023 était déjà collecté ? Pourquoi un tel décalage ?

Par ailleurs, pourquoi était-il prévu une hausse de recettes de TVA de 3,2 milliards d’euros dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 ? Cela a suscité des interrogations de la part du Haut Conseil des finances publiques. Le directeur de la sécurité sociale a affirmé que sa direction n’était pas associée à la construction des prévisions de recettes de TVA, pourtant une des premières ressources de la sécurité sociale. Pourquoi la direction de la sécurité sociale (DSS) n’est-elle pas associée à la construction de ces prévisions ?

Que pensez-vous de la création d’une institution pluridisciplinaire indépendante dédiée aux prévisions macroéconomiques afin d’en renforcer la neutralité, la transparence et la crédibilité, à l’instar de ce que font certains de nos voisins européens, comme la Grande-Bretagne, qui a créé en 2010 le Bureau pour la responsabilité budgétaire ? Cela permettrait-il d’obtenir des informations plus rapidement ?

Enfin, vous semblez dire qu’un projet de loi de finances rectificative n’était pas utile. Il est vrai que, depuis quelques années, la doctrine est de mettre peu de choses dans les PLFR, sauf cas exceptionnel. Un PLFR n’aurait-il pas été un outil plus performant qu’un projet de loi de finances de fin de gestion ? Pourquoi pensez‑vous que ce n’était pas utile ?

M. Emmanuel Moulin. Concernant la Crim, la prévision initiale de recettes pour 2023 était de 12,3 milliards d’euros, puis a été ramenée à 2,8 milliards d’euros en PLFG 2023 et à 0,6 milliard d’euros en exécution. Finalement, nous en sommes à près de 1,7 milliard d’euros, parce que nous sommes allés chercher les redevables pour qu’ils la payent. Cela dit, il s’agit de vases communicants : un moindre rendement de la Crim n’est pas forcément une mauvaise chose parce que le coût des boucliers diminue. C’est très lié au prix de l’électricité. Je ne sais pas pourquoi cela n’a pas été modifié dans la LPFP. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que ce soit l’instrument le plus approprié pour réviser la Crim.

Même s’il serait très intéressant d’avoir son avis sur les recettes de TVA, le directeur de la sécurité sociale est davantage receveur que modélisateur. En réalité, ce sujet concerne surtout la DGFIP et la direction générale du Trésor : la première pour les mécanismes de remboursement, la seconde parce que cela dépend beaucoup de la consommation et des emplois taxables. Il paraît donc assez logique que la prévision soit faite en dialogue entre ces deux directions. La DSS est évidemment informée des prévisions, puisqu’elle est bénéficiaire d’une large partie de la TVA.

Je ne sais pas si la création d’un nouvel organisme de prévision apporterait beaucoup. De multiples organismes en établissent déjà : le gouvernement, l’Insee, dont l’indépendance n’est remise en cause par personne, la Commission européenne, le FMI, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), etc. Il ne me paraît pas indispensable d’en créer un autre. Par ailleurs, il me semble dangereux d’externaliser une partie de la prévision pour l’exercice des missions du ministre parce qu’il a lui-même besoin d’avoir une prévision auprès de lui. De toute façon, cela n’exempterait pas le Trésor de faire des prévisions économiques ; il y aurait donc un risque de doublon, alors que vous cherchez plutôt à réduire le nombre d’institutions publiques.

Enfin, le choix de recourir à un PLFR revêt une dimension politique. Ce sont les gouvernements successifs qui décident de ce qu’ils veulent y mettre.

M. le président Éric Coquerel. Le Haut Conseil des finances publiques estime, dans son avis sur le PLF pour 2024, que « le rendement de certains impôts et le montant de certaines dépenses, notamment l’investissement des collectivités territoriales, restent incertains ». Il juge en outre la prévision de croissance de 1,4 % élevée, avec un optimisme sur la totalité des postes de demande – consommation, investissement, exportation. « Le Conseil note les incertitudes importantes qui entourent l’analyse de la situation économique, du fait en particulier de difficultés actuelles à comprendre de nombreux comportements (taux d’épargne élevé des ménages, faiblesse de la productivité par exemple). […] La prévision de déficit pour 2024 (4,4 points de PIB) conjugue principalement des hypothèses favorables et paraît optimiste. La prévision de prélèvements obligatoires est en effet tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée de l’activité et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts. »

Pouvez-vous comprendre que les députés aient estimé, à partir de cette analyse et de celles d’autres institutions, que la crédibilité des prévisions du gouvernement servant de fondement au PLF pour 2024 était problématique ? On a du mal à comprendre pourquoi les services de Bercy et le gouvernement n’ont pas abouti aux mêmes conclusions au même moment, alors qu’ils disposaient de beaucoup plus d’outils que les députés.

M. Emmanuel Moulin. Je peux comprendre cela. C’est aussi le bénéfice d’avoir le Haut Conseil qui éclaire vos débats, sachant qu’il est destinataire de beaucoup d’informations et émet un avis en toute indépendance. De notre côté, nous pouvons avoir des éléments de divergence d’analyse avec le Haut Conseil, comme sur les comportements de remboursement de TVA en 2024. Mais quand les informations nous ont été communiquées en février et que nous avons pu tirer des conclusions des données relatives à la fin de l’année 2023, concernant notamment le cinquième acompte, le premier ministre a réagi très vite pour prendre en compte ces informations.

M. le président Éric Coquerel. Rétroactivement, comprenez-vous que les parlementaires qui ne trouvaient pas vos prévisions crédibles se demandent maintenant pourquoi il a fallu attendre pour que Bercy en arrive aux mêmes conclusions ?

M. Emmanuel Moulin. Je comprends évidemment votre interrogation. Il n’en demeure pas moins que la façon dont nous avons construit le PLF 2024 reposait sur des prévisions de croissance qui étaient peut-être un peu élevées mais plausibles par rapport aux données dont nous disposions. Il n’y avait d’ailleurs pas de différence majeure entre notre prévision de croissance et celles de l’OCDE, du FMI ou de la Commission européenne. Notre prévision d’EBE et de bénéfice fiscal ne semblait absolument pas extravagante, la déconnexion étant liée à des éléments sectoriels très particuliers. Je ne pense pas que l’on puisse considérer que nous ayons fait preuve de légèreté ; je pense d’ailleurs que si cela avait été le cas, l’avis du Haut Conseil des finances publiques aurait été beaucoup plus tranché. En l’occurrence, il ne dit pas que nous avons été insincères mais qu’une appréciation différente était possible.

M. le président Éric Coquerel. Je n’ai pas parlé d’insincérité.

M. Emmanuel Moulin. Le Haut Conseil joue le rôle d’un tiers de confiance, qui nous prévient si nous dépassons la ligne.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. N’est-il pas trop tôt, le 7 décembre, pour inférer des données en matière de recettes de 2023 l’effet de base pour 2024 ?

M. Emmanuel Moulin. C’est exactement cela. Le 7 décembre, nous ne disposons pas de toutes les informations, loin de là – il manque notamment le cinquième acompte, l’exécution budgétaire, les collectivités locales, la sécurité sociale. Cela fait beaucoup d’incertitudes. J’ai énuméré dans l’annexe de cette note vingt et un aléas, ce qui est significatif.

Il faut de plus éviter le biais rétrospectif. Nous savons, a posteriori, que nous avons fini à 5,5 % mais si nous avions fini à 4,9 %, nous n’aurions pas eu le même débat aujourd’hui. Il y a donc un biais rétrospectif dans nos interrogations, un biais de confirmation : nous avons terminé à 5,5 % alors que nous alertions à 5,2 %. Mais si le cinquième acompte avait été en ligne avec nos prévisions, le débat aurait été tout autre.

M. le président Éric Coquerel. Cela confirmait nos inquiétudes.

M. Emmanuel Moulin. Certes mais je n’ai jamais été convoqué par une commission d’enquête quand les prévisions de recettes étaient bien inférieures à ce qui a été réalisé.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas anormal.

M. Pierre Henriet (HOR). De nombreux paramètres quantitatifs interviennent dans les prévisions que vous faites en amont de la loi de finances – EBE, bénéfices fiscaux, recettes de TVA, taux de la BCE. Les écarts constatés en fin d’année entre les prévisions et l’exécution amènent à penser que les modèles de prévision sont dépassés. Pensez-vous que des corrections pourront être apportées dans les calculs mathématiques ? Certes, vos prévisions n’étaient pas si éloignées de celles des autres institutions européennes mais ne pensez-vous pas que travailler avec des chercheurs dans le domaine de l’analyse quantitative permettrait d’éviter de telles erreurs ?

M. Emmanuel Moulin. Votre question porte sur le cœur de l’activité de la direction générale du Trésor. N’en étant plus le directeur je n’en connais pas l’actualité la plus récente, mais je crois pouvoir dire que nous essayons en permanence d’améliorer nos techniques de prévision. Cela s’apparente à un défi : l’environnement est très instable, les crises sont de plus en plus fréquentes et nous devons chaque fois nous adapter. Pendant la crise liée au covid, nous avons recouru à de nombreuses informations que nous n’utilisions pas auparavant, afin de nous faire une idée de l’évolution de la conjoncture. Nous avons désigné par le terme de nowcasting cette technique de prévision immédiate fondée notamment sur des données relatives aux déplacements, à l’utilisation des cartes bancaires – nous avons établi un partenariat avec certains établissements bancaires pour les obtenir –, à la consommation d’électricité. Il faut ensuite être capable d’intégrer à l’exercice de prévision mené dans le cadre du PLF ces éléments qui concernent le court terme plutôt qu’un horizon d’un an ou deux. L’exercice est aussi parfois rendu difficile lorsque se distendent les liens entre des données que nous utilisons, comme l’indice de climat des affaires de l’Insee et le PMI, l’indice des directeurs d’achat, que nous entrons dans les modèles pour établir des équations de production ou de consommation, et les contraintes d’offre. Ces dernières ont été très fortes ces derniers temps à cause de la perturbation des chaînes de valeur et des difficultés de recrutement. Nous avons donc travaillé sur les moyens de prévoir la croissance à court terme en période exceptionnelle, en intégrant beaucoup plus d’éléments relatifs à la contrainte qui pèse sur l’offre qu’il n’y en avait dans nos modèles traditionnels – il y a eu une publication du Trésor sur ce sujet en août dernier. Nous avons ainsi retrouvé une qualité de prévision supérieure à court terme, par exemple sur le trimestre à venir, que nous donnons au ministre. L’Insee œuvre également en ce sens ; il est très en avance dans ce domaine. Évidemment, nous dialoguons en permanence avec ses membres comme avec ceux de la communauté scientifique. C’est pourquoi nous publions nos travaux : tous nos modèles sont en libre accès, afin que d’autres que nous puissent les tester et réagir.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question concerne les finances locales. Comment avez-vous pu estimer à 2 % l’augmentation en valeur des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales dans le PLF pour 2024, et même abaisser la prévision à 1,8 % dans le programme de stabilité ? On a fini à 4,6 %. Pour l’investissement, vous étiez à + 7,5 % en LFI et à 7,8 % dans le programme de stabilité – on a fini à 13,2 %. J’ai fait le calcul du différentiel avec la LFI : la dérive se monte à 7,5 milliards d’euros par rapport aux prévisions. D’où celles-ci sortaient-elles ? De plus, vous aviez évalué le montant des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) à 18 milliards d’euros, comme dans la LFI pour 2023, et on a fini à 14,8 milliards d’euros, soit 18 % de moins. Or tout le monde savait ce qui allait se passer, puisque les chiffres vous sont remontés mensuellement.

M. Emmanuel Moulin. Il faudrait que je reprenne les éléments qui nous ont menés à établir ces prévisions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. On nous a dit qu’elles étaient normatives.

M. Emmanuel Moulin. Je ne sais pas bien ce que ça veut dire.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ça veut dire qu’on se fait plaisir…

M. Emmanuel Moulin. Non, non. S’agissant des dépenses d’investissement, nous avions bien anticipé le cycle électoral : une progression de 7,5 %, ce n’est pas négligeable. Il a eu beaucoup plus d’effet que prévu, mais on ne peut pas faire comme si nous avions considéré que les élections n’auraient pas d’influence sur les programmations d’investissement.

Quant aux dépenses de fonctionnement, on pourrait inverser la question : pourquoi ont-elles dérivé autant, de 4,6 % en 2024, en période de désinflation ?

M. Charles de Courson, rapporteur général. Les décisions aboutissaient déjà à des hausses supérieures aux prévisions. Il aurait donc fallu que les collectivités réduisent les effectifs et contiennent toutes les autres dépenses. Sans outil de régulation, c’était du wishful thinking.

M. Emmanuel Moulin. Tous les sous-secteurs de l’administration publique doivent contribuer à la maîtrise de la dépense. C’est peut-être du wishful thinking, mais si nous considérons qu’un secteur entier est exempté de tout effort, nous ne parviendrons pas à restaurer les finances publiques. D’ailleurs la Cour des comptes recommande de diminuer les effectifs des collectivités locales.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez envisagé aucun dispositif.

M. Emmanuel Moulin. C’était l’objet de l’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP). À mon regret, il n’a pas été retenu. Il prévoyait un dispositif comparable aux contrats de Cahors, qui avaient bien fonctionné. Le gouvernement y a renoncé lors de l’examen du texte au Sénat, en 2023.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Le pacte de Cahors n’a jamais fonctionné.

Ma deuxième question concerne les recettes estimées de l’IS. La LFI pour 2023 prévoyait qu’elles se monteraient à 55,3 milliards d’euros, la LFI pour 2024 à 72 milliards d’euros. En 2023, nous sommes passés par 67,4 milliards d’euros dans le programme de stabilité, avant de redescendre à 61,3 milliards d’euros dans l’estimation des recettes de 2023 du PLF pour 2024, pour finir à 56,8 milliards d’euros dans la loi de règlement. Brutalement, on remonte à 72 milliards d’euros dans la LFI pour 2024, avant de dégringoler à 60,8 milliards d’euros trois mois plus tard, dans le programme de stabilité. Nous finirions, semble-t-il, à 57,7 milliards d’euros. Comment expliquez-vous ces incroyables variations ? Avez-vous boosté les recettes pour faire croire que le déficit était moins important ?

On nous dit que c’est arrivé parce que les recettes étaient indexées sur l’EBE. Mais le bénéfice fiscal n’est pas lié à l’EBE, pour de nombreuses raisons : le report déficitaire, les provisions, les amortissements notamment.

M. Emmanuel Moulin. Il existe un lien, même si des aménagements peuvent intervenir, comme des reports de déficit. Sans excédent brut d’exploitation, il est rare qu’il existe un bénéfice fiscal. L’IS est l’impôt le plus difficile à prévoir : il est très volatil, comme on l’a vu quand il s’est effondré pendant la crise de 2008. Dans le PLF pour 2024, le montant des recettes net de 2024 est estimé à 72,2 milliards d’euros, tandis que les recettes pour 2023 sont estimées à 61,3 milliards d’euros, en attendant notamment le cinquième acompte. Nous prévoyons donc que les recettes augmenteront de 10,9 milliards d’euros entre 2023 et 2024, portées par un bénéfice fiscal très dynamique en 2023, en hausse de 14 %. C’est cohérent avec le dynamisme de l’EBE des sociétés non financières.

À ce moment de l’année, nous ne connaissons pas l’exécution 2023 des recettes de l’impôt sur les sociétés, puisque nous ne disposons pas du cinquième acompte. Nous prévoyons encore qu’elles se monteront à 61,3 milliards d’euros. Lors de l’élaboration du programme de stabilité, nous savons qu’elles atteignent 56,8 milliards d’euros. Nous en tirons les conséquences sur le bénéfice fiscal de 2023, partant sur les recettes attendues en 2024. Les recettes nettes de l’IS en 2024 sont alors estimées à 60,9 milliards d’euros, soit une révision à la baisse de 11,3 milliards d’euros. Cette révision s’explique donc par le montant très décevant du cinquième acompte à la fin de 2023, qui influence le calcul des acomptes, du solde de l’IS pour 2023 versé en 2024 et du bénéfice fiscal de 2023, qui passe de + 14 % dans le PLF pour 2024 à + 2 % dans le programme de stabilité.

M. Charles de Courson, rapporteur général. En septembre 2023, le PLF pour 2024 prévoyait déjà que les recettes de 2023 se monteraient à 61,3 milliards d’euros, mais celles de 2024 sont estimées à 72,2 milliards d’euros : près de 11 milliards de plus, c’est une augmentation de presque 20 %. Si les bénéfices des entreprises avaient augmenté de 20 % entre 2023 et 2024, cela se serait su… Une telle hausse n’était donc pas possible.

M. Emmanuel Moulin. Pardon, mais nous raisonnons à partir de l’EBE de 2023 ; or nous prévoyons toujours qu’il augmentera de 14 %.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ces deux chiffres inscrits dans le PLF pour 2024 le sont au titre des recettes de 2023.

M. Emmanuel Moulin. Oui. Comme je vous l’ai dit, les chiffres que nous intégrons dans le PLF pour 2024 n’intègrent pas le cinquième acompte, puisque nous sommes en octobre, ni la révision de la prévision du bénéfice fiscal.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous ne calculez pas comme ça, puisque vous avez indiqué que vous l’indexez sur l’EBE.

Ma dernière question concerne la TVA. Deux années de suite, vos prévisions se sont révélées complètement erronées. Le taux d’épargne ayant beaucoup augmenté, passant de 15 % à 18 % environ, vous avez fait l’hypothèse que les Français allaient augmenter leur consommation en ponctionnant leur épargne. Deux années de suite, vous vous êtes trompés, mais vous continuez à nous donner cette explication pour 2025 – qui n’est pas l’objet de la commission d’enquête.

On nous a dit que les hypothèses s’étaient révélées erronées. Mais la même erreur a été commise deux années de suite. Quand je commets une erreur, j’essaie de la corriger l’année suivante.

M. Emmanuel Moulin. Je vais essayer de vous expliquer cela, mais je doute de vous convaincre. Ce n’est pas parce qu’un phénomène ne s’est pas produit en 2023 qu’il ne se produira pas en 2024. Par rapport aux comportements passés, le taux d’épargne est exceptionnellement élevé. Habituellement, les Français épargnent beaucoup, autour de 14 % du revenu disponible brut ; ce chiffre est monté à 17 % ou 18 %, à quoi il faut ajouter la surépargne constituée pendant le covid. Je pense que tous les économistes ont fait la même hypothèse : l’inflation se réduisant, la consommation va reprendre. Cela n’a pas eu lieu en 2023 parce que l’inflation est restée forte ; son ralentissement n’a pas entraîné de hausse de la consommation, sans doute parce que l’inflation perçue n’est pas celle que l’Insee calcule ; les gens maintiennent donc un niveau d’épargne élevé, qu’expliquent aussi peut-être les incertitudes que nous connaissons. Mais la consommation est censée reprendre à un moment. Là encore, tous les économistes s’accordent à penser que c’est le cas lorsque l’inflation diminue et que le pouvoir d’achat est fort ; or ce dernier a été préservé et a même significativement progressé en 2023.

M. le président Éric Coquerel. Je suis surpris que vous n’avanciez pas l’une des explications que les membres du gouvernement donnaient cet été : l’inflation a baissé plus vite que prévu, donc les recettes de TVA ont été moins élevées que prévu.

M. Emmanuel Moulin. Cette baisse a en effet des conséquences sur les finances publiques. Les recettes de TVA sont moindres, de plus, un décalage se crée entre les dépenses, indexées sur l’inflation passée, et les recettes, qui dépendent de l’inflation courante. Toutefois, cela n’est pas contradictoire avec l’éventualité d’une reprise de la consommation.

M. Emmanuel Maurel (GDR). M. Fournel, ancien directeur général des finances publiques, nous a dit que les premiers mouvements de recettes avaient été observés au cœur de l’été 2023. À deux reprises, ses services se sont alors rendu compte qu’il y avait un problème. Je m’interroge donc sur la transmission des informations entre l’administration et le ministère. Tout le monde fait référence à la note du 7 décembre, mais nous apprenons que la première aurait eu dès l’été 2023 l’intuition que les recettes allaient baisser. Si le ministre en avait pris connaissance plus vite, le PLF pour 2024 aurait peut-être été différent.

Avez-vous fait au moins une fois la simulation de ce que l’État gagnerait à sortir du marché européen de l’électricité ? Nos réacteurs étaient totalement opérationnels dès l’été 2023 et le bouclier a coûté énormément d’argent. L’Espagne et le Portugal ont obtenu une dérogation sur les tarifs. Y avons-nous pensé ?

La Crim a été instaurée en 2022 pour taxer les superprofits réalisés en raison de l’explosion des prix du gaz et de l’électricité. Comment expliquez-vous l’ampleur du fiasco ? Je pourrais comprendre qu’à cause de la volatilité des prix, on ait constaté 2 à 3 milliards d’euros de différence entre les prévisions et les recettes, mais on est à plus de 10 de milliards d’euros. La Crim a-t-elle été mal conçue ?

M. Emmanuel Moulin. Les recettes fiscales donnent lieu à des remontées. J’ai détaillé les évolutions concernant la Crim. Les recettes de l’IS ont provoqué une surprise majeure, liée au cinquième acompte. Je ne sais pas si M. Fournel avait anticipé la baisse dès le mois de juillet – cela m’étonnerait. C’est l’élément le plus déterminant du résultat d’exécution de 2023.

Je ne sais pas si une simulation des effets d’une sortie du marché européen a été faite. Je suppose que si elle l’avait été, une autre direction en aurait été chargée. Lorsque nous n’avions pas suffisamment produit d’électricité, à cause de problèmes dans les centrales, nous étions heureux de pouvoir en importer, comme de pouvoir en exporter quand nos centrales fonctionnent bien – c’est un élément important de notre commerce extérieur.

S’agissant de la Crim, j’ajoute à mes précédentes remarques qu’on ne peut l’envisager uniquement sous l’angle des recettes, il faut prendre en compte les dépenses : il y a un phénomène de vases communicants entre son produit et le coût du bouclier fiscal.

M. Daniel Labaronne (EPR). Le lien entre la croissance et les recettes fiscales est évident, comme celui entre les prévisions de croissance et les prévisions de recettes. Quand les prévisions macroéconomiques sont erronées, cela peut entraîner des erreurs d’estimation des recettes. En août 2024, Trésor-Éco souligne que nous avons longtemps utilisé des modèles de prévision fondés sur des contraintes de demande mais qu’avec la crise sanitaire, les contraintes d’offre se sont imposées, en raison des difficultés d’anticipation, de recrutement et d’approvisionnement en matières premières. Pourquoi n’avez-vous pas plus rapidement pris en considération cette évolution du contexte macroéconomique, afin d’élaborer des modèles alternatifs intégrant les contraintes d’offre ?

Cela me ramène à la question de l’épargne. Certes, dans une logique de demande, la consommation augmente quand les prix baissent. Là, les prix ont baissé mais c’est l’épargne qui a augmenté, avec une incidence très différente sur les recettes de TVA. Pourquoi ne pas avoir adapté les modèles à un environnement fondamentalement perturbé par la crise sanitaire ? C’est facile à dire a posteriori, il n’en reste pas moins que nous avons des économistes et des économétriciens très performants – il aurait été intéressant de combiner différents modèles de prévision pour obtenir des résultats plus réalistes.

M. Emmanuel Moulin. Si je puis me permettre, sans vouloir défendre outre mesure mes services, nos prévisions de croissance n’étaient pas si mauvaises. En octobre 2022, nous avons estimé la croissance de 2023 à 1 %. Tout le monde nous a dit qu’elle ne dépasserait pas 0,5 % parce que la croissance de 2022 aurait un effet retour. Nous avons maintenu notre prévision contre vents et marées ; à la fin des fins, la croissance s’est établie à 0,9 %. Pour 2024, nous avions prévu 1,4 %. Si on regarde l’acquis du troisième trimestre et les prévisions que la Banque de France a publiées ce matin, elle devrait atteindre 1,1 %, soit un écart de 0,3 point. Le consensus des économistes se montait à 0,8 % : nous ne sommes pas plus mauvais. J’assume donc le travail accompli. J’ajoute que nous adaptons en permanence les prévisions en fonction des évolutions, en élaborant un budget économique tous les six mois – celui d’été et celui d’hiver.

Je vous remercie, monsieur Labaronne, de citer notre publication relative aux contraintes d’offre ; il s’agit en effet d’une approche innovante. De tels travaux ne se font pas du jour au lendemain. Les jeunes auteurs qui y travaillent, qui sortent de l’université ou de grandes écoles, sont passionnants ; souvent, ils font des prévisions toute la journée et mènent leurs recherches sur leur temps libre, parce qu’ils réfléchissent aux modèles dont ils disposent. Grâce à leur engagement, à leur sens du service public et à leur créativité, nous améliorons les modèles pour le bien commun. Nous aurions pu accomplir cette tâche plus vite mais entre le covid, la crise énergétique et l’inflation, nous n’avons pas beaucoup chômé.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Vous avez expliqué que la note du 7 décembre 2023 était principalement consacrée aux difficultés de l’exercice 2023. À quel moment se cristallise la conviction que d’importantes difficultés surviendront en 2024 ?

M. Emmanuel Moulin. Quand je suis nommé directeur de cabinet du premier ministre, je sais déjà que la situation des finances publiques est compliquée et qu’il faut envisager toutes les mesures visant à réduire les dépenses et à éviter d’en créer de nouvelles – les dépenses que l’on ne fait pas constituent les premières économies. J’en parle avec le premier ministre et avec le ministre et nous décidons les mesures relatives aux tarifs de l’électricité, aux primes sur les véhicules automobiles et aux franchises médicales – cette dernière était dans les tuyaux depuis un moment déjà.

La certitude que les résultats de 2024 poseront un problème s’installe vers le 12 février, avec les résultats du budget économique d’hiver. Le 21 février, nous sortons un décret d’annulation de 10 milliards d’euros de crédits. Dans mon parcours professionnel, j’ai rarement vu une réaction aussi rapide à une information relative au déficit budgétaire.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). La France n’est pas le seul pays dont les recettes aient suivi des trajectoires étonnantes. En tant que directeur général du Trésor, vous avez siégé tous les mois à l’Eurogroupe. En avez-vous discuté avec vos homologues ? Sinon, un tel dialogue aiderait-il à mieux prévoir les dynamiques des recettes fiscales ?

M. Emmanuel Moulin. Lorsque j’étais directeur général du Trésor, de 2020 à 2023, mes collègues et moi avons beaucoup discuté de tous les éléments de politique économique, notamment sur les instruments les plus à même de protéger les populations de la crise liée au covid, puis de la crise énergétique. Nous avons d’ailleurs tous fait à peu près la même chose. La France a déployé quelques dispositifs singuliers, dont peut-être nous aurions pu nous passer, en particulier l’indemnité carburant.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Et les prêts garantis par l’État (PGE) !

M. Emmanuel Moulin. J’assume totalement les PGE.

Dans le cadre du Conseil des affaires économiques et financières comme dans l’Eurogroupe, nous discutons de tous ces éléments. Je crois qu’après mon départ, mon successeur et ses collègues ont ainsi débattu des prévisions de déficit et de recettes fiscales, en s’interrogeant sur la manière de limiter les effets de la volatilité et d’appréhender les chocs que nous subissons désormais en permanence.

M. Matthias Renault (RN). La presse a fait état d’une note du Trésor datée de juillet 2023, au moment du budget économique d’été, qui aurait donné la première alerte sur l’écart entre les prévisions pour 2023 et les résultats de l’exécution. Confirmez-vous cette information ?

M. Emmanuel Moulin. Je confirme qu’une note a été établie en juillet 2023. Elle indiquait les résultats du budget économique d’été : le solde public de 2023 était estimé à 5,2 % du PIB, contre 4,7 % en 2022. Elle précisait les risques liés à la dégradation de l’environnement économique, au coût des mesures de soutien relatives à l’énergie et au rachat des obligations convertibles en actions nouvelles ou existantes (Oceane) d’EDF : l’Insee aurait pu considérer que la transformation de titres subordonnés en capital constituait une opération budgétaire, donc une dépense. Il a finalement estimé qu’il s’agissait d’une opération financière.

Ce dernier élément illustre bien le problème des hypothèses favorables. Pour établir des prévisions, il faut choisir entre deux éventualités, dont l’une est plus favorable que l’autre. Sur l’ensemble des décisions, il faut veiller à la crédibilité des éléments et respecter un équilibre, donc ne pas toujours opter pour l’hypothèse favorable. Dans ce cas précis, c’était le bon choix.

M. Matthias Renault (RN). Il serait intéressant de porter cette note à la connaissance des commissaires.

À propos des prévisions de déficit et de vos relations avec le ministre, vous avez affirmé ne jamais avoir eu à modifier un chiffre qu’on vous avait soumis.

M. Emmanuel Moulin. Je parlais des recettes des prélèvements obligatoires, qui font l’objet de votre commission.

M. le président Éric Coquerel. La commission a pour objet les prévisions en général, pas seulement celles relatives aux prélèvements.

M. Emmanuel Moulin. La réponse sur laquelle vous m’interrogez concernait les prévisions de prélèvements obligatoires. Quand on me présente des hypothèses en la matière, je pose des questions, je demande comment elles ont été calculées, mais je n’ai jamais modifié de chiffres.

M. Matthias Renault (RN). Dans ce cas, je vous repose la question concernant les prévisions de déficit. Le PLF pour 2024 prévoyait que ce dernier atteindrait 4,4 %. Est-ce que vous dites au ministre que le Trésor prévoit 4,4 % et le ministre vous répond « banco » ? Ce chiffre donne-t-il lieu à une négociation ou à une discussion ? Ou bien tombez-vous d’accord dessus après en avoir discuté ?

M. Emmanuel Moulin. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Nous élaborons nos prévisions à politique inchangée, sans prendre en compte aucune mesure. Donc, évidemment, le déficit obtenu est assez élevé par rapport aux dispositions du PLF. Ensuite, le gouvernement décide une politique budgétaire ainsi qu’une politique fiscale et il applique des mesures d’économie, à quoi s’ajoute le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Nous faisons alors tourner les prévisions en fonction de cela pour obtenir une estimation du déficit. Nous déduisons donc le déficit des mesures envisagées. Il arrive toutefois que nous soyons trop optimistes ou trop pessimistes en évaluant les rendements. La prévision comporte des risques.

M. le président Éric Coquerel. Le déficit prévisionnel, qui se monte à 4,4 % du PIB dans le PLF pour 2024, est inscrit dans l’article d’équilibre, donc il tient compte des réformes, il n’est pas calculé à politique inchangée.

M. Emmanuel Moulin. Bien sûr, il intègre les mesures de politique budgétaire.

M. le président Éric Coquerel. Cet été, le déficit pour 2025 était estimé à 7,1 %, à politique inchangée, avec la croissance tendancielle. Il n’en allait pas de même du chiffre de 4,4 %.

M. Emmanuel Moulin. Nous sommes d’accord.

M. le président Éric Coquerel. Je ne voudrais pas que les institutions se voient attribuer des chiffres qui n’étaient pas les leurs. Vous avez cité le consensus pour estimer la croissance de 2023 à 0,8 %. Il s’agit d’une moyenne établie à partir de la prévision de Rexecode, soit 0,4 %, et de celles des autres, auxquels je rends hommage : l’Insee et la Banque de France donnaient 0,9 % ; l’OCDE, 1,2 % ; l’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques, 0,8 %. Votre estimation n’était donc pas la seule dont l’écart avec le résultat se limite à 0,3 %.

M. Emmanuel Moulin. Tout à fait !

M. le président Éric Coquerel. Vous disiez que vous n’aviez jamais été convoqué par une commission d’enquête lorsque le rendement était supérieur aux prévisions. Je m’étonne que le déficit de 2022 n’ait pas été plus faible que l’estimation, étant donné l’élasticité exceptionnelle et imprévue qui s’est manifestée avant le contrecoup de 2023. Autrement dit, les résultats ont été meilleurs que prévu, mais le déficit n’a pas baissé. Pourquoi ?

M. Emmanuel Moulin. Nous n’avions pas prévu la guerre en Ukraine.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À l’issue de cette audition, monsieur Moulin, je ne peux m’empêcher de vous poser une question qui pourrait s’adresser à d’autres. En tant que haut fonctionnaire ayant eu tant de responsabilités pendant sept ans, à partir de combien de milliards de dette, de déficit et de factures présentées aux Français qui perdent leurs droits sociaux estimez-vous qu’il faille démissionner de la fonction publique pour incompétence ?

M. Emmanuel Moulin. Monsieur le député, vous pouvez ironiser sur les fonctionnaires qui servent l’État. J’ai été leur chef, je les ai dirigés : j’ai vu des gens pleinement engagés, avec le sens du service public chevillé au corps, qui ne comptaient pas leurs heures – entièrement dévoués au bien public. Je les défendrai toujours. Vous pouvez me critiquer, cela m’est égal, mais je défends ceux qui ont travaillé avec moi à la direction générale du Trésor.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.

7.   Mercredi 11 décembre 2024 à 17 heures – compte rendu n° 63

La Commission auditionne Mme Amélie Verdier, directrice générale des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([7]).

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de Mme Amélie Verdier, directrice générale des finances publiques, qui a succédé à ce poste à M. Jérôme Fournel, que nous avons déjà auditionné jeudi dernier.

Je rappelle que cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Mme Amélie Verdier, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Je vous invite à lever la main et à dire « je le jure ».

(Mme Amélie Verdier prête serment.)

Mme Amélie Verdier, directrice générale des finances publiques. Permettez-moi tout d’abord de vous dire que je suis heureuse de pouvoir répondre à vos questions, que la direction générale des finances publiques (DGFIP), comme les autres administrations, prennent très au sérieux. La prévision est un art difficile et même si certaines explications peuvent être données, quelques interrogations demeurent encore. J’aurai évidemment à cœur d’y répondre.

M. Fournel m’a indiqué qu’il devait des précisions à Mme Louwagie, notamment au sujet de l’impôt sur les sociétés (IS). J’en apporterai une partie lors de cette audition et il transmettra bien sûr les éléments attendus par écrit, comme il s’y était engagé.

En guise de propos liminaire, je reviendrai sur le rôle spécifique de la DGFIP en matière de prévisions. Je m’attarderai sur la manière dont fonctionnent les principaux impôts en jeu dans les écarts constatés. Je préciserai la manière dont la DGFIP transmet au ministre un certain nombre d’informations et, en fonction de vos attentes, je reviendrai sur l’exercice 2024 – ayant pris mes fonctions le 4 mars 2024, je ne peux pas commenter les plus anciens.

Que fait la DGFIP ? Elle tient les comptes de la plupart des acteurs publics, dont elle paie l’essentiel des dépenses, et encaisse environ la moitié des prélèvements obligatoires, pour en reverser une partie aux collectivités locales et aux caisses de sécurité sociale – vous avez évoqué ces flux lors d’une précédente audition. La DGFIP assure également la production des données comptables de l’État et suit celles des collectivités locales en cours d’année. Enfin, elle participe, mais de manière circonscrite, à l’élaboration des prévisions de recettes.

Trois acteurs contribuent à ces prévisions. Le premier est la direction générale du Trésor, une administration centrale, responsable en dernier ressort des prévisions macroéconomiques ou de finances publiques. Elle assure leur cohérence d’ensemble et garantit la meilleure prise en compte des premières pour affiner les secondes, et inversement. La direction générale du Trésor élabore les modèles de prévision, définit les trajectoires annuelles et pluriannuelles et assure la présentation des comptes en comptabilité nationale. En outre, elle intègre les informations que lui transmettent les autres administrations, dont la DGFIP, et décide de leur pondération, la prévision n’étant pas une science exacte.

Ensuite, des administrations assurent le recouvrement des recettes. Il s’agit bien sûr de la DGFIP mais également de la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) et des Urssaf, qui recouvrent principalement la contribution sociale généralisée (CSG) et la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS). Ces administrations produisent à échéances régulières des notes de suivi des encaissements, qui se rapportent à une prévision annuelle publique et à des prévisions mensuelles qui évoluent en cours d’année, au gré des informations disponibles.

Enfin, la direction du budget et la direction de la sécurité sociale (DSS) assurent la préparation et le suivi des recettes inscrites dans les textes financiers, respectivement le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS).

Quant à elle, la direction de la législation fiscale (DLF), administrativement et fonctionnellement rattachée à la DGFIP mais qui est autonome et dépend directement des ministres, est chargée du chiffrage des mesures nouvelles, qu’elles soient prévues par le PLF initial ou introduites par des amendements. Elle travaille en lien avec la direction générale du Trésor, notamment sur les mesures les plus significatives, tandis que la DSS concourt au chiffrage des nouvelles recettes sociales. D’autres administrations peuvent contribuer à ces travaux : la commission de régulation de l’énergie (CRE) a par exemple été sollicitée dans le cadre de prévisions relatives à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim).

J’en viens à présent à la manière dont sont réalisées les prévisions. Pour préparer la présentation publique d’une trajectoire, exercice qui offre l’occasion d’établir une prévision et le support d’une politique publique budgétaire ou fiscale, on fait l’hypothèse d’une politique inchangée, avant de tenir compte d’éventuels arbitrages. Plus précisément, les prévisions sont élaborées en trois temps. Le premier correspond à un amorçage, réalisé en fonction d’hypothèses macroéconomiques – croissance, inflation, base taxable, dynamique de revenus, bénéfices des entreprises, etc. Les informations fournies par la DGFIP, notamment les données comptables et extracomptables des exercices passés, ainsi que la dynamique passée des composantes de la croissance, sont alors prises en compte pour alimenter les premières prévisions d’hypothèses macroéconomiques.

La direction générale du Trésor fait ensuite la synthèse de ces prévisions et fournit ainsi la matière d’une vision globale de la croissance et des finances publiques – elles sont liées – à politique constante. Avant la présentation des textes financiers, il est donc possible de mesurer l’écart entre la trajectoire que suivront spontanément les finances publiques et les objectifs fixés, et d’envisager les dispositions nécessaires pour les atteindre. Dans certains pays – la France n’en a pas fait partie ces dernières années, faute d’une marge budgétaire suffisante –c’est lors de cette phase que des baisses d’impôts ou des dépenses supplémentaires sont prévues.

Les arbitrages politiques concluent ce processus. Cibles et mesures sont retenues, à l’issue du dialogue qui suit le travail technique, analytique et précis réalisé pour chacune des mesures envisagées. Les prévisions de rendement de chaque impôt sont ainsi préparées de manière assez consensuelle, en tenant compte de données macroéconomiques et d’éléments microéconomiques. Cette méthode, certes empirique, nous semble la meilleure – ou la moins mauvaise –, pour obtenir l’information que nous cherchons.

C’est lors de la deuxième phase, celle de l’établissement des prévisions budgétaires à politique constante, que la contribution de la DGFIP est la plus importante : nous exploitons autant que possible les informations déclaratives et comptables, mais aussi nos constats. Avant un exercice budgétaire, notre rôle est donc de contribuer à la définition de la trajectoire et des prévisions, puis, en cours d’exercice, il nous revient de vérifier que les rentrées fiscales, mensuelles ou non, correspondent bien à nos anticipations. Le ministre a transmis au rapporteur les notes qui décrivent, pour chaque impôt, l’état des recettes ; elles sont assorties d’éclairages portant sur les dépenses locales en cours d’années.

À partir de juin, les informations infra-annuelles éclairent la prévision des recettes de l’année en cours ; en juin et juillet pour les budgets économiques, puis en août, lors de la définition du compte du PLF, ces prévisions sont affinées en vue de la présentation des textes budgétaires ; dans les derniers mois de l’année – octobre et novembre –, notre suivi se fait plus attentif et notre information aux ministres devient aussi précise que possible, même si les données que nous traitons sont parfois contradictoires et rarement toutes disponibles avant la rédaction des textes financiers. Notre rôle porte sur les recettes fiscales – si ce n’est toutes, au moins l’essentiel – dont nous assurons le recouvrement et nous distinguons les recettes fiscales brutes des remboursements et dégrèvements. Ceux-ci sont comptabilisés dans la mission budgétaire idoine et diminuent le niveau des recettes brutes ; leur montant varie au cours de l’année, ce qui rend plus difficile l’exercice de prévision.

La direction générale des finances publiques produit des données en comptabilité budgétaire, mais fournit à la direction générale du Trésor des données utiles à l’établissement des comptes en comptabilité nationale, notamment relatives à la TVA. S’agissant des collectivités territoriales, nos prévisions portent, pour l’essentiel, sur les recettes d’impôts locaux. Celles-ci sont ensuite reversées aux collectivités dans un compte d’avance – je simplifie volontiers, mais sachez que des mécanismes particuliers peuvent s’appliquer à certaines recettes. Nous assurons également le suivi des dépenses et des comptes de ces collectivités, sachant d’une part que ces comptes ne sont pas établis en comptabilité nationale et d’autre part qu’ils sont suivis avec une journée de décalage, contrairement à ceux de l’État, suivis en temps réel.

Évoquons à présent les trois principaux impôts – l’impôt sur le revenu (IR), la TVA et l’impôt sur les sociétés (IS) –, les mécanismes qui leur sont propres et notre capacité à prévoir leurs recettes. Alors que les deux autres sont liquidés directement par le contribuable, l’impôt sur le revenu est perçu par voie d’émission de rôle : il revient à l’administration fiscale de calculer son montant. Le rendement de l’impôt pour l’année en cours résulte du barème prévu par la dernière loi de finances initiale (LFI) votée – à ce jour, nous continuons donc d’appliquer le dernier barème adopté, celui de 2024. Ce barème est appliqué aux revenus de l’année précédente, bien que ceux-ci ne soient pas encore complètement connus au moment où le projet de loi de finances est préparé : nous devons donc croiser la dynamique prévisionnelle des revenus, fournie par la direction générale du Trésor, et notre anticipation du taux moyen de prélèvement et de retenue à la source en amont de l’exécution. Nous sommes contraints de travailler sur des hypothèses, car nous intervenons avant de pouvoir constater l’émission : en 2024, les premières émissions d’IR, payées sur les revenus de l’année 2023, ont eu lieu pendant l’été. C’est d’ailleurs en septembre que les contribuables peuvent ajuster leur taux de prélèvement à la source.

L’impôt sur le revenu possède une dynamique relativement proche de celle de la croissance nominale de l’année précédente, puisqu’il est assis sur les revenus perçus lors de celle-ci. Toutefois, de nombreux facteurs peuvent provoquer un écart à la tendance, qu’il soit positif ou négatif, ne serait-ce que parce que l’indexation des tranches du barème ne coïncide pas toujours avec l’inflation constatée ex post, que des remboursements et crédits d’impôt peuvent s’appliquer du fait de changements législatifs ou de changements de comportements – nous établissons d’ailleurs des prévisions de comportements – ou que l’impôt sur le revenu peut être conjugalisé. Pour toutes ces raisons, la prévision des recettes de l’impôt sur le revenu n’est fiable qu’à la toute fin de l’année en cours ; elle est affinée à partir de l’été, après les premières émissions, et des ajustements de taux de prélèvement peuvent avoir lieu en septembre. Nous observons alors l’effet des remboursements et crédits d’impôt déclarés par les contribuables : le plus souvent incitatifs ou rendus possibles par la situation du contribuable, ils ne sont pas liés à une dynamique macroéconomique. Compliquent encore nos prévisions d’impôt sur le revenu le rendement des années antérieures – certains contribuables paient leur impôt avec retard – et le résultat des contrôles.

La TVA est un impôt liquidé par le contribuable lui-même et l’administration n’en fixe pas le montant à atteindre : c’est ce qui fait toute son efficacité ! La prévision de recette de TVA est directement fonction de la dynamique de l’assiette taxable, c’est-à-dire d’hypothèses de consommation et d’investissement en valeur nominale, précisées par des hypothèses d’inflation. Nous y reviendrons.

On peut dire que la TVA est l’impôt le plus directement lié à la prévision de croissance économique et à la dynamique des prix, puisque l’évolution de son rendement en cours d’année est traditionnellement un indicateur fiable de la conjoncture. Il arrive cependant qu’on constate un écart entre le taux de croissance nominale et l’évolution des recettes de TVA. Cette dernière dépend en effet des demandes de remboursement de crédits de TVA que peuvent faire valoir ou non les entreprises – en l’occurrence, l’exercice de cette faculté a pu expliquer de récents écarts à la prévision –, mais également de la composition de la croissance – à niveau de croissance économique donné et toutes choses égales par ailleurs, les niveaux respectifs de la consommation intérieure et de la consommation de produits importés font varier les recettes de TVA – ou de l’inflation.

Enfin, l’impôt sur les sociétés, est le plus difficile à prévoir. Il a été conçu pour donner aux entreprises une grande latitude dans le versement d’acomptes à l’administration des finances publiques. Cette dernière s’assure bien que les sommes dues ont été payées, mais les entreprises peuvent souvent déterminer elles-mêmes l’exercice pendant lequel elles s’acquittent de l’IS. Cet impôt est calculé grâce à une estimation du bénéfice fiscal de l’année en cours, année pendant laquelle il est versé en quatre acomptes. Ensuite, le solde de l’impôt – positif ou négatif – est acquitté en mai de l’année suivante, une fois le bénéfice fiscal calculé. Il est à noter que les plus grandes entreprises sont tenues de verser un cinquième acompte avec le quatrième, au cours du mois de décembre de l’année en cours.

La prévision de cet impôt est particulièrement ardue, car les entreprises ont la faculté légale d’autolimiter le versement des acomptes, si elles anticipent un bénéfice fiscal moindre que prévu. Ainsi, l’IS est l’impôt le plus volatil et celui qui réagit le plus à la conjoncture, ce qu’a démontré l’effondrement de ses recettes lors de la crise financière de 2008 ou, mais dans une moindre mesure, lors de la crise du covid. Il a en fait été conçu pour servir d’amortisseur automatique des fluctuations cycliques et refléter les résultats économiques des entreprises, qui déterminent ses taux, mais son solde au titre d’une année ne peut être connu que l’année suivante. Ainsi, nous n’avons pu comprendre le comportement de l’impôt sur les sociétés de 2023 qu’en exploitant les liasses fiscales éditées en mai 2024, mais nous avions formulé plus tôt certaines hypothèses explicatives. Comme l’impôt sur le revenu, l’impôt sur les sociétés peut faire l’objet de crédits, imputés sur l’impôt dû ou restitués par l’administration fiscale. Ils sont d’autant plus difficiles à prévoir qu’ils sont censés être incitatifs.

Je ne m’étendrai pas autant sur les informations transmises aux ministres. Celui-ci reçoit des notes de suivi des recettes et des états budgétaires comptables. Nous avons résolu de mieux formaliser et expliciter les écarts de prévision constatés, tirant en cela les enseignements de la période la plus récente.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition, votre prédécesseur a esquissé une explication de l’augmentation des remboursements de TVA. Elle serait liée à l’augmentation des taux d’intérêt, qui inciterait les entreprises à dégager de la trésorerie en demandant le plus rapidement possible les remboursements. En raison de ce phénomène, la TVA serait déjà inférieure d’un milliard d’euros par rapport aux prévisions du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Pourtant, nous avons déjà connu des taux aussi élevés, et même plus élevés. Les conséquences de l’augmentation des taux, qui étaient annoncées, ont-elles été suffisamment prises en compte lors de l’élaboration de la prévision ?

Mme Amélie Verdier. Je souscris à l’explication qui vous a déjà été donnée par Jérôme Fournel, les demandes de remboursement de crédits de TVA ont été plus importantes qu’habituellement. Par ailleurs, nous avons bel et bien pu enregistrer des taux d’intérêt plus élevés que ceux actuellement constatés, mais les années 2023 et 2024 ont été précédées par une période de resserrement progressif des conditions d’accès au crédit – souvenons-nous qu’avant la pandémie de covid, les taux d’intérêt étaient négatifs, mais qu’ils sont remontés tandis que l’inflation progressait. De plus, les entreprises conservent une certaine liberté quant au moment où elles présentent leurs demandes de remboursement de crédits de TVA, même si cette latitude est moindre que celle que leur offre l’impôt sur les sociétés. Enfin, le rythme de traitement des demandes par les services de la DGFIP constitue un autre facteur d’incertitude quand il s’agit de déterminer le montant de la TVA encaissée en comptabilité budgétaire. Il n’affecte toutefois pas la comptabilité nationale, qui détermine le montant de la TVA nette en fonction des demandes, et pas non plus le montant de la TVA nette finalement estimée, mais joue lors du relevé des comptes, à la fin du mois de janvier : c’est à cette période que les ministres communiquent sur le solde budgétaire et les recettes fiscales de l’année précédente et annoncent le montant de la TVA budgétaire.

Les remboursements de TVA ont été étroitement suivis, car nous souhaitions comprendre pourquoi la TVA nette était inférieure à celle que nous estimions. Il y a un peu plus d’un an maintenant, nous avions rehaussé nos anticipations de remboursement de TVA, pour constater qu’ils n’étaient pas si élevés. Une hausse tardive a bien été constatée, mais plus tard : nos prévisions ne sont pas figées et nous essayons de comprendre au mieux la dynamique de ces remboursements. En l’occurrence, nous observons, comme Jérôme Fournel, que toutes choses égales par ailleurs, y compris les taux d’intérêt, les entreprises présentent plus vite et dans des proportions plus importantes leurs demandes de remboursements de crédit de TVA. Nous imputons ce phénomène aux conditions de financement, mais la DGFIP ne fait qu’observer les liasses fiscales et les demandes qui lui sont présentées.

M. le président Éric Coquerel. Lors de l’audition précédente, que vous avez eu le temps d’écouter, M. Moulin constatait que la consommation populaire n’était pas remontée au niveau attendu en dépit d’une baisse de l’inflation, et que celle-ci étant en outre plus importante que prévu, il en était résulté une baisse des recettes de TVA. Auriez-vous pu prévoir ce phénomène ?

Mme Amélie Verdier. La DGFIP n’établit pas de prévisions macroéconomiques, mais utilise les données fournies par la direction générale du Trésor. Par ailleurs, vous vous souvenez certainement que l’inflation anticipée au moment de la présentation du PLF pour 2024 était plus élevée que celle que nous avons effectivement constatée. Le revenu disponible des ménages restant assez dynamique, nous aurions pu nous attendre à une consommation elle-même dynamique, conformément aux modèles de prévision classiques. Or cette prévision n’est pas tout à fait vérifiée et les recettes mensuelles de TVA nette ne sont pas à la hauteur du niveau anticipé, raison pour laquelle nous avons révisé leur montant entre la présentation du programme de stabilité 2024 et celle du PLF pour 2025.

M. le président Éric Coquerel. Sur l’impôt sur le revenu, on observe une dynamique similaire. Comme le souligne une note de vos services du 12 novembre 2024, l’IR 2023 s’est avéré bien en deçà des attentes, notamment en raison du montant des réductions et crédits d’impôt, bien plus important qu’envisagé : depuis 2022, ce montant augmente de 6 % chaque année. Pour 2024, le rendement inférieur aux prévisions s’explique à hauteur de 0,6 milliard d’euros par les réductions d’impôt et de 1,2 milliard d’euros par les crédits d’impôt. Or il s’agit d’une des composantes les moins prévisibles du solde d’IR. Devons-nous donc en conclure que la politique actuelle, qui comporte des dispositifs qui permettent à ceux qui payent le plus d’impôts d’en réduire le montant, contribue en partie aux difficultés que nous avons connues sur les prévisions de recettes en 2023 et 2024 ?

Mme Amélie Verdier. Factuellement, nous pouvons considérer que les réductions d’impôt profitent aux ménages les plus aisés, tandis que les crédits d’impôt profitent à tous les ménages. Nous avons d’ailleurs publié une note d’analyse des effets de chaque crédit d’impôt, que nous tenons à la disposition de la commission, car nous nous sommes nous-mêmes interrogés à ce sujet.

Le crédit d’impôt associé aux services à la personne présente une dynamique notable, signe qu’un certain nombre de ménages en bénéficient, alors même qu’aucune nouvelle disposition législative n’a modifié son mécanisme. Rappelons qu’il vise à soutenir les ménages recourant à l’emploi à domicile pour assurer la garde d’enfants, l’aide à des personnes âgées ou la réalisation de menus travaux, mais également à décourager le recours au travail non déclaré.

M. le président Éric Coquerel. Vous n’évoquez là qu’un crédit d’impôt parmi d’autres.

Mme Amélie Verdier. Certes, mais ce crédit d’impôt atteint un montant très significatif, de l’ordre de 6 à 7 milliards d’euros. De plus, il est l’un de ceux qui ont présenté une véritable dynamique dans la période la plus récente et nous en avons d’ailleurs été surpris. Nos analyses n’ayant révélé aucune atypie et ses contrôles ne présentant pas de spécificités, nous pouvons affirmer que ce crédit se développe sous l’effet du comportement de ménages qui souhaitent en bénéficier.

M. le président Éric Coquerel. Les crédits et réduction d’impôt peuvent-ils perturber vos prévisions ?

Mme Amélie Verdier. En 2024, nous avons révisé nos prévisions de recettes d’impôt sur le revenu de 2,6 milliards d’euros, entre la présentation du programme de stabilité et la présentation, à l’appui du PLF pour 2025, du budget révisé pour 2024. Or la moitié de cette révision est justifiée par un ajustement de notre estimation des remboursements et crédits d’impôt, le reste l’étant par les émissions et les effets du barème. Ainsi, les mécanismes fiscaux eux-mêmes peuvent provoquer une révision de nos prévisions, sans évolution de la conjoncture économique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous constatons, au gré des auditions et à la consultation des documents que nous avons reçus, une optimisation des prévisions. Il semblerait que certains curseurs n’aient pas été poussés assez loin, ce que nous pouvons désormais apprécier en toute objectivité. En la matière, quelle est le rôle ou l’influence du politique, des ministres ? Quel lien entretenez-vous, quotidiennement ou régulièrement, avec vos ministres de tutelle, avec Matignon et avec le secrétariat général de l’Élysée ? Avez-vous, personnellement, un lien direct avec le premier ministre et avec le président de la République, qui auraient pu contribuer à l’élaboration de vos prévisions ?

Mme Amélie Verdier. Si je vous comprends bien, vous jugez que nous nous sommes montrés optimistes dans nos prévisions. Ayant occupé plusieurs postes au sein du ministère des finances, je peux toutefois vous assurer que nous avons plus souvent été surpris par des recettes fiscales meilleures que prévu que par des recettes inférieures à celles que nous avions anticipées. Cela dit, je comprends que vous vous interrogiez sur les recettes fiscales moindres des exercices récents et je m’efforcerai de répondre à vos questions. Sachez que je n’ai pas constaté d’optimisation ou de biais systématique, au contraire et permettez-moi d’insister sur le fait que des observateurs extérieurs se sont récemment prononcés à ce sujet : nous disposons désormais d’un rapport de la Cour des comptes sur les recettes fiscales et d’un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF), demandé par les ministres. J’ajoute que le Haut Conseil pour les finances publiques (HCFP) a imposé une plus grande discipline, en exigeant la cohérence d’ensemble de nos prévisions.

Notre rôle est de préparer des prévisions et il revient aux ministres de présenter leurs choix. Quitte à le dire trivialement, nous n’avons d’ailleurs pas intérêt à nous montrer trop optimistes : en effet, des observateurs se prononcent sur nos prévisions et nous devons rendre compte de l’exécution budgétaire. Tout au long de l’année 2024, les débats internes à la DGFIP ou menés entre administrations ont conclu à la nécessité de faire attention à deux risques, celui de se montrer trop optimistes au regard d’une conjoncture économique que nous n’appréhendions manifestement pas parfaitement – nous peinons à comprendre pourquoi, alors que la croissance se tient, les recettes de TVA sont moindres que prévu – et celui de noircir excessivement le tableau

S’agissant de l’impôt sur le revenu, nous nous efforçons d’analyser la dynamique des remboursements et crédits d’impôt, ainsi que l’écart entre la dynamique des revenus et le barème. S’agissant de la TVA, nous examinons la dynamique des demandes de remboursement de crédits et nous nous sommes interrogés, sans toutefois l’observer, sur l’existence d’une éventuelle déformation de la consommation, qui aurait conduit les ménages à privilégier les produits à taux réduit ou super-réduit. Toutes ces démarches ont pour objectif d’améliorer notre capacité de prévision.

Venons-en à mes éventuels liens avec l’exécutif. Je n’échange pas régulièrement avec les ministres au sujet des prévisions : la DGFIP a pour mission de fournir leur base technique, charge à la direction générale du Trésor de les intégrer à l’exercice d’ensemble. En tant que directrice générale, je participe assez régulièrement – mais pas systématiquement – aux réunions de préparation de l’arbitrage définitif du compte, tel qu’il sera présenté dans le cadre du projet de loi de finances. Le directeur général du Trésor en réalise la présentation et nous pouvons être amenés à exprimer notre opinion, sachant encore une fois que la prévision n’est pas une science exacte. Depuis que je suis directrice générale, je constate que nous sommes collectivement attentifs aux dernières informations disponibles et à leur cohérence, et c’est justement cette attention qui nous permet, si la date de présentation des textes financiers n’est pas passée, d’apporter des modifications.

Enfin, je n’ai pas de contacts avec l’Élysée. J’ai pu en avoir lors de ma prise de fonction, mais je n’en ai pas au sujet des prévisions économiques. Mes contacts avec Matignon restent exceptionnels : j’ai seulement participé à une réunion avec les services du premier ministre dans le contexte particulier du mois de septembre 2024.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’hypothèse d’atterrissage du projet de loi de finances de fin de gestion pour 2024 vous paraît-elle réaliste, compte tenu du niveau de recettes dont vous avez connaissance à ce jour ?

Mme Amélie Verdier. La loi de finances de fin de gestion pour 2024 a été promulguée le 6 décembre. Le PLFG a été présenté une semaine plus tard cette année, sur la proposition des administrations tirant les enseignements de l’exercice 2023. Ce décalage a permis d’intégrer davantage d’informations tout en ménageant le temps suffisant à l’adoption du texte, indispensable à l’engagement de la dépense en cas de recours devant le Conseil constitutionnel.

Nous sommes relativement confiants pour l’IR, pour lequel nous disposons de données d’émission et d’encaissement à jour, même si elles ne sont pas définitives. Sur la TVA, vous avez constaté que le gouvernement avait souhaité effectuer une révision d’ampleur modeste, prenant en compte les dernières informations sur la baisse de son produit couplée à la hausse d’autres impositions. Cette opération était possible cette année, mais ne l’était pas l’année dernière compte tenu de la date d’examen du texte.

Nous ne disposons pas des données d’exécution des mois de novembre et décembre, mais nous sommes raisonnablement confiants. Comme chaque année, je ne dirai rien sur l’IS tant que nous n’aurons pas connaissance des chiffres du cinquième acompte. La prévision est cohérente avec le scénario global de croissance et les estimations du bénéfice fiscal. Je ne me risquerai pas à revenir sur le détail des données, d’autant plus que c’est mon collègue de la direction générale du Trésor qui est le mieux placé pour le faire à cette période de l’année.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Constatez-vous une décorrélation entre la macroéconomie et les prévisions de recettes ? Plusieurs comportements et éléments macroéconomiques apparaissent comme erratiques, que l’on pense à l’inflation, aux taux d’intérêt ou aux prix de l’électricité. Ce dérèglement est-il lié au premier choc qu’a connu notre économie, à savoir la crise sanitaire et la réponse budgétaire massive qui lui a été apportée ?

Mme Amélie Verdier. Je ne suis pas forcément la mieux placée, depuis la direction qui procède aux encaissements, pour répondre à votre question, mais, davantage qu’une prévision, je peux vous donner un sentiment. Nous verrons dans la durée si la déconnexion de l’élasticité des prélèvements obligatoires à la croissance est durable ou non. Le niveau d’élasticité a causé une surprise à la hausse en 2021 et en 2022 après le covid, puis à la baisse en 2023. Comment élaborer des prévisions correctes dans ce contexte ? Nous examinerons le résultat de 2024 pour déterminer quelle est l’ampleur de l’évolution des recettes par rapport à celle de la croissance.

Il ne me semble pas que l’on puisse parler de dérèglement ou de déconnexion. Les variations sont importantes et répétées, ce qui est nouveau et inquiétant : mes équipes et moi passons beaucoup de temps à analyser les causes des écarts sur les recettes des trois principaux impôts. Nous sommes attentifs aux encaissements comptables. L’inflation a été un peu moins élevée que prévu en 2024 : le scénario macroéconomique prévoyait une relative accélération au deuxième semestre par rapport au premier, notamment sous l’effet positif pour les recettes des Jeux olympiques que l’on a effectivement constaté mais sans doute pas avec l’ampleur attendue.

Contrairement à 2008 ou à 2012, le PIB ne s’effondre pas et nous nous interrogeons sur les modalités de consommation. L’évolution du revenu disponible des ménages reste dynamique : un tel phénomène soutient traditionnellement la consommation, mais nous ne constatons pas ce lien, qui se matérialisera peut-être avec retard comme cela se produit parfois.

Il est très difficile de prévoir le produit de l’IS en temps réel. Nous avons été fortement surpris, dans un sens positif, en 2022. Nous nous sommes replongés, avec mon collègue de la direction générale du Trésor, sur les estimations du bénéfice fiscal sur lesquelles la prévision était assise : notre hypothèse d’un bénéfice fiscal en hausse de 14 % était qualifiée de très prudente par certains. Sa croissance n’a finalement pas dépassé 1 %, cet écart entraînant des effets immenses sur l’IS.

Pour établir l’existence d’une décorrélation entre l’évolution des prélèvements obligatoires et celle de la croissance, il faudra qu’elle se répète pendant plusieurs années. Le covid a eu un effet économique que l’on n’a pas encore totalement appréhendé. Un soutien massif a été apporté à l’économie par une hausse de la dépense publique directe et par les prêts garantis par l’État (PGE) aux entreprises. Cette politique a amorti la crise. Actuellement, les redressements judiciaires et les liquidations d’entreprise augmentent, mais le rattrapage des liquidations qui ne se sont pas faites pendant la crise sanitaire n’est pas achevé. Cette crise et celle de l’inflation tirée par les prix de l’énergie ont eu un impact économique qui n’a pas été parfaitement appréhendé. Mes collègues directeurs ont souligné que l’office indépendant chargé des prévisions au Royaume-Uni s’était également trompé.

Nous continuons à améliorer nos prévisions : notre compréhension de l’impact des événements économiques récents reste imparfaite et nous ajustons en temps réel, en informant les ministres et le Parlement aux échéances prévues, les données contenues dans les textes.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour améliorer les prévisions, nos collègues sénateurs proposent d’établir un montant net de l’IS à partir du mécanisme d’autolimitation que vous avez évoqué. La semaine dernière, Jérôme Fournel nous a dit qu’une telle latitude était nécessaire pour les entreprises. Portez-vous un regard positif sur cette proposition ?

Mme Amélie Verdier. Sans changer la nature de l’impôt ni affecter la capacité d’action des entreprises, nous pourrions améliorer nos prévisions en demandant aux sociétés de nous communiquer plus précocement certains éléments. Accorder une grande liberté d’action sur un impôt qui affecte directement leur résultat me semble cohérent sur le plan économique.

Une note récente de l’Institut des politiques publiques (IPP) revient sur la latitude donnée par l’État sur la mécanique de l’IS, laquelle rend difficiles les prévisions mais donne une capacité de réaction aux entreprises. Le choix d’instaurer un cinquième acompte visait à faire profiter plus rapidement l’État d’une dynamique fiscale favorable, mais l’autolimitation reste importante. D’autres options sont possibles, mais celle-ci rend l’IS particulièrement réactif à la conjoncture, ce qui est plutôt une bonne chose pour un impôt qui dépend des résultats.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Comment expliquez-vous, pour l’année 2024, la divergence entre la prévision, assez prudente, du besoin de financement des collectivités locales et l’exécution, aussi bien en investissement qu’en fonctionnement ?

Mme Amélie Verdier. Comme nous tenons les comptes et que les collectivités locales bénéficient du mécanisme de la journée complémentaire, nous sommes en retrait par rapport au constat effectif des dépenses et des recettes. Une trajectoire avait été travaillée dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques, qui constituait la référence partagée. Une note de mon prédécesseur, transmise aux rapporteurs, analysait la situation financière des collectivités locales au début de l’année 2023 : elle montrait que celles-ci se trouvaient globalement en très bonne santé financière, même s’il est difficile de raisonner en moyenne compte tenu de leur nombre et de leur diversité. Ce constat restait vrai au début de l’année 2024, même s’il fallait le nuancer pour la strate départementale, et la situation des collectivités locales était meilleure qu’avant le covid.

Il n’était donc pas facile d’anticiper une dégradation de leur besoin de financement, même si certaines recettes, notamment celles liées aux droits de mutation à titre onéreux (DMTO), étaient relativement volatiles. Or les DMTO se contractent fortement depuis 2023, même si la dégradation semble ralentir et tourne actuellement autour de 20 % – taux qui reste néanmoins élevé. Quant aux dépenses, la programmation d’un effort des collectivités a tenu compte du caractère relativement dynamique de certaines dépenses. Jusqu’à présent, les collectivités n’avaient pas souhaité détériorer leur capacité de financement ou accroître leur besoin, mais la situation a changé. Elles disposaient d’une capacité de financement supérieure à son niveau d’avant la crise sanitaire et elles ont commencé à consommer cette marge, pratique jusqu’alors inédite.

M. le président Éric Coquerel. Vous établissez une corrélation entre la baisse du rendement de la TVA et le ralentissement de l’inflation, et vous dites que l’erreur de prévision provient de l’augmentation continue de l’épargne : est-ce bien cela ?

Mme Amélie Verdier. Oui, nous avions anticipé un certain dynamisme de la consommation, mais celui-ci, quoique réel, s’est révélé moins fort qu’attendu.

M. le président Éric Coquerel. Quand vous dites que la consommation reste orientée à la hausse, même dans une dimension amoindrie, prenez-vous en compte la moyenne globale ou l’évolution pour chaque décile de revenus ? L’Insee vient de publier des données montrant que la consommation et le pouvoir d’achat décroissent pour les foyers appartenant aux sept premiers déciles et progressent fortement pour les ménages des trois déciles supérieurs. Or ce n’est pas la consommation des plus riches qui est à même de doper la croissance, c’est celle des classes moyennes et populaires. Dans un tel contexte, comment affinez-vous vos prévisions ? Retenez-vous seulement des moyennes ou travaillez-vous décile par décile ?

Mme Amélie Verdier. Je suis un peu gênée par votre question, parce que la DGFIP ne va pas du tout dans ce niveau de précision : les emplois taxables forment une donnée entrant dans les prévisions ; elle est élaborée par la direction générale du Trésor, qui étudie sans doute les chiffres auxquels vous faites allusion mais je ne peux pas vous en dire davantage. De notre côté, nous analysons les liasses des chiffres d’affaires ainsi que les dynamiques par secteur, à partir des informations que nous récupérons auprès des entreprises.

M. le président Éric Coquerel. Je poserai cette question à Bruno Le Maire demain.

M. Matthias Renault (RN). Une note de la direction générale du Trésor datant de l’été 2023 indique qu’un écart significatif commence à apparaître entre la prévision de la loi de finances pour 2023 et l’exécution du budget. La situation mensuelle de l’État, établie par la DGFIP, commence à fortement se dégrader à partir de juin 2023. Le solde structurel affiche alors un écart de 40 milliards d’euros par rapport à l’année précédente. À quel moment de l’année 2023, avez-vous été alertée d’une baisse des rentrées fiscales ? Quand en avez-vous fait part à la direction générale du Trésor voire au ministre ?

Mme Amélie Verdier. J’ai pris mes fonctions en mars 2024, mais j’ai reconstitué les notes : à la fin du mois de juillet 2023, les recettes de TVA étaient effectivement en retrait, tant en comptabilité budgétaire que nationale, mais elles ont retrouvé la ligne des prévisions dès la fin du mois d’août.

Je ne sais pas quand ces informations ont été intégrées dans la note à laquelle vous faites allusion, mais au moment de l’élaboration du projet de loi de finances pour 2024 et de la révision de l’exécution de l’année en cours, les derniers éléments disponibles ne montraient aucun écart. La note de mon prédécesseur sonnant l’alerte date du 27 novembre : elle indiquait que les chiffres du mois d’octobre faisaient apparaître une moins-value d’un milliard d’euros en TVA budgétaire et un peu plus en comptabilité nationale.

Je ne connais aucune note de la DGFIP faisant état d’un écart de 40 milliards d’euros dans le solde structurel et je serais étonnée qu’une telle note de la direction du budget existe car le sujet relève plutôt de la comptabilité nationale.

M. Matthias Renault (RN). Je faisais allusion à la situation mensuelle de l’État, publiée chaque mois par la DGFIP. En juin 2023, la dégradation du solde structurel par rapport à l’année précédente atteignait 40 milliards d’euros.

Mme Amélie Verdier. J’étais directrice du budget, donc je vois à quoi ressemblent les situations mensuelles d’exécution : elles sont très difficiles à lire, car si le profil des recettes fiscales, que nous vérifions chaque année, est à peu près établi, par exemple celui de la TVA qui n’est affecté par aucune saisonnalité et dont les recettes sont, à moyen terme, presque une fonction affine de la croissance malgré quelques soubresauts liés aux demandes de remboursements de crédits, la dépense de l’État peut souffrir d’un effet calendaire lié à des versements importants à une collectivité, à un compte d’avance ou au prélèvement sur recettes en faveur de l’Union européenne : nous expliquons ces phénomènes dans les communiqués de presse de présentation des situations mensuelles budgétaires. Nous essayons de dresser des comparaisons mensuelles, mais celles-ci sont complexes : sur la masse salariale, de telles comparaisons sont pertinentes d’une année sur l’autre, car les effets de volume et de prix rendent relativement bien compte de l’évolution globale ; nous pouvons lisser la masse salariale de l’État car nous savons quand sont recrutés les professeurs, par exemple, mais un tel exercice n’est pas possible pour toutes les dépenses.

Je comprends votre raisonnement, mais devant un écart, même élevé, à la fin du mois de juin sur la situation du budget de l’État, mon premier réflexe serait de vérifier la présence d’effets calendaires. Il y a eu indéniablement un écart sur l’exécution budgétaire de 2023 : le communiqué de presse du 24 janvier 2024 explique que les recettes nettes du budget général ont été inférieures de 7,8 milliards d’euros à la prévision et que les dépenses ont également été plus faibles qu’attendu, le total faisant apparaître, à la fin de l’année, un solde pas si éloigné de celui inscrit dans la loi de finances de fin de gestion.

M. Matthias Renault (RN). En juin et juillet 2023, les éléments remontant à la DGFIP n’ont déclenché, si je vous comprends bien, aucun affolement ?

Mme Amélie Verdier. À partir de ce que j’ai pu reconstituer, la direction s’est interrogée sur la TVA, mais le doute a été globalement levé en août et en septembre, même si le résultat de fin d’année s’est révélé mauvais. En juin, nous ne disposions pas des émissions d’IR, donc il n’y avait pas de raison de s’inquiéter ; quant à l’IS, nous vivions encore dans le climat des excellentes nouvelles relatives à son solde et au niveau très élevé du bénéfice fiscal l’année précédente. Cela ne fait pas tout, mais je ne voyais pas de point d’alerte. La note de la direction générale du Trésor reposait peut-être sur des informations qui sont absentes des éléments produits par la DGFIP.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Une note du 27 novembre 2023 indique que les recettes de TVA sont plus faibles que prévu. Pourtant, quelques jours plus tard, le 7 décembre, le gouvernement affirme que les notes de la DGFIP ne soulèvent aucun problème sur le rendement de la TVA. Peut-on considérer que la décision de ne pas prendre en compte cette trajectoire dans le PLF a fragilisé ce dernier ?

À partir de quand les estimations de l’IS deviennent-elles signifiantes ? Est-ce impossible de disposer de données solides au moment de l’élaboration du PLF ? Si tel était le cas, cela constituerait un véritable problème puisque cet impôt représente une part considérable des recettes de l’État. Les personnes auditionnées nous ont dit qu’elles n’avaient aucun élément sur la baisse du rendement de l’IS, alors que le phénomène s’est déjà produit en 2023.

Mme Amélie Verdier. Une note du 30 octobre affirmait que la TVA était en ligne avec les prévisions à la fin du mois de septembre. Un mois plus tard, dans la note du 27 novembre à laquelle je faisais allusion, mon prédécesseur faisait part de moins-values de TVA. Le dépôt du PLFG au Parlement a eu lieu le 31 octobre : ce texte est assis sur un compte – formé des lignes de prévision de recettes fiscales et de la prévision d’ensemble des finances publiques –, arrêté une dizaine de jours plus tôt pour être soumis au HCFP. Le 31 octobre, le gouvernement et son administration n’avaient pas connaissance de la dégradation du rendement de la TVA, ils savaient juste qu’après une inquiétude en juillet, celui-ci était revenu un mois plus tard dans la ligne de la prévision, redressement confirmé dans la note de fin octobre au moment du dépôt du PLFG. Celui-ci est définitivement adopté le 22 novembre et la note d’alerte date du 27 novembre. Nous ne disposions que de chiffres mensuels, non d’une analyse complète de la trajectoire. Mon prédécesseur a fait part de la mauvaise nouvelle sur le rendement de la TVA à la fin du mois de novembre et a écrit qu’il fallait surveiller la fin de l’année. À ma connaissance, personne à Bercy ne s’est à ce moment-là risqué à une prévision pour 2024, car toute l’attention était focalisée sur l’année en cours, 2023. Compte tenu du calendrier d’adoption des textes, il n’était plus possible de modifier le PLFG au moment où sont tombés les mauvais chiffres de TVA. Les données ont été publiées dès le 24 janvier dans une communication portant sur le solde budgétaire de 2023. Les services de la DGFIP ont travaillé avec ceux de la direction générale du Trésor pour refaire la prévision, à politique inchangée, des budgets économiques. Une nouvelle estimation de la TVA fut inscrite dans le programme de stabilité.

Il serait inexact de vous dire que nous ne savons pas estimer le rendement de l’IS. Les ministres ont demandé un rapport à l’Inspection générale des finances (IGF) et une étude de nos méthodes à des experts. Il y a une question sur la mise en exergue de la largeur de l’écart possible entre le rendement et sa prévision. En vertu de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), nous élaborons les prévisions les plus sincères possible en utilisant toute l’information disponible. Certains sénateurs ont proposé de faire une prévision nulle pour le cinquième acompte afin de laisser la place à d’éventuelles bonnes surprises : il me semble que le cadre juridique nous interdit une telle liberté, car nous sommes contraints d’élaborer des prévisions sincères. Nous essayons de prévoir au mieux le bénéfice fiscal et le résultat des quatrième et cinquième acomptes, mais il est possible de recevoir un chiffre négatif comme cela arrive, au plan microéconomique, pour les entreprises. Jusqu’au 15 décembre, nous devons faire avec l’incertitude du produit final de l’IS car nous ne connaissons pas le cinquième acompte. Celui-ci s’est souvent révélé meilleur qu’attendu dans la période récente, mais il peut également être moins bon, comme en 2023. Une fois que nous recevons le cinquième acompte, les services de la DGFIP recalculent l’estimation du bénéfice fiscal, mais ils n’ont pas les liasses des entreprises ; en début d’année 2024, ils avaient revu sa croissance à la baisse, de 14 % à 2 %, et ce n’est qu’en mai qu’il fut possible de connaître définitivement la croissance du bénéfice fiscal, finalement de 1 %. Les services exploitent les liasses et examinent la situation des acteurs bénéficiant le plus de certains dispositifs ou effectuant des déclarations étonnantes.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). De quelles informations précises sur les recettes disposaient les ministres en décembre 2023, au moment de l’adoption du PLF ? Pouvaient-ils identifier des marges de manœuvre et tirer des leçons pour 2024 de la situation des recettes de l’année 2023 ?

Mme Amélie Verdier. Encore une fois, je n’ai pas trouvé de note indiquant un effet des recettes de 2023 sur l’année 2024 : la direction générale ne pouvait qu’extrapoler, mais elle identifiait un risque de moins-values pour les recettes de 2023.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Calculez-vous l’impact sur les recettes et la croissance des mesures prises en cours d’année, notamment les décrets d’annulation de crédits ? Lorsque 10 milliards d’euros de crédits ont été annulés en février, avez-vous évalué l’effet de cette décision sur les recettes de l’État ?

Mme Amélie Verdier. Ce n’est pas la DGFIP qui procède à cette estimation. S’agissant de l’exemple que vous prenez, je ne pense pas qu’une nouvelle prévision ait été élaborée, parce que ces annulations de crédits ne diminuaient pas le revenu disponible des ménages – je l’ai constaté lors de ma prise de poste en apprenant que 100 millions d’euros avaient été annulés dans les crédits de la DGFIP. Ces annulations nous ont conduits à revoir la programmation de dépenses, mais sans effet direct et automatique. Dans le cadre de ses budgets économiques, la direction générale du Trésor établit des prévisions « bouclées », dans lesquelles elle évalue l’effet macroéconomique de telles mesures budgétaires.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous avez évoqué des différences dans les recettes fiscales entre la prévision du programme de stabilité et le rendement constaté. Vous avez notamment attribué ce fossé aux crédits d’impôt – vous avez évoqué le crédit d’impôt services à la personne (Cisap) –, aux réductions d’impôt et, me semble-t-il, aux déductions d’impôt : pourriez-vous nous donner le montant de ces écarts en les ventilant pour chaque catégorie ? Les déductions et les crédits d’impôt ne couvrent pas les mêmes domaines d’activité et j’aimerais savoir où les différences ont été les plus grandes.

Mme Amélie Verdier. Je pourrai vous transmettre ces éléments. Le Cisap a été dynamique ces deux dernières années, l’ensemble des crédits d’impôt ont augmenté de 1,3 milliard d’euros et les réductions d’impôt de 600 millions d’euros. S’agissant des impôts relatifs aux revenus de 2023, les remboursements d’impôt sur les dons aux œuvres ont progressé de 179 millions d’euros et le Cisap de 494 millions d’euros. La hausse du Cisap est due à un effet volume – le nombre de bénéficiaires a crû. Les crédits d’impôt dont le coût a connu la hausse la plus dynamique sont le prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus et capitaux mobiliers et le crédit d’impôt au titre des frais de garde des jeunes enfants. La somme globale est constituée de plusieurs montants élevés, mais ceux-ci sont relativement faibles par rapport au rendement total de l’IR – l’impôt sur le revenu net dans la loi de finances de fin de gestion pour 2024 est estimé à 88,1 milliards d’euros et la plus forte révision, celle du Cisap, est inférieure à 500 millions d’euros. Il faut prendre en compte l’effet généré par un revenu moins dynamique que la revalorisation du barème.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Pourrez-vous nous communiquer par écrit des éléments détaillés au sujet de 2023 ? Quant à 2024, j’imagine que vous disposez d’éléments qui permettront d’éviter que, s’agissant des prévisions sur la base desquelles sera construit le PLF pour 2025, finalement retardé pour les raisons que vous savez, les mêmes causes ne produisent les mêmes effets, à tout le moins pour l’impôt sur le revenu.

Mme Amélie Verdier. Les prévisions sont reprises dans l’annexe des voies et moyens. Nous faisons les meilleures estimations possibles, mais la plupart des éléments que je viens de citer sont comportementaux. Les modèles peuvent être apprenants, mais on ne demande pas à l’avance aux gens ce qu’ils veulent faire en matière de remboursements ou de crédits d’impôt.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Oui, mais comme tout est retardé, vous allez disposer d’informations concernant 2024 que l’on n’avait pas jusque-là.

Mme Amélie Verdier. Factuellement, oui, c’est sûr, mais je ne sais pas encore.

Mme Sophie Mette (Dem). Votre prédécesseur a expliqué le 5 décembre que la DGFIP avait lancé un travail annuel d’analyse statistique des recettes fiscales afin de comprendre leurs variations. Ce travail serait effectué par le département des études et statistiques fiscales de la DGFIP. Quels objectifs précis ont été fixés pour ces investigations ? Avez-vous d’ores et déjà réalisé de premières analyses ? Pouvez-vous, le cas échéant, nous les communiquer ? Comment ce travail sera-t-il pris en compte par les différentes administrations ?

Un tiers de l’erreur de prévision en 2024 est lié aux recettes de l’impôt sur les sociétés, alors qu’elles ne représentent qu’environ 5 % de l’ensemble des prélèvements obligatoires. S’il est vrai que ces recettes sont par nature plus difficiles à prévoir que celles de l’impôt sur le revenu ou de la TVA, n’y a-t-il pas des améliorations à envisager dans le cadre, notamment, du dernier acompte d’IS dû par les grandes sociétés ? Dans une note parue en novembre 2024, l’Institut des politiques publiques (IPP) recommandait que le formulaire utilisé à cette occasion serve aussi à demander aux grandes entreprises de déclarer leur estimation du bénéfice pour l’année en cours. L’IPP a également proposé que le formulaire soit retourné plus tôt qu’en décembre afin d’aider à fiabiliser les prévisions de recettes. Qu’en pensez-vous ?

Mme Amélie Verdier. Cette note, à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure, avait également attiré mon attention. C’est une chose d’envisager de modifier les règles de l’impôt – et ce serait au législateur d’en décider – avec l’impact économique que cela impliquerait, c’en est une autre de demander un peu plus d’informations pour nous aider à améliorer les prévisions. Des éléments nous sont communiqués au moment du versement des acomptes, notamment le cinquième, ce qui est bien, mais il serait encore mieux d’avoir des informations un peu avant. C’est un sujet auquel nous réfléchissons en vue d’améliorer les prévisions. Il s’agirait d’expliquer aux entreprises l’intérêt d’avoir une anticipation de leur bénéfice qui ne les lierait pas contractuellement – c’est un peu ce qu’elles craignent. Elles ont jusqu’à décembre pour prendre des décisions, puisqu’elles ont une marge, qui est assumée, par exemple en matière d’autolimitation. À la fin, elles paieront de toute façon un impôt calculé sur leur bénéfice fiscal : leur marge ne concerne pas ce qu’elles vont payer, mais combien à quel moment.

J’insiste sur ce point, car je ne voudrais pas donner l’impression que les entreprises font ce qu’elles veulent en la matière. Des règles précises existent et leur bonne application est vérifiée lorsque les services de la direction générale des finances publiques engagent des contrôles. On regarde les liasses et on reconstitue, en partant du bénéfice commercial, si je puis dire, le bénéfice fiscal. À règles de l’impôt données, avoir un peu plus d’information en amont, notamment lors du versement des acomptes, aurait un sens. Cela permettrait d’anticiper le bénéfice fiscal.

Vous avez vu, par ailleurs, que la note de l’IPP posait la question du champ des entreprises soumises au versement des acomptes, qui dépend entièrement du législateur. Le critère actuel est la taille de l’entreprise et non l’ampleur de ses résultats. Cela fait partie des points que l’on pourrait envisager de regarder.

Des études statistiques, vous l’avez dit, ont été engagées. Je suis d’ailleurs accompagnée par le responsable du département qui en est chargé. Je vous signale en particulier une étude publiée au mois de septembre – un département d’études statistiques mène des analyses approfondies qui prennent un peu de temps, mais elles ont ensuite vocation à alimenter le débat public. Cette étude consistait à évaluer le manque à gagner en matière de TVA, thème important qui a été évoqué dans le cadre du Conseil d’évaluation des fraudes, installé par l’anté-prédécesseur du ministre du budget. Le tax gap, le manque à gagner par rapport à d’autres pays, notamment européens, n’est pas uniquement de la fraude : il peut aussi être lié aux taux réduits ou super-réduits de TVA, à des modalités de déclaration ou à la part des importations dans la structure de la consommation. Nous avons essayé d’entrer dans le détail de ce qu’on peut estimer être des manques à gagner.

Par ailleurs, j’ai fait allusion tout à l’heure à deux focus que nous avons réalisés. Le premier, qui n’a rien donné, consistait à regarder si une évolution de la structure de la consommation pouvait expliquer de moindres rendements de TVA : un déport vers des produits de première nécessité, à taux plus réduits, s’est-il produit ? Pour l’instant, ce n’est pas ce que nous avons observé – je dis « pour l’instant » car nous allons continuer à suivre cette question. La seconde portait sur un éventuel impact de la dynamique des demandes de remboursement de crédits de TVA. La réponse est oui : c’est une des explications – ce n’est pas la seule – du moindre rendement de la TVA nette.

M. Pierre Henriet (HOR). Je voudrais vous interroger sur les initiatives et les mesures que la DGFIP a prises pour améliorer les modèles de prévision fiscale à la suite de la situation que nous venons de connaître. Quelles sont, plus généralement, les recommandations que vous pourriez formuler pour éviter de nouveaux dérapages budgétaires ?

Mme Amélie Verdier. Nous essayons de nous améliorer, dans le cadre d’un travail collectif des administrations, mais notre diagnostic, plutôt conforté par les observateurs extérieurs, n’est pas que nous nous sommes complètement plantés de notre propre fait – pardonnez-moi d’être un peu vulgaire. Selon l’Inspection générale des finances, 80 % de l’erreur de prévision des recettes fiscales sont liés à des facteurs externes. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas se concentrer sur le reste – nous devons améliorer notre capacité de prévision, et nous le faisons –, mais notre diagnostic n’est pas que nous utiliserions des modèles complètement ratés.

Nous avons déjà engagé un certain nombre d’actions pour mieux formaliser les remontées comptables et les croisements avec les données macroéconomiques. Le rapport de l’Inspection générale des finances disait, je crois, qu’il y avait peut-être eu moins de travail notarial, si je puis dire, de remontée après le covid. Nous nous y sommes attelés. Nous croisons les analyses d’amélioration continue : ce travail n’est pas achevé, mais le directeur général du Trésor a dû vous dire que cela nous permettait d’avoir un retour sur ce que chacun d’entre nous observe. L’Insee nous apporte, par ailleurs, une information globale, au niveau macroéconomique. Tout cela va dans le sens – je pense qu’on le verra dans le temps – d’une bonne compréhension du passé et d’une amélioration de nos modèles actuels. Nous nous efforçons d’intégrer en temps réel, autant que possible, les informations qui nous arrivent.

Vous connaissez également le projet de déploiement de la facturation électronique : à partir de septembre 2026, toutes les entreprises seront amenées à recevoir des factures électroniques et, pour les plus grandes d’entre elles, à en émettre ; ensuite, à partir de septembre 2027, tout le monde passera à la facturation électronique. Cela nous aidera à avoir des données plus contemporaines en ce qui concerne la TVA. Ce n’est pas pour tout de suite et ce n’est pas la seule raison pour laquelle nous le faisons – cela devrait assez largement simplifier la vie des entreprises –, mais cela fait partie des actions engagées à moyen terme pour avoir des données plus contemporaines, ce qui nous paraît l’essentiel, en tout cas pour la TVA.

S’agissant de l’impôt sur les sociétés, nous devons sans doute mieux croiser au niveau infra-annuel les informations que nous pouvons avoir secteur par secteur pour mieux appréhender des données que nous voyons de manière assez agrégée sur le plan comptable.

Quand nous échangeons avec nos homologues, et mes propos concernent aussi bien mes fonctions actuelles que mes fonctions antérieures, c’est surtout au sujet de l’effort structurel et non de la prévision du solde public à 0,1 ou 0,2 point de PIB près, même si je ne sous-estime pas l’écart constaté cette année. Il est très supérieur à ce que nous avions pu connaître auparavant, ce qui nous préoccupe. La clarté de l’information suppose notamment d’avoir un éclairage sur notre marge d’erreur, notamment pour l’impôt sur les sociétés, et sur la trajectoire pluriannuelle en matière d’effort structurel – ce qu’il faut faire et comment. Nous essayons de faire porter les efforts sur ces points collectivement, chacun à sa place, au ministère de l’économie et du budget.

Pour le reste, un certain nombre de propositions ont été faites au ministre. Il s’agirait, par exemple, de demander plus d’informations à des tiers. C’est une décision qui n’irait pas dans le sens d’une simplification, il faut dire les choses, mais qui pourrait améliorer nos capacités de prévision.

Nous allons, par ailleurs, vérifier dans la durée ce qui se passe. Je suis quand même assez convaincue que nous allons retrouver, notamment au sujet de la TVA, une capacité de prévision plus conforme à ce à quoi nous étions habitués. Ce qui s’est passé dans la période récente n’était pas classique – je pense aux variations de l’inflation et au fait que, à un niveau de croissance donné, nous n’avons pas bien appréhendé la consommation. Je ne reviens pas sur les masses en jeu, mais les montants sont relativement faibles en pourcentage du rendement de l’impôt.

Ce qui m’importe en tant que directrice générale des finances publiques, c’est bien sûr de contribuer à l’amélioration des prévisions, mais aussi d’améliorer la vie des contribuables, de rendre l’impôt simple, d’aller chercher les fraudeurs et de faciliter la vie de tous ceux qui sont désireux de bien payer l’impôt. Nous avions déjà un taux de paiement spontané élevé avant le prélèvement à la source et nous l’avons encore un peu amélioré grâce à cette réforme. Cela fait partie de ce que nous essayons de faire.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question porte sur les prévisions concernant les collectivités territoriales. Avez-vous participé à la définition, dans la LFI pour 2024, du taux de croissance de leurs dépenses de fonctionnement ? D’abord estimé à 2 %, il a été révisé à 1,8 % dans le programme de stabilité et on a fini à 4,6 %. S’agissant des investissements, on avait initialement prévu, dans le cadre du cycle dit électoral, un taux de 7,5 %, puis de 7,8 % dans le programme de stabilité, et on a fini à 13,2 %, ce qui représente un écart non pas de 13 milliards d’euros, comme on nous le dit, mais de 7,3 à 7,5 milliards par rapport aux prévisions.

S’agissant des DMTO, pourquoi avoir maintenu une prévision de 18 milliards d’euros, comme en 2023, alors qu’on a fini cette année-là avec 16,9 milliards et 2024 avec 14,8 milliards ? Les écarts sont considérables tant pour les recettes que pour les dépenses. Il existe pourtant, en ce qui concerne les DMTO, une centralisation mensuelle : on voyait donc le décrochage. Tous les élus, notamment départementaux, l’ont très rapidement constaté, dès janvier ou février.

Mme Amélie Verdier. Comme je l’ai expliqué d’une manière un peu principielle, la direction générale des finances publiques ne fait pas directement de prévisions, y compris en matière de finances locales. Nous alimentons la direction générale du Trésor, qui est chargée de faire les prévisions. S’agissant de l’évolution des dépenses, nous faisons remonter des points de situation, qui sont maintenant publiés mensuellement – je le dis parce que c’est assez récent et que cela a contribué au partage d’informations sur la réalité de la situation. Nous faisons des hypothèses en fonction des « intrants » – je mets des guillemets – qui pèsent sur les dépenses de fonctionnement, comme les allocations et la masse salariale, mais aussi, pour beaucoup, en fonction de ce qu’on a vu par le passé, des comportements antérieurs des collectivités locales. Il n’y a donc pas de participation directe de la DGFIP aux prévisions et les chiffres reflétaient assez largement des comportements passés.

Par ailleurs, vous avez peut-être vu au fil des situations mensuelles publiées cette année que des variations ont eu lieu. Nous verrons comment nous terminerons l’année – elle n’est pas achevée et, compte tenu de la période complémentaire des collectivités locales, nous n’aurons pas tout avant quelques semaines ou même quelques mois. En revanche, il est exact que nous anticipons maintenant une dynamique plus forte que prévu.

S’agissant du cycle d’investissement, je fais plutôt appel, de nouveau, à mes souvenirs dans d’autres fonctions, pour vous répondre : on passe pas mal de temps à se demander si le cycle d’investissement de la période précédente, au niveau municipal pour l’essentiel, est reproductible ou non – évidemment, ce n’est jamais exactement la même chose. Cette fois-ci, nous étions au tout début de la période du covid : il a peut-être fallu plus de temps pour lancer les investissements. C’est ce qu’on se dit maintenant et on a essayé de faire un lissage par rapport aux objectifs, sachant qu’il n’est pas évident de savoir si les opérations se déboucleront en 2024, 2025 ou 2026. Nous ne participons pas aux prévisions en la matière. J’ajoute que les chiffres pour 2024 ne sont pas définitifs et que nous allons continuer à les publier mensuellement.

Pour ce qui est des DMTO, il y a effectivement une déception. La question est de savoir à quel moment on peut se dire que le marché immobilier a touché un point bas. C’est difficile. Notre rôle, comme vous l’avez souligné, est essentiellement de faire des remontées mensuelles sur la dynamique observée et de regarder comment elle se répartit. Un chiffre très agrégé ne veut pas forcément dire la même chose dans tous les territoires ou toutes les métropoles. Des prévisions sont faites, mais nous n’y participons pas directement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous ne m’avez pas complètement répondu. Vous dites que vous n’avez eu aucune influence sur la direction générale du Trésor, mais tout cela n’est pas sérieux. Il suffisait d’appeler trois ou quatre présidents de département pour vous faire expliquer la chute des DMTO. Vous aviez connaissance des chiffres mensuels, mais vous n’avez pas prévenu vos collègues que leurs prévisions ne tenaient pas, tant pour les dépenses de fonctionnement que, s’agissant des DMTO, pour les recettes ?

Mme Amélie Verdier. J’ai dit que nous ne participions pas directement aux prévisions concernant les dépenses. Leur dynamique fait l’objet d’une communication régulière. Par ailleurs, comme l’ont rappelé non seulement les directeurs généraux du Trésor qui se sont succédé, mais aussi les ministres, la loi de programmation des finances publiques était marquée par une volonté de faire participer les collectivités aux efforts.

S’agissant des recettes, nous faisons bien sûr remonter les données, de façon agrégée et département par département. Les informations sont connues. Des hypothèses sont ensuite formulées en fonction de la conjoncture d’ensemble.

M. Charles de Courson, rapporteur général. En ce qui concerne la TVA, vous avez des remontées mensuelles. Quand on regarde la courbe, on commence à voir un décrochage au milieu de l’année 2023. Il s’accentue ensuite, mais l’année se termine avec un écart de seulement 3,7 milliards d’euros sur des recettes de 205 milliards d’euros. En 2024, on perdrait en revanche, aux dernières nouvelles, 11,3 voire 12 milliards d’euros, ce qui est considérable – cela représente 5 % du total. Avez-vous joué un rôle dans les prévisions ? Avez-vous dit à vos collègues du Trésor qu’il fallait absolument un réajustement ?

Je pourrais vous poser la même question à propos de l’impôt sur le revenu. Vous avez connaissance, avec le prélèvement à la source, d’un ordre de grandeur. Le décrochage est moins important du point de vue des montants, mais on finira l’année avec 6 milliards d’euros de moins, sur un total qui était estimé, pour simplifier, à 88 milliards d’euros.

Mme Amélie Verdier. S’agissant de la TVA, une révision a eu lieu dans le cadre du programme de stabilité, au printemps 2024. En comptabilité budgétaire, toutes APU (administrations publiques) confondues, l’estimation était de 220,7 milliards d’euros en LFI. Elle a été révisée de 5 milliards d’euros et on a donc abouti à 215 milliards d’euros dans le programme de stabilité.

M. Charles de Courson, rapporteur général. 212 milliards d’euros.

Mme Amélie Verdier. Ce que vous dites doit correspondre à l’écart entre la comptabilité budgétaire et la comptabilité nationale, mais cela ne change pas le raisonnement concernant le delta.

On a pris en compte, dans un premier temps, ce qu’on appelle un effet base. Comme la TVA avait moins rapporté en 2023 qu’escompté, essentiellement en fin d’année, on est parti de l’idée que la base serait inférieure à la prévision en année pleine, de 2,7 milliards d’euros en comptabilité nationale. À cela s’ajoute un effet lié à la révision de la croissance, qui est passée de 1,4 % en LFI à 1 % dans le programme de stabilité. En TVA nette, toutes APU, la révision totale était de 5 milliards d’euros dans le programme de stabilité. Cela inclut un pur effet comptable, lié à l’effet base, et un effet lié à la nouvelle hypothèse de croissance macroéconomique.

Nous avons ensuite constaté au fil des mois, je l’ai dit tout à l’heure, que nous ne retrouvions pas tout à fait ce scénario, la croissance de la consommation étant notamment moindre que prévu au second semestre ; d’où la révision qui a été faite. Son ampleur est importante, je vous rejoins tout à fait : ce n’est pas très classique, surtout quand on ne révise pas beaucoup la croissance économique dans le même temps. Il y a sans doute des effets liés à la hausse des importations et au ralentissement de l’inflation, mais il faudra attendre l’exécution totale et définitive du budget pour avoir des explications complètes. Je pourrai revenir dans le détail sur les effets liés au remboursement de crédits de TVA, qui ont contribué à la baisse des recettes et continuent à être relativement dynamiques.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce sont fondamentalement les hypothèses macroéconomiques d’une reprise de la consommation qui se sont révélées erronées tant en 2023 qu’en 2024. Le reste a une incidence, mais ce n’est pas une révision du PIB de 0,4 point qui peut expliquer le total : cela représente 800 millions sur 200 milliards d’euros.

Mme Amélie Verdier. Des effets liés à la composition de la croissance ont été pris en compte à hauteur de 4 milliards d’euros. C’est la direction générale du Trésor qui pourrait préciser complètement leur décomposition, mais ils sont importants et, je l’ai d’ailleurs déjà dit, dans un environnement où on révise la composition de la croissance économique, mais pas tant que ça son niveau

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous êtes la directrice générale des finances publiques. Je vous ai demandé si vous aviez influencé la direction générale du Trésor. Ce n’est pas vous, mais elle, qui fixe ces hypothèses ; néanmoins, avez-vous dit à vos collègues que vous constatiez un dérapage ? Votre direction générale l’a-t-elle fait, y compris avant votre arrivée ?

Mme Amélie Verdier. Je vous ai signalé la note de fin novembre 2023 sur les encaissements d’octobre – toutes les notes d’encaissement de la direction générale des finances publiques sont adressées bien sûr au Trésor. C’est à ce moment-là que la première alerte sur les recettes de 2023 a été donnée. Nous avons ensuite contribué activement au budget économique d’hiver, qui a permis de refaire la prévision et de revenir, je crois que je l’ai déjà dit, sur les montants de TVA attendus en 2024. Le programme de stabilité, quant à lui, est un exercice qui est d’abord conduit de manière macroéconomique par la direction générale du Trésor, mais nous l’alimentons en ce qui concerne les bases comptables.

Nous avons délibéré au vu des rentrées de l’été. Nous nous sommes posé les questions dans les deux sens, je vous le dis de manière très transparente, au moment du bouclage du PLF. Nous savions qu’il fallait faire attention : on risquait en effet d’être trop pessimiste par volonté de ne pas se tromper deux fois de suite, et en même temps il ne fallait pas être trop optimiste compte tenu des rentrées qu’on voyait. Nous avons proposé, et nous avons été suivis par le Gouvernement, de faire une révision dans le PLFG pour tenir compte des dernières remontées.

Je crois aussi avoir été transparente sur le fait qu’une part de l’évolution n’était pas complètement expliquée et que ce qui s’est passé n’est pas que nous n’aurions pas été écoutés, mais que nous n’avons forcément pris tout à fait la mesure, collectivement, d’une consommation un peu moindre que ce qui était prévu.

M. le président Éric Coquerel. Nous avons bien compris que personne n’avait eu raison avant l’heure.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Madame la directrice générale, je tiens à vous saluer : il me semble que c’est la première fois en deux semaines que nous avons des réponses intelligibles aux questions posées. Les représentants du peuple que nous sommes font face à la plus grave crise des finances publiques de l’histoire de la Ve République, mais nous avons l’impression que ce n’est la faute de personne, que la haute administration et les ministres à sa tête sont un trou noir : aucune lumière ne sort et on ne voit rien de ce qui s’y passe.

J’ai une question un peu générale sur l’organisation de la haute fonction publique et les relations avec le politique pour le haut fonctionnaire et la citoyenne que vous êtes. Alors que la situation des finances publiques se dégrade fortement depuis plusieurs années, malgré des rapports concordants de la Cour des comptes, du Haut Conseil des finances publiques et de membres des oppositions qui, quoi qu’on en dise, n’étaient pas du tout d’accord avec la majorité, comment peut-on arriver à des situations aussi graves, à des dérapages budgétaires aussi importants ? Au-delà de la question des étiquettes politiques, j’ai l’impression que rien ne sort, qu’il est impossible, aussi bien pour le Sénat que pour nous aujourd’hui, d’arriver à avoir des informations qui nous permettent, quand nous retournons sur le terrain et que nous rencontrons des contribuables, de leur expliquer ce qui s’est passé. On peut nous reprocher d’être en colère, d’utiliser de mauvais mots ou de ne pas être gentils, mais nous représentons des contribuables, tandis que vous êtes à leur service. L’écart est de 2 points de PIB en ce qui concerne le déficit et nous avons 1 000 milliards d’euros de dette de plus, mais la conclusion serait qu’il faut passer l’éponge, passer à autre chose.

Mme Amélie Verdier. Votre question est en partie politique : c’est votre rôle, mais le mien n’est pas forcément de répondre à cela.

Je me permets en revanche de revenir sur le fait que des informations sont communiquées au ministre, de façon anticipée, et ensuite rendues publiques à échéance régulière. S’agissant de la communication sur le solde budgétaire en 2023 – je m’y suis référée parce que je n’étais pas en poste à cette époque et que je me suis dit qu’il fallait bien regarder ce qui avait été dit et à quel moment –, il était écrit noir sur blanc que les recettes nettes du budget général étaient inférieures de 7,8 milliards d’euros aux prévisions. Il n’y a pas de copie cachée et nous assumons de donner les informations au fur et à mesure, quand elles sont connues et que nous sommes capables de faire des extrapolations.

J’ai essayé de vous répondre le plus précisément possible. Nous savons reconstituer ce qui s’est passé en ce qui concerne l’impôt sur le revenu, c’est objectivement un peu plus compliqué pour la TVA, parce que nous avons moins l’habitude de faire face à des écarts de cette ampleur, même si nous avons quand même, aujourd’hui, des éléments d’explication, et c’est encore plus vrai pour l’impôt sur les sociétés.

Votre propos, si j’ai bien suivi, était plus général : il concernait les déficits publics et renvoyait donc à d’autres considérations, allant au-delà des recettes fiscales. J’ai oublié, à cet égard, de vous parler de la fameuse contribution sur la rente inframarginale. Je pense que les personnes qui sont intervenues avant moi ont évoqué les raisons de l’écart objectivement assez inédit – je n’avais pas forcément vu cela dans le passé – entre l’estimation initiale et l’exécution. Je n’y reviens donc pas.

La situation des finances publiques a été assez inédite : un effort très substantiel a été fait au moment du covid – je m’en souviens bien – et il a eu des conséquences. Nous sommes là pour essayer de les tirer entièrement, impôt par impôt. S’agissant des prévisions, nous avons à rendre des comptes à propos des écarts et à expliquer pourquoi nous n’avons pas parfaitement prévu ce qui se passerait – c’était même loin d’être parfait, je le redis. Nous essayons d’être les plus transparents possible et de répondre à vos questions ligne à ligne, si je puis dire. Des effets se sont cumulés, ce qui a conduit à des écarts importants en matière de déficit.

M. le président Éric Coquerel. Merci, madame Verdier, pour vos explications.

8.   Jeudi 12 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 64

La Commission auditionne M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([8]).

M. le président Éric Coquerel. J’ai plaisir à retrouver ce matin M. Bruno Le Maire, qui a été ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique jusqu’en septembre 2024.

Cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Nos auditions sont publiques. Nos deux rapporteurs ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

L’audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bruno Le Maire prête serment.)

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l’économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique. Je suis, moi aussi, heureux de vous retrouver, monsieur le président, et de retrouver cette place familière. Merci d’avoir convoqué cette commission d’enquête sur les finances publiques de la France.

Je serai bref, car le débat sur le budget pour 2025 et la censure du Gouvernement ont fait tomber les masques : cette assemblée, à de si rares exceptions près, ne veut pas réduire les dépenses publiques ; cette assemblée ne veut pas réduire la dette ; cette assemblée ne veut pas de plan sérieux de rétablissement des comptes publics. Cette assemblée taxe, dépense, censure. Elle vote toutes les dépenses nouvelles – manière un peu baroque de redresser les comptes ; elle supprime toutes les économies – manière un peu surréaliste de maîtriser les déficits. Elle a depuis longtemps perdu le sens des réalités économiques et budgétaires, et elle a même au passage perdu le budget pour 2025, première victime collatérale de la censure. La seconde victime en est aussi connue : c’est le rétablissement rapide des comptes publics. Que de temps perdu !

Évidemment, il faut quand même donner le change ; il faut quand même faire semblant de vouloir réduire la dette et les déficits, pour sauver les apparences. Alors, suivant les orientations des groupes, un coup on joue avec des artifices, un coup on joue avec le feu.

Au NFP (Nouveau Front populaire), on aime jouer avec le feu, donc on multiplie les taxes, les impôts, les prélèvements de toutes sortes, dans un pays qui détient déjà le triste record de la pression fiscale en Europe. On fait croire que seuls les riches seront taxés mais on prévoit une augmentation de 1 point des charges sur tous les salaires, même les plus modestes. On invente le travail qui paye moins, le travail qui ne paye plus. M. Mélenchon connaît son histoire ; il sait que toutes les révolutions en France ont été précédées d’un mouvement de colère contre les impôts, alors lui et ses affidés chargent à mort la barque fiscale, dans le secret espoir de voir se lever le vent de la révolution, de renverser maintenant le gouvernement et, demain, le président de la République.

Pour le président de la République, vous trouverez sur votre chemin tous ceux – moi le premier –, qui croient encore en la force de nos institutions. Pour le gouvernement, en revanche, nous y sommes. Et avec l’aide de qui ? Avec la complicité du Rassemblement national qui, lui, préfère les artifices : une pincée de lutte contre la fraude, un poil de migrants en moins, et hop ! Les déficits ont disparu, comme par magie et sans effort – parce que le déficit est toujours la faute des autres, jamais notre responsabilité collective.

Mme Le Pen a voté la censure sous le regard attendri, au balcon de l’Assemblée nationale, de M. Mélenchon, qui jubilait. Triste jubilation des extrêmes, qui aggrave la situation de la France !

À quel moment a-t-il été sérieusement question du redressement des comptes de la nation dans vos débats ? Jamais. Où, dans vos débats, avez-vous proposé et documenté les économies durables, sérieuses, significatives ? Nulle part.

Oui, je suis responsable devant nos compatriotes de tous mes actes, de toutes mes décisions, de tous mes choix comme ministre des finances. Je suis responsable des dépenses que nous avons engagées pour faire face au covid et à la crise inflationniste. Je suis responsable des erreurs de mes services concernant les prévisions de recettes, puisqu’ils étaient sous mon autorité ; ces erreurs ont été documentées devant vous par les directeurs des administrations. Je suis aussi responsable des économies que nous avons décidées, engagées, présentées au début de l’année 2024 et que vous avez toutes combattues et rejetées.

Jamais en revanche vous ne me ferez porter la responsabilité de cet aveuglement collectif qui vous interdit de voir une chose simple : ni les impôts, ni les bouts de ficelle ne régleront le problème de la dette et des déficits en France, qui remontent à cinquante ans. Notre chômage de masse, notre effondrement industriel depuis 1980, notre modèle social, le poids des retraites sont la seule véritable explication de la situation où nous sommes. Ils sont le fruit des erreurs économiques des décennies passées, car les erreurs de politique économique se payent cher, et elles se payent longtemps.

La retraite à 60 ans, les 35 heures, les embauches massives de fonctionnaires, la multiplication des échelons administratifs, des autorités indépendantes, des commissions, des agences ont un coût : la dette, que nous remboursons maintenant au prix fort. Nous avons financé à crédit les promesses de tous ceux qui refusent les réalités économiques, et nous continuerons de financer à crédit notre modèle si nous revenons sur la réforme des retraites et si vous redistribuez toujours plus nos richesses nouvelles. Qui seront les débiteurs ? Les jeunes, qui sont les grands sacrifiés de la dette ; les actifs, qui se saignent pour payer des retraites de plus en plus coûteuses, et indexées sur les prix quand leurs salaires ne le sont pas. Que peut devenir une nation qui désespère ses jeunes et qui épuise ses travailleurs ?

La seule solution durable au problème des déficits et de la dette réside dans la transformation en profondeur de notre modèle économique et social. En sept ans, nous avons engagé ce chantier. Nous avons transformé ce modèle à bout de souffle, réformé les retraites, réformé le marché du travail, créé 2,5 millions d’emplois ; nous avons fait venir des investisseurs ; nous avons ouvert des usines ; nous avons baissé les impôts ; nous avons valorisé le travail ; nous avons généré une croissance depuis 2017 supérieure en moyenne à celle des Allemands ou des Britanniques ; nous avons fait donner les forces économiques de la nation. Pas assez, certainement ; et sur une durée très courte. Mais au moins avions-nous commencé à remettre la France sur les bons rails : ceux de la formation en alternance, du travail, du travail, du travail, et de la production.

En sept jours, avec la censure, vous avez fait dérailler à nouveau la France.

Devant qui prends-je la parole ce matin ?

Je parle devant des parlementaires qui viennent de voter en commission 60 milliards de dépenses supplémentaires dans le budget pour 2025, après avoir proposé – tous groupes confondus – plus de 400 milliards de dépenses supplémentaires dans le budget pour 2024. Et vous dites vouloir rétablir les comptes publics ? Hypocrisie !

Je parle devant des parlementaires qui ont combattu le nouveau pacte de stabilité européen ; des parlementaires qui, à de rares exceptions près, ont voulu alourdir la facture des mesures exceptionnelles de soutien face au covid, et qui refusent maintenant de mettre fin à ces mesures ; des parlementaires qui se précipitent au « 20 h » pour annoncer que les retraites seront bien revalorisées au 1er janvier. Et vous dites vouloir réduire le poids de la dette ? Hypocrisie !

Je parle devant des parlementaires qui prétendent vouloir le bien de nos compatriotes, mais qui offrent à longueur de séance publique le spectacle des invectives, des menaces, du bruit. Hypocrisie !

Dans ces moments exceptionnels, il aurait fallu le courage du compromis ; vous avez choisi la surenchère. Il aurait fallu de la sérénité ; vous avez choisi le désordre. Il aurait fallu de la stabilité ; vous avez choisi la fuite en avant.

Quel est le risque qui nous menace ? Ce n’est pas la faillite financière immédiate et brutale : nous en sommes protégés par la zone euro, que certains naguère voulaient quitter et que beaucoup continuent de critiquer. Le vrai risque est ailleurs ; ce sont les taux. Lentement mais sûrement, nous serons étranglés par le nœud coulant des taux d’intérêt, qui rendent le financement de notre dette de plus en plus coûteux. Demain, la charge du remboursement de la dette sera notre premier poste de dépense. Ce ne sont pas les hôpitaux, pas les écoles, pas les enseignants, pas les universités, pas la défense alors qu’il faut faire face au retour de la guerre en Europe, pas la lutte contre le réchauffement climatique. Non, ce sera, à la suite d’un aveuglement collectif, la charge de la dette. La France ne risque pas la mort subite ; elle risque la mort lente.

Pour prévenir ce risque, nous avons engagé le redressement des comptes en 2017. Nous sommes revenus sous les 3 % en 2018 et en 2019, et nous sommes sortis de la procédure pour déficit excessif pour la première fois depuis onze ans. En 2020, en 2021, en 2022, nous avons été rattrapés par la crise économique la plus grave depuis 1929 : celle du covid. Nous avons fait le choix de la protection maximale pour sauver notre économie et sauver nos emplois. Nous avons protégé notre potentiel fiscal, et par conséquent notre capacité à renflouer les comptes en sortie de crise. Oui, ces mesures de protection massive ont un coût : environ 15 points de dette supplémentaires. Permettez-moi de rappeler que, de 2008 à 2010, ce sont 35 points de dette supplémentaires qu’il a fallu pour sortir de la crise financière. Alors oui, ce sont 15 points de dette supplémentaires, mais pour faire face au covid, à la crise énergétique, à la flambée des prix ; pour sauver des milliers d’entreprises, des centaines de milliers d’emplois, des compétences, des savoir-faire uniques, des artisans, des commerces, des boutiques, des hôtels, des restaurants, des sites industriels que nous avons mis parfois cinquante ans à développer ; pour éviter à nos compatriotes une explosion de leur facture de gaz et d’électricité ; pour éviter que des territoires entiers ne sombrent dans la misère et le chômage de masse – a-t-on déjà oublié ?

Et qui peut critiquer ? Certainement pas vous : vous demandiez toujours plus. La dette covid est notre dette collective. Elle aurait été deux fois plus importante si je vous avais écoutés. En 2022 et en 2023, sur ma proposition, nous avons engagé la sortie de ces dispositifs exceptionnels. Qui était pour, ici ? Les députés de la majorité précédente. Qui d’autre ? Personne. Aurions-nous pu – et dû – sortir encore plus rapidement de ces dispositifs ? Des mesures d’économies plus fortes, plus radicales auraient-elles été justifiées ? Certainement, et d’ailleurs j’en ai proposé un certain nombre. Mais vous reconnaîtrez avec moi que jamais je n’ai trouvé nulle part le soutien nécessaire pour les faire adopter.

À la fin 2023 et au début 2024, alors que nous étions engagés dans le redressement des comptes, nous avons dû faire face, comme en Allemagne, à une perte brutale de recettes fiscales à hauteur de 42 milliards d’euros. Des dépenses nouvelles des collectivités locales à hauteur de 12 milliards d’euros sont venues alourdir la facture. Il a donc fallu prendre des décisions d’économies drastiques, rapides, impopulaires, pour tenir les comptes. Toutes ces décisions, je les ai proposées au président de la République, à Élisabeth Borne et à Gabriel Attal. Nous les avons prises et je les ai assumées publiquement. Elles ont représenté 25 milliards au total : annulations de crédits, sortie du bouclier tarifaire sur l’électricité, doublement de la franchise sur les médicaments, prélèvement sur les énergéticiens, taxation des rachats d’actions. Cette correction budgétaire en cours d’année est inédite. Nous avons fait face. Ces économies auront été, au bout du compte, les seules de 2024.

Populaires, ces décisions ? Certainement pas. Nécessaires ? Certainement. La plupart de ces mesures ont été prises par décret. D’autres auraient pu être inscrites dans une loi de finances rectificative. Au printemps 2024, cette voie me semblait la seule manière de mettre la question des finances publiques au cœur du débat politique. Chacun le sait ; chacun se fera son idée. Quel que soit le vecteur, une chose est sûre : toutes ces économies, vous les avez écartées du revers de la main. Vous avez même exigé de revenir dessus. Alors qui êtes-vous pour juger ?

La dégradation des comptes s’est poursuivie à l’été 2024. À ce moment, je ne disposais plus ni des leviers, ni de la légitimité pour prendre de nouvelles mesures de redressement efficaces et rapides. Après la dissolution, la gestion des affaires courantes ne me permettait pas de prendre des mesures à la hauteur de la situation. En septembre 2024, j’ai quitté le ministère des finances en laissant, avec Thomas Cazenave, un plan de rétablissement des comptes qui permettait, à cette date, de contenir le déficit public autour de 5,5 % en 2024. Il proposait de nouvelles mesures courageuses : augmentation de la franchise sur les consultations médicales, nouvelle réforme de l’assurance chômage, par exemple. Il ne comprenait en revanche aucune augmentation d’impôts, car je n’ai pas changé d’avis depuis sept ans : la solution est dans la croissance et dans la baisse des impôts ; la solution n’est certainement pas dans les augmentations d’impôts.

Il est très facile de faire porter sur mes seules épaules la responsabilité de la dégradation des comptes publics en 2023 et en 2024 – si facile que tout le monde ou presque, depuis mon retrait de la vie publique, a emprunté ce chemin, dans un unanimisme suspect et indigne de notre démocratie. Facile, mais faux : la dégradation brutale des comptes publics en 2023 et en 2024 tient avant tout, et vous le savez tous, à une erreur de prévision des recettes liée à la crise du covid et à la crise inflationniste. Nous avons réagi vite et fort – la plupart du temps contre vous. Facile, mais vain : il aurait été infiniment plus utile de nous mettre d’accord sur des mesures d’économies nécessaires pour faire face à cet accident et redresser la trajectoire de nos comptes. Facile, mais dangereux : nous risquons de passer à côté du seul débat essentiel, celui du modèle économique qui permettra à la France de réduire sa dette, de retrouver sa pleine souveraineté financière, et de voter enfin pour la première fois depuis un demi-siècle un budget à l’équilibre. Hélas, nous en sommes loin ; hélas, nous nous en éloignons.

M. le président Éric Coquerel. Je veux rassurer ceux qui nous écoutent ou qui nous lisent : cette commission d’enquête ne vise pas les députés et ne cherche pas à expliquer les raisons de la motion de censure. Votre introduction roborative a au moins le mérite de clore un débat : pour chercher les causes du dérapage des comptes publics, on ne peut pas se limiter aux erreurs techniques ; il faut s’intéresser aux raisons politiques de ces écarts.

Pour ma part, je ne pense pas que vous soyez le seul responsable de la situation : d’autres responsables politiques seront d’ailleurs entendus.

Au Sénat, vous avez affirmé que la dégradation des comptes publics s’expliquait principalement par le poids des dépenses sociales et la quantité de travail insuffisante. Pourtant, les dépenses publiques ont diminué de 2,7 points de PIB entre 2017 et 2023, passant de 54,3 % à 51,6 % du PIB. Les dépenses sociales sont également relativement stables : selon les dernières données de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), elles représentaient 32,2 % du PIB, soit un niveau identique à celui de 2014. En revanche, les recettes publiques ont bien diminué de 0,7 point entre 2017 et 2023. De même, vous avez indiqué que la dégradation était également liée à une quantité de travail insuffisante. Mais si le niveau de recettes est décevant, ce n’est pas parce que les Français ne travaillent pas assez, mais parce que leur travail n’est pas suffisamment rémunéré : la masse salariale en 2023 s’est révélée inférieure aux attentes et les salaires réels du privé ont reculé de 1,6 %, selon Eurostat. Dès lors, comment pouvez-vous affirmer que c’est notre système de protection sociale – et non l’échec de la politique de l’offre – qui explique la dégradation ?

M. Bruno Le Maire. Nous sommes d’accord sur un point : celui des salaires. Un des problèmes majeurs de la société française, c’est, à mon sens, l’écart trop important entre le salaire brut et le salaire net. Cet écart est dû au poids des charges, et celles-ci financent le modèle social.

La moitié des dépenses publiques vont au social et aux retraites ; 30 % à l’État ; 20 % aux collectivités. Tant que nous n’aurons pas réduit la part de la dépense sociale et celle de la dépense des retraites dans la dépense publique, en réfléchissant à un nouveau modèle social français qui tienne compte d’une démographie nouvelle, moins dynamique, nous continuerons à accumuler les déficits et la dette. Je vous recommande la lecture d’un article d’un économiste, très bien documenté, M. Jean-Pascal Beaufret, paru il y a quelques semaines, qui établit de manière très formelle, très technique, que tant que les retraites ne sont pas financées, il n’y aura pas de rétablissement des comptes publics en France.

On peut toujours essayer de mieux organiser l’État ; c’est indispensable. On peut évidemment réorganiser les pouvoirs publics, et éviter la multiplication des strates – commune, intercommunalité, département, région, État ; il faut, c’est certain, tailler dans cette accumulation inefficace. Mais je persiste et je signe : la vraie question française, c’est celle de la dépense sociale et de la dépense de retraite.

M. le président Éric Coquerel. Je vous ai cité des chiffres qui montrent que les dépenses publiques, exprimées en points de PIB, ont diminué, que les dépenses sociales sont stables, et que les recettes ont baissé. C’est la seule réponse que ces données vous inspirent ?

M. Bruno Le Maire. Ma réponse, c’est que si vous ne traitez pas la moitié de la dépense publique, mais seulement 30 %, celle de l’État, ou 20 %, celle des collectivités locales, vous ne réglerez pas le problème des comptes publics en France.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites donc qu’il n’y a pas de problème de recettes.

La politique de l’offre n’a pas eu les effets que vous nous aviez annoncés. En matière d’emploi, vous défendez un bilan : 2 millions d’emplois créés. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, 38 % des emplois marchands créés depuis 2017 sont des emplois d’apprentis. Entre 2017 et 2022, le nombre d’autoentrepreneurs a augmenté de 700 000 – à la suite d’un amendement voté ici dans le projet de loi de finances rectificative pour 2017, et qui a doublé le plafond autorisé pour les autoentrepreneurs. En outre, 2 millions de travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté. Enfin, en 2025, on estime que 143 000 emplois vont être détruits et le taux de chômage devrait remonter à 8 %. Au vu de ces chiffres, estimez-vous toujours que votre politique a permis de créer autant d’emplois que vous le dites ?

M. Bruno Le Maire. Nous avons créé 2,5 millions d’emplois.

Je constate que, dans nos discussions, le chômage n’est plus un sujet. Nous avons le triste privilège, monsieur le président, de faire partie, avec le rapporteur général et quelques autres, des doyens de cette assemblée : vous vous souviendrez, comme moi, d’un temps pas si lointain où le chômage de masse était la préoccupation numéro 1 des parents et des grands-parents en France, où tout le monde vivait avec l’angoisse que son fils, que sa fille ne trouve pas d’emploi. Ce temps est révolu, grâce aux décisions de politique économique que nous avons prises, et qui ont permis la création de 2,5 millions d’emplois.

Il y a 700 000 apprentis : tant mieux ! Il est évident que l’une des voies qui permettra à la France de se redresser, c’est la valorisation de l’apprentissage, des métiers industriels, et plus largement de tous les métiers de la main : j’ai toujours défendu cette idée simple que l’intelligence de la main vaut l’intelligence de l’esprit. En engageant tous nos jeunes dans la même voie universitaire, on commet une erreur fondamentale pour l’avenir du pays.

Vous parlez du seuil de pauvreté. Ce que je sais, c’est que 14 % des habitants de notre pays vivent sous le seuil de pauvreté, et que c’est un scandale dans un pays développé comme le nôtre. Mais ce sont 34 % des chômeurs qui sont sous ce seuil : quand on combat le chômage et que l’on crée du travail pour tous, comme nous l’avons fait depuis sept ans, on combat la pauvreté.

Enfin, s’agissant de la fin de la politique de l’offre, je suis bien obligé de constater que sa mise à l’arrêt depuis plusieurs mois n’a pas produit de résultats concluants sur l’activité économique du pays.

M. le président Éric Coquerel. Quand les Français entendent que 2 millions d’emplois ont été créés, ils pensent à des emplois réels. Ces questions des apprentis et des travailleurs pauvres, la question de la qualité des emplois, ne vous inspirent aucun commentaire ?

M. Bruno Le Maire. Il faut commencer par créer des emplois ! Tous ceux qui promettent monts et merveilles et qui ont détruit des emplois à force de vouloir en inventer de purs et parfaits sont responsables du chômage de masse dans notre pays. Ce que je sais, c’est que, depuis sept ans, nous avons tourné cette page, et que nous avons le taux d’emploi le plus élevé depuis 1975. C’est une réalité chiffrée. Faut-il, dans un deuxième temps, améliorer ces emplois, les perspectives de rémunération, la formation ? Certainement. Mais il faut faire les choses dans le bon ordre.

M. le président Éric Coquerel. Nous nous rappellerons qu’il n’y a pas de chômage de masse dans notre pays.

Vous avez affirmé, le 29 mars 2024, que la réindustrialisation du pays était une des plus grandes réussites depuis 2017. Un récent rapport de la Cour des comptes évoque plutôt des progrès très fragiles. Selon l’Insee, la part de l’emploi industriel dans l’emploi salarié privé est passée de 16,4 % à 15,5 % entre 2018 et 2024 – j’aimerais vous entendre sur ces chiffres précis.

M. Daniel Labaronne (EPR). Ces questions sont hors sujet !

M. le président Éric Coquerel. Il me semble, au contraire, que le propos liminaire du ministre a ouvert la discussion sur le rôle de la politique économique dans le dérapage des finances publiques. Chacun ici a une idée des causes des erreurs de prévision : beaucoup, particulièrement dans l’ancienne majorité, voient des causes techniques ; d’autres croient à une dissimulation ; d’autres enfin, dont je suis, estiment que des résultats interprétés de façon très optimiste peuvent expliquer le phénomène sur lequel nous enquêtons.

Je reviens à mon propos. Il y a chaque année de moins en moins d’ouvertures d’usines : 125 en 2021, 85 en 2022, 31 en 2023. En septembre dernier, 180 entreprises individuelles prévoyaient des plans de licenciements qui pourraient concerner 100 000 emplois directs et indirects. Monsieur Le Maire, estimez-vous toujours que votre politique a permis de relancer l’industrie ?

M. Bruno Le Maire. Merci, monsieur le président, de placer le débat au bon niveau.

Je considère que nous avons engagé la réindustrialisation de la France, et qu’il faut aller beaucoup plus vite, beaucoup plus loin, beaucoup plus fort. Nous n’avons pas le choix ; sinon, notre industrie finira aux États-Unis ou en Chine. Par conséquent, il faut fixer à la nation française l’objectif de redevenir une grande nation de production.

Je regarde ce qui s’est passé depuis cinquante ans. Le résultat est cruel : nous sommes le pays développé qui a subi la plus forte vague de délocalisations industrielles et la plus lourde désindustrialisation de tous les pays développés. Il n’y avait pas de fatalité à voir la part de l’industrie manufacturière dans le PIB tomber de 20 % à 10 % : ce n’est arrivé ni en Allemagne, ni en Italie, ni dans les autres grands pays industriels.

Alors, que s’est-il passé ? Les décisions prises dès le début des années 1980, comme la retraite à 60 ans, les 35 heures et l’augmentation des charges sur les salaires, se sont révélées des erreurs fatales pour l’économie – et comme je ne suis ni partial, ni idéologue, je concède bien volontiers que c’est un président socialiste, François Hollande, qui a commencé à les corriger, notamment en créant le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Résultat de ces erreurs majeures de 1981 et 1990 : la part de l’industrie dans le PIB a été réduite de moitié, générant des délocalisations masquées sous le concept totalement fumeux – et révoltant pour la classe ouvrière française – d’industrie sans usine. Dans ma vie politique, j’en ai entendu des conneries, mais celle-là est championne !

Dans la ligne de la création du CICE, nous avons engagé une politique industrielle volontariste fondée sur trois piliers. Tout d’abord, la relance du nucléaire, parce qu’une énergie décarbonée à bas coût est indispensable à la réindustrialisation. Tous ceux, ici, qui combattent le nucléaire, s’attaquent en réalité à l’industrie française. Ensuite, la baisse des impôts de production, en particulier la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) : avec des impôts de production sept fois plus élevés qu’en Allemagne, nous n’avions aucune chance de nous en sortir. Je les ai donc ramenés de 3,5 % à 3 % du PIB – et je suis le seul à l’avoir fait. Enfin, un effort de formation, notamment dans le nucléaire, et la création de nouvelles filières industrielles – une première depuis des décennies –, comme celle des batteries électriques ou celle de l’hydrogène. Tous ces efforts ont permis l’ouverture de plus de 600 usines.

Certes, ce n’est qu’un commencement, le mouvement de réindustrialisation doit maintenant impérativement être accéléré pour faire face à la politique américaine et chinoise. À cet égard, je plaiderai pour trois actions. Tout d’abord, il est urgent de supprimer définitivement la CVAE et la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), qui sont autant de boulets à nos pieds. Ensuite, il faut accélérer le développement des écoles de formation à tous les métiers de l’industrie – ingénieurs, ouvriers qualifiés, techniciens de maintenance –, pour que le secteur puisse trouver les compétences pour répondre à ses besoins. Enfin – et cela vous surprendra peut-être davantage –, je plaide pour un protectionnisme vert pour certaines filières émergentes : sans protection tarifaire à nos frontières, nous ne pourrons pas développer la filière des batteries électriques et des panneaux solaires, ni sauver celle des pompes à chaleur. Dans les tout derniers mois de mes fonctions comme ministre de l’économie, je me suis ainsi battu pour que l’Union européenne impose une surtaxe sur les véhicules électriques fabriqués en Chine ; et nous avons gagné cette bataille.

M. le président Éric Coquerel. Je suis très content de vous entendre défendre le protectionnisme aux frontières nationales, vous qui défendez généralement le cadre européen.

M. Bruno Le Maire. Je parlais des frontières de l’Union européennes, monsieur le président.

M. le président Éric Coquerel. Ah !

Vous n’avez cessé de répéter que les baisses d’impôts s’autofinanceraient grâce aux nouvelles recettes permises par la croissance et l’emploi, qu’elles étaient censées favoriser. Vous arguez que les mauvais résultats sont dus à un déraillement de la politique de l’offre, mais il est évident que ce n’est pas une politique de relance par la demande qui est à l’œuvre dans notre pays depuis plusieurs mois. Un des objectifs prioritaires que vous vous étiez fixés était la baisse du déficit qui, selon les dernières prévisions, devrait s’établir à 6,1 % du PIB pour l’année 2024. Rétrospectivement, diriez-vous que votre politique fiscale, qui a consisté à aggraver la baisse des recettes, singulièrement au bénéfice des plus fortunés, a été une réussite ?

M. Bruno Le Maire. Il n’y a jamais de réussite totale, ni d’échecs définitifs – vous trouverez l’auteur de cette citation.

Au regard de la pression fiscale dans notre pays – la plus lourde à l’échelle européenne, tant pour les ménages que pour les entreprises –, je considère que la baisse des impôts, des taxes et des prélèvements est une nécessité absolue pour libérer les forces économiques du pays et redonner confiance à nos concitoyens dans la capacité à vivre dignement de leur travail. Les Français peuvent légitimement dire stop aux taxes et aux nouveaux prélèvements obligatoires.

Nous avons choisi, contre vents et marées, de plafonner à 25 % l’impôt sur les sociétés (IS), y compris pendant la crise du covid-19 et la période inflationniste qui a suivi, et les résultats sont là : les recettes de l’IS sont passées de 31 milliards en 2015 à 57 milliards en 2023. Je persiste et je signe : il est de notre responsabilité collective de rendre la dépense publique plus efficace, pour rendre aux Français ce qu’ils sont en droit d’attendre de leur contribution, et certainement pas d’augmenter les impôts, qui est toujours une solution de facilité.

M. le président Éric Coquerel. Dès juillet, avec M. Cazenave, vous m’avez informé que la rentabilité des principaux impôts et taxes – IS, TVA, impôt sur le revenu (IR) n’était pas été aussi importante que prévu.

En instaurant une flat tax, sorte de bouclier social pour ceux qui vivent avant tout des revenus de leur capital, vous avez fortement transformé l’imposition dans l’objectif d’attirer des capitaux et, partant, de développer la compétitivité. Nous craignions alors – et nous vous l’avons dit – que ceux qui pouvaient bénéficier de la baisse de l’impôt sur le capital ne choisissent de faire migrer une partie de leurs revenus vers le capital – une crainte avérée par l’étude menée l’an dernier par l’Institut des politiques publiques (IPP) et Bercy sur la répartition des revenus des plus riches.

Ne pensez-vous pas qu’une telle transformation de la fiscalité a perturbé le système, expliquant en partie l’imprévisibilité et la moindre rentabilité des recettes de l’IR ?

M. Bruno Le Maire. Je ne crois pas, mais je ne suis pas expert : il reviendra à des personnes plus chevronnées de se prononcer.

Nous n’avons jamais été d’accord sur la fiscalité du capital. Contrairement à ce que l’on imagine spontanément, le prélèvement forfaitaire unique (PFU) ne vise pas que les plus fortunés : abaisser le prélèvement sur le capital à 30 %, c’est baisser l’impôt pour des millions de nos compatriotes qui ont créé leur société – des indépendants, des artisans – et se rémunèrent grâce aux dividendes. Ma ligne politique n’a jamais changé : améliorer la rémunération du travail pour que nos concitoyens puissent en vivre dignement. Je note par ailleurs que, même abaissé à 30 %, le taux du PFU reste supérieur à celui en vigueur dans la majorité des pays européens, en particulier l’Allemagne. Nous en avons longuement débattu avec Jean-Paul Mattei, mais je reste convaincu que la stabilité est la première des vertus en matière de fiscalité, car rien ne perturbe plus les agents économiques qu’une modification des taux tous les quatre matins. Je plaide donc pour le maintien du taux de 30 % pour le prélèvement forfaitaire unique.

En outre, nous n’avons pas baissé uniquement l’impôt sur le capital : nous avons aussi diminué l’impôt sur le revenu à hauteur de 5 milliards d’euros suite à la crise des gilets jaunes, ainsi que d’autres impôts qui pesaient sur les ménages, comme la taxe d’habitation, qui a allégé l’effort de 20 milliards d’euros. Et je rappelle qu’au tout début du quinquennat, nous avons supprimé les cotisations sociales pour les salaires les plus bas, ce qui a permis de rendre du pouvoir d’achat aux salariés les plus modestes.

M. le président Éric Coquerel. Quand on sait que trois personnes se partagent près d’un quart des actions du CAC40, les dividendes et le pouvoir d’achat semblent surtout redistribués aux plus riches.

M. Bruno Le Maire. Je me suis toujours battu pour instaurer une taxation minimale sur les plus grandes fortunes, en France et à travers la planète.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Oh !

M. Bruno Le Maire. Mais oui madame la députée ! Qui a été à l’initiative de la taxation des plus riches ? Le Brésil et la France, alors que j’étais ministre des finances ! Qui a obtenu la taxation des géants du numérique ? Le ministre des finances français, avec ses collègues européens ! Qui a obtenu une taxation minimale de l’impôt sur les sociétés ? Le G7, à l’initiative, une fois encore, du ministre des finances français ! La justice fiscale passe aussi par les décisions internationales prises à notre initiative.

M. le président Éric Coquerel. Lors de l’examen du projet de loi de finances (PLF) pour 2025, nous avons adopté un amendement tendant à instaurer une taxation minimale sur les grandes fortunes mais, sauf erreur de ma part, vos plus fidèles s’y sont opposés, comme ils l’ont fait sur les articles du texte de M. Barnier qui prévoyaient le même genre de mesure.

M. Bruno Le Maire. Parce que si vous le faites à l’échelle nationale, les chances sont grandes que les gens foutent le camp ! En agissant à l’échelle internationale, vous taxez tout le monde, ce qui est à la fois plus juste et plus efficace. C’était ma ligne de conduite, ça le reste.

M. le président Éric Coquerel. Au Sénat, vous avez indiqué que contrairement à l’hypothèse de croissance, qui fait l’objet d’un arbitrage politique au plus haut niveau de l’État – Jérôme Fournel nous l’a confirmé lors de son audition –, il existait un mur entre l’évaluation des recettes et la décision politique, afin d’éviter toute manipulation.

Or, les auditions et les documents qui nous ont été transmis montrent bien que ce mur est perméable à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’hypothèse de croissance a évidemment une incidence sur le niveau des recettes. Or, ce choix n’est pas neutre et, en l’espèce, il n’était pas technique : vous avez simplement considéré que la politique économique fonctionnait, que les conditions de vie des ménages étaient satisfaisantes, qu’ils n’auraient pas besoin de se prémunir contre l’avenir et réduiraient donc leur épargne. Mais si la baisse des salaires oblige les ménages les moins bien dotés à « désépargner », ceux qui en ont les moyens réduisent leur consommation pour se constituer un matelas en vue du choc qu’ils anticipent. Envisager une diminution du taux d’épargne était donc très optimiste, comme nous l’ont confirmé votre ancien directeur de cabinet et le directeur du Trésor.

Enfin, les notes de vos anciens services prouvent que le politique est bien intervenu sur les hypothèses, afin de rehausser les prévisions du niveau de recettes : une note du 13 septembre 2023 indique que certaines hypothèses visent à « remonter le taux de prélèvement obligatoire comme arbitré », et dans une note du 18 octobre 2023, le Trésor propose de « s’écarter du consensus interdirectionnel sur les prévisions de recettes, en prenant en compte une augmentation des recettes de + 0,6 milliard d’euros de TVA dans le PLFG 2023, au regard d’une légère surprise positive en août qui semble relativement défendable vis-à-vis du HCFP ».

Maintenez-vous vos propos sur le mur qu’il existerait entre l’administration et le pouvoir politique ?

M. Bruno Le Maire. Je les maintiens, monsieur le président : le ministre des finances n’intervient à aucun moment dans l’évaluation des recettes fiscales, même s’il est vrai – je l’ai toujours dit, ici comme au Sénat, et ça ne va pas changer maintenant – qu’il fixe l’hypothèse de croissance. Lorsque je l’ai évaluée à 1 % pour 2023, tous les membres de votre commission me sont tombés dessus au prétexte que cette prévision était trop optimiste. Tout le monde s’attendait à une récession, et pourtant, au final, la croissance s’est établie à 0,9 %, pas si loin de notre hypothèse. Pour 2024, j’ai fixé la croissance à 1,4 %, avant de ramener cette hypothèse à 1,1 %. Là encore, vous aviez estimé que c’était trop élevé – c’est votre droit, mais je rappelle que toutes les prévisions de croissance ont été validées par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), qui les jugeait plausibles. D’ailleurs, dans son avis de décembre 2023, le Conseil constitutionnel a rejeté le grief d’insincérité du budget, en particulier des prévisions de croissance.

Vous arguez que fixer l’hypothèse de croissance conduit à rendre un arbitrage sur l’évaluation des recettes. Oui, évidemment, mais reconnaissez que ce raisonnement est un peu jésuitique ! Je n’ai pas fixé l’hypothèse pour gonfler les recettes ; j’ai simplement évalué le potentiel de croissance de la France, année après année ; Et, année après année, à l’exception de 2020, nos prévisions se sont révélées proches de la réalité.

Enfin, je répète que ce sont les services qui évaluent le rendement des divers impôts et taxes, et c’est très bien ainsi. Sur ce sujet, il est bon et sain d’avoir une séparation entre le politique et l’administratif – si le ministre commençait à se mêler du rendement de la TVA, de l’impôt sur les sociétés ou de l’impôt sur le revenu, vous crieriez à la manipulation.

M. le président Éric Coquerel. Très tôt, vous avez estimé que la dégradation du déficit nécessitait le dépôt d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR), afin de redonner la main à l’Assemblée nationale sur les choix à faire – ce n’est un secret pour personne, à commencer par moi, puisque vous m’en avez entretenu à de nombreuses reprises. Cela aurait aussi été l’occasion, me semble-t-il, de débattre des recettes.

Vous dites avoir écrit au premier ministre, Gabriel Attal, et au président de la République, en ce sens. Pourrons-nous avoir copie de ces courriers ? Entendu hier, l’ancien directeur de cabinet de Gabriel Attal nous a confirmé que l’arbitrage final avait été rendu par le premier ministre. Selon vous, quelle est la responsabilité de chacun dans cette décision ?

À l’époque, Gabriel Attal aurait justifié son refus par l’encombrement du calendrier législatif. Cet argument vous semble-t-il recevable ? N’aurait-on pas pu inscrire ce texte en priorité et, à défaut de pouvoir le faire cet été, n’aurait-il pas été plus opportun d’examiner un PLFR à l’automne, plutôt que d’attendre le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) ?

Pouvez-vous nous raconter cet épisode ?

M. Bruno Le Maire. Par définition, tout est possible pour cette commission, monsieur le président.

Je vous ai déjà raconté cette histoire ; je vais le faire à nouveau et je ne dévierai pas d’une virgule. Oui, il était souhaitable de déposer un projet de loi de finances rectificative, et c’est l’option pour laquelle je me suis battu, oralement et par écrit – je tiens évidemment à la disposition de la commission des finances toutes les notes que j’ai rédigées en ce sens. Je continue de penser que ce texte était nécessaire, non pas tant pour augmenter les recettes de 2 ou 3 milliards, mais avant tout parce qu’il aurait eu l’immense mérite de remettre la question de l’équilibre des finances publiques, absolument fondamentale, au cœur du débat politique – c’est‑à‑dire, par définition, au cœur des travaux du Parlement.

J’ai réclamé ce débat dès août 2021 – et je l’ai fait encore en juin 2022, tous les parlementaires de l’ancienne majorité en sont témoins –, parce qu’une grande nation, une des plus grandes puissances économiques de la planète, a besoin de débattre de la manière dont elle finance son modèle économique et social.

D’un point de vue politique, le PLFR était justifié, mais, comme l’a parfaitement rappelé le directeur de cabinet du premier ministre d’alors, ce n’est pas dans ce sens que l’arbitrage a été rendu.

Jamais, en revanche, l’objectif final du président de la république et du premier ministre n’a changé : ramener le déficit public sous les 3 % de PIB en 2027. Et c’est pour cet objectif que je me suis battu.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas celui qui a été retenu à la fin.

M. Bruno Le Maire. Il ne vous aura pas échappé, monsieur le président, que je ne fais plus partie de la fin.

M. le président Éric Coquerel. En entendant vos explications sur la censure, je me suis parfois demandé !

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’ai quelques scrupules à vous poser des questions, tant il est clair que votre intervention, aussi politique qu’offensive, relève avant tout de la diversion.

Reste que, plein de certitudes, vous avez formulé une question extrêmement choquante, qui confine à l’antiparlementarisme et au populisme : « Qui êtes-vous pour juger ? » Nous sommes les représentants du peuple français, et nous exerçons ici notre mission constitutionnelle de contrôle, peut-être la plus importante confiée au Parlement.

Votre question révèle votre mépris et votre condescendance – je me permets de vous le dire au regard de la longue amitié qui nous unit…

M. Bruno Le Maire. N’exagérons rien ! Ne prenez pas vos désirs pour des réalités.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons longtemps milité au sein de la même formation, où vous aviez même participé à une primaire,…

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Et vous ne l’aviez pas soutenu !

M. Éric Ciotti, rapporteur. ...même si cette expérience a été couronnée de peu de succès, qui se situait dans le cadre d’une même famille politique.

Quoi qu’il en soit, vous ne pouvez pas nous parler ainsi.

Après avoir fustigé des décisions aussi dramatiques que la retraite à 60 ans, les 35 heures et la fin du nucléaire, qui ont creusé le déficit de plusieurs centaines de milliards d’euros, obéré la productivité et la compétitivité de nos entreprises et réduit le pouvoir d’achat des ménages – je ne peux que souscrire à ce constat légitime –, vous avez dressé un tableau idyllique de l’économie française qui est très à votre avantage. Mais je rappelle qu’à l’issue des sept années où vous avez eu l’honneur d’être ministre – comme nous avons l’honneur d’être parlementaires –, la dette s’est aggravée de 973 milliards d’euros, les déficits commerciaux cumulés atteignant 563 milliards, les déficits publics s’élèvent à 1 050 milliards et si le taux de chômage a effectivement diminué, il reste 1,6 point au-dessus de la moyenne européenne – seules l’Espagne, la Finlande et la Suède ont un taux plus élevé que la France, où il est de 7,6 %, contre 2 % en Pologne et 5,5 % en Allemagne. Ces chiffres devraient vous appeler à davantage de modestie : vous êtes, vous aussi, responsable et comptable de l’effondrement de l’économie française que vous avez parfaitement et légitimement décrit.

Vous faites porter à la censure une grande partie des maux de l’économie française, notamment le risque de hausse des taux d’intérêt ; vous avez sans doute omis la responsabilité de la dissolution. Il ne vous aura pas échappé, puisque vous étiez alors encore l’unique ministre de l’économie du président Macron, que dès le lendemain de la dissolution, le spread avec l’Allemagne s’était dégradé de 30 points ; à l’inverse, il s’est plutôt réduit suite au vote de la censure, qui a mis un coup d’arrêt à un budget qui augmentait de 40 milliards d’euros les prélèvements obligatoires sur les entreprises et les ménages.

Je ne comptais pas faire ce préambule, mais la teneur de votre intervention liminaire, qui m’a profondément surpris et choqué, appelait quelques rectifications.

J’en viens au dérapage de nos comptes publics en 2023 et 2024.

Lorsque vous recevez la note de la direction du budget et de la direction générale du Trésor, le 7 décembre 2023, il est encore temps d’engager des mesures correctrices dans le projet de loi finances pour 2024. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait et avez-vous maintenu jusque tard dans l’année 2024 une prévision de croissance de 1,4 % que le consensus économique jugeait irréaliste ?

M. Bruno Le Maire. Il ne vous a pas échappé que je ne suis pas plus fan de la censure que de la dissolution, et pour une raison simple : je considère que la stabilité de la politique économique et fiscale est la seule manière d’obtenir des résultats durables et solides dans notre pays et pour nos compatriotes. Puisque vous parlez des spread, je rappelle que lorsque j’étais ministre des finances, ils sont restés stables autour de 25 points, à l’exception de la période du covid. C’est à la suite des événements politiques qu’ils ont bondi à 90 points – même si, aujourd’hui, ils sont redescendus aux alentours de 70 points. Donc oui, j’estime être en droit de vous demander qui vous êtes pour juger

M. Éric Ciotti, rapporteur. Quels événements ?

M. Bruno Le Maire. Je viens de dire que je n’étais ni un fan de la dissolution, ni un fan de la censure. Sans stabilité, il n’y aura pas de reconstruction économique ; c’est bien pour cela qu’avec le président de la République, nous l’avons garantie pendant sept ans.

Quoi que vous en pensiez, les chiffres sont têtus : nous avons le taux d’emploi le plus élevé depuis quarante ans, nous avons rouvert des usines dans un pays qui les fermait en série, nous avons recréé des filières de production et de formation, notamment dans le nucléaire auquel vous êtes si attaché, mais aussi développé de nouvelles voies, avec les batteries et véhicules électriques, l’hydrogène ou encore les pompes à chaleur.

C’est vrai, le taux de chômage actuel, de 7,6 % n’est pas satisfaisant et nous devons faire mieux en la matière. Mais demandons-nous pourquoi la France est le seul de tous les pays développés à ne jamais avoir atteint, en cinquante ans, le plein-emploi, qui correspond à un taux de chômage de 5 % ? La cause réside dans des choix collectifs contre lesquels je me bats.

J’ai plaidé pour que la réforme de l’assurance chômage aille plus loin, mais vous l’avez refusé, monsieur le rapporteur. C’était la condition à payer pour réduire le taux de chômage.

Oui, il faut un meilleur système éducatif, un autre système de formation. Il faut arrêter de vendre l’illusion de 80 % d’une classe d’âge au bac et tout le monde à l’université, dans des formations théoriques. Le taux de chômage ne descendra jamais à 5 % si la formation par l’apprentissage et l’alternance n’est pas améliorée, si l’idée simple que l’intelligence de la main vaut l’intelligence de l’esprit n’est pas défendue, si la réduction du coût du travail dans notre pays n’est pas poursuivie. C’est ce débat que nous devrions avoir.

Vous parlez d’un effondrement économique de la France ; pardon, j’ai vu une réalité radicalement différente. Il est regrettable que la reconnaissance de l’action menée depuis sept ans vienne des pays étrangers et que les parlementaires de la République soient incapables d’admettre combien notre politique économique a amélioré la vie de millions de nos compatriotes.

Vous me demandez si le budget pour 2024 aurait dû être corrigé à la fin de 2023. La directrice du budget vous a répondu : ce n’était ni techniquement possible, car les évaluations de la note du 7 décembre étaient trop incertaines, ni souhaitable, parce qu’on ne refait pas le budget de la France à partir d’un pressentiment ; on le fait sur la base de certitudes statistiques.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je suis contraint de vous rectifier. Non seulement j’étais favorable à la réforme de l’assurance chômage, mais le groupe auquel j’appartenais alors avait déposé un contre-budget qui visait à la pousser plus loin.

Quant à vous, vous avez commis l’erreur d’abandonner cette réforme entre les deux tours des élections législatives, pour des raisons électorales évidentes, qui s’éloignent très nettement de l’intérêt général. Dans votre propos liminaire, vous auriez pu revenir sur cette attitude, aux conséquences lourdes pour les finances publiques.

En février, vous avez pris un décret annulant 10 milliards d’euros de crédits. Vous soulignez l’importance de cet effort, mais il doit être relativisé, car 16 milliards d’euros de dépenses avaient été reportés du budget de 2023 à celui de 2024.

Qui a décidé de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative ? Quel rôle les échéances électorales européennes ont-elles joué dans le choix de reporter la prise de décision, malgré des conséquences très lourdes pour le budget et l’endettement ? Ces arbitrages ont-ils été pris par le président de la République, le secrétaire général de l’Élysée ou le premier ministre ?

M. Bruno Le Maire. L’ancien directeur de cabinet du premier ministre vous a parfaitement répondu hier. Conformément à la Constitution, il revient au premier ministre de décider de la présentation d’un projet de loi de finances rectificatives, après avoir rendu un arbitrage avec le président de la République. Pour ma part, je me suis suffisamment exprimé sur l’opportunité de ce texte.

Le lien que vous opérez entre l’absence d’un tel texte et les élections européennes me semble étrange. Depuis le début de 2024, je n’ai cessé d’annoncer des décisions impopulaires de réduction des dépenses. Le 21 janvier, alors que certains de vos collègues défilaient sur les plateaux de télévision pour demander de ne pas revenir sur le bouclier tarifaire sur l’électricité, je demandais de mettre fin à cette mesure exceptionnelle, qui n’avait été instaurée que pour faire face à la crise inflationniste. Nous étions à cinq mois des élections européennes. Nous avons ensuite annoncé l’annulation de 10 milliards d’euros de crédits de l’État, c’est-à-dire de l’argent en moins pour la transition climatique, pour l’aide aux pays en voie de développement, pour certains outils essentiels de l’État ou les universités ; ce n’était pas facile.

Ne nous reprochez pas d’avoir manqué de courage avant les élections européennes, alors que les faits montrent que nous avons eu le courage, avec le président de la République et le premier ministre de l’époque, d’annoncer des décisions impopulaires pour rétablir les comptes publics.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’écart considérable entre les prévisions de recettes de la contribution sur la rente inframarginale (Crim) de la production d’électricité, de 12 milliards d’euros, et les recettes effectivement constatées pour cet impôt, de 1,6 milliard, est l’une des causes du dérapage budgétaire. Comment expliquez-vous cette erreur d’évaluation ?

M. Bruno Le Maire. Cette erreur a été corrigée. Nous avons empêché qu’elle se reproduise en proposant, en 2024, une nouvelle modalité de perception de la Crim. Selon moi, cette erreur s’expliquait surtout par la baisse plus brutale que prévu des prix de l’électricité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous qualifiez les mesures que vous avez annoncées d’impopulaires – je vous laisse cette appréciation politique. Vous avez reçu, à de multiples reprises, des notes de vos services vous alertant sur la gravité du dérapage budgétaire, mais vous ne les avez portées à la connaissance ni des parlementaires ni des Français. Je pose de nouveau la question : qui a refusé cette transparence ? Est-ce le premier ministre, le président de la République, ou vous‑même ?

M. Bruno Le Maire. C’est faux, monsieur le rapporteur. Le 21 janvier, puis le 18 février, sur le plateau du journal de vingt heures de TF1, devant des millions de téléspectateurs, j’ai annoncé que le plus dur en matière de finances publiques était devant nous. Vous ne pouvez pas prétendre que je n’ai pas informé les Français !

Au début du mois de janvier, lors de mes vœux, relayés par la presse écrite, la radio, la télévision et les réseaux sociaux, j’ai rappelé que la question des finances publiques allait être la plus difficile. Je ne peux pas à la fois être traité de père la rigueur ou de père Fouettard en janvier, et de père Noël qui a cédé à la gabegie en décembre ! J’ai été extrêmement clair vis-à-vis de tous nos compatriotes sur la gravité de la situation des finances publiques et sur la nécessité de prendre des mesures de redressement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourtant, M. Barnier, quand il a pris ses fonctions de premier ministre, a indiqué découvrir une situation budgétaire beaucoup plus dégradée qu’il ne le pensait. Quelques jours auparavant, lors d’une audition par notre assemblée, vous n’aviez pas évoqué la gravité de la situation.

M. Bruno Le Maire. On peut tout me reprocher, mais certainement pas de ne pas avoir alerté depuis 2021 sur la gravité de la situation des finances publiques. Dès août 2021, lors de la Rentrée des entrepreneurs de France, j’ai déclaré qu’il était nécessaire de sortir des mesures d’urgences, du bouclier tarifaire et du « quoi qu’il en coûte ».

En juin 2022, au début de ce quinquennat, j’ai indiqué que nous étions à l’euro près et que nous avions atteint la cote d’alerte en matière de finances publiques. À chaque audition par cette commission, je n’ai cessé d’alerter. Je me suis battu pour la réforme des retraites, pour laquelle vous n’avez pas réussi à obtenir le soutien de l’ensemble du groupe que vous présidiez à l’époque, alors même que c’était indispensable pour rétablir les comptes publics.

Depuis trois ans, j’alerte sur la gravité de la situation ainsi que sur la nécessité de sortir des mesures d’urgence et de rétablir les comptes. On ne peut pas non plus me reprocher de ne pas avoir pris les mesures nécessaires en ce sens, y compris quand elles étaient impopulaires.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. L’un des mérites de cette commission d’enquête est de faire des convertis à la réduction des déficits publics. Les mêmes qui ont refusé les mesures que vous avez évoquées au cours de l’année 2024 – je me souviens de l’examen assez houleux du décret d’annulation en commission des finances –, et qui demandaient davantage de dépenses à l’occasion des différentes crises que nous avons connues, y compris pour subventionner les carburants, se sont convertis à la bonne gestion. Tant mieux, c’est un progrès.

La politique de l’offre a beaucoup été commentée. Peut-être aurions-nous dû ouvrir une commission d’enquête sur les bonnes rentrées fiscales en 2021 et 2022. Et peut-être la question à poser devrait-elle être : quel serait l’état de nos finances publiques aujourd’hui sans les réformes structurelles que vous avez engagées depuis 2017 ?

Replaçons l’erreur de prévision dans son contexte. Elle n’est inédite ni dans le temps – en 2008, les recettes de l’impôt sur les sociétés se sont effondrées, par exemple –, ni dans l’espace – l’Allemagne et la Grande Bretagne ont fait face à des erreurs de prévision similaires. Par ailleurs, le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) de juillet indique qu’elles sont liées pour plus de 80 % à des facteurs exogènes, ce qui devrait plaider pour s’abstenir de faire un procès politique dans cette commission.

Les premières auditions que nous avons menées font apparaître une imprévisibilité accrue du lien entre les recettes et le contexte macroéconomique. Le montant des recettes de TVA apparaît assez décorrélé du niveau de l’inflation ; l’impôt sur les sociétés est décorrélé des prévisions d’excédent brut d’exploitation (EBE) et l’épargne est décorrélée de l’inflation. Partagez-vous ce constat ? Cette décorrélation est-elle liée, selon vous, à la réponse budgétaire massive, de près de 250 milliards d’euros, à la crise sanitaire ? Cette réponse a-t-elle perturbé le modèle prévisionniste dont vous avez la charge ?

M. Bruno Le Maire. C’est l’un des facteurs d’explication. Depuis trente ans, les finances publiques de notre pays se dégradent. Il n’y a que quelques décennies, le niveau de notre dette publique était le même que celui de l’Allemagne, à 60 %. Toutefois, nous avons géré la crise financière de 2008 de manière différente de l’Allemagne et des autres pays européens. La dette publique a alors bondi, passant de 60 % à 95 % de la richesse nationale. Lorsque j’ai pris mes fonctions au ministère de l’économie, elle s’établissait à 97 % de la richesse nationale.

Lorsqu’est survenue une deuxième crise, à double lame – covid puis inflation –, nous avons collectivement choisi de protéger notre économie et nos salariés. Ces mesures ont coûté 15 points de dette publique. À la sortie de cette crise, j’ai plaidé, avec d’autres, pour sortir des dispositifs exceptionnels et rétablir les comptes. Nous avons engagé ce rétablissement à la fin de 2023. À la mi‑novembre 2023, tout est nominal, comme disent les militaires : nous avançons dans la bonne direction pour tenir l’objectif de 3 % de déficit public en 2027 – même si certains nous reprocheront un rythme trop lent.

La découverte que les recettes fiscales étaient inférieures de 42 milliards d’euros aux prévisions a été comme un parpaing sur le pare-brise, un accident de la route. Nous y avons fait face en réduisant les dépenses. Comme vous l’avez rappelé, nous ne sommes pas les seuls à connaître cette situation. L’Allemagne a perdu 57 milliards d’euros de recettes pour les quatre années à venir.

Face à cet accident conjoncturel, nous avons réagi vite et fort. L’accident s’explique probablement par le brouillage lié à l’augmentation très forte de l’inflation et à son recul tout aussi fort et rapide. Les économistes, les statisticiens, devront confirmer cette intuition, notamment concernant les recettes de l’impôt sur les sociétés.

Mais le vrai problème est ailleurs que dans cet accident conjoncturel. Voulons-nous, oui ou non, des finances publiques assainies ? Quelles décisions structurelles sont nécessaires pour y parvenir ?

Il faut poursuivre le rétablissement des comptes, réduire les déficits et réduire la dette pour garantir l’indépendance de la France. Nous devons faire face à des défis technologiques, notamment l’intelligence artificielle (IA), et climatiques, qui demandent des investissements considérables, mais aussi au retour de la guerre sur le sol européen, avec un partenaire américain qui nous demande de payer pour poursuivre sa protection. Or la charge de la dette risque de nous priver de la capacité d’investir les centaines de milliards d’euros nécessaires pour faire face à ces défis. Il est donc indispensable de la réduire.

Je continue de promouvoir trois décisions majeures. Premièrement, nous devons poursuivre la transformation du modèle social français, avec notamment la réforme des retraites et de l’assurance chômage, et l’amélioration de la formation et de l’éducation. Notre objectif ne doit plus être que 80 % des membres d’une classe d’âge atteignent le bac, mais que 100 % obtiennent un emploi.

Deuxièmement, nous devons nous accorder sur les moyens de réduire la dépense publique, tout en garantissant une efficacité accrue des impôts versés par nos compatriotes.

Troisièmement, il nous faut investir, innover, pour garantir la croissance. Les 1 000 milliards de dette, en tant que tels, ne veulent rien dire. Il faut les rapporter à la richesse qu’ils ont permis de créer. Pour créer de la richesse, il faut que la dette renvoie à des dépenses d’investissement plutôt qu’à des dépenses de fonctionnement. Nous devons réussir à faire le partage entre les deux.

Il me semble que le vrai débat est là : pas sur un accident conjoncturel, pour lequel nous avons pris des mesures, mais sur la nécessité de réduire la dette et les déficits, pour dégager des marges de manœuvre pour les dépenses publiques et garantir l’indépendance de la France.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le second enseignement de nos auditions est que, face à un tel accident, la réduction des dépenses de l’État constitue l’un des seuls leviers disponibles en cours d’exercice budgétaire. Vous avez actionné ce levier en prenant des mesures précautionneuses, si bien que les dépenses du budget de l’État ont été moindres qu’anticipé. Les budgets de la sécurité sociale et des collectivités n’ont, quant à eux, pas été affectés, alors qu’ils représentent respectivement plus de la moitié et 20 % des dépenses publiques.

Considérez-vous que l’évolution des besoins de financement des collectivités territoriales, qui est peut-être liée à un effet retard dans le cycle électoral, aurait pu être mieux maîtrisée grâce à un mécanisme de coercition, tel que celui que nous avions envisagé dans la loi de programmation des finances publiques de 2023 ?

Vous avez gelé plus de 16 milliards d’euros de crédits en 2024. Aurait-il été possible d’aller plus loin dans les annulations de crédits par voie réglementaire, notamment pour faire face à l’augmentation des dépenses soumises à l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui a fait l’objet de deux alertes du comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie, selon le directeur général de la sécurité sociale ?

M. Bruno Le Maire. Oui. Au vu du volume total des dépenses, les économies que nous avons proposées, même si elles font pousser des hauts cris à certains, restaient raisonnables.

S’agissant des responsabilités respectives de l’État et des collectivités locales, d’un côté, les recettes ont été inférieures de 42 milliards aux prévisions, de l’autre, les dépenses des collectivités locales ont été supérieures de 12 milliards d’euros aux estimations. Le problème principal concerne donc les recettes. J’en prends toute ma part.

L’expression « collectivités locales » ne veut pas dire grand-chose : Foucrainville, qui compte quatre-vingt-cinq habitants est une collectivité locale au même titre que l’Île-de-France, alors qu’il s’agit de deux réalités très différentes.

Il me semble que le millefeuille territorial, incompréhensible pour nos compatriotes, est devenu ingérable. Il est une source de dépenses excessives et inefficaces. N’évacuons pas le problème, au motif que nous n’en serions pas responsables, si nous voulons progresser.

Enfin, un instrument de coercition des collectivités locales ne serait ni efficace ni souhaitable. Nous le savons d’expérience et, pour ma part, je crois à l’indépendance des collectivités locales. Dans les vingt à trente années à venir, il faudra réorganiser l’échelon territorial de A à Z, supprimer un échelon territorial pour permettre aux Français de s’y retrouver et renforcer l’indépendance des collectivités locales. Je plaide notamment pour leur autonomie fiscale. Les élus locaux, qui se battent parfois dans des conditions difficiles, seraient responsables devant leurs concitoyens des augmentations d’impôts qu’ils décideraient. Le petit jeu qui consiste, pour l’État et les collectivités locales, à se renvoyer la balle, n’est pas bon pour la nation française.

Plutôt que de choisir la voie de la coercition des collectivités, j’ai instauré un Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL), dont je pense qu’il est extrêmement utile pour travailler en bonne intelligence avec les collectivités sur leurs dépenses et leurs recettes. Je souhaite qu’il soit le plus actif possible.

Je ne crois pas à la coercition. Je crois à l’autonomie et à la simplification des collectivités locales.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous l’avez indiqué, la présentation d’un PLFR aurait permis de replacer au centre du débat la question des finances publiques. Mais ce véhicule législatif présentait l’inconvénient d’être moins rapide que l’outil réglementaire pour annuler les crédits. En outre, il était possible de prendre des mesures rétroactives dans le PLF pour 2025 – ce qui n’a d’ailleurs pas été fait. Enfin, il semble qu’il aurait été difficile d’aller plus loin que les annulations de crédit décidées en 2024, d’une ampleur inédite, aux dires de la directrice du budget. Ajoutons que, compte tenu des incertitudes liées à la discussion parlementaire, il n’était pas possible de prévoir quel aurait finalement été l’impact budgétaire de ce PLFR.

Ainsi, les bénéfices du recours à un PLFR n’étaient-ils pas inférieurs aux risques qu’il présentait ? La voie réglementaire n’était-elle pas la plus pratique ?

M. Bruno Le Maire. Force est de constater que les recettes attendues n’ont pas été là. Une autre voie aurait peut-être été plus efficace. Cela dépend du point de vue, technique ou politique, que l’on adopte.

Vous êtes des responsables politiques ; je l’ai été moi-même pendant vingt-deux ans. Plaçons-nous donc sur ce plan, comme l’a demandé M. le rapporteur Éric Ciotti. Un débat est nécessaire sur les finances publiques : plus les économies à réaliser seront importantes, plus elles affecteront la vie quotidienne de nos compatriotes, et plus il sera nécessaire d’en débattre sur la place publique, c’est-à-dire à l’Assemblée nationale. C’était ma conviction d’avril 2024 ; vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’en ai pas changé depuis. Un autre vecteur a été choisi, mais je pense que la présentation d’un projet de loi de finances rectificative était une manière de permettre ce débat.

M. le président Éric Coquerel. Vous reprochez aux parlementaires de ne pas s’être rendu compte que vous aviez amélioré la vie de millions de nos concitoyens – les Français ne semblent pas non plus s’en être rendu compte en juillet dernier.

La conviction d’avoir amélioré la vie de nos concitoyens n’a-t-elle pas affecté vos prévisions en matière de consommation ? Les hauts fonctionnaires auditionnés hier ont exprimé l’incompréhension de vos services devant l’absence de retombées de la baisse de l’inflation et de l’augmentation de l’épargne disponible sur la consommation en 2024.

Or, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), entre 2021 et 2023, le pouvoir d’achat a baissé pour les sept premiers déciles ; il est resté stable pour le huitième ; les seuls déciles à avoir bénéficié d’une hausse évidente de pouvoir d’achat sont les deux derniers. La croyance dans les effets de votre politique ne vous a-t-elle pas amené à surestimer la hausse de la consommation populaire, au vu du pouvoir d’achat réel des Français ?

M. Bruno Le Maire. Ne disposant pas moi-même de chiffres précis sur ce sujet, je ne me hasarderai pas à des réponses inexactes ou bancales.

Face à la crise économique la plus grave depuis 1929, nous avons pris des mesures de protection, qui ont unanimement été jugées efficaces et salutaires. L’OFCE, à l’origine des chiffres que vous citez, le reconnaît bien volontiers, nous avons protégé le pouvoir d’achat de nos compatriotes. Dans certains pays européens, l’inflation du montant des factures de gaz et d’électricité a atteint 100 % ou 150 %. Cela n’a pas été le cas en France.

J’en suis convaincu, si l’on veut que l’épargne disponible soit dépensée, il faut garantir la stabilité de la politique économique. Toute incertitude en matière économique ou fiscale suscite l’attentisme des entreprises pour leurs investissements, et des ménages pour la consommation.

M. Éric Coquerel (LFI-NFP). Vous avez expliqué que le niveau de la dette devait être apprécié au regard du niveau de richesse qu’il autorise à produire. Je suis ravi de vous voir reconnaître que la dette n’est pas forcément mauvaise ; cependant, la dette est en l’occurrence due à une baisse des recettes et avantage les plus riches de nos concitoyens.

Ainsi, les gains fiscaux permis par le PFU ne profitent pas aux huit premiers déciles ; l’avant-dernier décile bénéficie de seulement 0,1 milliard et le dernier décile, de 8,6 milliards, dont 8 milliards vont aux 1 % des plus riches, soit 300 000 personnes. C’est ce qui explique – ces chiffres ne sont plus contestés par personne – que la part du patrimoine national détenue par les 500 Français les plus riches soit passée de 25 % en 2017 à 42 % aujourd’hui, alors que le patrimoine global n’a pas doublé.

Quid d’une politique qui crée des déficits et de la dette en distribuant des cadeaux fiscaux aux plus fortunés ?

M. Bruno Le Maire. Je n’ai jamais considéré que la dette était un mal en soi ; ce qui en est un, c’est une dette qui finance des dépenses de fonctionnement plutôt que d’investissement, avec un taux d’intérêt supérieur au taux de croissance. Une dette de cette sorte ruine l’indépendance du pays.

Selon la note de l’OFCE du 24 mai 2024, 70 % de l’augmentation de la dette est liée aux dispositifs anticrise ; c’est un choix collectif dont je revendique le caractère nécessaire et salutaire, et qui nous a protégés face à la crise du covid et à la crise inflationniste.

S’agissant des plus fortunés, la bonne voie est la taxation internationale, sur laquelle nous travaillons dans le cadre du G20. Elle permettra d’agir efficacement sans risque d’évasion fiscale.

La dette est un sujet fondamental pour l’avenir de notre nation et du continent européen. Nous vivons un moment de bouleversement : les États-Unis investissent massivement ; avec l’Inflation Reduction Act, ils mènent une politique d’attractivité basée sur l’effondrement des prix de l’énergie, qui risque de provoquer une deuxième vague de désindustrialisation en France. Donald Trump accentuera la baisse des prix du pétrole pour rendre son pays encore plus attractif pour les investissements étrangers. La compétition est féroce et les États-Unis ne nous feront aucun cadeau : s’ils peuvent récupérer notre base industrielle, ils le feront. La Chine n’en fera pas davantage – ni en matière de protection de son marché, ni en matière d’investissements, ni en matière de soutien aux nouvelles technologies. L’Europe va-t-elle rester les bras croisés ? Notre productivité s’est effondrée depuis trente ans, même si nous avions commencé, grâce à la politique menée depuis sept ans, à la restaurer. Comme Mario Draghi, j’estime qu’il faut dépenser davantage au niveau européen, dans trois secteurs majeurs : l’intelligence artificielle, pour ne pas être colonisés par les technologies américaines ou chinoises ; la défense, pour assurer notre sécurité ; le climat, pour éviter l’accélération du réchauffement global. Voilà les décisions les plus urgentes à prendre. Cependant, si nous voulons être crédibles dans le concert européen, il faut que nos comptes publics soient bien tenus. C’est à la condition que chaque État membre respecte cette discipline que l’idée de la dette commune et de nouvelles dépenses communes rencontrera l’adhésion.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez tort de vous énerver depuis une heure et demie : il ne s’agit pas d’un procès politique. Quel besoin de faire votre procès quand vous êtes pris en flagrant délit de faillite ? Nous ne cherchons pas à déterminer si vous êtes coupable ou non ; votre culpabilité est établie puisque durant les sept années où vous avez été ministre, la France a accumulé 1 000 milliards de dette, nos finances publiques ont connu un dérapage historique et la désindustrialisation et le chômage ont repris. Nous essayons plutôt de comprendre comment des gens aussi brillants et intelligents que vous ont pu à la fois tout bien faire et tout échouer. Nous n’aimerions pas reproduire les mêmes erreurs ! Étant moins intelligents et moins brillants que vous, nous sommes plus prudents et souhaitons nous y prendre mieux.

N’est-ce pas le Bruno Le Maire d’avant 2017 qui avait raison ? Vous disiez alors : « C’est un autre visage du socialisme, Emmanuel Macron, un visage plus avenant, plus ouvert, mais c’est toujours le socialisme » ; « Emmanuel Macron, c’est l’homme sans projet, parce que c’est l’homme sans conviction » ; « c’est de la soupe ». Puisque vous n’êtes visiblement responsable de rien, le vrai responsable n’est-ce pas Emmanuel Macron, tel que vous l’aviez décrit avant d’être son ministre ?

M. Bruno Le Maire. En tout cas, le vrai responsable de la dégradation du débat public, c’est vous. En transformant des mensonges en vérités, vous rendez le débat impossible. Vous parlez de désindustrialisation alors que nous avons ouvert 600 usines là où 1 million d’emplois industriels avaient été détruits auparavant. Vous parlez de chômage de masse alors que notre majorité a réussi à atteindre le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974. Comment débattre si, au lieu de partir des faits, vous partez des mensonges ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous accusez les oppositions d’être responsables de toutes vos erreurs. Pourtant, entre 2017 et 2022, vous cumulez tous les pouvoirs ; vous avez une majorité écrasante à l’Assemblée nationale et rédigez donc le budget de A à Z, sans reprendre aucun amendement des vraies oppositions. En 2022, 2023 et 2024, vous faites adopter les projets de loi de finances à coups de 49.3 ; vous tenez donc la plume du début à la fin et les oppositions n’ont pas ajouté une virgule aux textes budgétaires. Or les derniers budgets présentent les deux plus gros dérapages de la Ve République. Comment les oppositions peuvent-elles être tenues responsables pour les erreurs d’un budget rédigé dans les couloirs de Matignon et de Bercy ?

M. Bruno Le Maire. Si nous avions suivi vos recommandations, nous aurions creusé le déficit encore plus largement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question !

M. Bruno Le Maire. Entre 2017 à 2022, où nous étions majoritaires, les déficits publics étaient contenus. En 2017, le déficit s’était même réduit de 0,7 point – nous avions fait mieux que prévu ; ensuite, nous avons encore progressé. La seule exception, c’est l’année 2020, où nous avons connu le covid. Nous nous sommes donc montrés sérieux.

Si nous avons recouru au 49.3, c’est parce que vous ne proposiez que des dépenses supplémentaires, qui n’auraient fait qu’aggraver le déficit. En janvier 2024, vous vous êtes opposés à la sortie du bouclier tarifaire sur l’électricité ; Marine Le Pen vient d’ailleurs de faire tomber le gouvernement parce que nous ne voulions pas revenir sur cette mesure, que vous avez qualifiée de taxe Macron, de taxe Le Maire ou de taxe Attal, au gré de vos apparitions sur les plateaux de télévision. Aucun débat n’est possible si l’on confond mensonge et vérité. Vous avez le droit de critiquer notre décision de rétablir la fiscalité sur l’électricité, mais non d’affirmer que vous ne vous êtes jamais battus contre ! Vous étiez opposés au décret d’annulation de février 2024, qui permettait de dégager 10 milliards d’euros d’économies. Vous étiez opposés à la réforme des retraites – la mesure d’économie la plus significative pour redresser les comptes. En juillet 2024, vous avez fait campagne pour la nationalisation des autoroutes, qui impliquerait une dépense de 40 à 50 milliards ; pour l’exonération des moins de 30 ans d’impôt sur le revenu – une drôle de mesure de justice fiscale, dont bénéficieraient bien des chefs d’entreprise prospères –, qui impliquerait une dépense de 3,5 milliards ; pour une baisse de la TVA sur l’essence, qui coûterait 10 milliards ; pour l’augmentation du minimum vieillesse, qui coûterait 1 milliard. Au total, votre programme prévoyait 70 milliards de dépenses supplémentaires ; si nous vous avions suivis, nous serions allés droit dans le mur et nous aurions alourdi les dépenses publiques d’environ 100 milliards d’euros.

Quant aux économies que vous proposez, elles se résument à la suppression de l’aide médicale d’État (AME) – 1,2 milliard – et à la réduction de notre contribution à l’Union européenne – 5 milliards. En somme, vous proposez des milliards d’euros de dépenses et quelques millions d’économies ; cela ne saurait marcher.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Aucune réponse ! Vous avez la majorité pour écrire les budgets de 2017 à 2022, puis vous procédez par 49.3 de 2022 à 2024 ; et c’est là qu’on observe les pires dérapages budgétaires de la Ve République. Comment le justifiez-vous ?

M. Bruno Le Maire. Vous aurait-il échappé qu’en 2020, il y a eu la crise du covid, puis la crise inflationniste ? Vous êtes de nouveau dans le mensonge. En 2017, 2018 et 2019, c’est contre vous que nous avons rétabli les comptes publics, revenant sous les 3 % du PIB et sortant de la procédure pour déficit excessif. Ensuite, nous avons massivement protégé nos compatriotes. Non seulement vous étiez d’accord, mais vous proposiez même d’aller plus loin. Lorsque nous avons fait face à un accident, vous avez refusé toutes nos solutions. Comment voulez-vous rétablir les comptes en proposant sans cesse des dépenses supplémentaires ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). La réforme des retraites date de 2022 et ses effets économiques n’ont rien à voir avec les budgets précédents qui ont amené la France dans cette situation. Quant au chômage, durant les années de votre mandat, il y avait dans notre pays 600 000 emplois non pourvus et 5 millions de chômeurs et de mal-employés. En quoi la réforme de 2022 fait-elle réaliser des économies sur les années précédentes ? Comment la réforme de l’assurance chômage pourrait-elle créer les 4,5 millions d’emplois qui manquent, éliminant tout chômage résiduel – même s’il s’agit, pour moitié, de gens entre deux postes ?

M. Bruno Le Maire. Revenir sur la réforme des retraites ne produirait, pour le coup, aucune économie.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce n’est pas ma question. Attention, vous êtes sous serment !

M. Bruno Le Maire. Je suis sous serment, donc je dis des choses vraies, contrairement à vous qui dites des choses fausses. La réforme des retraites permet de réaliser, à terme, 15 à 17 milliards d’euros d’économies ; l’abroger reviendrait à nous priver d’une économie structurelle indispensable pour notre pays.

Quant à la réforme de l’assurance chômage, nous l’avons accompagnée de dispositifs de formation. On peut sans doute aller plus loin encore, mais vous qui aimez la Ve République devriez savoir que le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974 a été atteint grâce à notre politique économique.

M. le président Éric Coquerel. Vous imputez la quasi-totalité de l’augmentation du déficit aux dépenses liées au covid. Or tous les économistes, dont François Ecalle qui a été auditionné par la commission d’enquête visant à établir les raisons de la très forte croissance de la dette française, expliquent que c’est principalement la baisse des recettes qui en est responsable. Dans le cadre du débat budgétaire, les oppositions et une partie de la majorité ont voté 50 milliards de recettes supplémentaires, ramenant le déficit en dessous de 3 % du PIB. Pour réduire le déficit, ne faut-il pas agir sur son origine – un problème de recettes – plutôt que de chercher sans cesse à réduire les dépenses ?

M. Bruno Le Maire. Ma conviction absolue, depuis vingt-cinq ans que je suis engagé en politique, c’est que les déséquilibres budgétaires français sont dus, en premier lieu, au modèle économique que nous avons choisi, un modèle de consommation. Nous devons passer à un modèle de production, pour créer de la valeur, de la richesse, des entreprises et des emplois mieux qualifiés et mieux rémunérés, qui apporteront de meilleures recettes d’impôt sur le revenu. Si nous gardons un modèle de consommation, nous irons vers un appauvrissement collectif généralisé : des emplois moins qualifiés et moins bien rémunérés ; moins d’usines et moins de valeur ajoutée produite en France. Je me suis battu toute au long de ma vie publique pour une bifurcation vers ce modèle industriel.

Il faut cependant être cohérent : si l’on veut une industrie nationale, de la valeur ajoutée, des usines, des ouvriers, une culture ouvrière et des salariés qualifiés, il faut baisser les impôts – la CVAE, la C3S – et les charges qui pèsent sur les entreprises industrielles. Il faut supprimer une série de normes bien plus contraignantes qu’aux États-Unis ou en Chine, et mettre en place un protectionnisme vert pour les filières en développement.

La voie que vous proposez, celle de l’augmentation des impôts, découragerait l’investissement des entreprises et démoraliserait les salariés. Nous sommes en désaccord, sur ce point, avec des membres de l’ancienne majorité, par exemple Jean-Paul Mattei. La pression fiscale est, en France, la plus forte parmi les pays développés ; il faut la baisser pour redonner un élan au travail et à l’investissement.

M. le président Éric Coquerel. Il s’agissait d’augmenter uniquement les impôts des ultrariches et des très grandes entreprises.

M. David Amiel (EPR). Je suis surpris que les collègues du Rassemblement national nous reprochent d’avoir conduit la réforme des retraites trop tard, alors qu’ils proposent sans cesse de l’abroger – sans offrir de solutions alternatives de financement. Ils nous reprochent aussi d’avoir trop dépensé pendant la crise énergétique alors qu’ils viennent de voter en faveur d’un bouclier tarifaire éternel.

Je suis également surpris, monsieur le président, par vos propos sur le rapport de la Cour des comptes sur la désindustrialisation. Pierre Moscovici soulignait, en audition, que la désindustrialisation avait été stoppée par la politique de l’offre, entamée sous François Hollande et prolongée par Emmanuel Macron et Bruno Le Maire.

Monsieur Le Maire, vous avez dit que le problème des recettes, en 2024, n’avait pas touché uniquement la France, mais également l’Allemagne et d’autres pays de l’Union européenne, tout comme le Royaume-Uni. Avez-vous eu des échanges avec vos homologues sur les difficultés de prévision des recettes dans ces années particulières ? Cette concomitance ne plaide-t-elle pas en faveur d’une approche européenne de cette question, en particulier pour une interprétation aménagée des règles budgétaires européennes durant ces années d’après-crise pleines d’imprévus ?

Si, au lieu d’attendre le printemps, nous avions débattu, dès cet automne, d’un projet de loi de finances rectificative, n’aurions-nous pas pu faire entrer en vigueur, dès 2024, des mesures susceptibles d’augmenter les recettes fiscales ? Je pense en particulier à la taxe sur les rachats d’actions et à la contribution du secteur maritime.

M. Bruno Le Maire. Il fallait tenter tout ce qui pouvait l’être. Entre janvier et juin 2024, en tant que ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, je m’étais efforcé de remettre nos finances publiques sur la bonne trajectoire, le plus vite possible.

Je n’ai pas eu d’échanges avec mon homologue allemand, qui a connu le même sort que moi et n’est plus ministre des finances. En revanche, il serait intéressant, lorsque tous les pays de la zone euro auront retrouvé un gouvernement stable, de s’interroger collectivement sur les raisons de cette perte de recettes qui a affecté non seulement la France et l’Allemagne mais aussi, hors zone euro, la Grande-Bretagne.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). En 2022, vous avez initié, avec Gabriel Attal, alors ministre des comptes publics, l’exercice des dialogues de Bercy. Reconduit en 2023, il devait associer les oppositions à la construction du budget dans le contexte où nous n’avions plus qu’une majorité relative. À l’occasion de ces dialogues, les oppositions désormais très enclines à donner des leçons, notamment le Rassemblement national, vous avaient-elles fait des propositions sérieuses et crédibles pour baisser la dépense publique ? Que les masques tombent !

M. Bruno Le Maire. Des propositions avaient été faites ; fallait-il les considérer comme crédibles ? C’est un autre débat. J’ai toujours été frappé par l’abondance des propositions de dépenses supplémentaires ; désormais spectateur du débat public, je le suis également par la volonté de revenir sur des réformes structurelles comme celle des retraites, qui représente pourtant un élément clé du redressement de nos comptes, puisque les retraites comptent pour beaucoup dans la dérive de la dette. En tout état de cause, l’exercice est salutaire : tout ce qui permet de dialoguer sérieusement sur ce sujet est utile.

M. le président Éric Coquerel. Je confirme qu’il y a eu des propositions. Je rappelle également que les dépenses fiscales sont aussi des dépenses. À l’occasion des dialogues de Bercy, Mme Borne avait auditionné les deux rapporteurs généraux et les deux présidents de commission ; des courriers précis avaient d’ailleurs été envoyés.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Monsieur Le Maire, quand je vous entends, je constate que si vous n’êtes plus ministre des finances, vous avez gardé le ministère de la parole. Tant mieux, c’est l’occasion de confronter vos paroles aux faits. Vous avez dit que toute incertitude avait des effets négatifs sur les entreprises et les ménages ; mais n’est-ce pas vous-même qui créez cette incertitude économique ?

Le 16 février 2024, confirmez-vous avoir reçu une note de la direction générale du Trésor, portant sur le déficit public pour les années 2023 à 2027 et vous annonçant que le déficit s’élèverait en 2024 à 5,7 % ?

M. Bruno Le Maire. Vous découvrez la lune ! Au cours des deux auditions au Sénat, qui ont duré près de six heures, j’ai détaillé toutes les notes qui avaient été adressées par le Trésor et par la direction générale des finances publiques (DGFIP). Je peux en refaire la chronologie. Chaque fois, les services recommandaient de rester prudents car ce n’est qu’en mars que l’Insee publie les chiffres sûrs ; avant, il ne s’agit que d’évaluations.

En 2023, nous nous étions fixé un objectif de croissance à 1,4 %. Dans son avis de septembre 2023, le Haut Conseil des finances publiques juge plausibles cette croissance et les évaluations de recettes qui vont avec. Le 4, le 6 et le 16 octobre 2023, une note de la direction générale des finances publiques établit que les recettes – le solde IS, TVA et IR – vont être supérieures de 200 millions d’euros. Cela montre à quelle vitesse les choses se sont dégradées. Le 27 octobre 2023, le HCFP juge nos prévisions de recettes plausibles. Quand je dis qu’il s’agit d’un accident, un parpaing qui tombe sur le pare-brise de la voiture, la comparaison ne me semble pas exagérée.

Le 7 décembre, nous parvient la première alerte : la fameuse note du Trésor qui a fait l’objet d’heures de délibération au Sénat et qui indique que les recettes de TVA pourraient être moindres que prévu, et que les dépenses des collectivités territoriales pourraient augmenter. Elle ne fait même pas mention de l’IS, qui a pourtant été l’une des causes principales de la chute des recettes. Elle demande explicitement de ne pas communiquer sur ce sujet, car trop d’incertitudes pèsent sur cette prévision. Je réagis immédiatement : le 12 décembre, avec le ministre des comptes publics, nous convoquons le directeur général du Trésor, le directeur général des finances publiques et la directrice du budget pour réfléchir aux mesures à prendre. Nous anticipons, nous réagissons, nous décidons : 6 milliards de crédits sont annulés pour faire face à une éventuelle confirmation de la dégradation des recettes. Le 13 décembre, j’informe la première ministre par note et je propose une série de mesures : des revues de dépenses, des annulations de crédits, le relèvement de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE). Le 21 décembre 2023, le Conseil constitutionnel valide le projet de loi de finances pour 2024 et écarte le grief de défaut de sincérité.

Le 19 et le 24 janvier, nous recevons de nouvelles alertes de la DGFIP, du budget, du Trésor, qui confirment des pertes de recettes fiscales. Début février, nous commençons à recevoir les nouvelles prévisions de croissance du Fonds monétaire international (FMI) et de la Commission européenne. Nous sommes pris dans un effet ciseau entre la diminution des recettes et une situation géopolitique – guerre en Ukraine, crise en mer Rouge – qui affecte le niveau de croissance. J’informe le président de la République ; je lui propose de réviser la croissance, mais de maintenir nos objectifs de déficit. Dans la note du 16 février que vous mentionnez, le Trésor dit qu’il est possible, sans mesures de rectification, d’aboutir à 5,6 % de déficit, et chiffre à environ 30 milliards d’euros les mesures d’économies nécessaires pour parvenir à maintenir le déficit sous les 5 %.

J’ai donc proposé 30 milliards d’économies : 5 milliards sur la TICFE, le 21 janvier ; 10 milliards sur l’État, mi-février ; j’ai ensuite proposé au président de la République et au premier ministre 15 milliards d’économies supplémentaires, sous forme d’une loi de finances rectificative, début mars. Ces économies permettaient, malgré l’accident des recettes, de maintenir le déficit sous les 5 % en 2024.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Vous aviez donc des alertes, même si tout est allé très vite. En février, elles vous étaient bien parvenues. Deux jours après avoir reçu la note du 16 février, vous étiez sur TF1 pour annoncer aux Français – aux investisseurs, aux partenaires, aux collectivités – que le déficit serait à 4,4 %. Je suis désolé, mais c’est vous qui êtes, en l’occurrence, source d’incertitude. Prétendez-vous que c’est quelques jours plus tard que vous vous êtes rendu compte qu’il y avait un trou de 30 milliards dans les finances publiques ? En octobre 2023, vous pouviez l’ignorer ; mais en février 2024, vous avez fait le choix politique d’annoncer des prévisions optimistes. Vous dites que le HCFP avait jugé vos prévisions plausibles ; mais toutes les auditions, notamment celle de Pierre Moscovici, prouvent que les alertes et les appels à la prudence étaient fréquents.

Dernière question. Vous appuyez beaucoup sur le déficit conjoncturel, mais dans le projet de finances pour 2023, le déficit global s’établit à 5,5 %, dont 5,1 % de déficit structurel et 0,3 % de déficit conjoncturel. En 2024, le déficit est à 6,1 %, dont 5,7 % de déficit structurel, hors inflation. Qu’est-ce qui vous permet alors d’affirmer que vous n’avez pas dégradé structurellement les comptes publics, et de tout mettre sur le dos de la crise du covid ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il me semble que vous n’avez pas cité les notes que nous avons reçues, en particulier celle de la direction générale du Trésor (DGT) du 11 juillet 2023 évoquant le risque d’un déficit de 5,2 %, et celle du 30 octobre signalant un risque de moins-value importante s’agissant l’impôt sur le revenu et de la TVA. Dans son avis concomitant à cette dernière, le HCFP considère que la prévision pour 2023 est élevée et incertaine.

M. Bruno Le Maire. Il la juge également plausible : les deux estimations vont de pair. S’agissant de la note du 30 octobre, parlez-vous de 2023 ou de 2024 ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je parle d’une note de la DGFIP d’octobre 2023.

M. Bruno Le Maire. Elle ne figure pas dans le recensement dont je dispose ; j’ai en revanche des notes de la DGFIP datées du 4, du 9 et du 16 octobre. En tout état de cause, l’ensemble des notes seront mises à la disposition du Sénat et de l’Assemblée nationale.

Monsieur Guiraud, on corrige quand on sait qu’il y a une erreur, pas quand les évaluations de certains services demeurent incertaines et attendent d’être confirmées par l’Insee – en mars 2023. J’ai pâti de ces incertitudes lorsqu’avant l’été 2024, on m’a annoncé 16 milliards de dépenses supplémentaires des collectivités locales, finalement ramenées à 12 milliards – on ignore encore le chiffre définitif.

La responsabilité d’un ministre consiste à faire preuve de sang-froid, pas à sonner le branle-bas à chaque fois qu’un service signale un risque de dégradation, ni à inquiéter tout le monde avec des décisions précipitées. Un ministre doit prendre les décisions nécessaires et garder le cap, comme je l’ai fait ; il doit prendre les mesures de correction au bon moment, comme je l’ai fait. Une fois que le FMI et l’OCDE se sont prononcés, une fois que l’Insee, en mars, communique le montant précis des recettes, une fois qu’il a des certitudes, il élabore, sereinement et calmement, un nouveau programme de stabilité, qui est adopté en avril.

En sept années et demie comme ministre de l’économie et des finances, c’est ce besoin de sang-froid qui m’a guidé. Si j’avais cédé à la panique au moment de l’épidémie de covid, j’aurais suggéré d’augmenter le taux de l’IS et de modifier la politique fiscale ; à l’inverse, nous n’avons pas modifié celle-ci. Au moment de la crise inflationniste, j’aurais pu réviser certains paramètres ; à l’inverse, nous avons garanti la stabilité.

J’en ai la conviction profonde, conserver le même cap, garantir la stabilité aux entreprises, aux investisseurs et aux ménages, c’est ce dont la France a le plus besoin.

M. le président Éric Coquerel. Votre réponse à la question de David Guiraud ne me satisfait pas totalement. Vous parlez de certitudes, mais nous sommes d’accord pour reconnaître que l’imprévisibilité, équivalente à 1,7 point de PIB, est de nature à inquiéter les marchés. Si la France continue à emprunter sans problème, ce n’est pas uniquement parce que le déficit varie de 0,1 ou de 0,2 point, mais c’est grâce au sérieux dont elle fait preuve en matière de prévisions. En quelques mois, ce sérieux qui rassure les marchés a failli.

David Guiraud l’a rappelé, sur TF1, alors que vous saviez avec certitude que le déficit dépassera 4,4 % du PIB, vous avez continué à évoquer les mêmes chiffres ; ils étaient déjà faux et ont contribué à alimenter l’incertitude des marchés. Comment pouvez-vous justifier de citer des chiffres qui ne correspondent pas à ceux qui vous ont été communiqués deux jours plus tôt ?

M. Bruno Le Maire. Je le justifie et je le défends de manière très simple : je tiens à contrecarrer la propension immodérée à la dépense de tous les acteurs politiques français. Si à la moindre alerte, vous faites savoir que le déficit n’est plus de 4,4 % du PIB mais de 5 %, c’est open bar ! La responsabilité politique consiste à tenir ses objectifs : y renoncer ou les décaler à la moindre alerte, qui plus est incertaine, équivaut à donner aux acteurs politiques un blanc-seing pour engager des dépenses supplémentaires.

Par ailleurs, la note l’explique très bien : l’objectif d’un déficit égal à 4,4 % du PIB peut être tenu si 30 milliards d’économies sont dégagés. J’ai choisi de suivre cette voie, celle de la fermeté ; vous pourriez me le reprocher si je n’avais pas eu le courage d’annoncer ces économies, mais je les ai annoncées. La seule chose qui nous amène à corriger cet objectif, c’est la révision des prévisions de croissance de 1,4 % à 1 %, sur la base des estimations du FMI et de l’OCDE du début du mois de février.

Enfin, si les marchés avaient été aussi inquiets qu’on le dit, les spreads entre l’Allemagne et la France n’auraient pas explosé en septembre ou en octobre 2024, mais dès le début de l’année ; or ça n’a pas été le cas.

M. le président Éric Coquerel. Je ne suis pas convaincu. Taire la réalité des chiffres et leur évolution ne fait que reporter le problème, puisqu’il a bien fallu les annoncer ; d’autant que le dépassement des 5 % tenait déjà compte des mesures de gel des dépenses. Une telle démarche n’est positive ni pour les acteurs économiques ni pour tous ceux qui s’appuient sur ces chiffres.

M. Bruno Le Maire. C’est un point de désaccord entre nous. Il faut s’exprimer quand on a la certitude d’être face à un problème et quand dispose de la solution.

Le ministre de l’économie et des finances n’est pas là pour crier au loup et se couvrir en annonçant que les choses vont très mal. Il est là pour décrire la situation exacte dans laquelle se trouve le pays, et les réponses qu’il apporte aux problèmes.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’était pas la situation exacte dans laquelle nous étions.

Mme Estelle Mercier (SOC). Monsieur Le Maire, un minimum d’humilité aurait été bienvenu dans votre discours d’introduction, compte tenu de la situation financière et de l’état de dégradation des comptes publics, dont vous êtes responsable en tant que ministre de l’économie ces sept dernières années ; cela ne fait aucun doute pour personne.

Qui sommes-nous pour vous juger ? Des parlementaires, élus de la nation et représentants du peuple, siégeant dans une commission d’enquête qui cherche à comprendre comment on a pu autant se tromper et quel a été votre rôle. Nos questions sont légitimes, que ça vous plaise ou non ! Nous n’avons aucune leçon à recevoir de vous ; en revanche, vous avez des comptes à nous rendre.

Les précédentes auditions ont montré que les prévisions pour 2024 anticipaient une baisse de 0,5 % de l’inflation subie par les collectivités locales par rapport à l’inflation moyenne des ménages, soit une augmentation de 1,8 %. La prévision des dépenses des collectivités locales était donc, dès le départ déconnectée, de leur situation budgétaire et financière réelle, d’autant qu’elles subissent une inflation de leurs coûts bien supérieure à celle des ménages – elles n’achètent pas des télévisions ou des pâtes. De mémoire, en 2023, l’inflation des coûts de fonctionnement était de 6 % à 7 % et celle des coûts d’investissement de 15 %.

Lors de son audition, Mélanie Joder a déclaré que cette prévision avait été associée à un instrument de pilotage par contractualisation de la dépense locale, que vous n’avez pas retenu – vous l’avez encore confirmé tout à l’heure. J’en conclus donc qu’il n’y a pas eu de dérapage des dépenses des collectivités locales : il s’agit simplement d’un écart entre une prévision fantaisiste de Bercy, volontairement optimiste et déconnectée des réalités budgétaires des territoires, associé à une absence de dialogue politique.

Par pitié, épargnez-nous le faux discours sur l’autonomie des collectivités locales, que vous n’avez cessé de malmener depuis des années !

M. Bruno Le Maire. Vous me confortez dans ma conviction : personne n’est jamais responsable de rien dans ce pays ! Les collectivités locales ne seraient pour rien dans cette situation ? Les termes « collectivités locales » ne veulent d’ailleurs strictement rien dire : ils traduisent des réalités qui n’ont rien à voir. Quoi de commun entre une petite commune, qui fait face à l’augmentation des prix de certaines dépenses de fonctionnement – la cantine scolaire, par exemple – et une grande région capable d’entretenir deux sièges de conseils régionaux – en Normandie, malgré la fusion ? Quoi de commun entre une grande ville, dont les fonctionnaires sont en nombre pléthorique et ne travaillent que 32 heures par semaine en moyenne, et un département qui se bat pour financer l’aide sociale à l’enfance (ASE) ?

Si on généralise, en disant que toutes les collectivités locales sont irresponsables et n’y peuvent rien, on n’avancera pas beaucoup ! Vous parlez de 6 % à 7 % d’augmentation des dépenses de fonctionnement ; il y a certainement des économies à faire. Certaines collectivités sont bien gérées, contrairement à d’autres ; je regrette que les premières soient trop souvent les victimes des agissements des secondes.

Si l’on veut avancer, il ne s’agit pas de se renvoyer la balle indéfiniment, mais de se saisir collectivement de cet enjeu ; les collectivités locales, séparément et en fonction de leur situation, doivent rendre des comptes.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Entre 1998 et 2024, soit une durée de vingt-six ans, vous avez été au gouvernement ou avez travaillé auprès d’un gouvernement pendant vingt ans. La situation dans laquelle se trouve la France vous incombe en partie, me semble-t-il.

Vous estimez qu’un débat sur les finances publiques est nécessaire ; très bien, mais à condition qu’il s’accompagne d’un débat sur les services publics. Parler des unes sans évoquer les autres, c’est au mieux une ineptie, au pire une roublardise.

Vous vous dites favorable à la stabilité fiscale : je n’ai jamais entendu de phrase plus bête ! Moi aussi, je suis pour la stabilité fiscale, sous réserve que le système fiscal soit juste et équilibré.

Le deuxième rapport du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital évoque les effets de la baisse de l’impôt sur le patrimoine : « Chaque année, les dividendes sont concentrés sur un petit nombre de foyers. Mais en 2018, ces dividendes ont été encore plus concentrés qu’en 2017 : […] un tiers des 23 milliards d’euros [distribués] ont été [perçus] par 3 800 foyers – 0,01 % des foyers fiscaux. » Les plus-values mobilières sont elles aussi très concentrées : 75 % des plus-values de droit commun ont été perçues par les mêmes 3 800 foyers fiscaux.

Qu’avez-vous fait, monsieur Le Maire pour ces 3 800 foyers fiscaux ? Rien ! N’êtes-vous pas un peu responsable de la stabilité de l’injustice fiscale ?

M. Bruno Le Maire. Cette notion de justice fiscale, on l’entend matin, midi et soir, dans tous les partis. Elle sert d’excuse pour augmenter les impôts des Français. J’ai lu ce rapport, dont vous faites une lecture partielle et partiale ; je vous en recommande la lecture intégrale, parce qu’il explique également à quel point la politique fiscale que nous avons menée a été positive.

Je me méfie des termes de justice fiscale, qui sont le prétexte à l’augmentation des impôts pour les plus fragiles de nos compatriotes. Augmenter de 1 point pendant plusieurs années les charges sur les bas salaires, comme le proposent vos alliés politiques, vous appelez ça de la justice fiscale ? Moi, j’appelle cela voler les gens qui travaillent !

M. Jacques Oberti (SOC). Répondez à la question !

M. Bruno Le Maire. Faisons attention aux mots que nous employons, parce qu’ils traduisent des réalités que nos compatriotes ont de plus en plus de mal à comprendre. Vous proposez d’augmenter les impôts de tout le monde, même ceux des travailleurs.

Moi aussi, je suis très attaché aux services publics. En politique, il faut avoir le courage de faire des choix et de regarder la réalité en face. La situation de l’hôpital public, auquel nous sommes tous viscéralement attachés et reconnaissants, est très difficile, qu’il s’agisse de l’immobilier ou des soignants. Mais ce n’est pas en augmentant les impôts des travailleurs, des indépendants ou des petites entreprises qui n’en peuvent plus que l’on pourra investir dans l’hôpital ! Il faut avoir le courage d’assumer des économies, que vous refusez.

Quand je propose de doubler la franchise sur les médicaments, la faisant passer de 50 centimes à 1 euro, vous criez au scandale. Je revendique cette décision, parce que la gratuité de tout pour tous ruinera nos services publics. Demander cet effort sur le prix du médicament, qui rapporte des centaines de millions d’euros pouvant être réinvestis dans les services publics, tout en maintenant un plafonnement à 50 euros pour les patients souffrant d’une affection de longue durée (ALD), est à la fois juste et efficace.

Nos débats montrent bien que deux directions radicalement différentes se font face. D’une part, la fuite en avant et le financement des déficits par les impôts, qui est un suicide collectif. Elle mènera à une révolution politique, parce que nos compatriotes refuseront de les payer. D’autre part, la direction que j’ai toujours défendue, la transformation de notre modèle économique, la création d’emploi et de croissance tout en réduisant la dépense publique pour ne financer que l’indispensable, notamment les services publics.

M. le président Éric Coquerel. La meilleure défense est certes l’attaque, mais pouvez-vous réagir précisément à l’extrait qui a été cité, sans revenir sur les choix politiques présupposés, et simplifiés, des députés qui vous interrogent ?

M. Bruno Le Maire. Je vais y réagir en citant l’intégralité du rapport évoqué : je l’ai précisément sous les yeux.

M. le président Éric Coquerel. Nous avons le temps. Et puisque l’on parle d’extraits, le rapport du HCFP évoqué tout à l’heure ne mentionnait pas uniquement que la prévision était « plausible ».

M. Bruno Le Maire. Certes. On peut lui faire dire que la prévision était incertaine et audacieuse, tout en oubliant le terme plausible, mais il reste préférable de systématiquement citer l’intégralité des propos.

M. le président Éric Coquerel. L’extrait cité par Mme Pirès Beaune était suffisamment long et la phrase assez précise pour que vous puissiez y réagir.

M. Bruno Le Maire. Permettez-moi de lire à mon tour ce rapport du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital :

« La forte progression des dividendes déclarés par les ménages au titre de 2018 à 2020 – environ 23 milliards d’euros, contre 14 milliards de 2013 à 2017 – est comparable par son ampleur à la chute enregistrée en 2013, au moment où les revenus mobiliers ont été intégrés au barème progressif de l’IR.

« France Stratégie a contracté avec deux équipes de recherche pour évaluer quelle part de cette hausse des dividendes en 2018 est due à la mise en place du PFU. Ces équipes ont rencontré de grandes difficultés méthodologiques pour mener cette évaluation. Elles ont été à même d’établir l’existence d’un effet causal de l’instauration du PFU sur le versement de dividendes aux ménages, mais sans pouvoir évaluer un ordre de grandeur au niveau macroéconomique.

« Malgré ces évaluations […], le comité a considéré dans son rapport de 2021 que la majorité de cette augmentation a bien été causée par l’instauration du PFU. Plusieurs éléments plaident en ce sens : les résultats des évaluations de la réforme de la barémisation de 2013 […] ; les dividendes ont chuté en 2013 simultanément à la mise en place de la barémisation, puis ont retrouvé leur niveau initial en 2018 simultanément à la mise en place du PFU, pour se maintenir à ce niveau en 2019 et 2020 ; le surcroît de versement de dividendes est essentiellement observé chez les entreprises non cotées […] »

Cela signifie que l’augmentation des dividendes et l’instauration du PFU ont bénéficié non seulement aux grandes entreprises du CAC40, mais aussi à toutes les petites entreprises et à tous les indépendants qui se versent des dividendes.

M. Nicolas Ray (DR). Considérez-vous que les outils de prévision des recettes fiscales sont devenus imparfaits et qu’ils doivent être corrigés ? Avez-vous connu par le passé de tels écarts entre les prévisions de recettes et leurs exécutions ?

M. Bruno Le Maire. Dès lors que l’écart entre les prévisions et les recettes réelles s’élève à 42 milliards, ces outils doivent être corrigés ; il est essentiel de s’interroger sur le modèle produisant un tel écart. Toutefois, sans le relativiser, il convient de rapporter ce montant à celui de l’intégralité des recettes fiscales, qui s’élèvent à 1 200 milliards. J’ajouterai enfin que d’autres pays ont connu la même situation ; l’Allemagne, notamment, avec un écart de 57 milliards.

Nous devons évidemment regarder de près pourquoi les modèles ont failli, bouleversant toute la trajectoire de rétablissement des comptes publics. Cela ne doit pas se reproduire.

Je crois qu’au cours des trente dernières années, les écarts de prévision des recettes n’ont été aussi significatifs qu’une seule fois – peut-être deux.

M. Nicolas Ray (DR). Vous avez pointé la responsabilité des collectivités locales dans le dérapage actuel des déficits. Ces propos ont suscité de vives réactions puisque celles-ci ne représentent que 8 % à 9 % de la dette totale – un pourcentage qui est stable –, bien loin des 1 000 milliards de dettes accumulées sous votre ministère, dont 600 milliards hors covid. Or les collectivités locales sont tenues de voter des budgets à l’équilibre. Reconnaissez une maladresse, voire une erreur, dans vos propos à leur égard ?

M. Bruno Le Maire. Une maladresse, certainement, puisque mes propos ont été mal compris. Mais ce qui me préoccupe plus que tout, c’est l’intérêt de la nation et celui des Français. Même si je dois recevoir encore de nombreux coups, je ne renoncerai pas à regarder les choses en face et à dire la vérité.

On ne peut prétendre rétablir les comptes publics uniquement en taillant dans les dépenses de l’État : c’est un mensonge et j’aime la vérité. Je préfère dire les choses frontalement à nos compatriotes. La première nécessité consiste à revoir notre modèle social et nos dépenses en matière de retraite. On peut évacuer le débat en défendant toutes les dépenses sociales et en refusant de toucher aux retraites, mais on ne peut alors, dans le même temps, prétendre rétablir les comptes publics.

Par ailleurs, même si elles ne comptent que pour 20 % des dépenses publiques, on ne peut sérieusement dire que toutes les collectivités locales sont bien gérées. Même le rapporteur Éric Ciotti, qui a peut-être des arrière-pensées, le confirme. Certaines sont très bien gérées ; beaucoup font face à des situations très difficiles, en particulier les maires des petites communes. Pendant quinze ans, j’ai été le député d’une circonscription rurale et je connais les difficultés auxquelles ils sont confrontés. À l’inverse, une région se paye encore le luxe d’entretenir deux sièges de conseil régional. J’ai encouragé la fusion entre la Haute et la Basse Normandie, mais je ne comprends pas pourquoi il reste un conseil régional à Rouen et un autre à Caen ! Des mesures d’économie sont sans doute envisageables.

Certaines grandes villes comptent un plus grand nombre de fonctionnaires que toutes les autres villes de dimensions comparables ; leur temps de travail, en outre, n’est pas conforme à la durée légale.

J’ai sans doute été maladroit en laissant penser que je mettais tout le monde dans le même sac ; c’est complètement faux. Certains départements sont confrontés à la chute des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), en raison des difficultés du marché immobilier. La question des mineurs isolés est devenue ingérable pour beaucoup d’entre eux ; elle appelle une réponse forte et structurée.

Regardons sereinement les choses en face, en détail, mais ayons aussi l’ambition de reconnaître que le modèle économique de l’État-providence doit être remis en question si l’on veut véritablement rétablir les comptes publics.

M. Nicolas Ray (DR). Comme vous, nous pensons qu’un PLFR était nécessaire au printemps dernier ; le groupe Les Républicains l’avait réclamé.

Quelle a été la raison du refus du premier ministre ? Vous avez dit qu’un problème d’agenda parlementaire en était plus probablement la cause que l’approche des élections européennes. Toutefois, ma collègue Véronique Louwagie me dit que des PLFR ont été votés très rapidement pendant l’épidémie de covid. Qu’est-ce qui a vraiment motivé ce refus ? Avez-vous alors pensé à démissionner ?

M. Bruno Le Maire. Non. Je n’ai pas envisagé de démissionner, parce que j’ai une éthique de responsabilité. La démission ne s’envisage pas quand les temps sont durs, et s’envisage uniquement en cas de désaccord avec un objectif stratégique. Or je n’ai jamais eu de désaccord avec le président de la République ou ses premiers ministres successifs quant à l’objectif stratégique que constituaient la réduction de la dette et le retour du déficit sous le seuil des 3 % du PIB en 2027, conditions du rétablissement de nos comptes et de la continuité de notre crédibilité politique en Europe.

Ce n’est pas le ministre des finances qui décide de l’opportunité de présenter un PLFR ; Emmanuel Moulin, alors directeur de cabinet du premier ministre, vous l’a clairement dit. Comme le prévoit la Constitution, cette décision est prise par le premier ministre, après en avoir débattu avec le président de la République. Je continue de penser que cette modalité était politiquement préférable, puisqu’elle ne modifiait pas l’objectif stratégique de retour du déficit sous le seuil des 3 % en 2027.

Mme Véronique Louwagie (DR). Il me semble que nous nous éloignons quelque peu de l’objet de cette commission d’enquête, qui est la recherche des causes des écarts constatés. Nous devons être vigilants, afin qu’elle ne se transforme pas en une commission d’enquête sur la politique économique.

Monsieur Le Maire, vous considérez qu’il faut réduire les dépenses publiques sociales, compte tenu de leur poids dans l’ensemble des dépenses publiques. Pensez-vous qu’il soit possible de susciter l’adhésion de l’opinion publique sans s’attaquer, préalablement ou concomitamment, aux dépenses de l’État ? On entend régulièrement nos concitoyens nous dire que celui-ci ne fait pas d’effort pour réduire son train de vie. On pense évidemment aux différents opérateurs, agences et commissions et à l’enchevêtrement des différentes sphères, que vous avez évoqué.

M. Bruno Le Maire. Je partage entièrement votre remarque. Vous faites partie du petit nombre de députés, que j’ai cités dans mon propos liminaire, attachés au rétablissement des comptes publics et je vous en remercie.

Nous ne pourrons demander aucun effort aux Français si nous ne sommes pas capables de réduire le train de vie de l’État, de simplifier l’organisation administrative du pays et de supprimer des couches administratives dans le millefeuille français. Chacun doit sentir que l’effort est équitablement partagé.

Lorsque nous avons demandé des économies en 2024, j’ai proposé au président de la République que le premier volet de 10 milliards porte exclusivement sur les dépenses de l’État. Sans cet effort, nous ne pouvons pas dire aux Français que les remboursements des médicaments ou des consultations médicales ne seront pas au même niveau qu’avant, ni que l’indexation des retraites sur l’inflation sera partielle.

À la fin du mois d’août 2023, j’avais proposé au président de la République que cette indexation ne soit que partielle, sauf pour les plus petites pensions, par souci d’équité entre ceux qui travaillent et ceux qui sont à la retraite. J’ai parfaitement conscience que cela représente des efforts pour nos compatriotes, mais je suis convaincu, contrairement à de nombreux responsables politiques, que les retraités sont parfaitement capables d’entendre qu’ils doivent également faire un effort pour que les jeunes travailleurs n’aient pas à supporter un poids de la dette trop élevé. Je crois à la solidarité et à l’esprit de responsabilité des Français.

Il y a des efforts à fournir sur les dépenses de l’État, sur les opérateurs et les agences – je l’ai proposé –, mais aussi sur des enjeux plus symboliques, auxquels je suis très attaché, comme la taille du gouvernement. Nommer un gouvernement restreint, comptant une dizaine de ministres – une quinzaine tout au plus –, pleinement engagés dans leur mission, c’est aussi une façon de dire à nos compatriotes que nous aussi, responsables politiques, nous nous serrons la ceinture ! Les temps difficiles le sont pour tout le monde.

M. le président Éric Coquerel. Madame Louwagie, la présente commission enquête sur les variations et les écarts des prévisions fiscales et budgétaires. Nous pensons que les causes de ces variations sont liées à la politique économique qui a été menée. Bruno Le Maire a lui-même évoqué cette relation dans son introduction et votre propre question relative au train de vie de l’État est très politique.

M. Bruno Le Maire. Je suis d’accord avec Mme Louwagie et avec le président Coquerel. Nous devons aller au bout de la compréhension de ce qui s’est passé s’agissant des recettes ; c’est un sujet technique et complexe, à propos duquel nous n’avons pas encore obtenu toutes les réponses. Mais sans une politique économique visant à créer une nation de production, il sera impossible de rétablir les comptes publics.

Les écarts résultent de la conjoncture, alors que l’impossibilité d’avoir des comptes publics à l’équilibre au cours des cinquante dernières années relève de la politique économique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’approuve les propos de M. Le Maire : on ne peut généraliser la situation des collectivités locales.

Pourquoi n’avez-vous pas inscrit dans le réseau d’alerte des finances publiques les collectivités dont les paramètres budgétaires l’exigeaient ? Je vous avais alerté au sujet de la métropole de Nice, où un arbitrage politique contraire aux paramètres budgétaires a été effectué.

M. Bruno Le Maire. Votre question me semble quelque peu orientée, monsieur Ciotti ! J’ai personnellement créé le Haut Conseil des finances publiques locales, qui a vocation à donner l’alerte et à prendre des mesures d’ajustement.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Je suis frappée, monsieur Le Maire, par le manque total d’humilité dont vous faites preuve. Tout gouvernement, comme tout ministre, est placé sous le contrôle du Parlement : acceptez cet état de fait et respectez ses représentants.

La Cour des comptes, en juillet 2024, et le gouverneur de la Banque de France, en septembre, ont affirmé que la principale cause de la hausse du déficit était la politique de baisse des impôts non financée. Pourquoi avoir maintenu et aggravé l’injustice fiscale, la fuite en avant avec les cadeaux aux plus riches et aux grandes entreprises ?

Vous avez balayé la question de la taxation des revenus du capital, en expliquant que la rémunération du capital était aussi une rémunération du travail, parce que de nombreux indépendants se rémunèrent en dividendes. Or d’après un rapport de France Stratégie d’octobre 2023, sur les 33,5 milliards de dividendes déclarés en 2021, 96 % ont été déclarés par 1 % des foyers. À combien estimez-vous le coût pour les finances publiques des cadeaux fiscaux sur les dividendes, qui ont profité quasi exclusivement à 1 % des foyers ?

M. Bruno Le Maire. Madame la députée, bien que je sois en retrait de la vie publique, je ne crois pas que l’on puisse dire que je me soustrais au contrôle du Parlement : j’entame ma dixième heure d’audition consacrée au dérapage des comptes publics. Je rends des comptes, mais d’après la façon dont je vois les choses.

Je constate que cette assemblée a laissé, dans le budget pour 2025, dériver les comptes publics. Elle n’a jamais soutenu mes efforts d’économie ; jamais !

Les baisses d’impôt profitent à tout le monde : lorsque l’impôt sur les sociétés baisse de 25 % et qu’il est plafonné à 15 % pour les plus petites entreprises, ce sont toutes les entreprises qui en bénéficient ! Bien évidemment, les volumes ne sont pas les mêmes, mais je continue de penser qu’un impôt stable sur les sociétés est aussi profitable aux PME, aux TPE, aux indépendants, aux artisans et aux commerçants, tout comme un PFU fixé à 30 %. Je sais qu’un débat porte sur ce taux, mais je n’en démordrai pas : il ne faut pas le modifier et risquer de laisser penser aux investisseurs que l’on change de politique fiscale comme l’on change de chemise.

Les sommes concernant les très grandes entreprises peuvent sembler importantes, mais des millions de nos compatriotes sont concernés.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Dans le cadre du plan de relance, plusieurs grandes entreprises ont bénéficié d’aides publiques sans respecter leurs engagements sociaux et environnementaux. Pourquoi ces manquements n’ont-ils pas été financièrement sanctionnés et quel impact cela a eu sur les prévisions budgétaires ?

M. Bruno Le Maire. À quelle entreprise pensez-vous ?

Mme Danielle Simonnet (EcoS). On peut faire la liste des entreprises qui licencient à tour de bras et qui ne respectent pas les exigences écologiques.

M. Bruno Le Maire. Je vous invite à la dresser : je ne peux pas vous répondre si vous n’êtes pas précise.

C’est à force d’avoir imposé à Michelin une traçabilité écologique plus stricte que celle de ses concurrents américains et chinois que cette entreprise se retrouve désormais obligée de supprimer des emplois en France.

A contrario, Air France s’est engagée dans une politique de décarbonation de ses carburants après que j’ai autorisé un prêt de 5 milliards en sa faveur ; elle a respecté ses engagements. Grâce à un important prêt garanti par l’État (PGE), nous avons sauvé Renault qui s’est engagé, plus que n’importe quel autre constructeur européen, à développer les véhicules électriques et à financer des usines de batteries électriques en France ; il respecte ses engagements. Donnez-moi des noms !

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Vous n’avez rien à dire à propos de Sanofi ?

M. Bruno Le Maire. Quel est le montant de l’aide qui lui a été apportée ?

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Il me semble que c’est vous, le ministre !

M. Bruno Le Maire. C’est vous qui posez la question : soyez précise.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Vous avez des comptes à rendre aux parlementaires : plutôt que d’essayer de me ridiculiser, dites-nous quel est le montant de l’aide apportée à Sanofi et combien d’emplois celle-ci a-t-elle supprimés par la suite ! Quels ont été ses engagements en matière de souveraineté sanitaire ?

M. Bruno Le Maire. Je ne cherche à ridiculiser personne, mais pour répondre à votre question, encore faut-il que je sache de quel montant il est question.

Je suis ici pour répondre aux questions portant sur la dégradation des comptes publics ; je le fais depuis trois heures, en apportant des précisions. Nous avons des désaccords, ce qui est bien normal. Vous mettez en cause des entreprises françaises : fournissez des éléments et des chiffres, auxquels je puisse apporter une réponse. J’aime les entreprises qui réussissent et je ne vous suivrai pas dans la voie consistant à pointer du doigt les grandes entreprises françaises.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Avec cette réponse, vous considérez donc qu’aucune grande entreprise ayant perçu des aides de l’État n’a manqué à ses engagements sociaux ou environnementaux.

M. Bruno Le Maire. Je ne dis pas ça !

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Si vous n’apportez pas d’autres éléments de réponse, c’est donc que vous sous-entendez qu’il n’y a aucun problème en la matière et qu’aucune entreprise ayant perçu des aides de l’État ne licencie actuellement des dizaines de salariés, sans qu’il leur soit demandé un quelconque remboursement.

M. Bruno Le Maire. Madame la députée, quand on accuse, il faut des preuves. Cela s’appelle l’État de droit. Apportez-moi des preuves et des éléments, et je serai très heureux d’y répondre. Mais je considère que nous sommes tous ici présents pour défendre notre tissu économique et nos entreprises, certainement pas pour les fragiliser.

M. le président Éric Coquerel. Sanofi a reçu, en dix ans, 1 milliard d’euros de crédit d’impôt recherche (CIR), sans parler des autres aides publiques reçues. Estimez-vous, comme pour Michelin, que c’est un excès de contraintes qui les a conduits à supprimer des laboratoires de recherches et des postes de chercheurs ? Ne peut-on pas estimer qu’ils préfèrent installer des laboratoires et produire ailleurs simplement pour faire plus de profits ?

M. Bruno Le Maire. La question est plus précise, mais je ne pense pas avoir jamais évacué d’emblée la question du crédit d’impôt recherche. C’est un débat que nous avons eu au sein de la majorité, avec Jean-René Cazeneuve, avec Jean-Paul Mattei, mais aussi avec vous, monsieur le président. Il est tout à fait légitime d’examiner ce que le crédit d’impôt recherche peut rapporter, notamment dans le domaine du médicament, et ce qu’il coûte, comme de s’interroger sur d’éventuelles contreparties. Mais cela n’a rien à voir avec la politique de réponse à la crise, où il fallait sauver nos entreprises – ce dont je suis fier.

Quant à Michelin, il est facile de lui faire un procès. Pourtant, c’est une très belle, très grande entreprise, un des leaders mondiaux du pneumatique. Il n’y a qu’en France qu’on va taper systématiquement sur ce qui réussit, et surtout les entreprises qui réussissent à garder une empreinte industrielle ! Pour en avoir discuté avec M. Menegaux, oui, il licencie, mais pourquoi ? Regardez l’évolution du coût de l’énergie, notamment liée à la guerre en Ukraine, l’offensive menée par les Américains sur ce point, le coût de l’énergie en Asie. Et vous comprendrez pourquoi certaines entreprises sont en grande difficulté. Les pointer du doigt ne les aidera pas et ne sauvera pas les emplois.

Regardez ensuite les règles qui s’imposent en matière de durabilité des pneumatiques : elles sont, ainsi que les systèmes de contrôle, objectivement favorables aux pneumatiques chinois et défavorables aux pneumatiques français et européens. La vraie bataille à livrer, c’est d’établir des règles favorables à nos intérêts économiques. L’Europe doit apprendre à défendre ses intérêts économiques, et pas ceux de ses rivaux.

Enfin, on impose à Michelin, dans le cadre de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, des règles de reporting qui sont les plus strictes de la planète. Cela coûte, selon les évaluations de M. Menegaux, des dizaines de millions d’euros. Si nous voulons que nos entreprises coulent, continuons à les accabler de charges, de règles, de normes, d’obligations. Mais après, il ne faudra pas pleurer sur les emplois détruits !

En revanche, je rejoins le président Coquerel sur la réflexion à mener sur le coût du CIR, en constante augmentation, et sur ce qu’il nous rapporte en laboratoires, centres de recherche et emplois.

M. le président Éric Coquerel. On pourrait se demander s’il faut affaiblir nos normes ou plutôt mieux protéger nos entreprises, en menant une politique protectionniste.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Je suis un peu gêné par la tournure du débat, qui devient une discussion de politique générale – passionnante, au demeurant, mais ce n’est pas tout à fait notre sujet.

S’agissant du PLFR, pourquoi n’avez-vous pas pu aller au bout ? Nous partagions l’idée qu’il était nécessaire. Quelles recettes fiscales y auraient été prévues ? Auriez-vous continué à le demander au mois d’octobre ?

Vous avez dit au Sénat que, pendant la crise du covid, l’ensemble des services se retrouvaient dans des réunions mensuelles. Pourquoi ne pas les avoir réinstaurées, notamment lorsque les recettes sont redevenues très volatiles ?

On parle beaucoup de la flat tax, dont je rappelle qu’elle comprend un prélèvement de 12,8 % au titre de l’impôt sur le revenu et un autre de 17,2 % au titre des prélèvements sociaux. Le projet de loi de finances présenté par Michel Barnier prévoyait une augmentation de la part fiscale à 20 %, ce qui portait la flat tax à 37,2 % pour certains contribuables. Auriez-vous voté cette mesure, si vous aviez été député ?

Je suis d’accord avec vous sur la nécessité de préserver l’entreprise. Il faut distinguer bénéfice utile et bénéfice futile : un bénéfice réinvesti, c’est un outil de production – raison pour laquelle j’étais très réservé sur la contribution sur les grandes entreprises. On peut néanmoins s’interroger sur les bénéfices versés à l’extérieur, c’est-à-dire sur la rémunération du capital ; et vous admettrez que la contribution des revenus du travail au budget de l’État est supérieure que celle des revenus du capital. Il faut se poser les bonnes questions.

M. Bruno Le Maire. Je n’aurais pas voté cette augmentation du prélèvement forfaitaire unique. Je n’aurais jamais voté aucune augmentation d’impôt sur nos compatriotes, pour une raison simple : ils n’en peuvent plus ! Notre niveau de prélèvement, en particulier sur le travail, est déraisonnable, notamment au regard de ce que font les autres grands pays européens : la France diverge à nouveau par rapport à ses grands partenaires, mais aussi concurrents, au premier rang desquels l’Allemagne.

Les réunions mensuelles peuvent être utiles si elles servent à informer ; on pourrait les rétablir. Mais il s’agit là de sujets politiquement très sensibles. Souhaitons-nous vraiment que les politiques interfèrent dans le travail des services sur l’évaluation des recettes ? Les responsables politiques ne doivent pas pouvoir biaiser des évaluations, ou forcer le trait pour éviter de réduire la dépense.

Enfin, je crois qu’un PLFR aurait été utile, au mois d’octobre comme au mois d’avril. Tout débat sur les finances publiques est à mon sens le bienvenu.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’en reviens à l’objet de notre commission d’enquête.

Je commence par le dérapage des finances locales, estimé par vos services à 13 milliards. Mais ne faut-il pas simplement voir là le fruit de prévisions initiales totalement irréalistes – une augmentation de 1,8 % en fonctionnement et de 7,5 % en investissement, quand nous allons finir l’année avec des augmentations respectivement de 4,6 % et 13,2 % ?

S’agissant du cadrage macroéconomique pour 2024, pourquoi avoir retenu un taux de croissance du PIB de 1,4 % ? Ce chiffre se situe bien au-delà de celui du consensus des économistes, qui était de 0,8 %, la Banque de France l’estimant à 0,9 %, l’OCDE et la Commission européenne à 1,2 % et le FMI à 1,3 %. Nous allons finir autour de 1 %.

Vous avez parlé devant nos collègues sénateurs d’une « grave erreur technique d’évaluation des recettes ». Comment s’explique-t-elle ? En ce qui concerne l’IS, vous avez inscrit dans la loi de finances une estimation à 72 milliards, alors que nous avions péniblement prélevé moins de 58 milliards en 2023. La différence est énorme ! En l’état actuel de mes recherches en tant que rapporteur général, mon interprétation est que lier l’EBE à la base fiscale est totalement erroné. Il en va de même pour la TVA : la différence entre les prévisions et les recettes est de 6 %, c’est considérable. Avez-vous joué un rôle dans l’idée que les taux d’épargne, qui étaient montés à 17 %, voire 18 %, allaient diminuer ? Deux années de suite, ce n’est pas arrivé ; et c’est lié au fait que les ménages n’ont pas confiance. S’agissant enfin de l’IR, l’écart est de 6 milliards, 6 % ! C’est la conséquence pour moitié d’appels aux avantages fiscaux divers et variés plus importants que prévu, et pour l’autre moitié d’une surévaluation des revenus des ménages. Les raisons des erreurs de prévision sont donc très différentes selon les impôts – et je n’ai cité ici que les principales, mais elles vont pour la plupart dans le même sens.

Vous étiez ministre, vous nous dites que vous étiez responsable, mais que vous laissez faire les services. Je ne comprends pas.

M. Bruno Le Maire. Oui, en matière d’évaluation des rendements, je laisse faire les services ; c’est leur responsabilité. Il ne me semble pas bon que les ministres se mêlent de ces prévisions. Je ne m’en mêle donc pas, mais, comme chef de cette administration, j’endosse la responsabilité.

On pourrait envisager un système totalement différent dans lequel le ministre rassemble les experts du Trésor et de la direction générale des finances publiques, et donne son avis sur les prévisions. Mais ce serait politiser un débat profondément technique ! L’évaluation du rendement des taxes et des impôts doit rester une tâche technique. Le ministre fixe le niveau de croissance ; c’est là une responsabilité politique. Mais l’évaluation du rendement des impôts et des taxes relève des services. Si le ministre s’en mêle, c’est le début du désastre en matière de réduction de la dépense ! Voilà ma conviction personnelle.

S’agissant des finances locales, votre question porte en elle-même sa réponse. La différence est énorme, en effet – nous sommes à un an des élections municipales. On pourrait la considérer comme positive, puisque l’investissement nourrit la croissance. Il me semble néanmoins que notre évaluation était raisonnable.

En ce qui concerne le taux de croissance, je vous rappelle que quand j’avais proposé le chiffre de 1 % pour 2023, tout le monde ou presque – les experts, la commission des finances – prévoyait une récession pour cette année-là. On me disait que notre objectif ne tenait pas absolument pas la route ! Mais nous avons fini à 0,9 %. Comme je crois en notre économie, j’ai choisi pour 2024 un chiffre ambitieux de 1,4 %. Quand l’OFCE, la Commission européenne et le FMI ont lancé l’alerte, notant que l’environnement géopolitique était très délicat, j’ai abaissé ce taux à 1 %. Nous allons finir à ce niveau et je suis convaincu que, sans les nouvelles conditions géopolitiques, notre évaluation de départ se serait révélée juste.

Concernant l’IS, je vous rejoins sur la question de l’EBE et de la base fiscale. Le cinquième acompte crée chaque année une grande volatilité sur les recettes fiscales. C’est un débat technique, mais je redis qu’il me semble tout à fait judicieux de mener de front, comme le fait le président de la commission des finances, le débat technique et le débat politique. Il faudrait examiner cette question attentivement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. La TVA aussi ?

M. Bruno Le Maire. La TVA aussi, oui.

La réunion est suspendue de midi cinq à midi dix.

M. François Jolivet (HOR). Les services vous alertent sur un potentiel problème le 7 décembre 2023, soit en toute fin d’exercice, alors que depuis l’instauration du prélèvement à la source, Bercy encaisse les acomptes de l’IR tous les mois. De quels outils de reporting dispose le ministre des finances ? Je voudrais m’assurer que le problème n’est pas systémique.

Les moyennes et grandes entreprises savent quel sera le montant de leur impôt sur les sociétés si le budget qu’elles ont prévu est exécuté, qu’elles ajustent tous les mois au besoin. Concrètement, comment fonctionne l’exécution du budget de l’État ?

M. Bruno Le Maire. Votre question est vaste, mais je vais tâcher d’être bref. Le budget de l’État se prépare selon un calendrier que vous connaissez bien ; nous avons également un budget économique d’été, qui permet de faire le point sur la trajectoire, et un budget économique d’hiver. En outre, des notes sont adressées au ministre de l’économie et des finances, sur une base mensuelle ou trimestrielle, par les différents services compétents en matière de recettes fiscales – le Trésor, responsable au premier chef de la politique économique globale du pays, la direction générale des finances publiques, la direction du budget et la direction de la sécurité sociale. Cette fameuse note du 7 décembre s’inscrit dans ce système d’alerte sur les éventuelles difficultés.

Je tiens évidemment compte des observations formulées par la direction générale du Trésor, mais je ne tire les conclusions des alertes qu’une fois que les données sont matérialisées par les chiffres de l’Insee, qui sont disponibles beaucoup plus tard : modifier le budget de la nation à chaque potentielle difficulté serait ingérable ! La note dont vous parlez disait très précisément : « Certains éléments nécessitent des investigations complémentaires. Il convient donc de rester prudent sur l’atterrissage exact. »

On pourrait imaginer que les présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances du Sénat et de l’Assemblée nationale soient destinataires de ces notes. J’y suis favorable, mais cela implique que chacun prenne ses responsabilités et sache utiliser à bon escient les informations transmises : si, chaque fois qu’une note alerte sur le fait qu’on n’est peut-être pas en ligne avec les prévisions et que la situation peut déraper, le pilote panique et exige une correction du budget, nous irons droit dans le mur. Néanmoins, un tel système aurait le mérite de partager l’information et de permettre un dialogue plus approfondi entre le gouvernement et les parlementaires sur le pilotage des finances publiques.

M. François Jolivet (HOR). Tel que le Conseil national de la résistance l’avait imaginé, le financement des systèmes de pensions – on ne parlait pas de retraite alors – et de protection médicale devait revenir aux familles et aux employeurs, l’impôt devant servir à financer les services publics.

Or voilà bien trop longtemps qu’il existe une grande porosité – et je sais que le président Coquerel souscrit à ce constat : nous avons perdu de vue la doctrine de départ, ce qui a finalement déresponsabilisé les acteurs, c’est-à-dire les partenaires sociaux pour ce qui concerne les retraites, et la sécurité sociale pour ce qui concerne la protection médicale.

Quelle est votre opinion politique sur ce sujet ?

M. Bruno Le Maire. Je me contenterai de quelques observations pour nourrir une réflexion devenue indispensable dans ce moment de grande transition.

À la création du système de sécurité sociale et du système de retraites, en 1945, il y avait peu de prestations et une démographie dynamique. Quatre-vingts ans plus tard, les prestations sont de plus en plus nombreuses et la démographie est de moins en moins dynamique. Ça ne peut pas marcher ! Nous allons, lentement mais sûrement, vers un appauvrissement généralisé. Ce modèle, qui consiste à prendre toujours plus à ceux qui travaillent pour financer les prestations de ceux qui ne travaillent pas, ou plus, est à la fois désespérant pour la nation, injuste et dangereux, surtout au regard des immenses défis que nous avons à relever.

Nous sommes en passe de devenir une colonie numérique des États-Unis et de la Chine : il faut investir massivement dans l’IA. Je rappelle que la capitalisation boursière de Google, qui s’élève à 2 500 milliards de dollars, dépasse à elle seule la capitalisation boursière de l’ensemble des grandes boîtes françaises du CAC40 ! Il faut investir aussi dans l’adaptation au changement climatique, dont nos compatriotes souffrent déjà en raison de la modification du trait de côte ou du retrait-gonflement des argiles qui menace leur maison. En outre, nous savons que, si nous ne payons pas davantage, Donald Trump laissera tomber notre sécurité, alors même que nous sommes menacés à nos frontières par la Russie de Vladimir Poutine.

Il y a donc un choix essentiel à faire, qui nous engage pour les cinquante prochaines années : déciderons-nous de maintenir l’État-providence dans sa forme actuelle, qui se révèle incapable de financer les priorités absolues que nous imposent les temps actuels, malgré une taxation toujours plus importante de ceux qui travaillent, ou aurons-nous le courage, collectivement, de changer de modèle, en recentrant les aides sociales sur ceux qui en ont réellement besoin et en s’assurant qu’elles ne sont plus financées uniquement par ceux qui travaillent – et qui n’en peuvent plus –, ce qui permettrait de dégager des ressources suffisantes pour les investissements stratégiques que j’ai évoqués ?

M. le président Éric Coquerel. Dans votre livre, vous remettez totalement en question le système social français assurantiel et prônez un système qui aiderait uniquement les moins favorisés, poussant de fait les autres vers le privé. Personnellement, j’y suis radicalement opposé.

On assiste à une fiscalisation croissante du système social, notamment en raison du recours à une fraction de la TVA pour compenser les exonérations de cotisations patronales – mais aussi, plus largement, la suppression d’autres impôts, comme la redevance télé, la CVAE ou la taxe d’habitation. D’une certaine manière, nous sommes en train de devenir accros à la TVA. Ne trouvez-vous pas cette tendance dangereuse ? Un rendement moins dynamique de cette taxe, comme ça été le cas en 2024, peut mettre en danger tout l’équilibre fiscal.

M. Bruno Le Maire. Je ne suis pas loin de penser comme vous, mais allons au bout du raisonnement : si la TVA est devenue une source de recettes universelle et absolue en cas de problème, c’est parce que notre modèle économique est fondé sur la consommation. Et je pense que ce modèle nous emmène droit dans le mur.

M. le président Éric Coquerel. C’est un choix !

M. Bruno Le Maire. Certes, mais je ne crois pas que ce soit le bon, car la part de la TVA dans les recettes de l’État se réduit comme peau de chagrin.

Pour ma part, je crois en un modèle économique différent : celui que nous avons commencé à construire, pendant sept ans, avec la majorité et le président de la République. Sans doute, comme l’a souligné M. le rapporteur Ciotti, aurait-il fallu aller encore plus vite, plus loin, être plus radical pour basculer vers un modèle économique de production qui défende nos agriculteurs, nos industries, nos laboratoires de recherche et notre innovation, et qu’enfin, on arrive à créer de la richesse en France pour dépendre moins de cette fameuse TVA.

M. le président Éric Coquerel. Si c’est le choix qui a prévalu depuis 2017, on peut au moins se dire que ce n’était pas le bon.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Dommage que je n’aie pas le temps de réagir à tous vos propos sur le nécessaire changement de modèle, ce serait passionnant ! Votre audition tient à la fois du plaidoyer pro domo et de la déclaration de politique générale – j’ignorais que vous étiez candidat !

Permettez-moi de revenir sur l’histoire du parpaing sur le pare-brise. Ce parpaing, ne l’a-t-on pas vu venir de loin ? Lors de son audition, Jérôme Fournel a déclaré : « Nous avons pris conscience qu’il se passait quelque chose au cours de l’été 2023. Au reste, les premiers éléments d’évolution des recettes ou de cristallisation de pertes de recettes sont apparus […] à la fin de l’été. » Ces inquiétudes transparaissaient aussi dans une note du 11 juillet à laquelle certains de mes collègues ont fait référence. N’aurait-il pas fallu réagir dès ce moment-là et, en tout état de cause, ne pas attendre le début de l’année 2024 ?

Par ailleurs, le premier principe d’une bonne gestion consiste à retenir les hypothèses les plus prudentes, voire les plus pessimistes. Or vous avez évalué le rendement de l’IS à 72 milliards, soit 20 % de plus que l’année précédente, alors même qu’il est évident que la croissance n’atteindra jamais 1,4 %. Comment est-il possible de n’avoir pas anticipé le moindre rendement de l’IS ?

Enfin, le rendement de la Crim, évalué à 12 milliards à l’été 2022, n’a finalement rapporté que 1 milliard. Comment a-t-on pu se tromper autant ? C’est une question sincère de néophyte.

M. Bruno Le Maire. La variation des prix de l’énergie est l’une des plus difficile à anticiper. En l’espèce, la baisse du prix de l’électricité a été beaucoup plus rapide que prévu. Reste qu’il y a eu une erreur manifeste d’évaluation, ce qui m’a d’ailleurs amené à proposer un mécanisme plus simple, fondé sur le chiffre d’affaires des énergéticiens, afin de garantir la recette de cette contribution.

Le directeur général des finances publiques était mon directeur de cabinet, et je ne contredirai pas ses positions. Je veux bien entendre que tout le monde savait dès l’été 2023, mais personnellement, je n’ai reçu les notes de la direction générale des finances publiques que les 9 et 16 octobre. Je répète qu’il me semblerait judicieux que ces notes soient désormais transmises aux présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances du Parlement, ce qui évitera, à l’avenir, de chercher systématiquement des boucs émissaires, ce qui est tout à fait stérile.

Dans la première, le directeur général des finances publiques m’informe de la situation budgétaire de la TVA au 31 août : les recettes nettes, pour le mois comme en cumul sur l’année, affichent une plus-value – en l’espèce, 600 millions d’euros. Il s’agit de la première ressource fiscale de l’État : comment, alors, ne pas être fondé à penser qu’on est dans la bonne direction ?

Dans la deuxième, on m’informe que la recette nette finale de l’IS pour 2023 est très incertaine, en raison de difficultés pour anticiper le comportement des entreprises et donc le niveau du cinquième acompte, historiquement volatil mais déterminant – c’est d’ailleurs un sujet technique majeur.

Fin octobre 2023, le rendement de la TVA est bon, celui de l’IR également, et, malgré une incertitude sur l’IS, l’excédent fiscal s’élève à 200 millions d’euros. On ne me dit donc pas qu’il y a panique à bord ! Je ne suis pas devin : je n’ai aucune raison, moi, modeste ministre des finances, de douter des informations remontées par la DGFIP et le Trésor qui, je le répète, m’indiquent une plus-value de 200 millions d’euros de recettes.

M. Gérault Verny (UDR). Je bois du petit-lait en vous écoutant. Réduction de la fiscalité, économie de production, refus de toute nouvelle imposition : j’espère que le futur premier ministre vous nommera ministre de l’économie et que vous pourrez réparer l’économie française, qui vient de vivre sept années difficiles. La dette atteint 1 000 milliards, pour 500 milliards de croissance ; cela signifie que 2 euros de dette ont généré 1 euro de croissance. Ce n’est pas terrible !

Vous nous demandez de refuser toute augmentation de la fiscalité. Si vous aviez été député, auriez-vous rejeté un projet de budget tendant à alourdir la fiscalité de 40 milliards d’euros ?

M. Bruno Le Maire. Cela ne vous a pas échappé, je ne suis plus député, ni ministre. Je suis même sorti de la vie publique – même si j’ai grand plaisir à vous retrouver ici pour débattre sur l’avenir de la nation.

Je n’aurais jamais voté d’augmentation d’impôt. Mais ce n’est pas la même chose que de voter la censure du Gouvernement. Il y a une voie de passage entre les deux.

De nombreux parlementaires se sont opposés aux hausses d’impôts. Ils avaient raison et je salue leur courage politique.

M. Gérault Verny (UDR). Le Gouvernement avait engagé sa responsabilité sur le budget, ce qui compliquait la situation.

Tous les patrons de France sont en train d’établir leur budget prévisionnel pour 2025 de manière suffisamment raisonnable pour terminer l’exercice avec un solde positif, car les entreprises ne peuvent pas s’endetter comme le fait l’État.

Les recettes de l’IS n’ont pas chuté en 2024 ; c’est simplement qu’elles n’ont pas crû de 30 %, contrairement aux prévisions. J’ai posé la même question à toutes les personnes auditionnées, sans obtenir de réponse : comment une personne aussi brillante que vous ne s’est-elle pas interrogée en premier lieu sur la crédibilité d’une telle prévision de croissance des recettes fiscales, alors que le taux de croissance de l’activité attendu pour 2024 n’était que de 1 %, et que les entreprises n’étaient responsables que de la moitié de cette croissance, le reste étant malheureusement généré par la dette ?

M. Bruno Le Maire. Vous allez encore boire du petit-lait. Je ne cherche pas à être brillant et ne prétends pas l’être. En revanche, j’ai la prétention d’être honnête. Les prévisions de recettes de l’IS reposent sur une hypothèse d’élasticité entre la croissance et l’impôt sur les sociétés. En 2022, nous avions formulé l’hypothèse que l’élasticité des recettes fiscales à la croissance serait de l’ordre de 1 pour l’ensemble des impôts. L’élasticité a finalement été beaucoup plus forte, de 1,6, si bien que les recettes fiscales de 2022 ont été beaucoup plus importantes qu’espéré. En 2023, le phénomène inverse s’est produit, avec l’élasticité fiscale la plus faible depuis 1990 ou 1991.

Le problème n’est donc pas que nous ayons poussé le curseur trop loin, mais que le curseur que nous avons retenu – 1 euro de croissance conduit à 1 euro de recettes fiscales –, qui a été le bon, en moyenne, au cours des trente dernières années, ne l’a pas été en 2024. Je rappelle que nous avions déjà réduit notre prévision d’élasticité fiscale dans le PLF pour 2024.

C’est une question technique qui doit être posée, car elle est cruciale : le niveau d’élasticité fiscale qui a été valable pendant trente ans l’est-il encore ? Au regard des aberrations dans un sens ou dans l’autre depuis quatre ans, la réponse est visiblement non, et il faut réfléchir sur cet instrument.

Lors de la refondation, nécessaire, de la procédure budgétaire et d’évaluation des recettes en France, le ministre de l’économie et des finances devra rester responsable de l’évaluation de la croissance, dont beaucoup de paramètres sont très politiques, l’arbitrage final en la matière devra relever du premier ministre et du président de la République.

En revanche, les prévisions de recettes devront échapper à la responsabilité du ministre de l’économie et des finances et le calcul de l’élasticité devra être refondé de manière plus précise et cohérente.

M. Daniel Labaronne (EPR). Vous avez défendu vos choix politiques et souligné vos réussites en matière de croissance, de réduction du chômage ou d’attractivité de notre territoire.

Je m’interroge sur les modèles de prévision macroéconomique. Hier, Emmanuel Moulin a reconnu que la crise sanitaire, qui a créé des contraintes d’offres, avait remis en cause la pertinence des modèles de prévision utilisés jusque-là à Bercy, qui reposaient seulement sur des contraintes de demande, et qu’il avait fallu un certain temps pour élaborer des modèles alternatifs.

Je m’interroge également sur les modèles de prévision des recettes fiscales. Prennent-ils en compte les facteurs comportementaux ? Selon certaines analyses économiques, l’instabilité politique doit être prise en considération dans les comportements des acteurs économiques. Elle pousse les entreprises à accumuler plus de provisions que nécessaire et les ménages à épargner davantage. Je rappelle que l’année 2023 a été celle des 49.3 à répétition. Comment les événements politiques de 2024 – la dissolution de l’Assemblée, l’adoption d’une motion de censure – vont-ils affecter le comportement des différents acteurs en 2025 ? Ne faudrait-il pas élaborer des modèles de prévision de recettes plus robustes, qui prendraient en compte les effets du climat politique sur le comportement des acteurs ?

Vous n’avez sans doute pas eu le temps de donner des instructions à vos services pour moderniser les modèles de prévision macroéconomique et de recettes publiques en y intégrant de nouvelles variables, mais il faudrait revoir notre corpus théorique et économétrique.

M. Bruno Le Maire. Si notre politique économique a donné les résultats que j’ai indiqués en sept ans – le taux d’emploi le plus élevé depuis 1974 et un début de réindustrialisation, qui doit être confirmé –, c’est, je crois, grâce à deux facteurs, sa stabilité et sa clarté. Je suis favorable à une économie de production, au plein-emploi – avec un taux de chômage à 5 % – et à la refonte de l’État providence, qui ne peut plus avoir le tout-gratuit pour tout le monde comme horizon ultime. Voilà ce qui, à mon sens, est de nature à rassurer les investisseurs, les ménages et les entreprises.

Je crois à la stabilité fiscale, parce que faire joujou avec les impôts et les taxes crée de l’inquiétude et de l’incertitude, qui poussent les ménages à épargner et les entreprises à repousser l’investissement – forcément, elles ne savent pas à quelle sauce elles seront mangées. Nos compatriotes s’interrogent en permanence : quels taux, quelles contributions, quelles charges seront augmentés ?

En France, le taux d’épargne oscille entre 17 % et 18 % ; aux États-Unis, il est passé de 4,9 % à 4,8 % en août. Par ailleurs, le taux de croissance aux États-Unis est supérieur de 1,5 point au taux de croissance moyen de l’Europe. Bien sûr, le modèle américain est sur de nombreux points incompatible avec ce que nous voulons pour la société européenne, concernant les iniquités, les écarts de valeur et de richesse, notamment. Toutefois, il faut regarder les choses en face : un continent décolle, un autre stagne.

Si nous voulons décoller à notre tour, pour préserver nos principes de solidarité et notre modèle social, nous devons changer les fondamentaux. Nous avons commencé à le faire, notamment avec votre aide, Monsieur Labaronne, mais il faut aller encore plus vite.

M. le président Éric Coquerel. La question n’est pas celle du coût de notre modèle social. C’est que les États-Unis se soucient comme d’une guigne de leur déficit.

M. Bruno Le Maire. Si les États-Unis peuvent se ficher de leur déficit, c’est pour une raison très importante : le dollar est une monnaie de référence. L’une des grandes ambitions politiques de l’Europe devrait être de faire de l’euro une monnaie internationale de réserve. Le jour où ce sera le cas, nous pourrons sans doute lever la dette nécessaire aux investissements que suggère M. Draghi.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Dès le mois d’octobre 2023, la DGFIP vous a informé de difficultés concernant les prévisions de recettes. Dès le 7 décembre 2023, la direction générale du travail (DGT) ainsi que votre ministre des comptes publics vous ont informé de l’augmentation probable du déficit public, en portant les prévisions de 4,9 % à 5,2 %.

Face aux membres de la mission d’information relative à la dégradation des finances publiques au Sénat, vous avez affirmé qu’aucun ajustement n’était possible alors. Pourtant, une note datée du 13 décembre 2023 adressé par vous-même à Élisabeth Borne atteste du contraire.

Au Sénat, vous avez déclaré que « toutes les décisions possibles [avaient] été prises en temps et en heure. » Or tout à l’heure vous avez vous-même signalé que votre proposition de présenter un projet de loi de finances rectificative n’avait pas été suivie.

Vous qui nous taxez d’hypocrisie, pouvez-vous réaffirmer devant nous, en toute bonne foi, que « toutes les décisions possibles ont été prises en temps et en heure » ?

M. Bruno Le Maire. Oui, je le confirme. Je crois sincèrement que face à un effondrement imprévu de nos recettes fiscales, tout ce qui devait être fait a été fait en temps utile, et contre tout le monde ou presque.

La note que j’ai adressée à la première ministre après avoir reçu la note de mes services le 7 décembre prouve bien mon honnêteté : je ne cache pas les alertes sous le tapis. Le 12 décembre, j’ai réuni tous les directeurs d’administration concernés. Oui, l’erreur d’évaluation des recettes a été lourde et grave. Nous devons comprendre pourquoi les informations qui m’ont été données n’ont pas été les bonnes. En tout cas, puisque les directeurs d’administration qui me les ont transmises – auxquels je tiens à rendre hommage – étaient placés sous mon autorité, j’en prends la responsabilité.

Le 13 décembre, après avoir consulté les directeurs de l’administration centrale sur les mesures de correction possibles, j’adresse une note à la première ministre. Selon mes interlocuteurs, il n’était pas possible de modifier le projet de loi de finances ; la directrice du budget, Mélanie Joder, vous l’a confirmé. La situation étant incertaine, corriger le budget aurait constitué une faute économique et politique, en plus d’être inefficace. À ce stade de l’année, seules pouvaient être envisagées des mesures en gestion, que j’ai prises à hauteur de 6 milliards d’euros. Il fallait ensuite anticiper les mesures qui s’imposeraient début 2024 en cas de confirmation de la première alerte. J’ai communiqué à la première ministre mes propositions, qu’elle a validées. Ainsi, le 21 janvier 2024, j’ai ramené la TICFE, que j’avais mise à zéro pendant la crise énergétique pour soulager les ménages, à 21 % – une recette de 5 milliards d’euros. Au même moment, j’ai annoncé 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires.

Je le redis donc, sincèrement : face à cette crise imprévue en matière de recettes, nous avons fait, en temps utile, tout ce qui était possible et efficace.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Une précision : parler de justice fiscale n’implique pas d’augmenter les impôts pour tous. Le ruissellement des richesses promis à tous les Français n’a pas eu lieu ; il a bénéficié à un tout petit nombre. En revanche, le ruissellement de la dette s’est bien produit, tant pour l’État que pour la sécurité sociale.

Je suis d’accord avec vous, parler des collectivités locales n’a aucun sens – je le dis depuis 2012. Mais cela n’a aucun sens non plus de parler « des » entreprises – une TPE n’est pas un grand groupe –, ni « des » foyers fiscaux. L’extrait de rapport que j’ai lu n’est pas contradictoire avec celui que vous avez cité ; j’ai simplement choisi le passage qui évoque les 3 800 foyers fiscaux qui ont profité de la concentration des richesses.

Je maintiens donc que la stabilité fiscale ne vaut que si elle s’accompagne de justice.

M. Bruno Le Maire. Je connais votre honnêteté et je respecte vos convictions, même si je ne les partage pas toutes. Ma vision est cependant différente de la vôtre : dans un pays où la moitié des habitants ne paient pas l’impôt sur le revenu – même s’ils acquittent la TVA – et où 70 % de cet impôt sont payés par 10 % des contribuables, je comprends le ras-le-bol de l’immense majorité de nos compatriotes, qui perçoivent des revenus moyens.

Pour ce qui est de la toute petite part des grandes fortunes, j’ai toujours été favorable aux mesures internationales, susceptibles d’éviter l’évasion fiscale, et j’ai défendu ces solutions au G20, avec mon homologue brésilien. On me rétorque qu’il s’agit d’un rideau de fumée ; mais en 2017, quand j’avais proposé de taxer les géants du numérique, on m’avait pareillement répondu que c’était impossible. Pourtant je l’ai fait et la mesure apporte chaque année plus de 1 milliard d’euros au Trésor public. Même chose pour la taxation minimale à l’IS. La France doit mettre tout son poids politique, de concert avec d’autres pays du G20, pour imposer une taxation minimale des plus grandes fortunes au niveau mondial, comme le préconise Gabriel Zucman.

En revanche, arrêtons d’accabler d’impôts les classes moyennes, les gens qui travaillent : ils n’en peuvent plus, cumulant charges, cotisations et impôt sur le revenu sans toujours bénéficier des mêmes avantages que les autres en matière de services publics. Cette question doit faire l’objet de la plus grande prudence.

Je rejoins votre propos sur les collectivités locales et sur les entreprises. Une PME sous-traitante et un grand groupe donneur d’ordre ne vivent pas la même réalité.

Enfin, sans rouvrir le débat qui dure depuis des années, je ne crois pas au ruissellement spontané. La bonne voie consiste à refaire de la France une grande nation de production, qui crée de la valeur, tout en gardant notre système fiscal redistributif.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). J’ai déjà posé cette question capitale aux deux directeurs généraux du Trésor que nous avons auditionnés : à quel moment se cristallise chez vous la conviction qu’on va avoir de sérieux problèmes en 2024 ? Hier, Emmanuel Moulin nous expliquait que la note du 7 décembre 2023 concernait, dans son esprit, l’année 2023 ; il n’était donc pas, à ce stade, persuadé que l’année suivante nous réservait un problème majeur.

M. Bruno Le Maire. Ma conviction s’est faite au moment où les chiffres de croissance ont été révisés par les grandes institutions internationales, début février 2024. Jusque-là, on n’avait qu’un problème de recettes : c’est ennuyeux, mais ce n’est pas grave ; il arrive de se tromper et, même si l’erreur concerne un montant très élevé, elle peut se corriger avec des annulations de crédits, des mesures de rétablissement et de retour à la normale, et la sortie des dispositifs exceptionnels. En revanche, si la croissance n’est pas au rendez-vous parce que la situation géopolitique se dégrade, le problème devient plus sérieux. C’est ce qui m’a amené à prendre rapidement des mesures supplémentaires et à proposer, dès le début 2024, de présenter une loi de finances rectificative.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Vous avez dit qu’à partir des années 2000, la France et l’Allemagne avaient divergé à propos des finances publiques : l’Allemagne conduit des réformes de structure ; nous ne les ferons que vingt ans plus tard, avec Emmanuel Macron. Une autre lecture consiste à noter que le début des années 2000 est marqué par l’apparition de la monnaie unique. Vous avez été le doyen de l’Eurogroupe et y avez siégé durant sept ans et demi ; ne peut-on pas voir dans la dégradation continue des finances de la France une conséquence de la déresponsabilisation de notre classe politique sous l’effet de l’adoption de l’euro ?

M. Bruno Le Maire. L’euro agit hélas sur nos finances publiques comme un anesthésiant, mais non comme un remède. C’est pourquoi je ne partage pas les inquiétudes quant à l’imminence d’une crise financière ; un lent étranglement de l’économie française et un lent appauvrissement de notre pays me semblent plus probables si on ne résout pas le problème des finances publiques.

L’écart de niveaux de dette et de déficit entre la France et l’Allemagne tient à deux raisons principales.

D’abord, la part des retraites dans la richesse nationale, une singularité française qui doit être résorbée. Tous ceux qui ont refusé de voter la réforme des retraites n’ont aucune leçon à donner en matière de finances publiques, car les retraites représentent 14 % de la dépense publique, un chiffre aberrant en comparaison des autres pays européens et plus largement développés. C’est ce déséquilibre qui, en réduisant les salaires, appauvrit aujourd’hui ceux qui travaillent.

Ensuite, le taux d’emploi : l’Allemagne a assumé des réformes courageuses, conduites par Gerhard Schröder, qui ont ramené le taux de chômage à 5 % et le taux d’emploi à près de 80 %. Supprimer l’écart de 2,5 points de chômage qui nous sépare de l’Allemagne réglerait 80 % des problèmes de dette et de déficit dans notre pays. Il nous faut un modèle de production et de plein-emploi, non un modèle de consommation et de chômage.

S’agissant de la monnaie unique – je reviens à la question qui m’a été posée par le président de la commission des finances –, l’indépendance de l’Europe et de la France nous confronte à trois défis majeurs.

La monnaie européenne doit devenir une monnaie internationale de référence – seule façon de nous rendre indépendants des États-Unis. Si vous voulez que le rapport Draghi ne reste pas lettre morte, comme des milliers de rapports européens, l’euro doit devenir une devise de réserve mondiale. D’ailleurs, Donald Trump ne s’y est pas trompé, attaquant immédiatement la Chine sur sa volonté de faire du renminbi une monnaie internationale de référence. Faire de l’euro une telle monnaie devrait être notre première ambition des trente prochaines années : cela garantirait notre capacité à lever de la dette et à investir.

Le deuxième défi est la tech. Si nous ne rétablissons pas nos finances publiques, nous ne pourrons pas investir suffisamment dans les technologies, l’intelligence artificielle, la gestion des données et la souveraineté numérique.

Enfin, n’oublions pas la défense. Quand un pays voisin menace, tous les quatre matins, de nous frapper avec des missiles tactiques, il est bon de se protéger, car le parapluie américain ne durera que ce que Donald Trump aura décidé.

M. le président Éric Coquerel. Vous l’avez dit, la croissance française est restée en 2023 à 1 % ; l’Allemagne, elle, est entrée en récession et on s’y demande si, en voulant à tout prix limiter la dette, on n’est pas en train d’étrangler l’activité économique. N’est-ce pas notre système de protection sociale, qui offre un matelas à la consommation populaire et permet aux dépenses publiques de prendre le relais en cas de reflux de l’activité du secteur privé, qui explique qu’on ne décroche pas par rapport à l’Allemagne ?

M. Bruno Le Maire. J’ai une autre explication : l’Allemagne décroche à cause du prix de l’énergie et de ses choix calamiteux dans ce domaine, notamment de son renoncement au nucléaire qui n’a pas été suffisamment pallié par les énergies renouvelables de substitution. Ce pays paie au prix fort l’accélération de la désindustrialisation et le départ des grandes usines, notamment du secteur chimique, vers d’autres pays où l’électricité est décarbonée et moins chère, notamment les États-Unis.

Par ailleurs, les Allemands débattent de l’assouplissement du frein à la dette ; étant dans une situation inverse, nous devrions avoir un débat sur la création d’un tel frein. Vu comme il est difficile de faire des économies et de réduire la dépense publique, imposons-le à la classe politique par une mesure constitutionnelle ! Le frein à la dette pourrait être levé en cas de crise et de difficultés, et ne s’appliquerait pas aux dépenses d’investissement dans les secteurs stratégiques, notamment la tech et la défense ; mais il nous contraindrait à assainir les finances publiques. C’est en mélangeant le meilleur de ce qui se fait en France et en Allemagne qu’on peut tracer un chemin.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je persiste et je signe : pendant sept ans, vous avez fait adopter des budgets que vous aviez construits de A à Z – pendant cinq ans grâce aux pleins pouvoirs conférés par votre large majorité au Parlement, puis, deux années de suite, grâce au recours de Mme Borne au 49.3 – la rumeur voulait d’ailleurs que vous n’étiez pas content des mesures qu’elle y avait ajoutées. Comment pourriez-vous ne pas être responsable de la situation ?

Dans votre intervention liminaire, vous avez fustigé la création de postes de fonctionnaires au motif que cela générait beaucoup de dépenses. Or, fin 2022 – je ne dispose pas de chiffres plus récents –, on comptait 178 000 fonctionnaires de plus que lors de l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, dont 90 000 dans la seule fonction publique d’État. Vous me rétorquerez sûrement qu’il était nécessaire de renforcer les effectifs des fonctions régaliennes – police, armée –, mais ce renforcement n’a pas été compensé par une diminution des fonctionnaires dans les domaines non régaliens, à l’exception de l’effort consenti par la DGFIP.

Par ailleurs, vous avez expliqué que le rétablissement des comptes avait notamment été compromis par la crise de covid-19. Or, dans son rapport annuel de 2018, la Cour des comptes pointait déjà l’existence de « déficits effectif et structurel plus élevés que dans la quasi-totalité des autres pays européens », ajoutant que le Gouvernement ne prévoyait qu’une amélioration très faible du solde public, pour une large part conjoncturelle. En 2019, elle déplorait à nouveau « une nette dégradation du solde et de la dette publics qui met en évidence la fragilité du redressement de nos finances publiques. […] les événements récents ayant démontré l’insuffisance et la grande fragilité du redressement opéré jusqu’à présent ». Selon la Cour des comptes, qui ne partage donc pas votre analyse, vous n’avez engagé aucun effort structurel pour diminuer la dépense publique. Aurait-elle tort ?

Vous cherchez à réduire la crise des finances publiques à un simple problème de prévisions, dont acte, mais permettez au Rassemblement national de considérer que ces erreurs maquillent en réalité une incapacité à maîtriser l’évolution des dépenses en volume.

M. Bruno Le Maire. Je suis très heureux, monsieur Tanguy, de vous voir enfin convaincu de la nécessité de réduire structurellement la dépense publique – une solution dont je suis moi-même l’un des fervents partisans –, car ce n’est absolument pas ce que vous proposez dans votre programme : il n’y a pas d’augmentation des dépenses publiques plus structurée, plus coûteuse et plus durable que la baisse de la TVA et la suppression de l’IR pour les moins de 30 ans !

Arrive-t-il au ministre des finances de ne pas être content ? Oui, bien sûr, notamment lorsqu’il perd les arbitrages. Par exemple, chacun sait que le fonds Vert n’a jamais été ma tasse de thé : si les collectivités territoriales veulent investir dans la transition écologique, très bien, mais il ne me semble pas qu’il revienne à l’État de financer leurs pistes cyclables. Il m’est aussi arrivé de tordre le nez devant la revalorisation du point d’indice des fonctionnaires, car par nature, plus on fait d’économies, mieux le ministre des finances se porte. Mais je faisais partie d’un gouvernement et, par définition, j’en assume donc toutes les décisions.

S’agissant des cinq années de « pleins pouvoirs », comme vous dites – la réalité est plus relative –, entre 2017 et 2019, nous avons rétabli les comptes publics et ramené le déficit sous la barre de 3 % du PIB. Puis, en 2020 et 2021, nous avons décidé de protéger nos concitoyens face au covid-19, la crise la plus grave qu’on ait connue depuis 1929.

M. Gérault Verny (UDR). La baisse de la dépense publique au cours des sept dernières années n’est pas très manifeste, puisqu’elle était plus élevée en 2023 qu’en 2017.

M. Bruno Le Maire. Pas en pourcentage du PIB. Toutefois, si vous voulez dire qu’on peut toujours faire mieux pour réduire structurellement la dépense publique et inventer un nouveau modèle d’organisation et de gouvernance, je suis tout à fait d’accord.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous remercie pour vos réponses, même si je déplore la stratégie politique, voire politicienne, que vous avez adoptée dans votre intervention liminaire, en faisant porter la responsabilité de l’effondrement économique, budgétaire et financier de la France sur d’autres que ceux qui ont été aux responsabilités depuis 2017. Je retiens une phrase : « personne n’est responsable de rien ». Je ne crois pas que les Français partagent ce sentiment.

Une correction doit être apportée au bilan que vous avez dressé, au-delà de la question de la dépense publique, qui le leste considérablement : la réindustrialisation dont vous vous êtes prévalu reste malheureusement toute relative. Vous avez rappelé l’effondrement de l’emploi industriel et de la part de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale. Or les emplois industriels ne représentent que 12 % du total de l’emploi salarié en 2024, contre 13 % en 2017.

La dette covid, quant à elle, est estimée entre 300 et 325 milliards d’euros, selon les sources – 165 milliards de dépenses au titre des mesures d’urgence et à peu près autant de pertes de recettes –, soit moins d’un tiers des près de 1 000 milliards de dette accumulés entre 2017 et 2024.

Au vu de ces chiffres, ne regrettez-vous pas le défaut d’humilité dont vous avez fait preuve en prétendant, en juin dernier, avoir « sauvé l’économie française » ?

M. Bruno Le Maire. C’est trop facile de me faire ce procès. Vous me reprochez d’avoir adopté une stratégie politique, mais la politique, c’est noble. Je ne me présente pas devant vous en technicien, pour apporter les mêmes réponses que les directeurs de Bercy. Je suis très heureux que nous menions ce débat et je ne crois d’ailleurs pas avoir été épargné par les critiques politiques depuis plusieurs mois.

Il ne faut pas réveiller le chat qui dort. Je ne veux emmerder personne, mais ne venez pas me chercher avec des reproches qui sont à la fois injustes et faux. Je revendique la stratégie politique que vous regrettez, car elle permet au moins de connaître clairement les volontés des uns et des autres pour l’avenir de la nation. Mais si vous pensez qu’on peut me griffer matin, midi et soir et me faire porter l’intégralité de la responsabilité du déficit et de la dette alors que je n’ai jamais trouvé ici aucun soutien pour réduire la dépense, faire des économies ou abandonner les boucliers tarifaires sur le gaz et l’électricité, vous vous trompez d’homme ! Adressez-vous ailleurs !

Les Français ne sont pas effarés par mes propos, ils sont effarés par l’évolution du débat politique et par ce qui se passe dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Croyez-moi, je les écoute et je sais ce qu’ils en pensent. Je suis heureux qu’au moins, pendant ces quatre heures d’audition, nous ayons pu débattre sur le fond et confronter nos arguments sur l’évolution de notre modèle économique et sur les grands choix à faire pour la France. Je remercie d’ailleurs le président Coquerel d’avoir fixé l’ambition de la commission à ce niveau-là.

Car oui, il y a bien un lien direct entre la situation des finances publiques françaises et le modèle économique que nous avons conforté pendant cinquante ans. Si je me suis battu sept ans durant pour changer ce modèle, augmenter le niveau de production et ouvrir des usines, c’est parce que je suis convaincu que cela permettra de garantir la prospérité aux Français et de rétablir nos comptes.

Nous ne sommes qu’au début de la réindustrialisation, monsieur Ciotti, alors que depuis quarante ans, on désindustrialise à tour de bras ! Je l’ai vu dans ma circonscription, dans l’Eure, en Normandie, où les usines et les sous-traitants automobiles ont fermé ; cela fait d’ailleurs les choux gras du Rassemblement national.

Certaines élites ont prétendu que l’on pouvait avoir de l’industrie sans usines ; elles se sont trompées ! On a augmenté les impôts de production sur les entreprises industrielles, tout en prétendant vouloir réindustrialiser ; c’était une faute. On a embauché des ingénieurs, mais sans plafonner leurs cotisations sociales, comme c’est le cas en Allemagne ; c’était une faute. On a dit vouloir réindustrialiser, mais on a fermé des réacteurs nucléaires ; c’était une faute. Toutes ces fautes et ces erreurs, nous avons cherché depuis sept ans à les corriger, humblement mais fermement.

Je suis d’accord avec vous sur un point : ce n’est qu’un frémissement. Je regrette qu’on ne persiste pas dans cette voie, qui est la seule favorable à la France : refaire de notre pays une grande nation de production.

M. le président Éric Coquerel. Ce que pensent les Français, ce sont les urnes qui le reflètent en dernière instance.

J’ai entamé cette audition en ayant à l’esprit l’analyse suivante : je vous pense honnête, mais la manière dont vous embellissez tous les aspects de votre bilan économique depuis 2017 a inévitablement des conséquences sur l’imprévisibilité des résultats, lorsque ceux-ci sont mauvais. Tout ce qui a été dit ce matin n’a fait que confirmer cette analyse.

Il y a un décalage entre les chiffres précis des niveaux d’industrialisation, de croissance, d’investissements et d’emploi, et le tableau que vous brossez. Vous pensez honnêtement que ce décalage pourrait ne pas avoir de conséquences, comme si le déficit annoncé allait finalement passer de 5,7 % à 4,4 % du PIB et alors même que le bilan n’est pas aussi bon que celui que vous dessinez.

Je fais le même constat s’agissant des conséquences en matière de recettes fiscales. À plusieurs reprises, vous avez souligné le caractère massif des effets du PFU pour nos concitoyens. Je vous ai communiqué les chiffres : tout le bénéfice du PFU est concentré sur les 10 % des Français les plus riches ; à 90 %, il est concentré sur 1 % d’entre eux, soit 300 000 personnes. Croire que cette mesure aura un impact massif sur la fiscalité des Français ne peut que mener à une surestimation tout aussi massive des recettes attendues, alors qu’elles sont en diminution. De la même façon, vous avez répété que le pouvoir global d’achat des Français s’est amélioré, alors que toutes les données montrent que ça n’a pas été le cas pour 70 % d’entre eux. Vous dites n’avoir jamais cru à la politique du ruissellement, mais il y a dans votre logique l’idée sous-jacente que les avantages fiscaux octroyés aux plus riches peuvent rejaillir sur l’activité économique.

Vous dites que l’épargne est plus importante en France que chez nos voisins, mais tout le monde n’est pas en mesure d’épargner : plus les revenus s’élèvent, plus l’épargne augmente. Si l’épargne est si forte, c’est bien parce que vous avez octroyé des avantages fiscaux à des gens qui ne les ont pas répercutés dans l’économie, par leur consommation et leur contribution à la production ; ils ont préféré thésauriser. Votre pari n’a pas fonctionné. Ces éléments participent également à expliquer l’imprévisibilité des écarts.

Enfin, je ne vous reproche pas d’avoir baissé les impôts, je vous reproche de l’avoir mal fait. Lors de l’examen du projet de loi de finances, contrairement à ce que vous dites, les amendements que nous avons défendus ne visaient pas à augmenter globalement les impôts, mais à revenir sur vos mesures fiscales, économiquement inefficaces et socialement injustes. Nos débats de ce jour ne m’ont pas fait changer d’avis au sujet de votre aveuglement quant aux résultats de votre politique économique, aveuglement qui a nécessairement un impact sur les prévisions.

M. Bruno Le Maire. Je n’établis pas le même lien que vous.

Si le ministre ne défend pas le bilan de la politique économique qu’il a conduite pendant sept ans, qui le fera ? Défendre ses actions fait partie des attributs de la fonction.

Merci de reconnaître mon honnêteté ; je m’efforce avant tout d’être lucide. Je ne prétends pas qu’en sept ans, la France est redevenue une grande puissance industrielle à l’instar de l’Allemagne, de la Chine ou des États-Unis, mais nous revenons de tellement loin ! Nous avons tellement fait n’importe quoi en la matière ces dernières décennies – c’est d’ailleurs l’un des éléments d’explication de l’appauvrissement relatif des travailleurs –, que malgré tout, ouvrir des usines dans un pays qui en fermait, ce n’est pas si mal.

Je vous invite à interroger le maire de Dunkerque, et plus largement, tous les habitants du Nord : vaut-il mieux habiter une ville dans laquelle aucune usine n’a ouvert ses portes depuis trente ans et dont les sites industriels n’ont cessé de fermer, ou une ville dans laquelle sont créées des usines de batteries électriques ? Ils préfèrent certainement une ville où sont ouvertes de telles usines, ou une ville comme Douai, où sera produite la nouvelle R5 électrique ! Je ne dis pas que c’est parfait, je dis que c’est mieux.

Quant à la croissance, ce n’est pas Byzance, mais la France a évité la récession. Le ministre de l’économie était peut-être nul, mais il a évité cet écueil, contrairement à l’Allemagne.

Depuis sept ans, nous avons connu la croissance la plus élevée, comparativement à la Grande-Bretagne, à l’Italie et à l’Allemagne. Mais la croissance moyenne en Europe, à cause des normes, de l’absence de marchés de capitaux et de l’absence d’investissements dans l’innovation, nous a fait perdre de la productivité par rapport aux États-Unis et de la croissance par rapport aux autres grandes puissances. Au cours des quinze dernières années, la productivité a crû de près de 30 % aux États-Unis et de 7 % en Europe.

Pendant les années 1970, 1980 et 1990, notre avantage relatif résidait dans une productivité plus forte que celle des États-Unis ; elle est désormais moindre. La France n’est pas un canard boiteux, ce sont les choix européens en matière de politique économique qui ne sont pas à la hauteur de la situation.

Vous établissez un lien entre les résultats insuffisants de la politique économique et un déficit trop important. Mettons de côté les crises liées au covid et à l’inflation, bien qu’elles soient fondamentales : mes regrets ne concernent pas nos grands choix de politique économique, parce que je pense que nous allions dans la bonne direction ; je regrette davantage ne pas être allé plus loin en matière de réorganisation et de réduction de la dépense publique. Il reste des économies à faire ; cela demande juste du courage.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie. Puisque vous avez eu le mot de la fin, cette audition n’était donc pas un procès politique !

9.   Mardi 17 décembre 2024 à 16 heures – compte rendu n° 67

La Commission auditionne Mme Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958) ([9])

M. le président Éric Coquerel. Je vous rappelle que nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 et que notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Madame Cécile Raquin, vous êtes directrice générale des collectivités locales. Je vais vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Cécile Raquin prête serment.)

Mme Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales. Afin de vous apporter des réponses circonstanciées, je vous propose, en propos liminaire, de rappeler le rôle de la direction générale des collectivités locales (DGCL) et les relations qu'entretiennent mes services avec les autres services de l'État et les collectivités territoriales.

La DGCL a la charge du suivi et du versement des concours de l'État, qui représentent environ 55 milliards d’euros, en particulier des dotations de fonctionnement et d'investissement. La principale dotation est la dotation globale de fonctionnement (DGF), qui représente 27 milliards. Je citerai également des mécanismes de soutien à l’investissement : suivi du fonds de compensation pour la TVA (FCTVA) et répartition aux préfectures de dotations comme la dotation de soutien à l’investissement local (DSIL), la dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) ou la dotation de soutien à l’investissement des départements (DSID).

La DGCL est également responsable de programmes budgétaires : le programme 147, Politique de la ville ; le programme 112, Impulsion et coordination de la politique d'aménagement du territoire ; le programme 119, Concours financiers aux collectivités territoriales et à leurs groupements ; et le programme 122, Concours spécifiques et administration. Nous assurons à ce titre la budgétisation, la répartition et la délégation des dotations ainsi que le suivi de leur niveau d'exécution.

La direction générale est aussi chargée des questions relatives à la fiscalité locale. Mes services entretiennent des relations étroites et régulières avec les services de la direction de la législation fiscale (DLF) et avec la direction générale des finances publiques (DGFIP) pour tout ce qui concerne le recouvrement. En ce qui concerne la fiscalité locale, nous intervenons pour tous les impôts relevant du code général des collectivités territoriales alors que la DLF est compétente pour ceux relevant du code général des impôts. Dans la pratique, nous travaillons en étroit partenariat, en échangeant toutes nos analyses. Lorsque nous chiffrons des mesures fiscales, nous le faisons toujours avec la contre-expertise des services de Bercy.

Au-delà de ces missions, la DGCL intervient dans la préparation des projets de loi de finances pour les mesures fiscales et financières qui intéressent les collectivités locales, dans le cadre général du pilotage par la direction du budget et la direction de la législation fiscale. Une autre mission importante de la DGCL est l’appui aux préfectures dans leur mission de conseil aux collectivités et de contrôle budgétaire.

S'agissant des questions relatives à l'exécution des dépenses locales et à leur circuit financier, nous travaillons en étroite collaboration avec la DGFIP qui anime le réseau de proximité des directions départementales des finances publiques (DDFIP). Mes services sont donc quotidiennement amenés à connaître de situations particulières des collectivités, qui touchent à une très grande variété de thématiques financières – comptabilité, emprunts, impôts locaux, montages financiers d'opérations ou difficultés de fonctionnement de certaines collectivités. Sur tous ces sujets, nous sommes en position d'appui et de conseil aux services de l'État dans leur relation avec les collectivités territoriales.

Je rappelle – c’est important – que la DGCL n'exerce aucun contrôle direct et n'a pas vocation à exercer une surveillance permanente et individuelle de chacun des budgets locaux. En revanche, nous pouvons être amenés à connaître de situations individuelles quand nous sommes saisis par des préfectures ou directement par des collectivités. À la différence de la DGFIP et de son réseau de comptables publics dont c'est le cœur de métier, la DGCL n'a donc pas accès à l'état en flux des comptes locaux.

Notre travail d'analyse repose d'abord sur l'accès aux comptes des derniers exercices clos, ce qui signifie que, au moment où je vous parle, tous nos travaux d'analyse ont été effectués sur les comptes de gestion 2023. Nous nous appuyons également, au cours de l'année, sur le document de synthèse nationale produit mensuellement par la DGFIP, la situation périodique des opérations comptables des collectivités territoriales (Spocc). C'est sur cette base que nous produisons des analyses nationales ou des analyses sur des situations individuelles, qui fournissent aux ministres chargés des collectivités locales un panorama de l'orientation générale des finances des collectivités et permettent d’expertiser des situations particulières.

Nous produisons tout au long de l'année des études publiées sous forme de bulletins d'information statistique et réalisées par le département des études et statistiques locales de la DGCL, qui a le statut de service statistique ministériel. Dans un souci de transparence, nous publions au fur et à mesure en accès libre, sur un site commun avec la DGFIP, ces études et toutes leurs données sous-jacentes.

Nos analyses rétrospectives permettent d'identifier des tendances, sous réserve des nécessaires précautions méthodologiques. Nous réalisons également des analyses prospectives fondées sur les budgets primitifs des collectivités et sur les décisions modificatives qui peuvent intervenir en cours d'année. Là encore, des précautions méthodologiques sont de mise, car ces budgets primitifs reflètent des choix de gestion et de politiques, et sont parfois décorrélés de l'exécution réelle, que ce soit en termes de recettes ou de dépenses. Ces écarts assez importants expliquent pourquoi nous nous fondons sur les comptes pour les analyses factuelles. Nos analyses de tendances sont enrichies de l’analyse des budgets primitifs.

Nous fournissons également des informations au Parlement, qui nous sollicite tout au long de l’année pour des documents ou des auditions, ainsi qu’à la Cour des comptes et aux chambres régionales des comptes dans leur mission de contrôle. Nous jouons un rôle dans le dialogue avec les collectivités à travers différentes instances comme le Comité des finances locales (CFL) ou le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) dont nous assurons le secrétariat. Nous participons avec les représentants des collectivités aux travaux de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales (OFGL). J’ajoute que l'organisation du Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL) relève des services du ministère de l'économie et des finances et que la DGCL en est membre.

En somme, la DGCL a accès aux mêmes données que celles des services des ministères en charge du budget et des comptes publics qui élaborent les lois de programmation des finances publiques et les lois de finances. Ces données financières locales ne sont qu'une variable de l'équation financière de la nation qui sous-tend les lois de finances. La prévision macroéconomique sur laquelle reposent les lois de programmation des finances publiques et les lois de finances de l'année requiert des outils et une expertise qui ne relève pas du champ de compétences de la DGCL et au résultat desquels elle n'a d'ailleurs pas accès. Je souhaite le dire d’emblée : les services de la DGCL n'ont donc été ni associés ni sollicités lors de la détermination de la trajectoire financière des administrations publiques locales et des collectivités territoriales puisque ce travail repose sur les analyses de la direction générale du Trésor.

M. le président Éric Coquerel. Lors de leur audition en septembre dernier, qui était leur dernière en tant que ministres – démissionnaires à l’époque –, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave nous ont présenté une nouvelle dégradation de la prévision du déficit pour 2024, passant de 5,1 % à 5,6 %. Dès l'été, ces ministres avaient pointé du doigt les collectivités locales. Leurs dépenses avaient, selon eux, dérapé ou s'apprêtaient à déraper de 16 milliards et Thomas Cazenave a maintenu cette analyse lors de son audition au Sénat fin novembre. Selon lui, les collectivités n'auraient pas tenu compte de la loi de programmation des finances publiques, qui prévoyait une réduction de leurs dépenses de fonctionnement et un ralentissement de leurs dépenses d'investissement. Pourriez-vous nous expliquer comment les services de Bercy sont parvenus à ce montant ? L'avez-vous confirmé ?

Mme Cécile Raquin. La loi de programmation des finances publiques 2023-2027 a institué deux objectifs. Le premier concerne les administrations publiques locales (Apul) et prévoit une trajectoire de dépenses correspondant à une cible de solde public sur laquelle la France est considérée comme engagée par la Commission européenne. Il faut d’emblée distinguer deux sous-ensembles dans le périmètre des administrations locales, les organismes divers d'administration locale (Odal) et les collectivités locales stricto sensu.

Les organismes divers d’administration locale comprennent notamment les caisses des écoles, les centres communaux d’action sociale (CCAS), les établissements publics d'enseignement, les agences de l'eau, les chambres consulaires, Île-de-France Mobilités (IDFM), les services départementaux d’incendie et de secours (Sdis), la Société du Grand Paris et la Société du canal Seine-Nord Europe. Ces structures représentent un total de 30 milliards en 2022 et leurs dépenses connaissent une forte dynamique du fait de la présence d’IDFM et de la Société du Grand Paris dans ce périmètre.

Les administrations publiques locales comprennent quant à elles les collectivités locales au sens strict, c’est-à-dire les collectivités territoriales, les groupements à fiscalité propre et les syndicats hors service public dont les recettes d'exploitation excèdent 50 % de leurs recettes totales. Ces structures représentent 265 milliards d’euros en 2022.

Le deuxième objectif pour les collectivités et groupements à fiscalité propre est une évolution des dépenses de fonctionnement sur le quinquennat de moins 0,5 % par an en volume, donc hors inflation. L’article 17 de la LPFP prévoit que, pour 2023, les dépenses devaient évoluer au niveau de l'inflation puis en deçà de 0,5 point de ce niveau par an.

Nous avons pu retracer les données qui ont été indiquées par Bercy à deux reprises dans l'année : d’abord en mars, nous avons fourni de premières analyses au moment où Bercy avait évoqué un dérapage de 6 milliards par rapport à cet objectif, puis en septembre, à la suite des déclarations des ministres pendant l'été, qui constataient un déficit des collectivités territoriales de près de 15,5 milliards, après 5,5 milliards en 2023, soit un écart de la prévision de solde des collectivités locales par rapport à la loi de programmation des finances publiques d'environ 7 milliards.

Quand nous avons analysé les données à partir de la Spocc du 31 juillet 2024, à mi-année, et extrapolé ces données sur les budgets annexes des collectivités territoriales en conservant la même tendance, nous avons en effet retrouvé ce déficit de près de 15,5 milliards. Néanmoins, nous avons aussi appelé l'attention, dans nos travaux de septembre, sur d’importantes précautions méthodologiques. D’une part, l’exécution à mi-année ne correspond pas nécessairement à l'exécution finale. De fortes variations peuvent se produire dans la seconde partie de l'année par rapport à la Spocc de l'été. Au reste, on peut aussi trouver de fortes variations entre la Spocc du 31 décembre et l'exécution définitive. C'est ce que nous avons retracé pour les années précédentes. C'est une tendance révélatrice du très fort dynamisme des dépenses de fonctionnement et des dépenses d'investissement, mais nous avons souligné qu'il ne s'agissait que d’une tendance, dont nous avons rappelé qu’elle pouvait s'expliquer en partie par des décisions de l'État – ou en tout cas par des décisions qui s'imposent aux collectivités territoriales – telles que la hausse du point d'indice ou les mesures salariales prises en cours d'année. Nous rappelions enfin que l'État avait soutenu fortement l'investissement public local par des mesures de relance, puis par le fonds Vert et par le maintien à un très haut niveau – 2 milliards – des dotations d'investissement classiques comme la DETR ou la DSIL. Cette forte hausse des dépenses pouvait donc s’expliquer par ce soutien massif, ainsi que par le cycle électoral atypique durant cette période.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez donc confirmé ces éléments tout en appelant à la prudence quant aux tendances. Le courrier du 24 septembre que vous avez adressé aux ministres va toutefois plus loin : vous y indiquez qu’il ne s’agit que d’une prévision de Bercy, dont la méthodologie est contestable puisque cette prévision repose sur une extrapolation des données d’exécution à mi-année. Je vous cite : « Les évolutions constatées au 31 juillet constituent des tendances qui comportent un niveau d'imprécision important, tout particulièrement s'agissant des dépenses d'investissement et du niveau de recettes projetées, comme en attestent les notes méthodologiques de la direction générale des finances publiques, qui accompagnent systématiquement ces données mensuelles ». Vous précisez également qu’au regard de la fragilité de la prévision des recettes et des dépenses d'investissement, « il est difficile de tenir les collectivités responsables d'une dégradation générale du solde public au regard de la trajectoire de la LPFP qui n'intègre de surcroît pas de contraintes sur les dépenses d'investissement ». Ne peut-on pas dire, compte tenu de ce que vous écriviez à ce moment-là, que vous trouviez exagérée la tendance affichée ?

Mme Cécile Raquin. On ne peut pas dire qu'elle était exagérée, parce qu'il s'agissait effectivement d'une tendance qu'on retrouve aujourd'hui. Les chiffres de la Spocc du 31 octobre montrent ce même dynamisme des dépenses de fonctionnement et des dépenses d'investissement. Même s’il s’est légèrement atténué, la tendance s'est quand même vérifiée, notamment en raison de l’effet que le cycle électoral atypique a eu sur l'investissement. Il n’y a donc pas de surprise sur la trajectoire qu’on constate aujourd’hui.

En revanche, nous disions effectivement que les précautions méthodologiques étaient de mise par rapport à une exécution en fin d'année, car on constatait sur les cycles précédents des écarts qui pouvaient être importants par rapport à l'exécution à la fois des dépenses d'investissement, des dépenses de fonctionnement et surtout du niveau des recettes. Il est donc difficile de prévoir tel ou tel niveau de solde en fin d’année. Nous rappelions d'ailleurs que toutes les Spocc mentionnent cette réserve méthodologique dès leur première page, en précisant que les données dépendent également du rythme d'encaissement et de transcription des mandatements dans les comptes locaux.

M. le président Éric Coquerel. Quand je vous relis, je n'ai pas l'impression que c'était juste une analyse générale d’ordre méthodologique, puisque vous parlez d'imprécision, de fragilité de prévision des recettes et des dépenses d'investissement. Vous disiez alors précisément que les collectivités ne sont pas responsables de la dégradation générale du solde public et il me semble, à vous entendre aujourd’hui, que vous atténuez ces propos.

La dynamique des dépenses des collectivités était donc plus importante que celle prévue par la LPFP. Quelle en est l’origine ? S'agit-il uniquement du résultat de choix discrétionnaires des collectivités ?

Mme Cécile Raquin. Il est très difficile de faire la part entre ce qui relève de choix purement discrétionnaires des collectivités et ce qui relève de choix qui seraient imposés, parce qu'il y a différentes natures de dépenses dans cette évolution.

Dans le périmètre des dépenses de fonctionnement, il est aisé d’identifier certaines dépenses s’imposant aux budgets locaux, comme les mesures salariales. Elles ont une influence immédiate et non discrétionnaire. Nous avons essayé de les chiffrer – un exercice difficile – et nous avons identifié plusieurs éléments ayant eu un impact : hausse de la valeur du point d'indice, mesures pour les bas salaires, prime de pouvoir d'achat – certes facultative pour les collectivités, mais qu’il leur était difficile de ne pas verser –, revalorisation de la garantie individuelle du pouvoir d’achat (Gipa) et de certaines indemnités locales. Ces dépenses peuvent donc assez facilement être classées dans la rubrique des dépenses non discrétionnaires s'imposant de fait. D’autres dépenses, comme les revalorisations automatiques des prestations sociales prévues par la loi, s'imposent aux budgets locaux.

De nombreuses dépenses locales sont difficiles à classer, y compris celles ayant un caractère obligatoire et qui sont parfois prévues par la loi. En effet, le degré de services que la collectivité souhaite apporter aux citoyens et le niveau des dépenses qu'elle souhaite consacrer à telle ou telle compétence obligatoire varient beaucoup parmi les collectivités en raison des principes de liberté de la gestion locale et de libre administration. Pour de nombreuses compétences, par exemple scolaires ou sociales, on ne peut donc pas définir ce qui relève d’une décision discrétionnaire ou pas.

M. le président Éric Coquerel. J’entends donc que, pour le cas précis de 2024, la réponse est négative puisque ce n’est pas uniquement le résultat de choix discrétionnaires. Vous avez vous-même évoqué des cas où ces choix n’étaient assurément pas discrétionnaires.

Je voudrais maintenant vous interroger sur les recettes des collectivités. Des auditions précédentes ont montré que les recettes de TVA ou de droits de mutation à titre onéreux (DMTO) se sont révélées inférieures aux prévisions. Alors que leurs dépenses sont de plus en plus contraintes, les collectivités risquent donc de manquer de moyens pour financer leurs charges. Cette situation n'a-t-elle pas été aggravée par les suppressions d'impôts locaux et l'affectation croissante de fractions d'impôts nationaux en compensation, en particulier la TVA, qui sont venues augmenter l'exposition des collectivités aux aléas macroéconomiques ? Qu’en pensez-vous ?

Mme Cécile Raquin. Des impôts locaux ont effectivement été supprimés : taxe d’habitation, dont la suppression a été la plus marquante pour les élus, et cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). L’attribution d’une fraction de TVA aux collectivités territoriales a commencé dès 2016 avec le remplacement de la DGF des régions. Ce mouvement a été poursuivi puisque la TVA est devenue une recette de compensation à la fois d'une partie de la suppression de la taxe d'habitation mais aussi d'une partie de la suppression de la CVAE.

La TVA a le mérite d'évoluer globalement comme le PIB. C’est une recette stable et dynamique dans le temps, même sur une longue période. Son dynamisme est comparable à celui de la CVAE, mais sa stabilité est plus grande. Toutefois, lorsque la croissance est relativement faible, la TVA est peu dynamique. Après les années 2021 et 2022, qui ont connu un fort dynamisme, elle a connu un ralentissement en 2023 qui semble se poursuivre en 2024. Pour cette recette, les collectivités rencontrent une difficulté, non pas de prévisibilité, mais de marge de manœuvre – qui était attendue mais ne s’est pas concrétisée au cours des deux dernières années.

Naturellement, le pouvoir de fixer les taux d’imposition des collectivités ayant été diminué par la suppression de la taxe d'habitation, leur capacité à résister à des chocs conjoncturels grâce à une adaptation par la fiscalité est moindre.

M. le président Éric Coquerel. À force de supprimer les impôts locaux, les gouvernements qui se sont succédé depuis 2017 n'ont-ils pas contribué à produire ce besoin de financement des collectivités que les ministres ont mis en avant, notamment pour expliquer le déficit ?

Mme Cécile Raquin. Je ne crois pas, parce que les impôts locaux qui ont été supprimés ont tous été compensés à 100 %. La suppression de la taxe d'habitation a été compensée pour la première fois par un mécanisme de compensation innovant. Il s’agit d’un mécanisme dynamique car le coefficient correcteur permet de tenir compte de l’évolution des bases alors que traditionnellement, les impôts supprimés étaient plutôt compensés par des dotations figées dans le temps.

Cette compensation par la TVA a été un excellent mouvement pour les régions car elle leur a permis d’échanger une recette stable, voire en baisse pendant une période – la DGF – contre une recette dynamique. Les recettes des collectivités ont donc continué à croître, même si, au cours de la dernière année, le dynamisme des recettes a été inférieur à celui des dépenses en raison notamment de la baisse des DMTO à hauteur de 22 % en 2023. On peut penser que cette tendance va se poursuivre, la dernière Spocc laisse d’ailleurs entrevoir une baisse de 17 % en 2024. Cette baisse pèse sur le niveau global des recettes. On observe que ce sont les départements qui subissent le plus l’effet de ciseau entre recettes et dépenses et que ce sont eux dont l’épargne brute diminue le plus.

M. le président Éric Coquerel. Vous confirmez donc que lorsque la TVA est dynamique, tout va bien et que lorsqu’elle diminue, comme on l'a constaté en 2023 et 2024, les choses se compliquent.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons assisté dans le débat public sur les déficits à des tentatives de faire porter la responsabilité aux collectivités locales. Trouvez-vous cela injuste ? Y voyez-vous une tentative de diversion ? Les collectivités sont-elles responsables en première ligne ?

Mme Cécile Raquin. Les élus locaux sont sincères lorsqu’ils manifestent leur incompréhension face à la responsabilité qu’on leur impute dans ce débat. La raison est simple : les collectivités sont gérées en vertu d’une double règle d’or : l’une leur imposant un équilibre de la section de fonctionnement et un équilibre de la section d’investissements et l’autre leur interdisant de financer des emprunts arrivés à maturité par des emprunts nouveaux. Face à ces contraintes, les élus gèrent des budgets à l’équilibre et ne raisonnent donc pas en termes de déficit de leurs collectivités.

Toutefois, en comptabilité nationale, il y a bien un déficit des collectivités, qui se définit tout simplement par la différence entre les dépenses totales et les recettes totales, incluant l'investissement. Il existe donc bien un besoin de financement des collectivités. Or, historiquement, elles ont toujours dégagé un excédent de financement. Leur besoin nouveau de financement, qui se traduit par un déficit au sens de la comptabilité nationale, vient accroître le déficit de la nation au sens de Maastricht. La loi de programmation des finances publiques prévoit donc, pour les Apul, un objectif de solde pour s'assurer qu’elles ont toujours une contribution positive au déficit global.

Même si les collectivités gèrent leur budget de fonctionnement en équilibre, avec un niveau de recette qui compense toujours le niveau de dépense, il reste une question, mais elle est de nature politique : quels sont les bons niveaux de recettes et de dépenses pour le pays ? Les dépenses publiques pèsent sur le même contribuable et des choix politiques doivent déterminer la répartition des recettes et des dépenses entre les collectivités et l’État ainsi que le niveau de dépenses.

Les collectivités ne peuvent pas se désintéresser de ce débat sur la contribution au déficit et à la dette publique, pour trois raisons : elles représentent 20 % de la dépense publique, elles représentent une part, certes minime, mais tout de même importante, de la dette publique et le niveau de leurs dépenses et de leurs recettes joue nécessairement sur le niveau auquel l’État peut fixer ses propres dépenses et recettes.

M. le président Éric Coquerel. La Cécile Raquin du 24 septembre était plus cash que celle qui nous parle aujourd’hui. Vous ne disiez pas à l’époque que les collectivités ne peuvent se désintéresser de ce débat ; vous disiez qu’il est difficile de les tenir responsables de la dégradation générale du solde public au regard de la trajectoire de la LPFP qui n’intègre de surcroît pas de contraintes sur les dépenses d’investissement. Avez-vous révisé votre jugement ?

Mme Cécile Raquin. Parler de responsabilité des collectivités comporte un jugement de valeur, or, en tant que directrice d’administration, je ne porte pas de jugement de valeur et ne formule pas d’appréciation politique. Nous nous employons à documenter les faits sur la base de chiffres semblables à ceux de Bercy. Nous nous efforçons d’avoir des chiffres communs avec les services de Bercy. C’est à partir de ces données que nous fournissons des raisonnements et analyses au ministre afin de documenter l’action du gouvernement.

Nous indiquions qu’il était difficile de parler de responsabilité des collectivités sur la base d’un indicateur d’investissement qui ne leur était pas imposé. En effet, la LPFP définit un objectif en matière de dépenses de fonctionnement pour les collectivités stricto sensu et un objectif de solde général pour les Apul. Le très fort dynamisme de l’investissement, dû au décalage du cycle électoral, ne nous semble pas devoir conduire nécessairement à la formulation d’un jugement sur la responsabilité des acteurs.

Toutefois, j’indiquais aussi autre chose : que ces éléments n’excluaient pas que la situation plus générale puisse justifier une contribution des collectivités à l’effort de redressement des comptes publics pour peu qu’elle soit fondée sur une exigence de soutenabilité globale et non pas sur un raisonnement fondé sur la dégradation de leur trajectoire d’investissement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour un gestionnaire de collectivité locale, la notion de déficit est assez théorique puisqu’une collectivité a l’obligation de présenter un budget en équilibre. On peut toutefois recourir à deux variables d’ajustement : le report de l’exercice précédent et l’emprunt. Quelle part attribuez-vous à la baisse des recettes – TVA et DMTO notamment – et à la dynamique des dépenses dans la dégradation du solde des Apul ?

Mme Cécile Raquin. La dégradation des recettes a joué un rôle prépondérant. Le produit des DMTO a accusé une baisse de 22 % en 2023 et devrait connaître une diminution de 17 à 20 % en 2024. Les collectivités ont par ailleurs été affectées par une hausse de la TVA plus faible que prévu en 2023, et il semble que cette tendance se confirme pour 2024. Le bloc communal conserve toutefois des recettes dynamiques et des marges de manœuvre fiscales, même si elles sont concentrées sur la taxe foncière.

Les dépenses de fonctionnement ont été contraintes, notamment pour la strate départementale – qui a connu une très forte dégradation de son épargne brute – mais restent plus dynamiques pour les régions et le bloc communal, notamment au niveau des groupements, comme le montre la dernière Spocc, en date du 31 octobre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le niveau des DMTO a connu une évolution très marquée en 2023, qui a été imparfaitement anticipée. Comment votre direction générale établit-elle ses prévisions concernant, notamment, ces taxes ? Que s’est-il passé, en la matière, entre 2023 et 2024 ? Quel est le niveau prévu des DMTO pour 2025 ?

Mme Cécile Raquin. Nous n’établissons pas de prévisions. La DGFIP a une bien meilleure visibilité au fil de l’eau sur les recettes fiscales, dont elle assure l’encaissement, même si – je vous renvoie aux réserves méthodologiques que j’indiquais – elle éprouve des difficultés à prévoir les recettes tout au long de l’année. Les départements nous parlent beaucoup de la difficulté à obtenir des informations sur les encaissements de DMTO réalisés chaque mois par les DDFIP et avoir des prévisions en la matière. On avait anticipé, dès la mi-2022, une baisse du produit de ces taxes, compte tenu de la situation du marché immobilier, de l’inflation – qui a conduit à l’augmentation des taux d’intérêt – et de l’accroissement du coût de la construction. En revanche, l’ampleur de ce mouvement était difficile à prévoir. L’ensemble des départements avaient également prévu cette évolution, comme l’attestent leurs budgets primitifs, qui reposaient sur des prévisions très prudentes. Au-delà de ces grandes tendances, on ne peut donner aux ministres de prévisions plus précises.

Il en est de même s’agissant des dépenses, pour lesquelles nous suivons les Spocc ; nous pouvons dégager des tendances, que nous enrichissons par l’analyse des budgets locaux et des décisions modificatives. Cela étant, nous indiquons toujours aux ministres qu’il ne s’agit que de grandes tendances, qui ne refléteront pas nécessairement l’exécution de fin d’année.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La dégradation globale des soldes a des conséquences sur la situation financière de beaucoup de collectivités locales. Comment identifiez-vous et accompagnez-vous les collectivités en difficulté ? Quel est leur nombre ? Comment gérez-vous, en relation avec la DGFIP, les collectivités et les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) inscrits au réseau d’alerte des finances publiques ? Quels sont ces critères d’alerte ? Sont-ils purement budgétaires ou s’étendent-ils à d’autres domaines ?

Mme Cécile Raquin. Nous suivons les soldes et les évolutions au niveau national, par strates. Nous essayons de réaliser des analyses différenciées. Il est très difficile, en effet, de raisonner globalement. À l’échelle globale, la situation financière des collectivités est plutôt bonne – meilleure, en tout cas, qu’elle ne l’était avant le covid. En revanche, si l’on examine les strates dans le détail, on constate, par exemple, que l’épargne brute des régions est en train de se réduire légèrement, que celle des départements continue sa baisse – ce qui nous laisse envisager un taux d’épargne brut inférieur à 10 % –, que celle des communes poursuit sa hausse tandis que celle des EPCI demeure stable.

Il faut toutefois entrer plus dans le détail du bloc communal, compte tenu de l’extraordinaire diversité des situations financières des communes. Notre rôle est de regarder les choses précisément, au-delà des chiffres globaux plutôt rassurants, et d’identifier les collectivités qui se trouvent en réelle difficulté.

La tâche est plus aisée pour les départements, puisqu’on peut quasiment analyser chacun de leurs budgets. En lien avec Départements de France, avec qui nous travaillons au quotidien, nous savons qu’une vingtaine – voire une trentaine d’entre eux, cette année – se trouvent en difficulté financière. Nous connaissons ceux qui sont très affectés par la baisse des DMTO, et ceux pour lesquels ces taxes représentent une part assez faible des recettes réelles de fonctionnement.

S’agissant des communes, nous devons réaliser un suivi fin avec les préfectures. Le suivi, à l’échelle du bloc communal, relève d’abord des préfets et des DDFIP, qui nous font part, lorsque cela se justifie, de la situation de telle ou telle collectivité. Nous accordons une attention plus particulière à ces communes et, si cela se révèle nécessaire, soutenons leur budget en fin d’année. Des dispositifs, tels que, notamment, les subventions exceptionnelles, sont destinés à aider les collectivités territoriales en réelle difficulté. Une enveloppe de 10 millions d’euros est ouverte à cette fin en loi de finances, qui nous permet d’alimenter, en fin d’année, les budgets en déséquilibre, que la difficulté en question soit ponctuelle, structurelle ou due à un événement exceptionnel, comme une catastrophe climatique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous ne m’avez pas répondu sur les critères de l’inscription au réseau d’alerte. Quelle est la marge d’appréciation en la matière ? L’inscription est-elle automatique, en fonction de critères budgétaires, ou relève-t-elle d’une appréciation quelque peu subjective de la tendance suivie, voire de critères plus politiques ?

Mme Cécile Raquin. Le réseau d’alerte ne relève pas de la DGCL. Ce sont les préfets, en lien avec les DDFIP, qui décident de l’inscription des collectivités. Cette décision informelle se traduit par un suivi plus fin, plus régulier de la situation financière locale ; elle sert à prévenir des difficultés plus profondes. Pour que cette décision soit prise, il faut que les services de l’État, à l’échelon local, constatent une dégradation structurelle des conditions financières de la collectivité, des difficultés particulières de gestion ou un événement exceptionnel ayant conduit à la dégradation. Le cas échéant, la collectivité peut faire l’objet de mesures de redressement ou d’aide. Pour notre part, nous n’avons pas à connaître des inscriptions qui sont faites. Nous pouvons être saisis par le préfet, s’il l’estime nécessaire, pour apporter une aide particulière, ou par la collectivité elle-même, lorsqu’elle souhaite obtenir des informations techniques ou la mobilisation de dispositifs d’aide ou de fonds.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous ne connaissez donc pas le nombre des collectivités en difficulté ? C’est un peu étonnant.

Mme Cécile Raquin. Il ne s’agit pas tant, ici, du nombre de collectivités en difficulté que du nombre de celles que les préfets et les DDFIP jugent important de suivre localement.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vos propos m’inspirent deux questions. Premièrement, avez-vous fait des remontées sur la dégradation du besoin de financement en 2023 ? Deuxièmement, vous nous dites que vous n’êtes pas du tout associés aux prévisions établies par la direction générale du Trésor concernant la trajectoire financière et que vous n’avez pas non plus accès aux flux de la DGFIP. Y a-t-il là des vecteurs d’amélioration pour l’avenir ?

Mme Cécile Raquin. Pour 2023, sauf erreur de ma part, nous n’avons pas rédigé de note particulière ni lancé d’alerte sur la dégradation du solde. On n’a pu commencer à tirer le bilan des objectifs fixés aux collectivités par la loi de programmation des finances publiques qu’à partir des comptes exécutés de 2023. Il est donc assez logique que, pour 2023, nous n’ayons pas fait d’analyse au regard de la LPFP. En revanche, comme chaque année, nous avons suivi la situation financière des collectivités au fil de l’eau pour informer les ministres en charge des collectivités locales de l’évolution de la tendance.

Je vous confirme que nous ne sommes pas associés aux prévisions servant à établir la loi de finances ou la LPFP, qui sont réalisées par la direction générale du Trésor. Ce n’est pas illogique dans la mesure où il s’agit de prévisions macroéconomiques, qui nécessitent l’emploi de modèles reposant sur des données générales, telles que l’inflation et la croissance, pour lesquelles nous n’avons pas de compétence. Une voie d’amélioration pour ma direction et, surtout, pour les collectivités locales – qui avait commencé à être suivie, sous l’impulsion des ministres, en 2023 et 2024 – consisterait à mieux expliquer les sous-jacents de la prévision, à partager avec les collectivités locales les motivations de la prévision et à s’accorder avec les représentants des collectivités, dans toute la mesure du possible, sur la bonne trajectoire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Nous n’avons plus d’instrument de coercition – ou disons de régulation – mais nous avons conservé la même prévision en fonctionnement et en investissement. Cela n’a-t-il pas fait l’objet d’une note à la DGT expliquant que ce n’était pas viable ?

Mme Cécile Raquin. Les compétences en matière de prévision relèvent de la DGT. Le Parlement a fait le choix de supprimer, lors du premier débat sur la LPFP, le mécanisme de contractualisation initialement prévu, qui aurait été assorti, en cas de dépassement du solde, d’un mécanisme de reprise financière. Malgré la suppression de cette incitation au respect de la loi de programmation, cette dernière n’en devait pas moins être appliquée par tous les acteurs. Les collectivités auraient dû respecter la trajectoire. Sur le plan méthodologique, la question est de savoir comment la loi de programmation peut trouver une traduction dans les décisions opérationnelles d’un gestionnaire local, dans le cadre d’une trajectoire donnée – à supposer qu’elle soit bien partagée par tous. À titre d’exemple, si l’on demande à un maire de tenir un objectif d’évolution globale inférieur de 0,5 % à l’inflation, comment cela se traduit-il dans ses décisions de dépenses et d’investissement ? Dans le cadre de l’amélioration du dialogue avec les collectivités locales, la DGCL, comme l’ensemble des administrations ayant à connaître des finances locales, pourraient continuer à travailler sur la traduction de la décision nationale dans l’élaboration des budgets locaux.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En volume, à combien évaluez-vous la dégradation du besoin de financement des collectivités par rapport aux prévisions, en cumulé, entre 2023 et 2024 ? Pourriez-vous nous donner des éléments d’une série longue sur ce besoin de financement ? Par rapport aux excédents des années précédentes, la situation des années 2023 et 2024 est-elle exceptionnelle ? Un des éléments d’explication qui nous a été fourni lors des auditions est le caractère atypique du cycle. Le retard qu’ont connu les investissements à la suite de la crise du covid a-t-il joué un rôle prépondérant dans la rupture du cycle ?

Mme Cécile Raquin. Sur l’exercice clos 2023, le besoin de financement s’est élevé à 4 milliards d’euros. Si la tendance se poursuit sur la fin de l’année, et sous réserve des précautions méthodologiques que je rappelais, il pourrait atteindre 7 milliards. Les collectivités connaissaient en effet, au cours des années précédentes, un excédent de financement. La situation de 2023 et de 2024 est donc atypique. Le niveau de l’investissement est un facteur d’explication assez prépondérant. Le cycle électoral a été marqué, en son début, par une très forte progression de l’investissement, à un niveau que l’on n’avait pas connu depuis les mandats communaux de la période 2002-2007. Elle a été nourrie par le décalage lié à l’arrêt des investissements en 2020. Ceux-ci ont connu une très forte reprise en 2021 et en 2022. On ne retrouve pas cette linéarité au cours des cycles précédents. Le fort soutien de l’État, par le biais du plan de relance, a fortement stimulé l’investissement local lors de la reprise de cycle, à la sortie du covid. La poursuite de ce soutien par la DSIL, la DETR et le fonds Vert a encouragé les élus à conserver ce niveau. En sortie de crise, en 2022 et en 2023, les collectivités présentaient un niveau d’épargne brute tout à fait satisfaisant qui leur a permis – c’est particulièrement le cas pour le bloc communal –­ de soutenir un fort niveau d’investissement local sans accroître la dette.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quel est le rythme des réunions du Haut Conseil des finances publiques locales et quelle est la nature de ses travaux ?

Y a-t-il un effet de base dans les recettes ? Autrement dit, la moindre hausse de TVA et les pertes de DMTO en 2023 ont-elles été constatées en base en 2024 et, le cas échéant, à quel moment ?

Mme Cécile Raquin. Le HCFPL a tenu sa première réunion en septembre 2023 et s’est réuni une deuxième fois en avril 2024. Lors de son installation, le ministre des finances a indiqué qu’il aurait vocation à se réunir environ tous les six mois, pour dialoguer avec les collectivités et travailler en complément du Comité des finances locales, sans s’y substituer.

Effectivement, on constate un effet de tendance sur les DMTO et la TVA, tant en 2023 qu’en 2024.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Philippe Lottiaux (RN). Je vous remercie de ces propos qui relativisent la petite musique selon laquelle les collectivités locales sont responsables de la situation. Les collectivités représentent moins de 6 % de la dette publique. Même avec un besoin de financement que vous estimez potentiellement à 7 milliards cette année, on est très loin des plus de 150 milliards de déficit du budget de l’État. Néanmoins, vous faites état d’un besoin de financement exceptionnel des collectivités. Cela m’amène à vous poser trois questions. Premièrement, la situation qu’elles connaissent n’est-elle pas le fruit des injonctions contradictoires auxquelles elles sont soumises ? D’un côté, on leur impose des dépenses supplémentaires et, de l’autre, on leur demande de moins dépenser ; on les incite à investir tout en leur interdisant d’être en déficit.

Deuxièmement, les régions ne maîtrisent quasiment plus leurs recettes, et les départements et les communes le font de moins en moins. Parallèlement, les collectivités n’ont pas la main sur une grande partie des dépenses. Ce grand écart est-il viable, à terme, ou cela va-t-il continuer à creuser leur besoin de financement ?

Troisièmement, dans ce cycle d’investissement, qui connaîtra logiquement son apogée en 2024 et en 2025, juste avant les élections de 2026, le fait de contraindre les recettes, comme d’aucuns voudraient le faire, ne va-t-il pas conduire à l’effet inverse de celui qui est recherché ? Autrement dit, les collectivités ayant moins de recettes, donc moins d’autofinancement, n’emprunteront-elles pas davantage et ne creuseront-elles pas le déficit au lieu de contribuer à le résorber ?

Mme Cécile Raquin. Les collectivités représentent une part minoritaire de la dette publique, dont le pourcentage par rapport au PIB est stable. Cela étant, elles pèsent sur la dette publique, sur le niveau de déficit au sens maastrichtien et représentent 20 % de la dépense publique. Le niveau de leurs dépenses et de leurs recettes a donc un impact sur le niveau de dépenses et de recettes global. On peut comprendre les élus qui demandent à contribuer à leur juste part, mais il faut prendre en compte le chiffre, très élevé, de 20 % des dépenses publiques, au même titre que la dépense de l’État et de la sécurité sociale.

Il est vrai que les recettes de certaines collectivités sont procycliques. C’est particulièrement le cas des DMTO ; c’est aussi le cas, dans une certaine mesure, de la TVA. Par définition, en période de baisse des recettes, deux mécanismes sont possibles : soit jouer sur d’autres recettes – perçues localement ou issues du soutien de l’État ­, soit réduire la dépense lorsque le cycle diminue et puiser dans les excédents passés – ce que font nombre de collectivités. Si les collectivités n’ont pas accru substantiellement leur endettement alors que leur épargne brute diminuait fortement, et si elles ont maintenu parallèlement un haut niveau d’investissement, c’est parce qu’elles ont puisé dans leur fonds de roulement. Sur 2024, le fonds de roulement a diminué de 10 milliards, ce qui est tout à fait logique : les collectivités ont puisé dans leurs excédents passés, ce qui est la marque d’une gestion saine. On parle beaucoup de la baisse des DMTO, qui reflète les difficultés du marché immobilier, mais il faut aussi rappeler que trente-cinq départements avaient provisionné, comme la loi les y autorisait, des recettes de DMTO des années précédentes : ces provisions s’élevaient à près de 1 milliard dans les comptes des départements, fin 2023. Les départements qui ont constitué ces provisions ou qui avaient un fonds de roulement ont pu amortir la baisse des DMTO dans le temps.

L’objectif d’une baisse de recettes, en tout cas telle qu’elle était pensée à l’article 64 initial du PLF 2025, tel qu’il avait été présenté, est de parvenir à une baisse de dépenses, à terme, à due concurrence. Pour les collectivités, le temps d’ajustement peut être relativement long – tout dépend des strates, de la rigidité, de la part de la masse salariale au sein de la collectivité : cela réclame une analyse fine. Le mécanisme immédiat, en cas de baisse de recettes, si la dépense ne peut pas s’ajuster automatiquement, est la baisse de l’épargne brute. Cette dernière peut entraîner, à défaut de réserves, une baisse de l’investissement ou un accroissement de l’endettement.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). J’aimerais soulever la question de l’autonomie fiscale des collectivités locales au regard des investissements colossaux dont elles ont besoin, et la France avec elles, compte tenu de l’état des ouvrages d’art, des bâtiments scolaires et de nombreux bâtiments publics en général. Vous semble-t-il réaliste de continuer à les priver de leur autonomie fiscale ? Pensez-vous qu’elles conserveront malgré cela les capacités de s’adapter à ces besoins d’investissement ?

Mme Cécile Raquin. Je répondrai à votre question, qui est de nature politique, d’abord sur le plan du droit. Notre Constitution ne prévoit aucune autonomie fiscale des collectivités locales. Elle consacre le principe d’autonomie financière locale, qui est le corollaire de la libre administration des collectivités territoriales et implique la prévisibilité de leurs recettes. La loi organique du 28 mars 2003 définit les critères de leur ratio d’autonomie financière permettant qu’elles disposent toujours de recettes libres d’emploi.

Sur cette base, deux écoles s’opposent, entre lesquelles il ne m’appartient pas de choisir. Certains considèrent que ce qui importe est la stabilité et la prévisibilité des recettes, ainsi que leur croissance à hauteur de celle du PIB. D’autres considèrent qu’il faut offrir aux collectivités locales un levier fiscal pour qu’elles aient une marge de manœuvre. Pour ma part, je me fonde sur les propos de Catherine Vautrin, ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation, qui a jugé nécessaire de rouvrir le débat sur le financement des services publics locaux.

Mme Mathilde Feld (LFI-NFP). Ma question était en effet de nature politique mais visait à obtenir votre avis technique sur la capacité d’adaptation des collectivités locales aux investissements qu’elles ont à faire en l’absence d’autonomie fiscale, dont j’ai pris note qu’elle ne figure pas dans la loi.

Le président du Comité des finances locales, André Laignel, a évalué à 10,1 milliards les coupes budgétaires subies par les collectivités territoriales, en additionnant plusieurs mesures. Confirmez-vous ce chiffre ?

Mme Cécile Raquin. S’agissant des investissements effectués par les collectivités locales, elles ont besoin de recettes dynamiques, stables et prévisibles selon les uns, d’un levier permettant de réagir aux chocs macroéconomiques selon les autres, qui pensent notamment aux communes. Cette alternative, dont les deux branches sont documentées, fonde un débat de nature politique, ouvert parmi les élus. La suppression de la taxe d’habitation a été une réponse à cette interrogation.

S’agissant du montant avancé par le président du CFL, il ne m’appartient pas de le confirmer ou de l’infirmer. Le président Laignel a indiqué que l’effort demandé aux collectivités locales dans le projet de loi de finances pour 2025 est supérieur à 5 milliards, considérant que ce chiffre ne tient pas compte de toutes les mesures impactant leurs finances. Je n’ai pas le détail de son décompte.

M. le président Éric Coquerel. La DGCL n’est-elle pas en mesure d’en faire l’analyse pour confirmer ou infirmer ce chiffre ?

Mme Cécile Raquin. Nous ne connaissons pas les modalités de calcul qu’utilise le président Laignel ni les mesures qu’il a prises en considération. Ce que je peux dire, c’est que le projet de loi de finances pour 2025, à son article 64, prévoit un effort de 5 milliards, et une baisse de 1 milliard sur le fonds Vert.

Mme Estelle Mercier (SOC). « Gestion saine », « dette qui n’a pas évolué depuis trente ans », « équilibre des comptes des collectivités locales » : je vous remercie, madame la directrice générale, de remettre les pendules à l’heure en contredisant les propos accusateurs tenus devant nous par Bruno Le Maire en septembre, faisant porter sur les collectivités locales la responsabilité du dérapage du déficit. Nous savons désormais qu’il s’agit plutôt d’un écart entre la prévision et la réalité budgétaire des collectivités locales, dû à une absence de régulation et de mécanisme de coercition – pour reprendre le mot intéressant de M. Lefèvre.

Ma première question porte sur la méthode. Le programme de stabilité fonde systématiquement ses prévisions sur le taux d’inflation des ménages. Or les dépenses des collectivités territoriales n’ont rien à voir avec celles des ménages et ne suivent pas cette inflation moyenne.

En 2022 et en 2023, elles ont subi des taux d’inflation très élevés, s’agissant notamment de leurs dépenses de fonctionnement. En 2022, l’inflation du panier du maire, dispositifs salariaux compris, était de près de 12 % ; elle était de 15 % s’agissant des marchés, des travaux et des achats de matériels. Ne pouvions-nous pas prévoir, pour 2024, que le montant de leurs dépenses de fonctionnement et d’investissement allait augmenter, non en volume mais en valeur ?

Mme Cécile Raquin. J’ai confirmé, à l’oral et par écrit, les chiffres du ministre de l’économie et des finances. L’extrapolation de la tendance figurant dans la Spocc du 31 juillet fait apparaître un écart de 15,5 milliards avec la prévision de la LPFP 2023 – 2027.

S’agissant du panier du maire, l’Association des maires de France (AMF) considère que l’inflation nationale, sur laquelle est fondée cette prévision, n’est pas applicable telle quelle aux dépenses des collectivités locales, notamment celles des communes, pour lesquelles les conséquences de la hausse des coûts de l’énergie et de l’alimentation sont alourdies. Nous avons pris note de ces observations.

Toutefois, le mode de calcul de l’inflation ne relève pas de la DGCL. Il serait intéressant de faire étudier par l’Insee et par la direction générale du Trésor la possibilité d’analyser plus finement les dépenses des collectivités locales et de produire une contre-expertise des chiffres de l’inflation du panier du maire avancés par l’AMF.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le chiffre de 15,5 milliards représente-t-il le cumul des écarts de 2023 et de 2024 ou uniquement l’écart de 2024 ? Bruno Le Maire a évoqué un écart de 16 milliards en fin d’année 2024. Par ailleurs, êtes-vous en mesure de chiffrer l’écart à la prévision qui aurait été constaté si l’article 23 de la LPFP 2023-2027 avait été voté ?

Mme Cécile Raquin. Le chiffre de 15,5 milliards représente, par extrapolation, sous toutes les réserves méthodologiques que j’ai rappelées et sur la base de la tendance observée fin juillet 2024, l’écart avec la prévision pour 2024 de la LPFP. Il ne s’agit pas du cumul des chiffres de 2023 et de 2024.

Nous ne sommes pas capables de dire ce qu’il en aurait été en présence d’un mécanisme de sanction ou de reprise financière. Bien entendu, en cas de reprise intégrale, la trajectoire aurait été tenue. Nous ignorons à quel point un tel mécanisme aurait incité les collectivités locales à tenir la trajectoire et dans quelle mesure il aurait prévenu une dégradation de leur situation financière.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quel est le chiffre cumulé pour 2023 et 2024 ? S’il est de 15,5 milliards pour 2024 sur une dégradation totale de 57 milliards, ce n’est pas négligeable.

Mme Cécile Raquin. Sur la base de la tendance de dépenses, nous avons calculé un déficit de 15,5 milliards en 2024 et de 5,5 milliards en 2023.

Mme Estelle Mercier (SOC). Ma seconde question porte sur la connaissance de la réalité budgétaire des collectivités locales. Dès le mois de mars, leurs budgets sont connus et votés. Ils ne suffisent pourtant pas, dites-vous, à fonder des prévisions fiables. Or le budget d’une collectivité locale, s’agissant notamment des dépenses de fonctionnement, est exécuté pour 95 % à 100 % de ses prévisions. S’il en était ainsi du budget de l’État, la présente commission d’enquête n’aurait pas lieu d’être.

Les budgets des collectivités sont suffisamment fiables pour faire l’objet d’une analyse dès le mois de mars. Des reports d’investissements d’une année à l’autre sont possibles, mais ils s’inscrivent dans le cadre des plans pluriannuels d’investissement (PPI). La prévision est donc possible. Était-il envisageable de procéder à des ajustements en cours d’année pour revoir les prévisions à la hausse ou à la baisse ?

Mme Cécile Raquin. Nous procédons à de telles analyses, fondées sur les comptes de gestion de l’exercice clos de l’année précédente et complétées par une forme d’analyse prospective sur la base des budgets des collectivités dès qu’ils sont disponibles, en mars ou en avril, et tout au long de l’année si nous avons connaissance de décisions modificatives.

Toutefois, les budgets votés par les collectivités, notamment ceux des plus grandes d’entre elles et plutôt en fin d’année, sont réajustés, parfois plusieurs fois par an, par des décisions modificatives. Les dépenses d’investissement et les recettes, dont certaines sont difficiles à prévoir, présentent parfois de fortes variations. Nous sommes donc obligés de faire preuve des mêmes réserves sur le solde des budgets votés que sur l’analyse des comptes tout au long de l’année. Seules les dépenses de fonctionnement présentent une tendance fiable.

M. Thibault Bazin (DR). L’écart entre les prévisions et la réalité résulte en partie de facteurs exogènes, tels que l’évolution des taux et des transactions, qui ont sur les collectivités locales des effets décalés, s’agissant notamment de la fiscalité économique et immobilière.

Quelles sont, dans les prévisions, la part certaine – fondée sur l’extrapolation de l’année n-1 – et la part incertaine – fondée sur une estimation des recettes de l’année ? Dans le cas d’espèce, comment l’écart négatif entre les prévisions de recettes et les recettes effectives a-t-il été anticipé ? Ces questions visent à comprendre comment est prise en compte la part de risque inhérente aux prévisions.

Mme Cécile Raquin. Comme je vous l’ai dit et écrit s’agissant des prévisions de la direction générale du Trésor, nous n’en connaissons ni la méthodologie ni les sous-jacents. Nous ne savons ni comment ni pourquoi tel niveau de recettes des collectivités locales y a été inclus. Comme vous l’a indiqué la directrice générale des finances publiques lors de son audition, ses services transmettent au fur et à mesure de l’année les niveaux d’encaissement des impôts à la direction générale du Trésor, qui les inclut dans son modèle et ajuste ses prévisions.

S’agissant des prévisions effectuées par les collectivités locales pour construire leurs budgets, elles se sont avérées justes sur les DMTO, parce que la tendance du marché leur laissait présager une poursuite en 2024 de la baisse du nombre de transactions constatée l’année dernière. S’agissant de la TVA, la prévision, qui est difficile à établir pour les collectivités locales comme pour l’État, s’est avérée supérieure aux recettes constatées.

M. Thibault Bazin (DR). Le problème pour certaines collectivités locales, notamment les conseils départementaux, a tenu au fait qu’ils ont reçu certaines notifications après avoir pris conscience que leur budget était en deçà de leurs prévisions. Je pense au fonds de compensation de la TVA et aux DMTO. Certaines collectivités locales ont voté des budgets dont la partie recettes ne prévoyait pas une baisse aussi forte et ont connu des difficultés. Quels enseignements en tirer ?

S’agissant de la fiscalité économique et immobilière, l’État a une meilleure visibilité que les collectivités. Quelles recommandations pouvez-vous formuler pour corriger le tir dès l’an prochain ?

Mme Cécile Raquin. Notre analyse des budgets initiaux des conseils départementaux pour 2024 a montré qu’ils avaient une vision globale assez juste de la poursuite de la baisse des DMTO, malgré les différences de situation. Votre question concerne plutôt la DGFIP, qui a la meilleure vision sur les rentrées fiscales au fur et à mesure de l’année.

Nous dialoguons tout au long de l’année avec les collectivités locales pour les informer des tendances que nous percevons, non sans leur faire observer que toutes ne sont pas révélatrices des rentrées fiscales de l’année, compte tenu de décalages parfois importants, par exemple en matière de DMTO, dont certains conseils départementaux inscrivent la recette en toute fin d’année.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous dites qu’il ne vous appartient pas de confirmer ou d’infirmer les calculs de M. Laignel, qui s’est exprimé au congrès des maires, sur France 3, sur France Info, sur France Bleu et devant l’AMF au sujet du montant dont il estime que les collectivités locales sont privées. Est-ce à dire qu’aucun ministre ne vous a demandé de valider ou d’infirmer les calculs de M. Laignel ?

Mme Cécile Raquin. Le chiffre annoncé par M. Laignel, nous n’en avons pas le détail. Lorsqu’il l’a annoncé, nous ne connaissions que les économies prévues dans le champ des collectivités locales par le projet de loi de finances pour 2025.

Nous pouvions les chiffrer précisément car elles reposaient sur trois dispositions : la mise en réserve d’une partie des prélèvements sur recettes (PSR) à l’article 64 ; des économies sur le FCTVA ; un écrêtement des recettes de TVA par le biais de la suppression temporaire en 2024 de la prise en compte de leur dynamique. À ces 5 milliards s’ajoutent 1 milliard d’économies sur le fonds Vert et 500 millions de baisses des variables d’ajustement.

Hors du périmètre du projet de loi de finances, la question de la hausse du taux de cotisation à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) s’est posée. Elle aurait pesé sur les budgets des collectivités locales à hauteur de 1 milliard et aurait été lissée sur plusieurs années, avec une hausse de trois points par an.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Un ministre vous a-t-il demandé de confirmer ou d’infirmer les chiffres avancés par M. Laignel ?

Mme Cécile Raquin. Non. Les ministres m’ont demandé de chiffrer les mesures relatives aux collectivités locales figurant dans le projet de loi de finances.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les rapports mensuels transmis dans le cadre de l’instruction comptable M14 permettent-ils de corriger en temps réel les prévisions sur lesquelles se fondent les budgets des communes ? À défaut, quels ajustements méthodologiques peuvent être envisagés pour améliorer la réactivité face aux évolutions constatées ?

Mme Cécile Raquin. Nous actualisons nos prévisions en temps réel sitôt que la DGFIP nous transmet des données. Nous pouvons être amenés à faire part aux ministres de la tendance des finances locales que nous percevons.

S’agissant de la trajectoire prévue par la LPFP, son actualisation n’était pas prévue et aurait supposé l’adoption d’un autre projet de loi, si telle avait été la volonté du gouvernement. Toutefois, en raison de son caractère pluriannuel et des engagements pris par la France auprès de la Commission européenne qui y figurent, elle n’a pas vocation à être actualisée si rapidement.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Avez-vous analysé l’impact des écarts entre prévision et exécution sur la capacité des collectivités territoriales à maintenir leurs services publics en 2025, notamment dans les secteurs prioritaires que sont l’éducation, le logement et la transition écologique ?

Mme Cécile Raquin. Nous avons donné – c’est notre rôle – notre avis aux ministres sur la soutenabilité des économies susceptibles d’être réalisées sur les budgets locaux. Nous avons porté une appréciation technique sur le rythme et le quantum de ces économies. Les modalités de leur réalisation, si elles avaient été votées par le Parlement, relèvent de la libre administration des collectivités locales.

Au demeurant, le mécanisme d’écrêtement des recettes prévu par le gouvernement les laissait libres d’imputer cette baisse de recettes aux dépenses de fonctionnement ou d’investissement et selon la nature des dépenses. Certaines d’entre elles ont d’ores et déjà engagé des budgets comportant des économies importantes et dont les modalités varient beaucoup selon les choix locaux.

M. Emmanuel Mandon (Dem). En ce qui concerne l’évolution des dépenses des collectivités territoriales, votre démonstration semble convaincante. Vous avez rappelé une conjoncture exceptionnelle faite notamment des suites de la crise du covid, d’une forte incitation de l’État à maintenir un niveau de dépenses dynamique et du cycle électoral.

Le pouvoir de taux des collectivités locales étant désormais limité, tout le monde a bien compris que ces dernières ne sauraient être tenues pour seules responsables de la situation, d’autant qu’elles sont assujetties à une double règle d’or qui leur interdit d’équilibrer par l’emprunt leurs dépenses de fonctionnement. Peut-on dire que la substitution du PSR aux impôts locaux a modifié le rapport des élus locaux à la dépense publique ?

Mme Cécile Raquin. En 2023, les dépenses d’investissement des collectivités locales ont été très dynamiques. Leur hausse a été de 10,9 %, soit davantage que la prévision de la LPFP, qui était comprise entre 8,3 % et 8,7 %. Quant aux dépenses de fonctionnement, leur tendance haussière s’est confirmée à hauteur de 5,9 %.

Je pense que la suppression du pouvoir de taux, essentiellement par le biais de la suppression de la taxe d’habitation, a modifié le rapport des élus locaux à la dépense publique ainsi que leur capacité à se projeter dans l’avenir. J’ai avec eux des échanges nombreux et réguliers : ils ont le sentiment d’avoir perdu la maîtrise de leur budget.

Même si de nombreux outils sont encore à leur disposition, au premier rang desquels la taxe foncière et la taxe d’habitation sur les résidences secondaires dans les zones tendues ainsi que les redevances et les tarifications des services publics locaux, les maires ont désormais une perception modifiée de leur capacité à réagir à un choc externe. L’enjeu, pour eux, est d’avoir des recettes variées, prévisibles, stables et dynamiques.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Il est utile de compléter le point de vue des collectivités locales par celui de la comptabilité nationale, où le champ des dépenses des Apul, qui tient en même temps de la décentralisation et de la logique de l’État unitaire, pèse sur les mêmes contribuables et finance toujours de la dépense publique, sous l’angle de la soutenabilité.

Les collectivités locales sont soumises à des injonctions contradictoires. Par exemple, suivre une trajectoire vertueuse de mise en application de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) suscite des besoins de financement considérables, estimés au bas mot à 12 milliards, et à 21 milliards par l’Inspection générale des finances (IGF). À combien estimez-vous ces besoins de financement ?

Mme Cécile Raquin. Nous n’avons pas chiffré les dépenses d’investissement liées aux besoins de la transition écologique. Le gouvernement a largement repris à son compte les évaluations de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), prévoyant un besoin massif d’investissement, à hauteur de 23 milliards, dans les années à venir. Ce chiffre semble faire consensus.

La question qui se pose est celle du rythme de ces investissements et de leurs modalités de financement, donc celle, récurrente, de la capacité des budgets locaux à dégager de l’épargne pour financer des investissements absolument nécessaires à l’avenir en maîtrisant le niveau d’endettement et sans accroître le déficit de la nation.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Les estimations précédentes, d’environ 5,5 milliards, étaient loin du compte.

S’agissant de la nature des dépenses d’investissement engagées par les collectivités locales, j’aimerais connaître la part relative des dépenses imposées par l’État et de celles qui sont à la main des collectivités. Vous avez dit avoir des difficultés à distinguer les deux. Puis-je vous en demander les raisons méthodologiques ?

Mme Cécile Raquin. Il est vraiment très difficile de distinguer la part d’investissement qui découle de demandes de l’État de celle qui résulte de choix des collectivités locales.

Les investissements locaux relèvent par définition de choix locaux, même si l’État peut jouer un rôle d’incitation par le biais des préfets, dans le cadre des contrats de plan État-région (CPER) et des agences de l’eau, par exemple lorsqu’il est nécessaire de rénover les réseaux. Certaines politiques sont par nature très partenariales, et celles qui supposent des investissements le sont particulièrement.

Pour sa part, la DGCL analyse et rend publics les types d’investissement réalisés par les collectivités avec les dotations qu’elle gère – c’est-à-dire la DETR, la DSIL et la DSID, qui représentent 2 milliards. La direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) réalise le même travail pour le fonds Vert. Nous publions tous les ans des bilans très détaillés qui permettent de savoir quels sont les investissements financés par les communes grâce à ces dotations, qu’il s’agisse d’infrastructures, d’équipements et de travaux de rénovation des écoles ou de rénovation thermique des bâtiments. Les données sur l’intégralité des investissements que nous avons financés sont en libre accès.

M. le président Éric Coquerel. Je suis très heureux que vous ayez cité l’étude réalisée par I4CE. Elle indique que, d’ici à 2030, il faudra que l’État investisse chaque année 50 milliards de plus et les collectivités locales 23 milliards.

Je m’éloigne un peu du champ de cette commission, mais je profite de votre présence pour vous demander si vous avez l’impression qu’on en prend le chemin.

Mme Cécile Raquin. La création du fonds Vert a très clairement permis d’inciter les collectivités locales à orienter davantage leurs investissements vers la transition écologique. Les 2 milliards consacrés par ce fonds à des investissements purement verts se sont ajoutés aux dotations classiques, dont le montant a été maintenu à 2 milliards.

Par ailleurs, nous avons prévu une trajectoire de verdissement pour la DSID, la DETR et le fonds national d’aménagement et de développement du territoire (FNADT), dont les crédits devront être consacrés à hauteur de 35 % à des investissements verts à partir de 2025.

En matière d’investissement local, les subventions de l’État permettent de financer des actions qui contribuent directement à la transition écologique, mais aussi de s’assurer que soit retenu le meilleur niveau technologique ou la meilleure norme environnementale pour les autres actions. La rénovation d’une école ne constitue pas forcément un investissement vert, mais on peut à cette occasion y intégrer des éléments qui contribuent à la transition écologique, par exemple en végétalisant la cour. Il en est de même pour l’entretien de la voirie. Beaucoup d’investissements ne sont pas verts par nature, mais on peut profiter des travaux pour adopter le meilleur standard environnemental.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition, M. Laignel a estimé qu’un investissement de 1 milliard par l’État dans le fonds Vert se traduisait par 5 milliards d’investissement par les collectivités locales. Est-ce que vous le confirmez ?

Mme Cécile Raquin. Oui. C’est l’effet de levier qui est attendu du fonds Vert.

M. le président Éric Coquerel. Or on baisse de 1,5 milliard les crédits du fonds Vert, ce qui n’est pas la meilleure idée…

Mme Cécile Raquin. Les collectivités vont devoir présenter un budget vert, avec une nomenclature comptable permettant de mieux identifier les investissements verts et d’avoir un débat démocratique à leur sujet.

M. Pierre Henriet (HOR). Nous sommes tous membres des commissions d’élus de la DETR : depuis plusieurs années, les différentes consignes ministérielles s’entrecroisent, ce qui limite la visibilité pour les préfectures et plus encore pour les donneurs d’ordre que sont les collectivités locales. Cette organisation en silos ne contribue-t-elle pas à rendre plus difficile l’exercice de prévision budgétaire par les collectivités, ces dernières ayant du mal à connaître le montant des dotations dont elles bénéficieront ?

Une étude marquante du CNEN a évalué à 2,5 milliards le coût annuel de l’inflation normative pour les collectivités. N’avons-nous pas là un véritable problème de fond ? Confirmez-vous l’estimation de ce coût, qui n’est pas sans effet sur la dérive budgétaire ?

Mme Cécile Raquin. Nous essayons d’avoir la politique la plus claire possible en matière de DETR et de DSIL, précisément pour que l’État oriente les investissements des collectivités. Le travail interministériel permet d’aboutir à une circulaire du ministre chargé des collectivités locales donnant clairement aux préfets les priorités pour les dotations.

Ces priorités sont définies de manière très large. Pour la DSIL, il s’agit de la rénovation des bâtiments, de leur mise en sécurité et de l’amélioration de l’accessibilité, mais aussi de tous les grands travaux rendus nécessaires par l’accroissement de la population et par la transition écologique. S’agissant de la DETR, les priorités nationales peuvent être complétées par des priorités locales fixées par les commissions d’élus. Ce cadre permet de présenter une vision transversale des priorités de l’État, complétées par celles des élus locaux.

Comme vous le savez, Mme Vautrin avait fait part de sa volonté de poursuivre le rapprochement du fonds Vert, de la DSIL, de la DETR, du FNADT et de la DSID, en harmonisant leurs calendriers et leurs modalités de gestion pour faciliter les demandes de subventions par les élus locaux.

S’agissant du coût des normes, le montant que vous avez cité est bien celui qui figure dans le rapport annuel du CNEN. Cette évaluation repose sur une analyse des surcroîts de charges occasionnés par les projets de textes qu’il a examinés.

Je relève que les projets de textes réglementaires présentés au CNEN sont des décrets d’application des lois. Il n’y a plus de décrets autonomes, car le secrétariat général du gouvernement (SGG) applique une politique stricte consistant à demander au ministère proposant un tel décret de le justifier de manière très précise et de supprimer une autre norme en contrepartie. Cela a vraiment permis de freiner la production de décrets autonomes.

La très grande majorité des textes présentés au CNEN est désormais constituée par des décrets d’application des lois. Cela pose des questions relatives au renvoi à des décrets par les lois, au degré de détail de celles-ci et à la place que l’on souhaite accorder au pouvoir réglementaire local – notamment aux délibérations locales – par rapport au pouvoir réglementaire national.

M. Pierre Henriet (HOR). J’ai assisté récemment à une commission d’élus de la DETR. En 2024, on a demandé aux élus de déposer leurs projets en décembre et la circulaire a été publiée en février. Il y a donc un décalage entre les souhaits des élus et les orientations retenues par la circulaire. J’espère que cela ne sera pas de nouveau le cas en 2025.

S’agissant du poids des normes, certains nouveaux dispositifs semblent n’avoir pour unique objectif que d’alimenter la production administrative. Ainsi, les très beaux programmes que sont Petites Villes de demain et Villages d’avenir, administrés par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), paraissent avoir pour seul effet de contribuer à l’inflation normative sans pour autant créer des investissements concrets.

Mme Cécile Raquin. La DGCL a également pour rôle d’exercer la tutelle de l’ANCT. Petites Villes de demain et Villages d’avenir sont des programmes de développement territorial dont l’objectif est bien de faire naître des projets d’investissement.

Mais dans certains cas, les collectivités ne disposent pas en interne des compétences nécessaires en ingénierie pour élaborer puis conduire les projets. Le programme leur apporte alors une aide, soit en mettant à leur disposition un chef de projet ou en cofinançant son recrutement, soit en fournissant directement un bureau d’études.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Notre commission d’enquête a pour objet d’examiner les écarts entre les prévisions et les réalisations de recettes mais aussi de dépenses. Je vais commencer par ces dernières.

La loi de finances initiale pour 2024 prévoyait une progression de 2 % en valeur des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales. Cette prévision a été réajustée à 1,8 %, sans d’ailleurs que l’on sache pourquoi. On a annoncé successivement que la croissance de ces dépenses atteindrait 7 % en exécution, puis 6 %, puis 5 %. On finira probablement l’exercice avec une hausse de 4,6 %.

On nous avait expliqué en juillet que la dérive des dépenses des collectivités territoriales atteignait 16 milliards, dont 10 milliards pour les dépenses de fonctionnement et 5 à 6 milliards pour les dépenses d’investissement. Ce n’est pas du tout le cas puisque, d’après mes derniers calculs, l’écart par rapport aux prévisions serait compris entre 7 et 8 milliards.

D’où sortaient ces prévisions ? Vous avez indiqué que la direction générale du Trésor ne vous associait nullement à l’élaboration d’une prévision réaliste d’évolution des budgets de fonctionnement.

Quant à la progression des investissements, elle avait été évaluée à 7,8 % en raison du cycle électoral. Or, si le bloc communal est concerné par les élections, ce n’est pas le cas des départements et des régions.

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi votre direction générale n’a pas été associée aux prévisions pour 2023 et 2024 ? C’est quand même assez curieux. Qu’en pensez-vous ?

Mme Cécile Raquin. Je vous confirme que je ne suis pas associée à ces prévisions. Comme je l’ai indiqué précédemment, cela peut s’expliquer par le fait que les prévisions réalisées par la direction générale du Trésor ne sont pas de même nature que celles que nous faisons en matière de finances locales. Celles du Trésor reposent sur des modèles et des paramètres macroéconomiques qui ne relèvent pas de la compétence la DGCL, notamment en matière d’inflation et de croissance. Les rôles de deux administrations sont différents.

Les anticipations finalement retenues reposaient sur deux éléments : les prévisions, d’une part, et un choix politique à l’occasion de la LPFP, d’autre part. Ce dernier consistait à demander aux collectivités locales de faire progresser leurs dépenses au même rythme que celui de l’inflation en 2023, puis de les faire évoluer à 0,5 point en deçà de l’inflation lors des années suivantes.

Ce n’était pas seulement une prévision. C’était aussi le choix d’un certain niveau de dépenses des collectivités territoriales. Le projet de LPFP comprenait d’ailleurs un article 23 qui prévoyait un mécanisme de correction destiné à s’assurer que les collectivités territoriales respecteraient l’objectif fixé. Cela montre bien que, pour les concepteurs de la LPFP, cet objectif ne serait pas atteint spontanément et qu’il fallait un dispositif de maîtrise des dépenses de fonctionnement pour y arriver.

S’agissant des dépenses de fonctionnement effectivement constatées, nous confirmons que la dernière Spocc fait état d’une progression de 5,9 % par rapport à la même date en 2023. Cela correspond à ce que l’on pouvait anticiper, mais ce niveau est bien supérieur à celui qui était prévu par la LPFP.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez pas répondu s’agissant de l’exercice 2023.

Mme Cécile Raquin. Comme je l’ai indiqué dans une réponse précédente, nous n’avons pas produit d’analyse en 2023 car nous ne disposions pas des comptes définitifs permettant d’apprécier l’écart par rapport à la trajectoire fixée par la LPFP. Nous avons commencé nos analyses en 2024 sur la base des comptes clos de 2023.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Comment se fait-il que la chute des recettes issues des DMTO ait été sous-estimée en 2023 et en 2024 ? Avez-vous été associée aux prévisions ?

Mme Cécile Raquin. Non. La DGFIP suit les encaissements des DMTO mois par mois et elle signale si des difficultés sont à prévoir en cours d’année.

Dès la mi-2022, nous avions perçu que la tendance était à la baisse, sans pouvoir évaluer quels seraient les résultats de manière précise. Les signes d’un retournement du marché immobilier apparaissaient tous très clairement. On savait que la hausse des taux d’intérêt aurait nécessairement une influence sur le coût des emprunts pour les ménages, et donc sur le nombre de transactions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Cependant, les recettes des DMTO ont été évaluées à 18 milliards tant en 2023 qu’en 2024. Avez-vous dit à la direction générale du Trésor qu’il n’était pas possible de maintenir de telles prévisions alors que l’on assistait à une chute du marché immobilier ?

Mme Cécile Raquin. Il est exact que nous n’avons pas eu d’informations sur l’estimation finale du niveau de ces recettes, même si nous voyions quelle était leur tendance. Au bout du compte, les DMTO ont atteint 16 milliards en 2023 et il est plus facile, rétrospectivement, de comprendre pourquoi.

Les Spocc nous sont transmises tous les mois, mais nous n’avons pas la capacité d’expertise ni l’accès au détail des encaissements qui permettraient d’analyser avec plus de précision l’évolution des recettes par rapport à l’année précédente. La DGFIP pourrait vous répondre sur ce point. Nous pouvions seulement parler de tendance.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Trouvez-vous normal que la DGCL ne soit pas du tout associée aux prévisions s’agissant des finances locales ?

Mme Cécile Raquin. Nous y sommes associés car nous participons aux débats interministériels en fournissant nos analyses aux ministres chargés des collectivités territoriales et des finances, ainsi qu’à tous les membres du gouvernement qui le souhaitent. Nous pesons ainsi sur les décisions qui sont prises in fine par les ministres.

Pour autant, comme je l’ai indiqué dans les documents que je vous ai communiqués, il est possible d’améliorer certains points. Si une nouvelle trajectoire d’ajustement des finances publiques était décidée, il serait utile que la DGCL dispose des éléments sous-jacents des prévisions. Cela nous permettrait d’expliquer la méthode retenue aux collectivités et d’aborder le sujet de la bonne gouvernance des finances locales, afin de susciter l’adhésion aux objectifs fixés par une loi de programmation.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous avez évoqué l’article 23 de la LPFP. Pourquoi le dispositif de régulation qu’il prévoyait n’a-t-il pas été mis en œuvre ? Y a-t-il eu des réflexions à ce sujet ?

Mme Cécile Raquin. L’article 23 figurait dans le projet de LPFP, mais il a me semble-t-il été supprimé par la commission des finances du Sénat et n’a pas été rétabli lors de la suite de la discussion du texte. Cet article ne fait donc pas partie de la loi finalement adoptée.

Il avait suscité une très forte opposition des élus locaux, qui y voyaient une résurgence des contrats dits de Cahors, dont l’exécution avait été interrompue au moment de la crise du covid.

M. le président Éric Coquerel. La citation que j’ai faite de votre courrier du 24 septembre est certes suivie par des considérations sur le fait que les collectivités sont en mesure de contribuer à l’effort. Mais vous dites bien également qu’on ne peut pas les tenir responsables d’une dégradation générale du solde public au regard de la trajectoire de la LPFP. Peut-on considérer, oui ou non, que la situation des finances locales a contribué aux écarts de prévisions en matière de recettes et de dépenses des administrations publiques ?

Mme Cécile Raquin. Oui, c’est un fait puisque l’on constate bien un écart en fin d’année par rapport à la trajectoire qui était fixée dans la LPFP. Comme je l’ai indiqué, se pose également la question de l’évolution des recettes et des dépenses des collectivités locales pour contribuer à l’effort de redressement des comptes.

M. le président Éric Coquerel. Le solde des Apul est bien entendu intégré à celui de l’ensemble des administrations publiques. Ma question portait davantage sur la responsabilité en matière d’écarts entre la prévision et l’exécution. On sait que les recettes ont augmenté moins que prévu et les causes des écarts sont documentées. Vous avez indiqué que l’on ne peut pas rendre les collectivités locales responsables de la dégradation générale du solde public par rapport à la trajectoire de la LPFP. Les évolutions à l’origine de l’augmentation du déficit étaient-elles tellement imprévisibles ?

Mme Cécile Raquin. Les recettes ont en effet baissé davantage que ce qui était prévu, notamment s’agissant des DMTO et de la TVA. Ces mouvements n’étaient pas prévisibles par les collectivités locales. En revanche, elles n’ont pas maîtrisé leurs dépenses d’investissement et de fonctionnement, notamment parce que les effets du cycle électoral se sont fait sentir plus tôt et ont été plus importants que prévu. Le rythme de progression des investissements des collectivités locales est ainsi quasiment deux fois supérieur à celui prévu par la LPFP.

Je reconnais avoir du mal à répondre plus précisément à votre question car la notion de responsabilité implique un jugement d’ordre moral ou politique. Or je n’en porte pas.

M. le président Éric Coquerel. Je l’ai bien compris. Cependant, la dégradation aurait-elle dû être anticipée ? Ceux qui ont réalisé les prévisions ne sont-ils pas au fond davantage responsables du déficit constaté que les collectivités locales ?

Mme Cécile Raquin. Cela nous ramène au débat sur l’élaboration des prévisions de recettes. Encore une fois, cela dépasse le domaine de compétence de la DGCL. L’évolution des recettes était, me semble-t-il, largement imprévisible – en tout cas s’agissant des DMTO et de la TVA.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez indiqué que l’écart par rapport aux prévisions de solde des Apul atteignait 5,5 milliards en 2023 et 15 milliards en 2024, à comparer avec un écart de prévision de 57 à 60 milliards pour l’ensemble des administrations publiques au cours de ces deux années. Même si vous avez raison de dire que les collectivités locales ne sont pas responsables de cet état de fait, monsieur le président, un tiers de l’écart par rapport aux prévisions est en tout cas lié à leur situation.

Mme Cécile Raquin. On peut en effet traduire les chiffres de cette manière. Savoir quelle est la responsabilité de chacun relève d’un débat d’une autre nature.

M. Joël Bruneau (LIOT). J’ai bien compris qu’il était assez logique que la DGCL ne soit pas associée aux prévisions macroéconomiques établies par la direction générale du Trésor. En revanche, afin de mieux piloter les finances publiques, ne serait-il pas pertinent de prévoir des échanges réguliers entre la DGCL et la direction générale du Trésor sur les conséquences des prévisions de cette dernière concernant les finances des collectivités ?

Ainsi, on pouvait facilement anticiper au début de 2024 que les dépenses du bloc communal allaient augmenter sous l’effet en année pleine de la revalorisation du point d’indice de la fonction publique et de la forte augmentation du coût de l’énergie. À Caen, dont j’ai été maire, ces deux facteurs conduisaient à une augmentation des dépenses de 6 millions pour un budget de fonctionnement de 150 millions.

La hausse des dépenses était d’autant plus probable que la revalorisation forfaitaire des valeurs locatives avait atteint 7,1 % en 2023, contribuant ainsi à la croissance des recettes.

Je m’étonne donc qu’il ait fallu attendre le mois de juillet pour constater l’augmentation des dépenses, sachant en outre que les années 2024 et 2025 sont évidemment caractérisées par d’importantes dépenses d’investissement en raison du cycle électoral – dont l’ampleur est accrue par les retards accumulés en 2020.

Mme Cécile Raquin. Nous sommes ouverts à toute proposition d’amélioration, concernant notamment le dialogue entre administrations de l’État. Sachez toutefois que les échanges sont déjà réguliers voire permanents.

Nous ne sommes pas associés aux prévisions de solde budgétaire inscrites dans les projets de lois de finances. En revanche, nous travaillons quotidiennement avec la direction du budget, la direction de la législation fiscale et la DGFIP pour traduire sur le plan budgétaire les mesures opérationnelles concernant les collectivités. Le partenariat est très étroit : nous nous transmettons nos analyses et nos données, et nous travaillons sur les mêmes chiffres.

La loi de programmation des finances publiques a fixé à la fois des prévisions et une trajectoire de redressement du solde public, présentée devant la Commission européenne. Les collectivités devaient s’associer à cette trajectoire. Toutefois, les sanctions initialement prévues à l’article 23 de ce texte au cas où elles ne le feraient pas ont été supprimées. Dès lors, la trajectoire était-elle d’emblée condamnée à rester lettre morte ? Les avis divergent sur ce point.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’éprouve un sentiment très étrange à l’issue de l’audition des hauts fonctionnaires concernés par les prévisions budgétaires des deux derniers exercices et leur dérapage historique.

Lors de la présentation des PLF pour 2023 et 2024, les dépenses ont été minorées. Ainsi, un budget en réalité aberrant apparaissait tenable sur le papier, ce qui arrangeait bien le pouvoir politique. Ensuite, pour justifier ces budgets mensongers, l’administration a plaidé l’erreur technique, s’est excusée, a promis de mieux faire et ainsi de suite. Encore une fois, cela arrange le pouvoir politique.

Plus les auditions progressent, plus je m’interroge sur l’éthique des hauts fonctionnaires. Il ne s’agit pas de les attaquer mais de poser une simple question – qui, pourtant, semble toujours scandaleuse. Un haut fonctionnaire doit à la fois la vérité au contribuable et la loyauté au ministre et au gouvernement, à qui il rend des comptes. À certains moments, cette situation suscite-t-elle des tiraillements ?

Il est difficile de tirer des informations précises de vos réponses et de celles de vos collègues. De deux choses l’une : soit c’est parce que vous êtes incapables de les fournir, au grand dam de ceux qui suivent cette commission d’enquête depuis l’extérieur et dont les commentaires ne sont guère élogieux, soit c’est parce que vous vous trouvez dans une position impossible, qui nécessiterait une clarification des règles déontologiques concernant les relations entre les différents pouvoirs.

Mme Cécile Raquin. Ni l’un ni l’autre. Le rôle du haut fonctionnaire est très clair. Il consiste à conseiller le ministre et à appliquer ses directives en toute loyauté. Dans les notes que j’ai transmises à votre commission d’enquête, j’écris les choses telles que je les pense et telles que mes services les analysent.

Nous essayons d’écrire des notes qui ne sont jamais politiques, mais toujours documentées, factuelles. Nous analysons des chiffres et nous bâtissons des raisonnements que nous expliquons au ministre, puis nous lui proposons des solutions variées. Ensuite, si le ministre nous demande d'approfondir telle ou telle solution, nous le faisons. Dans le débat interministériel, nous faisons valoir la position de la DGCL.

Je prends souvent position de manière claire auprès du ministre, afin de permettre au pouvoir politique de prendre des décisions éclairées. Une fois que la décision est prise, tous les hauts fonctionnaires l’appliquent avec une entière loyauté, en essayant de trouver les solutions techniques les plus pertinentes et les plus faciles à appliquer, par exemple dans les budgets locaux. J’exerce mes fonctions dans un état d’esprit de loyauté totale envers le pouvoir politique, et de vérité totale envers le ministre, dans la confidentialité des échanges avec lui, en amont de la prise de décision.

M. le président Éric Coquerel. Merci.

10.   Mercredi 18 décembre 2024 à 9 heures – compte rendu n° 68

La Commission auditionne M. Thomas Cazenave, ancien ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([10]).

M. le président Éric Coquerel. Notre audition de ce jour se tient dans le cadre de nos travaux destinés à « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis. Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également le faire. Le président et les rapporteurs procéderont, s’ils l’estiment nécessaire, à des relances si des réponses leur semblent insatisfaisantes.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Nous recevons ce matin M. Thomas Cazenave, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics jusqu’en septembre 2024.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Thomas Cazenave prête serment.)

M. Thomas Cazenave, ancien ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je tiens d'abord à vous remercier pour votre invitation à m’exprimer devant cette commission d'enquête qui me paraît bienvenue. J'ai lu et entendu beaucoup de commentaires inexacts, voire mensongers et l’ensemble des auditions auxquelles vous procédez vous donneront l’occasion de rétablir certains faits indispensables pour comprendre les écarts dans les prévisions et donc éviter que nous y soyons à nouveau confrontés. Avant de revenir plus en détail sur le déroulé des événements, je souhaite partager avec vous quelques éléments de fond.

Les premiers concernent les écarts de prévisions budgétaires, sur lesquels porte votre commission d’enquête comme le montre son intitulé même. Je souhaite rappeler ici qu'il n'y a pas eu de dérapages des dépenses de l'État. C'est un point fondamental sur lequel j'insiste : les dépenses de l'État ont été tenues. En 2023, elles ont été inférieures de 7 milliards d'euros au budget prévu. À la fin de l'année 2024, elles seront de 6 milliards inférieures au niveau fixé dans le projet de loi de finances, si l’on se réfère aux données inscrites par le gouvernement dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Il n'y a donc eu durant cette période ni laxisme, ni fuite en avant. Nous avons maintenu un pilotage exigeant de la dépense de l'État dont l'exécution est inférieure aux prévisions. Ce que nous maîtrisions, à savoir les dépenses de l’État, nous l’avons maîtrisé.

Deuxièmement, les écarts constatés pour le déficit public en 2023 et en 2024 concernent principalement les pertes de recettes et les dépenses des collectivités. Pour l'année 2024, le montant global de ces écarts s'élève à une cinquantaine de milliards d'euros : 80 % sont imputables aux pertes de recettes, le solde au dynamisme des dépenses des collectivités territoriales. Parmi ces recettes, il faut distinguer l'impôt sur les sociétés (IS), qui pèse pour plus d'un tiers dans l'écart des prévisions, soit un peu plus de 14 milliards d'euros selon les données inscrites au PLFG. Un problème très sérieux d’évaluation des recettes se pose. Or la robustesse des estimations est centrale pour assurer un pilotage efficace de nos finances publiques.

C'est du reste un problème que nous avons déjà rencontré, hélas, dans le passé, avec des écarts négatifs, comme en 2023 et en 2008 lors de la crise financière, mais aussi des écarts positifs du même ordre de grandeur pour les années 2009, 2017, 2020 et 2021. Ces écarts, d'autres pays y ont également été confrontés : en Allemagne, une perte de recettes de plus de 50 milliards d'euros est attendue pour les prochaines années ; aux États-Unis, les services fiscaux ont constaté un écart de 625 milliards de dollars entre leurs prévisions de recettes et les impôts effectivement collectés sur l'année 2023.

Troisièmement, les travaux de la commission permettent, de mon point de vue, de tordre le cou à l'idée qu'il y aurait eu dissimulation, manipulation, procrastination. Les auditions des services confirment que nous avons agi en toute transparence, à partir du moment où nous avons pu disposer de faits correctement établis, après des premières orientations entourées d'aléas ou d'incertitudes. Dès le début de l'année 2024, sur la base d'informations solides, nous avons pris des mesures fortes parmi lesquelles le décret d'annulation de 10 milliards d'euros au mois de février et le lancement d’une mission de l'inspection générale des finances (IGF) sur les écarts de recettes. D'autres mesures ont été annoncées, notamment un plan d'ajustement pour poursuivre les efforts. Le contexte politique est cependant venu percuter la bonne mise en œuvre de l'ensemble de ces mesures.

Permettez-moi une dernière remarque. Vous êtes bien placés ici à la commission des finances pour savoir combien il est difficile de réaliser des économies. C'est d'ailleurs sur ce sujet que le gouvernement de Michel Barnier a été censuré. J'ai toujours soutenu que la situation était difficile et que les efforts devaient être partagés entre l’État, la sécurité sociale et les collectivités territoriales. J'ai tenu un discours de vérité sur la situation des finances publiques et proposé en conséquence des économies et des recettes nouvelles, avant même le début de l'année 2024. Dès août 2023, en effet, j'ai publiquement annoncé ma volonté de travailler sur le doublement des franchises médicales, en assumant les économies que cela impliquait. J'ai défendu devant vous, avec Bruno Le Maire, les fameuses coupes budgétaires du mois de février, qui ont été assimilées par certains à une politique dite d'austérité. Enfin, j'ai mis en avant la nécessité avec d'autres, dont certains parlementaires, de réaliser des recettes supplémentaires à travers, entre autres, la taxe sur les rachats d'actions et la taxe sur la rente des énergéticiens.

Après ces remarques préliminaires, je souhaiterais revenir plus en détail sur la fin de l'exercice 2023 et l'exercice 2024, ce qui me permettra d'éclairer les travaux des rapporteurs et de répondre aux questions qui ont été soulevées ou qui m'ont été adressées.

À l'automne 2023, nous sommes destinataires de notes, classiques à cette époque de l'année, sur les remontées des différents impôts. Le 9 octobre, une note plutôt rassurante du directeur général des finances publiques nous informe qu’il y aurait une plus-value de 600 millions sur la TVA. Le 16 octobre, les remontées de la direction générale des finances publiques (DGFIP) sur les principaux impôts montrent que les recettes vont être conformes, voire légèrement supérieures aux prévisions. Les prévisions de recettes pour le PLFG pour 2023 sont d'ailleurs jugées plausibles par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), le 27 octobre 2023. Le 30 octobre, une note sur les encaissements des principaux impôts à la fin du mois de septembre met en lumière quelques écarts négatifs, non consolidés et très provisoires, sans commune mesure avec les écarts qui seront constatés à la fin de l'année. Le 27 novembre, une note de la DGFIP sur les encaissements de TVA au 31 octobre fait état d’une dégradation de 1,2 milliard en comptabilité nationale. C’est la première fois qu’est établi un ralentissement de l'activité.

La première alerte est donnée dans la note du 7 décembre 2023. Je vais m'y arrêter un instant car elle constitue une étape clé, notamment pour comprendre ce qu’il était en notre pouvoir de faire à cette date. Elle pointe le risque de ne pas pouvoir atteindre l’objectif de déficit. Toutefois, les services recommandent expressément de ne pas communiquer au sujet des chiffres transmis car ils sont entourés de très nombreux aléas : ils ne sont pas suffisamment consolidés et fiabilisés. En tout état de cause, nous ne pouvons plus intervenir pour l'année en cours car le PLFG a été promulgué une semaine avant, le 30 novembre. Nous ne pouvons pas agir non plus sur le projet de loi de finances (PLF) pour 2024, cette note ne comportant aucun élément chiffré pour l'année à venir.

Le rapport interadministrations remis au début du mois de juillet précise que « compte tenu des incertitudes pesant sur les évaluations à ce moment de l'année, du calendrier d'adoption du PLF 2024 ainsi que de l'ampleur des travaux nécessaires pour en tirer les conséquences sur 2024, une analyse chiffrée, robuste et étayée de leurs éventuels effets sur les prévisions 2024 inscrites au PLF n'a pu être menée ». Ces conclusions rejoignent le rapport de l'inspection générale des finances (IGF) qui ne dit pas autre chose. Deux sources différentes s’accordent donc sur les raisons pour lesquelles il était impossible de prendre en compte la note du 7 décembre pour 2024. Par ailleurs, comme l'a indiqué lors de son audition devant votre commission la directrice du budget, modifier un article d'équilibre à partir de prévisions nouvelles implique non seulement de rentrer un nouveau chiffre mais aussi de revoir toute la copie budgétaire. Le 7 décembre, ce n'était plus possible, l'IGF insistant même sur l'aléa élevé existant à cette date.

Cette note fait état d’un risque et Bruno Le Maire et moi-même en informons la Première ministre en soulignant la nécessité d'en faire un sujet prioritaire et de prendre des mesures fortes. Je n'ai pour ma part pas compris l'émoi suscité chez certains par l'envoi de ce courrier qui relève du fonctionnement classique du travail gouvernemental. Nous devons nous préparer à prendre de nouvelles décisions et ce sera chose faite dès le début de l'année 2024.

Le 16 février, les services de Bercy établissent les budgets économiques divers, comme chaque année à cette période. Nous prenons alors connaissance de l'ampleur exacte de la dégradation de la fin de l'année 2023 ainsi que des premières conséquences pour l'année 2024 et même des suivantes. Notre réaction est immédiate, avec la publication d'un décret d'annulation de 10 milliards d'euros, le 21 février. Cette décision était, à mon avis, la plus appropriée, car c'est celle qui permettait d'agir le plus vite. Au-delà même des 5 milliards d'euros liés à la taxe sur l'électricité actés par Bruno Le Maire dès le mois de janvier et des 10 milliards du décret d'annulation, nous travaillons à un plan de plus de 10 milliards d'efforts supplémentaires destiné à contenir les effets sur 2024 de la perte de recettes enregistrée en 2023, estimée à cette date à un peu plus d'une vingtaine de milliards. Il repose sur des efforts supplémentaires demandés à l'État, sur des recettes nouvelles mais aussi sur des mesures de nature réglementaire concernant notamment les indemnités journalières, le champ de la santé et la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL). Cette réaction immédiate est cohérente avec l'impact estimé de la chute des recettes sur notre trajectoire.

Au moment de la présentation du programme de stabilité (PSTAB), en avril, nous intégrons la nouvelle hypothèse de croissance ramenée en février de 1,4 % à 1 % par Bruno Le Maire ainsi que les conséquences des écarts de recettes. Un nouvel objectif de déficit public est fixé à 5,1 %. Il nous paraît alors possible de l’atteindre grâce à la mise en œuvre de l'intégralité du plan de redressement que nous avons bâti.

Au mois de juillet, pour les budgets économiques d'été – là encore selon un calendrier tout à fait classique –, les services procèdent à deux nouvelles actualisations, l’une touchant aux recettes, avec une nouvelle perte estimée à 5,6 milliards, l’autre liée à la dynamique des dépenses des collectivités territoriales. Pour la première fois, au regard notamment des remontées issues des votes des budgets primitifs, le Trésor ajuste à la hausse ces dépenses : elles dépassent de 4 milliards l'objectif fixé dans la loi de programmation des finances publiques (LPFP).

Nous continuons à agir, mais dans les limites de nos prérogatives de ministres démissionnaires. Nous procédons alors à un gel important des crédits en portant la réserve de précaution à 16,5 milliards pour permettre au prochain gouvernement d'annuler des crédits en fin d'année, lors du projet de loi de fin de gestion, et tenir ainsi nos objectifs. Nous poursuivons la préparation de mesures de recettes à intégrer au PLF 2025, notamment la taxe sur les rachats d'actions et la taxe sur les énergéticiens. Nous préparons également un budget comportant 15 milliards d'économies sur les dépenses relevant du champ de l'État, dans le cadre des lettres plafonds envoyées par le Premier ministre de l'époque, Gabriel Attal.

Le 11 septembre 2024, quelques jours avant de quitter nos fonctions, alors que Michel Barnier est déjà Premier ministre, Bruno Le Maire et moi-même recevons une note d'actualisation qui fait état de nouveaux écarts très importants. À peine un mois après la dernière prévision de recettes élaborée lors des budgets économiques d'été, sont établies de nouvelles pertes de recettes, de l'ordre de 9 milliards, qui portent à plus de 40 milliards leur montant total, qui aura été révisé à trois reprises. En outre, les premières remontées comptables de la DGFIP mettent en évidence une dynamique très soutenue des dépenses des collectivités territoriales : selon l'estimation des services, la hausse serait de 16 milliards, soit environ 0,5 point de déficit public supplémentaire.

Je m'arrête un instant sur les hypothèses retenues pour les collectivités territoriales lors de la présentation du programme de stabilité, point qui fait l’objet de questions qui m'ont été adressées par les rapporteurs : il était prévu une progression de 1,8 % pour les dépenses de fonctionnement, soit 0,5 point de moins que l’inflation, et de 7,8 % pour les dépenses d'investissement afin de tenir compte du cycle électoral. Concernant les dépenses de fonctionnement, nous avons repris strictement l'objectif fixé dans la loi de programmation des finances publiques. Il s’agissait d’un objectif partagé non contraignant, assumé publiquement vis-à-vis des élus et discuté au sein du Haut Conseil des finances publiques locales. Ce choix étant inscrit dans la loi, il ne me semblait pas possible de retenir une hypothèse différente. Par ailleurs, nous n'avions pas de raison de penser a priori qu'en misant sur la confiance et non sur la coercition, conformément à une demande répétée des associations d'élus, nous n'atteindrions pas cet objectif qui traduisait la nécessité de partager les efforts après le « quoi qu'il en coûte ».

À compter du 11 septembre, alors même que les dépenses de l'État étaient, je le rappelle, tenues, ces deux nouveaux dérapages nous laissaient penser qu’il n’était plus possible d’atteindre l’objectif de 5,1 %, même en prenant toutes les mesures législatives et réglementaires sur lesquelles nous avions travaillé. C’était désormais un objectif de 5,5 % qu’il fallait envisager.

Je suis conscient d’avoir été un peu long mais il me paraissait utile, pour vos travaux, de revenir avec précision sur cet enchaînement.

Pour conclure, j’insisterai sur trois points. Premièrement, dès que nous avons disposé d’informations solides, Bruno Le Maire et moi-même avons tenu à les partager, en particulier avec le Parlement. C’est ainsi que j’ai été auditionné, comme le ministre de l’économie, pendant plus de vingt heures par l’Assemblée nationale et le Sénat, devant leurs commissions des finances respectives et devant la mission d’information du Sénat sur la dégradation des finances publiques.

Deuxièmement, dès que les constats sur les recettes puis les dépenses des collectivités ont été dressés, nous avons agi à chaque étape, en actionnant les leviers à notre disposition et en tenant compte du contexte politique.

Troisièmement, je considère que nous avons rencontré un problème très sérieux d'estimation des recettes, dont nous devons tirer toutes les conséquences pour nous prémunir contre de tels écarts dans les années qui viennent. Ils proviennent en toute hypothèse de difficultés à correctement estimer les recettes en sortie de crise. Le rapport de l'IGF de juillet esquissait quelques pistes opérationnelles, tout comme le Sénat dans le cadre de sa mission d'information. De mon point de vue, il faut aller plus loin dans l'instruction et examiner de plus près les modèles sous-jacents aux prévisions de recettes et la manière dont sont pris en compte les contextes de sortie de crise.

M. le président Éric Coquerel. Selon moi, ces écarts tiennent avant tout à une surestimation des résultats des politiques menées depuis 2017, particulièrement en 2023 et 2024. Cela explique les points de départ retenus, à partir des analyses des services, dans la LPFP ou le PSTAB et les anticipations qui ont été faites des comportements des différents agents économiques. Comme je l’ai indiqué lors de l’audition de Bruno Le Maire, le débat porte donc aussi sur la politique économique.

Il suffit de regarder le bilan depuis 2017. La croissance n’a pas été aussi forte que prévu, le nombre de travailleurs pauvres a explosé, le chômage n'a pas baissé dans des proportions telles que l’on puisse dire que le chômage de masse a disparu – on observe même une remontée –, la réindustrialisation est fragile, comme le souligne la Cour des comptes dans son rapport, et plus largement, un problème de pouvoir d’achat se pose, particulièrement pour les sept premiers déciles de la population.

Pour 2024, les écarts constatés s'expliquent moins par un dérapage imprévu que par des hypothèses de départ irréalistes. Dans son avis de septembre 2023, le HCFP a effectivement indiqué que la prévision de croissance de 1,4 % était plausible, comme certains se plaisent à le rappeler, mais n’oublions pas qu’il a souligné aussi qu’elle reposait sur une vision optimiste de tous les postes de la demande – consommation, investissement, exportations. Il a rappelé notamment les « incertitudes importantes qui entourent l'analyse de la situation économique, du fait en particulier des difficultés actuelles à comprendre de nombreux comportements ». On ne peut donc pas dire que cet avis a validé, sans la moindre réserve, les estimations du gouvernement.

Pour 2023, l'inspection générale des finances estime dans son rapport que 20 % de l'écart s'explique par des facteurs internes – modèles utilisés, hypothèses plus ou moins favorables – correspondant à la part évitable. En réalité, c’est même plus que 20 % puisque dans les 80 % restants, l'IGF intègre les mauvaises anticipations du comportement des acteurs, notamment en matière de consommation et d’épargne. Or estimer que les ménages vont réduire leur épargne relève d’une hypothèse qui n’a rien de technique : c’est considérer qu’ils n’ont pas à se prémunir contre les aléas de l’avenir car leurs conditions de vie sont satisfaisantes et que les plus riches, dont l’épargne n’a fait que croître, vont faire ruisseler les richesses qu'ils ont pu accumuler, notamment grâce à la politique fiscale menée depuis 2017. Autrement dit, c’est partir du postulat que vos politiques économiques fonctionnent, or ces études montrent exactement l’inverse.

En 2023, avez-vous jugé plausible l'hypothèse d'une réduction de l'épargne des ménages et d'une augmentation de leur consommation ? Les conséquences des tours de vis sur leur niveau de vie ne vous ont-elles pas alertés ?

M. Thomas Cazenave. Au risque de vous décevoir, je considère que le problème auquel nous sommes confrontés renvoie non aux choix de politique économique mais à l’estimation des recettes en sortie de crise.

De tels écarts ne sont pas sans précédent, qu’ils soient positifs ou négatifs comme en 2008. Les montants de recettes par impôt procèdent non pas d’arbitrages politiques mais de travaux techniques menés par les services de différentes directions. Tout l'objet de la commission d’enquête est de comprendre les mécanismes qui expliquent ces écarts pour éviter que nous y soyons à nouveau confrontés. Pour assurer un bon pilotage de nos finances publiques, il nous faut des modèles et des prévisions les plus justes possible.

On va bien au-delà du champ de cette commission d'enquête avec ces faux procès lancés contre nos politiques qui ont eu de bons résultats. Vous citez vous-même, monsieur le président, le rapport de l'IGF. Or il souligne que 80 % des écarts sont dus à des facteurs externes, ce qui veut dire qu’ils n’étaient pas anticipables. Ils ne dépendent pas de choix, ou selon vous de partis pris, dans les hypothèses retenues. Quels sont les bons taux d’ajustement en matière d’épargne ? Je n’en sais rien. La responsabilité d’un ministre de l’économie ou d’un ministre des comptes publics n’est pas d'arbitrer finement les sous-hypothèses de rendements des impôts.

Je le redis ici, avec une clarté quasi notariale, l'enchaînement des événements montre que c'est un problème d'évaluation de recettes qui est en cause, comme d’autres l’ont dit de manière convergente au cours des auditions précédentes.

M. le président Éric Coquerel. Vous pouvez bien sûr considérer que la commission doit se consacrer aux problèmes techniques qui expliqueraient ces écarts. Il n’en demeure pas moins que nous posons les questions que nous souhaitons et je vous demanderai de bien y vouloir répondre. L'hypothèse d'une réduction de l'épargne des ménages était-elle plausible, selon vous ?

M. Thomas Cazenave. L’objet de la commission d’enquête, monsieur le président…

M. le président Éric Coquerel. Vous pouvez avoir un avis sur son objet mais je ne vous demande pas de décider des limites des questions posées.

M. Thomas Cazenave. Je vous répondrai en rappelant que, selon son intitulé même, la commission d’enquête vise à « rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 ». Pardon de vous rappeler certains faits, mais c’est l’IGF elle-même qui a souligné que 80 % sont dus à des facteurs externes.

M. le président Éric Coquerel. Excusez-moi mais les travaux de la commission d’enquête ne se limitent pas à rechercher et étudier les causes techniques de ces variations. C’est à nous de comprendre la nature de ces causes. Nous sommes plusieurs à considérer que lors de l’élaboration de la LPFP et du PSTAB, vous avez surestimé les résultats de vos politiques économiques. Prendre en compte le poids de ces choix politiques est, à mes yeux, plus important que de rechercher s’il y a eu ou pas dissimulation. Je vous remercie de bien vouloir répondre aux questions que l’on vous pose.

Selon vous, ce ne sont pas les dérapages dans les dépenses de l’État qui sont en cause – je suis content de vous l’entendre dire, d’autant que leur part dans le PIB baisse depuis 2017 – mais des écarts dans les recettes. Lors des rectifications que vous avez été amenés à faire en 2024, notamment avec l’annulation des crédits proposée en janvier et la décision de gel, avez-vous considéré qu’il fallait agir de manière plus marquée sur les recettes ou bien n’envisagiez-vous que des baisses de dépenses ?

M. Thomas Cazenave. Nous avons procédé en deux temps. Dans l’immédiat, nous avons agi sur les dépenses de l'État à travers le fameux décret d'annulation de 10 milliards d'euros. Puis, lorsque nous avons vu la situation se dégrader, nous avons mis sur la table des pistes de recettes supplémentaires avec deux mesures lancées par Gabriel Attal, alors Premier ministre, qui ont d’ailleurs fait l'objet de travaux de parlementaires : la taxe sur les énergéticiens et la taxe sur les rachats d'actions. Il n’y avait pas de tabou en ce domaine. Nous entendions construire un plan d’ajustement tenant compte des pertes de recettes.

M. le président Éric Coquerel. Il y a eu tout un débat, que le ministre de l’économie a porté sur la place publique, sur la nécessité de présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR). Bruno Le Maire comptait surtout y inscrire des baisses de dépenses mais cela ouvrait aussi la voie à des modifications concernant les recettes. Quelle était votre position dans les discussions qui ont eu lieu entre Bruno Le Maire, Gabriel Attal et d’autres ?

M. Thomas Cazenave. J’ai dit publiquement que j'étais favorable à un PLFR. Toutefois, selon moi, ce n’était pas la question première. Lorsque vous devez corriger votre trajectoire du fait d’une perte très importante de recettes, ce qu’il faut d’abord avoir en vue, c’est l’objectif que vous vous fixez, en l’occurrence nous voulions ramener le déficit public à 5,1 % du produit intérieur brut. C’est ensuite les leviers que vous pouvez actionner pour l’atteindre. Nous avions deux chemins possibles : le PLFR ou une palette de mesures. Nous avons d’abord utilisé le volet réglementaire, avec le décret d’annulation. Nous avons ensuite piloté la sous-exécution des dépenses de l'État en fin d’année afin d’en annuler davantage dans le cadre du PLFG. Enfin, nous avons eu recours à des mesures fiscales rétroactives pour 2024 à inscrire dans le PLF 2025, que nous avons complétées par des mesures réglementaires. C'était un chemin crédible pour atteindre l'objectif que nous nous étions fixé.

M. le président Éric Coquerel. Je reviens à ma question. Au moment où la discussion sur le PLFR a eu lieu, quelle était votre position ? Étiez-vous plutôt du côté de Bruno Le Maire qui souhaitait en présenter un ?

M. Thomas Cazenave. Je me suis exprimé à un moment sur la nécessité de présenter un PLFR mais je le redis, l’enjeu premier était pour moi de savoir quel objectif fixer en matière de déficit public. Le recours à des mesures réglementaires permettait d’agir rapidement et de manière sécurisée alors que nous n’étions pas certains de pouvoir mener à son terme le PLFR, ceux-là mêmes qui le réclamaient n’étant pas forcément prêts à l’adopter. Nous avons donc choisi la solution qui nous permettait d'atteindre exactement le même objectif mais en prenant moins de risques.

M. le président Éric Coquerel. Lors de votre audition au Sénat, vous avez indiqué que la dégradation des finances publiques en 2024 s'expliquait à 75 % par de mauvaises prévisions et 25 % par l’augmentation des dépenses des collectivités. Lors de votre dernière audition devant cette commission en tant que ministre, vous aviez affirmé que les dépenses des collectivités avaient dérapé de 16 milliards d'euros. Pourtant, devant cette commission d'enquête, hier, Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales, a souligné qu'il ne s'agissait que d'une extrapolation des données disponibles en juillet 2024. Elle a présenté les réserves méthodologiques sur cette prévision qu'elle a développées de manière beaucoup plus précise dans sa lettre du 24 septembre, en indiquant notamment qu'on ne pouvait tenir les collectivités pour responsables de l'augmentation de ces déficits. Elle estime que le déficit des collectivités s’approcherait plutôt des 7 milliards. La prévision manquant de robustesse, ne peut-on conclure que l’appréciation de la dégradation du déficit a pu être exagérée ? Cette estimation présente un degré d'imprécision élevé qui a conduit à surévaluer les dépenses.

M. Thomas Cazenave. Le 11 septembre 2024, la direction générale du Trésor (DGT) a adressé une note, désormais connue de tous, aux ministres portant sur une actualisation de la prévision des soldes publics à la fin août 2024 effectuées à partir des remontées comptables recueillies fin juillet par la DGFIP. Elle faisait état d’un certain dérapage des dépenses réelles des collectivités territoriales par rapport aux hypothèses sous-jacentes que nous avions retenues : « Au total, les dépenses locales seraient supérieures de 16 milliards d'euros aux cibles retenues dans le programme de stabilité en l'absence de mécanismes de contrôle. La prévision annuelle reste toutefois incertaine, les données étant arrêtées fin juillet. » lit-on à la page 2. Quand j’ai été auditionné par votre commission en septembre dernier, le seul élément dont je disposais provenait de ces extrapolations élaborées à partir des données de fin juillet. Toutefois nous savons qu’en se fondant sur celles-ci, le Trésor parvient année après année à estimer le point d'atterrissage.

Par rapport à la quarantaine de milliards de moindres recettes, ces 16 milliards de dépenses supplémentaires des collectivités locales pesaient bien pour un quart dans le dérapage du déficit public.

M. le président Éric Coquerel. Compte tenu du fait que les dépenses des collectivités seront moitié moindres que le chiffre alors annoncé, pensez-vous qu’une telle appréciation était exagérée ?

M. Thomas Cazenave. Les dernières informations dont je dispose en tant que membre de cette commission figurent dans le projet de loi de finances de fin de gestion qui a retenu, me semble-t-il, un montant d’une grosse dizaine de milliards d’euros. Ces dépenses des collectivités locales pèsent donc in fine sur notre capacité à atteindre notre objectif de déficit public.

M. le président Éric Coquerel. Cécile Raquin a indiqué hier, lors de son audition, que le montant de ces dépenses serait plutôt de 7 milliards à la fin de l’année. Nous pourrons lui demander des précisions par écrit.

Ne pensez-vous pas, au regard des informations dont vous disposiez, notamment ce qui remontait des collectivités sur les effets de la non-indexation de la DGF, que le niveau de contribution des collectivités aux économies était trop optimiste ?

M. Thomas Cazenave. Cette hypothèse traduisait un choix politique d'effort partagé de redressement entre l’État, la sécurité sociale et les collectivités après le « quoi qu’il en coûte ». Cela étant, il était demandé aux collectivités non pas de baisser la dépense mais de la contenir à la valeur de l’inflation moins 0,5 %. Ce mécanisme avait été préféré à celui, plus coercitif, des contrats de Cahors. Il s’agissait d’une forme de contrat de confiance car nous avons les finances publiques en partage. Cet effort a été annoncé publiquement très tôt et a été débattu au sein du Haut conseil des finances locales. C’est une bonne méthode, qui repose sur la confiance, et je n’avais pas de raison de penser que les collectivités refuseraient de participer à cet effort collectif. Manifestement, sans mécanisme coercitif, nous nous sommes très largement éloignés de l’objectif puisque les dépenses de fonctionnement ont augmenté de 7 % et les dépenses d’investissement de 15 %.

En tout cas, une fois que cette hypothèse d’effort demandé aux collectivités était inscrite dans la loi de programmation des finances publiques, il me semble qu’il était très difficile de s’en éloigner.

M. le président Éric Coquerel. L’estimation de la loi de programmation n’était pas simplement technique : elle résultait d’un choix politique – ce qui est normal, puisque vous étiez ministre – de retenir des chiffres qui étaient cependant contestés. Peut-être ce point de départ était-il trop optimiste, ce qui expliquerait l’importance de l’écart.

Malgré la transmission par votre administration de prévisions de dégradation des recettes le 30 octobre, le 27 novembre, le 1er décembre et le 7 décembre 2023 puis le 24 janvier et le 16 février 2024, vous jugez qu’il ne faut pas communiquer sur ces variations et qu’il n’est pas nécessaire de prendre des mesures pour redresser le niveau des prélèvements obligatoires. En revanche, vous faites une publicité directe des prévisions d’un déficit de près de 16 milliards établies par le courrier du 24 septembre alors qu’il contenait de fortes réserves méthodologiques. Qu’est-ce qui l’explique ?

M. Thomas Cazenave. De quel courrier parlez-vous ?

M. le président Éric Coquerel. Il s’agit du courrier adressé au ministre par Mme Raquin le 26 septembre, et non le 24 comme je l’ai mentionné. À un moment donné, vous avez produit ce chiffre de 16 milliards, qui était une extrapolation incertaine.

M. Thomas Cazenave. Il faudrait que je vérifie si j’étais toujours ministre le 26 septembre.

M. le président Éric Coquerel. Il y a bien eu une communication sur ces 16 milliards par vous-même. Je souhaite comprendre pourquoi ce chiffre très précis, qui permet de placer la responsabilité sur les collectivités plutôt que sur votre politique, a été très rapidement divulgué alors que d’autres chiffres qui contrevenaient à vos estimations ne l’ont pas été, ce que Bruno Le Maire a assumé l’autre jour.

M. Thomas Cazenave. Ne me demandez pas de commenter une note que je n’ai pas reçue puisque je n’étais plus ministre depuis le 21 septembre. J’essaie de faire les choses de manière exhaustive et rigoureuse et cette note n’est pas dans mon dossier.

Ma note du 11 septembre alertait effectivement sur l’impact des dépenses des collectivités à hauteur de 16 milliards. J’ai donné toutes les informations qui étaient en ma possession au cours de mon audition devant votre commission. Si je ne l’avais pas fait, on m’aurait reproché de ne pas informer l’Assemblée nationale. J’essaie d’être précis dans mes réponses et lorsqu’on me demande d’expliquer l’écart du déficit public par rapport aux prévisions, je mentionne les écarts de recettes et le montant des dépenses des collectivités territoriales, qui s’est révélé supérieur à celui qui était attendu. Au moment où j’étais auditionné, les informations dont je disposais faisaient état de ce chiffre de 16 milliards.

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je n’ai jamais dit que les élus locaux étaient de mauvais gestionnaires. Je constatais simplement que la forte progression du besoin de financement des collectivités territoriales – j’ai compris qu’on préférait cette expression à celle de « déficit » – pesait sur le déficit public. Le débat sur les raisons de cette progression – transfert excessif de charges aux collectivités, revalorisation du point d’indice … – est légitime, encore faut-il s’entendre sur la réalité des chiffres. Celle-ci montre que l’écart s’explique à 75 %, voire 80 %, par des problèmes de recettes et par des augmentations de dépenses des collectivités territoriales.

J’ai mentionné ce chiffre de 16 milliards devant vous dans ma responsabilité de ministre, comptable devant le Parlement, et dans une exigence de transparence. Si je ne l'avais pas fait, on m’aurait reproché de ne pas avoir partagé la teneur de cette note avec le Parlement.

M. le président Éric Coquerel. Je n’ai pas dit que les élus étaient de mauvais gestionnaires. C’est la trajectoire que vous avez construite qui m’intéresse.

Je précise que le courrier exprimant les réserves méthodologiques que j’ai mentionnées a été envoyé à Mme Vautrin, et pas à vous. Vous avez cependant utilisé le chiffre de 16 milliards. Personne ne vous a dit qu’il devait être manié avec plus que des précautions ?

M. Thomas Cazenave. L’exercice des services de Bercy, notamment pour les prévisions de déficit, consiste à s’appuyer sur les informations, par exemple sur les remontées d’impôt, dont on dispose à une date donnée pour essayer de trouver le point d’atterrissage. J’ai par exemple devant moi les données fournies par la direction du Trésor en appui de la note. Elle regarde d’année en année si les dépenses à fin juillet permettent de bien modéliser la fin de l’année et elles y arrivent relativement bien. Ce n’est pas moi qui aie construit ce chiffre. Nous verrons en fin d’année si nous sommes très éloignés, ou pas, de l’exercice.

J’ai toujours été dans la transparence la plus totale avec le Parlement, tout en prenant les réserves qu'il fallait. On ne peut pas cacher la réalité telle qu’elle se présente devant nous, en l’occurrence que les dépenses des collectivités territoriales pèsent sur le déficit public, ce qui ne signifie pas que les élus locaux sont de mauvais gestionnaires. Il ne faut pas oublier que nous avons les finances publiques en partage.

M. le président Éric Coquerel. Le gouvernement qui vous a succédé a estimé, dans le cadre de ses travaux sur les économies à faire pour 2025, le déficit potentiel, à politique inchangée et en croissance naturelle, à 7,1 %. Comment évaluez-vous cette estimation ?

M. Thomas Cazenave. J’ai été très surpris qu’on utilise ce type de chiffres. Je ne comprends pas. Les services de Bercy réalisent des exercices très classiques où ils simulent une évolution si rien n’est fait, mais je ne connais pas un gouvernement qui ne prendrait aucune mesure, en dépenses ou en recettes. Nous avions préparé un projet de budget prévoyant 15 milliards d’économies dans le cadre des lettres plafonds transmises à chacun des ministres.

Cette estimation n’existe donc que dans un monde où chacun lèverait le crayon et laisserait tout dériver. Tel n’a jamais été notre état d’esprit. Je pense que nous avons démontré, avec Bruno Le Maire, notre volonté de nous attaquer à ce sujet au risque de l’impopularité, avec l’augmentation de la taxe sur l’électricité et avec les coupes budgétaires. On nous a d’ailleurs reproché de couper dans les services publics dans les lettres plafonds.

Je conteste ce chiffre dans la mesure où il n'existe pas. Il n’est qu’un chiffre théorique, classiquement utilisé dans les exercices de construction budgétaire.

M. le président Éric Coquerel. Pourquoi, à votre avis, a-t-il donc été utilisé ?

M. Thomas Cazenave. Je ne peux répondre que de mes décisions. Il faut poser cette question à celles et ceux qui ont utilisé ce chiffre.

M. le président Éric Coquerel. Je comprends que vous n’auriez pas utilisé ce chiffre et que d’habitude vous n’utilisez pas de tels chiffres. Manifestement, vous le jugez surestimé.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Lors de son audition, Bruno Le Maire a adopté une stratégie très caricaturale qui consistait à dire : « Tout va bien, circulez, il n’y a rien à voir. La faute revient aux parlementaires. Qui êtes-vous pour nous juger ? Nous avons tout fait parfaitement ».

Votre posture est différente. Je la décris sans doute à gros traits, et vous m’en excuserez, mais je comprends que, selon vous, 80 % de l’écart provient de mauvaises prévisions – dont la responsabilité incombe aux services qui étaient placés sous votre autorité – et 20 % provient de la gestion – vous ne parlez pas de « mauvaise » gestion, mais c’est subliminal – des collectivités territoriales. Votre action ne soulèverait donc aucune interrogation et ne susciterait aucune critique. L’humilité constitue-t-elle pour vous une vertu en politique ?

M. Thomas Cazenave. Peut-être mes réponses ne vous satisfont-elles pas car vous en cherchez d’autres, mais j’essaie d’être précis et argumenté. La réalité est que l’écart repose à 80 % sur un problème d’estimation de recettes. Les recettes ont été réévaluées à trois reprises. Je ne l’ai pas caché, je vous l’ai au contraire expliqué. J’assume ma responsabilité : nous avons défendu devant vous un projet de loi de finances avec les chiffres qui nous ont été fournis. Je n’ai pas d’autres éléments à apporter que la réalité telle que nous l’avons vécue et c’est comme cela qu’on fait avancer le débat.

Je récuse votre insinuation : je ne dis pas que les élus locaux sont de mauvais gestionnaires mais que, comptablement, 20 % de l’écart s’explique par une dynamique des dépenses des collectivités très supérieures aux prévisions. C’est la stricte réalité.

En revanche, vous avez omis de mentionner dans votre propos introductif que les dépenses de l’État, et il faut s’en féliciter, ont baissé en 2023 et en 2024. Pour les dépenses dont nous avions la parfaite maîtrise, les objectifs ont été tenus.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Avant de vous interroger sur le cadrage que vous avez opéré avec le ministre de l’économie, je voudrais vous interroger sur une note.

Vous avez fait la chronologie des notes en indiquant que la première des notes alertant sur une dégradation des recettes est datée du 30 octobre 2023. Toutefois, une note du 11 juillet adressée au ministre et signée par le directeur général du Trésor, Emmanuel Moulin, dont Bruno Le Maire nous a dit ne pas avoir eu connaissance, évoque la dégradation du solde public de 5,2 % du PIB en 2023 au lieu de 4,9 %.

Nous avons cette première note d’alerte en notre possession. Elle change la chronologie que vous avez évoquée. Elle intervient quelques jours après le deuxième tour des élections législatives et vous avez d’ailleurs dit que le calendrier électoral avait percuté le calendrier budgétaire, ce qui est peut-être une des raisons de l’existence de cette commission. Pourquoi ne pas avoir évoqué cette note ? Elle avance des explications à la dégradation du solde public : dégradation de l’environnement macroéconomique et recettes moins élevées que prévu, à hauteur de 8 milliards pour l’impôt sur les sociétés.

Je m'étonne que ni Bruno Le Maire ni vous-même n'évoquiez cette note devant notre commission. La chronologie est pourtant très importante puisque vous auriez pu sur ces bases modifier le projet de loi de finances pour 2024. Vous évoquez dans la chronologie des notes l'impossibilité, du fait des alertes tardives et du fait de la promulgation de la loi de fin de gestion, de modifier le projet de loi de finances pour 2024.

M. Thomas Cazenave. Je ne l’ai pas évoquée pour la simple raison que je n’en étais pas le destinataire puisqu’à cette date je n’étais pas ministre. Je ne peux commenter ce dont je n’avais pas connaissance.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Trouvez-vous normal que le ministre de l’économie ne l’évoque pas ?

M. Thomas Cazenave. Je n’ai aucun commentaire à faire sur une période pendant laquelle je n’étais pas ministre des comptes publics.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous devenez ministre quelques jours après, le 22 juillet. J’imagine que les services ont pu vous transmettre cette note, qui n’a rien d’anodin puisqu’elle alerte sur un premier dérapage des comptes publics. J’imagine aussi que vous avez eu des discussions quasi quotidiennes avec le directeur du Trésor sur un point aussi stratégique. N’a‑t‑il alors jamais évoqué cette note ? Si tel n’est pas le cas, je m’en trouverais encore davantage préoccupé par la capacité de pilotage politique du ministre que vous étiez.

M. Thomas Cazenave. Je ne commenterai pas une note dont je n’ai pas connaissance, que je n’ai pas lue. Je ne sais pas à quoi vous faites référence. Je ne sais même pas de quoi on parle.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Votre réponse me paraît extrêmement grave et préoccupante. Elle est révélatrice de la situation que cette commission doit traiter. Le fait que vous n'ayez pas eu connaissance d'une alerte de la direction générale du Trésor émise dix jours avant votre nomination au poste de ministre délégué aux comptes publics traduit un très grave dysfonctionnement du pilotage de l'État et de votre ministère.

Nous porterons le contenu de cette note à la connaissance de tous les membres de la commission. Elle présente trois facteurs agissant sur le solde public : recettes moins élevées que prévu de l’IS ; coût net des mesures de lutte contre les conséquences de la hausse du prix de l’énergie plus faible que prévu, avec un effet positif de 0,1 point de PIB sur le solde public ; risque de reclassement par le comptable national des obligations Océanes d’EDF en actions qui conduirait à une dépense supplémentaire de 2,4 milliards – ce dernier point n’a encore jamais été évoqué devant notre commission. La note évoque encore l’hypothèse d’un objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) en hausse de 0,8 milliard en 2023 et 1,4 milliard en 2024, alors que vous nous dites que les dépenses ont été parfaitement maîtrisées. Je constate donc que ma première question percute l’explication technique.

Je vous communiquerai cette note si le président en est d’accord.

M. le président Éric Coquerel. Bien sûr.

M. Thomas Cazenave. Je ne commente pas les notes dont je n’ai pas connaissance. C’est une règle absolue.

Je conteste néanmoins votre dernier point : la loi de finances de fin de gestion fait apparaître que nous avons moins dépensé que prévu en 2023 et en 2024 dans le périmètre des dépenses de l’État. Et c’est une bonne nouvelle.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Chacun en jugera.

Comment fonctionnait l’articulation du pilotage de Bercy avec le ministre de l’économie ? Le ministre de l'économie avait-il un regard permanent sur la situation des comptes publics ? Vous déléguait-il totalement cette responsabilité ? Une rumeur laisse entendre que le ministre de l’économie regardait tout cela de très loin pour vous laisser la responsabilité quasi exclusive de la situation des comptes publics, qui relève, il est vrai, du périmètre de votre délégation ministérielle.

M. Thomas Cazenave. J’étais ministre délégué auprès du ministre de l’économie Bruno Le Maire. Nous avons toujours travaillé très étroitement ensemble compte tenu de l’enjeu sur les finances publiques. Ces échanges très réguliers entre nous et nos équipes se faisaient dans le cadre de la relation classique d’un ministre de plein exercice et un ministre délégué.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Parmi les écarts très importants sur les recettes, il faut souligner que la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) a fait l’objet d’une très mauvaise estimation. Le niveau tarifaire mis en œuvre – 500 euros le mégawattheure – apparaît comme étant totalement irréel. Ce prix sur le marché de l’électricité n’a été en vigueur que pendant quelques jours au cours de l’été 2022.

Qui a choisi ce niveau de prix ? A-t-il fait l’objet d’un arbitrage politique ? Si oui, à quel niveau – le vôtre, celui du ministre de l’économie ou celui du Premier ministre ? Nous parlons d’un écart de plus de 10 milliards, avec 12 milliards d’inscriptions et 1,2 milliard de recettes réévaluées après une estimation de 600 millions. Vous évoquiez tout à l’heure le dérapage des dépenses des collectivités locales, comment expliquez-vous celui-ci ? Une erreur d’un à dix n’est pas anodine.

M. Thomas Cazenave. Le montant du rendement de la Crim a fait l’objet de révisions successives. Il me semble que, lors de son audition, le directeur général du Trésor a expliqué comment celui-ci avait été bâti par la direction de la législation fiscale et la Commission de régulation de l’énergie (CRE) qui ont essayé d'apprécier, en fonction des anticipations des prix de l'énergie, les montants attendus. Compte tenu des éléments techniques transmis par les services, la recette avait été réévaluée à 3,7 milliards pour le PLF 2024 et à 2,8 milliards pour le PLFG. Si j'en crois l'audition de Jérôme Fournel, le montant de la collecte s’est finalement élevé à 1,7 milliard, donc toujours en écart par rapport au PLFG, mais dans des proportions beaucoup moindres. Pour ma part, je n'ai pris aucun arbitrage politique sur le montant de la Crim.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À votre connaissance, cet arbitrage a été fait à quel niveau et par qui ?

M. Thomas Cazenave. Il s’agit pour moi d'une donnée d'entrée, préparée notamment par les services. Je n’ai participé à aucune réunion ni pris aucun arbitrage sur le montant in fine retenu, compte tenu des hypothèses sous-jacentes au calcul de cet impôt – un impôt nouveau, dont il était difficile d’estimer le rendement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Selon vous, seul un arbitrage purement administratif a été rendu, sans qu’aucun ministre n’ait eu à jouer un rôle ?

M. Thomas Cazenave. Ce n’est pas ce que je dis. Je dis que, pour ma part, je n'ai participé à aucune réunion ni aucun arbitrage permettant d'arrêter le montant de la Crim en fonction des hypothèses sous-jacentes.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’imagine que vous avez participé à de nombreuses réunions d'arbitrage budgétaire, notamment pour bâtir le PLF 2024. Est-ce que vous les avez faites fréquemment à l'Élysée, avec le président de la République ou avec le secrétaire général ? À quel niveau et à quelle fréquence ?

M. Thomas Cazenave. Quelques réunions d’arbitrage ont naturellement été menées au niveau du président de la République avec le Premier ministre, le ministre de l’économie et leurs équipes, comme cela se passe pour les grands équilibres de textes importants.

M. le président Éric Coquerel. La note de l'Inspection générale des finances (IGF) que l'on évoque depuis tout à l'heure sur la répartition 20-80 concerne l'année 2023 exclusivement, et pas du tout l'année 2024. Je le précise car les commentaires pourraient laisser supposer qu’elle concerne également l’année 2024.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Je précise que le point 6 de la note évoquée par le rapporteur Ciotti indique que les prévisions présentées sont soumises à des aléas importants détaillés dans la présentation jointe à la note.

Pouvez-vous confirmer que, pour l’année 2024, les grands agrégats de décalage entre la prévision et l’exécution sont les suivants : pour les collectivités territoriales, une vingtaine de milliards répartis entre dépenses et recettes ; pour la sécurité sociale, environ 8 milliards répartis entre 2 milliards de dépenses et 6 milliards de recettes ; 0,1 point de PIB pour la requalification par le comptable national évoquée par le rapporteur Ciotti. Pouvez-vous également confirmer que le solde est lié à des baisses de recettes de l’État ?

M. Thomas Cazenave. Je confirme. D’ailleurs, la comparaison entre le PLFG 2024 et le PLF 2024 permet de voir que les écarts que vous évoquez sont dus aux effets des nouvelles pertes de recettes, de la révision de la prévision de croissance, de la dynamique des dépenses des collectivités territoriales et de celles de la sphère sociale.

Cela n’a pas encore été évoqué, mais, pour l'année 2023, le changement de méthodologie retenue par l’Insee pour apprécier le montant du déficit public compte pour, de mémoire, 0,13 point de PIB. Des facteurs méthodologiques doivent donc également être pris en compte.

On retrouve donc bien le grand équilibre que j’évoquais lors d’auditions précédentes et dans d’autres formats : l’écart de solde s’explique à 75 % à 80 % par des écarts de recettes, le reste étant des écarts de dépenses par rapport aux prévisions dans le champ des collectivités territoriales.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Nous avons vu lors de précédentes auditions que les impôts relevant de l’État étaient entourés de nombreux aléas liés au comportement des ménages et des entreprises. Je pense notamment à la TVA, avec une augmentation des demandes de remboursement. Pouvez-vous nous donner des indications supplémentaires sur cette évolution de la TVA et sur l'impôt sur le revenu avec une augmentation des demandes de remboursement, notamment des crédits d’impôt services à la personne (Cisap) ? Concernant l’impôt sur les sociétés, partagez-vous le constat de la DGFIP d'une décorrélation entre l'excédent brut d'exploitation et le bénéfice fiscal ?

M. Thomas Cazenave. Les points que vous mentionnez doivent être, selon moi, au cœur des travaux à mener.

Faut-il revoir les modèles d’estimation de l’IS et du taux de corrélation avec l’excédent brut d’exploitation ? L’Institut des politiques publiques (IPP) a publié récemment une note montrant qu’un tiers de cet écart de recettes pèse sur l’impôt sur les sociétés, qui est très difficile à estimer, notamment en raison du cinquième acompte de l’impôt, qui peut avoir un énorme impact.

Il faut regarder, impôt par impôt, si les hypothèses sous-jacentes arrivent à capturer le comportement des acteurs économiques, notamment sur le taux d’épargne, l’excédent brut d’exploitation, les demandes de remboursement de la TVA, qui peuvent être par exemple liées au coût de la trésorerie en fonction du niveau des taux d’intérêt.

Mon expertise s’arrête là. Après avoir quitté mes fonctions, je ne dispose plus en effet de l’ensemble des éléments permettant d’expliquer finement l’écart entre les prévisions et la réalisation. Nous avions commandé un premier rapport à l'Inspection générale des finances pour y voir clair. Mais cet exercice n’était pas achevé lorsque j’ai quitté mes fonctions. Il fallait, selon moi, aller plus loin, notamment en regardant les modèles fins afin de les améliorer pour mieux capturer, particulièrement en sortie de crise, les prévisions d’impôts et ainsi mieux piloter nos finances publiques.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Peut-on dire que le modèle de prévision de recettes a été perturbé, qu’il est obsolète, inadapté à un monde où l’inflation a atteint 5 %, où les taux d’intérêt ont subi une décélération rapide et où près de 250 milliards d’argent public ont été injectés pour faire face aux multiples crises ? En d’autres termes, ce modèle d’avant-crise peut-il encore tenir après la crise ?

M. Thomas Cazenave. Je partage ce point de vue. La dernière fois que l’on a constaté des écarts négatifs aussi importants, c’était en 2008. On voit bien que ces modèles, bâtis sur le temps long, sur une forme de régularité, qui intègrent d’ailleurs l'élasticité, ne sont pas toujours adéquats en période de crise ou de sortie de crise. Tout le travail consiste à les rendre plus robustes, à les adapter à un environnement où l’inflation est plus élevée et où les incertitudes peuvent peser, notamment sur la croissance.

Sur la base des éléments dont je dispose, j’observe que les modèles ont manifestement du mal à bien prévoir, quand on se trouve en sortie de crise et que les grands indicateurs macroéconomiques ne sont pas dans la norme des trente dernières années.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez indiqué que les hypothèses d’une progression de 1,8 % en dépenses de fonctionnement et de 7,8 % en dépenses d’investissement avaient été retenues puisqu'elles étaient inscrites dans la LPFP. Mais à l’époque, le projet de loi n’avait pas encore été adopté et le Sénat avait rejeté l'article 23. Pourquoi, en l’absence d’un mécanisme de correction, avoir maintenu ces hypothèses ? Est-ce parce que vous pensiez que les collectivités maîtriseraient d'elles-mêmes leurs dépenses de fonctionnement ?

M. Thomas Cazenave. Il y avait, en effet, une incertitude. Je le redis, il était très difficile de prendre une autre hypothèse que celle qui figurait dans la loi de programmation. Est-ce que cet objectif était facilement atteignable sans mécanisme de correction ? Non, nous l’avons constaté.

J’ai cru, peut-être naïvement, que nous serions capables, avec les collectivités territoriales et les associations d'élus, de nous engager durablement dans des efforts partagés. Quand Élisabeth Borne a annoncé qu’il n’y aurait pas de mécanisme coercitif, répondant en cela aux attentes des associations d’élus, nous avons fait le pari de la confiance. C’est ce que nous avons proposé et qui a été mis à l'ordre du jour du Haut conseil des finances publiques locales (HCFPL) : bâtissons ensemble ce cadre très respectueux de votre autonomie, qui vous responsabilise, et que nous partageons – parce que les finances publiques, ce n’est pas uniquement l’affaire de l’État.

Manifestement, ce cadre n'a pas été intégré dans les décisions que les élus ont prises – j’ai pu le constater au conseil municipal de Bordeaux et à Bordeaux Métropole. Dans les débats, il n’en a pas été fait mention pour justifier de la nécessité de respecter l’évolution des dépenses de fonctionnement. Aujourd’hui, sans mécanisme coercitif, il est difficile de fixer une cible qui nous soit commune.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Ce que l'on comprend des auditions, c'est que si un PLFR pouvait servir à mettre en place une fiscalité sur les rachats d’actions et les superprofits dans l’énergie, le PLF pour 2025 pouvait tout autant le prévoir, de façon rétroactive. Par ailleurs, on sait que les annulations de crédit ont été d'une ampleur inédite. Dans ces conditions, partagez-vous l'analyse de Bruno Le Maire selon laquelle l’utilité première d’un PLFR aurait été de remettre la question des finances publiques au centre du débat ?

M. Thomas Cazenave. Après analyse des services de Bercy, il est apparu que nous pouvions prendre, hors PLFR, des mesures de recette en insérant des articles rétroactifs dans le PLF pour 2025. C’est ce que nous avons fait avec la taxe sur les rachats d’actions et la taxe sur les énergéticiens.

Je pense qu’un PLFR, par construction, permet d'avoir un débat politique, au-delà d’ailleurs de l’enceinte du Parlement. Mais je ne suis pas certain qu’il permette pour autant d’obtenir les résultats escomptés.

Pour ramener le déficit public à 5,1 %, nous avons choisi l’une des deux options : prendre des mesures réglementaires et des mesures rétroactives, sans passer par un PLFR dont nous entrevoyions les difficultés – les mêmes que celles rencontrées il y a quelques jours encore au sein de l’Assemblée. Mais on sait à quel point il est difficile de faire des économies. Il n’y a pas de majorité pour faire des économies.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Avez-vous le sentiment que la hausse, très importante depuis la crise sanitaire, des reports de crédits a perturbé la gestion infra-annuelle et pluriannuelle du budget de l'État ?

À quel moment avez-vous acquis la certitude que l'effet base des recettes en 2023 aurait un effet mécanique sur 2024 ?

M. Thomas Cazenave. C’est vers la mi-février, avec les premiers résultats des budgets économiques d’hiver – exercice classique –, que nous avons eu une estimation de l’effet sur 2024 de la perte de recettes fin 2023.

Un modèle sans reports ne serait pas nécessairement vertueux, puisqu’il inciterait l’administration à dépenser tous les crédits restants en fin d’année. En revanche, il ne faut pas que les reports soient trop importants. Après avoir pris beaucoup d’ampleur avec la crise sanitaire, ils baissent désormais chaque année.

Cela ne nous a pas empêchés, monsieur le rapporteur, de tenir la dépense de l'État : nous avons dépensé moins, en 2023, et nous aurons dépensé moins, en 2024, que ce qui était prévu dans les textes financiers initiaux. Mais je vous rejoins, il demeure nécessaire de réduire, de digérer progressivement ce qui est un effet de la crise : il en va ainsi des crédits au titre des plans de relance, qui viennent gonfler les reports d'une année sur l'autre et qu’il faut cantonner à un montant plus raisonnable.

M. le président Éric Coquerel. Pour revenir à la question de Mathieu Lefèvre sur le maintien des hypothèses de déficit des collectivités territoriales, alors que l’article 23 avait été rejeté, je me souviens très bien des débats sur le projet de LPFP : nous étions plusieurs à souligner que les chiffres ne correspondaient pas, qu’ils n’étaient pas plausibles, crédibles.

Pourrait-on supposer qu’en retenant de tels chiffres, il s’agissait pour vous de rendre présentable le budget, et les estimations budgétaires pour les années à venir, aux yeux de Bruxelles, notamment ? Autrement dit, quand vous mettez ces chiffres sur la table, avez-vous des doutes ou disposez-vous de suffisamment d’éléments pour estimer qu’ils sont exacts ? Est-ce juste de la naïveté ou une façon politique de prévoir la suite et de présenter le budget sous un jour plus favorable ?

M. Thomas Cazenave. Monsieur le président, lorsque je dispose d’éléments techniques, je le dis et j’essaie de les présenter. S’agissant des efforts partagés et de la contribution des collectivités territoriales – vous avez fait référence à l’article 23 du projet de LPFP, qui instaurait un mécanisme de « coercition » des collectivités –, vous dites qu’on est très loin de l’estimation. Mais il ne s’agit pas ici d’un sous-jacent, d’un impôt ou d’un montant de recettes qui obéirait à des logiques très techniques ; il s’agit d’un choix politique assumé.

Dire que les efforts devaient être partagés et demander aux collectivités de contribuer en ralentissant la croissance des dépenses était une décision à la dimension politique évidente. Elle venait s’inscrire dans une ligne que nous avons défendue, celle des efforts partagés, auxquels les collectivités ne pouvaient se soustraire.

M. le président Éric Coquerel. Certes, mais la programmation des finances publiques, ce n’est pas seulement une question de volontarisme et d’efforts partagés ; elle repose sur des estimations, sur l’évaluation des effets d’une politique. Or les chiffres relatifs au déficit ou à la croissance – je ne parle pas seulement des collectivités – étaient largement contestés. C’est l’une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles le projet de LPFP, au-delà de l’article 23, a été d’abord rejeté. À l'époque, pensiez-vous que ces hypothèses étaient tenables, imaginables ?

M. Thomas Cazenave. Le choix d’une hypothèse de croissance est une prérogative pleine et entière du ministre de l'économie, qu'il assume. Il comporte une dimension politique et est l’expression d’un volontarisme.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). À titre préliminaire, je voudrais rappeler que le Rassemblement national avait alerté sur l’intitulé de la commission d’enquête, soulignant par ma voix que « toute restriction de l'objet de la commission permettrait aux personnes auditionnées de ne pas répondre et de prétendre qu'une partie de la vérité relève d'autres sujets ». L’audition du ministre vient de le montrer, je le regrette. Cela prouve la mauvaise foi de ceux qui prétendent révéler la vérité mais ne sont là que pour saboter les conclusions de la commission. Je les comprends, c’est tout ce qui leur reste : plus la vérité se fait jour, plus le bilan est désastreux.

Monsieur le ministre, je n’ai pas saisi tout ce que vous avez dit – je m’interroge désormais sur ma capacité à comprendre le français. Il y a donc 64 milliards d’euros de dérapages sur deux ans par rapport aux prévisions budgétaires ; et pour vous, ces « écarts » sont dus, pour les trois quarts, à un problème de modèle technique – le mot précieux auquel vous vous rattachez –, pour le dernier quart à un problème de prévision concernant les collectivités territoriales. Sous serment, devant 40 millions de contribuables, vous affirmez donc que ces 64 milliards de dérapage budgétaire sont liés à un problème technique.

M. Thomas Cazenave. Personne, ici, n’entend saboter le travail de la commission d’enquête. Pour ma part, je suis venu avec les notes, je me suis efforcé d’être très précis. Vous dites ne pas avoir tout compris mais étiez-vous présent lors de mon propos introductif ?

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je l’ai entendu !

M. Thomas Cazenave. Je ne vous fais pas de procès d’intention, je vous pose la question. La réalité des chiffres, monsieur le député, c’est que l’écart de recettes représente entre 75 et 80 % de l’écart de déficit public ; le reste est dû aux dépenses des collectivités territoriales, supérieures à ce qui était estimé. En revanche, les dépenses de l’État ont été maintenues et sont même inférieures aux prévisions.

Ce sont les chiffres, c’est la réalité. J’essaie de vous décrire le plus précisément possible la réalité, du point de vue des comptes publics, et de vous exposer les raisons pour lesquelles on a assisté à ce dérapage du déficit.

M. le président Éric Coquerel. La question portait sur les causes. Sont-elles d’ordre technique, comme vous l’avez dit ?

M. Thomas Cazenave. Il faudra qu’un jour on se demande ce que recouvre le terme « technique ». J’essaie de vous expliquer comment cela fonctionne, comment on constate. À trois reprises, il a fallu réestimer les recettes. Je ne me demande pas si c’est technique ou pas, j’essaie de vous décrire la réalité, telle qu'elle est, telle que nous l'avons vécue. Mais parfois, j’ai l'impression que les éléments que j’avance ne correspondent pas à ce que vous attendiez, ce qui crée une forme de frustration.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ah non, je ne ressens aucune frustration. Pour que ce soit très clair pour les Françaises et les Français qui assistent à nos échanges – ils sont plus nombreux que ce que certains croient –, l'ancien ministre des comptes publics que vous êtes estime que le dérapage du déficit, de 64 milliards d’euros sur deux ans, est uniquement dû à une cause technique. Vous êtes très précis dans vos réponses et j’ai bien entendu, en suivant votre intervention grâce aux nouvelles technologies et à internet, la déclaration officielle du ministre Cazenave : ces 64 milliards de dérapage de déficit, c'est uniquement technique. Cela m’intéresse beaucoup ! Je vous rassure, je ne suis pas frustré du tout.

M. Thomas Cazenave. La réalité est celle que je vous décris. On a connu, les années précédentes, des problèmes d’estimation des recettes, soit qu’elles s’avéraient à la hausse – de très bonnes nouvelles –, soit qu’elles étaient finalement plus basses, comme dans les périodes de crise, en 2008 notamment. D’autres pays – les États-Unis, l'Allemagne – ont rencontré ces problèmes de surestimation en sortie de crise.

Mais que les Françaises et les Français qui nous regardent sachent que ce que nous pouvions parfaitement maîtriser, nous l'avons maîtrisé. Les dépenses de l'État ont été pilotées et elles sont inférieures à ce que nous avions prévu.

Après les multiples crises – de l'énergie, de l'inflation, du « quoi qu'il en coûte » –, les prévisions de recettes se sont révélées fragiles et des écarts très importants sont apparus. Je le regrette et je considère que c’est un sujet. Je suis heureux que la représentation nationale s'en saisisse et que les services de Bercy travaillent à améliorer ces prévisions. Je suis d’accord, il faut mieux piloter nos finances publiques. Mais je ne vois pas d'autre explication que celle que j’ai avancée.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si c'est un problème technique, pourquoi les techniciens n'ont-ils pas été licenciés ou du moins suspendus ? Si un modèle technique peut provoquer un dérapage de 64 milliards d’euros, pourquoi des enquêtes disciplinaires n’ont-elles pas été lancées ?

M. Thomas Cazenave. Quand c’est arrivé, monsieur Tanguy, notre première réaction a été de prendre en urgence des mesures de freinage de la dépense de l'État. Puis nous avons saisi l'Inspection générale des finances afin de disposer d’un audit indépendant. Le rapport, publié en juillet, contient des recommandations pour améliorer les prévisions. Ses auteurs soulignent le fait, et c’est important pour les services de Bercy, que ces écarts, à 80 %, n’étaient pas anticipables.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). L’IGF n’est pas indépendante !

M. Thomas Cazenave. Je comprends, monsieur Tanguy, que les explications ne vous conviennent jamais. Proposez donc la vôtre ! J’essaie de vous apporter, dans la plus grande transparence, des éléments. Je vous ai dit que l’Inspection générale des finances avait montré que ce n’était pas anticipable, à 80 %, que de tels écarts s’étaient déjà produits par le passé, que les modèles que nous utilisons sont construits sur le temps long et que certains indicateurs ont été percutés par le contexte – très forte inflation d'une part, très fort ralentissement désinflationniste d’autre part. Je ne peux pas vous donner d’autres explications, j’essaie de vous exposer les faits dont j’ai connaissance, afin d’éclairer la représentation nationale et d’alimenter, je l’espère, des propositions pour améliorer le pilotage des finances publiques.

M. le président Éric Coquerel. Excusez-moi, monsieur le ministre, mais à aucun moment le rapport indique que ces écarts de prévision n’étaient pas anticipables. Vous faites une extrapolation. Je me permets de le rappeler et de préciser que ce rapport concerne l’année 2023.

M. Thomas Cazenave. Je vous renvoie à la synthèse du rapport, où il est indiqué : « La mission a décomposé l’écart de prévision selon deux types de facteurs : les facteurs externes […] et les facteurs internes (modèles utilisés, hypothèses plus ou moins favorables […]. Ces derniers constituent la part évitable de l’écart de prévision. D’après les estimations […], [ces facteurs internes] représentent 20 % […] de l’écart. »

S’il faut, par esprit de responsabilité, améliorer les facteurs internes, les facteurs externes sont indépendants, extérieurs à nos modèles et à nos prévisions. Je ne pense pas dire ici autre chose que ce que j’ai dit précédemment.

M. le président Éric Coquerel. Lorsque vous dites qu’il est indiqué que ces écarts n’étaient pas anticipables, c’est une extrapolation.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Monsieur le président, vous reprochez au ministre d'avoir communiqué sur les 16 milliards de déficit des collectivités territoriales en 2024. C'est assez surprenant puisque vous passez votre temps à suspecter les ministres de ne pas avoir communiqué les informations qu'ils avaient en leur possession. Par définition, toutes les informations dont ils disposaient à partir du mois de février étaient des projections pour 2024. Je les remercie d’en avoir fait part.

Comme l'a précisé le ministre, il ne s’agissait pas d’un jugement de valeur sur le niveau de dépenses des collectivités territoriales – celui-ci pouvait peut-être s’expliquer en période de crise –, mais d’un fait : il y a bien un écart significatif entre ce qui était prévu et ce qui a été constaté.

La première de mes questions porte sur les recettes de l’impôt sur le revenu. Pouvez-vous confirmer qu’à partir de juin ou juillet, soit quelques semaines après la fin des déclarations, les projections ne devraient plus bouger ? Ce n’est pas le cas des recettes de l’impôt sur les sociétés, qui restent incertaines jusqu'à la fin de l'année.

M. Thomas Cazenave. On reçoit des estimations par impôt et certaines des notes transmises au début du mois d’octobre portaient sur les recettes de l’impôt sur le revenu. Il y a des incertitudes, en fonction de la manière dont les campagnes sont menées. Je vous renvoie à la lecture de ces notes.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). S’agissant de l’effort que les collectivités territoriales devaient consentir, je peux témoigner que les élus étaient très remontés contre les méthodes coercitives visant à encadrer leurs dépenses. Eux-mêmes prônaient un effort partagé : faites-nous confiance, disaient-ils – on trouve beaucoup de déclarations dans la presse sur ce thème.

Pour savoir si l’effort demandé aux collectivités territoriales était crédible, j’aimerais que vous puissiez donner les chiffres comparés de l'effort, en volume, de l'État et de celui des collectivités territoriales, en 2023 et en 2024.

M. Thomas Cazenave. Pour bien comprendre votre question, vous souhaitez connaître la part de l’État et celle des collectivités dans le redressement des comptes publics ?

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). En 2024, l’effort demandé aux collectivités territoriales était de 0,5 point, en volume, par rapport à l’inflation. L’effort de l’État a-t-il été supérieur ? Disposez-vous des chiffres pour 2023 ?

M. Thomas Cazenave. Je n'ai pas ici les chiffres me permettant de répondre précisément à la question.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Je vous remercie de nous les communiquer – je pense qu’ils montrent que l’effort de l’État a été plus important.

Ma dernière question porte sur les lois de finances rectificatives. Toutes celles qui ont été votées ces dernières années, loin de redresser les finances publiques, ont entraîné une augmentation du déficit.

Je note que le rapporteur Ciotti – qui ne vote pas en faveur des PLFR depuis 2017 – estime qu’une loi de finances rectificative aurait été la solution. Politiquement, ça ne l’était pas nécessairement. Je comprends le ministre lorsqu’il indique qu'on pouvait prendre des mesures à très court terme, avec un effet certain, et s’engager sur un chemin peut-être « plus propre », qui permettait plus de choses, mais sans davantage de certitude sur une réduction effective du déficit.

M. le président Éric Coquerel. Pour répondre à votre interpellation, monsieur Cazeneuve, je n'ai pas dit que le ministre n'aurait pas dû communiquer, j’ai demandé pourquoi il avait communiqué sur ce chiffre alors qu’il existait des réserves méthodologiques. En revanche, les notes internes qui faisaient état d’autres chiffres sur le déficit, notamment celles des 30 octobre, 27 novembre, 1er décembre, 7 décembre, 24 janvier et 16 février n'ont pas été répercutées immédiatement. Ce n’est pas un reproche mais une interrogation sur le fait que l’approche n’a pas été la même et que les ministres, c’était leur liberté, ont considéré que certaines notes devaient être prises avec prudence.

M. Thomas Cazenave. Excusez-moi d’insister, mais c’est un point de désaccord. Quand, en audition, j'esquisse ce chiffre de 16 milliards, je le fais sur la base des données disponibles. Nous sommes en cours d'année et, honnêtement, je ne cherche pas à travestir la réalité, je cherche à expliquer, compte tenu des données dont on dispose. Je le redis avec clarté.

M. le président Éric Coquerel. C'est l'information que vous avez.

M. Thomas Cazenave. Oui, et j'essaie de la communiquer.

M. le président Éric Coquerel. Dans la lettre du 26 septembre…

M. Thomas Cazenave. …dont je n’étais pas destinataire.

M. le président Éric Coquerel. Je vous en communique donc le contenu : il y est expliqué qu’il s'agissait d'une prévision de Bercy, dont la méthodologie était contestable, puisque c’était une extrapolation des données d'exécution à mi-année. Je cite : « les évolutions constatées au 31 janvier constituent une tendance qui comporte un niveau d'imprécision important, tout particulièrement s'agissant des dépenses d'investissement et du niveau des recettes projetées, comme en attestent les notes méthodologiques de la direction générale des finances publiques, qui accompagnent systématiquement des données mensuelles. » La directrice précise : « au regard de la fragilité de la prévision des recettes et des dépenses d’investissement, il est difficile de tenir responsable les collectivités d'une dégradation générale du solde public au regard de la trajectoire LPFP, qui n’intègre pas de surcroît la contrainte sur les dépenses d'investissement. » Il existait bien des réserves méthodologiques, que la directrice a tenu à souligner dans ce courrier adressé à la ministre Catherine Vautrin.

M.David Guiraud (LFI). Monsieur Cazenave, vous avez déclaré à propos du déficit public que vous n'aviez jamais été dans la dissimulation. J'aimerais vérifier ce point. Admettons que vous n’ayez pas lu cette fameuse note de juillet 2023, parue dix jours avant votre nomination. Admettons que vous ayez choisi d'ignorer les alertes d'octobre 2023. Admettons que, le 7 décembre, vous ayez considéré qu'il s'agissait d'une simple information et que vous ayez prévenu la première ministre. Quelle valeur accordez-vous à la note de la direction générale du Trésor du 16 février, qui indique que le déficit sera de 5,7 % en 2024 ? Ce n’est plus une simple alerte ou une prévision, c'est une information dont vous prenez connaissance.

M. Thomas Cazenave. J’ai cité dans le détail les notes d’octobre, je peux le refaire. Note du 9 octobre du directeur général des finances publiques : sur la TVA, les nouvelles sont plutôt rassurantes, avec 600 millions d'euros supplémentaires attendus. Note du 16 octobre – que Bruno Le Maire a évoquée –, remontées de la DGFIP : les recettes des principaux impôts seront conformes, voire légèrement supérieures aux prévisions. Je veux donc vous ôter de l’esprit qu’il y avait des alertes en octobre.

La première alerte arrive le 7 décembre. Vous restez imprécis sur ce point mais vous me demandez ce que nous faisons après avoir reçu la note du 16 février. Eh bien, nous prenons en quelques jours des décrets d'annulation. Nous réagissons immédiatement.

M.David Guiraud (LFI). Vous accordez donc une forte crédibilité à la note du 16 février, qui fait état d’un déficit de 5,7 %.

Quatre jours plus tard, vous êtes invité sur France Inter. Les journalistes vous relancent deux fois sur le déficit et sur votre objectif à 4,4 %. Vous ne dites pas que vous avez l’information d’une prévision à 5,7 % ; vous affirmez de surcroît que vous maintenez l’objectif d’un déficit à 4,4 % et annoncez dans la foulée un plan de 10 milliards.

À quel niveau la note de la direction générale du Trésor estimait-elle les économies nécessaires pour tenir l’objectif de 4,4 % de déficit ?

M. Thomas Cazenave. Vous avez raison de soulever cette question. En février, c’est la première fois que nous avons une estimation de l’impact des pertes de recettes sur l’année 2024. Il devient évident que nous devons revoir la trajectoire. Nous commençons à travailler une nouvelle trajectoire, qui sera présentée dans le cadre du programme de stabilité.

Mais alors même que nous n'avons pas rebâti collectivement une nouvelle trajectoire, je ne peux pas dire que nous abandonnons notre objectif. Nous n’avons pas, à ce stade, d’autres scénarios. Par défaut, c'est le dernier objectif que l’on s’est fixé qui demeure. Même si je commence à dire, dans cette émission, que cela dépendra de la croissance, qu’il y a des incertitudes, il n’existe pas formellement, à cette date, d’autre objectif de déficit public.

Il faudra attendre le programme de stabilité, donc les arbitrages que nous aurons faits en interministériel sur la dépense et les recettes, pour présenter un nouvel objectif de déficit public, à 5,1 %.

M. David Guiraud (LFI). Ce qui m'intéresse, c'est que vous annonciez sur France Inter un plan de 10 milliards d’économies pour tenir votre objectif d’un déficit à 4,4 %, alors même que la note de la direction générale du Trésor indique que ce sont 30 milliards d’économies qu’il faudra faire.

C’est là qu’il y a dissimulation. D’abord, vous ne dites pas publiquement que vous avez une information qui rebat les cartes : le déficit sera beaucoup plus important que prévu. Ensuite, vous ne dites pas que, pour tenir l’objectif d’un déficit à 4,4 %, il faudra faire trois fois plus d’économies qu’annoncé sur la première matinale du pays.

À la lumière des éléments dont nous disposons, comment expliquer qu’il y ait eu dissimulation ? J’ai peut-être une explication, que je verse au débat public. Les élections européennes se tiendront quelques mois plus tard et vous ne souhaitez pas annoncer aux gens que, pour tenir vos objectifs, il faudra faire 20 milliards d'euros d’économies supplémentaires. J’aimerais vous entendre sur ce décalage entre ce que vous savez et ce que vous dites.

M. Thomas Cazenave. Excusez-moi, mais ce n’est pas ainsi qu’on définit un objectif de déficit public ! On ne va pas sur France Inter expliquer qu’on a une note qui dit qu’on ne pourra pas tenir notre objectif… Non, on s’inscrit dans un travail gouvernemental, qui comporte des étapes, notamment celle du programme de stabilité. Que n’aurais-je pas entendu ici même, en commission des finances, si j’avais annoncé sur France Inter un nouvel objectif de déficit public ! Nous avons des institutions, et leur respect passe par la présentation au Parlement d’une nouvelle trajectoire – c’est le programme de stabilité. Franchement, ce n’est pas sur France Inter qu’on fait les finances publiques !

Vous parlez des élections. Si nous avions dû intégrer le fait électoral, pensez-vous que Bruno Le Maire aurait annoncé une hausse du prix de l’électricité en janvier, que nous aurions procédé à 10 milliards d'euros d'annulations de crédit – dont vous allez nous expliquer que ce n’était pas les coupes qu’il fallait faire ? Si nous avions dû nous inquiéter de notre popularité, nous n’aurions pris aucune décision !

Le 6 mars, auditionné par votre commission – je m’en souviens car c’était mon anniversaire –, j’explique qu’il faudra faire 20 milliards d’euros d’économies en 2025. En fait, je suis déjà en train de préparer la construction d’une nouvelle trajectoire. Voilà comment ça se passe.

M. David Guiraud (LFI). Toutes les lectures de textes budgétaires ont donné au Parlement l’occasion de vous alerter sur vos prévisions de déficit. Il n’a pas été entendu.

Sur France Inter, vous allez au-delà : vous annoncez que les chiffres du déficit seront révisés, mais vous ne communiquez pas ceux que vous donne la direction générale du Trésor. C'est bien là qu'il y a dissimulation.

M. Thomas Cazenave. Vous confondez deux choses : l’objectif de déficit public et l’estimation du déficit.

Quand la direction du Trésor donne le chiffre de 5,7 %, cela correspond au niveau que le déficit pourrait atteindre, à politique inchangée. La responsabilité politique du gouvernement, c'est de déterminer, compte tenu de ces nouveaux éléments, l’objectif et la trajectoire des finances publiques.

Je suis désolé, mais je ne commente pas sur France Inter le contenu de notes préparatoires à la décision de l'administration.

Pour ce qui est du programme de stabilité, nous sommes venus le défendre ici même, avant les élections européennes. Nous n’avons pas caché le sujet, nous avons eu ce débat, y compris sur les coupes et sur le fait qu'il fallait aller au-delà. C’est un mauvais argument.

M. le président Éric Coquerel. Pourquoi avez-vous expliqué qu’avec 10 milliards d’euros d’annulations de crédits, on réussirait à maintenir le déficit à 4,4 %, alors que vous saviez que 30 milliards étaient nécessaires ?

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Ce n’est pas exact !

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas vous qui êtes auditionné, mais votre tour viendra peut-être, en tant qu’ancien rapporteur général. Ce pourrait être intéressant.

Pourquoi donc, monsieur Cazenave, choisir de ne pas dire qu’il faudra faire des économies, ou prélever des recettes supplémentaires, à hauteur de 30 milliards ?

M. Thomas Cazenave. D’abord, on ne va pas annoncer dans une matinale un nouvel objectif de déficit public. Que cela vous plaise ou non, ce n’est pas ainsi qu’on travaille ! Par ailleurs, ce serait manquer de respect envers la représentation nationale. Enfin, à ce moment-là, il n’y avait pas d'objectif de déficit public alternatif – c'est le fruit d’un arbitrage politique. Nous avons pris une mesure d’urgence avec les 10 milliards d’annulations de crédits, en sachant qu’il faudrait faire d’autres efforts. Nous avons commencé à travailler, à nous poser la question du PLFR. Jamais nous ne nous sommes dit que ces 10 milliards, c’était pour solde de tout compte ! D’ailleurs, nous avons dit très vite qu’il faudrait d’autres mesures, peut-être des recettes supplémentaires – un groupe de travail a été lancé.

M. le président Éric Coquerel. Que vous l’ayez dit très vite, là n’est pas la question. Le problème, c’est que quarante-huit heures après avoir reçu la note du 16 février, vous n’ayez pas déclaré dans cette émission qu’il faudrait faire des efforts supplémentaires.

M. Thomas Cazenave. Reprenez toutes mes interventions dans les médias : s’il y en a bien un qui a dit, avec Bruno Le Maire, que c'était difficile et qu’il faudrait faire des efforts, c’est bien moi !

Mme Estelle Mercier (SOC). Je vous remercie d’avoir suggéré par avance dans votre propos liminaire quelles doivent être les conclusions de cette commission d’enquête : vous dites qu’il n’y a eu ni dissimulation ni procrastination, que l’on constate certes des écarts de prévisions, mais que tout cela est déjà arrivé par le passé. C’était bien sûr conjoncturel et imprévisible. Rien de bien grave, en somme. S’il vous plaît, monsieur Cazenave, laissez-nous en juger par nous-mêmes.

Les auditions précédentes nous amènent à avoir une vision un peu différente et à penser que les hypothèses de trajectoire de dépenses étaient particulièrement optimistes. Vous accusez notamment les collectivités locales d’avoir creusé le déficit et vous venez de dire que vous aviez fait le choix politique d’une trajectoire de progression de 1,8 % de leurs dépenses – un choix de confiance qui n’a pas fonctionné.

Encore une fois, c’est assez significatif de votre vision des relations entre l’État et les collectivités locales. Bercy décide d’efforts partagés et les collectivités exécutent. Est-ce votre vision de la confiance ? Je vous rappelle que les collectivités ne sont pas des agences de l’État et qu’il existe d’autres méthodes que la coercition. Il me semble que vous n’avez à aucun moment établi un dialogue étroit avec les collectivités sur des objectifs partagés.

Vous évoquez et vous admettez une mauvaise prévision des recettes de l’État en raison d’une imprévisibilité liée à la sortie de crise. Mais, d’un autre côté, vous niez toute erreur de prévision s’agissant des collectivités locales. Comment peut-on penser que celles-ci ne subissent pas elles aussi les effets de la crise covid, de la crise énergétique et des décisions unilatérales de revalorisation salariale, qui rendaient impossible de respecter une trajectoire d’augmentation des dépenses de 1,8 % ? Cécile Raquin l’a d’ailleurs admis hier lors de son audition en déclarant que l’indice des prix à la consommation ne constituait sans doute pas une bonne référence pour prévoir les dépenses des collectivités.

Pensez-vous que l’hypothèse de trajectoire des dépenses des collectivités locales était mal calibrée, trop optimiste et déconnectée des réalités budgétaires des territoires ? Ou bien était-ce un choix politique fait sciemment pour faire ensuite porter la responsabilité du déficit sur les collectivités locales ?

M. Thomas Cazenave. Je reviens un instant sur la question de M. Guiraud pour indiquer que j’avais évoqué la possibilité d’un PLFR durant l’été lors de cette fameuse émission de France Inter.

Madame la députée, nous avons un désaccord depuis le début : je considère qu’il est légitime que tout le monde mette la main à la poche. Pourquoi les collectivités territoriales ne pourraient-elles pas participer au redressement des finances publiques ? Lorsqu’il avait fallu redresser les comptes publics, François Hollande lui-même avait prévu des prélèvements très importants sur la dotation globale de fonctionnement (DGF). Il y a donc bien eu une époque où des élus de bords différents n’ont pas cédé à la caricature et ont considéré qu’il n’était pas anormal que tous participent à l’effort de redressement des finances publiques.

Mme Estelle Mercier (SOC). Par quel moyen ?

M. Thomas Cazenave. En faisant des économies.

Le dernier rapport de la Cour des comptes sur les finances locales montre que les effectifs des collectivités territoriales ont encore augmenté. Des économies très importantes sont probablement à faire. Pourquoi n’arrive-t-on pas à en discuter ?

Nous sommes dans un État unitaire. On ne peut pas opposer les collectivités territoriales et l’État. Les finances publiques sont constituées par les comptes de toutes les administrations publiques.

L’État a dépensé pour protéger les collectivités dans le cadre du « quoi qu’il en coûte ». Pourquoi serait-il illégitime de leur demander de faire un effort ? C’est un point de désaccord entre nous. On peut bien entendu débattre du niveau d’effort qui leur était demandé, mais vous contestez le principe même de ce dernier. Nous avons fait le choix politique de faire participer tout le monde au redressement.

Quant au dialogue avec les collectivités, je rappelle que Bruno Le Maire a créé le Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL).

M. le président Éric Coquerel. Il s’est réuni une fois…

M. Thomas Cazenave. Le président Coquerel est venu lors de la première réunion.

Une deuxième réunion a ensuite eu lieu et a permis de s’orienter vers une méthode différente en conviant les présidents des principales associations représentant les collectivités, afin d’avoir un débat à trois, avec les représentants du Parlement et le gouvernement. Le mécanisme coercitif a été abandonné mais il y avait un engagement. Était-ce illégitime ? En outre, je le répète, il s’agissait, non pas de baisser les dépenses des collectivités mais de parvenir à une moindre croissance – à la différence des dépenses de l’État, qui ont subi des coupes.

Je reste convaincu que cette proposition d’accord était raisonnable et je regrette que nous n’ayons pas pu aboutir.

Mme Estelle Mercier (SOC). Votre réponse est significative. Elle montre combien vous êtes déconnecté de la réalité. Les collectivités locales ont fait des économies en réduisant leurs dépenses en volume, mais cela ne se voit pas forcément en valeur du fait de l’inflation qu’elles subissent. Tout le monde le sait depuis au moins trois ans.

M. Thomas Cazenave. Je ne suis pas d’accord avec votre analyse.

Nos vues divergent sur un point essentiel : il est selon moi légitime que tout le monde fasse un effort.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). J’ai eu l’occasion de participer à deux commissions d’enquête dans le passé. L’agressivité et le mépris qui pointent dans celle-ci me surprennent beaucoup. Je déplore l’ambiance de cette commission d’enquête. Nous pourrions travailler sereinement et sérieusement.

Comme vous l’avez dit, l’IGF a considéré que 80 % des écarts constatés par rapport aux prévisions s’expliquaient par des facteurs externes. Nous avons bien un problème d’estimation des recettes.

Vous avez esquissé deux pistes d’amélioration dans votre propos liminaire. La première vise à apprécier plus précisément l’évolution des rentrées mensuelles de TVA, la seconde concerne les liens entre l’évolution de l’excédent brut d’exploitation (EBE) et les versements d’IS. On ne peut pas continuer à ne pas savoir quel sera le montant du cinquième acompte de cet impôt.

Comment peut-on améliorer ces prévisions ?

M. Thomas Cazenave. La principale fragilité des prévisions réside dans l’évaluation de l’IS. Ce n’est pas nouveau : il a toujours été difficile d’en évaluer le produit. Le Sénat avait d’ailleurs proposé de neutraliser le cinquième acompte, mais les prévisions doivent être sincères et présenter l’intégralité des recettes.

Peut-être faut-il organiser des contacts entre l’administration et les grands contribuables, afin de mieux anticiper ce cinquième acompte ?

Bercy a commencé à se pencher sur la manière d’appréhender l’évolution de l’IS et de la TVA, mais l’essentiel du travail est encore devant nous. Il est fondamental pour mieux piloter les recettes.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Les contrats dits de Cahors visaient à faire participer les collectivités territoriales à l’effort de redressement des comptes publics. Au moment où ils ont été abandonnés, plusieurs mesures ont été adoptées dont notamment celles du Ségur de la santé et la revalorisation du point d’indice.

Quelle est la part de ces mesures imposées aux collectivités dans le dérapage de leurs finances que vous dénoncez ? Sans même parler des conséquences de l’inflation, ces mesures ont eu un effet sur la progression des dépenses des collectivités locales.

M. Thomas Cazenave. Je rappelle tout d’abord que les dépenses de fonctionnement des collectivités ont progressé de 7 %. On voit que c’est bien plus que la revalorisation du point d’indice. Et le rythme de progression doit être similaire si l’on fait abstraction des allocations individuelles de solidarité (AIS) – dont le RSA – pour lesquelles les collectivités ne disposent d’aucune marge de manœuvre.

Je ne dispose pas des données consolidées permettant d’isoler la part des dépenses contraintes des collectivités – peut-être le rapporteur général en dispose-t-il. Il reste que la hausse de 7 % des dépenses de fonctionnement est quand même significative.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Pourriez-vous nous faire parvenir une réponse écrite sur ce point, au moins pour 2023 ?

Les précédentes lois de finances rectificatives n’ont pas procédé aux corrections nécessaires et ont conduit à des dépenses supplémentaires. Nous avions en effet demandé qu’un PLFR soit présenté, même si cela faisait prendre un risque de dégradation supplémentaire du solde budgétaire. Mais y aurait-il eu une majorité pour le voter ou bien aurait-on dû recourir au 49.3 ? Telle est la véritable question.

M. Thomas Cazenave. C’est une vraie question. Le gouvernement Barnier a été censuré parce qu’il proposait des économies. C’est aussi ce que nous aurions fait si nous avions présenté un PLFR. On ne saura jamais comment les choses se seraient passées, mais je doute fort que nous aurions été capables d’obtenir une majorité pour faire des économies.

Compte tenu des risques de censure du gouvernement, recourir à un décret d’annulation et s’en remettre au PLFG était probablement une méthode plus sûre pour mettre en œuvre le plan de redressement.

Je le répète : il n’y a manifestement pas de majorité pour faire des économies.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous nous dites que le problème ne serait pas politique ; ce serait, à vous entendre, une affaire d’évaluation des conséquences de la sortie de crise. Mais, comme nous allons de crise en crise, cela ne vous a pas échappé, il y a bien un problème politique puisque le niveau d’imprévisibilité n’a pas permis à deux gouvernements successifs – et cela peut être le cas des suivants – de construire un budget correspondant aux recettes réelles. J’affirme donc qu’il s’agit d’une question éminemment politique et certainement pas technique.

Que je n’ai pas eu connaissance de la note du 11 juillet mentionnée par le rapporteur est une chose, mais que vous-même n’en ayez pas eu connaissance révèle qu’il n’y a pas de continuité de l’État – et donc pas de transmission d’informations lorsqu’un ministre succède à un autre. Êtes-vous bien en train de nous dire que Gabriel Attal n’a pas porté à votre connaissance cette note du 11 juillet ?

M. Thomas Cazenave. Je ne sais pas de quoi vous me parlez. Le cabinet du ministre a peut-être reçu quinze notes le 11 juillet… Je suis arrivé au ministère le 22 juillet.

J’essaie de répondre de la manière la plus précise possible, mais je ne peux pas commenter une note dont je ne sais même pas qui étaient l’auteur et le destinataire et dont je ne connais pas le contenu.

N’attendez pas de moi un commentaire. Je n’en sais rien.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous confirmez donc que la continuité de l’État n’est pas assurée et que vous n’en savez pas plus que moi ?

M. Thomas Cazenave. Quelle mauvaise foi absolue !

Vous m’interpellez sur une note sortie du chapeau. Je me serais renseigné à son sujet avant cette audition si vous m’aviez prévenu. Mais là, je ne veux même pas me prononcer. Peut-être a-t-elle été évoquée, peut-être a-t-elle été transmise.

Je dis simplement que vous ne pouvez pas me convoquer devant une commission d’enquête pour me demander de réagir à un document en votre possession. Je ne peux pas répondre à votre question s’agissant de Gabriel Attal. Cela ne serait pas sérieux de ma part.

Et ne donnez pas des leçons de continuité de l’État à propos d’une note dont je ne sais pas d’où elle sort, à qui elle a été transmise ni même son contenu !

Je rappelle qu’à Bercy, il y a beaucoup de directions et beaucoup de notes. La continuité de l’État est, bien sûr, assurée.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Permettez-moi de donner les leçons que je veux et d’être libre de mes propos.

Vous confirmez donc que cette note ne vous dit rien. Et moi, je trouve cela extrêmement préoccupant au vu des éléments qui ont été évoqués dans cette commission.

Sur le rendement de la Crim, Jérôme Fournel nous a expliqué que c’était une déconvenue majeure – ce que l’on peut comprendre avec une erreur de prévision de 10 milliards…Vous dites qu’après avoir été informé de son faible rendement, vous n’avez pris aucune décision. Je ne remets pas en question vos propos puisque vous êtes sous serment. Ne vous êtes-vous cependant pas interrogé sur les causes de ce faible rendement, et notamment sur le dispositif juridique de cette contribution ? Cela aurait pu vous orienter vers un autre mécanisme permettant de prendre en compte un fait pourtant évident : le prix du mégawatt peut fluctuer en fonction des prix de l’énergie.

M. Thomas Cazenave. Nous avons bien revu le rendement de la Crim lors du PLFG, puisque son produit a alors été ramené à 2,8 milliards.

Nous avons donc tenu compte des nouvelles informations dont disposaient la Commission de régulation de l’énergie, la direction de la législation fiscale et la direction générale du Trésor pour essayer d’estimer au mieux son montant.

J’ai appris grâce à l’audition de Jérôme Fournel par votre commission que la recette devrait finalement atteindre 1,7 milliard. Ce résultat a été connu récemment en raison des décalages de paiements.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous nous avez indiqué sans détour être convaincu que nous étions face à un problème non pas de politique économique mais d’évaluation des recettes fiscales en sortie de crise. La conjoncture très particulière de cette dernière semble manifestement conduire à exclure a priori les modèles existants s’agissant de l’art de la prévision de recettes.

La chronologie des faits au cours des deux exercices budgétaires est importante pour nous permettre de décrire le dérapage budgétaire. Mais il faut aussi prendre en compte la réalité d’une certaine instabilité politique et ministérielle lors de la période récente. Comme vous l’avez bien souligné, cela a interdit toute politique d’économies budgétaires.

Cette instabilité a-t-elle retardé des arbitrages politiques et, au sein des services de Bercy, altéré certaines appréciations de la situation budgétaire ?

M. Thomas Cazenave. Vous avez raison de dire qu’il y a un problème avec notre modèle d’estimation des recettes. Ainsi, en 2023, tandis que la croissance s’est maintenue, puisqu’elle a atteint 0,9 % alors que la prévision était de 1 %, la baisse des recettes s’est pourtant élevée à une vingtaine de milliards. Il y a donc manifestement un effet de sortie de crise. Cette perte de recettes très importante va ensuite peser sur 2024, et vous connaissez la suite.

La prévision est donc au cœur des investigations en cours, tant à Bercy qu’au sein de votre commission d’enquête et de la commission des finances.

L’instabilité politique a-t-elle eu un impact sur les finances publiques ? Oui.

Notre plan de redressement comportait un décret d’annulation de 10 milliards, mais prévoyait aussi d’aller plus loin s’agissant des dépenses de l’État. Nous envisagions ainsi une batterie de mesures réglementaires qui concernaient notamment les indemnités journalières, le taux de cotisation employeur des collectivités territoriales, les transports sanitaires… Elles n’ont pas pu être prises, ce qui a manifestement des conséquences sur la trajectoire des déficits.

Malgré les difficultés, nous estimions qu’il était possible d’atteindre la cible de 5,6 % de déficit public, ce qui ne sera pas le cas. C’est aussi une conséquence de l’instabilité politique.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Si l’on fait abstraction des considérations politiques que vous avez évoquées mais aussi de la dissolution intervenue entre-temps, pensez-vous a posteriori qu’un PLFR aurait pu être déposé en octobre 2024 ?

M. Thomas Cazenave. Je me demande comment il aurait pu être adopté.

Une fois encore, notre objectif était de faire des économies et une autre voie a été choisie. Un PLFR prévoyant des économies importantes avait-il une chance d’être adopté par l’Assemblée ? Je vous laisse en juger en fonction de vos appréciations politiques. En tout cas, les dernières semaines que nous avons vécues montrent que ce chemin aurait été extrêmement escarpé.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Lundi, le premier président de la Cour des comptes a proposé de renforcer le rôle de contrôle du HCFP en lui confiant le pouvoir de validation systématique des prévisions gouvernementales. On reprendrait le principe anglo-saxon « appliquer ou expliquer » : le gouvernement devrait suivre les recommandations du HCFP ou justifier publiquement son refus de le faire.

Qu’en pensez-vous ?

M. Thomas Cazenave. La commission sur l’avenir des finances publiques présidée par Jean Arthuis avait me semble-t-il également fait cette recommandation.

Il est parfaitement normal d’être très exigeant en matière de transparence et d’explication des écarts de prévision. Mais il ne faut pas se tromper : certaines décisions sont politiques et doivent être assumées comme telles. C’est le cas du choix du niveau de croissance, même si les ministres doivent ensuite pouvoir expliquer pourquoi ils ont retenu une option différente de celle recommandée par le HCFP.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Je reviens sur les difficultés de prévision de l’IS. Vous avez beaucoup parlé de l’EBE (excédent brut d’exploitation), mais je me demande si ce dernier constitue un critère pertinent. Certains éléments, comme les produits financiers et les produits exceptionnels, ne sont en effet pas intégrés dans le calcul de l’EBE

M. Thomas Cazenave. Nous avons en effet un problème pour estimer l’IS, mais je ne suis pas assez technicien pour savoir quelles seraient les bonnes bases pour estimer le produit de cet impôt.

Il est évident qu’il faut reconstruire et améliorer le modèle de prévision. Cela fait partie des travaux qui doivent être conduits et peut-être le recommanderez-vous. Je ne suis pas capable de me prononcer sur le bon modèle, mais il est certain qu’il convient de travailler sur le sujet, en s’appuyant notamment sur les différentes hypothèses qui ont été évoquées lors des auditions menées par cette commission.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je n’ai pas réagi assez vite après l’intervention de Mme Arrighi. Les notes qui ont été citées ce matin ne tombent pas du ciel. Elles ont été transmises à la demande des deux rapporteurs par les services du ministère dont vous aviez la charge.

Celle du 11 juillet 2023, dont vous relativisez l’importance, n’est pas n’importe quelle note. Elle est transmise au ministre et signée par Emmanuel Moulin, directeur général du Trésor – par ailleurs ancien directeur de cabinet du précédent Premier ministre et ancien directeur de cabinet du ministre de l’économie.

Ces notes nous ont été communiquées dans le cadre de nos prérogatives de rapporteurs d’une commission d’enquête et elles ne sont pas banales.

M. Thomas Cazenave. Je ne comprends pas que l’on ne puisse pas avoir des règles du jeu entre nous.

Ne me demandez de commenter devant une commission d’enquête une note du 11 juillet. Pourquoi pas celle du 12 ou du 14 ? Je ne les connais pas. Si j’en avais pris connaissance, je vous l’aurais dit. Ne faites pas comme si une seule note majeure arrivait tous les quinze jours dans un ministère. Il y a beaucoup de notes et je ne sais pas à laquelle vous faites référence.

Vous essayez de me mettre en difficulté en vous appuyant sur un document dont je n’ai pas connaissance. Je n’étais pas ministre à l’époque, personne ne m’a prévenu et je ne connais pas son contenu : je ne peux pas vous en parler, tout simplement.

Mme Christine Arrighi (EcoS). On en prend acte.

M. Christophe Plassard (HOR). Monsieur le ministre, je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre présence et pour le travail accompli au ministère du budget. En préambule, je souhaite rappeler une chose qui peut sembler évidente mais qu’il est toujours bon de garder en tête : vous avez assumé vos fonctions pendant un an, un mois et deux jours – soit deux PLF. Et, bien entendu, ce n’est pas en deux PLF que l’on revient sur quarante ans de déficit budgétaire.

Une règle est simple en matière budgétaire : nous paierons demain les excès d’aujourd’hui. Et nous devons payer aujourd’hui les excès accumulés pendant des décennies. S’y ajoute la dégradation de la note de la France par l’agence Moody’s en réaction à la censure du gouvernement – votée notamment par La France insoumise en partenariat avec le RN.

La non-indexation du barème de l’impôt sur le revenu en est le premier effet visible, car elle entraîne l’augmentation automatique des sommes que doivent payer des milliers de Français – et je passe sur le report des augmentations de crédits prévues par des lois de programmation et sur l’incertitude qui entoure ces dernières. C’est notamment le cas en ce qui concerne le budget de la défense, dont je suis rapporteur. L’exécution du budget par douzième bloque en effet toute commande lorsque l’horizon de paiement dépasse un mois.

Quelle influence la note financière délivrée par les agences de notation exerce-t-elle sur la communication des estimations ? Et celles-ci ont-elles pu jouer un rôle, même en creux, s’agissant de la solidité des chiffres rendus publics ?

M. Thomas Cazenave. On ne bâtit évidemment pas une trajectoire des finances publiques pour les agences de notation. On la bâtit pour notre pays, pour garantir notre souveraineté, pour préserver notre modèle social et pour des raisons d’équité intergénérationnelle.

Les agences de notation font partie des acteurs qui examinent nos finances publiques. Certains acteurs ne s’appuient d’ailleurs pas sur les travaux de ces agences pour évaluer le risque. C’est plus compliqué que ça. Nos choix et nos propositions ont toujours été faits dans l’intérêt du pays, et jamais pour répondre à des agences de notation.

Les commentaires de ces agences font partie des débats sur les lois de finances et l’évolution des déficits publics, mais les choix que nous avons faits ne sont pas destinés à les satisfaire.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous avez expliqué que le dérapage des finances publiques était lié pour 16 milliards à celui des finances locales et pour 40 milliards à des pertes de recettes, essentiellement pour le budget de l’État et dans une moindre mesure pour la sécurité sociale.

Vous aviez fourni la même estimation lorsque vous étiez encore ministre. Je vous avais alors demandé d’où sortaient ces 16 milliards. Vous m’aviez adressé sur papier blanc un document qui indiquait simplement que la croissance des dépenses de fonctionnement des collectivités locales était estimée à 1,8 % dans le programme de stabilité tandis que celle des dépenses d’investissement s’élevait à plus de 7,8 %. Nous étions à la fin juillet et vous aviez alors retenu un taux d’augmentation des dépenses de fonctionnement de 7 %, et de 14,9 % pour les dépenses d’investissement. En faisant la différence, on aboutissait à un dérapage de 11 milliards pour le fonctionnement et de 5 milliards pour l’investissement.

Mais, les données de la fin juillet ne sont pas valables. Selon les chiffres de la fin novembre, nous en sommes à des hausses de 5,9 % pour le fonctionnement et de 9,9 % pour l’investissement – et le mois de décembre se traduira probablement par un ralentissement supplémentaire de ces rythmes de progression. Même en retenant les données de la fin novembre, le dérapage n’est plus de 16 milliards mais de 10 milliards – voire plutôt de 7,5 milliards d’après les derniers chiffres.

Pourquoi avez-vous maintenu à 18 milliards les évaluations du produit des DMTO aussi bien en 2023 qu’en 2024 ? Ces recettes ont représenté 16,9 milliards en 2023 et devraient atteindre 14,8 milliards en 2024. Pourquoi n’avez-vous pas ajusté ces prévisions, sachant que la perte de recettes par rapport à l’évaluation initiale devrait atteindre 3,2 milliards ? Les projections sont pourtant assez faciles à réaliser puisque l’on dispose chaque mois de la situation des encaissements.

Ma question est très simple : pourquoi avez-vous retenu + 1,8 % en fonctionnement et + 7,8 % en investissement ? Vous nous dites que c’était ce qui figurait dans la LPFP. Mais pourquoi avait-on retenu dans cette loi de telles hypothèses totalement irréalistes ? Je rappelle les chiffres de 2023 : + 6,1 % en fonctionnement et + 7,5 % en investissement.

M. Thomas Cazenave. Lors de mon audition, vous m’aviez en effet demandé des précisions au sujet du dérapage de 16 milliards et je vous avais fourni les estimations de Bercy, élaborées de manière traditionnelle à cette période de l’année – notamment s’agissant du cadrage des finances publiques. De ce que j’en ai compris, les services utilisent les remontées comptables disponibles à la fin de juillet pour estimer les résultats de fin d’année. En général, ils ne se trompent pas beaucoup.

Vous devez intégrer un élément dans l’équation : entre le moment où je vous ai donné ces chiffres et maintenant, un projet de budget demandant des efforts aux collectivités, et très largement commenté par les associations d’élus, a été déposé. Les mesures que nous avions annoncées et la situation d’incertitude ont peut-être incité les élus locaux à la prudence en matière de dépenses d’investissement. J’en suis pour ma part convaincu.

Les services de Bercy avec lesquels j’ai pu discuter s’attendaient d’ailleurs à ce que les écarts soient finalement moins importants que prévu en matière de dépenses car ils anticipaient un changement de comportement des élus.

J’ai utilisé les données dont on disposait et l’exécution sera probablement plus favorable que ce qui avait été envisagé.

Quant aux prévisions retenues dans la LPFP, elles anticipaient les effets du cycle électoral en matière de dépenses d’investissement, d’où l’hypothèse retenue. S’agissant des dépenses de fonctionnement, je répète que nous avions fait un choix politique consistant à demander aux collectivités d’en réduire la croissance afin de contribuer à l’effort global de redressement des finances publiques.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je reviens sur un point qui me trouble et qui a troublé plusieurs collègues s’agissant de la chronologie des faits et de la transmission de l’information – et je pose cette question en tant que néophyte, ce que vous n’êtes pas.

Lors de son audition, l’ancien directeur de cabinet de Bruno Le Maire, qui était auparavant directeur général des finances publiques, nous a dit que dès l’été 2023, on voyait qu’il y avait un problème, l’évolution des recettes faisant anticiper des pertes.

Il y a cette note du 11 juillet. Vous dites que vous ne la connaissez pas et je veux bien vous croire. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Alors que la direction générale du Trésor et celle des finances publiques mettent en garde le ministre du budget de l’époque sur les difficultés à venir en matière de recettes, personne ne juge bon de vous en parler quelques jours plus tard lorsque vous devenez ministre – ni le cabinet de Bruno Le Maire, ni celui de Gabriel Attal, ni les ministres concernés. Cela me surprend. Même si vous ne connaissiez pas la note du 11 juillet, pourquoi n’avez-vous pas parlé de la situation entre vous ? Quel est le circuit entre Bercy, l’Élysée et Matignon ?

M. Thomas Cazenave. Je vous remercie de reconnaître que je ne peux pas commenter une note que je n’ai pas. Vous me dites que l’alerte a été donnée dès l’été sur les recettes de l’impôt sur les sociétés. La seule note dont je dispose est datée du 16 octobre 2023. Elle indique que fin septembre, le montant des recettes nettes d’IS est inférieur de 600 millions d’euros aux prévisions révisées, en raison d’une moins-value de 0,2 milliard de recettes brutes et de 0,4 milliard de remboursements supplémentaires. Elle ajoute qu’à ce stade, la recette finale reste incertaine : c’est normal puisque le cinquième acompte est déterminant. S’il y avait eu une grosse alerte à l’été, j’imagine qu’elle figurerait dans la note d’octobre. Les montants indiqués n’ont rien à voir avec la chute des recettes de la fin de l’année. Ainsi, selon les éléments dont je disposais, en octobre, les recettes étaient à peu près en ligne ; c’est après que nous avons reçu des notes qui nous mettaient en garde – ça a commencé avec la TVA.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je ne parlais pas seulement des notes. D’après ce que nous ont dit M. Fournel et M. Moulin, l’été 2023 aurait été un moment charnière.

J’entends cependant ce que vous dites. Pour autant, le principe de prudence budgétaire a-t-il vraiment été respecté ? La Cour des comptes elle-même dit qu’on observe un écart inhabituel entre les prévisions de recettes et le projet de loi de finances de fin de gestion, que certaines évolutions étaient difficilement prévisibles mais que d’autres événements auraient dû être mieux anticipés. Elle relève un écart « massif et probablement inédit » entre le produit attendu et les sommes recouvrées, en particulier s’agissant de l’IS et de la Crim, la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité.

À partir du 1er juillet 2022, le montant de la Crim était calculé en fonction des prix. Entre cette date et le 30 septembre, le prix du mégawattheure ne descend jamais en dessous de 200 euros sur le marché spot ; il culmine même à 750 euros le 30 août, avant de redescendre à 500 euros. Nous avons affaire à un plantage manifeste : on passe de 12 milliards à 600 millions – c’est énorme. Un tel fiasco aurait dû inciter à la prudence concernant l’IS.

M. Thomas Cazenave. La Crim a été créée par la loi de finances pour 2023. Lorsque j’étais au gouvernement, nous avons revu son rendement prévisionnel dans le PLF pour 2024 ; dans le PLFG 2023, nous l’avons ramené à 2,8 milliards. Vous me direz qu’il reste un écart, puisque le rendement s’est monté à 1,7 milliard. Mais nous parlons d’un impôt nouveau. Par ailleurs, les prix ont diminué beaucoup plus vite que ne le prévoyait la Commission de régulation de l’énergie (CRE), la direction de la législation fiscale (DLF) et la direction générale du Trésor.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Pouvez-vous affirmer que le principe de prudence a été respecté lorsque vous étiez ministre délégué aux comptes publics ?

M. Thomas Cazenave. Je dis que je n’ai pas choisi le montant du rendement de la Crim. Nous avons plusieurs fois baissé le montant de l’évaluation. De plus, je n’ai pas arbitré les sous-jacents de son calcul.

M. le président Éric Coquerel. S’agissant des chiffres que vous avez retenus pour l’élaboration de la loi de finances et de la LPFP, pouvez-vous au moins admettre que le HCFP ne se trompait pas lorsqu’il expliquait que la prévision de croissance reposait sur des hypothèses optimistes pour tous les postes de la demande et que le déficit prévu pour 2024, à savoir 4,4 % du PIB, étant principalement issu de la conjugaison d’hypothèses favorables, paraissait donc également optimiste ? Parmi toutes les options présentes sur la table, vous avez choisi seulement les plus optimistes pour établir vos chiffres.

M. Thomas Cazenave. La révision de la croissance montre que nous avons intégré le fait que l’environnement macroéconomique international n’était pas celui que nous aurions souhaité anticiper. Je ne vais pas refaire l’histoire des événements à partir d’octobre, en particulier de la dégradation continue de la situation économique internationale qui a manifestement pesé sur la croissance, conduisant le ministre de l’économie à revoir, légitimement, sa perspective de croissance pour 2024. Il fallait émettre une autre hypothèse, ce qu’il a fait assez tôt dans l’année – de mémoire, il a pris la décision en février.

M. le président Éric Coquerel. Lorsqu’on s’interroge sur les écarts, on prend en compte non seulement le point d’arrivée, mais aussi le point de départ. En septembre 2023, le président du Haut Conseil des finances publiques a expliqué devant cette commission que les chiffres sur la table reposaient sur les hypothèses les plus optimistes. D’autres étaient donc possibles. Confirmez-vous que parmi les hypothèses possibles, vous avez choisi les plus optimistes ?

M. Thomas Cazenave. Je répète ma réponse. Le choix de l’estimation de croissance relève du ministre chargé de l’économie ; pour le ministre chargé des comptes publics, c’est une donnée d’entrée.

La révision de la croissance a bien influencé l’écart concernant le montant des recettes, mais de manière marginale : entre 6 et 7 milliards sur 40 environ. Indépendamment de la révision de la croissance, la baisse est considérable, ce que le PLFG et vos auditions ont mis en évidence.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il s’agit d’un point essentiel. Vous dites qu’en 2023, la prévision de croissance à 1 % n’a pas empêché une dégradation des recettes de quelque 20 milliards d’euros et que la révision à la baisse de 1,4 % à 1 % est à l’origine d’une perte de recettes de 6 à 7 milliards. Cela signifie-t-il que la composition de la croissance a changé ces dernières années ?

M. Thomas Cazenave. C’est tout l’intérêt de vos travaux et de ceux de Bercy. Il faut se demander si l’intensité de cette croissance qui se maintient est constante, en matière d’emploi et de revenus. Le « quoi qu’il en coûte », les soutiens publics massifs, ont-ils transformé, même momentanément, la nature de la croissance ?

M. Gérault Verny (UDR). On ne vous reproche pas, si j’ose dire, un dérapage à la baisse des dépenses, ni un excédent budgétaire tel qu’il faille redistribuer de l’argent aux Français, mais bien un creusement massif. Il y a eu des déficits et des dérapages budgétaires majeurs.

La France compte de grandes multinationales présentes sur tous les continents. Chaque année, elles sont confrontées à de multiples crises. Je pense à Renault, qui a été obligée d’arrêter ses activités en Russie et qui a rencontré des difficultés avec Nissan en Asie. À la fin de l’année, elles doivent cependant présenter des bilans positifs, ce qui les contraint à s’adapter en permanence aux réalités économiques. Depuis le début des auditions, et cela me choque profondément, j’ai l’impression qu’on nous oppose le fatum : cela nous est tombé dessus, la conjoncture était mauvaise. Or, pour prendre le seul exemple de l’énergie, il n’était pas besoin d’être grand sage pour savoir que l’explosion du coût de l’électricité allait cesser brutalement. Je ne comprends pas pourquoi, alors que vous savez que la période est exceptionnelle – quoique, la succession des crises fait partie de la vie économique –, vous n’êtes pas capables de produire une prévision worst case, fondée sur une hypothèse basse, afin de pouvoir au minimum tenir le budget.

M. Thomas Cazenave. Une prévision basse n’est pas forcément sincère. La grande difficulté de l’exercice tient à la nécessité d’élaborer des prévisions à la fois sincères et solides. Vous me proposez de partir du pire scénario mais ce serait profondément insincère. Les textes nous imposent précisément de présenter l’hypothèse la plus juste. J’ajoute qu’on ne gère pas l’État comme une multinationale.

Je ne suis pas le seul à vous le dire, depuis maintenant des semaines : tout le monde – directeurs d’administration centrale, parlementaires, anciens membres du gouvernement – vous donne les mêmes explications. C’est peut-être parce que les choses se sont passées comme nous le disons. Pourtant on a l’impression que ces explications ne vous satisfont pas, qu’elles provoquent de la frustration chez certains. Lesquelles voulez-vous ?

M. Gérault Verny (UDR). C’est hors-sujet. Vous soulignez l’impératif de sincérité. Mais la gestion des comptes publics repose sur le suivi d’une trajectoire à peu près conforme à celle qui a été budgétée. Or nous avons discuté en octobre un PLF fondé sur des prévisions d’inflation dont on savait déjà qu’elles étaient surévaluées. On se fiche de la sincérité, il faut que le budget soit à peu près conforme.

M. Thomas Cazenave. Bien sûr, la prévision est un exercice difficile. Mais je vous ai donné l’explication : les estimations de recettes se sont révélées inexactes. Cela s’était-il déjà produit ? Oui, même dans de larges proportions, comme en 2008 ; même à la hausse, mais personne ne l’a commenté.

M. Gérault Verny (UDR). C’est profondément scandaleux, on ne peut pas se contenter de dire qu’il y a eu des erreurs !

M. Thomas Cazenave. Maintenant que vous avez dit que c’était scandaleux, que proposez-vous ?

M. Gérault Verny (UDR). Je vous l’ai dit, il faut adopter une démarche prudentielle.

M. Thomas Cazenave. Vous pensez bien que les agents publics et les ministres font de leur mieux pour donner les meilleures prévisions possibles et pour éclairer le débat public. Nous verrons quelles seront vos conclusions mais les erreurs s’expliquent sans doute par la difficulté des modèles à fonctionner en sortie de crise, face à une très forte décélération de l’inflation et à une croissance dont la composition a peut-être changé. Les aléas existent. J’ajoute que nous ne sommes pas seuls : les rapports administratifs, de l’IGF en particulier, expliquent que la survenue d’aléas explique les écarts, dont 80 % ne pouvaient être anticipés ; nous parlons de montants de prélèvements obligatoires très élevés, plus de 1 000 milliards, donc les écarts sont significatifs. Il faut probablement revoir nos modèles. C’est la seule explication que je puisse vous donner. Si nous avons tous la même, c’est peut-être parce que c’est la seule valable.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez dit sous serment que l’IGF avait remis un rapport indépendant. Or l’IGF dépend directement du ministre chargé de l’économie, en vertu du décret qui prévoit sa création. De plus, la lettre de mission, signée de deux membres du gouvernement, demande une analyse du processus et de la chronologie, ainsi que des recommandations. Il n’est nullement question d’identifier des responsabilités – ce dernier mot d’ailleurs n’apparaît jamais. J’ajoute que quelques semaines après la publication du rapport, l’un de ses deux rédacteurs est parti au cabinet de Laurent Saint-Martin. Quant au superviseur, il a pris position pendant la campagne électorale en publiant un livre intitulé Des économistes répondent aux populistes. L’IGF prétend à l’indépendance – nous en reparlerons. Dans le cas présent, le modèle du Trésor appartient à l’IGF, donc celle-ci a établi un rapport de contrôle sur elle-même. Les membres de la direction générale du Trésor sont IGF, comme vous. Les deux derniers directeurs généraux du Trésor font des allers-retours dans les cabinets ministériels macronistes. Arrêtons avec la lubie de l’indépendance !

Pourquoi, dans la lettre de mission, n’avez-vous pas demandé l’identification des responsabilités ? Si l’origine du problème est technique, pourquoi les techniciens ne sont-ils responsables de rien ? Si la technique est mauvaise, son existence est-elle justifiée ? Devons-nous verser des salaires à des gens incapables de prévoir 80 % des aléas ? Peut-être vaut-il mieux ne rien prévoir ou recruter un voyant sur internet : c’est moins cher.

M. Thomas Cazenave. Vous êtes libre de contester toutes nos réponses et les éléments qui les étaient. Vous contestez ce rapport de l’IGF. Il s’agit pourtant d’un service à part de Bercy, qui établit ses conclusions en toute liberté. Contestez-vous aussi toutes les explications, convergentes, que les directeurs d’administration centrale vous ont données sous serment ?

On y vient : vous fantasmez un grand complot, c’est là votre thèse !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). C’est vous qui êtes auditionné ! Répondez à mes questions.

M. Thomas Cazenave. Elles sont purement rhétoriques. L’Inspection générale des finances et les directions d’administration centrale ont rendu des rapports précis.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ce sont les mêmes gens !

M. Thomas Cazenave. Non, ce ne sont pas les mêmes gens. Tout le monde vous dit la même chose, parce qu’il n’y a qu’une réalité. Mais comme elle vous déplaît, vous y voyez un grand complot.

M. Charles de Courson, rapporteur général. S’agissant des recettes de l’IS, la réalisation de 2023 n’était pas sensiblement différente de la prévision. Comment avez-vous pu accepter que pour 2024, elles soient estimées à 72 milliards, alors qu’on va finir à 58 milliards, comme l’an dernier et comme l’année d’avant – 14 milliards d’écarts, c’est colossal ? En ma qualité de rapporteur général, je suis allé demander des explications à la direction générale du Trésor. On m’a répondu que les projections avaient été fondées sur l’excédent brut d’exploitation (EBE), mais celui-ci n’a rien à voir avec le résultat fiscal, à cause notamment du jeu des provisions et des amortissements. Vous êtes-vous intéressé à cette question ?

S’agissant de la TVA, les prévisions ont été faites deux années de suite sur l’hypothèse que le taux d’épargne étant très élevé, 17 ou 18 %, la consommation allait reprendre. C’est la direction générale du Trésor qui a fait cette hypothèse, mais c’est vous qui en êtes responsable. Deux années de suite, l’hypothèse s’est révélée fausse. Aux dernières nouvelles, nous avions prévu environ 200 milliards et les recettes seront inférieures de 11 milliards, soit 5 %, en raison de la consommation, qui connaît pourtant des variations plus faibles que d’autres facteurs.

Enfin, les recettes de l’impôt sur le revenu (IR) ont été surestimées de 5 milliards pour 2024, sur quelque 90 milliards.

Vous êtes-vous demandé, lorsque vous étiez ministre délégué, comment la direction générale du Trésor construisait ses prévisions de recettes pour ces trois impôts ? Ou avez-vous repris leurs chiffres sans discuter ?

M. Thomas Cazenave. Les révisions sur les recettes se sont faites en trois étapes. Après les prévisions initiales intervient le programme de stabilité. Devant les écarts constatés, Bruno Le Maire et moi avons réuni les directeurs d’administration centrale pour y voir clair. Nous leur avons demandé comment faire en sorte que de tels écarts ne se reproduisent pas. Ensuite, il fallait établir une nouvelle trajectoire, la plus crédible possible, en prenant en compte les impôts et la dépense. Voilà la commande que nous leur avons passée.

En tant que membre du gouvernement, nous n’entrons pas dans le détail du modèle et du rendement par impôt. Pourquoi ? Nous imaginez-vous affirmer devant toutes les équipes du Trésor, du budget et de la DLF, que sur le taux d’épargne, par exemple, il faudrait modifier telle décimale à la hausse ou à la baisse, parce que nous ne serions pas convaincus ? Mais sur quel fondement agirions-nous ainsi ?

M. Gérault Verny (UDR). C’est votre métier !

M. Thomas Cazenave. Non, vous vous trompez. Notre responsabilité consiste à arbitrer les équilibres globaux et les mesures nouvelles. Nous décidons ainsi s’il faut augmenter la TVA sur les chaudières à gaz ou la taxe sur l’électricité. En revanche, à impôt donné, évaluer une recette compte tenu des comportements attendus des ménages dépend de la responsabilité des services.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Non ! Mais à quoi servez-vous ?

M. Thomas Cazenave. Vous confondez deux responsabilités. La nôtre est politique. Quand nous décidons d’économiser 10 milliards d’euros ou d’augmenter la taxe sur l’électricité, cela ne dépend pas des services. En revanche, ajuster le rendement attendu de l’IS en fonction de la conjoncture n’est pas de notre responsabilité. Il en va ainsi à Bercy comme dans les autres ministères, et c’est tant mieux. Pourquoi ne les croirions-nous pas ? Vous pensez que nous sommes mieux qualifiés qu’eux dans ce domaine, ce n’est pas mon avis.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Quand dans la loi de finances de l’année précédente les recettes de l’IS s’élèvent à 55 milliards et qu’on les évalue à 72 milliards dans le PLF suivant, c’est vous qui devez assumer. Sinon, que dira le peuple français ? « Ils ne servent à rien ! » Le ministre doit assumer toute la responsabilité – même si ce n’est pas facile tous les jours – sans dire que ce n’est pas de sa faute, que c’est de la faute des services. Ne vous êtes-vous pas inquiété qu’on vous propose une augmentation de 17 milliards de l’IS alors que les résultats des entreprises n’explosaient pas du tout ?

M. Thomas Cazenave. J’assume ma responsabilité, je n’ai aucun problème avec ça. Quand toutes les administrations de Bercy, qui ont chacune leurs compétences, font des propositions convergentes, devrais-je prétendre tout savoir sur tout pour affirmer qu’elles se trompent ? Il faudrait être très fort. Ce serait une confusion complète des responsabilités. La nôtre consiste à rendre des arbitrages politiques.

Nous leur avons en revanche demandé de refonder complètement la trajectoire pour le programme de stabilité, en intégrant tous les aléas, parce que nous avions rencontré un problème majeur dans l’estimation des recettes – nous l’avons donc assumé. Le problème, c’est que l’erreur d’estimation s’est reproduite. Quand la note du 11 septembre explique qu’il faut encore enlever 10 milliards au montant des recettes, c’est effectivement problématique.

M. le président Éric Coquerel. Vous nous dites de prendre les chiffres proposés tels quels, sans questionnement. Or, je le répète, le HCFP estime que vous avez choisi les hypothèses les plus optimistes, y compris concernant les recettes : il y en avait donc d’autres. À partir d’octobre, des notes internes vous mettent en garde.

M. Thomas Cazenave. Non, non, non.

M. le président Éric Coquerel. Si, vous avez des notes.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il y a une confusion sur les dates. Je pense que vous faites référence à la réévaluation de l’IS dans le programme de stabilité pour 2023, or M. Cazenave n’était pas à ce moment-là ministre délégué.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je parle du PLF pour 2024. Comment a-t-il pu inscrire 72 milliards de recettes, contre 55 milliards l’année précédente, sans remettre en question la validité des estimations des services ? C’est lui qui assume politiquement. J’ai posé la question à la direction générale du Trésor. Ils m’ont répondu par écrit qu’ils n’avaient notamment pas prévu des reports déficitaires. Je dis qu’il n’est pas possible que des ministres se comportent ainsi, en disant que c’est de la faute des services : vous êtes en train de tuer la démocratie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Au moins !

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce n’est pas vous que j’interroge, monsieur le rapporteur ! C’est inacceptable !

M. le président Éric Coquerel. Monsieur le rapporteur général, pouvez-vous préciser votre question s’agissant de la réponse des services ?

M. Charles de Courson, rapporteur général. Comment a-t-on pu prévoir dans la loi de finances pour 2024 que l’IS rapporterait 72 milliards, alors que les recettes de 2023 s’élevaient à 58 milliards, sans que le ministre interroge les services à ce sujet ? Ce n’était pas possible ! Toutes les entreprises n’étaient pas brutalement devenues florissantes ! Quant à la TVA, vous disposez des remontées mensuelles, comme des données issues du prélèvement à la source pour l’IR : le décrochage était visible.

M. Thomas Cazenave. Il a une confusion dans les dates. Le PLF pour 2024 a été préparé bien avant que ne se révèle le trou dans les recettes, à la fin de 2023 – c’est tout le problème. Or cette chute a une incidence sur 2024. Quand nous en avons pris connaissance, le 7 décembre, nous ne pouvions plus corriger le PLF.

Comment pouvez-vous oser me dire, monsieur le rapporteur général, que je tue la démocratie ? J’assume mes responsabilités et je donne toutes les explications. Mais j’ai compris que celles-ci ne vous conviennent pas, bien que tout le monde donne les mêmes parce qu’il n’y a qu’une réalité, et que certains en voudraient une autre. M. Tanguy a esquissé une vérité alternative, il voit maintenant un complot : je le laisse à ses errements.

Comment pouvez-vous imaginer que les ministres, dans leur bureau, pourraient tranquillement modifier les chiffres des services : « Ils m’ont mis 110 d’IS, mais pour moi ce sera 120, et tant pour l’IR… » ? Les estimations sont le fruit d’un travail de longue haleine mené par des professionnels.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Des professionnels ? Laissez-moi rire !

M. Thomas Cazenave. Vous pouvez rire, Monsieur Tanguy, ils apprécieront ! Ils mêlent les données microéconomiques de la DGFIP, les cadrages macroéconomiques de la direction générale du Trésor et les éléments de la direction du budget. Et vous voudriez que nous, du haut de notre expertise, parce que bien sûr nous connaissons tout par cœur, nous les corrigions ! Vous confondez tout : être à la tête d’une administration, ce n’est pas être à sa place ni tout faire de A à Z. En outre, si nous agissions ainsi, on pourrait nous accuser d’avoir maquillé les chiffres. Je préfère me fonder sur les propositions convergentes des services, à qui nous pouvons demander des explications. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait lorsque nous avons constaté cet écart – nous avons demandé un rapport à l’IGF. Mais lorsque vous m’accusez de mettre à mal la démocratie, vous oubliez que le PLF pour 2024 a été déposé avant la chute des recettes.

M. Gérault Verny (UDR). Cela ne nous dit pas comment vous, ministre délégué, avez pu valider un PLF qui prévoyait que les recettes de l’IS augmenteraient de 30 % sans aucune raison. Vous rétorquez que ce n’est pas à vous de corriger les décimales de l’administration, mais nous parlons de 30 % d’écart ! Vous auriez dû relever que les chiffres qu’on vous fournissait étaient bizarres.

Je ne crois pas à un complot. Vous me faites plutôt penser aux startupers qui présentent leur business plan aux fonds d’investissement en expliquant que leur projet est merveilleux et qu’ils prévoient une croissance de 150 % : deux ans après, on les retrouve au tribunal de commerce. Une augmentation de 30 % de l’IS en un an ne se justifie ni par l’élasticité des prix ni par celle de l’activité économique : c’est n’importe quoi.

M. Thomas Cazenave. Je conteste formellement ce que vous venez de dire. Le HCFP a estimé que les estimations des recettes qui figuraient dans le PLFG étaient plausibles. Arrêtez de dire qu’avec votre expertise, vous expliqueriez à toutes les administrations qu’elles se sont lamentablement trompées. Vous réécrivez l’histoire a posteriori, et vous dites que c’était facile.

M. le président Éric Coquerel. Le HCFP estimait que l’hypothèse de croissance était plausible mais optimiste. S’agissant des recettes, ils disaient que vous aviez retenu des hypothèses favorables paraissant optimistes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je n’ai pas eu de réponse. Mes questions sont factuelles. Si vous considérez qu’elles relèvent de la théorie du complot, il faudra le justifier.

Vous avez dit que le rapport de l’IGF était indépendant. L’article 1er du décret 73-276 dispose que : « Le corps de l’inspection générale des finances est placé sous l’autorité directe du ministre chargé de l’économie et du budget. » Le rapport n’est donc pas indépendant. Il a été établi à votre demande par un corps placé sous votre autorité. Bruno Le Maire et vous avez adressé à Mme Catherine Sueur, cheffe du service de l’Inspection générale des finances, une lettre confiant à l’IGF « une mission portant sur l’établissement des prévisions de recettes publiques, en amont, durant et en aval de la procédure budgétaire ». Vous en définissez les objectifs, sans jamais demander d’identifier d’éventuelles responsabilités : vous ne faites qu’interroger le processus et la chronologie, avant de demander des recommandations. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas demander d’identifier les responsables des erreurs commises ? J’ajoute que les conclusions de la mission étaient attendues avant la création des commissions d’enquête du Sénat et de l’Assemblée nationale : il y a un contexte. Qu’y a-t-il de faux dans mes propos ?

La première autrice du rapport est Mme Émilie Maysonnave, inspectrice des finances depuis 2022. Il est très difficile de retracer les parcours des inspecteurs, mais à ma connaissance, elle n’a pas d’engagement par ailleurs. Le second auteur est M. Paul-Armand Veillon, qui, lui, a été nommé quelques semaines plus tard au cabinet de M. Laurent Saint-Martin, qui n’est pas un ministre apolitique. Enfin, M. Hyppolite d’Albis, superviseur, n’est pas indépendant : économiste engagé, il a publié un ouvrage contre vos opposants politiques, dans le cadre d’une campagne présidentielle – c’est son droit. Vous vous prévalez des conclusions de ce rapport, dont vous prétendez qu’il est indépendant, pour ne pas établir de responsabilité. Si je pensais qu’il s’agissait d’un complot, je ne vous poserai pas la question, d’autant qu’il y a bien longtemps que j’ai adopté le point de vue de Michel Rocard : je fais toujours l’hypothèse de l’incompétence plutôt que celle du complot. Pourquoi avez-vous sciemment décidé de n’établir aucune responsabilité pour cette erreur de 64 milliards, à l’exception d’un problème de chronologie et d’un modèle défaillant ?

Enfin, le problème vient effectivement du modèle, placé sous la responsabilité du Trésor. Or, durant les sept années de macronisme, MM. Moulin et Dumont ont fait des allers-retours permanents entre la direction générale du Trésor et les cabinets macronistes.

M. Thomas Cazenave. Je ne connais aucun des rapporteurs que vous avez cités. Dans la pratique, l’Inspection générale des finances est un service parfaitement indépendant qui écrit ce qu’il veut. On leur passe des commandes, ensuite ils rendent des rapports – c’est tout. La lettre précise qu’une attention particulière sera portée aux causes des écarts de prévision : j’ai l’impression de lire l’objet même de la commission d’enquête. Que vouliez-vous ? La question essentielle concerne la cause des écarts : c’est bien celle que nous avons posée à l’IGF. Les inspecteurs y répondent ; ils expliquent où sont les écarts, s’il y en a déjà eu par le passé, comment se comporte l’élasticité. Cette analyse diffère-t-elle de celles que les administrations concernées ont menées ? Je n’en ai pas l’impression. Elle n’est pas non plus très éloignée des explications que fournissent les directeurs des administrations centrales lors de leurs auditions, ni de celles que vous ont données les directeurs de cabinet. Les analyses convergent vers un problème d’estimation de recettes, qui a été longuement détaillé.

M. le président Éric Coquerel. Vous soulignez les convergences entre les auditions et le rapport. Les directeurs d’administration nous ont aussi parlé de 2024, et le rapport ne concerne que 2023.

M. Thomas Cazenave. Le problème d’estimation que nous avons connu en 2023 a des répercussions sur 2024. Les recommandations de l’IGF, en partie convergentes avec celles du Sénat, montrent qu’il existe une voie d’amélioration.

M. le président Éric Coquerel. Les membres du gouvernement interviennent-ils en amont sur les éléments que donnent les administrations ?

M. Thomas Cazenave. Bruno Le Maire et moi voulions comprendre ce qui s’est passé. Nous avons missionné l’IGF parce que nous voulions le savoir pour corriger les erreurs et ne plus être confrontés à d’autres problèmes de même nature dans l’avenir. Je confirme que les inspecteurs ont travaillé sans aucune pression et en totale liberté. Ce que j’essaie de faire, ce matin notamment, c’est de donner tous les éléments factuels pour éclairer les travaux.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les corrections que vous évoquez ont-elles été apportées pour 2025 ?

M. Thomas Cazenave. C’est une bonne question mais, en ma présente qualité de député commissaire aux finances, je ne peux y répondre.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Monsieur le député, que pensez-vous des corrections apportées en vue du PLF pour 2025 ?

M. Thomas Cazenave. S’agissant des estimations de recettes, il faut appliquer une grande partie des recommandations formulées, notamment par le Sénat. Par exemple, je crois beaucoup aux intervalles. C’est un exercice de prévision : il faut faire cesser le fétichisme du chiffre exact, qui n’existe pas. Nous disposons donc déjà d’éléments utiles ; je suppose que des travaux complémentaires sont en cours à Bercy pour améliorer davantage encore les résultats.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Je regrette la tonalité des échanges. Les mises en cause de personnes, notamment des hauts fonctionnaires, ne sont pas au niveau de cette commission. Nous avons tous intérêt à entrer dans le détail de ce qui s’est passé, impôt par impôt. Que les causes relèvent de la politique économique ou de la technique – comme je le crois –, nous avons intérêt à élever le débat : si nous nous transformons en foire d’empoigne, il n’en sortira pas grand-chose.

M. le président Éric Coquerel. Merci à tous.

11.   Mercredi 15 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 69

La commission procède au vote sur la tenue d’une audition par la commission exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête en application de l’article 5 ter de l’ordonnance  581100 du 17 novembre 1958.

M. le président Éric Coquerel. Avant d’entendre la Cour des comptes, il convient que nous procédions à un vote pour trancher une question abordée par le bureau lors de sa dernière réunion, le 18 décembre 2024, et pour laquelle il a décidé de s’en remettre à l’avis de la commission. Il s’agit de savoir s’il convient ou non d’auditionner le secrétaire général de l’Élysée, M. Alexis Kohler, dans le cadre de nos travaux d’enquête sur la variation et les écarts des prévisions fiscales et budgétaires pour les exercices 2023 et 2024.

Je propose à ceux qui le souhaitent de s’exprimer, en limitant le nombre d’interventions à un orateur par groupe.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Nous examinons régulièrement des amendements dont la portée politique n’égale pas celle de la décision que nous nous apprêtons à prendre, et nous y consacrons pourtant davantage de temps. Il me semble que cette question mériterait un débat plus large.

M. le président Éric Coquerel. Elle a déjà fait l’objet d’échanges nourris en réunion de bureau. Si nous donnons la parole à chaque membre de la commission, nous risquons d’y passer la matinée. Une intervention de deux minutes par groupe me semble suffisante, d’autant qu’à entendre vos réactions, le vôtre a déjà discuté de cette question, ce qui l’a d’ailleurs conduit à se mobiliser assez fortement en vue du vote.

M. David Amiel (EPR). Nous apprenons un peu tard qu’il aurait lieu dès maintenant, monsieur le président.

M. le président Éric Coquerel. Vous en avez été informés par mail hier. Les membres du bureau ne pouvaient en outre ignorer que ce débat aurait lieu. Dans la mesure où nous n’avons aucune certitude quant à la durée de l’audition de M. Charpy, il m’a semblé préférable que le vote intervienne à un moment où chacun pourrait être présent – ce qui, au vu de l’affluence, semble être le cas. Il revient maintenant à la commission de trancher. Je donne donc maintenant la parole aux représentants des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je suis presque gêné de m’exprimer le premier, car je ne comprends tout simplement pas pourquoi cette question devrait faire débat. Il est tout à fait normal que le Parlement puisse interroger M. Kohler.

À entendre nos collègues de la majorité, il me vient des réminiscences de la commission d’enquête sur les ingérences étrangères que j’ai présidée : les macronistes avaient saboté les auditions et tout fait pour protéger leurs amis.

Mme Constance Le Grip (EPR). C’est faux !

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). C’est honteux !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous sommes évidemment favorables à cette audition.

M. Mathieu Lefèvre (EPR). J’invite mes collègues à en revenir à la Constitution de la Ve République, à laquelle, en tant que parlementaires, ils devraient être tout particulièrement attachés. L’article 67 l’établit clairement : le président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité.

Or, en réalité, à travers la personne d’Alexis Kohler, c’est le président de la République que vous entendez auditionner, ce qui contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs. Contrairement à ce qu’a suggéré le président Coquerel, il n’existe aucun précédent d’une audition ce type portant sur la définition ou le déploiement d’une politique publique. Si des membres du cabinet présidentiel ont pu être entendus par le passé, c’était concernant des dossiers dans lesquels l’Élysée était directement impliqué.

Nous nous opposons donc à cette audition, que nous considérons comme un détournement de procédure et qui créerait un grave précédent pour notre démocratie.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Nous sommes quant à nous favorables à l’audition de M. Kohler par la commission d’enquête. Dès lors que notre objectif est d’établir les responsabilités des uns et des autres et de comprendre la chaîne de décisions qui nous a menés à la situation actuelle, il est naturel que nous entendions les personnes impliquées.

M. Philippe Brun (SOC). J’ajoute que, depuis 2017, s’exerce une pratique que nous déplorons : celle des conseillers partagés entre Matignon et l’Élysée, en vertu de laquelle nombre de conseillers ministériels se trouvent de facto placés sous l’autorité du secrétaire général de l’Élysée. Cette pratique, qui me semble constituer une grave atteinte à la séparation des pouvoirs, concerne aussi les conseillers budgétaires, compétents sur les questions qui nous intéressent aujourd’hui. Il serait ainsi d’autant plus inacceptable que la commission des finances ne puisse pas entendre M. Kohler.

Nous proposons donc d’en revenir à la lettre de la Constitution de 1958 et nous sommes favorables à cette audition.

M. Jean-Didier Berger (DR). Pour notre part, nous nous y opposons, au nom du principe de la séparation des pouvoirs.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Notre commission a déjà auditionné plusieurs responsables d’administration ainsi que les ministres compétents. Il en ressort que, manifestement, personne n’a pris les décisions susceptibles d’expliquer les variations budgétaires observées. C’est donc bien qu’elles ont été prises ailleurs. La commission des finances doit pouvoir investiguer jusqu’à comprendre précisément qui a fait les choix qui se traduisent aujourd’hui par un objectif de 50 milliards d’euros de réductions de dépenses et par l’absence de toute perspective d’amélioration en matière sociale ou environnementale.

La situation est très grave. Nous devons savoir qui a pris la décision de ne pas la faire connaître aux Français. Je ne vois donc pas pourquoi nous nous opposerions à l’audition de M. Kohler.

Mme Perrine Goulet (Dem). Nous sommes très étonnés de cette demande d’audition, qui nous semble contrevenir au principe de la séparation des pouvoirs et relever plutôt de l’envie de se payer le secrétaire général de l’Élysée.

Rappelons que ce dernier est un collaborateur du président de la République. Nous rabattre sur lui ne me semble pas être à la hauteur de notre mission – si nous devions auditionner un député ou un élu local, nous n’irions pas chercher son collaborateur.

Par ailleurs, je ne vois pas ce que cette audition apporterait : nous avons déjà entendu les personnes qui étaient aux responsabilités au moment des faits, c'est-à-dire les ministres et les directeurs d’administration habilités à prendre les décisions en question.

Enfin, la commission avait tout le loisir d’interroger les administrations concernées au moment où les écarts de prévision étaient constatés. Elle ne l’a pas fait. Se livrer à une opération de politique politicienne plusieurs mois plus tard ne nous semble pas être une bonne solution. Nous voterons donc contre cette audition.

M. Charles de Courson (LIOT). Ce débat me surprend quelque peu. De nombreux précédents existent. J’ai par exemple présidé la commission d’enquête sur l’affaire Cahuzac, qui a auditionné le chef de cabinet du président de la République. Les membres de la commission d’enquête sur la forte croissance de la dette française, présidée par un député du groupe LR, avaient convoqué M. Kohler – même si ce dernier n’a finalement pas pu être entendu du fait de la dissolution. Nos collègues sénateurs, dans le cadre de l’enquête consacrée à l’affaire Benalla, ont auditionné le secrétaire général de l’Élysée.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Parce que c’était une affaire qui concernait l’Élysée, précisément !

M. Charles de Courson (LIOT). Vous évoquez la séparation des pouvoirs, mais il n’est pas question, ici, d’auditionner le président de la République. En réagissant comme vous le faites, vous ne protégez pas ce dernier ; au contraire, vous semblez suggérer qu’il aurait quelque chose à cacher.

Pour faire la vérité sur les faits, nous devons auditionner le secrétaire général de l’Élysée, et ce pour une raison très simple : M. Le Maire a indiqué que sa volonté de présenter un projet de loi de finances rectificative a été bloquée par le président de la République en personne, au cours d’une réunion qui s’est tenue à l’Élysée.

M. Nicolas Sansu (GDR). Notre groupe votera en faveur de l’audition du secrétaire général de l’Élysée. Les arguments développés par Charles de Courson sont imparables : des auditions comparables ont déjà eu lieu par le passé et, s’il n’a rien à cacher, M. Kohler aurait tout intérêt à venir s’exprimer devant nous. Chacun s’en portera mieux.

M. Gérault Verny (UDR). L’audition du secrétaire général de l’Élysée s’inscrit pleinement dans la mission de contrôle de l’action du gouvernement confiée au Parlement par l’article 24 de la Constitution, ainsi que dans le cadre défini par son article 47. La loi organique relative aux lois de finances impose également une obligation de transparence budgétaire, y compris pour la présidence de la République. En tant que haut responsable chargé de la coordination des activités administratives et budgétaires de l’Élysée, le secrétaire général est un acteur clé pour répondre à nos interrogations sur la tenue des comptes publics.

Cette position vise à renforcer la responsabilité de cette institution et la bonne gouvernance financière, tout en respectant la séparation des pouvoirs et le cadre constitutionnel. Nous voterons donc pour l’audition de M. Kohler.

M. le président Éric Coquerel. Les affaires Cahuzac et Benalla constituent bien des précédents. Au vu du rôle joué par l’Élysée dans ces deux dossiers, les commissions d’enquête souhaitaient auditionner le président de la République. La Constitution ne le permettant pas, ce sont ses collaborateurs qui ont été entendus. Cette jurisprudence me semble pouvoir s’appliquer.

La question qui nous occupe aujourd'hui devient une affaire impliquant l’Élysée dès lors qu’on nous explique que ce n’est pas seulement le gouvernement, pourtant chargé par la Constitution de conduire la politique de la nation, qui a décidé de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative, mais que ce choix a été arrêté au cours d’une réunion qui s’est tenue à l’Élysée. Si nous voulons en avoir le cœur net, nous devons auditionner au moins une des personnes ayant participé à cette réunion, en l’occurrence M. Kohler.

Dès lors que nous nous sommes constitués en commission d’enquête, rien ne nous empêche d’entendre M. Kohler, voire les conseillers budgétaires de l’Élysée. Je voterai donc pour cette audition.

La commission vote en faveur de l’audition de M. Alexis Kohler dans le cadre de l’enquête sur les variations et les écarts des prévisions fiscales et budgétaires pour les années 2023 et 2024.

12.   Mercredi 15 janvier 2025 à 15 heures – compte rendu n° 70

La Commission auditionne M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’INSEE, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([11]).

M. le président Éric Coquerel. Chers collègues, je vous rappelle que nous sommes réunis pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 » et que notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58‑1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis. Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions ; après quoi les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser les leurs, de préférence courtes, l’idée étant de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées, et le temps imparti à chaque groupe pour l’ensemble de ses orateurs ne devant pas excéder deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder quand ils le souhaitent à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes ou incomplètes.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

M. Jean-Luc Tavernier, vous êtes directeur général de l’Insee. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Luc Tavernier prête serment.)

M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee. Dans mon propos liminaire, je voudrais essayer de planter le décor en précisant ce qu’est et ce que n’est pas le rôle de l’Insee dans les prévisions et l’établissement de la comptabilité nationale a posteriori.

Que les choses soient claires : l’Insee ne participe pas du tout à l’élaboration des prévisions du gouvernement, même si les services de Bercy et les cabinets ministériels ne méconnaissent évidemment pas l’information que nous publions à un rythme quasi quotidien et qui relève essentiellement du bien public. Pour ma part, j’ai à connaître ces prévisions en tant que membre du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), ce dont nous parlerons peut-être ultérieurement.

Contrairement à la plupart des instituts statistiques dans le monde, nous faisons un effort de prévisions conjoncturelles, en publiant une demi-douzaine de notes et points de conjoncture par an, en fonction de l’actualité. Dans ces notes dont l’horizon est de trois ou six mois, nous prévoyons les grands indicateurs macroéconomiques que sont la croissance, l’inflation, l’emploi et le chômage, mais aussi un peu de ce que le jargon comptable nomme les comptes d’agents, c’est-à-dire le revenu des ménages ou le taux de marge des entreprises. En revanche, nous ne prévoyons pas le déficit public dans ces notes de conjoncture.

Le principal rôle de l’Insee est d’établir les comptes a posteriori. Au regard des règlements européens, le directeur général de l’Insee est le garant de la qualité de l’ensemble de la comptabilité nationale, ce qui recouvre la croissance, les comptes des ménages et des entreprises ainsi que les comptes des administrations publiques. Nous sommes en effet très encadrés par les textes européens. Depuis l’adoption d’une monnaie unique, la surveillance budgétaire s’exerce à partir de règles communes qui sont exprimées en comptabilité nationale et portent sur le champ de l’ensemble des administrations publiques – État, collectivités locales, sécurité sociale – afin de favoriser la comparabilité, indépendamment des particularités institutionnelles de chaque État membre. C’est donc aux directeurs des autorités statistiques nationales qu’est confiée la responsabilité de l’établissement des comptes, sous la supervision attentive d’Eurostat, la direction générale de la statistique de la Commission européenne.

Comment cela se passe-t-il en pratique ? L’Insee notifie les résultats de finances publiques à la Commission européenne deux fois par an. La première notification, celle qui retient le plus l’attention, a lieu à la fin du mois de mars. L’année dernière, c’était le 26 mars. Cette année, je signerai la notification des comptes 2024 à la Commission européenne le 27 mars. Pour intégrer certains résultats comptables dont nous ne disposons pas au mois de mars, nous faisons une deuxième notification annuelle qui, au regard des textes européens, doit avoir lieu avant la fin du mois de septembre – nous avons pour habitude de le faire dès la fin août.

La Commission européenne peut émettre des objections, réserves ou questions sur la notification que les instituts statistiques des États membres réalisent, ce qui donne lieu à une procédure contradictoire sous forme de questions, réponses et vérifications. Trois semaines plus tard, vers le 20 avril, Eurostat communique les résultats de tous les États membres, éventuellement assortis de réserves quand tout n’a pas été élucidé au cours de la procédure contradictoire. Eurostat vérifie la rigueur des processus et la conformité des choix méthodologiques, notamment en ce qui concerne le périmètre des administrations publiques et la nature des enregistrements des opérations. Deux fois par an, nos collègues d’Eurostat viennent nous rendre ce que l’on appelle des visites de dialogue au cours desquelles ils peuvent soulever une centaine de points sur lesquels nous devons répondre. Les points soulevés sont moins nombreux lors des échanges que nous avons en mars-avril, mais nous devons néanmoins répondre à beaucoup de questions dont le nombre varie selon les années.

Le déficit public à 6,1 % du PIB en 2024, cela relève donc pour moi du domaine de la prévision : l’Insee ne notifiera pas son taux avant le 27 mars prochain. À ce stade, je n’ai pas l’impression que notre taux sera très éloigné de 6,1 %, mais ce n’est qu’une impression : je n’ai pas établi de comptes et, a fortiori, Eurostat ne les a pas validés.

Depuis une dizaine d’années, grâce aux progrès de la gouvernance et des règles européennes, nous publions aussi des données de finances publiques dans le cadre des comptes nationaux trimestriels. Nous faisons deux publications pour chaque trimestre : un mois après la fin du trimestre, puis un mois plus tard. La première estimation de la croissance contient déjà beaucoup d’agrégats, mais pas de comptes d’agents. Deux mois après la fin du trimestre, nous révisons éventuellement la première estimation, en ajoutant des comptes d’agents – revenus des ménages, comptes des entreprises. Lors de cette révision, depuis une dizaine d’années, nous publions aussi une estimation du déficit public pour le trimestre sous revue.

Nos publications font ainsi état de trois trimestres et donc de trois taux de déficit public pour 2024 : 5,8 % du PIB au premier trimestre ; 5,7 % au deuxième trimestre ; 6,3 % au troisième trimestre. Mais il arrive que les comptes annuels s’écartent des estimations des trois premiers trimestres pour lesquels nous disposons de beaucoup moins d’informations, notamment de remontées comptables, que lors de l’établissement des comptes annuels à la fin mars.

Dans les comptes annuels, nous devons agréger les comptes de 69 000 entités publiques, dont les deux tiers appartiennent au champ des administrations publiques locales – communes, régies, agences, etc. Fin mars, il nous en manque 10 000, qui ne sont évidemment pas les plus importantes. Il nous manque notamment les comptes de l’Agirc-Arrco – pour lesquels nous avons néanmoins une estimation plutôt fiable – et ceux des hôpitaux. Tenus de publier leurs comptes à la fin juin, les hôpitaux respectent en général le délai ou le dépassent de peu. Quoi qu’il en soit, leurs comptes peuvent réserver quelques surprises et être l’une des causes de révision du déficit public en août-septembre. Au moment de la notification de mars, nous avons environ 92 % des flux ; dans les comptes trimestriels nous avons de bonnes remontées comptables pour les recettes et environ 80 % des flux pour les dépenses.

C’est ce que je pouvais vous dire sur le rôle de l’Insee, les limites de notre action et le cadre assez procédural dans lequel elle s’inscrit vis-à-vis de la Commission européenne.

M. le président Éric Coquerel. L’importance du dérapage du déficit pour 2023 a été rendue publique avec votre chiffre de mars 2024, mais nos auditions ont montré que les ministres avaient connaissance de la situation budgétaire dès décembre 2023. À quel moment étiez-vous en mesure de constater cette situation dégradée ? Quand les signaux étaient-ils suffisamment forts pour permettre de comprendre que l’écart entre les prévisions et les recettes allait être important ?

M. Jean-Luc Tavernier. Il arrive que l’on révise les standards dans les comptes nationaux, notamment sous l’influence d’Eurostat qui définit scrupuleusement ce qui doit être ou non dans le champ des administrations publiques – il y a plusieurs années, nous y avons ainsi intégré Réseau ferré de France (RFF). Il arrive aussi, tous les cinq ou dix ans, que l’on change de base dans les comptes nationaux, que l’on modifie certaines sources ou méthodes.

En 2024, nous avons utilisé une nouvelle base pour la publication des résultats, nous avons amélioré l’enregistrement de certaines opérations en droits constaté et, surtout, une fois n’est pas coutume, nous avons sorti une entité du périmètre des administrations publiques : l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp) – en accord avec Eurostat, nous l’avons considéré comme un fonds de pension. Or cet organisme en phase de maturation, qui a des rentrées supérieures aux sorties, avait une contribution positive qui a désormais disparu. Globalement, tous ces changements méthodologiques ont contribué au déficit à hauteur de 4 milliards d’euros, soit 0,14 % du PIB.

Mais c’est surtout le cinquième acompte de l’impôt sur les sociétés (IS), versé en toute fin d’année 2023, qui a réservé de mauvaises surprises. Depuis une vingtaine d’années qu’il existe, ce cinquième acompte introduit d’ailleurs une incertitude structurelle sur les recettes jusqu’au dernier jour de l’exécution budgétaire. L’Insee n’est pas au premier rang pour observer le phénomène : il se manifeste d’abord dans la situation budgétaire hebdomadaire et mensuelle. Nous ne l’avons intégré qu’au mois de mars dans l’établissement des comptes nationaux.

M. le président Éric Coquerel. Vous ne pouviez pas l’anticiper ?

M. Jean-Luc Tavernier. La principale surprise, la baisse de l’IS, était imprévisible et n’est toujours pas parfaitement expliquée.

M. le président Éric Coquerel. Le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, rédigé à la demande des ministres lorsque le dérapage du déficit a été rendu public, indique que 20 % de l’écart à la prévision résulte d’erreurs techniques, notamment d’une surestimation des recettes d’IS. Entre le projet de loi de finances (PLF) pour 2023 et l’exécution budgétaire, la prévision des recettes a effectivement été revue : elle a augmenté de 11 % dans le programme de stabilité en avril 2023 – il semblerait que les services de Bercy se soient fondés sur votre révision à la hausse du taux de marge des entreprises en mars 2023. Cette fois, il semblerait que Bercy n’ait pas voulu vous suivre lorsque vous avez révisé à la baisse le taux de marge pour 2023 pour le ramener à son niveau de décembre 2022, soit à son niveau du PLF pour 2023. Pour résumer : le gouvernement vous suit lorsque vos prévisions lui permettent d’augmenter le niveau des recettes attendues, mais pas quand elles impliqueraient une révision des recettes à la baisse. Faites-vous ce constat régulièrement ?

M. Jean-Luc Tavernier. Vous me donnez des informations que je n’avais pas sur la manière dont les services – et a fortiori le ministre – ont intégré les évolutions du taux de marge dans la prévision de l’IS. Dans mes fonctions actuelles, je n’ai pas à le savoir. J’ai été le dernier directeur de la direction de la prévision à Bercy, avant qu’elle ne soit supprimée. J’ai donc fait ce métier d’essayer de prévoir, y compris les finances publiques. Depuis que j’ai quitté Bercy, je ne reçois pas les notes de prévisions de la direction générale du Trésor.

Ce que je peux dire, en espérant ne pas trop m’éloigner de votre question, monsieur le président, c’est que l’élément déterminant est le cinquième acompte d’IS. C’est de son observation en décembre 2023 que les services infèrent ce qu’a dû être l’évolution du résultat fiscal des entreprises en 2023 et en tirent des conséquences sur la prévision d’IS en 2024. Idem pour les années ultérieures : les services sont en train d’ausculter le cinquième acompte, encaissé il y a quelques semaines au titre de l’exercice 2024, et en déduisent d’éventuelles surprises concernant la prévision d’IS pour 2025.

On a pu réviser l’excédent brut d’exploitation (EBE), mais pas dans des proportions considérables. À ce jour, il me semble que l’effet de surprise concernant l’IS perçu au titre de l’année 2023 n’est pas tant lié à l’évolution d’indicateurs macroéconomiques tels que l’EBE qu’au passage de l’EBE au bénéfice fiscal, où il peut se produire beaucoup de mouvements en termes de déficits reportables, de provisions, etc. Cela étant, j’émets immédiatement une réserve : les comptes annuels de la France et la prévision de croissance pour 2023 sont encore établis sur la base des comptes provisoires que nous avons publiés l’an dernier dans lesquels nous n’avons pas les informations comptables des entreprises. Mes collaborateurs des comptes nationaux sont en train d’intégrer ces informations comptables pour éventuellement réviser l’année 2023 à la fin du mois de mai. C’est à ce moment-là que je pourrais vous dire précisément quel a été l’EBE en 2023 et le comparer aux estimations faires dans les comptes trimestriels et le compte provisoire pour 2023. Pour l’instant, je sais seulement que le bénéfice fiscal de 2023 a été visiblement décevant et j’ai l’intuition que cela est lié à des opérations effectuées en aval de l’EBE, au passage de l’EBE au bénéfice fiscal.

M. le président Éric Coquerel. Dans cette part d’écart évitable, l’IGF intègre aussi les mauvaises anticipations du comportement des acteurs, notamment en matière de consommation et de taux d’épargne : on s’attendait à ce que les ménages épargneraient moins pour consommer plus. Pour ma part, je considère qu’estimer que les ménages allaient réduire leur épargne n’est pas un choix technique, c’est estimer que les conditions de vie sont satisfaisantes et que les ménages n’ont pas à se prémunir contre l’avenir. C’est donc estimer que la politique économique fonctionne. Pourtant, dans un contexte inflationniste et de baisse du salaire réel, ces comportements attendus étaient peu probables. Si le revenu disponible brut (RDB) augmente en 2023, c’est seulement parce qu’il est tiré par les revenus du patrimoine, comme l’ont montré vos études. Or ces revenus sont plutôt épargnés que consommés. Ne pouvons-nous pas en conclure que le gouvernement, une fois de plus, n’a pas pris en compte vos études, alors que nous avons pu le faire ici même en commission ?

M. Jean-Luc Tavernier. Monsieur le Président, est-ce que je peux élargir votre question et considérer qu’elle porte aussi sur le même phénomène en 2024 ?

M. le président Éric Coquerel. Dès lors que vous répondez, cela ne me pose pas de problème.

M. Jean-Luc Tavernier. Pour 2024, l’estimation de croissance reste à 1,1 % en moyenne annuelle, mais sa composition est très différente de celle qui était attendue : moins de consommation, un peu plus d’exportation et plus de dépenses publiques, ce qui va se traduire par une baisse des recettes de fiscalité indirecte, notamment de TVA. Et n’oublions pas l’effet de l’inflation sur lequel nous pourrons revenir.

Au HCFP, où nous passons en revue l’ensemble des prévisions des économistes, nous constatons qu’ils attendent tous une baisse du taux d’épargne. En dépit de ce que vous avez dit, monsieur le président, sur le fait qu’une partie de la hausse du pouvoir d’achat est liée à l’évolution des revenus du patrimoine, il n’y a pas d’explication globale à la forte hausse du taux d’épargne, qui a commencé avant même la crise sanitaire. Le taux d’épargne global des ménages français est passé de 15 % du revenu avant la pandémie de covid-19 à 18 % en ce moment. Cette hausse de 3 % représente des dizaines de milliards d’euros, et des milliards de recettes de TVA en moins, pour ne parler que de cette partie de la fiscalité indirecte.

La plupart des organismes de conjoncture, des organisations internationales et des économistes de banque prévoyaient une baisse du taux d’épargne pour 2024. Aucun d’entre eux ne tablait sur une nouvelle hausse de ce taux. Que s’est-il passé en 2024 ? Dans notre dernière note de conjoncture, nous prévoyons une hausse de 2 % du pouvoir d’achat du revenu des ménages, qui n’est pas intégralement due aux revenus du patrimoine, même si ceux-ci ont été plus dynamiques que la moyenne. Tous les retraités, par exemple, ont pu constater une hausse de leur pouvoir d’achat. Nous estimons que la consommation a progressé de 0,9 % en moyenne annuelle, ce qui fait apparaître une nouvelle hausse du taux d’épargne – en gros, il est passé de 17 % à 18 %. Aucun consensus ne s’est encore dégagé parmi les observateurs, analystes, économistes et conjoncturistes de tout poil pour expliquer le phénomène. Nous nous y sommes essayés dans notre dernière note de conjoncture, mais l’exercice est difficile.

Pour ce que nous avons pu en voir au HCFP, la plupart des prévisions vont dans le sens d’une légère baisse du taux d’épargne en 2025, ce qui serait le principal soutien à la demande car celle-ci n’est pas soutenue par l’investissement et elle le sera moins que les années précédentes par les dépenses publiques. Il faut imaginer une hausse de la consommation, mais on ne peut pas avoir de certitude tant que nous ne saurons pas expliquer clairement, malgré tous les éléments que l’Insee met sur la table, pourquoi le taux d’épargne des ménages est à 18 %. Le constat vaut pour les années précédentes. Du reste, il ne me semble pas que le HCFP ait eu une appréciation très optimiste de la consommation dans ses avis donnés au cours des dernières années.

M. le président Éric Coquerel. Je ne parlais pas du taux d’épargne mais des résultats de 2023 qui permettent d’anticiper ceux de 2024. Dans vos tableaux de 2023, il était clair que la hausse des revenus disponibles bruts était tirée par les revenus du patrimoine et non par les revenus des salaires, ce qui n’est pas sans incidence sur l’inquiétude pour l’avenir et l’évolution de l’épargne – ceux dont les revenus le permettent épargnent davantage au lieu de consommer. L’évolution des revenus disponibles pouvait alarmer. Mais vous me dites que ce n’est pas le cas.

M. Jean-Luc Tavernier. Des milliers de pages ont été écrites sur les arbitrages entre consommation et épargne. En cas de tension sur le revenu et de diminution du pouvoir d’achat, on a plutôt tendance à en lisser l’effet et à réduire son taux d’épargne. Est-ce que la baisse du revenu n’entraîne pas les mêmes conséquences sur la consommation ? Il est très difficile de corréler l’évolution de la consommation des ménages en fonction de la typologie de leurs revenus. Mais nous observons globalement une hausse du taux d’épargne dans un contexte où la population ressent un affaiblissement de son pouvoir d’achat. Ce n’est pas complètement intuitif, ce qui explique que ce n’était pas attendu par l’ensemble des conjoncturistes.

D’autres facteurs jouent sur l’arbitrage entre consommation et épargne, notamment la composition du revenu, comme vous l’avez relevé. Cet arbitrage peut aussi être influencé par la situation du marché de l’emploi et la peur du chômage. Or le marché de l’emploi était plutôt bien orienté en 2023. La peur des déficits publics peut induire ce que l’on appelle un comportement ricardien : redoutant une hausse des impôts, on épargne dans cette perspective quand on a les moyens de le faire.

Dans la note de conjoncture de décembre 2024 de l’Insee, nous avons fait un éclairage sur l’élévation du taux d’épargne en France et dans d’autres pays tels que l’Allemagne. Nous n’avons pas encore trouvé d’explication globale à ce phénomène qui peut aussi être lié à des comportements de sobriété – on retarde le renouvellement de son véhicule, par exemple. Quoi qu’il en soit, je ferais plutôt preuve de modestie en la matière. Quand le HCFP a publié son avis en septembre, nous avons constaté que la plupart des conjoncturistes estiment que le taux d’épargne a des marges à la baisse et qu’il devrait diminuer pour soutenir la demande. Cela relève peut-être du vœu pieux, mais c’est l’avis de la plupart des conjoncturistes.

M. le président Éric Coquerel. Pour ma dernière question, je vais revenir au rapport de l’IGF. L’écart des prévisions fiscales et budgétaires s’explique aussi par une surestimation de la masse salariale : alors que le gouvernement prévoyait une augmentation de la masse salariale de 6,1 % dans le programme de stabilité pour 2023 et même de 6,5 % dans le PLF pour 2024, elle n’a finalement augmenté que de 5,3 %. De votre côté, vous estimiez sa croissance à 5,7 % dès l’été 2023. Selon l’IGF, cette différence entre les prévisions s’expliquerait par une différence méthodologique. Votre prévision semble à l’évidence plus fiable. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont ces différences méthodologiques ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je n’ai pas complètement le rapport de l’IGF en tête et je ne me souviens pas de cette mention de différence méthodologique. Le ralentissement rapide de l’inflation et des salaires, observé à la fin de 2023, n’avait pas été totalement prévu par tout le monde, notamment le gouvernement. Il a pesé sur l’évolution de la masse salariale et, par conséquent, sur celle des cotisations sociales et de la contribution sociale généralisée (CSG) en fin d’année 2023.

M. le président Éric Coquerel. Vous l’aviez mieux anticipé, semble-t-il.

M. Jean-Luc Tavernier. Il me semble en effet que nous avions mieux vu le ralentissement des salaires. Je n’en tire pas gloriole car c’est toujours facile d’avoir raison a posteriori. Il me semble aussi que, dans un avis du HCFP, nous avions signalé un petit risque de baisse des salaires et des cotisations à cette époque‑là. Cela reste à vérifier.

M. le président Éric Coquerel. Pourriez-vous, même plus tard, me donner des informations sur ces différences de méthodologie ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je me tourne vers Nicolas Carnot, directeur des études et synthèses économiques, qui m’accompagne pour cette audition. Cela ne lui évoque rien non plus. Nous allons vérifier ce point.

M. le président Éric Coquerel. Malgré les chiffres que j’ai trouvés dans vos travaux et qui ont été souvent présentés ici, Bruno Le Maire n’a pas reconnu que le bilan de sa politique était contestable, notamment en termes de création d’emplois. Au regard des études que vous avez publiées ces dernières années, pouvons-nous considérer que les objectifs de la politique de l’offre ont été atteints ?

M. Jean-Luc Tavernier. N’attendez pas du directeur général de l’Insee qu’il émette un jugement définitif sur ce point ! Il faut bien avoir en tête que nous avons vécu pendant des décennies sous l’empire de difficultés de demande, donc dans une situation, au moins en partie, de chômage keynésien. Il est clair que, depuis le covid, et même depuis 2019, le nombre d’entreprises qui déclarent des tensions sur l’offre, le recrutement ou l’approvisionnement s’est fortement accru, notamment dans l’industrie. C’est bien l’une des difficultés de l’exercice de prévision : quand toutes les entreprises sont contraintes par la demande, il faut prévoir la demande et on en déduit la production ; quand elles sont contraintes par l’offre, il faut aussi tenir compte d’une forte hétérogénéité en fonction des secteurs, ce que l’on constate de façon inédite depuis le covid.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour expliquer l’écart de près de 50 milliards d’euros sur lequel nous enquêtons, il y a trois ensembles de réponses possibles : une construction d’un budget qui ne tenait pas compte des alertes et des notes, c’est-à-dire un choix politique, qui ne relève pas de vous ; des erreurs dans les modèles de prévision, qui pourraient être obsolètes ; des facteurs conjoncturels totalement imprévisibles. Qu’en est-il, selon vous ?

M. Jean-Luc Tavernier. Pour 2024, l’écart entre les 4,4 points de PIB auxquels le projet de loi de finances pour 2024 plaçait le déficit des finances publiques et l’estimation actuelle établie par Bercy, qui est de 6,1 points, correspond en effet à une cinquantaine de milliards d’euros.

On peut isoler les 4 milliards d’euros dus au changement de base de la comptabilité nationale dont j’ai parlé tout à l’heure.

Je suis moins à même de vous répondre que le directeur général du Trésor, puisqu’il s’agit de comparer des prévisions que je n’ai ni les unes ni les autres élaborées, et dont je ne suis pas parti. Mais ma compréhension est qu’il y a eu une petite économie sur les dépenses de l’État – à hauteur de 4 milliards d’euros – et que les autres termes de l’équation ont tous donné lieu à des surprises négatives : les dépenses des administrations de sécurité sociale, du côté de l’Unedic comme de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), ont été un peu supérieures aux prévisions, tout comme les dépenses des collectivités locales, dans des proportions cette fois-ci importantes ; du côté des recettes, toutes ont été un peu inférieures aux prévisions : impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu, TVA, cotisations sociales. Il y a donc eu une conjonction de mauvaises surprises – c’est un manque de chance, car il n’y a pas de raison que les surprises soient corrélées entre elles.

J’ai exercé ce métier, et il n’est pas facile : je me dois de signaler que ces écarts restent dans des proportions habituelles. Trois se détachent : les recettes d’IS ; celles de TVA ; les dépenses des collectivités territoriales. Dans les trois cas, l’écart avec ce qui était prévu en septembre 2023 et ce que constate Bercy doit dépasser les 10 milliards d’euros.

Dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2024, publié en septembre 2023, le Haut Conseil des finances publiques – dont je suis membre par la volonté du législateur, et en particulier de cette commission – souligne que l’estimation de croissance lui paraît un peu optimiste ; en matière de finances publiques, il évoque aussi l’optimisme des prévisions quant à la TVA – notamment parce que la croissance prévue de la TVA est supérieure à celle de sa base taxable – et aux droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Mais aucun membre du Haut Conseil n’imaginait, à cette date, un écart de 50 milliards d’euros – en tout cas, cela ne se lit pas dans l’avis.

Nous avons donc des surprises de grande ampleur sur trois postes, seul celui relatif à la TVA étant mentionné dans l’avis du HCFP. Je vois là essentiellement des questions techniques – sur lesquelles il faut travailler, bien sûr.

S’agissant de l’IS, il est très difficile à prévoir. Il faudra, dans le courant de l’année 2025, s’interroger sur l’évolution de l’EBE des entreprises en 2023, et sur le passage de l’EBE au bénéfice fiscal. On sait par exemple que l’on n’a pas assez tenu compte du fait que certaines grandes entreprises dont les EBE étaient très importants en 2023 disposaient encore de déficits reportables ; c’est le cas d’EDF, mais aussi de CMA CGM. Ce n’est toutefois là qu’une partie de l’histoire. Nous pourrons faire ce travail quand nous disposerons des comptes révisés de 2023, après avoir intégré complètement la comptabilité des entreprises dans nos comptes nationaux. Nous devons comprendre cette surprise sur le bénéfice fiscal, qui s’est traduite par une évolution très importante sur le cinquième acompte de décembre 2023, et dont on voit l’ombre portée sur tous les comptes 2024.

S’agissant de la TVA, il y a deux sujets : l’un macroéconomique, l’autre de prévision, compte tenu de ces agrégats macroéconomiques. En 2024, la consommation est inférieure en volume à toutes les prévisions. Nous avons aussi moins d’inflation : la désinflation a été plus rapide que prévu. Le PLF pour 2024 prévoit une inflation de 2,6 % ; l’avis du HCFP considère ce chiffre comme « plausible ». L’inflation, en moyenne annuelle en 2024, a été publiée ce matin : elle est de 2 %. Ces six dixièmes d’écart sont comparables à la surprise sur les volumes de consommation. Nous avons sous-estimé l’ampleur de la désinflation, ce qui est une erreur commune à la plupart des conjoncturistes : personne n’avait, je crois, prévu 2 % d’inflation seulement en 2024. Or les recettes de fiscalité indirecte dépendent de la valeur de l’assiette taxable, donc du volume mais aussi du prix.

Concernant encore la TVA, il faut également souligner de moindres recettes au regard de l’évolution des emplois taxables – c’est toute la question des mouvements de restitution de crédits, sur laquelle je ne saurais pas vous en dire plus bien qu’il y ait là un sujet de réflexion.

S’agissant enfin des dépenses des collectivités locales, c’est une troisième grande surprise, dont il faudra voir si elle se confirme dans les comptes annuels tels que nous les publierons à la fin du mois de mars. L’augmentation de l’investissement peut être attribuée au cycle électoral des communes – elle arriverait un peu plus tôt que ce que l’on imaginerait au vu de la date des élections. Mais il y a surtout une grosse surprise sur les dépenses de fonctionnement, alors même que les collectivités sont soumises à la règle d’or et qu’elles ne peuvent pas s’endetter pour financer leur fonctionnement. Nous devrons nous pencher sur ce sujet dans les mois qui viennent.

Il y a donc eu à mon sens différentes erreurs, dont certaines d’une ampleur particulièrement forte, qui malheureusement sont toutes allées dans le même sens. J’y vois des problèmes plutôt techniques que politiques, mais je ne suis pas dans le secret des arbitrages rendus à Bercy sur le PLF pour 2024.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez cité le chiffre de l’évolution du déficit public pour les trois premiers trimestres de 2024. J’entends que nous n’aurons le chiffre définitif pour l’année qu’au mois de mars, mais à ce stade, la tendance à la dégradation se confirme-t-elle au quatrième trimestre ? La prévision d’un déficit de 6,1 points de PIB demeure-t-elle crédible ?

M. Jean-Luc Tavernier. Votre question est tout à fait légitime mais je suis dans l’incapacité d’y répondre. De trimestre en trimestre, il peut y avoir une grande volatilité. Sur certains postes, l’enregistrement comptable peut être fait à un moment ou à un autre dans l’année : il n’y a pas d’arrêté infra-annuel des comptes des collectivités locales, par exemple. L’incertitude demeure donc jusqu’à ce que l’ensemble des comptes de l’année aient été traités. Je ne peux donc pas vous vendre du rêve : je n’en sais rien.

La prévision d’un déficit à 6,1 points de PIB paraît plutôt réaliste compte tenu de ce que l’on a vu au cours des trois premiers trimestres, et je comprends de mes collègues de Bercy qu’il n’y a pas cette fois de surprise majeure sur le cinquième acompte d’IS.

Mais, encore une fois, avant le 27 mars, il n’y a aucune chance que je donne un chiffre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous faites partie du comité scientifique réuni en vue d’un meilleur pilotage des prévisions de finances publiques. A-t-il commencé ses travaux ?

M. Jean-Luc Tavernier. Il a été installé par Antoine Armand et Laurent Saint-Martin au mois de novembre. Il était prévu, je crois, que nous rencontrions à nouveau les deux ministres, mais la censure est arrivée à ce moment-là. Dans mon esprit, ce comité n’est pas destiné à devenir permanent. Je pense que les ministres nous réuniront à nouveau dans les jours ou les semaines à venir. Nous avons échangé avec les services de Bercy, notamment la direction générale du Trésor, la direction générale des finances publiques et la direction du budget – je n’ai pu assister qu’à deux de ces trois réunions. Le comité, si les ministres le réunissent à nouveau, aura certainement à cœur de faire des suggestions, qui s’ajouteront à celles de l’IGF et de la direction générale du Trésor. Nous nous y préparons, en tout cas.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Considérez-vous que les niveaux d’inflation et de désinflation que nous avons connus ont pu perturber les modèles de prévision ?

M. Jean-Luc Tavernier. Vous avez bien noté que, depuis plusieurs années, nous sommes soumis à des chocs pour l’essentiel exogènes : la crise sanitaire et l’invasion de l’Ukraine. Nous n’y sommes pas habitués, et cela complique beaucoup la prévision. Cela conduit aussi à l’apparition de phénomènes, inédits dans leur ampleur, de difficultés d’offre, tant d’approvisionnement que de recrutement. Nos courbes de climat de confiance sont, de façon absolument inédite, tout à fait hétérogènes en fonction des secteurs économiques, notamment industriels. Cela complique aussi l’analyse conjoncturelle.

C’est donc tout un ensemble de facteurs, et pas seulement l’inflation, qui rend la prévision plus difficile. L’inflation joue car il est difficile de prévoir la réponse des salaires à l’inflation – pendant deux ans, les salariés ont perdu du pouvoir d’achat, et le rattrapage commence seulement en 2024. Il peut aussi y avoir des conséquences sur les rentrées d’impôt sur le revenu : l’une des suggestions du comité scientifique évoqué par M. Ciotti portera peut-être sur ce point. Nous avons en effet aussi connu une mauvaise surprise en la matière, même si elle est de moindre ampleur que celles que j’ai plus longuement évoquées. Or l’indexation du barème – certains revenus ayant augmenté plus vite que l’inflation, d’autres pas – peut avoir des conséquences que nous n’avons pas totalement maîtrisées.

Notre situation est très chahutée dans son ensemble depuis 2020, avec une grande hétérogénéité des difficultés rencontrées par les entreprises, ce qui est un phénomène nouveau. Il me semble que c’est plutôt là qu’il faut chercher l’origine des difficultés de prévision.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué le changement de base de la comptabilité nationale, qui a joué sur 0,13 point de PIB environ sur l’écart en 2023. Ce retraitement était-il prévisible ? Les administrations en étaient-elles informées ? Selon vos informations, un tel retraitement est-il possible au titre de l’année 2024 ?

M. Jean-Luc Tavernier. En mars dernier, lorsque nous avons établi les comptes de 2023, il y a eu en effet un événement qui reste heureusement exceptionnel : un changement de base, ce qui entraîne de nombreuses modifications. En l’occurrence, nous avons, en accord avec Eurostat, notamment sorti l’Erafp du champ des administrations publiques. Nous avons aussi amélioré l’enregistrement de certaines opérations en droits constatés – un progrès comptable, qui induit aussi des écarts.

Nous avons fait savoir à la fin de l’année 2023 que l’Erafp avait vocation, si Eurostat en était d’accord, à sortir du champ des administrations publiques. Nous n’avons pas communiqué de chiffrage à ce moment-là. La pratique que j’ai instaurée est que l’Insee ne prend pas les usagers à froid : nous avons donc fait un communiqué de presse sur le passage à la base 2020, qui annonçait notamment la sortie de l’Erafp, mais ne donnait pas de chiffres.

Nous n’avons aucun projet actuel d’une ampleur similaire. Eurostat peut toujours nous interroger sur la présence de telle ou telle entité dans les champs des administrations publiques, bien sûr – jusqu’au moment où ils publient eux-mêmes les comptes, vers le 20 avril. Je n’identifie pas de risque pour cette année, mais il peut y avoir des questions que nous n’avons pas vu venir.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pourriez-vous nous donner la composition précise de ces 4 milliards d’euros ?

En matière d’IS, y a-t-il des modalités de recouvrement ou des modalités déclaratives qui mériteraient d’être améliorées pour faciliter le processus de prévision ?

M. Jean-Luc Tavernier. Nous vous transmettrons le tableau de la composition des 4 milliards d’euros préparé par mes collaborateurs. Il comporte six lignes.

En ce qui concerne votre seconde question, je note comme vous tous que le cinquième acompte a des vertus, puisqu’il permet de demander aux sociétés d’essayer d’anticiper leur bénéfice fiscal et de faire coller au maximum les recettes de l’année avec celles qui sont attendues au titre de l’exercice considéré. Mais, arrivant en décembre, il introduit pour l’ensemble de l’écosystème de Bercy une instabilité qui dure jusqu’à la fin de l’année. Les avantages sont-ils supérieurs aux inconvénients ? Je m’élèverais au-dessus de ma condition en répondant à cette question.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le Sénat propose notamment la publication d’intervalles de confiance dans le processus de prévision. Qu’en dites‑vous ?

S’agissant des collectivités, quel est le rapport entre l’évolution des dépenses d’investissement et de fonctionnement ? Depuis quand n’aviez-vous pas constaté une augmentation des dépenses aussi importante ?

M. Jean-Luc Tavernier. La publication des intervalles de confiance est une bonne pratique ; je le dis tout en reconnaissant immédiatement que nous avions l’habitude de produire pour la note de conjoncture ce que l’on appelle en bon français un fan chart, et que nous avons cessé de le faire au moment de la crise sanitaire. En effet, ces intervalles de confiance se fondent sur les estimations du passé, et ils n’étaient plus pertinents. Cela vaut aussi pour les finances publiques : les intervalles de confiance sont une bonne pratique, mais un événement inédit peut toujours nous en faire sortir. Jamais nous ne trouverions, je crois, un intervalle de confiance – hérité de la moyenne empirique des erreurs précédentes – de 1,7 point de PIB, soit 50 milliards d’euros. Cette ampleur est vraiment exceptionnelle.

Quant aux dépenses des collectivités locales, nous séparons habituellement investissement et fonctionnement. On connaît aussi l’effet du cycle électoral sur les dépenses d’investissement, qui sont normalement à leur maximum un à deux ans avant la fin du mandat municipal. Je n’ai pas souvenir d’une surprise à hauteur de 10 milliards d’euros. La prévision d’évolution des dépenses des collectivités locales se voulait volontariste, il faut le dire : on espérait notamment un effet des contrats de Cahors. Cela ne s’est pas produit. Mais au-delà, l’écart de prévision voire la dynamique des dépenses de fonctionnement en euros constants sont peut-être inédits. Nous pourrons le voir quand nous aurons examiné les comptes définitifs.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je souhaite revenir sur votre mission première et sur la manière dont le gouvernement, le Parlement et l’ensemble du monde politique utilisent les indices que vous publiez. Cela me conduit à m’interroger sur votre responsabilité – qui n’est pas d’ordre politique.

J’ai écouté votre interview sur France Inter et au fond, comme le monde politique, vous prenez au premier degré les indices que vous calculez. Quand vous parlez du pouvoir d’achat ou du PIB, on a l’impression que vous vous référez en quelque sorte à une valeur faciale. Ces données sont mentionnées comme on pourrait le faire pour un titre d’article ou de chronique, sans que soit indiquée la manière dont elles sont calculées.

Quand je réfléchis au budget ou à la situation économique, je ne m’intéresse pas au seul PIB, qui n’a pas de valeur en soi. Je me réfère au PIB par habitant qui, lui, présente un intérêt puisque la population de la France augmente. Le PIB peut progresser et l’on peut dire que le pays n’a jamais été aussi riche. Mais si le PIB par habitant décroît ou stagne – ce qui est le cas depuis 2007 selon les données du Fonds monétaire international (FMI) –, on comprend mieux pourquoi le sentiment d’appauvrissement de la population française correspond à une réalité.

La croissance du PIB est l’indicateur retenu dans le budget, mais l’on pourrait très bien utiliser le PIB par habitant et l’on ne parlerait alors pas du tout de la même façon du budget. Ce n’est jamais dit par les instituts et par les observateurs.

J’ai été surpris lorsque vous avez dit, lors de votre interview sur France Inter – très bonne, par ailleurs –, que le pouvoir d’achat avait augmenté. L’évolution du revenu disponible brut ne correspond pas à celle du pouvoir d’achat des Français ordinaires qui, pour la plupart d’entre eux, ne perçoivent pas de dividendes ou de revenus tirés de leurs propriétés. Pour la très grande majorité des gens, le pouvoir d’achat correspond à l’évolution par rapport à l’inflation de leur salaire ou de leur pension ainsi que des transferts sociaux. Le fait que des montants monumentaux de dividendes soient versés ne compte pas pour eux.

Au fond, n’est-on pas bloqué dans une boucle d’erreurs et de biais de confirmation permanents lorsque l’on prend au premier degré des indicateurs sans mentionner par prudence les calculs auxquels ils renvoient ? On est alors dans le faux – ou en tout cas dans l’illusion.

M. Jean-Luc Tavernier. Cette question nous éloigne un peu de l’objet de cette commission d’enquête, mais je vais y répondre car elle est absolument fondamentale.

Je suis un peu déçu que vous n’ayez pas conscience des efforts considérables que nous réalisons pour essayer d’y répondre. Ce qui compte, c’est bien entendu le PIB par habitant et la consommation par habitant – et plus encore la consommation par unité de consommation, car cela permet de tenir compte de la taille et de la composition des ménages. Si les ménages sont de plus en plus petits et segmentés, le poids de leurs dépenses de logement va s’accroître. Il faut en tenir compte. C’est la raison pour laquelle nous avons beaucoup publié au sujet de l’évolution du pouvoir d’achat par unité de consommation.

J’ai moi-même souvent dit – y compris devant votre commission lorsque j’étais invité à y intervenir régulièrement par son précédent président – que le pouvoir d’achat par unité de consommation avait stagné pendant la décennie 2000‑2010. Il y a bien eu une augmentation du revenu disponible mais, du fait de la croissance démographique et de la baisse de la taille des ménages, le pouvoir d’achat par unité de consommation a stagné – ce qui correspond au ressenti.

Par ailleurs, j’ai décidé depuis 2020 que l’Insee publierait des billets de blog. Il y en a une vingtaine par an. Ils ne sont pas tous également passionnants, mais la plupart sont très intéressants et je vous invite à les lire. J’en ai moi-même consacré un à la mesure du ressenti à la suite d’une sollicitation de la Fondation Jean-Jaurès. À chaque fois que ce que nous publions s’écarte du ressenti, nous essayons d’y répondre.

Du reste, vous savez bien que nous ne sommes pas avares de chiffres et que nous publions beaucoup sur les évolutions du pouvoir d’achat par décile. Nous pourrions aller encore plus loin. Le pouvoir d’achat moyen de l’ensemble de la population a augmenté de 2 % cette année. Nous pourrions examiner quelle est la part de ceux qui ont vu leur pouvoir d’achat augmenter et celle de ceux qui l’ont vu baisser. Pour l’instant, nous ne sommes pas en mesure de le faire.

Mais je suis bien obligé de répondre lorsque j’entends dire : « Je ne connais pas un Français qui a vu son pouvoir d’achat augmenter cette année. »

M. le président Éric Coquerel. J’ai bien entendu que vous estimiez ne pas être invité assez souvent à intervenir devant la commission des finances…

La question de M. Tanguy correspond bien au champ de cette commission d’enquête. Vous lui avez indiqué que vous disposiez d’assez d’éléments pour appuyer vos propos. Dont acte, mais la question est de savoir si le gouvernement tient suffisamment compte de la masse des publications de l’Insee lorsqu’il fait des prévisions de croissance, de déficit ou de masse salariale. Avez-vous le sentiment que tel est bien le cas ?

L’objet de notre commission est précisément de savoir s’il aurait été possible de mieux anticiper et si les prévisions n’ont pas été le résultat d’une certaine lecture de la situation économique. Y a-t-il quelque chose à améliorer de ce point de vue ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je ne veux pas faire preuve d’un excès de confiance. L’Insee publie en effet pas mal de choses. Mais aurait-on pu mieux prévoir les dépenses des collectivités, la mauvaise surprise de l’acompte d’IS à la fin de 2023 ou les mouvements de remboursement de crédit de TVA grâce à nos publications ? Rien ne l’indique objectivement. Il y a hélas encore des choses sur lesquelles il faut travailler.

Vous ne m’avez pas encore posé de questions sur la gouvernance d’ensemble de cette affaire.

Dans la dernière mouture de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), vous avez élargi le mandat du HCFP. Ce dernier n’émet plus seulement un avis sur le réalisme des hypothèses macroéconomiques. Il se prononce également sur celui des prévisions de recettes et de dépenses publiques.

Ce sont deux choses de nature assez différente.

On trouve beaucoup de gens qui travaillent sur la conjoncture et les prévisions économiques dans les organisations internationales, à la Banque de France, dans des organismes comme l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ou Rexecode et dans les banques. Au sein du HCFP, nous pouvons utiliser les tonnes de documents qu’ils produisent et voir si notre avis correspond au consensus.

Il arrive que tout le monde se trompe avec une belle unanimité – ce qui nous ramène à la discussion précédente sur l’évolution du taux d’épargne. Mais il n’existe pas un écosystème comparable en matière de finances publiques qui se pencherait notamment sur l’évolution des dépenses des collectivités territoriales ou sur les recettes des principaux impôts, dont l’IS. Il faut dire que c’est d’une complexité inouïe. Encore une fois, je conserve un souvenir cuisant de ma tentative d’amélioration de la prévision des recettes d’IS.

Les publications de l’Insee sont bien connues par tout le monde et largement lues, mais il faudrait sans doute que certains laboratoires académiques ou certaines organisations soient incités – éventuellement en les finançant – à travailler sur les prévisions de finances publiques. On peut étendre le rôle du HCFP, mais cela sera sans effet s’il ne peut pas comparer les prévisions faites par les services du Trésor avec celles d’autres intervenants. Telle est pourtant la situation actuelle.

Ce n’est pas facile et je ne prétends pas que l’Institut des politiques publiques (IPP) ou l’OFCE vont forcément trouver la pierre philosophale pour évaluer les recettes des principaux prélèvements obligatoires en utilisant par exemple leurs méthodes économétriques. Mais en tout cas il existe un manque. S’il faut progresser, c’est en irriguant un peu un écosystème de prévisionnistes tiers.

M. Éric Woerth (EPR). Si notre commission avait continué à auditionner de manière régulière les responsables de l’Insee et de la Banque de France au sujet de la conjoncture, peut-être aurions-nous pu pressentir les écarts par rapport aux prévisions. Nous aurions pu nous doter des outils nécessaires.

M. le président Éric Coquerel. Il ne faut pas exagérer… Nous avons régulièrement entendu le gouverneur de la Banque de France.

M. Éric Woerth (EPR). Le sujet qui nous intéresse pose deux types de questions. Les unes sont techniques, les autres politiques. Il n’y aurait d’ailleurs peut-être pas de commission d’enquête s’il n’y avait pas de questions politiques.

Du point de vue technique, on a évoqué la nature des modèles, des surprises inédites ainsi qu’un défaut de perception des effets du cycle électoral sur les dépenses des collectivités territoriales. Selon vous, quelle part faut-il accorder respectivement aux aspects techniques et au volontarisme politique pour expliquer l’écart de prévision ? Moitié-moitié ? 80-20 ? 90-10 ?

Vous avez exercé des responsabilités très différentes au cours de votre carrière. Compte tenu de vos expériences variées, que faudrait-il faire selon vous pour rendre plus fiable la prévision budgétaire et éviter que des surprises d’une telle ampleur se produisent de nouveau ?

M. le président Éric Coquerel. Éric Woerth n’était pas membre de commission lors de la précédente législature. Je suis ravi qu’il soit de retour, mais je tiens à le rassurer : tous les organismes qu’il a mentionnés ont été invités régulièrement.

M. Jean-Luc Tavernier. Monsieur le président, je ne suis pas venu aussi régulièrement que précédemment, mais je suis venu à votre invitation à plusieurs reprises. Je crois pouvoir parler aussi au nom de mon collègue de la Banque de France en disant que nous trouvons que cette pratique est tout à fait souhaitable. Il est très intéressant pour nous de discuter à bâtons rompus avec vous, même si nous n’avons pas réponse à tout.

Je n’ai pas non plus forcément de réponse à la première question de M. Woerth, tout simplement parce que je ne suis plus témoin des échanges qui peuvent avoir lieu entre les services, le ministre et son cabinet depuis que j’ai quitté Bercy.

Mais j’ai discuté avec les uns et les autres – y compris lors des ateliers auxquels j’ai participé à la suite de la réunion du comité dont vous avez parlé précédemment –, j’ai écouté les auditions que vous avez menées et j’ai échangé avec mes collègues qui sont un peu concernés par cette affaire. De ce que j’en comprends, l’erreur est d’ordre technique. Les services n’ont pas anticipé la mauvaise rentrée d’IS, la faiblesse des recettes de TVA et le fort dynamisme des dépenses de fonctionnement des collectivités locales. Ils ne le cachent pas et sont prêts à travailler sur ces sujets, mais aussi à partager l’information pour que d’autres s’y intéressent.

J’ai observé depuis des décennies les efforts sporadiques des assemblées pour développer leurs propres capacités d’expertise, y compris en leur sein. Je constate qu’elles ont toutes fait long feu. Dans certains pays, des crédits sont prévus pour que le pouvoir législatif ne s’appuie pas seulement sur les services du ministère de l’économie et des finances lorsqu’il s’agit des prévisions d’évolution des finances publiques. Que faut-il faire pour éviter les surprises à l’avenir ?

L’année 2024 présente une particularité. À la différence de la plupart des exercices précédents, il n’y a pas eu en juin ou juillet de débat d’orientation et de programmation des finances publiques ou de discussions à l’occasion d’un projet de loi de finances rectificative. D’où l’effet de surprise. Je ne suis pas encore habitué aux nouvelles règles budgétaires européennes, mais je ne suis pas certain qu’elles imposent un débat d’orientation à l’été. C’est un problème.

Les textes européens prévoient la mise en place d’un comité budgétaire indépendant et vous avez confié ce rôle au HCFP. J’observe que notre mandat a été élargi mais que les délais de saisine sont vraiment très courts. En outre, il est difficile d’anticiper quand interviendra une saisine. Je ne saurais vous dire quand nous serons saisis de la révision des hypothèses de croissance du PLF pour 2025. Il est donc difficile de s’organiser. On n’est pas toujours disponible et il est de ce fait difficile de travailler de manière véritablement collégiale au sein du HCFP. Nous avons seulement cinq jours pour répondre et nous ne pouvons pas les programmer à l’avance. C’est une véritable difficulté.

Vous avez nommé des experts macroéconomiques en tant que personnalités extérieures qualifiées, ce qui correspond à l’ancien mandat confié au Haut Conseil. Mais il faut améliorer nos capacités en désignant également des experts des finances publiques appartenant au monde académique ou à des organismes de conjoncture. Cela permettrait d’inciter ces derniers à s’intéresser à ces sujets et enclencherait un cercle vertueux.

Une telle évolution serait salutaire y compris pour Bercy, car il n’est pas bon d’être seul et de supporter seul la responsabilité des erreurs.

M. le président Éric Coquerel. Le premier ministre a annoncé, lors de son discours de politique générale, que l’hypothèse de croissance était ramenée de 1,1 % à 0,9 %. Le HCFP va donc être saisi.

M. Jean-Luc Tavernier. La saisine interviendra probablement dans les jours qui viennent. Il m’appartient bien entendu de m’organiser, mais cette imprévisibilité est une source de difficultés.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous avez été le dernier directeur de la prévision. Pourriez-vous nous expliquer quelles sont vos relations avec la direction générale du Trésor (DGT) ? Vous avez dit tout à l’heure que vous n’en aviez pas s’agissant des prévisions. Ce n’est pas tout à fait ce que l’on nous a dit du côté de la DGT.

Plus largement, l’intégration de la direction de la prévision au sein de la DGT n’est-elle pas à l’origine de l’absence de pluralisme et d’une forme de monopole d’une toute petite équipe qui fait les prévisions ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je ne sais pas à quoi vous avez fait référence en posant votre première question. L’Insee ne participe pas aux prévisions du gouvernement. Nous fournissons de l’information de manière publique et nous pouvons la commenter ou répondre à des questions de collègues, mais je ne suis pas destinataire des notes de la DGT.

Pendant plusieurs décennies, la direction de la prévision a fonctionné indépendamment du Trésor. La fusion de la direction du Trésor, de la direction de la prévision et de la direction des relations économiques extérieures au sein de ce qui est depuis lors devenu la DGT est intervenue en 2004.

À vrai dire, je suis un peu partagé. Il est exact qu’il pouvait y avoir des discussions entre les directeurs de la précédente direction du Trésor et de la direction du budget. Mais l’expertise était tout aussi concentrée entre les mains d’un petit nombre de personnes lorsqu’il s’agissait par exemple de travailler sur les bases fiscales pour prévoir les recettes d’IS. Il n’y avait pas des équipes concurrentes s’occupant du même sujet au sein de ces deux directions. Cela n’aurait d’ailleurs pas été la meilleure manière d’utiliser l’argent du contribuable.

Déplacer la direction de la prévision d’une direction générale à une autre ne changerait pas grand-chose. Il convient plutôt d’accroître le capital humain. Encore une fois, cela suppose d’inciter des tiers – laboratoires universitaires et organismes de conjoncture – à développer leurs travaux de prévision dans le domaine des finances publiques.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous paraît-il raisonnable d’avoir fixé aux collectivités locales un objectif d’augmentation de 1,8 % en valeur pour leurs dépenses de fonctionnement en 2024 ? On n’a jamais vu ça ! Cela ne couvrait même pas l’augmentation des traitements des fonctionnaires territoriaux. La progression de ces dépenses devrait finalement s’établir à 5,5 ou 6 % en 2024.

Quant aux dépenses d’investissement, selon les dernières informations disponibles elles devraient progresser de 10 % en raison du cycle électoral, alors que leur croissance avait été estimée initialement à un peu plus de 7 %.

En tant que membre du HCFP et directeur général de l’Insee, avez-vous attiré l’attention sur le fait que ces prévisions de ralentissement brutal de la croissance des dépenses ne correspondaient pas du tout aux évolutions constatées dans le passé et qu’elles pourraient difficilement être respectées en l’absence d’un mécanisme de régulation ?

M. Jean-Luc Tavernier. J’ai dit tout à l’heure que je n’excluais pas qu’il y ait eu un petit peu de volontarisme dans les prévisions de dépenses des collectivités territoriales. Le HCFP l’avait signalé dans son avis sur le PLF pour 2024, mais je crois me souvenir que cela avait aussi été mentionné dans celui sur le programme de stabilité. C’était du volontarisme car les prévisions ne s’appuyaient pas sur un mécanisme de régulation.

S’agissant des dépenses de fonctionnement, je dois souligner que celles de l’Insee n’ont pas augmenté depuis de très nombreuses années, car nous relevons d’un ministère qui doit être exemplaire. Cela n’empêche pas l’Insee de produire de plus en plus.

Cependant, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Comme vous allez bientôt discuter de nouveau des crédits du programme 220, j’appelle votre attention sur le fait que les crédits de l’Insee ne pourront pas continuer à diminuer éternellement. Ils ont baissé d’un tiers en part de PIB en moins de vingt ans. On n’observe pas une telle baisse partout... Mais ces crédits ne sauraient diminuer encore si vous voulez que je puisse continuer à répondre à vos questions – je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de le dire…

M. Charles de Courson, rapporteur général. À cette différence près que le Parlement fixe votre dotation mais pas les dépenses des collectivités territoriales.

Vous avez indiqué que la DGT calait traditionnellement l’évolution de l’IS sur celle de l’EBE. Avez-vous constaté qu’une telle corrélation existait bien au cours des quinze dernières années ? Vous avez cité les exemples de CMA CGM et d’EDF, mais ils sont très particuliers. Comme CMA CGM fait l’objet d’une taxation au tonnage, qu’elle réalise 23 milliards de bénéfices ou qu’elle subisse 5 milliards de pertes, cette société acquitte invariablement une centaine de millions d’euros.

EDF pratique quant à elle d’énormes reports de déficits. Ce n’est donc pas parce qu’elle avait fait un bénéfice de près de 20 milliards qu’elle allait payer de l’IS.

Ne faudrait-il pas adopter une méthode complètement différente pour estimer les recettes d’IS versées par les grandes entreprises ? Par exemple en mettant en place un système d’échantillonnage ou bien en pratiquant une analyse exhaustive pour les quarante principales entreprises et en estimant de manière statistique l’impôt dû par les autres.

M. Jean-Luc Tavernier. C’est une piste. Je n’entretiens pas suffisamment de relations avec les directeurs financiers des grandes sociétés pour vous répondre. Mais je pense que si vous leur demandez lors de la préparation du PLF en août quelles sont leurs prévisions de bénéfice fiscal afin de mieux anticiper le cinquième acompte de l’année suivante, ils vous diront probablement qu’ils n’en savent strictement rien à ce stade. Cela étant, cette question est très éloignée de mon champ de compétence.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je pense que vous êtes directement concerné car toutes les entreprises cotées doivent publier des résultats prévisionnels trimestriels. Les annonces faites à cette occasion sur l’évolution de leurs bénéfices pourraient constituer des éléments très précieux pour estimer l’IS – même s’il est vrai que la chose est un peu compliquée par le fait que la plupart d’entre elles ne payent pas des impôts seulement en France.

Procéder par échantillonnage auprès des grandes entreprises permettrait de mieux savoir où l’on en est et de ne pas se retrouver au bout du compte avec des écarts aussi énormes par rapport aux prévisions.

M. Jean-Luc Tavernier. Cela mérite d’être testé.

Je ne suis pas complètement certain que cela produirait des résultats. En tout cas, l’Insee n’a pas les moyens d’examiner les comptes trimestriels de toutes les entreprises. C’est impossible.

J’insiste en outre sur le fait que les comptes trimestriels que vous avez mentionnés sont des comptes consolidés. Ils ne donnent pas une indication fiable de l’évolution de l’assiette fiscale de l’IS que les groupes internationaux devront acquitter en France. C’est un point absolument majeur dont il faut tenir compte.

Cela me conduit à apporter un complément de réponse à une question de M. Lefèvre sur les difficultés liées à l’évolution des prix. On voit que la situation de CMA CGM et d’EDF est très particulière car ces entreprises ont souffert ou bénéficié d’évolutions des prix du fret maritime et de l’électricité très heurtées et de grande amplitude. Le problème est moins l’évolution du niveau général des prix que celle des prix relatifs. Cela complique l’analyse.

Mais je peux vous assurer que les collègues de la DGT vont désormais regarder cela avec une grande attention. Il n’y aura plus d’épisode où une entreprise publique a plusieurs dizaines de milliards d’EBE sans que l’on en tienne compte dans les prévisions d’IS.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ne pensez-vous pas que les erreurs de prévision concernant les recettes de TVA sont tout simplement liées à un changement de comportement des ménages ?

L’hypothèse avait été faite qu’après avoir atteint 18 % leur taux d’épargne reviendrait au niveau habituel d’environ 15 %. Mais sur quoi reposait-elle ? Les ménages peuvent aussi continuer à mettre de l’argent de côté parce qu’ils ne savent pas de quoi demain sera fait.

M. Jean-Luc Tavernier. Il faut notamment travailler sur la question de la baisse colossale de productivité constatée depuis le covid, qui a fait l’objet d’un billet, « À la recherche des gains de productivité perdus depuis la crise sanitaire », publié sur le blog de l’Insee au mois de juillet, mais aussi sur celle du surcroît du taux d’épargne. Nous avons essayé d’apporter des pierres à l’édifice.

Ni le gouvernement ni aucun prévisionniste n’ont indiqué que le taux d’épargne baisserait de 18 à 15 %. La note de conjoncture publiée au mois de décembre, qui prévoit une progression de la consommation et une croissance du PIB au premier et au deuxième trimestres à hauteur de 0,2 % – il y aurait donc une absence de récession –, se fonde sur une légère baisse du taux d’épargne. Du reste, une diminution drastique du taux d’épargne et le retour des ménages à leurs comportements antérieurs au covid ne font pas partie des hypothèses à moyen terme sur lesquelles se fonde le programme de stabilité.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Au fil des auditions de la commission d’enquête, nous allons de surprise en surprise voire de déconvenue en déconvenue. Ainsi, alors que la Crim – contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité – devait rapporter de 10 à 12 milliards d’euros, son produit s’est établi à 600 millions.

Par ailleurs, la chute des recettes de l’IS, qui était, selon vous, imprévisible, n’a pas été anticipée. De toute évidence, le thermomètre n’est plus adapté.

Dans le cadre des travaux de la commission d’enquête, nous vous interrogeons sur les années 2023 et 2024. Néanmoins, je m’inquiète pour la suite puisque le thermomètre n’a pas été changé. Alors que le PLF est en cours d’examen au Sénat, on peut s’inquiéter de l’ampleur du déficit, des modalités de calcul retenues et des prévisions pour 2025 qu’annoncera le gouvernement. Des mesures ont-elles été prises pour éviter de nouvelles surprises en 2025 ?

Les acomptes d’IS versés par les entreprises peuvent être modulés en fonction de leur chiffre d’affaires. Par conséquent, ne pouvez-vous pas confirmer les prévisions macroéconomiques en vous fondant sur une analyse fine des dix, cinquante ou cent plus grandes entreprises ? Cette méthode permettrait d’éviter les surprises au moment du versement du cinquième acompte.

Vous avez dit que vous ne contestiez pas qu’on ait pu faire preuve d’un certain volontarisme. Qui en a fait preuve et qui l’a imposé ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je ne sais pas qui a fait preuve de volontarisme s’agissant des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales. Je n’ai pas connaissance des échanges internes à Bercy et je n’ai pas à les connaître ; je constate le résultat final. Le programme de stabilité, notamment, indiquait que des mécanismes de régulation seraient prévus. Tel n’a pas été le cas.

S’agissant de l’IS, nous pourrions tester l’analyse à partir d’un échantillon d’entreprises. Néanmoins, je doute que les directeurs financiers disposent assez tôt d’informations relatives à leur résultat fiscal qui seraient exploitables dans le cadre de la préparation du PLF. Je ne suis pas vraiment compétent sur cette question.

Avant que nous ayons de mauvaises surprises en matière de recettes fiscales, nous en avons eu de bonnes durant plusieurs années : l’élasticité des recettes fiscales était supérieure à 1. Du reste, en 2023 – et non en 2024 –, le gouvernement avait bien prévu que cette élasticité serait de nouveau inférieure à 1. Il faut toujours rester prudent en matière de finances publiques : il ne faut jamais considérer les bonnes surprises comme acquises. Les années où l’élasticité a été supérieure à 1 ont été compensées ultérieurement par des années où celle-ci a été inférieure à 1. Sur le moyen terme, il n’y a pas de raison que l’élasticité des recettes fiscales soit très éloignée de 1.

S’agissant de l’exercice 2025, nous avons confirmé ce matin que l’inflation a baissé pour atteindre 1,3 % au mois de décembre 2024. Le PLF pour 2025 prévoyait que l’inflation serait de 1,8 %, ce qui est un peu élevé. Du reste, le niveau d’inflation risque de remettre en cause les prévisions de recettes de fiscalité indirecte car elles dépendent non seulement des volumes mais aussi des prix.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Si l’on ne peut rien prévoir, sur quels fondements nous impose-t-on un budget austéritaire ? Cela pose un problème du point de vue démocratique.

M. Didier Padey (Dem). Le modèle Mesange – modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie – qui a été développé par l’Insee, en collaboration avec la direction générale du Trésor, permet de simuler la réponse de l’économie française à différents types de modifications de son environnement. Le rôle de ce modèle est donc essentiel pour construire les scénarios macroéconomiques sur lesquels se fondent les projets de budget.

Comment s’organise votre collaboration avec la direction générale du Trésor dans le cadre de l’utilisation de ce modèle ? En votre qualité de codéveloppeur du modèle Mesange, avez-vous des échanges réguliers avec la DG Trésor pour en améliorer l’efficacité ?

Compte tenu des écarts de prévisions fiscales et budgétaires pour les années 2023 et 2024, des échanges ont-ils eu lieu ces derniers mois pour identifier les potentielles failles du modèle qui auraient pu contribuer à fausser les prévisions ? Pour 2025, modifierez-vous l’algorithme et prendrez-vous en compte les mêmes variables et les données d’entrée ?

Cinq secteurs économiques, dont quatre marchands – l’agriculture, l’industrie, l’énergie, les services exposés et abrités – et un non marchand, sont distingués au sein du modèle qui, par ailleurs, cible deux catégories de salariés, les salariés qualifiés et les salariés peu qualifiés. Cette répartition sectorielle peut-elle être modifiée pour inclure notamment l’économie numérique ?

Selon votre site internet, « Mesange modélise le comportement de l’économie française comme obéissant à court terme à une dynamique keynésienne, où les comportements de demande (consommation, investissement…) sont prédominants. À long terme en revanche, les comportements de demande sont atténués, voire évincés, par des comportements d’offre (ajustement des prix) déterminés selon un cadre théorique sous-jacent au modèle ».

Par ailleurs, lors de son audition, le directeur général du Trésor a indiqué qu’en l’état, l’intelligence artificielle (IA) n’était pas utilisée pour élaborer les modèles de prévisions macroéconomiques. Les possibilités offertes par cet ensemble de nouvelles techniques pourraient-elles contribuer à fiabiliser les prévisions macroéconomiques établies en fin d’année pour l’année n + 1 ?

M. Jean-Luc Tavernier. Mesange est un modèle néokeynésien selon lequel, à court terme, la demande est prédominante et, à moyen et à long terme, l’offre détermine la croissance potentielle. Si nous l’avons développé avec la direction générale du Trésor, nous ne l’utilisons pas de la même manière. J’ignore dans quelle mesure le Trésor utilise ce modèle.

Il ne faut pas faire preuve de naïveté : le modèle ne permet pas d’établir une prévision de manière automatique. Il constitue une aide et un guide qui permet de s’assurer qu’un équilibre général est respecté. Nous continuerons à l’entretenir car il nous aide dans le cadre de nos différentes missions.

Le modèle sera réévalué car la base sur laquelle il avait été apprécié a changé. L’intérêt du modèle est de réestimer les principales équations de comportement qui peuvent permettre de comprendre, d’une part, l’arbitrage entre la consommation et l’épargne – donc l’évolution de la demande dans les années à venir –, et, d’autre part, les raisons de la forte baisse de productivité depuis le covid. Nous devons poursuivre ce travail essentiel sur ces deux problèmes de fond.

Nous utilisons l’IA prédictive pour aider les statisticiens à classer les informations selon la bonne nomenclature. En revanche, je ne connais pas d’exemple d’utilisation de l’IA en matière de modélisation macroéconomique.

M. Didier Padey (Dem). Travaillez-vous avec la direction générale du Trésor sur ces deux questions pour l’exercice 2025 ? Quelles mesures sont prises concrètement pour éviter les écarts de prévisions qui ont eu lieu en 2024 ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je ne sais pas quel travail est mené par la direction générale du Trésor. S’agissant de la productivité, nous avons identifié des pistes – elles sont exposées dans le billet de blog – que nous continuerons à creuser. S’agissant de l’arbitrage entre la consommation et l’épargne, nous avons proposé des pistes dans la note de conjoncture publiée le 17 décembre 2024 pour comprendre la hausse du taux d’épargne dans certains pays européens. Du reste, le Trésor a publié le 19 novembre 2024 un article relatif à la perception de l’inflation par les ménages, lesquels ressentiraient une inflation toujours plus élevée qu’elle ne l’est réellement.

Ces sujets sont susceptibles d’intéresser tous les instituts qui analysent la conjoncture économique, tels que Rexecode, l’OFCE ou la Banque de France, qui ont accès à toutes les données.

M. Christophe Plassard (HOR). Nous savons que l’Insee joue un rôle crucial dans la production des données économiques et statistiques essentielles à la planification et à l’évaluation des politiques fiscales et budgétaires.

Nous avons constaté des écarts significatifs entre les prévisions fiscales et l’exécution réelle pour 2023. Quelles sont les raisons possibles de ces écarts ? Comment prenez-vous en compte les imprévus, et comment vous y adaptez-vous au plus vite ?

En 2024, l’Insee a revu à la baisse de 1,4 à 1 % ses prévisions de croissance pour intégrer les imprévus. Comment pourrait-elle accélérer la prise en compte de ces ajustements dans le cadre de ses prévisions et de leurs actualisations ?

Comment les retours d’expérience sont-ils pris en considération pour anticiper l’exercice 2025 ? L’accélération de l’information et la multiplication des variables permettront-elles d’affiner les prévisions à venir ou, au contraire, les rendront-elles moins fiables ?

M. Jean-Luc Tavernier. L’écart de prévision en 2024 était faible. Nous ne saurons jamais élaborer une prévision au dixième de point près. En 2024, le problème résidait dans la composition de la croissance : d’une part, les dépenses publiques furent très importantes et, d’autre part, les exportations et la consommation furent plus faibles qu’attendu, ce qui eut des conséquences sur les recettes des différents impôts.

L’Insee a déterminé la fréquence de publication des notes de conjoncture dans lesquelles sont présentées des prévisions d’une durée de trois à six mois. Celles-ci sont établies sur la base d’enquêtes de conjoncture réalisées auprès des entreprises et des ménages – anticipations relatives à la demande, à l’emploi – qui sont valables entre trois et six mois ; nous n’utilisons pas de modèle.

Chaque année, sauf en cas de choc majeur, sont publiées entre quatre et six notes de conjoncture auxquelles s’ajoutent des points intercalaires qui actualisent les notes. À l’occasion du choc majeur survenu au mois de mars 2020, nous avons eu accès aux transactions bancaires, ce qui nous a permis d’indiquer, dès le 26 mars 2020, que la consommation avait chuté à hauteur de 30 à 35 %. Si nous avons besoin d’avoir accès à certaines données lors de circonstances exceptionnelles, nous le demanderons au législateur. Ces dernières années, notre économie a subi des chocs externes auxquels nous devions nous adapter.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous avez indiqué que vous n’aviez pas prévu le dérapage des budgets de fonctionnement des collectivités. Elles sont contraintes d’appliquer les mesures décidées par d’autres – augmentation du point d’indice, création du régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (Rifseep), prise en charge de la prévoyance –, tandis que les budgets des départements dédiés à l’aide sociale flambent. N’avez-vous pas pris en compte ces mesures lors de l’élaboration de vos prévisions ?

Depuis le début des travaux de la commission d’enquête, la responsabilité des collectivités territoriales est pointée du doigt, ce qui est difficile à entendre. Aucune collectivité ne vote un budget en déséquilibre, cela lui est impossible ; seul l’État le peut. Comment peut-on leur reprocher d’avoir appliqué ces décisions et d’avoir trop dépensé ?

M. Jean-Luc Tavernier. Je ne fais de reproches à personne, je n’ai même pas utilisé le mot dérapage, qui ne fait pas partie du vocabulaire que nous utilisons à l’Insee. Je n’établis pas les prévisions relatives aux collectivités territoriales ; j’ai constaté, à partir des données dont nous disposons pour les trois trimestres, que les écarts avec les prévisions étaient importants car leurs dépenses de fonctionnement avaient augmenté de manière considérable en euros constants.

Dans le contexte inflationniste que nous connaissons, les salaires ont évolué. L’augmentation du point d’indice n’a pas été la réponse la plus inflationniste apportée à la demande légitime d’évolution des salaires, eu égard à l’inflation.

Par ailleurs, le bloc communal, les régions et les départements sont dans des situations différentes. Les départements font face à des dépenses sociales qui connaissent une dynamique tout à fait singulière.

Je ne fais pas de reproches, j’apporte une réponse factuelle. La Cour des comptes analysera les dépenses des collectivités territoriales pour 2024, comme elle le fait régulièrement, et s’efforcera de comprendre les raisons du dynamisme de leurs dépenses de fonctionnement. Du reste, malgré le contexte inflationniste, les dépenses de fonctionnement de l’État ne connaissent pas la même progression.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. La baisse de 5,5 points de la productivité par rapport à sa tendance antérieure a-t-elle eu un impact significatif sur les recettes ?

M. Jean-Luc Tavernier. Bien entendu. À moyen terme, l’élasticité des recettes, malgré ses modulations, s’approche de 1. Dès lors une diminution de productivité de 5,5 points équivaut à une baisse d’environ 2,5 points de PIB de recettes sur la période, toutes choses égales par ailleurs, ce qui entraîne des difficultés à financer le modèle social et public.

D’après le billet de blog, la perte de productivité s’explique notamment par le développement de l’apprentissage. Le PIB est un indicateur critiqué, bien qu’il ait été corrigé. Toutefois, aussi longtemps qu’on s’intéressera d’une part, aux recettes publiques et, d’autre part, au partage du revenu dans le pays, il faudra bien s’intéresser à l’évolution du PIB.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Tavernier.

13.   Jeudi 16 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 71

La Commission auditionne M. Hippolyte d’Albis, inspecteur général des finances, et Mme Émilie Maysonnave et M. Paul-Armand Veillon, inspecteurs des finances, auteurs du rapport de l’IGF sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires de l’été 2024, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([12]).

M. Éric Ciotti, président. Nous sommes réunis pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 ». Dans ce cadre, notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête et conduit donc des auditions soumises au régime y afférent.

Le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Mathieu Lefèvre et moi-même avons, en tant que rapporteurs, élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué aux personnes auditionnées ainsi qu’aux membres de la commission.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hippolyte d’Albis, Mme Émilie Maysonnave et M. Paul-Armand Veillon prêtent successivement serment.)

Mme Émilie Maysonnave, inspectrice des finances. Nous sommes les auteurs d’un rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) consacré aux prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, publié en juillet 2024. Nos travaux s’inscrivent donc pleinement dans ceux de votre commission d’enquête.

Mon propos liminaire s’articulera en trois points. Je reviendrai en premier lieu sur notre méthodologie, avant de détailler les principaux enseignements de notre travail, notamment concernant les sources des écarts de prévisions. Enfin, je présenterai brièvement quelques-unes des huit recommandations que nous avons formulées à l’issue de notre mission.

Notre travail a porté sur l’exercice 2023 et sur les seules prévisions de recettes des prélèvements obligatoires. L’écart de recettes observé par rapport à la prévision précédente – celle du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2023 – s’élevant à 21 milliards d’euros, il constitue en effet la principale composante de l’écart de prévision du déficit public, lequel devait s’établir à 4,9 % du PIB d’après le PLFG mais a finalement été estimé par l’Insee à 5,5 % en début d’année 2024.

Nous avons procédé en analysant l’ensemble de la séquence de prévisions, depuis la loi de finances initiale pour 2023 jusqu’au PLFG, ainsi que les publications de l’Insee, qui fournissent les données d’exécution en comptabilité nationale. Notre étude s’est concentrée sur deux questionnements clefs : la qualité des prévisions effectuées au regard des informations disponibles et le traitement de l’information, notamment la prise en compte des remontées comptables ou de l’évolution des variables macroéconomiques. Nous avons travaillé à deux échelles, d’une part en examinant l’ensemble des prélèvements obligatoires et d’autre part en conduisant une analyse désagrégée, impôt par impôt, pour la TVA, l’impôt sur les sociétés (IS), l’impôt sur le revenu (IR), les cotisations et prélèvements sociaux sur l’activité, les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) et la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) : pour chacun de ces six impôts, nous avons étudié la séquence de prévisions en nous interrogeant sur les hypothèses sous-jacentes retenues.

L’Inspection générale des finances a reçu en avril 2024 une lettre de mission signée du ministre de l’économie et du ministre chargé des comptes publics de l’époque. Le service a constitué une équipe, dont Hippolyte d’Albis était le superviseur, Paul-Armand Veillon et moi-même étant respectivement membre et cheffe de la mission. Nous avons mené des entretiens auprès des administrations concernées – la direction générale des finances publiques (DGFIP), la direction du budget, la direction générale du Trésor (DGT), la direction de la sécurité sociale (DSS), l’Insee et la Commission de régulation de l’énergie (CRE) –, recueilli des données et documents, conduit des analyses, pour certaines chiffrées, et rédigé notre rapport. Il a été élaboré en respectant le processus de qualité classique de l’IGF, qui impose des relectures croisées par les membres du service ainsi que la transparence des données et du raisonnement dans le rapport écrit.

Les prévisions de finances publiques, objets de notre mission, sont un exercice technique. Nos analyses ont été conduites dans un délai limité – deux mois –, qui ne nous a pas permis de répliquer les prévisions étudiées. Nous n’avons, notamment, pas audité les modèles de prévision utilisés, faute de temps. Ce que nous sommes en mesure de vous communiquer aujourd'hui est donc simplement le résultat de nos investigations, qui sont externes à la direction générale du Trésor : nous n’avons pas eu d’accès direct aux outils employés.

Néanmoins, notre travail nous a permis de dégager plusieurs enseignements. À l’échelle de l’ensemble des prélèvements obligatoires, d’abord, nous avons souhaité replacer l’écart de prévision dans une série longue, en remontant jusqu’en 2005. Il en ressort que l’écart observé en 2023, bien que substantiel, ne présente pas de caractère exceptionnel : il est comparable, en valeur absolue, à ceux constatés lors d’autres exercices – qui étaient certes des années de crises. On constate aussi que, sur la période considérée, les sous-estimations de recettes sont plus fréquentes que la surestimation qui a caractérisé l’année 2023.

Nous nous sommes également intéressés à un indicateur clef, à savoir l’élasticité des prélèvements obligatoires par rapport à l’activité. Elle correspond au rapport entre le taux de croissance spontané des prélèvements obligatoires – hors effet des mesures nouvelles – et le PIB en valeur. Cette élasticité, qui, selon les données de l’Insee et du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) tend en moyenne vers 1, a été historiquement faible en 2023, s’établissant à 0,42, soit la deuxième valeur la plus faible depuis 1991. Or, plus l’élasticité s’éloigne de la moyenne, plus l’écart de prévision est grand. Ce fut le cas en 2022 comme en 2023, deux années atypiques – bien que dans des sens opposés – au cours desquelles l’écart de prévision de l’élasticité fut particulièrement grand. Ce constat traduit une difficulté à prévoir les événements extrêmes.

Nous avons ensuite décomposé l’écart de 21 milliards d’euros entre l’exécution et la dernière prévision du PLFG, qui résulte de moins-values, c'est-à-dire de surestimations des recettes pour la plupart des grands impôts, à l’exception des droits de mutation à titre gratuit (DMTG).

Cet écart s’explique principalement par le retournement de la masse salariale observé au dernier trimestre, ainsi que par une évolution de la TVA décorrélée des indicateurs macroéconomiques habituels.

Dans une moindre ampleur, nous avons également relevé des facteurs internes, c'est-à-dire inhérents à la méthode de prévision. Ils se divisent en deux catégories : les hypothèses favorables – des prévisions non centrées, c'est-à-dire moins probables que la prévision centrée – et la non-prise en compte d’informations disponibles. Nous avons estimé ces écarts à 4,6 milliards d’euros, répartis à peu près également entre les deux catégories, dont 0,6 milliard pour la TVA, 2 milliards pour la Crim et 2 milliards pour l’IS. Ces chiffres doivent cependant être appréciés avec précaution. Par exemple, le solde de la Crim a été plus élevé qu’attendu en 2024, si bien que nous avons probablement surestimé le caractère favorable de l’hypothèse retenue. Ce montant est en outre relativement faible : l’explication principale de l’écart de prévision demeure, selon nous, le scénario macroéconomique. Les surestimations peuvent enfin être compensées par de bonnes surprises, comme en témoignent les DMTG, dont le rendement avait été sous-estimé.

D’autre part, nous avons recensé les informations disponibles en fin d’année à propos de l’écart entre la prévision et l’exécution. Nos analyses ont montré que les écarts mis en évidence par les administrations étaient sous-estimés. Tout l’intérêt de ce travail de décomposition de l’écart de prévision et de mise en évidence de facteurs d’explication réside dans la possibilité d’en tirer des recommandations. J’évoquerai ici trois d’entre elles.

En premier lieu, les prévisions centrées actuellement utilisées ne sont assorties d’aucune quantification de l’incertitude : elles sont avancées à dire d’expert. On clarifierait le débat en présentant une prévision centrée au sein d’un intervalle de confiance, charge ensuite au gouvernement de se positionner dans cet intervalle.

Ensuite, alors qu’il a été plusieurs fois souligné que l’écart de prévision n’avait été perçu que tardivement en 2023, développer des profils infra-annuels de prévision permettrait de mieux suivre, en cours d’exercice, l’écart entre les remontées comptables et lesdites prévisions.

Enfin, il importe d’améliorer l’information du public sur l’examen ex post des écarts, en définissant une méthode pérenne d’analyse et une classification des sources expliquant les écarts en question.

L’écart est inhérent à tout exercice de prévision : par définition, une prévision ne tombe jamais juste. C’est d’ailleurs pourquoi nous préférons le terme « écart » au mot « erreur » – car l’erreur est évitable. Nous estimons à 4,6 milliards d’euros la portion évitable des 21 milliards euros d’écarts observés, qui doivent eux-mêmes être ramenés à la somme totale des prélèvements obligatoires, laquelle dépasse 1 200 milliards d’euros. L’écart de prévision doit donc être relativisé, et résulte à nos yeux du scénario macroéconomique atypique qui a caractérisé l’année 2023. Cet exercice illustre l’intérêt de l’analyse a posteriori des écarts de prévision et doit fournir l’occasion d’améliorer les pratiques et les processus de prévision.

Présidence de M. Éric Coquerel

M. le président Éric Coquerel. Dans votre rapport, vous décomposez les sources de l’écart de prévision pour 2023 en facteurs externes et internes. Ces derniers constituent, selon vous, la part évitable de l’écart de prévision, soit 22 % des 21 milliards d’euros observés. Il s’agit selon moi d’un écart qui aurait pu être évité techniquement, même si tout exercice de prévision revêt des difficultés importantes.

Les 78 % restants s’expliquent, selon vous, par le retournement de la macroéconomie, par le comportement des contribuables ou bien par la décorrélation entre les indicateurs macroéconomiques et les recettes. En d’autres termes, il s’agit à mon sens d’un écart qui s’explique par les politiques menées et la mauvaise prévision du taux d’épargne ou des augmentations de salaire. N’aurait-il pas pu être évité en conduisant une politique différente, ou au moins anticipé par une meilleure approche des effets de la politique menée ?

M. Hippolyte d’Albis, inspecteur général des finances. La partie dite non évitable de l’écart de prévision correspond au montant que nous ne sommes pas capables d’expliquer, a posteriori, en nous appuyant sur toute l’information disponible au moment où la prévision a été faite. Nous l’attribuons aux comportements, qui peuvent changer au cours du temps et ne peuvent pas être maîtrisés, ou encore aux données macroéconomiques, c'est-à-dire à des éléments extérieurs à l’exercice de prévision de finances publiques.

Nous nous sommes efforcés de comprendre quelle était la meilleure prévision de finances publiques possible au vu de la prévision macroéconomique qui pouvait être faite à l’époque. Or cette prévision inclut, pour les années 2022 et 2023, un élément très important et assez nouveau : l’inflation. Comme cela a été dit à maintes reprises, celle-ci a diminué plus rapidement que prévu en 2023. Dans l’absolu, il s’agit d’une bonne nouvelle, puisque cela signifie que la politique monétaire – la coordination des banques centrales pour lutter contre l’inflation – a bien fonctionné. Néanmoins, la prévision d’inflation est essentielle pour anticiper les recettes des prélèvements obligatoires, qui dépendent du niveau du PIB en valeur, c'est-à-dire du PIB en volume corrigé de l’inflation – ou, plus exactement, du déflateur du PIB. L’erreur de prévision de l’inflation rétroagit donc sur la prévision de finances publiques. Or, les services du Trésor se fondent, pour établir cette dernière, sur des prévisions macroéconomiques, que nous considérons comme une source externe.

M. le président Éric Coquerel. Si la majeure partie – 78 %, dites-vous – de l’écart constaté était donc, à vous entendre, imprévisible, comment expliquez-vous que des institutions économiques comme le HCFP aient, dès l’automne 2023, lancé des alertes et pris leurs distances avec les hypothèses de croissance et de déficit annoncées ?

M. Hippolyte d’Albis. Lorsque des organismes formulent des prévisions, ils le font sur la base de l’information disponible. En l’occurrence, le HCFP a pris en compte l’évolution de la masse salariale, qui se retournait de façon inattendue, entraînant des évolutions dans le niveau des contributions sociales. Nous comptabilisons bien l’absence de prise en compte de cette alerte dans les causes internes, c'est-à-dire évitables, de l’écart de prévision.

M. le président Éric Coquerel. Vous mentionnez dans votre rapport des exemples de mesures qui auraient permis de réduire cet écart. S’agissant de l’IS, vous indiquez ainsi qu’« une analyse par secteur économique aurait pu conduire à corriger l’indicateur macroéconomique habituellement utilisé, l’excédent brut d’exploitation (EBE) », précisant que « la hausse de l’EBE […] s’explique pour moitié par l’augmentation de l’EBE d’EDF […]. Or, il était prévisible que l’impôt sur les sociétés associé à cette entreprise serait limité au regard du déficit enregistré en 2022. »

J’en déduis que vous estimez que Bercy aurait dû tenir compte de cette information, qui aurait permis une prévision plus proche de la réalité. Pourtant, les directeurs et directrices du Trésor et de la DGFIP auditionnés par la commission d’enquête ont maintenu que leurs prévisions s’étaient fondées sur toutes les données disponibles. Avez-vous pu identifier pourquoi une information aussi importante n’a pas été valorisée lors des exercices de prévision ?

M. Paul-Armand Veillon, inspecteur des finances. Les prévisions de l’IS par la direction générale du Trésor reposent sur un modèle de microsimulations. Les services simulent d’abord l’EBE agrégé à partir des hypothèses macroéconomiques de masse salariale, d’évolution du PIB, etc., avant de microsimuler, entreprise par entreprise, l’évolution du bénéfice fiscal. Ils intègrent ainsi des agrégats macroéconomiques dans leur modèle pour microsimuler l’évolution de l’IS. Ils ne réalisent en revanche pas – ou peu – d’analyses sectorielles.

La consultation des comptes trimestriels de l’Insee, qui produit des informations détaillées sur l’évolution de l’EBE par secteur, a effectivement montré que celui du secteur de l’énergie avait enregistré une forte hausse en 2023, attribuable pour moitié à l’augmentation de l’EBE d’EDF. Le Trésor s’appuie d’ordinaire assez peu sur les données sectorielles : il privilégie des modèles de microsimulation ou des méthodes économétriques, qui, au reste, sont habituellement plus fiables qu’une approche par entreprise, dans la mesure où il est assez rare qu’un seul acteur pèse si lourdement dans l’évolution de l’EBE global.

C’est donc plutôt l’habitude et la nature des modèles utilisés qui peut expliquer que cette donnée n’ait pas été prise en compte. Nous n’avons en tout cas pas démontré que cette information aurait été portée à la connaissance des prévisionnistes et volontairement exclue des calculs.

M. le président Éric Coquerel. M. Veillon, vous exercez désormais un rôle politique auprès de la ministre chargée des comptes publics. À ce titre, que pensez-vous qu’il soit possible de faire pour corriger cette situation ?

M. Paul-Armand Veillon. Je suis en effet le directeur adjoint du cabinet d’Amélie de Montchalin, après avoir occupé la même fonction dans le cabinet de Laurent Saint-Martin.

Nous recommandons, dans notre rapport, de mieux prendre en compte l’évolution sectorielle de l’EBE – je crois savoir que le Sénat s’est également exprimé en ce sens. Les prévisionnistes devraient étudier, en plus des évolutions macroéconomiques, l’évolution de l’EBE et du bénéfice fiscal des principales entreprises, qui peuvent influer sur l’évolution de l’EBE à l’échelle macroéconomique.

M. le président Éric Coquerel. Je m’interroge sur les hypothèses favorables intégrées dans les prévisions pour 2023. Vous indiquez par exemple que « la cible de 4,9 % de déficit a été retenue […] grâce à la prise en compte d’un scénario macroéconomique ajusté […], un ajustement des dépenses […] et, à la marge, des hypothèses favorables prises sur les recettes ». De même, vous soulignez que la prévision de recettes d’impôt sur les sociétés pour le programme de stabilité 2023 reposait sur une hypothèse favorable, à savoir une croissance du bénéfice fiscal pour 2022 de 7 %, alors que le consensus entre administrations avait retenu une hausse de 4 %.

Vous évoquez également un « pilotage par le déficit » en 2023, qui consiste à fixer un objectif de déficit optimiste dans l’espoir d’aboutir à un résultat proche de la cible. Ce fonctionnement ne risque-t-il pas de conduire à une surestimation des recettes, susceptible de déraper fortement si le contexte macroéconomique est mal appréhendé ?

Mme Émilie Maysonnave. Nous avons effectivement décrit comment les prévisions sont élaborées : la direction générale du Trésor formule des prévisions techniques, qui font l’objet d’échanges avec les cabinets ministériels, puis les prévisions deviennent normées. Cette dernière étape consiste à rendre des arbitrages sur les mesures nouvelles et le choix de l’aléa pesant sur les prévisions.

Nous avons bien identifié des hypothèses favorables, dont je répète toutefois qu’elles sont d’ampleur limitée. Elles constituent une forme de prise de risque pour le respect de la trajectoire de déficit, même si de bonnes surprises sont également possibles. Cette prise de risque n’est pas nécessairement problématique : l’important est de pouvoir documenter les écarts et expliquer les choix opérés. C’est l’objet d’une de nos recommandations.

La prévision de finances publiques est un processus très complexe, incertain par nature, qui résulte de la fixation de nombreux paramètres. Nous n’avons pas nécessairement identifié le risque que vous évoquez. Nous avons simplement décrit le processus tel que nous l’avons compris. Il nous semble pouvoir être amélioré par la documentation des écarts a posteriori et par la quantification de l’incertitude, qui permettrait de clarifier le débat autour de l’hypothèse favorable et de la prévision centrée.

M. le président Éric Coquerel. Le pilotage par le déficit ne vous semble-t-il pas susceptible de conduire naturellement au genre d’erreurs qui ont été commises et qu’il conviendrait de ne pas répéter à l’avenir ?

Mme Émilie Maysonnave. C’est une bonne question. Le déficit peut être à la fois une conséquence de la prévision et, dans le cadre du pilotage par le déficit, un élément de cadrage. La cible de déficit est forcément politique, notamment parce que la France s’engage, à travers son programme de stabilité, dans une trajectoire de réduction du déficit. Le gouvernement n’a donc pas intérêt à en fausser l’estimation. La preuve en est donnée par nos travaux respectifs, qui montrent toute l’importance d’étayer et de documenter les écarts de déficit lorsqu’ils surviennent.

M. Hippolyte d’Albis. Vous abordez une question très large. Dans un exercice de prévision, certains objets reviennent de façon récurrente – par exemple, l’impôt sur le revenu, dont on suppose que le taux reste stable. Le rôle du prévisionniste consiste à se fonder sur cette législation inchangée et à l’adapter à ce qu’il perçoit de l’évolution de l’économie pour faire une prévision. Il n’effectue alors aucun pilotage : la prévision se fonde uniquement sur l’information disponible.

Une prévision intègre cependant aussi des mesures nouvelles, qui font l’objet d’arbitrages gouvernementaux ou d’amendements parlementaires devant être chiffrés. C’est bien en ayant une certaine vision de ce que serait l’état des finances publiques en l’absence de toute réforme qu’on connaît les marges de manœuvre disponibles pour satisfaire à un objectif donné, par exemple la réduction du déficit. Les mesures nouvelles, qui sont du ressort du gouvernement, donnent forcément lieu à des correspondances entre le processus de construction du budget et l’élaboration des prévisions de finances publiques.

M. le président Éric Coquerel. À plusieurs reprises, on a choisi de retenir des hypothèses favorables, par exemple en matière de déficit. Ces choix ont été faits en fonction des effets attendus de la politique menée. Lorsqu’on accumule les hypothèses favorables, on a plus de chances d’être démenti par la réalité.

Mme Émilie Maysonnave. Nous ne pouvons pas reprendre à notre compte l’idée selon laquelle il y aurait une succession d’hypothèses favorables. En tout état de cause, leur ampleur est limitée. Nous en avons mis en évidence à chaque échéance de prévision. Celles-ci sont liées mais constituent chacune un exercice complet de prévision : autrement dit, les hypothèses favorables du programme de stabilité ne se cumulent pas avec celles du projet de loi de finances et celles du projet de loi de finances de fin de gestion.

M. Hippolyte d’Albis. Nous chiffrons ces hypothèses favorables à environ 4 milliards d’euros, ce qui est élevé en valeur absolue mais faible au regard des 1 200 milliards d’euros de recettes, dont elles représentent moins de 0,4 %. On peut certes considérer que ce montant est trop élevé et que toutes les prévisions doivent être centrées. Nous avons dit qu’il y avait de l’optimisme, ce qui ne signifie pas que l’ensemble du processus de prévision était optimiste.

Par ailleurs, l’année 2023 fait suite à deux exercices au cours desquels les recettes avaient été sous-estimées : on pourrait dire que les prévisionnistes et le gouvernement avaient été, alors, pessimistes. Lors de l’affaire de la cagnotte, au tournant des années 1999 et 2000, on avait accusé les prévisionnistes d’avoir caché des recettes fiscales potentielles pour réduire les déficits. Évidemment, les techniciens que nous sommes recommandent plutôt d’avoir des prévisions centrées. Toutefois, si ces dernières sont les plus probables du point de vue statistique, cela ne signifie pas qu’elles vont nécessairement se réaliser.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Parmi les six prélèvements que vous avez évalués, celui pour lequel l’exécution a le plus divergé de la prévision de recettes est sans nul doute la Crim. En effet, au lieu des 12,3 milliards d’euros attendus, les recettes se sont élevées à 600 millions d’euros. Quelle analyse faites-vous de cet écart considérable ? Une réponse évidente paraît être la surestimation du tarif spot de l’électricité, qui ne s’est maintenu que quelques semaines à 500 euros le mégawattheure (MWh), à l’été 2022. N’y a-t-il pas là une forme de surestimation volontaire qui témoigne d’une insincérité de la prévision budgétaire ?

M. Hippolyte d’Albis. Personne ne défendra cette prévision, qui est clairement un raté. Cela étant, j’aimerais rappeler le contexte. Établir une prévision est, par définition, un art difficile ; il l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit de prévoir un prix, à plus forte raison dans le secteur de l’énergie. À la mi-2022, on se trouvait au cœur d’une crise énergétique sans précédent, caractérisée par des niveaux de prix très élevés sur les marchés spot. La meilleure chose à faire, pour un économiste qui souhaite prévoir un prix, est de regarder les marchés futurs – ou forward –, qui indiquent le prix que l’on est prêt à payer pour avoir, demain, des livraisons d’électricité. Sur les marchés forward, à l’été 2022, le prix du mégawattheure est monté à 1 300 euros ; autrement dit, on anticipait le fait que le prix allait demeurer élevé. On pensait alors que le système électrique français connaîtrait un black-out et que l’on subirait des difficultés au cours de l’hiver. On disait également que certains énergéticiens avaient réalisé beaucoup de profits grâce à la hausse des prix consécutive à l’invasion de l’Ukraine. Les acteurs avaient la conviction que ces entreprises engrangeaient des surprofits, des rentes indues, et qu’il convenait de les taxer, ce qui procurerait des recettes considérables – le chiffrage alors réalisé était en effet très élevé.

Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé : le marché s’est retourné, les prix ont très fortement baissé – étant rappelé, toutefois, que les prix spot ont remonté à l’automne. Dans les budgets d’hiver réalisés en tout début d’année 2023, les prévisions avaient déjà été ajustées, et ont continué de l’être par la suite.

Si l’on voulait tirer des enseignements de cet épisode, on pourrait dire qu’une mesure nouvelle concernant un impôt particulièrement complexe doit être mieux chiffrée. Dans le rapport, nous faisons des recommandations qui, je crois, sont largement partagées ; nous proposons notamment que les mesures d’une telle ampleur, parfois issues d’un amendement gouvernemental, puissent faire l’objet d’un chiffrage plus transparent, éventuellement contestable et discuté de façon beaucoup plus large.

M. Éric Ciotti, rapporteur. On peut admettre vos arguments quant à la volatilité des prix de marché et à l’absence de visibilité. Cela étant, on constate une évolution des prix au cours de l’année 2023 ; la prévision de recettes passe alors de 12,3 à 2,8 milliards dans le PLFG, alors que la recette s’élève à peine à 600 millions en octobre. Même le chiffre corrigé paraît très élevé. Avez-vous une explication concernant cette surévaluation dans le PLFG ?

M. Hippolyte d’Albis. Comme nous l’avons écrit dans le document, cela fait partie des éléments que nous qualifions d’hypothèses favorables. La prudence aurait recommandé de faire une évaluation un peu plus faible. Il se trouve que, compte tenu d’un décalage des paiements, le montant collecté a été un peu plus élevé que les 600 millions d’euros figurant dans le budget. Le biais d’optimisme est donc moindre que ce que l’on a écrit dans le rapport. Il a été certainement nécessaire de relancer les énergéticiens présents sur le marché des énergies renouvelables, assujettis à la taxe, mais aussi, peut-être, de leur fournir des explications sur cette dernière compte tenu de sa complexité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 faisait état d’un écart de prévision de recettes de 8 milliards d’euros pour 2023. Toutefois, le gouvernement n’a déposé aucun amendement pour prendre en compte cette situation. Pourtant, une note de la direction du Trésor signalait ce point dès l’été 2023, me semble-t-il, et d’autres notes ont suivi à l’automne. Le gouvernement n’a absolument pas rectifié le projet de loi de finances pour 2024, alors que, techniquement, cela aurait encore été possible. Sur quoi vous fondez-vous pour dire que l’écart constaté ne justifiait pas nécessairement cette correction ?

Mme Émilie Maysonnave. Nous nous sommes penchés sur l’information disponible – c’est-à-dire transmise par l’administration – lors de l’examen parlementaire des textes budgétaires, en nous concentrant sur deux dates : le 20 novembre et le 12 décembre. Cela revenait à s’interroger sur l’opportunité de procéder aux modifications que vous évoquiez. Nous avons aussi regardé les informations disponibles en source ouverte.

En novembre, les administrations avaient mis en évidence un écart de 3,7 milliards d’euros, soit près de 0,1 point de PIB, entre la prévision du PLFG – qui est établie en septembre – et leurs anticipations du résultat qui serait constaté en fin année. Ces 3,7 milliards provenaient d’une moins-value attendue sur la TVA, qui a été documentée par la direction générale des finances publiques (DGFIP) dès la fin octobre. Ce montant s’expliquait aussi, selon nous, par les acomptes de la Crim, connus en octobre également.

Nous avons identifié deux autres éléments, qui représentent un montant de 4,1 milliards d’euros, pour lesquels l’administration n’a pas relevé l’information disponible. Il s’agit, d’une part, d’EDF et, d’autre part, de la moindre dynamique de la masse salariale, mise en évidence par le HCFP en octobre, qui a entraîné une baisse des cotisations, des prélèvements sociaux sur l’activité et de l’impôt sur le revenu. Cela représentait au total, avant le 20 novembre, un montant de 7,8 milliards d’euros, tel que la mission l’a estimé a posteriori, soit 0,3 point de PIB. Cela commençait à faire beaucoup, mais les administrations, que l’on suppose de bonne foi, ont estimé l’écart à 3,7 milliards d’euros.

En décembre, les administrations ont identifié un écart de 6,6 milliards d’euros. En employant la même méthodologie – autrement dit, en prenant en compte l’information disponible par ailleurs –, nous y ajoutions 3,7 milliards d’euros. Au total, on parvenait à un montant d’environ 10 milliards d’euros, soit 0,4 point de PIB.

Nous avons écrit que les écarts signalés par les administrations ne justifiaient pas le dépôt d’un amendement gouvernemental. Le rôle de la mission de l’IGF n’est pas de dire si le gouvernement aurait dû ou non déposer un amendement. Ce que nous voulions signifier par là, c’est que les écarts de prévision signalés par l’administration, à hauteur de 0,1 ou 0,2 point de PIB, s’inscrivent dans la marge d’erreur classique des écarts de prévision à ce moment de l’année. Toutefois, nous affirmions que ces écarts étaient sous-estimés. S’ils ne l’avaient pas été, peut-être la question aurait-elle pu s’apprécier autrement. Nous en tirons des recommandations sur le processus de suivi de la prévision au regard du résultat constaté en fin d’année, notamment sur la masse salariale, qui pèse pour plusieurs milliards, et dont la dynamique moindre n’a pas été suffisamment anticipée par l’administration.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Envisagez-vous d’accomplir le même travail sur 2024 ? Intuitivement, le ratio que vous évaluez entre facteurs internes et externes vous paraît-il applicable à 2024 ?

M. Hippolyte d’Albis. Nous ne nous autosaisissons pas et n’avons pas vocation, me semble-t-il, à conduire des missions récurrentes. En revanche – c’est une recommandation du rapport –, il nous semble nécessaire que l’administration chargée de la prévision procède à une analyse a posteriori des écarts de prévision, qui soit pérenne, visible et compréhensible. En outre, chaque année, lorsque l’analyse fait ressortir des écarts de prévision, un plan d’action approprié devrait être conduit pour les réduire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Les modèles de prévision et, plus généralement, les modèles macroéconomiques ont-ils été perturbés par les chocs exogènes survenus au cours des dernières années ? N’est-ce pas la principale explication des difficultés de prévision que nous avons rencontrées au cours des deux dernières années ? Vous avez notamment évoqué la désinflation : ce phénomène, qui marque le succès de la politique économique internationale et, surtout, européenne, n’a-t-il pas conduit, paradoxalement, à ces écarts de prévision ?

M. Paul-Armand Veillon. Les chocs survenus entre 2021 et 2023 ont eu un impact très net sur les prévisions d’IS et de TVA. S’agissant de l’IS, la crise énergétique a entraîné une forte hausse de l’excédent brut d’exploitation d’EDF, laquelle explique la moitié de la hausse de l’EBE global en 2023. En 2022, à l’inverse, EDF avait connu un déficit très important. Le choc énergétique a donc été à l’origine de la difficulté de la prévision.

Pour ce qui est de la TVA, on a assisté à un changement de comportement des ménages et des entreprises au cours de l’année 2023, qui s’est traduit par une accélération du remboursement des crédits de TVA. Ce phénomène n’avait pas été anticipé ; le stock de crédits de TVA était plutôt stable. C’est un deuxième exemple d’effet comportemental, qui est peut-être lié à une évolution de la trésorerie des entreprises et à l’inflation, qui n’était pas pris en compte dans les modèles.

Nous avons recommandé, en conséquence, de mieux prévoir le remboursement des crédits de TVA. Désormais, les administrations établissent une prévision dédiée à cette ligne. Par ailleurs, s’agissant de l’IS, nous recommandons une analyse sectorielle.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Ne pouvait-on pas prévoir l’écart de prévision puisqu’on savait assez tôt qu’EDF allait reporter le déficit enregistré en 2022 ?

M. Paul-Armand Veillon. Nous avons analysé l’information disponible lors de l’élaboration des prévisions pour le PLF 2024. On disposait à ce moment-là de deux types de données – les comptes trimestriels de l’Insee et les prévisions de résultats d’EDF pour le premier semestre 2023 – qui permettaient de constater une très forte hausse du bénéfice et de l’EBE par rapport à 2022. On savait que le déficit de 2022 allait être effacé. En outre, on pouvait anticiper, compte tenu des informations disponibles et de la possibilité de reporter le déficit de 2022, un moindre impact de la hausse de l’EBE sur le bénéfice fiscal et sur l’IS.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Les recettes de TVA ont été nettement inférieures à l’évolution de l’emploi taxable. En dehors des remboursements de crédits, comment expliquez-vous l’écart constaté ? Considérez-vous que l’évolution de la composition de la croissance ou les changements intervenus dans le comportement des ménages – caractérisés notamment par une hausse du taux d’épargne – sont à l’origine de ces moindres recettes ?

M. Paul-Armand Veillon. Lorsque nous avons conduit la mission, beaucoup d’inconnues demeuraient sur les raisons de l’écart de prévision. Une partie de l’écart était liée aux crédits de TVA ; une autre partie pouvait s’expliquer par la différence entre les hypothèses macroéconomiques prévues et constatées, mais ce décalage était assez faible et ne suffisait absolument pas à expliquer l’écart de prévision.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Savez-vous si des travaux ont été poursuivis pour expliquer ce phénomène ?

M. Paul-Armand Veillon. À notre connaissance, des travaux ont été lancés au sujet des crédits de TVA pour comprendre les raisons de l’ampleur des remboursements et mettre en place une prévision dédiée, mais nous n’avons pas été informés des conclusions de cette étude.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Avez-vous des recommandations pour mieux anticiper l’évolution de la masse salariale, notamment à l’horizon infra-annuel ?

M. Paul-Armand Veillon. Nous indiquons dans le rapport que les administrations prévisionnistes n’ont pas exploité les dernières informations disponibles. Le HCFP a lancé une alerte à partir des remontées de l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale). Des données comptables sur les cotisations constatées à la fin octobre et à la fin novembre montraient une décélération de la masse salariale, mais elles n’ont pas été prises en compte dans les notes de la direction générale du Trésor. L’écart ne provient donc pas d’une erreur de prévision mais de l’absence d’exploitation des informations disponibles en octobre et en novembre.

M. le président Éric Coquerel. Pourquoi ces informations n’ont-elles pas été prises en compte ?

Mme Émilie Maysonnave. Il appartient aux administrations d’en rendre compte précisément mais nous formulons l’hypothèse que le moindre dynamisme de la masse salariale est intervenu à une période où il n’y avait pas de suivi particulier lié à l’établissement d’une prévision dans le champ de la sécurité sociale. Nous documentons ce point de manière détaillée. Une première prévision est établie en septembre, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), et une seconde en fin d’année. En l’occurrence, on se trouvait entre les deux.

C’est peut-être une explication un peu courte mais nous avons constaté, de manière générale, que le champ des administrations de sécurité sociale pourrait être mieux suivi. En effet, pour ce qui concerne l’État, on a trouvé beaucoup plus de données consolidées sur l’historique de l’écart de prévision et la décomposition des écarts. C’est moins le cas pour les administrations de sécurité sociale, dont le suivi est éclaté entre la direction de la sécurité sociale (DSS) et la direction générale du Trésor. Nous recommandons un meilleur suivi de la part de ces administrations et l’établissement de profils de prévision infra-annuels, lesquels n’existent pas pour les cotisations sociales. L’écart de prévision est très faible par rapport au volume des cotisations sociales, mais il se chiffre tout de même en milliards d’euros, que l’on retrouve dans les écarts de prévision de recettes et du déficit. Cette question doit être mieux suivie, par exemple par la tenue de réunions mensuelles entre les équipes, afin de suivre les variables macroéconomiques et d’anticiper leur impact sur l’atterrissage de fin d’année.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous recommandez que l’on ne fasse plus de prévisions liées au projet de loi de finances de fin de gestion et que l’on se concentre sur le projet de loi de finances initiale, ce qui paraît contre-intuitif, compte tenu de la nécessité de prévoir de la manière la plus fine possible l’exécution.

Les difficultés rencontrées au sujet de la contribution sur la rente inframarginale viennent du fait que la mesure est arrivée en cours de débat. Avez-vous identifié des mécanismes de nature à améliorer la prévision des recettes liées à des mesures introduites par voie d’amendement ?

M. Hippolyte d’Albis. Vous abordez là la question de l’actualisation de la prévision. Traditionnellement, la direction générale du Trésor se livre à deux grands exercices de prévision. Ceux-ci sont complexes compte tenu de l’ensemble des lignes concernées, du nombre de recettes et de dépenses et, partant, de la très grande quantité d’informations à récupérer. Il faut consolider cette information, autrement dit la placer dans un système comptable unique, et l’utiliser afin d’établir une prévision. Étant donné le poids des finances publiques en France, cette prévision a un impact sur la macroéconomie et sur la prévision de croissance. Réciproquement, la croissance agit sur les finances publiques. L’objet à prévoir est donc très lourd et très complexe.

La loi impose que les documents budgétaires indiquent une prévision qui utilise toute l’information disponible jusqu’à la date même du vote, ce qui est légitime et bienvenu mais représente une contrainte très forte. En effet, une nouvelle information peut potentiellement modifier l’ensemble des lignes, y compris la prévision de croissance, ce qui entraîne, par voie de conséquence, d’autres modifications. Des personnes très dévouées et compétentes se consacrent à la prévision, mais on peut regretter que le système ne soit pas assez automatisé. La direction générale du Trésor n’a pas la capacité de refaire un exercice complet de prévision de très bonne qualité dès qu’apparaît une nouvelle information, qui est parfois intégrée avec retard, notamment lorsqu’elle survient à l’automne. La procédure suivie peut expliquer une mauvaise prise en compte.

Il pourrait être recommandé de préciser, lorsqu’on établit une prévision, qu’elle est faite en fonction de l’information disponible à telle date. Cela reviendrait à accepter de ne pas utiliser une information nouvelle parce qu’on n’est pas en mesure de bien l’intégrer. L’administration se trouve dans un entre-deux. On lui demande une tâche objectivement très difficile. Dans d’autres pays, tels les États-Unis ou le Royaume-Uni, on ne demande pas autant d’exercices de prévision. On peut toujours améliorer les choses et systématiser les procédures mais cela représente un coût. Nombreux sont ceux qui réfléchissent déjà à cette question. Il faut se demander s’il y a un gain à réduire l’écart de prévision de 0,1 %.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Si je vous comprends bien, l’effort d’ajustement aligné sur notre calendrier budgétaire peut se révéler contre-productif. Si vous n’élaboriez qu’une ou deux prévisions dans l’année sans les ajuster aux aléas, vous feriez un travail de meilleure qualité que celui imposé par les ajustements requis par la loi, c’est bien cela ?

M. Hippolyte d’Albis. Je ne remets pas en cause le fonctionnement démocratique. Au Royaume-Uni, les parlementaires ne peuvent pas déposer d’amendements au budget : l’administration chargée d’établir la prévision présente le budget, puis celui-ci est voté par la majorité parlementaire. En France, les amendements sont autorisés et ils peuvent affecter les finances publiques : c’est une bonne chose, mais cela complique le travail de l’administration qui doit ajuster sa prévision jusqu’au vote définitif du projet de loi de finances. Ce n’est pas contre-productif, mais la grande difficulté de la tâche réduit la probabilité de la voir être menée parfaitement à bien.

M. le président Éric Coquerel. Encore faut-il qu’il y ait une majorité… Depuis deux ans, la situation a changé de ce point de vue en France.

M. Hippolyte d’Albis. C’est en effet plus facile avec une majorité. Depuis deux ans, il y a davantage d’amendements à évaluer financièrement et à intégrer dans la prévision : cette évolution complexifie le travail de Bercy.

M. le président Éric Coquerel. Même avant l’augmentation du nombre d’amendements, le HCFP relevait des écarts entre la prévision et la réalité.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je tiens à remercier les rapporteurs, qui nous communiquent les questionnaires transmis aux personnes auditionnées : c’est très précieux pour préparer nos questions.

Au fur et à mesure des auditions, nous commençons à cerner les difficultés de la prévision. Je m’inquiète tout autant de l’excès de pessimisme dans les prévisions – qui ne donne pas lieu à des commissions d’enquête – que d’optimisme. Autre élément alarmant, aucun fonctionnaire auditionné n’a évoqué l’apport de correctifs aux défauts de prévision. Cela n’augure rien de bon pour 2025 : si l’on considère qu’il n’y a pas eu d’erreur de prévision en 2023 et en 2024, comment pourrait-on imaginer que la situation ne se reproduise pas en 2025 ? Existe-t-il des éléments pouvant nous faire penser que les prévisions du projet de loi de finances pour l’année qui a commencé ne seront pas trop optimistes ? Au-delà du budget austéritaire en préparation, nous pouvons craindre le dépôt d’un projet de loi de finances rectificative ou la prise d’un décret annulant des crédits, afin d’amputer davantage les dépenses puisque le gouvernement se refuse à toute action sur les recettes.

Mme Émilie Maysonnave. Votre question est large et la mission de l’IGF ne peut y apporter qu’une réponse partielle. Le levier sur lequel il nous paraît possible d’agir a trait à la correction des erreurs évitables. Notre principale recommandation technique porte sur l’absence de prise en compte d’informations disponibles. Le gouvernement peut corriger lui-même les hypothèses favorables, en retenant une cible mieux centrée et assise sur l’ensemble des éléments dont il a connaissance.

La direction générale du Trésor a intégré notre suggestion de procéder à des analyses par branche pour l’évaluation de l’IS. La prévision du produit de l’IS pour l’année suivante prendra en compte les informations relatives aux branches.

M. Hippolyte d’Albis. Il y aura probablement un écart, parce qu’il est rare de prévoir l’avenir avec exactitude. Un projecteur a été mis sur cette question de la prévision.

M. le président Éric Coquerel. Oui, à cause de l’erreur massive qui a été commise. Si les marchés perdent confiance dans la fiabilité des éléments transmis par un État, cela peut avoir des conséquences. L’erreur à l’origine de notre commission d’enquête n’est pas seulement de 0,2 %.

M. Hippolyte d’Albis. Je ne dis pas que la discussion est illégitime, mais nous constatons que le sujet est devenu politique depuis un an et demi. Cette évolution possède des vertus : mettre en lumière cet exercice et inciter l’administration à améliorer ses prévisions pour éviter les critiques.

Vous suggérez peut-être, madame Arrighi, que les prévisions peuvent être présentées selon une stratégie politique visant à élaborer une loi de finances rectificative : la visibilité d’un tel jeu le rendrait dangereux. Plus les prévisions seront transparentes et diffusées, moins un gouvernement sera tenté d’utiliser l’exercice à des fins stratégiques. Tout une partie de notre rapport porte sur la communication de la prévision.

Néanmoins, il ne faut pas oublier que les écarts entre la prévision et le résultat constaté sont inhérents à l’exercice et n’obéissent pas forcément à une manipulation politique. La Cour des comptes et le Sénat ont traité le sujet de l’incertitude : il faut accepter que la prévision ne soit pas parfaite, même si l’exercice est effectué par des personnes sincères et compétentes.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je ne mettais en doute ni la sincérité, ni la compétence des personnes qui ont effectué ces prévisions, mais je questionne le choix politique de ne communiquer que sur les hypothèses les plus favorables, pour les mesures nouvelles comme pour les recettes constatées.

Il faudrait comparer les prévisions aux éléments dont disposent les plus grandes entreprises afin de ne pas attendre le cinquième acompte de l’IS pour s’assurer, notamment grâce aux informations sur la TVA, de l’alignement du chiffre d’affaires des entreprises sur les prévisions. Cette option vous paraît-elle efficace pour limiter les erreurs évitables ?

M. Paul-Armand Veillon. Pour 2023, il aurait été utile de regarder le compte d’exploitation prévisionnel et le résultat du premier semestre d’EDF pour prévoir l’IS. Le poids des très grosses entreprises françaises dans l’IS est élevé : dans ce cadre, il peut être intéressant d’examiner la publication des résultats de ces entreprises au premier semestre afin d’ajuster, ou non, la prévision du bénéfice fiscal.

Nous n’avons pas précisément étudié les modèles de prévision de la TVA, donc j’ignore si une analyse par entreprise améliorerait la prévision.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les directions financières des grandes entreprises sont assez affûtées pour établir leur chiffre d’affaires et peuvent moduler leur IS : je suis surprise qu’il ait fallu attendre le cinquième acompte pour ajuster la prévision. Les cent plus grosses entreprises, celles dont le chiffre d’affaires est le plus élevé, ont modulé leur acompte d’IS. Quant à la TVA, il est encore plus facile d’observer son évolution, puisque son versement par les entreprises est mensuel. Pouvez-vous m’éclairer sur l’absence d’ajustement de la prévision dans ce contexte ?

M. Paul-Armand Veillon. Le cinquième acompte correspond au bénéfice fiscal prévisionnel, établi à la fin du mois de novembre. Néanmoins, beaucoup d’événements peuvent se produire avant la clôture des comptes des entreprises, laquelle intervient généralement au début de l’année suivante. Celles-ci déclarent ensuite leur bénéfice fiscal en mars ou en avril, puis elles paient leur montant d’IS. L’administration a transmis les chiffres nécessaires à l’élaboration du PLF pour 2024 à la fin du mois d’août 2023, date à laquelle elle ignorait la prévision du bénéfice fiscal établie par les entreprises au moment du cinquième acompte. Elle disposait d’éléments sur le premier semestre de l’année et aurait pu obtenir des informations sur EDF, mais les entreprises pouvaient encore modifier fortement leur prévision de bénéfice fiscal et ajuster les quatrième et cinquième acomptes.

Les plus fortes variations se produisent au moment du cinquième acompte. En effet, comme celui-ci est versé à la fin de l’année, il constitue en quelque sorte un solde, qui peut fortement varier, à la hausse comme à la baisse. L’écart de prévision a atteint 5 milliards d’euros, mais le cinquième acompte est toujours difficile à prévoir du fait de sa volatilité. Nous avons regardé la chronique sur une longue période : elle laisse apparaître plusieurs surprises, notamment en 2022 où le cinquième acompte s’était révélé très positif, signe d’un écart de prévision.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La régularisation fut en effet très positive en 2022 et nous en avions profité pour déposer des amendements visant à taxer les superprofits.

Certes, les prix de l’électricité varient et un contexte anxiogène a émergé autour de cette volatilité – que l’on se souvienne du col roulé de Bruno Le Maire –, mais les réponses apportées sur la Crim m’ont laissée sur ma faim. Jérôme Fournel nous a parlé d’une déconvenue majeure. Il est très étonnant qu’une rectification significative de ce dispositif mal conçu n’ait pas eu lieu en 2024. Je peux comprendre que l’hypothèse la plus favorable ait été choisie lorsque le contexte était anxiogène, mais que la même option soit retenue en 2024 est beaucoup moins défendable. Ne soumettre que les énergéticiens, notamment EDF, à cette contribution en a forcément limité le produit.

Mme Émilie Maysonnave. Il est difficile de vous répondre sur ce point. Nous n’avons pas étudié les modifications qu’il aurait fallu apporter à la Crim pour la rendre plus efficace en 2024.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous n’avez pas été saisis après cette catastrophe industrielle ?

Mme Émilie Maysonnave. Non.

M. Hippolyte d’Albis. Nous n’avons en effet pas été saisis, mais votre question est légitime. Faut-il construire un instrument fiscal en fonction de sa prévisibilité ? Plus il est prévisible, plus il aide le décideur politique qui dispose d’une information supplémentaire ; cependant, la prévisibilité n’est pas le seul critère présidant à la conception d’un impôt. La Crim, qui touche un faible nombre d’acteurs, est un dispositif très peu prévisible, très dépendant de l’évolution des prix de l’électricité et très complexe, mais on peut vouloir déployer un outil fiscal peu prévisible en considérant qu’il est juste de taxer les rentes inframarginales : ce choix relève d’un arbitrage politique.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La Crim a été vendue politiquement pour son rendement.

M. Hippolyte d’Albis. Oui.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur d’Albis, vous avez affirmé que plus les prévisions étaient bonnes et diffusées, moins un gouvernement était tenté de les modifier dans un objectif politique. Est-ce un principe abstrait que vous avez énoncé ou faisiez-vous référence à des faits précis ?

M. Hippolyte d’Albis. C’est un principe, mais il n’a rien d’abstrait, il correspond à la réalité. Le gouvernement présente un projet de loi de finances reposant sur une prévision : si elle est rendue publique et qu’elle se révèle erronée, la crédibilité du gouvernement en souffre. Plus la prévision est détaillée et expliquée a priori et a posteriori, plus le processus est démocratique et vertueux.

M. le président Éric Coquerel. Certes, mais ce n’est pas exactement ce que vous avez dit. Vous avez parlé de la qualité de la prévision et de la communication autour de cet exercice.

Nous avons émis l’idée que les notes intermédiaires pourraient être transmises à certains membres de la commission des finances : même le gouvernement avait évoqué cette possibilité. Vous n’avez pas articulé la qualité de la communication à l’amélioration de l’anticipation mais à la limitation de la tentation de jouer avec la prévision. Face au soupçon d’un gouvernement qui présenterait des prévisions plus favorables en fonction d’objectifs politiques, vous défendez l’idée selon laquelle l’amélioration de la qualité des prévisions et de leur communication réduirait la tentation de manipuler les prévisions.

Dans le cas que nous étudions, estimez-vous que le gouvernement a présenté un tableau plus positif que celui qui ressortait des éléments transmis par les services de Bercy ?

M. Hippolyte d’Albis. J’ai énoncé un principe général : l’exercice de prévision doit être transparent et la communication avec le Parlement, la société civile, les tiers de confiance et, éventuellement, les acteurs à même d’effectuer des prévisions alternatives doit être renforcée. La prévision est un exercice technique qui mobilise les enseignements du passé et l’ensemble des informations disponibles.

Encore une fois, une bonne prévision ne consiste pas à sortir le bon chiffre, car il y a très peu de chance que celui inscrit dans la loi soit identique au résultat constaté ; une bonne prévision présente un intervalle dont la largeur n’est pas excessive. Un gouvernement peut se montrer plus optimiste que le technicien car il a confiance dans la politique qu’il applique. À l’inverse, il pourrait choisir la prudence par crainte de voir le déficit public déraper : en se positionnant ainsi, il révélerait la priorité qu’il accorde à la stabilité budgétaire et aux engagements qu’il a pris auprès de la Commission européenne. Le pouvoir politique peut se positionner à l’intérieur de l’intervalle de prévision, près de sa marge haute, de sa limite basse ou de son centre. À l’intérieur d’une prévision technique raisonnable et sincère, le gouvernement fixe une cible. Les Britanniques suivent cette approche : le gouvernement définit une cible de déficit public et l’institut chargé de la prévision s’assure que cet objectif se situe dans un intervalle de confiance crédible. Cette démarche n’est pas celle de la France, où le gouvernement fixe une prévision centrée technique : en 2023, il s’est montré trop optimiste, mais il avait fait preuve de pessimisme les années précédentes.

M. le président Éric Coquerel. Ma prochaine question m’a été soufflée par une journaliste, preuve que l’on nous écoute. Vous avez évoqué des lacunes dans la remontée des informations ou dans leur prise en compte par les directions de Bercy : y a-t-il des problèmes structurels de communication entre les directions ?

Mme Émilie Maysonnave. L’échange d’informations s’est quelque peu dégradé depuis la crise du covid : les directions tenaient auparavant des réunions mensuelles de suivi des prévisions, mais ces rencontres n’ont jamais repris après la crise sanitaire. Il n’y a désormais plus que quatre réunions annuelles, destinées à fonder, entre les administrations, le consensus que nous décrivons dans notre rapport. Les directions étaient arrivées d’elles-mêmes à la conclusion de la nécessité de réorganiser ces réunions – recommandation qui figurait dans notre rapport. En effet, l’exemple de l’impact de l’évolution de la masse salariale sur celle des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu illustre l’impératif d’échanger régulièrement les informations.

Mme Sophie Mette (Dem). Vous écrivez dans votre rapport que le processus d’arbitrage politique pour retenir les hypothèses macroéconomiques est itératif et repose sur des échanges entre la direction générale du Trésor et les cabinets ministériels portant sur les propositions techniques de l’administration, ajustées au fur et à mesure en fonction des arbitrages ministériels. Au-delà des mesures nouvelles communiquées à l’administration qui auraient un impact sur les prévisions, quelle est la nature exacte des retours effectués par les cabinets ministériels à la direction générale du Trésor ?

Vous indiquez que les hypothèses favorables ont été intégrées dans les prévisions techniques pour faciliter le respect des cibles de déficit en 2023 : est-ce une commande explicite des cabinets ministériels à la direction générale du Trésor ?

Mme Émilie Maysonnave. Nous avons rencontré des difficultés à traiter cette question. De nombreux échanges sont informels et nous n’avons pas lu de comptes rendus de réunions dans lesquels figurent des demandes explicites des cabinets à l’administration pour faire évoluer les prévisions.

La cible de déficit découle des prévisions, mais elle résulte également d’un choix politique et la maîtrise du déficit est un sujet débattu. Certaines hypothèses favorables figuraient dans la prévision technique de la direction générale du Trésor, preuve que l’exercice avait intériorisé la contrainte du déficit. Comme le processus ne nous semble pas très limpide, nous recommandons de le clarifier par la définition d’un intervalle de confiance. Un tel intervalle afficherait la prévision centrée pour chaque impôt, charge au gouvernement de se positionner à l’intérieur de cette fourchette. Un tel mécanisme dispenserait la direction générale du Trésor d’intérioriser la contrainte et clarifierait les rôles entre le technicien et le politique, celui-ci pouvant croire en sa politique et retenir des hypothèses plus risquées.

Mme Sophie Mette (Dem). Vous indiquez également que depuis 2017 et la réduction de la taille des cabinets ministériels, ces derniers ne participent plus aux réunions qui s’appelaient autrefois « arbitrage de recettes ». Ce changement porte-t-il préjudice à la bonne coordination entre le politique et l’administration dans l’exercice de prévision qui sous-tend les projets de loi de finances ?

Mme Émilie Maysonnave. Je n’ai pas d’avis personnel sur la question, ni de préférence entre les deux organisations possibles : actuellement, les réunions de consensus font converger les appréciations des techniciens, le résultat de cette réflexion étant ensuite passé au crible des cabinets ministériels.

M. Hippolyte d’Albis. Ces réunions présentent surtout l’avantage de partager des informations. Même si une administration consolide le tout à la fin, ce moment d’échanges est important.

Prévoir un impôt, ce n’est pas simplement utiliser un modèle mathématique ou statistique : il s’agit aussi de comprendre le monde dans lequel on vit. Il est très important que des personnes émanant de différentes administrations, avec des prérogatives et des compétences différentes, puissent se rencontrer. Le fait qu’un membre du cabinet suive ces échanges modifie-t-il le jeu d’acteurs entre les participants ? Probablement. Les deux solutions présentent des avantages et il n’est pas certain que l’une des deux l’emporte.

Mme Sophie Mette (Dem). Dans votre rapport, vous intégrez assez peu la dimension comparative afin d’identifier les potentielles bonnes pratiques chez nos partenaires européens. Vous indiquez seulement que vous recommandez de développer une méthode de quantification de l’incertitude afin d’adopter les meilleures pratiques internationales. Quelles sont ces meilleures pratiques auxquelles vous faites référence ? Avez-vous identifié d’autres bonnes pratiques à l’échelle internationale qui pourraient être introduites dans notre manière de construire les prévisions ?

M. Hippolyte d’Albis. C’est un vaste sujet. Il y a presque autant de façons de faire des prévisions qu’il y a d’administrations ou de pays.

Quand la prévision budgétaire est externalisée, on constate que le déficit est un peu mieux maîtrisé en moyenne, même si cela ne peut pas être une explication du déficit français. Toutefois, l’externalisation ne conduit pas à un écart moindre : ce n’est pas parce qu’une prévision est externe qu’elle est meilleure.

L’exercice de prévision est particulièrement complexe et nécessite de se trouver au cœur de l’écosystème de l’intervention de l’État pour être en mesure de récupérer et de consolider un très grand nombre d’informations. Il y a donc un avantage à ce que cet exercice soit internalisé dans l’administration centrale ; si vous l’externalisez, il y a plus de distance et c’est plus difficile. La proximité avec la décision politique est importante, ne serait-ce que pour connaître et coconstruire le budget.

La meilleure pratique que nous avons pu repérer consiste à prendre en compte l’incertitude et en parler ; c’est l’objet de notre première recommandation. Notre deuxième recommandation vise à faire un travail a posteriori transparent sur l’écart constaté et sur la mise en place de mesures correctives.

Le monde des prévisionnistes fonctionne ainsi : la prévision vise à proposer un intervalle de confiance, à parler d’incertitude. On n’associe jamais une certitude à une prévision. Les méthodes qui se développent beaucoup consistent à prévoir le présent : il s’agit de nowcasting, par opposition au forecasting, la prévision pour demain. Connaître le présent n’est pas si facile. L’utilisation d’informations qui pourraient être des indicateurs avancés pour connaître la situation présente fait partie des pistes d’amélioration. C’est très important car le PLF comporte non seulement la prévision pour l’année suivante mais aussi le résultat de l’année en cours. Or en décembre 2023, on ne connaît pas encore toute l’année 2023 : cela peut paraître étrange mais c’est ainsi, parce que certaines informations n’ont pas encore été traitées.

14.   Mardi 21 janvier 2025 à 16 heures – compte rendu n° 72

La Commission auditionne M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, président du Haut Conseil des finances publiques, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([13]).

M. le président Éric Coquerel. Notre commission, réunie pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime y afférent, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Monsieur Pierre Moscovici, vous êtes premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ; c’est en cette double qualité que nous vous auditionnons. Avant de vous donner la parole, je vous invite, en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, à prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Moscovici prête serment.)

M. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes et président du Haut Conseil des finances publiques. Vous auditionnez à la fois le premier président de la Cour des comptes, qui vient de prêter serment devant vous – d’habitude, on prête serment devant moi –, et le président du Haut Conseil des finances publiques.

Je l’ai déjà dit à maintes reprises devant vous : notre mission d’assistance au Parlement est pour moi essentielle. En tant que tiers de confiance et vigie des finances publiques, il est de notre devoir de dire la vérité et, lorsqu’il y a lieu, d’alerter sur l’état de nos finances publiques.

Or nous avons alerté, de manière répétée, tout au long des années 2023 et 2024. Au cours de ces deux années, j’ai été auditionné par les commissions des finances des deux assemblées, et d’abord par la vôtre, à de nombreuses reprises sur tous les avis rendus par le HCFP, d’une part, sur les projets de loi de finances (PLF), sur le projet de loi de programmation des finances publiques (LPFP), sur les projets de loi de règlement ou encore sur la trajectoire du programme de stabilité, ainsi que sur le plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT) depuis la réforme des règles européennes et sur les rapports annuels remis par la Cour au Parlement, notamment le rapport annuel sur l’exécution du budget de l’État et le rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques publié au mois de juin. Chaque fois, j’ai exprimé devant vous ma préoccupation, qui s’est muée en franche inquiétude, devant la dégradation de nos finances publiques au cours de ces deux années.

En 2025, je suis toujours inquiet et préoccupé mais aussi – et surtout – profondément navré de la situation dans laquelle ces deux dernières années nous ont plongés. Elles ont fait de nous le seul grand pays de 1’Union européenne – je dis bien le seul – à avoir été incapable d’engager sérieusement la résorption de son déficit et la simple stabilisation de son endettement, alors que tous nos partenaires ont déjà fait une part du chemin.

Votre commission a pour objet de rechercher, d’étudier et de comprendre les causes de la dégradation de nos finances publiques par rapport aux prévisions pour les années 2023 et 2024. Je commencerai par aborder ces causes sous l’angle des biais optimistes que le gouvernement a retenus dans ses prévisions macroéconomiques et budgétaires.

Le déficit prévu pour l’année 2023 était de 4,9 % du PIB mais il a finalement atteint 5,5 %, soit un dérapage considérable de 0,6 point. L’écart est encore plus élevé pour l’année 2024 : le déficit initial prévu à de 4,4 %, devrait se situer à 6,1 %, soit un écart inédit. Comment en est-on arrivé là ? C’est l’objet de vos travaux.

Incontestablement, certaines mauvaises surprises étaient difficiles à prévoir ; d’autres doivent impérativement être expliquées. Mais il est impossible – j’y insiste – de prétendre en toute conscience que personne ne connaissait la fragilité répétée des prévisions durant cette période. En effet, le HCFP a systématiquement appelé à la prudence, à partir de l’automne 2023, sur de nombreuses hypothèses relatives aux exercices 2023 et 2024.

Débutons par l’année 2023. Dans son avis sur le PLF de cette année-là, le Haut Conseil estimait dès 2022 que la prévision de croissance du Gouvernement à 1 % était « un peu élevée ». Dans son avis sur le programme de stabilité pour les années 2023 à 2027, le 25 avril 2023, il a estimé que les prévisions de croissance pour 2023 et 2024 « [n’étaient] pas hors d’atteinte, mais [semblaient] optimistes ».

Surtout, le HCFP a été le premier à donner l’alerte sur le scénario de solde public pour l’année 2023, en particulier sur la mauvaise surprise s’agissant des recettes. La première alarme date de son avis du 27 octobre 2023 sur le projet de loi de finances de fin de gestion. Le HCFP a considéré que les cotisations sociales et les prélèvements sociaux prévus apparaissaient un peu trop élevés, en raison de la prévision de masse salariale élevée. L’écart entre les prévisions et la réalisation de cotisations sociales pour 2023 a finalement atteint près de 5 milliards d’euros.

Une partie de l’écart entre la prévision de déficit pour 2023 et sa réalisation était difficile à prévoir, je le reconnais. C’est le cas en particulier de l’écart de 4,5 milliards d’euros constaté pour l’impôt sur les sociétés, qui est dû au dernier acompte versé par les grandes entreprises, et de l’écart de 3,7 milliards d’euros observé pour la TVA.

Mais ce n’est pas le cas de la totalité de l’écart, qui a été massif. En 2023, on a constaté – hors effets des évolutions méthodologiques – une différence de 15 milliards d’euros de déficit, ce montant correspondant à l’écart de 0,6 point de PIB entre la prévision et le déficit constaté. L’essentiel de cet écart était dû aux prélèvements obligatoires : leur moins-value par rapport à la prévision avait atteint 21 milliards d’euros, excédant même le montant de l’écart entre le déficit prévu et réalisé. En revanche, les dépenses avaient été légèrement inférieures aux prévisions.

En somme, après des recettes exceptionnellement dynamiques en 2022 et l’élasticité extraordinaire de l’écart entre prévisions et exécution liée à la crise du covid, nous n’avons pas anticipé ce qui n’a été qu’un retour à la normale. C’est donc la faiblesse des recettes par rapport à la prévision du gouvernement qui a expliqué l’essentiel de la révision à la hausse du déficit pour 2023.

Un réel effort d’économies structurelles aurait pu et dû contrebalancer ce manque à gagner. Force est de constater qu’il n’a pas été consenti. Le gouvernement s’est contenté du repli mécanique des dépenses exceptionnelles, sans même les résorber complètement. 2023 a donc été une année blanche sur le front des économies et une année sombre sur celui des recettes – et donc des finances publiques. Mais le dérapage ne s’est malheureusement pas arrêté là ; il s’est même accéléré.

L’exercice 2024 a été autrement plus problématique. Ce fut une année noire pour les finances publiques. Dès la présentation du PLF au mois de septembre 2023, nous avons alerté ici même sur le caractère optimiste de la quasi-totalité des postes de prévisions du gouvernement pour l’année 2024. À l’évidence, la prévision de croissance était nettement trop optimiste : elle s’établissait à 1,4 %, soit 0,6 point de plus – c’est considérable – que la prévision moyenne de 0,8 % qui faisait consensus chez les économistes. Tous les organismes de prévision et toutes les organisations internationales avaient alors établi des prévisions de croissance largement inférieures à celle du gouvernement.

J’en profite d’ailleurs pour souligner que, contrairement à ce qui a été indiqué à plusieurs reprises devant votre commission, y compris par l’ancien ministre Bruno Le Maire, le HCFP n’a ni validé les prévisions de croissance du gouvernement pour 2024 ni, a fortiori, considéré qu’elles étaient plausibles dans son avis sur le PLF pour 2024. Il a même été plus loin, en donnant l’alerte quant à l’optimisme exagéré du gouvernement pour la totalité des postes de demande – consommation, investissement et exportations. Or la prévision de l’évolution de ces agrégats est cruciale pour prévoir les rentrées fiscales.

Une prévision macroéconomique trop optimiste engendre mécaniquement des biais sur la prévision du déficit. Dès son avis du 22 septembre 2023 sur le PLF, le HCFP avait donc alerté sur l’optimisme de la prévision de déficit public pour 2024 en des termes on ne peut plus clairs : « La prévision de déficit public pour 2024 (4,4 points de PIB) conjugue principalement des hypothèses favorables et paraît optimiste. La prévision de prélèvements obligatoires est en effet tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée de l’activité et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts […]. De plus, les dépenses risquent de s’avérer plus élevées que prévu, notamment s’agissant du coût des dispositifs énergétiques et des dépenses de santé (Ondam) ».

Selon les dernières prévisions, le déficit 2024 serait in fine supérieur de 1,7 point de PIB à la prévision du PLF pour 2024, soit un écart jamais vu hors temps de crise. Les mauvais résultats de 2023, notamment la faiblesse des prélèvements obligatoires qui explique pour partie cette dégradation – 0,7 point sur 1,7 –, ont projeté une ombre défavorable sur l’année 2024. Mais ne nous y trompons pas : la majeure partie de l’écart entre le déficit prévu et celui constaté en 2024 est imputable à l’année 2024 elle-même.

Les recettes spontanées des prélèvements obligatoires ont été très décevantes, en particulier celles de l’impôt sur les sociétés et de la TVA. Cela explique la révision à la hausse du déficit 2024 à hauteur de 0,7 point de PIB. La révision à la baisse de la croissance par rapport à la prévision initiale optimiste y contribue pour 0,2 point supplémentaire. Et encore, cet impact négatif a été compensé pour partie – à hauteur de 0,2 point de PIB – par les hausses d’impôt. Parallèlement, la dynamique des dépenses a été très importante. Les dépenses des collectivités ont crû nettement plus vite que prévu et ont contribué pour 0,3 point à l’écart de prévision, tandis que les dépenses de sécurité sociale ont dérivé de 0,1 point par rapport à la prévision initiale. Ce dérapage a été quelque peu atténué par les mesures en gestion relatives à la dépense de l’État qui ont été prises, c’est-à-dire les annulations et les gels de crédits, et par un repli de l’inflation plus rapide que prévu.

Parallèlement à l’explication de l’écart par rapport à la prévision initiale, c’est peut-être l’analyse de la dégradation de 0,6 point de PIB du déficit en 2024 par rapport à 2023 qui est la plus la riche d’enseignements. Elle met en lumière le rôle prépondérant de la dépense publique hors mesures exceptionnelles, qui a progressé nettement plus vite que la croissance. Elle a contribué à dégrader le solde public de 0,9 point de PIB par rapport à 2023, essentiellement à travers la forte dynamique des dépenses des collectivités et des dépenses de sécurité sociale, notamment en raison de la revalorisation des retraites sur la base d’une inflation passée élevée.

Ainsi, en 2024 bien plus encore qu’en 2023, la dépense publique est apparue hors de contrôle. Ce n’est pas très surprenant : comme la Cour et le HCFP l’avaient signalé, les objectifs de maîtrise de la dépense n’étaient pas documentés – j’y insiste – et, pour les collectivités locales, ne faisaient l’objet d’aucun mécanisme contraignant de régulation. Lors des auditions qu’il avait menées, le HCFP avait demandé aux représentants du gouvernement comment ils diminueraient la dépense publique de 0,5 point de PIB alors qu’aucune contrainte n’était prévue. Dans ces conditions, nous n’avons pas cru à ces chiffres.

La perte de contrôle de la dépense publique a été presque entièrement masquée par le repli mécanique des dépenses de soutien énergétique, qui a contribué à une amélioration du solde de 0,7 point de PIB. Cela n’aura pas suffi : le résultat global n’est pas bon.

Hélas, nos alertes sur le niveau élevé des prévisions macroéconomiques – recettes comme dépenses – n’ont pas été entendues. Pourtant, les avis du HCFP sur les PLF n’ont pas été les seules alertes que nous avons données. Ces deux dernières années, j’ai aussi présenté devant vous tous les travaux de la Cour des comptes relatifs aux finances publiques. Tous, sans exception, depuis le printemps 2022, signalaient l’ampleur de la dégradation. Tous, aussi, appelaient à une trajectoire de retour sous les 3 % plus réaliste et plus crédible que celle du gouvernement, sous-tendue par un scénario macroéconomique trop optimiste et irréalisable.

D’autre part, la Cour a systématiquement proposé des scénarios chiffrés alternatifs au scénario pluriannuel du gouvernement – je suis venu vous les présenter. Dans les deux dernières éditions du rapport relatif à la situation et aux perspectives des finances publiques (RSPFP), nous avons modélisé des trajectoires selon un niveau de croissance plus faible que prévu, des dépenses calées sur le rythme tendanciel, un niveau de prélèvements obligatoires constant. Tous ces différents scénarios aboutissaient à la même conclusion : il n’existait quasiment aucune marge de sécurité et le moindre écart par rapport aux hypothèses du gouvernement ferait dérailler substantiellement la trajectoire pour les années 2023 à 2027.

En particulier, dans le dernier RSPFP publié au mois de juillet 2024, préparé de longue date – nous ne nous sommes pas calés sur la dissolution –, nous examinions trois scénarios alternatifs à la trajectoire du programme de stabilité, qui prévoyait un déficit de 4,1 points en 2025 et un retour sous les 3 % en 2027. Ces scénarios retenaient des hypothèses de croissance et d’ajustement des dépenses et des recettes à partir de 2025 moins optimistes que celles du gouvernement, mais davantage en phase avec les tendances passées. Le cumul de ces trois scénarios conduisait à un déficit encore supérieur à 5 % en 2025 – il le sera – et s’approchant des 6 % en 2027. Il ne nous paraissait pas réaliste de prévoir un déficit inférieur à 3 % dans deux ans.

D’où mon deuxième point : malgré les biais optimistes de ses prévisions et la dégradation du solde public en 2023 et dès le début de l’année 2024, le gouvernement a maintenu une trajectoire pluriannuelle caduque, devenue en 2024 peu crédible, peu réaliste et peu cohérente – je ne fais que citer des adjectifs employés par le Haut Conseil et la Cour des comptes.

Dès le mois d’avril 2023, dans son avis sur le programme de stabilité pour les années 2023 à 2027, le HCFP écrivait que la réduction prévue du déficit ne laissait « pas de marges suffisantes pour maintenir le déficit public sous les trois points de PIB en cas de choc conjoncturel, même d’ampleur relativement modérée, de choc exogène de taux d’intérêt ou de croissance potentielle plus faible que prévu. » L’avis soulignait que la réduction visée du ratio de dette était « elle aussi fragile » car elle supposait « non seulement que la maîtrise de la dépense publique et l’absence de baisse nette de prélèvements obligatoires entre 2024 et 2027 prévues soient mises en œuvre, mais aussi que le scénario de croissance optimiste retenu par le gouvernement se réalise ».

Nos prises de position ultérieures se suivent et se ressemblent. Dans le RSPFP paru au mois de juin 2023, la Cour des comptes souligne que « la combinaison d’un scénario économique optimiste et d’un objectif exigeant de maîtrise de la dépense rend très incertain le scénario du programme de stabilité d’une dette qui commencerait à décroître en 2027 ». En février 2024, deux mois seulement après vous avoir demandé d’adopter le budget sur la base d’une prévision de croissance de 1,4 %, le gouvernement a abaissé cette prévision à 1 % et annoncé plusieurs mesures d’économies, dont une annulation de crédits à hauteur de 10 milliards d’euros et une hausse de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité, la TICFE. Mais un tel coup de rabot, qui ne peut jamais être une solution pérenne – j’y reviendrai –, n’a pas suffi à redresser la trajectoire.

Permettez-moi d’insister : si je me fais le greffier des rapports que nous vous avons présentés, c’est pour étayer les nombreuses alertes que nous avons lancées. En avril 2024, le programme de stabilité pour les années 2024 à 2027 présenté par le gouvernement continuait de prévoir un retour du déficit public sous les 3 % de PIB en 2027. Là, le Haut Conseil s’est un peu fâché. Dans son avis paru dans la foulée, il a utilisé des termes très forts, voire inédits pour lui, en soulignant que la nouvelle trajectoire du programme de stabilité « [manquait] de crédibilité », ce qu’il avait déjà dit, et de « cohérence » – ce qu’il n’avait jamais dit. De crédibilité, d’une part, car l’ajustement structurel présenté était « considérable sur deux ans », que « sa documentation [était] lacunaire ». Le HCFP a signalé de nouveau qu’« en l’absence de mécanisme contraignant », le montant de la contribution des collectivités à cet ajustement n’était pas réaliste. De cohérence, d’autre part, car la mise en œuvre de l’ajustement prévu aurait pesé au moins à court terme sur la croissance – en cas de prélèvement important sur la croissance, il est compliqué qu’elle augmente. Le RSPFP paru au mois de juillet faisait exactement le même constat. Les prévisions du gouvernement en matière de croissance et de déficit en 2027 étaient inexactes – notre raisonnement était imparable et les fonctionnaires étaient gênés de nous présenter de telles prévisions auxquelles ils ne pouvaient croire.

Malheureusement, l’exercice 2024 a donné raison au HCFP et à la Cour. Il a conduit le gouvernement à présenter à la Commission européenne, au mois d’octobre, un PSMT qui reporte à 2029 le retour sous les 3 % de déficit, comme je l’avais suggéré dès l’été. Ce nouvel objectif, bien que difficile à atteindre, doit être respecté rigoureusement.

Je n’irai pas par quatre chemins. Il n’est pas sérieux de transmettre à la Commission européenne des trajectoires pluriannuelles reposant sur des sous-jacents macroéconomiques optimistes et déjà caducs avant même le début de leur mise en œuvre. Il n’est pas sérieux de prendre des engagements sur la maîtrise des dépenses sans se donner les moyens de les tenir. La crédibilité de notre pays exige de revenir à une approche plus vertueuse, c’est-à-dire plus proche de la vérité.

Que faire, dès lors, pour éviter de se heurter de nouveau aux mêmes écueils ? D’abord, il faut se donner les moyens de faire une révolution de notre dépense publique ; ensuite, il faut faire évoluer le rôle et les prérogatives du HCFP.

Les revues de dépenses doivent devenir un exercice récurrent et véritablement utile pour faire des économies structurelles en dépenses ; c’est une urgence. Notre trajectoire de finances publiques ne peut plus reposer sur des baisses de dépenses non documentées et non mises en œuvre. Quelles mesures d’économies structurelles ont vraiment été appliquées ces deux dernières années, hormis la réforme des retraites pour laquelle les négociations sont en passe d’être rouvertes ? Poser la question, c’est y répondre. Une chose est certaine : les économies indispensables à la réduction du déficit public doivent être prioritairement obtenues par des réformes structurelles des politiques publiques, ciblant les dépenses peu efficaces et peu efficientes.

Les inspections générales et la Cour des comptes ont publié plusieurs revues de dépenses. En 2024, nous en avons publié deux, l’une relative à la contribution des collectivités au redressement des finances publiques, l’autre relative à la sortie des dispositifs d’aide exceptionnelle et de crise. Nous en publierons prochainement une autre sur l’assurance maladie.

Nous proposons aussi une méthode centrée sur la qualité de la dépense qui, je l’espère, sera appliquée rigoureusement et régulièrement par le gouvernement dans la préparation des textes financiers à venir.

Mais cela ne suffira pas à éviter la situation dans laquelle nous nous sommes trouvés en 2023 et en 2024. Il faut aussi revoir impérativement notre façon d’élaborer nos prévisions. À cet égard, je vous propose d’élargir le rôle et le mandat du HCFP. Les prévisions sont un exercice difficile – personne ne le nie – et il faudra prendre le temps de s’interroger sur la performance de nos mécanismes de prévisions de recettes. Je n’ai pas de réponse convaincante, pas plus que quiconque aujourd’hui. C’est la boîte noire que nous devons ouvrir après deux années d’écarts massifs. Mais cela n’explique pas tout.

L’indépendance des prévisions en France doit être mieux garantie. Il faut les libérer de tout volontarisme excessif du gouvernement – quel qu’il soit. J’espère que votre commission d’enquête aboutira aux mêmes conclusions. Il faut rendre à l’administration sa capacité à travailler de façon sereine et objective. Dans l’Union européenne, c’est le rôle des institutions budgétaires indépendantes, donc du HCFP en France, que de garantir la qualité des prévisions et de les tenir éloignées de l’hubris du politique.

Mais contrairement à ses homologues européens, le HCFP n’a ni tous les moyens, ni tous les outils, ni le mandat adéquat pour mener à bien cette mission. Nous n’avons que deux solutions sur lesquelles vous m’avez interrogé de manière récurrente. Soit nous qualifions le budget d’insincère, ce qui reviendrait en quelque sorte à utiliser l’arme nucléaire, c’est-à-dire à provoquer de facto l’inconstitutionnalité du PLF ; soit nous recourons à l’utilisation qualitative d’une sémantique délicate que vous connaissez bien, sous la forme d’une gradation d’adjectifs – « crédibles », « réalistes », « plausibles », « atteignables », « optimistes », « élevés » jusqu’à « irréalistes » et, pourquoi pas, « incohérents ». Mais une fois cela écrit, il ne se passe pas grand-chose. En clair, entre le nucléaire et la sémantique, il faut trouver une troisième voie.

La notion d’insincérité est très difficile à manier. Selon le Conseil constitutionnel, l’insincérité suppose une volonté de tromper. Vous conviendrez qu’il est délicat pour le HCFP de juger des intentions du gouvernement, dès lors qu’il s’agit de cas limites – c’est le cas de la prévision de croissance pour 2024. Cela prouve qu’il faut inventer autre chose.

J’envisage deux scénarios possibles. Le premier consisterait à confier au HCFP – institution budgétaire indépendante française – la réalisation des prévisions macroéconomiques et de finances publiques utilisées pour l’élaboration des textes financiers. C’est la solution retenue par de nombreux pays. Le cas le plus connu est celui du Royaume-Uni, où l’Office for Budget Responsibility, l’OBR, réalise les prévisions macroéconomiques. Mais c’est aussi le cas en Autriche, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas, en Slovénie et en Finlande – nous serions loin d’être les seuls à faire ainsi. Dans d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, les homologues du HCFP réalisent leurs propres prévisions économiques en plus de celles du gouvernement.

Je le dis avec une certaine solennité : en France, tant que la prévision sera le seul fait de l’administration, elle sera soumise aux arbitrages gouvernementaux. Elle incitera donc fortement à anticiper ces arbitrages, du fait de délais très contraints. Il y a fort à parier, malheureusement, que si l’on ne change rien, le risque de recourir à des hypothèses optimistes perdurera.

Ce premier scénario de réforme n’est pas conforme à notre tradition politique et administrative – j’en suis conscient. Il consisterait à retirer à l’exécutif la réalisation de prévisions macroéconomiques – voire des prévisions de finances publiques – en confiant cette mission à une institution indépendante.

Un deuxième scénario de réforme, qui est plus compatible avec nos habitudes, consisterait à renforcer le rôle du HCFP en rendant ses avis contraignants. Il faudrait, à tout le moins, élargir et renforcer le mandat du HCFP et son accès à l’information, tout en lui confiant la mission de valider les prévisions macroéconomiques et financières du gouvernement.

Dans certains pays, comme le Portugal, l’institution budgétaire indépendante valide par un avis contraignant les prévisions, avant leur transmission au Parlement. Il faudrait dupliquer ce dispositif en France : le HCFP aurait un rôle de validation, et non d’exécution, des prévisions. En cas de scénario macroéconomique ou financier très optimiste, le gouvernement serait ainsi forcé de revoir sa copie à la baisse.

Une version dégradée de cette réforme – le minimum minimorum – consisterait à mettre en place un mécanisme que les Britanniques nomment comply or explain : on applique ou on explique. Le gouvernement serait alors tenu de rectifier sa prévision à la suite de l’avis du HCFP, lorsque ce dernier la jugerait optimiste, ou, à défaut, d’expliquer pourquoi il ne modifie pas son scénario, ce qui est compliqué en cas de scénario fantaisiste. Cette exigence est le minimum acceptable, d’autant plus qu’il s’agirait seulement de se conformer au droit européen en vigueur.

Tant qu’aucun mécanisme de validation ou de comply or explain n’aura été instauré, le Haut Conseil n’aura que deux choix insatisfaisants : soit accepter, avec des corrections ou des réserves, mais sans effet réel ni contrainte, les prévisions du gouvernement au risque qu’elles soient irréalistes, soit déclarer le projet de budget insincère et risquer la censure du Conseil constitutionnel, ce qui n’est pas la meilleure voie.

En tout état de cause, et quel que soit le scénario de réforme retenu, améliorer l’exercice de prévision nécessite de renforcer le mandat du HCFP. Je rappelle qu’en Europe, il compte parmi les institutions budgétaires indépendantes dont le mandat est le moins étendu. Sa saisine doit être élargie à l’analyse sur la soutenabilité de la dette, mais aussi au plan budgétaire et structurel à moyen terme et à ses rapports d’étape annuels ainsi qu’à l’actualisation des prévisions du PLF au printemps. Par ailleurs, sa saisine doit être prévue systématiquement lors du recalibrage du PLF, en cas de mesures ayant un effet significatif sur le solde – nous serons saisis demain de la nouvelle version du PLF pour 2025 –, et lors de la mise à jour des hypothèses macroéconomiques et de déficit public pour l’année en cours.

Par ailleurs – c’est là un enjeu crucial pour la qualité de nos avis, donc pour votre information et la transparence du débat démocratique –, l’accès du HCFP à l’information doit être considérablement amélioré. D’une part, il est nécessaire de lui transmettre toutes les informations qu’il sollicite – ce qui n’est pas le cas. Le gouvernement doit répondre à ses demandes d’information en dehors des saisines, ce qui n’est pas non plus le cas. Il faudrait donc supprimer l’interdiction d’autosaisine du HCFP. D’autre part, il doit disposer de toute l’information nécessaire lors des saisines, comme il l’a déjà demandé aux premiers ministres et aux ministres chargés de l’économie successifs, en transmettant une liste précise des éléments dont il a besoin.

Lors de son audition par votre commission d’enquête la semaine dernière, Jean-Luc Tavernier a dit, à propos de Bercy, qu’il n’était « pas bon d’être seul et de supporter seul la responsabilité des erreurs ». Je suis d’accord avec lui. Je vous propose une réponse concrète pour remédier à cette situation. Le HCFP est une institution indépendante qui n’est pas composée uniquement de magistrats de la Cour des comptes, mais qui compte également plusieurs économistes pluralistes. Il vous présente ses avis, il les adresse à la Commission européenne, il les communique aux citoyens : en clair, il peut et doit être le tiers de confiance qui rendra plus crédible et sereine la réalisation de prévisions. En élargissant son mandat, vous préserverez les prévisions macroéconomiques et financières de l’hubris du politique ; vous protégerez l’objectivité de l’administration, en exerçant un contrôle plus exigeant et plus serré. C’est une solution de bon sens. Je suis convaincu que ce serait faire œuvre utile, et même œuvre de salubrité publique.

Voilà les constats que je souhaitais porter à votre connaissance et les propositions que je fais au nom de la Cour et du HCFP pour améliorer cet état de fait et éviter que cette situation, qui me navre, ne se reproduise.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette introduction roborative, sans langue de bois, qui contextualise certains éléments qui font l’objet de notre commission d’enquête. Vous avez parlé des revues de dépenses structurelles. Il serait peut-être nécessaire de conduire aussi une revue de recettes qui s’intéresserait à leur diminution et à son impact. La question du déficit, en effet, peut être appréhendée sous ces deux angles. Cela étant, l’impact des baisses de recettes n’entre pas dans le champ des travaux de cette commission.

Je trouve positif que vous ayez rappelé des faits. Nous avons auditionné plusieurs membres d’anciens gouvernements et des fonctionnaires dont l’argument principal était que certes, ils n’avaient pas prévu la situation, mais que personne n’avait fait mieux – je schématise à peine. Dans vos avis sur les scénarios macroéconomiques pour 2024, vous aviez utilisé le mot « plausible » auquel étaient accolés les termes « mais néanmoins optimistes ». Dans vos avis sur les deux derniers PLF, vous avez évoqué des hypothèses de croissance « fragiles » et « un peu élevées », et dans votre avis sur le programme de stabilité pour les années 2024 à 2027, vous avez été jusqu’à relever un « manque de crédibilité ». Ces éléments nous avaient déjà amenés, à l’époque, à remettre en question la crédibilité du PLF pour 2024.

En premier lieu, si le gouvernement avait tenu compte de vos avis sur les PLF pour 2023 et pour 2024, aurait-il pu réduire l’écart des prévisions, quitte même à modifier ses estimations pendant le débat budgétaire ? La croissance en 2023 était certes très proche de la prévision initiale, que vous jugiez optimiste, mais sa composition était bien différente et le rendement des recettes était très exagéré. Aurait-on pu agir plus vite ?

M. Pierre Moscovici. Le Haut Conseil n’a jamais dit que les prévisions de croissance pour 2024 étaient plausibles.

M. le président Éric Coquerel. Je parlais des scénarios macroéconomiques.

M. Pierre Moscovici. Nous nous sommes posé beaucoup de questions. Je ne trahirai pas les délibérations du HCFP ; le secret des délibérations et le respect du pluralisme sont fondamentaux et, au reste, il n’y a jamais eu de fuite. Mais nous nous sommes vraiment interrogés sur ce que nous devions faire à ce moment-là, l’un des plus délicats – comme le fut la publication du programme de stabilité au printemps dernier – des cinq années pendant lesquelles j’ai présidé le HCFP.

Je reviens à votre question : la réponse est oui. Dans son avis sur le PLF pour 2023, le Haut Conseil estimait que la prévision de croissance était un peu élevée et que le solde public pour 2023 pourrait être plus dégradé que celui prévu par le gouvernement. Dans son avis sur le PLF pour 2024, le Haut Conseil a souligné le caractère optimiste tant des prévisions de croissance pour 2024, qui étaient élevées, que de la totalité des postes de demande, qui étaient importants pour les rentrées fiscales. Il a également considéré que la prévision de déficit pour 2024 était optimiste.

En somme, le Haut Conseil a alerté à maintes reprises sur le caractère optimiste des prévisions du gouvernement lequel, de facto, n’en a pas tenu compte lors de l’examen du PLF, puis a réagi trop tardivement en 2024.

Pourtant, la situation aurait pu être améliorée. Sous quelle forme ? Ce n’est pas à moi de le dire mais il est quand même curieux, mesdames et messieurs les députés, que vous ayez voté, au mois de décembre 2023, un PLF reposant sur des prévisions de déficit de 4,4 % et de croissance de 1,4 % pour constater deux mois plus tard que le déficit prévu s’établissait à 5,1 % et que la croissance n’était que de 1 %.

Il y avait des choses à faire. Certaines ont été faites, notamment des annulations de crédits. Peut-être fallait-il, pour ne pas finir l’année 2024 avec un déficit de 6,1 %, agir à un autre moment et de façon plus vigoureuse, peut-être par le biais de véhicules plus solennels. Je n’ignore pas que la situation politique est difficile et qu’il n’aurait sans doute pas été aisé de faire adopter un projet de loi de finances rectificative. Fallait-il en présenter un ? Poser la question, c’est y répondre.

M. le président Éric Coquerel. L’une des hypothèses les plus « fragiles », pour reprendre votre terminologie, est celle de la loi de programmation des finances publiques 2023-2027 portant sur les collectivités locales. L’été dernier, les ministres de Bercy sont venus nous expliquer que le déficit s’aggravait parce que les collectivités dépensaient trop.

Mais la réalité était autre : pour présenter un objectif de déficit convenable, ils avaient redressé la trajectoire par une baisse irréaliste des dépenses locales qui, au demeurant, n’aurait pas permis de se rapprocher des objectifs de croissance de 2023 et 2024. Lorsque vous avez dû vous prononcer préalablement à l’examen de la LPFP, quelle a été votre appréciation sur cette hypothèse de réduction des dépenses des collectivités locales de 0,5 % ?

M. Pierre Moscovici. La dégradation des déficits publics, comme je l’ai dit, est en grande partie due à une perte de contrôle des dépenses publiques. Le projet de loi de finances pour 2024, reprenant la LPFP adoptée en décembre 2023, retenait pourtant l’objectif ambitieux de maîtrise des dépenses de fonctionnement des collectivités locales en tablant sur une diminution de 0,5 point en volume, ce qui impliquait une hausse de 2 % en valeur.

Les dépenses de fonctionnement des collectivités locales augmenteraient en réalité de 5 % en valeur en 2024, selon les dernières informations comptables. Ce chiffre, couplé à la dynamique des dépenses d’investissement, a creusé le déficit public de 0,4 point de PIB en 2024, toutes choses égales par ailleurs.

Le gouvernement avait deux possibilités pour tenir sa cible initiale de déficit : retenir un objectif moins ambitieux pour les collectivités et dégager des économies par ailleurs, comme nous le suggérions ; ou maintenir son objectif et s’assurer de son respect par le biais d’un mécanisme contraignant, d’une diminution des transferts ou d’un mécanisme de régulation tel que les contrats de Cahors. Il était difficile de ne faire ni l’un ni l’autre. Si l’on se fixe un objectif très ambitieux, il faut établir en regard un dispositif contraignant.

D’un point de vue économique, comptable, financier, la responsabilité des collectivités locale est apparente, mais d’un point de vue politique, elles sont hors de cause puisqu’on s’est contenté de leur demander un effort sans plus de précision. Dès lors, le dérapage des dépenses des collectivités n’est pas totalement étonnant. Au demeurant, le RSPFP de 2024 alertait déjà sur ce point.

S’agissant de la suite de la trajectoire, aucun champ de l’action publique ne pourra s’exonérer des efforts collectifs. La revue des dépenses que j’appelle de mes vœux doit concerner les trois catégories d’administrations publiques.

M. le président Éric Coquerel. En ce qui concerne les éléments que le gouvernement vous transmet, l’absence de précision sur les mesures prévues a souvent été mentionnée. Vous avez évoqué des mesures non documentées qui ne vous permettent pas de vous prononcer sur le réalisme des trajectoires de dépenses. En d’autres termes, il vous était impossible d’effectuer la mission que la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) vous a confiée de façon adéquate.

Concrètement, cela signifie-t-il que le gouvernement n’était pas en mesure de vous présenter les économies envisagées ? Au cours de vos travaux précédents, a-t-on déjà opposé des refus à vos demandes d’information ?

M. Pierre Moscovici. Le HCFP ne dispose pas de toutes les informations nécessaires pour contre-expertiser les prévisions du gouvernement et formuler des avis pleinement éclairés à leur sujet. La Lolf prévoit que le gouvernement répond aux demandes d’information que lui adresse le HCFP dans le cadre de la préparation de ses avis. Les directives européennes rappellent la nécessité d’assurer aux institutions budgétaires indépendantes un accès adéquat et en temps utile à l’information nécessaire pour leur permettre d’accomplir leurs missions. Je dois regretter devant vous que tel ne soit pas toujours le cas.

Ainsi, lors de la préparation de l’avis relatif au projet de loi de finances pour 2025, le gouvernement a répondu à une demande d’information très tardivement. Certes, sa nomination avait elle-même été tardive et les conditions d’exercice de son office n’étaient pas simples. Il nous a cependant indiqué que les informations demandées ne permettraient pas au HCFP de rendre un avis éclairé sur la cohérence de l’article liminaire et sur le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses – ce qui revenait à nous dire « Circulez, il n’y a rien à voir » ; j’ai peu apprécié. J’ai donc écrit aux ministres Antoine Armand et Laurent Saint-Martin. En effet, ils avaient apprécié à la place du HCFP la pertinence des informations qu’il est susceptible d’utiliser pour ses avis, ce qui, à mes yeux, n’est pas acceptable. Dans notre avis, nous avons indiqué ne pas avoir eu les informations nécessaires pour apprécier une grande partie des prévisions du PSMT.

Plus généralement, le HCFP a regretté dans plusieurs de ses avis le caractère lacunaire ou incomplet des informations transmises par le gouvernement, notamment dans ses avis relatifs au projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale de janvier 2023 et au PSMT d’octobre 2024.

Il va de soi que je suis favorable à la transmission au HCFP des notes de prévision des services ministériels, mais pas seulement. J’ai écrit à plusieurs reprises à la première ministre Élisabeth Borne ainsi qu’à Bruno Le Maire et à Antoine Armand, lorsqu’ils étaient ministres de l’économie, afin de leur demander la transmission de documents supplémentaires dont le HCFP a besoin pour mener ses analyses. Je tiens à vous le dire : il est impératif à mes yeux que nous ayons notamment accès à certaines notes d’alerte, aux résultats des exercices de prévision menés en cours d’année et à la décomposition des agrégats budgétaires dont nous devons apprécier le réalisme – la liste est longue, je vous en épargne le détail.

Il est indispensable que le HCFP obtienne toutes les informations qu’il sollicite et que le gouvernement réponde à ses demandes d’information même en l’absence de saisine. Il faut supprimer l’interdiction d’autosaisine du HCFP.

Tout cela n’est pas un plaidoyer pro domo. Le HCFP pourrait être situé ailleurs, même s’il me semble assez bien positionné, mais là n’est pas le sujet. En revanche, il est l’institution budgétaire indépendante de la France et son rôle dans l’amélioration des prévisions pourrait être très positif, mais il ne travaille pas avec le mandat, les moyens et les informations qui lui sont nécessaires pour exercer, sereinement et à votre profit, son office.

M. le président Éric Coquerel. En la matière, considérez-vous, après plusieurs années à la tête du HCFP, que la situation s’est dégradée ?

M. Pierre Moscovici. Depuis 2023, tout, en matière de finances publiques, s’est incontestablement dégradé, de la prévision à la qualité des informations échangées. Cette perte de contrôle a lieu à tous les niveaux. Il ne s’agit pas de mauvaise foi ; simplement, l’administration est soumise à une très forte pression qui contribue au problème.

Je considère, sans vouloir parler à leur place, que les services de Bercy ne travaillent pas dans les meilleures conditions sur ces sujets. Ils sont soumis à une pression forte, à un volontarisme excessif, qu’eux-mêmes anticipent ou reproduisent. C’est toute la chaîne qui ne fonctionne pas comme elle le devrait. Tel est du moins mon sentiment.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens aux prévisions de recettes de l’impôt sur les sociétés, dont la surestimation explique en partie l’écart observé en 2023 entre la prévision et l’exécution du déficit public. La prévision était effectivement très optimiste, notamment dans le programme de stabilité pour 2023, dans lequel le gouvernement a relevé la prévision de recette d’IS de 12 milliards d’euros.

Pourtant, dans votre avis sur ce même programme de stabilité, vous indiquez que le gouvernement justifie la forte diminution du taux de prélèvements obligatoires à partir de 2023 par un net ralentissement de l’impôt sur les sociétés. Le gouvernement vous a-t-il communiqué à ce moment la révision à la hausse de la prévision de recette de l’impôt sur les sociétés intégrée dans le programme de stabilité ? Si tel est le cas, une hausse du rendement de l’IS vous semblait-elle plausible en 2023 ?

M. Pierre Moscovici. Ce qui est incontestable, c’est que certains impôts ont une responsabilité importante dans les écarts de prévision, car leur recette est difficile à prévoir. Tel est le cas de l’impôt sur les sociétés. Nous proposons de mener une étude rétrospective pour mieux comprendre le comportement des entreprises en matière d’ajustement de leurs acomptes.

L’IS est le plus volatil des grands impôts. De ce fait, il est celui qui accuse les plus grands écarts entre prévision et exécution, même lors de l’examen de la loi de finances de fin de gestion. De 2014 à 2023, cet écart était en moyenne de 6,8 milliards d’euros, soit 18,6 % de la prévision de recette en loi de finances initiale.

Le système de liquidation et de recouvrement de l’impôt sur les sociétés laisse une assez large part aux entreprises, soumises au versement de quatre acomptes obligatoires en mars, juin, septembre et décembre, établis en fonction de l’impôt dû au titre de l’année précédente. Toute entreprise à la faculté de réduire le montant des acomptes si elle estime qu’il excède celui de son impôt pour l’année en cours, dans le cadre de ce que l’on appelle « autolimitation ». Ces pratiques sont assez mal connues et mal anticipées par l’administration fiscale.

Il nous semble possible d’engager à peu de frais une étude rétrospective sur les comportements d’acompte des plus grandes entreprises, celles du CAC 40 par exemple, et d’envisager en cours d’exercice des contacts informels avec les grandes entreprises pour mieux anticiper leurs prévisions et leurs intentions en la matière. S’agissant de la partie recettes, nous sommes incontestablement devant une boîte noire. Il faut améliorer les capteurs de l’administration fiscale, qui est le mieux en mesure de mener cette étude, car elle dispose des données et des contacts à cet effet.

M. le président Éric Coquerel. Comme l’a montré le rapport de l’inspection générale des finances (IGF), l’écart par rapport à la prévision aurait pu être en partie évité par un suivi plus rapproché de la masse salariale. On lit dans l’avis du HCFP sur le projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 : « La croissance prévue de la masse salariale marchande non agricole – + 6,5 % – apparaît désormais un peu élevée compte tenu de son ralentissement au cours de l’été ». Considérez-vous que cette alerte était suffisante pour amener le gouvernement à amender sa trajectoire dès l’automne 2023 ?

M. Pierre Moscovici. À l’occasion du projet de loi de finances de fin de gestion préparé en octobre 2023, le gouvernement n’a pas révisé à la baisse sa prévision de masse salariale, en dépit des données conjoncturelles les plus récentes, notamment celles issues de l’Urssaf. C’est pourquoi, dans son avis, le HCFP juge la prévision « un peu élevée » et évoque à plusieurs reprises les risques que l’évolution de la masse salariale fait peser sur les recettes fiscales. En fin d’année 2023, la croissance de la masse salariale a fortement ralenti pour s’établir à 5,3 %, contre une prévision de 6,5 %. L’écart de recette entre la prévision pour 2023 dans le projet de loi de finances pour 2024 et la réalisation a atteint près de 5 milliards d’euros sur les cotisations sociales.

Si le projet de loi de finances de fin de gestion ne traite pas, par nature, des prévisions pour l’année suivante, l’alerte du HCFP sur le ralentissement de la masse salariale en fin d’année 2023 vaut également, par une sorte d’effet d’acquis, pour 2024. Dans le programme de stabilité d’avril 2024, le gouvernement a d’ailleurs revu à la baisse sa prévision de croissance de la masse salariale, à 2,9 % contre 3,6 % dans le projet de loi de finances initiale.

L’évaluation de la croissance de la masse salariale par le HCFP dans son avis relatif au projet de loi de finances de fin de gestion pour 2023 aurait dû amener le gouvernement à réviser plus rapidement sa prévision de croissance de la masse salariale pour 2023 et 2024, donc ses prévisions d’évolution de certains prélèvements obligatoires dont l’assiette est basée au moins en partie sur les revenus salariaux, tels l’impôt sur le revenu, les cotisations sociales et les prélèvements sociaux.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez évoqué la nécessité, pour que l’administration soit sereine et indépendante, de la tenir à l’abri de l’« hubris du politique ». Je suppose que vous faites allusion à la proximité parfois excessive entre les administrations et le pouvoir politique, et aux allers-retours entre les deux – nous avons justement auditionné l’IGF il y a quelques jours : il se trouve que l’un des inspecteurs des finances qui étaient présents a tout récemment rejoint un cabinet ministériel.

Vous suggérez de donner plus de pouvoir au HCFP. Je vous poserai une question un peu iconoclaste : quelle garantie avons-nous que le HCFP est indépendant et à l’abri de l’hubris du politique ?

M. Pierre Moscovici. Si tout le monde est suspect, nous allons avoir un problème… Je ne visais, en parlant d’hubris politique, aucune situation particulière, aucune forme de porosité entre cabinets ministériels et administration, aucun cas personnel. J’essayais simplement de décrire ce que j’ai moi-même vécu. Il se trouve que j’ai été haut fonctionnaire et ministre des finances : quand je parle de l’hubris du politique et de la pression sur l’administration, je sais de quoi je parle.

La prévision de croissance est in fine arrêtée par le ministre après avoir été préparée par l’administration. Si l’administration se sent sous la pression d’un ministre optimiste ou exagérément volontariste, elle anticipera ses demandes. Il peut arriver que le ministre lui-même en ajoute par rapport à son administration pour valider son volontarisme. Que fait l’administration française ? Loyale, elle applique la décision du politique, hors de toute considération de proximité politique.

Tel est sans doute le mécanisme qui a joué lors de l’établissement de la prévision de déficit pour 2024. Je vous rassure toutefois, c’est arrivé à d’autres gouvernements. Il s’agit d’une tentation dont tout politique est victime, dans des proportions variables. Le tout est de la maîtriser, mais il serait exagérément optimiste d’espérer que l’hubris se bride elle-même.

J’en viens au HCFP. C’est une institution budgétaire indépendante au sens des traités européens. Créé par une loi organique adoptée par le Parlement en décembre 2012, lorsque j’étais ministre des finances, il a déjà douze années d’expérience. Il a joué un rôle assez positif, notamment en limitant, à part dans la période récente, les écarts de prévisions excessifs.

Par ailleurs, il est bon que l’administration ait un interlocuteur. Mais cet interlocuteur est assez platonique. Il a le choix entre donner des avis que personne n’est tenu de suivre ou évoquer l’insincérité, ce qui met tout par terre. C’est pourquoi je vous propose d’inventer une troisième voie.

Ce qui préserve le HCFP de l’hubris du politique, c’est sa composition même. Présidé par le premier président de la Cour des comptes, il réunit des magistrats de la Cour, qui sont indépendants et impartiaux, et des experts désignés par les présidents des assemblées sur la base du pluralisme et des compétences. Je tiens à dire devant vous, sans faire état de nos délibérations, qu’aucun de ses membres n’a été à l’origine d’une fuite depuis cinq ans que je le préside, ce qui est assez rare pour être souligné.

J’ai toujours constaté que le pluralisme règne, au profit de la convergence des opinions. Actuellement, le HCFP réunit des économistes tels que Michaël Zemmour, qui n’est pas tout à fait de droite, et d’autres bien plus à droite. Tout le monde se rejoint. Il n’y a jamais eu d’absence de consensus entre les membres du HCFP depuis cinq ans que je le préside. Il offre une double garantie d’indépendance et d’impartialité, qui tient tant à son pluralisme qu’à son positionnement auprès de la Cour des comptes. Nous sommes pleinement préservés de l’hubris du pouvoir politique qui, au reste, est parfois gêné aux entournures par l’indépendance de la Cour des comptes, respectée par les Français en tant qu’institution de la République.

C’est sur le fondement de notre indépendance que je formule la proposition que je vous ai faite. Reprenons l’exemple de la prévision de croissance pour 2024 : si le HCFP avait été établi qu’elle serait au plus de 1 % et non de 1,4 %, et si le gouvernement avait été soumis au principe comply or explain, il aurait sans doute eu des difficultés à justifier le maintien de sa propre prévision de 1,4 %, ce qui aurait pu amener à une conclusion pratique.

M. le président Éric Coquerel. Telle est ma conviction de longue date, ainsi corroborée par votre expérience : l’influence de l’hubris du politique est inévitable, quasi structurelle. Elle ne dépend pas de la couleur politique du pouvoir en place. Vos déclarations infirment certains propos qui ont été tenus devant nous.

S’agissant du dérapage du déficit en 2023 et en 2024 qui nous occupe, qu’expliquent notamment des recettes inférieures aux prévisions, ne peut-on en conclure à un aveuglement du politique, en l’espèce sur les effets de sa politique lors des deux années postérieures à la crise du covid, au cours desquelles les recettes ont fortement augmenté par effet de rattrapage, nonobstant la baisse des seuils d’imposition ? S’agit-il selon vous d’une explication de l’optimisme exagéré qui a prévalu en 2023 et en 2024 en matière de prévisions de recettes ?

M. Pierre Moscovici. Il faut distinguer deux phénomènes. En 2021 et en 2022, le gouvernement a bénéficié de ce que l’on appelle, au Monopoly, une erreur de la banque en sa faveur. Si le HCFP estimait alors que les prévisions de recettes étaient un peu élevées, les recettes se sont avérées supérieures à nos propres estimations. Cela était dû à des comportements très particuliers pendant la crise du covid.

En 2023, un ajustement, qui était en réalité un retour à la normale, a eu lieu. Il aurait pu être anticipé, mais je me garderai de donner la moindre leçon, car personne ne l’a vu venir. En revanche, dès lors que nous étions revenus à la normale, il était infondé de faire des prévisions optimistes pour 2024.

Par ailleurs, certaines évolutions demeurent inexplicables, je le dis en toute honnêteté. C’est pourquoi je recommande d’affiner la machine à prévoir le produit de l’impôt sur les sociétés, dont le dysfonctionnement est manifeste. Pour ce faire, il faut sans doute restaurer les capteurs de l’administration et améliorer ses échanges avec nous.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez dit, comme Jean-Luc Tavernier lors de son audition, qu’il ne faut pas laisser Bercy assumer seul la responsabilité des erreurs. Vous proposez à cet effet de renforcer les moyens du HCFP, ce à quoi je ne suis pas opposé en principe. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait aussi laisser moins seul le Parlement et accroître les moyens dont il dispose pour mener à bien les missions de contrôle qui sont les siennes ?

M. Pierre Moscovici. Je le pense. Je vais répéter ce que je dis devant vous depuis cinq ans que je préside le HCFP : le Haut Conseil vous aide. Nos travaux, comme ceux de la Cour des comptes, nous placent, comme le disait Philippe Séguin qui en fut premier président, à équidistance entre le gouvernement et le Parlement. C’est avec grand plaisir que je défère aux rapports que vous nous demandez de produire ; nos magistrats y sont très attachés.

Le HCFP et la Cour des comptes, institutions budgétaires indépendantes, sont de ce point de vue non des auxiliaires mais des aides au Parlement. Plus nous avons de moyens, de faits et de chiffres, plus nous consolidons notre objectivité, plus notre rôle est contraignant, plus cela vous sert. L’augmentation des moyens du Parlement est complémentaire de l’augmentation des nôtres.

M. le président Éric Coquerel. L’objet de la présente commission d’enquête est d’éviter que de telles erreurs ne se reproduisent. En sommes-nous certains pour 2025 ?

M. Pierre Moscovici. Je ne peux pas répondre à cette question, la saisine du HCFP sur la révision du cadrage macroéconomique associé au budget 2025 étant imminente. Nous recevrons les chiffres et procéderons selon la méthode habituelle, qui consiste à auditionner les principaux instituts de conjoncture – la Banque de France, l’Insee, Rexecode et l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) –, à travailler sur leur consensus, à mener nos propres études d’après nos propres capteurs et à auditionner les administrations. Sur cette base, nous rendrons notre avis.

Je répondrai donc à cette question dans quelques semaines, si vous m’invitez à présenter notre avis, comme je le fais toujours. Je dirai alors si je juge les prévisions de croissance, de recettes et de dépenses élevées, réalistes, optimistes ou plausibles, en me plaignant, je le pressens d’ores et déjà, du caractère lacunaire des informations qui m’auront été transmises.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez eu des mots très forts pour qualifier la situation justifiant la constitution de notre commission d’enquête. Si la commission des finances s’est dotée des prérogatives d’une commission d’enquête, c’est que nous sommes face à une situation grave. Vous l’avez confirmé, ce qui tranche avec les auditions des hauts responsables administratifs de Bercy – dont vous avez rappelé la situation de dépendance – ainsi que des ministres ou anciens ministres.

Vous avez parlé d’une situation navrante et dites avoir envisagé l’hypothèse de déclarer insincère le projet de loi de finances pour 2024, ce qui aurait entraîné sa censure par le Conseil constitutionnel – autrement dit, l’arme nucléaire, selon votre expression. Pourquoi ne pas l’avoir fait, dès lors que la tonalité globale des propos que vous tenez devant nous indique que le budget était effectivement insincère ? Quels sont les responsables de cette situation ?

Le ministre Bruno Le Maire, lorsque nous l’avons auditionné, a dit que la prévision de croissance pour 2024 avait été confirmée par le HCFP ; vous avez indiqué que tel n’est pas le cas. L’ancien ministre des finances a-t-il menti à notre commission d’enquête ? Y a-t-il eu des dissimulations volontaires ? Vous avez évoqué des pressions sur les services – ces mots sont graves. Comment qualifiez-vous la rédaction et la présentation du budget 2024, qui semble en tout point insincère ?

M. Pierre Moscovici. Je suis attaché à la précision des mots. Je n’évoque pas la dépendance de l’administration, mais sa loyauté. Nous avons – je ne suis pas le seul ancien ministre de Bercy dans la salle – une administration des finances formidable, dans toutes ses composantes, mais nous la plaçons parfois dans une situation inconfortable dès lors que le politique lui demande de faire des exercices – j’ai rappelé le cas du programme de stabilité de 2024 – manifestement dépourvus de cohérence.

L’administration – je ne ferai pas insulte à son intelligence – savait évidemment qu’il serait impossible d’économiser chaque année 40 à 50 milliards d’euros  tout en tablant sur une croissance de 1,7 % à 1,8 % pendant plusieurs années pour ramener le déficit à 3 % du PIB. Mais encore une fois, l’administration n’est pas dépendante ; elle est loyale. Elle émet des avis en toute indépendance. Les notes du Trésor, par exemple, présentent la réalité de la situation aux ministres, à qui il appartient de l’évaluer.

Par ailleurs, j’ai parlé de pression, non de pressions, ce qui n’est pas la même chose. Les fonctionnaires que vous avez auditionnés ne comptent pas leurs heures – à Bercy, dans certaines directions, les lumières sont encore allumées à 23 heures. Ils travaillent sous la pression du temps et de la volonté politique, non de pressions comprises comme des démarches perverses ou simplement désagréables.

Enfin, je ne vise personne. Je ne suis pas là pour régler des comptes ou cibler des individus, mais pour réfléchir à des processus et essayer de les améliorer. Ni moi ni, me semble-t-il, votre commission d’enquête, ne nous inscrivons dans le cadre d’un règlement de comptes.

S’agissant du principe de sincérité, il a été énoncé par le Conseil constitutionnel en 1993. Il est consacré par la Lolf. Il a pris le pas sur les autres principes canoniques du droit budgétaire. Il n’a jamais servi de fondement à une décision de censure d’un texte financier par le Conseil constitutionnel, qui en donne une définition précise fondée sur l’intention de tromper et sur l’impact sur l’équilibre général.

Le Conseil constitutionnel impose une double condition à la sincérité des textes financiers et des prévisions qu’ils comportent. La sincérité, dit-il, « se caractérise par l’absence d’intention de fausser les grandes lignes de l’équilibre qu’elle détermine ». La forme même des textes financiers emporte une sorte de tout ou rien qui rend difficile la seule censure de telle ou telle inscription budgétaire.

Le mandat du HCFP est un peu différent. Nous parlons plutôt de cohérence et de réalisme. Au fond, notre mandat porte sur trois objets : les prévisions macroéconomiques ; les articles liminaires, dont nous apprécions la cohérence ; les prévisions de recettes et de dépenses, dont nous sommes chargés d’apprécier le réalisme. En pratique, c’est aussi le réalisme que nous recherchons dans le scénario macroéconomique.

Il est exact que le HCFP a évité de se référer à des règles ou à des principes issus d’autres textes que son propre texte constitutif. J’en ai discuté avec le président du Conseil constitutionnel, dans le cadre du dialogue normal sur les principes entre responsables d’institutions de la République. Nous avons toujours opté pour une gradation sémantique que j’ai évoquée en introduction et dont vous estimez-vous mêmes, lorsque vous m’auditionnez, qu’elle est subtile mais présente l’avantage de positionner l’appréciation du réalisme de chaque texte financier sur une échelle de gravité. Quand nous disons qu’un texte est incohérent et irréaliste ou peu crédible, en général, ce n’est pas bon.

Selon nous – nous avons eu ce débat, je n’en rappellerai pas telle ou telle occurrence –, il n’appartient pas au HCFP de s’exprimer directement sur la sincérité ou l’insincérité des prévisions des textes financiers. S’il advenait que nous tombions sur une prévision manifestement erronée, fantaisiste ou animée par l’intention de tromper – c’est une question de gradation –, nous le dirions sans hésiter. Mais quand nous sommes face à des ordres de grandeur qui nous paraissent excessifs sans pour autant être mus par l’intention de tromper, nous n’avons pas à nous prononcer sur la sincérité. Nous nous sommes posé la question en plusieurs occurrences de qualifier un budget d’insincère ; nous avons toujours tranché contre.

Plus généralement, chaque fois que cette question m’a été posée devant cette commission, j’ai répondu la même chose, et je répondrai toujours la même chose : je n’aime pas cette notion et je n’aime pas que le HCFP ait à l’utiliser. Je n’en estime pas moins que l’arsenal dont il dispose est trop faible. C’est pourquoi je vous propose, entre l’arme nucléaire de l’inconstitutionnalité et de l’insincérité d’une part et, de l’autre, la sémantique platonique, de créer un dispositif plus effectif sous la forme d’un mécanisme de validation, sinon d’élaboration, des prévisions macroéconomiques par le HCFP, à votre bénéfice.

M. Éric Ciotti, rapporteur. À défaut d’être insincère, le projet de loi de finances pour 2024 vous semble-t-il irréaliste ? Le gouvernement aurait-il dû le modifier dès la fin de l’année 2023, sur la base des notes dont il a été destinataire évoquées devant notre commission ? Le pouvait-il seulement ? Je laisse de côté l’éventualité de faire adopter un projet de loi de finances rectificative dans un contexte politique qui a été largement évoqué.

M. Pierre Moscovici. Un projet de loi de finances fondé sur une prévision de déficit à 4,4 % est fondamentalement irréaliste dès lors que le déficit fini par s’établir à 6,1 %, à moins que cet adjectif n’ait aucun sens.

Le projet de loi de finances pour 2024 était exagérément optimiste. Il était sans doute difficile de le corriger à la fin de l’année 2023, mais il n’aurait pas été très orthodoxe de le rectifier dès le début de l’année 2024. Il fallait modifier plusieurs paramètres du projet de loi de finances initiale, mais le conseil est facile et l’art difficile.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il me semble important de remercier le HCFP dans son ensemble car depuis qu’il siège, les prévisions budgétaires du gouvernement sont nettement moins éloignées de la réalité qu’auparavant. L’intervalle d’optimisme laissé à chaque gouvernement est progressivement revenu dans des limites plus raisonnables.

Vous avez indiqué que les dépenses de l’État ont été tenues en 2023 et en 2024, même s’il aurait été possible d’aller plus loin par le biais des revues de dépenses que vous appelez de vos vœux. Confirmez-vous la répartition suivante du dérapage du déficit de 4,4 % à 6,1 % : 0,3 point en raison des dépenses des collectivités locales, 0,1 point en raison du dérapage des administrations de sécurité sociale et le reste en raison d’une prévision de recettes trop optimiste ?

M. Pierre Moscovici. Incontestablement, avant même une modification que je crois non seulement souhaitable mais nécessaire, le rôle du HCFP a été positif. En onze ans, les écarts entre prévisions et réalisation se sont substantiellement réduits. En général, le gouvernement n’ose pas présenter des prévisions de croissance dont il sait – même si le cas de 2024 reste quand même pour moi un peu saumâtre, je l’avoue – qu’elles ne se réaliseront probablement, voire certainement pas. C’est un progrès. Le tiers de confiance a d’ores et déjà démontré qu’il était utile, même sans prérogatives ; avec des prérogatives accrues, il pourra se montrer encore plus utile.

Pour le reste, comme je l’ai indiqué dans mon exposé liminaire, le dérapage du déficit en 2024 peut se décomposer ainsi : côté recettes, 0,7 point au titre de l’effet base à la fin 2023, 0,7 point du fait de l’élasticité des prélèvements obligatoires et 0,2 point en raison de la baisse de la croissance ; côté dépenses, 0,3 point au titre de la hausse des dépenses des collectivités locales et 0,1 point en lien avec l’augmentation des dépenses de sécurité sociale. La dérive des dépenses hors État est donc incontestable.

Toutefois, ces écarts n’étaient pas totalement imprévisibles. Le problème vient de ce que l’on a donné aux collectivités locales des impératifs très ambitieux, voire irréalistes, en l’absence de tout mécanisme de contrainte ou de régulation. Or il faut soit leur fixer des normes qu’elles peuvent tenir, soit construire avec elles un dialogue permettant de réduire effectivement la dépense locale. Dans le cas contraire, les chiffres qui vous seront transmis seront toujours créatifs, voire déclamatoires, et ne seront que difficilement suivis d’effets.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En matière de prévisions de recettes, il semble ressortir des différentes auditions que les modèles de Bercy ont été singulièrement affectés par les différentes crises systémiques que nous avons traversées ces dernières années. Vous avez évoqué les recettes dont, du fait de leur surestimation en 2023 et en 2024, on ne pouvait certainement pas inférer une prévision pour les exercices suivants. Je songe aussi à la rapidité inattendue de la désinflation ou aux modifications du comportement des acteurs économiques.

Partagez-vous cette analyse ? À long terme, la prévision de recettes tendra-t-elle à revenir à la normale, au-delà de ce contexte de crise systémique ?

M. Pierre Moscovici. On peut l’espérer. C’est d’ailleurs ce qui ressort de notre avis sur le PLF pour 2025.

Les prévisions de recettes ne sont pas le domaine dans lequel nous sommes les mieux informés ni les plus convaincants : d’autres pourront, mieux que moi, tenter de vous expliquer pourquoi elles ont été si éloignées de la réalité, en 2023 et plus encore en 2024. Il y a là une boîte noire qu’il faut ouvrir et, sans doute, des rectifications à opérer. Je maintiens par exemple qu’il importe que l’administration fiscale améliore ses capteurs pour mieux cerner les évolutions de l’IS en cours d’année et, ainsi, éviter les ressauts en fin d’exercice.

Malgré tout, on peut en effet espérer que ces écarts ne se reproduisent pas à l’identique et qu’on revienne progressivement à une situation plus normale. Simplement, en toute rigueur, cette espérance ne nous dispense pas de commencer par fournir un effort de cohérence. La machine doit être plus fiable qu’elle ne l’est manifestement devenue.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Nous sommes tous sensibles à l’intérêt qu’il pourrait y avoir à externaliser la prévision. Au risque de me faire l’avocat du diable, je rappelle toutefois que le Royaume-Uni, qui a fait ce choix, a lui aussi rencontré des difficultés à prévoir ses recettes. L’externalisation nous prémunirait-elle réellement, par nature, de ces errements ?

M. Pierre Moscovici. Pour dire les choses assez simplement, rien ne nous en prémunira. La prévision est un exercice très difficile, qui fera toujours l’objet d’aléas. Les écarts deviennent problématiques quand ils sont systématiques et quand les dérapages sont ignorés ou que leur appréciation est biaisée par un optimisme constant. Ce que permet l’intervention d’un tiers dans l’élaboration ou la validation de la prévision, c’est la confrontation entre la vision du politique et de l’administratif et celle d’un tiers, en vue d’aboutir à une vision commune.

Cela ne nous empêchera pas de constater, certaines années, des écarts importants : aucun système n’est parfait. Simplement, il en est un dont on sait déjà qu’en plus d’être imparfait, il conduit de manière presque systémique à la tentation de l’écart – qu’il le crée, en quelque sorte. Voilà ce qu’il faut éviter. En la matière, il n’y a pas de silver bullet – de solution miracle.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Parmi les difficultés que nous avons rencontrées figure la prévision de l’impact de mesures adoptées en cours d’examen sur les recettes. Je pense notamment à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim). Sur ce point, estimez-vous que la prévision de recettes était à l’époque, comme nous l’ont assuré les inspecteurs des finances, la meilleure possible ? Vous paraît-il envisageable que le Parlement vous saisisse en cours d’examen pour connaître votre chiffrage concernant une mesure aussi importante ?

M. Pierre Moscovici. Un décalage très important a été constaté entre le chiffrage initial de la Crim et son rendement effectif. Il s’explique en partie par l’hypothèse de prix qui avait été retenue lors de l’élaboration du projet de loi de finances pour 2023, à savoir 517 euros par mégawattheure. Comme nous l’indiquons en page 74 de notre rapport sur la prévision des recettes fiscales de l’État entre 2014 et 2023, cette hypothèse correspondait « à une demande du cabinet du ministre chargé des finances publiques formulées le 8 novembre 2022 pour garantir la cohérence avec les autres chiffrages relatifs au PLF 2023 » – voilà ce à quoi je fais référence quand je parle de travail sous pression.

Plusieurs lignes du PLF pour 2023, en dépenses comme en recettes, dépendaient du prix de l’électricité retenu : le coût du bouclier tarifaire, les moindres charges de contribution au service public de l’électricité (CSPE) et la Crim. Soulignons, à cet égard, qu’une surestimation ou une sous-estimation aurait des effets incertains sur le solde, puisqu’elle affecterait à la fois les dépenses et les recettes.

L’évaluation retenue correspondait en réalité quasiment au pic des prix spot enregistré à l’été 2022 et s’appuyait sur le niveau très élevé des prix observés sur le marché à terme, jugé plus représentatif, qui atteignaient alors environ 700 euros. Retenir une estimation de prix en début d’automne dans le cadre de l’élaboration du PLF était un exercice délicat. Il s’agissait en partie d’un choix politique, permettant d’afficher un niveau de soutien aux consommateurs et de taxation de la rente plus ou moins élevé. La seule remarque qu’on peut formuler – avec prudence –, est qu’il semblait tout de même possible d’anticiper une désinflation plus importante pour 2023. Le rendement de la Crim paraissait donc confortablement estimé.

Quant à savoir comment améliorer le chiffrage en cours d’examen, il est vrai que certaines erreurs de prévision, comme celle-ci, sont liées à des dispositions fiscales introduites par amendement sans avoir fait l’objet d’une évaluation juridique et économique préalable ni été soumises à l’avis du Conseil d’État ou du HCFP, ce qui peut donner lieu à des contradictions avec le droit de l’Union européenne. Il s’agit là d’une question très délicate, car il est évidemment hors de question de réduire le droit d’amendement des parlementaires et du gouvernement. Toucher aux règles de présentation des amendements supposerait en outre de modifier le règlement des assemblées, ce qu’il n’appartient évidemment pas à la Cour des comptes de recommander – je ne le fais d’ailleurs pas.

Peut-être pourrions-nous néanmoins réfléchir à quelques orientations de bon sens : dans la mesure du possible, se donner le temps de procéder à des évaluations préalables ; s’assurer que les amendements déposés ou acceptés par le gouvernement ont été expertisés par la direction de la législation fiscale ; ne retenir que des évaluations prudentes et non des chiffres souhaitables. La Crim, qui n’a rapporté que quelques centaines de millions d’euros sur les milliards escomptés, est un exemple typique de prévision non pas absurde, mais très optimiste et volontariste, même si personne ne pouvait prévoir à quel point l’inflation diminuerait rapidement.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Lors de la présentation de la LPFP, vous aviez critiqué à juste titre les écarts de production et les hypothèses de croissance potentielle. Le fait que cette loi soit devenue assez rapidement caduque a-t-il eu une incidence sur l’écart entre la prévision et l’exécution et l’absence de nouvelle loi de programmation actualisée ?

M. Pierre Moscovici. Vous soulevez plusieurs questions plus ou moins techniques.

Je commencerai par une question politique. Il n’est pas sérieux d’adresser à la Commission européenne, dont j’ai été membre en tant que commissaire à l’économie et à la productivité – je parle donc d’expérience –, des trajectoires dont on sait d’emblée qu’elles sont approximatives, voire qu’elles seront caduques avant même d’avoir été transmises. La Commission européenne, nous en faisons actuellement l’expérience, aurait été plutôt bonne fille si nous nous étions montrés réalistes : c’est une institution très bienveillante qui n’a aucune volonté de nuire à la France. Nos partenaires s’inquiètent de voir la France se mettre à l’écart : tout le monde souhaite que nous rentrions au bercail, que nous nous conformions aux traités et que nous respections nos engagements. Il n’est donc pas bon de leur envoyer de façon répétée des trajectoires irréalistes et rapidement caduques. L’élaboration et la révision du programme de stabilité – remplacé par le PSMT, sur lequel le HCFP devrait s’exprimer au moins annuellement – doivent être conduites avec sérieux et sincérité : en la matière, il est tout à fait fondamental d’être crédible.

Je me suis exprimé devant vous à plusieurs reprises en sachant que la précédente LPFP n’était pas crédible – cela semblait acquis depuis la crise du covid. Je n’ai certes jamais demandé qu’on en élabore une nouvelle, mais, quand cela a été fait, l’avis du HCFP était assez explicite : nous avons très vite conclu qu’elle ne tenait pas du tout la route. L’avis relatif au programme de stabilité pour 2024 fut le plus irritant que j’aie eu à présider : l’affirmation selon laquelle le déficit passerait de 5,1 à 3 % du PIB en deux ans, dans les circonstances de température et de pression de l’époque, était tout de même un peu difficile à avaler. Nous avions donc estimé que ce document n’était ni crédible ni cohérent. Il faut éviter ce genre de choses.

Nous sommes maintenant dotés d’un PSMT. Il reposait sur une trajectoire de retour du déficit en deçà de 3 % du PIB en 2029. La Commission européenne a d’ailleurs été plutôt bienveillante hier, considérant que le fait de le ramener à 5,4 % en 2025, et non à 5 %, permettait tout de même à la France de rester dans les clous. Nous devrons néanmoins fournir chaque année un effort structurel significatif, de l’ordre de 0,6 point de PIB, ce qui ne sera pas facile. Nos concitoyens doivent en être informés : des moments difficiles nous attendent ces prochaines années. L’effort à fournir pour revenir à 3 % de déficit en 2029 en l’état actuel des finances publiques sera réel. Je ne souhaite pas que nous soyons amenés à formuler de nouvelles trajectoires chaque année : cela finira par nous poser un problème à tous.

Pour le reste, dans son avis de septembre 2023 sur le projet de LPFP révisée, le HCFP avait jugé trop optimiste l’évaluation de l’écart de production et de la croissance potentielle par le gouvernement. Dans le programme de stabilité, le gouvernement a fortement révisé à la baisse ses prévisions de croissance et à la marge son estimation de l’écart de production, moins de quatre mois après la promulgation de ladite LPFP. En octobre dernier, il a encore modifié sa prévision de croissance potentielle, qui nous semble désormais plus réaliste – elle s’établirait à 1 %, et non à 1,3 % – et relevé son estimation de l’écart de production en 2023. Tout en jugeant qu’il était très peu documenté, nous avions d’ailleurs salué cet exercice dans l’avis sur le PSMT que je vous avais présenté : les données macroéconomiques étaient plus robustes et le nouveau scénario de PIB potentiel, quoiqu’encore un peu optimiste, semblait désormais raisonnable.

L’optimisme des prévisions successives de PIB potentiel a incontestablement conduit à sous-estimer l’ampleur des efforts nécessaires pour assurer la soutenabilité de la dette. Là encore, l’exécutif nous a systématiquement présenté des chiffres optimistes : aucune prévision d’écart potentiel ne s’est ensuite confirmée. Il aurait fallu les réviser plus tôt.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Le HCFP dispose-t-il des informations nécessaires pour expertiser et formuler un avis pleinement éclairé sur les prévisions gouvernementales ? Seriez-vous d’ailleurs favorable à ce que lui soient transmises les notes de prévision des services ministériels adressées au ministre, comme l’a proposé le Sénat ?

Le monopole de la direction générale du Trésor dans les prévisions relatives aux recettes et dans l’encadrement du ministre en matière de prévisions de croissance du PIB et d’inflation ne constitue-t-il pas un vrai danger quant à la sincérité des documents budgétaires ?

M. Pierre Moscovici. Je crois avoir répondu à la première question et je serai très clair : non, nous ne disposons pas des informations nécessaires pour élaborer des avis totalement éclairés. J’ajoute que nous ne disposons pas non plus du temps suffisant pour ce faire. Les équipes du HCFP, dont certains membres m’accompagnent aujourd'hui, sont soumises à un rythme très dur lorsqu’il leur faut produire un document. Nos avis sont, je le crois, de bonne qualité ; songez qu’ils sont généralement rédigés en seulement cinq à sept jours, en travaillant nuit et jour, y compris le week-end. Les délais qui nous sont imposés sont beaucoup trop courts.

Je confirme par ailleurs que nous devrions disposer des notes internes des services, dont je pourrais vous faire parvenir la liste.

Enfin, si je propose de confier au HCFP, au minimum, un rôle de validation des prévisions du gouvernement, c’est parce que j’estime qu’il faut détendre ce lien pour que le volontarisme politique soit encadré – ou au moins discuté – et que l’administration soit remise en question. La direction générale du Trésor, comme d’ailleurs celle du budget, fait un travail absolument formidable et je ne considère pas que son monopole soit porteur d’un risque d’insincérité, mais il ne serait pas inutile qu’elle confronte son expertise avec l’extérieur. Certains scénarios vont même plus loin et prévoient une externalisation de la prévision. C’est d’ailleurs ainsi que procèdent un nombre non négligeable de pays – j’en ai cité six, auxquels il convient d’ajouter le Royaume-Uni, même s’il ne fait plus partie de l’Union européenne, ainsi que deux autres où les prévisions sont effectuées en parallèle par un tiers. Je ne demande pas forcément que nous allions si loin – j’ai suffisamment évolué dans cette sphère, à la direction de la prévision puis à la direction générale du Trésor pour savoir combien ce serait compliqué –, mais ces prévisions doivent être réellement contre-expertisées.

Qu’on retienne le scénario dégradé du comply or explain ou le scénario intermédiaire de la validation, il faut donc que le HCFP dispose de davantage de temps, d’information et de moyens. Je n’exige pas que tous les agents de la direction générale du Trésor chargés de la prévision soient transférés au HCFP, mais nous devons renforcer nos effectifs. Il faudrait également en finir avec l’interdiction de l’autosaisine du HCFP : nous devons pouvoir être un challenger permanent de l’administration. Grâce aux parlementaires, ses moyens humains ont doublé depuis que je le préside : ils ont royalement été portés de 3,5 à 7 équivalents temps plein (ETP). Nous faisons néanmoins toujours partie des institutions de la zone euro les plus petites, avec le mandat le plus étroit. Compte tenu de la taille de notre pays et de l’importance de cette question, ce n’est pas raisonnable. Le fait que nous soyons contraints de faire des miracles avec de tout petits moyens n’est bon pour personne, et certainement pas pour vous, car nous pourrions réellement vous aider à débattre avec le gouvernement dans de meilleures conditions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous évaluez le dérapage des dépenses des collectivités locales en 2024 à 0,3 point de PIB, soit 9 milliards d’euros. Ne résulte-t-il pas tout simplement d’hypothèses totalement irréalistes ? Les dépenses de fonctionnement étaient censées n’augmenter que de 1,8 point en valeur, c'est-à-dire baisser de 0,5 à 0,8 point en volume, tandis que la hausse des investissements était supposée se limiter à 7 %, en plein cycle électoral – elle s’est finalement établie à 10 ou 11 %. N’est-il pas abusif de parler de dérapage alors que le problème vient plutôt d’hypothèses irréalistes et de l’absence de mécanisme de régulation ?

M. Pierre Moscovici. Les chiffres montrent incontestablement que les dépenses locales sont responsables d’une large part du dérapage observé en 2024. Seulement, l’objectif fixé était en effet excessivement ambitieux, d’autant qu’aucun mécanisme contraignant de contrôle ou de régulation n’était prévu. Dans de telles conditions, il ne faut pas s’étonner que la dépense des collectivités locales ait augmenté.

C’est la raison pour laquelle le HCFP estimait, dans son avis initial, qu’il était impossible de s’assurer du caractère réaliste des prévisions. Nous avions bien noté qu’elles étaient relativement optimistes dans le contexte de l’époque. Il eût fallu soit élaborer des prévisions plus serrées, soit établir des mécanismes contraignants de régulation. Tant qu’on demandera aux collectivités locales de faire des efforts sans en avoir débattu avec elles et sans qu’ils soient adaptés à leurs possibilités, on continuera d’afficher des chiffres qui ne veulent pas dire grand-chose – pardon d’être un peu brutal, mais vous aurez remarqué que je m’efforce, depuis le début de cette audition, d’être carré dans mes réponses.

M. Charles de Courson, rapporteur général. L’écart entre l’évaluation des recettes d’IS et son rendement effectif est énorme : en 2024, il s’établira à 56 ou 57 milliards d’euros, pour une prévision de 72 milliards d’euros. La direction générale du Trésor explique ce décalage en rappelant que l’évolution des recettes d’IS est indexée sur celle de l’excédent brut d’exploitation (EBE). Il n’y a pourtant aucun lien direct entre l’assiette fiscale et l’EBE : les reports déficitaires, les dotations, les amortissements, les provisions et d’autres éléments doivent être pris en compte. Pour faire des prévisions plus réalistes, ne faudrait-il pas sélectionner un échantillon de grandes entreprises et les interroger sur la partie française de leurs bénéfices, le système d’estimation pouvant être conservé pour les autres ?

Quant à la TVA, la direction générale du Trésor, soutenue par le ministre, a tablé deux années de suite sur une reprise de la consommation, au motif que les taux d’épargne étaient très élevés, donc amenés à baisser. Cette reprise n’a été constatée ni en 2023 ni en 2024 et les écarts sont allés croissant. Des indicateurs avancés de la grande distribution et du commerce ne seraient-ils pas utiles pour juger du caractère réaliste ou non de cette prévision ?

Enfin, s’agissant de l’impôt sur le revenu, de la contribution sociale généralisée (CSG) et des cotisations sociales, dont la masse salariale est l’une des principales composantes, n’avons-nous pas aussi un problème de suivi des indicateurs qui pourraient être mis à notre disposition, notamment par les Urssaf ?

M. Pierre Moscovici. Je ne peux que souscrire à l’ensemble de vos propos.

La prévision d’IS pour le PLF de l’année n + 1 repose sur le bénéfice fiscal de l’année n-1, corrigé d’une prévision pour l’année n. Elle dépend aussi du choix du coefficient d’élasticité, de l’incidence des mesures nouvelles, d’éventuels reports de déficit des entreprises, des remboursements et dégrèvements, et du versement du cinquième acompte. Je pense en effet qu’il faudrait sélectionner un échantillon – probablement le CAC40 – pour tenter d’évaluer ce cinquième acompte au fil de l’année et mieux anticiper la fin de l’exercice.

Pour ce qui est de la consommation des ménages, une note du secrétariat permanent du HCFP montre que les prévisions ont été en moyenne plus optimistes et moins précises, au cours des vingt dernières années, que celles de l’activité dans son ensemble. Nous avons alerté, en 2023 comme en 2024, sur leur caractère optimiste. Dans le PLF pour 2023, alors que le gouvernement prévoyait que l’activité serait principalement soutenue par une consommation en hausse de 1,4 % grâce aux mesures de soutien au pouvoir d’achat, la consommation n’a finalement augmenté que de 0,9 point. Dans le PLF pour 2024, le gouvernement anticipait une hausse de la consommation des ménages de 1,8 % ; elle s’est finalement une nouvelle fois établie à 0,9 point. Je ne m’étendrai pas sur l’exercice 2025, mais, nous avons relevé le même problème : le gouvernement assure que la croissance sera soutenue par la diminution de l’épargne et le rétablissement de la consommation. Il a certes révisé sa prévision de croissance à la baisse et j’attends de connaître ses projections précises, dont j’espère qu’elles se fonderont sur une prévision plus réaliste de la consommation. Pour des raisons diverses et variées, relevant à la fois de l’instabilité géopolitique et de l’incertitude politique, nos concitoyens retiennent manifestement leurs investissements et leurs dépenses. Nous verrons si les prévisions avancées nous semblent cohérentes.

Je vous rejoins également sur le troisième point que vous avez soulevé.

M. le président Éric Coquerel. Dans votre avis sur le programme de stabilité pour 2023, vous annonciez une baisse des prélèvements obligatoires à compter de 2023, notamment en raison de la baisse du rendement de l’IS. Pourtant, au même moment, le gouvernement augmentait de 12,1 milliards sa prévision de rendement de ce même impôt. Le HCFP en avait-il été informé ? Si oui, pourquoi avoir mentionné une baisse de rendement contradictoire avec la nouvelle prévision de recettes ?

M. Pierre Moscovici. Je n’ai pas la réponse à cet instant mais je m’efforcerai de vous l’apporter.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma perspective sur les causes des écarts qui nous intéressent aujourd'hui est assez différente : il me semble qu’ils peuvent être attribués à la non-maîtrise des dépenses publiques.

Ce constat ressort très clairement des rapports publics annuels publiés par la Cour des comptes depuis 2017, dont il constitue le fil rouge. Deux périodes peuvent être distinguées dans le vocabulaire utilisé : entre 2017 et la crise du covid, s’exprime un regret quant au manque d’économies et de réformes structurelles, de maîtrise des dépenses publiques ; après votre arrivée au pouvoir, notamment à partir de 2022, un nouveau lexique est utilisé, insistant sur l’insuffisante « sélectivité des dépenses publiques ». Il n’y a là aucune critique de ma part : j’y vois simplement une différence sémantique notable.

Nous avons longuement débattu des capacités de prévision, des modèles, des données qu’il faudrait ajouter à l’analyse et des autorités qu’il faudrait consulter. Je trouve au contraire que toutes les informations sont là et qu’il n’y a aucune critique à faire aux institutions que vous représentez. Ce sont désormais les parlementaires qui doivent assumer leurs responsabilités. Pourtant, à entendre les auditions qui se sont déroulées à l’Assemblée nationale et au Sénat, on a le sentiment que la non-maîtrise des dépenses publiques n’est aucunement responsable du dérapage budgétaire. Le lien me semble pourtant évident. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Moscovici. Je n’ai pas l’impression d’être arrivé « au pouvoir ». Je l’ai été lorsque j’étais ministre mais je ne le suis plus depuis longtemps ; en l’occurrence, je ne suis que premier président de la Cour des comptes.

Il se trouve en effet que je suis arrivé à la tête de la Cour des comptes le lendemain de la fin du premier confinement, le 3 juin 2020. Nous sortions alors d’une période très particulière, pendant laquelle plus de 150 000 de nos concitoyens ont perdu la vie. S’est alors instauré ce qu’on a appelé le « quoi qu’il en coûte ». Il est vrai que la Cour des comptes, à cette occasion, a un peu changé son regard et n’a nullement condamné cette politique : quand il s’agit de sauver des vies, des entreprises ou un système social, on ne compte pas a priori, même s’il faut gérer du mieux possible. Il eût été absurde, en cet instant, de porter un jugement négatif sur la dépense publique. Par ailleurs, l’idée selon laquelle la Cour des comptes serait perçue par nos concitoyens comme foncièrement hostile à la dépense publique ou systématiquement partisane de l’austérité me paraissait absurde. Le problème n’était pas là.

L’enjeu était alors la qualité de la dépense publique. J’assume d’avoir changé de sémantique : je maintiens que si la part des dépenses publiques dans le PIB passe de 53,8 % en 2019 à 57 % aujourd'hui sans qu’une amélioration fondamentale du service public ne soit perçue par nos concitoyens ni objectivement mesurée – en témoigne par exemple notre rang au classement du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) –, c’est qu’il y a un problème de qualité de la dépense publique. J’ai donc effectivement souhaité que la Cour des comptes s’attache davantage à évaluer la qualité, la performance et l’efficience de la dépense publique. Je suis persuadé qu’on peut réduire les dépenses sans dégrader le service public ni abîmer le modèle social, voire en les confortant. Voilà ce que j’entends quand j’évoque la revue systématique des dépenses : il faut soulever le capot des politiques publiques et les regarder de près. On y trouvera des choses obsolètes, inefficaces ou inefficientes.

Je vous invite à lire le petit rapport que nous avons consacré aux dépenses exceptionnelles de sortie de crise, dans lequel nous proposons plusieurs milliards d’euros d’économies sur un périmètre assez restreint. Il n’a fait l’objet d’aucune protestation de la part des professions concernées, ce qui tend à suggérer que nous avons avancé des mesures de bon sens, dont l’application pourrait être relativement indolore.

La principale concerne l’apprentissage : il nous semble que les apprentis étudiant dans l’enseignement supérieur, parfois à niveau bac + 5 ou bac + 6 – nous en employons nous-mêmes à la Cour des comptes – ne rencontrent pas de problèmes particuliers sur le marché de l’emploi. En Allemagne, où l’apprentissage est très répandu, sa définition n’est pas si extensive. Recentrer les aides à l’apprentissage sur les bénéficiaires qui en profiteront le plus dans le contexte actuel d’un marché de l’emploi meilleur que par le passé serait une bonne chose. Le rapport souligne également le manque d’intérêt de certaines dépenses culturelles. De la même façon, est-il vraiment utile de soutenir les véhicules lourds dans une phase de décarbonation ?

Nous pourrions tout à fait systématiser cette démarche. C’est ce que je suggère.

L’institution évolue ainsi vers davantage d’évaluation des politiques publiques et de la qualité de la dépense publique, en lien avec les assemblées parlementaires, qui nous demandent des rapports très intéressants, que nous rédigeons avec grand plaisir.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Au-delà de ce changement de vocabulaire, les rapports publiés depuis 2017 soulignent, chaque année, que, quelle que soit la conjoncture, aucune économie structurelle n’est réalisée. Or, dans les auditions conduites ici même ou au Sénat, l’accent est mis sur le dérapage des recettes. Ce n’est pas du tout mon analyse, et j’ai le sentiment que ce n’est pas non plus celle qui ressort des rapports successifs de la Cour des comptes. Avez-vous observé, au cours des sept dernières années, des réformes structurelles susceptibles de permettre le redressement durable des comptes publics ?

M. Pierre Moscovici. Peut-être êtes-vous un lecteur plus assidu que je ne le suis des rapports de la Cour des comptes. Je ne me risquerai pas à commenter ceux qui ont été rédigés avant mon arrivée à la présidence de l’institution, même si je ne doute pas qu’ils soient passionnants et de qualité.

Pour ce qui est des exercices 2023 et 2024, en revanche, j’ai en effet clairement indiqué qu’à l’exception de la réforme des retraites, aucune réforme structurelle permettant une baisse des dépenses n’avait été conduite. Je le maintiens. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on trouve déjà toutes les informations nécessaires dans nos rapports : il me semble nécessaire d’adopter une démarche beaucoup plus collective et poussée de revue systématique des dépenses. En attendant, il existe déjà dans nos rapports des gisements tout à fait considérables d’économies.

M. Éric Woerth (EPR). Le problème est bel et bien le niveau de la dépense publique – chacun d’ailleurs le dit et le redit. Tout nouveau ministre souhaitant la faire baisser ouvre les rapports de la Cour des comptes, avant de les refermer, parce qu’il faut un peu de continuité et beaucoup de courage pour appliquer leurs recommandations. Si nous sommes tous d’accord pour dire qu’il y a trop de dépenses publiques, jamais nous ne nous accorderons sur celles à réduire. Le gouvernement doit prendre ses responsabilités.

En l’absence d’un organisme régulateur, les dérapages globaux des collectivités locales sont très difficiles à piloter. Les contrats de Cahors n’ont pas prospéré. La même difficulté se pose pour les dépenses de la sécurité sociale.

Il nous manque un travail de la Cour des comptes sur les modèles, en recettes et en dépenses, dont le fonctionnement est assez opaque. Sont-ils compétitifs ? D’autres pays européens ont connu de grandes difficultés de prévisions, ce qui n’est pas étonnant, étant donné les incertitudes actuelles. Le rôle du HCFP est évidemment très important et il ne serait peut-être pas inintéressant de lui confier d’autres missions.

Au fond, dès lors qu’il n’y a pas eu d’intention de tromper, tous les acteurs sont un peu responsables dans cette affaire. Il faut rectifier les erreurs. Le Parlement doit jouer son rôle et procéder à son examen critique. Nous contrôlons de façon continue l’action du gouvernement. Qu’est-ce qui nous empêche de contrôler les prévisions de recettes de Bercy ? Rien. Il nous faut seulement l’institutionnaliser.

M. Pierre Moscovici. Je suis largement d’accord avec vous. Il n’y a pas de pilote dans le contrôle de la dépense des collectivités locales. Il faut essayer de trouver des solutions partagées et d’établir un dialogue pour définir une pente réaliste. En revanche, il y a des pilotes dans le cockpit de la dépense sociale. Nous avons fait une revue de dépenses sur l’assurance maladie que nous allons rendre publique. Il serait intéressant de confier à la Cnam une fonction un peu plus vigoureuse. S’il faut investir dans certains domaines, on peut aussi économiser dans d’autres – sans pour autant abîmer l’hôpital.

S’agissant des modèles, j’attends votre commande.

Enfin, je vous transmettrai un document sur nos suggestions concernant le HCFP, notamment sur son mandat, sa capacité d’autosaisine et ses moyens. C’est lui, l’institution budgétaire indépendante française, qui doit jouer ce rôle d’interface, de tiers de confiance et de validateur au service du citoyen, sous le contrôle du Parlement.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Vous avez déclaré au Sénat, en avril 2024, n’avoir eu connaissance qu’en mars de la note du Trésor du 7 décembre 2023, qui alertait le gouvernement. Comment expliquez-vous l’avoir reçue aussi tard ? À quel moment avez-vous pris connaissance de celle du 16 février, qui alertait une nouvelle fois sur une aggravation du déficit, en tablant sur un chiffre de 5,7 %, quand le gouvernement parlait encore le 18 février d’un déficit à 4,4 % ?

M. Pierre Moscovici. Nous n’avons pas disposé des informations dont nous aurions dû disposer. Comme chaque année, la Cour a instruit en fin d’année 2023 et les premiers jours de 2024 ce qui devait devenir le chapitre « Finances publiques » du rapport annuel publié le 12 mars 2024. La désormais fameuse note datée du 7 décembre 2023 n’a pas été communiquée à cette occasion, alors qu’elle annonçait que le déficit public pourrait s’établir à 5,2 % du PIB. Elle montre bien que, début décembre 2023, l’administration ne croyait pas à l’hypothèse de 4,9 % de déficit. L’instruction du chapitre « Finances publiques » du rapport annuel s’est terminée le 14 décembre 2023. Le rapport a été envoyé à la contradiction le 18 décembre. Parallèlement, un questionnaire d’actualisation a été envoyé le 19 décembre. Une audition avec la directrice du budget s’est tenue, sans réponse écrite, le 11 janvier. Puis une réponse écrite de la direction générale du Trésor et de la direction du budget est parvenue à la Cour le 24 janvier, avec les éléments d’actualisation demandés. Cette réponse ne mentionnait pas la dégradation du déficit public mais n’affirmait pas non plus que celui-ci serait de 4,9 points, comme prévu par la loi de de finances de fin de gestion. La réponse du ministre début mars évitait de donner des chiffres de déficit public en 2023 et en 2024.

L’administration n’a pas été transparente avec la Cour sur la période allant de décembre 2023 à mars 2024. Nous en avons tiré les conséquences cette année, en demandant fermement qu’un tel épisode ne se reproduise pas. Il me semble que les équipes chargées des travaux sur les finances publiques ont bénéficié de davantage de transparence cette année. Cela doit devenir systématique. Nous avons d’ailleurs choisi de modifier notre calendrier, en isolant le chapitre introductif du rapport annuel, qui sera publié avant la fin du mois de février. Ce sera l’occasion d’un nouveau rendez-vous du contrôle parlementaire.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Ce manque de transparence a-t-il aussi concerné la note du 16 février ?

M. Pierre Moscovici. Oui.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Cette note a son importance, étant donné qu’elle est produite deux jours avant la réitération par le ministre de l’objectif de déficit.

M. Pierre Moscovici. Nous ne l’avons pas eue mais nous la connaissions, parce qu’elle a fuité assez largement, sans avoir de statut officiel.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Compte tenu de ces deux notes et des alertes, notamment celle du 27 septembre 2023, selon laquelle les prévisions étaient trop optimistes, peut-on considérer qu’au moment du dépôt du PLF 2024 le gouvernement dispose de suffisamment d’informations pour estimer que ses hypothèses ne sont pas les plus probables et, partant, que ses estimations ne sont pas les bonnes ?

M. Pierre Moscovici. Incontestablement, la prévision de 1,4 % est exagérément optimiste et tout à fait volontariste, puisque le consensus des économistes s’établissait à 0,8 %. Nous l’avons fait savoir à l’administration. C’est un choix qui a été fait et que je n’ai pas à commenter.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). On peut remettre en cause sa sincérité, puisque, contrairement à ce qu’affirment les ministres, ils disposaient bien, selon vous, d’un nombre important d’informations.

Par ailleurs, êtes-vous capables d’évaluer l’impact sur la croissance, au cours de l’année 2024, des coupes budgétaires successives ?

M. Pierre Moscovici. Je tiens à revenir sur le premier point – l’insincérité que vous supposez. Je ne veux pas me laisser entraîner sur un terrain où je ne veux pas aller : qui dit volontarisme ne dit pas intention de tromper. Je préfère parler d’un excès d’optimisme.

C’est plutôt l’Insee qui peut mesurer en cours d’année les impacts sur la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez dit que, le 16 février, vous étiez au courant de la note parce qu’elle avait fuité. Deux jours après, dans les médias, les ministres annoncent un déficit qui n’en tient pourtant pas compte. Quel est votre sentiment alors ? Êtes-vous étonné ? Inquiet ?

M. Pierre Moscovici. J’essaie de ne trop céder aux sentiments. Ce n’est pas exactement que la note a fuité…

M. le président Éric Coquerel. Vous la connaissiez. Et ce n’est pas ma question.

M. Pierre Moscovici. C’est plus flou que cela. On sait que quelque chose existe, que l’administration a des estimations – ce n’est pas un milieu totalement étanche – mais je n’ai pas la note. Permettez-moi donc de corriger le mot « fuiter ». Enfin, disons qu’elle a fuité au sens où des gens la connaissent. Des membres de mon administration peuvent nous dire qu’il y a une note du Trésor et qu’elle va dans tel ou tel sens.

M. le président Éric Coquerel. Vous savez qu’il y a une note du Trésor. Pourtant, les ministres maintiennent leur chiffre. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre Moscovici. Je suis embêté, parce que cela confirme mon sentiment qu’en réalité tous les chiffres sur lesquels on travaille, à commencer par un déficit à 4,4 %, vont être largement dépassés.

M. le président Éric Coquerel. J’entends bien votre remarque sur l’excès d’optimisme. Je pense en effet que le gouvernement a été aveuglé par ce qu’il projetait des effets de sa politique. Mais, le 18 février, il ne s’agit plus d’optimisme, puisque les ministres ont un chiffre et qu’ils en donnent un autre.

M. Pierre Moscovici. N’ayant pas cette note, je ne peux rien affirmer ni faire de commentaires publics. Je me dis in petto qu’il y a quelque chose qui se prépare.

M. le président Éric Coquerel. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut que le HCFP ait accès aux notes intermédiaires.

Mme Estelle Mercier (SOC). Monsieur le premier président, merci beaucoup pour vos propos d’une cohérence et d’un réalisme dont vous seul pouvez faire preuve dans cette commission. La Cour des comptes et le HCFP avaient lancé plusieurs alertes, dès 2023, à la fois sur l’optimisme des prévisions de recettes et sur la trajectoire budgétaire, sans qu’aucune mesure forte ne soit réellement prise. Cela interroge sur le rôle du HCFP et de la Cour des comptes, ainsi que sur les conditions dans lesquelles vous êtes saisis. Vous avez évoqué le problème du temps des saisines du HCFP et du manque d’informations venant de Bercy. Comment votre mécanisme du comply or explain trouverait-il sa place dans la temporalité très contrainte d’un processus budgétaire ? En quoi permettrait-il d’améliorer l’accès aux informations ?

M. Pierre Moscovici. Prenons l’exemple des prévisions macroéconomiques. Imaginons qu’un gouvernement établisse une prévision de croissance à 1,4 %, soit 0,6 point au-dessus du consensus. Le Haut Conseil, comme il l’a d’ailleurs fait en 2023, relève l’excès d’optimisme, en fixant la prévision entre 0,8 et 1 %. Dans un système de comply or explain, l’administration doit soit appliquer ce chiffre soit expliquer précisément pourquoi elle s’en écarte, ce qui l’exposerait à des accusations plus graves en cas de dérapage. Je suis favorable à un mécanisme plus contraignant : le HCFP fait les prévisions, ensuite il valide ou non les hypothèses, et si les siennes ne sont pas reprises in fine, alors le comply or explain s’applique. Si un gouvernement s’accrochait à des prévisions irréalistes, le dispositif aurait un effet contraignant plus puissant.

Mme Estelle Mercier (SOC). L’organisation des services de Bercy et la bonne communication entre les différents acteurs et les différentes directions sont-elles un sujet ?

M. Pierre Moscovici. Ce n’est pas un sujet pour nous. Deux directions jouent un rôle fondamental dans l’élaboration du budget : la direction générale du Trésor, qui a la capacité de prévision, notamment macroéconomique, et qui est aussi chargée du lien avec l’Union européenne, et la direction générale du budget, chargée du suivi des dépenses. Ce sont ces deux directions qui nous présentent ensemble le projet. J’ai souligné au passage le rôle d’une troisième direction qui me paraît importante dans les prévisions de recettes. Si l’on souhaite améliorer certaines prévisions de rendement d’impôt, il importe que la direction générale des finances publiques améliore ses propres capteurs, puisque c’est elle qui est en contact direct avec les entreprises.

Mme Estelle Mercier (SOC). La direction générale des collectivités locales (DGCL) avait des prévisions différentes, ce qui explique notamment le décalage.

M. Pierre Moscovici. Il y a en effet d’autres directions concernées, qui ne sont pas des directions de Bercy. J’ai cité la Cnam, la direction de la sécurité sociale, qui est aussi présente quand on nous présente le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), et la DGCL. Je ne pense pas que l’organisation administrative soit déficiente. En revanche, il y a parfois un problème d’information et de transparence dans le lien avec le pouvoir politique. La situation serait différente si les prévisions étaient externalisées.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Entre les prévisions de recettes dans la loi de finances initiale et la réalisation, la déperdition en IS est très forte, de même pour l’impôt sur le revenu et la TVA. On peut constater a posteriori que les prévisions de recettes étaient très optimistes et celles de dépenses sous-estimées, d’autant que beaucoup de déplacements de ministres se soldaient par des engagements financiers nouveaux. Vous êtes-vous posé la question d’une alerte ou d’une suggestion de correction en direct avec les ministères ?

M. Pierre Moscovici. J’évoquais précisément l’IS parce que son mécanisme est assez différent des autres – il faut prévoir des capteurs. Les prévisions d’impôt sur le revenu et de TVA découlent en grande partie des hypothèses macroéconomiques. Je souhaite que nos saisines infra-annuelles soient systématisées dans un texte de loi organique ; elles ne doivent pas dépendre de la bonne volonté du gouvernement. Quant au HCFP, il doit pouvoir s’autosaisir.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Vous avez établi une distinction entre l’insincérité, qui suppose une volonté de tricher, et la notion de responsabilité. N’est-on pas ici au point de bascule dans l’irresponsabilité ? Vous souhaitez que les prévisions ne soient plus confiées à la seule administration et faites du HCFP le candidat naturel pour apporter cet éclairage. À quel coût cela pourrait-il se faire, car vous devriez sans doute étoffer vos effectifs ? Par ailleurs, comment se présenterait l’évolution des taux d’intérêt si nous ne revenons pas à 5,4 % dans le projet de loi de finances ? Par cette question, je souhaite tester vos capacités à nous donner une vision d’avenir.

M. Pierre Moscovici. Nos capacités sont assez convenables. Cependant, je ne veux pas me prononcer sur 2025, puisque j’attends la saisine demain.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Les informations existent et nous en avons connaissance.

M. Pierre Moscovici. Je ne peux pas me contenter d’informations obtenues par ouï-dire. Je vous promets que je vous répondrai prochainement de manière très concrète, quand nous aurons examiné de près le projet.

Le HCFP n’est pas une annexe de la Cour des comptes. Il est logé auprès de la Cour des comptes pour une question de crédibilité, mais c’est avant tout un organisme d’analyse économique indépendant, avec un secrétariat permanent – qui ne compte que 8 ETP. Il faudrait augmenter ses moyens. Pour que cela marche, il faut que nous ayons plus d’informations et un peu plus de temps – cinq ou sept jours, c’est beaucoup trop court. Il faut aussi que l’équipe économique soit renforcée, sachant que tout dépendra du scénario retenu, qu’on nous confie les seules prévisions ou leur validation aussi. Dans le premier cas, il faudrait transférer une quarantaine de fonctionnaires de la direction générale du Trésor, dans le second, une vingtaine d’économistes indépendants.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Lors de l’audition au Sénat du 27 septembre 2023, vous aviez émis des réserves sur les prévisions, sans même disposer des éléments que vous avez réclamés à plusieurs reprises et avec un outil de prévision des recettes qui dysfonctionne – je vous cite. Alors même que d’autres personnes auditionnées nous ont dit être allées de surprise en surprise, cela ne semble pas du tout avoir été votre cas. Comment avez-vous pu construire une analyse qui se révèle exacte, sans les éléments nécessaires et avec un outil déficient ?

M. Pierre Moscovici. Nous ne sommes pas Mme Irma. Nous n’avons pas tout modélisé, ni tout vu, ni tout compris. Les outils de prévision des recettes, si imparfaits qu’ils soient, servent tout de même de garde-fous : nous avions vu que les chiffres avancés étaient trop optimistes. Nous sommes mieux outillés sur la macroéconomie et sur les dépenses publiques.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous êtes en train de nous dire que, sans avoir tous les éléments dont dispose l’État, avec des outils imparfaits, vous parvenez à faire de meilleures prévisions que la direction générale du Trésor ? Est-ce le seul effet de votre principe de précaution ?

M. Pierre Moscovici. Nous sommes capables de porter une appréciation, que je crois réaliste et prudente, sur les prévisions. Si j’ai commencé par cette récapitulation, un peu fastidieuse sans doute, de toutes les alertes que nous avons données, c’est parce que nous les aurons faites continûment au cours de ces deux années. Je ne prétends pas que nous soyons la perfection. C’est un exercice très compliqué, qui comporte toujours des erreurs, qu’il faut limiter. Il y a eu trop d’optimisme, trop de volontarisme ces dernières années. Pour être tout à fait objectif, personne n’imaginait un tel dérapage de recettes ni que nous nous retrouverions à 6,1 % de déficit en 2024. Le Haut Conseil n’a d’ailleurs pas la prétention de l’avoir dit. En revanche, la Cour des comptes, dans son rapport paru au mois de juillet, présentait un certain nombre de scénarios montrant qu’on risquait d’être largement au-dessus de 5 % de déficit en 2025 et près de 6 % en 2027. Cela prouve qu’avec des outils assez rustiques et un peu de prudence et de bon sens, on peut parfois éviter certaines erreurs. Je ne m’enorgueillis pas qu’on ait vu les choses ; je regrette plutôt qu’on n’ait pas été suivis.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Votre présentation n’a pas été fastidieuse ; elle a au contraire révélé la prudence de vos estimations et l’optimisme débordant du gouvernement, qui n’aurait pas été bien grave s’il n’avait pas eu pour conséquences un budget austéritaire et le déficit de démocratie des annulations de crédits.

Le HCFP dispose de crédits budgétaires placés au titre d’une action du programme 164, dans la mission Conseil et contrôle de l’État. Qu’est-ce qui vous empêche de jouer ce rôle ?

M. Pierre Moscovici. Jusqu’à l’année dernière, il y avait deux missions, qui ont été regroupées en une seule – le Haut Conseil représente une dépense minime, au sein de l’une des plus petites missions de l’État. C’est un budget qui est voté et qui nous donne les moyens dont nous disposons.

M. le président Éric Coquerel. Il faudrait une hausse des crédits sur ce sujet.

M. Pierre Moscovici. Il faudra un transfert d’une douzaine d’emplois au Haut Conseil des finances publiques. Ce n’est pas cher au vu de ce que cela peut rapporter.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Ce n’est donc pas tant une question d’ordre juridique que de moyens ?

M. Pierre Moscovici. Ce sont en effet les missions de l’État telles que vous les votez.

Mme Perrine Goulet (Dem). Je m’adresse à l’ancien ministre que vous êtes. En 2023 et en 2024, le Parlement était fragmenté voire divisé. Aurait-on pu voir un tel écart dans les prévisions avec un Parlement plus stable ?

On parle depuis tout à l’heure de notes du Trésor, de revue de dépenses, d’avis du HCFP, de rapports réguliers de la Cour des comptes. C’est à se demander si tous ces écrits servent à quelque chose, compte tenu de l’augmentation continue des dépenses de l’État et des collectivités, de l’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie) et des dépenses de guichet, notamment de l’allocation adulte handicapé. N’y a-t-il pas trop d’acteurs qui interagissent sur ces sujets, entraînant une dilution des avis voire un manque de responsabilité et de visibilité ?

Vous proposez de renforcer le Haut Conseil des finances publiques. Mais, malgré vos avis et vos alertes, vous n’avez pas eu le pouvoir de faire changer les choses. Nous, parlementaires, nous l’avons. Aussi ne devrait-on pas plutôt renforcer les moyens du Parlement afin de faire nous-mêmes des prévisions macroéconomiques ? Sinon, plutôt que d’organiser des transferts de personnel, ne devrait-on pas confier à la Cour des comptes ou au Trésor les fonctions qu’exerce actuellement le HCFP ? Faut-il vraiment tant d’organismes pour établir des prévisions macroéconomiques fiables ?

M. Pierre Moscovici. Première réponse : oui, de tels écarts seraient tout à fait possibles en cas de majorité au Parlement. En tant qu’ancien ministre de l’économie et des finances, je sais qu’arrêter une prévision de croissance n’est pas une décision simple. Vous vous doutez bien qu’on ne la prend pas seul. Elle engage le Premier ministre. Les dérapages voire l’hubris peuvent donc se produire même avec une majorité nette, comme cela a déjà été le cas, même si ce n’était pas dans les mêmes proportions – bien sûr, la situation politique actuelle ne facilite pas les choses.

Vous semblez opposer l’accroissement des pouvoirs de contrôle et d’évaluation du Parlement au renforcement du rôle du HCFP, mais l’un n’exclut pas l’autre. J’ai été non seulement ministre de l’économie et des finances, commissaire européen aux affaires économiques et monétaires mais aussi membre par deux fois de votre commission, et je vais être très prudent. Le Parlement, dans une situation de fragmentation, aurait peu de chances d’adopter une prévision de croissance consensuelle et dans le cas d’une forte majorité, il aurait tendance à coller à celle du gouvernement. Le renforcement des pouvoirs d’évaluation du Parlement ne me paraît pas contradictoire avec l’existence d’une institution indépendante à même d’éclairer ses débats.

Mme Perrine Goulet (Dem). Cette indépendance que vous mettez en avant pour la Cour des comptes, le Trésor en est aussi doté d’une certaine manière. Pourquoi ne parvenons-nous pas à agir efficacement pour endiguer l’augmentation de nos dépenses alors qu’une multitude d’acteurs rendent des avis et des rapports sur l’état des finances publiques ?

M. Pierre Moscovici. Vous ne pouvez pas mettre sur le même plan la Cour des comptes et la direction générale du Trésor. Le décret relatif aux attributions du ministre des finances est clair : le rôle du directeur général du Trésor est d’être un fonctionnaire loyal. Certes, il est à la tête d’une administration qui peut dire des vérités au ministre mais in fine, c’est toujours le pouvoir politique qui décide. La Cour des comptes, elle, est totalement indépendante : personne ne se risquerait à téléphoner à son premier président pour orienter un rapport ou lui suggérer un sujet d’enquête. Seules les commissions des finances du Parlement ont la faculté de demander à la Cour de réaliser des enquêtes, aux termes du 2° de l’article 58 de la Lolf.

Quant à la Cour des comptes et au Haut Conseil, ce sont deux entités différentes. Le choix a été fait, lorsque le HCFP a été créé, de le placer « auprès » de la Cour des comptes, mot qui a toute son importance. Personnellement, je ne suggérerai pas de fusion. Les experts économiques du HCFP, dont les sensibilités et les origines diffèrent de celles des magistrats de la Cour, apportent des compétences complémentaires d’une utilité précieuse. Il me paraît en outre difficile de comparer une institution ayant un budget de quelque 250 millions d’euros et employant 1 800 personnes, rue Cambon à Paris et dans les chambres régionales des comptes, à un organisme ne comptant que 8 ETP, rattaché au même programme budgétaire qu’elle.

En défendant le HCFP, je fais un double plaidoyer pro domo puisque j’en suis le président, après l’avoir porté sur les fonts baptismaux lorsque j’étais ministre. Poursuivant ce plaidoyer, je dirai que pour atteindre l’efficacité vous recherchez, il faudrait lui attribuer des pouvoirs plus contraignants.

M. François Jolivet (HOR). Pour bien cerner le rôle de la direction générale du Trésor dans l’élaboration des prévisions, il faut rappeler qu’elle a été créée en 2004 après avoir intégré la direction de la prévision et de l’analyse économique, auparavant autonome.

Elle élabore des analyses macroéconomiques, représente les intérêts de la France auprès de l’Union européenne et conseille le gouvernement. Pour le cas qui nous occupe, nous ne savons pas s’il existe des notes internes – vous connaissez ce mécanisme par lequel les hauts fonctionnaires cherchent à se protéger – permettant de retracer les échanges avec le ministre et son cabinet. Vous avez rappelé quelle part elle prend dans la fabrication du budget aux côtés de la direction du budget qui veille au respect du principe de l’annualité des dépenses.

Les ministères « métiers » se sont considérablement affaiblis. Nous voyons bien comment tout se concentre dans le bâtiment principal, perpendiculaire à la Seine, à Bercy. Là, on explique à la direction du logement que les logements vont se construire même si ce n’est pas le cas, TVA oblige, et on réussit à faire avaler à la direction générale des entreprises qu’il est possible d’instaurer une taxation des dividendes alors même que l’imposition des résultats diminuera son rendement.

La dépense publique ne cesse de croître, malgré les alertes lancées dans les rapports nationaux et internationaux. Une récente publication de la Cour des comptes a souligné que la règle de l’annualité des dépenses était peu compatible avec le bon entretien du patrimoine de l’État, notamment parce qu’elle limite l’impact des coûts évités.

Ne pensez-vous pas que se pose avant tout un problème systémique dans la conduite de l’action publique ?

M. Pierre Moscovici. J’ai bien connu ces différentes directions, y compris dans leur configuration antérieure puisque j’ai dirigé le service du financement et de la modernisation de l’économie au commissariat général du Plan dans les années quatre-vingt-dix. J’ai été ministre des finances mais n’ai pas souhaité l’être à nouveau. Désormais premier président de la Cour des comptes et président du HCFP, je ne pense pas que ma vision personnelle de l’organisation administrative de la France soit passionnante pour vos travaux. En tout cas, elle n’est pas suffisamment étayée par des travaux collectifs indépendants pour que je puisse la dévoiler avec intérêt.

M. François Jolivet (HOR). Si, comme vous le préconisez, le HCFP est chargé d’élaborer les prévisions ou de les valider, quel contrôle pourra exercer la Cour des comptes si celles-ci se révèlent mauvaises ?

Si l’on appliquait aux chambres régionales des comptes ce que vous proposez pour l’État, pensez-vous que ce serait tenable pour elles ?

M. Pierre Moscovici. Les chambres régionales des comptes n’ont pas ce rôle à jouer auprès des collectivités territoriales ; elles n’auraient du reste pas les moyens de le remplir.

Nous pouvons contrôler ce que nous voulons mais il me semble que le problème qui occupe votre commission est de savoir comment rendre la prévision plus efficace, plus effective, plus réaliste, plus en phase avec ce qui se passe en temps réel. Le HCFP a l’avantage de pouvoir mordre sur l’instant présent alors que la Cour des comptes intervient toujours a posteriori.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Votre intervention tonique et éclairante, même implacable, confirme ce que nous sommes un certain nombre à subodorer au sein de cette commission d’enquête : le gouvernement, alerté depuis longtemps, savait que les prévisions qu’il a retenues ne pouvaient servir de base à un projet de loi de finances.

L’administration n’a pas été transparente avec vous : tels sont les mots très forts que vous avez employés. Si c’est le cas, n’est-ce pas tout simplement parce qu’elle a répondu aux souhaits supposés des dirigeants de Bercy ? Ne s’est-elle pas sentie encouragée ? Nous savons qu’elle n’est pas véritablement autonome. Vous avez même parlé d’un milieu qui n’était pas totalement étanche.

Lors de son audition, Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques, a déclaré que les problèmes de recettes étaient connus dès l’été 2023. Or Bruno Le Maire dit ne les avoir découverts qu’en février 2024. Est-il possible que des fonctionnaires aussi haut placés n’aient pas informé le ministre ?

M. Tanguy et M. Jolivet aiment à revenir sur le dérapage des dépenses publiques ; pour ma part, ce sont les recettes qui me préoccupent. La politique de l’offre part du présupposé que moins d’impôts, c’est plus de recettes à terme. Or on se rend bien compte que ce n’est pas le cas. Il n’est qu’à voir l’impact de la suppression de la taxe d’habitation, de la réduction de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et des modifications de la fiscalité des plus-values mobilières. Quel rôle cela a-t-il joué ?

Notre objectif n’est pas de faire le procès des prévisionnistes mais je ne comprends toujours pas comment il y a pu avoir des écarts de plusieurs milliards entre le rendement prévu et le rendement constaté de l’IS et de la Crim. Comment les expliquez-vous ?

M. Pierre Moscovici. S’agissant de l’IS et de la Crim, il y a eu du volontarisme sans aucun doute. Il est certain que pour l’IS, le contact avec le patient a été perdu. Je n’y reviens pas car j’ai déjà répondu.

Pour ce qui est de la transmission des informations au ministre, je ne peux pas vous dire comment les choses se sont passées concrètement ; je n’étais pas dans la pièce. Qui décide que certains documents doivent ou non être transmis au ministre ? L’administration anticipe-t-elle d’elle-même de ne pas les communiquer ? Lui dit-on ne pas le faire ? Quelles informations M. Fournel a-t-il adressées à son ministre ? Quelles informations a reçues celui-ci ? Je ne le sais pas. Vous pourrez apprécier par vous-même les réponses que vous auront apportées les différentes personnes auditionnées sous serment.

Je n’entends donner de leçons à quiconque mais lorsque j’étais ministre des finances, je n’aurais pas aimé que mon administration décide à ma place de communiquer ou pas à la Cour des comptes telle ou telle information. Et j’aurais détesté qu’on m’informe de l’existence d’un écart de cette nature bien après qu’il a été constaté. Je l’avoue, j’ai une conception qui appartient peut-être à l’ancien monde : je considère qu’in fine, le politique – et ce n’est pas une question de personnes – est toujours responsable, même lorsqu’il ne sait pas et que les canaux de transmission ont mal fonctionné.

Quant à la politique de l’offre, il ne m’appartient pas de juger si elle a été ou non efficace. En revanche, comme j’ai eu l’occasion de vous le dire à plusieurs reprises et comme la Cour des comptes et le HCFP l’ont écrit, à partir du moment où la situation des finances publiques s’est dégradée, en 2023, nous n’avions plus les moyens de procéder à des baisses d’impôts sèches, autrement dit non accompagnées d’économies ou d’augmentations d’autres prélèvements.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions posées à titre individuel.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Des alertes, la Cour en a émis depuis longtemps. En 2017, elle préconisait un effort inédit de dépenses ; en 2018, elle soulignait que le déficit était plus élevé que dans la quasi-totalité des pays européens ; en 2019, elle signalait la fragilité du redressement de nos finances publiques ; en 2020, elle notait que la position de la France s’était dégradée plus que celle de ses voisins ; en 2022 – mettons à part l’année 2021 marquée par la crise du covid –, elle annonçait qu’il fallait faire preuve de sélectivité dans le choix des dépenses et engager des réformes ambitieuses.

Puis ce fut, ces deux dernières années, la cerise sur le gâteau. La Cour alerte en 2023 sur les prévisions de croissance et de recettes qu’elle juge trop élevées et en 2024, « année noire » selon vos termes, sur l’optimisme du Gouvernement s’agissant de tous les postes budgétaires. Elle souligne le manque de cohérence et de crédibilité du budget mais n’utilise pas l’arme nucléaire qui aurait consisté à dénoncer son insincérité. Pourtant, dès la mi-février, elle a eu connaissance de l’évaluation inexacte du taux de croissance qui nous a conduits droit dans le mur puisqu’analyses et chiffres ont été faussés. Vos précédentes alertes n’ayant pas entraîné de changements de la part du gouvernement, ne considérez-vous pas que vous auriez dû recourir à la notion d’insincérité pour le faire réagir ?

M. Pierre Moscovici. Je note avec satisfaction le regard spéléologique que votre formation politique porte sur les rapports de la Cour des comptes, institution importante pour les Français.

Je crois avoir répondu à votre question. Nous n’avons pas les mêmes missions que le Conseil constitutionnel et nous restons prudents quant à la notion d’insincérité, qui ne doit être utilisée qu’en dernier recours, dans des cas flagrants. Je vous rappelle tout de même que dans notre avis sur le programme de stabilité, nous n’avons pas hésité à hausser le ton : manque de crédibilité, manque de cohérence, manque de réalisme.

Entre les gradations tout en subtilité des termes que nous employons et l’arme de l’insincérité qui, comme la vraie arme atomique, est faite pour ne pas qu’on s’en serve afin d’éviter toute conséquence dramatique, il existe une troisième voie. C’est la raison pour laquelle je vous demande d’être attentifs à notre proposition d’accroître les délais dont dispose le HCFP, d’élargir son mandat, d’augmenter légèrement ses moyens et surtout de rendre ses avis plus contraignants. Les choses eussent été différentes si ces modifications avaient été décidées, j’en suis persuadé.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Avant 2020, la Cour des comptes, que j’affectionne tout particulièrement en tant que bonapartiste, a mis en garde les gouvernements contre leur tendance à considérer les mesures d’assouplissement quantitatif comme un acquis en intégrant la baisse des taux dans leurs perspectives de rétablissement des comptes publics. Elle n’a eu de cesse de leur rappeler le caractère exceptionnel et donc temporaire de la politique de la Banque centrale européenne (BCE) et la nécessité de prendre en compte le solde primaire du budget, hors paiement des intérêts, ce qu’aucun gouvernement n’a fait entre 2017 et 2019.

Sous serment, dans cette commission, il nous a été dit qu’un grand plan visant à anticiper le changement de la politique monétaire de la BCE et donc ses conséquences sur la charge de la dette avait été prévu. En avez-vous eu connaissance lorsque vous êtes arrivé à la tête de la Cour des comptes en 2020 ?

Ma deuxième question porte sur les indicateurs. Pour des raisons politiques, ils font l’objet de tant de manipulations qu’ils perdent tout sens. Dans la mesure, par exemple, où les subventions qui contribuent à créer des emplois coûtent plus cher que les recettes que ceux-ci génèrent, on en vient à confondre le maquillage des chiffres avec la réalité. Quand la croissance est nourrie artificiellement par la dépense publique, elle ne peut s’accompagner de recettes suffisantes. Quelle est votre position à ce sujet ?

M. Pierre Moscovici. Je ne vous savais pas bonapartiste mais moi qui ne le suis pas, j’étais prédestiné à devenir premier président de la Cour des comptes car je suis né cent cinquante ans, jour pour jour, après sa création.

Je ne veux pas me laisser entraîner dans une discussion de politique générale car ce n’est pas mon rôle. De manière générale, et cela dépasse largement le cas de la France, il était imprudent de considérer que la politique de l’assouplissement quantitatif serait éternelle. Alors ministre des finances, j’ai largement approuvé le « whatever it takes » – quoi qu’il en coûte – de Mario Draghi qui a sauvé l’euro en nous donnant un ballon d’oxygène après la période de forte récession qui a suivi la crise financière. Certes, gagner de l’argent en empruntant, c’est formidable mais il était clair que des taux d’intérêt réels très faibles ou négatifs n’allaient pas perdurer. Depuis 2021, la charge de la dette a doublé et elle risque de doubler encore dans les années à venir si nous n’agissons pas de manière déterminante.

Je ne sais pas qui, sous serment, a évoqué tel ou tel plan mais je rappelle que l’Agence France Trésor, service de Bercy qui gère les émissions de dettes, ne se berce pas d’illusions. Attentive aux évolutions réelles du marché, prenant le pouls de la politique monétaire, elle émet généralement des hypothèses de taux prudentes.

M. le président Éric Coquerel. Je terminerai par quelques remarques.

Je serais plutôt d’accord avec votre proposition de donner plus de poids au HCFP en élargissant son champ d’intervention et en accentuant ses contrôles. En revanche, il ne me semble pas pertinent de le doter de pouvoirs contraignants, lesquels doivent être réservés à mon sens aux instances politiques.

Le HCFP a pour mission de « veiller à la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de la France », ce qui n’a rien de neutre économiquement. Cela implique des biais, nous le voyons bien dans l’attention qu’il porte à la baisse des dépenses publiques. Dans ces conditions, je considère que le Parlement est largement défavorisé par rapport à l’exécutif. Il devrait disposer de moyens de contrôle renforcés.

M. Pierre Moscovici. Rendre les avis du Haut Conseil contraignants ne revient pas à le doter d’un pouvoir de nature politique. Il s’agira surtout pour lui de valider des prévisions, prérogative qui n’a rien de considérable. Ce changement n’empêche nullement le Parlement d’avoir davantage de responsabilités.

15.   Mercredi 22 janvier 2025 à 16 heures – compte rendu n° 74

La Commission auditionne M. Olivier Garnier, directeur des études économiques à la Banque de France, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([14]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, je vous rappelle que nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. À ce titre, notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Après quoi, les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser les leurs, si possible courtes, l’idée étant de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le temps imparti à chaque groupe pour l’ensemble de ses orateurs ne devra pas excéder deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes.

Je rappelle que notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Olivier Garnier, vous êtes directeur des études économiques à la Banque de France. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Olivier Garnier prête serment.)

M. Olivier Garnier, directeur des études économiques à la Banque de France. Permettez-moi de commencer par rappeler le cadre dans lequel la Banque de France établit ses projections économiques et les difficultés qu’à l’instar de tous les prévisionnistes, nous avons rencontrées au cours des deux dernières années.

La Banque de France établit quatre projections économiques par an, le dernier mois de chaque trimestre. Les projections de décembre 2024, par exemple, portaient sur les années 2025, 2026 et 2027 – un horizon bien plus lointain que celui des projets de loi de finance. Produites dans un cadre européen, ces projections, élaborées en toute indépendance par rapport au gouvernement, sont coordonnées par la Banque centrale européenne (BCE). Elles s’appuient sur des hypothèses communes à l’ensemble des banques centrales nationales, fondées à la fois sur des conventions, s’agissant de paramètres comme le prix du pétrole ou les taux de change – estimés à partir des prix sur les marchés à terme – et sur l’environnement externe – la croissance américaine, par exemple. Les projections suivent un processus itératif : après une première estimation, elles sont ajustées en fonction des projections des autres pays et des rétroactions que celles-ci pourraient avoir sur notre économie. Au-delà des discussions entre banques centrales, ces données font l’objet d’une revue par les pairs : on peut nous demander d’examiner les projections faites par la banque centrale d’un autre pays, et vice-versa. Les prévisions peuvent donc être remises en question par les autres pays.

Le calendrier des projections est déterminé par celui des conseils monétaires des gouverneurs. En effet, nos projections ne peuvent être rendues publiques qu’après la publication par Christine Lagarde de la projection pour l’ensemble de la zone euro, qui intervient généralement le jeudi après-midi. Nous ne pouvons plus, alors, les modifier, même si les paramètres ayant permis de les alimenter ont évolué. Leur confection est donc tenue au secret le plus strict, et nous n’avons aucun contact avec Bercy pendant cette période.

Ce calendrier n’est pas sans générer des difficultés : l’Eurosystème, le système européen des banques centrales nationales, n’autorise à prendre en compte que les mesures déjà adoptées ou annoncées de façon suffisamment précise pour être intégrées au calcul. Or, le conseil des gouverneurs se tenant généralement début septembre, nous sommes contraints d’établir des projections sans connaître le contenu du projet de loi de finances (PLF). Nous rencontrons le même écueil s’agissant de nos prévisions à l’horizon 2027 : nous ne prenons en compte les éléments qui figurent dans le programme de stabilité ou le plan budgétaire et structurel à moyen terme que s’ils sont suffisamment précis et connus.

Notre approche est différente de celle de Bercy. Notre objectif est en effet de prévoir la croissance et l’inflation, et non le solde public : à notre niveau, les finances publiques sont plutôt une variable d’entrée. D’ailleurs, les données que nous publions chaque trimestre ne comportent pas de tableaux spécifiques aux finances publiques ; tout au plus donnons-nous quelques indications, plus ou moins précises selon la période.

Nous avons identifié trois éléments susceptibles d’expliquer les écarts entre nos projections et celles des autres institutions, notamment Bercy. Premièrement, nos hypothèses dépendent largement de conventions liées au contexte international, et sont établies selon un calendrier européen qui ne correspond pas nécessairement à celui du projet de loi de finances, par exemple. Deuxièmement, la Banque de France s’appuie un modèle de projection macroéconométrique propre, le FR-BDF, et des modèles satellites distincts de ceux utilisés par Bercy. Troisièmement, comme le savent tous les prévisionnistes, toute projection fait intervenir des jugements d’experts. Attention, il ne s’agit pas de jugements arbitraires établis au doigt mouillé ; seulement, si les résultats de notre modèle ne sont pas cohérents avec nos observations dans d’autres domaines, nous pouvons être amenés à le retravailler. L’arbitrage des experts pourrait ainsi expliquer les écarts de prévisions.

Permettez-moi de revenir sur nos prévisions pour les années 2023 et 2024 – en me fondant sur celles publiées en décembre, qui intègrent certains éléments budgétaires et, à ce titre, sont les seules comparables à celles retenues par Bercy et au réalisé.

En décembre 2022, nous avions prévu une hausse de 0,3 % du PIB pour 2023. Or la hausse a atteint 1,1 %. Notre prévision était donc nettement plus pessimiste que la réalité, alors que Bercy tablait sur une hausse de 1 % dans le PLF pour 2023. Fait inhabituel, nous avions, à l’époque, proposé une fourchette, tant les incertitudes liées aux prix du gaz étaient fortes – mais nous en restions à 0,8 % pour le haut de la fourchette. Néanmoins, en termes de composition de la croissance, nous avions vu juste : nous avions anticipé une faible demande intérieure privée – c’est-à-dire la consommation et les investissements –, et c’est bien ce qui s’est passé. Ce sont la demande intérieure publique et la contribution du solde extérieur qui ont été bien plus fortes que ce que nous attendions.

En décembre 2023, nous avions prévu une hausse de 0,9 % du PIB, pour un chiffre définitif de 1,1 %. Là encore, notre prévision était inférieure à celle de Bercy, qui avait retenu une hausse 1,4 % dans le PLF pour 2024 avant de la ramener à 1 % au printemps dans le cadre du programme de stabilité. Tout comme Bercy nous avions un peu surestimé la consommation, et ce sont la demande publique et la demande étrangère qui ont tiré la croissance.

Pour ma part, je tire plusieurs conclusions.

Tout d’abord, la crise de covid-19, l’invasion de l’Ukraine – avec toutes les incertitudes liées à l’approvisionnement en énergie – et la crise inflationniste qui a suivi ont forgé un contexte exceptionnel.

Ensuite, mon expérience des prévisions économiques me porte à penser que ce ne sont pas tant les prévisions macroéconomiques qui étaient erronées pour 2023‑2024 – nos projections étaient d’ailleurs assez proches de celles de Bercy – que le passage du cadrage macroéconomique aux recettes. Les analystes oublient souvent que, si la prévision de croissance du PIB est incertaine, sa traduction en termes de recettes l’est au moins autant, du fait des nombreux facteurs qui entrent en jeu.

M. le président Éric Coquerel. Vos prévisions de croissance pour les deux exercices passés étaient inférieures de 0,5 point à celles retenues par le gouvernement dans le projet de loi de finances – 0,5 % contre 1 % pour 2023, 0,9 % contre 1,4 % pour 2024. Pour 2023, les prévisions du gouvernement se sont révélées les plus justes, contrairement à 2024. Pourquoi vos prévisions étaient-elles plus pessimistes ?

M. Olivier Garnier. Comme je l’ai expliqué, notre prévision pour 2023 a été globalement correcte s’agissant de la demande intérieure privée ; nous avons seulement sous-estimé la consommation et l’investissement publics et la contribution de la demande extérieure. Je rappelle que nous travaillons sur les hypothèses internationales fournies par l’Eurosystème, qui avaient sous-estimé la croissance extérieure. En 2024, l’écart a été moins marqué. Nous avons surestimé certaines composantes et sous-évalué la demande publique – en particulier celle des collectivités locales, que nous ne suivons pas de près – et la contribution du solde extérieur.

N’oublions pas que des périodes comme celle que nous traversons conduisent inévitablement à une révision des prévisions, parfois importante – cela se vérifie dans tous les pays. Nous le faisons chaque trimestre, mais le cadre budgétaire national, beaucoup plus contraint, n’offre pas cette possibilité. Fin 2022, lorsque nous avons donné une fourchette de croissance du PIB entre – 0,3 % et + 0,8 %, l’incertitude était très forte, notamment s’agissant de l’approvisionnement en gaz : on se demandait si on allait passer l’hiver ! Certains prévoyaient même une récession en Europe, en particulier en France. Les projections économiques sont toujours soumises à une forte incertitude.

M. le président Éric Coquerel. Je suis de ceux qui ne sont pas très étonnés que, dans un contexte de reflux de l’activité au niveau mondial, la dépense publique – notamment celle des collectivités locales – ait soutenu la consommation. On l’avait vu après la crise des subprimes : contrairement à l’Allemagne, la France n’était pas entrée en récession.

Ce qui me surprend, c’est que les prévisions de croissance du gouvernement se soient révélées exactes alors que les éléments qui ont effectivement tiré la croissance ne figuraient pas du tout dans son scénario – les dépenses des collectivités locales, qu’il n’envisageait que comme une aggravation du déficit, mais aussi les exportations nettes d’électricité, et le dynamisme du secteur aéronautique et du tourisme. Comment l’expliquez-vous ?

M. Olivier Garnier. C’est une excellente question. Ce n’est pas complètement le hasard : fort heureusement, en économie, certaines dynamiques se compensent. Par exemple, si la demande intérieure privée est faible, le niveau d’importation l’est aussi et le solde extérieur jouera positivement. Si la demande privée avait explosé, la composition de la croissance aurait été différente.

Je rappelle que l’hiver 2022 a été marqué à la fois par la sortie de la crise du covid-19 et le choc de l’invasion de l’Ukraine, avec toutes ses conséquences en matière d’approvisionnement en gaz. L’éventail des prévisions des économistes était, de fait, très large. À cet égard, l’existence d’écarts ne me semble pas anormale.

M. le président Éric Coquerel. Mais comment ont-ils pu faire des prévisions exactes à partir du mauvais scénario ?

M. Olivier Garnier. Ils avaient tablé sur la consommation des ménages et une baisse plus marquée du taux d’épargne. Il n’était pas aberrant d’imaginer que le surplus d’épargne accumulé par les ménages pendant la période du covid serait consommé. Cela s’est d’ailleurs vérifié aux États-Unis, mais pas en France, ni chez la plupart de nos grands partenaires européens. Ce phénomène était d’autant plus difficile à anticiper que le contexte, je le répète, était inédit : dans ma longue carrière d’économiste, je n’avais jamais vécu un arrêt total de l’économie et une consommation nulle comme nous l’avons vu pendant le covid. Logiquement, la sortie de cette période a été marquée par des incertitudes si fortes que nous en avons été réduits, au vu des multiples scénarios possibles, à nous contenter d’une fourchette d’estimation – c’est tout à fait inhabituel, et même inédit. D’ailleurs, le haut de la fourchette, fixé à 0,8 %, n’était pas si éloigné des prévisions de Bercy, qui étaient de 1 %.

M. le président Éric Coquerel. Comme vous venez de l’expliquer, en 2023, comme en 2024, les prévisions de croissance du gouvernement reposaient sur l’hypothèse d’une consommation portée par la baisse du taux d’épargne.

Pour reprendre les termes du Haut Conseil des finances publiques (HCFP), je considérais cette hypothèse comme optimiste. En effet, les salaires réels diminuaient, de 1 % en 2022 et de 0,8 % en 2023. En outre, comme vous le souligniez dans votre publication de mars 2023, la progression des revenus avait été largement soutenue par les revenus financiers et la baisse des prélèvements obligatoires, moins directement consommés que les revenus du travail. En septembre 2023, vous notiez encore que le taux d’épargne restait étonnamment élevé, probablement en raison de l’érosion de l’épargne sous l’effet de l’inflation. Le risque que la consommation ne reparte pas était bien identifié : vous souligniez en mars 2024 que le maintien d’un taux d’épargne élevé des ménages était un aléa susceptible de tirer l’activité à la baisse.

Or, alors qu’on ne constate toujours pas de réelle baisse de l’épargne, les mêmes hypothèses fondent à nouveau les budgets pour 2024 et 2025. Peut-on en conclure que c’est parce que le gouvernement a choisi d’exclure cet aléa, pourtant bien identifié, que les prévisions de croissance ont été trop optimistes ?

M. Olivier Garnier. L’évolution du taux d’épargne a surpris tout le monde, moi le premier.

Tout d’abord, comme je l’ai dit, on pouvait légitimement penser que le surplus d’épargne accumulé pendant le covid serait consommé, ou au moins que l’on reviendrait progressivement au niveau d’épargne pré-covid. Il y a bien eu une baisse du taux d’épargne après le covid, et Bercy a tablé sur le fait qu’elle se poursuivrait, mais en 2023 et 2024 le taux d’épargne est reparti à la hausse. Il atteint désormais 18 %, 3,5 points au-dessus de son niveau pré-covid.

Près de la moitié de cette hausse – 1,5 point – s’explique par la composition des revenus : une large part de l’augmentation du pouvoir d’achat pendant cette période a été soutenue par la hausse des taux d’intérêt, entraînant avec elle la rémunération du livret A et les revenus des contrats d’assurance vie.

Ces revenus n’ont pas été consommés, ce qui s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, ils concernent plutôt les ménages aisés, qui ont une propension marginale à consommer plus faible. Surtout, cette augmentation est essentiellement comptable : les intérêts perçus ont effectivement augmenté, mais cela n’a fait que compenser l’érosion du patrimoine sous l’effet de l’inflation – finalement, les revenus réels n’ont pas nécessairement augmenté.

En 2024, la hausse du revenu disponible des ménages a été plus importante que prévu, dépassant 2 % ; en 2025 et 2026, il faut s’attendre à un net ralentissement de cette dynamique. Cela ne pèsera pas nécessairement sur la consommation, puisque ce gain de pouvoir d’achat était automatiquement épargné.

Enfin, reste ce qu’on appelle, faute de mieux, les incertitudes. On voit bien que le contexte international et la situation politique en France peuvent créer une situation d’attentisme, avec toutes les conséquences que l’on sait sur la consommation et l’investissement, et donc sur le taux d’épargne – au moins de manière transitoire. C’est là que les jugements d’experts interviennent – ce qui, je l’ai dit, peut expliquer des différences entre les prévisionnistes.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Existe-t-il une coordination entre la Banque de France et la direction chargée des prévisions au sein de la direction générale du Trésor, ou encore avec le gouvernement ? Le cas échéant, quelle a été la nature et la fréquence de ces échanges au cours de la période qui nous occupe ?

M. Olivier Garnier. Nous établissons nos projections en toute indépendance, dans le cadre de l’Eurosystème ; elles sont d’ailleurs strictement secrètes, ne serait-ce que pour éviter des fuites sur les marchés. Les seuls échanges que nous avons sont avec les autres banques centrales nationales et la BCE. Nous n’avons aucun lien avec Bercy au moment où nous produisons les prévisions – et réciproquement : Bercy n’échange pas avec nous lors de la préparation du projet de loi de finances.

En dehors de ces périodes, il existe des échanges entre techniciens qui peuvent être l’occasion de comparer les projections, comme nous le faisons avec les économistes d’autres institutions comme l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je comprends cette exigence de secret et d’indépendance, mais vous paraîtrait-il opportun de prévoir des mécanismes permettant des rapprochements entre les deux institutions, malgré leurs évidentes différences statutaires ?

Le Premier président de la Cour des comptes, que nous avons entendu hier, souhaitait accorder davantage d’indépendance à la direction de Bercy chargée des prévisions vis-à-vis du gouvernement. Le système actuel vous semble-t-il satisfaisant ? Le cas échéant, comment la coordination pourrait-elle être améliorée ?

M. Olivier Garnier. La question d’une éventuelle concertation organisée par Bercy n’est pas spécifique à la Banque de France : elle concerne, plus largement, la communauté des experts et des économistes. À une époque, c’était le rôle dévolu à la Commission économique de la nation, qui réunissait les économistes des grandes institutions publiques et privées sous l’égide de Bercy. Une telle instance ne résoudrait pas tout, mais il est toujours utile de pouvoir discuter et confronter ses approches et analyses sur un sujet. C’est une piste de progression.

Au reste, les prévisions en matière économique sont publiques et le HCFP procède naturellement, dans le cadre de son avis, à une comparaison entre celles du gouvernement et le consensus économique. D’ailleurs, je suis systématiquement auditionné en amont de la publication de ce document.

En revanche, il n’existe pas véritablement de communauté d’experts en matière de prévisions fiscales – en particulier parce que peu de gens disposent des compétences et des données pour les établir. Il manque quelque chose qui soit capable de remettre en question les projections du ministère de l’économie et des finances en matière de recettes. Le HCFP doit bien émettre un avis, et pourrait être un bon garde-fou, mais il ne peut s’appuyer sur aucune autre institution nationale. La Banque de France, par exemple, n’a aucune compétence et n’établit pas de prévisions impôt par impôt. Peut-être faudrait-il encourager la recherche dans ce domaine. Ce serait utile.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le gouvernement n’a-t-il pas fait preuve d’un excès d’optimisme dans ses prévisions pour 2023 et 2024 ?

M. Olivier Garnier. Pour 2023, la prévision macroéconomique du gouvernement a été plus proche du réalisé que la nôtre. Elle ne péchait donc pas par excès d’optimisme. Pour 2024, la prévision initiale était un peu trop élevée, à 1,4 %, mais elle a été corrigée assez rapidement et le taux de croissance s’est finalement fixé entre les deux chiffres.

Des garde-fous existent. Le Haut Conseil des finances publiques apporte une perspective extérieure bienvenue sur les projections du gouvernement. Pour moi, encore une fois, le problème ne réside pas dans les projections macroéconomiques, mais dans leur conversion en projections de recettes.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pensez-vous que la dernière prévision officielle du déficit des finances publiques pour 2024, de 6,1 % du PIB, reste pertinente ?

M. Olivier Garnier. Je peux seulement juger des chiffres du PIB, à partir de ceux de l’activité et de la consommation. Pour le quatrième trimestre de 2024, l’Insee n’a pas encore publié les comptes mais nos enquêtes mensuelles de conjoncture nous portent à penser que le PIB est resté stable, avec une hausse de l’activité sous-jacente de 0,2 %, par contrecoup des Jeux olympiques. Ces chiffres sont compatibles avec la prévision de 1,1 % de croissance du PIB. Il n’y a pas de mauvaise surprise à attendre en matière macroéconomique en 2024.

En revanche, l’incertitude est forte pour 2025, encore plus probablement que pour les années précédentes, au vu du contexte politique français et de l’environnement international – par exemple l’augmentation des droits de douane aux États-Unis.

M. le président Éric Coquerel. Nous suspendons l’audition pour aller voter en séance publique.

 

L’audition est suspendue de quinze heures quarante à seize heures.

 

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Selon vous, l’impact des prévisions macroéconomiques sur l’écart entre les recettes prévues et celles constatées est assez faible. Êtes-vous malgré tout capable de le quantifier pour 2023 et 2024 ?

Vous évoquez des difficultés méthodologiques de prévision, liées aux chocs exogènes subis par notre économie et les économies voisines. Selon vous, la crise inflationniste puis la désinflation assez brutale ont-elles perturbé les modèles de prévision ?

M. Olivier Garnier. Je ne dis pas que le cadre macroéconomique n’a pas eu d’impact, mais qu’il a joué dans les proportions habituelles. Au début des années 1990, dans les chocs que nous avons connus, il a pu être la cause d’écarts beaucoup plus importants.

Dans ses notes sur le blog de l’Institut des politiques publiques, Laurent Bach, l’un des rares membres du monde académique à s’être penché sur la question, explique que si les recettes fiscales de la TVA et de l’impôt sur les sociétés (IS) ont été moindres qu’escompté, c’est principalement à cause d’autres facteurs que la macroéconomie – même si celle-ci a eu des effets indirects.

Pour la TVA, un facteur crucial, même s’il est difficile de le quantifier, serait celui des crédits de TVA. Pour l’IS, les taux d’intérêt ont sans doute joué un rôle inhabituel pendant la période : puisqu’ils étaient plus élevés, les entreprises auraient préféré garder leur trésorerie.

Quant à l'inflation, elle a effectivement atteint un niveau inhabituel pendant la période. Cela n’a pas été aussi inhabituel que la pandémie l’a été en son temps, certes, mais nous n’avions pas connu un tel niveau d’inflation depuis les années 1980.

Il est toujours compliqué d’évaluer l’effet de l’inflation sur les finances publiques. Trop souvent, les analystes se contentent de noter que, l’inflation ayant reculé en 2024, le PIB nominal et les recettes ont été plus faibles. Mais le taux d’inflation joue aussi sur les dépenses.

L’effet du taux d’inflation sur la masse salariale n’est pas non plus évident : ce n’est pas parce que le prix de l’énergie a davantage baissé qu’attendu que la masse salariale diminuera dans les mêmes proportions.

Bref, il faut se méfier des explications trop hâtives avec l’inflation. La période a été compliquée par le choc des termes de l’échange – les fortes variations de prix des matières premières importées, qui ont eu des effets sectoriels importants. Par exemple, l’inflation a fait gonfler l’excédent brut d’exploitation (EBE) des entreprises dans certains secteurs mais a eu l’effet inverse dans d’autres, comme celui des services. En outre, des effets de composition de l’IS ont pu perturber les choses.

Autre point technique : les projections de recettes utilisent souvent le calcul du taux d’élasticité par rapport au PIB nominal. Pourtant, le PIB nominal est un objet assez théorique : c’est le prix de la valeur ajoutée, dont le calcul repose sur de nombreuses conventions. Est-ce vraiment le bon déflateur ? Pour évaluer les recettes de la TVA, il faudrait plutôt se baser sur les prix de la consommation, qui sont déterminants.

De fait, pendant la période, les prix du PIB et de la consommation n’ont pas évolué de la même manière. Ces mouvements marqués ont conduit à des réallocations entre secteurs, qui peuvent expliquer une partie des erreurs. En tout cas, ce n’est pas un problème de modèle en tant que tel.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Selon vous, l’externalisation totale des prévisions qui dépendent actuellement du gouvernement constituerait-elle un progrès démocratique ? La publication d’intervalles de confiance pourrait-elle améliorer la prévision, notamment des recettes ? Disposez-vous d’éléments de comparaison avec d’autres systèmes, notamment ceux de nos voisins allemands et britanniques, qui ont également connu des prévisions dégradées ces deux dernières années ?

M. Olivier Garnier. Il ne me revient pas de me prononcer sur l’opportunité d’une externalisation des prévisions. En tant qu’expert, je ne suis pas certain que la question de savoir qui effectue les prévisions macroéconomiques soit la plus importante : ce qu’il faut surtout, c’est qu’elles puissent être discutées, remises en question, et qu’il y ait des garde-fous comme le HCFP. Au Royaume-Uni, les prévisions ont été externalisées auprès d’un organisme indépendant, l’OBR (Office for Budget Responsibility). Je ne suis pas certain qu’elles soient pour autant meilleures.

Et sur quelle base les déclarer meilleures ? Entre les prévisions de la Banque de France et celles de Bercy, je serais bien en peine de dire quelles sont les meilleures. L’important est que le mécanisme et les hypothèses utilisés soient transparents et puissent être discutés.

Le débat sur les intervalles de confiance est récurrent parmi les prévisionnistes, y compris au sein de l’Eurosystème. Pour nos prévisions pour 2023, nous avions proposé une fourchette. Pendant la crise du covid, il nous est également arrivé de proposer un scénario central et un deuxième scénario.

L’avantage des intervalles de confiance est qu’ils permettent de rappeler à la communauté des utilisateurs que toutes les projections sont entourées d’incertitudes. Le scénario présenté est celui qui nous semble le plus probable à un instant T, mais pas le seul. Cela a donc une vertu pédagogique importante.

Mais l’expérience commune montre que, du point de vue de la communication, cela ne fonctionne pas. Pour ses prévisions d’inflation, la Banque d’Angleterre a l’habitude de produire des fan charts – des graphiques indiquant les probabilités avec un dégradé de couleur : personne n’y fait attention, ni les analystes, ni la presse ! Tous ne retiennent que l’hypothèse centrale.

Par ailleurs, dans le contexte budgétaire, la loi de finances doit nécessairement indiquer un chiffre et non une fourchette de possibilités. Selon moi, plutôt qu’une fourchette, il faudrait créer une réserve de précaution, qu’on dépense ou qu’on abonde selon que les rentrées fiscales sont décevantes ou meilleures qu’attendu. Car oui, il arrive d’avoir de bonnes nouvelles, le problème étant qu’actuellement, ce surcroît de recettes est dépensé.

Enfin, s’agissant des comparaisons internationales, il est clair que ce problème de prévision n’est pas spécifique à la France. Nous discutons avec les autres membres de l’Eurosystème, qui sont tous confrontés aux mêmes problèmes – prévisions macroéconomiques et des recettes, chiffrage de la consommation et de l’épargne. L’Allemagne a aussi connu des problèmes s’agissant de la TVA. Nous confrontons nos expériences. Ces problèmes se retrouvent partout, particulièrement dans la période que nous venons de traverser.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Sauf erreur de ma part, la Banque de France n’analyse pas l'effet des variations de taux de la Banque centrale européenne. Seul l’OFCE publie une prévision de croissance qui chiffre explicitement les chocs externes, où sont comptabilisées ces variations. Or leurs effets ne sont pas anecdotiques. En 2023 comme en 2024, elles ont réduit les prévisions de croissance du PIB de 0,6 point. Pour 2025, elles conduisent à les augmenter de 0,4 point. Je n’ai jamais entendu M. Villeroy de Galhau évoquer cet impact.

M. Olivier Garnier. La politique monétaire, en particulier l’étude de l’impact des variations de taux d’intérêt sur l’activité et l’inflation, c’est le cœur de notre métier. Ces informations sont publiées, en France et par la Banque centrale européenne pour la zone euro.

Nous nous penchons dans de nombreuses études sur la politique monétaire et ses effets. Dans les discours du gouverneur de la Banque de France, par exemple, vous entendrez quelle est la contribution de cette politique à la désinflation. Nous estimons que la politique monétaire qui a été menée a permis de réduire d’au moins 2 points l’inflation – et encore, sans prendre en compte ses effets sur les anticipations. L’économiste en chef de la Banque centrale européenne, Philip Lane, fournit également de nombreuses informations en la matière.

Il faut bien distinguer, en matière de taux d’intérêt, ce qui relève des causes endogènes – quand l’activité s’accroît, le taux d’intérêt d’équilibre tend à monter – et ce qui résulte de façon plus discrétionnaire de la politique monétaire, ce qui nécessite des calculs plus compliqués. Mais nous suivons de près ce sujet, qui suscite aussi de nombreuses recherches académiques, car c’est notre cœur de métier.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). C’était bien votre cœur de métier, jusqu’à ce que la compétence en matière de politique monétaire soit confiée à la Banque centrale européenne.

J’ai vu les publications et les discours sur l’effet de la politique de la Banque centrale européenne sur l’inflation, et je n’ai pas été convaincu. Pour moi, l’hyperinflation a été importée. Je ne vois absolument pas le lien entre la politique monétaire et la baisse de l’inflation dans la zone euro, elles sont complètement décorrélées.

La Banque de France n’est-elle pas dans une position difficile ? Elle ne dispose que d’une voix au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE. La politique monétaire qu’elle doit défendre n’est pas celle de la France, mais celle de la zone euro, alors que les économies de la zone euro n’ont jamais convergé et que chaque pays a des intérêts divergents, sans parler du fait que la politique de la BCE est alignée sur celle de la Fed.

Surtout, vous n’avez pas répondu à ma question : la Banque de France a-t-elle produit des analyses concernant l’effet des choix de la BCE sur la croissance ? Pour ma part, je n’en ai pas trouvé. Les seules analyses disponibles sont celles de l’OFCE, qui considère que la politique monétaire menée a réduit la croissance de 1,2 point sur la période 2023-2024.

Vous vous autocongratulez, mais les effets de la politique monétaire sur l’inflation ne sont pas prouvés. D’ailleurs, la Banque de France n’a absolument pas anticipé l’hyperinflation – aucune publication n’alertait sur ce risque, ou alors elle est bien cachée, car je ne l’ai pas trouvée. Lors de ses auditions par la commission des finances, le gouverneur de la Banque de France n’a pas non plus mentionné ce risque – je le sais, car, en bon souverainiste, je l’ai interrogé sur ce point. Je suis d’ailleurs le seul à déplorer que nous ne discutions plus de notre politique monétaire.

M. Olivier Garnier. Nous sortons ici du domaine de cette commission d’enquête. Vous dites que l’inflation est importée et que vous ne voyez pas le lien avec la politique monétaire. Il est vrai que le problème trouve son origine dans un choc des prix importés. Mais l’inflation est le phénomène de contamination des autres prix et des salaires par ce choc, et le rôle de la politique monétaire est de l’éviter. Si la contamination n’a pas eu lieu, c’est justement parce que nous avons mené une politique monétaire volontariste – à la différence de ce qui s’était passé dans les années 1970 à la suite des chocs pétroliers.

Il n’y a pas si longtemps, beaucoup annonçaient que nous ne parviendrions pas à réduire l’inflation, ou alors au prix d’une récession. Or l’inflation est revenue autour de 2 % dans la zone euro, sans récession, même si l’activité est ralentie.

C’est vrai, une politique de resserrement monétaire a un effet restrictif sur l’activité, que nous prenons en compte dans nos projections. De la même manière, nous prévoyons une reprise de l’investissement en 2026-2027, lié à la détente des taux d’intérêt. Nous pourrons vous communiquer de nombreuses études sur l’impact de cette politique sur l’activité et l’inflation. C’est notre cœur de métier.

M. le président Éric Coquerel. Même si la France n’est pas en récession, l’Allemagne, elle, l’est.

M. Olivier Garnier. Certes, mais les raisons sont structurelles et ne tiennent pas à la politique monétaire. Le modèle industriel allemand est remis en cause, du fait de problèmes d’approvisionnement en énergie et de sa dépendance vis-à-vis de la Chine.

M. le président Éric Coquerel. En Allemagne, certains contestent la politique actuelle de réduction excessive des déficits.

M. Olivier Garnier. C’est une question de politique budgétaire. Nous ne nous occupons que de la politique monétaire.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Tanguy, votre groupe n’est pas le seul à s’intéresser à la politique monétaire. Je fais partie de ceux qui pensent que l’indépendance des banques centrales n’est pas une bonne chose.

M. Jacques Oberti (SOC). Hier, le président du Haut Conseil des finances publiques a indiqué que nous manquions sans doute de contre-expertise dans l’élaboration des prévisions et dans l’analyse ensuite des écarts avec le réalisé. Dans le monde actuel, ces écarts varient beaucoup plus que par le passé. Améliorer les modèles serait donc une bonne chose, d’autant que les outils de modélisation évoluent.

Vous soulignez que l’indépendance des prévisions est essentielle. Vous comparez les diverses prévisions et leur proximité avec les chiffres effectivement constatés, tant en matière de PIB que de recettes fiscales. C’est un travail nécessaire afin d’éviter les errements politiques qui pourraient compromettre notre capacité à maîtriser nos finances.

Vous avez évoqué la Commission économique de la nation, qu’il faudrait peut-être rétablir afin de gagner en transparence sur les différentes prévisions et donc sur le choix politique. Avez-vous d’autres propositions à formuler pour éviter que la situation que nous avons connue en 2023 et 2024 ne se reproduise ?

M. Olivier Garnier. Même si l’expertise des équipes de Bercy ne fait aucun doute, comme dans tout domaine, une contre-expertise est nécessaire. Pour le cadrage macroéconomique, celle-ci existe déjà, avec le Haut Conseil des finances publiques. De nombreuses institutions, comme l’OCDE, la Commission européenne ou le Fonds monétaire international, formulent en outre des prévisions économiques qu’on peut confronter aux analyses de Bercy.

C’est plutôt dans le domaine des prévisions de recettes que nous aurions besoin de contre-expertises. Pour les développer, il faudra remédier à des problèmes complexes d’accès aux données et aux modèles de Bercy. C’est sans doute la principale marge de progrès.

Mme Sophie Mette (Dem). Vous nous confirmez que la Banque de France travaille en toute indépendance, sans coordination avec le gouvernement. Quid de vos relations avec la direction générale du Trésor ?

Par ailleurs, comment construisez-vous vos projections macroéconomiques ? Disposez-vous de modèles prédictifs, à l’instar de la direction générale du Trésor ?

M. Olivier Garnier. Je vous confirme que nous ne nous coordonnons ni avec le gouvernement, ni avec Bercy, y compris la direction générale du Trésor. Les échanges techniques qui ont lieu à tous les niveaux entre nos experts ne portent pas sur le processus d’élaboration de la prévision.

Notre outil principal pour les projections macroéconomiques, le FR-BDF, a été développé au sein de la Banque de France et nous avons rendu publics les documents permettant de comprendre son fonctionnement. Nous utilisons également des modèles satellites pour des questions plus spécifiques, comme l’évolution des prix.

M. Charles de Courson, rapporteur général. La présente commission cherche à comprendre comment l’écart entre les prévisions et les recettes a pu atteindre la somme de 20 milliards en 2023 et le double en 2024.

Il y a d’abord eu une erreur sur la consommation des ménages pour 2023. Votre hypothèse selon laquelle le taux d’épargne allait diminuer et les ménages ponctionner l’épargne constituée, ce qui aurait relancé la consommation, s’est révélée inexacte. Pourquoi avoir maintenu cette hypothèse en 2024 et en 2025 ?

M. Olivier Garnier. Les prévisions de décembre 2022 ont plutôt sous‑estimé la consommation : celle-ci a augmenté de 0,9 % en 2023, alors que nous avions prévu 0,3 %. En 2024, en revanche, nous l’avons surestimée.

Pour 2024, nous n’avions pas envisagé de baisse significative du taux d’épargne, mais nous avons été surpris par sa remontée. Celle-ci s’explique notamment par la hausse du pouvoir d’achat lié au revenu disponible, qui devrait atteindre environ 2 %, si l’on en croit nos projections et la note de conjoncture de l’Insee, en attendant les comptes du quatrième trimestre. Le recul et les travaux que nous avons menés nous ont permis de comprendre, comme je l’ai expliqué, que ce chiffre de 2 % était trompeur : cette hausse des revenus financiers n’est pas économique, mais comptable. De la même manière, si le gain de pouvoir d’achat en 2025 redescend à 0,3 ou 0,4 %, comme l’indiquent nos projections, il ne faudra pas en conclure que le pouvoir d’achat a été freiné par la politique budgétaire. Ce sera la conséquence de cet effet comptable des revenus d’intérêts.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez pas expliqué pourquoi vous aviez maintenu les années suivantes une hypothèse qui s’était révélée erronée.

Vous aviez prévu une hausse de 0,3 %. Quelle était l’estimation du gouvernement ?

M. Olivier Garnier. Je ne peux pas répondre pour le gouvernement, mais il avait prévu une augmentation de 1,4 %.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Et cela a fini à 0,9 %. Et pour 2024 ?

M. Olivier Garnier. Pour 2024, la Banque de France prévoyait une hausse de 1,5 %, contre 1,8 % pour le gouvernement, et elle s’établit à 0,8 %.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Errare humanum est, perseverare diabolicum ! L’hypothèse a été maintenue pour 2025. Quelles prévisions justifient le taux de 0,9 % ?

M. Olivier Garnier. Pour 2025, nous prévoyons que la consommation augmentera de 0,9 % ; dans le projet de loi de finances, le gouvernement de l’époque a estimé que la hausse se montera à 1,3 % – je ne connais pas les nouvelles hypothèses de Bercy.

Vous dites qu’il ne fallait pas reproduire la même erreur, mais le taux d’épargne est très élevé. Ce n’est pas parce qu’il a augmenté qu’il va continuer à le faire : il faut analyser les choses. Nous savons aujourd’hui que l’augmentation du taux d’épargne par rapport à 2019 s’explique pour 1,5 point par l’effet sur les revenus financiers de la hausse des taux d’intérêt. Or les taux se replient : nous estimons que, d’ici à 2027, le taux d’épargne va reperdre 1,5 point, parce que les gains de pouvoir d’achat seront beaucoup plus faibles. L’effet comptable qui a gonflé les chiffres va disparaître avec la baisse des revenus d’intérêts.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Nous essayons d’identifier les erreurs qui se répètent parce qu’elles sont fondées sur la reproduction des mêmes hypothèses. Ici, l’hypothèse n’a pas varié. D’où vient l’idée que le taux d’épargne devrait revenir à 14,5 % ? C’est simplement le niveau qui a été constaté pendant quelques années. Les acteurs économiques peuvent changer, les taux d’épargne n’ont pas de raison de rester stables à long terme. Il n’est pas certain que tout redevienne comme avant.

M. Olivier Garnier. Nous prévoyons encore un taux d’épargne à 16,4 % pour 2027 : ce n’est pas un retour complet, nous retrouverions simplement les niveaux atteints en 2023. Je donnais simplement l’explication d’une partie de la hausse constatée. Nous pensons que cette partie-là va s’effacer. L’autre moitié de l’augmentation reste inexpliquée ; elle est peut-être due aux changements que vous évoquiez. Celle-là, nous ne l’annulons pas dans nos prévisions.

Vous avez raison de souligner qu’il ne faut pas s’obstiner à prévoir un retour à 14 %. À l’inverse, il ne faudrait pas non plus penser que le taux restera éternellement à 18 %. Cela aurait d’autant moins de sens que le facteur de la composition des revenus, qui a récemment soutenu la hausse, devrait à l’avenir favoriser la baisse. Celui-là, nous avons réussi à l’identifier, mais d’autres facteurs interviennent. C’est pourquoi le rôle des jugements d’experts que j’évoquais est essentiel.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma deuxième question concerne les prévisions des résultats fiscaux des entreprises. Les écarts avec la réalisation sont énormes. Pour 2024, les recettes de l’IS étaient estimées à 72 milliards d’euros et s’établissent en fait à 57 milliards, comme en 2023. Pour 2025, la prévision, plus prudente, se monte à 56 milliards. N’avez-vous pas été troublé de lire dans le PLF pour 2024 une augmentation aussi considérable, alors que vos publications ne révélaient pas de forte hausse de l’assiette des entreprises installées en France et assujetties à l’IS ?

M. Olivier Garnier. Nous parlons depuis tout à l’heure surtout de consommation des ménages. Je précise que, d’après les études, l’essentiel des moindres recettes de TVA ne s’explique pas par la consommation. Une grande partie de la consommation des ménages, telle qu’elle apparaît dans la comptabilité nationale, n’est pas soumise à la TVA, notamment les loyers et certaines dépenses de santé, qui sont de gros morceaux. Les surprises s’expliquent plutôt par les crédits de TVA.

S’agissant de l’IS, le problème ne vient pas tant des prévisions relatives à l’excédent brut d’exploitation des entreprises que du passage au bénéfice fiscal et du comportement des entreprises en matière d’acomptes et de solde, qui a un effet accélérateur. Nous avons connu des périodes de fortes plus-values d’IS, suivies de périodes de moins-values : le mouvement suit bien sûr le cycle économique, mais il est surtout influencé par ce mécanisme d’acomptes et de solde, ainsi que par le passage de l’EBE au bénéfice fiscal.

En effet, on établit les comptes nationaux à partir de l’EBE. Le taux de marge des entreprises s’étant maintenu, il n’y a pas eu de mauvaises surprises dans ce domaine. Il n’en va pas de même du bénéfice fiscal : de nombreuses entreprises, dans certains secteurs, disposaient de bénéfices reportables. Cet aspect a sans doute été mal appréhendé. En outre, pour le calcul de l’IS, ce n’est pas le montant global des déficits qui importe, mais sa distribution entre les entreprises. Si la majeure partie des bénéfices sont détenus par des entreprises qui ont aussi d’importants déficits à reporter, vous aurez peut-être raison sur la masse, mais les recettes de l’IS subiront un effet négatif. Celui-ci est difficile à prévoir. Dans ce domaine, un travail reste à accomplir.

M. Charles de Courson, rapporteur général. La thèse de la variation du comportement des entreprises entre les acomptes, en particulier pour le calcul du quatrième, ne tient pas. En 2023, les recettes atteignaient 57 milliards ; en 2024, à peu près autant ; et pour 2025, on les estime à 56 milliards – ce qui équivaut à 57, en tenant compte du milliard lié aux exonérations de charges. Cela fait trois années de stabilité alors que si la thèse des acomptes était valable, on observerait des variations. Comment des telles prévisions ont-elles pu être établies ? On nous parle de l’EBE, mais ce n’est pas le montant de l’EBE qu’on estime, ce sont les recettes de l’IS.

M. Olivier Garnier. Je sors ici de ma fonction, puisque nous n’élaborons pas de prévisions relatives à l’IS. Vous citez les 72 milliards inscrits au PLF pour 2024, mais c’était avant la prise en compte de la moins-value sur les recettes de 2023 : une grosse partie de la moins-value des recettes de 2024 correspond à la conséquence mécanique de celle de 2023.

M. Charles de Courson, rapporteur général. La Banque de France dispose du fichier. Vous établissez notamment les cotations. Vous êtes donc en mesure de dire que les prévisions ne sont pas réalistes. La direction générale du Trésor fait ses prévisions de son côté : l’étanchéité avec vous est-elle normale ? Vous pourriez leur opposer que vous constatez des résultats stables, donc que les hypothèses d’augmentation des recettes de l’IS sont infondées.

M. Olivier Garnier. Il faut bien avoir en tête que, même à la Banque de France, nous ne disposons pas des comptes de 2024. Jean-Luc Tavernier a dû vous le dire, nous n’aurons pas toutes les liasses fiscales des entreprises avant d’avoir les comptes. Même pour 2023, l’Insee n’a pas encore établi tous les comptes : des révisions sont encore possibles, y compris significatives. Même les informations publiées dans les comptes trimestriels de l’Insee sont des estimations susceptibles d’être largement révisées. Pour 2024, personne à ce jour ne dispose d’une information globale sur les entreprises, pas même la Banque de France.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Garnier, je vous remercie.

16.   Jeudi 23 janvier 2025 à 9 heures – compte rendu n° 75

La Commission auditionne M. François Écalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de Fipeco, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([15]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, je vous rappelle que nous sommes réunis pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 » et que notre commission s’est vue octroyer à ce titre les prérogatives d’une commission d’enquête.

Le bureau de la commission a décidé que les auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué aux personnes auditionnées et qui vous a également été transmis. Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale, l’enregistrement audiovisuel étant ensuite disponible à la demande.

M. François Ecalle, vous êtes conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et président de l’association Fipeco – Finances publiques et économie. Avant de vous laisser la parole, je vous rappelle qu’en application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

 

(M. François Ecalle prête serment.)

 

M. François Ecalle, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, président de Fipeco. Je vous précise au préalable que Fipeco est une toute petite association, où je suis le seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d’un comité de lecture. Je ne pourrai donc peut-être pas répondre à toutes vos questions. J’ajoute que je ne représente pas le comité d’experts chargé par le ministre de l’économie d’examiner les prévisions de finances publiques : j’en faisais partie mais je m’exprime ici à titre personnel.

De 1993 à 1997, j’étais le sous-directeur chargé des finances publiques de la direction de la prévision, fusionnée depuis avec la direction du Trésor. Nous avions alors toujours deux jeux de prévisions : celles, techniques, internes au ministère et les prévisions officielles, dites normées. J’ai ensuite contribué aux audits des finances publiques demandés par le nouveau premier ministre, en 2002 et en 2012 : j’ai constaté que cela n’avait pas changé. J’ai obtenu les prévisions techniques, très différentes des prévisions officielles. Au vu des informations publiées par l’Assemblée nationale et par le Sénat au cours de ces derniers mois, j’ai l’impression qu’il y a toujours deux jeux de prévisions.

Les prévisions officielles de moyen terme me semblent avoir toujours été normées et construites pour afficher un objectif politique de réduction du déficit public, de nature à rassurer nos créanciers et nos partenaires européens. Plus on se rapproche du verdict de l’Insee, plus les prévisions officielles sont généralement proches des prévisions techniques. Je pense que les écarts entre les prévisions des déficits publics de 2023 et 2024 et les déficits constatés ou prévus aujourd’hui relèvent plutôt de l’erreur technique, même si des éléments de normage peuvent être identifiés – comme les prévisions de croissance des dépenses des collectivités locales – et si les prévisions officielles n’ont pas été actualisées aussi vite que les prévisions techniques à la fin de 2023.

Le compte de l’Insee des administrations publiques de 2023 est encore provisoire, tandis que celui de 2024 n’est pas encore connu : cela invite à la prudence. Si les dernières nouvelles ne semblent pas mauvaises, il est probable que ces écarts sont inédits – sous réserve de mettre de côté les années de récession et de rebond de l’activité après une récession.

Ils tiennent pour partie au scénario macroéconomique. N’étant pas un macroéconomiste, je me contenterai d’évoquer les dépenses publiques et le passage du scénario économique aux prévisions de recettes, en distinguant les problèmes de méthode et les problèmes de gouvernance.

S’agissant des méthodes, les erreurs ont été faibles sur les dépenses de l’État, dont les crédits sont pour la plupart limitatifs et plutôt bien contrôlés ; elles ont été assez faibles sur les dépenses des administrations sociales, relativement prévisibles pour un scénario macroéconomique donné. Les erreurs sont surtout venues des prévisions de recettes – impôts et cotisations sociales – et de dépenses des administrations publiques locales.

La prévision est un art difficile ; je me suis trompé lorsque j’en faisais. Les quatre dernières années ont été marquées par des chocs inédits, pouvant expliquer des erreurs inédites. Cela dit, les méthodes de prévision du ministère des finances pourraient être améliorées. Par exemple, il faudrait réestimer a posteriori l’impact budgétaire des mesures fiscales nouvelles, construire des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux prélèvements obligatoires, chercher quels agrégats macroéconomiques sont les mieux corrélés avec ces recettes. Le dernier acompte de l’impôt sur les sociétés a toujours été très difficile à prévoir : peut-être des informations pertinentes de certaines entreprises peuvent-elles être obtenues au moment de la préparation du projet de loi de finances ? Il faudrait chercher, avec des méthodes statistiques, les principaux déterminants du produit des impôts locaux et des dépenses des collectivités locales, et examiner plus souvent les méthodes utilisées dans les autres pays.

Les remontées comptables infra-annuelles n’ont d’intérêt que si elles peuvent être confrontées à des prévisions mensuelles des recettes et des dépenses cohérentes avec les prévisions annuelles. Les méthodes d’élaboration des profils infra-annuels des prévisions de recettes et de dépenses – elles existent au ministère des finances – pourraient sans doute être améliorées.

J’en viens aux questions de gouvernance. Je distinguerai, d’une part, les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante, et, d’autre part, les prévisions de moyen terme pour les années au-delà. Les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante reposent essentiellement sur des informations partagées entre les directions générales des finances publiques (DGFIP), des collectivités locales (DGCL) et la direction de la sécurité sociale (DSS). Si ce partage d’informations n’a jamais été parfait, il serait sans doute pire si les prévisions de finances publiques étaient réalisées par un organisme tiers – je ne le conseillerai donc pas. Les équipes chargées des prévisions sont très professionnelles et il ne serait pas facile de les remplacer ou de les transférer à l’extérieur du ministère.

Les prévisions de l’administration doivent toutefois être plus facilement expertisées et challengées par des tiers. Je pense par exemple aux mesures suivantes : enrichir la description des méthodes de prévision dans le rapport sur les voies et moyens ; publier des retours d’expérience sur les écarts entre réalisation et prévisions – la direction du Trésor l’a fait il y a trois jours ; confronter plus régulièrement le chiffrage des mesures nouvelles avec celui d’autres organismes ; publier des séries longues de recettes à législation constante pour les principaux impôts ; appeler les chercheurs à travailler sur les déterminants des recettes et dépenses locales ; fournir plus d’informations – comme les prévisions mensuelles de recettes – au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), lui donner plus de temps pour travailler et lui permettre de s’autosaisir.

Les prévisions de recettes sont intrinsèquement fragiles ; l’État ne contrôle pas certaines dépenses, notamment celles des collectivités locales. Si ce risque en termes de prévisions pourrait être compensé par des efforts plus importants de l’État, ceux-ci risqueraient d’être excessifs. L’État doit donc inciter plus fortement les collectivités locales à contribuer au redressement des comptes publics.

Dès l’installation du HCFP en 2013, nous nous sommes interrogés – ses autres membres et moi-même – sur son rôle en matière de prévisions pour l’année en cours et la suivante. Selon la réglementation européenne, le Haut Conseil devrait produire ou approuver les prévisions économiques et exercer une surveillance du respect des règles budgétaires. La loi organique de 2012 a toutefois seulement prévu qu’il donne un avis consultatif sur les prévisions économiques et qu’il apprécie la cohérence entre les soldes structurels du projet de loi de finances et de la loi de programmation.

Nous avons tout de suite considéré que notre mandat ne pouvait pas se limiter à vérifier que le solde structurel du projet de loi de finances était le même que celui de la loi de programmation : nous devions apprécier la cohérence globale des prévisions macroéconomiques et de finances publiques. Nous nous sommes demandé si notre avis sur les prévisions économiques devait se conclure par « nous approuvons » ou « nous n’approuvons pas » ces prévisions. Nous avons considéré que telle n’était pas la volonté du Parlement de l’époque : nous n’obtiendrions sans doute pas les informations du ministère des finances nécessaires pour prendre une position aussi tranchée.

Il est toujours techniquement très difficile d’affirmer qu’une prévision est soit bonne, soit mauvaise : ce n’est jamais binaire. Les conséquences d’un avis négatif n’étaient pas claires. En effet, le gouvernement pouvait maintenir ses prévisions et il revenait alors au Conseil constitutionnel de trancher. Refuser d’approuver la prévision du gouvernement ne la rend pas pour autant insincère au sens du Conseil constitutionnel – cela suppose une volonté de tromperie. Il était donc probable qu’un avis négatif n’aurait pas eu d’effet. Nous avons donc choisi de conclure les avis du Haut Conseil avec une gamme variée d’adjectifs non hiérarchisés – plausible, peu réaliste, optimiste. Ainsi, ses avis sont très difficiles à décrypter. Tel fut le cas de ceux émis en 2023 et 2024, comme de ceux des années précédentes.

S’agissant des prévisions de moyen terme, les directions du Trésor et du budget les ont toujours faites à politique inchangée ; elles n’ont jamais été publiées depuis le début des années 1990. J’ai sans doute été le dernier à les publier ; à l’époque, je les partageais avec la délégation parlementaire pour la planification du Sénat.

Ces travaux devraient pouvoir être publiés sous le contrôle d’un tiers de confiance – par exemple, le HCFP. Cela nécessite d’accepter qu’il existe deux prévisions de moyen terme, l’une technique à politique inchangée, l’autre correspondant à la programmation officielle des finances publiques, incluant la mise en œuvre de mesures nouvelles que le gouvernement ne souhaite pas dévoiler dans l’immédiat, en particulier pour prendre le temps de la concertation. L’écart entre les déficits publics apparaissant dans ces deux prévisions à un même horizon mesurerait alors l’ampleur des mesures à prendre pour atteindre des objectifs officiels de déficit : les débats pourraient s’engager sur une base plus claire.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour cette intervention liminaire – elle répond à notre demande – et pour vos propositions. J’ai retrouvé dans vos propos ce qui a été dit ici par Pierre Moscovici il y a deux jours : si nous nous sommes retrouvés avec un tel écart sur les recettes, c’est en raison de l’optimisme des ministres, donc du choix d’intégrer des hypothèses macroéconomiques exagérées, ce que le HCFP avait d’ailleurs relevé. Selon vous, le gouvernement ne prend pas suffisamment en compte les prévisions budgétaires de ses propres services économiques. Dois-je en conclure qu’il force les hypothèses et que, contrairement à ce que Bruno Le Maire a affirmé devant cette commission, il n’y a pas de réelle étanchéité entre le ministre et l’administration qui réalise les prévisions – ce que Pierre Moscovici a très clairement dit ?

M. François Ecalle. J’ai observé les pratiques du ministère des finances lorsque j’y étais en fonction, puis lorsque je travaillais à la Cour des comptes et au HCFP. Depuis 2016, j’en suis toutefois loin, même si je me suis tenu informé des différents travaux parlementaires rendus publics depuis quelques mois et que j’ai fait partie du comité d’experts. Je répondrai donc que, non, il n’existe pas de totale étanchéité entre les ministres et l’administration.

Le degré d’implication du pouvoir politique diffère toutefois selon l’horizon des prévisions. Les prévisions à moyen terme – les programmes de stabilité, les lois de programmation –, au-delà de l’année n+1, ont toujours été complètement normées, le but étant d’afficher un objectif de déficit public : jusqu’à il y a quelques années, il s’agissait de le ramener à zéro ; désormais, l’ambition est un peu moindre et vise un seuil juste un peu en dessous de 3 % du PIB. Le programme de stabilité et la loi de programmation sont ensuite construits pour y parvenir, ce qui est totalement politique. À l’approche de la fin de l’année en cours, alors que l’Insee va rendre son verdict au mois de mars de l’année suivante, l’intérêt politique à normer les prévisions est bien moindre – le politique intervient donc bien moins, alors qu’il le fait beaucoup s’agissant de l’année en cours.

Les années 2023 et 2024 sont clairement marquées par les dépenses des collectivités locales, pour lesquelles la prévision figurant dans le programme de stabilité d’avril 2024 ne correspondait pas à la prévision technique. Pour ces années, je ne suis pas capable d’établir la part qui relève du biais optimiste des ministres et celle qui correspond à des erreurs techniques, même si je pense que cette dernière – en ce qu’elle se rapproche du verdict – est beaucoup plus importante.

M. le président Éric Coquerel. Les interventions politiques que vous évoquez peuvent-elles aller jusqu’à tordre des prévisions économiques normées ?

M. François Ecalle. Oui. Mes souvenirs sont très anciens mais les choses n’ont pas dû beaucoup changer. Nous présentions nos prévisions techniques au cabinet du ministre, lequel nous faisait part – de façon très informelle – de son choix de chiffrage pour le taux de croissance ou le déficit public lorsque venait le moment de la prévision officielle. Il nous revenait alors de publier les comptes correspondants.

M. le président Éric Coquerel. La Cour des comptes a documenté les baisses de prélèvements obligatoires depuis 2017 : elles atteignent désormais 60 milliards d’euros par an. Interrogé par une autre commission d’enquête, vous avez indiqué que le problème n’était pas tant celui des dépenses que des recettes. Je partage votre analyse. J’observe que les baisses de recettes n’ont finalement pas été autofinancées par une hausse de l’activité économique. Si les ministres affichaient des niveaux de recettes élevés entre en 2021 et 2022, au sortir d’une période de crise, j’ai la conviction que le gouvernement, aveuglé par la confiance dans sa politique, n’a pas anticipé le retour à la normale. Quel est votre avis sur l’effet de ces baisses massives d’impôts sur l’écart à la prévision ? En d’autres termes, pensez-vous que le gouvernement a cru récolter les fruits de sa politique, ce qui l’a empêché de prendre conscience du caractère exceptionnel des années post‑covid – 2021 et 2022 ?

M. François Ecalle. En effet, l’analyse comptable de l’augmentation du ratio du déficit public rapporté au PIB entre 2016 et 2023 montre la faible part jouée par les dépenses publiques. Il faut toutefois tenir compte du fait que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui faisait partie des dépenses publiques en 2016, a été remplacé par des allégements de charges, ce qui a automatiquement fait baisser le ratio des dépenses publiques par rapport au PIB – de mémoire, de 0,9 point.

L’écart est principalement dû au taux des prélèvements obligatoires, qui ont diminué de 50 à 60 milliards d’euros sur la période. Cela n’a pas été constaté en 2022. À l’époque, j’avais indiqué que cette année était anormale, car elle a battu un record en matière de prélèvements obligatoires, malgré leur forte baisse. L’année 2023 était donc une forme de normalisation.

Cela a sans doute joué sur les prévisions, puisque l’année 2021-2022 a été exceptionnelle en matière de rentrées de recettes fiscales, avec une très forte élasticité des prélèvements obligatoires au PIB – le rebond de l’activité après une récession est fréquent. Le ministère des finances en était conscient puisque, fin 2023, les prévisions intégraient une baisse de cette élasticité, inférieure à 1. Il semble toutefois avoir été surpris par l’ampleur de la correction ou normalisation.

À titre personnel, j’identifie deux catégories de baisses de prélèvements obligatoires, sur les entreprises et sur les ménages. Les baisses concernant les entreprises sont nécessaires, en raison de nos problèmes de compétitivité, du déséquilibre structurel de nos échanges extérieurs et de la désindustrialisation. Je n’ai cependant jamais dit qu’elles allaient s’autofinancer mais au contraire que tel ne serait pas le cas : si l’on veut stabiliser le déficit public, les mesures fiscales doivent être compensées par des réductions de dépenses – des économies d’un ordre de grandeur équivalent.

M. le président Éric Coquerel. Je vous poserai encore trois questions. Tout d’abord, vous considérez que les prévisions ne devraient pas relever uniquement de Bercy et que le HCFP gagnerait à être davantage aidé et à pouvoir s’autosaisir. Cela n’est-il pas également vrai pour l’Assemblée nationale, dont le contrôle fait partie des prérogatives ?

M. François Ecalle. Vous avez raison, même si je ne saurais me permettre de faire des recommandations concernant l’Assemblée nationale, qui n’est d’ailleurs pas totalement désarmée en la matière.

M. le président Éric Coquerel. Je pose une autre question quelque peu iconoclaste sur le HCFP. Vous avez souligné que beaucoup de termes ont été utilisés afin d’éviter l’emploi du mot « insincérité », qui aurait eu des conséquences trop lourdes en matière constitutionnelle. Le HCFP ne s’est-il pas montré trop prudent ? A-t-il été à la hauteur de sa mission ?

M. François Ecalle. Il a continué à suivre la doctrine établie en 2013. Il était effectivement difficile de hiérarchiser les adjectifs utilisés : les mots « passablement optimistes » revêtent-ils un sens plus négatif que « modérément optimistes » ? Ce n’est pas clair. Selon le président du HCFP, la résolution du problème suppose de revenir aux prérogatives qui lui ont initialement confiées : le Haut Conseil doit produire ou approuver.

Produire – comme le fait, au Royaume-Uni, l’Office for budget responsibility (OBR)  est plus compliqué qu’on ne le pense ; les résultats ne sont pas forcément meilleurs. Ce serait une mauvaise idée que d’éclater l’écosystème des prévisionnistes. du ministère des finances – direction du Trésor, direction du budget, DSS, DGFIP. J’écarte donc l’option selon laquelle le HCFP produirait lui‑même les prévisions.

Faut-il qu’il les approuve ? Pierre Moscovici a évoqué deux scénarios à cet égard. Demander au HCFP d’approuver ou de ne pas approuver soulève les mêmes questions qu’en 2013 : que se passera-t-il s’il n’approuve pas ? En effet, s’il ne conclura pas à l’insincérité, synonyme de volonté de tromperie, il pourrait ne pas approuver les prévisions pour des raisons purement techniques. Dès lors, que fera le Conseil constitutionnel ? Sans doute considérera-t‑il qu’il ne lui revient pas de valider les prévisions réalisées par le gouvernement et approuvées par le Parlement lors du vote de la loi de finances. Je me rangerai donc plutôt à la dernière option de Pierre Moscovici, selon laquelle le gouvernement pourra conserver sa prévision, même en l’absence d’approbation, à la condition de s’en expliquer.

M. le président Éric Coquerel. Dernière question, sommes-nous immunisés quant à l’ampleur des problèmes rencontrés en termes de prévisions pour le budget 2025 ?

M. François Ecalle. Je me garderai d’assurer que nous sommes immunisés, même si une grosse partie des erreurs de ces trois dernières années s’explique par la conjoncture exceptionnelle. Si l’année 2025 ne suit pour l’instant pas le même chemin, elle présente tout de même de gros risques. Ainsi, l’instabilité politique et les difficultés à ce que le Parlement adopte une loi de finances ne contribuent pas à améliorer la confiance dans l’avenir des investisseurs, qui détestent l’incertitude. L’environnement international est lui aussi très risqué. Il ne faut donc pas écarter l’hypothèse d’un gros problème en 2025.

Les prévisionnistes hésitent à prévoir des chocs et des événements inédits, par crainte de la critique. Il ne faut pas exclure que toutes les prévisions de croissance, qu’elles émanent du ministère, de l’OCDE, de la Commission, de Rexecode ou de l’OFCE – Observatoire français des conjonctures économiques –, qui oscillent actuellement entre 0,8 % et 0,9 %, descendent toutes d’un cran au cours de l’année.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. M. Moscovici nous assurait avant-hier que les prévisions étaient à la limite de l’insincérité. Vous dites, au contraire, que l’écart, principalement sur les recettes, s’explique par des raisons techniques. Reprendriez-vous l’idée de limite de l’insincérité ? Je rappelle que le Haut Conseil des finances publiques qualifiait en septembre 2023 le scénario macroéconomique de « plausible », la prévision de déficit de « vraisemblable », et la prévision de croissance d’« élevée », certes, mais nous terminons à 1,1 %, donc entre le consensus des économistes et la prévision du gouvernement. S’agissant du projet de loi de fin de gestion pour 2023, la prévision de croissance est qualifiée de « réalisable », celle de solde public de « plausible » et celle de prélèvements obligatoires de « globalement plausible », avec là encore une croissance prévue à 1 % et qui était finalement de 0,9 %.

M. François Ecalle. Je ne reprends pas le terme d’insincérité : au sens du Conseil constitutionnel, cela supposerait – comme beaucoup de délits – un élément d’intentionnalité. Or je ne sais pas quelle était l’intention du gouvernement : je n’étais pas dans le bureau du ministre de l’économie et je ne sais pas ce qui s’y est dit.

Le travail du comité d’experts n’avait pas pour objet de répondre à cette question. Nous avons essayé de travailler plutôt sur les méthodes ; les mesures que j’ai citées en introduction sont largement celles que propose ce comité. Nous n’avons pas cherché à savoir quelle était la part du politique et celle du technique ; c’est plutôt, à mon sens, le rôle de votre assemblée. Il y a des deux, je crois, mais avec davantage de technique que de politique.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. La Banque de France estime que l’essentiel de l’écart de prévisions sur les recettes est lié à la traduction du cadrage macroéconomique en recettes : à macroéconomie inchangée, on peut avoir des prévisions de recette différentes. Faites-vous vôtre cette analyse ? La composition de la croissance et le comportement des acteurs ont-ils joué un rôle important dans les erreurs de prévision qui nous occupent ?

M. François Ecalle. Oui. La prévision de croissance du PIB en 2023 et 2024 n’était pas anormalement erronée, surtout dans un contexte inédit de chocs successifs dans un sens et dans l’autre. Le problème ne vient pas de là, en effet, mais de la composition de la croissance – entre consommation, échanges extérieurs, etc. – et surtout de la traduction en termes de croissance des recettes, à législation constante, de ce scénario macroéconomique.

Je précise « à législation constante », car on oublie souvent l’impact des mesures nouvelles. Leur chiffrage est un problème. Je pense en particulier à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (CRIM) – qui ne peut toutefois pas expliquer la différence entre les prévisions du PLF pour 2023 et le résultat final, puisqu’elle a été adoptée par amendement. Il y a quand même là une erreur de 11 milliards d’euros !

Celle-ci était particulièrement énorme, mais beaucoup de mesures ne sont jamais revues après le chiffrage initial. Il n’y a pas de séries historiques : nous n’avons aucune série de croissance des impôts à législation constante – ou plutôt il y en a bien une, qui permet de montrer l’évolution de l’élasticité des prélèvements obligatoires à législation constante. Pour la créer, j’ai reconstitué moi-même, il y a une dizaine d’années, à partir d’informations très hétéroclites, une croissance à législation constante des prélèvements obligatoires. Cette donnée a été reprise par le Haut Conseil, et on en voit maintenant le graphique un peu partout. Mais j’ai eu beaucoup de mal pour l’établir, et je ne suis pas du tout sûr de la fiabilité de mes chiffres. C’est là un problème sur lequel il faudrait se pencher.

Vous auditionnez bientôt Laurent Bach, qui vient de publier un papier intéressant sur l’évolution récente de la TVA. Pour prévoir les recettes, on utilise – je le faisais à la direction du Trésor il y a trente ans – un agrégat tiré de la comptabilité nationale, les « emplois taxables », dans lesquels on trouve grosso modo 60 % de consommation des ménages, 20 % d’investissement en logement, les derniers 20 % correspondant aux rémanences de TVA. Ce que montre Laurent Bach, c’est que la croissance des emplois taxables ne colle plus bien, ces trois ou quatre dernières années, avec celle de la TVA. Il faudrait donc réexaminer la corrélation entre cet agrégat et la TVA.

Il faut peut-être changer la formule des emplois taxables – pour passer à 65 % de consommation des ménages, par exemple. Il faut aussi se demander si d’autres agrégats sont mieux corrélés avec la TVA : Laurent Bach propose de se fonder plutôt sur les importations ; je n’y crois pas beaucoup.

Il y a enfin la question des comportements des acteurs. Laurent Bach montre qu’une bonne partie de l’erreur vient des remboursements de TVA. Il s’intéresse surtout au comportement des entreprises – qui peuvent avoir intérêt à demander des remboursements plus ou moins vite, en fonction des taux d’intérêt notamment – mais il ne faut pas oublier celui de l’administration : les délais de remboursement dépendent des procédures de contrôle, qui peuvent être plus ou moins rapides. Pendant la crise de 2020, il fallait qu’elles soient rapides pour améliorer la trésorerie des entreprises ; par la suite, on a durci les procédures. Seule la DGFIP est capable de mesurer ces coups d’accordéon.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Connaissez-vous la composition de l’écart de 1,7 point de PIB, entre les 4,4 points initialement prévus et le résultat final de 5,1 ?

M. François Ecalle. Non. Je n’ai eu ni le temps ni les moyens de faire cette étude.

Le Trésor a publié il y a trois jours une note qui revient sur les prévisions de finances publiques pour 2023 et 2024. Elle présente une décomposition, qui a été présentée au comité d’experts il y a un mois et demi et qui nous a paru une bonne base de réflexion.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Hier, la Banque de France nous a proposé un mécanisme de précaution sur les recettes : en cas de recette supérieure aux prévisions, on constituerait une réserve – je ne parlerais pas de cagnotte ; ce fonds compenserait les moindres recettes les années où cela serait nécessaire. Cette proposition vous paraît-elle pertinente ?

M. François Ecalle. C’est une idée qui revient souvent, sous des formes diverses – fonds de régulation, fonds conjoncturel, etc.

Ce sont de bonnes idées, relativement faciles à mettre en œuvre en régime normal, quand la situation des finances publiques n’est pas spécialement dégradée. C’est beaucoup plus difficile quand on a un déficit très élevé, et que l’on se donne des objectifs ambitieux pour le réduire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelle est votre position sur l’externalisation des prévisions ? Je comprends que vous êtes plutôt favorable au scénario dégradé évoqué par Pierre Moscovici, dans lequel le gouvernement conserverait une marge de manœuvre, mais serait chargé de s’en expliquer devant un HCFP et un Parlement qui verraient tous deux leurs pouvoirs renforcés.

M. François Ecalle. Tout à fait. C’est ce qui me semble souhaitable pour les prévisions pour l’année en cours et l’année suivante.

Il me semble essentiel de distinguer celles-ci, associées au projet de loi de finances, des prévisions pour les années au-delà. Pour le moyen terme, le problème est tout à fait différent.

Comment construit-on un programme de stabilité ou une loi de programmation des finances publiques ? Vous commencez par les recettes. Vous prenez une croissance potentielle un peu optimiste – mais pas trop, il ne faut pas que ce soit trop voyant ; une croissance du PIB en volume qui lui permet de rejoindre son potentiel ; une croissance des prix qui se stabilise au niveau cible de la Banque centrale européenne, c’est-à-dire un peu en dessous des 2 %. Vous obtenez ainsi une croissance du PIB en valeur. En appliquant une élasticité de 1, vous obtenez l’évolution des recettes. Ensuite, vous passez aux dépenses, dont vous calculez la croissance pour qu’elle vous permette d’atteindre votre objectif de déficit… Et si jamais le résultat est vraiment irréaliste, vous pouvez ajouter un soupçon de mesures fiscales nouvelles que vous ne documentez pas, et qui vous permettront de remonter un peu le taux des prélèvements obligatoires. Bref, il n’y a rien derrière, c’est purement normatif !

La première loi de programmation des finances publiques, en 1993 – on disait « loi d’orientation », à l’époque –, tenait sur un fichier Excel d’une dizaine de lignes. Depuis, c’est beaucoup plus complexe, car la Commission européenne demande beaucoup plus d’informations. Mais la méthode de construction est toujours la même.

Cela donne une prévision de moyen terme qui n’a jamais été respectée, et qui est à mon sens purement politique.

J’ai pu constater, quand je menais des audits de finances publiques, que la direction du budget et celle du Trésor établissaient des prévisions de moyen terme, techniques, à politique inchangée, dans lesquelles on ne suppose pas que l’on va prendre des mesures d’économie. Ces prévisions sont très utiles. Elles n’ont jamais été publiées – la dernière fois, c’était moi qui les faisais, en 1994-1995, et nous les transmettions à la direction de la planification du Sénat, qui les publiait. Du jour où le ministre de l’économie a découvert qu’elles ne conduisaient pas à un déficit de 3 % du PIB en 1997, on ne les a plus publiées. Il serait à mon sens nécessaire de les externaliser, peut-être en donnant un pouvoir beaucoup plus important à un tiers de confiance, comme le disait Pierre Moscovici – qui pourrait, par exemple, être Pierre Moscovici lui-même.

M. le président Éric Coquerel. Je revendique aussi cette place pour l’Assemblée nationale.

M. Philippe Lottiaux (RN). Merci de vos analyses. Je retiens de vos propositions qu’une externalisation des prévisions à moyen terme permettrait d’avoir un débat plus objectif. Mais, vous le confirmez aussi, on peut bien avoir les meilleures prévisions du monde, la commande politique prévaut. Elle oriente, c’est un fait. Ce que nous avons du mal à savoir, c’est quelle était la commande et qui l’a passée.

Pouvez-vous revenir sur l’élasticité des recettes par rapport à la croissance ? Une croissance faible en recettes dure-t-elle ? Est-ce là une situation conjoncturelle, ou bien structurelle ?

La crise du logement et de la construction, que l’on a laissé s’installer et qui va durer, n’a-t-elle pas un impact fort sur les recettes de TVA ?

Vous disiez aussi qu’il ne fallait pas trop toucher aux dépenses de l’État, car les diminuer fortement aurait un effet récessif, et vous vous prononciez plutôt pour contraindre les dépenses des collectivités. Je suis sceptique : les collectivités représentent un peu plus de 5 % de la dette publique, mais 70 % de l’investissement public. L’État est dopé à la dépense publique comme Lance Armstrong à l’EPO, mais si on diminue ses recettes de fonctionnement plutôt que celles d’investissement, on peut ne pas trop toucher à la croissance. Si on contraint fortement les collectivités, en revanche, on va toucher à la majorité de l’investissement, et on risque vraiment, pour le coup, un effet récessif.

M. François Ecalle. S’agissant de l’élasticité globale des prélèvements obligatoires au PIB – sachant qu’il y a aussi des élasticités impôt par impôt –, le petit graphique que j’évoquais tout à l’heure montre, sur longue période, qu’elle s’établit en moyenne à 1. Elle a été nettement supérieure à 1 en 2021 et en 2022, et inférieure à 1 en 2023 et en 2024 ; on peut penser qu’elle reviendra vers 1 et que cette phase d’élasticité faible est terminée. Mais je ne fais pas de prévisions, je n’en ai pas les moyens ; ma réponse est théorique.

On voit souvent de telles variations dans les périodes de crise puis de rebond. Ainsi, l’impôt sur les sociétés est très réactif : il amplifie les cycles conjoncturels. Et vous avez raison, l’immobilier joue un rôle : en 2021 et 2022, l’immobilier se portait encore bien. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) sont donc très bien rentrés, comme d’autres impôts liés à l’immobilier : impôt sur la fortune immobilière (IFI), droits de succession, taxes foncières, etc. Cela explique le fait que l’élasticité ait été nettement supérieure à 1 dans ces années-là. En 2023 et 2024, en revanche, le marché de l’immobilier a chuté, et les recettes aussi.

Quant aux collectivités locales, je me réfère à une période qu’elles n’ont pas aimée, celle du quinquennat Hollande, durant laquelle les dotations de l’État ont été réduites de 12 milliards d’euros. Dans un premier temps, les collectivités ont réduit leurs investissements : c’est souvent le plus facile, et d’ailleurs je ne suis pas sûr que tous ces investissements soient pertinents ; mais dans un second temps, elles ont réduit leurs dépenses de fonctionnement. En 2015 et en 2016, l’emploi public dans les collectivités locales a diminué, certes très peu, mais cela ne s’était jamais vu.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous estimez que les erreurs ont été essentiellement techniques. L’année 2022 a été anormale, et l’ampleur de la normalisation en 2023 a été mal évaluée : on peut tout à fait l’entendre, même si nous avons déjà connu des crises et des rebonds, et que cela ne doit pas être complètement imprévisible. Mais comment expliquez-vous qu’en 2024, on ait maintenu des prévisions optimistes et décalées par rapport à la réalité économique ?

M. François Ecalle. Il est possible que les résultats de 2022 nous aient illusionnés. Pendant la préparation du programme de stabilité d’avril 2023, on a découvert que les résultats de 2022 étaient bien meilleurs que prévu : il y a eu des erreurs aussi dans l’autre sens. De manière mécanique, cette base de recettes bien meilleure en 2022 que prévu a relevé les prévisions de recette pour 2023 : toutes choses égales par ailleurs, si vous avez plus de recettes une année, vous en aurez plus l’année suivante ; les prévisionnistes appellent cela l’effet base. Cela aurait dû être corrigé, on s’en aperçoit a posteriori. Cela a été fait en partie : le ministère des finances s’attendait à une normalisation, mais pas aussi forte.

Oui, il y a eu une erreur. Quelle est la part de l’erreur et quelle est celle de l’intervention politique ? Je le redis, je n’en sais rien.

Prenons un autre exemple, celui des dépenses des collectivités locales. Il est clair que la prévision d’évolution qui figurait dans le projet de loi de finances pour 2024, puis dans le programme de stabilité en avril 2024, était irréaliste. Je ne pense vraiment pas que la direction du Trésor l’ait choisie spontanément. Mais, si l’on en croit la prévision actuelle, nous allons constater pour 2024 un déficit des administrations publiques locales en points de PIB qui est inédit depuis trente ou quarante ans. Je redis que les prévisionnistes ont toujours un peu de mal à annoncer des nouvelles quand elles sont à la fois mauvaises et inédites. Si j’avais été en poste à la direction du Trésor l’année dernière, j’aurais hésité à afficher un déficit des administrations publiques locales jamais atteint depuis trente ou quarante ans. Il y a une forme de retenue : l’intervention du politique n’est pas nécessaire pour que les prévisionnistes renoncent à afficher des chiffres qui sont la conclusion de leur raisonnement, mais qui paraissent extraordinaires.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous avez été spécialiste des recettes fiscales entre 2013 et 2015. Avez-vous constaté des évolutions dans l’approche de la fiscalité ou dans la qualification de certaines dépenses en tant que dépenses fiscales depuis 2017 ? Les niches fiscales ne font plus l’objet d’une comptabilisation, ni même d’une estimation. Ont ainsi disparu des comptes les dispositifs concernant les sociétés mères et filiales, qui représentent pourtant presque 17 milliards d’euros, le régime d’intégration des groupes – pour presque 16 milliards d’euros – et le régime sur les titres de participations et leur distribution – pour presque 7 milliards d’euros. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

M. François Ecalle. Quand je m’occupais des finances publiques à la Cour des comptes, entre 2008 et 2015, nous avons fait plusieurs rapports sur les dépenses fiscales. Celles‑ci sont définies comme des dérogations à une norme fiscale qui conduisent à une perte de recettes pour l’État. Mais quelle est la norme ? Ce n’est pas évident du tout. Vous avez cité des dispositifs pour lesquels on peut s’interroger : sont-ils la norme ou une dérogation à la norme ? Je donnerai un autre exemple, plus familier : celui du quotient familial, autrefois considéré comme une dérogation à la norme et donc comme une dépense fiscale, et aujourd’hui considéré comme la norme. Si on organisait un débat sur le sujet, je ne pense pas que l’on arriverait à une conclusion définitive.

La Cour avait dit, à l’époque, qu’il faudrait à tout le moins que le ministère des finances explicite ce qui relève de la norme et ce qui relève de la dérogation. Il l’a fait, en partie – la Cour a été suivie, insuffisamment à mon avis. Ce n’est pas toujours très clair, notamment pour la TVA.

L’année dernière, le ministère des finances a réduit de 10 milliards d’euros le montant des dépenses fiscales, notamment à travers celles qui sont liées à la TVA, pour des raisons qui, selon moi, ne sont pas justifiées. Il y a donc encore des problèmes.

À l’époque, la Cour, après de longues hésitations, avait considéré que la définition des dépenses fiscales – et donc leur liste – devait être confiée à une autre institution ; aujourd’hui, c’est la direction de la législation fiscale qui l’établit dans son coin. La Cour n’a pas été suivie, mais je précise que ni elle, ni le Conseil des prélèvements obligatoires n’étaient très preneurs de cette mission difficile.

Mme Estelle Mercier (SOC). À vous entendre, on a l’impression que seuls les services décident de ce qui figure ou pas dans telle ou telle liste, et qu’il n’y a aucune intervention politique. Est-ce vraiment la réalité ?

M. François Ecalle. C’était la réalité quand j’étais à la Cour des comptes et que j’écrivais ces rapports, entre 2008 et 2015. Je ne peux pas me prononcer sur ce qu’il en est aujourd’hui.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Que le budget ait été sincère ou pas, que les prévisions retenues aient été le résultat d’une erreur technique ou le produit d’un optimisme débordant, le fait est que le déficit est abyssal. Or la représentation nationale a été informée trop tardivement de la situation pour être en mesure de proposer les correctifs utiles, voire, en ce qui me concerne, pour plaider en faveur de recettes supplémentaires. Il s’agit là assurément d’un déni démocratique.

Nous nous demandons toujours quand et par qui a été prise la décision de retenir une prévision optimiste et de se passer d’un projet de loi de finances rectificative ; j’espère que cette commission d’enquête permettra à tout le moins de mettre en lumière les responsabilités de chacun. Car il ne s’agit pas seulement, comme l’a dit Jérôme Fournel, d’une déconvenue majeure : la situation pèse sur les Françaises et les Français, les collectivités locales, nos investissements et les politiques sociales et environnementales.

Estimez-vous nécessaire de réaliser une évaluation, d’une part, de la transformation, en 2019, du CICE en allégements de cotisations patronales et, d’autre part, de ses conséquences sur le montant des recettes sociales ?

M. François Ecalle. Cette transformation a eu des conséquences sur le plan comptable. En effet, les crédits d’impôt sont considérés par les comptables nationaux comme des dépenses publiques. De fait, le CICE est totalement indépendant du bénéfice fiscal : c’est une aide à l’emploi. En le transformant en allégements de charges, on a donc réduit la dépense publique d’environ un point de PIB et diminué les prélèvements obligatoires.

Que faut-il penser de cette mesure ? Des rapports du comité d’évaluation du CICE, lequel relevait de France Stratégie, je retiens que ce dispositif était mal construit, pour des raisons qui tiennent, là encore, au déficit public. En effet, si l’on a choisi un machin aussi complexe qu’un crédit d’impôt remboursable au bout de deux ou trois ans, c’est parce qu’au moment où la décision a été prise, en 2012, on s’était engagé à ramener le déficit à 3 % du PIB en 2013. Sous cet aspect, l’allégement des cotisations patronales est beaucoup plus simple et il a un effet immédiat sur la trésorerie, à la différence du CICE, dont certaines entreprises devaient attendre trois ans le remboursement.

Quant à la question plus générale des allégements de cotisations patronales, j’ai toujours estimé, pour ma part, qu’il s’agissait d’une bonne mesure pour soutenir l’emploi non qualifié. D’après le rapport Bozio et Wasmer, ce ne serait pas aussi évident : les nouvelles technologies affectent désormais des emplois plus qualifiés, le dispositif a pour effet de créer des trappes à bas salaires, le plafond de 2,5 Smic serait trop élevé… Il y a donc matière à revoir le profil de ces allégements, mais la transformation du CICE a plutôt été une bonne chose.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Pensez-vous que ces allégements très importants ont pu troubler les modèles de calcul des prévisionnistes ?

M. François Ecalle. Les allégements de cotisations sur les bas salaires sont probablement en partie à l’origine de l’erreur commise en 2023-2024 sur les cotisations sociales. Cette erreur s’explique également par le scénario macroéconomique, mais un autre facteur a joué : des revalorisations assez importantes du Smic, liées à son indexation sur l’inflation, sont intervenues de manière inopinée, lorsque la hausse des prix dépassait 2 %. Le phénomène a sans doute un peu perturbé les prévisionnistes, qui ont mal mesuré l’impact de ces revalorisations sur les allégements de cotisations. Il aurait pu être mieux évalué – le comité d’experts a examiné ce point. Les informations de l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) auraient peut-être permis de réagir plus vite. Vous avez raison, c’est une des causes de l’erreur.

Mme Christine Arrighi (EcoS). L’Insee annonce que la prévision de croissance est revue à la baisse, de 1 % à 0,8 %, tandis que le déficit passerait de 5,5 % à 6 %. Pensez-vous que l’instabilité de la situation actuelle incite les prévisionnistes à la prudence et que les chiffres annoncés pourraient être, cette fois encore, contredits ?

M. François Ecalle. L’Insee se garde bien de faire des prévisions concernant le déficit public. Le Haut Conseil des finances publiques estimera vraisemblablement que la prévision de croissance de 0,9 % est « plausible ». Pour ma part, je suis plus pessimiste car l’incertitude, qui est toujours une mauvaise chose, est très forte au niveau national et international.

M. Emmanuel Mandon (Dem). L’an dernier, vous avez indiqué au Sénat que les travaux de prévision et les méthodes utilisées au sein du ministère des finances n’avaient pas beaucoup changé depuis près de vingt ans. Sur quelles observations se fondent cette conviction et quelles améliorations vous paraissent-elles possibles ?

M. François Ecalle. Techniquement, les méthodes de prévision des recettes fiscales sont les mêmes que celles que l’on utilisait il y a trente ans. Par exemple, la prévision concernant l’impôt sur les sociétés repose essentiellement sur le scénario macroéconomique, dans lequel l’agrégat le plus pertinent est l’excédent brut d’exploitation. Or on savait déjà, à l’époque, que celui-ci est très éloigné du bénéfice fiscal, auquel, du reste, d’autres éléments s’ajoutent, notamment les reports de déficit. On cherchait donc des agrégats plus pertinents. Puis on a envisagé d’utiliser l’information que les entreprises sont tenues de publier sur leurs comptes trimestriels, avant d’y renoncer devant la complexité de la tâche – c’était avant internet ! Ce serait plus facile aujourd’hui, mais le problème se pose toujours dans les mêmes termes : cette information porte sur les comptes consolidés mondiaux, ce qui ne dit pas grand-chose de l’impôt sur les sociétés qu’elles vont payer en France. Il faudrait donc sélectionner des entreprises qui paient leurs impôts en France, c’est‑à-dire franco-françaises ou publiques – il y a eu un raté concernant EDF.

S’agissant de la TVA, on se posait les mêmes questions que Laurent Bach il y a trente ans ! Il montre qu’il existe une déformation des emplois taxables, mais c’était déjà le cas à l’époque. Le taux majoré de TVA était beaucoup plus élevé, de sorte qu’il y avait une déformation de la consommation entre les produits soumis au taux majoré et ceux qui étaient soumis au taux normal. On faisait donc évoluer la TVA comme les emplois taxables, en ajoutant un correctif pour tenir compte de cette déformation de la consommation. On procède ainsi depuis trente ans, et on commet des erreurs ; on cherche, mais on ne trouve pas forcément.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Le ministère de l’économie et des finances dispose-t-il, selon vous, des moyens convenables pour recueillir les données économiques nécessaires à l’évaluation de la pertinence des dépenses de service et de prestation ?

M. François Ecalle. Le ministère a beaucoup d’informations, mais cela ne suffit pas, comme l’illustre l’exemple de l’impôt sur les sociétés. Nous nous sommes demandé, au sein du comité d’experts, s’il ne faudrait pas demander aux entreprises de communiquer, chaque été, au moment de la préparation du projet de loi de finances, des informations sur ce qu’elles pensent que sera leur bénéfice fiscal pour l’année en cours. Mais, ce faisant, nous leur imposerions une obligation supplémentaire. Or on considère souvent que les entreprises sont déjà très réglementées et ont beaucoup d’informations à fournir.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Fipeco recourt à des données statistiques fournies par l’Insee. L’interprétation de ces données et les méthodes qu’il utilise vous paraissent-elles suffisamment robustes pour garantir la qualité de l’information sur laquelle s’appuient les politiques économiques et sociales du gouvernement ?

M. François Ecalle. L’Insee fait très sérieusement son travail, sous le contrôle d’Eurostat pour ce qui concerne notamment les agrégats relatifs aux finances publiques. Après, on peut débattre – ce sont des discussions qu’ont les économistes et les comptables nationaux – du périmètre des finances publiques ou de certaines conventions comptables. Ainsi, l’agrégat macroéconomique le plus important est le produit intérieur brut. Or on sait, depuis qu’on le mesure, qu’il a des défauts ; il ne prend pas en compte pas certains éléments. En revanche, il a le grand avantage de représenter assez bien l’assiette sur laquelle sont réalisés les prélèvements obligatoires, comme le montre l’élasticité de ces prélèvements au PIB.

M. le président Éric Coquerel.  La parole est à M. Matthias Renault, pour une intervention à titre individuel.

M. Matthias Renault (RN). Concernant les prévisions budgétaires du gouvernement, l’intervention politique est-elle systématique ? À quel moment a-t-elle lieu, étant rappelé que le budget économique est finalisé dès le mois de juillet ? Fait-elle l’objet de réunions entre la direction du budget, la direction du Trésor, le ministre et son cabinet ? La modification des chiffres intervient-elle une fois que le ministre a reçu la prévision technique de la direction du budget ou de la direction du Trésor, ou a-t-elle lieu plus en amont ?

M. François Ecalle. Je ne peux parler que de ce que je connais, c’est-à-dire de ce que j’ai fait – cela remonte maintenant à trente ans – et de ce que j’ai vu, notamment à l’occasion des audits de 2002 et de 2012. Ce sont d’ailleurs les seules années où la Cour des comptes a obtenu toutes ces informations. Lors de ces audits, j’ai pu avoir communication du dossier technique, qui est constitué d’une centaine de pages de fiches, de notes, etc. Nous avons pu recueillir ces documents car, dans les deux cas, le premier ministre nouvellement entré en fonction a demandé la réalisation d’un audit.

D’après mon expérience, qui s’est arrêtée en 2015, la direction du Trésor, autrefois la direction de la prévision, élabore son budget technique, avec les budgets économiques, en juillet. Ces budgets économiques sont transmis au ministre et à son cabinet, accompagnés au moins d’une note. Le dossier est généralement envoyé, au moins en partie, au cabinet. Ensuite, cela se passe de manière très informelle, dans le cadre des relations qu’entretiennent le conseiller économique ou budgétaire du ministre et le directeur du Trésor. Les discussions se déroulent dans leurs bureaux. Lors du lancement de la phase de préparation du PLF et du rapport économique et financier, un membre du cabinet, qui peut en être le directeur, fait état de la position du ministre ; il indique généralement que ce dernier trouve la prévision de croissance trop pessimiste et qu’il conviendrait de la remonter, par exemple, de 0,2 ou 0,3 point. La prévision de déficit est également évoquée. Les modifications apportées sont le fruit de relations interpersonnelles. Certains conseillers auront à cœur de démontrer à l’administration que le ministre a d’excellentes raisons techniques de penser que la prévision devrait être plus optimiste ; d’autres se contenteront de faire part de la décision du ministre…

M. Matthias Renault (RN). Dès lors que l’on constate un écart entre les prévisions techniques et la prévision figurant dans le PLF, on peut donc se livrer à certaines interprétations ?

M. François Ecalle. Vous pouvez vous poser des questions. Cela étant, il faut aussi tenir compte des décalages dans le temps. Les budgets d’été de la direction du Trésor sont élaborés en juin et en juillet, pour être parachevés, généralement, aux alentours du 14 juillet. La préparation du PLF s’échelonne ensuite du 14 juillet au 14 septembre. Au cours de ces deux mois, des informations nouvelles arrivent. La direction du Trésor rédige des notes plus légères ; elle peut signaler au ministre, par exemple, que les dépenses des collectivités locales augmentent bien plus que prévu. Ces informations sont susceptibles d’être prises en compte, à un degré variable, dans le rapport économique et financier, au terme du dialogue très informel qu’entretiennent le cabinet et le Trésor. Rien n’est complètement gelé ; les choses peuvent toujours évoluer, techniquement et politiquement.

M. Matthias Renault (RN). Vous avez affirmé que la Cour des comptes n’avait eu accès aux notes techniques qu’à l’occasion de ces deux audits. Vous paraîtrait-il de bonne politique qu’elle puisse en avoir connaissance systématiquement, au moins pour le rapport de gestion, indépendamment des documents dont peut disposer le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) ?

M. François Ecalle. Si l’on obligeait l’administration à fournir ces prévisions techniques, elle vous dirait qu’elles n’existent pas ; elle vous remettrait des prévisions qui ressemblent étrangement aux prévisions officielles. Les prévisions techniques figureraient sur des notes sans en-tête, non signées, que l’on appelle des notes blanches, lesquelles constituent des documents de travail dépourvus de toute signification. C’est aussi pour ce type de raisons qu’il ne me semble pas possible d’accorder beaucoup plus de pouvoirs au HCFP. La dernière des trois options proposées par Pierre Moscovici, qui consiste à donner plus d’informations dans le cadre d’une démarche de comply or explain – appliquer ou expliquer –, me paraît être, en conséquence, la plus souhaitable.

En revanche, l’administration me paraît prête à communiquer ses prévisions de moyen terme. En effet, elle a bien conscience que les programmes de stabilité, les lois de programmation définissent des programmes structurels à moyen terme, fixent des objectifs de déficit public qui, bien que n’ayant strictement aucun sens à politique inchangée, exigent des efforts considérables. Elle verrait donc d’un bon œil, à mon sens, que ses travaux techniques soient, d’une manière ou d’une autre, extériorisés, en commençant par une échéance de prévision à trois ans.

M. le président Éric Coquerel. J’aimerais réécouter, à l’aune des propos très intéressants que vous nous avez tenus, les auditions de personnes actuellement en fonction à Bercy. La réalité que vous décrivez est en effet un peu différente de ce que l’on nous a affirmé depuis le début de la commission d’enquête.

Je retiens en particulier l’une de vos recommandations, celle de la nécessité d’avoir connaissance des prévisions – je pense notamment aux lois de programmation. Il me paraîtrait en effet utile que nous disposions de ces informations – à politique constante, si je puis dire – afin de nous faire une idée plus précise de la situation et de disposer d’un moyen de contrôle.

Je vous remercie, monsieur Ecalle.

17.   Mardi 28 janvier 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 76

La Commission auditionne M. Laurent Bach, co-responsable du pôle Entreprises de l’Institut des politiques publiques, M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques (en visioconférence) et de M. Olivier Redoules, directeur des études de Rexecode, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([16]).

M. le président Éric Coquerel. Nous sommes réunis pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour 2023 et 2024. Notre commission dispose des prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit donc au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, messieurs Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué aux personnes auditionnées et qui vous a également été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment aux personnes auditionnées et avoir écouté leurs propos liminaires, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite, si possible, courtes, l’idée étant de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes. Je rappelle que notre audition est transmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Laurent Bach, Xavier Ragot et Olivier Redoules prêtent serment.)

M. Laurent Bach, co-responsable du pôle Entreprises de l’Institut des politiques publiques. Je suis professeur de finance à l’ESSEC, ce qui me donne certainement un nombre de vues originales sur ces questions de finances publiques, mais j’ai bien conscience que c’est en tant que membre de longue date de l’Institut des politiques publiques (IPP) que vous me faites venir aujourd’hui. Contrairement à mes collègues de l’OFCE et de Rexecode, aucun des membres de l’IPP n’est macroéconomiste. C’est donc par un autre cheminement que nous nous sommes impliqués dans les débats budgétaires des années récentes. Nous avons participé à l’évaluation de nombre des mesures nouvelles introduites depuis 2017. Il s’agit d’évaluations à caractère microéconomique, dont le but est soit d’établir la distribution de l’effort budgétaire proposé entre les ménages ou les entreprises, soit d’estimer l’effet causal des réformes sur tel ou tel comportement espéré ou redouté. Elles concernent par exemple la réforme de la fiscalité du capital, la baisse de la taxe d’habitation ou les subventions à la décarbonation de l’industrie. Ces évaluations ont d’ores et déjà permis de réévaluer les coûts et les bénéfices de mesures qui, encore aujourd’hui, représentent un effort budgétaire très conséquent pour nos finances publiques.

Depuis le milieu de l’année 2024, nous suivons à l’IPP la chronique des écarts de prévision budgétaire avec un engagement croissant, à mesure que les termes principaux de l’erreur s’avèrent être très proches de nos domaines d’expertise. En effet, il apparaît que ce n’est pas tant la prévision macroéconomique qui a pêché, mais la prévision de recette d’impôts sur laquelle, à l’IPP, nous travaillons en permanence. C’est ce qui m’a amené à publier régulièrement, depuis le début de l’automne dernier, des analyses circonstanciées de la prévision des recettes d’impôt sur les sociétés et de TVA. Sur ces deux points, il m’apparaît que le gros de l’erreur vient de l’inadaptation des modèles de prévision de chaque impôt à la situation nouvelle, issue de la sortie des confinements, de la crise énergétique et du retournement des taux d’intérêt. Il faut bien dire que l’on n’avait encore jamais vu le bénéfice fiscal croître de plus de 40 points en un an, ni de taux de croissance de l’assiette de TVA à deux chiffres. Sont survenues de ce fait de nombreuses surprises de prévision, positives dans un premier temps, puis très négatives ces derniers temps. J’ai pu constater le même mouvement de balancier sur les mêmes impôts en Allemagne. Or il est bien connu que les réactions aux surprises budgétaires ne sont pas symétriques : on détend la dépense quand la surprise est bonne et on ne la contraint pas d’autant quand la surprise est mauvaise. C’est ainsi qu’un épisode d’incertitude de la prévision peut générer un endettement supplémentaire, bien qu’involontaire. On peut le regretter, voire chercher à limiter cette tendance, ou bien penser, comme c’est mon cas, que c’est là un enchaînement de décisions proprement politiques qui dépasse mes compétences d’analyste.

Aussi, lorsque les modèles se dérèglent ou lorsque les résultats d’une évaluation sont fragiles, mon réflexe est d’abord de chercher à comprendre l’origine technique des erreurs, et ce même, et surtout, lorsque l’on en constate l’existence simultanée ailleurs en Europe. On ne saurait en particulier se contenter d’une explication par l’accident statistique de la pandémie et de la guerre en Ukraine, suivie d’un atterrissage brutal. Il faut en effet, en plus, une mécanique propre des recettes fiscales pour expliquer, par exemple, que l’on puisse prédire, comme c’était le cas du projet de loi de finances pour 2024 (PLF 2024), une augmentation de près de 20 % des recettes d’IS quand la croissance économique n’aurait, elle, atteint que 1,4 %.

En tous les cas, comprendre l’erreur passée pour éviter l’erreur future nécessite une prise de recul et le traitement d’informations issues d’horizons plus larges qu’habituellement. Il me semble qu’un tel questionnement a eu lieu au sein des administrations. J’en juge par exemple par l’introduction, certes peu documentée publiquement, d’ajustements à leur modèle de prévision de la TVA dès 2023. Ces innovations n’ont à l’évidence pas suffi à améliorer la prévision pour 2024, voire elles ont pu, comme l’avait suggéré alors dans son avis le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), faire surestimer encore un peu plus les recettes. Le problème, de mon point de vue, est surtout qu’il reste difficile de comprendre, à partir des seuls documents budgétaires, comment ces prévisions de recettes sont faites, et comment les méthodes et les sources utilisées s’ajustent d’une année sur l’autre. Je pense que pour comprendre à temps, il aurait fallu scruter plus d’informations comptables des entreprises, dont beaucoup sont rapidement livrées à l’administration fiscale. On aurait pu aussi se tenir plus rapidement averti de l’évolution des comportements de paiement des entreprises et de ses causes. Cependant, dans le feu de l’action, on n’a pas toujours ni les ressources ni la crédibilité pour suivre toutes les pistes.

C’est pour cette raison qu’il faudrait, à l’avenir, que l’administration ne soit pas seule à travailler sur ces sujets et que des équipes de chercheurs puissent fournir une prévision alternative des éléments du budget les plus incertains, à scénario macroéconomique donné. La croissance du bénéfice fiscal ou de l’assiette de la TVA ou les comportements de paiement de ces impôts sont, à l’IPP, des sujets sur lesquels nous avons l’habitude de travailler en nous saisissant des sources administratives les plus récentes. Nous sommes par exemple capables de produire une analyse poussée des déclarations individuelles de TVA et d’IS déposées au printemps dès l’été qui suit.

Vous ne m’entendrez bien sûr pas dire ici que si l’IPP avait été mis en mesure de prévoir les recettes de TVA et d’IS 2023 et 2024, nous aurions nécessairement proposé une prévision plus proche de la réalité que celle de l’administration. Ma conviction est bien plus modeste. Avoir à disposition plus d’une évaluation crédible aurait permis aux législateurs et au HCFP de mieux comprendre l’ampleur et les sources de l’incertitude sur ces sujets. Comme vous l’a dit le directeur général de l’Insee il y a deux semaines, cette diversité des estimations existe déjà s’agissant des prévisions macroéconomiques, notamment grâce au travail reconnu de l’OFCE et de Rexecode, ici présents. Cependant, ce n’est pas encore le cas s’agissant de la prévision des dépenses et recettes à macroéconomie donnée, pour laquelle l’administration est seule, tant il faut maîtriser la mécanique des recettes fiscales et les données attenantes.

Les méthodes à utiliser pour la macroéconomie d’un côté et les finances publiques de l’autre sont en effet bien différentes. Cela se matérialise d’ailleurs par une distinction entre ces deux matières au sein même de l’organigramme des services de prévision de Bercy. Il ne faut en particulier pas se méprendre sur les prévisions de soldes, qui sont aujourd’hui produites par les macroéconomistes extérieurs à l’administration. Elles servent avant tout comme un ingrédient important de la prévision de l’activité, comme l’a indiqué la semaine dernière Olivier Garnier de la Banque de France. Quand il s’agit pour le HCFP d’évaluer la prévision de solde, il n’inclut pas dans ses avis de mention des prévisions autres que celles de l’administration.

Pour conclure, il serait donc naturel et souhaitable qu’il incombe à ceux qui évaluent les politiques publiques aujourd’hui de participer pleinement aux prévisions de finances publiques. On ne peut toutefois pas seulement compter sur un engagement bénévole de leur part si l’on veut que cette contribution soit régulière.

M. Olivier Redoules, directeur des études de Rexecode. Je ne fais pas de prévisions aujourd’hui. J’ai fait de la prévision en début de carrière, j’ai commencé ma carrière au département de la conjoncture de l’Insee, j’ai beaucoup examiné celles des autres quand j’étais au Medef, mais aussi au secrétariat du Haut Conseil des finances publiques et à la Cour des comptes. J’ai participé à un audit de la Cour des comptes en 2021 et à la préparation d’un rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques. Aujourd’hui, je suis dans une maison, Rexecode, dont le cœur de métier est la prévision économique, d’abord au service de ses adhérents, qui sont les entreprises, depuis 1957.

Je propose d’organiser mon intervention en deux temps. Tout d’abord, s’agissant du retour sur le passé, beaucoup de choses ont été dites par Laurent Bach, dont je veux saluer les travaux sur la TVA et sur l’IS, entre autres. Ensuite, je parlerai des moyens d’améliorer les choses, en tout cas le processus de prévision, qui est un bien collectif.

À Rexecode, nous faisons des prévisions de manière assez différente de celles du Trésor. Nous sommes très peu nombreux, nous veillons surtout à avoir des comptes qui sont cohérents entre eux, entre agents économiques, ce que l’on appelle un « bouclage » en macroéconomie. Ensuite, nous essayons d’intégrer au maximum l’information, qui est souvent de l’information publique – on peut penser aux enquêtes de l’Insee – mais aussi privée, qui va nous guider et nous permettre d’établir un chiffre de croissance ou de consommation pour l’année passée. Notre objectif est d’éclairer nos adhérents, qui paient pour cela et qui, s’ils ne sont pas contents, peuvent partir. Nous faisons ce cadrage chaque trimestre et il repose aussi sur des intuitions macroéconomiques. C’est là où le jugement d’experts peut jouer. Par exemple, nous avons fait l’hypothèse, qui s’est vérifiée, peut-être pour de mauvaises raisons, que les ménages ne réduiraient pas leur taux d’épargne, et qu’ils chercheraient plutôt à préserver la valeur réelle de leur patrimoine. De fait, cette hypothèse que nous avons émise au moins depuis 2022 nous a conduits à avoir une vision très modeste de la croissance de la consommation des ménages, qui cherchent plutôt à maintenir un taux d’épargne élevé.

Nous sommes auditionnés régulièrement par le HCFP, comme l’OFCE ainsi que l’Insee et la Banque de France. Nous présentons donc à cette occasion notre dernier cadrage de prévision. Si l’on se place en septembre 2023, au moment où nous avions fait nos prévisions qui ont été présentées au HCFP dans le cadre de la préparation du PLF pour 2024, nous avions une prévision de croissance beaucoup plus faible que celle du Gouvernement. Celle-ci s’est finalement révélée trop faible pour 2024. Cependant, nous avions plutôt de bonnes prévisions sur la consommation. Nos prévisions se sont révélées trop pessimistes essentiellement sur la dépense publique et sur les exportations, qui sont deux postes qui, certes, engendrent de la croissance, mais qui n’engendrent pas forcément autant de recettes fiscales. Pour mémoire, le Gouvernement avait une prévision de croissance de la consommation pour 2024 de 1,8 %, ce qui est très fort. En outre, le Gouvernement avait aussi choisi une prévision de 1,4 % de croissance au moment du PLF. Elle était bien supérieure au consensus, le HCFP l’a rappelé à maintes reprises. Peut-être qu’au-delà même du chiffre de croissance, l’histoire n’était pas complètement la bonne. Vouloir faire baisser assez fortement le taux d’épargne et en faire un moteur de croissance était peut-être un pari hasardeux.

Sur les finances publiques, nous n’avons pas fait du tout le même travail que l’IPP. Nous ne sommes donc pas capables d’atteindre ce niveau de détail. Nous essayons de suivre les comptes et nous avons vu, par exemple, que la TVA devenait de moins en moins décryptable. Au vu de la situation mensuelle budgétaire, nous avions de moins en moins de possibilités de réconcilier cela et d’y voir une logique. Il y a sans doute eu des choses qui étaient perturbées, à la fois par le comportement des agents, mais aussi par le mécanisme même des impôts. Ils se sont ajoutés par ailleurs à d’autres éléments plus macroéconomiques : l’inflation perturbe forcément à la fois le comportement des agents et la dynamique fiscale. Nous avons été surpris par la bonne tenue des entreprises fin 2022, et d’autres mouvements ont perturbé la lecture des comptes fiscaux et sociaux. On peut penser à la fin d’un certain nombre de mesures exceptionnelles, et, de manière générale, à la fin d’une période exceptionnelle qui était le Covid et qui nous concernait encore en 2023.

En ce qui concerne 2024, les moindres recettes atteignaient un peu plus de 40 milliards d’euros, dont la moitié était déjà un effet de base. Environ 21 milliards d’euros étaient par exemple connus grâce à l’information disponible, peut-être pas en décembre mais plus tard. En 2024, plusieurs effets négatifs sont allés dans le même sens : la baisse de l’IS, mais l’on pouvait s’y attendre quand le cinquième acompte de décembre était mauvais ; la TVA qui s’est révélée beaucoup plus basse que prévu, par rapport à une prévision que le HCFP signalait déjà dans son avis pour le projet des lois de finances pour 2024. Il s’étonnait alors que la croissance de la TVA soit supérieure à celle des emplois taxables ; le fait que le Gouvernement pariait sur une stabilisation des recettes de droits de mutation à titre onéreux (DMTO), alors que le marché immobilier ne montrait pas encore de signe de stabilisation.

À ceci, il faut ajouter de mauvaises surprises qui n’étaient pas forcément prévisibles, notamment sur l’IR ou sur les collectivités locales. Une partie importante de la surprise vient du fait qu’une partie de la prévision relevait plus de l’intention que de la prévision, et était pour partie performative. Rien ne forçait les collectivités locales à faire les efforts anticipés par le gouvernement. Elles ne les ont d’ailleurs pas faits. Il y a donc eu un mélange qui se voit davantage traditionnellement sur les programmations de moyen terme, notamment les programmes de stabilité ou des lois de programmation de finances publiques, systématiquement ratés. Dans le cas présent, pour un PLF, nous avons eu un mélange de prévision et d’intention, peut-être en raison du projet de loi de programmation des finances publiques.

En matière d’enjeux, nous avons toujours tendance à nous dire qu’a priori, la dette n’est pas un problème si, pour reprendre l’expression consacrée « r = g », c’est-à-dire que le taux d’intérêt réel que l’on paie est à peu près similaire au taux de croissance. S’il existe un problème de confiance, ce ne sera peut-être plus le cas. Si, sur notre taux d’intérêt, une prime de risque est en place, en raison des marchés financiers ou de nos partenaires européens qui se montrent défiants, on ne pourra plus faire le pari de se dire que la dette est quelque chose de neutre à moyen terme. Ensuite, il y a un coût politique, vous le mesurez tous les jours en raison d’un déficit important et d’erreurs de prévision, qui nécessite du temps pour comprendre ce qui se passe.

Que pourrait-on faire pour améliorer les choses ? Cela pose la question de ce que l’on met derrière le mot « prévision », de sa finalité et de ce que l’on prend en compte dans une prévision. Raisonne-t-on à politique inchangée ? En raisonnant à politique inchangée, on pourrait reprocher au gouvernement de ne pas intégrer des mesures qui dégraderaient le déficit, alors qu’il paraîtrait logique qu’il intègre des mesures assez sûres, qui améliorent les finances publiques. Intègre-t-on les mesures politiques soumises à discussion, celles du gouvernement, mises en place par amendement au cours du débat parlementaire ? Jusqu’en 2023, le Gouvernement faisait passer ses textes en 49.3. Ce n’était donc pas un sujet. Cependant, cela le devient, maintenant que le Parlement a plus de poids dans l’élaboration des textes. De même, il est important de savoir si l’on intègre, ce qui a été le cas au cours des dernières années, des intentions ou des paris. C’est dit de manière très technique dans les avis du HCFP, mais quand l’on dit qu’une mesure est « non documentée », cela veut dire que c’est un pari ou une intention. Certes, on peut considérer que le Gouvernement est de bonne foi et qu’il souhaite vraiment le faire, mais cela ne garantit pas que cela soit fait. Par conséquent, il serait important, pour les futures prévisions, d’essayer de distinguer ce qui relève de l’intention du Gouvernement, exprimée dans le cadre d’une vision stratégique, et ce qui relève d’une prévision, qui permet d’évaluer ce qui est vraisemblable, réaliste, qui se passe à la fois pour l’économie et pour les finances publiques.

S’il fallait définir une bonne prévision, nous pourrions avoir quelques bases. Un premier point serait d’éviter tout volontarisme. Quand on part d’un écart de production négatif, ce qui veut dire que l’on considère qu’il y a un potentiel de rebond très important et spontané pour l’économie, cela doit être beaucoup plus justifié qu’aujourd’hui. On le fait de manière assez systématique, il suffit de regarder les derniers problèmes de stabilité ou la loi de programmation de finances publiques. En pratique, on s’est souvent trompé sur le potentiel de l’économie, on l’a souvent surestimé. Un autre point important est de ne pas compter sur un rehaussement de la croissance potentielle à l’horizon de la prévision. Certes, il est possible de prendre des mesures qui vont rehausser la croissance potentielle, par exemple la réforme des retraites, mais ces mesures sont en général très difficilement programmables. C’est très difficile de dire dans quelle temporalité, quand bien même on croit à leurs effets, ces effets seront vraiment visibles. C’est encore plus incertain quand on pense aux recettes fiscales qu’elle procurerait. Enfin, un dernier point est d’éviter tout ce qui relève de l’intention, du « non documenté ».

Que faire de plus par rapport à ce que l’on fait aujourd’hui ? Le HCFP fait très bien son travail. Il a émis plusieurs alertes, à la fois sur le scénario macroéconomique et sur les soldes budgétaires. Il faudrait peut-être lui donner plus de poids, par exemple en matière de communication. Il pourrait s’autosaisir, ce qui n’est pas le cas, et ce qui semble une exception française. Il pourrait aussi se voir donné le rôle d’animer un débat sur la prévision macroéconomique et budgétaire, sur le modèle des « commissions économiques de la nation », que je n’ai pas connues, mais dont Denis Ferrand m’a vanté les mérites. On peut aussi accroître l’implication des organismes extérieurs pour apporter une expertise. Cela demande deux choses : un accès aux données et des moyens, car, comme nous le voyons, il s’agit d’un sujet complexe. Il faut acquérir une expertise et il ne faudrait pas rajouter du bruit au débat. De manière générale, j’insiste et je rejoins totalement Laurent Bach sur le besoin et l’intérêt de plus de transparence.

Enfin, la prévision ne va pas remplacer la décision de politique publique. On peut très bien avoir des prévisions très fines et très techniques, il faut donc tenir compte des avis du HCFP. Faut-il lui donner la mission de valider explicitement les projets du Gouvernement ? Pourquoi pas ? A minima, il serait possible de soumettre le Gouvernement à un exercice de comply or explain, en cas d’écarts ou de réserves du HCFP. Il convient de rester prudent, car même si l’on investit beaucoup pour affiner les prévisions, elles resteront des sujets incertains. Nous savons bien que le risque n’est pas complètement symétrique : en cas de bonne surprise de croissance, ce n’est pas si grave. Cependant, une mauvaise surprise enclenche un certain nombre de difficultés. On pourrait imaginer avoir des réserves financières et, de manière un peu plus stricte, avoir des mécanismes de correction. On a su, au moment du Covid, être très agile tout au cours de l’année pour adapter la politique budgétaire à la situation économique et sanitaire. Si l’on considère que l’objectif de retour à la soutenabilité des finances publiques est important, il faut pouvoir mettre en place des mécanismes de correction. Soit on les prévoit au moment des textes financiers, soit on le fait de manière réactive. Tout cela bénéficiera de plus de transparence et de la capacité, notamment du HCFP et d’autres organisations, d’animer le débat public en la matière. Enfin, peut-être faudrait-il également changer la façon dont on apprécie les cibles. On établit une cible de déficit, qui est la résultante de beaucoup d’éléments, notamment du cycle économique. Dans une période où l’on va vouloir faire de la consolidation budgétaire – nous y serons peut-être contraints – on pourrait vouloir raisonner plutôt en « effort ». Il me semble que la bonne terminologie est la « dépense nette des prélèvements ». C’est quelque chose, si je comprends bien, auquel nous pousse une nouvelle règle européenne et qui aurait deux avantages : le premier, c’est que l’on mesurerait vraiment ce que l’on fait. Cela serait plus proche de l’action. Ensuite, le résultat serait peut-être aussi plus contracyclique. Si l’on fait une consolidation budgétaire, le risque est que la croissance s’affaiblisse et que l’on ait de mauvaises surprises sur le déficit, non pas parce que l’on n’a pas fait les bonnes mesures, mais juste parce qu’il y aura des effets à court terme inévitables de la consolidation budgétaire sur la croissance économique.

M. Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques. Je vous parle d’une université américaine, Princeton, où les débats budgétaires sont tout aussi vifs qu’en France.

Je suis directeur de recherche au CNRS et j’interviens comme président de l’OFCE. Ce débat est intéressant parce qu’il renvoie à la raison d’être de l’OFCE. L’OFCE a été créé en 1980 par Raymond Barre, puis consolidé par François Mitterrand, à une époque où il y avait un débat sur les prévisions économiques françaises, qui étaient produites par l’Insee à l’époque. Le Gouvernement, dans une « sagesse libérale », a choisi de créer un institut indépendant, l’OFCE, pour critiquer, au sens intellectuel du terme, les prévisions et les évaluations des politiques publiques du Gouvernement. Cela fait 40 ans que l’OFCE joue ce rôle de vigie lucide et critique des trajectoires des finances publiques dans le débat politique français.

Tous les ans, l’OFCE organise l’Observatoire français des comptes de la nation, où nous invitons tous les conjoncturistes et prévisionnistes de la place de Paris à confronter leurs prévisions. La Banque de France, l’Insee, le Trésor, la Commission européenne, Standard & Poor’s, des banques privées, Rexecode y participent, entre autres. Nous confrontons nos prévisions et nous avons des débats annuels où l’on compare les erreurs, les prévisions. On voit que le métier de prévisionniste est assez compliqué et qu’il y a des biais entre les institutions sur le taux de croissance. Souvent, c’est d’ailleurs notre constat d’octobre dernier, les prévisions de croissance de la direction générale du Trésor ne sont pas en moyenne plus mauvaises que les autres.

Nous nous penchons ici sur les prévisions de finances publiques, effectuées, à ma connaissance, par très peu d’instituts. Je n’en connais que trois : la direction générale du Trésor, la Banque de France et l’OFCE. L’Insee a bien sûr de bonnes prévisions, mais il fait des prévisions à six mois. Dans le paysage français, les instituts qui travaillent sur les prévisions des finances publiques globalement (tous les impôts, toutes les mesures nouvelles, toutes les prévisions et toutes les composantes de l’économie) effectuent un travail très important. Nous le réalisons avec une équipe, à l’OFCE, qui est dirigée par Éric Heyer, Mathieu Plane et Xavier Timbeau, en particulier, deux fois par an, en octobre et en avril. L’équipe entière, pendant deux mois, se concentre sur le travail de prévision. Il s’agit d’un travail colossal.

La prévision comporte deux composantes : d’abord, la croissance à mesures inchangées, prenant en compte l’évolution des salaires, de la consommation, de l’investissement et des exports, qui influencent les recettes fiscales et, ensuite, l’évaluation des mesures nouvelles proposées par le Gouvernement et votées par le Parlement.

La difficulté varie pour ces deux objets. Il s’agit d’un travail de conjoncturiste et nous utilisons des modèles. Le modèle macroéconomique de l’OFCE est assez peu différent du modèle de la direction générale du Trésor. La structure est similaire. Ce sont les choix de paramètres qui sont différents, basés sur des appréciations différentes.

Les mesures nouvelles sont quant à elles particulièrement difficiles à analyser pour tout observateur externe, car Bercy a un avantage comparatif dans la définition de la mesure. Par exemple, pour la contribution à la rente inframarginale des énergéticiens – qui, on le sait, entraînait une erreur de prévision substantielle – le détail de la mesure, le détail de l’assiette fiscale et du texte législatif lui-même n’étaient pas connus au moment où cette mesure a été annoncée. Les instituts comme l’OFCE et tous les analystes ont donc dû utiliser en grande partie l’information transmise par la direction générale du Trésor, qui a un avantage comparatif.

De ce fait, la prévision des finances publiques est un exercice intense, qui demande une approche globale et, comme l’a dit Laurent Bach, des compétences très spécifiques, impôt par impôt. La difficulté du conjoncturiste est de prendre toutes ces informations et de faire une narration globale sur une vision de la dynamique de l’économie française. Cette spécificité de la prévision des finances publiques fait qu’il y a peu d’acteurs en France qui travaillent sur ce sujet.

Je pense qu’il est difficile d’envisager de fractionner les compétences de prévision de la direction générale du Trésor. L’idée d’enlever des compétences à la direction générale du Trésor pour les mettre dans un autre institut, afin de renforcer l’analyse, ne me semble pas une très bonne idée. Dans le cas français, le sujet n’est pas tant, me semble-t-il, le fractionnement des compétences que la transparence des produits élaborés par la direction générale du Trésor.

S’agissant du Haut Conseil des finances publiques, je pense qu’il faut envisager un écosystème des prévisionnistes. Le Haut Conseil des finances publiques ne va pas faire de prévision. Il prend les analyses des prévisionnistes et les compare. Il faut donc se demander comment renforcer le travail des prévisionnistes qui interviennent en dehors du Haut Conseil des finances publiques. Mon expérience est qu’il y a un travail très important à accomplir sur la transparence des documents. Ne soyons pas naïfs, il y a certains documents dont je comprends, en tant qu’économiste à l’OFCE, qu’ils ne peuvent pas être transparents (des analyses de scénarios, de nouvelles recettes fiscales, pour informer le ministre des options politiques). Mais un grand nombre de documents transmis au Haut Conseil des finances publiques pourraient être publics et ne le sont pas. Or nous sommes auditionnés pour nous exprimer sur la crédibilité des prévisions du Gouvernement, sur la base de documents sur la dynamique de certaines recettes fiscales que nous n’avons pas. Le système ne fonctionne pas. Nous devrions avoir au moins une bonne partie de l’information dont dispose le Haut Conseil des finances publiques pour nous exprimer sur la qualité des prévisions qu’analyse le Haut Conseil des finances publiques. On confond le rôle du Haut Conseil des finances publiques et l’information transmise aux prévisionnistes de la place, à Paris. Je pense qu’une grande partie des notes transmises au Haut Conseil des finances publiques par la direction générale du Trésor devraient être publiques très tôt dans l’année. Nous avons besoin d’informations pour nos prévisions et cette asymétrie d’information est dommageable à toute la qualité du débat.

Je pense qu’il faut tenir des réunions trimestrielles d’information sur la dynamique des recettes fiscales, comme avec le Haut Conseil des comptes de la nation, qui se tenait en juillet. Bercy pourrait faire un point avec tous les conjoncturistes de la place pour réactualiser la dynamique des recettes publiques, les dépenses des collectivités locales, les recettes de TVA, les recettes d’IS et la dynamique des cotisations en lien avec la directions de la sécurité sociale, pour que tous les acteurs disposent de l’information, de manière transparente, au moins en juillet. J’évoque le mois de juillet afin que ce point ait lieu avant le PLF et avant la réunion cruciale de septembre, où est arrêté le cadrage « macroéconomique » qui servira de base au débat parlementaire. Il est crucial que des informations soient transmises au mois de juillet.

Ce qui motive cette commission d’enquête, c’est l’erreur un peu inédite à très court terme, à un an, de l’écart de prévision. Je pense qu’il y a un autre horizon crucial pour comprendre la dynamique des prévisions, à 10 ans, à 20 ans, de la projection des finances publiques à législation inchangée. Aux États-Unis, le Congressional Budget Office (CBO) fait une prévision de la dette à 10-20 ans et donne un cadrage autour duquel il est possible d’apprécier les divergences de court terme, afin de savoir si l’on parle de fluctuations autour d’une tendance ou si une nouvelle tendance se dessine. Je trouve qu’en France, dans la prévision des finances publiques, on manque de cet horizon très long, qui doit être élaboré par un institut, qui cadre les fluctuations de court terme. Cet horizon long est fractionné dans différentes projections de notre système fiscal (les retraites, la démographie, l’éducation). C’est un biais singulier par rapport aux autres pays. À mon sens, l’institut qui devrait effectuer ce travail est France Stratégie, qui dispose, dans ses réseaux, du Conseil d’orientation des retraites, du Conseil d’orientation pour l’emploi, du Comité de suivi de l’assurance maladie, du Haut Conseil pour le climat, du Conseil national de la productivité, du Haut Conseil des rémunérations, de l’emploi et de la productivité, du Conseil d’analyse économique, dont j’ai l’honneur de faire partie et dans le cadre duquel nous avons élaboré une note relative à la projection de la dette publique à 10 ans. Je pense que, dans cet écosystème des prévisionnistes des finances publiques, il est nécessaire de réfléchir sur le temps long, au-delà du débat crispé sur la dette publique. Cette réflexion devrait être portée par France Stratégie, et non par le Haut Conseil des finances publiques, qui a déjà bien à faire pour analyser les prévisions de court terme du Gouvernement.

M. le président Éric Coquerel. Pour rendre ses avis sur les projets de loi de finances, le Haut Conseil aux finances publiques compare les prévisions de croissance du Gouvernement à celles d’autres organismes, dont les vôtres, messieurs Xavier Ragot et Olivier Redoules. Pour 2023 et 2024, il a considéré que les prévisions de croissance du Gouvernement étaient élevées. Vos prévisions étaient effectivement bien plus basses, en particulier celles de Rexecode. Finalement, ce sont les prévisions du Gouvernement qui ont été les plus proches de la croissance observée, du moins pour le niveau, puisque sur ces deux années, sa composition, c’est-à-dire la manière dont le Gouvernement imaginait cette croissance, n’a pas bien été appréhendée. Cela a été développé dans des auditions précédentes, mais contrairement à ce qui a été attendu, ce n’est pas la consommation des ménages qui a tiré la croissance, mais le commerce extérieur et la dépense publique. Alors que le Gouvernement avait intégré une hypothèse de réduction des dépenses, ce sont en fait ces mêmes dépenses qui ont permis de sauver sa prévision. Comment analysez-vous le fait qu’en s’étant trompé sur la manière d’y arriver, le Gouvernement a quand même atteint l’objectif de croissance imaginé au départ ?

M. Olivier Redoules. Il faut distinguer 2023 et 2024, qui sont deux années très différentes. En 2023, dans le contexte dont on se souvient, c’est-à-dire celui de l’automne 2022, la prévision relevait du pari. Le Gouvernement a fait le choix de parier qu’il n’y aurait pas de disruption forte des approvisionnements d’énergie. Il s’est trouvé que son choix était judicieux et qu’assez rapidement, nous avons constaté à l’automne que les prix baissaient même plus vite que ce que nous pouvions espérer. La prévision pour 2024 était différente : nous n’attendions pas de choc de ce type. Nous voyions les clignotants s’allumer sur un certain nombre d’indicateurs. Je ne sais pas si nous pouvons vraiment dire que quand on prévoit une croissance de 1,4 % et que l’on finit à 1,1 %, il s’agit d’une petite réduction. L’information qui était disponible fin 2023 ne permettait pas de prévoir 1,4 %.

Ensuite, un effet de vase communicant entre la croissance et le déficit s’est sans doute produit. Nous avons tenu une prévision un peu plus basse que prévu, mais tout de même très forte, à savoir 1,1 % de croissance, mais en enregistrant un déficit beaucoup plus important. D’une certaine façon, nous avons fait un peu plus de croissance qu’espéré et un peu plus de déficit aussi.

M. Xavier Ragot. L’analyse de Bercy sur la dynamique du PIB a été meilleure que celle d’autres prévisionnistes. Est-ce que c’est pour de bonnes ou de mauvaises raisons ? Les services de Bercy se sont trompés, mais beaucoup d’autres aussi, sur les composantes de la croissance du PIB. Effectivement, c’est la dynamique du commerce extérieur qui a été bien plus positive qu’attendu et la consommation qui a été plus atone. La dynamique du commerce extérieur a été positive en raison d’une chute des importations et pas vraiment à cause d’une augmentation des exportations.

Le débat qui anime les conjoncturistes porte sur le taux d’épargne des ménages. Il existe deux sujets polémiques : le taux d’épargne des ménages et la productivité des entreprises, donc la dynamique du taux de chômage. Dans les prévisions du taux d’épargne des ménages, les évaluations de l’OFCE montrent, entre autres, que par rapport aux prévisions du Gouvernement, la dissolution et l’instabilité politique ont coûté entre 0,2 et 0,3 point de taux de croissance. Cet écart est colossal, parce que les gens investissent moins et les ménages épargnent plus. Ils s’interrogent sur le futur. Il existe donc une composante endogène, l’incertitude de l’environnement français et international, qui entraîne une hausse du taux d’épargne des ménages. Cet effet s’est révélé au cours de l’année 2024.

Le sujet de la prévision des finances publiques et l’erreur du Gouvernement ne remettent pas en cause la qualité des prévisions du Gouvernement à mesures inchangées, puisqu’il ne s’est pas trompé plus que les autres sur le niveau du PIB et sur les composantes du PIB. La question cruciale réside dans l’élasticité des recettes fiscales, qui a été sous-évaluée en 2020-2021 et surévaluée en 2023-2024.

M. le président Éric Coquerel. Depuis 2017, le Président de la République a engagé une politique de baisse des prélèvements obligatoires, qui a surtout profité aux ménages les plus aisés, comme l’a récemment montré un rapport de la Cour des comptes. Cette politique aurait dû conduire à une diminution des recettes fiscales. Cependant, après la crise sanitaire, nous avons connu deux années exceptionnelles où l’élasticité des prélèvements obligatoires était supérieure à un. Après avoir posé cette question à François Ecalle, je voudrais également entendre votre avis. L’écart à la prévision que nous avons connu ces deux dernières années ne s’explique-t-il pas par cette politique de baisse massive d’impôts ? Est-il possible que le Gouvernement n’ait pas vu le caractère exceptionnel de ces années post-Covid et qu’il ait donc pu conclure que les baisses d’impôts s’autofinançaient, ce que les années 2023 et 2024 ont infirmé ?

M. Xavier Ragot. Tout d’abord, les baisses d’impôts contribuent d’une manière structurelle au déficit. Nous l’avions évalué, avec Raul Sampognaro et Mathieu Plane, et nous avions imputé la moitié de la hausse de la dette aux dépenses pérennes. Il existe donc une dimension structurelle de contribution des baisses d’impôts au déficit depuis 2017.

Cependant, je pense que votre question est plus précise : en quoi ces baisses d’impôts, dont l’effet pourrait être prévisible, ont entraîné possiblement un optimisme dans l’appréciation des recettes fiscales, quand ces dernières étaient plus dynamiques que le PIB ? Il est difficile de répondre à cette question, parce qu’effectivement, pour 2021-2022, les recettes fiscales étaient très dynamiques, plus que le PIB. Cela a surpris tout le monde. Le déficit a décru – puisque les recettes fiscales ont augmenté – plus qu’anticipé par beaucoup d’acteurs, nous y compris. Les recettes fiscales croissent normalement comme le PIB et l’élasticité est égale à un en moyenne, à législation inchangée. Là, l’élasticité a été supérieure à un. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle décroisse pour retrouver sa moyenne historique. La question portait donc sur la rapidité de la décroissance de l’élasticité des recettes au PIB. Nous avons tous été surpris. On l’estimait à 0,8 point à peu près en 2023-2024. Elle a atteint 0,5-0,6 pour beaucoup de recettes fiscales de manière conjointe : IS, TVA, cotisations et DMTO.

Je ne pense pas que les baisses d’impôts de 2017 aient entraîné un optimisme très important. Je pense que l’optimisme sur les recettes fiscales 2023-2024 était peut-être lié à des surprises positives sur le marché de l’emploi. Les créations d’emplois étaient très dynamiques. Il y a pu y avoir l’illusion que cette dynamique du marché de l’emploi était le signe d’un dynamisme de l’économie sous-jacente qui pouvait générer des recettes fiscales. À l’OFCE, nous étions plus pessimistes sur la dynamique de l’emploi parce que nous pensions qu’elle était associée à l’apprentissage, à différents éléments de nature conjoncturelle plutôt que structurelle. J’associerais donc l’optimisme relatif aux recettes fiscales à l’optimisme relatif à la dynamique de l’emploi, qui était relativement bonne par rapport aux tendances historiques en 2023-2024.

M. Laurent Bach. Il y a une doctrine de l’administration sur la mesure de l’impact budgétaire des mesures nouvelles, de type baisse d’impôts : c’est de faire l’hypothèse que les agents ne répondent pas, que les bases taxables, entre autres, n’augmentent pas, quand les taux baissent. Cela veut dire qu’il y a d’abord une doctrine de prudence.

En revanche, cela peut être introduit dans les prévisions macroéconomiques, parce qu’effectivement, la réponse des agents à ces mesures peut être intégrée dans la prévision de l’investissement. Si, tout à coup, le rendement de l’investissement est jugé plus positif grâce à des baisses d’impôts, nous pouvons penser qu’il va monter. La consommation peut augmenter si un impôt baisse, comme la taxe d’habitation, et que la propension marginale à consommer est élevée.

Nous revenons à la question de la qualité du cadrage macroéconomique qui a été introduit par le Gouvernement. Encore une fois, dans la mesure où ce scénario macroéconomique n’a pas été trop mal évalué, nous pouvons en déduire qu’effectivement, ces baisses d’impôts ont un impact sur le niveau du déficit, probablement. Toutefois, il ne s’agit pas d’une question de prévision.

M. Olivier Redoules. L’avis du Haut Conseil des finances publiques sur le projet de loi de finances de fin de gestion fait état d’un certain nombre d’impôts qui sont responsables de l’erreur de prévision alors qu’ils n’ont pas forcément fait l’objet de telles mesures de baisse. La moindre recette d’IS observée en 2023 vient pour partie des revalorisations successives du smic qui ont précédé la diffusion du choc de prix à l’ensemble des salaires. Nous voyons qu’aujourd’hui, le taux moyen de cotisation est revenu à peu près à son niveau de fin 2019. Dans quelle mesure cette évolution traduit-elle la baisse du taux d’IS, qui a été prise en compte « un pour un » dans les mesures nouvelles du Gouvernement ? Est-ce simplement le contrecoup d’une recette qui avait été exceptionnellement élevée en raison de nombreux facteurs conjoncturels en 2022 ? Il est difficile de le savoir.

M. le président Éric Coquerel. Nous entendons à peu près les mêmes réponses sur les solutions à trouver, notamment sur la question de l’écosystème des prévisions, mais personne ne parle de la manière dont il est possible d’aider l’Assemblée nationale à mieux contrôler. Comment l’Assemblée pourrait-elle également avoir ses propres expertises ? Cela vous semble-t-il une mauvaise idée ?

M. Xavier Ragot. À l’OFCE, nous avions un contrat-cadre avec l’Assemblée nationale pour élaborer des prévisions et nous avons réalisé une série de prévisions pour tester le concept, notamment sur l’IS. Nous avions rédigé des notes, en 2018 me semble-t-il, pour montrer que l’OFCE pouvait aider la représentation nationale à réfléchir dans le cadre du PLF. Nous étions allés assez loin dans la réflexion. Nous avions proposé une ligne téléphonique avec des créneaux qui permettraient d’appeler des économistes de l’OFCE pour essayer de faire des évaluations à une heure, trois jours et deux mois, dans le cadre du PLF. L’Assemblée nationale n’a pas donné suite à cette démarche.

Des instituts comme les nôtres, ou l’IPP et d’autres j’en suis sûr, seraient volontiers disponibles, dans un cadre à définir, pour aider la représentation nationale, notamment lors de ce moment très intense qu’est le PLF. Toutefois, un tel travail doit être organisé, car il demande de mobiliser des équipes de manière assez intense.

M. Laurent Bach. Il est arrivé que l’IPP travaille pour le Sénat. Nous avons été les premiers, avec le Sénat, à produire une évaluation de l’impact budgétaire réel de l’introduction du PFU en 2017. Nous avons aussi été les premiers à estimer la probabilité de remboursement des PGE au printemps 2021. Nos travaux étaient très intenses, avec une temporalité très courte. Il fallait, après avoir répondu à un appel début mars, travailler sur les données et rendre un rapport début avril, ce qui, pour nos équipes, est très difficile.

Il faut évidemment s’accorder sur les conditions de publication des résultats. Nous avons une charte éthique qui nous impose de publier nos résultats, quels qu’ils soient. À partir du moment où vous, Assemblée nationale, vous vous engagez à nous demander un travail, nous le publierons, même si vous n’êtes pas d’accord avec le contenu.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Selon vous, à quelle période – je parle de 2024 – l’écart entre le projet de loi de finances et l’exécution était-il perceptible par les prévisionnistes, par les équipes de la direction générale du Trésor et par le cabinet du ministre ? À quelle période de l’année, selon les éléments dont vos instituts disposaient, pouvait-on sonner ce signal d’alarme qui est intervenu finalement assez tard ?

M. Olivier Redoules. Avant de répondre, je voudrais souligner mon soutien au besoin d’avoir des compétences pour l’Assemblée et pour le Parlement.

L’information est disponible assez tardivement dans l’année. Une partie de l’information assez importante devait être disponible fin décembre 2023, début janvier 2024 : il s’agissait du cinquième acompte d’IS et des remontées de TVA. Cela permettait –le Gouvernement s’est d’ailleurs exprimé dans ce sens et a pris des dispositions, notamment le gel de crédits – d’avoir un ordre de grandeur de l’effet de base qui, à la fin, est une perte d’un peu plus de 20 milliards d’euros de prélèvements obligatoires.

Ensuite, au fil de l’année, le travail est complexe : l’une des recettes, qui était la plus lisible sur les documents budgétaires disponibles publiquement, à savoir la TVA, ne l’est plus du tout. C’est encore plus compliqué pour les autres recettes. Je dirais que, jusqu’au mois d’octobre, les informations ne sont pas disponibles pendant un temps assez long. Des remontées comptables sur certains impôts sont sans doute disponibles mais avec une marge d’incertitude assez élevée.

Nous avions une idée des recettes de DMTO, peut-être un peu plus tôt, au mois d’août. Toutefois, pendant une longue période, nous n’avons pas eu suffisamment d’informations. Les derniers mois de l’année ouvrent une incertitude très élevée, qui ne permet pas de conclure à partir des données de sept ou huit mois de l’année sur la recette de toute l’année. Par exemple, en 2022, les recettes de TVA étaient plutôt bonnes jusqu’au mois de juillet, et la situation s’est dégradée en fin d’année.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour être plus concret, selon vous, de quels éléments d’appréciation sur la dérive des déficits publics l’exécutif disposait-il au mois de mai 2024 ?

M. Laurent Bach. Je vais répondre au sujet de l’IS, car il s’agit de quelque chose d’assez précis. À partir du moment où vous avez le dernier acompte de décembre 2023, vous savez, pour les plus grandes entreprises, quels sont leurs bénéfices fiscaux en 2023. Cela vous donne une idée très précise, ou assez précise, de ce qui va se passer pour l’ensemble des autres entreprises en 2024, puisque pour la plupart des entreprises, ce qu’elles vont payer en 2024 est le résultat de leurs bénéfices de 2023. Le cinquième acompte a un intérêt, bien sûr en lui-même mais aussi pour prévoir les recettes d’IS tout le long de l’année 2024, jusqu’en décembre, date à laquelle une nouvelle information sur le bénéfice 2024 est disponible. Il me semble que ce travail a été effectué, puisque les chiffres du PSTAB sur l’IS ont reflété cette réévaluation des recettes d’IS pour 2024, probablement en raison de la réception du cinquième acompte en décembre 2023. L’information est donc disponible en décembre. Celle-ci doit être retraitée, parce que les grandes entreprises ne fonctionnent pas exactement comme toutes les autres entreprises. Ce travail a été fait et il a visiblement été bien conduit, puisque la prévision de croissance des bénéfices a été mise à jour de 13 % à 2 % entre le PLF 2024 et le PSTAB d’avril. Cette actualisation reflète les données du cinquième acompte.

Pour la TVA, c’est beaucoup plus immédiat. Vous pouvez disposer d’informations assez ponctuelles et importantes sur les remboursements. La plupart des entreprises demandent leur remboursement de TVA en décembre de l’année. Quand elles font la clôture de leurs comptes, elles se disent qu’elles doivent se faire rembourser des sommes importantes au titre de la TVA et qu’elles vont donc les demander en décembre. Par conséquent, en janvier 2024, vous avez toutes ces demandes de remboursement qui affluent et qui vous donnent un renseignement supplémentaire pour la comptabilité budgétaire 2024 et en comptabilité nationale pour 2023. Cependant, évidemment, sur la TVA, une information continue sur l’évolution de l’activité est disponible tout au long de l’année.

M. Xavier Ragot. Au moins en juillet, une consolidation était possible.

Le programme de stabilité, élaboré en avril, contenait des prévisions pluriannuelles sur cinq ans de déficit et des déclarations d’intentions de réformes à venir sur plusieurs années. Le Gouvernement « raconte » en quelque sorte son histoire fiscale. Les informations sont déclaratives et les observateurs les perçoivent comme telles.

Par conséquent, les fluctuations mensuelles budgétaires de l’État sont difficiles à lire en début d’année, sur les quatre premiers mois, parce qu’elles fluctuent énormément. Le programme de stabilité ne comporte pas d’éléments d’analyse de cette situation mensuelle mais plutôt sur les données pluriannuelles. Il faut attendre mai-juin pour avoir une tendance, qui permet la consolidation de la tendance des finances publiques de moyen terme.

Avant le mois de juin, il est compliqué de distinguer les éléments de l’ordre des fluctuations et les éléments de l’ordre de la tendance sur l’année. Nous ne pouvons pas exclure que le Gouvernement avait des informations (sur la dynamique d’investissement des collectivités locales, sur la dynamique des salaires…) en termes de prévision sur l’année. Nous n’avons pas eu accès à l’entièreté de ces documents. Je ne peux donc pas vous répondre plus précisément sur la clarté et le degré d’information qu’aurait pu avoir Bercy avant juin sur des indicateurs avancés d’évolution des finances publiques sur l’année 2024.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il est possible, selon votre réponse, que le 9 juin, jour de la dissolution, l’exécutif disposait d’informations qui n’étaient pas sur la place publique sur la dégradation de nos finances publiques.

M. Xavier Ragot. Je pense que nous ne pouvons pas l’exclure. Il existe une question implicite : quel est le moment adéquat pour que l’exécutif, en toute certitude, mette des informations dans le débat public avec un degré de confiance suffisant ? Quelle est la stratégie de communication de l’incertitude que doit transmettre l’exécutif ? C’est un débat second, qui porte sur le moment adéquat. Le premier débat, c’est l’information.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Sur l’exécution budgétaire 2024, le chiffre de 6,1 % de déficit public vous paraît-il à ce stade toujours tenable, pertinent et exact ?

M. Laurent Bach. Sur ce sujet, nous disposons des informations parues dans la presse récemment, dans Les Échos la semaine dernière.

Les seuls chiffres dont nous disposons concernent le secteur « État ». Pour les secteurs « Sécurité sociale » et « collectivités locales », pour lesquels les dépenses sont très volatiles, nous n’aurons pas d’informations avant la publication du compte des administrations publiques de l’Insee.

M. le président Éric Coquerel. Je voudrais savoir si vous pensez que la très forte hausse du chômage au quatrième trimestre 2024, de 3,9 %, qui est la plus forte remontée en une décennie, peut avoir un impact sur les résultats économiques, et donc les déficits ?

M. Laurent Bach. Les remontées comptables dont nous disposons, en tout cas dans la presse, pour la TVA part « État » ne suggèrent pas une aggravation, en tout cas pas depuis les chiffres de la loi de finances de fin de gestion. Cependant, il y a peut-être eu d’autres impacts. En général, c’est la TVA qui est l’impôt le plus lié à l’activité courante, mais il peut y avoir des effets sur d’autres éléments du budget que je ne suis pas en mesure d’évoquer à ce stade.

M. Xavier Ragot. Nous nous fondons sur des éléments lus dans la presse sur des dynamiques que connaît Bercy, que nous ne connaissons pas et que les journalistes connaissent avant nous. Sur de nombreux sujets, nous devons vous répondre indirectement, par des lectures de presse, sur des documents auxquels nous n’avons pas accès.

Par ailleurs, effectivement, la hausse rapide du taux de chômage va contribuer à ne pas faire baisser le taux d’épargne et à diminuer les dynamiques de cotisations sociales et l’activité économique. Les prévisions de l’OFCE faisaient malheureusement état d’une hausse du taux de chômage à l’horizon de fin 2025. Il serait légèrement en dessous de 8 %, à 7,9 % je crois. Toutefois, nous révisons actuellement nos anticipations. Le chiffre est un peu plus négatif. Il s’agit de notre appréciation d’une dégradation de la situation de la France qui va peser sur les prévisions de déficit que nous sommes en train d’élaborer pour l’année 2025.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Messieurs, vous nous dites que les baisses de recettes et d’impôts qui ont eu lieu en 2017 ne permettent pas de comprendre la sous-exécution des recettes fiscales qui nous occupent. Est-ce à dire, selon vous, que le débat qui nous occupe n’est pas tant un débat de politique économique qu’un débat de prévision technique ?

Ensuite, vous indiquez que le scénario macroéconomique a été « correctement établi en 2023 et 2024 ». Est-ce à dire, par conséquent, que le débat qui nous occupe est d’abord un débat de transmission technique du scénario macroéconomique à la croissance spontanée de certains grands impôts que vous avez évoqués, notamment l’impôt sur les sociétés et la TVA ?

M. Laurent Bach. Naturellement, ce n’est pas dans mes compétences de juger la partie proprement politique des conséquences de cette erreur de prévision. Mais en tout cas, je peux essayer de comprendre la partie technique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une partie politique. J’ai notamment mentionné que le problème politique que posent ces erreurs de prévision, c’est que quand cette dernière est bonne, on a tendance à la dépenser et que quand elle est mauvaise, on a tendance à ne pas contraindre dans les mêmes proportions. Cela a un effet d’endettement, que l’on peut juger politiquement comme une bonne chose ou une mauvaise chose. Un débat politique doit avoir lieu, mais ce n’est pas un débat sur lequel je me sens capable de donner une information utile.

Sur la partie technique, je pense que dans la mesure où le cadrage macroéconomique pour 2023-2024 n’a pas été mauvais et dans la mesure où les baisses d’impôts sont censées se refléter dans ce cadrage macroéconomique et pas directement dans les prévisions de recettes – parce que la doctrine de l’administration est de considérer que les baisses d’impôts ont un effet très important sur le budget et donc c’est seulement dans la mesure où ces dispositions ont un effet sur l’activité que l’impact de ces mesures sera amoindri –l’erreur de prévision, d’un point de vue purement technique, n’est pas liée à ces baisses d’impôts. En revanche, ces baisses d’impôts ont peut-être un impact sur le débat proprement politique que l’on veut avoir sur le niveau d’endettement que l’on voudrait atteindre.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous confirmez  donc que la politique fiscale menée en 2017 est décorrélée des prévisions qui nous occupent aujourd’hui.

M. Laurent Bach. Effectivement, d’un point de vue technique, l’effet de ces baisses d’impôt sur l’erreur de prévision me paraît négligeable.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelles sont les similarités dans les difficultés de prévision technique qu’ont rencontrées également les Allemands et les Britanniques ? Pour les Britanniques, je pense notamment à la question de l’externalisation des prévisions. Considérez‑vous, quand on voit la différence technique qu’ont connue également les Britanniques, que l’externalisation est par définition une bonne chose ?

M. Laurent Bach. Je suis allé voir moi-même les prévisions qui ont été faites en Allemagne et au Royaume-Uni. En Allemagne, on constate beaucoup de similitudes, peut-être pas avec la même ampleur. Toutefois, les erreurs sont du même type, sur les mêmes impôts. Une erreur importante a été commise sur la TVA en 2024 et une autre sur l’impôt sur les sociétés pour la même année, sachant qu’en Allemagne, l’impôt fédéral sur les sociétés représente un poids beaucoup moins important dans les recettes.

Des phénomènes similaires, au moins sur le continent européen, ont produit les mêmes conséquences. Pour autant, cela ne veut pas dire que nous ne pouvions pas avoir une meilleure prévision. Ce n’est pas parce que les Allemands se sont trompés que les Français ont le droit de se tromper. Des choses sont à améliorer dans la prévision, encore plus si le sujet est européen et pas seulement français.

En ce qui concerne l’externalisation britannique à l’Office for budget responsibility (OBR), il faut comprendre qu’elle n’a pas véritablement augmenté la qualité des prévisions. De plus, l’externalisation suppose un accès plus compliqué aux données fiscales. Par exemple, l’OBR n’a pas le droit d’utiliser de données individuelles fiscales, parce que le secret fiscal britannique lui interdit. Par conséquent, cet organisme doit réaliser des prévisions sans données individuelles, alors qu’en France, évidemment, le Trésor a accès à certaines données individuelles, ce qui lui permet d’être plus précis, notamment pour la mesure de l’impact des mesures nouvelles.

M. Olivier Redoules. Il me semble que les autres pays ont aussi commis des erreurs de prévision. Une partie importante des erreurs de prévision sont liées à un contexte macroéconomique fluctuant, avec une série de chocs qui se sont ajoutés. La différence avec la France réside peut-être dans la capacité de ces pays à prendre des mesures correctives en cours d’année, qui est peut-être plus forte que la nôtre. Ce n’est donc pas simplement une question de prévision des finances publiques, mais également de pilotage.

Sur la question de l’externalisation, je partage le point de vue de Xavier Ragot : cela serait très compliqué. Je pense que beaucoup partagent cette idée. La ressource humaine qui permet de réaliser des prévisions est rare et il sera très compliqué de démultiplier les endroits où elle est effectuée. Cela étant, si nous faisons abstraction de cette limite, un arbitrage doit sans doute être réalisé en faveur d’une prévision moins précise et moins informée mais plus transparente. Cette question a peut-être guidé le choix d’un certain nombre de pays et c’est pour cette raison qu’il faut se poser la question ici.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous évoquez également la question de l’optimisme dans les prévisions au sens large, qui serait courante sur le long terme et assez linéaire. Ne peut-on pas, malgré tout, distinguer dans l’optimisme des prévisions de finances publiques au sens large une sorte de réalisme de court terme, à un ou deux ans, et un biais d’optimisme, à plus long terme, qui serait lié notamment aux engagements européens ? Cette distinction ne vaudrait pas seulement pour la France, mais aussi pour les pays membres de la zone euro, avec une forme de déconnexion entre le court terme et le moyen terme que nous pourrions essayer de résoudre.

M. Laurent Bach. Quand nous comparons le réalisé à la prévision et quand nous examinons tous ces graphiques qui comportent un biais systématique, il est vrai que ce biais se voit typiquement pour le programme de stabilité d’avril, pour la prévision au-delà de l’année en cours et ,pour le projet de loi de finances, au-delà de l’année à venir.

Comme suggéré par François Ecalle ici même, il y a probablement deux ensembles de prévisions au-delà de l’année N+ 1 : celui qui comporte des programmes, des mesures, des pratiques à mettre en œuvre, qui expliquent ce biais, parce que l’ensemble de ce paquet de mesures qui est intégré dans le programme de stabilité n’est pas totalement mis en œuvre et que ce décalage existe toujours. Il serait intéressant de comparer l’évolution des prévisions à politiques et pratiques inchangées avec le réalisé deux, trois ou quatre ans plus tard. Malheureusement, nous ne disposons pas de ces informations. Elles ne sont pas publiées, ou en tout cas, quand elles le sont, avec des scénarios d’évolution des dépenses qui sont très conventionnels. Par exemple, la croissance des dépenses des quinze dernières années est reprise comme base de projection pour les trois prochaines années, sans autre réflexion. Ce sont ces éléments qui sont publiés dans le rapport économique, sociale et financier 2024, par exemple. Il existe probablement des prévisions sans mesures nouvelles de ces dépenses qui sont plus réalistes.

M. Xavier Ragot. Il me semble que le biais à deux ans, quand on prend l’histoire des finances publiques, a été considérablement réduit depuis le travail du Haut Conseil des finances publiques. Aujourd’hui, les prévisions du Gouvernement du PIB à un an ou deux ans, comme nous l’avons dit, ne sont pas plus mauvaises que d’autres, voire à la marge, dans les années récentes, relativement meilleures que les autres. Ce sont les composantes du PIB dont on a parlé qui sont mal prévues par beaucoup de conjoncturistes. Je dirais que le travail du Haut Conseil des finances publiques a été salutaire sur ce point.

En outre, le contenu du PSTAB – aujourd’hui le PSMT – est très déclaratif et très lié à des engagements pluriannuels européens. De plus, l’engagement réalisé sur des mesures non précisées est autant politique qu’économique. Toutefois, à deux ans, l’horizon de nombreuses prévisions actuelles, les prévisions du Fouvernement des deux années passées sont peu biaisées. Pour 2025, notre analyse est en cours. Nous serons bientôt auditionnés à ce sujet par le Haut Conseil des finances publiques.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites donc qu’il n’y a pas d’incidence technique de la baisse des impôts sur les prévisions de déficit. Je voudrais savoir quel est votre avis, même si vous avez dit que vous n’étiez pas expert sur cette question, sur l’incidence politique de cette lecture, c’est-à-dire de ce qui donne une vertu à la baisse des impôts, par exemple sur l’emploi, l’investissement.

M. Laurent Bach. Le sujet de l’effet budgétaire de toutes ces baisses d’impôts me concerne en premier lieu, parce que nous avons évalué le nombre de ces baisses. Nous sommes capables d’estimer l’effet budgétaire. Ce dernier, même en prenant en compte les réponses comportementales, est globalement assez négatif, parce que, par exemple, les réformes de la fiscalité du capital n’ont pas eu un impact très fort sur l’investissement. Elles ont eu des impacts plutôt faibles sur la création et sur l’exil fiscal. Il y a tout un ensemble de réponses qui peut-être étaient espérées et que nous n’avons pas trouvées.

L’important est de savoir si, dans les prévisions macroéconomiques, ces effets avaient été anticipés. Je ne suis pas capable de le dire, parce que je ne suis pas macroéconomiste et je ne sais pas exactement comment ils ont été intégrés, si ils l’ont été. Je constate néanmoins que les prévisions macroéconomiques n’ont pas été, de manière flamboyante, très élevées, puisqu’elles sont, pour cette année, légèrement au-dessus de ce qui aurait pu être le résultat d’une anticipation d’un effet très fort sur l’investissement.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma question est très simple. Je trouve que cette audition porte en elle l’une des réponses à nos interrogations. Vous faites des analyses économiques, des prévisions, elles ont leurs limites. Le Gouvernement fait les siennes, d’autres institutions font les leurs. C’est simplement aux hommes politiques, ici et au Sénat, de faire leurs choix et leurs arbitrages.

Tout est déjà sur la table. Des différentes études et prévisions que vous faites, tous les éléments me semblent intéressants, avec leurs limites, leurs contradictions éventuelles, leurs biais, et à la fin, nous devons faire nos arbitrages. Finalement, n’en demande-t-on pas trop à vos prévisions ?

Il y a un débat plus large sur la « science économique ». Des gens plus intelligents que moi ont montré les limites de cette volonté de la catégoriser comme science et de vouloir utiliser des outils qui vous confèreraient une pseudo-noblesse de science dure. Tout cela n’est-il pas le signe d’une démission des politiques, qui cherchent une espèce de Graal, de formule magique, et demandent à l’économie, à l’économétrie, à la prévision économique, ce qu’elle ne peut pas faire ?

Si l’on mettait vos études à leur juste place, ce qui ne signifie absolument pas les minorer, mais au contraire les respecter dans leur vertu, leur mérite et leurs limites, si tout le monde restait à sa place et si les hommes politiques prenaient la leur et assumaient leur courage et leurs analyses, tout cela n’aurait pas lieu.

M. Laurent Bach. La question du traitement des analyses que nous faisons me paraît très importante, afin de savoir comment toutes nos productions sont prises en compte. En tant que producteurs, nous trouvons toujours que vous ne nous écoutez pas assez, mais cela ne veut pas forcément dire que vous devriez toujours nous écouter.

En revanche, vous dites que « tout est déjà sur la table ». Or, du point de vue des analystes, je pense qu’il y a un certain nombre de choses qui pourraient être produites par les analystes qui ne le sont pas encore. En réalité, notamment du point de vue des recettes ou même de certaines dépenses, nous pourrions faire une prévision alternative de certains éléments que, pour l’instant, seul le Gouvernement produit et sur lesquels les incertitudes sont nombreuses, comme l’évolution du bénéfice fiscal, l’évolution de l’assiette de la TVA ou les comportements de remboursement. À l’IPP, nous avons une vue très concrète, mais jusque-là, nous ne l’avons pas fait, car nous n’avions pas de contrat. Nous avons des contrats sur certaines évaluations très ponctuelles qui nous permettent d’accéder aux données du Trésor, mais qui ne suffisent pas pour nous mobiliser, pour utiliser ces données à l’effet de produire une prévision simultanée de certains éléments particulièrement incertains du budget.

M. Olivier Redoules. Ces prévisions, quand bien même on augmenterait assez massivement les outils, seront toujours entourées de beaucoup d’incertitudes. Elles sont de trois types : l’incertitude de l’économie elle-même, l’incertitude du comportement des agents et l’incertitude des mesures qui sont prises. Nous avons parfois du mal à comprendre les effets des mesures passées. Ce travail nécessite du temps et nous rencontrons des difficultés à appréhender les effets des mesures qui sont annoncées sous forme d’intentions ou qui sont plus avancées.

Il faut donc faire preuve de prudence, soit en constituant des réserves financières, soit en partant de prévisions plus conservatrices à moyen terme. La production économique peut tout de même jouer un rôle. Il peut être utile de se rendre compte, au moment de voter un texte budgétaire, que les recettes fiscales sur lesquelles il se base pour l’année suivante sont surestimées.

C’est aussi le cas des débats qui peuvent avoir lieu sur les amendements. Il serait envisageable d’avoir des capacités, au sein du Parlement, d’évaluer, de contre-expertiser ce que fait le Gouvernement, mais aussi d’évaluer ses propres projets d’amendements. Aujourd’hui, il me semble que seuls les projets d’amendement adoptés sont effectivement évalués. Améliorer ces aspects contribuerait à la transparence du débat et à une prise de décision mieux informée.

M. Xavier Ragot. Je pense que la remarque est légitime et que l’économie ne se substituera pas aux politiques. Néanmoins subsiste la question de l’amélioration de la qualité de l’information du débat public, qui est au cœur de la mission de l’OFCE. Nous communiquons régulièrement dans les médias français, en veillant à être rigoureux et précis, notamment sur l’incertitude de nos évaluations. Cela contribue à l’éducation de nos concitoyens sur l’incertitude inhérente au fonctionnement de l’économie.

Néanmoins, des points relèvent du consensus parmi les économistes, sur des effets des dynamiques fiscales du budget, de certaines dynamiques de la politique monétaire dont nous n’avons pas parlé ici, sur la conjoncture française. Il est raisonnable de mettre en avant ces points dans le débat public. Cependant, malheureusement, dans le débat public, ce qui est consensuel parmi les économistes attire moins les journalistes que les éléments de débat. Je pense qu’il est important, en lien avec l’information transmise par le Gouvernement, de donner une place raisonnable à l’analyse économique.

Enfin, notre capacité d’analyse et de prévision sera d’autant plus renforcée que l’on peut s’asseoir sur des propositions de réformes issues du Parlement ou de l’exécutif pour éclairer le débat public. Sur les implications budgétaires, commerciales, de croissance de telles réformes plutôt que telles autres, je pense qu’il est important et utile de nous mobiliser. Le concitoyen doit saisir les implications budgétaires des mesures votées à court et à moyen terme sur un ensemble de sujets, qui peuvent aller des politiques commerciales aux politiques fiscales, industrielles, sur lesquelles je pense que l’analyse économique a des choses à dire.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je trouve que l’OFCE est très précis sur les effets de la politique monétaire, et un peu isolé. Vos analyses sont mal utilisées par certains mouvements politiques, parce qu’elles sont utilisées de manière partielle. De plus, des éléments cruciaux comme le rôle des énergies fossiles, le prix du pétrole ou de l’électricité ne sont pas suffisamment débattus, contrairement à d'autres pays comme les États-Unis. Nous avons abandonné certains leviers de souveraineté économique, financière et énergétique, ce qui nous contraint à débattre sur des sujets qui renvoient à des données plus aléatoires.

En outre, l’analyse économique se fonde sur la répétition de comportements. Or, face à des ruptures de modèles ou des changements brutaux dans les politiques commerciales, énergétiques ou monétaires, vous êtes confrontés aux limites de votre science. N’est-ce pas simplement une difficulté inhérente à votre discipline, et ne devrions-nous pas prendre vos analyses avec plus de prudence dans ce contexte ?

M. Xavier Ragot. Nous avons effectivement insisté sur la dimension budgétaire, car c’était l’objet de cette audition et que ces instruments relèvent de la compétence de la représentation nationale. Cependant, dans notre prévision de l’économie française, cet environnement global, notamment la politique monétaire, joue un rôle important. Notre prévision de croissance intègre la baisse attendue des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne, qui devrait contribuer significativement à la croissance française.

L’ensemble des sujets mentionnés, l’évolution de la politique commerciale, la politique énergétique et la politique monétaire, sont cruciaux pour notre projection à 10 ou 20 ans des finances publiques. Cependant, pour nos prévisions à court terme (un à deux ans), sauf en cas de crise financière majeure, les évolutions structurelles récentes, comme l’arrivée de Trump au pouvoir, ont peu d’impact sur notre prévision du déficit en 2025.

Les limites des modèles renvoient toujours à un débat complexe et je ne veux surtout pas survendre les analyses économiques. Je dirais simplement que beaucoup d’économistes ont prévu une bulle de la « tech » américaine, qui est en train d’exploser. Même face à des situations inédites, l’analyse économique peut s’avérer utile lorsqu’elle est utilisée à bon escient.

M. Thierry Liger (DR). Nous avons parlé d’effets à court terme, à moyen terme et à long terme. Comment intégrez-vous les baromètres des PME, les données sur les défauts de paiement des Urssaf ? Vous avez évoqué les remboursements d’IS et les effets TVA sur les grandes structures, qui diffèrent de ceux des petites structures, notamment pour la TVA liée à l’exportation. Comment ces dynamiques, qui agissent comme des effets correcteurs, sont-elles intégrées dans vos modélisations ?

M. Olivier Redoules. À Rexecode, nous avons un certain nombre d’enquêtes et d’échanges avec des fédérations professionnelles et des entreprises. Nous intégrons ces données de manière qualitative. Par exemple, nous prenons en compte les faillites ou les inquiétudes des entreprises dans nos prévisions d’investissement. Cependant, nous n’avons pas de modèle qui applique une règle de trois directe entre un indicateur et une prévision d’investissement. Cela s’explique notamment par les nombreux chocs non reproductibles que nous avons connus récemment.

M. Laurent Bach. L’année 2009 a été particulièrement importante à cet égard, avec un choc très négatif sur les recettes de TVA et d’IS, dû aux nombreuses faillites de PME. Actuellement, nous ne sommes pas au même niveau de crise. L’effet direct sur les recettes peut exister : lorsqu’il y a beaucoup de faillites, certaines entreprises cessent simplement de payer, ce qui se reflète rapidement dans les recettes. Je ne sais pas si nous sommes à un niveau d’alerte suffisant pour observer cet effet, ni si le Trésor le prévoit, car nous manquons de détails sur la prise en compte de ce type d’effet de trésorerie dans les prévisions.

M. Xavier Ragot. Nous examinons attentivement de nombreux indicateurs économiques faibles, tels que le climat des affaires, l’indice PMI, les taux de faillite. Ces données révèlent le climat de confiance dans l’économie et nous permettent de construire des indicateurs avancés pour évaluer globalement la situation des ménages et des entreprises. Ces indicateurs diffèrent des modèles macroéconomiques. Nous modulons les résultats de ces derniers en fonction des informations fournies par les indicateurs avancés, ce qui constitue le travail du conjoncturiste.

Il existe également des techniques de prévision en temps continu, appelées nowcasting, qui utilisent l’intelligence artificielle pour exploiter un maximum d’informations, y compris les requêtes Google ou des données à très haute fréquence. Ces techniques permettent aux conjoncturistes d’obtenir des informations précieuses sur la santé des PME ou la dynamique de certains secteurs comme la construction.

Cependant, pour l’année 2023-2024, ces indicateurs avancés se sont révélés peu utiles, car les chocs sur les recettes fiscales étaient décorrélés du PIB. Ces indicateurs ont permis d’anticiper l’évolution du PIB, mais n’ont pas pu prévoir les phénomènes fiscaux spécifiques à cette période.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Je souhaite rebondir sur une analyse de monsieur Laurent Bach. Vous indiquez : « Les gouvernements européens ne meurent pas tous de recettes de taxe sur la valeur ajoutée plus basses que prévu, mais tous en sont frappés. » Puis, vous précisez : « la prévision du produit de la taxe sur la valeur ajoutée en 2024 a été surestimée de 4 % en Allemagne et de 2,5 % au Royaume-Uni ». Pour vous, la difficulté à prévoir les produits de TVA n’est donc pas nouvelle et n’est pas un problème français, mais touche de nombreuses économies mondiales. Dans chaque pays concerné, l’État tente de combler l’écart entre prévisions et réalisé en mettant en place divers dispositifs visant à combler le déficit dans l’assiette des impôts. Vous évoquez notamment l’introduction d’une TVA sur certains produits financiers ou d’assurance. Pourriez-vous nous détailler l’intérêt de cette proposition pour fiabiliser les prévisions de recettes ? Avons-nous des retours d’expérience de l’étranger en la matière ?

M. Laurent Bach. En théorie, la TVA est un impôt simple sur la consommation, dont l’évolution est largement prévue par les instituts macroéconomiques. Si la TVA fonctionnait comme dans la théorie, sa prévision devrait être parfaite. Cependant, le problème réside dans le fait que certains types de consommation sont exonérés ou taxés à des taux réduits. Ainsi, même avec une prévision précise de l’évolution de la consommation, l’assiette TVA peut s’en écarter. Par exemple, les produits taxés au taux élevé baissent particulièrement en 2024. Cela crée un décalage entre l’évolution de la consommation et celle de l’assiette TVA. Ce phénomène n’est pas propre à la France et peut se produire dans d’autres pays, notamment en raison des déformations de la consommation suite à la pandémie et à la crise énergétique. Pour rendre la TVA plus prévisible, une solution serait de modifier son assiette pour qu’elle se rapproche davantage de la consommation totale, en introduisant par exemple de la TVA sur les produits financiers actuellement exonérés.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Dans vos travaux respectifs, avez-vous eu l’occasion d’évaluer la pertinence et l’efficacité du modèle macroéconométrique Mésange, de la direction générale du Trésor, développé pour évaluer l’impact sur l’économie française de mesures de politique économique ou de chocs externes ?

M. Olivier Redoules. Je n’ai pas évalué personnellement le modèle Mésange, mais nous l’utilisons régulièrement. Il s’agit du meilleur modèle public disponible. Il est à la fois complet et relativement simple, mis à jour en 2017 par des experts de haut niveau issus de diverses administrations, notamment de l’Insee et de la direction générale du Trésor. Il a le monopole de la prévision crédible à moyen terme. Cependant, il convient sans doute de faire preuve de précautions quand on l’utilise.

Le fait est qu’il est sans doute intéressant pour illustrer un scénario, mais ce n’est pas un modèle à utiliser pour réaliser des prévisions. Cependant, il suppose que l’on raisonne en équilibre financier, sinon il pourrait aboutir à des mesures excessives. En outre, il ne permet pas de déterminer précisément le timing des impacts des mesures. Le modèle reflète un consensus économique sur les effets à long terme de certaines mesures, basé sur une riche synthèse de la littérature. Toutefois, ces prédictions moyennes ont peu de chances de se réaliser exactement telles quelles dans la réalité.

Dans les programmations à moyen terme, Mésange et d’autres outils ont été utilisés pour estimer les effets de croissance potentielle des réformes. Ces scénarios partent souvent d’une situation en dessous du potentiel, prévoyant un rattrapage spontané suivi d’une augmentation du potentiel grâce aux mesures politiques. Bien que cette approche soit valable pour décrire la cohérence d’une stratégie économique, en déduire des prévisions précises de recettes, de croissance, d’emploi et d’équilibre budgétaire est problématique.

Il serait utile d’avoir, en plus de la stratégie du Gouvernement, une trajectoire à politique inchangée, plus réaliste et ne comptant pas sur des effets incertains.

M. Xavier Ragot. Il existe peu de modèles macroéconométriques permettant d’évaluer les politiques publiques en tenant compte des effets de celles‑ci sur l’emploi, l’épargne et les finances publiques. Outre Mésange, nous pouvons citer e-mod de l’OFCE, en cours de réestimation, et le modèle de la Banque de France.

Le modèle Mésange, en particulier, est évalué dans des cahiers de variantes et le problème d’un tel modèle macroéconomique réside dans la possibilité de l’utiliser de différentes manières. Il y a beaucoup de jugement dans l’introduction des mesures dans Mésange. Finalement, ce sont les équipes de conjoncturistes qui utilisent le modèle qui permettent de parvenir à une qualité de prévision. Je pense que les erreurs de prévision ne proviennent pas tant d’équations mal spécifiées de Mésange, mais du jugement sur le rendement de certaines recettes fiscales qui étaient un peu « hors modèle », surévaluées, par les personnes qui ont utilisé Mésange. Nous constatons par ailleurs des différences avec le modèle OFCE, notamment sur la dynamique du taux de chômage prévu, mais pas sur la prévision de finances publiques 2023-2024.

M. Emmanuel Mandon (Dem). En novembre dernier, nous savons que deux d’entre vous ont été invités à contribuer à un comité scientifique de neuf experts sur la prévision de finances publiques. Le Gouvernement ou la direction générale du Trésor ont-ils déjà fait appel à votre expertise auparavant, que ce soit de manière ponctuelle ou de manière récurrente, en vue d’améliorer le travail de prévision macroéconomique ?

M. Laurent Bach. À l’IPP, nous n’honorons que des contrats, nous ne réalisons pas de consulting caché. Nous n’avons pas de contrat avec la direction générale du Trésor sur la prévision des recettes. Ma participation au comité est bénévole et vise à faciliter les échanges avec l’administration pour poser des questions et formuler des recommandations. C'était ma première interaction avec les services de prévision de l’administration.

M. Xavier Ragot. À l’OFCE, les interactions avec l’administration font partie de notre mandat. Nous sommes en contact avec différentes administrations qui demandent à nous auditionner pour disposer de nos prévisions. Au-delà du chiffre que nous publions, leur volonté est de comprendre pourquoi nous effectuons cette prévision-là. Dans ces cas-là, nous interagissons avec nos homologues du Trésor. Durant la crise sanitaire, nous avons eu des échanges sur les prévisions de faillites et l’impact des PGE. Nous nous efforçons de rendre nos économistes disponibles pour expliciter nos analyses auprès des administrations et des députés. Nous sommes également auditionnés par la Commission européenne et le FMI pour donner notre appréciation de l’économie française.

Mme Félicie Gérard (HOR). Le déficit public s’est considérablement dégradé sur la période 2023-2024, atteignant des niveaux bien supérieurs aux prévisions initiales du Gouvernement. Nous cherchons donc à identifier les facteurs ayant conduit à cette prévision erronée. Comme vous l’avez dit, il existe des lacunes dans notre manière de réaliser nos prévisions fiscales. Toutefois, en tant que parlementaires, nous avons chaque année quelques semaines seulement pour examiner et adopter un budget. Ainsi, alors que les prévisions budgétaires évoluent parfois de manière significative en fin d’année, quelles pistes identifiez-vous pour rendre plus efficaces la construction du projet de loi de finances et la discussion budgétaire au Parlement ?

M. Xavier Ragot. Nous avons essayé de mettre en place des éléments avec l’Assemblée nationale. Nous avons une convention-cadre OFCE Assemblée nationale et une convention-cadre OFCE Sénat pour évaluer sur des temps courts dans un cadre précis des propositions d’analyse soumises au Parlement.

Je pense qu’il s’agit d’une bonne modalité, sur laquelle il est possible de réfléchir. Une convention-cadre entre l’Assemblée nationale et quelques instituts pour définir un « droit de tirage » pour trois ou quatre évaluations par an, par exemple de septembre à octobre, pourrait être une manière de contribuer aux réflexions de l’Assemblée nationale. Ces évaluations ont effectivement vocation à être publiques dans tous les cas. Je pense que c’est la condition du sérieux de nos évaluations que de pouvoir être soumises à la critique de nos pairs. Ce processus d’interaction formalisé entre les parlementaires et nos instituts permettrait d’optimiser l’allocation des ressources pour ces évaluations à court terme, et ce pour des montants modestes.

M. Laurent Bach. Je pense qu’il serait bénéfique pour le législateur d’avoir accès à des contre-prévisions sur certains éléments, afin de pouvoir confronter différentes projections sur des aspects techniques. De fait, cette contre-prévision, en tout cas sur certains points, n’existe pas et ce n’est pas quelque chose dont vous pouvez vous saisir lorsque vous lisez les documents budgétaires. C'est un élément qui devrait être mis en place, tant pour vous que pour les tiers de confiance évaluant les prévisions de recettes et de dépenses. De plus, il y a un enjeu d’évaluation des mesures nouvelles. Des contrats-cadres existent déjà, comme celui que nous avons avec le Sénat, offrant un droit de tirage sur des études. Ce système a déjà été utilisé par le passé et pourrait être davantage exploité.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je constate que les prévisions sur la croissance en volume du PIB étaient relativement justes. Cependant, la composition de cette croissance diffère significativement des prévisions, en 2023 comme en 2024, relatives au commerce extérieur et à la consommation des ménages.

Concernant l’impôt sur les sociétés, comment expliquez-vous l’écart de 14 milliards d’euros sur un impôt rapportant environ 58 milliards d’euros, et qui reste stable de 2023 à 2025 ? L’explication basée sur l’indexation sur l’excédent brut d’exploitation semble insuffisante.

Pour la TVA, pourquoi observons-nous une surestimation systématique de la consommation des ménages ? On invoque souvent un retour attendu du taux d’épargne à 14,5 %, mais les comportements économiques peuvent évoluer. Or cette erreur se répète sur plusieurs années.

Concernant l’impôt sur le revenu, traditionnellement prévisible, car lié à la masse salariale, nous constatons des écarts importants. Pouvez-vous commenter ?

Les DMTO n’ont quant à eux pas été réajustés, malgré une baisse significative en 2023.

Enfin, nous pourrions parler des prévisions sur le tabac, pour lequel des baisses sont constatées, malgré les prévisions de hausse...

M. Laurent Bach. Concernant l’impôt sur les sociétés, plusieurs facteurs expliquent les difficultés de prévision. Nous pouvons citer, tout d’abord, l’effet multiplicateur des erreurs. Ainsi, une petite erreur sur le bénéfice fiscal se traduit par une erreur amplifiée sur les recettes, en raison du système d’acomptes et de solde. Ensuite, nous pouvons évoquer la faible corrélation entre l’excédent brut d’exploitation (EBE) et le bénéfice fiscal, sauf en période de crise majeure. Des éléments comme les déductions fiscales, les reports en avant, influencent cette relation. Enfin, nous pouvons parler de l’impact disproportionné des grandes entreprises. Par exemple, EDF a augmenté son EBE de 46 milliards d’euros en 2023, mais a peu payé d’impôts en utilisant ses pertes antérieures. À l’inverse, CMA‑CGM a vu son EBE chuter de 25 milliards à 2 milliards d’euros, avec peu d’impact fiscal.

Pour la TVA, le problème de prévision de la consommation relève de l’analyse macroéconomique. Cependant, même avec une estimation parfaite de la consommation, l’erreur sur l’assiette de la TVA aurait persisté. En 2023 et 2024, l’assiette de la TVA a évolué moins dynamiquement que la consommation réelle, notamment parce que les éléments les plus taxés ont le plus diminué, pour des raisons qui restent à comprendre.

M. Olivier Redoules. Je vous cite l’avis du Haut Conseil des finances publiques de septembre 2023 sur le PLF 2024 : « la prévision de prélèvements obligatoires est tirée vers le haut par la prévision de croissance élevée et, au-delà, par des hypothèses favorables sur le rendement de certains impôts (croissance de la TVA) ». Pour en revenir à la TVA, nous avons prévu une croissance de la TVA supérieure à sa base taxable, elle-même dépendant d’une prévision de consommation de 1,8 %, supérieure à celle du PIB, qui supposait une baisse du taux d’épargne. Pour 2023, la prévision de consommation était également supérieure à celle du PIB. Il y a eu des hypothèses de rebond de certains impôts dont, implicitement, le niveau sous-jacent a été surestimé, considérant les baisses de recettes comme exceptionnelles, alors que c’était probablement le surplus de 2022 qui était exceptionnel. La difficulté réside dans l’estimation du niveau sous-jacent des recettes. Des analyses détaillées permettent de mieux le cerner alors qu’un raisonnement basé sur des grandes masses peut être trompeur.

Je salue également le travail de la direction générale du Trésor, mais je ne sais pas s’il y a eu un déficit de modélisation ou si les hypothèses étaient trop volontaristes.

M. Xavier Ragot. Il existe des facteurs communs qui expliquent que le rendement des recettes a été plus faible que prévu pour nombre d’impôts. Les années 2021 et 2022 étaient exceptionnelles en termes de rendement fiscal, mais c’était ininterprétable après le choc Covid, les PGE ou le dispositif d’activité partielle. La dynamique des assiettes fiscales était incompréhensible. Ensuite, le choc énergétique a créé de l’inflation. Les taux d’intérêt augmentés ont gelé le marché immobilier, entraînant la chute des DMTO. L’inflation a changé le comportement de consommation des ménages. Pour beaucoup de ménages français, cette hausse des prix était inédite. Le panier de consommation s’est tourné vers des biens de marque ou des biens de moins grande qualité, qui ont des assiettes fiscales différentes par rapport à d’autres consommations plus standards.

Il existe un risque de désagréger trop finement, impôt par impôt, entreprise par entreprise, et de ne pas voir la raison inédite de ces erreurs fiscales incroyables de l’ordre d’un point de PIB. Les chocs macroéconomiques, énergétiques et l’inflation ont complètement changé l’ensemble du fonctionnement des marchés. Nous sommes en train d’essayer de comprendre ce qui s’est passé dans le changement de comportement, en termes d’acomptes d’IS, de consommation, d’accès au logement, de stratégies d’investissement, de stratégies de consommation et de taux d’épargne.

Il ne faut pas que la trop grande désagrégation donne l’illusion de la compréhension, alors que toutes nos économies européennes ont connu un choc inédit, le choc inflationniste, que tous les conjoncturistes essaient d’intégrer dans la dynamique des assiettes fiscales.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Monsieur Bach, il y a quelques jours, vous avez publié un rapport intitulé À la recherche de la TVA perdue. Vous y émettez plusieurs hypothèses : vous dites que le modèle de TVA utilisé par le Trésor n’a pas été en mesure de suivre les déformations de l’assiette de TVA qui ont eu lieu depuis 2020. Je suppose que vous pointez du doigt un problème d’adaptation de son modèle. Ensuite, vous émettez l’hypothèse, et nous le savons, que les entreprises ont demandé des remboursements anticipés de TVA. Cela n’était-il pas un petit signe que les entreprises avaient besoin de trésorerie pour anticiper une baisse de rentrée d’impôts de production ? Enfin, au vu de tout ce que vous avez écrit, faut-il changer de modèle d’évaluation ?

M. Laurent Bach. Concernant le modèle, il est nécessaire pour comprendre l’assiette TVA car il n’existe pas de déclaration directe de ce qui est réellement taxé à la TVA, net des remboursements. Nous devons modéliser l’ensemble de l’économie, les achats et les ventes, en supposant une certaine stabilité dans la structure économique. Ce modèle fonctionnait bien avant 2020, mais a ensuite montré des écarts importants, d’abord en surestimant les recettes de TVA, puis en les sous-estimant en 2023 et 2024. Cela indique un changement dans les relations entre les différents secteurs économiques, un phénomène observé dans plusieurs pays. Il est difficile d’anticiper ces retournements, mais il est nécessaire de développer des compétences pour ajuster le modèle plus fréquemment et rapidement, et d’obtenir plus d’informations.

Concernant les remboursements, l’effet des difficultés financières des entreprises peut jouer un rôle. Cependant, la principale explication semble être la forte croissance de l’assiette TVA en 2021 et 2022 (environ 10 % chaque année), suivie d’un retour à la normale. Le système de TVA implique des paiements immédiats et des remboursements différés, ce qui a temporairement favorisé les recettes de l’État au détriment de la trésorerie des entreprises. Lorsque la croissance de l’assiette est revenue à la normale, cet effet s’est estompé. Pour mieux comprendre ce phénomène, il faudrait utiliser davantage de données individuelles sur les déclarations et le stock de créances des entreprises envers l’État, des informations qui commencent à être disponibles pour les chercheurs depuis trois ou quatre ans.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Ragot, par rapport au budget initial de Michel Barnier, l’OFCE avait prévu un impact de 0,8 point de PIB, si je ne me trompe pas. Avez-vous recalculé cet impact en fonction de la nouvelle composition du budget, qui comprend 24 milliards d’euros de dépenses en moins côté budget de l’État, 2 milliards d’euros côté collectivités territoriales, et 8 milliards d’euros côté Sécurité sociale ?

M. Xavier Ragot. Nous sommes en train d’y travailler. Nous anticipons une saisine du Haut Conseil des finances publiques. Malheureusement, je n’ai pas de chiffre à vous donner parce que les équipes travaillent, au moment où je vous parle, sur cet élément-là. Par ailleurs, la note de l’OFCE comparant la qualité des prévisions des prévisionnistes français sera disponible en fin de semaine.

18.   Mardi 4 février 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 78

La Commission auditionne M. Gabriel Attal, ancien premier ministre dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([17]).

M. le président Éric Coquerel. Nous poursuivons, avec la présente audition, nos travaux visant à « étudier et [à] rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui vous a été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même, ainsi que les rapporteurs, poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite, si possible courtes, l’idée étant de laisser le plus possible la parole aux personnes auditionnées. Le temps imparti à chaque groupe pour l’ensemble de ses orateurs ne devant pas excéder deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances si des réponses semblent insatisfaisantes.

M. Gabriel Attal a été, entre mai 2022 et juillet 2023, ministre délégué chargé des comptes publics, puis, à compter de janvier et jusqu’en septembre 2024, premier ministre.

L’article 6 de l’ordonnance de 1958 impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Gabriel Attal prête serment.)

M. Gabriel Attal, député, ancien premier ministre. Je suis heureux d’avoir l’occasion de m’exprimer devant vous sur cette question capitale de nos finances publiques et de répondre à toutes vos questions, comme j’ai eu l’occasion de le faire il y a quelques semaines au Sénat devant la mission d’information sénatoriale. Cet exercice me semble essentiel. Depuis 2022 nous avons eu, monsieur le président, l’occasion de travailler ensemble sur bien des thèmes. Malgré nos différences politiques, nous l’avons toujours fait dans un esprit républicain et vous savez l’importance que j’accorde au travail parlementaire.

Je veux revenir, dans ce propos liminaire, sur les grands axes de mon action et sur les décisions que j’ai prises en tant que premier ministre en ce qui concerne la gestion de nos comptes publics. Si vous en êtes d’accord, je rentrerai davantage dans les détails techniques en réponse aux questions des rapporteurs et des députés.

J’ai été nommé premier ministre le 9 janvier 2024. Il a été tout de suite très clair que la question de la maîtrise des finances publiques serait au cœur de mon action à Matignon. Dès le 11 janvier, au cours de ma première intervention médiatique au journal télévisé de 20 heures, j’ai dit aux Français que la situation de nos finances publiques était difficile et qu’il n’existait pas d’argent magique. Quelques jours plus tard, le 18 janvier, alors que mes équipes s’étaient déjà mises au travail pour identifier les premières pistes d’économie, j’ai réuni l’ensemble des ministres, puis, au mois de février, les ministres délégués et les secrétaires d’État de mon gouvernement. Lors de ces rencontres, j’ai annoncé très clairement la couleur. J’ai insisté pour que toute annonce ayant un impact budgétaire fasse l’objet d’une évaluation et d’une validation en amont par Matignon, compte tenu de l’état déjà très fragilisé de nos comptes. La presse avait d’ailleurs relayé une des phrases que j’avais prononcée : « Toute annonce avec des conséquences budgétaires qui sera faite sans avoir été validée par Matignon sera immédiatement contredite. » Cette formule ne souffrait d’aucune ambiguïté, et chacun de mes ministres était très au clair sur la situation des finances publiques. Je tiens à souligner notamment l’engagement constant du ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, et de son ministre délégué chargé des comptes publics, Thomas Cazenave.

Le 30 janvier, j’ai évoqué le sujet des finances publiques très explicitement dans ma déclaration de politique générale ici à l’Assemblée, en déclarant que « le préalable du réarmement de la France, c’est la responsabilité budgétaire. Nous devons faire preuve d’une responsabilité exemplaire dans nos finances publiques », avant d’ajouter : « Nous allons poursuivre et renforcer les revues de dépenses auxquelles tous les ministères et tous les secteurs de l’action publique seront associés. »

En mars, en réponse à une question à l’Assemblée, je suis allé plus loin encore et j’ai brisé une forme de tabou en évoquant explicitement la « rigueur » face à la nécessité d’agir, ce qui a suscité de nombreux commentaires.

J’ai donc affirmé d’emblée, et très clairement, l’importance d’une ligne de conduite rigoureuse en matière budgétaire. Des déclarations, nous sommes passés aux actes.

Je veux profiter de la retransmission de cette audition en direct sur LCP pour annoncer une bonne nouvelle, les informations positives étant à mes yeux insuffisamment relayées dans le débat public. L’Insee vient de communiquer sur l’exécution des comptes 2024 : grâce aux efforts engagés à partir de janvier 2024 et poursuivis tout au long de l’année 2024, le déficit budgétaire de l’État en 2024 s’est réduit de 17 milliards d’euros. Pour le dire autrement, le déficit de l’État, qui est passé de 173 milliards d’euros en 2023 à 156 milliards en 2024, a baissé de 10 % au cours de l’année où le gouvernement que je dirigeais était aux affaires. À un tel rythme annuel, le déficit des comptes de l’État serait résorbé en dix ans.

Au cours de l’année 2024, les dépenses de l’État ont diminué de 11 milliards par rapport à 2023. La dernière diminution des dépenses de l’État d’une année sur l’autre remonte à 2015 et s’explique par la baisse drastique des dotations aux collectivités locales décidée par le gouvernement de François Hollande. Il me semble important de le rappeler car, dans le débat public, on a pu avoir ces derniers mois le sentiment, alimenté par certains, que les dépenses de l’État ont dérapé en 2024 par rapport à 2023.

Durant toute la durée de mon passage à Matignon, j’ai eu à prendre, en matière de finances publiques, des décisions difficiles, souvent impopulaires, et qui ont été contestées fortement au sein des groupes de l’opposition à l’Assemblée nationale.

Je souhaite maintenant détailler les choix décidés au cours des six mois précédant les élections européennes et la dissolution, avant que le Président de la République n’entérine ma démission.

Le 9 janvier, jour de mon arrivée à Matignon, mon directeur de cabinet, ancien directeur général du Trésor, m’a fait un rapport précis sur l’état critique de nos finances publiques et sur l’ampleur du travail à fournir pour les stabiliser. En tant qu’ancien ministre délégué chargé des comptes publics, je n’ignorais évidemment rien de cette situation, mais j’étais ministre de l’éducation nationale au cours des six mois précédant ma nomination à Matignon. J’ai donc été moins directement impliqué dans la préparation du projet de loi de finances pour 2024. Je n’ai notamment pas eu connaissance des alertes formulées à l’automne et à l’hiver 2023 par le ministre de l’économie et des finances à travers différentes notes adressées à ma prédécesseure, dont votre commission d’enquête s’est fait l’écho.

Compte tenu de la situation, nous avons décidé, avec mon gouvernement, dès janvier, de mesures importantes.

La première d’entre elles a été prise en janvier sous l’impulsion courageuse de Bruno Le Maire et concernait le relèvement de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) à 21 euros. Je rappelle qu’elle avait été réduite à 1 euro par mégawatt pendant la crise énergétique. Cette décision a permis de dégager un surplus de recettes de près de 6 milliards d’euros par an. Elle a pourtant soulevé beaucoup de débats et une opposition quasi unanime des oppositions à l’Assemblée nationale.

En février 2024, une alerte sur le risque de dépassement de la prévision du déficit pour 2023 en raison d’une chute soudaine des rentrées fiscales nous est parvenue. Dans le même temps, la croissance attendue pour 2024 s’annonçait inférieure aux prévisions initiales. Compte tenu de l’arrêt de la croissance au quatrième trimestre 2023, l’Insee avait revu sa prévision de croissance pour 2024. Dès lors, l’objectif de croissance pour 2024 de 1,4 %, retenu dans le projet de loi de finances présenté à l’automne 2023, devenait très difficile à atteindre, voire hasardeux.

Devant ces signaux nous avons décidé, avec Bruno Le Maire, de ne rien cacher de la situation et d’agir avec force. Après concertation avec le ministre de l’économie et des finances, nous avons modifié notre hypothèse de croissance à 1 % pour 2024, un choix de prudence qui a finalement été validé par les faits, puisque l’Insee vient de publier la semaine dernière son estimation de croissance à 1,1 % pour 2024.

Nous avons ensuite enclenché un frein d’urgence sur nos dépenses publiques.

Dans le cadre du programme de stabilité, nous avons publié une cible de déficit revue à 5,1 % pour 2024, au lieu des 4,4 % initiaux. Cet ajustement conséquent prouve à la fois la totale conscience de mon gouvernement de la gravité de la situation et de l’ampleur des décisions à prendre, mais aussi une forme de lucidité sur les efforts nécessaires pour atteindre notre cible. Le 13 février, un mois à peine après ma nomination à Matignon, j’ai donc pris la décision d’annuler par décret 10,2 milliards d’euros de crédits budgétaires. Ma volonté était claire : il revenait à l’État et aux ministères, et non aux Français, de se serrer la ceinture. Cette décision, par son ampleur, était inédite. Je ne connais pas d’exemple dans notre histoire récente d’un gouvernement ayant assumé et réalisé autant d’économies par décret seulement un mois après sa nomination.

Cette décision lourde, que j’assume, a fait couler beaucoup d’encre. Elle a même fait l’objet d’un recours par des membres de la majorité sénatoriale. Celui-ci a été définitivement rejeté par le Conseil d’État la semaine dernière. Elle n’a pas été populaire dans les différents secteurs concernés, mais j’ai estimé, et j’estime encore aujourd’hui, qu’elle était nécessaire.

Nous ne voulions pas nous arrêter là. Nous avons dans un second temps, en milieu d’année, identifié 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires dans les sphères sociales, de l’État et des collectivités territoriales. La dissolution de l’Assemblée nationale ne nous a cependant pas permis d’aller jusqu’au bout de cette démarche.

En mars, nous avons poursuivi les efforts en doublant les franchises médicales, ce qui a permis à la Sécurité sociale d’économiser 800 millions d’euros par an. Cette décision impopulaire était elle aussi nécessaire, notamment parce que ces franchises n’avaient pas évolué depuis vingt ans, malgré l’inflation. Elle a suscité une opposition unanime. Je tiens d’ailleurs à votre disposition l’ensemble des communiqués de presse des différents groupes d’opposition.

Toujours en mars, à l’occasion du premier anniversaire du plan de lutte contre les fraudes que j’avais lancé à Bercy, j’ai présenté le bilan de l’action de mon gouvernement contre la fraude, ainsi que de nouvelles mesures. Nous avons obtenu l’an passé des résultats historiques contre les fraudes, avec notamment plus de 15 milliards d’eurls mis en recouvrement en matière de fraude fiscale. Du côté de la fraude sociale, les redressements Urssaf et la détection de fraudes aux prestations sociales et à l’assurance maladie ont atteint un niveau historique grâce au plan que j’ai lancé en 2023. Ces premiers résultats, obtenus grâce à des mesures courageuses, vont continuer à s’améliorer, notamment grâce aux progrès technologiques et aux investissements engagés.

En avril, j’ai lancé une mission composée de parlementaires pour trouver plus de 3 milliards d’euros de recettes nouvelles, en ciblant notamment la taxation des superprofits des énergéticiens et les rachats d’actions.

En mai, j’ai engagé une réforme de l’assurance chômage qui aurait permis d’inciter davantage à l’emploi en créant 100 000 emplois, tout en dégageant 5 milliards d’euros d’économies supplémentaires par an. Cette réforme a été empêchée par la dissolution de l’Assemblée nationale, mais nous continuons à la défendre, car elle nous semble toujours nécessaire pour le pays.

En juin, nous avons lancé des travaux de revue de dépenses pour dégager d’autres mesures d’économie, principalement dans le domaine social.

En juillet, nous avons décidé du surgel de 16 milliards d’euros avec l’intention d’en annuler une part significative d’ici à la fin de l’année 2024.

En août, alors même que mon gouvernement était démissionnaire, mais constatant qu’un nouveau gouvernement ne serait pas nommé immédiatement et qu’il disposerait de délais restreints pour agir, j’ai organisé, avec les ministres démissionnaires, la rédaction des lettres plafonds. Nous avons ainsi posé les bases d’un budget que nous avons qualifié alors de réversible. Ce budget identifiait 15 milliards d’euros d’économie pour 2025. La quasi-intégralité des économies des budgets présentés par Michel Barnier et François Bayrou sont issues de ce budget réversible.

Nous avions engagé une rationalisation des dépenses de la politique de l’emploi, notamment celles relatives à apprentissage et au budget de France Compétences pour que cet établissement public retrouve enfin une trajectoire d’équilibre budgétaire. Je me réjouis que ces orientations aient été maintenues par Michel Barnier puis François Bayrou dans le budget 2025. Nous avions annoncé une rationalisation des opérateurs de l’État et une débureaucratisation à tous les étages. Je me réjouis que le budget 2025 assume des réductions de dépenses pour les agences de l’État.

Je me réjouis également que, lors des débats sur le budget 2025, quasiment tous les groupes aient soutenu des mesures ambitieuses pour rendre au budget des Français l’argent retiré par les fraudeurs.

Les revues de dépenses ont débouché sur plusieurs mesures reprises dans leurs grandes lignes par le gouvernement actuel dans son projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). Je pense notamment aux restrictions concernant les indemnités journalières et les arrêts maladie. Sur les finances des collectivités locales, nous avions aussi formulé différentes pistes, qui n’ont pas toutes été retenues.

Je souhaite résumer la chronologie des économies décidées lors de mon passage à Matignon, car elles ont été un marqueur de mon action. J’ai eu le sentiment de consacrer l’essentiel de mon temps et de mon énergie à faire des économies : janvier, fin du bouclier tarifaire sur l’électricité, 6 milliards d’euros de recettes supplémentaires ; février, annulation de 10 milliards d’euros de crédits budgétaires ; mars, doublement des franchises médicales ; avril, lancement d’une mission pour identifier plus de 3 milliards d’euros de recettes nouvelles ; mai, annonce de la réforme de l’assurance chômage, 5 milliards d’euros ; juin, préparation de 10 milliards d’euros d’économies supplémentaires, principalement dans la sphère sociale ; juillet, surgel de 16 milliards d’euros de crédits avant leur annulation en fin d’année ; août, préparation du budget réversible avec 15 milliards d’euros d’économies nouvelles pour 2025. C’est grâce à ces actions menées avec Bruno Le Maire et Thomas Cazenave que l’État a dépensé en 2024 11 milliards d’euros de moins qu’en 2023.

Nous avons donc pris des décisions, souvent impopulaires, mais impératives, pour baisser nos dépenses et tenir nos déficits. Chacune de ces décisions, et les débats à l’Assemblée nationale le montrent, a été contestée, attaquée et critiquée par les oppositions d’alors dans une très forte unité, mais nous avons tenu le cap.

Une gestion responsable des finances publiques s’intègre dans une politique économique cohérente. Si nos dépenses publiques sont considérablement plus élevées que celles de nos voisins de la zone euro, c’est parce que nos dépenses sociales sont bien plus élevées. Est-ce un mal absolu ? Pas nécessairement : je suis fier de notre modèle social, qui est le plus protecteur d’Europe et sans doute l’un des plus protecteurs au monde. Nous devons protéger cet atout inestimable. À cette fin, nous devons sans cesse l’adapter et veiller à son équilibre financier. Ma prédécesseure à Matignon a courageusement mené l’indispensable réforme de retraites. Sans cette réforme, l’avenir de notre système de retraite serait encore plus gravement compromis et sa situation serait encore plus dramatique. Nous avons également réajusté notre régime d’assurance chômage pour réduire l’écart qui nous sépare de nos voisins européens qui ont moins de chômeurs et plus de travailleurs en emploi. J’ai également agi en décidant de généraliser la réforme du RSA sous condition d’activité ou de formation partout sur le territoire. C’est un remarquable succès. Garantir l’équilibre de nos comptes impose donc tout à la fois des rationalisations budgétaires dans chaque secteur d’intervention publique, des réactions rapides à toute dégradation de la conjoncture et, plus fondamentalement, des réformes pour accroître le taux d’activité, le taux d’emploi et la productivité dans notre pays à travers des politiques industrielles de formation et d’éducation.

Le bilan de l’action qui a été menée en matière budgétaire durant mon passage à Matignon montre que nous avons tenu compte des alertes, pris des décisions fortes malgré des critiques nombreuses, ajusté notre prévision de croissance et notre objectif de déficit, lancé des économies budgétaires de 20 milliards d’euros en cours d’année et, enfin, préparé un budget avec 15 milliards d’euros d’économies supplémentaires pour 2025.

Je pense que nous reviendrons au cours de nos échanges sur la différence entre la prévision de recettes et les recettes réalisées, notamment en 2023, mais je voudrais pour finir insister sur la baisse des dépenses de l’État en 2024 par rapport à 2023.

M. le président Éric Coquerel. Cette audition est importante car vous avez occupé, en tant que ministre du budget puis en tant que premier ministre, des fonctions essentielles au cours de la période sur laquelle nous enquêtons.

Vos propos comme ceux tenus lors des auditions précédentes renforcent ma conviction de départ selon laquelle votre difficulté à prévoir les résultats de votre politique économique, notamment en matière de recettes, s’explique par une surestimation de ses effets.

Pierre Moscovici a tenu des propos sévères sur l’optimisme des prévisions de croissance des derniers gouvernements, qui ont retenu des prévisions supérieures à celles fournies par les organismes consultés. Selon lui, cet optimisme trahit l’hubris du politique et son influence sur les administrations, notamment celles chargées de définir les niveaux de croissance. Il semblerait que vous n’avez pas été épargné puisque le projet de loi de finances pour 2023, que vous présentiez avec Bruno Le Maire, était construit sur – je cite les propos de Pierre Moscovici – une prévision de croissance « un peu élevée, et fondée sur plusieurs hypothèses fragiles ». La prévision était de 1 % de croissance en 2023. Elle s’est finalement révélée proche de 0,9 %, mais les moteurs de cette croissance n’ont absolument pas été ceux qui avaient été anticipés, ce qui explique, en partie, l’écart sur les recettes. Dans ces conditions, la prévision de croissance, bien que proche du taux réalisé, était fausse.

Quelle a été, lors de la rédaction du projet de loi de finances, votre appréciation de la prévision retenue ? L’avez-vous considérée comme étant trop élevée ou comme étant conforme aux données macroéconomiques dont vous disposiez ? Le ministre de l’économie vous a-t-il consulté sur cette prévision ?

M. Gabriel Attal. Nous reviendrons peut-être sur la question des effets budgétaires de notre politique économique mais je note que vous considérez que l’écart de déficit n’est pas lié à un dérapage des dépenses de l’État, mais à un écart sur les recettes. C’est important de le dire, car le débat public de ces derniers mois laisse les Français penser que l’écart de déficit est dû au dérapage des dépenses de l’État, qui a pourtant à la fois moins dépensé que prévu et que l’année précédente. Il est bien dû à un écart de recettes sur les raisons duquel nous reviendrons dans nos échanges. L’Inspection générale des finances (IGF) et l’Institut des politiques publiques (IPP), dans une récente étude, ont détaillé ces raisons.

Lors de la présentation du budget 2023 à l’automne 2022, je me souviens – j’étais alors ministre délégué chargé des comptes publics – que la prévision que nous avions retenue était conforme au consensus des économistes. Elle s’est révélée supérieure de 0,1 point au taux réalisé. J’observe que nous avons connu des écarts plus importants.

Quant aux propos du premier président de la Cour des comptes, il me semble que dans son audition, il faisait référence à l’écart entre la prévision de croissance du projet de loi de finances pour 2024 et la croissance réalisée en 2024. Je n’ai pas présenté ce projet de loi de finances puisque, à l’époque, j’étais ministre de l’éducation nationale. Je n’étais plus à Bercy et je n’étais pas encore premier ministre. Je ne peux donc pas vous renseigner sur la manière dont la prévision de croissance a alors été construite.

J’ai été alerté assez tôt – dans les premiers mois suivant ma nomination à Matignon – de la chute brutale de l’activité au cours du dernier trimestre de 2023. J’en ai tiré toutes les conclusions, comme je viens de l’indiquer. Une de mes premières décisions a été, avec Bruno Le Maire, de revoir à la baisse la prévision de croissance pour 2024.

M. le président Éric Coquerel. Certains ont pu parler d’explosion des dépenses publiques, mais certainement pas moi. Je relève que, depuis 2017, les dépenses publiques ont baissé par rapport au PIB. Le problème est bien celui de la prévision des recettes pour 2024. François Ecalle l’a confirmé et vous venez de le redire.

Vous avez dit avoir eu l’impression en tant que premier ministre de passer votre temps à faire des économies. Pourquoi ne l’avez-vous pas plutôt passé à chercher des recettes ?

M. Gabriel Attal. Il y a une différence politique entre nous. Quand je cherche à réduire le déficit, la première question que je me pose est : quelles dépenses peut-on réduire ? Votre réflexe est plutôt de vous demander quelles taxes augmenter.

M. le président Éric Coquerel. C’est paradoxal puisque vous reconnaissez que le problème tient aux recettes.

M. Gabriel Attal. Je considère que, pour faire face à une baisse de recettes, il faut s’adapter en baissant les dépenses. Les Français appliquent cette logique à la gestion de leur vie courante. Lorsqu’ils ont un trou dans leurs recettes, sur un mois ou sur une année, ils vont d’abord se demander quelles dépenses réduire avant d’aller chercher des recettes ailleurs, par un emprunt par exemple. Ce sont deux philosophies différentes.

J’ajoute que nous n’avons pas écarté la question des recettes. Je rappelle que nous avons lancé au printemps une mission pour identifier des recettes supplémentaires par la taxation des superprofits des énergéticiens et par celle des rachats d’action. Le gouvernement qui m’a succédé, celui de Michel Barnier, a d’ailleurs repris le dispositif sur les rachats d’action à la suite du travail de Jean‑René Cazeneuve et des autres membres de la mission, mais pas celui sur les superprofits des énergéticiens. Nous avons aussi cherché des recettes supplémentaires, de l’ordre de 3 milliards d’euros.

M. le président Éric Coquerel. Vous assumez votre politique. Je n’en attendais pas moins de vous. Cette politique de l’offre et de la compétitivité s’est traduite par une baisse des dépenses mais aussi par une baisse volontariste des recettes, et pas seulement par un écart des prévisions de recette. En 2023, les impôts ont ainsi connu des baisses massives, à hauteur de 62 milliards d’euros, dont 10 % au profit des plus riches.

Dans les années post-covid, notamment en 2022, le montant des impôts collectés ne pouvait qu’augmenter puisqu’après avoir été plongés au fond de la piscine par le covid, nous sommes remontés à la surface en un an grâce au rebond de l’économie. Vous pouviez alors vous dire que votre politique de baisse de certains impôts fonctionnait. Ne croyez-vous pas que vous avez été alors illusionnés sur les vertus de votre politique, ce qui expliquerait pourquoi vous vous attendiez à des recettes supérieures à celles effectivement rentrées dans les années redevenues normales ?

M. Gabriel Attal. J’entends la critique des oppositions sur les baisses d’impôts réalisées depuis 2017, mais n’oubliez pas de rappeler que la plus importante d’entre elles concerne la taxe d’habitation, à hauteur de 20 milliards d’euros. Elle ne bénéficie donc pas aux plus fortunés. Si vous proposez de rétablir la taxe d’habitation, donc que les ménages de la classe moyenne payent de nouveau une taxe de 1 000 euros par an en moyenne, dites-le de façon claire ! Ce n’est pas ma position.

Nous avons assumé la baisse de certains impôts, car elle a eu pour résultat d’augmenter leur assiette Nous avons ainsi baissé le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) de 33 % à 25 %. Je ne pense pas que les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) aient considéré qu’il s’agissait alors d’un gain indu. Cette baisse leur a permis de développer leur activité, d’investir et d’embaucher et nous a permis ainsi de collecter davantage qu’avec un taux à 33 %. Une petite part d’un gros gâteau est plus importante qu’une plus grosse part d’un petit gâteau. Le bénéfice fiscal de l’impôt sur les sociétés a augmenté de 2 points depuis 2017, passant de 7 % à 9 %, mais cette augmentation du rendement de l’impôt malgré la baisse de son taux nous place à peine dans la moyenne de l’Union européenne.

Accabler nos entreprises d’impôts supplémentaires signifie moins d’investissement et moins d’embauche pour les Français. Il faut arrêter. C’est mon point de vue et celui de mon groupe.

M. le président Éric Coquerel. Je ne vous ai pas demandé de défendre votre politique économique. Je le répète : sur les 60 milliards d’euros de baisse, 10 % ont bénéficié aux plus riches.

Je précise donc ma question. L’écart de déficit est dû à une moindre entrée des recettes de l’impôt sur les sociétés, de l’impôt sur le revenu et de la TVA. C’est documenté et vous l’avez dit vous-même. Le montant des impôts collectés a certes augmenté malgré la baisse des taux d’imposition, mais cette augmentation a été constatée au cours des deux années exceptionnelles qui ont suivi le covid. Ce n’est plus vrai en 2023 et 2024. Ma question ne porte pas sur la justification politique, mais sur le point de savoir si le contexte post-covid ne vous a pas conduit à mal anticiper la baisse de rendement de ces impôts après le retour à la normale.

M. Gabriel Attal. Le taux d’impôt sur les sociétés n’a pas baissé au cours des années 2023 et 2024. La baisse est intervenue entre 2017 et 2022. La baisse des recettes de l’impôt sur les sociétés en 2023 et 2024 n’est donc pas liée à une baisse du taux d’imposition.

M. le président Éric Coquerel. Je crois avoir mal été compris. La baisse du taux de l’IS n’est devenue pleinement opérante qu’après l’arrêt de l’économie pendant un plus d’un an à cause du covid. Les années post-covid ont connu une rentabilité exceptionnelle de l’IS, qui avait d’ailleurs été sous-estimée par Bercy. Cela ne vous a-t-il pas conduit à un excès d’optimisme dans vos prévisions concernant une année normale, au cours de laquelle la rentabilité de l’impôt baisse nécessairement ?

M. Gabriel Attal. La réponse est très clairement négative. Vous avez été destinataire du rapport de l’Inspection générale des finances et vous avez probablement pris connaissance de l’étude réalisée très récemment par l’Institut des politiques publiques sur les raisons de l’écart entre les prévisions de recettes et les recettes effectivement perçues sur les années 2023 et 2024. Cette étude constate un dérèglement dans l’élasticité de nos recettes, c’est-à-dire dans la relation entre la variation du taux d’imposition d’un impôt et celle du montant collecté. Au cours des années précédentes, il était possible de prévoir le montant des recettes pour un point de croissance. Les différents rapports réalisés sur le sujet en fournissent plusieurs explications, notamment liées au changement de la structure de notre croissance, pas tant en raison du covid que de la guerre en Ukraine et de l’inflation. Notre croissance est désormais davantage tirée par les exportations que par la consommation, ce qui explique pourquoi la baisse assez massive des recettes de la TVA n’a pas été anticipée.

J’ajoute – on ne l’entend pas assez dans le débat public, mais l’Institut des politiques publiques le met en lumière dans sa dernière étude – que ce problème d’élasticité des recettes n’est pas propre à la France : il s’est également posé en Allemagne et au Royaume-Uni. L’IPP, qui est indépendant, constate que ces deux pays, et sans doute d’autres, ont également vu la nature de leur croissance être déréglée après la guerre en Ukraine et l’inflation. On entend trop souvent dans le débat public qu’il y a eu un dérapage des dépenses en 2024 par rapport à 2023 alors que c’est l’inverse qui s’est produit – et je vous remercie, monsieur le président, de l’avoir reconnu – tout comme on n’entend pas assez souvent que l’Allemagne et le Royaume-Uni ont connu un problème de recettes similaire au nôtre en 2024.

L’élasticité des recettes de l’IS, au regard du taux de croissance, a été décevante par rapport aux prévisions. L’IS est un impôt très volatil, extrêmement sensible aux retournements économiques. Certaines entreprises ont probablement anticipé un déficit en 2024 et l’ont imputé sur leurs bénéfices de 2023, ce qui expliquerait les moindres rentrées d’IS. Nous n’aurons la confirmation de cette hypothèse que lors des prochains mois, une fois connue l’exécution complète de 2024.

Lorsque j’ai reçu, en février 2024, quelques semaines après ma nomination à Matignon, l’alerte sur la chute brutale des recettes intervenue fin 2023, j’ai changé, avec Bruno Le Maire, la prévision d’élasticité de nos recettes dans le programme de stabilité 2024. Nous l’avons fait passer de 1,1 – ce qui correspondait à la prévision du PLF pour 2024 – à 0,8. Le Haut conseil aux finances publiques (HCFP) avait alors estimé, dans son avis sur le programme de stabilité, que ce choix était « raisonnable ».

J’ai fait avec les informations que j’ai reçues, au moment où j’en ai eu connaissance, et j’ai pris les décisions en conséquence.

M. le président Éric Coquerel. L’Allemagne et le Royaume-Uni ont subi des effets similaires – liés à la même politique – mais à un degré très différent.

Je reviens sur le suivi de l’exécution du budget. Plusieurs alertes ont été lancées en 2023. Quand avez-vous été alerté pour la première fois d’un risque de dégradation du déficit ? Si cette alerte a eu lieu lorsque vous étiez encore ministre chargé du budget, quelle a été votre réaction et comment en avez-vous informé votre successeur, Thomas Cazenave ?

M. Gabriel Attal. Aucune alerte n’a été remontée sur la chute brutale des recettes en 2023 avant que je quitte mes fonctions de ministre des comptes publics, en juillet 2023. L’alerte détaillée dont je dispose sur la chute des recettes est faite début 2024, après ma nomination à Matignon. Les notes de Bruno Le Maire de la fin 2023, dont vous vous êtes fait l’écho, ne m’ont pas été adressées : j’étais alors ministre de l’éducation nationale. Je suis nommé à Matignon en janvier 2024 ; je recrute comme directeur de cabinet l’ancien directeur général du Trésor, Emmanuel Moulin. Lors de notre première discussion, nous examinons évidemment la question des finances publiques et les décisions à prendre. La première alerte détaillée sur la baisse des recettes nous parvient par une note de février 2024, laquelle provoque une réunion avec les ministres concernés mais aussi avec le Président de la République, à l’Élysée.

M. le président Éric Coquerel. Il a été fait le choix, début 2024, de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative (PLFR), alors que Bruno Le Maire y était favorable, comme il l’a répété ici. Il a été finalement décidé de prendre un décret d’annulation de crédits de 10 milliards d’euros et, pour le reste, d’attendre. Pourriez-vous nous indiquer qui a pris la décision de ne pas présenter de PLFR : est-ce vous – en désaccord avec le ministre de l’économie et des finances – ou est‑ce le Président de la République, lors d’une réunion du 13 février 2024 que plusieurs personnes auditionnées ont évoquée ?

M. Gabriel Attal. Cette question a été posée ; nous en avons parlé avec les ministres concernés. Une réunion s’est effectivement tenue à l’Élysée le 13 février 2024, au cours de laquelle ce sujet a été abordé. Le Président de la République et moi-même avons pris la décision ensemble. J’assume cette décision car, en vertu de la Constitution, il appartient au seul premier ministre de présenter un projet de loi devant le Parlement. Nous avons revu notre objectif de croissance pour 2024 et notre cible de déficit – à 5,1 % – pour cette même année. Pour atteindre ce niveau de déficit, nous devions réaliser 20 milliards d’euros d’économies. Deux choix s’offraient à nous : passer par un PLFR ou emprunter la voie du décret d’annulation et du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Nous avons retenu cette seconde option, qui nous permettait d’atteindre le même volume d’économies.

Bruno Le Maire a d’ailleurs affirmé, lors de son audition au Sénat, que, lorsqu’il plaidait en faveur d’un PLFR, c’était exclusivement pour des raisons politiques. La présentation de ce texte n’aurait pas permis, comme il le reconnaît lui-même, de réaliser plus d’économies, puisque nous avions prévu d’atteindre un certain quantum ; elle aurait eu pour objet de « mettre dans le débat public la question des finances publiques ». Nous avons considéré que cette question était présente dans le débat public, notamment en raison des déclarations que j’ai faites en ma qualité de premier ministre : j’ai parlé, à ce moment-là, de rigueur et des décisions difficiles que nous avons eu à prendre.

M. le président Éric Coquerel. J’entends qu’au minimum, vous étiez d’accord avec le Président de la République. Au Sénat, devant la commission des finances, vous avez justifié cette décision par l’encombrement du calendrier législatif, du fait du projet de loi d’orientation agricole (PLOA) et du projet de loi sur la fin de vie. Confirmez-vous ces propos ?

M. Gabriel Attal. Oui. Outre qu’il n’était pas nécessaire de présenter un PLFR pour atteindre le montant d’économies requis, cela nous aurait obligés à consacrer à ce projet de loi une grande partie du calendrier parlementaire alors que d’autres textes importants devaient être examinés : le PLOA, le projet de loi sur la fin de vie et d’autres projets et propositions de loi. Beaucoup de responsables politiques affirment qu’il aurait fallu un PLFR mais, compte tenu de leurs déclarations d’alors, tout porte à croire qu’ils auraient saisi l’occasion pour voter, non des économies, mais de nombreuses dépenses supplémentaires. On pouvait emprunter une voie autre que le PLFR, comme nous y autorisaient la Constitution et la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), à savoir un décret d’annulation – dans la limite d’un plafond de 10 milliards d’euros – et un PLFG pour annuler des crédits en fin d’année.

M. le président Éric Coquerel. Je faisais partie des responsables qui demandaient, à l’époque, un PLFR, car cela permettait aussi d’aborder la question des recettes, ce qui n’aurait pas été possible dans le cadre de l’examen d’un PLFG. C’était, à mes yeux, à l’Assemblée de déterminer de quelle manière on devait traiter de la question.

M. Gabriel Attal. Nous avons réalisé un volume important d’économies pendant un laps de temps très court. Nous avons aussi cherché des recettes, notamment par le biais de la mission composée de parlementaires. Nous avons conclu que l’absence de PLFR permettait d’adopter des recettes supplémentaires pour 2024 grâce au PLF 2025. En effet, dans un projet de loi de finances pour l’année n + 1, on peut adopter des recettes pour l’année n. Nous avions prévu d’insérer des recettes supplémentaires dans le PLF 2025 mais, ayant remis ma démission au Président de la République à la suite de la dissolution, je n’ai pas présenté ce texte. J’ai toutefois fait preuve de cohérence et de constance : avec les députés du groupe Ensemble pour la République, nous avons déposé des amendements au PLF 2025 visant à prévoir des recettes supplémentaires pour 2024, notamment concernant le rachat d’actions et les énergéticiens.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous examinons, entre autres questions, l’influence du calendrier électoral sur les dérapages en matière de prévisions et de résultats budgétaires. Les élections européennes ont-elles retardé les décisions de correction qui devaient être prises, notamment la modification des prévisions qui, aux dires du premier président de la Cour des comptes, étaient très optimistes ?

Quel degré de connaissance le Président de la République avait-il de la dégradation des finances publiques au moment où il a procédé à la dissolution ? Cette situation a-t-elle été une des raisons de la dissolution ?

M. Gabriel Attal. Je crois vous avoir fait la démonstration que les élections européennes n’ont en rien retardé les décisions qui devaient être prises en matière de gestion des finances publiques. Si nous avions eu pour objectif d’éviter les mesures impopulaires avant ce scrutin, je n’aurais pas augmenté la taxe sur l’électricité en janvier – qui a été qualifiée par certains d’« impôt Attal ». De même, je n’aurais pas annulé 10 milliards d’euros de crédits budgétaires en février. Tout le monde a l’air de considérer que c’était une chose assez facile à faire mais il faut se souvenir des réactions que cela a suscitées dans tous ministères concernés – une de mes ministres avait même proféré des menaces contre mon chien. En outre, si telle avait été notre préoccupation, nous n’aurions pas doublé, en mars, le montant des franchises médicales dans l’objectif de réaliser 800 millions d’euros d’économies. Enfin, je rappelle que, dans un entretien à La Tribune Dimanche, fin mai – soit à quelques jours des élections européennes – j’ai annoncé une réforme de l’assurance chômage visant à dégager 4 à 5 milliards d’euros d’économies par la réduction de la durée de l’indemnisation du chômage.

Nous avons eu plusieurs réunions à l’Élysée avec le Président de la République, notamment une réunion à la mi-février. Des points réguliers ont également été faits, soit en Conseil des ministres, soit dans le cadre de réunions que nous avions ensemble. Le Président était donc évidemment informé. N’en ayant pas été informé en amont, je ne peux pas vous dire grand-chose sur les raisons qui ont conduit à la dissolution. Le Président de la République s’est exprimé à plusieurs reprises à ce sujet ; il a expliqué aux Français pourquoi il avait pris cette décision. En tout état de cause, je ne crois pas une seconde que le choix de la dissolution ait été lié à la situation budgétaire. D’ailleurs, l’instabilité qui en a résulté et le choix irresponsable de censurer le budget l’année dernière ont eu évidemment un impact négatif sur nos comptes publics.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourquoi avoir annulé, entre les deux tours des élections législatives, la réforme de l’assurance chômage, dont vous aviez évalué le gain budgétaire à 5 milliards d’euros ? N’était-ce pas pour une raison électorale ?

M. Gabriel Attal. Je ne l’ai pas annulée, je l’ai suspendue – c’est le terme que j’ai employé. En effet, le décret d’application de la réforme devait entrer en vigueur entre les deux tours de l’élection ; à ce moment-là, l’Assemblée ne pouvait pas exercer de contrôle sur l’activité gouvernementale ni évaluer les politiques publiques, puisqu’elle était dissoute. Les mêmes qui, aujourd’hui, disent que nous aurions dû prendre le décret m’auraient reproché d’avoir assumé par un texte réglementaire une réforme d’une telle ampleur sans que le Parlement ne soit en mesure d’exercer son activité de contrôle – à l’époque, rappelons-le, il n’y avait ni questions au gouvernement, ni questions orales sans débat, ni questions écrites, ni aucune autre activité parlementaire. J’ai considéré que, d’un point de vue démocratique, cette réforme devait s’appliquer alors que l’Assemblée était en activité. J’ajoute que j’ai remis ma démission quelques jours après. Après mon remplacement à Matignon, j’ai assumé la présidence du groupe Ensemble pour la République, lequel a défendu l’entrée en vigueur de la réforme. Je continue à la défendre. Pour ce faire, il suffit d’un décret signé par le premier ministre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Une nouvelle assemblée a été élue quatre jours après l’annulation du décret et pouvait assumer pleinement sa mission de contrôle. L’annulation de la réforme a réduit les recettes de quelque 5 milliards d’euros.

M. Gabriel Attal. Nous n’avons pas annulé la réforme, nous l’avons suspendue. Si nous l’avions annulée, nous aurions pris un nouveau décret pour maintenir les mêmes règles en matière d’assurance chômage. Ce n’est pas ce que nous avons fait : de mémoire, nous avons pris un décret de jointure pour prolonger d’un mois le régime existant et donner la possibilité de prendre un nouveau décret très vite. Ensuite, le choix de suspendre la réforme n’a pas eu d’impact sur les économies ni sur les recettes puisque la réforme devait s’appliquer en décembre 2024 ou au début de 2025. Si la réforme avait été décidée par mon successeur, elle aurait pu s’appliquer, comme prévu, en 2025.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il y aurait donc eu un gain, potentiellement, de 5 milliards d’euros en 2025.

Qui était décisionnaire en matière budgétaire ? Était-ce vous ou le Président de la République ? Quel était son degré d’implication ? Avez-vous formulé des propositions visant à réduire les dépenses ou à faire évoluer les recettes que le Président aurait refusées ?

M. Gabriel Attal. Le Président était évidemment très impliqué sur ces sujets lorsque j’étais premier ministre. En vertu de la Constitution, le premier ministre prend les décisions et rend les arbitrages. Naturellement, lorsque j’ai pris des décisions, je l’ai fait après avoir échangé avec le Président de la République. Nous avons tenu des réunions au sujet des finances publiques. En outre, au cours du point hebdomadaire que j’avais avec le Président, il nous est évidemment arrivé d’aborder cette question.

Je n’ai pas d’exemple de mesures d’économies ou de recettes supplémentaires que j’aurais proposées, en tant que premier ministre, et que le Président de la République aurait refusées. Ce dernier a accepté les nombreuses mesures d’économies additionnelles que je souhaitais appliquer. En revanche, lorsque j’étais ministre délégué aux comptes publics auprès de Bruno Le Maire, il nous est arrivé de faire des propositions d’économies qui n’ont pas été retenues, mais cela fait partie du fonctionnement normal d’un gouvernement : Matignon arbitre. Il nous est également arrivé de regretter des dépenses supplémentaires décidées en cours d’année sans que nous en soyons informés.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pouvez-vous nous donner des exemples de ces dépenses supplémentaires ?

M. Gabriel Attal. Il s’agit, par exemple, de la revalorisation du point d’indice, au sujet de laquelle nous nous étions exprimés, à l’époque, avec Bruno Le Maire. Cette mesure a eu des effets en cascade sur les budgets de nos collectivités locales. Je peux également évoquer les dépenses engagées dans le cadre du plan de relance, qui ont été « soclées », ou les crédits de 500 millions d’euros affectés au plan Vélo, que nous aurions souhaité réduire. Tout cela est normal : le ministre du budget propose des économies et des mesures rigoureuses pour assurer l’équilibre des comptes, puis le premier ministre rend des arbitrages qui sont, par définition, légitimes, puisqu’ils relèvent de sa fonction.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes, a tenu des propos très sévères sur les dérapages budgétaires. Il a affirmé, à propos de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) : « Il n’est pas sérieux de transmettre à la Commission européenne des trajectoires pluriannuelles aux sous-jacents optimistes et déjà caducs avant même le début de leur mise en œuvre. Il n’est pas sérieux de prendre des engagements sur la maîtrise des dépenses sans se donner les moyens de les tenir. La crédibilité de notre pays exige […] une approche plus vertueuse. » Je le cite encore : « J’ai alerté à de nombreuses reprises sur le risque de déraillement du train budgétaire. » Et enfin : « La France est le seul grand pays de l’Union européenne à avoir été incapable d’engager sérieusement la résorption de son déficit. » Cette analyse ne vous paraît‑elle pas pertinente ?

M. Gabriel Attal. La France a engagé une résorption importante de son déficit dans les années 2017 à 2019. Il est repassé, à cette époque, sous les 3 %, ce qui nous a permis de sortir de la procédure européenne pour déficit excessif. Par la suite, un certain nombre de mesures ont été prises : je ne rappellerai pas la crise des gilets jaunes, le « quoi qu’il en coûte » pendant la crise sanitaire et le plan de relance. Je suis convaincu que ces dépenses étaient nécessaires mais aussi que certaines – je pense notamment au plan de relance – ont été « soclées » alors qu’elles auraient dû être retirées plus rapidement. On aurait pu faire les choses différemment, même s’il est toujours facile de le dire a posteriori. Depuis 2022, du fait de la majorité relative, il a été plus difficile encore de mener des réformes structurelles et de réaliser des économies additionnelles. Le groupe Les Républicains avait soutenu des réformes que j’avais proposées dans le cadre de mes fonctions successives, notamment celle de l’assurance chômage. Toutefois, certaines dépenses importantes intervenues en 2022 et en 2023 – je pense à la ristourne carburant, qui a coûté plus de 10 milliards d’euros – étaient le fruit d’exigences auxquelles nous avons dû nous plier pour que le gouvernement tienne. Monsieur le rapporteur, vous aviez soutenu, avec M. Marleix, la courageuse réforme des retraites, qui était nécessaire à la maîtrise de nos dépenses sociales, mais cette position n’a pas été partagée par l’ensemble du groupe LR, ce qui nous a contraints à engager le 49.3. Il ne s’agit pas de se défausser de ses responsabilités : je reconnais que tout n’a pas été réussi, que des erreurs ont été commises, mais il faut toujours se rappeler le contexte et les positions qu’ont adoptées, à l’époque, les uns et les autres.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il est important de rappeler, comme vous l’avez fait, la chronologie, sous peine de céder à une forme d’illusion rétrospective susceptible de nourrir un procès de la politique économique ou, tout simplement, un procès politique.

La dépense de l’État a été singulièrement réduite. Il n’en a pas été de même de la dépense locale, notamment en 2024. Cela vous a-t-il surpris ? Considérez-vous que, si cette dernière a été plus élevée que prévu, cela s’explique aussi par l’absence de mécanisme de contrainte ? La question se pose aussi, dans une moindre mesure, pour les administrations de sécurité sociale.

M. Gabriel Attal. Il me semble que la direction générale du Trésor a donné de premières indications sur la structure de l’écart entre le déficit de 2024 et les prévisions. Nous n’avons pas encore le déficit réalisé mais, au vu du solde budgétaire qui a été communiqué, on peut d’ores et déjà constater que l’État a moins dépensé en 2024 qu’en 2023, ce qui se traduit par une réduction du déficit et du solde. On peut estimer, au vu des prévisions de l’Insee sur l’exécution 2024, que le déficit avoisinera les 6 %, ce qui correspond à la prévision figurant dans le PLF 2025. D’où provient l’écart entre la prévision de 5,1 % et le chiffre de 6 % ? La direction générale du Trésor l’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la dégradation du solde des collectivités locales a entraîné une divergence de 0,4 % : en effet, les dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités ont augmenté, respectivement, de 6 à 7 % et de 12 à 13 % par rapport aux prévisions. Ensuite, le niveau plus faible qu’attendu des recettes est à l’origine d’un écart de 0,4 %. Enfin, les dépenses de la sécurité sociale expliquent une différence de 0,1 %.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué un ensemble de mesures législatives et réglementaires que vous aviez préparées pour contenir le déficit de 2024. Avez-vous une estimation de ce qu’auraient pu rapporter ces mesures – en mettant à part la réforme de l’assurance chômage – en 2024 ? Pourriez-vous nous préciser ce qu’il était encore possible de faire, au niveau réglementaire, à la mi-2024 ? Quelles annulations de crédits pouvait-on décider dans le cadre du PLFG, étant rappelé que vous aviez gelé 16 milliards d’euros de crédits ?

M. Gabriel Attal. Nous avions en effet prévu d’appliquer un ensemble de mesures dans la suite de l’année 2024 ; un certain nombre d’entre elles avaient déjà été annoncées. Avec les députés du groupe Ensemble pour la République, nous avons ensuite beaucoup plaidé pour que ces mesures soient reprises par le gouvernement qui a succédé au mien et avons déposé des amendements visant à les mettre en œuvre. Leur application aurait permis de réaliser des économies supplémentaires d’au moins 10 milliards d’euros – et probablement un peu plus – en 2024. J’ai fait le choix, en juillet, de geler 16 ou 17 milliards d’euros de crédits budgétaires. On comptait, in fine, en annuler près de 9 milliards, ce qui aurait supposé qu’on adresse une notification dès septembre aux ministères. Ces notifications étant arrivées plus tard, à l’automne, seuls 6 milliards – sur les 16 – ont été annulés.

Nous avions prévu des économies supplémentaires, de l’ordre de 3 milliards d’euros, dans la sphère sociale, notamment grâce au paquet réglementaire sur lequel nous avions travaillé. J’avais fait part de nos propositions, notamment lors du débat budgétaire, à l’automne. Il s’agissait de réduire le plafond des indemnités journalières en cas d’arrêt maladie – ces dépenses ayant explosé –, de diminuer un certain nombre d’autres remboursements – voire, pour les tests covid hors prescription médicale, d’y mettre fin –, de réformer l’assurance chômage – même si les bénéfices de cette mesure étaient surtout attendus à partir de 2025 – et d’obtenir quelque 3 milliards d’euros de recettes supplémentaires sur les rachats d’actions et les superprofits des énergéticiens, somme qui aurait pu être perçue en 2024 si on les avait inscrites dans le PLF 2025 – notre groupe a déposé des amendements en ce sens. Nous avions également déposé des amendements dans le PLF 2025 pour ramener le déficit de 2024 à 5,5 %, au lieu de 6 %. Je continue à penser que le déficit aurait pu être inférieur en 2024 si ces mesures avaient été prises, mais je ne jette la pierre à personne.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Du côté de l’État, tout ce qui pouvait être fait l’a été. Considérez-vous que l’absence de mécanisme de correction infra-annuelle des dépenses des collectivités locales et des administrations de sécurité sociale a été préjudiciable au cours d’une année où l’on a connu des baisses de recettes à répétition ?

M. Gabriel Attal. Lorsque j’étais ministre des comptes publics auprès de Bruno Le Maire, j’avais proposé aux collectivités locales de conclure des pactes de confiance, qui conservaient un peu l’esprit des contrats de Cahors mais privilégiaient une autre méthode. Le mécanisme que nous avions présenté conduisait à définir une trajectoire prévisionnelle de l’augmentation des dépenses de fonctionnement des collectivités locales, ce qui aurait permis de prendre des mesures d’ajustement en cas de dérapage important. Matignon n’a finalement pas retenu ce dispositif, au sujet duquel nous avions engagé, en particulier avec Christophe Béchu, une longue concertation avec les associations d’élus. Je persiste à penser qu’un dispositif comme celui-là pourrait avoir du sens, mais je ne veux pas accabler qui que ce soit, et certainement pas les collectivités locales, qui se sont vues contraintes d’intégrer, en cours d’année, l’augmentation du point d’indice, ce qui a augmenté mécaniquement leurs dépenses de fonctionnement. Même si d’autres mesures sont envisageables, un outil tel que celui que j’ai évoqué permettrait de mieux piloter nos finances publiques sur le long terme.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Les chiffres de la croissance ne sont pas si éloignés de la prévision macroéconomique : pour 2023, l’écart – 0,1 point – est assez marginal ; pour 2024, la croissance s’est établie à 1,1 %, à rapporter à une prévision de 1,4 % : la divergence demeure limitée, d’autant que le chiffre a été revu à la baisse assez rapidement. Malgré tout, les économistes ont souligné l’existence d’une difficulté dans la transmission du scénario macroéconomique à la réalité des agents, en raison de biais de comportements et de modèles. Considérez-vous que nos modèles de prévision ont été durablement perturbés par les chocs exogènes qu’a connus notre économie ? Cela expliquerait que d’autres pays aient subi des difficultés en matière de prévision, y compris le Royaume-Uni, où l’exercice est pourtant externalisé.

M. Gabriel Attal. Le même problème s’est manifesté en Allemagne et au Royaume-Uni – merci, monsieur le président, de l’avoir souligné car peu le disent publiquement –, mais dans de moindres proportions. L’Institut des politiques publiques montre que l’écart de prévisions sur les recettes pour 2024 était de 5,5 % en France, de 4 % en Allemagne – ils sont toujours en train de réajuster et leur taux pourrait se rapprocher du nôtre –, et de 2,5 % au Royaume-Uni. C’est normal, dites-vous, puisque ces pays ont tous fait les mêmes choix macroéconomiques. L’Allemagne étant alors gouvernée par les sociaux-démocrates, cela veut dire que nous menons une politique proche de celle des sociaux-démocrates européens. Merci de dire à nos collègues sociaux-démocrates qu’il faut donc la soutenir et l’accompagner.

Ainsi que documenté par l’IGF et l’IPP, la structure de la croissance s’est modifiée dans les pays européens après la crise sanitaire et la poussée de l’inflation liée à la guerre en Ukraine : la croissance est désormais tirée davantage par les exportations que par la consommation. Nous devons adapter nos modèles de prévision à cette nouvelle donne qui, du reste, est plutôt une bonne nouvelle pour notre pays sur le plan macroéconomique.

M. le président Éric Coquerel. Notez que l’Espagne n’a pas eu les mêmes problèmes de prévisibilité.

Vous nous avez invités à nous reporter au contexte et aux dires des uns et des autres à l’époque. Fin 2023, plusieurs députés ici présents et issus de divers groupes, y compris appartenant à l’actuel socle gouvernemental, estimaient que les chiffres retenus pour le PLF et la loi de programmation n’étaient pas très crédibles. Votre jugement n’était donc pas partagé par de nombre de députés de cette commission.

Si j’ai bien compris votre réponse à l’une de mes précédentes questions, vous n’auriez pas été alerté sur un risque de dégradation en juillet 2023, alors que la prévision de déficit passait déjà de 4,9 % à 5,2 % dans les budgets économiques d’été ?

M. Gabriel Attal. Si. Je vous ai donné l’état des informations dont je disposais. Lors de mon arrivée à Matignon, on m’a remis la fameuse note du Trésor du 7 décembre 2023, dont je n’avais pas à disposer en tant que ministre de l’éducation nationale. En février 2024, le Trésor nous a adressé la première alerte véritable et plus documentée sur la diminution des recettes à la fin de l’année 2023. Le 13 juillet 2024, j’ai reçu les prévisions des budgets économiques d’été, c’est‑à‑dire la dernière note formelle indiquant une dégradation des recettes. Le 30 août 2024, le directeur de cabinet du ministre de l’économie et des finances a envoyé un SMS à mon directeur de cabinet, lui indiquant qu’il y aurait probablement une nouvelle baisse de recettes par rapport à ce qui était prévu, mais qu’il ne pouvait pas encore en donner l’ampleur. Les détails de cette diminution arrivent le 11 septembre 2024, alors que Michel Barnier m’avait succédé à Matignon depuis près d’une semaine.

M. le président Éric Coquerel. Pour ma part, je parlais de juillet 2023.

Nous en venons aux questions des orateurs de groupe.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Comme il est difficile de contester autant de mensonges en deux minutes, je vais me concentrer sur une seule question. Vous prétendez qu’il n’y a pas de problème concernant les dépenses. Dans la loi de finances de fin de gestion pour 2023, les dépenses publiques s’élevaient à 1 700 milliards d’euros, un montant qui est passé à 1 767 milliards d’euros dans la loi de finances de fin de gestion pour 2024. Michel Barnier aurait donc dépensé 67 milliards d’euros ?

M. Gabriel Attal. Monsieur Tanguy, vous n’avez pas dû écouter l’intégralité de mon intervention ; aussi je vous redonne les chiffres que j’ai cités : le déficit de l’État est passé de 173 milliards d’euros en 2023 à 156 milliards d’euros en 2024, c’est-à-dire qu’il a diminué de 17 milliards d’euros, soit de quelque 10 %. Voilà ce que j’ai dit.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je ne vous ai pas interrogé sur vos propos, mais sur la réalité des dépenses publiques. Vous étiez premier ministre de la France, pas d’un secteur qui vous intéresse, à moins que vous ayez été partiellement premier ministre. Entre deux lois de fin de gestion, les dépenses publiques, toutes confondues, déraillent de 67 milliards d’euros. Si ce n’est pas vous, qui en est responsable ?

M. Gabriel Attal. Votre propos est très intéressant puisque vous reconnaissez que les dépenses de l’État ont baissé alors que les dépenses publiques augmentaient. Quelles sont ces dépenses publiques qui ne sont pas des dépenses de l’État ? Les dépenses sociales et celles des collectivités locales. Vous pensez donc que le dérapage est dû aux retraites, tout en défendant le retour de l’âge légal de départ à 62 ans, qui entraînerait davantage de dépenses. Ou alors, vous estimez que ce dérapage est imputable aux collectivités locales. Avec votre groupe, vous passez pourtant votre temps à expliquer aux collectivités locales que vous les défendez, que les autres sont les grands méchants. En effet, la dépense publique globale a augmenté. La dépense de l’État s’est réduite en 2024 par rapport à 2023, ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans. En revanche, les dépenses sociales et celles des collectivités locales ont augmenté. En volume, le facteur le plus important de cette augmentation a été la revalorisation des retraites – près de 15 milliards d’euros. Étiez-vous contre cette revalorisation ? Au contraire, vous l’avez défendue.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Si vous voulez un débat politique, je suis disponible pour que nous l’ayons à l’extérieur, avec une égalité de temps de parole et non pas une heure et demie pour vous et deux minutes pour moi. En tant que premier ministre de la France, vous n’aviez donc pas autorité sur toutes les dépenses ? Vous pouvez bien sûr accuser l’opposition au cours de débats sur les chaînes de télé ou les antennes de radio, où je suis tout disposé à vous répondre. Ici, je vous pose la question : étiez-vous premier ministre de l’hôtel Matignon et du chenil, d’une toute petite partie des dépenses ? Il était important, en effet, de nous dire sous serment que votre pauvre chien avait failli être transformé en ragoût par Mme Dati !

M. Gabriel Attal. Vous êtes un peu chafouin, monsieur Tanguy, parce que vous êtes incapable de me répondre sur le fond. Vous déplorez une augmentation de la dépense publique, mais vous êtes incapable de dire si c’est la hausse des dépenses sociales que vous regrettez ou celle des dépenses des collectivités locales. Car les dépenses de l’État, elles, ont baissé dans l’intervalle, ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Puisque vous n’acceptez pas l’exercice, je vais vous laisser mon numéro de téléphone pour que nous débattions dans les médias. Vous ne tenez pas compte du fait que les dépenses globales ont complètement dérapé. Dont acte.

Venons-en aux comparaisons avec l’étranger dont vous nous reprochez de ne pas tenir compte. Quand je vous entends citer les chiffres, j’ai des doutes sur votre capacité à compter. En France, les prévisions ont dérapé de 5,5 % contre 4 % en Allemagne et 2 % au Royaume-Uni. La différence représente quand même quelque 25 % dans un cas et 50 % dans l’autre, ce qui veut dire que nous ne sommes pas du tout dans les mêmes ordres de grandeur. Puisque vous voulez jouer au professeur et à l’élève – comme Marine Le Pen, ce n’est pas trop mon truc – quelles ont été les conséquences de ces dérapages de prévisions sur les déficits de l’Allemagne et de la France ?

M. Gabriel Attal. C’est moi-même qui ai donné ces chiffres et insisté sur les différences entre pays. Pour l’Allemagne, je le répète, le taux de 4 %, estimé par l’IPP, est en cours d’actualisation et le taux définitif pourrait se rapprocher de celui de la France. En tout cas, le phénomène a été constaté à des ampleurs différentes chez nos voisins. L’implication budgétaire n’est pas identique en France et en Allemagne, de même que la situation budgétaire des deux pays diffère. Quoi qu’il en soit, vous déplorez une hausse des dépenses sociales de 60 milliards d’euros, mais vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai posée à trois reprises : qu’est-ce qui, selon vous, a trop augmenté dans ces dépenses sociales ? Sans la revalorisation de leur pension, nos retraités auraient perçu en moyenne 3 500 euros en moins par an. J’aimerais bien savoir quelles sont les dépenses que vous visez.

M. David Amiel (EPR). Cet intéressant débat confirme enfin le diagnostic. Monsieur Coquerel, vous avez explicitement reconnu que le problème tient à la prévision des recettes et non au dérapage des dépenses. Monsieur Tanguy, vous avez implicitement reconnu que la hausse des dépenses publiques était imputable aux collectivités locales et aux dépenses sociales. Vous avez d’ailleurs donné le solde de toutes les administrations publiques et non pas celui de l’État qui, au cours de la période, a produit un effort historique de maîtrise de ses dépenses, comme montré par l’Insee et souligné par vous, monsieur Attal.

Pour ma part, j’aimerais vous interroger sur les modalités de cet ajustement budgétaire, sachant qu’une diminution des dépenses de l’État, telle que celle que vous avez réalisée en 2024, peut avoir des répercussions sur la croissance. Il faut éviter qu’une dynamique d’ajustement budgétaire en vienne à casser l’activité, à dégrader les recettes, donc le déficit public, en une sorte de course-poursuite à la baisse. Entre 2011 et 2013, nous avions observé ce type de spirale, la politique de rigueur ayant plombé la croissance et le déficit public. À l’époque, quelles étaient vos estimations des effets sur la croissance des mesures que vous vous apprêtiez à prendre ?

M. Gabriel Attal. L’une de nos boussoles était de réaliser des économies ayant le moins possible de répercussions négatives sur l’activité économique et l’emploi. L’amélioration des taux d’emploi et de croissance est en effet le meilleur levier pour équilibrer nos comptes : avec le taux d’emploi de nos voisins allemands, nous aurions beaucoup moins de difficultés à équilibrer nos comptes et notre déficit serait beaucoup plus proche des 3 %.

Lorsque j’ai pris ce fameux décret de 10,2 milliards d’euros d’annulations de crédit en cours d’année, j’avais cette préoccupation en tête. À cet égard, je peux vous citer des données indépendantes, transparentes et consultables par chacun, celles de l’Insee et de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).

En 2024, la croissance a tourné autour de 1,1 %, et elle a été positive tout au long des trois trimestres que j’ai passés à Matignon, ce qui n’était pas le cas dans les pays voisins, notamment en Allemagne. Au cours de ces mêmes trois trimestres, le chômage a baissé de 0,1 point. Entre janvier et septembre 2024, le taux d’emploi des seniors a augmenté de 1,6 point – il n’a jamais été aussi élevé –, la part des jeunes sans emploi ni formation a baissé de 0,5 point, le taux d’emploi en CDI a progressé de 0,6 point, le taux d’emploi à temps complet était au plus haut depuis qu’on le mesure, le taux de chômage de longue durée a baissé – 40 000 demandeurs d’emploi en moins. Pour citer un indicateur auquel vous êtes sensible, monsieur le président, j’indique que le halo du chômage a baissé de 64 000. Je pourrais aussi vous citer le nombre d’emplois créés.

Je constate que les mesures d’économie d’ampleur que j’ai eu à prendre en tant que premier ministre – notamment les 10 milliards d’euros d’annulation de crédits, les près de 17 milliards d’euros de surgel de crédits – n’ont pas eu d’impact négatif sur l’activité économique et sur l’emploi. Tant mieux ! C’est aussi pour cela que je me suis mobilisé avec vous et notre groupe pour limiter au maximum les mesures de fiscalité supplémentaires dans le budget pour 2025, le risque étant qu’elles aient un effet récessif sur l’activité économique et donc sur les rentrées fiscales.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Je voudrais rappeler à mes collègues le principe de libre administration des collectivités territoriales Si le gouvernement constate en cours d’année que le déficit dérape, il n’a pas les moyens d’intervenir à moins que le Parlement ne vote un système de contrat ou équivalent dans le cadre du PLF. Vous confirmez que la task force parlementaire, que vous aviez impulsée, avait identifié environ 3 milliards d’euros de recettes supplémentaires qui auraient pu être intégrées dans la loi de finances pour 2025. Avez-vous une estimation de ce qu’aurait été le déficit si vous n’aviez pas pris les décisions dont vous nous avez dressé la liste ?

M. Gabriel Attal. Ces 20 milliards d’euros d’économies en moins correspondent à entre 0,7 et 1 point de déficit supplémentaire.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Vous avez donc été destinataire de la note du Trésor du 16 février annonçant que le déficit allait passer de 4,4 % à environ 5,7 %. Vous avez participé avec les ministres concernés à une réunion qui s’est tenue en présence du Président de la République. Que vous êtes-vous dit au cours de cette réunion ? Avez-vous validé l’intervention de Bruno Le Maire au journal télévisé de TF1 deux jours plus tard, où il a maintenu publiquement un objectif de déficit à 4,4 % ? Rappelons que vous avez dit au Sénat que vous aviez demandé que soit validée toute annonce budgétaire.

M. Gabriel Attal. Cette réunion ayant duré plus de deux heures, je pourrais vous en parler assez longtemps. Nous y avons partagé les informations dont nous disposions sur la diminution plus importante que prévu des recettes. Nous avons regardé quels étaient les leviers possibles pour nous y adapter et limiter au maximum notre déficit.

S’agissant de l’actualisation, je signale que le taux de 5,7 % est une estimation à politique inchangée, c’est-à-dire sans le décret d’annulation de crédits. D’où la révision à 5,1 % du déficit cible pour 2024 dans le programme de stabilité. Pourquoi Bruno Le Maire ne l’a-t-il pas annoncé immédiatement dans les deux jours qui ont suivi ? Parce que nous attendions l’exécution définitive du budget de 2023 qui intervient lors des publications de mars de l’Insee. Une révision des prévisions est un acte lourd dans la mesure où elle a des répercussions sur les marchés, la dette, l’économie. Avant d’ajuster, il fallait tenir compte de l’exécution définitive du budget de l’année précédente, qui est intervenue quelques semaines plus tard. Il faut aussi revoir tout le cadrage macroéconomique, ce que nous avons fait dans le programme de stabilité. La direction générale du Trésor a été mobilisée pendant des semaines pour faire tourner tous les modèles, afin que nous puissions adapter nos prévisions Ce n’est pas quelque chose que l’on fait tous les quatre matins.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Tout en la justifiant, vous reconnaissez donc que la prise de parole de Bruno Le Maire n’est pas transparente : il maintient publiquement un objectif de déficit qui ne peut être atteint avec les 10 milliards d’euros de coupes annoncées – il aurait fallu une mesure à 36 milliards d’euros pour passer de 5,7 % et 4,4 %.

M. Gabriel Attal. Non. Bruno Le Maire a redonné l’objectif du PLF pour 2024 en matière de déficit à un moment où nous n’avions pas de prévisions actualisées parce que les administrations étaient en train de refaire les comptes. C’est quelques semaines plus tard, dans le programme de stabilité, que la prévision a été actualisée. Bruno Le Maire a donné le dernier chiffre arrêté avec les services de Bercy concernant le déficit.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Ce que vous appelez quelques semaines plus tard, monsieur Attal, c’est deux mois : l’interview a eu lieu le 18 février, alors que le chiffre a été actualisé à 5,1 % le 17 avril. Pendant deux mois vous avez continué à affirmer aux Français, au gré des interventions télévisées, que le déficit demeurait inchangé. Or vous étiez conscient, à ce moment-là, d’avoir annoncé une mesure qui ne suffisait pas pour maintenir le déficit à ce niveau. Pourquoi, au cours de cette période, la Cour des comptes et la représentation nationale n’ont-elles pas été officiellement informées de la note du 16 février ?

M. Gabriel Attal. Dans l’intervalle, avant la présentation du programme de stabilité, j’ai eu l’occasion d’annoncer le décret d’annulation, le doublement des franchises médicales en mars, le lancement de la mission sur les nouvelles recettes et de la réforme de l’assurance chômage. On ne peut pas dire qu’il y a eu une forme d’inertie en matière budgétaire à ce moment-là.

Quitte à me répéter, je vous rappelle que le programme de stabilité est présenté tous les ans au mois d’avril. Pourquoi n’est-il pas possible d’annoncer officiellement une nouvelle cible ou prévision de déficit pour l’année en cours à la fin du mois de février 2024 ? Parce qu’il manque deux éléments : l’exécution définitive du budget 2023 qui intervient lors des publications de l’Insee à la fin du mois de mars ; le nouveau cadrage macroéconomique de la direction générale du Trésor, qui est arrivé au cours de ces semaines-là. Voici la manière dont choses se sont déroulées, en transparence.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Pendant toute cette période, alors que le déficit a fini par atteindre 6 % ou 6,1 %, vous n’avez pas jugé bon que la Cour du compte soit informée ou qu’il puisse y avoir un quelconque débat devant l’Assemblée nationale puisque vous aviez choisi de ne pas recourir à un PLFR – je n’ai d’ailleurs pas compris votre argument sur ce point. Vous avez pourtant reconnu un problème de recettes que la baisse de près de 11 milliards d’euros des dépenses de l’État ne suffirait pas à compenser.

M. Gabriel Attal. En tant que membre de la commission des finances, vous devez savoir que la Cour des comptes produit tous les ans un rapport sur l’exécution budgétaire de l’année précédente. En 2024 comme chaque année, elle l’a fait en s’appuyant sur les informations qui lui ont été communiquées par les ministères et notamment par Bercy. Des échanges et des communications d’informations ont évidemment eu lieu avec la Cour des comptes. S’agissant du Parlement, conformément à la Lolf, les présidents des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat ont été informés du décret d’annulation par le gouvernement. En outre, j’ai répondu à toutes les questions que vous m’avez posées au cours de cette période dans le cadre de débats, des questions au gouvernement, des questions au premier ministre qui avaient alors lieu le mercredi.

M. le président Éric Coquerel. Bruno Le Maire ne nous a pas fait la même réponse que vous : il n’a pas nié qu’une alerte lui indiquait un déficit plus important que celui qu’il a annoncé à la télévision. Valider ce nouveau déficit aurait signifié qu’il renonçait en quelque sorte à atteindre le taux prévu, a-t-il expliqué. Or, de manière volontariste, il comptait sur les mesures rectificatives pour en rester au déficit de 4,4 %. Les notes du Trésor, même lorsqu’elles font état de craintes, ne devraient-elles pas être transmises au Haut Conseil des finances publiques (HCFP), à la Cour des comptes, voire au Parlement pour que nous soyons un peu à armes égales ? Lorsque le ministre dispose d’informations qu’il décide de ne pas communiquer, nous en sommes privés pour juger de la politique à mener.

M. Gabriel Attal. Je m’excuse si je n’ai pas été assez clair, mais je dis la même chose que Bruno Le Maire. S’il n’y avait pas eu d’alertes, je n’aurais pas pris le décret d’annulation à 10 milliards d’euros, augmenté les franchises médicales et annoncé des économies supplémentaires. Quand un ministre reçoit une alerte concernant un risque d’aggravation du déficit, il ne prend pas le taux redouté comme nouvelle cible à atteindre car il peut prendre des mesures tendant à redresser la situation. À la suite de ces alertes, nous avons travaillé pendant plusieurs semaines pour définir une nouvelle cible de déficit qui tiennent compte des mesures correctives et d’économies adoptées. Dans toutes les notes et alertes qui remontent, il est d’ailleurs précisé que les estimations sont faites « à politique inchangée ». Si elles devenaient la ligne des gouvernements, il n’y aurait plus de politique – je ne pense pas que c’est ce que vous souhaitez. La responsabilité des gouvernements et des politiques est précisément de prendre des mesures pour répondre aux alertes qu’ils reçoivent.

M. le président Éric Coquerel. Notre responsabilité est de contrôler la politique suivie. Or, je le répète, nous ne sommes pas à armes égales.

M. Nicolas Ray (DR). Pour justifier l’absence de PLFR, vous expliquez qu’un décret et un projet de loi de finances de fin de gestion étaient suffisants pour redresser la trajectoire et maintenir le déficit à 5,1 %. Or le déficit a finalement atteint 6,1 %. N’avez-vous pas sous-estimé en début d’année l’ampleur des mesures à prendre pour corriger le déficit, ce qui aurait nécessité le recours à un PLFR ?

M. Gabriel Attal. Le volume d’économies annoncées au printemps 2024 correspondait aux alertes reçues à ce moment-là sur la baisse des recettes : il fallait faire 20 milliards d’euros d’économies pour contenir le déficit à 5,1 %. Le 13 juillet, nous avons reçu de nouvelles alertes faisant état d’un écart de prévisions plus important. À ce moment-là, j’avais déjà présenté ma démission au Président de la République. Lorsque la note du 11 septembre est arrivée, je n’étais plus en fonction à Matignon. À ce stade, il paraissait difficile de tenir le taux de 5,1 %. En appliquant les mesures prévues, nous aurions pu contenir le déficit à environ 5,5 %.

M. Nicolas Ray (DR). Nous ne serons pas d’accord sur la suppression de la taxe d’habitation, réforme qui n’était pas souhaitable et qui a coûté 23 milliards d’euros par an. Selon nous, cette taxe n’était pas plus injuste que la taxe foncière, calculée sur la même assiette. N’avez-vous pas sous-estimé le financement de cette réforme d’ampleur ?

M. Gabriel Attal. Cette réforme a été lancée au début du premier quinquennat, à une époque où je siégeais parmi les députés. Elle a été assumée dans une politique globale incluant des mesures d’économies, telles que la suppression des contrats aidés en 2018, qui avaient suscité de virulents débats avec les collectivités locales et les associations. Entre 2017 et 2019, la taxe d’habitation a été supprimée pour 80 % des foyers. Au cours de la même période, le déficit a été réduit de quasiment 1 point. Le déficit a diminué alors que les Français gagnaient 1 200 euros par an en moyenne grâce à la suppression de cette taxe.

M. Nicolas Ray (DR). Êtes-vous favorable à l’idée soumettre les prévisions de croissance et les PLF à l’avis conforme du HCFP ?

M. Gabriel Attal. Les prévisions de croissance sont soumises à l’avis du HCFP. S’il me semble important que cet avis soit relayé et fasse l’objet de débats, je pense qu’un avis conforme serait une forme de désarmement du Parlement puisque ce sont les parlementaires qui adoptent le PLF. En tout cas, je constate que le HCFP a jugé « plausibles » la plupart des prévisions de croissance qui lui ont été soumises ces dernières années.

M. Jean-Didier Berger (DR). Vous avez parlé des questions de pilotage concernant le budget des collectivités. Dans le contrat qui pourrait lier l’État aux collectivités, ne pensez-vous pas qu’il faudrait améliorer la prévisibilité des mesures qui vont leur être imposées par l’État, d’une part, et des dépenses qu’elles vont effectuer selon le principe de libre administration, d’autre part ? Peut-être faudrait-il aussi les inciter à construire leur budget plutôt en décembre qu’en mars si nous voulons avoir des prévisions de dépenses réalistes ? Ne faudrait-il pas envisager un mécanisme identique pour le pilotage des dépenses de sécurité sociale ? Si c’était à refaire, feriez-vous différemment en matière de choix ou de communication ?

M. Gabriel Attal. Pour insister sur l’importance de la prévisibilité, j’ai donné l’exemple de la hausse du point d’indice, qui tombe d’en haut en cours d’année. Pour les collectivités locales en général et votre ville de Clamart en particulier, c’est le genre de mesures difficiles à assumer en cours d’année. La délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation pourrait s’emparer de l’idée d’avancer la date de publication des budgets et faire des propositions en ce sens, car c’est une piste de réflexion intéressante.

S’agissant de la sécurité sociale, je signale qu’il existe un comité d’alerte sur l’évolution des dépenses d’assurance maladie. Pendant la période de gestion des affaires courantes, quand mon gouvernement avait démissionné, il m’était interdit de prendre des mesures nouvelles. Deux de nos collègues ont d’ailleurs mené une mission flash pour contrôler les décisions prises et vérifier qu’elles respectaient les règles. Ils ont conclu que tel était le cas, ce qui est plutôt positif. J’avais demandé au secrétaire général du gouvernement (SGG) si je pouvais prendre des mesures de réduction du remboursement des indemnités journalières, afin de lutter contre la hausse des dépenses d’arrêt maladie. Il m’a répondu qu’étant démissionnaire, je ne le pouvais pas.

Que ferais-je différemment ? Nous pourrions en discuter longtemps. Je vous ai rappelé la chronologie des alertes et des décisions que j’ai prises en tant que premier ministre, avec Bruno Le Maire à mes côtés. J’ai l’impression d’avoir réagi au moment où je disposais des informations. Au cours de ces huit mois à Matignon, en tout cas des six mois hors de la phase de gestion des affaires courantes, nous avons consacré l’essentiel de nos efforts à la recherche d’économies supplémentaires. Peut-être n’ai-je pas encore le recul suffisant pour dire ce qu’il aurait fallu améliorer.

Mme Estelle Mercier (SOC). Le 9 juillet 2022, vous avez déclaré au journal Le Parisien : « Si on est capables depuis 2020 de réduire chaque année nos déficits, c’est grâce à l’activité économique très forte, liée à nos réformes, qui permet davantage de rentrées fiscales. » Votre incapacité à réduire le déficit depuis 2022, lequel a même dérapé, prouve-t-elle, a contrario, que vos réformes ont dégradé l’activité économique – le PIB français a crû de 0,9 % en 2023 et de 1,1 % en 2024 quand le PIB espagnol croissait de 3,2 % l’année dernière –, donc les rentrées fiscales ?

M. Gabriel Attal. J’ai déjà répondu à cette question tout à l’heure : le rapport de l’IGF et l’étude de l’IPP ont montré que le covid avait déréglé la structure de la croissance et que cette dernière était moins riche en recettes. En 2024, année où j’étais à Matignon, l’État a dépensé moins que l’année précédente, fait inédit depuis dix ans. Pour parvenir à ce résultat, j’ai notamment annulé 10 milliards d’euros de crédits en cours d’année. Voilà des faits.

Le poids des composantes de la croissance a également changé, celui de la consommation ayant diminué au profit de celui des exportations. Le produit de la TVA a ainsi chuté par rapport aux anticipations : ce phénomène s’est produit en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Quant à l’activité, la croissance de 1,1 % du PIB français en 2024 est nettement supérieure à celle du PIB allemand.

Mme Estelle Mercier (SOC). Ma question portait plutôt sur le manque à gagner en recettes, compris entre 60 milliards d’euros et 80 milliards d’euros par an, produit des réformes fiscales menées depuis 2017. Vous ne parlez que des dépenses mais, dans le solde budgétaire, les recettes comptent également. Avec le recul, ne pensez-vous pas que l’on puisse comprendre le dérapage du déficit et la situation budgétaire actuelle en se donnant la peine de réfléchir à la politique économique et fiscale conduite ces dernières années ? N’y a-t-il pas de droit d’inventaire ?

M. Gabriel Attal. On peut toujours procéder à un inventaire et regretter certaines décisions, mais souhaitez-vous rétablir la taxe d’habitation pour les Français ?

Mme Estelle Mercier (SOC). Le sujet n’est pas d’être pour ou contre la taxe d’habitation. En revanche, la suppression de ce prélèvement a fragilisé les territoires, les communes, l’investissement public et le lien démocratique entre les collectivités territoriales et leurs contribuables car seule la taxe foncière subsiste. La question ne se limite pas à la taxe d’habitation, elle porte sur la réforme du financement des collectivités locales.

M. Gabriel Attal. La relation entre les collectivités locales et leurs administrés ne se résume fort heureusement pas à la taxation ; les liens entre eux sont nombreux et vont bien au-delà de l’imposition. Je note que les socialistes ne se prononcent pas sur le rétablissement de la taxe d’habitation. Vous regrettez certaines baisses d’impôt décidées ces dernières années, alors que je les défends : j’assume que l’on ait rendu 1 200 euros par an aux classes moyennes en supprimant la taxe d’habitation. Ce manque à gagner pour les collectivités locales a d’ailleurs été compensé – s’il ne l’avait pas été, le coût aurait été nul pour les finances publiques. J’assume que l’on ait réduit le taux de l’impôt sur les sociétés de 33 % à 25 % et que l’on ait ainsi redonné de l’oxygène aux PME et aux ETI. Si vous n’êtes pas d’accord, allez voir les entreprises de votre circonscription et dites-leur que vous souhaitez augmenter leur IS. Ce débat est sain et démocratique, encore faut-il accepter que je ne défende pas la même ligne que la vôtre.

M. le président Éric Coquerel. Vous considérez que la politique menée n’a eu aucune incidence sur le montant des recettes de l’État ?

Mme Estelle Mercier (SOC). Quand vous ne savez pas quoi répondre, monsieur Attal, vous posez une autre question à votre interlocuteur pour changer de sujet.

M. Gabriel Attal. À quoi n’ai-je pas répondu ?

Mme Estelle Mercier (SOC). À tout !

Mme Christine Arrighi (EcoS). Comme les personnes précédemment auditionnées, rien ne semble vous faire changer d’avis. Vous conservez certaines obstinations : sur la dette, qui a crû de 1 300 milliards d’euros en sept ans, sur la baisse des cotisations sociales et des impôts, et sur l’augmentation des dividendes, dont le montant a établi de nouveaux records en 2023 et en 2024. Vous avez montré une grande constance dans la politique que vous avez menée contre les catégories de la population que je représente.

Comment avez-vous réagi à la déconvenue majeure qu’a évoquée Jérôme Fournel sur la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim), dont le rendement a atteint 600 millions d’euros et non 12 milliards d’euros ? Vous étiez ministre des comptes publics puis premier ministre, qu’avez‑vous fait ?

M. Gabriel Attal. Je suis député et, contrairement à vous, je représente toutes les catégories de Français et tous les électeurs de ma circonscription.

Vous me reprochez de ne pas avoir beaucoup changé d’avis : nous nous côtoyons depuis quelques années et vos positions sur la politique du gouvernement ne m’ont pas semblé beaucoup évoluer non plus.

Plusieurs rapports ont expliqué le moindre rendement de la Crim par la baisse de l’inflation, laquelle a diminué le montant des superprofits prévu par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) sur lequel les services de Bercy s’étaient fondés pour élaborer le dispositif.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous n’avez pas répondu à la question : qu’avez-vous fait pour réformer ce prélèvement ?

M. Gabriel Attal. Nous avons élaboré une nouvelle Crim, dont nous avons changé le nom. Nous avons confié une mission à plusieurs parlementaires, dont Jean-René Cazeneuve, pour définir une nouvelle assiette. Nous avons réajusté les prévisions de rendement à la baisse et conçu un nouveau dispositif technique, que nous n’avons malheureusement pas pu faire adopter même si l’amendement a été présenté – on peut le consulter sur le site de l’Assemblée nationale.

Mme Christine Arrighi (EcoS). J’ai pris connaissance de l’amendement, qui prévoit un rendement à peine supérieur à celui du précédent mécanisme. Vous n’aviez manifestement pas envie de déployer un dispositif capable de générer le produit initialement prévu.

Qu’avez-vous fait lorsque vous avez constaté que les sociétés d’autoroute n’acquittaient pas la taxe sur l’exploitation des infrastructures de transport de longue distance (TEITLD) et ne payaient pas, depuis 2020, la taxe d’aménagement du territoire (TAT) ?

M. Gabriel Attal. L’amendement n’a en effet pas eu le même rendement que la Crim, tout simplement parce qu’il n’a pas été adopté. Il me semble que le rendement du dispositif qu’il promouvait aurait été supérieur à celui de la Crim.

Je peux vous assurer que les services de Bercy mettent tout en œuvre pour recouvrer l’intégralité des sommes dues par l’ensemble des contribuables, personnes physiques comme morales. Des procédures judiciaires sont en cours avec les sociétés d’autoroute, dans lesquelles l’État leur demande d’acquitter certaines taxes. Nous devons attendre l’issue de ces contentieux.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Lesquels ne sont pas suspensifs.

Au fil des auditions, nous touchons du doigt les causes de l’écart entre les prévisions très optimistes et la réalité constatée les années précédentes. Après la commission mixte paritaire sur le PLF 2025, un amendement a été déposé sur l’article 41 : « Dès que le gouvernement a eu connaissance des nouvelles prévisions macroéconomiques, il a souhaité réviser les hypothèses sous-jacentes de ce texte. […] En conséquence, les recettes totales nettes de l’État sont en diminution de 3,6 milliards d’euros par rapport au texte issu de la CMP. » Par rapport au PLF pour 2025 présenté en octobre, la baisse dépasse 8 milliards d’euros. Que pensez-vous de cet amendement déposé par le gouvernement que vous soutenez ? Après les écarts de 2023 et 2024, vous n’avez rien fait pour améliorer les prévisions, comme le montrent les nouvelles erreurs que met en lumière cet amendement.

M. Gabriel Attal. Je vais sans doute vous décevoir, mais je ne suis plus membre du gouvernement. C’est ce dernier qu’il faut interroger sur un amendement qu’il aurait déposé postérieurement à la CMP. J’ai les mêmes informations que vous : le gouvernement a annoncé qu’il revoyait ses prévisions, parce que des événements géopolitiques et économiques se sont produits entre le renversement, délétère pour l’économie française, du gouvernement de Michel Barnier auquel vous avez procédé et la discussion du PLF 2025 au début de cette année. Il me semble de bonne politique que le gouvernement adapte ses prévisions, notamment pour intégrer la facture de la censure que vous avez soutenue au détriment de nos concitoyens.

Mme Sophie Mette (Dem). Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, a évoqué en décembre dernier l’écart entre les prévisions fiscales et budgétaires et la réalité en France l’année dernière. Il en appelle à un contrôle accru du HCFP sur les prévisions : cet organisme devrait, selon lui, jouer le rôle de tiers de confiance entre les hauts fonctionnaires qui analysent la situation et le ministre, selon la logique anglo-saxonne de comply or explain – appliquer ou expliquer – qui oblige à faire état de son désaccord avec les chiffres de l’administration, cette dernière devant alors retenir les chiffres du HCFP ou expliquer son refus de les prendre en compte.

Pensez-vous, comme M. Moscovici, que cette méthode aurait permis de mieux prendre en compte les alertes lancées en 2023 et en 2024 ? Plus généralement, estimez-vous que cette façon de faire soit la bonne ? Dans une démocratie représentative, la marge de manœuvre des élus est clairement identifiée, mais ce principe la limiterait : approuvez-vous une telle perspective au nom de l’efficacité ou la rejetez-vous ?

M. Gabriel Attal. Je souhaite accroître la transparence et le contrôle de l’action de l’exécutif dans le domaine budgétaire. En revanche, il ne me semble pas que cette évolution passe par un rôle accru du HCFP. C’est le poids du Parlement qu’il convient de renforcer. Sauf erreur de ma part, les membres du HCFP ne sont pas élus, contrairement aux parlementaires. Le Parlement devrait bénéficier de davantage de moyens d’évaluation et de contrôle de l’exécutif, dans la sphère budgétaire comme dans d’autres domaines de l’action publique. Au-delà des moyens, il serait opportun d’accroître le nombre d’informations transmises au Parlement, notamment sur les prévisions budgétaires.

L’actualisation à la baisse d’une prévision de croissance a un impact immédiat sur les marchés et sur l’activité économique et un impact potentiel sur les entreprises et l’emploi. Il ne faut pas actualiser les prévisions à la moindre alerte, afin de protéger l’économie et les entreprises. On regretterait d’avoir modifié une prévision à la suite d’une alerte qui ne s’est finalement pas concrétisée, car une telle décision peut faire des dégâts.

M. le président Éric Coquerel. Je suis au moins d’accord avec votre souhait d’accroître les moyens de l’Assemblée.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous nous avez très bien éclairés sur votre action de ministre des comptes publics puis à la tête du gouvernement, marquée par le souci de préserver l’équilibre des finances publiques dans un contexte contraint. Votre expérience est assez exceptionnelle, car vous avez exercé vos fonctions pendant une période courte mais inédite.

Le Parlement n’a pas la capacité d’analyser les évolutions de la conjoncture et des finances publiques en temps réel. Quelles leçons tirez-vous de la période très particulière allant de juin 2022 à 2024 ? Quelle autonomie aviez-vous par rapport au Président de la République ?

M. Gabriel Attal. S’agissant du fonctionnement de l’exécutif, la Constitution dispose que c’est le premier ministre qui prend les décisions. Ce n’est pas le Président de la République qui peut décider de présenter un projet de loi de finances rectificative (PLFR) ou qui arbitre les mesures contenues dans un PLF. Bien entendu, le premier ministre échange régulièrement avec le Président de la République, surtout lorsqu’ils appartiennent à la même famille politique. Je ne préconise aucun changement institutionnel dans ce domaine.

Il conviendrait en revanche d’assurer un échange d’informations plus fréquent entre le gouvernement et le Parlement, mais dans des conditions de confidentialité à même de protéger l’économie et les entreprises. Le président de la commission des finances et le rapporteur général du budget peuvent toujours effectuer un contrôle sur pièces à Bercy, mais il est préférable de ne pas en arriver à une telle procédure en prévoyant des échanges d’informations plus réguliers.

M. François Jolivet (HOR). Avez-vous trouvé au ministère des comptes publics des outils modernes d’information sur le recouvrement mensuel des impôts ?

M. Gabriel Attal. Oui. Les services de Bercy continuent de moderniser leurs outils. Ainsi, les données des cartes bancaires sont désormais disponibles presque en temps réel, ce qui permet d’affiner les prévisions de recettes. Des progrès ont été effectués pendant le covid : la direction générale du Trésor est parvenue à mobiliser des données dites de haute fréquence sur la consommation d’électricité, les données, anonymes bien entendu, de cartes bancaires, et les indicateurs de mobilité, pour évaluer rapidement l’impact de la crise sanitaire sur l’activité. Nous pouvons nous appuyer sur ces outils pour affiner les prévisions.

M. François Jolivet (HOR). Vous avez décidé de ne pas présenter de PLFR au Parlement, mais jugeriez-vous opportun que la Lolf contraigne le gouvernement à en présenter un en cas de dérapage constaté avec les présidents des commissions des finances et les rapporteurs généraux de l’Assemblée et du Sénat ? Si oui, à partir de quel écart entre la prévision et la réalité ?

M. Gabriel Attal. La question tient moins au dérapage qu’au volume d’économies que l’on souhaite réaliser. La Lolf autorise le gouvernement à annuler environ 12 milliards d’euros de crédits par décret ; au-delà de ce montant, un PLFR est nécessaire. Avec 10 milliards d’euros de crédits annulés, j’ai presque atteint le plafond autorisé, lequel me semble bien calibré. Il est important que le gouvernement puisse prendre rapidement des décisions, notamment pour envoyer des signaux à ceux qui financent la dette ; or prendre un décret est bien plus rapide que faire adopter un PLFR.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Dans le projet de loi de finances pour 2024, l’estimation du produit de l’IS était de 72 milliards d’euros, alors que le rendement n’avait atteint que 57 milliards d’euros en 2023 et que le taux de l’impôt était stable. Son produit ne progressera d’ailleurs que de 1 milliard d’euros en 2024. Comment expliquez-vous cet écart de 14 milliards d’euros entre la prévision et la réalité ? Pourquoi avoir retenu le chiffre de 72 milliards d’euros dans le PLF ?

M. Gabriel Attal. Je ne peux pas vous répondre, car j’étais ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse au moment de l’élaboration et de la présentation du PLF pour 2024 : je n’ai donc pas participé aux arbitrages ayant présidé à sa conception.

L’IS est un impôt très volatil. J’ai dit tout à l’heure que le résultat avait pu être inférieur à la prévision à cause du choix d’imputer sur le résultat de 2023 certains déficits attendus l’année suivante par les entreprises.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Un premier ministre peut tout de même demander des explications. Pourquoi avoir estimé le rendement de l’IS à 72 milliards d’euros ? Rien n’indiquait que le bénéfice des entreprises allait exploser de la sorte en 2024 !

M. Gabriel Attal. Je ne suis responsable que des décisions que j’ai prises. Le ministre de l’économie et des finances, le ministre chargé du budget et le premier ministre sont responsables du PLF : je n’occupais aucune de ces positions lorsque le PLF pour 2024 a été présenté. J’apprécierais peu que des premiers ministres qui m’ont précédé ou succédé commentent les choix que j’ai effectués lorsque j’étais à Matignon : chacun est comptable de ses décisions.

En février 2024, j’ai reçu une note alertant sur la distorsion entre la prévision des recettes et celles effectivement perçues et sur le niveau trop élevé de l’élasticité retenu dans le PLF pour 2024. J’ai décidé, choix salué à l’époque, de réduire l’estimation de l’élasticité de 1,1 à 0,8.

M. Charles de Courson, rapporteur général. On peut se poser des questions sur les décisions de votre prédécesseur, même si vous en êtes solidaire.

M. Gabriel Attal. Je le suis en effet.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Dans le PLF pour 2024, le produit de la TVA est estimé à 220 milliards d’euros contre 208 milliards d’euros en 2023 – l’exécution a fait apparaître un rendement légèrement inférieur à 212 milliards d’euros, soit un écart par rapport à la prévision comprise entre 8 milliards et 10 milliards d’euros. Ne pensez-vous pas que l’hypothèse d’une reprise de la consommation par une ponction de l’épargne était erronée ?

M. Gabriel Attal. Je fais pleinement confiance aux services de Bercy qui soumettent au gouvernement leurs prévisions de croissance et de recettes fiscales. Je ne remettrai pas en cause leurs estimations. Je vous ferai la même réponse que pour l’IS : je ne peux que défendre les choix que j’ai effectués en tant que premier ministre, par exemple la révision à la baisse, opérée dans le programme de stabilité, de certaines prévisions de recettes pour 2024. J’ai pris cette décision parce que j’ai reçu, après mon arrivée à Matignon, une note des services de Bercy m’alertant de la chute des recettes à la fin de l’année 2023 et de la poursuite de cette trajectoire en 2024. Le HCFP a qualifié cette décision, au moment de la présentation du programme de stabilité, de « raisonnable ».

M. Charles de Courson, rapporteur général. Les membres du gouvernement sont responsables de leur administration et non l’inverse. Les ministres et le premier ministre ne sont pas obligés de retenir les chiffres de leurs services.

Dans le PLF pour 2024, le produit de l’impôt sur le revenu (IR) était estimé à 93,4 milliards d’euros contre 88,6 milliards d’euros en exécution en 2023 et 88 milliards d’euros l’année suivante. Là encore, la surestimation de la croissance implicite des revenus ne vous a-t-elle pas inquiété ?

M. Gabriel Attal. Vous m’interrogez une nouvelle fois sur un PLF qui a été présenté à un moment où j’étais ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse. Il serait inquiétant que je donne des leçons sur un projet de budget que je n’ai pas arbitré.

Il y a bien eu un écart entre les prévisions et la réalisation sur le montant des recettes perçues en 2024. C’est l’un des mérites de cette audition : tout le monde a reconnu que les dépenses de l’État avaient baissé en 2024 par rapport à 2023. Il n’y a pas eu de dérapage des dépenses en 2024 ; en revanche, les recettes ont été moins élevées que prévu. L’IGF et l’IPP, à qui nous pouvons faire confiance, ont remis des rapports apportant des réponses sur les causes de ces résultats.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Trouvez-vous normal que le ministre chargé de l’économie communique directement avec le Président de la République et se contente de faire, quand il a le temps, une copie des échanges au premier ministre ?

M. Gabriel Attal. Ce constat ne concerne pas que le ministre chargé de l’économie. L’important est que la communication soit conjointement adressée au Président de la République et au premier ministre. Néanmoins, il est vrai que de tels circuits peuvent poser question. Je n’ai pas beaucoup d’exemples en tête, car si des notes n’ont été envoyées qu’au Président de la République, je n’en ai pas eu connaissance. J’ai parfois reçu des notes à destination du Président de la République sur lesquelles était inscrite la mention « Copie au premier ministre » : de tels documents ne me semblent pas respecter nos institutions, notamment la qualité de chef du gouvernement du premier ministre. Certaines déclarations reflètent la même attitude : on s’y habitue !

M. Charles de Courson, rapporteur général. Après avoir reçu une copie d’une note adressée au Président de la République, vous n’avez jamais rappelé au ministre concerné le circuit normal de communication, lequel repose sur le fait que le premier ministre est responsable de l’ensemble du gouvernement ?

M. Gabriel Attal. Si, parce que je voyais les principaux ministres en tête‑à‑tête presque toutes les semaines, au pire tous les quinze jours, pour faire un point sur l’ensemble des dossiers. Je recevais directement les informations à l’occasion de ces échanges très réguliers. Qu’un ministre décide de transmettre également ces éléments au Président de la République par écrit car il le voit moins souvent, en mettant le premier ministre en copie, n’est pas totalement conforme aux usages des institutions mais n’est pas si choquant, à condition que le travail s’effectue directement entre le ministre et le premier ministre.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vos réponses sur le PLF pour 2024 sont étonnantes, car les décrochages entre les prévisions et la réalité ont commencé dès 2023. Certes, contrairement à 2024, l’écart n’avait pas atteint 41 milliards d’euros, mais il était loin d’être négligeable et il reflétait un début de dérapage. Pourquoi n’avez-vous pas interrogé les ministres chargés de l’économie et du budget sur la crédibilité de leurs hypothèses ? L’écart s’est produit deux années de suite et il a augmenté entre 2023 et 2024 : M. Le Maire et son homologue chargé du budget se sont défaussés sur les services, mais le premier ministre est responsable donc il doit intervenir, n’est-ce pas ?

M. Gabriel Attal. C’est exactement ce que j’ai fait au moment de ma nomination à Matignon. Lorsque je suis devenu premier ministre, j’ai été alerté sur la baisse des recettes en 2023, principalement à la fin de l’année : j’en ai immédiatement fait part aux ministres concernés, avec lesquels j’ai confié une mission à l’IGF pour identifier les causes de l’écart entre les prévisions et la réalité constatée.

Je ne me défausse jamais sur qui que ce soit et certainement pas sur l’administration. J’ai agi à chaque alerte reçue sur la baisse des recettes en essayant de diminuer les dépenses pour réduire au maximum le déficit.

M. le président Éric Coquerel. Je suis assez d’accord avec les propos de Pierre Moscovici sur l’influence de l’hubris des responsables politiques sur les administrations qui travaillent pour eux. Cela fait deux fois que vous nous renvoyez au rapport de l’IGF sur les causes de l’écart entre les prévisions de recettes et les résultats effectifs, mais, quel que soit le respect dû à ce corps, c’est à la commission d’enquête de préciser l’enchaînement des faits.

M. Gérault Verny (UDR). J’ai l’impression de perdre mon temps. Chacune des personnes auditionnées nous explique qu’elle n’y est pour rien, que tout va bien. Je vais vous poser des questions très simples, et j’en attends autant de vos réponses.

Entre avril 2022 et septembre 2024, quelle a été l’évolution de la dette publique en France ?

M. Gabriel Attal. Vous pouvez me soumettre à un quiz, mais même les grands spécialistes des finances publiques qui m’accompagnent, membres de l’administration, ne connaissent pas tous les chiffres par cœur !

M. Gérault Verny (UDR). Moi, je le connais.

M. Gabriel Attal. Évidemment, puisque vous avez préparé votre question ! Il y a derrière moi l’ancien directeur général du Trésor et l’ancien conseiller chargé des finances publiques, chef de pôle à Matignon, et eux-mêmes ne connaissent pas tous les chiffres par cœur, mois par mois. Ils m’indiquent qu’entre début 2023 et mi-2024, la dette est restée stable à 112 % du PIB.

M. Gérault Verny (UDR). C’est un pourcentage. Pouvez-vous m’indiquer l’évolution de la dette publique entre avril 2022 et septembre 2024 en valeur ? Ce n’est pas une question rhétorique : quand on a été ministre chargé des comptes publics puis premier ministre, la moindre des choses est de savoir de combien la France s’est appauvrie pendant cette période ! En l’occurrence, de 326 milliards d’euros.

Y a-t-il eu une autre période que ces sept ans de socialisme macroniste pendant laquelle la dette s’est autant aggravée ?

M. Gabriel Attal. Il peut arriver que les esprits s’échauffent mais, jusqu’à présent, nous avons tous fait montre de respect les uns envers les autres. Si cela vous fait plaisir de m’entendre vous répondre que je ne sais pas, de tête, l’augmentation en valeur de la dette entre mai 2023 et décembre 2024, pour vous exclamer ensuite que c’est un scandale, continuez ; mais je ne rentrerai pas dans votre jeu.

Quant à votre deuxième question, il y a bien eu des périodes où la dette a augmenté de manière plus importante, comme sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy – + 24 points de PIB de dette en cinq ans.

M. Gérault Verny (UDR). Contrairement à ce que vous laissez entendre, ce n’était pas une question rhétorique. Et en guise de respect, vous avez systématiquement contourné les questions qui vous ont été posées, quand vous n’avez pas tout simplement refusé de répondre, comme à Charles de Courson ! Et quand vous vous y êtes finalement appliqué, votre réponse était erronée : si les recettes liées à l’IS ont été moins importantes que prévu, c’est que vous aviez tablé sur une hausse de 30 % de l’IS, donc de la richesse produite en France – une hypothèse complètement farfelue !

Monsieur Attal, pourriez-vous au moins m’écouter quand je vous parle, plutôt que de parler à vos conseillers ?

M. Gabriel Attal. Bien sûr ; je sais faire deux choses en même temps.

M. Gérault Verny (UDR). J’en veux pour preuve votre bilan : 326 milliards d’euros de dette supplémentaires ! Félicitations.

Je ne poserai pas d’autre question puisque, de toute façon, vous n’y répondez pas.

M. le président Éric Coquerel. Comme Bruno Le Maire vous estimez, monsieur Attal, que la mère des batailles était de réduire le déficit. Pourtant, alors que, fin 2023, vous prévoyiez un déficit de 4,4 % pour 2024, ce dernier a finalement atteint 6,1 %. Considérez-vous que votre politique économique a été une réussite ?

M. Gabriel Attal. L’aggravation du déficit n’est pas liée à un dérapage des dépenses de l’État, mais à de moindres recettes – vous l’avez d’ailleurs vous-même reconnu. Celles-ci sont-elles la conséquence de notre politique fiscale en faveur de l’économie, de la croissance et de l’emploi, qui nous a conduits à baisser certains impôts ? Non – mais vous avez le droit de ne pas être d’accord.

M. le président Éric Coquerel. Je reformule ma question – car je ne pense pas qu’il y ait eu dissimulation, je pense simplement que votre politique économique s’est plantée. L’objectif de la loi de programmation était de ramener le déficit sous les 3 % en 2027. À deux ans de cette échéance, et alors que vos prévisions tablaient sur 4,4 % de déficit pour 2024, il atteint désormais 6,1 %. C’est donc bel et bien un échec, y compris au regard de vos propres objectifs : pensez-vous que ce soit le résultat de votre politique économique ?

M. Gabriel Attal. La France n’est pas coupée du monde : les crises que nous avons traversées ont évidemment eu des conséquences sur nos budgets.

Entre mi-2017 et mi-2024, le taux d’activité a augmenté de 8,5 points en France, contre 3,8 en Allemagne et 6,8 en Italie ; 2,5 millions d’emplois ont été créés, dont 130 000 dans l’industrie : tout cela est très positif pour notre économie et pour les Français. Vous avez le droit de ne pas être d’accord, mais je suis convaincu que la politique de l’offre que nous avons menée n’explique pas la chute brutale des recettes en 2024.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Matthias Renault (RN). Vous avez été ministre chargé des comptes publics jusqu’au 20 juillet 2023 : de fait, le seul budget dont vous ayez suivi l’ensemble de la préparation est le PLF pour 2023.

Mi-juillet 2022, les premières prévisions de croissance et d’inflation sont transmises par le Trésor dans le cadre du budget économique d’été ; au moment du dépôt du projet de loi de finances pour 2023, de nouvelles projections sont transmises. Y avait-il une différence entre les prévisions techniques et les hypothèses retenues dans le PLF – cela arrive couramment, car les hypothèses retenues par le gouvernement traduisent aussi des choix politiques ?

M. Gabriel Attal. C’est effectivement courant, mais je n’ai pas souvenir d’écart substantiel, et les équipes qui m’accompagnaient alors non plus.

Il s’écoule environ deux mois entre le budget économique d’été et la présentation du PLF : de mémoire, nous avons retenu, dans le PLF pour 2023, les hypothèses les plus proches du consensus des prévisionnistes, s’agissant notamment de la croissance. Au reste, nous étions finalement assez proches de la réalité, puisque le taux de croissance a atteint 0,9 %, et nous avions tablé sur 1 %.

M. Matthias Renault (RN). Vous avez quitté vos fonctions le 20 juillet 2023. Avez-vous tout de même eu connaissance du budget économique d’été ?

M. Gabriel Attal. Une note de Bruno Le Maire du 11 juillet 2023 a bien été remontée à mon cabinet, mais je n’en ai pas eu connaissance personnellement.

M. Matthias Renault (RN). Contenait-elle une alerte sur le niveau de déficit pour 2023 ?

M. Gabriel Attal. Oui : le déficit était estimé à 5,2 % au lieu de 4,9 % initialement prévus – mais rien qui ne pouvait être corrigé en cours d’année.

M. Matthias Renault (RN). La première alerte date donc de juillet 2023, et non d’octobre.

M. Gabriel Attal. On me confirme que l’administration a fait parvenir tous ces documents aux rapporteurs.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Après deux années de dérapage entre les prévisions et les recettes réelles, ce qui a déjà de quoi interroger, voilà que les prévisions pour cette année se sont, une fois encore, révélées inexactes, comme le prouve l’amendement déposé par le gouvernement entre la CMP et le 49.3, et que vous semblez découvrir.

Or ces prévisions relèvent soit de la compétence des administrations – et nos auditions me donnent à penser qu’elle n’est pas à remettre en question –, soit de la responsabilité du gouvernement. En tant que premier ministre, à partir de quelles prévisions avez-vous construit les lettres de cadrage envoyées à l’ensemble des ministres en juillet 2024 ? Quel correctif y avez-vous apporté pour éviter qu’elles pèchent par optimisme, comme les années précédentes ? Cette année encore, les recettes seront inférieures de 8 milliards d’euros à ce qui était prévu.

M. Gabriel Attal. Les lettres plafonds ne fixent que des cibles en dépenses, pas de prévisions de recettes ou d’hypothèses de croissance.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Mais vous fixez bien le plafond de dépenses en fonction de l’objectif de déficit et des recettes que vous espérez obtenir, ou je n’y comprends vraiment plus rien !

M. Gabriel Attal. J’ai préparé ces lettres en tant que premier ministre démissionnaire d’un gouvernement réduit à la gestion des affaires courantes. Malgré cette situation, nous avons choisi de lancer la procédure budgétaire en envoyant les lettres plafonds, afin que mon successeur n’ait pas à partir de zéro – et cela nous a d’ailleurs été reproché à l’époque, y compris par votre groupe. Maintenant, vous m’accusez de ne pas avoir été suffisamment précis : dont acte.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je regrette surtout que nous n’ayons jamais pu obtenir ces fameuses lettres plafonds ! Nous avons fini par les découvrir par la presse.

M. Gabriel Attal. Quoi qu’il en soit, pour ne pas préempter les choix politiques du futur gouvernement, j’ai voulu un budget dit réversible. Nous avons donc construit ce que l’on appelle un budget à base zéro, qui reconduisait les plafonds de dépenses de l’année précédente. Cela n’avait donc, je le répète, rien à voir avec des prévisions de recettes, l’objectif en matière de déficit ou des hypothèses de croissance.

M. le président Éric Coquerel. Comme quoi : il suffirait d’inscrire les cibles des lettres plafonds dans la loi spéciale et nous aurions un budget, au fond !

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez assuré que le choix de ne pas déposer de PLFR n’était pas lié aux élections européennes, et que vous vous étiez simplement appuyés sur les dispositions de la Lolf – qui prévoyait, heureux hasard, des plafonds d’annulation de crédits parfaitement adaptés à la situation malgré un déficit historique – pour rétablir les finances publiques sans effort supplémentaire.

À quel moment estimez-vous que les marges de manœuvre offertes par la Lolf seront suffisantes – ce qui n’a finalement pas été le cas – et qu’il n’est pas utile de déposer un PLFR ?

M. Gabriel Attal. La Lolf ne fixe que le volume maximal d’économies pouvant être décidées par décret ; il ne s’exprime pas en valeur mais en pourcentage – en l’espèce, 1,5 % des crédits.

Au regard des informations dont on disposait alors sur le niveau de recettes, il fallait réaliser 20 milliards d’euros d’économies pour maintenir le déficit sous la barre des 5,1 %. En vertu de la Lolf, nous avons donc annulé immédiatement 10 milliards d’euros de crédits par décret. Pour les 10 milliards d’euros restants, nous pouvions soit recourir à un PLFR soit nous appuyer sur le projet de loi de finances de fin de gestion et dégager des recettes supplémentaires en prévoyant des mesures rétroactives dans le PLF pour 2025 – c’est cette dernière option que nous avons choisie. Comme l’a expliqué Bruno Le Maire, déposer un PLFR aurait eu le mérite d’ouvrir le débat sur les finances publiques : c’était un argument politique, et le choix n’avait aucune incidence sur le volume d’économies à réaliser : il s’agissait simplement de savoir par quel vecteur passer.

M. Philippe Brun (SOC). Il est clair, depuis le début des auditions, que l’essentiel du problème réside dans les moindres recettes, donc dans le taux d’élasticité. Or, contrairement au taux de croissance, on n’en parle jamais alors qu’il a un impact considérable sur la sincérité des comptes, car il peut expliquer les décalages d’exécution que nous avons connus. Au demeurant je n’ai toujours pas compris comment ce taux était choisi, ni s’il faisait l’objet d’un arbitrage politique et, le cas échéant, à quel niveau – ministre du budget ? Premier ministre ? En outre, l’élasticité des recettes au PIB peut-elle être remise en cause par certaines institutions ? Au fond, voilà ce que la commission d’enquête cherche à établir.

M. Gabriel Attal. D’une certaine façon, le ministre des finances rend un arbitrage en fixant le cadre macroéconomique qui guide la construction du projet de loi de finances. Pour ce faire, il s’appuie sur les prévisions de croissance et d’élasticité fournies par la direction générale du Trésor.

Par définition, le ministre chargé des comptes publics en a connaissance, puisqu’il présente le PLF, mais il n’intervient pas : c’est une compétence technique, qui relève du Trésor. Ces dernières années, une tendance de long terme s’est dessinée, avec une élasticité établie autour de 1 : c’est un écart drastique de la tendance qui alerte le ministre.

M. Philippe Brun (SOC). Même dans cette commission, à la sortie du rapport du HCFP, on peut passer des heures à débattre de la justesse des prévisions en matière de croissance ou d’inflation, sans jamais aborder celle du taux d’élasticité, qui a pourtant des conséquences budgétaires tout aussi importantes. C’est d’ailleurs un instrument dont l’administration use si elle veut gonfler un peu le budget, sans prévoir de recettes ou d’économies supplémentaires, car personne ne s’y intéresse, contrairement au taux de croissance et au taux d’inflation, qu’elle a plutôt tendance à sous-estimer pour rassurer.

Me confirmez-vous que le cabinet du ministre des comptes publics ne remet pas en cause les hypothèses proposées par l’administration ?

M. Gabriel Attal. Je vous le confirme. En revanche, dans le cadre de son avis, le HCFP évalue bien les arbitrages du gouvernement en matière d’élasticité. En tant que premier ministre j’ai décidé, avec Bruno Le Maire, d’abaisser de 1,1 à 0,8 le niveau d’élasticité dans le programme de stabilité, conformément aux recommandations formulées par la direction générale du Trésor. Le HCFP a indiqué qu’il s’agissait d’une hypothèse raisonnable de retour progressif à une élasticité unitaire des recettes – 0,4 en 2023, 0,8 en 2024, 0,9 en 2025 et 1 à partir de 2026.

Je vous remercie d’avoir souligné que c’est bien la faible élasticité des recettes à la croissance anticipée qui explique la baisse des recettes constatée en 2023 et 2024, donc le dérapage du déficit.

M. le président Éric Coquerel. Le secrétaire général de la présidence de la République était-il présent lors de la réunion qui s’est tenue à l’Élysée le 13 février 2024 ? Je rappelle que vous répondez sous serment.

M. Gabriel Attal. Je n’ai plus en tête la liste des participants, mais je serais étonné qu’il ne l’ait pas été.

M. le président Éric Coquerel. Sachant que la DGF n’est pas indexée sur l’inflation et connaissant la baisse des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), ne pensez-vous pas que vous avez surestimé la capacité des collectivités locales à diminuer leurs dépenses de fonctionnement de 0,5 % ? Était-ce une cible raisonnable ?

M. Gabriel Attal. Elle avait été fixée dans le programme de stabilité, avant d’être inscrite dans la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027. À l’époque, les associations d’élus nous avaient indiqué que les collectivités locales étaient capables d’atteindre cette cible en maîtrisant leurs dépenses de fonctionnement, sans avoir à recourir à un cadre contraignant.

M. le président Éric Coquerel. Pensez-vous que la dissolution a un rapport avec les résultats économiques qui venaient de tomber ?

M. Gabriel Attal. Comme je l’ai dit tout à l’heure au rapporteur Ciotti, je ne sais pas quelles motivations ont conduit à la dissolution, mais je ne pense pas que les résultats économiques en faisaient partie. D’ailleurs, comme l’a montré la censure, cette dissolution a elle-même généré une instabilité politique à l’origine de plusieurs des difficultés économiques et budgétaires actuelles.

M. le président Éric Coquerel. C’est un fait : le chômage remonte, le nombre de défaillances d’entreprise augmente, le PIB a reculé au quatrième trimestre 2024 et le pouvoir d’achat des salariés a baissé. Pensez-vous que ce soit la conséquence de votre politique économique ?

M. Gabriel Attal. Je pense que c’est la conséquence des hausses de fiscalité décidées ces derniers mois : avec l’annonce de l’augmentation des charges et de l’instauration de surtaxes – notamment sur l’impôt sur les sociétés –, certaines entreprises anticipent l’augmentation du coût du travail, ce qui a malheureusement un impact sur l’activité économique, donc sur l’emploi.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez justifié vos politiques et défendu vos résultats – et c’est bien normal, même si chacun est libre de les contester. Mais il est des faits tout à fait objectifs : les comparaisons internationales.

En dehors de la crise des gilets jaunes, apparue en réaction à la hausse massive du coût des carburants – une crise qui doit largement aux politiques menées par les précédents gouvernements, sur des bases erronées –, tous les pays ont vécu la crise sanitaire. Pourtant, il existe un écart très important entre les résultats économiques de la France et ceux de ses partenaires européens. Nous avons le niveau de prélèvements obligatoires et de dépense publique le plus élevé de l’Union européenne, et pourtant nous avons un taux de chômage, un coût du travail et des impôts de production beaucoup plus élevés que la moyenne européenne. Entre 2017 et aujourd’hui, notre PIB par habitant s’est effondré et la place économique de la France a été reléguée à la vingt-septième position mondiale. À contexte international certes perturbé, mais égal pour tous les pays européens, nous avons les plus mauvais résultats. Comment expliquez-vous cet écart ?

M. Gabriel Attal. Toute ma jeunesse, j’ai entendu que le chômage de masse et la désindustrialisation étaient des fatalités. Pourtant, aujourd’hui, nous avons le taux de chômage le plus bas depuis quarante ans – en particulier chez les jeunes –, et le taux d’emploi le plus haut jamais mesuré. Depuis cinq ans, on compte plus d’ouvertures d’usines que de fermetures et davantage d’emplois industriels créés que détruits : certes, nous n’avons pas effacé en quelques mois trente ans de désindustrialisation, mais nous avons amorcé un changement. D’ailleurs, pour la cinquième année consécutive, la France est considérée comme le pays le plus attractif d’Europe pour les investissements étrangers par les baromètres internationaux indépendants : ce n’est pas un hasard !

Tout n’est pas parfait, et il y a encore du chemin à parcourir. Je suis de ceux qui considèrent qu’il n’est pas acceptable de s’abstenir de toute réforme supplémentaire d’ici à 2027 : les États-Unis de Donald Trump et la Chine ne nous attendront pas, et même nos partenaires allemands, une fois les élections passées, investiront massivement dans le soutien à l’innovation, l’intelligence artificielle, et tous les secteurs susceptibles d’améliorer la croissance. Plutôt que d’ajouter encore des impôts et des taxes, je forme le vœu qu’au cours des deux prochaines années, on travaille à des réformes courageuses et des mesures de soutien à l’activité économique. Cela passe par la formation et des investissements dans les services publics.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La baisse du chômage est incontestable – et je m’en réjouis –, mais elle est aussi incontestablement beaucoup moins importante que dans la plupart des pays européens. Quant à la part des emplois industriels dans l’emploi, elle a reculé de 1 point en trois ans, pour tomber à 10 % – et cet effondrement ne ralentit pas, hélas. En Allemagne ou en Italie, cette part est presque deux fois plus élevée. Comment expliquer cette différence ?

M. Gabriel Attal. Pas moins de 2,5 millions d’emplois ont été créés depuis 2017 : cette augmentation concerne peut-être davantage d’autres secteurs que l’industrie, mais je répète que depuis cinq ans, il y a davantage d’emplois industriels créés que détruits.

Comme vous le savez, monsieur le rapporteur, la plupart de nos voisins européens ont engagé depuis parfois plus de vingt ans des réformes que nous n’avons amorcées qu’à partir de 2017 : cela explique que leur économie soit plus rapide et que le chômage y baisse plus vite.

M. le président Éric Coquerel. Je confirme les chiffres d’Éric Ciotti : la part de l’emploi industriel dans l’emploi n’a augmenté que de 0,1 % depuis 2017 – en somme, elle a stagné.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’essaie simplement de comprendre les chaînes de commandement et de décisions, et la psychologie qui les sous-tend. Vous avez exercé les plus hautes responsabilités de l’État – j’insiste sur cette notion de responsabilité : à partir de quel niveau de déficit et de dérapage estimez-vous qu’un responsable politique doit quitter ses fonctions de son propre chef ? C’est une question sincère. Les comptes publics ne se portent pas bien, le budget ne tient pas la route, ce qu’on propose à Bruxelles, c’est du pipeau – personnellement, je m’en fiche, mais je sais que vous y tenez, vous qui êtes pro-Europe –, et pourtant, vous ne pensez pas à partir de vous-même.

M. Gabriel Attal. Tant que vous pensez avoir les moyens d’agir, vous restez. Dès mon arrivée à Matignon, de premières alertes m’ont été remontées sur la chute brutale de nos recettes et, dès février 2024, avec mon gouvernement, nous avons pris des décisions difficiles, courageuses aussi, pour ajuster nos dépenses en conséquence. Toutes ces décisions d’économie, votre groupe les a combattues : c’est votre droit le plus entier. À aucun moment je n’ai eu le sentiment de ne plus pouvoir prendre les décisions que je jugeais nécessaires pour faire face à la chute brutale des recettes. En quittant Matignon, j’avais d’ailleurs réduit de 17 milliards d’euros le déficit de l’État par rapport à l’année précédente.

Plutôt que de me demander si je dois partir, je cherche toujours comment agir ; j’ai agi jusqu’à ce qu’on décide de me faire partir, et j’assume les décisions que j’ai prises.

M. le président Éric Coquerel. En somme, vous considérez que tout le problème réside dans la baisse des recettes, et non pas dans la hausse des dépenses publiques. Pourtant, le budget se concentre uniquement sur la diminution des dépenses publiques, sans chercher de recettes supplémentaires : cela me laisse rêveur sur les résultats à en attendre ! Pour ma part je ne vois toujours pas comment on réglera les choses en jouant sur le niveau des dépenses puisque le problème, ce sont les recettes.

M. Gabriel Attal. Nous avons évidemment cherché de nouvelles recettes aussi : nous espérions tirer 3 milliards d’euros de la taxe sur les superprofits des énergéticiens et de la taxe sur les rachats d’action. Cette dernière mesure a été reprise par le gouvernement suivant.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Attal, je vous remercie.

19.   Mercredi 5 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 79

La Commission auditionne M. Michel Barnier, ancien premier ministre, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([18]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous auditionnons ce matin M. Michel Barnier. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite, pour une durée d’environ deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Barnier, je le rappelle, vous avez été premier ministre de septembre à décembre 2024.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Barnier prête serment.)

M. Michel Barnier, ancien Premier ministre. Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie infiniment de votre invitation à apporter ma contribution à vos travaux au sein de la commission des finances, que je connais assez bien pour en avoir fait partie il y a quelques années – je le dis sans nostalgie, mais avec le souvenir de travaux de qualité dans la pluralité de votre représentation politique. Je serai heureux de contribuer, autant que je le pourrai, à ce travail d’éclairage et de le faire publiquement, en saluant celles et ceux qui nous écoutent à l’extérieur de l’Assemblée nationale.

J’ai eu l’honneur d’être le premier ministre de notre pays pendant trois mois, du 5 septembre au 12 décembre de l’année dernière. J’ai accepté d’assumer cette responsabilité que m’a confiée le Président de la République sans avoir exercé de fonction au sein du gouvernement depuis 2009. Après avoir quitté à cette date mes fonctions de ministre de l’agriculture et de la pêche, j’ai rejoint la Commission européenne, où j’ai occupé de 2010 à 2015 les fonctions de commissaire chargé du marché intérieur et des services financiers, et de vice-président, ce qui n’est pas négligeable pour comprendre mon raisonnement et mon approche de l’environnement dans lequel notre pays est plongé.

En arrivant à la tête du gouvernement, en formant mon équipe, mon premier souci est d’obtenir la vision la plus claire et la plus fiable possible de la situation de nos finances publiques. Fort de mon expérience de membre de la Commission européenne, qui m’a permis de voir notre pays d’à côté et parmi les autres, j’ai alors à l’esprit un graphique bien connu figurant l’évolution comparative des ratios de dette publique rapportée au PIB de la France et de l’Allemagne. Jusqu’en 2008, les deux courbes se confondent. Un premier décrochage se produit alors : les deux augmentent, mais la nôtre plus rapidement que celle de l’Allemagne. À partir de 2011, l’écart se creuse.

J’y vois un effet d’alerte. De mon point de vue, avec de tels écarts, on ne peut pas avoir la même monnaie, quoi que l’on pense de la monnaie unique – à titre personnel, je pense qu’elle offre un cadre commun bénéfique dans notre monde troublé et instable. Il n’est pas bon que la gestion des finances nationales diverge à ce point au sein de la zone euro. À Bruxelles, cela s’appelle « pacte de stabilité » ou « critères de bonne gouvernance » ; je l’appellerai pour ma part « règlement de copropriété ». Nous sommes copropriétaires de l’euro et devons gérer ensemble cette monnaie.

J’ai aussi en mémoire la catastrophe, qui n’est pas complètement naturelle, de la crise financière de 2007-2008, dont j’ai dû gérer, à mon poste de commissaire au marché intérieur et aux services financiers, avec d’autres, les suites. Provoquée par le comportement insensé et irresponsable de certaines banques américaines et européennes ainsi que par le détricotage systématique, porté par un fort courant ultralibéral, de toute forme de régulation pendant trente ans, elle a eu des conséquences graves pour beaucoup de gens, plusieurs millions d’emplois ayant été détruits.

J’ai enfin en mémoire le travail que j’ai dû faire pendant quatre ans, patiemment, pour reconstruire l’architecture de régulation européenne, grâce à quarante et une lois, que j’ai présentées au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne, et qui s’inscrivaient dans la feuille de route adoptée par le G20 en 2008. Elles ont permis à notre continent de se réarmer sur le plan de la supervision, de la régulation, des sanctions et de la transparence.

J’ai donc à l’esprit, lorsque je deviens premier ministre de la France, l’interdépendance qui est la nôtre, dans le monde d’aujourd’hui, avec nos voisins, en particulier avec ceux qui font partie de la même zone monétaire.

Le 10 septembre, je m’entretiens avec Bruno Le Maire, ministre démissionnaire de l’économie et des finances, Thomas Cazenave, ministre démissionnaire chargé des comptes publics, et le directeur général du Trésor. Le gouvernement précédent, dirigé par Gabriel Attal, a pris conscience de la dégradation rapide des finances publiques. Les résultats des impôts levés en 2023, notamment ceux de l’impôt sur les sociétés, lui ont été transmis. Il a promulgué des décrets d’annulation de crédits dès février 2024. Le cadre macroéconomique a été actualisé en cours d’année. Indéniablement, des efforts ont été faits par le précédent gouvernement pour tenter de maîtriser le déficit.

Lorsque je prends mes fonctions le 5 septembre, je suis informé par la direction générale du Trésor que la situation s’est dégradée de près d’un point de PIB depuis juillet 2024, au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale. Cela représente une dégradation de 28 milliards par rapport à la première estimation officielle produite par Bercy.

Le 11 septembre – je suis en fonction depuis six jours –, je prends connaissance d’une note de la direction générale du Trésor bien différente de la note précédente, datant du 17 juillet. J’y lis ceci : « L’actualisation que nous présentons dans cette note conduit à une dégradation de la prévision du solde public par rapport aux prévisions d’une ampleur inhabituelle à si brève échéance de la présentation du projet de loi de finances ». Cette note, dont je prends connaissance à peine nommé, est pour moi essentielle. Elle confirme ma propre conviction fondée sur le graphique précité et sur mes échanges avec le gouverneur de la Banque de France qui, en tant que membre du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, a une vision globale et comparative de notre situation.

La note qui se trouve sur mon bureau fait état des dernières remontées comptables relatives aux recettes fiscales et aux dépenses des collectivités locales, en les jugeant préoccupantes. Chacun a en mémoire l’analyse du ministre de l’économie et des finances sortant, excessive de mon point de vue, selon laquelle les dépenses des collectivités locales avaient fortement dégradé les dernières prévisions de solde public.

Quoi qu’il en soit, le déficit public qui m’est indiqué dans cette note comme base de mon travail s’établit à 6,3 % du PIB en 2024 et à 6,9 % du PIB en 2025, contre respectivement 5,6 % et 6,2 % deux mois plus tôt. Pour redresser la situation, la direction générale du Trésor préconise des économies d’ampleur estimées à 45 milliards en 2025, en plus de la concrétisation des lettres plafonds envoyées à l’été par le gouvernement précédent, en vue de ramener la prévision du déficit public à 4,9 % du PIB, soit 60 milliards d’économies en tout. Une autre proposition d’économies, à hauteur de 70 milliards, vise à revenir à la cible du programme de stabilité adopté en mai 2024, soit 4,1 % du PIB – nous en sommes loin.

C’est pourquoi j’ai dit, en essayant d’exprimer la vérité de la situation que je trouvais, que le contexte était beaucoup plus préoccupant que ce que j’avais imaginé. Peut-être avais-je été mal informé ou avais-je mal suivi l’actualité, me trouvant éloigné des affaires. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de prendre mes responsabilités et d’informer immédiatement les Français de la situation.

C’est pourquoi, dès le 1er octobre 2024, à peine trois semaines après ma nomination, je prononce ma déclaration de politique générale en essayant de satisfaire à une double exigence : indiquer la volonté de réduire la dette ; dire la vérité sur nos comptes publics en annonçant d’emblée que, pour l’année 2024, le déficit devrait dépasser 6 % de notre richesse nationale. J’essaie de dire, peut-être de façon un peu inhabituelle, la prévision des soldes publics aux Français.

Tel est le contexte dans lequel, après avoir dressé le constat le plus objectif possible, je suis amené à préparer un budget difficile mais sincère pour 2025, afin de tenter de commencer à rétablir les finances publiques de notre pays. J’ai tout à fait conscience qu’il n’y a, dans ce budget, que des points difficiles. Je le sais depuis le début, mais je considère qu’il est de ma responsabilité de faire prendre une marche descendante à la trajectoire très dangereuse suivie par nos finances publiques.

La question se pose alors de savoir s’il est opportun de présenter un projet de loi de finances rectificative. Nous avons envisagé la possibilité de prendre en urgence des mesures de frein de la dépense au second semestre. Nous y avons renoncé en raison du contexte politique très particulier de l’Assemblée nationale et faute de temps avant la fin de l’année pour réaliser un effort inédit mais nécessaire de réduction, à tout le moins de moindre accroissement, de la dépense publique, en plus des deux textes budgétaires qu’il fallait présenter, sur lesquels nous préférons nous concentrer.

Le projet de budget que je prépare s’inscrit dans un cadre macroéconomique fidèle aux prévisions validées à deux reprises par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) et aux dernières prévisions transmises par le ministère de l’économie et des finances : une croissance du PIB estimée à 1,1 % ; une inflation estimée à 2,1 % ; une cible de déficit de 6,1 % du PIB pour 2024 et de 5 % pour 2025, impliquant des efforts budgétaires.

Ce choix est validé à deux reprises par le HCFP. Dans son avis du 8 octobre 2024 relatif aux projets de lois de finances et de financement de la sécurité sociale pour l’année 2025, le HCFP indique notamment qu’il s’agit d’une « inflexion de tendance par rapport [aux] deux dernières années » et « considère que la prévision de recettes, de dépenses et donc de solde public pour 2024 est encore affectée d’une incertitude non négligeable, mais est cohérente avec les informations comptables et budgétaires disponibles et avec le scénario macroéconomique ».

Il confirme cette analyse dans son avis du 31 octobre 2024 relatif au projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour l’année 2024, où il rappelle que celui-ci « repose sur le même scénario macroéconomique et affiche la même prévision de déficit public que le projet de loi de finances pour 2025 » et indique qu’il « considère que la prévision de croissance du Gouvernement pour 2024 (+ 1,1 %) reste réaliste » et que « les comptes nationaux trimestriels publiés par l'INSEE après la saisine du Haut Conseil, qui conduisent à un acquis de croissance de 1,1 % à l'issue du troisième trimestre 2024, confortent ce diagnostic ».

Tel est le constat partagé dont mon gouvernement et moi partons. Je remercie les membres de mon gouvernement, auxquels j’ai demandé de participer à cet effort partagé dans toute la sphère publique de réduction des dépenses et d’accroissement des recettes en vue de réduire drastiquement le déficit public.

Je fais alors face, comme vous, à une contrainte de calendrier inédite qui pèsent sur nos travaux. C’est pourquoi je dis d’emblée que le budget que je présente est d’autant plus perfectible – aucun n’est parfait – qu’il a été préparé très rapidement. Il me semble utile de détailler, pour ceux qui nous écoutent, la chronologie de la préparation des deux projets de loi. Il ne s’agit pas de rechercher l’excuse ou la complaisance, mais de faire état des conditions dans lesquelles nous avons dû travailler tout en maintenant l’effort de rigueur et de sincérité.

Je suis nommé le 5 septembre 2024. Je prends connaissance plus en détail de la situation des finances publiques dans la note de la direction générale du Trésor du 11 septembre. Je constitue le gouvernement le 21 septembre et le réunis pour la première fois le 27, dans le cadre d’un séminaire dont un atelier est spécifiquement consacré au budget. Quatre jours plus tard, le 1er octobre, je fais état devant le Parlement de mon souci de vérité.

Le 2 octobre, le HCFP est saisi des prévisions macroéconomiques et des articles liminaires du PLF et du PLFSS. Son avis du 8 octobre confirme les prévisions macroéconomiques retenues, dont il valide la sincérité. Le 9 octobre, un mois et trois jours après ma nomination, je dépose le PLF au Parlement, certes avec une dizaine de jours de retard sur le calendrier parlementaire habituel mais en ayant eu trois semaines pour préparer un texte aussi solennel et important pour notre pays.

À chaque fois que j’ai été informé d’une nouvelle prévision concernant les dépenses publiques, j’ai essayé de réagir rapidement. Par exemple, je suis informé le 14 novembre d’un dérapage de 1 milliard de nos dépenses de sécurité sociale, en raison notamment d’une dynamique supérieure aux prévisions des médicaments les moins remisés, donc les plus chers à rembourser. Dès le lendemain, je fais jouer la clause de sauvegarde pour ne pas aggraver le déficit de la sécurité sociale, qui est déjà particulièrement élevé.

Par ailleurs, nous ne sommes pas isolés en Europe. Nous devons informer nos partenaires de notre situation, comme ils doivent nous informer de la leur, par le truchement de la Commission européenne et du Conseil de l’Union européenne, dans le cadre de ce que j’ai appelé le règlement de copropriété de la zone euro. C’est pourquoi j’ai rapidement demandé à la Commission européenne une renégociation de notre plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT).

Les efforts nécessaires pour satisfaire à nos engagements auprès de la Commission européenne auraient dû être de 70 milliards de réduction de la dépense publique, ce qui ne m’a semblé ni envisageable ni supportable à court terme. Il n’en reste pas moins que la France a été placée, au cours de l’été 2024, sous la procédure de déficit excessif par le Conseil de l’Union européenne, ce qui exige de réagir, d’informer et de changer pour préserver la crédibilité économique et financière de notre pays.

C’est pourquoi j’ai décidé, après en avoir informé le président de la République, de renégocier le calendrier auprès de l’Union européenne, en présentant une trajectoire budgétaire pour les années 2025 – 2029 respectant les exigences des nouvelles règles budgétaires élaborées par le commissaire Gentiloni, ainsi que des réformes et des investissements sur la durée pour justifier l’accord que nous sollicitons sur un allongement de la période d’ajustement budgétaire de quatre à sept ans, en visant un déficit public de 3 % du PIB en 2029.

Cette négociation nouvelle a été présentée au Conseil des ministres et transmise au Parlement le 23 octobre avant envoi formel de la demande à la Commission européenne le 31 octobre. Le 13 novembre, je me rends à Bruxelles pour y rencontrer la présidente de la Commission, le vice-président Dombrovskis, commissaire à l’économie et à la productivité, et M. Gentiloni, commissaire aux affaires économiques et monétaires.

Faute de présenter un PLFR, j’adopte avec mon gouvernement une stratégie de réduction de la dépense par le biais du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) pour 2024, que nous avons inscrit, par cohérence et surtout parce qu’il repose sur les prévisions fiables et actualisées tous les deux mois de l’administration, dans le cadre macroéconomique retenu pour le PLF et pour le PLFSS. Nous avons donc retenu, pour ce texte, une prévision de croissance de 1,1 %, une cible de déficit public de 6,1 % et un ratio d’endettement par rapport au PIB de 109,7 %.

Dans ce cadre, nous avons procédé aux ajustements de crédits indispensables à la fin de gestion 2024, induits par des mauvaises nouvelles et des exigences nouvelles qui n’était pas budgétées, notamment les importantes dépenses – et ce n’est pas fini – dues à la situation en Nouvelle-Calédonie et au soutien à l’Ukraine, à certaines aides et prestations sociales telles que l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et les bourses sur critères sociaux pour les étudiants, et au versement de primes qui n’étaient pas budgétées aux forces de l’ordre qui ont – bien – fait leur travail pendant les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 (JOP). Nous avons également cherché à limiter la dépense de l’État au strict minimum. Je rappelle que l’exécution du budget de l’État est maîtrisée pour 2024, la prévision d’exécution étant inférieure de 6 milliards au niveau prévu par le budget 2024.

Cet effort budgétaire visait à réconcilier la réalité avec les prévisions de déficit public. Le 4 décembre 2024 – une journée dont je me souviens –, après avoir engagé la responsabilité de mon gouvernement sur le texte issu de la commission mixte paritaire (CMP) conclusive pour le PLFSS, vous avez adopté à la majorité de cette assemblée une motion de censure. Ma mission s’est arrêtée là. Contraint de gérer les affaires courantes pendant quelques jours, j’ai perdu la possibilité d’agir sur la trajectoire des finances publiques. Je note toutefois que le budget présenté par mon gouvernement, que j’ai toujours voulu juste et responsable, a été largement repris par le nouveau gouvernement dans le projet de budget pour 2025 soumis à votre examen.

Je ne me satisferai jamais du niveau du déficit public mais je suis heureux que les prévisions retenues pour 2024, dans le cadre du scénario macroéconomique ayant servi de base aux textes financiers et surtout au PLFG, aient été respectées. Il y a même eu une légère amélioration par rapport au taux de 6,1 % attendu puisque, selon les dernières informations dont nous disposons, le déficit s’établit à 6 %. Cette reprise dans le contrôle des prévisions, on la doit notamment au sérieux et à la sincérité du travail mené par nos équipes.

Je terminerai par un point qui me paraît important. Le 10 janvier dernier, la direction générale du Trésor a actualisé ses prévisions macroéconomiques dans une nouvelle note. Partant des données disponibles le 16 décembre, elle évoque une baisse de 0,2 point par rapport à la prévision de croissance retenue dans le scénario macroéconomique sous-jacent au projet de loi de finances pour 2025 d’octobre validé par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Deux raisons justifieraient cette révision : le contexte géopolitique instable né de l’élection du président américain ; l’incertitude engendrée par la chute du gouvernement à la suite de l’adoption de la motion de censure en décembre, situation à laquelle votre assemblée souhaite, semble-t-il, majoritairement mettre fin – j’en suis personnellement heureux pour notre pays.

Alors que le projet de loi de budget présenté par notre gouvernement devait assurer un ajustement budgétaire à hauteur de 1,4 point de PIB, les nouvelles prévisions retiennent désormais l’hypothèse d’un ajustement structurel primaire de 1 point, ce qui porte le montant des mesures de redressement nécessaires de 60 milliards à 72 milliards. C’est ainsi que le chiffre de 12 milliards a pu être évoqué à propos des conséquences de l’adoption de la motion de censure. C’est bien la double incertitude sur la capacité de notre pays à adopter un budget et surtout à réduire de manière structurelle ses dépenses publiques qui a pesée sur nos prévisions de croissance.

Voici les éléments que je souhaitais évoquer pour éclairer les décisions que j’ai pu soumettre à votre assemblée lorsque j’étais premier ministre.

M. le président Éric Coquerel. Sur les incertitudes liées à la motion de censure, je ne partage pas votre analyse, mais ce n’est pas l’objet de notre commission d’enquête.

À votre arrivée à Matignon, vous auriez découvert une « situation budgétaire très grave » qui vous aurait conduit à demander tous les éléments pour en apprécier l’exacte réalité. Ces propos nous paraissent surprenants. Jérôme Fournel, que vous avez choisi pour diriger votre cabinet, avait exercé les fonctions de directeur général des finances publiques pendant près de cinq ans avant de devenir directeur du cabinet de Bruno Le Maire en janvier 2024. Vous aviez donc à vos côtés l’une des personnes les mieux informées de la situation budgétaire du pays. Par ailleurs, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, peu de temps après votre nomination, sont venus nous informer d’une aggravation du déficit, passé de 5,1 % à 5,6 % du PIB, en mettant en avant un dérapage des dépenses des collectivités territoriales de 16 milliards d’euros – chiffre qui ne s’est pas vérifié et que, vous-même, vous venez de nous l’indiquer, aviez alors qualifié d’excessif. Moins de deux mois après votre nomination, la prévision de déficit a été une nouvelle fois dégradée, passant à 6,1 % du PIB, chiffre contesté par les membres de l’ancienne équipe de Bercy qui –  ils l’ont répété lors des auditions – jugeaient l’objectif de 5,5 % tenable.

Cet objectif que les ministres nous avaient présenté à la fin de l’été n’était‑il pas, selon vous, trop optimiste ? À votre arrivée, avez-vous jugé réalistes les mesures proposées pour l’atteindre ? Je pense notamment à la proposition de Bruno Le Maire d’annuler l’ensemble des crédits mis en réserve, soit 16,7 milliards d’euros. Enfin, afin de limiter le déficit pour 2024, pourquoi ne pas avoir recouru à un projet de loi de finances rectificative qui aurait permis, contrairement à un projet de loi de finances de fin de gestion, de prendre des décisions concernant les recettes ?

M. Michel Barnier. Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président, je peux comprendre que vous ne souhaitiez pas aborder les conséquences de la motion de censure.

M. le président Éric Coquerel. La question est autre.

M. Michel Barnier. Cela peut toutefois constituer une partie de ma réponse et je pense avoir le droit de m’exprimer sur ce point : mon rôle est de souligner devant votre commission d’enquête que la motion de censure adoptée par certains d’entre vous a été source d’instabilité et a eu un coût. Chacun dit ses responsabilités et les assume.

J’ai déjà expliqué les raisons pour lesquelles le ministre des finances, le ministre des comptes publics et moi-même avons décidé, après discussions, de ne pas faire le choix d’un nouveau texte financier, qui aurait été un troisième projet de loi de finances. J’ai pensé, et je ne me suis pas trompé, que compte tenu des difficultés rencontrées avec les deux premiers, il ne me semblait pas utile d’en rajouter. Les contribuables, en particulier les entreprises, ont besoin de stabilité en matière fiscale. J’ai toujours en mémoire l’excellent rapport sur la compétitivité française que Louis Gallois a rendu au début du mandat du président François Hollande. L’une de ses premières recommandations était d’assurer aux entreprises de notre pays plus de stabilité sur le plan fiscal mais aussi réglementaire – on n’a pas été déçus depuis, au niveau national et européen. Il ne me semblait pas bien de prendre des mesures fiscales ayant un effet rétroactif.

S’agissant des dépenses au titre de 2024, il faut distinguer trois types de mesures. Le gouvernement précédent – M. Attal a dû vous le dire – avait mis en réserve 16 milliards de crédits après une annulation de 10 milliards intervenue au mois de février. Comme toujours lorsque des annulations substantielles ont déjà eu lieu, seule une partie de ces crédits peut réellement être annulée. Au moment où j’ai pris mes fonctions, c’est-à-dire à l’automne, certains gels portaient sur des lignes de crédits n’offrant pas de véritables marges de manœuvre. Par ailleurs, il a fallu financer – était-ce prévisible ou pas ? – des dépenses pour 2024 qui n’étaient pas budgétées : le début de la reconstruction de la Nouvelle-Calédonie, dont 25 % du potentiel économique a été détruit ; l’aide à l’Ukraine, qui coûte cher ; les primes et les heures supplémentaires pour les forces de sécurité et les fonctionnaires mobilisés pour les jeux Olympiques ; les élections législatives anticipées de juillet. Malgré ces contraintes, j’ai maintenu les gels de crédit. Le projet de loi de finances de fin de gestion a permis de réduire de 6 milliards les dépenses de l’État et l’atterrissage a montré que nous avions respecté les objectifs en matière de dépenses et même fait un peu mieux.

Des économies portant sur la sécurité sociale avaient été envisagées avant l’été 2024 par le gouvernement précédent sans avoir toutefois fait l’objet d’arbitrages définitifs. Il s’agissait d’augmenter le ticket modérateur sur les consultations médicales, de modifier les règles relatives à l’apprentissage et d’abaisser le plafond des indemnités journalières prises en charge par l’assurance maladie. Mon prédécesseur a peut-être une opinion différente sur ce point mais compte tenu du fonctionnement normal de l’État, dont j’ai pu faire l’expérience d’encore plus près lorsque j’étais à Matignon, les délais de mise en œuvre n’auraient pas permis que ces mesures aient des effets en 2024 en étant décidées à l’automne. De manière générale, les gains d’efficacité que l’on peut attendre de la réduction du fonctionnement de l’État, des agences, des opérateurs –  et qui ont été constatés dans les collectivités locales avec des mesures similaires – ne peuvent pas se faire sentir dès l’année n + 1. Il faut du temps pour déterminer à qui l’on peut demander un effort et pour savoir si cet effort est juste et quelles conséquences directes ou indirectes il peut avoir. Lorsque je suis devenu Premier ministre, ces mesures d’économies sur la sécurité sociale ne me sont pas apparues pertinentes.

Enfin, et je l’assume pleinement, j’ai écarté deux mesures fiscales envisagées pour 2024 par le gouvernement précédent : la taxation des rachats d’actions et la taxation de la capacité de production d’électricité destinée à remplacer la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) dont le rendement s’était révélé très décevant. J’ai estimé qu’elles risquaient d’avoir un effet de petite rétroactivité sur 2024 et qu’elles avaient davantage leur place dans le projet de loi de finances pour 2025. En outre, la taxe sur l’électricité était susceptible d’être immédiatement répercutée par EDF sur les factures d’électricité. Ce choix peut bien sûr être critiqué –  je respecte tous les points de vue – mais j’ai pensé qu’il n’était pas possible de présenter un projet de loi de finances rectificative au moment où je suis devenu Premier ministre.

M. le président Éric Coquerel. Si je comprends bien, l’objectif d’un déficit à 5,6 % ne vous semblait pas réaliste.

M. Michel Barnier. Les efforts imaginés pour réduire ce déficit ne m’apparaissaient en effet pas réalistes ou, pour dire les choses autrement, pas tous possibles à mettre en œuvre.

M. le président Éric Coquerel. Dans ses avis, le Haut Conseil des finances publiques s’est montré particulièrement sévère à l’égard des prévisions de croissance et des scénarios macroéconomiques. Le budget déposé par votre gouvernement n’a pas été épargné. Selon le Haut Conseil, « la prévision de croissance pour 2025 – 1,1 % – apparaît en premier lieu un peu élevée compte tenu de l’orientation restrictive du scénario de finances publiques » et « retient des hypothèses favorables » ; quant à la prévision de masse salariale pour 2025, il l’a qualifiée d’« un peu optimiste ». Par ailleurs, l’effet récessif de vos coupes budgétaires n’a pas suffisamment été pris en compte – rappelons que l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) l’avait estimé à 0,8 point de PIB.

Nous retrouvons dans l’avis que je viens de citer tout ce qui était déjà mentionné pour 2023 et 2024 avec les conséquences que nous connaissons. Elles n’ont pas manqué de se reproduire puisque la prévision de croissance a été dégradée à 0,9 point. Pourquoi n’avoir pas fait preuve de plus de prudence dans les hypothèses macroéconomiques de votre projet de loi ?

M. Michel Barnier. Tout dépend de la manière dont on lit les avis du HCFP : en voyant le verre à moitié plein ou à moitié vide, ce dont on peut débattre très longtemps, monsieur le président. J’ai cité devant vous certaines des alertes et des recommandations qu’il a émis. Dans son avis du 8 octobre, il souligne que la prévision de recettes, de dépenses et donc de solde public pour 2024 est « encore affectée d’une incertitude non négligeable » mais qu’elle est « cohérente avec les informations comptables et budgétaires disponibles et avec le scénario macroéconomique ». Son deuxième avis, publié le 31 octobre, m’a paru constructif et m’a encouragé à continuer. Nous étions donc sincères et réalistes en retenant de telles prévisions de croissance et d’inflation pour construire le budget.

M. le président Éric Coquerel. Je considère que le Parlement a été privé des moyens de contrôler les dérapages en cours. En théorie, chaque année, les deux assemblées disposent des tirés à part vers mi-juillet et le projet de loi de finances est déposé à l’Assemblée nationale au plus tard le premier mardi d’octobre. En 2024, cette procédure n’a pas été suivie bien évidemment. C’est la raison pour laquelle Charles de Courson, rapporteur général, et moi-même avons demandé au gouvernement les lettres plafonds. Hier, lors de son audition, Gabriel Attal a eu l’air étonné que nous ne les ayons pas eues alors même qu’il a pris la responsabilité de ne pas nous les transmettre lorsqu’il était premier ministre. Ensuite, c’est vous, monsieur Barnier, qui êtes devenu premier ministre. J’aimerais savoir qui a pris la responsabilité de ne pas nous les adresser ?

M. Michel Barnier. Monsieur le président, c’est le premier ministre qui est responsable.

M. le président Éric Coquerel. Je voulais des précisions car nous les avons demandées à Matignon puis à Bercy.

J’en viens à une question plus globale. L’objectif premier des politiques économiques menées depuis plusieurs années est de réduire les déficits. Or cet objectif n’a pas été atteint : le déficit public s’élève à 6,1 % alors qu’un taux de 4,4 % avait été ciblé à la fin de l’année 2023. Cet échec est-il aussi celui de ces politiques économiques ?

M. Michel Barnier. Je sais que l’une de vos préoccupations, monsieur le président, est de remettre en cause les politiques économiques qui ont été menées. Il y a bien sûr un lien entre les politiques économiques et budgétaires et le niveau de déficit. J’ai décidé de réduire le déficit que j’ai trouvé à mon arrivée car je l’estimais excessif – je vous ai longuement dit pour quelles raisons et je vous remercie pour votre patience. J’ai alors pris le risque d’être impopulaire pour ne pas être irresponsable. Et je continue de penser que mieux vaut être impopulaire qu’irresponsable. J’ai décidé de commencer par une baisse d’un point, ce qui a appelé une certaine politique économique.

Soyons justes avec les gouvernements précédents. Face au choc inédit de la crise du covid, comment auriez-vous agi, monsieur le président, si vous aviez été ministre des finances ? Soit dit en passant, j’ai toujours été passionné par la culture du risque, comme j’ai pu le démontrer tout au long de ma vie politique, et pas seulement dans le domaine de l’écologie, et je considère qu’il faut se préparer à la survenue de nouvelles pandémies. L’économie du monde s’est arrêtée, la nôtre aussi et le gouvernement a alors clairement fait le choix d’une politique budgétaire destinée à soutenir l’économie et je crois qu’il a bien fait. A-t-il proposé suffisamment tôt de s’engager dans un processus de phasing out en supprimant peu à peu les mesures mises en œuvre ? Même si, à cette époque, je n’avais pas de responsabilités publiques, je considère qu’on aurait dû expliquer aux Français et aux entreprises qu’une sortie progressive du dispositif du « quoi qu’il en coûte » était nécessaire pour amortir les conséquences auxquelles nous avons été confrontés en 2024.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Hier, lors de son audition devant notre commission, votre prédécesseur, M. Gabriel Attal, a mis en cause de manière un peu insidieuse – mais de façon édulcorée par rapport aux déclarations que lui et ses amis avaient faites dans la presse au moment de votre nomination – un certain retard dans les décisions concernant le surgel des 16 milliards de crédits et les réductions de dépenses, évaluant son coût à plusieurs milliards d’euros. Ces propos ne vous ont pas échappé. Quel jugement portez-vous sur ces critiques sous-jacentes que je trouve personnellement assez déplacées, compte tenu de l’état des lieux à votre arrivée à Matignon ?

M. Michel Barnier. Je n’ai aucune intention de polémiquer avec M. Attal. J’ai eu la chance au sein de mon gouvernement de compter sur le soutien de plusieurs ministres ayant été membres de son propre gouvernement. Moi, j’essaie de dire les choses de manière simple et non pas théorique. J’ai tenté de vous décrire objectivement quelle était la situation que j’ai trouvée. Les notes successives de la direction générale du Trésor depuis le mois de janvier montrent bien comment les choses ont évolué. J’ai dit pourquoi les mesures annoncées par le gouvernement qui a précédé le mien ne pouvaient être mises en œuvre dans leur intégralité. Le surgel était déjà décidé quand je suis arrivé et M. Le Maire avait notifié aux ministres les cibles de dépenses pendant l’été. M. Attal a souligné que je n’avais pas fait ce qu’il souhaitait : il avait en tête des mesures précises mais je peux vous donner d’autres exemples.

Si on me pousse un peu, je peux parler de l’assurance chômage. Quand je suis arrivé, il m’a dit que tout était prêt et qu’il n’y avait plus qu’à signer le décret. Après lui avoir demandé pourquoi il ne l’avait pas fait lui-même, je lui ai indiqué que cela appelait des discussions avec les partenaires sociaux. Je crois au dialogue social et la ministre du travail a fait un très bon travail. Bien sûr, cette voie n’engendre pas les mêmes économies mais un dialogue social de qualité a un coût positif, si je puis dire.

Je n’ai pas mis en œuvre non plus certaines mesures qui manquaient de réalisme et qui n’auraient pas produit d’effets sur les finances publiques en 2024. Si vous voulez aller plus loin, monsieur Ciotti, je vous encourage à le faire. Interrogez donc les responsables administratifs des services concernés par les gels ou les réductions de crédits voulus par M. Attal. Ils vous diront quels effets auraient eus en 2024 l’augmentation du ticket modérateur pour les consultations médicales, les modifications des règles relatives à l’apprentissage ou le plafonnement des indemnités journalières si ces mesures avaient été prises en septembre ou octobre. D’après ce qu’on m’a dit, il n’y avait pas d’économies à en attendre pour l’année 2024. C’est la raison pour laquelle, je n’ai pas retenu ces mesures.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vais compléter ma question en l’abordant sous un angle plus technique même si les implications politiques ne nous échappent pas. Je cite les propos qu’a prononcés M. Attal hier devant notre commission hier : « En juillet, mon gouvernement a fait le choix d’un surgel de 16 milliards d’euros. Nous comptions en annuler 9 milliards. Pour cela, il aurait fallu notifier l’annulation aux ministères dès le début du mois de septembre. Nous n’avons donc pu en annuler que six sur les neuf ». Au-delà de vos arbitrages, pourquoi ces crédits n’ont-ils pas été annulés ?

Nous avons appartenu à la même formation politique qui a présenté un contre-budget pour 2024 dans lequel nous avions inscrit une réforme des indemnités chômage, qui aurait conduit à une réduction des dépenses publiques de 5 milliards d’euros. M. Attal a annoncé, de façon très politique, entre les deux tours des élections législatives, qu’il ne signerait pas le décret lançant cette réforme. Pourquoi, en cohérence avec les positions que vous avez toujours défendues, ne l’avez-vous pas signé alors qu’il aurait créé une source considérable d’économies ?

M. Michel Barnier. Le fait que nous ayons appartenu à la même formation politique ne m’a pas échappé. Je m’en souviens avec précision mais sans nostalgie. Les choses sont aujourd’hui ce qu’elles sont. J’ai défendu une réforme de l’assurance chômage comme j’ai soutenu le regroupement des différentes prestations sociales, exception faite de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), en une allocation sociale unique à des fins de simplification et d’harmonisation. Je n’ai pas changé d’opinion, y compris en devenant Premier ministre. Simplement j’ai pensé, à tort ou à raison, que l’ouverture d’un champ de discussion était nécessaire. Ce besoin, j’en ai pris personnellement la mesure à mon arrivée à Matignon, en recevant longuement des représentants syndicaux et patronaux aux côtés de Mme Astrid Panosyan-Bouvet, et je ne regrette nullement d’avoir pris ce temps car ce n’est pas du temps perdu. Ce dialogue social, pour toutes sortes de raisons, je ne souhaitais pas l’ouvrir s’agissant de la retraite, sauf pour des sujets importants comme la prise en compte de la pénibilité, les carrières longues ou les carrières des femmes, en discussion en ce moment. J’ai donc choisi la réforme de l’assurance chômage, ce qui a provoqué des débats entre certains députés de la majorité sortante et ceux de la nouvelle majorité relative qui m’accompagnaient.

C’est une différence qu’il y a entre nous, monsieur Ciotti : moi, je crois au dialogue social. Je suis convaincu qu’un pays où il y a de cohésion dans la société et dans les entreprises est un pays qui se porte mieux et qu’il y a besoin de syndicats forts. Je ne regrette pas mon choix car, à quelques centaines de millions d’euros près, nous avons obtenu un résultat très positif et constructif grâce au dialogue social et j’espère que ce sera le cas dans d’autres domaines. J’ajoute que le décret sur l’assurance chômage n’aurait rien rapporté en 2024 si je l’avais signé.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je reviens à ma question technique sur les notifications aux ministères des décisions concernant les gels et suppressions de crédits.

M. Michel Barnier. Rappelons tout d’abord que M. Attal, bien que démissionnaire, était toujours en fonction à mon arrivée. Par ailleurs, selon les informations portées à ma connaissance, le ministre des finances avait notifié durant l’été à tous les ministères les cibles de dépenses. J’ai pris ensuite le temps de regarder les choses en détail, d’autant que je n’avais pas exercé de fonctions ministérielles depuis 2009. Je me suis donc penché sur les annulations et les gels prévus par le précédent gouvernement, sans hostilité ni agressivité, simplement pour comprendre, même si j’acceptais leur principe pour des raisons macroéconomiques et budgétaires. Encore une fois, je ne cherche ni excuse ni complaisance – je sais que je n’en obtiendrai pas de certains d’entre vous. Je tiens simplement à expliquer mes choix. Je me suis permis de vous rappeler le calendrier dans le cadre duquel j’ai dû travailler pour réduire le déficit autant que possible en 2024, compte tenu des dérapages potentiels. Quant aux gels et aux annulations, je le redis, j’ai essayé de les examiner dans le détail en me posant certaines questions : sur qui ça tombe ? Est-ce réaliste ou pas ?

Dans le même temps, j’apprenais qu’il y avait un milliard de dépenses en plus pour la sécurité sociale, que le financement des élections législatives n’avait pas été assuré, que la reconstruction de la Nouvelle-Calédonie appelait de nouvelles dépenses et qu’il fallait trouver de l’argent pour le versement des primes aux membres des forces de l’ordre ayant travaillé pendant les JOP. Nous avons néanmoins fait un effort important de réduction des dépenses.

Je ne sais pas si vous avez eu le temps de demander hier à M. Attal le détail des mesures qu’il recommandait et que nous n’avons pas prises. Il serait intéressant de regarder sur qui ça tombe.

M. le président Éric Coquerel. C’est-à-dire ?

M. Michel Barnier. Je suis content, monsieur le président, que vous vous intéressiez à ce que je dis car j’ai du respect pour vous. En présentant le budget, j’ai dit à plusieurs reprises mon souhait que les Français les plus fragiles et les classes moyennes ne soient pas affectés par les efforts à venir et que les efforts, s’ils devaient concerner tout le monde, soient le plus juste possible. Je m’exprime maintenant très librement et je dois dire que j’ai toujours des scrupules ou des hésitations face à ce que l’on appelle les coups de rabot. Dans le cadre d’une gestion publique moderne, on devrait être capables de recourir à d’autres solutions, notamment en responsabilisant les fonctionnaires et en les poussant à s’intéresser aux économies à faire dans leurs propres services. Quand je dis qu’il faut se préoccuper de savoir sur qui ça tombe, je veux simplement évoquer le souci de ne pas faire quelque chose d’injuste.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous ne manquerons pas de réinterroger M. Attal, sans doute par écrit.

Vous avez évoqué les mesures que vous avez été amené à prendre pour faire face à la situation extraordinairement préoccupante que vous aviez trouvée à votre arrivée. Les comptes publics apparaissaient en effet très dégradés, et tous les paramètres étaient dans un état alarmant. Vous avez donc bâti un budget en à peu près un mois. Rétrospectivement, ne regrettez-vous pas d’avoir choisi de faire porter l’essentiel de l’effort sur une hausse des prélèvements obligatoires, portant atteinte au pouvoir d’achat des ménages et surtout à la compétitivité des entreprises ? Je pense notamment à la surtaxe d’impôt sur les sociétés (IS), que votre successeur a maintenue dans son budget et qui constitue à mon sens une erreur gravissime pour l’économie française. Ce déséquilibre, pointé par le Haut Conseil des finances publiques (HCFP), entre la hausse très importante des prélèvements obligatoires et la baisse bien moindre des dépenses publiques n’était-il pas une erreur ?

M. Michel Barnier. J’ai cru percevoir dans vos propos une sorte de nostalgie du temps où j’étais premier ministre… Vous évoquez des conseils que j’aurais dû suivre pour rester premier ministre, mais je n’ai pas cherché à rester en fonction à tout prix. J’ai tenté de faire ce qui me paraissait conforme à l’intérêt national.

À l’époque où nous appartenions à la même formation politique, nous avons plaidé ensemble pour une réduction du déficit afin de préserver notre souveraineté nationale. Cette notion, qui n’a peut-être pas la même signification pour vous, est importante : il s’agit de ne pas dépendre de manière excessive, comme c’est le cas aujourd’hui, des prêteurs, des fonds d’investissement et de tous ceux qui achètent notre dette. Il fallait donc réduire cette dépendance, retrouver notre souveraineté et respecter le règlement de copropriété que nous avons conclu avec nos partenaires de la zone euro.

La zone euro est très importante en ce moment. C’est un autre sujet, dont je pourrais revenir vous parler un autre jour, mais je suis persuadé que nous allons vite mesurer que notre principal atout, dans les turbulences mondiales à venir – je pense aux guerres commerciales qui se préparent, et peut-être à d’autres choses encore –, est le marché unique et la zone de stabilité et de gouvernance commune qu’il constitue. Contrairement à ce que croient les Anglo-Saxons, le marché unique est bien davantage qu’une zone de libre-échange : c’est un écosystème complet, qui prévoit peut-être trop de règles et de normes, mais qui se caractérise surtout par des régulations communes, des supervisions communes et une juridiction commune. Les Américains et les Chinois mettront peut-être un peu de temps à comprendre tout cela ; il n’empêche que le marché unique est notre principal atout, à nous Français et Européens, pour nous défendre et préserver nos intérêts sans complexe.

Ainsi, la préservation de notre souveraineté financière me paraissait essentielle. Ai-je placé le curseur là où il le fallait ? J’ai dit moi-même que ce projet de budget n’était pas parfait. J’ai eu moins d’un mois pour le bâtir, compte tenu des délais de saisine du HCFP et de la pression normale et légitime exercée par l’Assemblée nationale pour obtenir des informations. Sur le fond, le PLF et le PLFSS que j’ai présentés comportaient plus d’économies que de prélèvements supplémentaires. Je ne ferai pas de comparaison avec le budget sur lequel vous allez vous prononcer aujourd’hui même… J’ai essayé de construire un PLF équilibré. Je ne crois pas avoir été timoré dans les économies, mais là encore, j’ai toujours eu le souci d’étudier quelles seraient les conséquences de nos décisions.

Parce que ce budget était imparfait, compte tenu du manque de temps que je viens d’évoquer, j’ai fait le choix de laisser la discussion se dérouler à l’Assemblée nationale. Je pense que vous pourrez m’en donner acte. Certains m’avaient pourtant recommandé, ici ou là, de couper court aux débats dès le début de l’examen du budget, en recourant au 49.3. Le Sénat a fait un très bon travail : je le remercie de sa confiance et de son soutien. J’étais persuadé que l’on arriverait à un point d’équilibre, à un centre de gravité, et que l’on ferait en sorte que l’effort soit le plus justement partagé. Même si le projet de budget que j’avais présenté n’est plus d’actualité, on en retrouve de nombreux éléments dans le projet de loi de finances actuel.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Ce que vous avez dit du rapport entre la baisse des dépenses publiques et l’augmentation des prélèvements ne correspond pas à l’analyse ni aux chiffres fournis par le HCFP. J’ai vu que votre ancien directeur de cabinet, M. Fournel, vous a communiqué ces éléments. La nomination de ce collaborateur vous a-t-elle été suggérée ou imposée par le président de la République ?

M. Michel Barnier. Non.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez dit que l’on vous avait recommandé de recourir au 49.3 plus rapidement. Qui vous a donné un tel conseil ?

M. Michel Barnier. J’ai discuté avec les parlementaires et les présidents de groupe, comme vous le faites sans doute vous-mêmes au sein du Nouveau Front populaire, puisque vous n’êtes pas toujours d’accord. La situation était inédite à l’Assemblée nationale, où aucune majorité n’était possible : je ne savais pas tout, j’écoutais…

M. le président Éric Coquerel. Cela venait donc des présidents de groupe de l’Assemblée nationale ?

M. Michel Barnier. J’ai discuté avec la ministre déléguée chargée des relations avec le Parlement, avec les présidents de groupe, avec tout le monde. J’ai finalement choisi de laisser s’engager le débat parlementaire, et je ne le regrette pas.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Votre prédécesseur a évoqué hier une batterie de mesures à la fois réglementaires et législatives qui avaient été préparées et auraient pu être prises, après votre nomination, pour contribuer à réduire le déficit public en 2024. J’ai compris de votre réponse à une question de M. Ciotti que ces mesures n’étaient pas impossibles, mais que vous ne les avez pas jugées souhaitables. Vous avez donc fait un choix politique, au demeurant tout à fait respectable. Vous auriez ainsi pu décider, par voie réglementaire, d’annulations de crédits supplémentaires, d’une réduction des indemnités journalières, d’un ajustement de la prime d’activité concomitante à l’augmentation du smic, ou de l’entrée en vigueur de la réforme de l’assurance chômage. Sur ce dernier point, vous avez, me semble-t-il, une divergence avec Gabriel Attal, qui indiquait que la réforme devait entrer en vigueur en décembre. Vous auriez également pu décider de mettre en place une fiscalité rétroactive sur les rachats d’actions ou de taxer les énergéticiens. Faut-il donc considérer que ces mesures étaient possibles mais que vous ne les avez pas souhaitées ?

M. Michel Barnier. À ceux qui me disent qu’il suffisait de faire 9 milliards d’économies, j’aimerais demander précisément lesquelles. Où trouvent-ils ces 9 milliards, ligne par ligne, budget par budget ?

Lorsque je suis devenu premier ministre, je le répète, j’ai pris quelques jours pour analyser la situation en détail. En effet, je suis assez méthodique, assez précis, et j’aime bien les détails. J’ai posé des questions, et on m’a répondu que certaines des mesures d’économies proposées ne produiraient aucun effet en 2024. C’est notamment le cas de la réforme des indemnités journalières de l’assurance chômage. Peut-être ces mesures auraient-elles pu donner des résultats si elles avaient été décidées en mai, juin ou juillet, mais en septembre, compte tenu du temps nécessaire à leur mise en œuvre, elles n’auraient permis aucune économie en 2024.

Il serait d’ailleurs intéressant que vous interrogiez les gestionnaires de ces différents mécanismes pour comprendre pourquoi il est nécessaire d’attendre aussi longtemps pour qu’une décision soit effective. J’ai toujours été passionné par la mesure de ce que j’appelle « l’effet de suivi » par rapport à l’effet d’annonce. J’attache beaucoup plus d’importance au premier qu’au second. Même trente ans après, je continue de suivre la mise en œuvre de certaines décisions que j’avais prises lorsque j’étais ministre de l’environnement. Ainsi, en arrivant à Matignon, j’ai demandé une note précise sur le fonctionnement du fonds Barnier. De même, je suis toujours la mise en œuvre du plan Loire grandeur nature, que j’ai lancé en 1995.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez assez rapidement communiqué, sur la base d’une note produite par le Trésor, sur le niveau du déficit public attendu en 2024 et sur le fait qu’en extrapolant cette trajectoire en 2025, celui-ci pourrait atteindre 6,9 % du PIB. N’avez-vous pas craint que la divulgation du contenu de cette note puisse avoir un effet macroéconomique affectant la fin de l’année 2024 ? De même, n’avez-vous pas eu peur que les mesures fiscales prévues par la consolidation budgétaire que vous vous apprêtiez – à juste titre – à mettre en œuvre nuisent à la compétitivité et aient donc des effets négatifs sur la croissance en fin d’année ?

M. Michel Barnier. Votre question est intéressante, mais qu’insinuez-vous par là ? Qu’il ne faudrait pas dire les choses ? Je considère depuis assez longtemps qu’il est de la responsabilité d’un ministre, et a fortiori d’un premier ministre, de dire la vérité aux Français. Le faire assez tôt est moins grave et produit moins d’effets que de le faire trop tard.

S’agissant du déficit de notre pays, j’ai dit les choses telles que je les comprenais. Mes propos ne se sont d’ailleurs pas révélés inexacts, s’agissant notamment de l’effort à réaliser en 2024. Les objectifs peuvent être atteints différemment, comme le montre le budget qui sera finalement adopté, mais la réalité reste ce qu’elle est. Je l’ai dit à François Bayrou, je souhaite la stabilité, mais la marche que j’avais proposée était plus haute ; cela signifie que pour atteindre l’objectif de 3 % de déficit en 2029, il faudra grimper ensuite d’autres marches.

Encore une fois, vous avez posé une question grave : le fait de dire les choses clairement risque-t-il de provoquer la récession ou certaines turbulences ? En tout cas, cela ne s’est pas produit. Tous les économistes le disent : la récession, les trop nombreuses fermetures d’entreprises et l’augmentation du chômage remontent à plus longtemps que les trois petits mois, pourtant très intenses, pendant lesquels j’ai eu l’honneur d’être premier ministre. Cependant, assumer ce devoir de vérité permet de faire comprendre aux Français l’effort qui leur est demandé.

Si l’on ne dit pas les choses, si l’on fait comme s’il n’y avait pas de déficit, on se fera rattraper un jour ou l’autre. Les acteurs des marchés financiers, que je connais assez bien, n’aiment pas toujours la lumière. Au niveau européen, entre 2010 et 2014, j’ai présenté quarante et une lois de régulation financière afin d’imposer la transparence sur tous les marchés et tous les produits financiers. Cela n’a pas toujours fait plaisir à ces gens qui n’étaient pas habitués à être régulés, supervisés, à rendre des comptes, à faire du reporting, mais c’était nécessaire.

Les marchés ne font pas de cadeaux. Nous sommes confrontés à deux risques : celui de l’étranglement progressif lié à l’augmentation des taux – les nôtres sont désormais supérieurs aux taux grecs et se rapprochent des taux italiens, ce qui doit nous inciter à faire très attention –, et celui de mouvements spéculatifs brutaux comme on en a connu par le passé. Il faut donc à tout prix faire preuve de responsabilité pour éviter ces écueils : c’est ce que fait, me semble-t-il, le gouvernement actuel, et c’est aussi ce que j’ai essayé de faire à ma manière.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Loin de moi l’idée de ne pas dire la vérité aux Français, mais nous avons vu dans le cadre de nos travaux d’enquête qu’il y avait différentes façons de communiquer sur les notes du Trésor.

Vous avez clairement expliqué pourquoi vous n’aviez pas déposé de projet de loi de finances rectificative (PLFR). Cependant, avez-vous envisagé d’introduire dans le PLF pour 2025 une fiscalité rétroactive sur les rachats d’actions et les profits des énergéticiens, ce qui aurait permis d’augmenter les recettes au titre de l’exercice 2024 ? Des obstacles de nature juridique ou économique vous en auraient-ils empêché ?

M. Michel Barnier. Je le répète, je n’ai pas voulu prendre tout de suite ces deux mesures fiscales, ni les rendre rétroactives. L’instauration d’une taxe sur les énergéticiens, comme vous dites, se serait immédiatement traduite par une hausse des factures payées par les consommateurs. Il s’agit donc d’un choix politique.

Je ne cherche pas à vous convaincre que tout ce que j’ai fait était formidable. Si tel avait été le cas, je serais peut-être encore premier ministre. J’essaie de vous dire la vérité, comme j’essaie de la dire aux Français, aux citoyens, aux consommateurs, envers lesquels nous devons faire preuve de respect et de responsabilité. La vérité est toujours une forme de pédagogie. Il est dans l’intérêt de tous de réduire la dette et de faire cesser l’augmentation mécanique du volume de nos intérêts, qui devraient atteindre 57 à 60 milliards d’euros l’année prochaine.

J’ai pris mes fonctions le 5 septembre. Aurais-je dû ramener, en trois mois, le déficit de 2024 de 6,3 %, si j’en crois les chiffres du Trésor, à 5,5 % ou 5,6 %, alors que le gouvernement précédent l’avait porté de 4,9 % à 6,3 % en disposant de tous les leviers pendant six mois ? Je ne vous demande pas d’être complaisants, mais simplement d’être justes envers moi.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez expliqué que la dépense de l’État avait été tenue, et même plus que tenue puisqu’elle est inférieure en 2024 à ce qu’elle était en 2023. Quel regard portez-vous sur l’évolution, en 2024, de la dépense locale, qui a contribué à la dégradation de la prévision qui nous occupe ? L’absence de mécanisme de correction pourrait-elle avoir joué un rôle ?

M. Michel Barnier. Les besoins de financement des collectivités locales sont des besoins de financement de la France. À ce titre, ils sont pris en compte dans les calculs de la Commission européenne, sur la base desquels nous devons établir nos prévisions.

Il y a assez longtemps, j’ai dirigé un département pendant dix-sept ans. Je ne jetterai pas la pierre aux collectivités locales, pas plus que je ne l’ai fait lorsque j’ai rencontré les présidents de département et les maires. On ne peut pas dire sans précaution que l’explosion ou l’augmentation du déficit en 2024 était due aux dépenses des collectivités locales. Ce serait trop facile !

On peut mettre en place des mécanismes de maîtrise ou d’étalement des besoins de financement. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait, avec la ministre du partenariat avec les territoires et le ministre chargé du budget et des comptes publics, en proposant un freinage assez fort de 5 milliards d’euros. Il m’est arrivé d’entendre, ici ou là, que cela aurait dû être davantage. Pour ma part, je trouvais que c’était déjà beaucoup. Je savais que ce mécanisme ferait partie des éléments dont je devrais discuter avec le Sénat et l’Assemblée nationale, et qu’il devrait être ajusté. Nous avons trouvé un point d’équilibre en ramenant l’effort des collectivités locales à 3 milliards ; ce chiffre a encore été réduit dans la dernière version du projet de loi de finances, puisqu’il n’est plus désormais que de 2 milliards. Ainsi, je ne conteste pas le fait que les collectivités locales doivent participer à l’effort budgétaire, puisque je l’ai moi-même proposé très rapidement – peut-être trop rapidement, d’ailleurs, puisque nous avons dû revoir notre copie.

Toutefois, je ne veux pas rendre les collectivités responsables de la dérive. Vous savez comment elles sont gérées : au cours d’un mandat de cinq ans, il faut d’abord du temps pour lancer les projets, puis pour que ceux-ci mûrissent, de sorte qu’ils ne sont réalisés que lors des deux ou trois dernières années. Nous sommes arrivés à ce moment, ce qui explique l’augmentation des besoins de financement. Cela étant, tout le monde doit prendre part à l’effort de maîtrise de la dépense, y compris les collectivités locales, de manière concertée.

M. le président Éric Coquerel. Une commission d’enquête doit aussi servir à déterminer ce qu’il faut faire ou ne pas faire dans une situation donnée. Je veux donc souligner l’importance de ce que vous avez dit tout à l’heure : vous vous refusez à cacher une prévision réalisée par vos services au motif que sa divulgation risquerait de la rendre inéluctable, voire de l’aggraver. Vous ai-je bien compris ?

M. Michel Barnier. Quand vous êtes premier ministre, on vous annonce plus de problèmes que de bonnes nouvelles. Il n’empêche qu’il vous faut prendre le temps de vérifier l’information, de demander plusieurs avis et d’aller au fond du sujet. Une fois que vous avez la certitude que ce qui vous est annoncé est juste, vous devez dire les choses.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous n’avez pas vraiment répondu à la question posée par le président Coquerel, malgré la relance de M. Ciotti. Quand vous arrivez à Matignon et que vous découvrez la gravité de la situation, pourquoi reprenez-vous systématiquement, parmi vos propres conseillers, les conseillers d’autres ministères et les membres de votre gouvernement, le personnel politique ou bureaucratique qui a été impliqué dans le problème que vous devez résoudre ? Aux principaux postes de Bercy, vous avez nommé essentiellement – par prudence, je n’ose pas dire « exclusivement » – des macronistes pure souche, si je puis dire.

M. Michel Barnier. « Des macronistes pure souche », avez-vous dit ?

J’ai fait appel à des gens compétents et loyaux. Il y en avait beaucoup dans le précédent gouvernement, ainsi que dans l’administration, parmi les hauts fonctionnaires qui avaient servi loyalement, avec le sens de l’État, les différents gouvernements qui s’étaient succédé.

Par ailleurs, je n’étais pas en cohabitation. Ayant été librement choisi par le président de la République, je considérais qu’il revenait au président de présider, et au gouvernement de gouverner. Nous avons rassemblé, derrière le gouvernement, quatre groupes politiques qui ont constitué le socle d’une majorité certes relative, mais plus large que ne l’auraient été d’autres coalitions, ce qui conférait une certaine légitimité au gouvernement que j’ai dirigé. Trois de ces groupes avaient soutenu le gouvernement précédent, et j’ai fait en sorte que le parti politique auquel j’appartenais se joigne à cet effort. Voilà la règle du jeu que j’ai acceptée. Après, je le répète, j’ai fait appel à des gens compétents et loyaux.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’entends bien, mais il faut aussi dire qu’en France, dans certaines hautes sphères, on a l’impression de commettre un crime de lèse-majesté dès que l’on met en cause les gens… Les individus dont vous vous êtes entouré étaient peut-être loyaux mais leur compétence ne saute pas aux yeux. Vous avez recruté des gens qui ont échoué, notamment à la direction du Trésor, dont l’analyse était fausse puisque vous avez reconnu vous-même que le problème ne venait pas des dépenses, mais des recettes. Certes, il aurait été humainement difficile de vous séparer de ces personnes, mais ce n’est pas mon problème… Où est leur compétence ? Puisque vous n’avez pas recruté vos collaborateurs sur ordre du président de la République, comment avez-vous pu juger compétentes des personnes qui avaient tous les faits contre elles ? Vraiment, je ne comprends pas.

M. Michel Barnier. Ce n’est pas la première fois que nous ne nous comprenons pas ! D’ailleurs, cette incompréhension va peut-être durer…

Je vous ai répondu. Je n’accepte pas que l’on jette l’opprobre ou que l’on mette en cause des fonctionnaires qui ont été loyaux et, je le répète, compétents. Je n’accepte pas non plus l’idée que les chiffres présentés étaient délibérément faux, comme vous le sous-entendez. Ils étaient inexacts, insuffisants, mal estimés ou mal ajustés, mais nous pourrions trouver dans l’histoire de nombreux exemples de mauvaises prévisions, en recettes comme en dépenses. Il s’agit d’ailleurs d’une question intéressante, et je pense que votre commission est dans son rôle quand elle s’interroge sur la façon d’améliorer les prévisions et de faire en sorte que le Parlement soit correctement informé. Doit-il se doter d’outils spécifiques, ou le gouvernement doit-il améliorer les siens ? Lorsque j’étais membre de votre commission, il y a quelques années, nous étions déjà incapables de nous mettre d’accord sur le niveau de déficit ; comme simple député, je ne trouvais pas cela normal, et je me suis intéressé aux moyens beaucoup plus importants dont dispose, par exemple, le Congrès américain. Il y a sans doute des progrès à faire en matière d’analyse, de prospective, d’anticipation. Vous n’avez pas besoin de moi pour vous donner ce conseil, que vous avez d’ailleurs peut-être déjà appliqué, mais il serait intéressant de savoir comment la Commission européenne établit ses propres estimations concernant notre pays et les autres membres de la zone euro.

Pour le reste, je ne changerai pas ma manière de faire de la politique. À Bruxelles, en Savoie ou au gouvernement, j’ai toujours eu besoin de fonctionnaires compétents, et même souvent plus compétents que je ne peux l’être sur certains sujets. D’aucuns les qualifient de bureaucrates ou de technocrates, mais quand ces derniers prennent le pouvoir dans notre pays, c’est que les hommes politiques le leur ont laissé. Pour ma part, je ne l’ai jamais fait.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez beaucoup dit que vous auriez eu besoin de temps, mais qu’on ne vous en avait pas laissé. Vous avez d’ailleurs déposé le projet de loi de finances avec dix jours de retard. Soit. Cependant, au vu des éléments donnés par M. Attal et par les bureaucrates entendus par notre commission ou par celle du Sénat, je ne vois pas de différence flagrante entre la copie préparée par le gouvernement précédent, soutenu par ses services très loyaux et très compétents, et celle que vous avez rendue au Parlement. Le fait que vous ne nous ayez pas communiqué les lettres plafonds a d’ailleurs beaucoup contribué au mythe de la rupture. Quelles sont donc les différences précises entre ces deux budgets ? Quels sont les arbitrages précis que vous avez rendus, en dépenses comme en recettes ? Pour ma part, je n’en vois aucun.

Vous avez dit que vous n’aimiez pas beaucoup les coups de rabot ; or, dans les économies que vous avez faites en 2024, je ne vois rien d’autre que cela. Quelles économies structurelles avez-vous donc réalisées ?

Enfin, vous avez dit tout à l’heure qu’« on » vous avait expliqué que certaines mesures n’étaient pas possibles. Qui se cache derrière ce « on » ? Sans doute un technocrate loyal et compétent ! Ce « on » est-il singulier ou pluriel ? Autrement dit, avez-vous demandé plusieurs avis ? À quel niveau hiérarchique êtes-vous descendu pour vérifier l’information ? À Mayotte, par exemple, on s’est rendu compte qu’il fallait descendre plus bas pour connaître la vérité, car les n loyaux et compétents mentaient.

M. Michel Barnier. Avec tout le respect que je dois aux parlementaires, permettez-moi de vous dire, monsieur Tanguy, que je n’aime guère le mépris que vous exprimez à l’encontre des fonctionnaires ; ils ne le méritent pas. Votre groupe et votre parti eux-mêmes s’entourent de technocrates et de fonctionnaires partageant vos convictions. Un premier ministre assume la responsabilité des décisions qu’il prend en fonction des informations dont il dispose et des gens qui l’entourent.

J’ai repris les lettres plafonds héritées de mon prédécesseur, le temps me manquant pour en élaborer de nouvelles, et j’ai annoncé 5 milliards d’économies supplémentaires dans le PLF pour 2025. À l’inverse, le PLFSS n’était pas finalisé et j’ai dû le construire. Certaines décisions prises précédemment, qui avaient pour but de produire des recettes en 2024, n’étaient plus applicables.

M. le président Éric Coquerel. Tout à l’heure, monsieur le premier ministre, vous nous avez demandé d’être justes avec vous, puisque votre bilan porte sur une période très restreinte de l’année 2024 ; vous avez précisé que vous n’étiez pas en cohabitation avec le président de la République. Quelle a été l’influence de ce dernier dans le choix de maintenir la politique économique, sachant que le personnel politique œuvrant à Bercy est issu de son parti plutôt que du vôtre ?

M. Michel Barnier. J’ai été nommé par le président de la République et nous n’étions pas en cohabitation. J’ai travaillé au Parlement avec le soutien d’un socle, plus large au Sénat qu’à l’Assemblée, composé de ses alliés les plus proches : le mouvement centriste, le parti Horizons, des députés non inscrits et des parlementaires de mon propre parti. Nous avons formé un contrat de gouvernement, bien que ces mots n’appartiennent pas encore totalement à la culture française.

J’ai travaillé en bonne intelligence avec le chef de l’État, que je connais depuis assez longtemps, et je l’ai écouté. Mais dès le départ, les choses étaient claires : conformément à la Constitution, le président préside et le gouvernement gouverne. J’ai formé mon gouvernement librement, quoi qu’en écoutant le président de la République pour ce qui est de certains postes. Les ministres ont mené la politique que nous avons collectivement décidée, suscitant des critiques, des recommandations et des questions de la part des amis d’Emmanuel Macron.

Mon objectif était triple : réduire le déficit d’un point, éviter que l’écart avec l’Allemagne en matière d’endettement continue de se creuser et dire la vérité aux Français.

M. le président Éric Coquerel. À propos de quels postes le président de la République a-t-il été consulté ?

M. Michel Barnier. S’agissant des relations internationales, des affaires européennes et de la défense, qui relèvent des prérogatives du président de la République, il m’a semblé légitime de le consulter avant de nommer des ministres, comme il est de coutume sous la Ve République.

M. David Amiel (EPR). Cette commission d’enquête porte sur les écarts de prévisions. Or un élément nouveau est apparu au dernier trimestre 2024 : pour la première fois depuis plusieurs mois, l’activité économique a reculé, ce qui constitue une différence majeure par rapport aux périodes habituellement examinées par la présente commission ; jusqu’alors, les écarts de recettes provenaient plutôt de problèmes d’élasticité avec le PIB.

J’aimerais savoir si cette dégradation de l’activité économique, ayant pour conséquence le recul du PIB et des recettes fiscales, vous a conduit à faire des choix lors de l’élaboration du PLF, en fonction d’indicateurs avancés, ou à déposer des amendements au fur et à mesure de sa matérialisation, afin de limiter l’effet récessif du budget sur l’activité économique.

M. Michel Barnier. Comme je l’ai fait devant l’Assemblée nationale lorsque j’étais premier ministre, notamment en réponse à une question très pertinente de M. André Chassaigne, il nous faut hélas constater l’augmentation du nombre de chômeurs et de plans sociaux. Depuis plusieurs mois, ce recul de l’activité touche certains secteurs plus que d’autres. Selon certains économistes, des signes étaient déjà visibles il y a plus d’un an.

Lorsque l’on bâtit un budget, il faut faire attention. Le PLF pour 2025 a été élaboré rapidement et pouvait être amélioré ; il l’a d’ailleurs été, grâce à vous et grâce aux sénateurs, au point que nous étions parvenus à un équilibre pas si éloigné de celui figurant dans la dernière version du texte. Afin d’être aussi juste que possible en demandant des efforts à ceux qui ont davantage de moyens que les autres, j’ai donc fait attention. Ainsi, sur un total de 75 milliards d’euros de soutien aux entreprises, nous demandions un effort de 4 milliards par le biais de la diminution des exonérations de charges sociales – cet effort sera finalement réduit. Un tel effort me semble raisonnable dès lors qu’il est limité dans le temps, comme celui que nous demandions aux plus hauts revenus.

C’est la raison pour laquelle j’ai fait cette remarque sur l’impact de la censure de mon gouvernement : outre son coût de 12 milliards, elle a eu un effet notable sur la stabilité. Or la stabilité est l’une des clés de la confiance, qui est elle-même l’une des clés de la croissance. La période d’instabilité commencée en juin dernier est l’un des facteurs de fragilisation de la confiance, qui se traduit au niveau économique. C’est vrai à l’échelle européenne comme à l’échelle nationale : la stabilité fiscale, administrative et politique est très importante. Vous connaissez tous, dans vos circonscriptions, des entreprises, petites ou grandes, qui ont levé le stylo, hésitant avant de recourir à des investissements pourtant nécessaires.

J’ai eu la faiblesse – la naïveté, peut-être – de penser qu’en proposant des mesures difficiles, mais équilibrées, en veillant à demander un effort juste et temporaire, nous parviendrions rapidement à mettre fin à cette période d’instabilité et nous entamerions la réforme du pays, grâce notamment à la diminution des risques d’effets récessifs. Je n’ai malheureusement pas eu le soutien de l’Assemblée nationale.

M. David Amiel (EPR). Vous avez clairement expliqué votre choix politique, et non technique, de ne pas reprendre la réforme de l’assurance chômage telle qu’elle avait été préparée par le gouvernement précédent. Un autre projet de décret portait sur les indemnités journalières : pouvez-vous nous éclairer sur les raisons pour lesquelles ce décret n’a pas été pris ?

M. Michel Barnier. Nous avons choisi de confier ce sujet aux syndicats et aux organisations professionnelles, dans le cadre du dialogue social. Je ne le regrette pas.

M. David Amiel (EPR). Je voudrais vous interroger, comme nous l’avons fait hier avec Gabriel Attal, sur la fabrique de la décision. Au fur et à mesure de l’avancée des travaux de cette commission d’enquête, nous avons constaté à quel point l’élasticité des recettes au niveau de croissance était devenue un facteur déterminant dans les écarts de prévision des recettes, et du solde budgétaire, pour les années 2023 et 2024.

Lors de l’élaboration du budget, au mois d’octobre, cette question de l’élasticité a-t-elle été abordée à votre niveau, celui du premier ministre, ou a-t-elle fait l’objet d’un arbitrage du ministère des finances ? Nous souhaitons comprendre comment les décisions sont prises au sujet d’un facteur qui paraissait jusque-là très technique, mais qui est en réalité déterminant.

M. Michel Barnier. Je n’ai pas le souvenir de discussions techniques approfondies sur cette question de l’élasticité, mais il faudrait que je consulte mes notes.

Il est important que vous vous penchiez sur les ressorts – si je puis dire – de cette élasticité, pour améliorer les outils de prévision et de prospective du Parlement ; cela relève de l’intérêt général.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Je constate, monsieur le premier ministre, une curieuse règle mathématique : que ce soit dans l’hémicycle ou en commission des finances, en votre présence, le nombre de députés du bloc central est divisé par trois.

Vous avez expliqué que vous aviez des scrupules ou des hésitations concernant les coups de rabot. Ce n’est pas le cas de tout le monde : ainsi, le 9 novembre, Gabriel Attal expliquait, en quelque sorte, que vous aviez choisi de ne pas faire suffisamment d’économies ; la veille, Bruno Le Maire évoquait à demi-mot un manque de fermeté de votre part face à des ministres menaçant de démissionner. J’aimerais connaître votre avis à ce sujet.

Par ailleurs, alors que la situation est considérée par tous comme budgétairement difficile, un point m’étonne particulièrement. Ces dernières années, nous avons collecté des recettes fiscales sans précédent. Or lorsque vous prenez vos fonctions, vous ne remettez pas en question la redistribution des recettes de la TVA, qui ont augmenté de plus de 100 milliards en près de dix ans. À ce moment-là, à combien estimez-vous le montant de ces recettes et que pensez-vous en faire ?

M. Michel Barnier. Je n’ai pas compris votre remarque relative à la présence des députés du bloc central, si ce n’est qu’elle relève de la petite polémique. Que cela vous plaise ou non, le bloc central reste le socle de majorité relative le plus important ; il ne m’a pas fait défaut, malgré certains désaccords.

Une telle augmentation des recettes de TVA depuis dix ans n’est pas un mauvais signal. Elle témoigne d’un niveau de consommation et d’investissement en hausse et d’une économie en bonne santé. Les recettes fiscales sont redistribuées par le biais de la mécanique budgétaire et peuvent être affectées au budget européen ou au budget national. À l’échelle européenne, notre taux de prélèvement reste l’un des plus forts ; il est trop important. Des efforts restent à faire pour que les impôts soient plus justes, alors que le système de protection sociale est l’un des plus efficaces – ce qui est tout à notre honneur.

Quel que soit l’endroit où l’on siège dans l’hémicycle, on doit toujours se demander comment améliorer l’efficacité de la dépense publique. Je suis un partisan du service public et je tiens à ce que les fonctionnaires soient respectés, qu’ils travaillent directement pour l’État ou pour ses opérateurs. Pour peu qu’on les écoute, ils constituent une formidable réserve d’idées visant à améliorer le fonctionnement de la puissance publique.

En tout état de cause, quels que soient les prochains gouvernements, la question de l’efficacité des dépenses publiques devra être traitée ; c’est un enjeu d’intérêt national – d’intelligence nationale, pourrait-on dire.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Je ne reviens pas sur ce que vous traitez de petite polémique, mais je persiste à croire que le bloc central vous a fait défaut.

Vous estimez que l’augmentation des recettes de la TVA est plutôt vertueuse puisqu’elle refléterait un bon niveau de consommation et d’investissement. Vous n’envisagez pas qu’elle puisse résulter de l’inflation, c’est-à-dire de la hausse des prix subie par les Français.

Demandons-nous où va cet argent : vous parlez de redistribution, mais vous ne vous êtes jamais demandé si une partie au moins des 60 milliards, transférés du budget de l’État vers celui de la sécurité sociale pour compenser les exonérations, pourrait être affectée différemment. De même, vous n’avez pas envisagé d’utiliser une partie des 50 milliards, transférés vers les collectivités territoriales en compensation des suppressions de l’impôt de production et de la taxe d’habitation, pour contribuer à redresser les comptes publics.

M. Michel Barnier. La hausse des recettes de la TVA résulte pour partie de l’inflation, mais elle est également un indicateur du niveau de l’activité : lorsque la consommation et l’investissement sont plus faibles, les recettes de la TVA diminuent.

Lorsque j’ai pris mes fonctions, je me suis posé des questions ; je n’ai pas eu beaucoup de temps pour les traiter. Je me suis dit, naïvement, que vous m’en donneriez mais tel n’a pas été le cas. J’ai élaboré les deux budgets aussi vite que possible, dans un délai contraint qu’aucun premier ministre n’a connu sous la Ve République.

Nous avons lancé des discussions, qui n’ont pas toujours été accueillies avec enthousiasme, notamment sur les exonérations de charges sociales ; faites-moi au moins crédit de cela ! Une fois ces budgets adoptés, dans le cours normal de l’action gouvernementale, j’aurais lancé des réflexions stratégiques et ouvert certains des débats que vous avez évoqués.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Il est question de 110 milliards d’euros : je suis très surpris que malgré les délais très serrés, vous ayez attendu les débats parlementaires sans même formuler de propositions. Un tel montant me semble être une priorité en matière de budget !

M. Michel Barnier. Vous pouvez ignorer ce fait, mais vous avez vous-même créé une contrainte, par votre attitude d’opposition délibérée et l’annonce d’une censure dès le lendemain de ma nomination, avant même la formation de mon gouvernement et la présentation de mon discours de politique générale.

Ouvrir un débat portant sur la redistribution de ces sommes demande un minimum de stabilité et de temps, voire une majorité pour adopter les réformes qui en résulteraient. Je ne cherche pas à me protéger, mais le fait est que j’ai manqué de temps pour tout mener de front.

M. Christian Baptiste (SOC). La loi de finances pour 2024 prévoyait un déficit public de 4,4 % du PIB ; il devrait finalement avoisiner les 6,1 %, soit un écart considérable par rapport aux prévisions. La présente commission cherche à comprendre pourquoi les prévisions budgétaires ont été si éloignées de la réalité. À titre personnel, je souhaite savoir pourquoi les territoires d’outre-mer en paient le prix fort.

Ces écarts ne sont pas anodins et ont des conséquences directes sur les politiques publiques et sur la vie de nos concitoyens, en France hexagonale et dans les territoires dits d’outre-mer. D’une part, nous constatons des hausses budgétaires visant à répondre à des urgences, en Nouvelle-Calédonie et à Mayotte notamment. D’autre part, nous subissons des coupes budgétaires qui pénalisent durablement les territoires ultramarins : des baisses de crédits consacrés à l’aménagement du territoire et aux infrastructures locales, limitant tout développement structurant ; une diminution du soutien au logement, alors même que ce secteur traverse une crise particulièrement aiguë dans ces territoires ; une réduction des aides aux associations et aux dispositifs de lutte contre la vie chère, creusant encore les inégalités.

Dans quelle mesure les prévisions des finances publiques pour les années 2023 et 2024, issues des lois de finances et des programmes de stabilité afférents, ont-elles intégré les spécificités des territoires dits d’outre-mer ?

Comment expliquer que ces territoires soient systématiquement concernés par les ajustements budgétaires résultant des écarts de prévisions ? En d’autres termes, pourquoi ces territoires, déjà si vulnérables – comme l’a montré le cyclone Chido à Mayotte –, doivent-ils subir les erreurs d’anticipation de l’État ? Quels ajustements pourrait-on envisager pour garantir qu’ils ne soient pas disproportionnellement affectés par cette dérive des prévisions fiscales, budgétaires et économiques ?

M. Michel Barnier. Je me trouve dans une position paradoxale : je suis interrogé rétrospectivement sur le budget et les politiques devant être menées, alors que ces questions concernent le nouveau gouvernement.

J’ai toujours été attaché aux territoires d’outre-mer, en tant que ministre de la république française, puis en tant que commissaire européen notamment chargé des fonds structurels et des politiques régionales concernant ce qu’on appelle à Bruxelles les régions ultrapériphériques.

Je ne crois pas qu’ils aient été spécifiquement visés. Ils ont été touchés, bien sûr, puisque les lettres plafonds que j’ai trouvées en prenant mes fonctions, prévoyant des réductions d’engagement de crédits, concernaient tous les ministères ; de plus, j’ai accentué cette réduction globale de 5 milliards. Dans un temps contraint, nous nous sommes efforcés de tenir compte des redéploiements budgétaires demandés par les ministres dans le cadre de leur enveloppe budgétaire.

Nous avons consenti des efforts budgétaires significatifs, en raison d’événements conjoncturels particulièrement graves, en Nouvelle-Calédonie, où la reconstruction et le soutien au dialogue politique nécessiteront des sommes importantes, mais aussi à Mayotte, où des travaux de reconstruction devront être conduits. Toutefois, les efforts ne sont pas toujours budgétaires : ainsi, en Martinique, nous avons beaucoup travaillé avec les différentes parties prenantes pour aboutir à des mesures significatives en matière de diminution du coût d’un très grand nombre de produits de première nécessité.

Des problèmes d’exécution de budget se posent également : d’expérience, je sais que des crédits sont retournés à Bruxelles, faute d’avoir été consommés dans le délai imparti. C’est pourquoi je recommande l’instauration, pour les territoires et les départements d’outre-mer, d’un suivi et d’un décompte précis des financements. Avec M. François-Noël Buffet, mon ministre des outre-mer, qui est resté au gouvernement, nous avions commencé à travailler avec les élus à ce que pourrait être un plan global de développement territorialisé. Les acteurs économiques et sociaux le demandent : il faut passer d’une logique de guichet à une logique de projet.

Mme Marie-Christine Dalloz (DR). Nous pourrions débattre longuement des écarts de prévisions, mais force est de constater que les dépenses ont augmenté et les recettes diminué. On peut parler d’élasticité, mais en réalité, l’activité économique est morose et la croissance plus ou moins en berne – en tout cas, inférieure à celle qui était attendue.

Monsieur le premier ministre, vous avez tout de suite pris la mesure de la situation et des difficultés que représentait l'élaboration d’un budget. Permettez-moi de saluer le courage que vous avez eu, dans votre déclaration de politique générale, de présenter aux Françaises et aux Français la gravité de la situation, tout en leur demandant des efforts raisonnables.

Il y a quelques jours, nous avons auditionné M. Pierre Moscovici, le président du Haut Conseil des finances publiques, qui demande des moyens supplémentaires pour établir des prévisions exactes. Que pensez-vous de cette proposition ? Quels moyens supplémentaires faut-il mobiliser pour affiner les prévisions économiques ?

M. Michel Barnier. Je vous remercie de la confiance que vous m’avez témoignée avec nombre de vos collègues.

Comme je l’ai déjà indiqué, il me semble très important qu’au-delà de l’analyse des erreurs et des insuffisances de certaines prévisions, votre commission d’enquête retire de cette situation des recommandations ou des idées pour améliorer la prospective et l’analyse. Je pense que l’État doit garder une capacité de prévision propre, sous le contrôle du Parlement et sous l’autorité du Premier ministre et des ministres. Le Parlement pourrait aussi disposer de davantage de moyens, suivant l’exemple d’autres pays. C’est aussi le cas du Haut conseil aux finances publiques, comme vous l’a dit son président Pierre Moscovici ; je ne sais pas si celui-ci vous a précisé le type de moyens dont il a besoin.

M. le président Éric Coquerel. Il a besoin de moyens financiers, donc humains, et réglementaires.

M. Michel Barnier. Le gouvernement doit rester maître et responsable de ses prévisions, sous l’autorité du premier ministre. Les choix ne peuvent pas être faits par une autorité indépendante, dont les membres ne sont pas élus – certains les qualifieraient de technocrates –, mais ils peuvent être ainsi éclairés. Peut-être pourrait-on s’inspirer de la façon dont cela se passe à Bruxelles. Personnellement, je ne verrais pas d’un mauvais œil qu’au-delà des analystes privés, qui sont assez nombreux, des institutions différentes de l’État, ou à côté de lui, éclairent son jugement. Je ne suis donc pas choqué par les propos qu’a tenus M. Moscovici.

M. Nicolas Ray (DR). Vous aviez présenté un budget courageux, certes impopulaire mais nécessaire. Sans doute votre courage est-il à l’origine de la censure que nous avons profondément regrettée. Votre projet de loi de finances prévoyait un objectif de déficit de 5 % ; le projet qui devrait être adopté aujourd’hui, si le gouvernement n’est pas censuré, prévoit 5,4 %. Cet objectif est-il selon vous réaliste ? Est-il suffisant, au vu de la situation de nos finances ?

M. Michel Barnier. Je vous remercie pour votre témoignage de soutien, qui ne m’étonne pas. Lorsque j’étais premier ministre, j’avais choisi en responsabilité de demander au pays l’effort le plus juste possible pour atteindre un déficit de 5 %. Je ne vais pas vous dire aujourd’hui que cet objectif n’est plus bon. Il consistait à faire un effort important dès le début. Si cet effort est réduit, il faudra que les marches suivantes – 3 % en 2029, ce n’est pas très loin – soient plus élevées.

J’ai entendu le Premier ministre afficher l’objectif de 5,4 % ; les discussions continuent en parallèle sur des sujets importants, comme les retraites. Je souhaite simplement, comme citoyen, que cet objectif soit tenu. Certes, 5,4 %, ce n’est pas 5 %, mais c’est mieux que 5,6 % ou 5,8 %. On a beaucoup parlé de gels, de restrictions de crédits, de coups de rabot. Le gouvernement aura différents moyens pour préserver cet objectif durant l’exercice 2025. Je ne peux que vous rappeler que j’avais souhaité fixer un objectif qui soit à 5 %, ou très proche.

M. Nicolas Ray (DR). Vous avez été censuré sur la question du gel partiel des retraites, mais c’est peut-être la censure qui a coûté le plus cher finalement. Regrettez-vous d’avoir maintenu cette mesure et, après réflexion, jugez-vous qu’elle était justifiée économiquement et juste socialement ?

M. Michel Barnier. Le budget que j’ai eu l’honneur de vous présenter était un budget difficile, qui n’impliquait que des décisions difficiles. Je n’ai pu y proposer des augmentations de crédits que sur quelques sujets très importants comme l’outre-mer, les soins palliatifs, les Ehpad ou la santé mentale. Dans tous les domaines, il y avait des mesures de restriction, de maîtrise budgétaire. J’avais demandé à tout le monde un effort dont je savais qu’il n’était pas idéal mais qu’il pourrait être rendu plus juste par la discussion parlementaire. Nous étions ainsi parvenus avec plusieurs groupes, dont le vôtre, à alléger l’effort lié à la non-indexation des retraites au 1er janvier. Je ne crois pas être tombé à cause de cela. En faisant un effort supplémentaire à hauteur de 3, voire 4, 5 ou 6 milliards, on aurait tout fait exploser : ce n’était pas responsable. Et j’ai eu le sentiment que cela aurait provoqué une surenchère sur d’autres sujets. Je ne crois pas me tromper en disant cela.

M. le président Éric Coquerel. Je ne réagirai pas à vos propos, car je sortirais alors du rôle qui est le mien dans cette commission d’enquête, mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre analyse.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Permettez-moi tout d’abord de vous remercier, au nom de l’ensemble de mes collègues du groupe Les Démocrates, pour l’action que vous avez conduite courageusement avec votre gouvernement jusqu’à la censure, dans un contexte politique et financier très difficile et avec un agenda des plus contraints – le tout avec méthode, et en tenant toujours un discours de vérité.

Ce matin, vous nous avez rappelé l’importance de l’alerte de la direction générale du Trésor du 11 septembre 2024, six jours après votre nomination. Cette note vous a conduit à demander tous les éléments nécessaires pour en apprécier l’exacte réalité. Nous imaginons que vous avez reçu ces informations. Elles vous ont permis d’arbitrer en responsabilité dans une fin d’exercice où, par définition, les marges de manœuvre budgétaires en dépenses et en recettes étaient presque inexistantes – sauf à agir de façon rétroactive, une solution que vous avez écartée. Au-delà des explications recherchées dans les choix politiques, et au risque de lancer des flèches aux étoiles, l’agenda politique 2024, pour le moins chaotique, a pesé à l’évidence sur la dégradation des comptes publics. Vous affirmez par ailleurs que « nous ne sommes pas en cohabitation », en vous appuyant sur une règle simple qui n’est pas toujours évidente pour l’observateur, malheureusement : le président préside, le gouvernement gouverne. Nous étions dans un temps court et c’est un paquebot qu’il fallait piloter, pas une Formule 1. Dans ces conditions, pouvait-il en être autrement pour vous ? Rétrospectivement, aviez-vous les moyens d’inverser le cours des choses ?

M. Michel Barnier. Je vous remercie pour votre appréciation, qui me touche beaucoup, et pour le soutien de votre groupe, qui n’a jamais manqué.

Oui, je pense que si j’avais eu la confiance de l’Assemblée nationale, nous aurions atteint, à 0,1 % ou 0,2 % près, l’objectif de 5 %. Cela aurait marqué le retour de la stabilité, et c’est ce qui était important. La censure en effet a prolongé l’instabilité ; elle a eu un coût et des conséquences en termes de confiance. Je le crois vraiment.

Si j’avais eu la confiance, nous serions entrés dans une autre séquence, celle d’un travail de réforme de l’État moins contraint par le temps mais tout de même rapide. Avec les membres du gouvernement, nous avions commencé à réfléchir aux projets concrets qui apporteraient des progrès pour les Français, les entreprises, les citoyens, et qui contribueraient à lutter contre le sentiment d’abandon dans nombre de territoires français : ce sentiment d’être loin de tout, et parfois de ne plus être considéré ou respecté. Je pense que nous serions entrés dans une période constructive. Mais pour cela, il fallait que nous passions l’obstacle, que je n’ai pas pu passer, de la confiance de l’Assemblée nationale.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Quelles actions avez-vous engagées, dans la préparation du PLF, pour fiabiliser les prévisions de recettes et les projections pour 2025, afin d’éviter les surestimations constatées en 2023 pour 2024 ?

M. Michel Barnier. C’est une bonne question. Tous les deux mois environ, nous recevions des notes de la direction générale du Trésor, qui étaient importantes pour moi. J’avais aussi les recommandations du gouverneur de la Banque de France, avec lequel j’échangeais, ainsi que celles du président de la Cour des comptes et les avis de celle-ci. Dans le temps où j’ai eu à gouverner, j’ai travaillé avec l’ensemble de ces éléments. À la lumière notamment de la commission d’enquête que vous auriez probablement créée de toute façon, monsieur le président…

M. le président Éric Coquerel. Nous n’avons pas eu le temps de le savoir…

M. Michel Barnier. ...j’aurais été attentif aux moyens d’améliorer encore le travail des services sur lesquels nous nous appuyons pour nous prononcer.

Je n’ai pas eu à prendre de décision pour améliorer les prévisions. L’ensemble des services de l’État ont été interpellés et ont fait l’objet de critiques – parfois justes, parfois injustes. Le Parlement et les acteurs économiques ont exigé des prévisions plus justes et ont voulu comprendre le mécanisme de l’élasticité.

La décision que j’ai prise a consisté à respecter les recommandations et les prévisions, sans donner de coup de pouce politique si c’était là votre question. Nous devons être rigoureux et responsables, et nous garder d’interpréter ou d’utiliser des chiffres pour faciliter un exercice budgétaire. Je ne l’ai jamais fait : preuve en est le résultat de l’exercice 2024, conforme à 0,1 % près à l’estimation sur laquelle nous avions travaillé.

Si j’étais resté premier ministre, j’aurais cherché à améliorer les choses, peut-être en augmentant les moyens ou en proposant de faire évoluer la façon dont sont réalisées les prévisions de l’État. Celui-ci doit en rester responsable devant vous, mais je pense qu’il y a des moyens de les améliorer.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Sous votre impulsion et celle des ministres Antoine Armand et Laurent Saint-Martin, un comité scientifique inédit dans son format a été nommé en novembre dernier afin d’identifier des propositions concrètes d’amélioration des prévisions. Pourriez-vous revenir sur cette décision ?

M. Michel Barnier. J’ai eu, avec Antoine Armand comme ministre des finances et Laurent Saint-Martin comme ministre chargé du budget et des comptes publics, des ministres motivés et conscients de leurs responsabilités. La création de ce comité scientifique est significative du fait que nous souhaitions tirer des leçons de ces polémiques. Je ne dispose pas du résultat des travaux pour l’instant et ne suis même pas certains qu’ils soient achevés ; j’y serai néanmoins attentif.

Mme Félicie Gérard (HOR). Laissez-moi d’abord vous dire, monsieur le premier ministre, à quel point je suis ravie de vous revoir. Chacun connaît votre attachement à la bonne gestion de nos comptes publics ; vous l’avez prouvé à de nombreuses reprises et jusqu’à récemment dans vos fonctions de premier ministre. C’est évidemment une priorité que nous partageons au groupe Horizons & indépendants. Dès votre arrivée à Matignon, vous avez alerté sur l’état très grave de nos finances publiques. Héritant d’un budget préparé par le gouvernement précédent, vous avez décidé d’insérer de nouvelles mesures d’économies pour tenter de contenir le dérapage budgétaire. Vous aviez un objectif clair, que je partageais complètement – 5 % de déficit – et une méthode que je partageais également – la priorité à la réduction des dépenses publiques.

Ce qui me pose question, c’est la différence entre le ton de vos prédécesseurs et le vôtre quand vous êtes arrivé à Matignon. Qu’avez-vous trouvé sur votre bureau qui vous a fait adopter immédiatement un discours très clair et très ferme sur l’importance de la réduction de notre dette et de notre déficit ? Quelle mesure d’économie auriez-vous pu mettre en place pour atteindre cet objectif, dans l’intérêt des Français, si davantage de temps vous avait été accordé ?

M. Michel Barnier. Je vous remercie de l’appréciation que vous portez sur mon action. Elle prouve, rétrospectivement, que le socle dont l’un de vos collègues de gauche a déploré l’absence tout à l’heure était bien là – même s’il était, et c’est normal, exigeant, sans complaisance et constructif.

Qu’ai-je trouvé sur mon bureau ? Je le répète : j’ai eu des échanges avec le gouverneur de la Banque de France, et j’avais en tête des convictions. La divergence entre les courbes de la dette allemande et de la dette française – une mâchoire qui s’ouvre ! – est extrêmement grave ; c’est un élément fondamental. J’ai reçu la note de la direction générale du Trésor évoquant la dégradation d’une ampleur inhabituelle du solde public, à très brève échéance de la préparation du budget, et recommandant des économies très importantes. Voilà pourquoi j’ai pris le risque d’être impopulaire : on peut l’être – je ne sais pas si je l’ai été, ou si je le suis –, mais il faut au moins être respecté. J’ai toujours compris l’action publique comme devant être digne et respectable. Et ma manière d’être respecté a consisté à dire la vérité et à prendre des décisions graves et difficiles, comme celles que je vous ai proposées, qui étaient aussi améliorables.

Ces décisions, je les ai inscrites dans une double perspective. La première est celle de la baisse du déficit et, à partir de 2029, de la dette. À ce sujet, je recommande de ne pas négliger l’avis de nos partenaires européens, qui sont concernés : si l’un des membres ne va bien, cela se répercute sur tous les autres. La seconde perspective consistait à inscrire l’action du gouvernement dans la stabilité à court et moyen terme, c’est-à-dire d’ici à 2027, échéance normale des élections présidentielles puis législatives. Il s’agissait d’engager un mouvement de réforme du pays – non pas sans, à côté, ou contre les partenaires sociaux, les collectivités locales et les entreprises, mais avec l’ensemble de ces acteurs. Telle était l’idée que j’avais, et que je garde pour l’avenir.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Le mercredi 18 septembre 2024, vous avez déclaré à l’Agence France-Presse (AFP) : « La situation budgétaire du pays, que je découvre, est très grave. » Quand vous avez accepté d’être premier ministre, le 5 septembre, étiez-vous conscient de la gravité de la situation des finances publiques de notre pays ?

M. Michel Barnier. Ma réponse est non, monsieur le rapporteur général.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous avez déclaré tout à l’heure que dire la vérité sur l’état de nos finances publiques a été votre ligne de conduite. Est-ce à dire que ça n’a pas été celle de vos prédécesseurs ?

M. Michel Barnier. Non.

M. le président Éric Coquerel. Non, ça n’a pas été leur ligne de conduite ? Ou bien…

M. Michel Barnier. Non, je ne dis pas que mes prédécesseurs n’ont pas eux-mêmes dit la vérité, ou leur vérité, en fonction des éléments qu’ils avaient et que je n’avais pas. Je ne me sens pas en droit de les mettre en cause sur ce terrain.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Avez-vous eu le temps, pendant la courte période au cours de laquelle vous avez été premier ministre, d’analyser les causes de la chute en 2024 des recettes de l’impôt sur les sociétés (IS), de la TVA, de l’impôt sur le revenu (IR) et d’autres impôts ? Vos collaborateurs vous ont-ils fourni des explications ?

M. Michel Barnier. Je ne voudrais pas donner le sentiment que je réponds toujours non, monsieur le rapporteur général, mais je vous dis ce que je pense ! À l’évidence, mes collaborateurs se sont penchés sur le point supplémentaire de déficit évoqué par la note du 11 septembre. Mais je n’ai pas eu le temps de chercher les causes et les raisons que vous évoquez. Je l’aurais probablement fait plus tard, si j’en avais eu le temps. Sans doute est-ce aussi l’éclairage que cherche à apporter votre commission d’enquête. Or celle-ci vous prend du temps. Nous sommes ensemble depuis près de trois heures – j’en suis très heureux d’ailleurs –et vous avez auditionné, ou allez auditionner, mes prédécesseurs, ainsi que des fonctionnaires… Mesurez le temps qu’il vous faut pour comprendre ; moi je n’ai pas eu ce temps-là. Mais je pense que j’en aurais pris, si je l’avais pu, pour analyser plus en détail les raisons du décalage.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Certains membres du gouvernement qui a précédé le vôtre imputaient le dérapage des finances publiques aux collectivités locales, à hauteur de 16 milliards d’euros. Vous nous avez indiqué que vous ne partagiez pas cette analyse. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

J’ajoute qu’a posteriori, le dérapage est extrêmement faible puisqu’il n’est que de 6 milliards, et calculé par rapport à des hypothèses totalement irréalistes

M. Michel Barnier. J’apprécie ce que vous venez d’ajouter : c’est précisément pour cela que j’ai estimé qu’il n’était pas juste de faire porter la responsabilité du dérapage sur les communes, les départements et les régions à une telle hauteur. De toute façon, à l’heure où il fallait faire un effort collectif, le fait de les montrer du doigt n’aurait pas aidé. Je ne vais pas vous dire que mes prédécesseurs se sont trompés, mais je crois que c’était une erreur de mettre ainsi en cause les collectivités locales. Leurs besoins de financement n’étaient pas injustifiés. C’est même plutôt un bon signal qu’elles jouent leur rôle pour améliorer la vie des Français, dans le cadre de la décentralisation actuelle et future. Les besoins en équipements publics sont très importants et le resteront à l’avenir, notamment pour la prévention des risques. On ne peut pas leur reprocher ces investissements.

Ayant présidé un département pendant dix-sept ans, je dis avec respect que l’on peut en revanche trouver, avec elles, un système permettant de maîtriser les choses et faire des prévisions plus justes. Cela a été tenté à plusieurs reprises par le passé. Il est normal, deux ans avant des élections municipales, que les projets arrivent à maturité et doivent être financés. Mais il est peut-être possible de lisser et d’anticiper, avec les collectivités, les besoins de financement qui participent de l’élaboration du chiffre du déficit au niveau européen.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma dernière question porte sur les lettres plafonds, que nous n’avons pas obtenues. Estimez-vous normal que, tant chez votre prédécesseur qu’au ministère des finances, on ait refusé de les transmettre au président de la commission des finances et au rapporteur général du budget ?

J’ajoute, pour la bonne information de la commission, que la secrétaire générale du ministère des finances nous a indiqué avoir reçu un ordre en ce sens de la part du directeur de cabinet du Premier ministre qui vous a précédé. C’est extraordinaire, n’est-ce pas !

M. Michel Barnier. Je n’ai pas mémoire des nouvelles méthodes de travail du Parlement avec le gouvernement. Avez-vous toujours eu communication de ces lettres plafonds ?

M. le président Éric Coquerel. Non, mais nous avions le tiré à part.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Nous n’avions que des tirés à part, mais il semble que nous ayons été les premiers à les demander.

M. le président Éric Coquerel. Nous ne les avons pas eus cette fois-ci.

M. Charles de Courson, rapporteur général. En plus ! Mais c’était sous votre prédécesseur, monsieur le premier ministre.

M. Michel Barnier. J’aurais trouvé normal, pour dire les choses franchement, que ceux qui ont signé ces lettres plafonds vous les donnent, ou vous transmettent le tiré à part.

Lorsque je suis arrivé, ces lettres plafonds existaient. Je ne les avais pas élaborées, mais j’ai dit aux ministres que nous allions les respecter tout en nous efforçant de les ajuster autant que possible. Voilà dans quelles conditions nous avons fabriqué le budget. Les tirés à part qui vous sont dûs auraient dû vous être remis par ceux qui ont signé ces lettres.

M. le président Éric Coquerel. Une chose m’étonne. Je pense que, si vous avez été nommé premier ministre, c’est sans doute en raison de la situation marquée par l’explosion des déficits. Or vous dites ne pas avoir eu le temps de vous pencher sur les raisons des erreurs commises dans les prévisions de recettes : n’est-ce pas courir le risque, au moment où l’on refait un budget, de reproduire les mêmes erreurs ?

M. Michel Barnier. J’ai dit au rapporteur général qu’avant d’être nommé premier ministre, je n’avais aucune indication au sujet de la note qui m’a été remise six jours après ma nomination. Peut-être aurait-elle pu être publiée deux jours avant mon arrivée, mais ce n’a pas été le cas. J’ai été surpris par l’annonce d’un déficit plus important que je ne l’escomptais. Mais si c’est une chose d’être surpris et de se demander « pourquoi ? », c’en est une autre d’avoir la réponse. Or je n’ai pas eu le temps de l’avoir.

M. le président Éric Coquerel. Excusez-moi d’insister, mais nous sommes là au cœur du problème.

M. Michel Barnier. Effectivement.

M. le président Éric Coquerel. Je pense que, si vous avez été censuré, c’est notamment parce que vous avez peu ou prou poursuivi la même politique que vos prédécesseurs, qui n’était déjà pas soutenue par une majorité.

Gabriel Attal nous a apporté hier une réponse qui ne me satisfait pas mais qui est la sienne, et qu’il assume : il dit qu’après avoir constaté qu’il n’y avait pas eu plus de dépenses publiques mais moins de recettes – IS, IR, etc. –, il a décidé de baisser les premières.

Vous dites, quant à vous, que votre réaction a consisté à ne pas taxer les rachats d’actions et à ne pas prendre les mesures sur les énergéticiens comme l’avait proposé Bruno Le Maire dans le cadre d’un éventuel projet de loi de finances rectificative (PLFR). Comprenez que je sois surpris lorsque vous répondez à Charles de Courson que vous ne vous êtes pas interrogé sur le moindre rendement des recettes, parce qu’il fallait que vous élaboriez un budget ! Cette question est fondamentale, car le problème est peut-être lié à la politique qui a été menée. Ne l’avez-vous jamais envisagé ? Ma question est à prendre au premier degré.

M. Michel Barnier. Mes réponses le sont aussi. Lorsque je suis arrivé à Matignon, et que mon prédécesseur m’a passé le relais dans des conditions dont tout le monde se souvient, j’ai indiqué qu’il y aurait, dans la politique du gouvernement que j’allais former, des sujets de persévérance, des sujets de changement et d’autres de rupture. Sans avoir le temps d’aller au bout des choses, j’ai lancé des chantiers pour impulser des ruptures ou des changements dans les domaines où s’expriment des attentes fortes et légitimes des Français : en matière de sécurité publique, d’ordre public, de déréglementation, de simplification, de décentralisation et de maîtrise de l’immigration clandestine.

Pour moi, la politique de l’offre, qui est la marque principale des sept années de présidence d’Emmanuel Macron, n’est en revanche pas un sujet de rupture. Elle a eu des effets positifs, contribuant à la création de 2,5 millions d’emplois supplémentaires et de centaines de milliers d’entreprises depuis 2017, ainsi qu’à l’attractivité retrouvée de notre pays. Même si ses amis ne l’ont pas compris tout de suite, ou m’ont fait un procès d’intention, je n’ai pas eu l’intention de modifier cette politique. Je pense simplement qu’elle ne suffit pas pour diminuer les fractures territoriales, pour réduire le sentiment d’abandon ou de manque de considération éprouvé par beaucoup de Français, ni pour rétablir davantage de justice, y compris fiscale. Nous avons là un point de désaccord, monsieur le président de la commission, au premier degré : cette politique-là est juste. Notre pays doit rester attractif, investir et faire confiance aux entreprises ; ce sont elles en effet qui créent l’activité.

Ce qui a fait plonger les finances publiques, ce sont clairement et principalement les mesures de protection légitimes qui ont été mises en place pendant les crises. On a, avec beaucoup d’argent, soutenu l’activité au moment où elle était totalement arrêtée par la crise du covid en particulier. La question qui mérite notre attention est celle-ci : est-on sorti assez tôt de ces dispositifs ? Je pense quant à moi que l’on aurait pu le faire plus tôt. On aurait ainsi réduit plus rapidement les risques de déficit.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je vous remercie, monsieur le premier ministre, de répondre avec votre vérité. Vous avez dit que pour être respecté, il fallait savoir dire la vérité ; c’est vrai. Mais vous avez introduit un distinguo en parlant de vos prédécesseurs et de « leur » vérité : preuve que la vérité, ce n’est pas si simple. N’est-ce pas une façon de mettre en évidence – à votre façon, avec beaucoup de courtoisie – le fait qu’ils auraient minimisé l’état catastrophique des finances publiques qu’ils vous laissaient ?

M. Michel Barnier. Ce n’est pas sémantique. Je ne suis plus dans l’action publique depuis plusieurs années. Lorsque j’étais à Bruxelles, en tant que négociateur du Brexit, j’étais un peu éloigné de la connaissance, de l’analyse et de la gestion des affaires publiques françaises. Lorsque je dis « leur vérité », ce n’est pas une commodité. Je parle de la vérité qui était la leur à ce moment-là, celle qu’ils auraient dû dire, ou qu’ils ont indiqué avoir dite : celle qu’ils devaient exprimer au moment où ils étaient en responsabilités.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Je comprends qu’en arrivant à Matignon, compte tenu de ce qu’il y avait à faire, vous n’ayez pas pris quarante-huit heures pour vous interroger sur l’élasticité des recettes à la croissance. Vous avez tout de même constaté une distorsion stupéfiante avec les prévisions – sur laquelle se penche notre commission d’enquête – et étiez entouré de gens très informés. Votre directeur de cabinet nous a d’ailleurs dit quelque chose de très intéressant : il a indiqué que le problème sur les recettes avait été identifié dès l’été 2023, évoquant une forme de cristallisation. Vous en a-t-il parlé ? Saviez-vous que le dérapage du déficit était déjà en germe avant même que le PLF pour 2024 ait été élaboré et déposé sur le bureau de l’Assemblée ?

M. Michel Barnier. Oui, bien sûr. Jérôme Fournel m’a fait part de son analyse, avec la compétence et la loyauté qui sont les siennes, s’agissant de ce qui avait été cristallisé ou de ce qui était en germe, comme vous dites. Cela fait tout de même de nombreuses années que nous accumulons une dette excessive et un déficit mal maîtrisé. Je me permets de vous renvoyer à la courbe présentant l’endettement de la France comparativement à celui de l’Allemagne : elle rend humble quant à la gestion de M. Sarkozy et à celle de M. Hollande. Notre dette est mal maîtrisée, faute d’une bonne gestion et d’une réforme en profondeur de l’État qui aurait dû être menée depuis bien longtemps. Elle s’est aggravée substantiellement depuis quelques années. Il y a à cela des raisons objectives, liées à la réponse que l’on a apportée aux crises, mais je pense aussi que l’on a tardé à mettre les outils en place pour la maîtriser.

Quand j’arrive à Matignon, je constate, comme le souligne la direction générale du Trésor, un décalage inédit en aussi peu de temps, dans un délai très court avant la présentation du nouveau PLF. Je fais face autant que je le peux, en faisant ce qui me semble être ma responsabilité : réduire la dette à terme, le déficit tout de suite, et le dire aux Français – quoi qu’il m’en coûte, si je puis dire.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Vous avez raison de faire allusion à l’humilité, une qualité dont sont dépourvus certains de vos prédécesseurs – mais l’exemple vient d’en haut.

Vous vous focalisez sur l’efficacité et le volume de la dépense publique. Je le comprends, mais je maintiens aussi qu’il y a un problème important avec les recettes. Nous avons auditionné récemment un conseiller maître à la Cour des comptes, auteur d’un rapport passionnant sur les finances locales. Il nous a indiqué qu’en supprimant la taxe d’habitation (TH) et une partie de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), Emmanuel Macron avait généré une perte de recettes de plus de 38 milliards d’euros pour l’année 2023. Les deux tiers de la baisse de recettes – comptabilisée par la Cour, par rapport à 2017, à une soixantaine de milliards – viennent donc de ces deux promesses du Président de la République. N’est-ce pas aussi une part du problème ? La France s’est elle-même privée de recettes indispensables, au point que M. Moscovici nous a indiqué qu’elle ne pouvait plus se permettre de baisse supplémentaire des prélèvements. Partagez-vous cette réflexion ?

M. Michel Barnier. Ma réponse est oui, monsieur Maurel. Je me pose ces questions. Mais je ne suis ni dans le regret ni dans le remords. Les choses ont été faites ; on peut les approuver ou pas. J’ai bien vu les conséquences de certaines de ces suppressions d’impôts sur les collectivités locales. Certaines n’ont plus de recettes directes. Je l’ai dit devant l’Association des maires de France (AMF) : ne recevant que des subventions de l’État, elles n’ont plus d’autonomie dans leurs recettes et sont transformées en sous-traitants de l’État. C’est un vrai problème que j’aurais aimé traiter, si vous m’en aviez laissé le temps.

Nous n’allons pas réécrire l’histoire de la fiscalité, mais je suis conscient de cela. Et je ne fuis pas la question que m’a posée votre président : la justesse et l’efficacité des recettes sont importantes, tout comme l’est la maîtrise des dépenses. Sans doute est-ce sur ce dernier point que nous avons un désaccord : je pense que nous devons dépenser moins et mieux.

M. Kévin Mauvieux (RN). Vous avez indiqué que vous n’aviez pas eu le temps d’analyser les causes des pertes de recettes au cours de l’année 2024 notamment. Je peux comprendre, car votre passage à Matignon a été rapide, mais je rejoins les propos de Jean-Philippe Tanguy : vous avez tout de même conservé les mêmes fonctionnaires, aux mêmes postes. Entre-temps, ils ont eu le temps, quant à eux, de creuser la question. N’auraient-ils pas dû vous présenter leur analyse, afin d’éviter que les mêmes causes ne se reproduisent dans un autre PLF ? Quand ils font une erreur, les salariés du privé sont licenciés pour faute lourde ou grave. N’avez-vous pas estimé nécessaire, pour contribuer au redressement des finances, de remplacer les fonctionnaires qui auraient accumulé les fautes ?

On a évoqué votre décision de ne pas prévoir de PLFR ; il est vrai que cela aurait été compliqué, compte tenu du temps dont vous avez disposé. Mais quel est votre sentiment sur le fait qu’il n’en ait pas été présenté un au cours du premier semestre, alors que les dérives étaient déjà connues et que nous le réclamions ?

M. Michel Barnier. Je ne crois pas ce que l’on puisse dire que des fautes graves ont été commises. Il est de votre responsabilité, au sein de cette commission, de détecter les faiblesses ou les erreurs – il faut se méfier des mots que l’on utilise avant d’avoir des preuves. Globalement, le système a mal apprécié les recettes et les dépenses, au point qu’une note en date du 11 septembre établit une dégradation d’une ampleur inhabituelle, depuis le 17 juillet, des comptes publics. Cette note a été fondamentale pour moi. Lorsque j’ai été nommé, je n’ai pas disposé de beaucoup de temps ni de nombreuses autres informations, mis à part mes convictions et mes échanges avec le président de la Cour des comptes et le gouverneur de la Banque de France. Les auteurs de cette note pourraient sans doute vous dire comment ils analysent cet écart inhabituel, qui exige des mesures beaucoup plus fortes et beaucoup plus rapides qu’anticipé.

Habituellement, c’est plutôt en juin qu’est adopté un PLFR et, si besoin, à l’automne. Je ne veux pas chercher d’excuses à M. Attal, mais le mois de juin a été une période particulière, avec les élections européennes… Les annulations et les gels de crédits auxquels il a procédé à l’époque auraient certes pu faire l’objet d’un projet de loi, mais il a pris des mesures. Il n’est pas resté passif devant les difficultés ; il a commencé à les régler et annoncé d’autres mesures, dont je vous ai expliqué pourquoi elles n’avaient été mises en œuvre que partiellement. Lui avez-vous posé la même question ?

M. le président Éric Coquerel. Oui, bien sûr.

M. Michel Barnier. Nous étions dans une période pré-électorale. Vous étiez tous mobilisés, si je ne me trompe pas. Cela aurait été compliqué.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas la raison qu’il a avancée.

Je vous remercie, monsieur le premier ministre, des trois heures que vous nous avez consacré.

20.   Jeudi 6 février 2025 à 10 heures – compte rendu n° 80

La Commission auditionne M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet de Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([19]).

M. François Jolivet, président. Nous auditionnons aujourd'hui M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne, alors première ministre. Cette réunion se tient dans le cadre de nos travaux visant à étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels nous nous sommes vus octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Les auditions que nous menons à ce titre, dont le bureau a décidé qu’elles seraient publiques, obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête prévu par l’article 6 de l’ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Avant de vous donner la parole, monsieur Rousseau, je dois vous demander de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Aurélien Rousseau prête serment.)

M. Aurélien Rousseau, ancien directeur de cabinet de Mme Élisabeth Borne, alors première ministre. J’ai exercé la fonction de directeur de cabinet d’Élisabeth Borne depuis sa nomination comme première ministre, en mai 2022, jusqu’au 17 juillet 2023 ; quelques jours plus tard, j’ai été nommé ministre de la santé et de la prévention.

Le sujet des finances publiques, en particulier des prévisions de recettes, n’était aucunement ignoré. Nous étions toutefois conscients qu’il était difficile d’élaborer des prévisions dans un contexte macroéconomique où des événements exogènes percutaient les modèles avec lesquels la direction générale du Trésor (DGT) fournissait des anticipations de recettes à la direction générale des finances publiques (DGFIP) et à la direction du budget. À titre d’exemple, les recettes fiscales avaient connu un ressaut en partie inexpliqué fin 2022, alors même que nous subissions un important choc d’offre exogène, celui de l’inflation induite par les conflits géopolitiques et leurs conséquences sur l’énergie. Ces tendances conjuguées ont entraîné des difficultés de modélisation. Nous avons tous appris dans nos jeunes années que l’inflation était plutôt favorable aux finances publiques, mais il en va autrement quand elle est due à un choc d’offre négatif. En 2023, particulièrement en fin d’année – je n’étais plus alors aux responsabilités – l’inflation a ralenti plus vite que prévu, d’où une deuxième difficulté. À cela s’est ajouté un ralentissement plus rapide que prévu de la progression des salaires à partir de mi-2023, ce qui a eu des conséquences sur les recettes fiscales, les cotisations sociales, la contribution sociale généralisée (CSG) et l’impôt sur le revenu (IR).

Si vous me permettez un pas de côté vers la sociologie ou la psychologie administrative, je rappellerai qu’un ressaut de recettes fiscales s’était déjà produit en 2022 mais aussi fin 2021 ; cela a incité la DGFIP, un an plus tard, à être prudente dans ses annonces, de peur d’être prise en défaut par l’autorité politique, à laquelle elle aurait recommandé de ralentir tandis que les recettes croissaient. Ce contexte est connu.

En accord avec le président de la République, Élisabeth Borne challengeait les modèles, notamment le modèle de croissance. Votre assemblée étant à l’époque saisie d’un projet de loi de programmation des finances publiques tablant sur une trajectoire de plein emploi, il était essentiel d’évaluer l’impact d’une baisse accentuée du chômage sur la croissance, les recettes fiscales et les cotisations sociales. Le taux chômage se situait alors à 7,2 % ; un recul d’un ou deux points ne devait entraîner qu’un gain marginal en matière de productivité et de salaires, et par conséquent une hausse assez modérée des recettes sociales et fiscales, du fait des exonérations importantes. Les équipes y étaient attentives.

Nous subissions donc au premier semestre 2023 une série de chocs externes qui nous plaçaient en terra incognita, d’autant que nous n’avions pas connu ce niveau de chômage depuis longtemps.

Parallèlement, nous avons souhaité maîtriser le volet des dépenses. La trajectoire des recettes était crédible compte tenu du modèle et des prévisions d’inflation dont nous disposions. Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) avait comme d’habitude formulé des réserves ou des critiques, mais pas plus virulentes qu’il ne le fait depuis qu’il existe. Notre choix a été de tenir le plus fermement possible la dépense. La première ministre avait déjà décidé de prendre des mesures d’économies dans chacun des départements ministériels, économies que nous suivions dans le cadre d’un programme de revue des dépenses publiques piloté à Matignon.

En mai 2023, non pas en raison d’une quelconque alerte concernant les recettes, mais pour être certains que nous tenions la dépense de l’État, la première ministre a validé la proposition de Bruno Le Maire de procéder à un surgel – aussi appelé tamponné de gel – de 1 % supplémentaire, s’appliquant uniformément à tous les départements ministériels. Ce surgel a été notifié aux directeurs de cabinet des ministres le 23 ou le 24 mai. Il a certes fait couiner, mais il a été appliqué. Le but était de refroidir la dépense.

Il convient de souligner que la multiplication des lois de programmation rigidifie très fortement les marges de manœuvre de l’exécutif quand il présente un projet de budget. L’exercice est difficile si l’on ne veut pas toucher aux grandes lois de programmation, qu’elles comportent des chiffres précis ou qu’elles fixent des orientations. Quoi qu’il en soit, les revues de dépenses et le surgel ont bien été appliqués à tous les départements ministériels.

À la date où j’ai quitté Matignon, nous n’avions aucune alerte sur des mouvements qui s’éloigneraient de la trajectoire des recettes fiscales, ni pour la TVA, ni pour l’impôt sur le revenu ni pour l’impôt sur les sociétés. Encore une fois, dans un contexte d’incertitude, nous essayions de refroidir les dépenses. Je précise que lorsqu’Élisabeth Borne avait lancé des revues de dépenses, l’objectif était d’accompagner l’effort d’économie de 5 % demandé aux ministères, effort confirmé dans des lettres de cadrage – avec la difficulté liée aux lois de programmation que j’ai évoquée.

Dans mes fonctions suivantes, en tant que ministre de la santé et de la prévention, chargé du suivi du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et de son exécution, j’ai pris la responsabilité, devant votre assemblée, d’appliquer des mesures de ralentissement de la dépense. Certaines ont fait un peu de bruit, comme le doublement des franchises pour les médicaments et les consultations médicales, mesure impopulaire mais qui donnait une impulsion nette. Par ailleurs, la lettre de cadrage que j’ai adressée au directeur général de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) dans le cadre des négociations conventionnelles avec les médecins prévoyait une très forte maîtrise de la dépense. Cela n’a pas eu d’impact au cours de mon passage au ministère en 2023. Il n’en reste pas moins que la dynamique des dépenses de sécurité sociale était un sujet très présent. Durant les mois où j’ai été ministre – j’ai quitté le gouvernement le 19 décembre –, je n’ai jamais eu d’alerte et n’ai assisté à aucune réunion où le tocsin ait été sonné concernant un ralentissement des recettes. Nous avions des débats habituels sur l’exécution du budget et la fin de l’exercice.

M. François Jolivet, président. Je m’interroge sur le fonctionnement des dispositifs d’alerte. Alors que la vision macroéconomique vous faisait prendre conscience qu’une difficulté allait se présenter, vous n’avez pas reçu d’alerte concernant les recettes. Comment s’organisait la remontée d’information entre les ministères et les services de la première ministre ?

M. Aurélien Rousseau. La remontée d’information était de plusieurs natures, formelle et informelle. Comme tous les ministres, le ministre des finances écrivait régulièrement à la première ministre pour lui faire part de sujets d’alerte. Les notes que Bruno Le Maire et Thomas Cazenave nous adressaient concernaient essentiellement, voire exclusivement, la maîtrise de la dépense publique – c’est d’ailleurs Bruno Le Maire qui a proposé un surgel. En parallèle, les conseillers sectoriels de Matignon, notamment le pôle finances publiques, étaient en lien plusieurs fois par jour avec leurs collègues des ministères. En tant que directeur de cabinet, je rencontrais tous les quinze jours le directeur de cabinet de Bercy pour passer en revue les dossiers. Au premier semestre 2023, l’essentiel était de savoir comment refroidir les dépenses dans les secteurs couverts par une loi de programmation. L’un des sujets importants, dont la presse s’est d’ailleurs fait l’écho, touchait aux engagements qui seraient pris dans le cadre de la loi de programmation militaire ; j’essayais, sous l’autorité d’Élisabeth Borne, de lisser ou d’abaisser le niveau des marches annuelles.

Aux dispositifs que je viens de décrire s’ajoutaient des canaux informels par lesquels remontaient les alertes les plus préoccupantes. Du fait de nos parcours professionnels respectifs, il est rare qu’une alerte importante qui frappe une administration ne nous parvienne pas. Au cours du premier semestre 2023, jusqu’à mon départ de Matignon, tout comme dans les échanges que j’ai eus à l’automne 2023 avec Élisabeth Borne – en particulier sur les mesures de compensation de l’inflation que je jugeais nécessaires pour le secteur hospitalier – jamais un problème de décrochage des recettes n’a été évoqué. Les recettes de TVA ont même semblé connaître une légère hausse avant de baisser fortement, comme l’ont montré vos auditions. Cela tient au fait que la croissance est tirée par le commerce extérieur, et produit donc moins de TVA.

Les remontées d’information étaient donc à la fois très formalisées et informelles et reposaient sur une série de capteurs – le rôle du directeur de cabinet de Matignon étant d’en avoir un nombre suffisant pour ne pas passer à côté d’une information sensible. Avec le recul, je ne crois pas que nous ayons manqué une quelconque information transmise au premier semestre concernant le ralentissement des recettes.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’aimerais vous interroger sur le rôle des différents acteurs – le ministre de l’économie, la première ministre et son cabinet, le président de la République et le secrétaire général de l’Élysée – dans la fabrication du budget. Comment le projet de loi de finances (PLF) pour 2023 a-t-il été préparé ? Si Matignon est le lieu naturel des arbitrages, ceux-ci se sont-ils parfois aussi déroulés à l’Élysée, sous quelle autorité, avec quels acteurs et à quel rythme ? Au cours de l’année 2023, alors que certaines notes – notamment celle que le ministre de l’économie a transmise à la presse – alertaient sur la situation, y a-t-il eu des réunions d’arbitrage, sous quelle autorité ?

M. Aurélien Rousseau. Le mécanisme est celui de l’entonnoir. Bercy fait la première mise de jeu pour proposer un budget qui tienne, avec les données macroéconomiques qui ont été présentées ou sur lesquelles nous nous entendons. L’objectif fixé par le président de la République durant sa campagne était de ramener le déficit public à 3 % du PIB fin 2027 et de renverser la tendance de la dette dès 2026. Sur la base de cette proposition initiale, le ministre de l’économie et la première ministre définissent un premier volume budgétaire, que la direction du budget présente aux directeurs de cabinet et d’administration centrale des ministères. Il y a normalement une présomption quasiment irréfragable – mais pas totalement – que si Bercy et le ministère topent dans cette première salve, les volumes sont confirmés. En l’occurrence, peu de ministères topent avec Bercy. Deux possibilités se présentent alors. Soit une réunion bilatérale est organisée entre le ministre de Bercy et chacun des ministres concernés pour traiter de certains gros volumes, soit Bercy considère que cela dépasse son autorisation de découvert, si je puis m’exprimer ainsi, et le sujet remonte à Matignon.

Le nombre d’arbitrages et de sujets clos entre Bercy et les ministères est à l’époque très réduit – c’est d’ailleurs une tendance structurelle. Quelques semaines après l’installation d’Élisabeth Borne, une série d’arbitrages incombent donc à Matignon. Pour rappeler le contexte, nous avons présenté un projet de loi de finances rectificative en juillet, et de nombreuses questions, y compris constitutionnelles, se posent sur la portée normative de certains textes. Nous devons par ailleurs préparer le budget pour le transmettre au Parlement en septembre. Il y a donc de nombreux dossiers sur la table. Certains sont traités par des échanges entre cabinets, avec deux types de réponses : soit une réponse relativement détaillée – arbitrant par exemple le nombre de créations ou de suppressions de postes dans l’éducation nationale –, soit un raisonnement plus rustique par enveloppe, pour les ministères où l’exercice est plus difficile – dans le champ du travail, par exemple.

Près de 90 % de ces arbitrages sont pris à Matignon. En juillet et août 2022, nous avons de longues séances de travail avec la première ministre pour arbitrer le plus finement possible et engager une discussion politique avec les ministres, qui seront au banc pour défendre leur budget devant les parlementaires. Une petite dizaine de sujets – montant global des crédits de l’apprentissage, grands volumes en matière de logement… – font ensuite l’objet d’une réunion entre la première ministre, le ministre des finances et le président de la République. De mémoire, il n’y a pas de situation où un ordre descendant vient de l’Élysée. Les discussions ont lieu jusqu’au bout. Matignon a d’ailleurs un poids d’autant plus fort que nous savons que la première ministre devra engager la responsabilité de son gouvernement sur le budget : elle doit être totalement à l’aise avec ce qui sera présenté. Nous avons par exemple des discussions avec le président de la République – dont certaines sont relayées au Parlement – au sujet de la taxe d’habitation ou de l’étalement de la baisse de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), dans un format très encadré ; ce ne sont pas des réunions nocturnes et secrètes. En définitive, il reste deux ou trois sujets sur lesquels le président de la République et la première ministre, souvent accompagnés du secrétaire général de l’Élysée et du directeur de cabinet, tranchent.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Au-delà des réunions formelles entre la première ministre et le président de la République, aviez-vous des échanges avec le secrétaire général de l’Élysée – et si oui, à quel rythme –, que ce soit au sujet de la préparation du PLF pour 2023, de son exécution ou encore de certaines alertes ou notes venant du ministère de l’économie ?

M. Aurélien Rousseau. Alexis Kohler et moi avions en effet des discussions très régulières : nos fonctions voulaient que nous essayions de clore les dossiers qui pouvaient relever de notre arbitrage. Dans certains cas, nous demandions au directeur de cabinet concerné de venir plancher avec nous sur les effets possibles des décisions. Je l’ai dit, nous avons par exemple longuement débattu de l’apprentissage, y compris avec la première ministre. Il fallait évaluer l’effet d’aubaine pour les grands groupes qui emploient dans ce cadre de la main‑d’œuvre très qualifiée, entraînant des dépenses élevées pour l’État. Élisabeth Borne, qui avait défendu cette politique lorsqu’elle était ministre du travail, était soucieuse de ne pas envoyer un signal négatif. Elle soulignait par ailleurs, à juste titre, que le dispositif permettait de rendre employables – pardonnez-moi le terme – des personnes que les entreprises n’auraient peut-être pas pris le risque d’accueillir en apprentissage, malgré un bac + 5, notamment à cause des discriminations que l’on connaît – elle avait vu, en tant que ministre du travail, beaucoup de beaux exemples d’émancipation. Nous avons également essayé de détourer une série d’aides accordées dans des secteurs où la superposition des dispositifs entraîne une dépense publique très élevée, comme l’investissement immobilier dans les outre‑mer.

Dans mon souvenir, lors de la phase de stabilisation du budget pour 2023, nous avons, comme il convient de le faire, établi une cartographie des risques liés à l’examen parlementaire, puisque certains députés et sénateurs sont très engagés dans des domaines spécifiques. Néanmoins, au moment d’entrer dans cette séquence, l’Élysée et Matignon étaient parfaitement alignés.

Puisque nous avions décidé de déposer un projet de loi de finances rectificative (PLFR) en juillet, la séquence budgétaire a commencé dès notre arrivée. Nous avons pris l’initiative d’organiser au cours de l’été, pour la première fois, des discussions avec les groupes politiques. Elles n’étaient pas formalisées comme le sont par exemple les entretiens de Bercy ; il s’agissait d’expliquer où nous en étions et quels étaient les principaux enjeux. Du reste, la première ministre s’en était aussi entretenue avec les présidents des groupes et des partis.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vos réunions avec le secrétaire général de l’Élysée, et parfois un directeur de cabinet, sont-elles conclusives ? Qui prend les décisions finales ?

M. Aurélien Rousseau. Sur quelques rares questions, le président ou la première ministre avait une position ferme. Dans ce cas, Alexis Kohler et moi-même constations que nous ne prendrions pas de décision à notre niveau : il fallait que les deux têtes de l’exécutif s’en parlent. Pour les autres, la discussion permettait de trouver un point d’atterrissage. En cas de désaccord marqué, si le secrétaire général défendait une vision qui ne me paraissait pas en accord avec les intentions de la première ministre, la question était renvoyée à son dialogue avec le président.

Il n’en irait peut-être pas de même pour des questions relatives à la défense ou à la diplomatie mais, dans le cadre de la préparation budgétaire, l’Élysée est souvent demandeur d’éléments : la force de frappe du cabinet du premier ministre est bien supérieure, dans la mesure où son lien avec les administrations lui confère une connaissance technocratique – ce n’est pas un gros mot – de la dépense et de la manière dont elle est constituée.

Pour certains chantiers, des réunions plus larges étaient indispensables. Le pacte enseignant, par exemple, était au nombre des dossiers financiers majeurs. Il fallait déterminer, par exemple, dans quelle mesure l’intéressement mobiliserait les enseignants. Il est impossible de faire un choix budgétaire de cette nature sans le ministère concerné ; il fallait non seulement que le directeur de cabinet du ministère de l’éducation nationale soit présent, mais aussi le directeur général des ressources humaines (DGRH). Il arrive que les prévisions faites dans le cadre de l’exercice d’ouverture de crédits soient finalement démenties et, dans le cas précis du pacte enseignant, la réalité n’a pas confirmé nos estimations. Cela fait partie des aléas de l’exercice.

En clair, monsieur le rapporteur, en cas de désaccord, la question remontait aux plus hautes autorités politiques.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il ressort de vos propos que le secrétaire général de l’Élysée joue incontestablement un rôle important dans l’élaboration du budget.

M. Aurélien Rousseau. La préparation du budget pour 2023 s’effectue dans les semaines qui suivent l’élection du président de la république. Selon moi, la fonction du secrétaire général de l’Élysée, et je pense que c’est aussi la conception qu’en a Alexis Kohler, consiste à garantir le respect des engagements pris pendant la campagne électorale, en particulier sur le niveau de la dette et du déficit. La plus grande partie de nos discussions concernaient les éléments macroéconomiques – c’est également vrai des autorités au-dessus de nous. Avec Bercy, nous travaillions collectivement à écrire une copie ; le secrétaire général vérifiait que nous ne rations pas la cible fixée et que l’architecture budgétaire n’allait pas nous conduire à prendre des libertés avec tel ou tel des engagements du président de la République. La majorité était relative mais, on le voit d’autant mieux aujourd’hui, c’était une majorité : le rôle de l’Élysée était de s’assurer du cadrage. Au reste, Alexis Kohler a été formé au Trésor : ses compétences et son appétence – si je puis m’exprimer ainsi – l’y portent. Quand le président avait l’occasion de discuter avec les ministres, il revenait aux engagements pris pendant la campagne électorale. Toutefois, si l’Élysée est capable de forer une question particulière, le conseiller budgétaire n’est pas partagé, il relève des services de la première ministre. Matignon formule l’analyse et les propositions ; l’Élysée est un immense bureau de synthèse qui vérifie l’altitude et la destination.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le secrétaire général de l’Élysée était-il secondé d’un conseiller spécifiquement chargé des questions budgétaires ?

M. Aurélien Rousseau. Le budget entrait dans le champ du pôle économie mais il n’y avait pas de conseiller spécifiquement affecté. Les questions budgétaires n’étaient pas traitées à l’Élysée. Encore une fois, le président de la République défendait une position ferme : la politique économique devait servir de moteur au budget. La politique en faveur de la croissance et des entreprises, dont on peut débattre, devait dégager des ressources, charge ensuite à Matignon de proposer comment répartir ces dernières.

Fin 2022, le bilan de l’exécution est meilleur que prévu, grâce au rebond des recettes fiscales – je ne parle ici que du budget de l’État, sans tenir compte des collectivités territoriales ni de la sécurité sociale. Les rapports entre le politique et l’administration souffrent toujours du syndrome de Pierre et le loup : quand on a alerté quelqu’un sur un risque qui n’a pas eu de suites, il est plus difficile de le mettre en garde la fois suivante.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le HCFP avait qualifié d’optimistes les prévisions de croissance pour 2023 ; il avait également relevé des hypothèses fragiles. Le président du Haut Conseil a décodé pour nous le langage qu’ils utilisent : il s’agit d’un niveau d’alerte élevé – le plus haut étant le terme « insincérité », qui entraînerait la censure du Conseil constitutionnel et n’a jamais été employé. Quel sort Matignon a-t-il réservé à cette mise en garde ?

M. Aurélien Rousseau. Le président du Haut Conseil est évidemment mieux placé que moi pour effectuer cet exercice de décodage sémantique auquel je ne me suis pas livré. Toutefois, j’ai longtemps occupé les fonctions de directeur et de directeur-adjoint de cabinet : je crois avoir toujours entendu qualifier la croissance d’optimiste. Élisabeth Borne le dirait mieux que moi mais nous débattions surtout de savoir pourquoi les mesures visant à atteindre le plein emploi, comme celles relatives aux exonérations de charges pour les salaires proches du smic, ne favoriseraient pas davantage la croissance. C’est plutôt sur ce terrain que la direction générale du Trésor a été sollicitée. J’ai déjà expliqué pour quelles raisons elle incitait à adopter une approche plus prudente : le plein emploi, c’est-à-dire un taux de chômage de 5 % environ – pardon pour cette facilité de langage –, si nous parvenions à l’atteindre, n’emporterait pas d’autres conséquences.

Je n’ai pas non plus rapporté l’avis du HCFP aux exercices précédents. Nous savons néanmoins que la situation est tendue, donc nous faisons en sorte de maîtriser au mieux l’exécution de la dépense. Bien que celle de 2022 ne soit pas mauvaise, la première ministre donne l’instruction pour 2023, notamment dans les lettres de cadrage qu’elle envoie au début de l’année, de réaliser 5 % d’économies. Je pense donc que nous avons décrypté et entendu l’avis du Haut Conseil ; j’ajoute, même si je n’étais plus alors à Matignon, que la dépense publique a effectivement baissé en 2023 – l’exercice de maîtrise a porté ses fruits.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je vous demandais quelle réaction avait suscitée l’avis du HCFP. La presse en a fait état, une seconde alerte a été donnée dans les notes que Bruno Le Maire, alors ministre de l’économie et des finances, a transmises à la fin de 2022 et au début de 2023.

Le 26 octobre 2022, l’une de ces notes estime que le ministère du travail et l’opérateur France Compétences consentent des dépenses excessives et des efforts insuffisants. En novembre 2022, une deuxième souligne les risques majeurs que l’évolution des prix du gaz et de l’électricité fait peser sur la trajectoire budgétaire si le bouclier tarifaire est maintenu. En décembre 2022, une troisième évoque le très haut volume d’émission de dette à venir ; elle propose des pistes d’économie et une méthode pour recadrer les ministères. En mai 2023, une quatrième concerne la mise en œuvre des économies demandées au ministère du travail.

Comment ces notes ont-elles été reçues ? Quelles suites leur ont été réservées ? Estimez-vous qu’il s’agit d’une façon rétroactive de se dédouaner d’une mauvaise situation en donnant le mistigri à la première ministre ?

M. Aurélien Rousseau. Je ne me permettrais pas d’impliquer le mistigri dans cette audition. Dépersonnalisons l’exercice : il est habituel, sinon systématique, que le ministre chargé des finances envoie des notes au premier ministre pour souligner la nécessité de maîtriser les dépenses. Celles que vous avez citées évoquent les dépenses, jamais les recettes.

Les questions majeures concernent le ministère du travail, en particulier l’apprentissage et l’investissement dans France Travail. Il s’agit d’estimer le rendement en matière de réduction du chômage et de croissance, donc de recettes fiscales et sociales. De mémoire, sans avoir relu ces notes, elles ne vont pas jusqu’à tirer les conséquences relatives aux recettes fiscales et sociales. Il est vrai néanmoins que le PLF pour 2023 contraint la nation à consentir un effort substantiel ; des questions se posent. Mais dans le même temps, le gouvernement défend la réforme de l’assurance chômage en intégrant le principe de contracyclicité de l’indemnisation et la bagatelle qu’on a appelée la réforme des retraites. L’alerte a donc conduit la première ministre à s’engager pleinement dans des réformes lourdes et structurelles.

Pour moi, l’aléa majeur survenu dans l’exécution du budget de 2023, c’est le coût des boucliers tarifaires. Suivant le cours de l’électricité et du gaz, il pouvait atteindre des dizaines de milliards. Le sujet est d’une complexité inouïe : Élisabeth Borne et moi avons passé des centaines d’heures à essayer de comprendre la constitution du prix et sur quels éléments il fallait intervenir – plusieurs modèles existaient, notamment le modèle ibérique. Dans le même temps, l’inflation étant très forte, le pouvoir d’achat des Français nous préoccupait grandement. Les séances au Parlement nous faisaient penser qu’il fallait absolument maintenir cette protection – peu de propositions de réduire ou de supprimer les boucliers ont été examinées. Par ailleurs, nous ne maîtrisions pas le niveau de l’inflation. Il s’agissait non d’une inflation à l’ancienne, conséquence d’un usage massif de la planche à billets ou d’une politique de relance, mais d’une inflation liée à la vitesse de rétroaction sur l’économie française d’un choc exogène sur le prix de l’énergie et de certains produits de base. Ces éléments affectaient donc à la fois les dépenses et les recettes.

Le débat politique avec Bruno Le Maire sur les économies demandées au ministère du travail et sur l’opportunité de continuer à compter sur le modèle France Travail pour poursuivre la baisse du chômage a été tranché par les autorités. Je ne serais pas capable de retracer précisément la chronique des événements liés aux prix du gaz et de l’électricité mais je peux dire que Bruno Le Maire lui-même a parfois été amené à annoncer rapidement des mesures de soutien aux ménages : il fallait décider si nous laissions les Français seuls face à une inflation insurmontable, en sachant que des dispositifs d’aide seraient compliqués à débrancher le jour venu. Sur le moment, il a été jugé que le pouvoir d’achat des Français ne supporterait pas sans aide ces hausses de prix ; à la sortie de la discussion parlementaire, les mesures avaient même été élargies, aux pellets de bois par exemple.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. J’ai deux questions macroéconomiques à vous poser. Selon vous, la dégradation des recettes qui nous occupe s’explique-t-elle par la politique économique menée depuis 2017, en particulier par les baisses d’impôt sur le capital ? Diriez-vous qu’à une baisse de recettes, il a fallu répondre par une réduction des dépenses ?

M. Aurélien Rousseau. Avant de répondre, je précise que je ne suis pas macroéconomiste et que je ne ferai ici que formuler une opinion.

Pour le dire à grands traits, les différents dispositifs instaurés depuis 2017, qui se sont inscrits dans la continuité de mesures prises précédemment comme le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) ou la loi El Khomri, ont réduit le chômage et enclenché le cercle vertueux que permet la politique de l’offre. À cet égard, mon sentiment est que les acteurs économiques, à commencer par les entreprises, ont fait de ces dépenses publiques des données de base pour la prévision de leur rentabilité. Dès lors, l’État et les autorités politiques ont été coincés : toute mesure de dégrafage de ces aides et exonérations serait perçue comme un signal de désamour.

La question de fond est donc selon moi la suivante : une politique de l’offre d’une telle ampleur peut-elle perdurer pendant dix ans ou n’aurait-elle pas dû être pensée comme une politique de relance, par définition ponctuelle ?

La politique de l’offre menée par le président de la République a permis une réduction très significative du chômage, ce qui est un acquis de la plus haute importance. Mais une fois atteint un certain niveau, cette orientation produit des gains décroissants pour les finances publiques et sociales ; peut-être l’avons-nous trop peu vu.

De plus, l’évolution de la productivité n’a pas été conforme à ce qui est attendu d’une telle politique économique. Nous l’avons tous constaté, le rapport au travail s’est indéniablement modifié – phénomène qui ne saurait être entièrement imputé au covid et au désir de travailler de chez soi.

Je crois donc que le rapport entre le coût de la politique de l’offre et ses gains macroéconomiques aurait dû être réévalué, ce qui, d’ailleurs, n’aurait pas nécessité de considérer ce choix comme une erreur depuis le départ. Je répète que cette politique était nécessaire et qu’obtenir un taux de chômage de 7 % constitue un progrès social. Cependant, nous sommes arrivés au terme de ce modèle, qui en vient à coûter très cher, pour des gains de plus en plus faibles, ce qui ne manque pas de réduire aussi son acceptation par nos concitoyens.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le 11 juillet 2023, six jours avant que vous ne quittiez vos fonctions de directeur de cabinet de la première ministre, la direction générale du Trésor émet une note dans laquelle la prévision de déficit est dégradée à 5,2 % du PIB. En avez-vous eu connaissance ?

Plus largement, au dernier semestre 2023, le HCFP estime que les prévisions de recettes issues de la masse salariale sont un peu optimistes. Au titre de vos fonctions de ministre chargé des comptes sociaux, êtes-vous d’accord avec cette analyse ?

Enfin, de manière plus prospective, comment pourrions-nous améliorer le pilotage de la masse salariale ? Nous avons vu qu’il n’y a pas de prévisions infra-annuelles et que les prévisions sont élaborées conjointement par la direction de la sécurité sociale et la direction générale du trésor.

M. Aurélien Rousseau. Au moment de mon départ de Matignon, je n’ai pas connaissance de cette note de la direction générale du Trésor, et je n’ai pas cherché à la consulter a posteriori en vue de cette audition. Plus généralement, ni comme directeur de cabinet, ni comme ministre, je n’ai reçu la moindre alerte au sujet d’une dégradation de la trajectoire de recettes. Je ne sais donc pas sur quels éléments – l’anticipation d’une baisse des recettes issues de la croissance ou d’une simple dérive des dépenses – cette note se fonde.

S’agissant de la masse salariale hospitalière, je tiens d’abord à dire que, paradoxalement, le combat de tout ministre de la santé est de recruter et de fidéliser les personnels pour la maîtriser, car c’est l’intérim qui fait exploser les dépenses.

Quant aux recettes issues des cotisations sociales, pendant la période durant laquelle j’étais ministre, je n’ai pas reçu d’alerte de la part du directeur de la sécurité sociale au sujet d’un potentiel décrochage. La stabilisation des chiffres par la direction du budget, la DGFIP et la DSS intervient à la fin du mois de décembre, ce qui correspond au moment où j’ai quitté mes fonctions. Ce n’est que le mois suivant, à l’occasion d’une conversation informelle, que le directeur de la sécurité sociale, Franck Von Lennep, évoque avec moi l’impact d’une baisse de la masse salariale sur les recettes.

J’en profite pour dire que, selon moi, le lien entre la direction du budget, la DSS, la DGFIP et la DGT devrait être quelque peu repensé. Des gens de très haut niveau travaillent au sein de ces directions et je pense que les administrations qui reçoivent les modèles de la DG Trésor gagneraient à les challenger davantage. De la même manière, le pilote des comptes sociaux que j’étais aurait en effet préféré – c’est un autre paradoxe – que Bercy exerce sa cotutelle sur la DSS d’une manière plus poussée.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En 2024, le besoin de financement des collectivités territoriales s’est avéré plus important que prévu. Vous étiez directeur de cabinet de la première ministre lorsque, en 2022, le mécanisme de limitation des dépenses de fonctionnement a été abandonné. Avez-vous envisagé de réactiver un tel dispositif pour les exercices 2023 ou 2024 ? Et pensez-vous que l’absence de contrainte a eu une incidence sur l’évolution des dépenses de fonctionnement des collectivités en 2024 ?

M. Aurélien Rousseau. L’éventuelle prolongation du mécanisme dit de Cahors a suscité un débat nourri mais, pour le dire très librement, il m’est avant tout apparu comme un débat de postures.

Les collectivités ont jugé ce dispositif infantilisant et si je ne suis pas le mieux placé pour en juger, il ne s’agissait pas selon moi de la martingale pour la maîtrise des dépenses. Je ne nie pas son impact sur les finances publiques locales, mais sa portée était surtout celle d’un rappel au règlement.

Nous avons donc basculé vers un autre dispositif, élaboré au mot près par Bercy et Christophe Béchu, alors ministre chargé des relations avec les collectivités territoriales. À cet égard, l’opposition de Bercy à l’abandon du mécanisme de Cahors m’a semblé n’être que de principe. En effet, la possibilité de déclencher un contrôle ou un processus de maîtrise de la dépense était tout aussi opérationnelle.

J’ajoute, et ce n’est pas vulgaire de le reconnaître, que le contexte politique demandait une telle décision. De nombreux amendements, déposés par différents groupes, y compris de la majorité, avaient été défendus au Sénat en ce sens. Élaborer un dispositif qui recueillait l’accord des grandes associations de collectivités était donc de nature à apaiser le débat. Nous l’avons d’ailleurs constaté cette année encore lors de l’examen du budget : la défense des collectivités est tout à fait transpartisane. En cherchant à préserver le mécanisme de Cahors, nous aurions peut-être été contraints d’aller encore plus loin dans son évolution. Nous avons évité ce risque.

J’y insiste : le dispositif était d’autant plus vexatoire pour les collectivités qu’elles n’avaient pas toujours pour interlocuteurs des services de l’État adéquats ou suffisamment outillés pour analyser leurs hypothèses économiques.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le syndrome de Pierre et le loup que vous avez évoqué me semble pertinent. Selon vous, les bonnes nouvelles relatives aux recettes que nous avons eues en 2021 et 2022 ont-elles conduit les administrations centrales à sous-estimer le risque pesant sur les recettes et les dépenses pour les exercices ultérieurs ?

M. Aurélien Rousseau. Pour moi, il n’y a pas eu de sous-estimation du risque. Les administrations ont cherché à vérifier leurs hypothèses et à comprendre la situation avant d’alerter.

Comme je le disais, au second semestre 2023, la croissance a été davantage issue du commerce extérieur, si bien que nous avons assisté à des ressauts de TVA. Face à de tels mouvements, il y a eu de l’incompréhension.

Pour avoir été à la tête d’une administration, j’ai été confronté à l’alternative entre faire remonter immédiatement un élément troublant à l’autorité politique sans l’avoir véritablement compris, et le faire seulement après en avoir pris la mesure. En l’espèce, c’est cette deuxième option qui a été préférée. Les administrations n’ont en rien sous-estimé le risque : elles ont pris le temps de le comprendre, craignant sans doute qu’il se révèle infondé. En effet, plusieurs facteurs pouvaient expliquer ces à-coups : la baisse des recettes pouvait être due à un simple retard dans la perception de la TVA ou à des opérations de trésorerie des entreprises. Voilà mon hypothèse, étant rappelé qu’à l’automne 2023, je n’étais plus à Matignon.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Afin de rester aussi rationnel que possible, mes questions se fonderont sur les rapports de la Cour des comptes relatifs à la gestion et à l’exécution du budget pour 2023. En effet, je ne comprends pas pourquoi les informations très claires qu’ils contiennent semblent n’intéresser personne dans cette commission, hormis les membres du Rassemblement national.

D’après la Cour, les « dépenses du budget général [sont restées] à un niveau élevé malgré le reflux des dispositifs d’urgence et de relance ». De fait, entre 2015 et 2019, les dépenses annuelles ont été comprises entre 310 et 350 milliards d’euros, tandis qu’entre 2021 et 2023 – je ne mentionne évidemment pas l’année du covid – , elles ont été comprises entre 430 et 460 milliards, s’installant donc à un niveau élevé.

Une telle évolution ne saurait s’expliquer par la progression de tel ou tel programme spécifique, comme celui relatif à l’apprentissage, et je précise que la Cour des comptes met à part des dispositifs comme celui du bouclier tarifaire. Elle indique que, structurellement, les dépenses ordinaires de l’État sont passées en moyenne de 320 à 440 milliards, sans que nous ne soyons redescendus depuis.

M. Aurélien Rousseau. Les rapports de la Cour des comptes sont toujours instructifs et ne sont pas lus que par le Rassemblement national. Par ailleurs, je crois que vous avez donné la réponse dans votre question et comme celle-ci dépasse la période pendant laquelle j’étais directeur de cabinet à Matignon, je me permettrai également d’élargir ma réponse.

La taxe sur l’électricité que souhaitait instaurer le gouvernement de Michel Barnier n’était pas absurde intellectuellement. Dans la mesure où la puissance publique a protégé les consommateurs contre une augmentation massive du prix de l’électricité pendant la crise, ces derniers, qui bénéficient désormais d’un tarif beaucoup plus bas étant donné que la production de l’énergie est maintenant beaucoup moins onéreuse, pourraient fournir une contribution. Or je n’ai pas le sentiment que cette mesure ait suscité l’acclamation de l’Assemblée – pas plus que la mienne, du reste.

Je prends cet exemple pour dire que le dégrafage de dispositifs d’urgence et de protection est très difficile. J’ai le souvenir de discussions avec la première ministre et le président de la République à ce sujet. Le ministre des finances lui-même l’avait dit publiquement et à juste titre : l’effort consenti par la nation sur l’électricité ne pouvait pas être totalement à sens unique. Cela étant, cette idée a été jugée insoutenable par une majorité des membres de l’Assemblée nationale.

Voilà la réponse à votre question, étant entendu que le bouclier tarifaire n’est pas seul en cause. Il y a eu, au cours des années que vous avez mentionnées, une succession d’urgences, qui tendent à perdurer, et donc une multiplication des dispositifs pour y répondre.

À cet égard, nous gagnerions à avoir collectivement une vision pluriannuelle des dépenses, chose que nous avons essayé de construire au ministère de la santé. Par exemple, pendant le covid, les laboratoires de biologie médicale ont fourni des efforts énormes, mais ont dégagé des marges et des profits encore plus importants. Dès lors que le profit devient une rente, il ne me semble pas anormal d’intervenir. Seulement, de telles décisions sont difficiles à prendre. Les mêmes qui nous invitent à être vertueux en matière de dépenses nous écrivent ensuite pour dire que nous étranglons le laboratoire de leur commune.

Il n’existe pas de prophète dans ce domaine et je mesure mieux, dans mon rôle de député, combien il peut être délicat de dire à nos compatriotes que nous pourrions récupérer des ressources fiscales en revenant sur les mécanismes de protection dont ils ont bénéficié lorsque leur facture d’électricité risquait d’augmenter de 100 %. Cette idée s’est avérée inaudible et je ne crois pas qu’elle ait été soutenue sur vos bancs, alors qu’elle aurait permis une réduction structurelle de la dépense de l’État.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je rappelle que nous avons soutenu les mesures que vous avez prises au sujet des laboratoires pour limiter les dépenses.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas compris votre réponse. Ma question portait sur les dépenses structurelles, que la Cour des comptes distingue clairement des dépenses ponctuelles. En 2023, ces dépenses exceptionnelles ont diminué de 28 milliards d’euros. Cependant, elles ont été compensées par de nouvelles mesures ponctuelles de l’ordre de 15 milliards, ainsi que par une progression de 14,5 milliards des dépenses courantes – pareilles évolutions ayant également eu lieu lors des années précédentes.

Je suppose qu’à votre arrivée à Matignon, on vous a fait un topo sur la structure des dépenses de l’État. En tout état de cause, si les membres du RN ne sont évidemment pas les seuls à lire les rapports de la Cour des comptes, ils sont les seuls à s’y intéresser.

Parce que ça les arrange, la gauche et le centre n’ont de cesse de répéter que nous avons un problème de recettes, mais cela n’a pas été prouvé. Pour ma part, j’estime que nous avons un problème de dépenses. Tous les rapports de la Cour des comptes parus entre 2017 et 2023 l’affirment et je suis prêt à les distribuer in extenso à tous les membres de cette commission : chaque année, y compris en 2023 lorsque vous étiez en fonction, il n’y a aucune réforme structurelle. Vous me répondrez peut-être qu’il y a eu la réforme des retraites, mais, le cas échéant, je serais heureux que vous disiez sous serment qu’elle a permis des économies structurelles l’année de son adoption, car elle a plutôt généré des dépenses. Vous n’avez pris aucune mesure structurelle !

Je le répète : nous sommes passés en moyenne de 320 milliards d’euros de dépenses avant le covid à 440 milliards après. La Cour des comptes reconnaît qu’il y a eu des mesures exceptionnelles, mais vous ne parlez jamais de l’évolution des dépenses courantes. Vous me répondez en évoquant les laboratoires, mais c’est incompréhensible !

M. Aurélien Rousseau. Qu’il y ait une inertie de la dépense publique, cela ne fait aucun doute. Cela étant, les dépenses de l’État ont bien diminué en 2023 par rapport à 2022 ; c’est un fait.

Parmi les mesures structurelles que nous avons prises figure la réforme de l’assurance chômage dans sa version contracyclique. Elle relevait du pouvoir réglementaire, mais je me rappelle qu’elle n’avait pas été accueillie avec des jets de pétales de rose dans l’hémicycle. Quant à la réforme des retraites, elle a bien eu un impact l’année de son adoption, sinon le Conseil constitutionnel aurait censuré le choix d’un projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale (PLFRSS) comme véhicule législatif.

Il y a donc bien eu des mesures visant à réduire la dépense structurelle, même si des choix politiques – qui peuvent être contestés – ont également été faits. Il faut souvent faire des investissements pour, ensuite, obtenir des économies. Je pense à la création de France Travail, que nous évoquions tout à l’heure.

Dans le PLFSS pour 2024, je prends la responsabilité de doubler les franchises médicales sur les médicaments et les visites médicales : c’est une mesure structurelle de ralentissement des dépenses d’assurance maladie. Au même moment, j’ouvre un débat devant l’Assemblée nationale sur la trajectoire des indemnités journalières que j’estime intenable pour l’assurance maladie – mes propos ont d’ailleurs été déformés. Ces chantiers sont ouverts.

S’agissant du transport sanitaire, nous verrons bien, le moment venu, qui assumera de contribuer à la baisse de cette dépense structurelle d’assurance maladie qui ne cesse d’augmenter. Mais je le répète : ce ne sont pas les dépenses de l’État qui ont fait déraper la dépense publique en 2023.

Peut-on davantage baisser les dépenses de l’État ? Beaucoup invoquent cette idée, comme s’il s’agissait d’une pensée magique. Or je constate que c’est très difficile ; ça l’est d’autant plus que le budget de l’État se rigidifie en raison des lois de programmation qui s’appliquent dans de très nombreux secteurs. Le périmètre des économies qu’on peut prévoir sans contrevenir aux lois de programmation est plus restreint qu’auparavant.

Des mesures ont été prises ; elles ont porté leurs fruits et ont fait l’objet d’un suivi très précis, parfois dur – je pense au surgel de 1 % des crédits annoncé le 24 mai 2023, qui n’a pas précisément recueilli le soutien des ministères, ni celui de l’opinion.

M. Jérôme Legavre (LFI-NFP). Vous avez été aux premières loges lorsque les principales mesures ont été prises durant la période qui intéresse la commission d’enquête. On pourrait également remonter aux années précédentes, lorsque vous avez joué un rôle dans le cadre de l’élaboration de la loi El Khomri, de la réforme contre les droits des assurés sociaux en matière de chômage et de sécurité sociale et de la réforme des retraites dont vous avez été l’un des artisans, toute une série de mesures prises au nom du retour au plein emploi et de l’amélioration de la compétitivité des entreprises. Force est de constater qu’aucun des objectifs proclamés n’a été atteint ; il suffit de relever l’explosion du nombre de défaillances d’entreprises et l’augmentation du nombre de chômeurs.

Le choc fiscal mis en œuvre depuis 2017 a privé les finances publiques de 60 à 70 milliards d’euros par an. Les exonérations de cotisations sociales privent la sécurité sociale d’environ 86 milliards d’euros chaque année. La Cour des comptes a évalué à 260 milliards d’euros le soutien financier total apporté aux entreprises entre 2020 et 2022. Il faut y ajouter les dégrèvements et les remboursements qui absorbent une énorme partie du produit de la TVA.

En tant que directeur de cabinet de la première ministre en 2023, pouvez-vous nous indiquer à quel moment et sous quelle forme ces mesures, qui constituaient une impasse, ont été remises en question, débattues et tranchées ? Comment pouviez-vous penser que l’effondrement organisé des recettes n’aurait pas de conséquence ?

M. Aurélien Rousseau. Je rappelle que je suis convoqué en ma qualité de directeur de cabinet de la première ministre du mois de mai 2022 au mois de juillet 2023.

Les personnes qui se considèrent a posteriori comme des Jean Moulin me laissent pantois. Je n’étais pas Jean Moulin ; je n’ai pas été torturé et j’étais loyal aux autorités que je conseillais et avec lesquelles je dialoguais. Mais au bout du compte, c’est l’autorité politique qui tranche. Lorsque j’ai eu des désaccords en tant qu’autorité politique, j’en ai tiré les conséquences.

Aucun des objectifs fixés n’a été atteint, dites-vous : pourtant, la baisse de 12 à 7,2 % du taux de chômage est un progrès, et elle ne s’explique pas seulement par les « jobs pourris » ou la précarité. J’assume de le dire : cette politique était utile – sans doute aurais-je eu un avis différent il y a quelques années. Que mes filles de 15 et de 19 ans ne se posent pas la question de savoir si elles seront au chômage – contrairement à moi au même âge – est un progrès.

La politique d’exonération de cotisations sociales, et donc de perte de recettes fiscales, ne peut pas être durable car son efficacité marginale est décroissante. Elle coûte beaucoup trop cher par rapport à ce qu’elle rapporte. Je n’avais pas le même point de vue lorsque François Hollande a lancé le CICE mais depuis, je pense – et je l’assume – que les entreprises se sont remises à créer des emplois dans un contexte fiscal plus favorable et qu’il aurait fallu dégrafer une partie de ces mesures plus tôt.

Les promoteurs de la politique d’exonération de cotisations sociales considèrent que toute mesure qui va à son encontre conduira de fait à une destruction d’emplois et à de la délocalisation – nous en avons débattu avec Mathieu Lefèvre en séance. Pour ma part, si je ne peux apporter une réponse macroéconomique, je peux donner une réponse politique : nous pouvons dégager une marge fiscale en supprimant une partie de ces exonérations.

Le débat a eu lieu à l’Assemblée nationale. À la suite de la publication du rapport de Marc Ferracci et de Jérôme Guedj sur le contrôle de l’efficacité des exonérations de cotisations sociales, le bandeau famille a été en partie supprimé afin de dégager des recettes. Lors des discussions sur le PLFSS pour 2025, nous avons débattu de la suppression du bandeau famille qui s’applique sur les salaires jusqu’à 2,5 Smic. J’ai soutenu cette mesure en tant que député.

Entre 2022 et 2023, le président de la République et la première ministre ont discuté du maintien des dépenses fiscales créées pour favoriser la baisse du chômage qui ont perdu en efficacité. Dans ce contexte, il est possible de sevrer les entreprises, à condition de fixer des échéances claires, transparentes et prévisibles.

Ce débat n’est pas médiocre et j’admets que vous contestiez certains points. Au bout du compte, j’y insiste, la baisse du chômage est un progrès.

Je reviens sur les deux points que vous avez évoqués de manière un peu piquante. Le principe de contracyclicité de l’indemnisation du chômage, en vertu duquel lorsque le chômage augmente, la durée d’indemnisation ou son montant augmente également, ne me choque pas. Je n’étais pas député à l’époque, mais je me suis opposé à la nouvelle réduction de l’indemnisation du chômage, prévue en 2024, alors même que le nombre de défaillances d’entreprises augmentait. Néanmoins, le principe de contracyclicité n’était pas remis en cause, notamment dans le cadre du dialogue avec les partenaires sociaux, comme la CFDT.

Enfin, je suis convaincu qu’une réforme des retraites est nécessaire car je crois profondément en notre système assurantiel. Je prends évidemment ma part de responsabilité dans l’échec à trouver un accord avec une partie des partenaires sociaux – étant entendu qu’un accord avec tous était impossible. La loi « travail » était soutenue par tous les syndicats réformistes, notamment le premier d’entre eux, la CFDT. Les conditions dans lesquelles ce texte réformant les retraites a été considéré comme adopté, selon les termes de la Constitution, ont fortement compliqué son acceptabilité démocratique. De là où j’étais, je n’en ai pas suffisamment mesuré l’impact social.

Dès lors, le fait de confier aux partenaires sociaux la négociation sur ce sujet me semble être une issue satisfaisante. Il faut avancer. J’espère que les partenaires sociaux trouveront un point d’accord, que le Medef jouera le jeu ou, sinon, que le Parlement se ressaisira du sujet. Je ne crois pas à la main invisible – qu’elle soit du capitalisme ou du socialisme – capable de régler tous les problèmes.

M. Jérôme Legavre (LFI-NFP). Permettez-moi de ne pas partager du tout votre optimisme s’agissant de votre bilan en matière de baisse du chômage. Si vous faisiez part de vos constats aux centaines de milliers de salariés qui perdent leur emploi en ce moment même, je doute qu’ils apprécieraient.

Je n’ai pas compris votre réponse concernant l’effondrement des finances publiques qui, de toute évidence, ne pouvait que résulter de celui des recettes.

Un mot sur la réforme des retraites. À l’époque, la première ministre avait justifié sa nécessité par l’objectif, d’une part, de garantir l’équilibre du système en 2030 et, d’autre part, de ramener le déficit sous les 3 % en 2027. Le problème, c’est que ces justifications étaient non seulement arbitraires, mais également fondées sur des prévisions et documents erronés – pour ne pas dire mensongers –, notamment quant aux 17 milliards d’économies vantées. Selon le COR (Conseil d’orientation des retraites), cette réforme rapportera 5 milliards d’euros par an avant, à long terme, d’engendrer des surcoûts.

La population subit cette contre-réforme, qui est rejetée par l’immense majorité et qui a fait contre elle l’unanimité des organisations syndicales. Du reste, je n’attends rien du saint conclave lancé par le premier ministre dont il ne sortira rien. Il n’a d’ailleurs pas pour objectif de négocier quoi que ce soit mais uniquement d’accorder un sursis supplémentaire au gouvernement.

Puisque vous avez préparé cette réforme, les différences importantes dans les calculs et dans les prévisions ont-elles joué sur le fameux dérapage du déficit en 2023 et en 2024 ? Quel regard portez-vous sur cette réforme qui est toujours massivement rejetée ?

M. Aurélien Rousseau. Je ne vous ai pas attendu pour parler avec des salariés. Je suis autant préoccupé que vous par les défaillances des petites et des grandes entreprises. Je n’ai pas de leçon à recevoir de votre part en la matière.

Par ailleurs, vous évoquez « l’effondrement des finances publiques » : c’est un peu court. Les finances publiques englobent les recettes et les dépenses. Vous faites plutôt référence à un effondrement des recettes. Dans quel but crée-t-on des dépenses ? Les dérapages constatés entre les prévisions et les résultats de l’exercice 2023 ne résultent pas d’une erreur d’appréciation sur les baisses de charges qui étaient documentées – mais je ne suis pas en mesure de détailler ce point car je n’étais pas aux responsabilités à l’époque. On peut certes contester ces éléments structurels, mais le budget n’a pas été construit en se fondant sur le produit des allègements de charges. Les travaux de votre commission ont pour objet de comprendre les facteurs qui expliquent les écarts entre les prévisions, y compris celles présentées au Parlement, et la réalisation. La question à se poser est celle des conséquences, sur le niveau des recettes fiscales et sociales, de la création des dépenses fiscales.

En 2023, cet écart ne pouvait être dû à la réforme des retraites, qui comporte des mesures positives. Du reste, la proposition de loi visant à abroger cette réforme supprimait le report de l’âge légal de la retraite mais conservait ces mesures positives, qui étaient précisément financées par le report de l’âge légal. Comme toute réforme paramétrique, cette réforme présentait des défauts structurels. La réforme de la retraite à points n’a pas été menée à son terme – je n’étais alors pas aux responsabilités, je ne l’ai pas défendue.

Dans sa saisine du Conseil constitutionnel, votre groupe a évoqué des mensonges – vous êtes totalement libre de vos propos mais ce mot vous appartient. Les analyses qui fondent cette réforme n’étaient pas mensongères, il s’agissait d’études variées proposées par d’autres structures que le COR qui, du reste, semble aujourd’hui remettre en cause ses analyses antérieures. En tout état de cause, le Conseil constitutionnel, qui a examiné en détail ces saisines roboratives, a écarté ces éléments.

Comme je suis un peu rustique, je me demande comment le système de retraite pourrait aller mieux au fur et à mesure des années, compte tenu de l’allongement de la durée de vie, donc du versement des pensions de retraite. Je comprends qu’il y ait un débat sur le montant du déficit et sur la date à laquelle le système sera dans l’impasse.

Le point de départ de cette réforme, ainsi que des réformes précédentes, notamment de la réforme Touraine, est que nous vivons plus longtemps, ce dont je me réjouis, en espérant que nous vivrons plus longtemps en bonne santé – mais c’est un autre sujet.

Mme Marina Ferrari (Dem). Je vais m’en tenir à l’objet de votre convocation, à savoir essayer de comprendre, grâce à votre expertise, l’écart entre les prévisions de recettes et leur réalisation.

Dans votre propos liminaire, vous avez indiqué qu’au mois de mai 2023, un surgel de 1 % avait été décidé à la suite d’une alerte sur les dépenses. Puis des lettres de cadrage ont été adressées aux différents ministères pour leur demander de fournir un effort de 5 %. Vous avez déclaré ne pas avoir été informé de la note du 11 juillet 2023 de la direction générale du Trésor qui alertait sur une prévision aggravée du déficit public. Quelle était la fréquence de vos échanges avec Bercy ou les différents services ? Je m’étonne que vous n’ayez pas eu connaissance de cette note, alors que dans votre propos liminaire, vous avez indiqué que vous échangiez tous les quinze jours environ. Faut-il y voir un dysfonctionnement structurel dans la mécanique administrative ou politique ?

Vous êtes nommé ministre de la santé le 20 juillet 2023, soit peu de temps après la publication de cette note. Par la suite, dans le cadre de vos échanges au niveau interministériel, une nouvelle alerte a-t-elle été donnée ? Si oui, comment s’est-elle manifestée ?

Vous avez déclaré avoir souhaité un challenge plus fort de la part de Bercy. Qu’attendiez-vous exactement et comment cela aurait-il pu se matérialiser ?

Vous ne pourrez peut-être pas répondre à mes questions suivantes car elles portent sur des sujets qui ne relèvent pas de votre champ de compétences. On a constaté un écart entre les prévisions de recettes de TVA et leur réalisation, car la croissance a été dynamique en matière de commerce extérieur mais moins soutenue s’agissant de la consommation intérieure. De même, les prévisions en matière d’impôt sur les sociétés et de remboursement de l’impôt sur le revenu ont été mauvaises. Vous avez dit qu’il fallait avoir la volonté de comprendre et de faire remonter l’alerte. Quels seraient les dispositifs à mettre en œuvre ? Quels dysfonctionnements avez-vous identifié ?

M. Aurélien Rousseau. Au début de l’année 2023, la première ministre demande aux ministères de réduire leurs dépenses de 5 %. Au mois de mai 2023, le surgel est décidé. C’est une mesure ordinaire en cours d’exercice, qui vise à maîtriser la dépense publique. Dans ce cas précis, elle n’a pas été prise à la suite d’une alerte. Il existe des aléas importants qui peuvent affecter les dépenses, tels que les mesures exceptionnelles prises en matière de gaz et d’électricité. On a donc intérêt à refroidir les dépenses.

Quant aux échanges, ils étaient quotidiens. En outre, tous les quinze jours, nous échangions deux heures dans un cadre formel. Chaque semaine, lors des réunions des directeurs de cabinet, je rencontrais Bertrand Dumont, le directeur de cabinet de Bruno Le Maire, ainsi que Damien Ientile, celui de Thomas Cazenave –j’avais souhaité sa présence alors même que le budget relève d’un ministère délégué. Si une alerte avait été lancée, ils m’en auraient directement informé. Je ne me souviens pas que la direction générale du Trésor ait adressé une note à Matignon au mois de juillet 2023 ; de manière générale, elle adresse les notes à son ministère de tutelle. En tout état de cause, à cette date, le ministre chargé des comptes publics n’avait pas fait immédiatement remonter les informations relatives au déficit.

Globalement, c’est à partir de cette période qu’on commence à travailler sur l’atterrissage de l’année en cours – il est en effet très difficile de le faire avant le milieu ou la fin du mois d’août, comme cela se fait dans une entreprise. Je crois comprendre que la saisine formelle de Matignon par le ministre se fait beaucoup plus tard – ne l’ayant pas vue, je parle à l’aveugle. Est-ce qu’elle évoque une analyse macro conduisant à penser que la croissance va se réduire ? Je ne crois pas qu’elle puisse, à cette date, évoquer des éléments microfondés sur les recettes fiscales. La suite, à l’automne, ne nous démentira pas, comme le démontrent les différentes notes citées par Éric Ciotti, qui portent sur l’exécution et sur la crainte que, d’étape en étape, Matignon soit plus laxiste que Bercy, l’Élysée soit plus laxiste que Matignon, et ainsi de suite. Les messages étaient très clairs et la décision de surgel a été prise par la première ministre.

J’en viens à l’évolution du travail et de la productivité, y compris dans les catégories socioprofessionnelles très élevées – sujet qui fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales. Faut-il tenir compte dans les modèles de croissance de ce nouveau rapport au travail ? Nous avons tous en tête l’exemple du jeune médecin qui, après onze années d’études très difficiles, pendant lesquelles la nation l’a largement employé comme interne, fait un calcul absolument rationnel d’homo economicus : en province, il peut gagner 4 000 euros en travaillant jusqu’au jeudi soir et les 1 500 euros supplémentaires qu’il gagnerait s’il travaillait le vendredi et le samedi matin ne lui semblent pas intéressants. On entend de plus en plus ce genre d’histoires et cela ne concerne pas que les professionnels de santé. Ayant tous été biberonnés à l’idée que le travail était synonyme d’émancipation, nous avons sous-estimé l’ampleur de la transformation du rapport au travail de nos concitoyens et, d’une certaine manière, du contrat social.

Par ailleurs, cet épisode montre que les déterminants qui font bouger les recettes fiscales et sociales sont beaucoup plus nombreux que par le passé. Nous devons reprendre leur cartographie en base zéro, si je puis dire, non seulement pour les recettes mais également pour les dépenses. C’est un chantier majeur. Les formules qui traduisent la croissance en recettes sont déjà fort complexes mais elles doivent être encore complexifiées.

De même, nous sommes très faibles pour mesurer ce que l’investissement dans la prévention peut faire gagner en soins dans vingt ou trente ans. Or c’est nécessaire pour garantir la soutenabilité du système. L’Ondam d’aujourd’hui finance des vaccins contre le papillomavirus qui permettront d’éviter des cancers dans trente ans. Il y a donc un sujet global de restructuration des éléments sur lesquels se fondent la prévision et la modélisation. S’agissant des finances sociales, la prévention est un enjeu majeur. L’Ondam est un outil puissant mais ne permet pas suffisamment de mesurer l’intérêt des dépenses en la matière. L’assurance maladie évolue à vive allure vers la prévention : c’est cela qui, à long terme, la préservera du risque qu’elle est en train de prendre en pleine figure puisqu’elle socialise plus de 85 % de la dépense de santé, contre 73 % il y a quinze ans.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous êtes arrivé au cabinet de la première ministre en juillet 2022, au moment où la Banque centrale européenne a décidé de sortir progressivement de l’assouplissement quantitatif et de sa politique de taux bas. La remontée très rapide et systématique des taux d’intérêt a entraîné un renchérissement de la dette. La Cour des comptes l’avait annoncé et l’a analysé a posteriori. Depuis le début des travaux de cette commission d’enquête, j’essaie désespérément de savoir si l’État l’avait anticipé, sans obtenir la moindre réponse alors qu’il s’agit d’un sujet très important. En 2012, avant que la BCE ne change de politique, on savait déjà que la charge d’intérêts deviendrait tendanciellement le premier budget de l’État – elle si elle ne le devient pas c’est uniquement parce que la BCE change ses taux, sinon elle l’aurait été depuis 2014 environ. C’est donc un cadeau que la BCE a fait aux pays européens, en particulier à la France.

Je n’ai pas obtenu de réponse à ma question sur l’existence ou non d’un plan de sortie de cette politique exceptionnelle, dont chacun savait qu’elle ne pouvait durer indéfiniment. J’en viens donc à considérer que l’État n’avait prévu aucun plan de sortie de ces taux bas et aucune économie structurelle correspondant aux dizaines de milliards d’euros de dépense qu’engendrerait, au bout de deux ou trois ans, le retour à des taux normaux.

Ma question est donc simple : les services de l’État vous ont-ils présenté un scénario quand vous êtes arrivé à Matignon ? L’État avait-il prévu la fin d’une politique exceptionnelle ou avait-on considéré que l’exception était devenue la règle ?

M. Aurélien Rousseau. Depuis de nombreuses années, notamment depuis la création de l’euro, le niveau d’inflation était très faible en Europe. Les taux de la BCE n’étaient donc pas un cadeau. Une banque centrale en fait d’ailleurs rarement : son rôle, comme le disait Paul Volcker, consiste à enlever le punch quand la soirée commence à s’échauffer. Ce n’est pas ce qui s’est passé. C’est la vision classique d’une banque centrale dans un monde sujet à des accélérations économiques.

Si nous avions fait de cette politique exceptionnelle la norme, nous aurions emprunté à taux variable dans tous les cas, ce que l’État n’a jamais fait. Même si le volume des emprunts à taux variable a eu un impact, il est marginal par rapport au niveau d’emprunt à taux fixe. Cela différencie l’État de certaines collectivités territoriales qui ont pris plus de risques que lui.

Quand je suis arrivé à Matignon, j’ai reçu le patron de l’Agence France Trésor qui a évoqué le risque lié à la partie de la dette à taux variable, sachant que, simultanément, l’inflation explosait. L’impact réel est donc difficile à estimer. Si nous avions été « drogués » aux taux bas, nous aurions systématiquement basculé dans des emprunts à taux variable, plus attractifs en matière d’endettement. Or la France a continué à emprunter à taux fixe. Il n’y a donc pas eu d’erreur : nous savions que l’inflation pouvait surgir et que la BCE pouvait décider de modifier les taux. Par ailleurs, le niveau de notre endettement est très lié au spread, c’est-à-dire à l’écart avec nos voisins et concurrents commerciaux. Nous avons donc mené une politique prévoyante en la matière, ne faisant pas dépendre la charge de la dette uniquement de notre performance macroéconomique.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Ma question ne portait pas sur ce qu’est une banque centrale mais sur l’existence ou non d’un plan de l’État concernant la politique exceptionnelle de taux bas. Avant que celle-ci ne soit appliquée, la charge de la dette est le deuxième budget de l’État. À cause de cette politique de taux, elle devient le troisième ou le quatrième budget de l’État. Si les taux redeviennent normaux – sans même parler de taux élevés –, elle redevient structurellement le premier budget de l’État – tous les rapports le confirment.

Je ne veux pas savoir si vous avez reçu le directeur de l’Agence France Trésor – celui-ci, sauf erreur, applique une politique : il ne la conçoit pas. Ma demande s’adresse à l’ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne : l’État a-t-il une politique sur cette politique ? Cette question n’a rien d’anecdotique : il s’agit du deuxième budget de l’État, qui deviendra le premier structurellement. Vous avez dit que vous n’aviez pas choisi de recourir aux taux variables mais ce n’est pas vous qui décidez. Bruno Le Maire a déjà répondu à cette question : cela repose essentiellement sur des deals avec les sociétés d’assurance et le secteur financier français. Or celui-ci est incapable d’absorber 300 milliards de bons du Trésor indexés sur l’inflation, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Vous estimez peut-être que c’est vrai mais je vous invite à pas le dire sous serment parce que c’est faux.

Ma question est donc de savoir si, oui ou non, l’État a un plan. Les services de Bercy ont-ils une doctrine concernant la Banque centrale européenne ou considère-t-on, comme Thomas Cazenave me l’a laissé entendre à plusieurs reprises lors des dialogues de Bercy, que tout ce qui relève de la BCE est une sorte de trou noir et qu’on n’en parle pas au sein de l’État ?

M. Aurélien Rousseau. Je ferai tout d’abord une parenthèse : vous ne cessez de faire les questions et les réponses, tout en me rappelant que je suis sous serment. J’ai participé à d’autres commissions d’enquête parlementaires et j’ai prêté serment avant de commencer ; il n’est donc pas utile de me le rappeler régulièrement, même si c’est le principe de la vaccination – je me réjouis de constater que vous le soutenez.

Je ne suis pas en mesure de répondre sur le quotidien des relations entre la BCE et Bercy mais je crois avoir répondu à votre question : la France emprunte très majoritairement à taux fixe et n’est pas dépendante d’un rehaussement des taux qui serait décidé par la BCE. Existe-t-il un document portant la mention « plan » ? Je n’en sais rien, je ne crois pas, mais si la France avait mené une autre politique, celle de l’addiction aux taux que vous appelez exceptionnels – même s’ils ont tout de même duré un certain temps –, elle aurait mis sur le marché bien plus qu’elle ne l’a fait – peut-être pas 300 milliards, comme vous l’affirmez, mais vous êtes sans doute meilleur spécialiste que moi, je le dis sans malice. D’autres acteurs ont fait plus et se sont retrouvés plus en difficulté que nous. Le plan est toujours la première victime de la guerre. Les faits sont là : nous avons emprunté pour l’essentiel à taux fixe.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Dernière question concernant la non-maîtrise des dépenses, la Cour des comptes relève que les reports de crédits, entre 2010 et 2019, ont oscillé entre 0,8 et 1,4 milliard par an. En 2020, ils se sont établis à 30 milliards, dont 29 milliards dus au covid. Plus intéressant, les reports de crédits hors relance, hors urgence et hors mesures exceptionnelles liées au covid passent structurellement, en trois ans, de 0,8 à 8 milliards ; ils ont donc été multipliés par dix. La tendance se poursuit les années suivantes : 4 milliards en 2021, 8,5 milliards en 2022 et 8 milliards en 2023. Comment expliquez-vous ce qui apparaît comme de la cavalerie budgétaire ? Je rappelle que cela a valu à la présidente du Brésil d’être destituée.

M. Aurélien Rousseau. La prémisse de votre question est fausse : il n’y a pas de non‑maîtrise des dépenses. Si tel avait été le cas, la dépense en 2023 n’aurait pas été inférieure à celle de 2022. L’autorisation de report de crédits est une pratique qui, indéniablement, n’est pas vertueuse. Elle est la contrepartie de la pratique guère plus vertueuse des gels auxquels les administrations sont habituées : elles n’engagent pas tous leurs crédits dans la crainte d’un gel et, si tel n’est pas le cas, elles reportent. Je suis convaincu que ce sujet ne se situe pas sur le terrain de la cavalerie mais sur celui de la prévision d’atterrissage : il faut donner de la visibilité aux administrations afin qu’elles sachent si elles disposeront ou non de la totalité de leurs crédits, pour qu’elles les engagent vraiment. Si on leur annonce seulement le 1er décembre qu’elles ne subiront pas de surgel, il est trop tard pour engager les crédits, raison pour laquelle on les autorise à les reporter. Je ne prétends pas définir là de la saine gestion. Il faut que l’autorisation de dépenses donnée par le Parlement soit respectée. C’est le pilotage infra-annuel de la dépense qui provoque ces à-coups. Meilleure est la prévision, plus on fera baisser les reports de crédits qui sont, vous avez raison de le dire, une échappatoire à l’autorisation parlementaire de la dépense.

M. François Jolivet, président. Quand vous êtes nommé directeur de cabinet de la première ministre, vous découvrez des chefs de pôle qui sont des conseillers communs avec l’Élysée. Comment les encadre-t-on ? Ils défendent en effet les intérêts du gouvernement et du président de République, ce qui peut constituer un gain de temps. On peut envisager cette question de manières très différentes.

Lorsque vous êtes nommé, en 2022, vous estimez qu’il faut refroidir les dépenses. Puis, au fil des mois, vous constatez qu’il y a peut-être un petit problème avec les recettes, ce qui se confirme en 2023. Puis, lors du vote de la loi de finances pour 2024, beaucoup savent que les hypothèses ne sont pas les bonnes et qu’il faudra sans doute un PLFR. Chacun comprend que le fameux principe selon lequel la croissance des recettes fiscales et sociales est proportionnelle à l’augmentation du produit intérieur brut s’effondre parce qu’on découvre une nouvelle manière de calculer le modèle de ressources. Toutefois, on n’est pas encore capable de l’appliquer en 2023 et pendant la préparation du PLF pour 2024. Puis, quand vous étiez ministre de la santé, vous supervisiez la direction de la sécurité sociale, qui gère plus de recettes et de dépenses que Bercy mais avec beaucoup moins d’agents. Vous avez donc participé à la préparation de deux budgets. Au vu de votre expérience, quelles seraient vos recommandations pour remédier aux problèmes que vous avez rencontrés ?

M. Aurélien Rousseau. Les chefs de pôle ne sont pas des conseillers partagés : il y a, au sein des pôles, des conseillers qui sont eux-mêmes partagés. Mon expérience dans ces deux fonctions m’incite à penser que c’est assez vertueux, notamment parce que l’exercice oblige à débattre. Même dans les secteurs où il n’y avait pas de conseillers partagés, la plupart des réunions entre la première ministre et le président de la République étaient préparées sur la base de notes conjointes signées par les chefs de pôle de l’Élysée et de Matignon et exposant les éventuels désaccords entre eux. Cela évitait de les découvrir au cours de la réunion ; de plus, même quand il n’y avait pas de notes communes, les notes étaient transmises pour qu’on ne découvre rien à la dernière minute.

Je n’ai pas dit qu’il y avait eu une première alerte sur les recettes en 2022 : l’exécution 2022 est plutôt meilleure que prévu mais Bercy avait été un peu pusillanime. En fait, on tombe un peu plus haut – tant mieux ! Jusqu’à mon départ de Matignon, nous n’avons aucune interrogation sur la prévision de recettes. Notre préoccupation, avec Élisabeth Borne, est de savoir si on sait vraiment modéliser en termes macro notre trajectoire vers le plein emploi.

L’alerte formelle est arrivée en décembre – j’en ai parlé avec mon successeur, Jean-Denis Combrexelle. Il y a sans doute eu auparavant des signaux indiquant que quelque chose se passait mais les chiffres n’ont été connus qu’au moment du troisième tiers de l’impôt et des résultats de l’IS ; ils ont été actés par le projet de loi de fin de gestion pour 2023. Voilà tout ce que je peux dire sur le sujet. Le débat évoqué par Éric Coquerel – est-ce qu’on ne travaille que sur les dépenses ou est-ce qu’on aurait dû activer un levier recettes ? – est plus politique ; il a été tranché par le budget, d’une certaine manière.

Je tiens à dire que nos administrations sont exceptionnelles, et je le dis d’autant plus sereinement que l’année qu’elles viennent de vivre, du point de vue du pilotage, a été particulièrement dure. Contrairement à la petite musique que l’on entend, une administration aime être dirigée par les autorités politiques, parce qu’il n’y a rien de pire que l’absence ou l’instabilité des orientations politiques. Encore une fois, je considère qu’elles ont accompli un travail exceptionnel et je salue en particulier la direction de la sécurité sociale.

L’appropriation politique collective des enjeux des finances sociales est encore insuffisante. Le temps passé sur le PLFSS et sur ses impacts à long terme est inversement proportionnel à ce qu’ils représentent, d’autant que ce budget nécessite de faire des choix qui demandent un portage politique. Ma conviction est que le PLFSS est insuffisamment politisé, au sens le plus noble du terme, car les autorités n’ont pas la culture des finances sociales.

Nous devrions davantage travailler en commun. Lorsque j’étais ministre, je réunissais chaque semaine mes directeurs d’administration centrale, mais jamais, dans ce cadre, avec le directeur général du Trésor. De même, nous aurions sans doute dû rencontrer des parlementaires, au-delà de la commission des comptes de la sécurité sociale, dans laquelle siègent des parlementaires et que coprésident le ministre des comptes publics et le ministre de la santé, cette grand-messe à Bercy n’étant pas de nature à permettre réellement un regard croisé et à affiner les prévisions.

M. François Jolivet, président. Je vous remercie.

21.   Mardi 11 février 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 81

La Commission auditionne M. Pierre Chabrol, ministre-conseiller pour les affaires économiques et chef du service économique régional de Londres, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([20]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous auditionnons aujourd’hui M. Pierre Chabrol. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui vous a été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même, ainsi que les rapporteurs, poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite pour une durée d’environ deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

M. Pierre Chabrol, vous êtes ministre conseiller pour les affaires économiques et chef du service économique régional de Londres.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Chabrol prête serment.)

M. Pierre Chabrol, ministre conseiller pour les affaires économiques et chef du service économique régional de Londres. Le service économique régional de Londres est une petite équipe interministérielle composée de douze personnes, dont les missions consistent à analyser les évolutions de l’économie britannique, à nouer des relations avec les différents ministères économiques britanniques, du département chargé de la pêche à celui chargé des finances en passant par ceux de l’industrie, du commerce extérieur et de l’énergie, à accompagner les entreprises françaises au Royaume-Uni et à assurer la promotion de l’attractivité de la France.

Si vous en êtes d’accord, je commencerai par présenter la trajectoire des finances britanniques au cours des vingt-cinq dernières années, ainsi que le cadre institutionnel dans lequel les budgets et les prévisions sur lesquelles ils s’appuient sont élaborés. Je reviendrai ensuite rapidement sur la conjoncture récente de l’économie britannique. Enfin, je vous présenterai les exercices budgétaires 2023‑2024 et 2024-2025.

Au cours des vingt-cinq dernières années, les finances publiques britanniques ont été marquées par un triplement de la dette. En 2001, la dette publique britannique, au sens de Maastricht, était égale à 35 % du PIB. Dix ans plus tard, à la fin de la crise financière, elle avait bondi à plus de 80 %, en raison de la contraction très forte du PIB, de l’accroissement des taux d’intérêt et de l’intervention massive de l’État pour soutenir le secteur financier par la nationalisation de certaines banques, le rachat d’actions et différentes mesures qui pèsent encore lourdement sur les finances publiques britanniques.

En 2019, la politique de réduction drastique des dépenses, engagée par le gouvernement conservateur de David Cameron, était parvenue à contenir l’endettement et à le stabiliser juste au-dessus de 85 % du PIB.

Entre 2019 et 2024, sous les gouvernements conservateurs de Boris Johnson, de Liz Truss et de Rishi Sunak, la dette a de nouveau augmenté et dépasse désormais 100 % du PIB. Cet accroissement est essentiellement dû à l’intervention massive de l’État pour atténuer les effets de la pandémie et de la crise énergétique ; les baisses d’impôts significatives décidées par le gouvernement de Rishi Sunak y ont aussi contribué.

En 2025, le poids des agrégats budgétaires est de plus en plus important au Royaume-Uni et se rapproche de la moyenne européenne. Les recettes publiques représentent ainsi à peu près 40 % du PIB et les dépenses publiques environ 45 %.

Comme l’Union européenne, le Royaume-Uni s’est doté ces dernières années de règles budgétaires concernant la dette et le déficit, dont le fonctionnement diffère de celles prévues par le pacte de stabilité et de croissance. Instaurées en 1997 par Tony Blair, elles ont été renforcées en 2011 par David Cameron et récemment modifiées par Keir Starmer. Le gouvernement britannique se fixe un double objectif de déficit et de dette à atteindre en trois à cinq ans. Chaque année, la marge de manœuvre budgétaire dont dispose le gouvernement est évaluée par rapport à cet objectif.

Comment les budgets sont-ils élaborés au Royaume-Uni ? Les années budgétaires débutent le 1er avril et prennent fin le 31 mars de l’année suivante. Deux budgets sont présentés chaque année : le budget d’automne au mois d’octobre et celui de printemps au mois de mars. Ce sont des événements politiques majeurs, à l’occasion desquels le gouvernement présente de nouvelles mesures budgétaires et fiscales. Ils sont élaborés en fonction de prévisions systématiquement actualisées. En pratique, les principaux équilibres budgétaires sont connus lorsque le chancelier de l’Échiquier – c'est-à-dire le ministre des finances – présente le budget d’automne devant la Chambre des communes. Le principe d’annualité budgétaire doit être nuancé puisque les budgets adoptés chaque année sont une mise à jour d’un cadre pluriannuel de dépenses publiques, la spending review. La dernière spending review datant d’octobre 2021, la prochaine devrait être publiée d’ici à juin 2025.

En 2010, le premier ministre David Cameron et son chancelier de l’Échiquier George Osborne ont décidé d’externaliser les prévisions macroéconomiques et les prévisions des finances publiques à une institution nouvelle et indépendante du gouvernement, l’Office for Budget Responsibility (OBR). Pour le parti conservateur alors au pouvoir, l’objectif principal consistait à éclairer l’opinion et les parlementaires sur les enjeux liés à la soutenabilité de la dette publique et ainsi conforter la politique de réduction significative des dépenses qu’il souhaitait entreprendre.

L’OBR est chargé de quatre principales missions. Premièrement, la préparation des prévisions économiques et budgétaires, deux fois par an – en général fin mars et fin octobre –, selon un calendrier prédéterminé d’échanges avec les administrations.

Deuxièmement, l’évaluation du respect des règles budgétaires par le gouvernement ex ante, à l’aide de prévisions, plutôt qu’ex post une fois les données connues. L’OBR est invité à porter un jugement sur la probabilité du respect par le gouvernement, compte tenu des mesures annoncées, des objectifs de réduction du déficit et de la dette à l’horizon qu’il s’est lui-même fixé au moment de la spending review.

Troisièmement, l’évaluation a posteriori de sa propre prévision, une fois par an. Enfin, quatrièmement, l’analyse des risques pesant sur la soutenabilité des finances publiques à plus long terme. Je pourrai revenir dans le détail sur le fonctionnement de cette institution, les textes qui le régissent, ses méthodes de travail et ses publications.

Les prévisions budgétaires sont donc élaborées selon un calendrier prédéterminé de discussions entre l’OBR et différentes administrations : le Trésor – His Majesty Treasury –, également chargé du budget ; l’administration chargée des services fiscaux et des douanes – His Majesty Revenue and Customs ; le ministère du travail et des retraites – Department for Work and Pensions. Celles-ci collectent les données, préparent de nouvelles mesures budgétaires et tracent des trajectoires de dépenses et de recettes qu’elles transmettent à l’OBR.

Le calendrier, qui fait l’objet d’un mémorandum d’accord entre ces administrations, compte plusieurs semaines et précise presque jour par jour – ce qui peut sembler assez rigide – le rythme et la nature des discussions. Six à dix semaines avant la présentation du budget à la Chambre des communes, l’OBR prépare un scénario de prévisions économiques et budgétaires avant toute nouvelle mesure, sur la base des données macroéconomiques les plus récentes d’une part, et en fonction des prévisions de flux de recettes et de dépenses transmises par les administrations d’autre part. Trois à six semaines avant la présentation du budget, l’OBR remet ses prévisions au chancelier de l’Échiquier.

Le Trésor transmet ensuite à l’OBR la liste des nouvelles mesures envisagées ; les administrations responsables, notamment l’administration fiscale, lui communiquent leurs estimations de coûts ou de recettes. L’OBR analyse toutes les informations et établit un scénario de prévisions incluant ces nouvelles mesures.

Les deux scénarios de prévision – sans, puis avec les nouvelles mesures – sont rendus publics par l’OBR le même jour que la présentation du budget au Parlement par le chancelier de l’Échiquier.

Au cours de l’exercice budgétaire, l’Office national des statistiques (ONS) – Office for National Statistics – publie tous les mois une estimation du déficit mensuel, qui est prise en compte par l’OBR au fur et à mesure de l’élaboration de sa nouvelle prévision. À la fin de l’exécution budgétaire, l’ONS dévoile sa première estimation provisoire du déficit public annuel, qui est ensuite ajustée chaque mois, parfois significativement, au fur et à mesure de la réception des données réelles transmises par l’administration fiscale et douanière et les collectivités locales.

Cette nouvelle organisation n’a cependant pas permis au gouvernement de se prémunir contre le risque d’écart significatif entre les prévisions et le réel, ni contre celui d’une polémique sur la sincérité de l’information budgétaire.

Avant d’aborder les deux derniers exercices budgétaires, permettez-moi rappeler le contexte économique récent au Royaume-Uni, qui a eu un impact réel sur l’élaboration des prévisions budgétaires. Il est très incertain depuis une décennie, aussi bien en raison de décisions politiques internes que de chocs économiques externes, qu’il s’agisse du référendum sur le Brexit en juin 2016, de la sortie effective de l’Union européenne le 1er janvier 2020, de l’épisode du minibudget de Liz Truss en septembre 2022, ou encore des conséquences économiques de la pandémie et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

L’effet de ces crises sur l’économie britannique s’est révélé plus sévère que dans les autres pays du G7. Ainsi, en 2020, sous l’effet de la pandémie, l’économie britannique s’est contractée de 10 %, soit plus que la moyenne européenne  environ 6 %. En raison du ralentissement de l’activité, conjugué aux mesures de soutien aux entreprises et aux ménages, le déficit public en 2020-2021 était égal à 15 % du PIB, soit un niveau nettement supérieur à la moyenne européenne, de 7 %. Le Royaume-Uni avait notamment instauré un programme assez massif de chômage partiel, de prêts garantis par l’État et de réduction temporaire de la TVA.

En 2022, l’inflation au Royaume-Uni a été plus soutenue et persistante qu’en France, atteignant 11,1 % au mois d’octobre. Le gouvernement a réagi rapidement par des mesures de plafonnement des factures d’énergie, d’aides directes aux ménages ou de taxation exceptionnelle des entreprises énergétiques. Cet épisode a rendu difficiles le maintien de l’équilibre des finances publiques et les exercices de prévisions macrobudgétaires.

L’épisode du minibudget, en septembre de la même année, illustre l’incertitude politique et macroéconomique qui a caractérisé le Royaume-Uni ces dernières années. Liz Truss et son chancelier de l’Échiquier Kwasi Kwarteng avaient présenté un minibudget prévoyant de massives baisses d’impôts financées par l’emprunt ; l’absence de financement crédible avait provoqué une forme de panique sur les marchés financiers, entraînant une chute de la livre sterling et une hausse des taux d’intérêt obligataires. La Banque d’Angleterre avait dû intervenir en urgence pour stabiliser les marchés ; sous la pression, le gouvernement avait retiré plusieurs mesures, précipitant la démission de la première ministre après seulement quarante-quatre jours au pouvoir.

En 2023, l’inflation est restée à un niveau très élevé – plus de 7,3 % en moyenne. Elle n’a retrouvé sa cible de 2 % qu’en septembre 2024. Ces deux dernières années ont également été marquées par une très faible croissance, de 0,4 % en 2023 et de 0,7 % en 2024, selon les tout derniers chiffres de la Banque d’Angleterre.

Dans un contexte économique marqué par ces chocs internes et externes, les prévisions de croissance de l’OBR ont été très erratiques. Pour l’année 2023, entre mars 2022 et novembre 2023, il avait prévu des taux de croissance allant de ‑ 1,4 % à + 1,8 % ; pour l’année 2024, entre mars 2023 et novembre 2024, il avait prévu des taux de croissance allant de + 0,7 % à +1,8 %.

En novembre 2022, au moment de la présentation du budget d’automne, l’OBR prévoyait pour l’exercice 2023-2024 un déficit public à hauteur de 5,5 % du PIB, tenant compte des mesures prises pour faire face à la crise énergétique et anticipant un accroissement important des intérêts sur la dette, compte tenu de la forte hausse du taux directeur de la Banque d'Angleterre dans un contexte de hausse de l’inflation. Cette prévision prenait en compte les baisses d’impôts accordées par le gouvernement de Liz Truss, en partie maintenues par le gouvernement de Rishi Sunak.

La prévision du déficit public pour 2023-2024 a été révisée chaque semestre, passant de 5,5 % du PIB en novembre 2022 à 5,1 % en mars 2023, puis à 4,5 % en octobre 2023 et à 4,2 % en mars 2024, à la fin de l’exercice. Ainsi, en l’espace d’un an, les prévisions relatives au déficit public ont varié de plus d’un point de PIB.

Lorsque l’Office national des statistiques a publié ses premières estimations du déficit public, celles-ci étaient plus élevées que la dernière prévision de l’OBR et s’établissaient à 4,5 % en septembre 2024 et à 4,8 % en décembre 2024.

En octobre 2024, six mois après la fin de l’exercice budgétaire 2023-2024, l’OBR a publié le rapport dans lequel il revient sur ses prévisions et essaye d’en expliquer les écarts avec le réel. Non seulement il avait sous-estimé les dépenses, ce qui était assez largement imputable à des changements de politique survenus pendant l’exercice budgétaire, mais il avait aussi sous-estimé les recettes, en raison d’une évolution différente de ses prévisions de certains facteurs économiques. Finalement, les prévisions de l’OBR étaient trop pessimistes à hauteur de 20 milliards de livres sterling.

Il faut entrer dans le détail pour mesurer à quel point les prévisionnistes de l’OBR évoluent dans un contexte incertain, en premier lieu en raison de l’inflation des prix et de la croissance des salaires, plus fortes que ce qu’ils avaient prévu. Les rentrées fiscales ont été sensiblement supérieures aux prévisions, notamment l’impôt sur le revenu, en raison du gel des seuils des différentes tranches d’imposition. Les dépenses ont également été plus élevées, en particulier lorsqu’elles étaient indexées sur l’inflation. Enfin, les taux d’intérêt, plus élevés que prévu, ont conduit à une hausse des intérêts de la dette publique, qui avait elle aussi été sous-évaluée par l’OBR.

L’exercice budgétaire 2024-2025 présente la particularité d’avoir été préparé et présenté par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak, en mars 2024, alors que les élections anticipées de juillet 2024 ont été remportées par le parti travailliste. La nouvelle chancelière de l’Échiquier, Rachel Reeves, a immédiatement commandé au Trésor britannique un audit des finances publiques. Celui-ci a révélé que le précédent gouvernement avait laissé un trou de 22 milliards et aurait délibérément omis de transmettre à l’OBR des informations importantes sur certaines politiques engageant des dépenses particulièrement significatives. Ces révélations ont remis en cause la crédibilité de l’ensemble de l’exercice budgétaire.

La polémique sur ce que les Britanniques ont appelé le black hole, le trou noir financier, a été le sujet le plus marquant des premiers mois d’exercice du gouvernement travailliste. Celui-ci a orienté sa communication politique sur le bilan négatif des gouvernements conservateurs précédents, non seulement en matière de finances publiques, mais également s’agissant de la crédibilité même des chiffres publiés.

L’exercice budgétaire 2024-2025 ne se terminera qu’en mars prochain, mais les dernières données disponibles indiquent déjà que le déficit a été fortement sous-estimé, de l’ordre d’1,4 point de PIB. En mars 2024, avant les élections, l’OBR avait prévu qu’il serait égal à 3,1 % du PIB, soit 87 milliards de livres. Les événements survenus en cours d’année ont amené l’OBR à revoir la prévision de déficit à 4,5 % du PIB en octobre dernier, soit 127 milliards de livres. Si cet écart est confirmé, il s’agirait du plus gros écart de prévision du déficit depuis la création de l’OBR, correspondant à une sous-estimation des dépenses de 50 milliards de livres, partiellement compensée par une sous-estimation des recettes d’environ 10 milliards.

Habituellement, à plus long terme, les erreurs concernant les dépenses sont très souvent compensées par une sous-estimation équivalente des recettes. Pour l’exercice 2024-2025 en revanche, l’estimation des recettes devrait être assez juste, alors que l’estimation des dépenses s’explique par trois principales erreurs.

La première ne peut pas être imputable à l’OBR, puisqu’elle résulte de l’alternance politique : il ne pouvait anticiper les nouvelles mesures annoncées par le gouvernement travailliste en juillet 2024, comme la revalorisation des salaires dans le secteur public à hauteur de 13 milliards. La deuxième erreur est technique : en raison de la persistance de l’inflation, la Banque d’Angleterre a maintenu le taux directeur à un niveau plus élevé que ce qu’avait prévu l’OBR. Par conséquent, les intérêts de la dette ont été sous-estimés à hauteur de 16 milliards environ. La troisième erreur est plus inédite dans l’histoire de l’OBR : elle résulte de la rétention d’informations par le gouvernement, révélée par l’audit demandé par la chancelière de l’Échiquier. Ainsi, plus de 50 % de l’écart de prévision concernant le déficit s’expliqueraient par des raisons plutôt institutionnelles et organisationnelles.

L’article 9 de la loi de 2011 instituant l’OBR l’autorise à accéder à toutes les informations gouvernementales dont il peut raisonnablement avoir besoin pour examiner les finances publiques et établir les prévisions qui sous-tendent le budget. Mais si le Trésor doit répondre à toutes ses demandes d’information, il n’est pas tenu de renouveler la présentation exhaustive des dépenses publiques tous les six mois, à chaque budget.

En dehors du cadre pluriannuel de la spending review, le Trésor n’est pas tenu de détailler à l’OBR les dépenses autorisées, ministère par ministère. Il lui transmet des éléments agrégés et non décomposés, ce qui rend le suivi de la dynamique de chaque dépense plus difficile et peut provoquer des erreurs. Il est désormais établi qu’en mars 2024, au moment de la préparation du budget 2024‑2025, l’OBR n’a pas eu connaissance d’une augmentation des dépenses à hauteur de 10 milliards. Cette augmentation résultait de la sous-estimation de plusieurs politiques – la prise en charge des demandeurs d’asile, diverses dépenses de santé, la maintenance du réseau ferroviaire ou le soutien militaire apporté à l’Ukraine.

Le Trésor aurait-il dû indiquer plus précisément à l’OBR ce qu’il savait de la dynamique de certaines dépenses ? Le sujet n’a pas été parfaitement tiré au clair sur le plan juridique. Le Trésor a justifié cette non-divulgation en affirmant qu’il supposait que les différents ministères chargés de ces politiques compenseraient ces dépenses par des économies internes, ce qui ne semble pas avoir été le cas. En tout état de cause, ces non-transmissions d’informations ont conduit l’OBR à produire des prévisions budgétaires incomplètes ; elles auraient sinon sans doute été assez différentes.

Au Royaume-Uni, le sujet a été médiatisé et a soulevé des questions sur le caractère légal de la non-transmission à l’OBR d’informations plus précises de la part des administrations. Des échanges assez acrimonieux entre le président de l’OBR et l’ancien chancelier de l’Échiquier, Jeremy Hunt, ont également été rendus publics. Ces révélations ont conduit les Britanniques à s’interroger sur l’évolution de la relation de confiance qui existait jusqu’alors entre les administrations et l’OBR.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition par cette commission, l’ancien premier ministre Gabriel Attal a relativisé l’importance de l’écart des prévisions en invoquant le caractère exceptionnel de l’élasticité des prélèvements en 2021 et 2022 et le retour à la normale bien plus rapide qu’anticipé. Pour ma part, j’estime que cet écart s’explique en partie par l’illusion que le gouvernement entretenait sur l’efficacité de sa politique. L’ancien premier ministre, qui ne partageait pas cette analyse, a évoqué un phénomène similaire au Royaume-Uni et en Allemagne pour montrer que cette erreur était inévitable. Le Royaume-Uni a‑t‑il connu des écarts si importants entre l’élasticité prévisionnelle et l’élasticité observée ?

M. Pierre Chabrol. À défaut d’éléments relatifs à la notion d’élasticité, je peux au moins vous dire que des écarts apparaissent systématiquement entre les prévisions et les constats. En 2023-2024, les recettes d’IR ont été sous-estimées de 3,5 %, la raison principale invoquée du côté britannique étant le gel des seuils du barème de l’IR qui, dans un contexte où les salaires ont augmenté du fait notamment de l’inflation, a fait basculer un plus grand nombre de personnes d’une tranche à une autre, ce qui s’est traduit par une collecte d’IR plus importante qu’anticipé. L’erreur se situait donc davantage au niveau de l’anticipation de l’inflation et de son impact, avec une collecte supérieure aux prévisions.

Pour ce qui est de l’IS, les écarts ont été très importants ces dernières années entre les prévisions et ce qui a été réalisé. En 2023-2024, l’écart était ainsi de 14,5 %, car le taux de l’IS a beaucoup varié ces dernières années au Royaume‑Uni – il a été relevé de 19 % à 25 % en avril 2023, de telle sorte que les prévisions se sont révélées erronées.

Quant à la TVA, elle a été, elle aussi, plutôt sous-estimée, – de 4 % en 2023‑2024, en raison principalement, selon l’OBR, d’une évolution de la composition de la consommation au profit de biens soumis à un taux plus élevé de TVA. D’une manière générale, les prix des biens soumis à ces taux de TVA plus élevés ont connu une inflation plus importante que les autres. Au bout du compte, la collecte de TVA pour l’année 2023-2024 a été supérieure à ce que l’OBR avait anticipé.

M. le président Éric Coquerel. Si je vous comprends bien, les écarts observés étaient dus à une sous-estimation, et non pas à une surestimation. Qu’il s’agisse de l’IR, de l’IS ou de la TVA, ce n’est donc pas le même cas que celui de la France.

M. Pierre Chabrol. Tout à fait.

M. le président Éric Coquerel. Non seulement, donc, les écarts ne sont aucunement comparables avec ceux qu’on a observés en France, mais ils sont même inverses : ce n’est pas le même problème.

Dès ses premiers jours, le gouvernement travailliste a donné l’alerte à propos de la gestion des finances publiques par les gouvernements conservateurs qui l’ont précédé, évoquant un trou de 22 milliards de livres – on peut faire un parallèle avec la situation française. En France, comme l’a déclaré lui-même Gabriel Attal devant la commission, le gouvernement, face à un problème de recettes, a décidé de réduire les dépenses – ce qui me semble paradoxal, mais qu’importe !

Comment interprétez-vous la réponse, manifestement différente, du gouvernement britannique, qui a plutôt agi sur les recettes, largement affaiblies, nous avez-vous dit, durant le mandat de Boris Johnson ? Quels sont les effets attendus des mesures d’augmentation des recettes annoncées par le gouvernement travailliste ?

M. Pierre Chabrol. La principale annonce en matière d’augmentation des recettes, dans le dernier budget, présenté à l’automne 2024, concerne la partie employeur des cotisations sociales, dont le taux est passé de 13 % à 15 % et dont le seuil d’assujettissement a été sensiblement abaissé. Le gouvernement travailliste espère collecter ainsi près de 45 milliards de livres. Cette augmentation de la part employeur des cotisations sociales fait suite à des mesures de réduction substantielle de la part salarié décidées par le gouvernement de Rishi Sunak.

Cette augmentation, qui a suscité de nombreuses discussions, a été immédiatement caractérisée par l’OBR comme susceptible d’avoir un effet négatif sur la croissance à moyen terme, c’est-à-dire à échéance de deux ou trois ans. L’OBR anticipait en effet une augmentation du coût du travail pour les emplois les moins qualifiés, en bas de l’échelle des salaires, qui pourrait contraindre certaines entreprises à ne pas embaucher.

M. le président Éric Coquerel. Conformément aux textes qui définissent sa mission, le Haut Conseil des finances publiques, organisme jouant un rôle relativement comparable en matière budgétaire, travaille à une cohérence de la projection des finances publiques avec les engagements européens. Dans quel cadre macroéconomique travaille l’OBR ?

M. Pierre Chabrol. L’OBR obéit à des règles budgétaires qu’on peut rapprocher de celles qui s’appliquent dans le cadre du traité de Maastricht, mais qui sont assez différentes et ont été substantiellement modifiées à l’automne dernier : s’applique désormais une règle de déficit qui, à partir du prochain budget, ne concernera que le déficit courant, hors investissement, et une règle de dette qui ne concernera que le passif financier net de l’État, hors revenus de celui-ci. Jusqu’à octobre 2024, les règles budgétaires qui s’appliquaient consistaient à fixer le niveau de déficit public et la part de la dette publique rapportée au PIB qui devaient être atteints au bout de trois ou quatre ans. En fonction de cet objectif était évaluée chaque année la marge de manœuvre budgétaire du gouvernement. Ces règles avaient été établies en 1997 par le gouvernement Blair et renforcées en 2010 lors de la création de l’OBR, dont l’objet principal était d’indiquer en toute indépendance, à chaque budget, si les mesures annoncées par le gouvernement lui permettraient ou non d’atteindre ses objectifs de réduction du déficit et de la dette, et même d’indiquer la probabilité de ce résultat.

En 2011, une loi a ancré l’OBR dans le paysage institutionnel et une charte a été définie pour en préciser le fonctionnement. Tous les ans, le calendrier de préparation des budgets donne lieu à un mémorandum d’accord entre les administrations et l’OBR en vue de définir le rythme des réunions permettant d’échanger sur les prévisions des différentes parties.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’OBR, chargé de toutes les prévisions macroéconomiques, jouit-il d’une indépendance totale, garantie institutionnellement ? Quelle est la nature des échanges entre le gouvernement et l’OBR ?

M. Pierre Chabrol. L’indépendance de l’OBR est assurée par la loi de 2011 qui l’a institué et, comme je le disais, les échanges se déroulent dans un cadre aussi public que possible, avec tous les ans, avant chaque budget, un mémorandum d’accord entre l’OBR et les administrations publiques, définissant un rythme de réunions et d’échanges. Ainsi, pour les prévisions de recettes, des réunions sont prévues entre l’OBR et l’administration fiscale – His Majesty’s Revenue and Customs –, qui présente ses projections, lesquelles font l’objet d’une discussion de l’OBR, dont résulte généralement une prévision officiellement retenue et publiée par ce dernier, et sur la base de laquelle le gouvernement décidera des mesures à prendre. L’OBR est ainsi parfois amené à formuler un jugement sur l’impact macroéconomiques de certaines mesures, comme l’augmentation de la part patronale des cotisations sociales décidée par le gouvernement en octobre dernier.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Quels sont, dans la période récente, les dispositifs mis en œuvre par le gouvernement britannique pour atténuer les effets de l’inflation des prix de l’énergie pour les usagers et, parallèlement, pour soutenir les entreprises et les ménages ? Quelles dispositions – comparables, le cas échéant, à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) instaurée en France pour taxer la rente des entreprises du secteur – ont été prises à l’égard des fournisseurs d’énergie ?

M. Pierre Chabrol. Trois paquets de mesures ont été adoptés entre mai et septembre 2022. En mai, tout d’abord, le gouvernement de Boris Johnson a décidé le versement d’une subvention de 400 livres, dénommée Energy Bills Support Scheme, destinée à permettre à tous les ménages de payer leurs factures d’énergie, et d’autres mesures visant certaines catégories de la population, comme un chèque de 300 livres pour les ménages retraités. Le 8 septembre 2022, un deuxième paquet de mesures, de 40 milliards de livres, a notamment instauré un mécanisme de plafonnement annuel des factures d’énergie à 2 500 livres pour un ménage moyen, ce qui lui permettait d’économiser en moyenne 1 000 livres aux prix de l’époque. Le plafond a été augmenté à 3 000 livres en avril 2023. Le troisième paquet de mesures a été, le 23 septembre 2022, le fameux mini-budget de Liz Truss, avec 48 milliards de livres consistants essentiellement en de très nombreuses baisses d’impôts.

Pour ce qui est des recettes, le Royaume-Uni a instauré dès mai 2022 une taxe sur les profits exceptionnels des grandes entreprises du secteur pétrolier et gazier. Cette taxe temporaire impose un taux supplémentaire de 25 % sur les bénéfices des entreprises pétrolières et gazières opérant au Royaume-Uni, taux relevé à 35 % en janvier 2023 et à 38 % à l’automne 2024. Cette mesure figurait au programme du parti travailliste. La combinaison de cette taxe avec la taxation classique de ces entreprises porte le taux d’imposition total de leurs bénéfices à 78 % dans le budget de l’automne 2024.

Les entreprises restent toutefois éligibles aux déductions fiscales introduites par le gouvernement de Rishi Sunak et maintenues par le gouvernement de Keir Starmer au titre des investissements dans l’appareil de production, dont la valeur est intégralement déduite de l’imposition.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour ce qui est des fournisseurs d’électricité, les mêmes effets d’aubaine qu’en France ont-ils été constatés ? Comment fonctionne le marché de l’électricité en Grande-Bretagne ? Est-il concentré sur une grande entreprise comme EDF, avec des concurrents issus du secteur privé ? Quelles sont ses différences et similitudes avec le marché français ?

M. Pierre Chabrol. Le marché britannique de l’électricité est réparti entre plusieurs entreprises, souvent privées – EDF Energy en est d’ailleurs l’une des principales, qui exploite en outre des centrales nucléaires. Je vous répondrai par écrit pour ce qui concerne les dispositifs fiscaux imposés à ces entreprises dans le contexte de la crise, car je ne les ai pas à l’esprit en cet instant. Le paysage dans ce domaine est en tout cas différent de celui de la France en raison de l’existence de plusieurs opérateurs et du caractère beaucoup plus privé de ce marché au Royaume‑Uni.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Malgré le peu de recul, a-t-on constaté un « avant » et un « après », une amélioration notable dans la qualité et la pertinence des prévisions de l’OBR ?

M. Pierre Chabrol. Comme je l’ai dit, des écarts assez importants existent dans les prévisions. Il en existait, tant pour les dépenses que pour les recettes, avant la création de l’OBR et, d’une manière générale, l’écart de prévisions s’est un peu réduit, mais pas dans une proportion très significative.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelle a été l’ampleur de l’écart entre la prévision et la réalisation, tant en recettes qu’en dépenses, sur les deux exercices que vous avez évoqués ? Incidemment, la Grande-Bretagne a-t-elle connu un ressaut de recettes fiscales plus importantes que prévu en sortie de crise sanitaire et avant la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine ?

M. Pierre Chabrol. On a constaté à chaque fois une sous-estimation des recettes et des dépenses. Dans le cas des recettes, cette sous-estimation a touché l’IR, l’IS et la TVA, qui constituent la masse des recettes fiscales au Royaume-Uni. Pour ce qui concerne l’IR, elle est liée à une inflation plus importante et à un marché du travail très tendu, où les salaires suivent l’inflation. Conformément à une décision constante des gouvernements britanniques, conservateurs comme travaillistes, les seuils des tranches du barème ont été gelés, de telle sorte que la collecte d’IR a systématiquement été plus importante que prévu. Pour ce qui concerne l’IS, l’augmentation du taux de 19 % à 25 % en avril 2023 a quelque peu faussé les prévisions. Quant à la TVA, sa sous-estimation est liée à des évolutions de la consommation et à une dynamique plus importante des biens auxquels s’applique un taux plus élevé de TVA, se traduisant par une collecte plus importante qu’anticipé.

Les dépenses aussi ont été sous-estimées, en raison principalement, pour les années 2023-2024 et 2024-2025, d’une augmentation sensible des intérêts sur la dette, s’élevant à 16 milliards pour l’année 2024-2025 du fait du maintien de l’inflation à un niveau plus élevé qu’anticipé, et donc du maintien des taux à un niveau élevé par la banque d’Angleterre. L’anticipation des dépenses par l’OBR souffre aussi d’un biais structurel, l’information qui lui remonte des différentes administrations n’étant pas exhaustive, notamment sur les dynamiques de certaines dépenses, ce qui peut donner lieu à sous-estimation.

Pour l’exercice 2023-2024, l’écart entre ce qui est réalisé et ce qui avait été anticipé et de l’ordre de 4 % pour les recettes et de 3,4 % pour les dépenses.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Les baisses d’impôts auxquelles ont procédé les gouvernements successifs sont-elles aussi responsables des écarts observés avec la prévision, même si cette dernière est en hausse ?

Par ailleurs, vous n’avez pas répondu à ma question relative à un éventuel ressaut inattendu des recettes après la crise sanitaire et avant la crise énergétique.

M. Pierre Chabrol. Le ressaut des recettes après l’invasion de l’Ukraine et dans le contexte de l’inflation est très largement la conséquence du gel des tranches du barème.

Certaines des baisses d’impôts opérées par Liz Truss ont été abandonnées assez rapidement, tandis que d’autres ont été maintenues. Celles du gouvernement Sunak, qui concernaient la partie « employé » des cotisations sociales, ont en général été intégrées aux prévisions et les ont donc peu impactées, puisqu’elles avaient été présentées par le Treasury à l’OBR dans le cadre de l’exercice de préparation du budget.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. À propos des dépenses, vous avez évoqué la sous-estimation. Selon vous, la sous-estimation des intérêts de la dette liée à l’inflation est-elle uniquement liée à l’appareil central de l’État, ou a-t-elle pu concerner aussi la sphère sociale ou territoriale ? D’une manière générale, pourriez-vous considérer que les chocs exogènes qu’a connus le Royaume-Uni comme toutes les économies développées ont pu, associés au contexte politique national que vous avez rappelé, contribuer à perturber les modèles de prévision ?

M. Pierre Chabrol. Les dépenses sociales et celles des collectivités locales font également l’objet d’un suivi spécifique de la part de l’OBR, qui rédige également des rapports spécifiques sur les prévisions relatives à ces dépenses, ainsi qu’à celles des nations dévolues que sont l’Écosse et le pays de Galles. Je n’ai pas constaté d’écart majeur dans ces prévisions et je pourrai revenir plus en détail, si vous le souhaitez, sur la manière dont elles sont conçues – elles sont un peu différentes de celles qui portent sur les dépenses de l’État, mais les méthodes appliquées par l’OBR à ces deux séries de dépenses sont très proches.

S’agissant ensuite des évolutions macroéconomiques, l’OBR indique que quatre éléments ont perturbé ses prévisions.

Le premier a été la difficulté à anticiper l’inflation, les décisions de la Banque d’Angleterre sur les taux d’intérêt, ainsi que les fluctuations des marchés financiers. Le marché obligataire souverain a été particulièrement volatil, le coût d’emprunt britannique ayant beaucoup augmenté – bien davantage que celui de la France. La difficulté à intégrer cette volatilité a lourdement pesé sur les prévisions de l’OBR, ainsi que, bien sûr, sur le budget britannique.

Deuxième aspect très fréquemment évoqué par l’OBR pour justifier ses erreurs de prévision de croissance et de recettes : les mauvaises anticipations d’évolution de la productivité. Alors que celle-ci progressait de 2 % par an avant la crise financière de 2008, son augmentation moyenne ne s’élève plus qu’à 0,5 %. Or l’OBR, depuis 2010, a systématiquement surestimé la croissance de la productivité du pays, atténuant assez considérablement sa capacité à apprécier l’ampleur du déficit. En effet, une productivité importante entraîne une progression des salaires et donc des recettes fiscales sensiblement supérieures. Je ne saurais dire s’il s’agit d’un parti pris : toujours est-il que cette faiblesse est critiquée par plusieurs think tanks d’économistes londoniens.

Le troisième élément est bien sûr l’évolution des prix de l’énergie, qui a beaucoup affecté le travail des prévisionnistes partout dans le monde.

Enfin, dans son tout dernier rapport, l’OBR mentionne l’impact des flux migratoires sur les recettes et les dépenses, sans pour autant en tirer de conclusions définitives. De fait, les flux migratoires ont été bien plus importants ces dernières années qu’ils ne l’étaient avant le Brexit et pourraient contribuer à expliquer les erreurs de prévision.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Qui désigne les membres de l’OBR ? Quels sont ses moyens ? A-t-il accès à toutes les informations disponibles dans les administrations de l’État ? Quel est son degré d’indépendance vis-à-vis de l’exécutif ?

M. Pierre Chabrol. L’OBR est un organisme public non ministériel indépendant du gouvernement. Constitué d’environ cinquante membres, il est dirigé par un comité exécutif composé de trois personnes, sachant qu’il est également doté d’un comité consultatif et d’un conseil de supervision. En 2022-2023, son budget était de 4 millions de livres. Et n’ayant pas l’information en tête, je vous préciserai par écrit de quelle manière son président est nommé.

Son organisation a été définie en 2011 par le Budget Responsability and National Audit Act. C’est ce texte qui prévoit son indépendance, laquelle me semble désormais parfaitement admise de tous, ce qui fait de l’OBR une autorité importante dans le débat public.

Cela étant, je reconnais que la non-transmission de certaines informations par le gouvernement au moment où l’OBR établissait ses prévisions pour le budget relatif à l’année 2024, c’est-à-dire il y a environ un an, pose question concernant la solidité des arrangements institutionnels qui ont été pris. L’OBR se situe complètement hors de l’administration et pour cette raison n’a pas accès à toutes les informations dont il aurait besoin. Il ne bénéficie pas des échanges habituels entre services ni d’une autorité hiérarchique imposant aux uns ou aux autres de remonter les informations pertinentes.

Comme je le disais, les relations entre l’OBR et les administrations sont rigides et formalisées selon un calendrier très précis et public. Cependant, ces règles font que certaines informations ne lui sont pas transmises. Ces derniers mois, certaines administrations ont en effet argué du fait qu’elles n’avaient pas transmis certains éléments au motif que l’OBR ne les avait pas demandés. La thématique sur l’exhaustivité des informations transmises a suscité un débat politique très important au cours de l’été, mais aussi une interrogation juridique sur ce que l’OBR peut et doit demander.

Je rappelle enfin que, s’agissant des recettes, l’OBR est dépendant des prévisions établies par l’administration fiscale. Un dialogue s’instaure entre les deux services mais, une fois de plus, comme l’OBR est désormais extérieur à l’administration, il n’a plus aussi facilement accès à toutes les informations nécessaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous avez anticipé ma question suivante. Connaissez-vous les méthodes utilisées par l’OBR pour prévoir les recettes issues des trois grands impôts que sont la TVA, l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu ? Vous parlez d’un dialogue avec l’administration, mais l’organisme se fonde-t-il sur des modèles économétriques, ou encore sur des tests réalisés auprès des entreprises ?

M. Pierre Chabrol. S’agissant des recettes, l’OBR est obligé de s’appuyer sur les prévisions fournies par l’administration fiscale qui, au Royaume-Uni, est distincte du Trésor. C’est le HMRC, His Majesty’s Revenue and Customs, qui collecte les impôts et qui établit les projections de recettes qui en sont tirées.

Il existe ainsi le même dialogue que celui que j’évoquais avec le Trésor. L’OBR transmet à l’administration fiscale ses prévisions macroéconomiques, élaborées selon les méthodes habituelles des prévisionnistes. C’est sur cette base que le HMRC établit ensuite des trajectoires de recettes pouvant être raisonnablement attendues, celles-ci étant alors intégrées par l’OBR à ses exercices de prévisions.

Le HMRC dispose de modèles d’appréciation et de prévision pour chaque impôt. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous donner des précisions sur la manière dont ils sont conçus, mais le plus important est de savoir qu’ils s’appuient sur des prévisions fournies par l’OBR lui-même. Le HMRC, lui, apporte sa connaissance de la collecte des impôts, de l’évolution des assiettes et bien sûr des taux appliqués.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Y a-t-il parfois des écarts entre les prévisions de l’administration fiscale britannique et celles de l’OBR ? Le cas échéant, quels chiffres sont-ils retenus ? Dit autrement, l’OBR pratique-t-il une contre-expertise sur les évaluations du HMRC ?

M. Pierre Chabrol. La capacité de contre-expertise de l’OBR réside dans sa compréhension des évolutions macroéconomiques britanniques. En dernier ressort, ce sont les prévisions de cet organisme qui sont retenues étant donné que c’est sur cette base que le chancelier de l’Échiquier établit le budget.

M. Charles de Courson, rapporteur général. À votre connaissance, y a-t-il déjà eu des écarts entre les positions de l’OBR et celles de l’administration fiscale ?

M. Pierre Chabrol. Je ne sais pas car les réunions de préparation du budget entre l’administration et l’OBR ne sont pas publiques. Je pourrai solliciter des contacts britanniques sur ce point.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je crois en effet que cela intéresserait notre commission d’enquête.

M. le président Éric Coquerel. Absolument. Merci d’avoir soulevé cette question.

M. Mickaël Bouloux (SOC). Lors de son audition du 10 décembre, M. Dumont, directeur général du Trésor, a indiqué avoir été alerté dès la fin 2023, début 2024 d’un décrochage par rapport aux prévisions macroéconomiques, et ce malgré une connaissance partielle de la situation des finances publiques.

En tant que ministre conseiller pour les affaires économiques, avez-vous également été averti ?

À la même période, ou avant, des indicateurs allaient-ils dans le même sens s’agissant de l’économie britannique ? Autrement dit, des éléments relatifs au Royaume-Uni pouvaient-ils laisser penser à un décrochage en France ?

Enfin, le cas échéant, de telles alertes ont-elles été émises et prises en compte par la direction générale du Trésor ?

M. Pierre Chabrol. Non, tout est parti des événements politiques de juillet dernier. À son entrée en fonction, la nouvelle chancelière de l’échiquier, Rachel Reeves, a indiqué qu’il manquerait 22 milliards de livres dans le budget et que le gouvernement sortant aurait délibérément omis de transmettre à l’OBR certaines informations sur la dynamique des dépenses – informations qui n’auraient été dévoilées qu’au moment de l’arrivée au pouvoir du gouvernement travailliste. C’est à partir de ce moment que nous avons été alertés sur un possible décrochage.

M. Mickaël Bouloux (SOC). En comparant les systèmes britannique et français, identifiez-vous des éléments, notamment en matière de veille et de remontée d’informations, qui pourraient être optimisés pour détecter plus rapidement et plus efficacement les signaux de dérapage budgétaire ?

M. Pierre Chabrol. Dans ses rapports, l’OBR produit une analyse intéressante des incertitudes macroéconomiques auxquelles il est confronté pour l’élaboration des prévisions. Cela correspond à ce que j’évoquais plus tôt au sujet de l’évolution de la productivité, de l’inflation, des prix de l’énergie et des flux migratoires, qui ont connu des hauts et des bas importants ces dernières années. La manière dont ces questions sont posées et articulées nourrit selon moi le débat public de manière significative et permet sans doute à l’OBR de faire évoluer ses modèles.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Il me semble que votre présentation et vos réponses permettent de relativiser au moins partiellement la situation que nous connaissons en France. Dans notre pays, les erreurs de prévisions seraient dues à une surestimation des recettes fiscales et de la consommation ainsi qu’à des modèles économiques déréglés par la conjoncture post‑covid. Au Royaume-Uni, les recettes issues de la TVA ont également été mal estimées, quoique dans une moindre mesure, tandis que vous avez également insisté sur le contexte incertain qui prévaut. Nous comprenons qu’il est fréquent que les recettes et les dépenses soient mal estimées.

Pourriez-vous d’abord confirmer que les écarts entre les prévisions et la réalité ont fait l’objet d’une grande attention politique et médiatique au Royaume-Uni ?

M. Pierre Chabrol. Comme je le disais, les événements de juillet dernier ont soulevé un débat institutionnel et politique. La manière dont s’organisent les échanges entre les administrations et l’OBR est bien sûr très importante, d’autant que toutes les prévisions sont rendues publiques.

La sous-estimation de l’inflation a marqué les esprits tout comme la question de la dette a suscité un grand débat. Pour l’exercice 2024-2025, le coût des intérêts de la dette a ainsi progressé de 16 milliards de livres. Or le pays demeure traumatisé par l’épisode du mini-budget présenté en septembre 2022 par Liz Truss. Avec ce budget, le gouvernement de l’époque pensait pouvoir relancer la croissance grâce à une baisse massive des impôts, mais comme cette dernière n’était assortie ni d’une augmentation des recettes, ni d’une réduction notable des dépenses, cela signifiait qu’elle reposait exclusivement sur l’emprunt. Or les marchés financiers ont refusé de prêter. Liz Truss et son chancelier de l’Échiquier, Kwasi Kwarteng, avaient publiquement affirmé qu’ils ne tiendraient pas compte des prévisions de l’OBR, voire qu’ils agiraient au mépris de son avis. En définitive, cet épisode a conforté le positionnement de l’organisme.

Demeure toutefois la question essentielle de la capacité du gouvernement britannique à continuer d’emprunter sur les marchés financiers à des taux raisonnables dans les mois et les années à venir. Le mini-budget de Liz Truss a montré qu’il y avait un risque majeur et l’augmentation récente du coût de l’emprunt a rappelé aux Britanniques combien le sujet était sérieux.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Dans quelle mesure la structure et l’organisation de l’OBR, organisme indépendant, favorisent-elles l’objectivité et la fiabilité de ses prévisions ? Vous avez précisé que ses relations avec les administrations – notamment le Trésor britannique – étaient très encadrées et formalisées. Quel est le retour d’expérience général sur son fonctionnement ?

M. Pierre Chabrol. L’avantage de l’OBR est son indépendance. Aux yeux de l’opinion publique, ses travaux sont fiables.

Dans la pratique, en revanche, l’expérience récente a montré certaines limites à la séparation de fonctionnaires qui avaient l’habitude de travailler quotidiennement ensemble, dans les mêmes bureaux. En effet, la logique hiérarchique d’une administration est telle que les agents chargés des prévisions peuvent obtenir toutes les informations dont ils ont besoin. Au fond, le surformalisme des relations entre l’OBR et les administrations porte atteinte à la fluidité des échanges.

J’ajoute que le fonctionnement britannique conduit à des doublons, car il est naturel que les administrations conservent leur propre capacité de prévisions, ainsi qu’à des viscosités dans les échanges d’informations, voire, je l’ai dit, à la transmission de données non exhaustives. À cet égard, le nouveau gouvernement a, pour des raisons politiques, fortement souligné que celui qui l’avait précédé avait demandé à certaines administrations de ne pas transmettre délibérément à l’OBR certaines informations qu’elles avaient pourtant en leur possession, faussant ainsi la totalité de l’exercice.

Le bilan est donc plutôt en demi-teinte.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Que penseriez-vous de l’instauration, en France, d’un modèle inspiré de l’OBR ? Selon cette hypothèse, les prévisions fiscales seraient confiées à une autorité indépendante telle que le Haut Conseil des finances publiques (FCFP), dans le but d’améliorer la fiabilité des anticipations économiques et budgétaires, mais aussi de renforcer leur crédibilité auprès des investisseurs et des institutions internationales.

M. Pierre Chabrol. La création de l’OBR a permis d’améliorer la situation, notamment parce que ses prévisions fournissent un point d’ancrage pour les discussions politiques. Toutefois, cette amélioration ne me semble pas significative : les écarts de prévision restent importants et les personnes et les méthodes restent les mêmes. Au total cela ne facilite pas la préparation des budgets et ne modifie pas sensiblement les méthodes de travail.

M. le président Éric Coquerel. Merci, monsieur Chabrol, pour votre disponibilité.

22.   Mercredi 12 février 2025 à 15 heures – compte rendu n° 83

La Commission auditionne M. Antoine Armand, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([21]).

M. le président Éric Coquerel. Mes chers collègues, nous recevons M. Antoine Armand, qui fut ministre de l’économie, des finances et de l’industrie de septembre à décembre 2024. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les orateurs des différents groupes pourront ensuite poser des questions d’une durée d’environ deux minutes.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Monsieur Armand, je vous invite à lever la main et à dire : « Je le jure. »

 

(M. Antoine Armand prête serment.)

 

M. Antoine Armand, député, ancien ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. J’ai été nommé ministre le 21 septembre 2024 par le président de la République, sur proposition de Michel Barnier, premier ministre, et j’ai pris mes fonctions le 22 septembre. Dans l’architecture du gouvernement de Michel Barnier, il existe un ministre chargé des comptes publics, Laurent Saint-Martin. Rattaché directement à Matignon, celui-ci est pleinement et uniquement en charge des comptes publics et de l’élaboration du budget.

Mes missions directes et mes attributions relatives au budget sont dès lors circonscrites aux domaines suivants : le cadrage global macroéconomique et financier, sur le fondement des éléments qui sont communiqués par les différentes administrations, au premier rang desquelles la direction du budget, la direction de la sécurité sociale et d’autres administrations qui ne sont pas sous ma tutelle ; l’impact que le budget peut avoir sur l’économie réelle du pays, sur nos investissements et sur les créanciers internationaux qui détiennent la dette de la France ; la défense de la trajectoire nationale financière auprès de nos partenaires européens et internationaux.

À mon arrivée, trois éléments de contexte se révèlent déterminants. Premièrement, à l’évidence, le gouvernement ne dispose pas de majorité à l’Assemblée et il est très improbable, au vu de la motion de censure déposée a priori, de pouvoir adopter un budget autrement que par l’application de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Deuxièmement, les écarts très importants entre les prévisions de déficit et les estimations actualisées génèrent une défiance forte vis-à-vis de nos institutions et de nos instruments, ce qui a une incidence politique et peut aussi avoir des conséquences financières par le biais de nos partenaires et de nos créanciers. Troisièmement, la situation des finances publiques est préoccupante, alors même que des leviers de réduction ont déjà été activés en grand nombre par le gouvernement de Gabriel Attal.

Sous la responsabilité et à la demande de Michel Barnier, je fixe donc une priorité à moi-même ainsi qu’à mon cabinet et à l’administration que j’ai eu l’honneur de diriger : tirer toutes les leçons nécessaires des exercices budgétaires précédents, activer les solutions pertinentes pour 2024, et présenter pour 2025 un budget qui soit aussi crédible et précis que les circonstances et l’urgence le permettent.

Quelles sont alors nos marges de manœuvre politiques ? L’ensemble des groupes du Nouveau Front populaire (NFP) déclarent déposer une motion de censure avant même d’entendre le discours de politique générale du premier ministre. À l’exception notable du groupe Écologiste, Solidarité et Territoires du Sénat, qui se rend à Bercy à notre invitation, tous les groupes du NFP déclinent tout échange, toute discussion de fond sur le budget. Les représentants du groupe Socialistes et apparentés de l’Assemblée nationale acceptent un rendez-vous téléphonique le 21 octobre, d’une durée de moins de dix minutes, après lequel ils indiquent sans ambiguïté qu’ils « censureront le budget présenté, quoi qu’il arrive, quoi qu’il contienne et quelles que soient les évolutions d’ici à la fin de l’année 2024 ». Laurent Saint-Martin et moi-même recevons tous les groupes représentés au Parlement qui l’acceptent : la Droite républicaine, le Parti radical, l’Union centriste, Les Démocrates, Horizons & indépendants, Ensemble pour la République et le Rassemblement national.

Venons-en aux prévisions macroéconomiques et budgétaires, le cœur et même l’unique objet de vos travaux. Vous me permettrez d’aborder ces questions succinctement, tout en étant prêt à répondre plus techniquement sur différents points que vous pourrez soulever. S’agissant de l’année budgétaire 2023, le compte d’exécution définitif a été arrêté dès que nous sommes arrivés, Laurent Saint-Martin et moi-même. Le déficit public de toutes les administrations publiques est finalement de 5,5 % du PIB, contre 4,9 % dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2023. Très important sans être inédit, cet écart tient à la différence de prévision dans l’évolution spontanée des recettes, 2,6 % au lieu de 6,3 %, liée notamment à une élasticité des prélèvements obligatoires très différente de celle qui avait été estimée dans le budget initial.

Cet exercice 2023 a au moins deux conséquences sur l’exercice 2024. Première conséquence : en raison du changement des estimations budgétaires, il y a un report de crédits de 19 milliards d’euros sur l’exercice 2024, des montants supplémentaires à trouver au cours de l’année 2024 et par rapport au PLF pour 2024. Deuxième conséquence : les erreurs de prévision pour 2023 ont une incidence mécanique sur 2024, ce que l’on appelle un effet de socle – les recettes partant de beaucoup moins haut à la fin de l’année 2023, les recettes estimées pour 2024 doivent être revues à la baisse.

Intéressons-nous à l’exercice budgétaire lui-même. Quand j’arrive à Bercy le 22 septembre 2024, je prends connaissance d’une note du 11 septembre 2024, déjà présentée au premier ministre Michel Barnier, dans laquelle la direction générale du Trésor donne la nouvelle évolution du déficit public : 6,1 %, contre 5,6 % en juillet 2024 et 4,4 % dans le PLF pour 2024. En avril, il y avait déjà eu une dégradation : le déficit prévu était de 5,1 % contre 4,4 %, et la croissance de 1 % contre 1,4 %. Pour les deux tiers, cette nouvelle dégradation rapide du solde s’explique par les dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités locales, jugées beaucoup plus importantes que prévu, à un niveau même inédit, malgré le fait que la direction du Trésor avait anticipé le cycle électoral. Pour le reste, elle est due à des recettes fiscales, et notamment de TVA, encore moins importantes que prévu.

Dès le premier jour, il m’apparaît impératif de contenir le déficit public à 6,1 % au maximum et d’éviter toute nouvelle évolution négative. Il m’appartient aussi d’examiner de près les raisons des décalages précédents pour éviter qu’ils ne se reproduisent, même si le gouvernement n’a pas la possibilité de les corriger dans l’immédiat.

Contenir le déficit à 6,1 % est de la responsabilité du premier ministre avec Laurent Saint-Martin, ministre des comptes publics, qui dispose du suivi de la dépense, même si les conséquences économiques et financières qui en découlent sont de mon ressort. Sous toutes réserves, notamment celles du compte d’exécution définitif, je constate que le déficit a été maintenu à 6,1 % dans le projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG). Lorsque cet objectif a pu être menacé, nous avons immédiatement réagi, sous l’autorité et à la demande du premier ministre. En réaction à une hausse des dépenses d’assurance maladie liée aux médicaments, nous avons ainsi activé la clause de sauvegarde à hauteur de 350 millions d’euros.

J’en viens aux écarts de prévisions pour 2023 et 2024, aux leçons à en tirer et aux mesures prises. Une mission de l’Inspection générale des finances (IGF), achevée en juillet 2024, a esquissé de premières pistes de diagnostic et d’amélioration. Étant donné le temps imparti aux rapporteurs de cette mission, elle ne me paraît pas exhaustive. Laurent Saint-Martin et moi-même prenons donc trois décisions.

Premièrement, nous engageons un travail auprès des administrations concernées pour comprendre les causes de l’évolution des finances locales. En tant que députés ou élus locaux, nous sommes nombreux à avoir l’intuition que cette évolution est liée à celle de leur masse salariale et de leurs dépenses de fonctionnement, aux nouvelles compétences qui leur ont été transférées au fil du temps, etc. Sans surprise, ce travail n’a pas été achevé avant que je ne quitte mes fonctions.

Deuxièmement, nous demandons à l’IGF d’effectuer un travail visant à proposer des améliorations concrètes pour nos modèles de prévision. Cette mission non plus n’a pas été achevée avant que je ne quitte mes fonctions.

Troisièmement, nous suggérons au premier ministre de sortir d’une forme d’endogamie administrative et d’améliorer l’indépendance des expertises, en créant un comité scientifique composé de huit personnalités extérieures reconnues, au parcours administratif et/ou académique indiscutables. Ce comité scientifique a toute latitude pour demander les données aux administrations de nos ministères économiques et financiers, examiner les exercices budgétaires 2023 et 2024 et formuler des propositions réalistes afin d’améliorer nos prévisions. Il a tenu plusieurs ateliers de travail dans le temps imparti. À ma demande, il s’est réuni le 6 décembre dernier – je n’étais plus en charge que des affaires courantes, mais je tenais à m’assurer de la continuité de cette mission. Les recommandations de ce comité, fort judicieuses, sont à la disposition du gouvernement qui pourra décider de les rendre publiques.

C’est avec ces deux exercices budgétaires 2023 et 2024 à l’esprit que j’aborde l’exercice 2025 qui s’effectue lui-même dans les circonstances que vous connaissez. À mon arrivée à Bercy, nous disposons, d’une part, du projet de budget légué par le gouvernement précédent, d’autre part, d’une prévision de croissance à affiner pour 2025 se situant entre 1,1 % et 1,2 % et comprenant, d’après la direction générale du Trésor, les effets estimés du projet de budget et une estimation d’inflation à 1,8 % pour 2025.

Lors d’une réunion qui se tient le 26 septembre, le premier ministre Michel Barnier nous indique avoir décidé, d’une part, de prendre acte d’un déficit de 6,1 % pour 2024, donc de ne pas proposer de projet de loi de finances rectificative (PLFR) compte tenu de la contrainte politique et d’une marge de manœuvre de moins de trois mois avant la fin de l’année 2024, et, d’autre part, de viser une cible de 5 % pour 2025, décision courageuse, ambitieuse et difficile, au vu des finances publiques et de la situation politique.

Dans ce contexte, je plaide pour une présentation prudente et sincère de notre budget et j’obtiens gain de cause sur deux points. Premièrement, j’obtiens de retenir une estimation de croissance de 1,1 % et non de 1,2 % pour l’année 2025. Même si les travaux que j’ai cités pour comprendre les écarts de prévisions commencent à peine, les prévisions de consommation intérieure et d’élasticité des prélèvements au PIB doivent être aussi prudentes que possible dans un contexte incertain et perturbé qui s’est d’ailleurs prolongé. Deuxièmement, pour que cette prévision de croissance reste crédible dans son soutien à l’économie réelle, j’obtiens de limiter le poids des impôts dans le prochain budget et d’assumer de les remplacer autant que possible par des économies – dont l’apparition a été pour le moins rare – au fur et à mesure du débat budgétaire au Parlement.

Ces discussions conduisent à arrêter la proportion de deux tiers d’économies et d’un tiers de prélèvements ciblés, avant d’avoir pu faire la liste complète de l’ensemble des prélèvements et des économies documentées. Ces prélèvements ciblés, exceptionnels et temporaires ont vocation, je l’ai dit au cours du débat, à être remplacés par des économies et des réformes de structure de long terme de l’appareil administratif.

Le 1er octobre 2024, le gouvernement transmet ce projet de budget au Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Dans son avis du 8 octobre, ce denier considère que « les prévisions de croissance spontanée de recettes sont cohérentes avec le scénario macroéconomique, malgré l’incertitude sous-jacente ». Ce projet pose aussi les fondements du plan budgétaire et structurel à moyen terme (PSMT) que la France doit présenter à la Commission européenne, puis à ses partenaires au Conseil européen.

Présenté fin octobre 2024 au Parlement, ce nouveau plan prévoit un retour à 3 % du déficit en 2029, en utilisant pleinement les nouvelles règles de la Commission européenne, d’ailleurs inspirées par la France. Ce plan est discuté avec la Commission, d’abord à un niveau technique entre les administrations, puis à mon niveau, pour achever de convaincre la Commission et nos partenaires du sérieux de notre trajectoire. La Commission considère d’ailleurs que la trajectoire française peut entrer dans le cadre des nouvelles règles, malgré l’incertitude, pour deux raisons : la cible affichée 5 % et le fait que l’essentiel de l’effort de réduction des dépenses publiques se situe en début et non en fin de période, contrairement à ce qui se pratique de manière assez classique. Le 26 novembre 2024, ce plan structurel reçoit une appréciation positive et est validé par la Commission européenne.

S’ensuit le débat parlementaire en commission puis en séance, que vous avez animé, ainsi que la poursuite des arbitrages gouvernementaux en lien avec les groupes parlementaires qui ont souhaité s’inscrire dans une démarche de discussion. Les demandes sont bien connues : réduction de l’effort supporté par les collectivités locales ; annulation partielle du retour de la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) ; aménagement de la mesure de décalage de revalorisation des retraites, et autres.

Ces demandes sont coûteuses par nature. Mon rôle est de faire en sorte que les débats budgétaires et décisions collectives ne pèsent pas d’abord sur les entreprises, entraînant des répercussions sur l’emploi et les salariés. Les travaux de mon administration, les partenaires que je reçois, les parlementaires et les entreprises que j’auditionne pointent unanimement le risque que ferait peser l’augmentation pérenne du coût du travail, la réduction d’allégements de cotisations, l’augmentation du versement mobilité ou de la taxe sur les autoentrepreneurs.

Dans le cadre des discussions internes au gouvernement, je fais valoir ces points de vue qui permettent, en particulier grâce à des échanges constructifs avec les parlementaires, de soutenir la décision prise en commission mixte paritaire pour le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) : réduire l’effort demandé sur les cotisations salariales à 1,6 milliard d’euros contre 4 milliards initialement prévus.

Je n’obtiens pas gain de cause pour toutes mes propositions, ce qui est normal et classique dans le cadre de d’arbitrages gouvernementaux aussi complexes. Des économies supplémentaires étaient et sont toujours possibles, comme celles que j’ai proposées, note à l’appui, lors d’une réunion qui s’est tenue le 21 novembre 2024 autour du premier ministre. Je suggère de nouvelles économies pesant moins sur l’activité et réalisables en matière de transport sanitaire, de franchises médicales, d’assurance chômage, de rationalisation des opérateurs. Certaines de ces suggestions émanent d’ailleurs de manière directe ou indirecte de parlementaires de différents groupes représentés au Parlement.

Vous connaissez la suite. Le gouvernement de Michel Barnier est censuré le 4 décembre. Je reste en charge des affaires courantes de mon ministère jusqu’au 23 décembre 2024. Les circonstances politiques ayant changé, en particulier parce que le parti socialiste est entré dans un dialogue avec le nouveau gouvernement, un compromis peut être trouvé. Je veux saluer le travail du gouvernement de François Bayrou et de mon successeur Éric Lombard, et me réjouir de ce compromis : un budget imparfait vaut beaucoup mieux que l’absence de budget, notamment pour son effet positif sur la confiance des investisseurs dans la stabilité et la résilience de notre pays.

Il faut cependant noter que la censure et ce compromis coûtent cher à notre nation. Le coût de la censure, qui sera sans doute mieux étayé dans les prochains mois par les analystes indépendants, est dû à l’incertitude générée et aux soutiens non disponibles pour l’agriculture et les territoires ultramarins. Le coût du compromis résulte de l’annulation d’économies de structure concernant les jours de carence supplémentaires d’ordre public pour les agents publics ou les effectifs totaux de la fonction publique. Aucune nouvelle économie n’a pu être adoptée dans le domaine de la dépense sociale et de la santé, qui est pourtant, comme le montre la totalité des comparaisons internationales et européennes, le secteur qui isole et handicape financièrement la France, tant le déséquilibre est important.

Ces mois passés à la tête du ministère de l’économie m’incitent à souligner des évidences que nous refusons souvent de regarder en face : nos taux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires sont les plus élevés de l’Union européenne et de l’OCDE, ce qui signifie que la France dépense et taxe beaucoup plus que ses voisins. Depuis au moins une trentaine d’années, la dépense publique est devenue une sorte de bateau ivre qu’aucun haleur ne souhaite plus vraiment contrôler ou réduire sur le long terme.

Pour affronter ce défi, il faut prendre des mesures que j’ai défendues en tant que ministre et que je continuerai à soutenir en tant que parlementaire : réforme des retraites, réduction du nombre d’agents publics, augmentation de la durée ou de la quantité de travail. Or ces mesures sont immédiatement écartées du débat et remplacées par de nouvelles dépenses et de nouveaux impôts – que le président de la République et mon prédécesseur avaient eu le courage de mettre sur pause. Reprendre nos habitudes très françaises de taxation tous azimuts ne peut pourtant que conduire à l’échec économique et financier et à l’érosion d’une attractivité conquise de haute lutte et dont le récent sommet pour l’intelligence artificielle démontre l’importance même aux plus sceptiques d’entre nous. Il faut donc, sans délai et malgré le morcellement politique, engager un courageux travail de réforme de fond pour donner de l’air au pays.

M. le président Éric Coquerel. Merci pour ce discours de politique générale. Vous êtes sorti de l’École nationale d’administration (ENA) en 2019, vous avez été inspecteur des finances, et vous avez été élu député en 2022. On peut donc supposer que vous avez un appétit pour les questions financières et économiques, ce qui explique que vous soyez devenu président de la commission des affaires économiques le 20 juillet 2024.

Rappelons quelques informations dont vous aviez connaissance comme nous tous : le 27 septembre 2023, le PLF prévoit un déficit public de 4,4 % ; le 19 décembre, lorsque le gouvernement engage sa responsabilité, ce taux n’a pas varié ; le 18 février, Bruno Le Maire réaffirme cet objectif lors d’une intervention sur TF1 ; le 20 février, Thomas Cazenave, ministre chargé des comptes publics, reprend le même taux sur France Inter ; le 17 avril, lors de la présentation du programme de stabilité au conseil des ministres, le taux annoncé passe à 5,1 % ; le 9 septembre 2024, peu de temps avant votre nomination, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave viennent nous informer de l’aggravation du déficit de 5,1 % à 5,6 %.

À ce moment-là, quel est votre état d’esprit, votre regard de député et d’acteur de la vie politique formé à la finance sur cette chronologie ? Comment analysez-vous cette progression constante du déficit ?

M. Antoine Armand. J’avais prévu des réponses factuelles, mais je vais essayer de faire preuve d’imagination et de réfléchir à mon état d’esprit. Quelle période visez-vous précisément, monsieur le président ?

M. le président Éric Coquerel. Veuillez m’excuser si ma question était mal formulée et oubliez la notion d’état d’esprit. Quelle était votre appréciation de la situation avant votre arrivée à Bercy, étant donné la chronologie que je viens de rappeler ?

M. Antoine Armand. Sur le plan financier, comme tous les parlementaires soucieux de la souveraineté financière de la France, je suis inquiet de voir le déficit augmenter au-delà de 3 %, alors que le gouvernement avait réussi à le contenir sous ce seuil de 2017 à 2019. Sur le plan économique, comme nombre de parlementaires et d’économistes, je relie ce phénomène aux suites de la crise sanitaire : modification de l’élasticité des prélèvements au PIB, perturbations des chaînes de valeur mondiales et du commerce international, effet des aides au tissu économique.

Dans ce contexte, les grandes variables macroéconomiques telles que la croissance ou l’inflation sont devenues friables, hachées et beaucoup plus difficiles à définir. La plupart des pays européens et même extra-européens ont été plongés dans une incertitude importante qui commanderait encore plus de vigilance concernant les dépenses et les recettes. Sans incriminer qui que ce soit, je constate que, la crise inflationniste ayant succédé à la crise sanitaire, nous n’arrivons pas à sortir de dispositifs coûteux pour les finances publiques et dont l’effet pérenne pour l’économie réelle ou pour la redistribution n’est pas très important.

M. le président Éric Coquerel. Peu de temps avant votre nomination, le déficit prévu est passé de 5,1 % à 5,6 %. Bruno Le Maire est venu nous expliquer que cette détérioration du solde était due aux dépenses des collectivités qui auraient dérapé de 16 milliards d’euros – nous avons pu constater par la suite que ce chiffre était très largement surévalué. Deux jours après cette audition, le 11 septembre, le Trésor a actualisé les prévisions : dans une note, il a informé les ministres que le déficit s’établirait finalement à 6,3 % avec les lettres plafonds et économies en discussion. Début octobre, lors du dépôt du PLF pour 2025, le taux de 6,1 % est retenu. Votre prédécesseur a contesté ce chiffre, considérant ici même que le déficit aurait pu être contenu à 5,5 %.

À votre avis, l’objectif de 5,6 % de déficit, que les ministres nous avaient présenté à la fin de l’été, était-il trop optimiste ? À votre arrivée à Bercy, avez-vous jugé que les mesures proposées pour y parvenir – notamment à la proposition de Bruno Le Maire d’annuler tous les crédits mis en réserve, soit 16,7 milliards d’euros – étaient crédibles ? Michel Barnier, qui était à votre place la semaine dernière, a considéré que cette proposition n’était pas réaliste.

Afin de limiter le déficit pour 2024, pourquoi avoir choisi un PLFG et non un PLFR qui aurait permis de trouver de nouvelles recettes ?

M. Antoine Armand. Vous m’excuserez de ne pas me situer nécessairement par rapport aux propos de Bruno Le Maire, que je n’ai pas totalement en tête, concernant les collectivités locales. Quoi qu’il en soit, la dégradation du déficit de 5,6 % à 6,3 %, soit 0,5 point de PIB, observée entre juillet et septembre 2024, est dû pour les deux tiers à la différence entre les prévisions et les estimations actualisées des dépenses des collectivités, et pour un tiers à une baisse des recettes fiscales attendues, notamment de la TVA. Faire ce constat ne revient pas à imputer la responsabilité du dérapage aux collectivités locales. Est-ce une erreur de prévision ? Est-ce que nous n’aurions pas pris la mesure de toutes les compétences transférées aux collectivités ou de l’augmentation du point d’indice ? Quelles qu’en soient les raisons, on ne peut nier cet élément factuel : l’écart de prévision vient pour les deux tiers des dépenses de collectivités locales entre juillet et septembre 2024.

Le 26 septembre, lorsque je l’ai vu avec Laurent Saint-Martin, le premier ministre a décidé qu’il n’y aurait pas de PLFR, considérant que la configuration politique rendait difficile l’adoption de la partie recettes d’un tel texte. Pour la partie dépenses, Laurent Saint-Martin, qui était pleinement compétent sur ces sujets, vous dira mieux que moi que la marge de manœuvre était aussi assez faible : la part des dépenses, annulables et susceptibles de produire un effet avant le 31 décembre 2024, était assez limitée. En tout cas, il ressort de mes discussions avec lui et avec le premier ministre que le gouvernement démissionnaire avait activé le plus possible de leviers pour que nous réduisions les crédits au maximum avant la fin de l’année 2024, dans le cadre prévu par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) et par la Constitution.

M. le président Éric Coquerel. Bruno Le Maire a réaffirmé l’objectif de déficit à 5,6 % au moment où vous êtes arrivé à Bercy et il l’a encore jugé atteignable lorsque nous l’avons auditionné. Pensez-vous qu’il était trop optimiste ?

M. Antoine Armand. En théorie, on peut imaginer un PLFR avec 40 milliards d’euros d’impôts supplémentaires qui effaceraient le déficit. En réalité, les gouvernants doivent toujours faire des arbitrages : ce qui est faisable sur le plan technique ne l’est pas toujours sur le plan politique. À l’époque, le premier ministre estimait que les marges de manœuvre politiques étaient faibles.

M. le président Éric Coquerel. Quitte à me répéter, j’aimerais savoir si vous pensez que l’objectif de 5,6 % de déficit était tenable. Bruno Le Maire pensait que c’était faisable, notamment en annulant 16,7 milliards d’euros de crédits gelés. Michel Barnier nous a dit que ce n’était pas crédible. Et vous, quelle est votre position ?

M. Antoine Armand. Le 26 septembre, lorsque je fais la réunion avec Michel Barnier, je suis en poste depuis cinq jours. Le directeur de cabinet du premier ministre, Jérôme Fournel, a été directeur de cabinet de Bruno Le Maire et en situation de gérer les affaires courantes. Leur position est claire : en l’absence d’un PLFR jouable, il n’est pas possible de ramener le déficit en dessous de 6 %. Par respect hiérarchique et parce que je pense qu’ils ont une meilleure connaissance du dossier que moi, je me range à leur position.

M. le président Éric Coquerel. Vous partagez donc la position exprimée ici par Michel Barnier la semaine dernière.

Lorsque votre budget a été présenté, l’OFCE – Observatoire français des conjonctures économiques – avait estimé l’effet de vos coupes sur l’activité économique à 0,8 point de PIB. Selon votre administration, l’effet récessif était moindre puisque le Trésor l’avait évalué à 0,5 point. Vos services ont estimé que l’effet multiplicateur des coupes sur certaines dépenses, notamment le report au 1ᵉʳ juillet de l’indexation des retraites, n’était que de 0,4 point, c’est-à-dire que les conséquences d’une telle mesure sur la consommation seraient assez marginales. Quant aux mesures sur la fiscalité de l’électricité, leur effet a été jugé nul sur la consommation – alors que les factures des ménages ont augmenté, contrairement à ce qui avait été annoncé. Ne pensez-vous pas que l’effet récessif de ces mesures a été sous-estimé ? Malgré les leçons tirées des exercices 2023 et 2024, ces prévisions n’étaient-elles pas encore trop optimistes ?

M. Antoine Armand. Il est difficile de se prononcer sur l’effet récessif d’un budget qui n’a pas été adopté, même si l’exercice est intéressant sur le plan théorique. Sous votre présidence à la commission des finances, nous avons répondu à certaines interrogations de Charles de Courson sur la composition de la croissance et nos hypothèses de consommation. Dans mon souvenir, nous avions une divergence d’appréciation concernant non pas de la nature mais du degré de l’effet récessif.

Premier questionnement : à quel point la consommation, en berne depuis quelques années, peut-elle soutenir la croissance ? La consommation, qui tarde à repartir, est le miroir d’un fort taux d’épargne et le symptôme d’une forme de pessimisme collectif. Le climat politique de 2024 ne va sans doute pas atténuer ce pessimisme entrepreneurial et individuel qui conduit à retarder les échéances de consommation.

Deuxième questionnement : quelle est l’élasticité des prélèvements obligatoires à la croissance ? Partisan d’une approche prudente, j’ai préféré retenir un taux de croissance de 1,1 %, accepté par le premier ministre, d’autres instituts prévoyant un taux légèrement inférieur. Notons que les prévisions de croissance du gouvernement s’étaient aussi avérées en 2023 alors qu’elles étaient légèrement supérieures à celles d’autres instituts.

Mon travail n’était pas d’avoir un sentiment sur ces aspects-là. Il consistait à évaluer la crédibilité des informations délivrées, au regard des hypothèses retenues et des efforts supplémentaires que nous pouvions consentir pour préserver l’économie réelle. D’ailleurs, le HCFP avait peu ou prou la même position.

M. le président Éric Coquerel. Selon vous, ces prévisions étaient donc réalistes et non pas optimistes.

Venons-en aux recettes. Lorsque nous l’avons interrogé sur le sujet, Gabriel Attal nous a indiqué que le déficit était lié à un manque de recettes et non pas à une hausse des dépenses publiques, ce qui est exact. Observant un manque de recettes évident, j’ai cherché à réduire les dépenses publiques, nous a-t-il ensuite expliqué en substance. À votre arrivée, l’idée était donc d’essayer de réduire les déficits. Une contribution exceptionnelle des grandes entreprises et des hauts revenus a été décidée afin d’accroître les recettes. Estimez-vous que cette mesure était suffisante ? Vous prétendez que la France est le pays qui taxe le plus. Dans une récente étude sur l’évolution du taux moyen de prélèvements obligatoires acquittés par les personnes physiques, la Cour des comptes montre pourtant que les plus hauts revenus français ne sont pas les plus taxés d’Europe. Pour les revenus supérieurs de 250 % au revenu moyen, la France se situe même au cinquième rang, derrière la Belgique, le Danemark, l’Allemagne, et le Royaume-Uni. Dès lors, je répète ma question : cette contribution exceptionnelle était-elle suffisante ? N’aurait-il pas fallu aller chercher de l’argent d’une autre manière ?

M. Antoine Armand. Nos propos ne se contredisent pas : vous indiquez que l’impôt pourrait être plus progressif ; pour ma part je souligne que, en France, le taux de prélèvements obligatoires pesant sur les ménages ou les entreprises est le plus élevé de l’OCDE.

Nous sommes le pays qui taxe le plus et qui dépense le plus. Dès lors, nos voisins, qu’ils soient britanniques, allemands ou espagnols, sociaux-démocrates ou libéraux, ne pourraient que s’étonner que nous choisissions d’augmenter les impôts pour augmenter les dépenses.

Selon le principe de la courbe de Laffer, peu contredit dans la littérature économique, à partir d’un certain point, l’imposition cesse d’être incitative et conduit à produire moins. La France a depuis longtemps dépassé ce point – j’en veux pour preuve que la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés sous la présidence de M. Macron a conduit à une augmentation de son produit.

Dès lors que nous avons dépassé ce point de désincitation, la création de tout impôt supplémentaire doit avoir lieu ou bien à cadre de prélèvement obligatoire constant, ou bien à titre exceptionnel, en attendant que des économies de structure soient réalisées.

M. le président Éric Coquerel. Comment expliquez-vous, alors, la baisse considérable du produit de l’impôt sur les sociétés en 2024 ?

M. Antoine Armand. Après la crise du covid, le contexte économique international et européen a été perturbé, y compris par les aides, qui ont changé les structures d’incitation de l’économie réelle, des très petites et petites et moyennes entreprises (TPE et PME) jusqu’aux grandes entreprises.

En outre, le problème n’a pas été la baisse du produit de l’IS, mais l’écart entre les prévisions en la matière et les chiffres constatés. L’IGF et le comité scientifique que j’ai installé ont travaillé sur la manière d’améliorer les prévisions de Bercy et des autres administrations.

M. le président Éric Coquerel. N’est-ce pas plutôt que la mariée était trop belle ? Vous vous êtes félicité du rendement exceptionnel de l’IS, après la baisse de son taux, mais sans noter le contexte particulier, celui des années post-covid. Plutôt qu’une difficulté technique de prévision, le problème n’est-il pas que vous avez fondé trop d’espoirs dans les effets de votre politique ?

M. Antoine Armand. Je n’ai été ministre que pendant soixante-quatorze jours. J’imagine donc que vous m’interrogez en tant que parlementaire. Nous sommes le pays qui taxe le plus au monde et, quand nous baissons les impôts durablement et efficacement, leur produit augmente, hors perturbation majeure ou erreur de prévision. Je maintiens donc ma position. La France est allée trop loin dans la taxation.

M. le président Éric Coquerel. Vous l’avez dit vous-même, paradoxalement nous ne sommes pas le pays qui taxe le plus les très hauts revenus et les très grandes entreprises. La conviction erronée qu’ils sont excessivement taxés explique peut-être certaines erreurs politiques.

M. Antoine Armand. Nous pourrions partager un bout de diagnostic. Je peux entendre votre souci de progressivité de l’impôt, mais à prélèvements obligatoires constants.

Le problème est qu’en France, quand on projette d’augmenter les impôts sur les très hauts revenus, on ne diminue pas en même temps les impôts pesant sur la classe moyenne. On ajoute simplement une couche fiscale.

Je constate que, sous les gouvernements précédents, la suppression d’impôts pesant sur les classes moyennes, tels que la taxe d’habitation et la contribution à l’audiovisuel public et la réduction de l’impôt sur les sociétés, entre autres impôts, ont eu des effets positifs sur la consommation et sur la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Vous me confirmez dans l’idée que vous vous faites des illusions sur la politique des sept dernières années. Dès lors, il n’est pas étonnant que vous ne trouviez pas de solutions.

Contrairement à ce que vous dites, les très hauts revenus et les très grandes entreprises bénéficient de milliards d’euros au détriment de l’État. Nous sommes très loin d’être le pays qui les taxe le plus.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Gabriel Attal indiquait ici la semaine dernière : « J’ai fait le choix, en juillet, de geler 16 ou 17 milliards d’euros de crédits budgétaires. On comptait, in fine, en annuler près de 9 milliards, ce qui aurait supposé qu’on adresse une notification dès septembre aux ministères. Ces notifications étant arrivées plus tard, à l’automne, seuls 6 milliards – sur les 16 – ont été annulés. » On perçoit dans ces propos une critique à l’encontre de son successeur à Matignon. Est-elle légitime, selon vous ?

M. Antoine Armand. Lors des réunions auxquelles j’ai participé sur le suivi et l’exécution des dépenses, j’ai constaté que MM. Michel Barnier et Laurent Saint-Martin ont fait tout leur possible pour réduire au maximum les dépenses avant la fin de l’année 2024.

Pour le reste, j’étais ministre de l’économie et des finances et Laurent Saint-Martin était ministre du budget. C’est lui qui a supervisé le suivi de l’exécution des dépenses et qui pourra donc vous donner la réponse la plus exacte.

M. Éric Ciotti, rapporteur. N’avez-vous donc joué aucun rôle dans l’application de ces mesures de gel ?

M. Antoine Armand. Le ministre des comptes publics suit la dépense, élabore le budget et peut réguler, reporter ou geler les crédits. C’est lui qui reçoit les informations des autres administrations à ce sujet. Vous imaginez bien que, plus la fin de l’année approche, plus la perspective de la régulation budgétaire pousse les administrations à enclencher les dépenses, afin de s’assurer que leurs crédits ne leur seront pas repris.

En outre, entre la dissolution de l’Assemblée nationale, la tenue des élections législatives et la nomination de Michel Barnier puis de ses ministres, une période assez critique s’est écoulée, avant que des mesures soient possibles.

Comme mon rôle l’exigeait, j’ai suivi, avec la direction générale du Trésor, l’évolution cumulée des dépenses pour connaître son impact sur le déficit, mais c’est bien Laurent Saint-Martin qui a suivi cette question au quotidien, conformément à ses attributions.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je connais la répartition des tâches entre les différents ministères qui ont à connaître des finances publiques. Vous avez dû participer à des réunions interministérielles ou avec le premier ministre, et vous devez donc avoir une appréciation personnelle sur ces affirmations de Gabriel Attal. Sont-elles acceptables, selon vous ?

M. Antoine Armand. J’essaie de répondre de la manière la plus sincère et la plus transparente possible, mais la question est difficile, d’autant qu’elle porte sur une période dont la durée se compte en jours.

Quand j’étais ministre, j’ai eu le sentiment très clair que Michel Barnier et Laurent Saint-Martin ont mis sur la table toutes les mesures, de régulation budgétaires ou autre, notamment celles préparées par le gouvernement précédent, qui leur paraissaient possibles en prévision de la fin de l’année 2024, tout en prenant en compte l’acceptabilité politique de chacune, comme c’est le lot de chaque gouvernement.

Certaines mesures, par exemple concernant la franchise médicale ou les transports sanitaires, ne posaient pas moins de difficultés si elles étaient prises dans le cadre de la régulation budgétaire, dans celui d’un PLFR ou dans celui du projet de budget dans 2025, au vu de la faible appétence collective pour la réduction de la dépense publique.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Gabriel Attal dit avoir prévu des mesures d’économie, notamment sur le paiement des indemnités journalières.

L’arrêté qui réformait le régime d’assurance chômage n’a pas été signé et Gabriel Attal a annoncé entre les deux tours des élections législatives la suspension de cette réforme. Pourquoi ne l’avez-vous pas appliquée ? Avez-vous travaillé sur cette question avec M. Barnier ? Même si ses effets n’auraient pas vraiment joué en 2024, elle aurait permis des économies très importantes.

M. Antoine Armand. C’est une question particulièrement légitime. Il est établi, et, je crois, de notoriété publique que le premier ministre, suivant l’avis de sa ministre du travail d’alors, Astrid Panosyan-Bouvet, qui est encore en poste, a décidé de ne pas prendre ce décret sur l’assurance chômage, et de renvoyer la réforme à une concertation entre les partenaires sociaux, ce qui a eu un impact non négligeable sur la trajectoire financière du pays – même si l’impact pour 2024 a été réduit.

Je ne voudrais pas dire de bêtise, mais je crois que l’impact de cet arrêté aurait été de l’ordre d’une centaine de millions d’euros – cela aurait été une somme inférieure pour 2024, et supérieure, quoique pas significativement, pour 2025. Je vous confirmerai l’exactitude de cette information par écrit.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’adhère à votre plaidoyer sur le niveau excessif des prélèvements obligatoires. Oui, comme l’indique la courbe de Laffer, l’impôt tue l’impôt. Pourtant, votre gouvernement a été censuré parce que son projet de budget aurait augmenté considérablement les prélèvements obligatoires. Sur les 60 milliards d’euros d’effort budgétaire que vous projetiez, le HCFP a estimé que 40 milliards seraient provenus d’une hausse des prélèvements obligatoires. N’est-ce pas contradictoire avec vos convictions ? Ne regrettez-vous pas d’avoir lesté la barque fiscale, alors que notre pays détient le record des prélèvements obligatoires au sein de l’OCDE ?

M. Antoine Armand. Il me semble exagéré de chercher dans le projet de budget pour 2025 la raison de la censure du gouvernement, qui est le fait d’une coalition hétéroclite. Ce n’est pas l’excès de fiscalité qui a conduit les députés de la gauche à voter la censure !

Michel Barnier visait un déficit de 5 % du PIB en 2025, grâce notamment à l’effort fiscal. Cela représentait un ajustement de 1,1 point de PIB, soit un niveau quasi inédit dans l’histoire française. La France en avait absolument besoin.

Comme le montrent les difficultés rencontrées par le gouvernement Barnier puis par le gouvernement actuel pour faire passer ces mesures d’économies – alors même que le gouvernement Bayrou en a supprimé certaines – cela n’avait rien d’évident. Une forme de consentement politique à l’impôt dépasse les frontières politiques, et concerne même certains alliés, qui sont moins sensibles que vous à la courbe de Laffer.

J’ai considéré que l’objectif de réduction du déficit à 5 % du PIB en 2025 était impérieux, qu’il aurait un impact très positif sur notre souveraineté financière, sur le coût de la dette et sur la stabilité européenne, au vu de la faiblesse économique de l’Allemagne et du contexte international.

Il ne vous a pas échappé que le « socle commun » du gouvernement Barnier n’était pas très éloigné d’une coalition, avec des sensibilités politiques différentes. J’appartenais, j’appartiens et j’appartiendrai toujours à un groupe politique qui considère que la stabilité fiscale, la baisse des impôts et la baisse du coût du travail sont cruciales. J’ai constaté que les membres du groupe Ensemble pour la République et les ministres qui le représentaient étaient plus choqués que Les Républicains ou les membres du Modem par la hausse des impôts et du coût du travail.

Vous connaissez le travail d’un ministre. Pour paraphraser la phrase fameuse d’un homme politique souverainiste, un ministre, ça se tait ou ça démissionne. J’ai gagné des arbitrages sur les allègements de cotisation sociale. J’en ai perdu d’autres – par exemple la hausse de TVA sur les autoentrepreneurs a été maintenue dans le projet de budget. Dont acte. Ma mission, en tant que ministre de l’économie d’un pays qui accuse un déficit de 6 % du PIB et une dette de 3 300 milliards, hors crise, un pays qui connaît de surcroît une instabilité politique majeure, était de me ranger derrière le premier ministre une fois que les arbitrages étaient rendus, comme le veulent l’usage et l’institution.

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’objectif du premier ministre de ramener le déficit à 5 % était louable. Mais les mesures fiscales, notamment l’augmentation de 40 milliards des prélèvements obligatoires qu’il proposait, outre qu’elles contredisaient vos croyances en matière d’efficacité économique, n’empêchaient-elles pas l’atteinte de cet objectif, à cause de leurs effets récessifs ? N’était-il pas erroné d’augmenter massivement les prélèvements, en suivant la solution de facilité proposée par Bercy, plutôt que de baisser les dépenses ?

M. Antoine Armand. C’est vous qui jugerez si c’était une facilité. Ma mission était de conduire à l’adoption d’un budget permettant une vraie réduction de déficit, de 1,1 point, pour retrouver de manière crédible la trajectoire d’un déficit inférieur à 3 % à terme – au passage, la trajectoire actuelle, si nous la tenons, ferait de nous le dernier pays de l’Union européenne à atteindre l’objectif d’un déficit à 3 % du PIB, en 2029. À partir de 2026, nous serions le seul pays à ne pas l’avoir atteint.

M. le président Éric Coquerel. Nous verrons.

M. Antoine Armand. Ce sont en tout cas les prévisions de nos collègues européens, que l’on ne peut me suspecter d’avoir influencés.

Pendant les soixante-quatorze jours où j’ai été ministre, j’ai tenté de trouver un équilibre entre réduction d’impôt et baisse du déficit, selon ce qui me semblait bon pour l’économie réelle, que j’avais à défendre devant nos créanciers internationaux.

Par exemple, j’ai défendu un travail de fond sur le transport sanitaire, qui pouvait être appliqué rapidement. Le transport sanitaire prescrit par les médecins coûte 6 milliards d’euros à l’assurance maladie, dont 4 milliards qui financent les taxis conventionnés. Une simple règle de trois permet d’obtenir un ordre de grandeur : chacun des 40 000 taxis conventionnés reçoit en moyenne un chèque de 100 000 euros de l’assurance maladie. Cet argent public vient des cotisations, c’est du salaire réel perdu pour nos compatriotes.

Au-delà de nos divergences, nous pouvons nous retrouver sur ce point : actuellement, un arbitrage doit être fait entre les dépenses sociales et de santé et le niveau des salaires. La lucidité commande de le reconnaître.

J’ai défendu une proposition en matière de transport sanitaire. L’effort a été moins important que ce que j’espérais. C’est un éternel débat, qui renvoie à l’intime conviction de chacun : il faut décider de quoi l’on accepte de se contenter.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Qui a décidé le maintien de la hausse de la TVA sur les autoentrepreneurs, qui a fait débat la semaine dernière et auquel vous étiez opposé ?

M. Antoine Armand. C’était un arbitrage interministériel. Mon ministère a défendu sa position ; le ministre en charge des comptes publics, qui devait veiller à limiter le déficit public à 5 % de PIB, et la ministre du travail, qui considérait qu’il existait en l’état une concurrence déloyale entre les certains artisans et les autoentrepreneurs, ont également défendu les leurs. À la fin, c’est le cabinet du premier ministre qui a tranché.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La décision a-t-elle été prise par le directeur de cabinet du premier ministre ?

M. Antoine Armand. Je n’ai pas le bleu budgétaire sous les yeux et je ne sais pas si la réunion interministérielle a été présidée par un conseiller du premier ministre ou par son directeur de cabinet mais, en tout cas, la décision a relevé d’un arbitrage interministériel.

M. Éric Ciotti, rapporteur. J’imagine que dans le cadre de la préparation du PLF et du projet de loi de finances de fin de gestion, vous avez participé à des réunions à l’Élysée. À quelle fréquence et avec quel interlocuteur ? Était-ce sous l’autorité du secrétaire général de l’Élysée ?

M. Antoine Armand. Je vous confirme que j’ai participé à des réunions à l’Élysée, une par semaine, sous la présidence du président de la République : les conseils des ministres. L’ordre du jour des conseils des ministres et les documents qui y sont signés sont publics. Comme c’est l’usage, j’ai présenté le plan budgétaire et structurel à moyen terme au conseil des ministres, avant de le présenter au Parlement. J’ai également présenté le projet de loi de finances et coprésenté le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Comme le veut l’usage institutionnel, le président de la République a également été informé par le premier ministre de toutes les affaires importantes relevant de l’État. Mais ni moi ni mon cabinet n’avons eu de réunion de travail avec le cabinet du président de la République sur les questions qui relèvent de mon ministère. Le président de la République préside, le gouvernement gouverne.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je me doute bien que vous participiez au conseil des ministres. Avec toute l’amitié que je vous porte, cette réponse est humiliante pour notre commission. Quand vous étiez ministre, n’avez-vous jamais tenu de réunion avec le président de la République, ou le secrétaire de l’Élysée, pour préparer le budget ?

M. Antoine Armand. Non.

M. le président Éric Coquerel. Certaines des personnes auditionnées ont évoqué des réunions ad hoc sur la question budgétaire à l’Élysée. Aurélien Rousseau, notamment, mentionne plusieurs coups de téléphone avec M. Alexis Kohler. C’est la raison pour laquelle M. Ciotti vous posait cette question.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Revenons au cœur de nos travaux, car nous nous en sommes beaucoup éloignés. Vous avez participé à la création d’un comité scientifique pour éviter que les errements en matière de prévision ne se reproduisent. Avez-vous identifié un manque de coordination entre les administrations ? Notre commission d’enquête a porté au jour des défaillances dans le chiffrage des mesures nouvelles, telles que la Crim – contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité. Qu’attendez-vous de ce comité scientifique concernant les principaux impôts, tels que l’impôt sur les sociétés, dont le produit a été décevant ? Le Sénat préconise notamment d’exclure le mécanisme d’autolimitation dont bénéficient les entreprises. Qu’en pensez-vous ? J’imagine que vous n’êtes pas favorable au projet de faire peser des contraintes supplémentaires sur les entreprises afin d’améliorer l’exactitude des prévisions.

M. Antoine Armand. Quand j’ai été nommé ministre, il est apparu que les dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités étaient beaucoup plus élevées que prévu. Comme n’importe qui l’aurait fait à ma place, j’ai souhaité savoir si c’était dû à des dépenses de personnel ou d’équipement, si la hausse était plus marquée dans les grandes ou les petites communes ou dans des régions spécifiques et de quand elle datait. Je n’ai pas pu avoir de réponse. Le même problème se pose pour toutes les administrations publiques.

La France n’est pas une entreprise. Mais si elle en était une, avec 6 % de déficit, 3 300 milliards de dette, le niveau de dépense le plus élevé parmi ses concurrentes, et qu’elle n’était pas capable de suivre l’évolution de ses dépenses mois par mois, ce serait un problème. Notre suivi de la dépense n’est pas suffisamment précis et mensualisé. Nous héritons cette situation des réformes successives, de la numérisation en cours, y compris dans les collectivités.

La question du décrochage entre l’évolution du PIB et celle des recettes fiscales, notamment de l’IS et de la TVA est au cœur de vos travaux. Pour l’expliquer, il faut notamment étudier la part respective de la consommation et des exportations dans la croissance, mais aussi, car c’est un point qui a beaucoup troublé les prévisionnistes, l’évolution du ratio entre croissance et recettes – c’est-à-dire l’élasticité des recettes au PIB. Pendant trente ans, ce ratio ne s’est quasiment jamais écarté de 1. Après la crise du covid, il a plongé à 0,4, alors que les estimations le plaçaient prudemment à 0,6 ou 0,7. Nous avons reproduit la même erreur en 2024, année où il a été de nouveau inférieur aux prévisions.

Afin de prendre ces évolutions en compte, j’ai demandé que les prévisions du projet de budget pour 2025 se fondent sur l’hypothèse d’une élasticité limitée, qui mettrait plusieurs années à reprendre.

Ces évolutions sont-elles dues aux perturbations post-covid, ou à des questions plus profondes de philosophie économique, évoquées par M. le président de la commission ? Sans doute les causes se combinent-elles.

Il faut par ailleurs reconnaître nos insuffisances concernant l’impôt sur les sociétés. Les administrations que j’ai eu l’honneur de diriger ont peu, voire n’ont pas, d’échange avec les entreprises concernant leurs bénéfices à venir, afin de ne pas alourdir leurs contraintes et de ne pas les lier juridiquement. L’administration s’appuie donc uniquement sur l’excédent brut d’exploitation des entreprises pour prévoir les recettes de l’IS. Elle rate ainsi les effets sectoriels, comme les effets énergétiques. Cela explique l’écart considérable, de plus de 10 milliards d’euros, entre le produit prévu de l’IS et celui constaté. C’est ou bien la faute de personne, ou bien celle de tout le monde.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. M. Aurélien Rousseau a émis l’hypothèse selon laquelle la très forte baisse de la productivité depuis la crise sanitaire, évaluée à plus de 5 points par l’Insee, expliquerait le fait que la croissance soit moins riche en recettes. Partagez-vous cette analyse ?

M. Antoine Armand. Cette analyse orthodoxe ne m’étonne pas de la part de l’ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne. Il mentionnait beaucoup cet élément pour justifier la réforme des retraites.

C’est une évolution de fond : la productivité s’affaisse en Europe et conduit à un appauvrissement des salariés et des entreprises puis du modèle social. Il est toutefois délicat de tracer un lien direct entre la productivité et les recettes. Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quand vous êtes entré en fonction il n’était pas possible, selon vous, de revenir à un déficit public de 5,5 points de PIB en 2024 ; mais n’aurait-il pas été possible, toujours selon vous, de le ramener en dessous de 6,1 points ?

M. Attal avait prévu une série de mesures ; M. Barnier n’a pas repris la réforme de l’assurance chômage quand il était premier ministre, pour privilégier le dialogue social. Mais pourquoi n’avoir pas repris la réforme des indemnités journalières, l’ajustement de la prime d’activité à la hausse du smic et les mesures réglementaires concernant les dépenses d’administration de la sécurité sociale ? De même, pourquoi n’avez-vous pas retenu le projet d’imposition rétroactive des superprofits des énergéticiens et des rachats d’action dans le projet de budget pour 2025 alors même que, juridiquement, ces mesures auraient été applicables ?

M. Antoine Armand. M. Barnier nous a signifié dès la réunion du 26 septembre 2024 sa décision de ne pas présenter de projet de loi de finances rectificative, au motif que des mesures fiscales portant sur les trois derniers mois de 2024 n’auraient pas obtenu le soutien de l’Assemblée nationale et du Sénat, par choix de privilégier le dialogue social tant pour la réforme de l’assurance chômage que pour celle des indemnités journalières – le dialogue social étant une ligne politique majeure de M. Barnier – et, enfin, parce que la plupart de ces mesures n’auraient eu qu’un impact budgétaire assez limité pour l’année 2024 – un impact que M. Laurent Saint-Martin pourra quantifier mieux que moi.

En revanche, je peux témoigner que les leviers pré-activés par le précédent gouvernement étaient importants et ont été utilisés au maximum. J’ignore quel sera le résultat du compte d’exécution définitif pour le déficit de 2024, mais s’il est de l’ordre de 6 % plutôt que de 6,1 %, ce sera grâce à cette régulation.

Enfin, de nouvelles dépenses qui n’étaient pas budgétées, et qui ne pouvaient donc pas être régulées puisqu’elles n’existaient pas encore, comme celles qu’ont entraînées la situation en Nouvelle-Calédonie ou la crise agricole, viennent réconcilier ces deux points.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour ce qui concerne les recettes de sécurité sociale, considérez-vous que le suivi de la masse salariale est pertinent et assez contemporain ? Au dernier trimestre 2023, en effet, l’évolution de la masse salariale était assez peu corrélée aux dernières remontées d’informations. Quant aux dépenses, vous avez reçu une alerte du comité d’alerte, à laquelle vous avez répondu.

Pour ce qui est des collectivités, une partie de l’écart que vous avez évoqué ne s’expliquerait-il pas par un biais dans la prévision ? En effet, le gouvernement a pris pour hypothèse, comme le rappelle fréquemment M. de Courson, une évolution des dépenses de fonctionnement et d’investissement liée à un mécanisme de contrainte qui n’avait plus cours lorsque cette hypothèse a été retenue.

M. Antoine Armand. Ce sont là des questions difficiles et qui, d’ailleurs, relèvent plutôt du ministre des comptes publics. J’ai néanmoins pu constater que les dépenses sociales, notamment de santé, sont quasiment impilotables, comme l’atteste l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), qui est une sorte de cache-misère budgétaire – on se donne un objectif prévisionnel qui n’est ni prescriptif ni contraignant, mais évaluatif, et dont le dépassement n’a pas d’autres suites que le constat de cette situation. Dans un pays qui présente un solde structurel déficitaire et 3 300 milliards de dette, on pourrait faire l’effort d’appliquer au moins une certaine forme de contrainte autonome au poste de dépense qui croît le plus et qui conduit à emprunter toujours plus. La vérité – et il me semble que je vous la dois – est donc que les dépenses sociales sont très peu contrôlables Il faudrait que le projet de loi de financement de la sécurité sociale exprime une volonté collective très forte, voire qu’une future Lolf ou même la Constitution prévoient des mécanismes de contrainte de la dépense sociale. À défaut, en raison de l’effet de guichet associé à notre modèle social lui-même – dont je n’ai pas besoin de rappeler tous les bénéfices – il n’y a pas de contrôlabilité réelle au long de l’année. Si l’on ajoute à cela le fait que ces dépenses ne sont pas très pilotables et ne font pas l’objet d’un suivi fin par semaine ou par mois, on comprend – sans pour autant les excuser – les écarts de prévisions.

Il en va de même pour les collectivités locales. Sans faire de philosophie politique, on voit bien que nous sommes au milieu du gué de la décentralisation et que, faute pour les collectivités d’avoir les moyens de remplir leurs missions et faute de contraintes qui pourraient s’appliquer à des acteurs qui ne seraient pas pleinement autonomes, nous ne tenons pas les objectifs d’évolution de la dépense locale (Odedel), qui ne sont qu’indicatifs, en particulier parce que nous avons sans doute péché par insuffisance d’évaluation de l’impact de l’ensemble des transferts de compétences, notamment des évolutions de la masse salariale.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma première question porte sur les hypothèses macroéconomiques. Vous nous avez dit que vos services vous avaient indiqué des prévisions de croissance de 1,1 % à 1,2 % et que vous aviez arbitré en retenant le chiffre de 1,1 %. Depuis lors, toutefois, vos successeurs ont réduit cette prévision à 0,9 %. Quant aux prix, l’augmentation initialement retenue de 2 % a déjà été ramenée par vos successeurs à 1,4 %. Plus grand-monde ne croit désormais à un chiffre de 0,9 %. Le consensus s’établissait à 0,7 % pour le volume et les prix finiront peut-être à 1,1 % ou 1,2 %, car la décélération est très forte. À votre arrivée, étiez-vous conscient de la dégradation que connaissaient les taux de croissance et les prix – dont certains, d’ailleurs, se réjouissent ?

M. Antoine Armand. Je ne veux pas vous décevoir, mais mon sentiment n’a absolument aucune importance. Personne, heureusement, ne fait de prévisions en se disant, par exemple, que 1,1 % est peut-être un peu trop, et que le bon chiffre serait plutôt de 0,9 %, mais que, de toute façon, plus personne n’y croit ! Certains instituts indépendants avancent le chiffre de 0,8 % en appliquant un modèle différent des modèles Opale ou Mesange – modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie –, qui aboutissent à un chiffre de 1,1 % ou 1,2 %. Lorsque, sur la base des prévisions du Trésor faisant état d’un chiffre situé entre 1,1 % et 1,2 % en fonction des périmètres, notamment économiques ou sectoriels, adoptés, on arbitre pour 1,1 %, on le fait sur le fondement de très nombreux éléments. De même, lorsqu’on décide de fixer l’objectif d’inflation à 1,8 %, c’est avec la conscience que nous sommes dans une phase de décélération de l’inflation.

Je constate cependant que ni les gouverneurs des banques centrales nationales ni les plus grands économistes du monde n’ont la réponse à la question de savoir à quelle vitesse l’inflation baissera et qu’ils ne sont pas prêts à mettre leur main à couper si le taux d’inflation n’est pas de 1,8 %. Ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent ! Nous prenons, à un instant donné, une décision fondée sur tous les éléments dont nous avons connaissance. Cette décision est publique, contestable – elle est, d’ailleurs, contestée – et révisable – et elle est révisée. Sans doute étions-nous dans une phase de décélération de l’activité, donc de l’inflation, mais quant à savoir si cela nous imposait une prévision de croissance plus basse, ce n’est pas le choix que nous avons fait en fonction des éléments dont nous disposions.

M. Charles de Courson, rapporteur général. S’il ne s’agit que d’acter les propositions des services, on se demande à quoi sert un ministre de l’économie. Une fois, M. Le Maire – qui a eu raison de le faire – a rehaussé le chiffre proposé par la direction générale du Trésor. Coup de chance ! Il est donc possible de le faire, et vous auriez pu dire que ces chiffres étaient excessifs. Vous avez, je suppose, quelques contacts avec l’entreprise et la distribution.

M. Antoine Armand. Je vous laisserai répondre vous-même à la question de savoir à quoi sert un ministre lorsque vous occuperez ces responsabilités. Je n’y répondrai pas pour moi, car elle est trop difficile.

Laissez-moi retourner votre question : si, à mon arrivée, tous les prévisionnistes de la direction générale du Trésor et des administrations m’avaient annoncé un chiffre de 1,1 % et qu’en ministre monarchique, j’avais tout de même fixé une valeur de 0,7 %, vous me demanderiez aujourd’hui sur quelle base je l’avais déterminé et si je m’étais contenté, pour le faire, d’appeler quelques entreprises. L’État ne peut pas fonctionner comme ça ! Quand on est aux responsabilités, on doit s’appuyer sur des éléments. J’aurais pu choisir de recommander au premier ministre d’adopter la prévision de croissance de 0,7 % proposée par l’OFCE qui, si elle ne faisait pas consensus – puisque, par définition, il n’y avait pas de consensus –, était au moins proposée par un institut. Or certains arguments avancés par mon administration me laissaient penser – comme, du reste, je le pense encore – que nous pouvions adopter des prévisions supérieures.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous reprenez le chiffre de l’un de vos prédécesseurs, qui nous expliquait en septembre que le dérapage des finances publiques était lié à 16 milliards de déficit des collectivités locales. À partir d’une hypothèse de croissance des dépenses des collectivités territoriales de 2 %, qu’avaient retenue vos prédécesseurs, le chiffre a été ramené à 1,8 %, pour s’établir finalement à 4,8 %. Pour les investissements, on est passé d’une hypothèse de 7,5 % à un chiffre de 8 %. Le dérapage est donc de 5 à 6 milliards par rapport aux prévisions : aviez-vous déjà conscience que les hypothèses qu’on vous proposait pour les collectivités territoriales n’étaient pas raisonnables ? De fait, une augmentation de 1,8 % ne pouvait même pas couvrir la réévaluation des salaires. Il s’agit là, je le précise, des chiffres de 2024.

Vous avez pris vos fonctions en septembre. Trois mois plus tôt, votre prédécesseur évoquait certes un dérapage des finances publiques, mais en attribuait la faute aux collectivités territoriales, à hauteur de 16 milliards – soit un demi-point de PIB, ce qui n’est pas rien. Or ce qui a été dit est faux : comme le montrent les chiffres dont je dispose, réévalués à l’occasion de chaque texte, la progression s’est poursuivie jusqu’en juillet, avant une redescente qui s’est achevée à 4,8 % – au lieu de 2 %. Pour les investissements, on est passé de 7,5 % à 8 %, ce qui est dans l’épure. La différence était, au bout du compte, de 5 à 6 milliards, et non pas de 16 !

Le même phénomène s’était déjà produit l’année précédente, en 2023, les chiffres passant de 3,8 % à 6,1 % pour les dépenses de fonctionnement, et de 4,1 % à 10,2 % pour les dépenses d’investissement. Le dérapage était alors de 9 milliards, ce que vous saviez en tant que ministre, puisque les comptes de 2023 étaient disponibles.

Ma question est donc double. Pour ce qui concerne le chiffre de 16 milliards, on ignore quelles hypothèses surréalistes ont fait apparaître ce chiffre, au lieu des 5 ou 6 milliards constatés. Aviez-vous conscience que les chiffres que l’on vous proposait en matière de croissance des dépenses de fonctionnement comme d’investissement étaient complètement surévalués ?

Les prévisions de recettes ont, elles aussi, été complètement surévaluées. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont ainsi été maintenus, alors que le marché de l’immobilier s’effondrait. Même imprécision pour le foncier bâti, pour lequel les prévisions ne sont pourtant pas difficiles à établir – on applique à l’assiette une augmentation de 1 % à 1,5 % en base physique, et on ajoute, en moyenne, 1 point de dérive des taux, et on n’est pas très loin de la vérité. Avez-vous eu le temps d’y mettre votre nez ? Arrivant en septembre, c’est-à-dire au dernier moment, n’auriez-vous pas pu dire que les prévisions de dépenses des collectivités locales n’étaient pas acceptables ?

M. Antoine Armand. Je ne répondrai que sur ce qui me concerne directement. Dans le travail que vous menez ici à divers titres comme dans celui que mènent les administrations et le conseil scientifique que Laurent Saint-Martin et moi-même avions installé sous la responsabilité du premier ministre, il faut distinguer ce qui précède et ce qui suit ma nomination au gouvernement. Le travail est en cours et n’était pas achevé à la date où j’ai quitté mes fonctions – je le regrette, mais il est important de mener collectivement ce travail, y compris dans le cadre parlementaire.

J’ai constaté des éléments factuels : l’écart de prévision entre 5,6 % et 6,3 % observé entre juillet et septembre – ce qui est très court – provient, pour les deux tiers, d’une évolution non prévue des dépenses des collectivités et, pour un tiers, des recettes. Vous comparez deux choses différentes. Il est normal que nous ayons des perceptions distinctes mais, alors que vous examinez la différence entre le projet de loi de finances pour 2024 et la situation actuelle, et que vous voyez ce qui s’est passé depuis lors pour les collectivités, je ne pouvais pas, pour ma part, le 22 septembre 2024, voir tout cela. Je ne voyage pas dans le temps – en tout cas pas dans ce sens-là – et je ne pouvais pas vous dire quel serait l’ajustement. À l’époque, le différentiel entre 5,6 % et 6,3 % tenait, pour un tiers, à de moindres recettes de TVA, de DMTO et d’impôt sur les sociétés et, pour les deux tiers, à des dépenses plus dynamiques des collectivités. C’était tout ce que je pouvais voir alors.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Non. Vous auriez pu exiger que votre administration vous prouve la fiabilité de ces éléments, qui n’étaient pas raisonnables. Ce chiffre de 1,8 %, vous en avez hérité.

Ma troisième question porte sur les finances de l’État. Avez-vous eu des doutes au vu de la très forte chute qui se produisait ? En septembre-octobre, en effet, même si l’on ne disposait pas de tous les éléments, on voyait bien qu’un décrochage se produisait. Vous invoquez un problème d’élasticité, mais l’élasticité n’explique rien, car elle n’est que la traduction de comportements instables. Contrairement à ce que vous avez dit tout à l’heure, l’élasticité a varié, atteignant 1,5 en 2022 pour s’effondrer à 0,2, voire à 0. Ce qui est intéressant n’est pas tant l’élasticité elle-même que les causes de cette situation. Vous êtes-vous intéressé aux raisons pour lesquelles les recettes de l’IS et de la TVA s’effondraient, et à celles qui expliquaient des écarts de l’ordre de 5 % pour l’impôt sur le revenu ? Avez-vous eu le temps de demander des explications aux services ou, au contraire, avez-vous accepté les chiffres qu’ils vous présentaient ?

M. Antoine Armand. J’entends ce que vous dites. Dix jours tout au plus après notre arrivée, nous avons demandé un travail sur le suivi de la dépense des collectivités jusqu’à la fin de l’année. Deuxièmement, nous avons lancé une mission d’inspection visant l’impôt sur les sociétés et la taxe sur la valeur ajoutée. Troisièmement, afin de gagner de l’indépendance, nous avons constitué un comité scientifique constitué de huit personnalités indépendantes présentant un parcours académique incontestable, auquel nous avons demandé comment elles comprenaient ce dérapage et ces changements d’élasticité, et comment elles amélioreraient les prévisions. Je me suis dit – et je pense avoir eu raison de le faire – qu’il valait mieux laisser travailler ces personnalités, qui ont rendu à la fin du mois de décembre des premières conclusions permettant d’appréhender de manière plus économique les comportements et les changements de composition de la croissance, et que le gouvernement trouvera intérêt, me semble-t-il, à communiquer en temps utile.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous n’avez pas mis en garde vos services en leur faisant observer que les perspectives qu’ils formulaient reposaient sur des hypothèses complètement dépassées quant au comportement des acteurs économiques. Avec une consommation plate, comment les services peuvent-ils prévoir 10 milliards supplémentaires de TVA en 2025 ? Vous auriez pu dire alors que c’était fou ! Je rappelle que le nouveau gouvernement vient de réduire à 5 ces 10 milliards.

M. Antoine Armand. Je ne suis pas sûr de comprendre la différence avec les questions que nous avons abordées précédemment. J’ai souhaité que l’élasticité soit fixée à un niveau quasiment identique à celui de 2024, pour éviter l’erreur commise entre 2023 et 2024. Vous avez fondé votre analyse sur les deux années les plus exceptionnelles, mais sur trente ans en série longue, l’élasticité est de 1. Nous avons donc adopté des hypothèses prudentes à cet égard. J’ai interrogé les hypothèses et demandé des explications sur les évolutions spontanées des recettes et sur la consommation, avec notamment l’idée sous-jacente qu’il y aurait une désépargne et une reprise après le covid grâce à des évolutions et à des investissements en cours, en particulier dans l’innovation. Je constate que nous avons des divergences sur ce point, mais je ne peux pas vous dire autre chose que les travaux que j’ai lancés et les réunions que j’ai menées pour y voir plus clair.

M. le président Éric Coquerel. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Peut-être ma question sera-t-elle redondante, mais ce sera à l’insu de mon plein gré, car je n’ai pas pu, pour des raisons, techniques, entendre le début de cette réunion. Peut-être avez-vous fait vous aussi, monsieur le ministre, des choses à l’insu de votre plein gré – c’est du moins ce que j’ai cru comprendre de vos premières déclarations. Vous avez parlé, dans votre propos liminaire, d’un bateau ivre, mais la suite de vos explications ne correspond pas à ce diagnostic. J’avais moi-même parlé ici d’un bateau ivre lors de la première discussion budgétaire que nous avons eue avec Bruno Le Maire. La réponse que cela m’a attirée était faite de noms d’oiseaux et d’insultes diverses, dont celle de « suppôt de Poutine », dont je n’ai toujours pas compris le lien avec l’analyse du budget de la nation.

Vous avez dit que le problème de fond était celui des retraites et de la fonction publique. Même en imaginant que vous ayez raison, vous ne pourrez pas régler ce problème en un, deux ou trois exercices budgétaires – à moins que vous ne vouliez, sous serment, affirmer le contraire, mais cela m’étonnerait. Je ne vois donc pas sur quoi vous voulez agir.

Répondant au président Coquerel, vous disiez que vous ne vouliez pas donner votre sentiment, mais je ne pense pas que c’était là le sens de sa question. Vous avez accepté le poste de ministre de l’économie dans une situation que vous connaissiez. Alors que, depuis 2017, tous les rapports de la Cour des comptes nous alertent à propos des dépenses, il n’y a pas eu de réforme des dépenses structurelles. Vous savez tout cela mais, dans ce que vous présentez ici – huit heures après la réception du projet de loi de finances par les parlementaires –, vous n’annoncez pas de réforme de dépenses structurelles pour cette année et nous ne savons pas davantage ce que vous proposerez pour 2026.

Lorsque vous êtes arrivé au ministère, avez-vous écarté des propositions de baisses de dépenses structurelles formulées depuis sept ans, ou ces propositions n’existent-elles pas ?

M. Antoine Armand. Monsieur Tanguy, vous savez comme moi que les propositions de baisses de dépenses ne manquent pas. Elles sont connues et publiques, procédant des revues de dépenses de Bercy et de l’ensemble des opérateurs, y compris de la Cour des comptes. Ce qui fait défaut, et je pense que vous en êtes aussi témoin, voire parfois complice, c’est l’acceptabilité de ces baisses de dépenses. Pour ce qui est par exemple de la franchise médicale, l’une des demandes principales du Rassemblement national était de revenir sur le déremboursement des médicaments, alors qu’il est avéré que, par comparaison avec les autres pays européens, il s’agit là d’une dépense majeure de la France, qui l’isole financièrement. De même, ma proposition de rationalisation des opérateurs est sur la table et n’était pas éloignée de celles de votre groupe du Rassemblement national, mais n’a pas été retenue dans les arbitrages gouvernementaux ou parlementaires. Je pourrais citer aussi d’autres dépenses liées à la santé – franchises ou transports sanitaires – et à l’assurance chômage, mais je constate que votre groupe et d’autres s’y opposent frontalement.

Vous avez tout à fait raison de dire qu’il faut du temps pour réduire le nombre d’agents publics ou les dépenses de retraite, ou pour augmenter la quantité de travail qui produit des recettes, mais avec ce raisonnement, on ne le fait jamais, en se disant chaque année que ce n’est pas le moment de le faire. C’est là que réside la difficulté – je vous réponds le plus sincèrement du monde. Des propositions sont sur la table et j’en fais moi-même, dont certaines sont acceptées, d’autres s’étiolent et d’autres encore sont refusées – c’est le principe de la situation dans laquelle nous nous trouvons. J’ai toutefois pu constater, comme vous sans doute, qu’il n’y avait pas en France de consentement collectif, pas de consensus pour réduire la dépense et faire des économies de plus de 1 milliard d’euros. Si nous parvenons à nous mettre temporairement d’accord pour une réduction de 50 ou 100 millions d’euros, je n’ai pas constaté, dans les échanges que nous avons eus avec les groupes qui ont bien voulu discuter, et dont le vôtre fait partie, de proposition de suppressions de dépenses de cet ordre, alors que notre pays dépasse le millier de milliards de dépenses. Face à cette difficulté, je le dis avec beaucoup de modestie, nous avons échoué.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Vous avez eu tous pouvoirs pendant cinq ans et la situation actuelle n’est donc pas la faute de l’opposition – il y avait alors sept députés du Rassemblement national et, même depuis 2022, vous aviez encore une majorité, bien que l’on sache comment ça a fini. J’en ai assez de vous entendre, vous et tous les responsables macronistes que nous recevons, répondre toujours à nos questions par des questions, comme si cette commission n’était pas une commission d’enquête parlementaire. C’en est une et, monsieur le rapporteur, même si cela ne vous plaît pas, je dis ce que je veux.

Je pose donc à nouveau ma question : même avec des mesures visant les remboursements de médicaments et de transports sanitaires, et malgré les effets à venir de celles qui visent les retraites, le déficit est toujours d’au moins 3 %. Vous dites, à Bercy, que les trucs publics permettent de réduire le déficit, mais ce n’est pas vrai. Même en appliquant tous les rapports de fond de tiroir qu’on nous présente depuis sept ans, vous ne parviendrez pas à rétablir les comptes publics, n’est-ce pas ? En tout cas, ce ne sont pas le milliard d’économies sur les médicaments et les 300 millions que vous allez gagner sur les retraites à l’échelle de votre mandat qui permettront de revenir à 3 % de déficit, et encore moins à zéro. Ma question était donc sensée : existe-t-il à Bercy des plans ou des propositions qui permettraient de réaliser ce qui a été promis aux Français depuis 1992, à savoir passer à 3 %, puis à 0 % de déficit ?

M. Antoine Armand. Monsieur Tanguy, en vous adressant dans le cadre de cette commission d’enquête à un acteur politique qui a une sensibilité politique, vous sortez plus que moi de son cadre. Si vous vous adressiez au ministre que j’ai été, vous me demanderiez quelles propositions j’ai trouvées en arrivant à Bercy le 22 septembre. Or j’en ai moi-même formulé certaines. Ainsi, lors des premières réunions que nous avons eues, j’ai indiqué au premier ministre – qui n’avait, du reste, pas franchement besoin de moi pour le découvrir –, que la France comptait une proportion d’agents publics bien plus élevée que les autres pays européens et qu’il fallait donc engager une baisse importante des effectifs de la fonction publique territoriale et centrale, tout en restant conscient du contexte politique que nous connaissons. J’ai également mis sur la table des propositions relatives aux franchises médicales, aux consultations de médecin, aux transports sanitaires et aux médicaments, qui allaient bien au-delà du milliard, tout en prenant en compte le contexte politique. Je comprends parfaitement, toutefois, que les arbitrages gouvernementaux ne se traduisent pas spontanément par une annonce de 20 milliards d’euros d’économies sur les dépenses de santé et les dépenses sociales, mesures dont il n’est pas certains qu’elles recevraient une adhésion unanime.

Je constate d’ailleurs que, bien que vous critiquiez les « macroniens », au rang desquels vous me renvoyez, j’ai entendu récemment le Rassemblement national déclarer qu’il n’entendait pas réduire le nombre de fonctionnaires. Le fait que nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord sur des constats aussi élémentaires – je peux détailler encore et encore toutes les propositions que j’ai faites et je tiens à votre disposition les documents que j’ai établis à ce propos – ne fait que traduire l’absence de majorité dans l’hémicycle pour opérer des baisses de dépenses très importantes. Je ne dis pas que ce n’est pas de notre faute ni que la majorité et le gouvernement n’y soient pour rien, car notre part de responsabilité est importante et j’aurais aimé remplacer l’intégralité des impôts supplémentaires par des baisses de dépenses, qui n’ont toutefois pas été acceptées par les arbitrages gouvernementaux ou qui ont été rejetées dans les discussions préliminaires que nous avons eues avec les groupes politiques, lesquels, légitimement, ont exprimé des souhaits.

M. le président Éric Coquerel. Je remarque qu’il y a eu des majorités pour proposer avec pertinence des hausses de recettes.

M. David Amiel (EPR). Je rappelle que ces hausses de recettes ont été rejetées par l’Assemblée elle-même dans le vote de la première partie du projet de loi de finances.

M. le président Éric Coquerel. Peut-être, avec le Rassemblement national de votre côté, mais elles ont été adoptées.

M. David Amiel (EPR). Pour en revenir à l’objet de cette commission d’enquête, à savoir les écarts de prévisions, je rappelle qu’avec votre arrivée, monsieur le ministre, est apparu un élément nouveau : le comité scientifique qui a permis d’abord de compléter les travaux lancés au niveau de l’Inspection générale des finances mais qui, contrairement à celle-ci, l’a fait avec des acteurs extérieurs à l’administration et dont l’indépendance est parfaitement reconnue, qu’ils soient issus d’autres institutions, comme la Banque de France ou l’Insee, ou qu’il s’agisse d’économistes académiques, venus notamment de l’Institut des politiques publiques, et même du secteur privé.

Que vous ont dit les membres de ce comité scientifique de l’état des lieux, des prévisions réalisées ces dernières années, avec les erreurs que nous connaissons, notamment sur le taux d’élasticité des prélèvements obligatoires ?

Deuxièmement, quelles sont, au-delà de celles que vous avez évoquées, à propos notamment du calcul de l’excédent brut d’exploitation (EBE), les principales recommandations qui vous ont été faites ?

Troisièmement, à la lumière de cette expérience, ce mode de fonctionnement impliquant un comité scientifique composé de personnalités indépendantes extérieures ne devrait-il pas être pérennisé ? De fait, nous constatons, à l’occasion des auditions auxquelles nous procédons, que les prévisions réalisées par les services de la direction générale du Trésor et de la direction du budget souffrent d’une certaine endogamie, d’un fonctionnement en vase clos, comme dans n’importe quelle organisation, avec un attachement à des modèles maison anciens qui ont du mal à s’adapter face à des chocs nouveaux. Ne serait-il pas pertinent de disposer de comités scientifiques permanents permettant de critiquer et d’améliorer ces modèles en les confrontant avec ce qui existe dans d’autres institutions ou avec la pointe de la recherche académique ?

M. Antoine Armand. Deux choses m’ont marqué dans les travaux du comité scientifique auxquels j’ai pu assister ou dans les échanges préliminaires que j’ai eus avec lui, au moment où il rendait ses conclusions au gouvernement actuel – lequel souhaitera, je pense, les communiquer au moment opportun, en particulier à votre commission d’enquête. La première est la faiblesse, dans notre pays, du nombre des personnes compétentes pour faire des prévisions. C’est là une partie de la réponse à la question de savoir si nous devrions nous doter, au-delà des services de prévision de l’administration, d’un office indépendant. Le comité scientifique a, quant à lui, souligné qu’il fallait avant tout savoir si nous étions en mesure de former ces spécialistes. Le deuxième point marquant est que l’administration doit être mieux connectée et avoir davantage d’échanges avec les acteurs économiques pour connaître mieux l’impact sectoriel des diverses mesures – cette nécessité n’est au demeurant pas propre aux prévisions du service public.

Monsieur le rapporteur, n’ayant pas répondu tout à l’heure à votre question sur les mesures nouvelles, je précise que les modèles actuels sont très statiques et que le chiffrage d’une mesure nouvelle, quels que soient le gouvernement et sa couleur politique, est une gageure et souffre souvent de sérieuses faiblesses. Il nous reste, à cet égard, une marge de progrès.

Une troisième recommandation du comité scientifique, que je me réjouis de voir reprendre par le gouvernement de François Bayrou et par le premier ministre lui-même, est la pleine application de l’esprit de la Lolf pour ce qui est de la justification au premier euro. On donne ainsi les moyens, non seulement au gouvernement, qui les a par l’intermédiaire de ses administrations, mais également au Parlement, de procéder véritablement à une évaluation au premier euro des dépenses publiques, donc de mieux prévoir, au fil du temps, lesquelles d’entre elles peuvent s’éteindre et lesquelles perdurer.

Quant à savoir qui peut faire la prévision, comment l’améliorer et comment remédier au sentiment d’endogamie qui a été évoqué, je rappelle que le Royaume-Uni, bien qu’il possède un office indépendant à cet effet, a connu un écart de 1,4 point de PIB pour ce qui concernait ses déficits. À l’évidence, il ne suffit pas qu’un organisme soit indépendant pour qu’il n’y ait pas d’erreurs, et ce n’est pas le manque d’indépendance qui en a provoqué une. Je n’ai pas de position a priori, mais il est très difficile pour une administration de ne pas maîtriser elle-même sa prévision et de l’adapter à partir des remontées qui lui parviennent. Ainsi, le Haut Conseil des finances publiques est dans une situation inconfortable ou au milieu du gué, et doit exprimer des commentaires sur des prévisions qu’il n’a pas vraiment les moyens de questionner. Lorsqu’une administration ou un ministre chargés des prévisions reçoivent un avis du Haut Conseil des finances publiques indiquant que, pour 2024 et pour 2025, la prévision de croissance est « optimiste », mais « pas hors d’atteinte », et que la croissance et l’inflation sont « un peu élevées », que doivent-ils comprendre ?

Intervient là un principe de comply or complain, de contre-proposition. On ne peut pas, en effet, dire à une administration que la croissance est « un peu élevée » sans indiquer un chiffre étayé par des estimations valables, sous peine de mettre cette administration en grande difficulté. Au fond, le Haut Conseil des finances publiques n’avait pas tort, car le chiffre était « un peu élevé », mais on ne sait s’il était de 0,1, de 0,5 ou de 0,7 point. Le Haut Conseil des finances publiques se trouve dans une situation qui ne correspond pas aux prérogatives que nous souhaiterions qu’il ait. Il faut donc réinternaliser intégralement la prévision, mais la publier d’une manière plus effective et plus fréquemment par exemple avec les exercices que constituent les budgets économiques d’été, ou l’externaliser complètement en la confiant à un office.

M. David Amiel (EPR). On voit bien qu’il y a eu un dérèglement européen, dont vous faites d’ailleurs le diagnostic, du moins en Europe de l’Ouest, puisque les mêmes difficultés ont été observées, d’ampleur variable mais toujours importantes, au Royaume-Uni, en Allemagne et, en partie, en Italie. En tant que ministre des finances, vous représentiez notre pays dans les institutions européennes et dans la négociation de la nouvelle trajectoire budgétaire. Avez-vous eu des discussions avec les institutions européennes ou avec vos homologues sur cette difficulté à établir des prévisions fiables, notamment pour les recettes, dans ce contexte ?

M. Antoine Armand. Cette question financière préoccupait aussi nos homologues et la Commission européenne. Sans nous comparer à des pays qui ont subi des crises bien plus importantes et d’un autre niveau, la crainte, pour les créanciers, porte autant sur le niveau de déficit que sur la capacité à prévoir celui‑ci, donc sur la fiabilité des données qui leur sont transmises. Il y avait là un point d’attention, qui est aujourd’hui toujours examiné de près en Allemagne et en Grande-Bretagne en particulier, et hors Union européenne, et qui a fait débat. Dans des pays comme l’Allemagne, où l’écart de prévision était nettement important, et dans d’autres où il était comparable, comme le Royaume-Uni, il s’agissait souvent d’écarts d’estimation de croissance, qui se répercuteraient donc sur les recettes. En France, le problème, qu’on l’attribue aux comportements ou à l’élasticité – celle-ci ne faisant que traduire ceux-là –, était moins un problème de croissance que de réaction des prélèvements à la croissance.

M. le président Éric Coquerel. Interrogé hier à plusieurs reprises à ce propos, M. Chabrol, ministre-conseiller pour les affaires économiques et chef du service économique régional de notre ambassade à Londres, nous a dit qu’en Grande-Bretagne, pour ce qui concernait les recettes, le problème n’était pas la surestimation, mais la sous-estimation.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Tout à l’heure, monsieur Armand, évoquant la construction du budget pour 2024, vous avez dit que l’erreur, de par les effets de socle, avait été reproduite d’une année sur l’autre. Jugez-vous que, fin 2023, on aurait pu anticiper ce qui s’est passé ?

M. Antoine Armand. Pardon si j’ai été imprécis. Les effets de socle ont bien été pris en compte. L’erreur qui s’est reproduite concerne la réaction au PIB des recettes spontanées, en particulier fiscales – TVA, IS et, modérément, DMTO.

Je n’étais pas membre du gouvernement lors de la préparation de ce PLF, et je n’ai pas eu le temps d’obtenir les travaux que j’avais commandés pour répondre pleinement à la question. Je me suis en effet concentré sur l’élaboration du prochain texte budgétaire et sur la trajectoire financière de notre pays.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). La direction générale du Trésor a adressé une note au ministre de l’économie le 16 février 2024, signalant que la prévision de déficit n’était pas réaliste et en proposant une autre. Avez-vous eu connaissance de cette information avant que la prévision de déficit ne soit modifiée, en avril ?

M. Antoine Armand. En tant que député, non, je n’en ai pas eu connaissance.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Lorsque vous arrivez au ministère en septembre, votre objectif est-il d’abaisser à moins de 6,1 % le déficit d’ici la fin de l’année ?

M. Antoine Armand. Lorsque nous sommes arrivés, quelques semaines après le premier ministre, il s’agissait d’abord de savoir si nous pouvions contenir le déficit à 6,1 % et d’étudier tous les leviers de régulation de la dépense ou d’activation de nouvelles recettes. Le 26 septembre, quatre jours après mon arrivée à Bercy, le premier ministre acte le fait qu’il n’y aura pas de PLFR et que l’ensemble des mesures de régulation qui le pourront seront prises. Dès lors, comme le veut la hiérarchie, le ministre en charge des comptes publics applique cette décision au suivi de la dépense ainsi qu’aux recettes.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). À partir du 26 septembre, vous considérez donc personnellement qu’il n’est pas possible de réduire le déficit en deçà de 6,1 % en 2024 ?

M. Antoine Armand. Je vous le redis : la régulation de la dépense appartient au ministre du budget. J’arrive le 22 septembre. Le 26, nous nous réunissons avec le premier ministre, qui acte que le déficit doit être rapproché autant que possible de 6,1 % et qu’il faut, pour le contenir au maximum, activer tous les leviers de régulation. C’est ce qu’il demande au ministre Laurent Saint-Martin, et c’est ce que fait ce dernier. Ai-je eu le sentiment qu’il faisait le maximum pour atteindre cet objectif ou faire mieux, si c’était possible ? Oui.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). À ce moment-là, vous n’avez donc vous-même aucun avis sur la possibilité de réduire le déficit ? Avez-vous des échanges avec Bruno Le Maire et Gabriel Attal ?

M. Antoine Armand. J’ai des échanges avec eux parce que nous avons la même sensibilité politique, parce qu’il y a eu une passation des dossiers avec Bruno Le Maire et son équipe, et parce que Gabriel Attal est président du groupe Ensemble pour la République.

Je ne comprends pas que vous m’interrogiez sur mon sentiment, mon avis ou mon intime conviction personnelle. En tant que ministre de l’économie et des finances, j’ai un budget à élaborer. Des milliers de lignes de suivi des dépenses remontent progressivement, semaine après semaine, de l’ensemble des administrations, des centres hospitaliers, des caisses primaires d’assurance maladie, des collectivités – et vous voudriez que je vous dise si j’avais le sentiment, à la lecture de ces dizaines de ces milliers de lignes, que le déficit serait de 6,05 % ou bien de 5,95 % ? Heureusement, personne ne travaille ainsi dans l’administration ! C’est sur la base de ces remontées que l’on construit des données, lesquelles ne sont ni un sentiment, ni une conviction ni un avis.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Je ne vous demande pas votre sentiment. Je vous demande si, en tant que ministre de l’économie, vous considérez alors qu’il est possible de réduire le déficit d’ici à la fin de l’année.

Gabriel Attal et Bruno Le Maire, avec lesquels vous dites avoir échangé, considèrent tous les deux – ils l’ont dit notamment au Sénat – qu’il aurait été possible de ne pas finir avec un déficit de 6,1 % si un certain nombre de mesures avaient été prises. En tant que ministre, vous prenez des décisions en fonction des objectifs politiques que vous fixez. À ce moment-là, avez-vous pour objectif de réduire le déficit en deçà de 6,1 % ou considérez-vous que c’est impossible ?

M. Antoine Armand. Je le répète : cette question relève du ministre en charge des comptes publics qui, lui, est destinataire du suivi de la dépense et peut dire dans quelle mesure le déficit sera réduit au cours des deux mois et demi qui restent. Dans un délai si court, les quelques jours entre la nomination de Michel Barnier le 5 septembre et mon arrivée à Bercy le 22 septembre sont décisifs ; ni Gabriel Attal ni Michel Barnier ne peuvent dire exactement ce qui s’est passé à ce moment-là. Et c’est fin septembre que nous arrive une nouvelle estimation, avec les remontées des comptes sociaux et des collectivités.

Vous voudriez que je vous dise : « C’était impossible » ou « C’était possible ». Mais l’honnêteté et la réalité administrative m’obligent à vous dire qu’il n’y a pas de réponse aussi simple à cette question. La dépense remonte en fin d’année, sans vision actualisée en direct, jour après jour.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites que le suivi de la dépense est une attribution du ministre en charge des comptes publics. Auriez-vous apporté la même réponse si celui-ci avait été rattaché non pas à Matignon mais au ministère des finances, comme c’est à nouveau le cas ?

Vous dites que, n’étant pas ministre en charge des comptes publics, la réduction du déficit n’était pas de votre responsabilité. Si le ministre en charge des comptes publics avait été directement relié à votre ministère – comme l’est aujourd’hui Amélie de Montchalin et comme l’avaient été Gabriel Attal puis Thomas Cazenave –, auriez-vous fait la même réponse ?

Quand nous avons auditionné Bruno Le Maire, il ne nous a jamais répondu que le budget ne relevait pas de son domaine mais de celui de ses ministres, comme vous le faites aujourd’hui. Or la différence entre vous tient au fait que votre ministre chargé des comptes publics était rattaché à Matignon.

M. Antoine Armand. Surtout, il ne m’était pas rattaché.

M. le président Éric Coquerel. Oui, c’est une nouveauté que nous avons tous remarquée. D’où ma question : feriez-vous la même réponse s’il en avait été autrement ?

M. Antoine Armand. Je suis navré, mais je ne comprends vraiment pas votre question.

Pour compléter ma réponse à Aurélien Le Coq je voudrais préciser que, si l’on attend des semaines avant que les estimations de déficit ne soient mises à jour, c’est parce qu’il n’existe pas, à Bercy, de compteur actualisant en permanence le déficit public. Il serait très utile d’avoir les recettes et les dépenses au jour le jour, mais ce n’est pas le cas : les informations remontent de façon très séquencée, si bien que nous n’avons que tous les trois ou quatre mois une nouvelle estimation remontant des ministères.

M. le président Éric Coquerel. À aucun moment, Bruno Le Maire ne nous a dit qu’il n’était pas responsable du budget ou des finances publiques. Dans la mesure où c’est ce que vous affirmez, je vous demande si cela tient à ce que votre ministre en charge des comptes publics était directement rattaché à Matignon et non à vous-même.

M. Antoine Armand. J’ai enfin compris votre question. Ma réponse est oui – avec la réserve que j’ai émise tout à l’heure quant à l’absence de suivi de la dépense.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). J’entends votre réponse. Vous assumez donc que, en tant que ministre de l’économie, vous n’aviez alors ni la volonté ni l’objectif politique d’essayer de réduire le déficit pour la fin de l’année 2024 ; vous considériez que cela ne relevait pas de votre responsabilité mais d’une décision du premier ministre, mise en application par le ministre chargé des comptes publics.

Dans ce cas, nous ne pouvons pas vous demander si vous avez un avis sur l’opportunité, à ce moment-là, de faire adopter un PLFR : vous allez nous dire que, ne sachant pas ce qu’il est possible de faire, cette question n’a de toute façon aucun sens.

M. Antoine Armand. Je n’ai jamais parlé de volonté : ce n’est pas la question, en fait. Cela ne fonctionne pas comme cela. Il ne suffit pas de vouloir quelque chose pour que cela arrive – vous êtes bien placé pour le savoir, je crois.

C’est au ministre en charge du suivi du déficit public qu’il revient de compiler l’ensemble des renseignements fournis par les directions et par les instituts. C’est à lui qu’il revient de suivre la dépense. Si j’avais été ce ministre, ç’aurait été ma responsabilité. Mais, en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Vous ne demandez pas au ministre de la santé s’il veut ouvrir ou supprimer des classes de CM2 ; ne me demandez pas de faire le suivi de la dépense alors que je n’en suis pas chargé. Je peux vous donner mon avis personnel, mon sentiment, et nous pouvons sans doute en discuter autour d’un café ; mais c’est de l’uchronie. Pour travailler, on se fonde sur les remontées comptables qui ont lieu tous les deux ou trois mois, que l’on est obligé de partager car elles sont factuelles.

M. Jacques Oberti (SOC). Vous dites avoir constaté que, dans notre pays, la réduction des dépenses était très difficile – elle l’est d’autant plus dans le contexte inflationniste des deux dernières années. Vous dites aussi qu’il est compliqué de bien prévoir les recettes. Celles constatées fin 2023 et en 2024 n’ont d’ailleurs pas correspondu aux prévisions et, plusieurs phénomènes se conjuguant, nous en arrivons au déficit constaté.

Certains économistes commencent à théoriser le principe qui consiste à réduire les recettes pour réduire les dépenses. Compte tenu de votre parcours, en particulier de votre expérience gouvernementale, ne considérez-vous pas qu’il était hasardeux de supprimer ou de réduire certains impôts comme la taxe d’habitation (TH), la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) ou l’IS ? N’était-ce pas risqué, au regard de la rigidité des dépenses ? N’aurait-il pas fallu réduire d’abord les dépenses avant d’ajuster les recettes ?

M. Antoine Armand. D’abord, je rappellerai qu’il y a un bénéfice à réduire les impôts, certains d’entre eux rapportant même davantage une fois leur taux réduit. Sans doute pourrons-nous nous accorder sur le fait que les taux faciaux des impôts, en France, sont bien supérieurs aux taux effectifs – peu importe que l’on attribue ce phénomène à l’optimisation fiscale ou aux effets de la courbe de Laffer.

J’ajouterai ensuite que l’on a pu observer, de 2017 à 2019, un ralentissement de la dépense publique concomitant aux décisions de baisses d’impôts – TH, IS et impôts de production en particulier. Mais ces moindres recettes fiscales se sont ensuite conjuguées à une hausse des dépenses, laquelle est le contrecoup budgétaire des réponses apportées aux différentes crises – des gilets jaunes, du covid et inflationniste. Puis l’effet ciseaux est allé croissant. L’important n’est pas de savoir qui blâmer, des gouvernements passés ou de l’hémicycle. Mais faute d’un plan global et courageux de retour à l’équilibre, comprenant soit une réduction du nombre d’emplois publics et des dépenses sociales, soit une forte augmentation des impôts – un scénario auquel je ne suis pas favorable, mais qui était l’alternative –, les déficits se sont accentués.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous êtes resté soixante-quatorze jours à la tête du ministère des finances dans le gouvernement de Michel Barnier. Cette expérience vous amène à présenter des constats objectifs intéressants, en particulier s’agissant du suivi de la dépense publique et de la nécessité d’en moderniser le contrôle. À votre prise de fonction, le 22 septembre 2024, le temps des premières alertes était déjà loin derrière. Si différentes notes ou rapports venaient nourrir les analyses, la dégradation du solde des comptes publics était bien confirmée. Dans ce temps très contraint, et compte tenu de l’urgence, quelle fut réellement votre marge d’action comme ministre ? Dans l’exercice de cette fonction, avec le périmètre que nous venons de préciser, avez-vous pu prendre des initiatives pour améliorer votre compréhension de la conjoncture et de la situation des comptes publics, pour en avoir la vision la plus claire et la plus fiable possible, afin d’arbitrer en responsabilité en cette fin d’exercice 2024 ? Sachant que par définition, les marges de manœuvre budgétaires étaient presque inexistantes en dépenses comme en recettes.

M. Antoine Armand. Ces marges de manœuvre ont déjà été largement décrites. Elles tiennent aux dépenses de 2024, à celles de 2025 dans le contexte politique que nous connaissons et, sans doute, au manque de perspectives s’agissant des réductions structurantes de déficit qui constituaient le projet de Michel Barnier à plus long terme : la France s’engageait à ramener son déficit à moins de 3 % en 2029, un objectif très ambitieux eu égard à son passé et à son passif.

Les trois chantiers que nous avons lancés avec Laurent Saint-Martin me paraissent répondre aux trois questions que l’on peut légitimement se poser. D’abord, quelle que soit l’orientation que l’on souhaite donner à la dépense publique, comment la suivre mieux et de plus près ? Ensuite, comment améliorer de l’intérieur les prévisions de Bercy ? C’est le travail que nous avons confié à l’IGF. Enfin, comment faire en sorte que des personnalités académiques aux sensibilités différentes puissent utilement, de l’extérieur, critiquer notre modèle de prévisions et notre modèle budgétaire, des questions les plus techniques – l’élasticité de l’impôt sur les sociétés, par exemple – aux questions plus structurantes politiquement ? Faut-il confier les prévisions budgétaires à un office indépendant ? Cela aurait un intérêt en matière de qualité de la prévision et de légitimité technique, mais présenterait aussi l’inconvénient de contribuer à l’agencification de l’État et d’accroître la difficulté, pour les politiques, de décider. Certains peuvent légitimement estimer, en effet, que j’aurais dû, en tant que responsable politique, fixer le niveau de la croissance attendue ; or ce n’est évidemment pas ainsi que cela se passe lorsqu’il existe un office budgétaire indépendant. Les travaux du comité scientifique que nous avons installé permettront d’y voir plus clair.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Je souhaiterais justement revenir sur ce comité scientifique, composé de neuf experts et instauré à l’initiative de Michel Barnier, Laurent Saint-Martin et vous-même. Nommé en novembre 2024, il est à ma connaissance inédit dans son format. Son objectif affiché est d’identifier des propositions concrètes d’amélioration des prévisions et de suivi des comptes publics. De quels moyens dispose-t-il ? Vous avez indiqué qu’il devait rechercher les causes profondes des erreurs de prévisions sur les dernières années ; pourriez-vous nous en dire plus ?

M. Antoine Armand. Avec Laurent Saint-Martin, nous ne souhaitions pas créer une nouvelle instance pérenne mais un comité au fonctionnement fluide, efficace, disposant de toutes les données des administrations, et qui soit en mesure de rendre un travail préliminaire assez rapidement. Il fallait qu’en quelques mois, il puisse présenter les pistes qui lui semblaient les plus intéressantes et que nous pourrions ensuite creuser, plutôt qu’un rapport que nous ne pourrions consulter, comme c’est d’usage, qu’une fois achevé. Les leçons à tirer de ses travaux ne sont pas encore publiques ; je pense que le gouvernement actuel aura l’occasion d’en reparler rapidement.

Mme Félicie Gérard (HOR). Je vous remercie, monsieur le ministre, de venir éclairer nos travaux, plus spécifiquement sur la période durant laquelle vous avez occupé la fonction de ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, à la fin de l’année 2024.

Ce n’est pas un scoop : la situation budgétaire est très dégradée et s’explique, entre autres, par un niveau de recettes inférieur à ce qui était prévu. Il est évident qu’en prenant vos fonctions en septembre, vous avez hérité d’une partie du projet de lois de finances que vous avez présenté au Parlement en octobre. Michel Barnier nous a expliqué avoir eu la volonté, au risque d’être impopulaire, d’agir dans un calendrier très contraint et de ramener le déficit à 5 % en 2025, puis aux alentours de 3 % en 2029. Je partageais totalement ces objectifs.

Notre incapacité à prévoir précisément nos recettes soulève un risque important d’aggravation des déficits. Quel est votre avis sur les modèles prédictifs dont vous disposiez à Bercy pour anticiper les variations de recettes ? Dans vos fonctions de ministre, avez-vous été amené à mettre en question leur crédibilité ? Si oui, cela vous a-t-il conduit à modifier certains de vos choix politiques lors de la présentation du budget ?

M. Antoine Armand. Il existe au moins trois modèles importants : Saphir permet d’étudier les effets redistributifs, Opale permet de traduire les évolutions à un ou deux ans et Mesange est un modèle économétrique de simulation et d’analyse générale de l’économie. Il se trouve que les erreurs de prévision peuvent aussi s’expliquer – je ne dis pas que c’est le cas – par des chocs de productivité ou des changements massifs de comportement, qui modifient le modèle. Celui-ci doit donc faire l’objet d’une actualisation interne, menée avec brio par les agents de la direction générale du Trésor, qui prend du temps et qui n’est pas exempte d’erreurs. Nous devons en tirer des leçons en matière d’outils et de techniques administratives, mais aussi sans doute leçons en matière de contestabilité : il est important, utile et légitime sur le plan démocratique que ces modèles puissent être contestables. De nombreuses données qui sont aujourd’hui difficiles d’accès pourraient être rendues publiques et mises à disposition de la classe politique.

J’ajoute que le renforcement des outils techniques du Parlement est particulièrement urgent : dans le moment de défiance que nous traversons, il est essentiel qu’il puisse mener ses propres travaux. C’est la meilleure garantie démocratique que l’on puisse imaginer.

M. le président Éric Coquerel. Vous n’êtes pas le premier à estimer que le Parlement pourrait disposer de davantage de moyens pour mener à bien sa mission de contrôle.

Le rapporteur général vous a demandé à quoi servait un ministre. Je vais vous poser la question autrement : finalement, le propre d’un ministre privé de majorité absolue à l’Assemblée nationale n’est-il pas de prendre les chiffres les plus optimistes ou d’ignorer les chiffres pessimistes pour arriver à bâtir son budget et à le faire adopter plus facilement, quitte à faire voter ensuite un PLFR ou à annuler des crédits ? Dès la fin de l’année 2023 en effet des notes indiquaient que le déficit atteindrait 5,2 % du PIB au lieu des 4,9 % annoncés en même temps devant l’Assemblée : les ministres étaient donc déjà alertés. Cette situation n’est-elle pas induite pas la difficulté de faire passer un budget en l’absence de majorité ?

M. Antoine Armand. C’est une question d’éthique personnelle, monsieur le président. Certains l’ont peut-être fait par le passé, mais je ne suis pas juge. À chacun de voir s’il accepte de choisir des hypothèses non conformes aux prévisions, éloignées de la médiane, ou qui ne correspondent pas à son intime conviction, pour faire passer le budget. Ce que je me suis efforcé de faire, quant à moi, c’est de choisir des hypothèses – qualifiées d’« un peu optimistes » par le HCFP, sans que l’on sache ce que recouvrent les termes « un peu » – qui permettaient de se projeter dans un budget ayant un sens sur le plan économique et fondé sur une prévision de croissance proche des prévisions – même si vous avez raison de souligner qu’elle était légèrement supérieure. Je ne serais pas étonné que, sur le temps long, les prévisions de croissance de l’État soient toujours supérieures aux autres de 0,1 voire 0,2 ou 0,3 point ; je constate que ce fut le cas en 2023.

Au fond, je crois profondément que nous ne nous poserions pas ces questions si nous n’étions pas à 6,1 % de déficit. D’autres pays d’Europe, dans lesquels des variations de croissance ont porté le déficit de 1,5 % à 1,7 % par exemple, ne se sont pas retrouvés dans la même situation. Malheureusement, le volontarisme est aussi induit par la gravité de la situation, notamment du déficit.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour vos réponses.

23.   Jeudi 13 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 84

La Commission auditionne M. Laurent Saint-Martin, ancien ministre chargé du budget et des comptes publics, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([22]).

M. le président Éric Coquerel. Nous auditionnons aujourd’hui M. Laurent Saint-Martin, ministre chargé du budget et des comptes publics de septembre à décembre 2024, dans le cadre de nos travaux visant à étudier et à rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête selon le régime prévu par l’article 6 de l’ordonnance n°58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à M. Saint-Martin et transmis aux membres de la commission.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(M. Laurent Saint-Martin prête serment.)

M. Laurent Saint-Martin, ancien ministre chargé du budget et des comptes publics. Je vous remercie de m’inviter à répondre à vos interrogations sur les comptes 2023 et 2024. Permettez-moi de rappeler la chronologie des textes budgétaires de l’automne dernier.

Le gouvernement de Michel Barnier est nommé le 21 septembre 2024. C’est à cette date que je prends mes fonctions de ministre auprès du Premier ministre chargé du budget et des comptes publics, et que je prends connaissance des dernières remontées comptables transmises par la direction générale du Trésor (DGT), qui font état d’une dégradation préoccupante des recettes fiscales et, dans une moindre mesure, des dépenses publiques, notamment celles des collectivités.

Selon le Trésor, le déficit public s’établirait à 6,3 % du PIB en 2024 et à 6,9 % en 2025 sans mesure nouvelle, du seul fait de l’évolution tendancielle des dépenses des administrations publiques. C’est un dérapage significatif par rapport à la prévision de juillet, que les ministres avaient présenté le 9 septembre devant votre commission, faisant alors état d’un déficit de 5,6 % du PIB en 2024 et de 6,2 % en tendanciel en 2025.

Dès le 25 septembre 2024, je me rends devant votre commission aux côtés du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, Antoine Armand, pour faire la transparence sur l’état des comptes 2024 à la lumière des remontées dont nous disposons à ce moment-là. Je vous informe alors que le déficit pour 2024 pourrait s’établir autour de 6 % du PIB. Ce sont d’ailleurs les premiers mots de ma prise de parole. Je m’engage alors devant vous à tenir toujours un discours de vérité et de transparence et prends le même engagement auprès de la commission des finances du Sénat ainsi que devant les commissions des affaires sociales des deux assemblées.

Telle sera ma méthode pendant toute la durée de ce mandat. Plusieurs exemples l’illustrent. Lorsque je suis informé, le 14 novembre 2024, du dérapage de 1,2 milliard d’euros de nos dépenses de sécurité sociale, je prends sur-le-champ attache avec les commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat pour signaler cet écart. Afin de prendre immédiatement des mesures correctives, le gouvernement actualise en conséquence les trajectoires des finances publiques dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et le projet de loi de finances (PLF) en cours d’examen. De plus, il prend des mesures pour limiter l’impact sur les finances publiques en 2024 et 2025, notamment la modification de la clause de sauvegarde.

Par ailleurs, j’ai tenu à ce que les textes financiers soient actualisés en cours d’examen jusqu’au dernier moment, à partir des informations disponibles. Par exemple, l’article d’équilibre du projet de loi de finances de fin de gestion (PLFG) adopté au Sénat a été mis à jour postérieurement à la commission mixte paritaire (CMP) du 3 décembre 2024. Cette actualisation visait notamment à tenir compte d’une nouvelle information sur les recettes de TVA pour 2024, accusant une baisse de 1,4 milliard d’euros.

Enfin, Antoine Armand et moi-même avons pris à bras-le-corps le sujet du pilotage des finances publiques. Nous avons lancé un plan d’action pour les finances publiques et installé un comité scientifique afin d’éclairer l’administration d’expertise extérieure. Ce comité a deux vertus : assurer la transparence des méthodes de prévision vis-à-vis de la société civile; améliorer les modèles de prévision grâce à un meilleur dialogue entre administration et scientifiques. À ce propos, je tiens à préciser, même si je l’ai dit de façon constante, que la qualité et la solidité des équipes de Bercy ne sont pas et n’ont jamais été, à mes yeux, en question. Je peux témoigner personnellement de leur compétence, de leur expertise et de leur mobilisation sans faille.

Le 27 septembre 2024, le Premier ministre réunit un séminaire gouvernemental. La question budgétaire y fait l’objet de discussions dédiées et approfondies dans la perspective de la déclaration de politique générale du 1er octobre 2024, dans laquelle le Premier ministre fixe un cap clair pour le redressement de nos finances publiques : ramener à 3 % le déficit public à l’horizon 2029 en commençant par le contenir à 5 % en 2025. Ce cap est précisé dans la foulée : il s’agit de réaliser un effort de 60 milliards d’euros en 2025, reposant aux deux tiers sur des baisses de dépenses publiques et pour un tiers sur des hausses de contributions temporaires et ciblées.

Le 8 octobre 2024, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) rend son avis sur les prévisions macroéconomiques et sur les articles liminaires du PLF et du PLFSS pour 2025. Il valide les hypothèses retenues par le gouvernement, qui serviront également de base au PLFG pour 2024. Concrètement, cela signifie que la prévision est sérieuse et sincère. Le HCFP validera une seconde fois ces hypothèses quelques mois plus tard dans le cadre de l’examen du PLFG pour 2024. Je présente le PLF devant les commissions des finances des deux chambres dès le 10 octobre. Le constat qu’Antoine Armand et moi-même dressons est assez simple : si nous ne faisons rien, la dynamique spontanée de la dépense publique pourrait porter le déficit à environ 7 % en 2025, ce qu’il faut absolument éviter.

Nous proposons donc au Parlement que l’effort de 60 milliards d’euros repose aux deux tiers sur de la réduction de dépenses et pour un tiers sur des contributions temporaires ciblées et exceptionnelles. C’est un effort exigeant, dont je mesure l’ampleur, à la mesure de la situation. Notre pays a accumulé une dette qui s’élève alors à 3 220 milliards d’euros, soit 112 % du PIB au deuxième trimestre 2024.

Le 14 octobre, je présente dans l’hémicycle le projet de loi de règlement et d’approbation des comptes de l’année 2023 Les comptes de 2023 affichent une nette dégradation. Le déficit public s’établit à 154 milliards d’euros, soit 5,5 % du PIB. C’est une dégradation par rapport au résultat 2022, qui présentait un déficit de 4,8 %, et par rapport aux prévisions du dernier collectif pour 2023, qui prévoyait un déficit de 4,9 %.

Deux constats s’imposent sur ce niveau de déficit. Le premier est que l’essentiel de la dégradation est lié au niveau de recettes, nettement moindres qu’attendu, les événements exceptionnels des dernières années, notamment les crises sanitaire et inflationniste, ayant rendu très erratique et beaucoup moins prévisible l’évolution des prélèvements obligatoires. Au total, la moins-value en recettes est de 21 milliards d’euros par rapport à ce qui était anticipé lors du débat parlementaire à l’automne 2023. S’agissant d’un sujet majeur, Antoine Armand et moi-même nous sommes engagés à renforcer les capacités de prévision et de suivi des dépenses et des recettes publiques au sein des ministères économiques et financiers.

Le second constat est que la dégradation aurait été plus grave encore si le précédent gouvernement, dirigé par Gabriel Attal, n’avait pas agi pour maîtriser la dépense. À cet égard, je tiens à saluer l’action de mon prédécesseur, Thomas Cazenave, aux côtés de Bruno Le Maire. Grâce aux mesures de freinage déployées dès le printemps 2023, tandis qu’Élisabeth Borne était à Matignon, notamment la mise en réserve et des annulations de crédits par décret, les dépenses de l’État et de ses opérateurs ont été inférieures de 7 milliards d’euros à ce que prévoyait la loi de finances de fin de gestion pour 2023.

Le 15 octobre, je complète ce tableau devant la représentation nationale lors de l’examen du projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale pour 2023, année de rééquilibrage. Le déficit de la sécurité sociale s’est établi à 10,8 milliards d’euros, en amélioration de 8,9 milliards d’euros par rapport aux résultats enregistrés en 2022. C’est une amélioration sensible, même si elle est inférieure de 2,1 milliards d’euros à la prévision inscrite dans la loi de financement de la sécurité sociale initiale. Les dépenses ont été maîtrisées. La trajectoire de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) a été respectée. Les recettes ont été plus faibles qu’anticipé en raison du ralentissement économique observé en fin d’année. Trois branches sont restées déficitaires en 2023 : la branche maladie à hauteur de 11,1 milliards d’euros ; la branche vieillesse à hauteur de 2,6 milliards d’euros ; la branche autonomie à hauteur de 0,6 milliard d’euros. Les deux branches famille et accidents du travail et maladies professionnelles (AT‑MP) étaient en excédent.

Deux facteurs expliquent l’amélioration des comptes sociaux. D’abord, nous sommes sortis de la crise sanitaire. Les dépenses de protection liées au dispositif de chômage partiel et au report de charges ont drastiquement diminué. Retirer des filets de sécurité une fois les crises passées n’est pas un tabou. C’est ce qui a été fait pour la sécurité sociale en 2023. C’est ce que nous proposions de faire en 2025 en retirant les boucliers tarifaires mis en œuvre face à l’inflation et à la hausse des prix de l’énergie. Ensuite, nous avons stimulé la croissance des recettes en continuant à créer de l’emploi. En 2023, la masse salariale du secteur privé a progressé de 5,7 %.

J’en viens à l’exécution 2024, dont j’ai rendu compte devant votre commission le 7 novembre 2024, lorsque je suis venu vous présenter le PLFG pour 2024. Premier constat : les hypothèses macroéconomiques que nous avons retenues quelques mois plus tôt pour la construction des textes budgétaires sont une nouvelle fois validées par le HCFP, notamment la croissance de 1,1 % et l’inflation contenue à 2,1 % en moyenne annuelle, avec toutefois une zone d’incertitude sur les prix de l’énergie, compte tenu des risques que fait peser sur les marchés du pétrole la situation au Moyen-Orient. Le HCFP estime que les prévisions de croissance et d’inflation retenues dans le PLFG sont réalistes et que notre prévision de déficit est « plausible ».

Je reconnais alors très clairement devant vous que l’exécution 2024 a été marquée par un écart sensible par rapport à la prévision. La loi de finances initiale pour 2024 prévoyait un déficit de 4,4 % ; le PLFG prévoit un déficit de 6,1 %. Cet écart représente environ 50 milliards d’euros ; il est principalement lié à l’évolution des prélèvements obligatoires. Le niveau des prélèvements est révisé à la baisse pour environ 42 milliards d’euros par rapport aux prévisions initiales. Ce chiffre s’explique pour moitié par l’exécution constatée en 2023.

L’écart par rapport à la prévision initiale résulte également, dans une moindre mesure, du dynamisme des dépenses publiques. À ce sujet, je tiens à rappeler les efforts déployés en gestion par le gouvernement précédent pour freiner les dépenses. Dès le mois de février, un décret d’annulation a été pris à hauteur de 10 milliards d’euros. À l’été, des cibles d’exécution exigeantes ont été fixées aux ministères pour 2024. Dans le cadre du surgel de juillet, la réserve de précaution est portée à plus de 16 milliards d’euros.

Prenant appui sur ces deux mesures, nous proposons dans le PLFG des annulations de crédits à hauteur de 5,6 milliards d’euros dans le périmètre de dépenses de l’État, soit le freinage maximal auquel nous pouvions procéder à ce point du calendrier. En fin de compte, les trois quarts des 16 milliards d’euros de crédits mis en réserve ne seront pas consommés en 2024.

En y ajoutant les annulations du décret de février, on parvient au chiffre de plus de 15 milliards d’euros de réduction des dépenses de l’État en cours d’année, ce qui est inédit. En tenant compte des mouvements inverses, notamment l’effet de report de crédits de 2023 et des ouvertures de dépenses imprévues et exceptionnelles pour 4,2 milliards d’euros, l’exécution des dépenses de l’État, au total, est inférieure de 6 milliards d’euros au niveau prévu en loi de finances initiale. Concrètement, la cible d’exécution pour 2024 en dépenses notifiée par Bruno Le Maire sous l’autorité de Gabriel Attal s’est élevée à 487 milliards d’euros ; la cible d’exécution prévue par notre PLFG s’élève à 486 milliards d’euros.

Nous avons donc fait le maximum de ce qu’il était possible de faire afin de maîtriser la dépense en 2024, dans le cadre et le calendrier qui était les nôtres. Les prévisions de croissance et de déficit public retenues pour l’année 2024 dans le cadre macroéconomique des textes financiers, notamment du PLFG pour 2024, ont été respectées. Non seulement la prévision de 6,1 % de déficit public est atteinte, mais elle est légèrement améliorée – le déficit devrait finalement s’établir à 6 %, d’après les dernières informations disponibles.

M. le président Éric Coquerel. Hier, lors de son audition devant cette commission d’enquête, Antoine Armand a été interrogé sur la capacité du gouvernement de M. Michel Barnier de parvenir à redresser le déficit en 2024. Le 9 septembre 2024, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave sont venus devant nous, peu de temps avant votre nomination, nous informer d’une aggravation du déficit de 5,1 % à 5,6 %. Deux jours après cette audition, le 11 septembre, le Trésor actualise les prévisions : une note est transmise aux ministres pour les informer que le déficit s’établirait finalement à 6,3 % avant application des lettres-plafonds et des économies en discussion. Début octobre, lors du dépôt du PLF pour 2025, la prévision retenue est de 6,1 % ; ce chiffre a été contesté par l’équipe précédente, qui considère – Bruno Le Maire l’a répété ici lors de son audition – que vous avez choisi de laisser le déficit filet alors que l’objectif de 5,5 % était tenable.

J’aimerais donc savoir si l’objectif de 5,6 % que les ministres nous ont présenté à la fin de l’été n’était pas trop optimiste. À votre arrivée, les mesures proposées pour y parvenir, notamment l’annulation de la totalité des crédits mis en réserve, soit 16,7 milliards d’euros, proposée par Bruno Le Maire, vous ont-elles semblé crédibles ?

M. Laurent Saint-Martin. Les différences d’appréciation du solde public en fin d’année 2024 résultent de la connaissance des prévisions émises par le Trésor à l’instant T. Il est cohérent que les ministres du gouvernement Attal, qui avaient connaissance d’une prévision de déficit de 5,6 %, aient fixé la cible à 5,5 %. Lorsque j’ai pris mes fonctions, une nouvelle note du Trésor prévoyait un déficit de 6,3 % pour 2024, ce qui est sensiblement différent. Nous n’en avons pas moins fait un effort de freinage de la dépense publique similaire à celui du gouvernement Attal, à quelques choix marginaux près. Simplement, nous ne partions pas des mêmes prévisions initiales du Trésor ; il est donc normal que les prévisions d’exécution respectives des gouvernements Attal et Barnier aient divergé.

S’agissant du surgel et des annulations de crédits, les trois quarts des 16 milliards d’euros concernés n’ont pas été consommés en 2024. Les crédits non reportés ont été annulés – nous avons eu une nouvelle occurrence du débat sur l’importance inhabituelle des reports depuis quelques années, due notamment au plan de relance, et sur la nécessité d’en réduire le montant.

Une fois retranchés les reports et financées les dépenses inéluctables de fin de gestion, nous avons freiné la dépense publique – ce point a donné lieu à un long débat lors de l’examen du PLFG – en annulant autant de crédits que possible sans nuire à la continuité de l’État ni à la dépense inéluctable, et en ouvrant, à hauteur de 4,2 milliards d’euros, des crédits qui nous semblaient strictement nécessaires, notamment pour faire face aux événements en Nouvelle-Calédonie et financer les primes des fonctionnaires mobilisés dans le cadre des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024.

Les gouvernements Attal et Barnier ont donc obéi à la même logique de freinage de la dépense publique, notamment au sein du périmètre des dépenses de l’État. Je me félicite à nouveau que 10 milliards d’euros de crédits aient été annulés en février 2024, que le surgel du mois de juillet 2024 ait été anticipé et que les lettres-plafonds aient été adaptées. Tout cela a bénéficié au PLF pour 2025 et demeure nécessaire.

M. le président Éric Coquerel. Ma question ne portait pas sur ce que vous pensiez de l’action du précédent gouvernement en arrivant aux affaires, mais sur les observations formulées en octobre lors du débat budgétaire par certains membres du socle commun selon lesquelles mieux valait un projet de loi de finances rectificative qu’un projet de loi de finances de fin de gestion, et sur celles formulées devant nous notamment par Bruno Le Maire et Gabriel Attal selon lesquelles vous vous êtes donné comme objectif de déficit 6,1 % alors que la cible pouvait encore être atteinte. C’est votre regard sur ces propos implicitement critiques à votre égard que j’aimerais connaître. Leurs auteurs étaient-ils trop optimistes ?

M. Laurent Saint-Martin. Si j’avais travaillé sur la base d’une prévision de déficit en fin d’année de 5,6 %, atteindre 5,5 % m’aurait semblé tout à fait possible. Avec une prévision à 6,3 %, cela aurait exigé un quantum de fin de gestion d’environ 20 milliards d’euros. Il n’y avait pas sur la table des propositions permettant de faire 20 milliards d’euros d’économies.

Quant à la question de savoir s’il fallait faire adopter un PLFR, l’arbitrage rendu dès la prise de fonctions du gouvernement de Michel Barnier a été d’y renoncer en raison du calendrier dans lequel nous nous inscrivions. En fin de gestion, un PLFR ne peut avoir que des effets limités, et il n’était pas souhaitable d’en examiner un concomitamment au débat budgétaire ordinaire.

Par ailleurs, la modernisation de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) votée en 2020 a introduit la catégorie des lois de finances de fin de gestion pour éviter de dupliquer le débat fiscal de l’automne. Nous avons donc opté – j’ai soutenu cet arbitrage – pour l’annulation de crédits afin de réduire autant que possible le déficit de l’année 2024.

M. le président Éric Coquerel. Vous estimez donc qu’à partir de la fin de l’été 2024, conserver une cible de 5,5 % aurait exigé 20 milliards d’euros d’économies supplémentaires, et que cela n’était pas tenable.

M. Laurent Saint-Martin. Oui, compte tenu de la nouvelle prévision à 6,3 %.

M. le président Éric Coquerel. Ce qui m’a surpris dans cette période, c’est l’affirmation selon laquelle le déficit atteindrait 7 % en 2025 si rien n’était fait, concomitante des déclarations de Michel Barnier selon lesquelles la situation était encore pire que ce qu’il avait imaginé. En me penchant sur ce chiffre, je me suis aperçu qu’il tenait compte non seulement de l’inflation mais surtout de la croissance tendancielle.

À titre personnel, je m’en suis félicité, considérant que nous devrions toujours travailler sur cette base, mais je n’en étais pas moins étonné, n’ayant jamais vu un gouvernement afficher ce chiffre. Pourquoi a-t-il été retenu ? S’agissait-il d’alarmer encore davantage sur la situation et de montrer plus nettement les efforts à faire ?

M. Laurent Saint-Martin. J’ai rappelé dans mon propos liminaire ce que contient la note du Trésor du 11 septembre, en toute transparence, puisque tel est l’objet, je crois, de cette commission d’enquête. Elle alerte sur l’évolution tendancielle du budget si aucune mesure de freinage supplémentaire n’est prise.

Certes, l’expression « si rien n’est fait » ne veut pas dire grand-chose en politique : par définition, une loi de finances vise à prendre des mesures. Il ne s’agissait pas de dire que rien ne serait fait, mais de faire en sorte que l’évolution tendancielle de la dépense publique et des recettes fiscales et sociales de notre pays soit bien prise en considération. Antoine Armand et moi-même avons toujours dit de façon constante qu’un effort significatif était nécessaire dans le budget 2025. Nous l’estimions à 60 milliards d’euros pour parvenir à un déficit de 5 %, première marche vers la cible de 3 % en 2029. C’est pourquoi nous avons insisté sur ce point.

M. le président Éric Coquerel. J’en viens aux recettes. J’estime que les baisses d’impôts de 2023, qui se sont élevées à 62 milliards d’euros et qui ont été orientées vers nos concitoyens les plus aisés, et même très aisés, expliquent pour une bonne part le déficit. L’économiste François Ecalle et l’ancien Premier ministre Gabriel Attal nous l’ont confirmé, ce dernier se félicitant que les dépenses publiques n’aient pas explosé et expliquant le déficit par des recettes moindres qu’attendu.

Je vous pose la question que je lui ai posée : dès lors que l’on identifie un problème de recettes et que les dépenses n’ont pas augmenté, pourquoi l’effort le plus considérable porte-t-il sur la baisse des dépenses ? Antoine Armand y a répondu en s’appuyant sur la courbe de Laffer, dont je rappelle qu’elle suscite des doutes, voire des critiques. J’aimerais entendre votre réponse. En particulier, estimez-vous que les 8 milliards d’euros escomptés des efforts demandés aux ultrariches et aux grandes entreprises suffisaient au regard des mesures fiscales qui expliquent en partie la baisse des recettes en 2023 et en 2024 ?

M. Laurent Saint-Martin. En posant cette question de choix politique, vous rouvrez un débat que nous avons eu à plusieurs reprises lors de l’examen du budget. Nous n’avons pas la même appréciation du rôle de l’outil fiscal dans la gestion des finances publiques et plus généralement dans la politique économique de notre pays.

Je considère que, dans un pays où les prélèvements obligatoires sont déjà les plus élevés d’Europe, l’impôt ne peut pas tout résoudre. Au demeurant, le débat que nous avons eu lors de l’examen de la première partie du PLF pour 2025 a démontré que le recours à l’outil fiscal se heurte à une limite assez sensible, et l’introduction de nouveaux prélèvements obligatoires à de fortes oppositions.

Le mérite du PLF pour 2025 tel qu’il a été présenté par le gouvernement de Michel Barnier était, me semble-t-il, de concentrer l’effort, dès lors qu’un quantum de 60 milliards d’euros ne peut reposer exclusivement sur la réduction de la dépense, sur des prélèvements obligatoires ciblés, temporaires et exceptionnels destinés à contribuer à la réduction du déficit. C’est un mantra dont nous ne nous sommes jamais écarté.

Nous avons notamment pris deux mesures fortes. La contribution exceptionnelle sur les bénéfices de grandes entreprises, dont le rendement estimé était de 8 milliards d’euros, a été contestée par plusieurs groupes. Il nous semblait normal, les plus grandes entreprises – celles dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard d’euros – ayant été protégées pendant la crise sanitaire, qu’elles contribuent à l’effort de réduction du déficit public.

La contribution différentielle sur les hauts revenus (CDHR), quant à elle, est une mesure de justice fiscale, au demeurant reprise par le gouvernement actuel. Il s’agit d’une forme de filet anti-optimisation permettant d’éviter que le taux d’imposition des hauts revenus – supérieurs à 500 000 euros par an pour un couple – ne soit pas inférieur à 20 %. Son rendement estimé était de 2 milliards d’euros.

Ainsi, ces deux mesures phares assuraient à elles seules 10 des 60 milliards d’euros d’économies. Nous n’avons donc absolument pas laissé de côté l’outil fiscal : certaines formations politiques nous l’ont même reproché. Peut-être est-ce une faiblesse d’esprit de le croire, mais je considère qu’en matière de fiscalité, quand certains estiment que vous n’en faites pas assez et les autres que vous en faites trop, c’est que vous êtes au bon endroit.

M. le président Éric Coquerel. Cette rhétorique est discutable. Antoine Armand a utilisé hier un argument similaire au vôtre selon lequel la France serait championne d’Europe en matière de prélèvements obligatoires. Or ce n’est pas le cas si on considère les plus hauts revenus. En effet, le rapport de la Cour des comptes comparant les niveaux d’imposition indique que la France ne se situe plus qu’au troisième rang européen – derrière le Danemark et l’Allemagne – pour les revenus supérieurs de plus de 50 % au revenu moyen, et au cinquième rang pour les revenus supérieurs de 250 % – la Belgique étant en tête. Les taxes auxquelles je faisais référence concernaient bien cette population la plus aisée, mais j’ai compris que vous estimez que vos mesures étaient suffisantes.

S’agissant maintenant des prévisions de recettes, nous savons que l’optimisme des gouvernements successifs en la matière explique les écarts avec les ressources effectivement perçues en 2023 et 2024, une explication bien connue au moment où le budget pour 2025 a été élaboré. Au cours des semaines où vous avez personnellement participé à la préparation du projet de loi de finances, quelles précautions ont été prises pour éviter que de tels écarts ne se reproduisent ?

M. Laurent Saint-Martin. Votre question renvoie à la problématique de l’élasticité entre le taux de croissance et le niveau de recettes, qui est la première explication des mauvaises surprises que nous avons eues en 2023 et 2024.

Avant toute chose, n’oublions pas que l’écart entre les prévisions et les recettes effectivement perçues a d’abord été favorable au lendemain des crises du covid puis de l’inflation. En 2022, nos anticipations ont été trop pessimistes, avant d’être trop optimistes les deux années suivantes.

N’oublions pas non plus que quand une économie connaît une succession de chocs exogènes aussi violents que le covid, qui a mis toute notre activité – comme celle de nos voisins – à l’arrêt, et que vous instaurez des mesures de protection – qui ont été ardemment demandées sur tous les bancs –, les conditions économiques deviennent tout à fait anormales. Et tant mieux : ce faisant, notre pays a prouvé qu’il savait protéger l’ensemble des acteurs économiques et sociaux en cas de choc très violent. Ce fut d’ailleurs de nouveau le cas après la pandémie, avec la crise inflationniste liée à la guerre en Ukraine. Nous aurions pu laisser filer les factures d’électricité, mais nous avons instauré le bouclier tarifaire pour préserver le pouvoir d’achat et la compétitivité. Cependant, lorsque ces dispositifs sont supprimés et que des mesures de relance sont prises, les conséquences sur l’élasticité entre la croissance et les recettes fiscales sont très difficiles à mesurer. Nos modèles habituels sur le temps long ne fonctionnent pas, ce qui explique les écarts que nous avons connus, lesquels, je le répète, ont d’abord été favorables grâce aux effets du plan de relance, avant de devenir défavorables pour les exercices 2023 et 2024.

Ces années-là ont en effet été marquées par la transformation de la composition de notre croissance, ce qui a eu une incidence sur les recettes de TVA. Les outils de relance que nous avons créés, et qui, j’y insiste, étaient soutenus à la quasi-unanimité, ont produit une croissance moins génératrice de recettes de TVA, l’activité ayant davantage favorisé les exportations que la consommation. De la même manière, le mécanisme d’activité partielle a maintenu des dépenses sans créer de croissance complémentaire.

Ce différentiel était anticipé, mais avec les écarts entre les prévisions et l’exécution que nous connaissons. La violence des chocs, autant que les outils de relance qui les ont suivis, étaient tout à fait inédits ; d’ailleurs, nos voisins ont également connu des écarts d’élasticité entre les niveaux de croissance et de recettes.

Ce qui compte, désormais, est de retrouver la maîtrise du niveau d’élasticité des prévisions. C’est l’un des objectifs du comité scientifique dont nous parlions. Il est nécessaire de comprendre les raisons de ces écarts et de reconstruire des modèles de prévisions tirant les leçons de cette expérience.

M. le président Éric Coquerel. Si je résume, ce serait la mauvaise anticipation de l’élasticité, en raison de la situation anormale suscitée par deux événements – le covid puis la guerre en Ukraine –, qui expliquerait les écarts entre les prévisions et l’exécution. Mais outre que les écarts ont été moindres dans les pays voisins, n’avez-vous pas également surestimé les effets de votre politique économique en matière de recettes ? Au fond, la mariée n’était-elle pas trop belle ?

M. Laurent Saint-Martin. Si les résultats étaient allés dans le même sens chaque année, c’eût été un bon argument, mais la mariée n’était pas assez belle les années précédentes ! La courbe de l’élasticité n’a pas suivi les prévisions. D’abord, les recettes fiscales ont été plus importantes qu’attendu, puis ce fut le contraire. D’ailleurs, si l’on fait la moyenne, nous sommes proches des estimations – même si ce qui s’est passé n’est bien sûr pas satisfaisant. Nous n’avons pas toujours été trop optimistes : c’est juste qu’un surplus fiscal choque toujours moins – c’est normal – qu’un trou dans les recettes.

M. le président Éric Coquerel. Je me rappelle avoir expliqué à l’époque que quand on tombe au fond de la piscine puis qu’on remonte à la surface, il est normal d’obtenir une croissance exceptionnelle qui génère davantage de recettes.

Aussi bien pour le projet de loi de finances pour 2024 que pour la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, le gouvernement d’alors semble avoir retenu des prévisions de déficit qui ne tenaient pas compte des alertes dont il disposait déjà. De même, pendant votre passage au ministère du budget, l’inflation anticipée s’élève à 1,8 % et la croissance à 1,1 %, alors que ces chiffres ont été ramenés le mois dernier à respectivement 1,4 % et 0,9 %. Ne pensez-vous pas que les derniers gouvernements, parce que dépourvus de majorité absolue, ont retenu les chiffres les plus optimistes dans l’espoir de faire adopter leur budget ou, du moins, d’atténuer les blocages potentiels ? Dit autrement, l’absence de majorité à l’Assemblée n’a-t-elle pas une influence sur les anticipations ?

M. Laurent Saint-Martin. Pendant la période qui me concerne, nous avons toujours étudié avec beaucoup d’attention les prévisions qui nous étaient communiquées et nous avons essayé, dans le calendrier imparti, de construire un budget sincère, en tenant compte des commentaires du Haut Conseil des finances publiques, qui est là pour juger de la crédibilité de nos évaluations. J’y insiste : il était très important pour nous que le HCFP considère nos prévisions de croissance et d’inflation comme crédibles et plausibles, ce qui fut le cas.

Les résultats de fin de gestion pour l’année 2024, qui sont la seule vérité de mon passage au ministère des comptes publics, confirment notre démarche. Antoine Armand et moi-même avions annoncé un déficit de 6,1 % : le chiffre s’est vérifié et tend même à diminuer à 6 %. J’estime donc que nous n’avons été ni trop optimistes ni trop prudents, mais justes dans nos anticipations, et je crois qu’elles ont toujours été vues de cette manière.

M. le président Éric Coquerel. En ce qui concerne les gouvernements précédents, Gabriel Attal, Bruno Le Maire, ou encore le directeur de cabinet d’Élisabeth Borne ont tous indiqué que les grandes décisions budgétaires étaient souvent prises lors de réunions à l’Élysée ou d’entretiens, notamment téléphoniques, avec Alexis Kohler. Les choses ont-elles fonctionné de cette manière sous le gouvernement de Michel Barnier ?

M. Laurent Saint-Martin. Non. Aussi bien pendant la construction du budget que lors de son examen, les arbitrages ont eu lieu à Matignon. En tant que ministre auprès du Premier ministre – une situation d’ailleurs inhabituelle –, j’émettais des propositions et le chef du gouvernement, en lien bien sûr avec son cabinet, prenait les décisions.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué la création du comité scientifique, composé de personnalités extérieures à Bercy. Antoine Armand nous a dit hier qu’un premier relevé de conclusions avait été rendu fin décembre. Pouvez-vous nous indiquer quelles pistes ont été évoquées pour améliorer le suivi des dépenses et des recettes ?

Par ailleurs, comment pourrions-nous améliorer les prévisions de recettes issues de l’impôt sur les sociétés ? Que pensez-vous de la proposition du Sénat de supprimer le mécanisme d’autolimitation, ce qui contraindrait davantage les entreprises afin d’éviter les écarts entre les prévisions et l’exécution et de limiter la volatilité du cinquième acompte ? Par ailleurs, Antoine Armand ainsi que d’autres personnes auditionnées proposent de procéder à un échantillonnage des entreprises tout au long de l’année pour ne pas avoir à se fonder sur l’excédent brut d’exploitation (EBE) et éviter des prévisions erronées comme ce fut le cas ?

M. Laurent Saint-Martin. Les conclusions du comité scientifique sont arrivées après mon départ du ministère des comptes publics, aussi ne m’ont-elles pas été directement communiquées. Cependant, pour avoir assisté à son installation, cet organe me semble tout à fait nécessaire. Comme je le disais dans mon propos liminaire, il permettra une jonction plus ambitieuse des sphères scientifique et administrative. Nous devons mieux comprendre ce qui s’est déroulé entre le cœur des crises et les périodes de rebond. Le comité ne sera pas l’alpha et l’oméga de notre action visant à corriger nos erreurs de prévisions, mais un outil supplémentaire pour mettre à profit l’expérience de ces dernières années et bâtir des modèles plus sûrs, inscrits dans un temps plus long et intégrant les effets de tels chocs exogènes sur la croissance. En effet, il ne faut pas sous-estimer combien cette dernière a changé de forme en raison des outils publics qui ont été instaurés et, bien sûr, de l’ajustement en conséquence des comportements des acteurs économiques.

Il me semble rarement judicieux d’imposer une contrainte supplémentaire aux entreprises pour améliorer les prévisions de recettes – mais c’est plus une conviction politique personnelle qu’une certitude statistique. Je me méfie des outils contraignants qui n’apportent pas souvent de bonnes nouvelles en matière de recettes : en théorie, ils peuvent améliorer le pilotage, mais la contrainte aboutit souvent à une diminution des investissements et des résultats des entreprises – et donc des recettes fiscales. Cela étant, il est clair que nous devons absolument améliorer notre connaissance et notre capacité d’anticipation des comportements des sociétés, notamment en ce qui concerne le cinquième acompte.

Procéder à un échantillonnage, par exemple, serait donc pour moi une bonne idée.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En ce qui concerne les comptes sociaux, dont vous étiez aussi chargé, vous n’avez pas rencontré les mêmes difficultés que le précédent gouvernement, qui avait surestimé la masse salariale au dernier trimestre 2023. Votre prédécesseur nous a indiqué lors de son audition que son évaluation avait lieu bien après les encaissements. Considérez-vous donc que son pilotage pourrait être amélioré ?

Quant aux dépenses sociales, diriez-vous que le mécanisme d’alerte, auquel vous avez recouru une fois lorsque vous étiez en fonction, est suffisant pour procéder à des ajustements en cours d’année ? Antoine Armand nous a dit qu’il n’y avait aucune pilotabilité de ces dépenses lors de l’exercice en cours.

M. Laurent Saint-Martin. C’est toute la difficulté des dépenses sociales, qui sont des dépenses de guichet, même si certains éléments peuvent être mieux pilotés que d’autres.

La question de la masse salariale est importante. Il n’y a pas eu d’erreur de prévision en 2024, mais je suis convaincu que les données mensuelles et les remontées comptables dont nous disposons pourraient être mieux exploitées avec des modèles prédictifs plus puissants.

S’agissant du mécanisme d’alerte, que nous avons utilisé concernant le déficit social complémentaire que nous avons découvert fin 2024, je confirme qu’il a été efficace. Cependant, recourir à un tel outil n’est pas sans conséquences, notamment pour les entreprises, et il ne faudrait pas le considérer comme un modèle. Actionner la clause de sauvegarde pour limiter le déficit était nécessaire pour nos comptes publics, mais ce n’est pas un bon signal à envoyer à nos industries de santé. Ayons toujours à l’esprit les externalités négatives associées au déclenchement d’un tel mécanisme aussi tard dans l’année. Je ne regrette pas de l’avoir fait mais, j’y insiste, nous n’avons pas favorisé la confiance de notre tissu industriel. Ce n’était pas mon rôle à l’époque de le dire, mais je le fais aujourd’hui.

Sans entrer dans le détail, le déficit social complémentaire que nous avons constaté était dû aux remises sur les médicaments, qui ont été bien inférieures à ce que nous avions anticipé sur la base des constats des années précédentes. L’administration en général et la direction de la sécurité sociale (DSS) en particulier doivent absolument se doter d’une capacité de pilotage bien plus tôt dans l’année, afin de ne pas découvrir au début du mois de décembre quels seront les résultats de fin de gestion. Ce fonctionnement nous pénalise collectivement et, j’y reviens encore, fait prendre des décisions qui peuvent avoir des externalités négatives sur l’économie et l’industrie.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il y a donc selon vous des vecteurs d’amélioration de la coordination entre les administrations chargées du pilotage des dépenses et des recettes. Peut-être le comité scientifique pourrait-il nous aider dans cette démarche ? S’agissant de la masse salariale, par exemple, il me semble que sa gestion est partagée entre la direction générale du Trésor et la DSS. Avez-vous constaté des frottements pour son évaluation ?

De la même manière, comment pourrions-nous améliorer les prévisions de recettes et de dépenses de mesures intervenues en cours d’exercice ? Je pense à la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim), qui fait l’objet d’une erreur manifeste d’appréciation.

M. Laurent Saint-Martin. Oui, il faut davantage croiser les données entre les différentes administrations ; c’est absolument essentiel. Et oui, je le pense depuis mes travaux sur la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), il faut rapprocher les administrations fiscales et sociales, dans une logique globale de gestion et de prévision des comptes publics.

Je l’ai dit à de multiples reprises lors de l’examen du budget : aucun acteur économique, particulièrement ceux qui financent notre dette, ne distingue entre les déficits de l’État, de la sécurité sociale ou des collectivités territoriales. À la fin, c’est la même dette qui est proposée à nos créanciers. Il faut que nous en ayons conscience et donc que nous croisions nos données et nos outils de prévision.

Ensuite, il faut évidemment que nous traitions beaucoup plus rapidement les remontées d’informations. Nous devrions nous doter d’un comité mensuel réunissant toutes les administrations publiques, afin d’anticiper l’atterrissage de fin de gestion. C’est ce que nous avons fait à partir de septembre 2024 et je crois que ce fonctionnement devrait être systématisé. Nous aurions ainsi une meilleure compréhension, au fil de l’eau, des remontées de données et serions davantage capables de déceler d’éventuelles erreurs d’appréciation : vous avez évoqué la Crim, j’ai moi-même parlé des remises sur médicaments. En fin de gestion, l’écart peut se compter en milliards d’euros et nécessiter des mesures de court terme, parfois prises sans étude d’impact et comportant des externalités négatives. Nous devons donc savoir au mois le mois ce qui va se passer pour chacune des lignes de comptes publics, et pas seulement pour le budget de l’État.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Dans cette logique d’appréciation des comptes de toutes les administrations publiques, l’évolution des dépenses de l’État ne semble pas en cause, celles-ci s’étant même réduites en 2024, sous votre autorité, par rapport à 2023. À cet égard, hier, Antoine Armand nous a indiqué qu’entre juillet 2023 et septembre 2024, les deux tiers de la dégradation de la prévision du déficit étaient liés à l’accroissement du besoin de financement des collectivités locales. Qu’en pensez-vous ? Dans la mesure où les hypothèses de croissance des dépenses, notamment de fonctionnement, de ces collectivités correspondaient à celles antérieures à la suppression de l’article 23 du projet de loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, le gouvernement a-t-il péché par prudence ?

M. Laurent Saint-Martin. Je ne sais pas si le gouvernement précédent a péché dans ses prévisions ; ce qui est sûr, c’est que les dépenses locales ont été plus importantes qu’attendu. Ce n’est d’ailleurs pas tant un problème de prévisions que de croisement des crises successives – et leurs effets sur l’investissement – avec le calendrier électoral. Le mandat communal 2020-2026 ne s’est donc pas déroulé de la même façon que les précédents. En 2024, les dépenses de fonctionnement ont été plus élevées que ce que nous anticipions – même si j’ai cru comprendre qu’elles seraient finalement moins importantes que nous ne le craignions en décembre.

J’ajoute que si les dépenses locales expliquent pour partie l’accroissement du déficit, le gouvernement de Michel Barnier n’a jamais accusé les collectivités. Nous avons simplement constaté les chiffres et reconnu que leurs calendriers d’investissement et dépenses de fonctionnement auraient probablement dû être repensés à la lumière des crises et du cycle électoral modifié.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez indiqué que les chocs exogènes, à commencer par la crise sanitaire, ont perturbé les modèles de prévision, tout en rappelant que la question ne fut pas tant l’estimation de la croissance que l’anticipation des recettes qu’elle allait effectivement générer. Pensez-vous que la perte de productivité – que révèle l’Insee – depuis la crise sanitaire a pu jouer, rendant la croissance moins génératrice de recettes que par le passé ?

M. Laurent Saint-Martin. Oui, même si j’insisterai aussi sur l’impact des mécanismes de maintien de l’activité économique que nous avons instaurés. Il fallait le faire et beaucoup d’autres pays ont pris des mesures similaires, mais il faut bien comprendre que quand elle est préservée par de l’argent public, la croissance ne produit pas autant de recettes. Ce hiatus avait bien été anticipé, mais la courbe de l’élasticité n’a pas été celle que nous envisagions. En toute objectivité, il était extrêmement complexe de prédire comment les choses allaient se passer, étant donné que nous n’avions jamais connu une crise de cette ampleur.

Le mécanisme est le même s’agissant de la perte de productivité. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette question ainsi que celle du temps de travail ont été remises sur la table lors des derniers débats budgétaires. Il s’agit d’un des plus grands défis auxquels la France et le reste de l’Europe auront à faire face dans la compétition économique mondiale des années à venir – sur ce point, c’est plutôt au titre de mon nouveau portefeuille que je m’exprime.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous avez dit que les variations des prix des médicaments avaient été insuffisamment anticipées. Plus généralement, un budget, ce sont des prévisions. Or, dans un monde normal, que ce soit au sein d’une entreprise ou à plus forte raison pour le budget de la France, on surveille ces prévisions au jour le jour, ou au mois le mois. Depuis le début de ces auditions, je ne m’explique donc pas que les dérapages, qui ont nécessairement été constatés, n’aient pas été corrigés. Je conteste l’idée selon laquelle ils n’ont été pas été connus au fur et à mesure.

Par exemple, la TVA est suivie chaque mois par les services fiscaux, étant donné que c’est à cette fréquence que les entreprises la déclarent et s’en acquittent. Par conséquent, nous savons quand la consommation baisse et quand l’épargne augmente.

De la même manière, les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) ont fait l’objet d’une prévision très optimiste, alors qu’on entendait sans cesse parler dans les médias du blocage du marché immobilier, de la baisse des prix des logements et de l’augmentation du coût de l’emprunt. Affirmer qu’on ne pouvait pas deviner est donc faux : toutes les semaines, nous en parlions.

Pardonnez-moi d’être aussi franche mais, en définitive, n’y a-t-il pas eu une volonté délibérée de ne pas voir, pour ne pas dire de cacher la situation à la France ?

M. Laurent Saint-Martin. Lors de mes trois mois au ministère des comptes publics, je ne crois pas qu’il y ait eu un optimisme coupable, ou alors c’est qu’il y avait eu auparavant un pessimisme également coupable. Souvenez-vous : en 2021 et 2022, les recettes fiscales ont été bien plus importantes que prévu. Comme je l’ai dit précédemment, c’est la forme de la courbe de l’élasticité qui s’est révélée fausse, mais la moyenne des prévisions, elle, était assez juste. On ne peut se satisfaire de la situation et il convient de resserrer les prévisions au maximum, mais je ne crois pas que des choses ont été cachées.

Les prévisions relatives aux comptes sociaux sont trop tardives. Nous avons limité le déficit en agissant immédiatement sur la clause de sauvegarde – et nous avons bien fait –, mais nous avons besoin de remontées de données plus fréquentes. Il est indispensable de rapprocher les données sociales des données fiscales et de disposer de remontées mensuelles, afin que le comité scientifique puisse, comme Antoine Armand et moi-même l’en avons chargé, élaborer des modèles sur le temps long.

Au cours des trois mois durant lesquels j’ai été ministre du budget et des comptes publics, j’ai toujours été transparent concernant les données dont je disposais. Ainsi, dès que j’ai eu connaissance des informations relatives aux variations du prix des médicaments, je les ai communiquées – le soir même – aux commissions des affaires sociales du Sénat et de l’Assemblée nationale. J’ai également annoncé les mesures que nous allions prendre pour essayer de corriger au mieux, en 2024 et en 2025, les conséquences de ces variations, qui ne sont pas neutres pour certains acteurs du secteur. Les industries de la santé, notamment, considèrent parfois la clause de sauvegarde comme un coup de canif dans le contrat de confiance qu’elles ont passé avec l’État.

En d’autres termes, plus la remontée des données sera fréquente, meilleure sera la prévisibilité et moins nous serons contraints de prendre des décisions ayant des externalités négatives.

M. David Guiraud (LFI-NFP). Certaines déclarations continuent de m’étonner : il n’y a pas de baisse de recettes, il n’y a que des transferts : les recettes fiscales sont en augmentation constante depuis plusieurs années, mais ce sont des choix politiques qui les extraient du budget de l’État.

Bruno Le Maire impute la responsabilité de l’absence de PLFR à Emmanuel Macron. Lorsque vous avez pris vos fonctions, au début de l’automne dernier, vous avez proposé quelques mesures de justice fiscale, qui devaient figurer dans un PLFR ; nous les considérions comme insuffisantes, mais elles vous ont valu des critiques de la part de M. Le Maire et d’autres membres de la majorité présidentielle. Que s’est-il passé pour que vous renonciez à déposer un PLFR – ou que vous changiez d’avis, si vous préférez ? Est-ce une décision personnelle ou en avez-vous été dissuadé ?

M. Laurent Saint-Martin. Cette décision a été prise de la façon la plus classique possible, c’est-à-dire par un arbitrage de Matignon, qui a été décidé très tôt.

Je l’ai évoqué tout à l’heure : je suis à l’origine, avec Éric Woerth, de la modification de la loi organique relative aux lois de finances en décembre 2021, dont l’une des principales avancées est la possibilité de présenter en fin d’année un projet de loi de finances de fin de gestion, ce qui permet d’éviter d’ouvrir un débat fiscal parallèlement à celui qui se tient pendant l’examen du PLF. C’est important pour la clarté des débats et pour les entreprises, les ménages et les collectivités, tous concernés par les mesures fiscales.

L’arbitrage rendu par Matignon me convenait parce que j’étais convaincu du bien-fondé du freinage de la dépense publique. Pour réduire le déficit autant que possible, nous l’avions estimé à 6,1 % du PIB ; il s’est finalement établi autour de 6 %.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Il est toujours utile de revenir sur le passé, même récent. Les gouvernements et leur majorité s’accordaient parfois un peu de souplesse en examinant concomitamment le PLF et un autre texte budgétaire, mais il est vrai que cela peut entraîner un manque de visibilité pour les acteurs économiques.

Je reste sceptique quant aux prévisions de recettes fiscales, dans la mesure où il arrive de mal comprendre, donc de mal utiliser des outils lorsqu’on ne les a pas soi-même utilisés, voire conçus. Pouvez-vous nous rappeler les décisions que vous avez prises pour éviter de reproduire les mêmes erreurs lors de l’élaboration du budget pours 2025 ?

M. Laurent Saint-Martin. Je pense avoir déjà répondu à cette question. Tout d’abord, il faut toujours être très transparent sur les informations mises à disposition du Parlement. Dès ma prise de fonction, puis au fil de l’eau, je me suis attaché à être transparent quant à l’évolution des recettes, à la hausse ou à la baisse, et aux mesures de correction prises.

Ensuite, il faut être capable de réagir rapidement lorsque des erreurs sont identifiées entre la prévision et l’exécution. À cet effet, il est nécessaire de faire travailler étroitement les administrations entre elles, notamment pour assurer une bonne remontée d’informations. Dès le mois de septembre, nous avons créé un comité visant à centraliser les remontées d’informations de toutes les administrations publiques. Le ministre des comptes publics est responsable du déficit public, peu importe qu’il provienne de l’État, de la sécurité sociale ou des collectivités territoriales.

Enfin, le comité scientifique, que j’ai déjà évoqué, a rendu ses premières conclusions et recommandations. J’espère qu’il continuera de travailler sous l’autorité des actuels ministres.

M. Emmanuel Mandon (Dem). De quels moyens dispose ce comité scientifique ?

M. Laurent Saint-Martin. Il dispose du soutien des différentes administrations du ministère de l’économie et des finances, parmi lesquelles l’Inspection générale des finances (IGF), la direction générale du Trésor, la direction générale des finances publiques (DGFIP) et la direction du budget. Idéalement, il lui faudra aussi travailler avec les administrations sociales et être renforcé, pour développer ses capacités à mettre en regard les modèles scientifiques et la connaissance de nos administrations.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Selon vous, doit-il être pérennisé ?

M. Laurent Saint-Martin. Pérennisé et renforcé.

M. Emmanuel Mandon (Dem). S’agissant de la dépense locale, nous avons compris le rôle des calendriers, notamment pour le bloc communal, mais il nous faut repenser la relation entre l’État et les collectivités territoriales.

M. Laurent Saint-Martin. Vous lancez là un débat dans lequel je ne m’aventurerai pas ici, d’autant que je n’ai jamais caché mon avis à ce sujet. La relation entre l’État et les collectivités, en particulier du point de vue fiscal, mais aussi du point de vue des compétences, est un sujet complexe qui nécessite un débat politique global.

À ce sujet, permettez-moi d’évoquer deux rapports de très bonne qualité, celui d’Éric Woerth et celui de Boris Ravignon. Avec Catherine Vautrin, nous avions confié une mission à ce dernier pour qu’il prolonge son travail avec Éric Woerth, afin de repenser les enjeux des finances locales au-delà de la relation entre l’État et les collectivités.

Les enjeux de décentralisation, mais aussi de compétences des collectivités territoriales, sont cruciaux : ils s’inscrivent dans le débat plus vaste de leur financement et en particulier de leur fiscalité propre – l’autonomie fiscale versus l’autonomie financière. Je n’aurais pas la prétention d’en discuter aujourd’hui, a fortiori dans le cadre de cette commission d’enquête.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Je voudrais terminer avec une question plus transversale : compte tenu du délai très court dont vous disposiez, quelle appréciation portez-vous sur votre marge d’action comme ministre sur un sujet aussi délicat que celui qui nous occupe ?

M. Laurent Saint-Martin. Le délai dont nous disposions pour élaborer le budget était beaucoup plus court qu’à l’accoutumée. Heureusement que les lettres plafonds, indiquant un cadrage aux administrations et ministères concernés, avaient été préparées par le gouvernement précédent. Nous avons conservé les 15 milliards d’euros d’économies qu’elles prévoyaient, auxquelles nous avons ajouté 5 milliards d’euros supplémentaires afin de dégager 20 milliards d’euros d’économies dans le budget de l’État.

Nous avons intégralement construit la partie du budget relative à la fiscalité, dans un délai très court. Quant à la marge de manœuvre que vous évoquez, elle était assez habituelle : c’est celle du ministre du budget et des comptes publics, en lien permanent avec le ministre des finances et sous l’autorité du Premier ministre. Durant l’examen du budget, je n’ai pas été limité dans mes propositions, mes prises de décision ou mes orientations. La question n’était pas là, mais dans le délai de préparation du budget, raccourci au point que sa présentation en conseil des ministres et devant votre commission a dû être décalée de dix jours. Ce ne sont évidemment pas de bonnes habitudes à prendre.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais vous poser deux questions, relatives à la fois à votre expérience de rapporteur général du budget, puis de ministre du budget découvrant les effets de sept années de politique de la majorité présidentielle.

Durant le premier mandat d’Emmanuel Macron, alors que vous étiez rapporteur général du budget, la charge de la dette était très faible, en raison d’une politique temporaire de la Banque centrale européenne (BCE). On savait que cette situation était conjoncturelle et qu’elle prendrait fin. Au cours de nos différentes auditions, je demande systématiquement s’il existait à Bercy un plan de sortie de cette période de taux d’intérêt bas, ou à tout le moins une réflexion sur la meilleure manière d’appréhender leur remontée – même sans atteindre des niveaux très élevés –, afin d’éviter que la charge de la dette ne passe de 15 ou 20 milliards d’euros à 40, puis 60, voire 80 milliards d’euros.

À partir de juillet 2022, l’augmentation rapide des taux d’intérêt n’ayant pas été anticipée, la hausse de la charge de la dette qui en a résulté a contribué à la dérive budgétaire. Cette situation vous a-t-elle été présentée au moment de votre prise de fonctions en tant que ministre du budget ? J’ai le sentiment que c’est un non-sujet. Des mesures étaient-elles prévues pour y remédier ou est-ce que depuis sept ans, le caractère conjoncturel des taux bas a été considéré comme structurel ?

M. Laurent Saint-Martin. Je ne peux apporter une réponse complète à votre question, puisque je n’étais pas ministre pendant l’essentiel de la période que vous évoquez.

La hausse des taux a bien été anticipée dans les prévisions d’augmentation du service de la dette. Pour déterminer si elle l’a suffisamment été, il faudrait examiner précisément les différents exercices budgétaires, mais elle n’a pas été ignorée.

Vous avez parfaitement raison sur un point : lorsque j’étais rapporteur général du budget, la charge de la dette s’établissait un peu au-dessous de 30 milliards d’euros et suivait une tendance baissière rapide, au point que nous gagnions de l’argent en empruntant. J’avais d’ailleurs rédigé un rapport mettant en garde contre la dimension addictive de l’emprunt à taux négatif : cela permettait certes de financer les politiques publiques de relance, mais il fallait anticiper la fin de cette politique offensive d’assouplissement quantitatif. Elle était nécessaire à cette époque, mais ne pouvait durer éternellement.

Vous avez raison aussi de dire que les taux sont restés raisonnables : ils sont beaucoup moins élevés qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni, par exemple. Toutefois, dans notre budget qui est structurellement déficitaire, ils créent une aggravation du déficit chronique trop importante.

Lorsque nous avons présenté le budget 2025, le 10 octobre 2024, j’ai prévenu qu’une part trop importante était consacrée au remboursement des intérêts de la dette : elle représentait alors la deuxième ligne budgétaire et pourrait, si l’on continue comme ça, devenir la première.

La réduction de la dépense publique et son efficience ne sont donc pas uniquement des questions morales et politiques : il s’agit de faire preuve de réalisme par rapport au coût réel de la dette. Plus nous creusons le déficit et plus nous accentuons ce problème. Par conséquent, réduire le déficit permet avant tout de se donner les moyens de ne pas consacrer trop d’argent au remboursement des intérêts de la dette et de se protéger, à moyen et long terme, des chocs de taux d’intérêt. Un choc de taux d’un point correspond à 3,5 milliards d’euros la première année, près de 20 milliards d’euros après cinq ans et 30 milliards d’euros après neuf ans ; autant d’argent qui ne finance pas les politiques publiques, la protection sociale ou les collectivités territoriales.

L’augmentation des taux a bien été anticipée. Doit-elle devenir un débat central au Parlement ? Politiquement, je le pense ; j’avais d’ailleurs proposé, lors de la modernisation de la Lolf, d’organiser un débat annuel sur la dette. Je me réjouis qu’il se tienne maintenant, mais il doit porter sur le véritable sujet, qui n’est pas la dette elle-même, mais le coût des 3 300 milliards d’euros de dette. La question n’est pas de savoir si ce montant est bon ou mauvais, mais de savoir qui accepte de le financer et à quel coût. Avons-nous les moyens de financer les intérêts de la dette ?

Certains pays sont plus endettés que nous, en part de PIB, sans que cela pose un problème, compte tenu de leur modèle ; cela nous en pose un, parce que nous ne savons pas équilibrer notre modèle social. C’est ce que j’ai essayé de dire pendant les trois mois de l’examen du budget, loin des grandes théories budgétaires, en insistant sur la nécessité concrète de réduire rapidement notre déficit public à 5 % d’ici à 2025 vu le coût de la charge de la dette.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pourriez-vous nous communiquer les références de votre rapport, dont j’entends parler pour la première fois ?

Je m’appuie beaucoup, dans le cadre de cette commission d’enquête, sur les rapports de la Cour des comptes. À l’exception de celui portant sur l’année 2020, ils donnent tous l’alerte sur l’absence de réduction structurelle des dépenses. Compte tenu de votre double expérience de rapporteur général du budget appartenant à la majorité et de ministre du budget quelques années plus tard, quelles sont les grandes réformes structurelles de baisse des dépenses engagées au cours du premier mandat d’Emmanuel Macron qui auraient dû avoir un effet après 2022 ? Je mets à part la réforme des retraites : même si elle avait un effet, le déficit resterait au moins égal à 4 points de PIB. Personnellement, je n’en vois aucune et la Cour des comptes n’en cite pas non plus.

M. Laurent Saint-Martin. Je ne peux pas répondre à cette question, non que je cherche à l’éviter, mais parce qu’elle sort du cadre de la présente commission d’enquête.

Je partage votre opinion quant à la nécessité de mener des réformes structurelles. Le Premier ministre Michel Barnier a toujours eu des objectifs très clairs : d’abord se doter d’un budget, puis présenter un calendrier de réformes structurelles. Malheureusement, il n’a pu s’attaquer au second, qui est toujours d’actualité. La première de ces réformes me semble tellement évidente que je suis toujours surpris qu’elle fasse débat : nous devons équilibrer l’assurance vieillesse. Quand je vois plusieurs groupes politiques – dont le vôtre – souhaiter revenir sur la réforme des retraites, qui est une réforme structurelle de premier niveau visant à contribuer à l’équilibre des comptes publics, j’estime que nous sommes encore loin du but.

D’autres réformes structurelles ont été conduites par les gouvernements précédents et ont contribué à renforcer l’action publique, tout en réalisant des économies : celle de l’assurance chômage, par le biais de différents décrets, ou encore celles du logement et du travail, au début du premier mandat d’Emmanuel Macron.

Il faut plus de réformes structurelles dans notre pays, mais encore faut-il disposer du temps suffisant pour les lancer. En outre, il ne faut pas systématiquement revenir sur les mesures déjà prises permettant d’améliorer les comptes de l’État, comme plusieurs groupes – dont le vôtre et celui de La France insoumise – l’ont proposé à l’occasion de leur journée de niche, en essayant de revenir sur la réforme des retraites.

M. le président Éric Coquerel. Les parlementaires sont libres de revenir sur cette réforme, d’autant qu’elle n’a pas fait l’objet d’un vote.

Le 16 février 2024, une note du Trésor annonce un déficit de 5,6 % du PIB pour l’année 2023 et prévoit un déficit de 5,7 % pour 2024. Le 18 février, sur le plateau de TF1, Bruno Le Maire maintient le chiffre de 4,4 %, qui est confirmé deux jours plus tard par Thomas Cazenave, ministre du budget. Lorsque nous avons interrogé Bruno Le Maire à ce sujet, il nous a expliqué qu’il n’a pas souhaité annoncer le chiffre de la direction générale du Trésor, pour ne pas laisser penser qu’il renonçait à son objectif de réduction du déficit à 4,4 % du PIB. Soit, mais les chiffres de la direction générale du Trésor tenant déjà compte de l’annulation des crédits, on peut considérer qu’il s’agissait surtout d’appliquer la méthode Coué.

Interrogé sur les différences entre ce qu’on sait de manière certaine et ce qu’on annonce, Michel Barnier a répondu qu’il préférait que la vérité soit dite, une fois que les faits sont établis. Quelle est votre position à cet égard ?

M. Laurent Saint-Martin. J’espère avoir répondu dans mon propos liminaire : lorsque je suis venu devant la commission des finances, juste après ma prise de fonctions, rien ne m’obligeait à vous présenter les premières prévisions. J’aurais pu les garder jusqu’à l’examen du PLF, mais j’ai tout de suite voulu faire savoir que le déficit risquait d’atteindre 6 % du PIB. À mes yeux, un cadre clair est une condition de travail nécessaire pour présenter le budget. Cependant, si j’avais pris mes fonctions quelques semaines plus tôt, je n’aurais pas pu communiquer ces informations, puisque les notes de la direction générale du Trésor n’avaient pas encore été publiées.

Ayant été rapporteur général du budget, je suis très soucieux de la transparence des informations communiquées par le gouvernement au Parlement. C’est un gage de la qualité du travail qui sera effectué et de la solidité des convictions sur lesquelles reposent les décisions du gouvernement. Dès que nous avons eu connaissance de notre cadre de travail, nous vous l’avons communiqué ; le soir même du jour où j’ai eu connaissance du dérapage des comptes sociaux, avant même que la décision définitive de correction soit prise, j’ai prévenu les commissions concernées, en commençant par celle des affaires sociales.

M. le président Éric Coquerel. Pensez-vous que ces notes du Trésor devraient être plus largement diffusées, à tout le moins aux présidents et aux rapporteurs généraux des commissions des finances ?

M. Laurent Saint-Martin. Le droit organique résultant de la révision de la Lolf est bien fait : les pouvoirs du président de la commission des finances, du rapporteur général et des rapporteurs spéciaux sont tout à fait légitimes et suffisants. Il est important de respecter la séparation des pouvoirs dans le calendrier prévu par le législateur organique : le pouvoir législatif doit disposer des informations en temps voulu et l’exécutif doit préparer en amont le projet de loi soumis au Parlement. Les décisions seront ensuite appliquées si le Parlement en convient. En d’autres termes, l’exécutif propose, le Parlement dispose – c’est particulièrement vrai pour les lois de finances. Enfin, le travail de contrôle est bien encadré par la Constitution et par la Lolf.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition, Pierre Moscovici a plaidé pour que le HCFP dispose de plus de moyens et de plus de pouvoirs en matière de contrôle et de prévision. Ne pensez-vous pas que le Parlement devrait lui aussi être mieux armé en ce domaine ?

M. Laurent Saint-Martin. J’en suis convaincu depuis longtemps : le Parlement doit être mieux outillé en matière d’évaluation des politiques publiques. J’imagine que le Printemps de l’évaluation se tiendra cette année. D’une bonne évaluation découle l’amélioration de la capacité d’autorisation : il faut absolument réussir à enclencher ce cercle vertueux. Idéalement, il faudrait passer plus de temps à évaluer qu’à autoriser, parce qu’on autorise d’autant mieux les missions budgétaires que l’on sait comment elles ont été exécutées l’année précédente. À titre personnel, j’estime qu’elles font l’objet d’un trop grand nombre de débats politiques et de trop peu de débats sur la bonne exécution budgétaire.

Je ne dis pas que le Parlement doit devenir un organe purement technique. Il doit continuer à mêler technique et politique. Mais certains parlements étrangers sont mieux outillés pour évaluer les politiques publiques. J’ai toujours été convaincu qu’un parlement bien armé pour évaluer n’affaiblit pas l’exécutif. Au contraire, cela permet de renforcer le dialogue tout au long de l’année.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez indiqué tout à l’heure que votre ministre de tutelle était le Premier ministre et non celui de l’économie et des finances. Pourquoi un tel choix, assez rare sous la Ve République, a-t-il été fait ? Qu’en pensez-vous ?

M. Laurent Saint-Martin. Il faut distinguer le titre et la réalité des prérogatives figurant dans les décrets d’attribution. Le titre de ministre avait une portée politique : rattacher directement le ministre du budget et des comptes publics au Premier ministre permettait d’insister sur la priorité donnée au budget par Michel Barnier. C’était une bonne idée.

Il est déjà arrivé à plusieurs reprises – assez souvent pour que ce ne soit plus une innovation – qu’un ministre du budget de plein exercice soit placé à côté du ministre de l’économie et des finances. Le dernier en date était Gérald Darmanin, de 2017 à 2020. En tout état de cause, cela relève des choix souverains du Premier ministre et du Président de la République lors de la composition du gouvernement. Au fond, ce sont les décrets d’attribution qui comptent : en tant que ministre de plein exercice, je rapportais directement à Matignon. La valeur symbolique et politique du titre de ministre auprès du Premier ministre avait son importance.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie.

24.   Mercredi 19 février 2025 à 10 heures – compte rendu n° 85

La Commission procède aux suites à donner au refus opposé par M. Alexis Kohler, Secrétaire général de la Présidence de la République, d’être entendu par la commission exerçant les prérogatives d’une commission d'enquête, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958).

M. le président Éric Coquerel. Chacun se souvient que, mercredi 15 janvier dernier, notre commission a délibéré sur la question de savoir s’il convenait d’auditionner le Secrétaire général de l’Élysée, M. Alexis Kohler, dans le cadre des travaux d’enquête sur les écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. Elle a décidé, à une large majorité, qu’il convenait de procéder à cette audition par la commission exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête en vertu de l’article 5 ter de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958.

Comme il vous a été indiqué dans la note explicative communiquée jeudi dernier en même temps que la convocation de la commission faisant suite à cette décision, le secrétariat de la commission a proposé dès le jeudi 16 janvier 2025 à M. Alexis Kohler d’être auditionné le mardi 11 février 2025. Dans une première lettre du vendredi 24 janvier 2025, M. Alexis Kohler a décliné cette proposition, évoquant principalement une impossibilité due à son emploi du temps, en raison de la tenue du sommet sur l’intelligence artificielle. En réponse à ce courrier, j’ai, dans une lettre du lundi 27 janvier 2025, à nouveau convié le Secrétaire général de l’Élysée, lui proposant plusieurs créneaux d’audition : mardi 18 février à tout moment ou lors des semaines du 3 ou du 10 mars, à tout moment ayant sa préférence – autrement dit, je proposais que la commission s’adapte à son emploi du temps. À ces nouvelles propositions, M. Alexis Kohler a, dans une lettre du jeudi 6 février 2025, opposé un refus fondé en particulier sur le principe de séparation des pouvoirs.

J’ai souhaité que la question des suites à donner à ce refus d’être auditionné par la commission exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête soit débattue là même où il avait été décidé de lui demander de venir être entendu, même si les textes donnent à son président latitude d’agir en un tel cas sans avoir besoin de l’autorisation préalable de la commission, comme il ressort sans ambiguïté du III de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958.

Convient-il à présent de délivrer à M. Alexis Kohler une ultime convocation sous la forme d’une lettre recommandée avec accusé de réception, assortie d’un rappel des poursuites et des sanctions auxquelles il s’exposerait en application du III de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 s’il ne se rendait pas à cette convocation, puisque je serais alors conduit à saisir le parquet d’une requête afin que les sanctions prévues soient appliquées ? C’est sur ces deux propositions qui, en réalité, n’en font qu’une, que je vous demande de statuer.

Je rappelle que la commission a déjà débattu sur le fond ; chacun se rappelle les arguments avancés. Les points de vue n’étaient pas tous les mêmes mais une large majorité s’est dégagée pour estimer que M. Alexis Kohler devait venir devant la commission. Depuis lors, plusieurs personnes entendues lors des auditions successives ont évoqué le rôle effectif de M. Alexis Kohler, notamment lors de la réunion du 13 février 2024, manifestement décisionnelle, pour abandonner l’idée d’un dépôt d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR). Sa présence à cette réunion a été mentionnée plusieurs fois, et M. Aurélien Rousseau, comme d’autres, ont évoqué les entretiens qu’ils avaient eus avec lui, montrant que sur le sujet qui préoccupe la commission, M. Alexis Kohler peut évidemment être un témoin utile pour nourrir notre enquête. Je ne vois donc pas pourquoi nous n’irions pas au terme de notre démarche, comme nous le ferions pour n’importe quelle autre personne que nous voulons auditionner.

Je suggère une intervention par groupe, deux au plus. Le vote aura lieu au terme des interventions. Je donne pour commencer la parole aux deux rapporteurs de l’enquête.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez rappelé le contexte : la convocation de M. Alexis Kohler, décidée à la majorité de notre commission, entre tout à fait dans le champ d’investigation que nous nous sommes fixé en conférant à la commission des finances le statut de commission d’enquête. Nous avons procédé à près d’une vingtaine d’auditions, et dans beaucoup d’entre elles, notamment celle d’Aurélien Rousseau, l’ancien directeur de cabinet d’Élisabeth Borne à Matignon, il a été avéré que le Secrétaire général de l’Élysée, comme il est normal, a participé à des réunions d’arbitrage au plus haut niveau et a procédé lui-même à des arbitrages budgétaires pour les exercices 2023 et 2024. Il me paraît donc légitime, indispensable même, que, pour éclairer nos travaux, M. Alexis Kohler soit entendu et que nous l’interrogions sur le rôle qu’il a joué.

Monsieur le président, j’ai lu la réponse que vous a adressée le Secrétaire général de l’Élysée. Je juge hautement contestable son analyse juridique, selon laquelle le principe de la séparation des pouvoirs l’empêcherait de déférer à la convocation de notre commission. Comme vous, je pense opportun que notre commission redise qu’elle a besoin d’entendre M. Alexis Kohler.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Les arguments constitutionnels évoqués ne peuvent être balayés d’un revers de main ; il ne suffit pas de dire que le principe de la séparation des pouvoirs ne vaut pas. D’une part, aux termes de la Constitution, la politique budgétaire relève du Gouvernement. D’autre part, les prérogatives d’une commission d’enquête s’exercent dans le respect des principes constitutionnels, dont celui de la séparation des pouvoirs. Il me semble d’ailleurs, monsieur le président, que la Présidente de l’Assemblée nationale vous l’a rappelé dans un courrier, dont il serait intéressant que tous les membres de la commission prennent connaissance.

Vous évoquez, monsieur le rapporteur Ciotti, des décisions qu’aurait prises le Secrétaire général de la Présidence ou le Président de la République. À travers M. Alexis Kohler, comptez-vous interroger le rôle du Président de la République ? Si vous répondez par l’affirmative, vous violez le principe de séparation des pouvoirs et celui de l’irresponsabilité du Président de la République pour les actes qu’il a commis en cette qualité, ainsi que son inviolabilité. Ce statut constitutionnel s’applique évidemment aux collaborateurs du Président de la République ; sinon, il serait évidemment mis en cause au travers de ses collaborateurs.

D’autre part, les témoignages passés de certains collaborateurs devant la commission d’enquête que vous évoquez dans votre correspondance, monsieur le président, ont toujours été apportés soit au titre de fonctions antérieures, soit de façon volontaire et à l’exclusion de toute évocation des conditions de prise de décision du Président de la République.

Vous nous proposez aujourd’hui de voter sur le principe d’une nouvelle convocation adressée formellement au Secrétaire général et, si sa réponse était négative, vous envisagez, et vous êtes fondé à le faire, des poursuites pénales. Je souhaite à tout le moins que nous procédions à un vote distinct sur le principe de poursuites pénales.

M. le président Éric Coquerel. C’est une question incluse dans le vote unique auquel nous allons procéder aujourd’hui.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. La commission ne peut voter dès maintenant sur l’hypothèse de l’engagement d’une procédure pénale alors que le Secrétaire général de la Présidence n’a même pas reçu une nouvelle convocation. Je comprends que vous souhaitiez nous interroger sur d’éventuelles poursuites pénales mais si la commission est invitée à se prononcer à ce sujet aujourd’hui, rien ne sert d’envoyer une nouvelle convocation.

M. le président Éric Coquerel. Comme je l’ai expliqué, je pourrais décider seul d’engager des poursuites pénales puisque c’est une de mes prérogatives. Je souhaite le faire en prenant l’avis de la commission, mais cet avis sera rendu en même temps, aujourd’hui, pour les deux questions en suspens. Si j’écris à M. Alexis Kohler un courrier lui demandant de déférer à une nouvelle convocation et lui rappelant la sanction qu’il encourt si jamais il ne vient pas mais que la commission n’a pas approuvé le principe de la saisine du parquet au cas où ce nouveau courrier resterait lettre morte, c’est un tir à blanc : le Secrétaire général de la Présidence se dira que son refus de se présenter restera sans suite.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je souhaite dire à Mathieu Lefèvre qu’alors commissaire des lois, j’ai été membre de la commission d’enquête créée à la suite de l’affaire Benalla, présidée par Yaël Braun-Pivet. M. Patrick Strodza, directeur de cabinet du Président de la République, a été entendu dans ce cadre sans que le principe de séparation des pouvoirs soit évoqué. Ce principe est intangible depuis le début de la Ve République. On ne peut en avoir des lectures différentes selon les commissions.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. La grande différence, c’est que l’affaire dite Benalla était une affaire de gestion interne à l’Élysée, non de gestion d’une politique publique. Aux termes de l’article 20 de la Constitution, « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». C’est lui qui est responsable devant le Parlement, non le Président de la République.

M. le président Éric Coquerel. Dans l’affaire Cahuzac, il ne s’agissait pas d’une affaire interne à l’Élysée et la personne convoquée a bien été auditionnée.

M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Nous soutiendrons vos initiatives, monsieur le président, et je salue le fait que vous consultiez la commission. Vous n’y êtes pas tenu, mais vous assurez ainsi la légitimité ou la force politique de votre demande. Des arguments byzantins sont avancés pour justifier le fait que le Secrétaire général de la Présidence serait dans la carriole d’Emmanuel Macron, que cela ferait de lui une sorte de délégué de la Présidence de la République, que la protection que donne le suffrage universel au Président de la République concernerait l’équipe du Secrétariat général dans son ensemble et n’importe qui à l’Élysée.

Notre groupe votera en faveur de la proposition du président de la commission, car c’est l’affirmation de ce que devraient être une commission d’enquête et le respect du Parlement. La liste des procédures d’obstruction menées dans cette commission d’enquête depuis sa création par les partis qui soutiennent Emmanuel Macron est sans fin : la réécriture de l’intitulé pour qu’aucun fonctionnaire ne puisse répondre à une question dérangeante ; l’organisation évidente des questions et des réponses avec les ministres et les parlementaires macronistes auditionnés, une collusion permanente, aucun respect de la vérité : tout ce qui compte, c’est protéger des élus, aucunement savoir ce qu’il est advenu en matière de finances publiques.

Il en va ainsi pour M. Alexis Kohler qui, lui-même, ne respecte pas la Constitution. D’évidence, il s’attribue depuis sept ans un rôle politique de grand manitou des affaires publiques et privées de l’État, voire des affaires affairistes de l’État, qui n’a rien à voir avec les fonctions de Secrétaire général de l’Élysée. Il joue avec la Constitution pour se protéger d’institutions qui le dépassent alors qu’il n’a pas le début d’une légitimité. Il est grand temps que ce qui reste de pouvoir au Parlement s’exerce contre des personnalités comme la sienne. M. Alexis Kohler se croit de toute évidence tout permis ; or, tout ne lui est pas permis.

M. David Amiel (EPR). Le débat qui nous occupe n’a rien de byzantin, il porte sur la Constitution et la crédibilité de nos commissions d’enquête. Sur le fond, nous considérons que la convocation de M. Alexis Kohler qui n’a, es qualités, aucun pouvoir décisionnel ni de préparation des décisions techniques prises à Bercy et par les personnes que nous avons entendues, viole manifestement le principe de la séparation des pouvoirs puisqu’elle a pour seul motif d’interroger à travers lui le Président de la République.

Vous évoquez dans la note et le courrier que vous nous avez transmis la réunion qui s’est tenue à l’Élysée. Sachant que nous avons interrogé sous serment le Premier ministre et son directeur de cabinet, participants à cette réunion, je ne pense pas que la convocation d’Alexis Kohler ait pour motif de revenir sur cette réunion.

Dans cette note, vous évoquez également des précédents. Je constate surtout de très nombreux précédents de refus de comparaître devant une commission d’enquête au nom de la séparation des pouvoirs, sous différentes majorités politiques.

Je constate aussi qu’il n’y a jamais eu aucune transmission au parquet, si ce n’est, comme vous le mentionnez, une fois, par la commission d’enquête sur les groupuscules auteurs de violences à l’occasion des manifestations et rassemblements intervenus entre le 16 mars et le 3 mai 2023 ; or, les personnes soumises à cette procédure ont été relaxées il y a quelques semaines. Ce qui se joue ici, c’est donc aussi la crédibilité de notre commission d’enquête devant la justice.

Ensuite, comme l’a souligné notre collègue Mathieu Lefèvre, nous devons, pour prendre une décision éclairée, disposer de tous les éléments, y compris le courrier que vous a adressé la Présidente de l’Assemblée nationale.

Enfin, l’organisation de ce vote est baroque. On nous demande de statuer sur une nouvelle convocation mais aussi sur le déclenchement d’une procédure pénale sans connaître la suite qui sera donnée à cette convocation. Nous nous réunissons dans cette salle tous les mercredis ; rien ne nous empêche de procéder ultérieurement à un autre vote qui ne ralentirait rien mais qui permettrait un débat un peu plus normal. Je n’ai jamais vu se dérouler un vote sur des hypothèses ; nous nous prononçons en fonction de faits, d’échanges, d’éléments portés à notre connaissance, dont on voit aujourd’hui que certains manquent. Les travaux de notre commission d’enquête doivent se dérouler normalement.

M. le président Éric Coquerel. J’ai déjà répondu sur ce point.

Mme Marianne Maximi (LFI-NFP). Le débat sur la séparation des pouvoirs a déjà eu lieu, ici même. Vous avez été minoritaires, collègues, et la commission des finances a donné mandat au président de la commission de convoquer M. Alexis Kohler pour l’entendre. Il n’y a pas lieu de rouvrir de débat aujourd’hui puisqu’il a été tranché par un vote démocratique. Cela vous ennuie, mais c’est le reflet de la composition de la commission. J’observe que ce vote a été renforcé par les auditions qui ont eu lieu depuis lors, plusieurs personnes entendues ayant mentionné le fonctionnement du secrétariat général de l’Élysée, la responsabilité de M. Alexis Kohler dans les débats et ses arbitrages concernant les trajectoires budgétaires.

Je rappelle aussi que le président d’une commission d’enquête n’ « invite » pas à venir être entendu : il « convoque » la personne dont la commission a jugé l’audition utile. Le terme, très fort, figure dans la loi. Elle établit également que lorsqu’on ne répond pas à des convocations, il peut y avoir des conséquences. Vous avez fait référence à la relaxe des personnes poursuivies pour avoir refusé de se rendre à la convocation de la commission d’enquête créée à la suite de la mobilisation à Sainte-Soline, mais avant cela, elles avaient bel et bien été placées en garde à vue pour ce motif. Il y a donc un précédent fort.

Il est remarquable que le président de la commission, qui aurait pu trancher seul, nous donne l’occasion d’un débat et nous demande notre aval par un vote. Nous devons statuer aujourd’hui, sans traîner, sur les deux termes de sa proposition. C’est pourquoi nous sommes réunis, le débat a eu lieu, rien ne sert de l’allonger ; passons au vote. Ensuite, la justice tranchera si nous allons jusqu’aux poursuites pénales, mais nous n’en sommes pas là.

M. Philippe Brun (SOC). La commission des finances, qui s’est vu conférer les prérogatives attribuées aux commissions d’enquête, a déjà tranché : M. Alexis Kohler doit être entendu. La principale raison en est la pratique des cabinets croisés entre l’Élysée et Matignon, telle que les arbitrages budgétaires sont rendus à la fois par le directeur du cabinet du Premier ministre et par le Secrétaire général de l’Élysée. Il serait donc incongru que le conseiller budgétaire qui a écrit des notes pour le directeur de cabinet du Premier ministre et pour le Secrétaire général de la Présidence vienne rendre compte devant la commission d’enquête, que ce directeur du cabinet vienne lui aussi rendre compte, mais que le Secrétaire général de l’Élysée qui a été directement associé à ces arbitrages, notamment celui qui a conduit à ne pas déposer un PLFR au premier semestre 2024, ne soit pas entendu. Il doit l’être.

Je salue le souci de transparence et de dialogue avec l’ensemble de la commission du président de la commission. Les socialistes voteront en faveur de l’envoi d’une nouvelle convocation à M. Alexis Kohler et à ce qu’il soit spécifié que si ce dernier ne déférait pas à cette convocation de la commission, nous soutiendrons l’application par le président de la commission des dispositions de l’ordonnance de 1958 prévoyant des poursuites pénales en tel cas.

M. Nicolas Ray (DR) Notre groupe a, dès l’origine, douté de la possibilité et de l’utilité d’entendre le Secrétaire général de l’Élysée. De sa possibilité en raison du débat juridique sur l’application du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs. De son utilité car, pour nous, le choix de déposer un PLFR relève du Gouvernement qui, conformément aux dispositions de l’article 20 de la Constitution « détermine et conduit la politique de la Nation ». Nous avons entendu à ce titre l’ancien Premier ministre Gabriel Attal, ainsi que Bruno Le Maire ; ces auditions ont montré qu’il y avait eu un débat entre eux et que ce débat avait été tranché. Autant dire que l’intérêt de cette nouvelle audition est assez limité, puisque nous disposons d’un grand nombre d’éléments sur ces réunions et que nous savons qu’un arbitrage a été rendu contre le dépôt d’un PLFR. Faudrait-il désormais auditionner M. Alexis Kohler à chaque fois qu’une commission d’enquête est créée au motif qu’il aurait pu, intentionnellement ou non, indirectement ou non, intervenir dans un quelconque arbitrage ou exercer une quelconque influence sur un sujet d’intérêt pour ces commissions d’enquête ?

Notre groupe a toujours été libre et responsable ; l’audition de M. Ferrand qui se déroule en ce moment même à quelques mètres de cette salle le prouve à nouveau et nous allons affirmer notre opposition à sa nomination au Conseil constitutionnel. Mais pour ce qui concerne cette commission, nous ne sommes pas persuadés qu’il faille poursuivre sur la voie que vous souhaitez.

Des refus de se rendre à une convocation ont déjà eu lieu, mais ils n’ont jamais donné lieu à poursuites pénales : ni pour M. Michel Jobert, ni pour M. Valéry Giscard d’Estaing, ni pour M. Alexis Kohler lui-même en 2021. Étant donné le peu d’intérêt de l’audition elle-même, engager une procédure pénale dans ce cas serait disproportionné. Nous devrions plutôt nous attacher à éviter que de nouveaux dérapages se produisent et qu’à l’avenir les recettes fiscales soient évaluées beaucoup plus précisément. C’est aussi ce que les Français attendent.

Mme Danielle Simonnet (EcoS). Les prérogatives du Parlement doivent être respectées, notamment celles de la commission des finances transformée en commission d’enquête. Nous nous sommes déjà prononcés sur le principe de la convocation de M. Alexis Kohler ; il doit s’y rendre. La question ne relève pas de la séparation des pouvoirs mais du contrôle de l’exécutif. Il y aurait eu des précédents, nous dit-on ; mais les précédents ne font pas le droit, et je puis vous donner un contre-exemple. M. Benjamin Haddad, président de la commission d’enquête relative aux révélations des Uber Files, était opposé à l’audition de M. Kohler que nous souhaitions, et il avait demandé au bureau de la commission d’enquête de se prononcer par un vote, si bien que nous n’avons pu l’entendre ; il était pourtant concerné en sa qualité d’ancien membre du cabinet de M. Emmanuel Macron alors ministre de l’économie. Cette décision abusive n’avait rien à voir avec le statut constitutionnel du Président de la République, mais nous avons dû nous y plier, alors que M. Alexis Kohler a bien été entendu par la commission d’enquête relative à l’affaire Benalla.

Le vote de la commission d’enquête doit être respecté. M. Alexis Kohler doit être convoqué à nouveau et des poursuites pénales doivent être engagées contre lui s’il refuse d’être auditionné. En quoi des poursuites pénales seraient-elles disproportionnées, alors qu’elles ne seraient que l’application du droit, dont nul ne peut s’exonérer ? Nous voterons en faveur de la proposition de notre président, que nous remercions d’avoir associé la commission à une décision qu’il aurait pu prendre seul.

Mme Sophie Mette (Dem). Le groupe Les Démocrates l’a rappelé en janvier dernier, l’audition de M. Alexis Kohler par cette commission d’enquête ne paraît pas conforme à plusieurs principes constitutionnels. S’il a pu être auditionné par la commission d’enquête sénatoriale sur l’affaire Benalla, c’est qu’il s’agissait d’une affaire interne à l’Élysée. L’objet de notre commission d’enquête relevant de la seule politique du Gouvernement, chargé de la politique budgétaire, cette audition ne respecterait pas le principe de la séparation des pouvoirs. De plus, les personnes qui veulent auditionner M. Alexis Kohler souhaitent l’interroger sur les arbitrages rendus par le Président de la République au cours des années 2023 et 2024 sur les sujets budgétaires, notamment sur l’opportunité de déposer un PLFR en 2024. Ce serait une manière de contourner le principe constitutionnel selon lequel « le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité ».

Enfin, envisager de poursuivre en justice le Secrétaire général de l’Élysée semble être une énième tentative de déstabilisation de la Ve République. En voulant poursuivre M. Alexis Kohler, c’est au Président de la République que vous souhaitez vous en prendre. Alors que la situation actuelle réclame stabilité et apaisement, cette démarche vise des objectifs contraires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Le groupe LIOT est très attaché au respect du droit du Parlement ; or les commissions d’enquête sont l’un des moyens de ce contrôle. La convocation du Secrétaire général de la Présidence de la République n’est en rien contraire au principe de séparation des pouvoirs, qui concerne le Président, pas son entourage. Dans de nombreux cas, des membres de l’entourage et du cabinet du Président de la République se sont rendus à des convocations. Alors que je présidais la commission dite de l’affaire Cahuzac, nous avons appris par un témoignage que le maire de Villeneuve-sur-Lot avait appelé le directeur adjoint du cabinet du Président de la République ; nous avons convoqué ce dernier, qui est venu immédiatement et nous a dit que tout de suite après avoir reçu cet appel, il était allé voir le Secrétaire général puis, avec lui, le Président. Nous savions donc qu’à partir de cette date, le Président de la République était au courant. Cela ne pose donc pas de problème particulier. La loi organique prévoit qu’en cas de refus de se rendre à une convocation, le président de la commission d’enquête saisit la justice. La sanction est de 7 500 euros d’amende et deux ans d’emprisonnement – mais ce n’est pas le président de la commission des finances qui définit la peine : il saisit la justice, qui appréciera.

Un de nos collègues vient d’indiquer qu’il n’y a eu jusqu’à présent qu’un seul cas de saisine du parquet pour cette raison, saisine qui a conduit à une relaxe, a-t-il ajouté. Mais la relaxe tenant à ce que la convocation, n’ayant pas été adressée à l’intéressé sous son nom d’état-civil mais sous son pseudonyme, a été jugée irrégulière, l’exemple semble peu probant.

Ce qui m’inquiète dans la deuxième réponse du Secrétaire général, c’est cette phrase de l’alinéa final de son courrier du 6 février, qui vous éclairera plus précisément sur la position de la Présidence de la République : « Je suis persuadé que cette attention portée à nos principes constitutionnels fondamentaux est aussi pleinement partagée au sein de l’Assemblée nationale ». Mais enfin ! L’Assemblée nationale s’est prononcée à travers la commission d’enquête, et à une écrasante majorité. Il faut donc tenir bon. Le Parlement, en France, doit être respecté. Ce sera peut-être l’occasion d’un deuxième précédent. Toutefois, à la différence de ce qui s’est passé pour le militant du collectif Les Soulèvements de la terre, M. Alexis Kohler n’a pas été convoqué sous son pseudonyme mais sous son nom d’état civil, si bien que la jurisprudence que vous évoquez, cher collègue, ne s’applique pas.

M. Emmanuel Maurel (GDR). Le groupe GDR votera en faveur de la proposition du président Coquerel. Contrairement à nos collègues de droite, je juge le témoignage de M. Alexis Kohler précieux pour la commission d’enquête. D’autre part, chacun joue à l’apprenti juge constitutionnel ; certes, c’est d’actualité, mais je ne vois pas en quoi le principe de la séparation des pouvoirs serait profondément écorné si nous entendions M. Alexis Kohler. Notre régime de séparation des pouvoirs est souple, il n’y a pas d’étanchéité complète, on peut interroger l’exécutif et on l’a fait. Si l’article 67 de la Constitution établit l’irresponsabilité du Président de la République pour les actes qu’il a commis en cette qualité, c’est parce qu’il a une légitimité populaire découlant du suffrage, laquelle ne s’applique évidemment pas à ses collaborateurs ! Si ceux qui déroulent cet argumentaire voient vraiment là un grave problème de principe, on saisira le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité et on verra ce qu’il dit, mais je trouve ces arguments vraiment spécieux. Enfin, les poursuites pénales ne sont rien d’autre que la stricte application de la procédure prévue dans l’ordonnance de 1958 – c’est donc encore beaucoup de bruit pour rien. Je propose donc que l’on vote. Si M. Alexis Kohler est raisonnable il se rendra à nos arguments et ça se passera très bien.

M. le président Éric Coquerel. Je reviens un instant sur la question constitutionnelle, bien que notre commission en ait déjà débattu assez longuement et que le vote ait été sans ambiguïté. L’article 67 de la Constitution est limpide : « Le Président de la République n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité », y lit-on. Il n’est pas écrit : « Le Président de la République et ses collaborateurs » ! Aussi, présenter de ce texte une interprétation selon laquelle aucune personne ayant travaillé à l’Élysée ne peut être convoquée devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale me semble pour le moins curieux.

Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 sont tout aussi claires : « Toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée […] La personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». Si notre commission estime nécessaire d’auditionner M. Alexis Kohler, je ne vois pas en vertu de quel statut particulier il n’aurait pas à supporter ce que n’importe quelle autre personne convoquée supporterait, quel statut le mettrait hors la loi, hors règlement et hors contrôle de l’Assemblée nationale. L’argument me semble vraiment peu recevable.

Des personnes qui ne se sont pas rendues aux convocations de commissions d’enquête, aucune n’avait été convoquée par la commission des finances exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête. Je rappelle que dans des cas de ce type, c’est au président de la commission d’enquête concernée qu’il revient de saisir le parquet. Que la commission des finances ait une indépendance particulière vis-à-vis de l’exécutif explique peut-être aussi pourquoi je juge inadmissible qu’une personne convoquée par la commission exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête puisse répondre : « Eh bien non, en fonction de ma lecture de la Constitution et de ce que j’estime que l’Assemblée devrait décider » – Charles de Courson l’a souligné tout à l’heure. Cet argument aussi me paraît irrecevable.

Sur la relaxe prononcée après les poursuites pénales évoquées par David Amiel et Charles de Courson, j’indique que le parquet, qui avait requis une peine, a fait appel. En tout état de cause, évoquer cette relaxe pour expliquer que l’on ne devrait plus appliquer les dispositions du III de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 reviendrait à exonérer définitivement de toute sanction toute personne qui, à l’avenir, déciderait de ne pas se rendre à la convocation d’une commission d’enquête ; je pense que ce n’est pas ce que souhaitent les collègues qui mentionnent cet exemple.

La question du budget relève du Gouvernement, a-t-on souligné. Mais ce n’est pas nous qui avons tenu une réunion le 13 février 2024 à l’Élysée – cela a été dit par plusieurs personnes auditionnées –, une réunion manifestement importante sur une question liée au budget et à la politique budgétaire de la France à travers le PLFR. Plusieurs personnes auditionnées ont nommément cité M. Alexis Kohler, et non pas l’Élysée dans son ensemble, comme ayant joué un rôle dans cette affaire. Aussi, je ne trouve pas bon l’argument de notre collègue du groupe Les Républicains selon lequel il n’est pas important pour le sujet de notre commission d’enquête qu’un des participants manifestes à la prise de décisions vienne nous éclairer.

Enfin, je suis habilité à saisir le parquet sans avoir recueilli l’avis de la commission. J’ai souhaité avoir sa position, mais nous voterons sur les deux points que j’ai évoqués ensemble. La commission d’enquête touche à sa fin et je ne voudrais pas que l’on fasse tout pour perdre un peu de temps de façon à rendre nos travaux inopérants. Je pense que personne ne le souhaite.

Je vous donnerai lecture de la question mise aux voix après que M. Cazeneuve se sera exprimé. Une lettre va être envoyée à M. Alexis Kohler lui rappelant les peines qu’il encourt s’il ne se rend pas à notre convocation. Si je n’ai pas une réponse rapide, début mars par exemple, ou si j’ai une réponse négative, j’agirai.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Il me semble, monsieur le président, que vous n’avez pas répondu à la demande de plusieurs de nos collègues vous priant de nous communiquer la teneur du courrier que vous a adressé la Présidente de l’Assemblée nationale avant le vote de manière que nous soyons parfaitement éclairés.

D’autre part, je rappelle chacun à sa responsabilité : respecter l’article 16 de la Constitution dans sa lettre et dans son esprit. Je regrette qu’une alliance Rassemblement national – Nouveau Front populaire soit l’occasion d’une entorse supplémentaire à notre Constitution et crée un précédent. La Constitution est protectrice ; prendre l’habitude de l’écorner n’est pas une bonne manière d’agir, et si un jour les extrêmes prennent le pouvoir, vous regretterez peut-être de l’avoir fait. D’autre part, on constate au fil des auditions que l’écart entre les prévisions et les recettes ne vous intéresse pas, non plus que la raison des problèmes de modélisation économique apparus depuis deux ans. La seule chose qui vous intéresse, c’est de mettre en cause le Président de la République et vous n’avez eu de cesse, monsieur le président de la commission des finances et monsieur le rapporteur Ciotti, de poser des questions en ce sens. Je suggère donc à la commission d’enquête de se recentrer sur son champ d’investigation.

M. le président Éric Coquerel. Le courrier que m’a adressé Mme la Présidente de l’Assemblée nationale le 4 février dernier, après que je lui ai demandé de soutenir la décision de la commission quand M. Alexis Kohler a refusé une première fois de se rendre à notre convocation vous est diffusé à l’instant par mail. Je vous en donne lecture :

« Monsieur le président, cher collègue,

« Par lettre en date du 27 janvier 2025, vous m’avez informée du courrier que M. Alexis Kohler, Secrétaire général de la Présidence de la République, vous a adressé en réponse à sa convocation par la commission des finances. Dotée pour la circonstance des pouvoirs d’une commission d’enquête, celle-ci recherche « les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 ».

« Je suis résolument attachée, comme vous, aux droits du Parlement, et notamment à l’exercice, par l’Assemblée nationale, de sa mission constitutionnelle de contrôle de l’action du gouvernement. Je me félicite, dès lors, de la multiplication, au cours de ces dernières années, des travaux initiés à cette fin, en particulier par des commissions d’enquête. Il est légitime que la commission des finances souhaite recueillir tous les témoignages utiles pour lui permettre de mener à bien ses investigations.

« Les travaux d’enquête doivent néanmoins s’inscrire dans le cadre des normes de droit qui leur sont applicables. C’est ainsi que M. Alexis Kohler est fondé, au surplus des considérations d’agenda qu’il fait valoir, à rappeler quelles sont les règles constitutionnelles qui régissent les relations entre le Parlement et le Président de la République.

« En application du principe de séparation des pouvoirs, hors du cadre spécifique de l’article 68 de la Constitution, la responsabilité du Président de la République ne peut être engagée devant l’Assemblée nationale. En conséquence, ce dernier ne saurait être appelé, en aucune façon, à comparaître devant une commission d’enquête, comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2014 relative à la loi portant application de l’article 68 de la Constitution.

« Ce régime constitutionnel d’irresponsabilité du Président de la République s’étend à ses collaborateurs, sous peine d’ouvrir la voie à une mise en cause du premier par l’entremise de la mise en cause de ces derniers, dans la mesure où son action serait appelée à être évoquée.

« Vous faites valoir, ce qui est exact, que des collaborateurs du Président de la République ont pu témoigner par le passé devant une commission d’enquête. Vous constaterez, néanmoins, que ces témoignages ont toujours été apportés soit au titre de fonctions antérieures, soit, s’ils l’ont été au titre des fonctions de collaborateur de la Présidence, de façon volontaire et à l’exclusion de toute évocation des conditions de prise de décisions du chef de l’État.

« A contrario, des collaborateurs du président de la République ont pu refuser, et à de nombreuses reprises, de répondre à une invitation à venir s’exprimer devant une commission d’enquête.

« Tel est le cadre qui doit être respecté. Mais la politique budgétaire relevant du gouvernement, je ne doute pas, en tout état de cause, que la commission des finances saura trouver les moyens d’analyser son action dans ce domaine durant la période considérée, et ainsi pleinement contribuer à la mission de contrôle du Parlement telle que définie par la Constitution.

Je vous prie de croire… »

Telle est la position de la Présidente de l’Assemblée nationale, position qui était également la sienne quand elle présidait la commission d’enquête sur Benalla. Je n’ai pas à la commenter sinon pour constater que la Présidente est fidèle à ce qu’elle a toujours dit à ce sujet.

Une remarque toutefois : on ne peut se limiter à dire, sans plus, que « les témoignages ont toujours été apportés soit au titre de fonctions antérieures, soit, s’ils l’ont été au titre des fonctions de collaborateur de la Présidence, de façon volontaire et à l’exclusion de toute évocation des conditions de prise de décisions du chef de l’État ». S’il en a été ainsi jusqu’à présent, c’est qu’il n’y a jamais eu de poursuites. Pourtant, encore une fois, rien dans les textes pertinents ne dit qu’une personne se rend à une convocation si elle le veut bien. Il y a là une interprétation du texte de l’ordonnance à mon sens inexacte, et je l’ai fait savoir à Mme la Présidente de l’Assemblée nationale.

J’invite la commission à se prononcer sur la question suivante :

Convient-il qu’une ultime convocation soit délivrée sous la forme d’une lettre recommandée avec accusé de réception en rappelant à M. Alexis Kohler les poursuites et les sanctions auxquelles il s’exposerait en application du III de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 si jamais il ne déférait pas à cette convocation en audition devant la commission des finances exerçant les prérogatives d’une commission d’enquête et en prévoyant que des poursuites seront effectivement exercées si M. Alexis Kohler ne répond pas positivement à la convocation ?

Votant à main levée, la commission se prononce en faveur de la proposition.

25.   Mercredi 19 février 2025 à 15 heures – compte rendu n° 86

La Commission auditionne Mme Claire Thirriot–Kwant, ministre-conseillère pour les affaires économiques et cheffe du service économique régional de Berlin, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([23]).

M. le président Éric Coquerel. Cette audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance  58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis.

Notre audition, en visioconférence, est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Claire Thirriot-Kwant prête serment.)

Mme Claire Thirriot-Kwant, ministre conseillère pour les affaires économiques et chef du service économique régional de Berlin. Le service économique régional (SER) de Berlin élabore des analyses des politiques publiques économiques et financières de l’Allemagne pour nos administrations et nos autorités. Il suit également les dossiers européens de manière à identifier convergences et divergences. Il effectue un travail d’influence auprès des acteurs politiques et économiques, émet des propositions pour alimenter la coopération entre nos deux pays et contribue à la diplomatie économique afin de promouvoir l’attractivité de la France, de favoriser l’export et de renforcer les relations économiques bilatérales.

Je commencerai par une rétrospective des finances publiques allemandes depuis la crise financière qui me conduira à mettre en relief l’attachement bien connu de ce pays à la discipline budgétaire. Il est parvenu à redresser immédiatement après la crise son déficit, qui est passé de 4,4 % en 2010 à 0,8 % dès 2011, puis a enregistré des excédents budgétaires au cours de la décennie 2010. Cet effort de consolidation a concerné l’ensemble des administrations publiques, qu’il s’agisse de l’État fédéral, des communes, des Länder ou des organismes de sécurité sociale. Cela s’est traduit par une forte diminution de l’endettement public, ramené à 60 % en 2019 alors qu’il atteignait 83 % en 2010. Parmi les facteurs ayant contribué à ce rétablissement, il faut citer les réformes structurelles menées depuis le début des années 2000, la conjoncture mondiale de la décennie 2010, plutôt favorable au modèle économique allemand fondé sur les exportations, et l’attachement politique à la réduction de la dette, qui s’est traduit en 2011 par l’inscription dans la loi fondamentale du mécanisme dit du frein à la dette.

À partir de 2020, la pandémie, la guerre en Ukraine et la crise énergétique qu’elle a provoquée ont constitué des défis majeurs pour l’économie allemande et les gouvernements de coalition successifs. La coalition en feu tricolore, Ampelkoalition, formée par les sociaux-démocrates, les libéraux et les Verts en novembre 2021, a prolongé la suspension du frein à la dette instaurée pendant la pandémie afin de soutenir les entreprises et les ménages et de limiter la hausse des factures énergétiques. Le déficit, qui s’est creusé jusqu’à 4,4 % en 2020, est repassé sous les 3 % pour s’établir à 2,6 % en 2023.

J’en viens à mon deuxième point : la gouvernance des exercices de prévision. Les prévisions élaborées en vue de la loi de finances fédérale et celles transmises à la Commission européenne reposent sur deux processus distincts.

Le cycle budgétaire traditionnel débute en janvier avec les prévisions du ministère de l’économie concernant les grandes hypothèses macroéconomiques. Leur réactualisation en avril sert de base au ministère des finances pour coordonner les estimations de recettes fiscales de tous les échelons administratifs, hors champ social. Ces prévisions sont établies collégialement par un groupe de travail présidé par le ministère des finances et associant acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux : le ministère de l’économie, les cinq instituts de recherche économique chargés d’établir le diagnostic commun, l’Office fédéral des statistiques, la Bundesbank et le Conseil des sages, équivalent de notre Conseil d’analyse économique, ainsi que les ministères des finances des Länder et l’Association des communes. Les estimations pour chaque impôt, élaborées en amont par chaque membre du groupe, sont discutées jusqu’à un consensus puis font l’objet d’une publication.

Les prévisions de dépenses suivent un processus plus classique. Elles font l’objet d’échanges entre les ministères techniques et le ministère des finances, puis d’arbitrages politiques en cas de désaccord.

À partir de ces prévisions, le ministère des finances élabore le projet de loi de finances ainsi que la loi fiscale. Sur la base de ce scénario, à législation inchangée, les partis et les ministres discutent des mesures nouvelles, qu’il s’agisse de dépenses ou de recettes, en vue des arbitrages du début de l’été. Le projet de loi de finances est adopté lors du dernier conseil des ministres avant la pause estivale, au mois de juillet, puis transmis au Bundestag qui l’examine en première lecture en septembre.

À l’automne, les prévisions sont réactualisées dans les mêmes conditions qu’en avril, en amont de la deuxième lecture du projet de loi de finances fédérale au Parlement, qui a lieu en novembre et décembre. Le cadrage macroéconomique et le volet recettes du projet de loi de finances fédérale de juillet sont eux-mêmes révisés par le ministère des finances, notamment pour tenir compte de l’impact des nouvelles prévisions macroéconomiques sur le plafond du déficit autorisé par le frein à la dette – c’est ce qu’on appelle la composante conjoncturelle.

Munie de ces derniers éléments, la commission du budget du Bundestag tient une réunion de conciliation pour mener d’ultimes arbitrages en se fondant sur les dernières hypothèses macroéconomiques retenues et les informations les plus récentes concernant les recettes.

Les prévisions élaborées pour les besoins de la loi de finances fédérale ne contiennent aucune des données de finances publiques répondant aux conventions maastrichtiennes. Les autorités se livrent à un exercice parallèle pour fournir aux institutions européennes les documents exigés dans le cadre du semestre européen. Le ministre des finances se fonde sur une analyse exhaustive des prévisions, toutes administrations publiques confondues, avant de transmettre le projet de plan budgétaire en octobre et le programme de stabilité en avril. Le ministère des finances, de manière étonnante étant donné le calendrier, ne tient alors pas compte des dernières prévisions économiques actualisées pour les besoins de l’élaboration de la loi de finances fédérale, qu’il s’agisse des prévisions macroéconomiques ou des prévisions de recettes fiscales, toutes deux disponibles en octobre. Il en résulte que les prévisions maastrichtiennes de finances publiques s’appuient sur des prévisions sous-jacentes réalisées trois à six mois avant que les documents ne soient transmis.

Pour construire ces prévisions, sont également utilisées les prévisions émanant des organismes sociaux qui sont coordonnés par les ministères sociaux, celui de la santé et celui des affaires sociales, en lien avec les organismes et les caisses de sécurité sociale.

Les prévisions maastrichtiennes font l’objet d’un avis du comité consultatif du Conseil de stabilité, équivalent de notre Haut Conseil des finances publiques, chargé de veiller au respect du cadre budgétaire national et européen. Comme ces avis ne sont publiés qu’une fois les documents transmis à la Commission européenne, ils bénéficient d’une moindre visibilité et sont moins commentés. Le comité lui-même déplore d’ailleurs régulièrement le manque de transparence des prévisions du gouvernement dans le cadre européen, leur actualisation insuffisante, en particulier pour les prévisions de croissance, et l’absence de prise en compte des mesures nouvelles et de leur chiffrage.

J’aborde mon troisième point : les écarts entre les prévisions et l’exécution, que la discipline budgétaire n’épargne pas au gouvernement. Pendant la décennie 2010, les prévisions ont été pessimistes, pour le solde public plus encore que pour la croissance. Cela peut s’expliquer par le fait qu’elles n’ont pas pris en compte la sous-exécution chronique des budgets allemands, notamment aux échelons locaux. Ce phénomène est particulièrement marqué pour les communes, chargées d’environ 60 % des investissements dans l’ensemble de l’Allemagne : elles ont du mal à décaisser et à engager les projets même si elles ont été dotées financièrement.

En 2023 et 2024, l’écart entre les prévisions et l’exécution s’est inversé. L’excès de pessimisme a fait place à un excès d’optimisme. Le projet de plan budgétaire envoyé à la Commission en octobre 2023 fixait le déficit public à 2 %, alors qu’il a atteint 2,6 %, et prévoyait pour la croissance réelle un taux positif de 2,5 %, alors que c’est un taux négatif de 0,3 % qui a été constaté. En 2024, on observe la même tendance : le déficit a été supérieur de 0,6 point à ce qui était prévu et la croissance inférieure de 1,8 point. Remarquons que les prévisions intermédiaires pendant ces deux années ont varié de manière inexpliquée, ce qui montre toute la difficulté de l’exercice de prévision en période d’incertitudes conjoncturelles. Pour 2023, c’est au niveau fédéral que les écarts ont été les plus nets, alors qu’en 2024, et c’est une première, les organismes sociaux et l’échelon local ont enregistré des déficits.

L’exécution budgétaire a été affectée par deux années successives de récession. Les causes en sont connues : conjoncture mondiale, mesures protectionnistes, difficultés de l’industrie, prix de l’énergie toujours élevés. À cela se sont ajoutées les incertitudes politiques internes : la coalition gouvernementale n’est pas parvenue à s’entendre sur les solutions et elle a éclaté en novembre 2024. Cela a suscité des comportements d’attentisme : les taux d’épargne sont restés bien en deçà du tendanciel d’avant 2020 et l’investissement privé a été très faible.

La dynamique des recettes révèle une grande cohérence entre dégradation de la conjoncture et baisse des rentrées fiscales, phénomène amplifié par certaines mesures fiscales. En Allemagne, l’indexation sur l’inflation du barème de l’impôt sur le revenu n’est pas automatique, elle fait l’objet d’une décision renouvelée chaque année. Or, en 2022, alors que l’inflation avait atteint 8,7 %, le gouvernement a attendu fin décembre pour procéder à cette indexation, ce qui s’est traduit par un écart de 20 milliards d’euros par rapport aux prévisions initiales de recettes, qui n’avaient elles-mêmes pas anticipé une inflation aussi forte. En 2024, les prévisions de recettes ont connu également une dégradation due à la conjoncture économique. Les recettes issues de la TVA à l’importation ont été moindres, du fait notamment de la baisse des prix de l’énergie importée.

Pour ce qui est des dépenses, l’année 2023 a été marquée par le déploiement des mesures de soutien conjoncturelles et de stabilisation des prix de l’énergie. L’Allemagne a annoncé vouloir mobiliser 300 milliards d’euros dans le cadre de quatre plans successifs, allant de la fin de l’année 2022 au début de 2024. Il s’agissait entre autres de provoquer un effet psychologique. En réalité, seule une partie de ces montants a été dépensée, notamment parce que le reflux des prix de l’énergie a été plus ample que prévu. En outre, la République fédérale a dû faire face à des dépenses difficilement anticipables liées à la guerre en Ukraine. D’une part, elle a reçu un peu plus d’un million de réfugiés ukrainiens, dont l’accueil a entraîné des dépenses sociales, relevant entre autres des minima sociaux. D’autre part, les dépenses militaires consacrées à l’Ukraine ont dépassé les montants inscrits dans le projet de loi de finances initiale.

La même dynamique a été observée aux échelons locaux : les dépenses ont augmenté plus que prévu, du fait de l’inflation, de l’augmentation des frais énergétiques et des frais de fonctionnement ainsi que de la hausse significative des salaires dans la fonction publique.

En 2024, pour la première fois, la sphère sociale – les organismes de sécurité sociale et l’assurance maladie – a connu un déficit, lié davantage à des difficultés propres qu’à la conjoncture. Des modifications législatives ont pesé, le niveau de remboursement des prestations ayant été rehaussé.

L’importante décision de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe du 15 novembre 2023 a contraint le gouvernement à accélérer la consolidation budgétaire et l’on peut penser que le déficit aurait dépassé les 2,6 % enregistrés si elle n’était pas intervenue. Une autre explication de l’écart entre prévisions et exécution tient à la sous-exécution des dépenses, qui, bien qu’elle s’observe année après année, n’est pas intégrée dans les prévisions. Selon une récente étude menée par l’IW Köln (institut de l’économie allemande de Cologne), sur les 100 milliards d’euros prévus dans la loi de finances 2023 pour financer des investissements d’avenir – numérisation, mobilité, climat, logement, éducation, recherche et développement –, 20 % n’auraient pas été dépensés.

Je terminerai par une comparaison entre prévisions du gouvernement et prévisions issues d’instituts indépendants, qu’ils soient allemands ou internationaux. L’Allemagne dispose d’un écosystème très riche de prévisionnistes indépendants dont les estimations, établies deux à trois fois par an, portent sur les hypothèses macroéconomiques comme sur les finances publiques. Les prévisions relatives à la croissance et aux soldes publics que publient chaque année, en mars et septembre, les cinq instituts chargés d’élaborer le diagnostic commun retiennent particulièrement l’attention. Pour l’année 2024, la comparaison des prévisions établies par le gouvernement allemand, les instituts indépendants nationaux et les institutions internationales montre que chacun, à peu près à la même période, a révisé à la baisse ses estimations. On ne peut pas vraiment dire que les uns aient fait un meilleur travail que les autres. Les écarts de prévisions sont du reste relativement peu commentés dans le débat public en Allemagne. À chaque actualisation de ses prévisions macroéconomiques, le ministre des finances est amené à prendre position, voire à se justifier si des écarts avec les prévisions des instituts indépendants sont constatés.

Quelques observations pour terminer. Les années 2023 et 2024 ont été des années de crise en Allemagne. Le contexte économique très dégradé et l’inflation ont rendu très incertains les exercices de prévision, quels qu’ils soient. Le processus budgétaire a, en outre, été affecté par divers événements externes. L’accord de coalition est devenu caduc à l’issue de la crise provoquée par la guerre en Ukraine. La décision de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a imposé au gouvernement de revoir la loi de finances et l’éclatement de la coalition en novembre 2024 a empêché l’adoption de la loi de finances pour 2025.

L’organisation fédérale implique la participation de nombreux acteurs aux prévisions de finances publiques, ce qui entrave, en temps de crise, la publication rapide de ces prévisions, en tout cas de celles requises par le cadre européen, comme on l’a vu.

Je l’ai dit, les écarts de prévisions ne suscitent pas de débats en Allemagne. On s’interroge plutôt sur le bien-fondé du frein à la dette.

Enfin, en temps normal comme en temps de crise, certaines dépenses publiques ne parviennent pas à être engagées, notamment par les échelons locaux.

M. le président Éric Coquerel. Les difficultés de décaissement des communes ont-elles augmenté ces dernières années ? Comment les expliquez-vous ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Je ne sais pas si cette moindre capacité à engager la dépense publique est spécifique aux deux dernières années. C’est un phénomène chronique, qui dépasse les seules communes. Par exemple, le fonds lié à la Zeitenwende, créé en 2022 pour acheter des équipements militaires, n’a pas pu être décaissé pendant les deux premières années. Les procédures sont extrêmement lourdes. Cet excès de bureaucratie, qui touche les acteurs privés et publics, est d’ailleurs l’un des sujets de la campagne électorale.

Il faut également tenir compte de la capacité administrative limitée des communes. Les administrations fédérales et locales sont ainsi très peu numérisées. Quand je suis arrivée, j’ai découvert à ma grande surprise qu’elles utilisaient encore le fax pour communiquer entre elles.

M. le président Éric Coquerel. De quelle manière le ministère justifie-t-il les écarts de ses prévisions par rapport aux chiffres des institutions indépendantes ? Cette justification est-elle obligatoire ? Auprès de qui se fait-elle ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Il serait obligé de se justifier publiquement, ce qu’il n’a pas fait pour les deux derniers exercices, étant donné qu’il n’y avait pas d’écart.

M. le président Éric Coquerel. Dans quel cadre s’inscrit cette justification ? Le ministère a-t-il des comptes à rendre au Parlement ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Il doit expliquer dans le rapport publié au mois de janvier pourquoi il diverge du diagnostic commun sur les hypothèses de croissance. C’est une procédure contradictoire internalisée.

M. le président Éric Coquerel. Le ministère n’est donc pas obligé d’intervenir à une période donnée pour justifier tel ou tel écart ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Le moment-clé, c’est la publication du rapport économique vers la fin janvier. Deux légères réactualisations interviennent en avril puis en octobre. Si le ministère devait justifier un écart, il le ferait par écrit dans ces documents.

M. le président Éric Coquerel. Au cours de leur audition par notre commission d’enquête, d’anciens membres du gouvernement, comme Gabriel Attal, ont relativisé l’importance de l’écart des prévisions par le caractère exceptionnel de l’élasticité des prélèvements en 2021 et en 2022, qui aurait également été observé en Allemagne et au Royaume-Uni. L’Allemagne a-t-elle connu des écarts aussi marqués que la France ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Il n’a pas été fait état de difficultés particulières ces deux dernières années sur les questions d’élasticité des prélèvements obligatoires. Les recettes de l’impôt sur les sociétés ont été difficiles à évaluer, ce qui est habituel. C’est pendant la pandémie que les hypothèses n’avaient pas été confirmées, notamment pour les recettes de TVA, les comportements de consommation ayant différé des prévisions.

M. le président Éric Coquerel. L’Institut des politiques publiques (IPP) a réalisé une étude sur la surestimation des recettes de TVA en 2024. Il y précise qu’en Allemagne la prévision de recettes de TVA a été supérieure de 4 % aux recettes effectives – un écart moindre qu’en France, où les recettes ont été surestimées de 5,5 %. Les origines de cet écart ont-elles été étudiées en Allemagne ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Pas pour 2024, ce serait trop tôt. Par ailleurs, les prévisions des années précédentes n’ont pas été évaluées. Ces baisses sont probablement liées à la chute des prix de l’énergie importée entre septembre 2022 et 2024.

M. le président Éric Coquerel. Le PIB de l’Allemagne s’est contracté de 0,3 % en 2023 et de 0,2 % en 2024, en raison notamment d’une crise industrielle. À cela s’ajoutent une baisse des salaires réels et une consommation qui stagne, conduisant les Allemands – comme les Français – à renforcer leur épargne. Comme en France, le solde public s’est dégradé. En matière de croissance, l’activité est plus mal en point qu’en France. On retrouve dans les deux pays certains symptômes proches.

Pourriez-vous nous présenter la politique fiscale menée ces dernières années en Allemagne ? Quels remèdes ont été proposés ces derniers mois ? Je sais que l’équilibre budgétaire imposé par la Constitution fait débat.

Mme Claire Thirriot-Kwant. L’industrie pèse encore très lourd dans le PIB allemand, alors que les prix de l’énergie sont plus élevés qu’en France. Elle a été très touchée par la crise. En 2024, le solde du commerce extérieur était négatif. Ajoutons à cela une moindre consommation des ménages liée aux incertitudes de l’environnement international et national. Depuis dix-huit mois, et plus encore depuis un an, la coalition était désunie ; elle n’arrivait pas à s’entendre sur les solutions à la crise que traverse l’économie allemande, ce qui a d’ailleurs participé à son éclatement au mois de novembre. En juillet dernier, un paquet dit de croissance a été adopté, dont une partie n’a pas été mise en œuvre, faute de temps.

Il y a eu d’importantes mesures de soutien à l’économie : un soutien direct aux ménages par la revalorisation de certains minima sociaux ou des compléments d’allocation logement ; un plafonnement des prix de l’électricité et du gaz. Ces mesures ont permis de stabiliser l’économie – la récession de 2023 aurait été pire sans elles.

Le frein à la dette a été levé au moment de la crise du covid. Il existe en effet une clause dérogatoire pour réagir à des situations d’urgence. Depuis qu’il a été réinstauré, certains veulent le relâcher, d’autres le réformer, d’autres au contraire le maintenir en l’état. Sa rigueur a été renforcée par l’arrêt de Karlsruhe, qui l’a interprété d’une manière beaucoup plus restrictive. On s’aperçoit que ce frein à la dette, qui avait vocation à servir de garde-fou pour contenir les finances publiques de l’État, empêche de réagir aux chocs conjoncturels. La rationalité économique du dispositif est actuellement très critiquée par les économistes et le FMI (Fonds monétaire international) pour cela. On l’accuse également d’être en partie responsable du sous-investissement public structurel.

Compte tenu du contexte international, un débat est en cours sur la manière dont l’Allemagne pourrait retrouver des marges budgétaires, notamment pour financer l’effort de défense. Beaucoup de pistes sont avancées, mais la modification de ce frein suppose une majorité des deux tiers au Bundestag et une coalition qui se soit accordée pour aller dans cette direction.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourriez-vous préciser le mécanisme de cette règle d’or dont on parle beaucoup en France et qui pourrait être un exemple pour nous ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Pour simplifier, disons que le frein à la dette plafonne le déficit structurel de l’État fédéral à 0,35 % du PIB chaque année. Il comprend également une composante dite conjoncturelle – un déficit supérieur est autorisé en cas de baisse de l’activité, moindre en cas de hausse – qui a permis, en 2024, en période de récession, d’autoriser un endettement de 20 milliards d’euros supplémentaires par rapport aux 40 milliards initialement prévus. Il n’y a pas de prescription sur la dépense.

Comme le dispositif est très strict, pour financer son effort de défense, en 2022, le gouvernement allemand a dû constitutionnaliser un fonds extrabudgétaire de 100 milliards d’euros. Cette exception, au même niveau que la règle, a ainsi dû être approuvée par une majorité des deux tiers au Bundestag. L’Allemagne peut donc s’endetter d’ici à 2027 d’environ 25 milliards d’euros par an pour s’équiper en matériel militaire, ce qu’elle n’aurait pas pu faire sur le budget régulier de la défense, qui est de l’ordre de 50 milliards d’euros.

Le frein à la dette était tellement contraignant qu’il a fallu trouver des moyens de le contourner : la première fois en le suspendant et la deuxième en créant un fonds d’endettement de niveau constitutionnel. Le débat est ouvert.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il s’agit bien du seul budget fédéral, et non pas de celui des administrations de sécurité sociale et des collectivités ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. La règle est de 0,35 % pour le Bund et de 0 % pour les Länder, qui n’ont plus le droit de s’endetter depuis 2020. Le frein à la dette ne s’applique pas aux organismes de sécurité sociale, qui n’ont toutefois pas le droit de s’endetter non plus. Lorsqu’ils constatent un déficit au titre d’une l’année, ils doivent rétablir l’équilibre l’année suivante, soit en augmentant les cotisations sociales, soit en faisant baisser les prestations. Ainsi, face au déficit de la branche maladie, le 15 octobre 2024, ils ont décidé de demander aux caisses de rehausser les cotisations maladie de 0,8 % pour 2025. Un précédent relèvement, en 2023, n’avait pas été suffisant.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En Allemagne, c’est la prévision de croissance qui avait été largement surestimée, dans des proportions qui n’ont rien à voir avec celles qui nous occupent : on parle de plus de 2 points en 2023 et de plus de 1,6 point en 2024. La dégradation de la prévision est-elle essentiellement liée à cette surestimation ?

Par ailleurs, comment se fait-il que l’Allemagne ne bénéficie pas d’une corde de rappel ? En France, le Haut Conseil des finances publiques aide, malgré tout, le gouvernement à se situer dans une fourchette qui ne s’éloigne pas trop du consensus des économistes.

Pourriez-vous distinguer l’effet en recettes et celui en dépenses de cette surestimation ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. La dégradation de la conjoncture a surpris tout le monde. Entre les estimations des grands instituts allemands et internationaux et la prévision du gouvernement, les ordres de grandeur étaient semblables.

S’agissant du comité consultatif du Conseil de stabilité, j’ai été surprise de constater que ses avis et ses publications passent quasiment inaperçus. Je pense que cela tient au fait qu’il intervient après et non avant l’élaboration des documents liés au Semestre européen. Il est indépendant et composé de représentants de la Bundesbank, de quelques instituts économiques et du Conseil des sages. Son travail a très peu d’écho au Parlement et dans les médias.

Quant à la répartition de la surestimation entre recettes et dépenses, encore une fois, les autorités ont fait face à deux années très compliquées et de nombreux facteurs ont joué.

Pour résumer, les moindres rentrées fiscales constatées en 2023 s’expliquent par l’indexation du barème de l’IR intervenue fin 2022 et qui n’avait pas été prise en compte dans les prévisions initiales. Je l’ai dit, cela a représenté 20 milliards d’euros.

En 2024, les recettes au titre de l’IR, de l’IS et de la TVA ont toutes baissé davantage que prévu. Nous ne savons pas quelles ont été les baisses les plus fortes, mais toutes ces recettes ont suivi l’évolution de la conjoncture.

Il est clair que les recettes fiscales sont très volatiles depuis la pandémie. En 2021, on a constaté qu’elles avaient évolué beaucoup plus vite que le PIB nominal, ce qui a surpris les prévisionnistes et le ministère des finances, car cela ne correspondait pas à ce que l’on avait observé jusqu’alors.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Connaissez-vous l’élasticité qui prévalait avant les années 2023 et 2024 ? Vos propos m’incitent à penser que cette élasticité était supérieure à l’unité s’agissant des principaux impôts avant la crise énergétique et qu’elle est largement inférieure depuis – ce qui rejoint pour partie les observations faites en France.

Mme Claire Thirriot-Kwant. Les données dont nous disposons ne permettent pas de dissocier les effets des mesures nouvelles de ceux de l’évolution spontanée. Or de très nombreuses mesures fiscales ont été adoptées au cours de cette période. Il est difficile de savoir quelle aurait été l’évolution des recettes à dispositif inchangé.

Mais l’élasticité de l’ensemble des recettes fiscales était en effet supérieure à 1 avant la crise énergétique.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez souligné que le contexte de crise économique avait rendu les prévisions plus incertaines.

Les facteurs exogènes que vous avez mentionnés – tels que les évolutions brutales de l’inflation et les comportements économiques plus prudents des agents économiques – sont-ils la principale cause de la dégradation de la qualité des prévisions ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Sans aucun doute. La dégradation de la conjoncture, les chocs externes et l’évolution des prix expliquent le comportement des agents économiques.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il semble que la dégradation des dépenses ait été plus marquée pour l’État fédéral que pour les échelons locaux. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Le suivi des dépenses fédérales est-il aussi précis que celui des dépenses locales et de la sphère sociale au sens large ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. La guerre en Ukraine et la crise énergétique ont entraîné des dépenses supplémentaires à l’échelon fédéral en 2023, même si elles ont été finalement moindres en exécution que ce qui avait été imaginé.

Les échelons locaux ont supporté un surcroît de dépenses sociales ou liées à l’arrivée des réfugiés – c’est notamment le cas pour les communes. Cela explique en partie la dégradation de leur situation financière.

Les dépenses de fonctionnement, notamment du fait de la hausse des prix de l’énergie, ont également fortement augmenté, de même que les dépenses de personnel – les partenaires sociaux ont négocié des revalorisations salariales qui se sont répercutées sur les budgets des différents niveaux d’administration.

Les Länder, les communes et les assurances sociales sont responsables du suivi au jour le jour de leurs dépenses et recettes. La collecte des impôts est effectuée par les Länder. Ainsi, ce sont ces derniers qui disposent de la meilleure vision de l’évolution des recettes grâce à leurs administrations fiscales, les Finanzämter. Les transmissions d’information vers l’organisme central prennent évidemment un peu de temps. Mais il existe des dispositifs de suivi et rien ne laisse penser que les administrations locales ou sociales sont sur ce point moins efficaces que l’État fédéral.

Ainsi, en 2024, le dérapage relatif des dépenses d’assurance maladie s’est vu en octobre, au moment de l’exercice de prévision pour l’année suivante. La transmission des informations sur l’évolution des cotisations sociales et des dépenses a montré qu’il y avait un hiatus qu’il faudrait combler en 2025.

Les différents acteurs sont certainement capables de voir ce qu’il se passe en cours d’exécution, mais ils interviennent à des moments précis. Pour les organismes de sécurité sociale, c’est en octobre, lorsqu’ils voient où ils en sont et s’il est nécessaire de réajuster les cotisations sociales.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Ma dernière question porte sur les reports de crédits, qui ont été beaucoup pratiqués en France, notamment lorsqu’il a fallu réagir à la crise sanitaire.

En Allemagne, la pratique budgétaire a-t-elle été bouleversée par de tels reports ? Cette période est-elle terminée ? Quelle appréciation portez-vous sur ces reports ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Je sais comment fonctionnent les reports de crédits en France, mais je suis moins familière avec les pratiques allemandes. Je vous propose de vous répondre par écrit afin de pouvoir vérifier d’abord si les notions sont comparables, car les mécanismes comptables ne sont pas tout à fait les mêmes que chez nous.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous avez indiqué que les Länder percevaient les recettes fiscales et les reversaient à l’administration centrale, et que, comme la sécurité sociale allemande – et, d’ailleurs, les régions françaises –, ils ne sont pas autorisés à avoir un budget en déficit. Mais quel est leur degré d’autonomie lorsqu’il s’agit de décider de leurs propres recettes fiscales ?

Reversent-ils à l’État fédéral l’intégralité de l’IR et de la TVA qu’ils sont chargés de percevoir ?

Quelle est leur source de financement ? Existe-t-il un mécanisme qui ressemble à notre dotation globale de fonctionnement (DGF) ?

Vous avez évoqué un sous-investissement public structurel. Concerne-t-il seulement le niveau fédéral, ou aussi les Länder, et si oui, dans quelles proportions ?

Vu d’ici, on a le sentiment que les Länder sont plus autonomes que nos régions. Est-ce vrai en matière fiscale et s’agissant des investissements ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Dans le système fédéral allemand, la Constitution garantit aux Länder une très grande autonomie politique et financière.

Ils assurent la collecte des impôts et les reversent à l’État fédéral, ce qui permet de faire remonter les informations sur l’évolution des recettes, qui sont ensuite consolidées au niveau fédéral.

Le système repose sur des recettes attribuées et des recettes partagées.

Ainsi, toute la fiscalité de l’énergie bénéficie à l’État fédéral. L’équivalent de la taxe professionnelle et les taxes foncières sont affectés aux communes. Quant aux droits de mutation et à ceux liés aux transmissions, ils sont attribués aux Länder.

Mais les principales recettes fiscales que sont la TVA, l’IR et l’IS sont partagées, selon la clé de répartition suivante : 40 % pour l’échelon fédéral et 60 % pour les communes et les Länder.

Il existe en outre un mécanisme de péréquation très compliqué entre Länder, alimenté par ceux d’entre eux qui ont le plus de capacités contributives.

Depuis 2020, l’échelon régional – qui est responsable de l’échelon communal sur le plan financier – ne doit pas s’endetter.

Des communes ont enregistré des déficits. C’est le cas de Berlin. Ce sujet est désormais sur la table, car, en 2024, les finances locales se sont de nouveau dégradées en raison de la conjoncture et parce que l’État fédéral a fait peser sur l’échelon local certaines dépenses, notamment de solidarité, sans compensation financière. Il a créé des obligations sans que des recettes leur soient associées, à moins que les collectivités concernées décident d’augmenter leurs propres impôts.

Du fait de la très grande autonomie financière des collectivités locales, la situation allemande n’est pas comparable à celle de la France, qui est beaucoup plus centralisée. L’exercice maastrichtien exige donc une gymnastique particulière en Allemagne, car une grande part des décisions et des dépenses relève des échelons régionaux.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Les collectivités peuvent-elles également décider du taux d’imposition de manière autonome ? Le niveau de l’IR est-il le même dans tous les Länder ?

Vous avez indiqué que les droits de mutation et ceux liés aux transmissions leur étaient attribués. Mais qui en fixe les taux ? L’État fédéral ou chaque Land ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. En plus de l’IS, les entreprises doivent s’acquitter de la taxe professionnelle, dont le taux est déterminé par chaque commune. Le taux de l’IS fédéral est de 25 %, mais celui de cette taxe peut varier entre 4 et 8 % selon les communes. Les entreprises peuvent donc être davantage imposées dans certains territoires.

L’IR est, quant à lui, identique partout.

Les taux des impôts fonciers et des droits de mutation varient en fonction des décisions des collectivités.

Les autres impôts sont fixés par la loi au niveau fédéral. Celle-ci est votée par le Bundestag et par le Bundesrat, qui représente les Länder. Aucun impôt ne peut être modifié au niveau fédéral sans l’accord du Bundesrat – ce qui s’explique par le fait que 60 % des recettes partagées sont affectées aux échelons locaux.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Si j’ai bien compris, les Länder font des prévisions en ce qui concerne leur propre budget et l’ensemble de celles-ci est ensuite agrégé au niveau fédéral.

Dans le cas où une anomalie se manifeste par rapport aux prévisions, l’État fédéral procède-t-il à une correction ? Ou bien chaque acteur subit-il les conséquences de ses erreurs de prévision lors du vote du budget ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Les représentants des Länder et des communes sont associés à l’élaboration des hypothèses sur les recettes dans le cadre d’un exercice qui se déroule deux fois par an, en avril et en octobre.

S’agissant des dépenses, les Länder sont soumis à la règle constitutionnelle qui leur interdit de s’endetter. Ils doivent transmettre à l’État fédéral les informations qui permettent d’établir les documents maastrichtiens, puisqu’en la matière on raisonne toutes administrations publiques confondues.

Le Conseil de stabilité, qui associe le ministre fédéral des finances et les ministres des finances des Länder, se réunit deux fois par an, au moment de l’élaboration du programme de stabilité et du plan budgétaire. Il procède à une évaluation ex post des remontées d’information pour vérifier si la tendance permet bien de respecter le frein à la dette et les règles européennes. Ce conseil étudie aussi la soutenabilité des finances publiques pour les années à venir.

C’est un organisme de surveillance par les pairs, qui regroupe ceux qui sont censés respecter la discipline imposée par les cadres nationaux et européens. Cette enceinte permet d’identifier les problèmes d’endettement ou les déséquilibres structurels. Ainsi, le dernier Conseil de stabilité, qui s’est tenu en décembre, a clairement identifié le problème de l’endettement des communes, désormais aggravé par la hausse des taux d’intérêt. Il reviendra certainement au prochain gouvernement, avec les Länder, de s’attaquer à ce problème pour éviter que ces nouveaux déficits s’accumulent.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Il existe donc une instance de dialogue et de régulation tout au long de l’année, ce qui évite un couperet – comme en France où, tout d’un coup, lors de l’examen du dernier projet de loi de finances, on a prétendu que les collectivités locales étaient responsables du déficit public.

Si j’ai bien compris, le Conseil de stabilité permet aux différents acteurs, Länder et communes compris, d’échanger et d’anticiper.

Mme Claire Thirriot-Kwant. C’est cela. Les membres de ce conseil ne se bornent pas à examiner l’exécution en cours. Ils s’intéressent surtout aux évolutions possibles durant les trois ou quatre années du cadre financier pluriannuel.

De nombreuses instances de discussion de ce type existent entre les Länder et l’État fédéral sur bien d’autres sujets que les finances. C’est par exemple le cas en matière de transports, domaine dans lequel les financements des différents acteurs sont particulièrement imbriqués. Les ministres chargés des transports se réunissent en général une fois par an, mais aussi en tant que de besoin.

Le Conseil de stabilité peut repérer les dérapages, mais je ne crois pas qu’il ait vraiment vocation à intervenir à chaud. L’important est de respecter formellement le frein à la dette. On a vu que ce dernier faisait l’objet de contournements et d’exceptions, ce qui ne concorde pas forcément avec les règles européennes.

L’écart entre les règles nationales et européennes va s’accentuer dès le prochain cycle, au cours duquel seront appliquées les nouvelles règles budgétaires européennes, en vigueur depuis avril 2024. Jusqu’à présent, le frein à la dette était bien plus strict que les règles européennes, ce qui conduisait tous les acteurs à se focaliser sur son respect. Mais, compte tenu de la conjoncture, les nouvelles règles vont certainement être beaucoup plus contraignantes pour l’Allemagne que les critères de Maastricht et un peu plus que le frein à la dette.

Mme Christine Arrighi (EcoS). En France, du fait de la variation des prix de l’énergie et de la mauvaise conception du dispositif, la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) n’a pas rapporté à l’État autant qu’on ne l’espérait : son produit a en effet atteint 600 millions d’euros en 2023, ce qui est très loin des 12 milliards annoncés. L’Allemagne a-t-elle élaboré un dispositif de cette nature ? Si oui, a-t-elle subi la même « déconvenue majeure », pour reprendre une expression déjà utilisée devant notre commission d’enquête pour évoquer ce qui est plutôt un trou abyssal ?

Enfin, j’ai bien compris que le taux d’IS était fixé à 25 % en Allemagne, mais que les Länder pouvaient compléter cet impôt par une contribution supplémentaire dont le taux est compris entre 4 % et 8 %. Il en résulte que les entreprises allemandes, très compétitives, peuvent en réalité être soumises à un taux d’IS total de 29 % à 33 %. On prétend pourtant qu’en France, le taux d’IS serait trop élevé…

Mme Claire Thirriot-Kwant. Sur ce dernier point, vous avez parfaitement raison. Selon les chiffres de l’OCDE, le taux moyen d’IS allemand est de 30 %  25 % de taux fédéral et 5 % au titre du Land. Dans le cadre de la campagne électorale, il y a un débat sur la fiscalité en Allemagne, que certains estiment trop lourde, sur les entreprises comme sur le travail. Ainsi, plusieurs partis préconisent une baisse du taux d’IS, qu’il faudrait ramener à la moyenne européenne.

L’Allemagne a introduit, en décembre 2022, un mécanisme dit des bénéfices aléatoires, qui visait à écrêter les profits des entreprises produisant de l’électricité à partir de toutes les sources d’énergie, y compris renouvelables : au-delà d’un certain plafond, l’État prélevait 90 % des bénéfices. Ce dispositif, qui n’est pas resté longtemps en vigueur – il est arrivé à terme le 30 juin 2023 –, a apparemment pâti du même problème de paramétrage ou d’estimation qu’en France, puisqu’il n’a rapporté qu’un milliard d’euros sur les 20 milliards prévus.

Mme Christine Arrighi (EcoS). La déconvenue est plus que majeure !

Mme Claire Thirriot-Kwant. Exactement. Cela s’explique par le fait que les prix de l’énergie sont redescendus très vite. Les recettes attendues devaient contribuer au financement du mécanisme de frein aux prix de l’énergie, destiné à protéger les ménages et les entreprises d’une hausse des prix de l’électricité ou du gaz au-delà d’un certain plafond. Le gouvernement avait annoncé, en septembre 2022, mettre 200 milliards d’euros sur la table pour financer ce mécanisme de subvention à la consommation ainsi que pour stabiliser le marché de l’énergie et soutenir les énergéticiens confrontés à des problèmes de capacité financière. Cela avait fait un peu de bruit en Europe : on disait que l’Allemagne sortait le bazooka. Or les sommes effectivement décaissées n’ont été que de 70 à 80 milliards.

Une partie de l’enveloppe prévue n’a donc pas été utilisée, non seulement parce que les besoins avaient disparu, mais également parce que les entreprises trouvaient le dispositif trop complexe. Il arrive en effet en Allemagne que des acteurs économiques renoncent au bénéfice de certaines mesures qu’ils estiment trop compliquées. Il est vrai qu’en l’espèce, le mécanisme de frein aux prix de l’énergie était assorti de nombreuses conditions.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous avez évoqué la dégradation conjoncturelle de la situation économique en Allemagne, qui a surpris l’ensemble des acteurs. Mais j’aimerais revenir aux années 2023 et 2024, sur lesquelles portent les travaux de notre commission d’enquête.

Début 2024, l’Allemagne a pris acte du ralentissement économique, ce qui a amené le gouvernement, dès le 21 février, à abaisser fortement sa prévision de croissance, qu’il a ramenée de 1,3 % à 0,2 %. Il s’avère finalement que l’économie allemande a reculé de 0,2 % en 2024. Il en a été de même cette année : le 29 janvier, le gouvernement allemand a ramené à 0,3 % sa prévision de croissance pour 2025, alors qu’un taux de 1,1 % était attendu à l’automne. Au-delà des facteurs conjoncturels et structurels évoqués au cours de cette audition, comment expliquer de tels réajustements répétés dès les semaines suivant l’adoption du budget fédéral ? N’est-ce pas étonnant ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. On peut effectivement considérer que c’est étonnant et, rétrospectivement, s’interroger sur les causes de ces écarts.

Pour 2023, on peut invoquer les effets de la très forte inflation – elle était de 5,9 %, après une année 2022 tout aussi difficile – et de la flambée des prix de l’énergie. Ces évolutions ont perturbé l’activité économique et les anticipations des acteurs. Il y avait un pessimisme ambiant, qui n’a d’ailleurs pas disparu, si bien que certains ont parlé de prophéties autoréalisatrices. Or c’est en 2022 que la loi de finances pour 2023 a été préparée. Les hypothèses retenues ont évidemment été revues au fur et à mesure, mais pas aussi rapidement que ne l’étaient les prévisions conjoncturelles, comme je l’expliquais au début de cette audition.

La volatilité de la situation était palpable dans les interactions entre les décideurs politiques et les acteurs économiques. Le gouvernement lui-même ne savait d’ailleurs pas trop ce qui allait se passer le mois suivant ! Il faut se rappeler qu’à la fin de l’hiver 2023, les Allemands se demandaient s’ils auraient suffisamment de gaz pour se chauffer et faire tourner les aciéries ou les verreries. En somme, les exercices 2023 et 2024 ont été marqués par de grandes incertitudes.

Vous l’avez noté, la récession que connaît l’Allemagne est une exception en Europe. L’année 2024 est la deuxième consécutive marquée par une croissance négative, et les dernières estimations montrent que 2025 risque de ne pas être non plus très brillante. En témoigne la prévision publiée en janvier dernier par le ministère de l’économie, qui table désormais sur une croissance de 0,3 %, alors qu’un taux de 1,1 % était espéré à l’automne.

L’Allemagne est confrontée à un environnement particulièrement difficile. Effectivement, on peut se demander pourquoi ces problèmes ne sont pas davantage anticipés, mais comment aurait-on pu prédire que l’élection de Trump se traduirait par une élévation des droits de douane, ou que les partis de l’Ampelkoalition ne parviendraient plus à s’accorder ? L’économie allemande, très dépendante de l’extérieur, a été victime d’un cercle vicieux. Ainsi, le ralentissement de l’économie chinoise s’est immédiatement répercuté sur l’activité en Allemagne.

M. Emmanuel Mandon (Dem). On se souvient bien de ce contexte très particulier, que nous avons nous-mêmes vécu différemment des Allemands, compte tenu des choix énergétiques faits par nos voisins.

Ces écarts de prévisions font-ils l’objet d’une grande attention politique et médiatique en Allemagne, à l’instar de ce qui se passe dans notre pays ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Pas du tout. Contrairement à ce que l’on peut constater en France, le fait que les prévisions aient été très éloignées de ce qui est advenu lors des derniers exercices n’a absolument pas été discuté. Le débat porte surtout sur la réponse à apporter à cette situation conjoncturelle dégradée et aux problèmes structurels révélés par la crise. Je veux parler de la question démographique, des enjeux relatifs à l’énergie – dont les prix sont trois fois plus élevés qu’aux États-Unis, un pays avec lequel l’Allemagne se compare toujours –, du sous-investissement, de la qualité des infrastructures… Ce sont ces problèmes structurels, bien identifiés, qui occupent le débat, y compris dans le cadre de la campagne électorale actuelle.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous avez présenté le travail de plusieurs instituts privés indépendants de l’État fédéral allemand. Les prévisions macroéconomiques, fiscales et budgétaires sont-elles élaborées uniquement par l’administration ? Des experts indépendants sont-ils sollicités ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Des experts indépendants sont sollicités lors de l’établissement des prévisions de recettes, c’est-à-dire à deux moments dans l’année, en avril et en octobre. Le groupe de travail dont j’ai parlé, coordonné par le ministère des finances, réunit notamment le ministère de l’économie, les instituts de prévision, la Bundesbank, les représentants des Länder et des communes, l’Office fédéral des statistiques. Dans ce cadre, tous ces économistes discutent de leurs prévisions respectives, pour chaque impôt, et confrontent leurs hypothèses jusqu’à ce qu’ils aboutissent à un consensus.

S’agissant des dépenses, à l’échelon fédéral ou au niveau des Länder, ce travail de prévision n’est effectué à ma connaissance que par l’administration. Cependant, à l’issue de ce processus, les documents publiés sont comparés avec les estimations réalisées par ailleurs par les instituts indépendants. Aussi le solde budgétaire peut-il faire l’objet d’un débat opposant les prévisions élaborées par ces instituts et celles qui sortent du ministère des finances.

M. Emmanuel Mandon (Dem). On sait que la Cour fédérale des comptes est étroitement associée à l’élaboration du budget. Pourriez-vous revenir sur le rôle joué par les uns et les autres, notamment par le Bundestag ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Le Bundestag commence à jouer un rôle une fois que le projet de loi de finances a été adopté en conseil des ministres, généralement début juillet. La commission du budget examine alors ce projet et organise les auditions d’experts nécessaires, sur la partie recettes comme sur la partie dépenses. En octobre, avant la deuxième lecture, le ministère des finances lui transmet les dernières hypothèses de croissance et d’inflation, ainsi que le montant de l’éventuel déficit supplémentaire permis par la composante conjoncturelle du frein à la dette. Dès lors, un comité de conciliation se réunit et, fort de tous ces éléments nouveaux, procède aux derniers arbitrages politiques, en dépenses comme en recettes, dans le respect du mécanisme du frein à la dette. Il relève donc du rôle souverain du Bundestag, au sein duquel se dégage généralement une coalition majoritaire, de finaliser la loi de finances fédérale. Une fois cette dernière votée en séance plénière, certains éléments, notamment fiscaux, sont examinés par le Bundesrat, puisque la seconde chambre a son mot à dire, comme je vous l’ai déjà expliqué, sur les recettes partagées et les mesures fiscales nouvelles.

M. le président Éric Coquerel. Vous dites qu’en Allemagne, ce ne sont pas les écarts de prévisions qui font débat, mais plutôt la récession ou le fait que la croissance ait été moindre que prévu. Au fond, ces deux débats ne renvoient-ils pas à la même chose ? Soit l’on pense que les difficultés sont circonstancielles, soit l’on considère qu’elles remettent en cause un modèle. Pour ma part, je penche plutôt pour la seconde solution.

En France, en période de reflux de l’activité économique, le déficit prend le relais pour assurer un matelas social qui permet, vaille que vaille, de maintenir la consommation populaire. En revanche, dans le modèle allemand, la croissance est alimentée par l’excédent important de la balance commerciale, y compris vis-à-vis des pays voisins ; dès lors que cet excédent faiblit, pour les raisons que vous avez expliquées, et que le déficit budgétaire n’est pas autorisé, au niveau constitutionnel, dans la même proportion qu’en France, la croissance s’en ressent. Ne pensez-vous pas que, dans les deux cas, le modèle national est remis en question, même si les signaux ne sont pas les mêmes ?

Mme Claire Thirriot-Kwant. Y avait-il un problème méthodologique ? Je n’en sais rien.

Si les écarts entre les prévisions et la réalité s’expliquent par l’accentuation de la récession, il n’empêche que le mécanisme de frein à la dette a empêché le gouvernement allemand d’amortir le choc. Cela suscite un débat dans le pays, qui dépasse la question d’un soutien conjoncturel et porte plutôt sur le solde structurel et le niveau des investissements.

Vous l’avez vu, la séquence est difficile à déchiffrer, car de nombreux facteurs, externes et internes – je pense par exemple aux décisions de la Cour constitutionnelle –, ont pu jouer dans un sens ou dans un autre, remettant constamment en cause les hypothèses et forçant le gouvernement à réviser la trajectoire de la loi de finances. Il n’empêche que la réponse conjoncturelle apportée pour affronter la crise a été assez forte, du fait du montant des crédits mobilisés. Ce qui a manqué pendant cette période, qui manquait déjà auparavant et qui manque toujours, c’est un effort d’investissement dans les infrastructures, et peut-être aussi dans la recherche et développement et dans l’éducation. La cause en est l’obligation de respecter la discipline budgétaire, qui permet de réaliser des excédents lorsque la situation est bonne, et des déficits respectant les critères de Maastricht lorsqu’elle l’est moins.

Votre question renvoie donc directement au débat actuel sur l’opportunité du frein à la dette, que d’aucuns qualifient de frein à l’investissement.

26.   Jeudi 20 février 2025 à 9 heures – compte rendu n° 87

La Commission auditionne Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([24]).

M. le président Éric Coquerel. La présente audition se tient dans le cadre de nos travaux pour « étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 », pour lesquels notre commission s’est vue octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Cette audition obéit ainsi au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance  581100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée et qui vous a également été transmis. Dans un premier temps, après avoir fait prêter serment à la personne auditionnée puis avoir écouté son propos liminaire, moi-même ainsi que les rapporteurs poserons des questions. Les commissaires appartenant aux différents groupes pourront également poser des questions ensuite, pour une durée ne devant pas excéder deux minutes. Le président et les rapporteurs pourront, s’ils l’estiment nécessaire, procéder à des relances.

Notre audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Madame Élisabeth Borne, vous avez été première ministre du 16 mai 2022 au 9 janvier 2024. Je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Élisabeth Borne prête serment.)

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous avez souhaité m'auditionner dans le cadre de cette commission d'enquête, afin d'analyser les écarts de prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024. Comme dans le cadre de la mission flash du Sénat, je m'exprimerai uniquement sur les actions que j'ai menées pendant les vingt mois que j'ai passés à Matignon, de mai 2022 à début janvier 2024, dans un contexte inédit de majorité relative. Je ne reviendrai pas sur les éléments et méthodes de construction des hypothèses de recettes détaillées dans le rapport de l'Inspection générale des finances de juillet 2024. Vous avez également déjà auditionné les services ainsi que les ministres de l'économie et des comptes publics concernés par cette période.

Pendant ces vingt mois, le Parlement a adopté près d'une centaine de textes, dont deux budgets, ceux de 2023 et 2024, ainsi que la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, que mes gouvernements ont préparés.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, de la crise énergétique et du retour de l’inflation à un niveau inédit depuis plusieurs décennies, mon gouvernement a présenté dès l'été 2022 deux textes d'urgence sur le pouvoir d'achat. La volonté de protéger nos concitoyens était partagée par l'ensemble du Parlement, ce qui a conduit à accroître le coût de certaines mesures – la remise sur le carburant a notamment été portée de 18 à 30 centimes par litre.

Entre 2021 et 2024, ces différentes mesures de soutien ont coûté 85 milliards d'euros. Néanmoins, les budgets préparés par mes gouvernements traduisaient la volonté de ramener le déficit sous la barre des 3 % en 2027 et de réduire la dette dès 2026. Ces budgets intégraient également les engagements du président de la République, notamment le renforcement des moyens des armées, des forces de sécurité intérieure et de la justice, inscrit dans trois lois de programmation dédiées.

Dans un contexte de majorité relative, j'ai dû m'impliquer personnellement pour contenir la surenchère des dépenses proposées par certains groupes parlementaires dans ces domaines. Dans le même temps, j'ai œuvré à la maîtrise des finances publiques au travers de réformes structurelles, telles que la réforme de l'assurance chômage, dans le prolongement de celle que j'ai conduite comme ministre du travail ; l'accompagnement renforcé des bénéficiaires du RSA, avec la création de France Travail et la réforme des retraites, nécessaire malgré son impopularité. Ces réformes généreront une économie de 30 milliards d'euros d'ici à 2030. Elles étaient indispensables mais, faute de majorité, j'ai dû engager la responsabilité du gouvernement pour faire adopter la réforme des retraites.

Dès le début de 2023 j'ai demandé à chaque ministre de proposer des économies de 5 % sur les dépenses de son ministère, hors masse salariale, pour préparer le budget pour 2024. J’ai également défendu la nécessité d'une maîtrise des dépenses publiques lors des assises des finances publiques en juin 2023, en mettant en avant les leviers nécessaires pour réduire les déficits et contenir la dette : le renforcement de notre potentiel de croissance ; les réformes structurelles ; la lutte contre les fraudes sociales et fiscales – grâce au plan présenté par Gabriel Attal, alors ministre des comptes publics – et l'évaluation de l'efficacité des politiques publiques.

Dès le printemps 2023, j'ai lancé des revues de dépenses pour identifier des marges de manœuvre supplémentaires. Cet exercice s'inscrit désormais dans la loi de programmation des finances publiques, qui prévoit une évaluation annuelle des politiques publiques. C’est un levier clé pour améliorer leur efficacité tout en générant des économies structurelles. De façon inédite, j'ai réuni personnellement tous les ministres pour leur fixer des objectifs clairs en matière de finances publiques. J’ai également adressé un courrier au premier président de la Cour des comptes ainsi qu'aux présidents et rapporteurs généraux de l'Assemblée nationale et du Sénat pour recueillir leurs recommandations en matière de revue de dépenses. Ces missions ont prouvé leur utilité et ont été reprises par mes successeurs pour préparer le budget pour 2025, notamment les revues sur les indemnités journalières, les emplois francs ou encore la trésorerie des opérateurs de l'État.

Ces travaux ont permis de construire des budgets avec une hypothèse de déficit de 5 % pour 2023 et de 4,4 % pour 2024, fondées sur les prévisions du ministère de l'économie et des finances. Dans un contexte de majorité relative, j'ai dû engager dix fois la responsabilité de mon gouvernement sur ces budgets, en résistant aux pressions pour augmenter certaines dépenses et en écartant de nombreuses propositions coûteuses.

Malheureusement, comme vous, je constate que les prévisions de recettes ont été largement erronées en 2023 comme en 2024. Pour sécuriser l'exécution des dépenses de l'État en 2023, j'ai signé le décret du 18 septembre 2023, annulant 5 milliards d'euros de crédits de paiement et 4,8 milliards d'euros d’engagement. Les dépenses ont ainsi été maîtrisées cette année-là.

À la mi-décembre 2023, le ministre de l'économie m'a alerté sur les interrogations des services concernant les recettes de 2023 sans que nous disposions encore d'une évaluation précise de l'ampleur du risque. Cette alerte est intervenue après la promulgation de la loi de finances de fin de gestion, le 30 novembre 2023, après le 49.3 pour la lecture définitive du PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) pour 2024 et quelques heures avant le déclenchement de l'article 49.3 sur la nouvelle lecture du projet de loi de finances. Elle a néanmoins conduit à préparer l’arrêté augmentant la TICFE (taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité) au 1er février 2024, générant une recette nouvelle de près de 5 milliards d'euros, en complément de la hausse de TICGN (taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel). Elle a également conduit à préparer l'annulation de 10 milliards d'euros de crédit au début de 2024 décidée par mon successeur.

Durant ces vingt mois à Matignon, j'ai veillé à anticiper et à instaurer toutes les mesures nécessaires, en conciliant responsabilité budgétaire et nécessité d'adaptation aux incertitudes économiques. À partir du 9 janvier, je n'étais plus en fonction et je ne peux donc pas vous apporter davantage d'éclairage sur la suite. Je me tiens naturellement à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Éric Coquerel. Ma première question porte sur la chronologie des alertes qui vous ont été transmises lorsque vous étiez première ministre. Le 11 juillet 2023, dans le cadre d’une communication sur le budget économique d’été aux ministres chargés de l’économie et du budget, le Trésor émet une première alerte sur la baisse de recettes en 2023. Après une actualisation de la prévision de déficit à 4,9 % dans le programme de stabilité 2023-2027, cette note évoque une dégradation de 0,3 point de PIB, soit déjà la moitié du chemin jusqu’au taux de 5,5 % de déficit finalement constaté en 2023. Puis viennent à partir du 30 octobre 2023 des notes sur un fort risque de dégradation des recettes. Enfin, le 7 décembre, une note du Trésor fournit une première estimation du déficit pour 2023 à 5,2 % du PIB. Je comprends de vos réponses données au Sénat que vous n’aviez pas eu connaissance de cette dernière note. Est-ce exact ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous mentionnez des notes du Trésor et d’autres administrations du ministère de l’économie, dont certaines émettent des alertes dès le mois de juillet. Puisqu’il s’agit de notes internes au ministère, naturellement, elles ne m’ont pas été communiquées.

En revanche, j’ai reçu l’avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) du 27 octobre 2023, qui estimait que la prévision du gouvernement d’un solde public pour 2023 de 4,9 points de PIB, « inchangée par rapport à l’estimation associée au PLF (projet de loi de finances) pour 2024, [était] plausible. » et que « les risques qui subsist[ai]ent pour la fin de l’année, tant sur la prévision des dépenses que sur celle des recettes, sembl[ai]ent relativement équilibrés »

M. le président Éric Coquerel. Je vous fais grâce d’autres extraits de cet avis, qui sont moins optimistes, et témoignent d’incertitudes et de doutes.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je cite la synthèse du document. Les incertitudes sont inévitables.

M. le président Éric Coquerel. Si je comprends bien, vous avez dû attendre de lire le 15 décembre la note que vous ont adressé les ministres de Bercy le 13 décembre pour avoir connaissance de la situation des finances publiques. N’avez-vous été informée à aucun moment du risque d’une perte de recettes, pourtant identifié dès juillet ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. En tant que première ministre, je n’avais pas vocation à prendre connaissance des notes internes au ministère de l’économie et des finances. En revanche, les avis du HCFP ont donné lieu, comme c’est normal, à des échanges avec le ministre de l’économie et des finances et le ministre des comptes publics. Je viens de vous donner la teneur du dernier avis du HCFP pour 2023.

M. le président Éric Coquerel. Le risque d’une perte de recettes, identifié de manière si évidente, constituait tout de même une information suffisamment importante pour qu’elle vous soit transmise. Je note que selon vous, cela n’a pas été le cas.

Toujours dans le courrier du 13 décembre 2023, les ministres chargés de l’économie et du budget proposent de « partager largement le caractère critique de notre situation budgétaire » dans l’opinion publique. On le sait, l’information n’a finalement été rendue publique que le 26 mars 2024. Pourquoi pas plus tôt ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La note qui m’a été adressée le 13 décembre et dont j’ai pris connaissance le 15 décembre suggère de partager l'information sur le risque de dégradation des finances publiques. Tant les représentants des services que vous avez auditionnés, notamment la directrice du budget, que les ministres ont dû vous indiquer qu’à ce moment-là, si les services du ministère de l’économie et des finances identifiaient un risque, ils n’étaient pas en mesure de le quantifier. On voit mal comment il aurait été possible de communiquer auprès du grand public concernant un risque sur les recettes sans pouvoir l’évaluer.

Alors que je n’étais plus aux responsabilités, le ministre de l’économie a communiqué sur la situation des finances publiques dès que ces éléments ont été clarifiés et il a pris les mesures sur lesquelles nous avions travaillé en amont.

M. le président Éric Coquerel. La note adressée par Bruno Le Maire au président de la République le 6 avril 2024 nous donne des indices sur les raisons pour lesquelles la perspective de moindres recettes n’a pas été rendue publique.

Dans cette note, le ministre déclare vouloir « éviter de présenter une cible trop peu ambitieuse », soit un déficit supérieur à 5 % en 2024, de crainte d’être « immédiatement sanctionné par une dégradation de notre notation par les principales agences de notation ». C’est ainsi qu’il justifie de « ne pas avoir partagé largement le caractère critique de notre situation budgétaire ».

La question du maintien d’un objectif de déficit ambitieux – autrement dit irréaliste – pour 2024 s’est-elle posée entre le 15 décembre 2023 et votre départ de Matignon ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Le 15 décembre, la loi de finances de fin de gestion avait déjà été promulguée – elle l’a été le 30 novembre 2023 –, le PLFSS était déjà adopté et nous étions à quelques heures du dernier 49.3 sur le projet de loi de finances pour 2024. Comme les services, les ministres auditionnés et moi-même l’avons indiqué, à ce moment, nous ne disposions d’aucune évaluation de la révision des recettes.

Le ministre de l’économie et moi-même avons pris des mesures pour nous assurer de recettes supplémentaires – notamment un arrêté augmentant le produit de la TICFE de 5 milliards d’euros, en complément de la hausse de la TICGN déjà prévue dans le projet de loi de finances pour 2024. Par ailleurs, nous avons documenté 10 milliards d’euros d’économies, qui ont donné lieu à un décret d’annulation de crédits au début du mois de janvier, alors que je n’étais plus aux responsabilités.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’était pas ma question. M. Le Maire indique qu’il n’a pas révisé à la hausse l’objectif public de déficit en 2024 pour éviter une dégradation de la note de la dette française. Cette préoccupation de M. Le Maire n’est-elle pas remontée à Matignon ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Entre le moment où le ministre de l’économie m’a alertée sur le risque de moindres recettes et mon départ de Matignon, le 9 janvier, les services n’étaient pas en mesure d’évaluer l’ampleur de la révision nécessaire. Comme ils vous l’ont indiqué, ils ont dû réévaluer les recettes à plusieurs reprises.

Nous nous sommes attachés à utiliser les leviers d’action immédiatement à notre disposition, en contenant les dépenses dans un décret d’annulation de crédits et en permettant des recettes supplémentaires – l’arrêté du 25 janvier 2024 du ministère de l’économie, entré en application le 1er février de la même année, a ainsi permis 5 millions de recettes supplémentaires.

M. le président Éric Coquerel. Des informations indiquaient que le déficit serait plus élevé que prévu. Bruno Le Maire ne vous a-t-il pas fait part des préoccupations évoquées dans sa note ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je n’ai pas à me prononcer sur des notes rédigées après mon départ de Matignon, et fondées sur des réflexions postérieures à celui-ci.

M. le président Éric Coquerel. Je note en tout cas qu’alors que vous étiez à Matignon, vous n’avez pas décidé de réviser les objectifs de croissance et les prévisions de déficit.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. À la mi-décembre, à quelques heures du dernier 49.3 sur le projet de loi de finances pour 2024, alors que le PLFSS était déjà adopté et la loi de finances de fin de gestion déjà promulguée, j’ai été alertée des interrogations des services du ministère de l’économie sur les recettes. Personne n’était alors en mesure de quantifier la diminution des recettes pour 2024, comme les services et les ministres que vous avez auditionnés vous l’ont indiqué. Il n’était donc pas possible de discuter de nouvelles hypothèses de déficit, faute d’éléments suffisants.

M. le président Éric Coquerel. Dans ce courrier du 13 décembre, les ministres vous proposent de « vous préparer à annuler, début 2024, tout ou partie des 10 milliards de crédits mis en réserve dans la loi de finances 2024, possiblement en parallèle de [leur] communication sur le déficit de l’État pour 2023 ». Ainsi, pendant le débat budgétaire, à la veille d’un 49.3, il était déjà prévu d’annuler 10 milliards de crédits mis en réserve, c’est-à-dire de modifier la teneur du PLF, mais les députés n’ont pas été prévenus. Trouvez-vous cela normal ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vingt-quatre heures après avoir reçu la note des ministres, il n’était évidemment pas question de déterminer le contenu d’un décret d’annulation qui ne serait potentiellement pris qu’en janvier.

La note indique seulement qu’au vu de l’incertitude des services sur le montant des recettes, il faut se préparer à annuler 10 milliards d’euros de crédits. À ce moment-là, nous ne disposions pas des éléments nécessaires pour communiquer sur l’ampleur du risque et donc avoir un échange éclairé avec les députés, comme vous l’ont indiqué les services et les ministres auditionnés. Nous disposions seulement d’hypothèses de recettes. Nous n’avions pas d’éléments solides et nous ne pouvions donc pas planifier de mesures pour respecter l’objectif de déficit inscrit dans le projet de loi de finances pour 2024.

M. le président Éric Coquerel. Une note indique qu’il faut se préparer à annuler au début de 2024 tout ou partie des 10 milliards de crédits mis en réserve dans le projet de loi de finances pour 2024, en pleine discussion budgétaire, alors que vous vous apprêtez à recourir au 49.3. Du point de vue du Parlement, il ne semble pas normal qu’une information aussi importante ne soit pas transmise aux députés à ce moment-là, car elle aurait pu influer sur leur décision, et qu’elle ne soit transmise à la commission des finances que deux mois plus tard.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne sais pas si le fait que le gouvernement puisse se préparer à annuler 10 milliards de crédits mis en réserve, c’est-à-dire non affectés à des dépenses, est une information que les députés auraient pu entendre au moment où, en tant que première ministre, j’engage la responsabilité du gouvernement, en application de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution. Vous savez que ce ne sont pas des moments de débat entre le gouvernement et le Parlement.

M. le président Éric Coquerel. Nous sommes en désaccord total. Vous saviez déjà avant le 49.3 que 10 milliards de crédits du projet de loi de finances allaient être annulés et vous jugez normal de ne pas avoir communiqué cette information aux députés.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Cette note ne contenait pas d’information certaine. Elle indiquait simplement la nécessité de se préparer à piloter l’exécution du budget pour 2024 en tenant compte du montant des recettes effectives, quand il sera connu.

M. le président Éric Coquerel. Les mots exacts de la note sont : « vous préparer à annuler, début 2024, tout ou partie des 10 milliards de crédits mis en réserve dans la loi de finances ».

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La note demande également de « piloter l’exécution budgétaire 2024 ». Elle ne délivre pas d’information, mais invite à la précaution.

M. le président Éric Coquerel. Les députés auraient dû disposer de cette information dans le cadre de la discussion budgétaire. Mais peut-être que j’accorde trop d’importance au contrôle budgétaire.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Nous pourrions revenir sur la manière d’améliorer l’information des ministres, du premier ou de la première ministre et du Parlement. Mais est-ce un 16 décembre, alors que le premier ministre engage la responsabilité du gouvernement, qu’il faut revenir avec les parlementaires sur les risques et les interrogations soulevées par les services ? Ce n’est pas la façon dont j’ai vécu l’engagement de la responsabilité du gouvernement.

M. le président Éric Coquerel. Selon Gabriel Attal, l’aggravation du déficit était liée non pas à un dérapage des dépenses de l’État, mais à de moindres recettes. Vous avez défendu la même position. Pourquoi alors n’avoir proposé aucune réelle mesure pour accroître les recettes, à l’exception de l’augmentation de la fiscalité énergétique ?

L’augmentation de la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel était déjà prévue dans le projet de budget pour 2024, avant que le problème de recettes ne soit constaté, et les recettes attendues de l’augmentation de la TICFE, au début de 2024, n’étaient pas de nature à combler la perte de recettes. Si j’ai bien compris, à aucun moment, les ministres ne vous ont proposé d’augmenter les recettes à la hauteur de leur baisse.

La fin de l’année 2023, qui montrait selon moi l’échec des baisses d’impôts n’aurait-elle pas dû provoquer un revirement de votre politique ? Vous avez fortement diminué les recettes cette année-là, puis avez constaté un problème de recettes ; cela peut interroger. Avez-vous mené une réflexion sur ce point ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La période entre le 15 décembre et la fin de l’année laisse assez peu de temps pour une telle réflexion.

M. le président Éric Coquerel. Je souhaite savoir si vous vous interrogez sur le plan politique.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Un passage du rapport de l’IGF est intéressant. Il y est écrit que « les écarts signalés par les administrations en novembre puis en décembre 2023 ne justifiaient pas le dépôt d’un amendement et la révision du scénario de finances publiques pour 2023 et 2024, l’ampleur de ces écarts était toutefois sous-estimée ».

Vous avez eu de longs échanges assez techniques avec les services sur le fait que le lien entre la croissance et les recettes s’était éloigné considérablement des normes habituellement retenues. Le fameux coefficient d’élasticité se situe généralement à 1. En l’occurrence, il a été de 1,6 en 2022 et de 0,4 en 2023.

Vous avez estimé qu’une autre politique fiscale serait souhaitable pour le pays. Je considère pour ma part que les services devraient manifestement conduire des travaux afin de savoir pourquoi les coefficients d’élasticité peuvent varier dans de telles proportions d’une année sur l’autre, alors qu’ils sont traditionnellement stables. Il s’agit de pouvoir mieux anticiper ces situations et mieux en informer le Parlement.

M. le président Éric Coquerel. Lorsque vous étiez première ministre, l’élasticité a aussi conduit à des recettes supérieures aux prévisions. Quelle était votre analyse sur ce phénomène ? Estimiez-vous qu’il s’agissait d’un résultat de votre politique ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Matignon n’est pas un organisme d’expertise.

M. le président Éric Coquerel. Mais vous prenez des décisions politiques.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Lorsque les recettes ont été plus importantes que ce qui était attendu en 2022, nous nous sommes dit que c’était grâce à la baisse des taux d’imposition. Nous avions pris cette décision politique car nous considérions que trop taxer finirait par faire perdre des recettes et que baisser les taux permettrait au contraire d’en avoir davantage.

M. le président Éric Coquerel. Vous ne vous dites à aucun moment que c’est plutôt le rebond de l’activité après le covid qui a conduit à davantage de recettes fiscales et qu’avec le retour « à la normale » en 2023 et en 2024, l’effet des baisses d’impôts se fait sentir ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je rappelle que le budget 2023 a été construit sur l’hypothèse d’un coefficient d’élasticité de 0,6. Les services avaient donc déjà estimé qu’il fallait être prudent après avoir enregistré des rendements des recettes plus importants que d’habitude pour une croissance donnée. Le risque d’un effet de balancier l’année suivante était pris en compte. Malheureusement, il ne l’a pas été à la hauteur de ce qui s’avérera être la réalité.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Notre commission d’enquête est destinée à faire la lumière sur la situation inédite observée en 2023 et en 2024, avec des écarts extrêmement conséquents entre les prévisions et les réalisations budgétaires.

Le cœur de nos travaux concerne le fonctionnement même des institutions, afin de connaître les causes de ce fiasco budgétaire majeur. Un écart de 50 milliards en matière de déficits publics, ce n’est pas rien – et cela a des conséquences pour nos concitoyens.

Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur cette situation ? Traduit-elle un dysfonctionnement de l’État ? Est-ce un dysfonctionnement politique lié à l’articulation entre le ministère de l’économie, Matignon et l’Élysée ? Ou bien s’agit-il seulement d’erreurs techniques dues à des mauvaises prévisions ? Vous avez en effet beaucoup mentionné l’évolution de l’élasticité des recettes.

Je me souviens d’une conversation que nous avions eue quelques jours après votre retour à l’Assemblée nationale, alors que vous aviez quitté Matignon. Vous m’aviez fait part de votre surprise par rapport à l’ampleur des écarts qui étaient publiés par la presse.

Estimez-vous qu’il y a un problème ? Si oui, quelles en sont les causes selon vous ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Quand on assiste à une telle dégradation du déficit, il y a naturellement un problème.

Comme vous, j’ai lu le rapport de l’IGF – qui a été publié alors que je n’étais plus au gouvernement. Pour avoir été première ministre en 2023, je continue à estimer qu’il y a un dysfonctionnement quand on prend conscience aussi tardivement des écarts par rapport aux prévisions en matière de recettes.

Il est nécessaire de mettre en place un suivi de ces dernières. Je ne doute pas que c’est quelque chose de compliqué, notamment s’agissant de l’IS. Le calendrier de ses acomptes peut rendre difficile le suivi de l’exécution par rapport aux prévisions qui figurent dans la loi de finances. Mais j’ai un peu plus de mal à comprendre quelles sont les difficultés lorsqu’il s’agit de la TVA.

Être alerté mi-décembre d’un manque de recettes de plus de 20 milliards est un problème – sachant que cette somme résulte de l’accumulation d’écarts tout au long de l’année pour certains impôts.

Le rapport de l’IGF pointe notamment le fait qu’avant le covid, des réunions régulières avaient lieu entre les services pour suivre l’évolution des encaissements. Ces réunions ont été suspendues pendant la pandémie et n’ont pas été organisées de nouveau depuis lors. Il serait sans aucun doute nécessaire de mettre en place un meilleur suivi des rentrées fiscales, chaque mois ou chaque trimestre, afin de pouvoir prendre les décisions nécessaires s’il s’avère que celles-ci ne correspondent pas à ce qui était anticipé.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Est-il possible d’améliorer la manière dont est prise la décision politique ?

Il y a eu des alertes et des notes – nous y reviendrons. La réaction politique a-t-elle été à la hauteur ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne peux pas me prononcer sur la base de notes dont je n’ai pas eu connaissance.

Dans son rapport de juillet 2024, l’IGF a estimé que, compte tenu des incertitudes entourant l’évaluation des recettes, les écarts signalés par les administrations en novembre et en décembre 2023 ne justifiaient pas le dépôt d’un amendement et la révision du scénario de finances publiques pour 2023 et 2024. Ce rapport indique aussi que l’ampleur des écarts était sous-estimée.

Le nœud du problème réside dans le fait que les recettes ont été mal évaluées jusqu’en décembre 2023. Pour bien exécuter les lois de finances votées, il faut fiabiliser les évaluations des recettes perçues en cours d’exercice afin de ne pas constater à la fin de l’année qu’en réalité les écarts sont très importants. C’est un sujet dont il faut absolument se saisir.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Une note de la direction générale du Trésor du 11 juillet 2023 alerte sur une augmentation des déficits publics et indique qu’ils pourraient atteindre 5,2 % en 2023.

Vous n’en avez-vous pas eu connaissance ? J’ai du mal à croire qu’elle n’ait pas au moins été adressée à votre cabinet. De fait, elle n’a pas conduit à des corrections dans le cadre de la préparation du PLF et du PLFSS pour 2024.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. En tant que première ministre, je ne me plonge pas dans la production des notes de la direction générale du Trésor. J’ai des ministres chargés de l’économie, des finances et des comptes publics.

Le 27 octobre 2023, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) – dont le rôle est d’éclairer le gouvernement sur le réalisme des prévisions de finances publiques – estime que « la prévision du gouvernement d’un solde public pour 2023 de 4,9 points de PIB, elle aussi inchangée par rapport à l’estimation associée au PLF pour 2024, est plausible. »

Au-delà de toutes les notes qui peuvent être produites par les uns et les autres, les avis du HCFP font forcément l’objet d’un échange entre les ministres de l’économie, des comptes publics et le premier ministre. L’avis rendu à la fin d’octobre 2023 était rassurant sur le fait que le déficit prévu pour 2023 était plausible.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous l’avez répété et j’entends bien.

Le HCFP n’est cependant pas placé sous votre autorité C’est une instance indépendante et des propositions ont été faites pour lui conférer plus de pouvoirs dans la définition des prévisions macroéconomiques – mais c’est un autre sujet.

En revanche, vous avez autorité sur les ministres, lesquels sont les supérieurs hiérarchiques de leurs directions générales. J’ose imaginer qu’il y a une réaction lorsque la direction générale du Trésor, chargée des prévisions macroéconomiques, émet une alerte aussi grave.

Je veux bien entendre que vous n’avez pas eu cette note de la direction générale du Trésor, mais le ministre de l’économie en a forcément été destinataire, de même que votre conseiller budgétaire. Cela a dû susciter une réaction qui est remontée à votre directeur de cabinet et à vous-même.

On s’étonne que cette note n’ait pas de répercussion et ne se traduise pas par une modification du PLF pour 2024.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous aurez relevé que cette note du ministre de l’économie date de la mi-décembre. Je n’ai pas été alertée auparavant.

J’imagine que Bruno Le Maire vous a expliqué comment il avait tenu compte des notes antérieures de ses services et pourquoi il m’a remonté l’alerte qu’il avait lui-même reçue le 7 décembre.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons naturellement interrogé le ministre sur sa note du 13 décembre, qui nous paraît très tardive.

Vous avez employé le terme de dysfonctionnement – et nous pouvons tous partager votre sentiment. La remise tardive de cette note traduit-elle un dysfonctionnement dans la relation entre la première ministre et le ministre de l’économie ?

Ce dernier disposait d’une information durant l’été et il vous saisit en décembre alors que, comme vous le soulignez légitimement, le budget est sur le point d’être définitivement adopté. Est-ce une erreur politique ou technique de la part du ministre de l’économie ? Ou bien cela traduit-il la manière dont fonctionnait la relation entre Matignon et Bercy ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous citez une note de la direction générale du Trésor dont je n’ai pas été destinataire et au sujet de laquelle je n’ai pas eu l’occasion de discuter avec le ministre de l’économie.

Quand je lis l’avis du HCFP, j’imagine qu’il y avait d’autres notes que celle de juillet et qu’elles devaient aller dans un sens contraire. Je pense que Bruno Le Maire vous a expliqué qu’il a été alerté le 7 décembre, qu’il a réuni ses services et que, dans la foulée, il a jugé nécessaire d’informer la première ministre que j’étais alors.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Il n’y a pas eu d’alerte oralement ou de réunion sur la dégradation de la situation avant décembre ? Je suppose que vous vous réunissiez de manière hebdomadaire avec le ministre de l’économie.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Le rapport de l’IGF montre bien comment le ministère de l’économie s’appuie sur l’expertise des services pour élaborer les hypothèses de recettes. Cela me paraît plutôt raisonnable. Le ministère leur confie également le soin d’examiner le rendement des modifications fiscales envisagées.

Lorsque j’étais première ministre, au moment de la préparation des projets de lois de finances, j’ai consacré l’essentiel de mon énergie à tenir les dépenses – et je peux vous assurer que cela m’a largement occupée.

Quand vous préparez un budget, les services du ministère de l’économie vous transmettent des hypothèses de recette et vous avez un objectif d’équilibre. La somme des demandes de crédits faites par chaque département ministériel excède largement le montant des dépenses auquel l’on souhaite parvenir. La tâche du premier ministre consiste donc à faire accepter des économies aux ministères pour tenir les objectifs de dépenses.

Nous avons assisté à des années atypiques au cours desquelles les recettes n’ont pas correspondu aux prévisions initiales. Mais je peux vous assurer que le premier ministre doit mettre toute son énergie dans la maîtrise des dépenses. Je me suis personnellement impliquée dans les arbitrages sur les crédits lors de la préparation du PLF pour 2023, j’ai lancé des revues de dépenses dès le début de cette même année, j’ai participé aux assises des finances publiques et j’ai engagé des réformes structurelles.

Je reste convaincue que ces dernières sont nécessaires si l’on veut éviter de procéder à des coups de rabots, ceux-ci n’étant généralement pas la manière la plus judicieuse de tenir les dépenses. Tel était le sens des revues de dépenses que j’ai lancées et qui figurent dans la loi de programmation des finances publiques. Le rôle du premier ministre est d’abord d’anticiper des réformes structurelles et de prévoir des dispositifs qui permettront de tenir la dépense publique. Il consiste ensuite à demander aux ministères de revoir leur copie et de faire des économies pour respecter les plafonds de dépenses.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je voudrais revenir sur l’enchaînement des décisions prises à partir du 13 décembre 2023. Nous sommes à quelques jours de l’adoption définitive du PLF pour 2024. Vous recevez cette note d’alerte qui prévoit un fort dérapage des déficits publics tant pour l’exercice 2023 que s’agissant de la prévision pour 2024 – à hauteur respectivement de 12 et 18 milliards d’euros.

Le président de notre commission a soulevé il y a quelques instants la question de l’information du Parlement. Je crois qu’elle est parfaitement légitime au vu du caractère extrêmement préoccupant de ces informations.

Qu’avez-vous fait à partir de cette note du 13 décembre ? N’y a-t-il pas eu une volonté politique de dissimuler la réalité de l’aggravation de la situation à quelques mois des élections européennes ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne peux me prononcer que sur ce qui s’est passé entre le moment où je prends connaissance de la note, le 15 décembre, et celui où je quitte Matignon, le 9 janvier.

Il se trouve que le Parlement interrompt ses travaux en fin d’année, ce qui ne facilite pas la tâche.

Je ne peux que répéter que les services ne savent pas à ce moment-là quelles seront finalement les recettes en 2024. Cela a été dit par les ministres et par les services. J’ai sous les yeux le compte rendu de l’audition de la directrice du budget, laquelle a déclaré qu’« il était assez évident qu’il y aurait un impact sur 2024 mais, en vue de pouvoir déposer des amendements au PLF pour 2024, il aurait fallu être en mesure de quantifier précisément l’effet. On ne peut pas simplement dire à l’Assemblée ou au Sénat qu’il existe un risque et que l’environnement va évoluer ; encore faut-il être capable de l’évaluer, recette fiscale par recette fiscale. »

Tel n’était n’est pas le cas à ce moment de l’année. Je quitte Matignon alors que les services nous informent qu’il existe un risque sur les recettes. Mais ils ne savent pas les évaluer et renvoient à la prochaine prévision, qui doit intervenir au mois de février.

Je prends les mesures proposées par le ministre de l’économie dans sa note, c’est-à-dire à la fois préparer un décret pour augmenter les recettes – en l’occurrence la taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TICFE) à partir du 1er février – et documenter le contenu d’un décret d’annulation – qui sera pris par mon successeur à hauteur de 10 milliards.

Ce sont à peu près les seules choses que l’on peut faire à ce moment-là. On ne dispose pas d’une évaluation précise par les services de ce que pourront être les recettes en 2024. Par précaution, nous prenons des mesures destinées à avoir davantage de recettes et à pouvoir publier un décret annulant des dépenses.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous dites que la note n’évalue alors pas les écarts de manière précise. Mais il existe pourtant une évaluation chiffrée s’agissant du déficit public, lequel passerait de 4,4 à 5 % du PIB, ce qui représente 18 milliards en 2024. Le projet de loi de fin de gestion l’évalue désormais à 6,1 %.

Je m’étonne que cet écart ne soit pas immédiatement porté à la connaissance du Parlement et je pose de nouveau la question : tout cela ne révèle-t-il pas une volonté politique de ne pas dire les choses, alors que s’annonce une période électorale intense ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne vais pas me prononcer sur les mois qui ont suivi mon départ de Matignon.

Mais l’IGF, la direction du budget et les services ont eu l’occasion de dire ou d’écrire qu’à la fin de 2023, on était incapable d’évaluer l’ampleur de la perte de recettes pour l’année 2024. Tel est le sens des propos de la directrice du budget que je vous ai cités : il est impossible de communiquer vis-à-vis des parlementaires en indiquant qu’il y a un risque sur les encaissements d’un certain nombre d’impôts – et donc sur l’ensemble des recettes fiscales – tout en étant incapable d’évaluer de manière plus précise la perte éventuelle de recettes.

Telle est la réalité au moment où je quitte mes fonctions

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pourriez-vous décrire de manière générale comment sont effectués les arbitrages budgétaires par Matignon et par l’Élysée ?

Plus précisément, comment ont été prises les décisions lors de la préparation des PLF et des PLFSS pour 2023 et 2024 ? Qui a rendu les derniers arbitrages ? Vous-même, le président de la République, ou bien tous deux ? Dans quelle configuration ces décisions ont-elles été prises ? Votre ancien directeur de cabinet a évoqué des réunions avec le secrétaire général de l’Élysée.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne peux pas détailler comment les réunions se sont déroulées pour chaque poste de dépense.

J’avais un agenda bien chargé au moment de la préparation du PLF pour 2023, puisque j’avais été nommée en mai 2022, que nous avions mené une campagne législative et préparé deux textes d’urgence sur le pouvoir d’achat, qui ont ensuite été débattus au Parlement lors d’une session extraordinaire. Dans le même temps, je devais mener l’ensemble des cycles de discussions avec chacun des ministères pour tenir l’objectif de dépenses devant nous permettre d’atteindre la cible de déficit fixée pour 2023. Cet exercice s’est reproduit à peu près dans les mêmes conditions pour le PLF 2024.

Je le redis : pour construire des textes financiers, on s’appuie sur des hypothèses de recettes et on fixe des objectifs de dépenses. Les premières sont préparées par les administrations, sur la base des orientations fiscales déterminées par le gouvernement. L’essentiel de l’énergie n’est pas consacré à remettre en question les modèles de prévisions des services du ministère de l’économie, mais bien à essayer de faire rentrer l’édredon dans la valise. Des ministères vous expliquent qu’il faudrait un objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) plus important et chaque département ministériel a vingt-cinq bonnes raisons pour contester le plafond de dépenses qu’on veut lui imposer. Vous passez donc l’essentiel de votre temps à essayer de contenir les dépenses.

Ma conviction profonde est que, pour maîtriser nos dépenses, et a fortiori dans l’état actuel de nos finances publiques, nous avons besoin de réformes structurelles. C’est la raison pour laquelle j’ai mené des réformes qui – pour dire le moins – n’étaient pas populaires. Je suis aujourd’hui à la tête d’un ministère dont 90 % à 95 % des dépenses sont des dépenses de T2, c’est-à-dire des dépenses de personnel, sur lesquelles on voit bien qu’on ne peut pas rogner. Il est donc essentiel de consacrer de l’énergie, en amont, à la préparation des textes financiers pour identifier les réformes structurelles susceptibles de dégager des économies. Un gouvernement dépense beaucoup de son énergie à chercher des pistes de réformes structurelles pour contenir les dépenses.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous le savons bien, madame la première ministre, mais ma question portait sur l’articulation des lieux de décision et d’arbitrage, notamment avec l’Élysée. À quel rythme et selon quel calendrier se tiennent les réunions d’arbitrage et, au bout du compte, qui a le dernier mot ? Le secrétaire général de l’Élysée ? Le président de la République ? Y a-t-il eu des réunions d’arbitrage à l’Élysée, notamment après la note du 13 décembre 2023 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Il n’y a eu aucune réunion à l’Élysée pour évoquer la situation budgétaire entre la note qui m’a été adressée le 13 décembre, dont j’ai pris connaissance le 15 décembre, et mon départ de Matignon le 9 janvier.

M. Éric Ciotti, rapporteur. D’une façon générale, qu’en était-il des modalités d’arbitrage et des autres réunions ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Plus généralement, les discussions que j’ai eues avec le président de la République portaient sur la trajectoire macro. Il s’agissait de savoir ce que nous présenterions dans notre programme de stabilité, à quelle échéance nous nous fixions l’objectif de ramener le déficit en dessous de 3 % du PIB et quelle trajectoire nous nous donnerions. Ces réunions portaient donc sur les cibles macroéconomiques, et non pas sur des points particuliers du projet de loi de finances.

Nous avons eu, évidemment, de nombreuses séances de travail à l’Élysée sur certaines dépenses, par exemple pour la préparation du projet de loi de programmation militaire, car il relève des prérogatives du chef de l’État, en tant que chef des armées, de savoir ce qu’il souhaite consacrer aux dépenses militaires dans les années qui viennent.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour les autres questions, les réunions se tenaient entre votre directeur de cabinet et le secrétaire général de l’Élysée ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne doute pas que des échanges aient eu lieu entre mon directeur de cabinet et le secrétaire général de l’Élysée sur certains points d’arbitrage, mais les échanges avec le président de la République portent sur les hypothèses macro relatives à la trajectoire générale des finances publiques ou sur le programme de stabilité que nous devons présenter au niveau européen, ainsi que sur différents sujets sensibles, comme les dépenses militaires.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pensez-vous que les notes que nous évoquions tout à l’heure, notamment celle de la direction générale du Trésor, dont vous dites que vous n’avez pas eu personnellement connaissance, aient été communiquées à l’Élysée ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’espère qu’il n’y a pas de notes qui passent du ministère de l’économie à l’Élysée sans passer par Matignon. Je suppose que ce n’est pas le cas, car c’est le rôle du chef du gouvernement.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Une dernière question sur la Crim, la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité, qui accuse l’un des plus gros écarts entre les prévisions et l’exécution pour l’exercice budgétaire 2023. Alors que cette contribution que vous avez créée devait rapporter 12 milliards d’euros, ses recettes n’ont été que de l’ordre de 400 millions, et légèrement réévaluées dans le projet de loi de fin de gestion. Comment justifier une telle erreur ? Le prix du mégawattheure, fixé à 500 euros, n’était-il pas totalement irréaliste et n’enlevait-il pas toute consistance à cette contribution ? N’était-ce pas là une annonce politiquement fictive ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Malheureusement, au moment où cette contribution sur les rentes inframarginales a été instaurée, de nombreuses entreprises étaient démarchées par des fournisseurs d’énergie qui proposaient des contrats pluriannuels à cette hauteur. Peut-être les services vous ont-ils communiqué des données consolidées dont, pour ma part, je ne dispose pas. En tout état de cause, une surestimation de l’hypothèse de prix de l’énergie – qui est plutôt une bonne nouvelle pour notre économie, puisque l’objectif est d’avoir le prix le plus abordable possible pour les ménages comme pour les entreprises – se traduit par une moindre recette de contribution sur la rente inframarginale, mais aussi par une moindre dépense au titre des boucliers tarifaires créés pour protéger nos concitoyens. Elle se traduit aussi par une moindre dépense au titre des différents filets de sécurité adoptés pour protéger les collectivités locales. Elle se traduit encore, en revanche, par une plus forte dépense au titre de la compensation aux producteurs d’énergies renouvelables, auxquels un certain prix a été garanti.

Il serait intéressant que les services vous fournissent le bouclage global auquel aboutit le prix de l’électricité compte tenu à la fois de la contribution sur la rente inframarginale, de la compensation aux producteurs d’énergies renouvelables, du coût des boucliers tarifaires et des différents dispositifs instaurés pour protéger les Français, les collectivités et les entreprises. Ce sont en effet des jeux de vases communicants dont le résultat global n’est pas facile à estimer.

M. le président Éric Coquerel. Je rappelle, à l’intention des personnes qui nous écoutent et qui n’auraient pas entendu les auditions précédentes, trois phrases tirées de l’avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP). Ce dernier considère d’abord, comme vous le rappelez, madame la ministre, que « le scénario macroéconomique du gouvernement pour 2023 est plausible », puis ajoute que « la prévision de déficit public pour 2023 (…) est vraisemblable au vu notamment des informations disponibles sur les sept premiers mois de l'année, même si le rendement de certains impôts et le montant de certaines dépenses, notamment l'investissement des collectivités territoriales, restent incertains. » Je ne suis pas sûr, et Pierre Moscovici nous l’a d’ailleurs confirmé, qu’en écrivant cela, le HCFP disposait de la note du Trésor du 11 juillet. Le Haut Conseil observe également, dans une phrase moins souvent citée par les personnes auditionnées, que « la prévision de déficit public pour 2024 conjugue principalement des hypothèses favorables et paraît optimiste », et explique pourquoi il en est ainsi.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Madame la première ministre, vous avez rappelé que le sujet qui nous occupe n’est pas tant un écart de dépenses qu’un écart de recettes, sauf pour les collectivités locales et, de façon marginale, les administrations de sécurité sociale. Vous avez également rappelé les efforts réalisés par votre gouvernement dans les délais que nous connaissons. Il s’en dégage le sentiment que ces efforts allaient de soi et n’ont suscité aucune réticence. J’ai cependant le souvenir que les décrets d’annulation de crédits ont été vivement critiqués au sein de notre commission des finances et que les mesures en recettes que vous avez évoquées, monsieur le président, à propos du gaz et de l’électricité, étaient difficiles à mettre en œuvre, a fortiori dans un calendrier politique difficile. Quelles réticences avez-vous rencontrées dans la mise en œuvre de ces économies et de ces augmentations de recettes, qui étaient indispensables ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Nous avons encore eu dans la discussion du budget pour 2025 un exemple des réticences face à la remise à niveau de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE). De fait, remettre au niveau d’avant-crise les taxes sur le gaz et l’électricité était une mesure très sensible, en particulier dans un contexte où les budgets étaient adoptés par 49.3, ce qui donnait systématiquement lieu à une motion de censure, comme cela semble désormais inscrit dans les traditions. Ainsi, le fait de prendre de telles mesures expose à une censure de la part du Parlement. Nous avons néanmoins jugé, avec le ministre de l’énergie, que le retour au niveau d’avant-crise pour la fiscalité de l’énergie était indispensable pour redonner des marges de manœuvre à l’État.

Les lois de programmation, qu’il s’agisse de la loi de programmation militaire ou de celles des ministères de la justice et de l’intérieur, sont un bon exemple : tout le monde nous reproche de dépenser trop, mais lorsque nous abordons les différents sujets séparément, chacun fait preuve de beaucoup d’imagination et d’ambition pour ajouter de nouvelles dépenses. Comme je l’ai dit en introduction, j’ai dû m’impliquer personnellement pour éviter que les marches de la loi de programmation militaire ne se situent 500 millions au-dessus de ce que le gouvernement avait prévu – même si la situation internationale nous laisse penser que nous avons raison de dépenser de l’argent pour renforcer nos capacités de défense. Toujours est-il que, chaque fois que nous présentons une mesure de dépense, les oppositions sont quasi-unanimes ou, du moins, largement d’accord pour ajouter des dépenses, tandis que chaque fois que nous présentons des économies, a fortiori des économies structurelles, elles suscitent une forte réticence. Ce n’est pas pour rien que j’ai dû faire passer par 49.3 la réforme des retraites, comme M. le président Ciotti s’en souvient sans doute.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour ce qui concerne les collectivités territoriales, on observe qu’une partie de la dégradation de la prévision est liée à une augmentation de la dépense, tant en investissement qu’en fonctionnement. Le gouvernement a maintenu des hypothèses de dépenses de fonctionnement et d’investissement qui prévalaient au moment où le mécanisme de contractualisation avec les collectivités était encore en vigueur, alors que celui-ci a disparu depuis le débat sur la loi de programmation des finances publiques. Le gouvernement a-t-il péché par optimisme en considérant que, sans ce mécanisme, les collectivités allaient naturellement ralentir leurs dépenses d’investissement et de fonctionnement, ou était-ce possible dans un contexte de cycle électoral un peu décalé en raison de la crise sanitaire ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Les scénarios relatifs aux investissements ont été bâtis à partir des scénarios classiques liés au cycle électoral, et les scénarios relatifs aux dépenses de fonctionnement l’ont été en considérant que les collectivités feraient un effort équivalent de maîtrise de la dépense – non pas une baisse, mais une hausse contenue. Dans les échanges que nous avons eus avec elles, les collectivités, qui étaient très réticentes et trouvaient de nombreux relais au Parlement pour éviter d’appliquer à leurs dépenses des mécanismes de contraintes du type du contrat de Cahors, nous avaient fait part de leur sens des responsabilités et de la nécessité de leur faire confiance pour tenir leurs dépenses publiques. Je le rappelle, les mécanismes du type Cahors ne permettent pas à proprement parler de tenir la dépense, car ils ne permettent, la première année, que de constater un éventuel non-respect des contrats puis, l’année suivante, d’envoyer une alerte, pour ne commencer que l’année n + 2 à prendre, le cas échéant, des mesures en réaction aux dépenses. L’enjeu est évidemment de parvenir à partager avec les collectivités la tenue des dépenses publiques de notre pays et de croire à la responsabilité de chacun pour maîtriser la trajectoire des finances publiques.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. C’est donc cet accord des associations d’élus qui vous a conduite à maintenir les prévisions, même sans mécanismes de correction ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Les associations de collectivités ne contestaient pas les trajectoires prévues et la nécessité de participer, au même titre que l’État, à l’effort de maîtrise des dépenses publiques. Elles ont, en revanche, contesté très fortement l’idée de mécanismes contraignants, mobilisant de nombreux relais au Parlement, de telle sorte que nous aurions même pu craindre une censure si nous n’avions pas écouté les protestations des groupes d’opposition et avions voulu maintenir ces contraintes.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Pour ce qui est des recettes, vous avez évoqué la volatilité de l’impôt sur les sociétés et sa mécanique particulière. Considérez-vous qu’il existe des voies d’amélioration dans sa prévision, par exemple en substituant à la prise en compte de l’excédent brut d’exploitation une forme d’échantillonnage entre les diverses sociétés au cours de l’année ? Par ailleurs, pensez-vous qu’on puisse améliorer le suivi infra-annuel de la masse salariale, qui souffre jusqu’à présent d’un manque de contemporanéité, sensible notamment dans les données remontées à la fin de 2023 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Nous approchons des limites de ma capacité d’expertise en matière de modèles de prévisions de recettes ! Il me semble qu’il est effectivement important de mieux analyser la situation de certains secteurs. Les prévisions en matière d’impôt sur les sociétés devraient sans doute être éclairées par des analyses des évolutions macroéconomiques ou des politiques de provisions que certains secteurs jugent nécessaires et qui peuvent manifestement affecter les recettes anticipées dans les projets de loi de finances.

D’une façon générale, nous devons nous doter d’outils permettant des remontées plus rapides quant aux dépenses des collectivités locales et être capables de mieux anticiper les points d’atterrissage. À l’heure de l’intelligence artificielle, nous devons aussi être capables de mieux exploiter et de mieux croiser les données, en particulier pour ce qui concerne la masse salariale, afin de mieux anticiper les hypothèses de rendement des différentes cotisations sociales. Je n’ai aucun doute quant au fait qu’il est à la fois nécessaire et possible de nous doter de meilleurs outils pour éviter de ne constater les écarts que deux à trois mois après la clôture d’un exercice. Pour avoir dirigé une entreprise, je sais qu’aucun chef d’entreprise n’imaginerait qu’il pourrait ne pas suivre ses recettes et son chiffre d’affaires et se contenter de les constater a posteriori, trois mois après la clôture de l’exercice.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Est-ce à dire que vous considérez qu’il pourrait être utile, sinon d’externaliser totalement la prévision, comme, comme c’est le cas dans d’autres pays européens, du moins de laisser une plus grande marge d’appréciation au Haut Conseil des finances publiques ? Le président Moscovici demandait pourquoi nous n’appliquerions pas une politique du type comply or explain, aux termes de laquelle le gouvernement, en cas de désaccord avec le Haut Conseil, devrait à tout le moins en expliquer les motifs. Considérez-vous plutôt que le comité scientifique créé par le gouvernement précédent, en élargissant l’expertise à des tiers, notamment à des économistes, offre une voie d’amélioration des prévisions en recettes et en dépenses ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Peut-être peut-on combiner les deux. Lorsqu’on reçoit un avis du Haut Conseil – qui ne dit jamais que tout est nominal et bravo ! – on y est forcément attentif et il y a forcément des précautions à prendre, mais il est certainement utile que cette instance challenge davantage les hypothèses. J’ai compris que les actuels ministres de l’économie et des comptes publics sont déterminés à disposer d’une plus grande quantité de données. Ce qui pèche aujourd’hui, au-delà des contre-expertises que pourraient apporter les uns ou les autres, c’est le manque de fluidité des remontées d’informations. Quelqu’un, quelque part, doit bien avoir ces informations, mais elles ne sont pas consolidées et les ministres de l’économie et des comptes publics n’en ont pas assez à leur disposition pour pouvoir être alertés et alerter le premier ministre à propos de trajectoires de recettes non conformes aux prévisions.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous avez évoqué les années 2021 et 2022, où l’élasticité était largement supérieure à l’unité. C’était une bonne nouvelle. Considérez-vous qu’il pourrait être utile d’instaurer une forme de mécanisme de précaution visant à geler les recettes exceptionnelles pour nous prémunir en vue d’années où les recettes seraient moindres ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Nous avons eu une bonne surprise sur ces deux années et sans doute serait-il judicieux, au vu du retournement qui s’est produit ensuite, de mettre en réserve les excédents de recettes constatés certaines années par rapport aux prévisions, sans nous exposer pour autant à des polémiques telles que celle qui a naguère entouré les « cagnottes ».

M. Matthias Renault (RN). Entre l’élaboration des budgets économiques d’été, mi-juillet, et l’envoi du projet de loi de finances, mi-septembre, il existe une marge en matière de prévisions de croissance. Au mois de juillet, la direction du Trésor fait des prévisions macroéconomiques et, au mois de septembre, le gouvernement en pose éventuellement d’autres. Entre les deux peut s’écouler un laps de temps de négociation politique. Y avez-vous participé ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je n’ai pas bien compris votre question. Pouvez-vous la reformuler ?

M. Matthias Renault (RN). Au mois de juillet, au moment des budgets économiques, la direction du Trésor fait des prévisions, notamment de croissance et de déficit, pour le budget suivant. Au mois de septembre, au moment de l’envoi du projet de loi de finances, le gouvernement fait éventuellement d’autres prévisions, en fonction de discussions entre les services administratifs et le ministre de l’économie, le premier ministre ou d’autres personnalités politiques. C’est là un exercice classique depuis des décennies, comme cela nous a été dit durant les auditions par des anciens de la direction du budget. Avez-vous participé à de telles discussions pour modifier les prévisions des services administratifs ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Dans quel domaine ?

M. Matthias Renault (RN). Des prévisions budgétaires, de croissance ou de déficit – les prévisions macroéconomiques qui ressortent des budgets économiques d’été, mi-juillet.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Matignon n’a pas de contre-expertises à opposer aux scénarios de croissance décidés par le ministère de l’économie et ne va évidemment pas challenger son ministre de l’économie dans ce domaine. De nombreux instituts produisent quantité d’hypothèses et il est au cœur de la mission du ministre de l’économie de retenir la bonne prévision de croissance, y compris en fonction de l’efficacité attendue de la politique économique qu’il conduit.

Pour ce qui concerne les recettes, j’ai déjà expliqué – mais le rapport de l’Inspection générale des finances de l’été 2024 le fait largement mieux que moi – que le gouvernement ne fait que recevoir les hypothèses de recettes produites par les services pour des hypothèses de fiscalité données. Il peut intervenir en baissant des taux d’imposition ou en créant de nouveaux impôts. En revanche, je le redis, le cœur du travail du premier ministre dans l’élaboration d’un budget consiste à convaincre l’ensemble des départements ministériels de rester dans les cadrages qui leur sont donnés.

M. Matthias Renault (RN). Dont acte.

Fin 2023, vous avez signé une lettre de mission demandant à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale des affaires sociales les conséquences budgétaires qu’auraient une série de désindexations des retraites et de toute une série de prestations sociales en vue du budget 2025. Pourquoi cette initiative ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’ai déjà eu l’occasion de dire que, de façon générale, ce n’est pas au mois de juillet que l’on réfléchit aux mesures qui permettront de construire le budget de l’année suivante. C’est toute la philosophie des revues de dépenses que j’ai lancées en cherchant à trouver des alternatives aux coups de rabot auxquels on est contraint si on n’anticipe pas des mesures pouvant avoir un rendement important. En l’occurrence, il y avait notamment, parmi tous les champs de réflexion ouverts pour trouver des marges d’économies possibles, cette mission sur l’impact des indexations ou désindexations de certaines prestations sociales.

M. Matthias Renault (RN). Je suis à moitié convaincu par votre réponse, car ce mécanisme est indépendant des revues de dépenses. Il s’agit là d’un gros rabot, et il est politiquement explosif de dire que l’on peut réfléchir à la désindexation, dans un an, des retraites et de toute une série de prestations sociales. Mieux vaut qu’il n’y ait pas de fuites à propos de cette demande faite aux inspections ! Formulée le 9 novembre, celle-ci était-elle une façon de répondre à une alerte concernant les finances publiques, en considérant qu’il était trop tard pour 2024, mais qu’il faudrait envisager d’autres mesures en 2025 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne reviendrai pas sur les alertes que nous avions ou que nous n’avions pas à ce moment-là. En 2024, l’indexation des pensions devait être de 5,3 %, avec un effet retard d’une inflation antérieure. Cela représentait évidemment une augmentation considérable des dépenses sociales. Il n’y a pas de raison que la question ne soit pas portée dans le débat public. On peut poser devant les Français, sans le faire en catimini, le débat sur la participation collective à l’effort de redressement des finances publiques. On a vu à l’occasion des discussions sur le projet de loi de finances pour 2025 que certains groupes parlementaires, notamment celui auquel vous appartenez, monsieur le député, n’étaient pas d’accord, mais le modèle social auquel nous sommes, je le crois, tous attachés, connaît un véritable problème de soutenabilité. Documenter des hypothèses de ce type me paraît nécessaire pour mettre sur la table certaines questions.

M. Matthias Renault (RN). J’ai écouté vos réponses à propos de la fameuse note du 13 décembre 2023, mais je n’ai pas très bien compris comment vous avez réagi intérieurement : à quel point la situation vous a-t-elle paru grave ? Bruno Le Maire a-t-il demandé à vous voir pour discuter du problème ? Lui avez-vous demandé des explications sur le dérapage, ou avez-vous considéré qu’il ne s’agissait finalement que d’une note parmi d’autres ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Le fait que le ministre de l’économie fasse remonter des alertes à Matignon, par exemple si un collègue lui a fait part d’une idée de dépense qui lui semble percuter notre trajectoire de finances publiques ou s’il veut exprimer une préoccupation concernant la trajectoire prévue dans une loi de programmation, n’est pas quelque chose d’exceptionnel.

Bruno Le Maire n’a d’ailleurs pas sollicité de rendez-vous pour évoquer le contenu de la note et je n’ai pas perçu d’alerte imminente quand je l’ai reçue. J’ai pris connaissance de ce qu’il me proposait et, comme il l’a lui-même indiqué, nous avons mis en œuvre les propositions qui pouvaient l’être, en tout cas le temps de mon passage à Matignon, c'est-à-dire jusqu’à début janvier 2024.

M. David Amiel (EPR). Vous avez rappelé à juste titre que Matignon n’a pas de capacité de contre-expertise des prévisions macroéconomiques établies par le ministère de l’économie et des finances. Par ailleurs, le HCFP se prononce souvent en fin de processus budgétaire, sur la base d’un projet de loi de finances quasiment arrêté, quelques jours avant le début de son examen à l’Assemblée nationale.

Sans forcément aller jusqu’à des prévisions totalement indépendantes, la procédure budgétaire ne mériterait-elle pas d’être révisée, pour donner au HCFP un rôle de vigie tout au long de l’année, afin notamment de s’assurer que les modèles retenus par le ministère sont bien en ligne avec les progrès de la recherche académique ainsi qu’avec les modèles utilisés par les organisations internationales ou la Banque de France ? Le gouvernement a nommé à l’automne un comité scientifique chargé de faire un retour sur les deux dernières années. Quelle procédure vous semblerait-il pertinent d’institutionnaliser ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Comme, j’en suis sûre, les ministres que vous avez auditionnés et les nouveaux ministres en exercice, je suis convaincue qu’il existe des marges d’amélioration dans le suivi de l’encaissement des recettes et de l’exécution des dépenses. On assure parfaitement ce suivi s’agissant des dépenses de l’État, mais on constate un décalage très important pour celles des collectivités. On peut donc progresser dans ce domaine.

Par ailleurs, nous travaillons manifestement sur la base de modèles insuffisamment fins. Charger le Haut Conseil d’assurer un suivi plus continu de la réalisation et de l’exécution des textes financiers irait dans le bon sens. Cela vaut d’ailleurs aussi pour le Parlement, qui, bien qu’il ait une mission de contrôle, n’est saisi que très tardivement des textes financiers, à tel point que la commission doit examiner le projet de budget l’après-midi même de sa présentation en Conseil des ministres. Je crois beaucoup à la nécessité de renforcer la capacité d’évaluation et de contrôle du Parlement.

M. David Amiel (EPR). Vous êtes revenue sur les prévisions établies en matière de dépenses des collectivités territoriales, sur le rôle des associations d’élus et sur la pression politique qui s’est exercée au Parlement sur cette question. À la lumière des années précédentes, devrait-on instaurer des dispositifs plus contraignants en matière d’encadrement de la dépense des collectivités locales, que ce soit par des outils comme les contrats de Cahors ou par les mécanismes qui avaient été évoqués un temps pour le PLF pour 2025 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Il faut privilégier des mécanismes de responsabilisation des collectivités locales. Le retour d’expérience sur les contrats de Cahors montre que, finalement, ils ne permettaient pas réellement de piloter la dépense des collectivités, pour les raisons que j’évoquais avec M. le rapporteur Lefèvre – c’est peut-être ce qui a conduit mon prédécesseur, Jean Castex, à les abandonner.

Les dispositifs contractuels qu’on peut être tenté d’inventer pour maîtriser les dépenses des collectivités se heurtent forcément au principe d’autonomie de ces dernières. Au-delà de ces mécanismes, quelles relations, quelle responsabilisation peut-on imaginer pour que les collectivités soient tenues de participer à l’effort général de redressement des finances publiques ? Cette réflexion mérite d’être menée, mais il s’agit moins de créer des outils contraignants à l’encontre de collectivités par nature autonomes que de réfléchir à ce qui peut les rendre davantage responsables.

Les dispositifs de mise en réserve prévus dans le budget pour 2025 sont sans doute des mécanismes intéressants, qui méritent d’être creusés. Sans doute peut-on aussi réfléchir au panier de recettes de certaines collectivités, qui sont totalement contracycliques par rapport à leur panier de dépenses.

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Il est désormais établi que plusieurs réunions ont été organisées à l’Élysée afin de ne pas communiquer le déficit pour 2024 à l’opinion publique. Dans le contexte du passage en force de votre réforme des retraites, de l’adoption de la motion de rejet de la loi « immigration » et dans la perspective des élections européennes, quelles ont été les consignes et, plus généralement, le rôle du chef de l’État dans la rétention d’information quant au dérapage du déficit en 2023 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas votre question. Vous évoquez des choses qui seraient « établies ». De quoi parlez-vous ?

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Du fait que plusieurs réunions se sont tenues à l’Élysée en vue d’éviter de communiquer le déficit pour 2024 à l’opinion publique.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. C’est votre opinion. Pour ma part, je ne m’adonne pas au commentaire. Si vous avez des questions factuelles, je peux essayer d’y répondre.

M. le président Éric Coquerel. Il n’y a donc pas eu de réunion ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je n’en sais strictement rien, monsieur le président. Quand ces réunions se seraient-elles tenues ?

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Je vous pose la question.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je rappelle que j’ai quitté mes fonctions le 9 janvier 2024. Je ne sais pas de quelle réunion vous parlez.

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). J’en viens donc à une question plus factuelle.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’essaie de me souvenir des moments où je tiens des réunions. Je voyais le président de la République régulièrement à cette époque, mais je ne vois pas de réunion qui corresponde au contenu que vous décrivez.

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Dès le 7 décembre 2023, vos ministres de l’économie et du budget, MM. Bruno Le Maire et Thomas Cazenave, sont alertés par la note de la direction générale du Trésor, dont vous avez indiqué ne pas avoir pris connaissance, tablant sur un déficit de 5,2 % et prévoyant une dégradation des recettes de 6 milliards d’euros, ce dont vous avez été informée. Le 13 décembre, ces deux ministres vous adressent officiellement une note annonçant que la prévision de déficit pour 2023 ne sera pas tenue et vous recommandent de « partager largement le caractère critique de notre situation budgétaire », avec le gouvernement mais aussi avec nos concitoyens, notamment à travers le Parlement.

Pourtant, six jours après, le 19 décembre, vous utilisez l’article 49.3 sans modifier le déficit prévu à l’article liminaire. Vous n’avez averti ni la représentation nationale, ni l’opinion publique mais avez choisi, semble-t-il en conscience, de passer brutalement par le 49.3, alors que vous saviez que la prévision du déficit figurant dans le texte était mensongère.

Comment justifiez-vous la décision de ne pas communiquer aux représentants du peuple et à l’opinion publique une information majeure, de nature à altérer drastiquement la sincérité de nos débats ? Vous n’hésitiez pourtant pas, il y a quelques semaines, à vous montrer très alarmiste et même à mentir à nos concitoyens en leur expliquant que l’adoption d’une motion de censure sur le budget empêcherait les cartes vitales de fonctionner, les fonctionnaires d’être payés et les retraites d’être versées, ce dont je déduis que faire peur à l’opinion publique ne vous pose pas de problème. Le mystère reste donc entier et je suis impatient d’entendre vos explications.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’entends votre réquisitoire, mais quelle est votre question ?

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Pourquoi n’avez-vous pas averti la représentation nationale, au moment d’utiliser le 49.3, du dérapage du déficit pour 2023, dont nous aurions dû être informés ? Vous assurez ne pas avoir été informée de la note de la direction générale du Trésor, mais les services des ministères concernés vous ont avertie dès le 13 décembre et recommandé de communiquer sur le caractère critique de notre situation budgétaire, auprès du gouvernement mais également de l’Assemblée nationale.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Si vous avez lu la note du 7 décembre – dont je n’avais pas été destinataire, car le fonctionnement de l’État veut que les services remontent des notes à leur ministre, qui peut ensuite adresser des notes au premier ministre –, vous aurez noté que les services y indiquent qu’il était trop tôt pour communiquer, compte tenu des incertitudes attachées aux hypothèses présentées.

Les ministres m’ont en effet écrit le 13 décembre, dans une note dont j’ai pris connaissance le 15, m’invitant à partager les risques pour nos finances publiques. Les ministres eux-mêmes, comme l’Inspection générale des finances et la direction du budget, ont expliqué que nous étions alors incapables d’évaluer l’impact sur les recettes pour 2024. La directrice du budget, auditionnée par votre commission, a ainsi déclaré : « il était assez évident qu’il y aurait un impact sur 2024 mais, en vue de pouvoir déposer des amendements au PLF pour 2024, il aurait fallu être en mesure de quantifier précisément l’effet. On ne peut pas simplement dire à l’Assemblée ou au Sénat qu’il existe un risque et que l’environnement va évoluer ; encore faut-il être capable de l’évaluer, recette fiscale par recette fiscale », ce qui n’était pas le cas. Je peux également vous citer une nouvelle fois le rapport de l’Inspection générale des finances, aux termes duquel « les écarts signalés par les administrations en novembre puis en décembre 2023 ne justifiaient pas le dépôt d’un amendement et la révision du scénario de finances publiques pour 2023 et 2024 ».

Dans ce contexte, j’ai pris en compte la note que les ministres m’avaient transmise et qui listait plusieurs pistes susceptibles d’être explorées, recommandant notamment d’augmenter la fiscalité de l’énergie – ce que nous avons fait – et de se préparer à annuler en début d’année 2024 tout ou partie des 10 milliards de crédits mis en réserve – ce que nous avons fait également.

M. Sébastien Delogu (LFI-NFP). Au moment d’utiliser le 49.3, vous décidez donc de ne pas modifier le déficit prévu à l’article liminaire ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. L’Inspection générale des finances et tous les services de Bercy s’accordent sur le fait qu’on était alors incapable de formuler une autre prévision sur les recettes pour 2024 que celle qui était prévue. Pour sécuriser l’exécution du budget et le respect de la prévision de déficit, nous avons dégagé des recettes supplémentaires – grâce à la hausse de 5 milliards de la TICFE intervenue le 1er février – et nous nous sommes préparés à contenir les dépenses à hauteur de 10 milliards d’euros par le biais du décret d’annulation de crédits pris par mon successeur.

M. le président Éric Coquerel. Je persiste à penser que cette lettre qu’on vous a remise la veille du 49.3 et la préparation à laquelle elle a donné lieu aurait dû être portée à la connaissance de l’Assemblée.

Mme Estelle Mercier (SOC). J’avoue avoir un peu de mal à appréhender le processus de décision et de pilotage qui s’appliquait au sein de votre gouvernement. Pour toute personne ayant piloté un exécutif, que ce soit dans une petite commune, une grande collectivité ou un ministère, il est difficile de comprendre que M. Bruno Le Maire n’ait jamais, avant décembre 2023, évoqué avec vous la note du 11 juillet 2023 anticipant une dégradation du déficit à 5,2 %, enjeu majeur du pilotage budgétaire de l’année 2023 et qui a eu des conséquences sur 2024.

Comment, de manière très concrète et factuelle, avez-vous travaillé avec vos ministres en 2023 et préparé le budget pour 2024 ? Comment animiez-vous l’exécutif ? Quelles rencontres avez-vous eues avec le ministre de l’économie et des finances ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous mentionnez une note du mois de juillet évoquant un risque de dérapage budgétaire. D’autres notes ont été produites. Le Haut Conseil des finances publiques estimait en outre, dans son avis rédigé fin octobre 2023, que « la prévision du gouvernement d’un solde public pour 2023 de ‑ 4,9 points de PIB, elle aussi inchangée par rapport à l’estimation associée au PLF pour 2024, est plausible ».

M. le président Éric Coquerel. Son avis ne se résumait pas à cette phrase.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Non, mais, en synthèse, à la question de savoir si une hypothèse de déficit à - 4,9 % pouvait ou non être maintenue, la réponse du HCFP était que cette prévision était plausible.

Mme Estelle Mercier (SOC). Ce n’était pas ma question.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Vous évoquez une note et me demandez pourquoi nous n’avons pas modifié nos hypothèses. Je vous réponds qu’à la fin du mois d’octobre 2023, le HCFP jugeait notre hypothèse de déficit plausible.

Je rencontrais le ministre de l’économie et des finances et celui chargé des comptes publics environ une fois par semaine. Je l’ai dit, un premier ministre engagé dans la préparation d’un projet de loi de finances consacre l’essentiel de son énergie, non pas à contre-expertiser les hypothèses de recettes produites par les services – et c’est bien là la difficulté que nous avons rencontrée en 2023 et en 2024 : un écart très significatif en 2023, et encore plus en 2024 –mais à tenir les dépenses, c'est-à-dire à faire en sorte que chaque ministre ne demande pas 120 % de l’enveloppe qui lui est allouée. Il lui revient aussi de réfléchir à des pistes d’économies structurelles, pour ne pas avoir à procéder à des coups de rabots et à sabrer dans ce qui peut être réduit, c'est-à-dire dans les dépenses d’investissement.

En tant que responsable d’un exécutif, vous le savez sûrement très bien : certaines dépenses, notamment celles liées à la masse salariale, sont très rigides. Si on ne prévoit pas de réformes structurelles, alors la seule marge de manœuvre consiste à réduire les dépenses d’investissement, qui sont généralement celles qui permettent de préparer l’avenir. C’est pourquoi, dans mes échanges avec les ministres, j’ai systématiquement voulu mettre l’accent sur la nécessité de préparer des réformes structurelles qui permettent de contenir la dépense publique sans obérer l’avenir. J’ai ainsi – et je crois qu’aucun premier ministre ne l’avait fait avant moi – présidé personnellement une réunion regroupant tous les ministres pour leur demander de participer à des exercices de revue de dépenses, c'est-à-dire de travailler en amont à des pistes d’économies susceptibles de nourrir le projet de loi de finances pour l’année n+2. Je note d’ailleurs que certaines de ces revues ont alimenté des pistes d’économies présentées dans le cadre du budget pour 2025.

Mme Estelle Mercier (SOC). Lorsque Pierre Moscovici a été auditionné par cette commission, il a souligné que le rapport du HCFP du 27 octobre 2023 alertait déjà sur la situation. Sa synthèse indiquait certes que l’hypothèse de déficit était « plausible », mais Pierre Moscovici nous a assuré que « le HCFP a été le premier à donner l’alerte sur le scénario de solde public pour l’année 2023, en particulier sur la mauvaise surprise s’agissant des recettes. La première alarme date de son avis du 27 octobre 2023 sur le projet de loi de finances de fin de gestion. Le HCFP a considéré que les cotisations sociales et les prélèvements sociaux prévus apparaissaient un peu trop élevés, en raison de la prévision de masse salariale élevée. L’écart entre les prévisions et la réalisation de cotisations sociales pour 2023 a finalement atteint près de 5 milliards d’euros ».

Le rapport pointait donc déjà un fort écart de recettes, lié à une mauvaise prévision : il n’a pas fallu attendre le mois de décembre pour que l’information vous soit communiquée.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Chacun peut alerter sur des risques. Au-delà du manque à gagner lié aux prévisions de masse salariale, que vous avez mentionné, l’écart de prévision a finalement atteint 21 milliards d’euros, en incluant la TVA, l’IS et l’IR. On peut regarder ligne à ligne l’avis du HCFP, mais il y est bien indiqué, dans la synthèse, que l’hypothèse de déficit était « plausible ». Si le HCFP considérait que tel n’était pas le cas, il ne devait pas l’écrire.

Mme Estelle Mercier (SOC). Vous avez indiqué ne pas être opposée à un système de type comply or explain. Or, lors de son audition, M. Moscovici a regretté à plusieurs reprises que certaines prévisions budgétaires, notamment en recettes, soient mal documentées. Il a déclaré : « J’ai écrit à plusieurs reprises à la première ministre Élisabeth Borne ainsi qu’à Bruno Le Maire et à Antoine Armand, lorsqu’ils étaient ministres de l’économie, afin de leur demander la transmission de documents supplémentaires dont le HCFP a besoin pour mener ses analyses. Je tiens à vous le dire : il est impératif à mes yeux que nous ayons notamment accès à certaines notes d’alerte, aux résultats des exercices de prévision menés en cours d’année », etc. Il a ajouté que le HCFP n’avait pas obtenu ces documents.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Cela ne me rappelle rien. Si M. Moscovici veut bien nous transmettre les courriers auxquels il fait référence, je chercherai des explications au fait qu’il n’ait pas reçu de réponse favorable. Par principe, si le HCFP nous demande des documents ou des notes, nous les lui fournissons.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je n’imagine pas qu’il ait pu mentir à la commission sur ce point.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne prétends nullement qu’il l’a fait : je dis que je n’ai pas connaissance du courrier auquel il fait référence. Je ne sais pas quels documents il aurait souhaité avoir et n’aurait pas reçu.

Mme Estelle Mercier (SOC). Le 9 juillet 2022, votre ministre des comptes publics, Gabriel Attal, déclarait au journal Le Parisien : « Si on est capables depuis 2020 de réduire chaque année nos déficits, c’est grâce à l’activité économique très forte, liée à nos réformes, qui permet davantage de rentrées fiscales. » Force est de constater qu’en 2023 et 2024, ces rentrées fiscales et cette activité économique n’ont pas été à la hauteur des attentes. Pensez-vous que la faible croissance et la régression des recettes soient, de la même façon, liées aux réformes de votre gouvernement ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. En 2023, les recettes ont été conformes aux prévisions. La prévision de croissance figurant dans le PLF pour 2023 était de 1 % et l’exécution a été à 1,1 %.

Pour le reste, nous vivons dans un monde de crises. Quand je suis arrivée à Matignon, nous n’étions pas sortis de la crise de la covid et la Russie venait d’envahir l’Ukraine, ce qui a eu des répercussions en chaîne, dont une crise énergétique – j’ai passé une bonne partie de l’automne 2022 à gérer la crise des dépôts de carburant, interne à la France, mais également celle liée aux risques d’approvisionnement en énergie. Sont ensuite survenus les événements du 7 octobre 2023 qui, outre les drames que nous avons tous en tête, ont créé une instabilité géopolitique très forte. L’élection du nouveau président des États-Unis ne contribue pas non plus à créer de la stabilité dans le monde.

Sans doute devons-nous réfléchir à la part de cet enchaînement de crises multiples et à la façon dont notre pays peut tenir son cap. La question n’est plus tant celle des réformes économiques : nous vivons dans un monde d’instabilité très forte, avec des menaces d’extension des conflits aux portes de l’Europe.

Mme Estelle Mercier (SOC). Pour résumer, quand ça va bien, c’est grâce à vos réformes, et quand ça va mal, c’est à cause du contexte et des crises économiques.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne suis pas certaine que la gravité de la situation mérite qu’on défende des visions aussi caricaturales. Si vous voulez savoir si je crois à la politique de l’offre, la réponse est oui. Je suis convaincue que, pendant des années, nous avons trop taxé les entreprises et que ce n’est pas pour rien que la France souffre énormément des délocalisations et de la désindustrialisation qui a ravagé des pans entiers de notre territoire. J’estime que nous avons raison de donner de l'oxygène à nos entreprises et d’envoyer des signaux qui incitent les groupes étrangers à venir investir dans notre pays, car cela redonne de l’espoir à des territoires qui voient des industries se réimplanter après des décennies de fermetures d’usines.

Je suis donc convaincue que cette politique est bonne. Naturellement, on ne fait jamais tout bien. Plutôt que de nous envoyer des messages à la figure, peut-être pourrions-nous tous nous demander comment mieux agir dans l’intérêt de notre pays.

M. le président Éric Coquerel. Je suis tout de même surpris, en tant que parlementaire, que, la veille du 14 décembre, vous receviez une note de Bruno Le Maire signalant très clairement un écart de recettes significatif par rapport au budget que vous vous apprêtez à faire passer par 49.3 le lendemain. L’annulation de 10 milliards de crédits n’y est pas présentée comme une suggestion : on vous indique qu’elle devra avoir lieu. Trouvez-vous normal, dans une démocratie, d’avoir recours au 49.3 sur un texte qui, de fait, à la lecture de la lettre que vous aviez reçue la veille, se révélait totalement erroné ? Plus rien ne tenait debout et nous, parlementaires, n’en savions rien.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Tel que vous le présentez, je me permets de le dire, cela me semble un peu caricatural.

J’ai pris connaissance le 15 décembre – la veille d’un 49.3 – de l’alerte du ministre de l’économie datée du 13 décembre

M. le président Éric Coquerel. Le 49.3 était le 14 décembre et vous recevez la lettre le 13 décembre.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je prends connaissance de la lettre le 15 décembre, avant le 49.3 du 16 décembre – il y en aura un dernier le 19 décembre. À ce moment-là, tous les services, dont l'Inspection générale des finances, nous disent qu’ils ne sont pas capables de corriger le budget.

M. le président Éric Coquerel. Les informations reçues vous indiquaient que, en raison d'une masse salariale plus faible que prévu, les recettes d'impôt sur le revenu seraient inférieures de 1 milliard aux anticipations, les cotisations sociales de 2 milliards et que les moindres recettes de TVA pourraient atteindre plusieurs milliards d'ici à la fin de l'année, dont une moins-value de 1 milliard, déjà constatée fin octobre. Ce ne sont pas des hypothèses, ce sont des chiffres qui font en sorte que le budget qui va nous être proposé par 49.3, sur lequel il y aura ensuite une motion de censure, devient complètement erroné. Vous me dites que vous n’aviez plus le temps d’en proposer un autre. Il reste que la représentation nationale n’a pas disposé de ces informations qui transformaient considérablement le contexte. Même l’article liminaire n’a pas été modifié. Cela ne vous pose pas un problème ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Cette note m’a été transmise par Bruno Le Maire à la suite d’une note qu’il a reçue le 7 décembre de ses services qui disent qu’il y a beaucoup trop d'incertitudes à ce stade pour pouvoir communiquer sur le sujet. Le ministre dit alors qu’il faudra communiquer, il ne dit pas qu’il faudra communiquer le lendemain. La directrice du budget, que vous avez auditionnée, dit d’ailleurs très clairement que ses services sont incapables à ce moment-là d’indiquer quelles seront les recettes pour 2024. Quant à l'Inspection générale des finances, elle écrit que les écarts signalés par les administrations ne justifient pas le dépôt d'un amendement et la révision du scénario des finances publiques. Oui, à ce moment-là, il y a des alertes.

M. le président Éric Coquerel. Ce ne sont plus des alertes ce sont des informations.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Non, ce ne sont pas des informations, ce sont des alertes dont la directrice du budget vous a expliqué qu'elles étaient insuffisamment étayées et précises pour pouvoir changer en quoi que ce soit le projet de loi de finances.

M. le président Éric Coquerel. Elle ne l’a pas dit comme cela.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Excusez-moi, mais j’ai la phrase sous les yeux : « Il était assez évident qu'il y aurait un impact en 2024, mais en vue de pouvoir déposer des amendements au PLF pour 2024, il aurait fallu être en mesure de quantifier précisément l’effet. On ne peut pas simplement dire à l’Assemblée ou au Sénat qu’il existe un risque et que l’environnement va évoluer ; encore faut-il être capable de l’évaluer, recette fiscale par recette fiscale. » Or ce n’était pas le cas à ce moment-là.

M. le président Éric Coquerel. J'ai ici la lettre de Bruno Le Maire qui vous a été envoyée. Elle n’évoque pas des risques : elle donne des détails très précis sur les milliards de recettes à attendre en moins et sur les actions à prendre. C’est d’ailleurs exactement ce qui sera fait puisque 10 milliards de crédits seront annulés. Les parlementaires ont donc voté sur une motion de censure à la suite d’un 49.3 alors que des informations dont ils n’avaient pas connaissance auraient pu changer leur vote car le budget présenté n’avait plus aucune réalité dès le 13 décembre, et vous le saviez.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Les mesures qui ont été prises correspondent à des mesures de précaution normales. Votre interprétation de la lettre est un peu étrange, puisque vous laissez penser que le ministre de l'économie savait alors que ses services ne savaient pas.

M. le président Éric Coquerel. J’ai repris les termes d’une lettre qui vous ai adressé.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. On peut tous s'amuser à extraire des paragraphes. La note du 7 décembre, dont je n’étais pas destinataire, dit très précisément que les incertitudes sont trop fortes pour communiquer sur le sujet. La directrice du budget et l’Inspection générale des finances vous ont dit la même chose.

M. le président Éric Coquerel. Je n’ai pas une lecture particulière de la note : je donne des chiffres précis. Le ministre de l'économie donne des informations essentielles. Et nous avons voté sans les connaître. Vous auriez pu considérer qu’il y avait des choses à corriger à cet égard. Vous ne le faites. Vous l’assumez

M. Nicolas Ray (DR). La principale alerte concernant le dérapage des comptes publics date de cette note de mi-décembre 2023. Comme vous avez quitté vos fonctions quelques semaines après, je considère que votre responsabilité est assez limitée au titre de 2024. Pour autant, le dérapage a quand même commencé en 2023, le déficit passant de 4,9 % à 5,5 % du PIB. N’avez-vous pas sous-estimé la note du Trésor du 11 juillet 2023 qui lance des alertes sur le dérapage du déficit ? N’aurait-il pas fallu procéder à des annulations de crédits dès 2023 ? Avez-vous suffisamment pris en compte cette note dans la préparation du budget 2024 ?

J'entends votre remarque sur le Haut Conseil des finances publiques selon lequel la prévision était plausible, mais alors pourquoi la direction générale du Trésor dit autre chose ? Comment sortir de ce dilemme ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Il ne fait aucun doute qu’il n'est pas satisfaisant de déraper de 0,5 point de PIB. Je le regrette. Il faut prendre des dispositions en conséquence pour que des alertes comme celle que j’ai reçue à la mi-décembre sur les recettes fiscales remontent tout au long de l’année au ministre de l’économie. On n'imagine pas une entreprise qui prendrait connaissance de son chiffre d'affaires le 15 décembre ou qui ne disposerait d’informations consolidées sur son chiffre d'affaires qu’au mois de février de l'année suivante.

Je pense que le ministre de l'économie et la ministre chargée des comptes publics sont déterminés à mettre en place des systèmes d'information permettant d’éviter la situation que nous avons connue. Il n'est pas normal que les recettes fiscales soient moins élevées que prévu et que nous ne recevions d’alerte à ce sujet qu’à la mi-décembre, et les chiffres consolidés au mois de février de l’année suivante.

Si les alertes avaient été reçues au bon moment, nous aurions pu rectifier les trajectoires et éviter un dérapage de 0,5 point. Nous aurions tous été satisfaits, je pense, d’avoir tenu le déficit pour 2023. Il y a donc certainement des progrès à faire dans les constatations de recettes, qui devraient remonter régulièrement, mensuellement ou trimestriellement.

M. Nicolas Ray (DR). La prévisibilité et la perception des recettes fiscales, particulièrement de l’impôt sur les sociétés, posent problème à cet égard. Ne faudrait-il pas revoir le calcul et le calendrier d'acompte de cet impôt volatil ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Un conseil scientifique a été mis en place. Je ne vais pas me prononcer à sa place. Des réflexions sont en cours sur la nécessité d’analyser plus finement, secteur par secteur, quelques grands secteurs contribuant de façon importante aux moindres rentrées d'impôt sur les sociétés. Rendre les prévisions d'impôt sur les sociétés plus fiables n’est pas facile en raison des politiques de provision des entreprises. En outre, il peut y avoir des secteurs qui n'évoluent pas conformément à l'ensemble de l'économie alors qu’ils sont des sources de rentrées fiscales importantes.

En revanche, on devrait pouvoir sécuriser et suivre de façon beaucoup plus précise les rentrées de TVA. Je ne m’explique pas les écarts constatés. Cela reste un mystère pour moi.

M. Nicolas Ray (DR). Je suis élu local depuis dix ans et je voudrais faire un parallèle avec la construction des budgets locaux. En général, nous sommes plutôt pessimistes pour les recettes, notamment pour les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), les taxes foncières et les recettes de location, et nous exagérons les dépenses pour ne pas avoir de mauvaises surprises.

Ces pratiques de bon sens ne devraient-elles pas être mises en œuvre au niveau de l'État ? Cela pourrait passer par des réserves de précaution qu’on pourrait modifier en cas de bonnes nouvelles. Il me semble préférable de gérer les bonnes surprises que de subir les mauvaises.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La construction du budget, je n’en doute pas, doit se faire sur la base d'hypothèses prudentes. La réputation du ministère de l'économie est d’ailleurs plutôt de faire des prévisions prudentes. L'exécution du budget 2022, qui a dégagé un solde moins déficitaire que prévu, le prouve.

La défaillance des hypothèses de recettes est peut-être liée aux boosts inhabituels de la relance après la crise de la covid et à des niveaux d’inflation que nous n'avions pas connus depuis des décennies. Nos voisins ont également connu de mauvaises surprises en matière de recettes pour les années 2023 et 2024. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes pour un pays dont le déficit est très maîtrisé que pour un pays qui doit suivre une trajectoire de redressement de ses finances publiques.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Les nombreuses auditions que nous avons menées laissent entrevoir plusieurs hypothèses : erreurs de prévision ou d'appréciation, excès d’optimisme ou amateurisme légistique. Cette dernière hypothèse est particulièrement frappante s’agissant de la contribution sur la rente inframarginale de la production d’électricité (Crim) dont les prévisions de recettes tournaient autour de 12 milliards alors que nous nous sommes retrouvés avec 600 millions d’euros. Globalement, le sentiment qui prédomine est celui d’une irresponsabilité généralisée, mais lorsqu’elle est à hauteur de 50 milliards, cela fait beaucoup.

Vous soutenez la politique de l’offre, au titre de laquelle vous avez baissé les impôts des entreprises pour les rendre plus compétitives. Mme Claire Thirriot-Kwant, ministre-conseillère pour les affaires économiques et cheffe du service économique régional de Berlin, nous a pourtant fait savoir, lors de son audition devant notre commission, que les entreprises en Allemagne sont taxées en moyenne à 30 % alors que leur compétitivité ne fait pas de doute. Votre argument est donc contredit.

À l'aune de votre expérience de première ministre, considérez-vous que les liens qui existent entre Bercy et Matignon sont suffisamment fluides, étroits et bien organisés ? En tant que première ministre, considérez-vous avoir disposé de tous les éléments nécessaires à la veille d’un 49.3 sur le vote du budget ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Les liens étaient très étroits puisque les réunions avec le ministre de l’économie et le ministre chargé des comptes publics se tenaient à un rythme hebdomadaire. Il s’agissait des seuls ministres que je voyais avec une telle fréquence.

Nous devons tous nous redire que le dérapage des déficits publics en 2023 et en 2024 est lié à une erreur sur les prévisions de recettes. Le ministre de l'économie a lui-même été informé tardivement de la réalité des recettes par rapport à leurs prévisions. La question est donc moins celle du lien entre Matignon et le ministère de l’économie que celle de notre capacité à améliorer tant l’estimation que la constatation des recettes.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Je m’adresse maintenant à la ministre que vous êtes. À partir de ce diagnostic, qu’est-ce qui a été mis en place et comment pouvez-vous vous engager sur la pertinence des prévisions pour 2025 ? Je rappelle que le gouvernement a déjà corrigé les prévisions sur lesquelles il a construit son budget, qui a été adopté par 49.3, sans corriger toutefois le détail des déficits. D’ailleurs, la niche écologiste qui a lieu aujourd’hui vous donne l'occasion d’adopter des recettes supplémentaires. Pouvez-vous vous engager à nous dire que les calculs sur lesquels repose le budget ne seront pas remis en cause demain ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je suis désormais ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Il ne m’appartient donc pas de répondre à ces questions. Je ne doute pas que mes collègues Éric Lombard et ma collègue Amélie de Montchalin auront à cœur de vous expliquer les dispositions prises pour assurer un meilleur suivi. Pour avoir échangé avec eux, je peux en tout cas vous assurer que c'est une préoccupation qu'ils partagent largement.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Vous n'êtes donc pas assurée que les plafonds de dépenses qui vous ont été signifiés en tant que ministre de l'éducation nationale seront garantis pour 2025 et donc que les engagements pris, notamment par rapport aux postes d’accompagnant d'élèves en situation de handicap (AESH) et d'enseignant, seront respectés.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Ne mélangeons pas tout ! Je crois qu’il n’y a pas eu une seule fois où un gouvernement a été amené à annuler des recrutements de fonctionnaires pour tenir ses objectifs de dépenses. Je rappelle que quelque 95 % des dépenses de mon ministère, s’agissant de l’éducation nationale, concernent la masse salariale. Et l’État paye ses fonctionnaires.

Mme Christine Arrighi (EcoS). En tant que ministre d’État, vous ne pouvez donc pas vous engager sur le fait que des mesures correctives permettant de réduire le plus possible l’écart entre les prévisions et les constatations de recettes ont été prises.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je suis ministre d’État, ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Je vous l’assure, ces fonctions occupent mes journées. Je fais confiance au ministre de l'économie et à la ministre chargées des comptes publics pour améliorer le suivi des recettes afin d’éviter toute annulation de crédits. Certes, le fonctionnement harmonieux du gouvernement nécessite des échanges entre nous, mais la ministre de l'éducation nationale ne doit pas faire le travail du ministre de l'économie.

Mme Christine Arrighi (EcoS). Le travail du gouvernement est de construire collectivement un budget. Mais je comprends que, en tant que ministre, vous ne pouvez pas vous y engager.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je le répète, depuis le début de la Ve République, je n'ai pas souvenir que des recrutements de fonctionnaires aient été stoppés parce qu’il fallait prendre des mesures d’économie. Nous sommes en train de lancer les concours de recrutement d’enseignants pour la rentrée 2025. Je travaille actuellement sur les cartes scolaires et je ne demande pas à mon collègue ministre de l’économie de s’en charger. Les défis sur la réussite de nos jeunes ou sur la performance de notre recherche sont considérables : j'essaie de m’engager sur mes champs de responsabilité.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Dans le cadre d’une commission d’enquête, il faut éviter certains écueils et il nous faudra faire le tri entre telle ou telle considération énoncée ici ou là.

Je note que vous avez reconnu un problème sur les prévisions et que vous avez parlé de dysfonctionnement. Après vingt mois passés à Matignon, votre vision des difficultés est juste et pertinente. Je souhaiterais donc savoir qui, dans la « chaîne de commandement » qui relie l’Élysée à Matignon et aux ministères économiques et financiers, a validé le scénario macroéconomique et les différentes prévisions concernant la croissance et l’inflation avant le dépôt des PLF pour 2023 et 2024.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Il s’agit du cœur de la mission du ministre de l’économie. Il reçoit tous les avis et consulte différents organismes de prévision. Les hypothèses de croissance et d’inflation relèvent donc de sa responsabilité. Elles sont évidemment validées par le gouvernement et les trajectoires macroéconomiques sont partagées avec le président de la République.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Sous l'impulsion du premier ministre Michel Barnier et du ministre chargé des comptes publics, un comité scientifique a été nommé en novembre dernier afin d'identifier des propositions concrètes d'amélioration de prévision et de suivi des comptes publics. Que pensez-vous de cette initiative ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. L'exécution du budget 2023 et les difficultés d'exécution du budget 2024 doivent conduire à revoir le rythme des remontées d'informations et à perfectionner les modèles économiques utilisés pour traduire des hypothèses de fiscalité et de croissance en hypothèse de recettes. Je pense donc que c’est une très bonne idée.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Vous avez évoqué le rôle du Parlement. Comment le renforcer ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Le Parlement est amené à examiner les textes financiers, souvent très rapidement, après la présentation du budget en conseil des ministres. Je ne sais pas si ce sont les meilleures conditions.

Il faut aussi qu’il puisse exercer son rôle d'évaluation et de contrôle. Les revues de dépenses que j’ai demandées doivent faire partie des sujets dont le Parlement doit se saisir. La soutenabilité de nos dépenses publiques est un enjeu majeur que nous devons relever collectivement. Il est important à cet égard que le Parlement puisse être davantage force de proposition pour des mesures de rétablissement de nos finances publiques. Il doit en outre être régulièrement informé de l’exécution du budget.

M. Emmanuel Mandon (Dem). S’agissant des collectivités territoriales, à quel moment avez-vous eu conscience d'une difficulté par rapport au rythme de leurs dépenses ? Nous étions dans la dynamique de la relance, au lendemain de la crise de la covid. La priorité de l’action du gouvernement n’était-elle pas ailleurs dans ce contexte lié en outre au cycle électoral ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je rappelle que le gros écart concernant les prévisions de dépenses dans notre trajectoire de finances publiques a eu lieu en 2024. Je n’ai pas d’explication particulière sur le fait que les hypothèses retenues – 0,5 point en dessous de l’inflation – se sont à peu près confirmées au début du quinquennat avant que nous ne connaissions un écart très important.

Cela dit, des décisions globales, en particulier sur le point d’indice, ont pu avoir un impact sur les dépenses de masse salariale des collectivités territoriales. Je n’ai néanmoins pas d’éléments pour expliquer pourquoi les dépenses ont été très supérieures à ce qui avait été envisagé avec les associations de collectivités locales, notamment malgré la baisse du prix de l’énergie en 2024.

M. Jérôme Guedj (SOC). Le coût du Ségur de la santé – revalorisation parfaitement légitime des rémunérations des personnels de santé –, évalué à 9 milliards au moment où il a été mis en place en 2020, s’élève désormais à 13 ou 14 milliards. La commission des comptes de la sécurité sociale a très clairement établi que le montant du déficit de l’assurance maladie correspondait aux dépenses qu’il a engendrées, faute de financement spécifique.

En 2022, lorsque vous avez été nommée première ministre, ce dispositif était arrivé à maturité, après avoir connu des extensions progressives, notamment à travers les accords Laforcarde. Lors de la préparation du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2023, avez-vous reçu des alertes concernant son financement ? A-t-on appelé votre attention sur le fait qu’en l’absence de recettes pour compenser son coût, le tendanciel de l’objectif national de dépenses de santé, l’Ondam, serait affecté ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La question ne m’a pas été posée en ces termes. Je n’ai pas été spécialement alertée sur ce point. Selon moi, l’enjeu qui doit tous nous interpeller est le suivant : comment, entre 2017 et 2025, a-t-on pu consacrer 80 milliards de plus au système de santé alors que nombre de nos concitoyens ne perçoivent aucune amélioration, voire constatent une détérioration ? Cela appelle un travail d’analyse : sur quels postes portent ces dépenses supplémentaires ?

M. Jérôme Guedj (SOC). Je mets de côté le sujet de l’efficacité de la dépense publique que vous venez d’évoquer pour revenir à ma question : comment se peut-il qu’à aucun moment, les pouvoirs publics n’aient prévu de compenser par des recettes supplémentaires la montée en puissance du Ségur de la santé, alors même qu’il s’agissait de dépenses prévisibles s’élevant à plusieurs milliards ? Pourquoi a-t-on laissé le tendanciel de l’Ondam les absorber ? De manière contradictoire, les salaires des soignants ont été revalorisés au prix d’une dégradation de leurs conditions de travail.

Des recettes auraient pu être recherchées, du côté des cotisations sociales mais aussi des exonérations dont elles font l’objet. Je n’ouvrirai pas le débat sur la politique de l’offre en m’interrogeant sur l’efficacité de telles exonérations mais, d’un point de vue politique, il aurait été possible de demander un effort à tout le monde, en revenant sur une part des 65 à 70 milliards du coût qu’elles engendrent afin de financer le Ségur de la santé. Selon moi, c’est avant tout une question de gestion des finances publiques : comment a-t-on pu décider de nouvelles dépenses sans mettre en face des recettes ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’entends votre point de vue mais, je le répète, cette question ne m’a été posée en ces termes. L’Ondam, qu’il porte sur les soins de ville ou sur les établissements hospitaliers, renvoie à des paniers de dépenses et de recettes complexes. Le dispositif du Ségur justifie-t-il l’affectation d’une recette spécifique supplémentaire ? Cela mérite d’être expertisé. Qu’attendre de la dynamique de croissance des différentes recettes, notamment du rendement des cotisations salariales et de la contribution sociale généralisée (CSG) ? Ce sont des questions que l’on peut se poser.

M. le président Éric Coquerel. Je terminerai, madame la première ministre, en vous posant trois questions.

La première est factuelle. Pouvez-vous nous confirmer que vous n’avez pris connaissance que le 15 décembre de la note que Bruno Le Maire vous a transmise le 13 décembre ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’en ai pris connaissance le 15, effectivement.

M. le président Éric Coquerel. Ce n’est pas une question piège mais le calendrier a son importance puisque le 14 décembre, vous avez déclenché le 49.3 sur la partie recettes du projet de loi de finances.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Il y en a eu un aussi le 16 décembre.

M. le président Éric Coquerel. Comprenez que je puisse m’étonner que vous n’ayez pris connaissance d’une note aussi importante que deux jours après.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Peut-être que son auteur n’a pas jugé utile de me faire…

M. le président Éric Coquerel. D’accord, c’est lui qui vous ne l’aurait pas donné avant le 15 ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je ne dis pas ça. Je dis qu’elle a dû suivre un circuit de courrier normal.

M. le président Éric Coquerel. Vous auriez découvert en lisant cette note du 13 décembre le problème posé par les recettes. Or, une note du 11 juillet donnait déjà l’alerte à ce sujet. Plusieurs notes, à partir du 30 octobre, mentionnaient également cette question. Rétroactivement, ne considérez-vous pas problématique que ces alertes ne vous aient pas été communiquées ? En tant que première ministre, prête à engager la responsabilité de votre gouvernement, diriez-vous que vous avez été suffisamment informée ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. J’imagine que dans le cadre des travaux de votre commission d’enquête, vous avez identifié les différentes notes ayant donné des alertes. Je suppose que des discussions ont eu lieu, qui ont conduit à relativiser leur importance. Je fais un simple constat : j’ai été alertée par une note du 13 décembre dont j’ai pris connaissance le 15 décembre.

M. le président Éric Coquerel. Gabriel Attal, devant notre commission, a déclaré que, comme il n’y avait pas eu d’augmentation des dépenses publiques et que les recettes n’étaient pas celles attendues, il se demandait matin, midi et soir, comment baisser les dépenses. Vous nous avez dit à peu près la même chose, en soulignant que vous aviez passé l’essentiel de votre temps à faire en sorte de maintenir les dépenses. Comprenez-vous que l’on s’interroge sur une telle attitude ? Convenez-vous qu’elle puisse paraître contre-intuitive ? C’est comme si vous soigniez le ventre d’une personne se plaignant de douleurs à la jambe.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Cela aurait voulu dire qu’on aurait dû créer un impôt en cours d’année. Le pilotage de l’exécution budgétaire dans notre pays…

M. le président Éric Coquerel. Un projet de loi de finances rectificative le permet. Ma question ne porte pas sur la faisabilité. Je vous demande simplement si vous comprenez que l’on s’interroge sur vos choix. Pourquoi continuer à diminuer les dépenses, alors même qu’il est établi qu’elles ne sont pas à l’origine des déficits, au lieu de mener des réformes structurelles portant sur les recettes ?

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. La France a le niveau des prélèvements obligatoires le plus élevé de tous les pays de l’OCDE.

M. le président Éric Coquerel. Pas pour les plus hauts revenus !

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Nous pourrons toujours ouvrir un débat sur la nécessité de taxer davantage les plus hauts revenus mais je reviens à ma réponse. Dans un pays qui se singularise par le niveau de ses prélèvements obligatoires, tous les gouvernements qui pilotent un déficit savent prendre des décrets d’annulation de dépenses, mais inventer des recettes en cours d’année, c’est autre chose. Certes, un débat peut toujours être organisé mais je ne suis pas certaine que ce soit praticable, a fortiori quand le Parlement a la configuration qu’on lui connaît aujourd’hui.

M. le président Éric Coquerel. Nous savons qu’à partir du 11 juillet, des notes de Bercy ont signalé que les recettes n’étaient pas aussi élevées que prévu et que les déficits seraient plus importants que dans les hypothèses retenues dans les textes budgétaires en préparation. Le 13 décembre, Bruno Le Maire va jusqu’à vous transmettre une note à ce sujet. Le Parlement vote donc des budgets sur des bases trompeuses. Il n’est informé de cette dérive que parce que le rapporteur général du Sénat, Jean-François Husson, finira par se rendre à Bercy en mars 2024 et trouvera cette note. Auparavant, nous n’avons reçu aucune information sur le changement de contexte, qui nous aurait sans doute conduits à avoir une réflexion différente sur le budget au cours de son examen.

Après toutes ces auditions, il est clair que cette chronologie pose problème, compte tenu de ce que le Parlement aurait dû savoir. Ce n’est pas une question mais une remarque.

Mme Élisabeth Borne, ancienne première ministre. Je l’ai bien noté. Je crois avoir dit que le ministère de l’économie devait se doter, d’abord pour lui-même, de meilleurs outils de suivi des recettes. Pour examiner l’évolution des dépenses de l’État, il dispose déjà de très bons outils ; des progrès restent à faire s’agissant des dépenses des collectivités. Une fois ces améliorations apportées, le Parlement pourra légitimement considérer qu’il doit en être informé.

M. le président Éric Coquerel.  Merci, madame la première ministre.

27.   Mardi 11 mars 2025 à 16 heures – compte rendu n° 89

La Commission auditionne M. André Laignel, premier vice-président délégué de l’Association des maires de France et présidents d’intercommunalité, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance n° 581100 du 17 novembre 1958) ([25]).

M. le président Éric Coquerel. La présente audition se tient dans le cadre de nos travaux pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024, pour lesquels notre commission s’est vu octroyer les prérogatives d’une commission d’enquête. Ces auditions obéissent au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

De façon générale, le bureau de la commission a décidé que ces auditions seraient publiques. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit, qui a été communiqué à la personne auditionnée.

Cette audition est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale. L’enregistrement audiovisuel sera ensuite disponible à la demande.

Monsieur Laignel, je vous demande de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. André Laignel prête serment.)

M. André Laignel, premier vice-président délégué de l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité (AMF). C’est avec gravité et intérêt que je me présente devant vous, dans le cadre d’une commission d’enquête. Lorsque vous m’aviez auditionné en octobre dernier, nous avions débattu de l’annonce gouvernementale d’un dérapage de 16 milliards d’euros attribué aux collectivités territoriales. J’avais alors fait savoir que ce chiffre, peu argumenté, ne correspondait pas à la réalité. L’exercice 2024 étant achevé, les estimations sont devenues des certitudes, même si tous les chiffres définitifs ne sont pas encore connus. Chacun peut ainsi constater que ces fameux 16 milliards n’existent pas – fort heureusement. Le seul dérapage effectivement observé concerne les propos de ceux qui ont attribué aux collectivités territoriales un tel écart dans la gestion de leurs finances.

D’autres erreurs de prévision, plus excusables, sont apparues. Je pense par exemple à l’évolution des recettes de TVA censées compenser la suppression de certains impôts qui étaient perçus par les collectivités territoriales. Selon les estimations faites en début d’année 2024, la hausse devait être d’un peu plus de 4 %, mais elle s’est malheureusement limitée à 1,7 ou 1,8 %, ce qui a conduit de très nombreuses collectivités à devoir rembourser une partie de la TVA qui leur avait été versée.

Ces écarts de prévision ont nui à la considération qui devrait être portée à la qualité de la gestion des collectivités territoriales – auxquelles a été attribué un pseudo-dérapage de 16 milliards – et porté directement un coup aux finances locales – puisqu’on a demandé à certaines collectivités de rembourser des compensations alors qu’elles n’étaient nullement responsables de la faiblesse des recettes de TVA.

Mais ce qui est peut-être encore plus grave que ces écarts, c’est l’obscurité dans laquelle les collectivités territoriales sont tenues – je m’exprime ici à la fois en tant que premier vice-président de l’AMF et en tant que président du Comité des finances locales (CFL). Ainsi, alors que nous cherchons depuis un certain temps à obtenir une revue des recettes des collectivités territoriales, l’État, par ailleurs très friand de revues des dépenses, nous laisse sans réponse. Bruno Le Maire n’a d’ailleurs même pas accusé réception de la demande que Jean-Léonce Dupont, président de la commission des finances de Départements de France, et moi-même lui avons adressée. Faute de temps pour solliciter son successeur, M. Armand, nous avons soumis les mêmes questions à M. Lombard il y a une quinzaine de jours.

Nous souhaitons d’abord connaître l’évolution de la dotation globale de fonctionnement (DGF) en euros constants au cours des quinze dernières années, ce qui ne devrait pas être très compliqué. L’AMF et le CFL ont eux-mêmes fait cet exercice et conclu à une perte de DGF pendant cette période, qui englobe plusieurs majorités, mais il me semblerait bon, dans un souci de démocratie et de transparence, que nous disposions de données partagées. Il est donc important qu’on nous réponde sur ce point.

Nous voulons par ailleurs établir le compte précis de la compensation des recettes fiscales nationalisées, notamment la taxe d’habitation et la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises). Voilà deux ans que je demande à Bercy de bien vouloir me transmettre le montant exact de CVAE perçu en 2023 par l’État, que nous pourrions comparer à la compensation qui nous a été allouée. Je n’ai jamais obtenu de réponse, malgré de multiples relances.

La troisième question figurant dans le courrier porte sur les compensations de dégrèvements de fiscalité locale, dont certaines présentent des écarts importants avec le montant effectif des dégrèvements.

Enfin – mais nous aurions pu aller plus loin –, il nous faut connaître le montant des crédits d’investissement affectés aux collectivités territoriales – DETR (dotation d’équipement des territoires ruraux), DSIL (dotation de soutien à l’investissement local) ou fonds Vert – afin de mesurer l’éventuel écart entre les annonces et les sommes réellement allouées.

Aux erreurs de prévision s’ajoute donc une certaine obscurité quant à la réalité des crédits et compensations alloués aux collectivités territoriales. Alors qu’on nous avait assuré que la suppression de la CVAE et d’autres impôts ferait l’objet d’une « compensation évolutive », « à l’euro près », par l’affectation d’une part de TVA, celle-ci est en réalité plafonnée dans la loi de finances pour 2025, ce qui entraînera une perte de 1,2 milliard d’euros pour les collectivités.

Je constate surtout, dans la communication du gouvernement, une volonté de ne pas tenir compte de tous les impacts du budget 2025 pour les collectivités territoriales. Les annonces faisant état d’un effort de 2,2 milliards ne constituent certes pas, en elles-mêmes, une erreur de prévision, mais elles sont incomplètes : en réalité, la facture des différentes décisions qui nous sont imposées dans la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale sera de 7,4 milliards d’euros – à supposer que nous ayons pu tout répertorier. Aux 2,2 milliards liés au « Dilico » (dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités territoriales) nouvellement créé et au gel de l’augmentation de la fraction de TVA due aux collectivités, il convient en effet d’ajouter la baisse des crédits du fonds Vert, pour 1,35 milliard, ou encore les 4 points de hausse des cotisations à la CNRACL (Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales), pour 1,4 milliard – les 3 points de hausse décidés pour 2025 se cumulant avec la fin de la compensation de la hausse de 1 point qui avait été adoptée l’année précédente.

Je pourrais citer d’autres évolutions concernant des sommes moins élevées, comme la suppression de crédits relevant du plan Vélo – auquel le gouvernement semble préférer les chars d’assaut, même si je n’ai pas très bien compris qu’on fasse un parallèle entre les deux – ou la baisse du fonds Économie circulaire. Je n’énumérerai pas tous les exemples qui, mis bout à bout, conduisent au montant que j’ai évoqué, mais deux cas me paraissent symboliques : la suppression du fonds de soutien aux activités périscolaires, dont on sait pourtant combien elles sont essentielles pour prévenir la délinquance et compenser l’absence d’éducation dont souffrent certains jeunes dans leur famille, et la fin du plan national de prévention et de lutte contre les violences aux élus, qui me paraît constituer une immense maladresse, d’une portée bien supérieure aux 5 millions d’euros de crédits supprimés.

M. le président Éric Coquerel. Lors de son audition par la commission d’enquête, Mme Cécile Raquin, directrice générale des collectivités locales, a indiqué que ses services n’avaient été ni associés ni sollicités lors de la détermination de la trajectoire financière des administrations publiques locales, ce qui m’a étonné. J’imagine que le gouvernement avait tout de même pris la peine de consulter les associations d’élus locaux. Avez-vous été associés à la construction de cette trajectoire ? Le gouvernement vous a-t-il demandé si ses prévisions vous semblaient réalistes ?

M. André Laignel. Au cours de la deuxième – et dernière – séance d’une instance pompeusement nommée Haut Conseil des finances publiques locales, on nous a annoncé au sujet de la trajectoire financière des collectivités territoriales une baisse de 0,5 % des dépenses. Comme les minutes de l’époque en témoignent, j’ai indiqué aux ministres présents que c’était totalement irréaliste au vu de l’évolution des charges.

La masse salariale, notamment, avait déjà progressé de 4,8 % – la hausse s’établit désormais à environ 5 % –, sans que cette augmentation puisse être imputée aux collectivités territoriales, puisqu’elle était liée, à 90 %, à la hausse du point d’indice, à la réforme de la catégorie C, à la prime de pouvoir d’achat et au Rifseep (régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel). Dans ces conditions, nous savions dès le départ que la baisse de 0,5 % qui nous était demandée ne serait pas tenable.

J’ajoute que l’impact de l’inflation sur les prix de l’énergie se faisait encore durement sentir et que le montant des achats de biens et de services avait augmenté de plus de 12 %, quand celui des AIS (allocations individuelles de solidarité) versées par les départements enregistrait une hausse de 8,7 %. Les taux d’emprunt avaient eux aussi beaucoup augmenté, si bien que la charge de la dette s’était accrue de 16 %. Tous ces facteurs étaient totalement indépendants des décisions des collectivités territoriales.

L’objectif n’était donc aucunement atteignable. Nous en avons été informés à la fin de la deuxième séance du Haut Conseil des finances publiques locales, mais il n’y a jamais eu de dialogue avec les collectivités territoriales ou de délibération sur ce point.

M. le président Éric Coquerel. Ayant moi-même assisté à cette réunion, je confirme votre intervention.

J’ai aussi interrogé Mme Raquin, lors de son audition, sur le dérapage de 16 milliards évoqué par Bruno Le Maire et Thomas Cazenave en septembre dernier. Elle a expliqué que si une tendance s’était dégagée de l’analyse des dépenses des collectivités, ce montant résultait d’une extrapolation contestable sur le plan méthodologique. Mme Raquin indiquait d’ailleurs, dans un courrier du 24 septembre adressé Catherine Vautrin, alors ministre du partenariat avec les territoires et de la décentralisation, qu’au regard de la fragilité de la prévision des recettes et des dépenses d’investissement, « il [était] difficile de tenir les collectivités responsables d’une dégradation générale du solde public ».

Les ministres, avant de présenter ce chiffre, vous ont-ils soumis la méthodologie retenue ?

M. André Laignel. Non. Nous avons découvert cette annonce dans la presse. Je vous avais d’ailleurs fait part de ma grande surprise en octobre dernier et lancé un avis de recherche au sujet de ces 16 milliards. Ce montant était une fable construite sur l’hypothèse d’une baisse de 0,5 % qui n’avait strictement aucune chance de se réaliser compte tenu du contexte de l’époque.

M. le président Éric Coquerel. Le gouvernement envisageait une baisse des dépenses des collectivités en volume, qui ne s’est évidemment pas produite. Il a donc communiqué sur une dynamique des dépenses plus forte que prévu, alors que celle-ci, vous l’avez dit, était en partie due à des décisions ne relevant pas des élus locaux, comme la hausse de la valeur du point d’indice, les mesures pour les bas salaires, la prime de pouvoir d’achat ou encore la revalorisation de la garantie individuelle du pouvoir d’achat. Connaissez-vous la part de l’augmentation s’expliquant par des dépenses imposées aux collectivités ?

M. André Laignel. Pour certaines catégories de dépenses, oui ; pour d’autres, c’est plus complexe. S’agissant de la masse salariale, 90 % de l’augmentation relève soit de décisions prises par d’autres soit d’évolutions tenant au statut de la fonction publique territoriale et non à je ne sais quelle dérive soudaine en matière d’embauches. Je rappelle que, pour beaucoup de collectivités, la masse salariale représente pas loin de la moitié des dépenses de fonctionnement – c’est une moyenne, les petites communes rurales ont moins de masse salariale. Pour ce qui est des achats de biens et de services, qui représentent aussi une part importante des budgets, la hausse de 12,7 % incluait l’inflation de l’époque, notamment en matière d’énergie. Dans ma modeste communauté de communes, par exemple, le prix de l’électricité avait augmenté de 340 % au 1er janvier 2023. Vous conviendrez que les collectivités ont peu de marges de manœuvre face à des situations de ce type. Près des trois quarts de l’augmentation des dépenses des collectivités – qui ont progressé d’environ 5 % – étaient le résultat de facteurs externes à ces dernières.

M. le président Éric Coquerel. S’agissant des investissements nécessaires à la bifurcation écologique, de l’aveu même du Trésor, « la trajectoire des finances publiques s’appu[yait] sur une chronique d’investissements locaux ne tenant pas explicitement compte de ces enjeux ». Pensez-vous que le gouvernement a omis ces dépenses parce qu’elles auraient rendu sa trajectoire des finances publiques inatteignable ?

M. André Laignel. Elle l’était même sans cette omission.

Il nous était instamment demandé de flécher nos investissements en faveur des budgets verts, des économies d’énergie, de la biodiversité, etc. C’était même imposé par certains critères, depuis 2023, me semble-t-il, non pas uniquement dans le cadre du fonds Vert mais aussi de la DETR, par exemple. Une telle évolution est parfaitement justifiée du point de vue de l’équilibre écologique de notre planète, et ne pas en tenir compte dans les attendus de la trajectoire financière me paraît être une erreur fondamentale.

M. le président Éric Coquerel. Le Haut Conseil des finances publiques locales s’est réuni pour la première fois le 22 septembre 2023. Les participants ont indiqué refuser le retour de mesures contraignantes comme celles prévues dans les contrats de Cahors. Je crois comprendre que les ministres de l’économie et des finances réfléchissent à réintroduire des dispositifs de ce type. Leur maintien aurait-il permis de mieux maîtriser le dérapage des finances publiques locales évoqué par l’exécutif ? Je me fais l’avocat du diable.

M. André Laignel. Il est toujours difficile de savoir ce qui se serait produit si les circonstances avaient été différentes. Je crois néanmoins que cela n’aurait nullement suffi. Un nombre relativement restreint de collectivités territoriales étaient concernées et certaines d’entre elles avaient refusé de signer ces contrats, que j’avais qualifiés à l’époque de léonins parce qu’ils étaient à sens unique, au profit de l’État. De plus en plus de collectivités qui s’étaient initialement engagées de bonne foi n’étaient absolument pas disposées à renouveler ces contrats. Leur maintien aurait été, à mon sens, un immense échec.

M. le président Éric Coquerel. Les auditions ont montré que les recettes de TVA et de DMTO (droits de mutation à titre onéreux) se sont révélées inférieures aux prévisions. Alors que leurs dépenses sont de plus en plus contraintes, les collectivités risquent par conséquent de manquer de moyens pour financer leurs charges. Cette situation n’a-t-elle pas été aggravée par les suppressions d’impôts locaux et par l’affectation croissante, à titre de compensation, de fractions d’impôts nationaux, notamment la TVA, qui a accru l’exposition des collectivités aux aléas macroéconomiques, particulièrement en 2023 et en 2024 ? À force de supprimer des impôts locaux, les gouvernements qui se sont succédé depuis 2017 n’ont-ils pas contribué à produire le besoin de financement mis en avant par les ministres ?

M. André Laignel. Bien sûr que si. La suppression des impôts locaux a été une erreur non seulement pour l’État – qui s’est privé de 50 milliards d’euros de recettes alors qu’il cherche désespérément les dizaines de milliards qui lui manquent –, mais aussi pour l’avenir des collectivités territoriales à qui on avait expliqué que tout se ferait à l’euro près mais qu’on laisse dans le brouillard le plus épais. Voilà dix-huit mois que je demande des chiffres au sujet de la CVAE qui sont parfaitement connus, puisqu’elle est encaissée par l’État à la fin de chaque année : il y a une volonté avérée de dissimulation. Puisque nous connaissons, de notre côté, les sommes reversées aux collectivités territoriales, ces chiffres nous permettraient de démontrer que cela ne correspond pas à ce que l’État encaisse.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Je ne comprends pas : connaissez-vous ces chiffres, ou non ? S’ils sont connus, pourquoi les demander ?

M. André Laignel. L’État a perçu la CVAE en 2023 – comme en 2024, d’ailleurs. J’ai demandé, en début d’année 2024, combien il avait recouvré. Ce n’est pas compliqué, mais on ne m’a jamais répondu. En revanche, nous savons quelle compensation nous avons reçue. Je demande simplement à pouvoir comparer les montants que l’État a encaissés, et qu’il s’était engagé à reverser aux collectivités, avec ceux qui ont effectivement été alloués. Si je me trompe, qu’on m’en fasse la démonstration, mais voilà dix-huit mois que je demande, pour le Comité des finances locales, ces éléments tout à fait décisifs.

S’agissant des recettes de TVA reversées aux collectivités pour compenser les suppressions d’impôts, la loi de finances pour 2025 répond malheureusement à la question, puisque l’actualisation prévue a été remise en cause. La parole de l’État n’a donc probablement pas été tenue pour ce qui est de la CVAE – mais je suis prêt à battre ma coulpe si l’on me prouve que je me trompe – et ne l’a à coup sûr pas été en 2025 pour la TVA.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous dites à la fois que les objectifs du gouvernement étaient impossibles à tenir et qu’il n’y a pas d’écart par rapport à la prévision. Contestez-vous le chiffre du directeur général du Trésor, qui évoque une différence de 13 milliards d’euros entre la dépense locale effective et ce qui était prévu dans la loi de finances pour 2024 puis dans la loi de finances pour 2025 ? Ce chiffre est corroboré par une note Trésor-Eco de janvier 2025, qui précise que l’écart atteindrait 8 milliards pour les dépenses de fonctionnement et 5,4 milliards pour l’investissement. Je le dis sans qualifier la dépense supplémentaire, qui est certainement tout à fait légitime, au moins s’agissant de l’investissement.

M. André Laignel. L’État fonde son calcul sur une baisse de 0,5 % qui n’a jamais été actée par les collectivités territoriales. On ne peut pas parler de dérapage par rapport à une norme fixée de manière extérieure, sans être soumise aux collectivités territoriales. Il n’y a donc eu aucun dérapage. En outre, amalgamer l’évolution des dépenses de fonctionnement et celle des dépenses d’investissement est une hérésie.

Les dépenses de fonctionnement répondent aux impératifs que j’ai évoqués. Quand on les examine chapitre par chapitre, on ne constate aucune évolution exagérée. L’évolution de la masse salariale, cumulée à l’inflation, a frappé de plein fouet les collectivités territoriales. Les écarts par rapport aux pronostics s’expliquent assez facilement en matière de fonctionnement.

En matière d’investissement, je n’ai jamais entendu parler d’une norme visant à fixer une évolution. Ce serait d’ailleurs une aberration absolue, y compris pour l’économie nationale, qui a besoin des investissements des collectivités territoriales. Qu’elles aient augmenté leurs investissements de 5 milliards d’euros malgré les difficultés du moment devrait être porté à leur crédit, d’autant qu’elles l’ont fait en adoptant des budgets à l’équilibre et en n’accroissant que modérément leur emprunt – qu’elles payent elles-mêmes et qui n’alourdit donc pas le déficit de l’État, même s’il peut être inclus dans les comptes européens.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous considérez donc que ce sont les prévisions du gouvernement qui étaient erronées.

N’y a-t-il pas, dans le ressaut des investissements par rapport aux prévisions, un effet du décalage de l’habituel cycle électoral, en raison de la crise sanitaire ? Les collectivités territoriales n’ont-elles pas, par un effet de rattrapage assez légitime, décalé leurs investissements en fin de cycle ?

M. André Laignel. Je n’ai jamais eu connaissance d’une prévision concernant l’évolution de l’investissement : la seule prévision était celle de 0,5 % que j’ai évoquée. On devrait se réjouir que les collectivités territoriales continuent à moderniser le territoire et à répondre aux attentes de nos concitoyens.

Il y a eu effectivement un décalage dans le cycle du mandat puisque l’année 2020 a été quasiment neutralisée par la covid, de même que 2021 et la première partie de 2022. Depuis le début du mandat actuel, on ne constate aucune évolution en matière d’investissement par rapport au mandat précédent, mais 2025 permettra peut-être d’aller plus loin. En tout cas, il n’y a eu aucun dérapage dans ce domaine.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Vous dites qu’il n’y a pas eu de concertation. Pourtant, Élisabeth Borne, à qui nous avons posé la question, a indiqué que les chiffres figurant, notamment, dans le programme de stabilité pour 2024 avaient fait l’objet d’une concertation avec le gouvernement. Le contestez-vous ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire quelles ont été en valeur les recettes supplémentaires dont les collectivités territoriales ont bénéficié en 2023 et 2024 ? Ou bien leurs recettes étaient-elles inférieures ?

M. André Laignel. Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre à votre quiz – je me souviens que je suis devant une commission d’enquête. N’ayant pas les chiffres précis sous les yeux, je vous renvoie à une publication, reconnue par tous, de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales – que je préside – qui porte sur les comptes des collectivités territoriales. Le dernier rapport sur cette question a été publié en juillet 2024.

Je ne sais pas ce que Mme Borne a dit devant votre commission, mais je suis sûr qu’elle est toujours de bonne foi, je le dis sincèrement. Nous avons été informés. Il n’y a pas eu de concertation. Lorsqu’on nous dit : ce sera – 0,5 %, j’entends mais cela ne signifie pas que j’acquiesce.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Lorsque le gouvernement vous demande de diminuer les dépenses de 0,5 %, vous contestez le chiffre, mais n’entretenez-vous pas un dialogue avec l’exécutif pour atteindre l’objectif de réduction globale des dépenses publiques, toutes administrations publiques confondues ?

M. André Laignel. Nous sommes toujours ouverts au dialogue pour trouver les mesures les plus efficaces pour la nation et les collectivités territoriales mais, en l’occurrence, on ne nous a pas proposé de dialoguer : on nous a annoncé le chiffre, point. Pourtant, nous avions réclamé un dialogue et nous l’espérions. Nous souhaitions expliquer pourquoi les chiffres avancés par le gouvernement n’avaient aucune chance d’être atteints – ce à quoi je m’étais employé devant le Haut Conseil des finances publiques locales – à moins de fermer des services à tour de bras. Pour ma part, je souhaiterais que l’on aille un peu au-delà du dialogue et que l’on négocie, à charge ensuite pour le Parlement de décider, souverainement, de valider ou non les termes de l’accord – à l’instar de ce qui a lieu pour les accords de branche ou d’autres accords dans le domaine social.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Un certain nombre de dépenses sont à la main des collectivités : je pense en particulier à la masse salariale. Considérez-vous qu’elle a eu un impact majeur sur l’écart par rapport à la prévision en matière de fonctionnement ?

M. André Laignel. Il me semblait avoir expliqué que c’était l’un des sujets sur lesquels nous avions le moins la main. L’année 2023 a été marquée par l’augmentation du point d’indice, qui n’a été ni négociée ni décidée avec les collectivités territoriales, par des mesures liées à l’inflation et par l’instauration du Rifseep, lequel entraîne automatiquement une évolution de la masse salariale. Par voie de conséquence, 90 % de l’évolution de la masse salariale est due à des mesures – que l’on peut par ailleurs approuver – qui n’ont pas été décidées par les collectivités territoriales. L’évolution a été moindre en 2024 car il y a eu moins de bouleversements législatifs concernant la masse salariale.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Considérez-vous que l’évolution de la dépense locale dont nous sommes désormais comptables, soit un dépassement de 13,4 milliards d’euros par rapport à la trajectoire, était inéluctable ? N’y avait-il aucune marge de manœuvre possible compte tenu des choix que le gouvernement avait imposés aux collectivités locales ?

M. André Laignel. Ne caricaturons pas : il y a toujours des marges de manœuvre. Cela étant, une grande part de l’évolution n’est pas déterminée par les collectivités territoriales, bien que ces dernières bénéficient selon la Constitution, paraît-il, du principe de libre administration. La hausse a probablement été de l’ordre de 2,5 % dans des domaines relevant de leurs choix propres. Cette augmentation est-elle aberrante alors que nos concitoyens nous adressent, localement, un nombre croissant de demandes ? Nous aurions peut-être pu nous limiter à 2 au lieu de 2,5 % mais rappelons que nous avons subi deux ans et demi très difficiles pour nos concitoyens, nos collaborateurs et nos collectivités. La moindre des choses était d’avoir un effet de rattrapage. Celui que l’on a connu était particulièrement modeste.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Cette audition permet de recadrer quelque peu le débat général. Au cours des auditions que nous avons menées, les collectivités ont souvent été pointées du doigt – notamment par les premiers ministres et les ministres qui se sont succédé – au sujet de la dégradation de nos finances publiques et de l’écart de prévision. Je n’ai jamais très bien compris ce procès. Pouvez-vous revenir sur cette question ?

Pour avoir présidé pendant neuf ans un département, je suis bien placé pour savoir que les collectivités ont l’obligation de voter des budgets à l’équilibre. Elles dégagent une capacité d’autofinancement qui se traduit par une épargne nette ; face à cela, elles ont un besoin de financement. La comptabilité publique européenne considère ce besoin de financement comme un déficit public qui, en réalité, n’existe pas, puisque le besoin de financement est couvert par l’épargne nette et l’emprunt. On peut créer une dette mais pas un déficit : il ne peut y avoir d’excédent des dépenses par rapport aux recettes pour la simple raison que c’est interdit. Vous paraît-il nécessaire de faire évoluer ces règles comptables, qui alourdissent artificiellement les comptes ? Comment pourrait-on corriger la situation ? Cela pourrait donner lieu à une proposition de notre commission.

M. André Laignel. Nos budgets sont effectivement votés à l’équilibre. Nous dégageons, au minimum, un autofinancement brut – et souvent, heureusement, un autofinancement net – qui permet de couvrir la charge de la dette. Les derniers chiffres, issus de la Situation mensuelle comptable des collectivités territoriales de février 2025, indiquent toutefois une baisse considérable de l’autofinancement, brut comme net, en 2024, qui affecte l’ensemble des strates de collectivités. Les départements sont les plus touchés, devant les régions et le bloc communal.

Je ne parle jamais de déficit des collectivités territoriales mais de besoin de financement, et je rappelle systématiquement que nous nous le payons nous-mêmes. Le mode de calcul est en effet vicié : cela mériterait d’être revu.

Je voudrais rappeler quelques chiffres, car nous sommes las d’entendre parler des dérapages des collectivités territoriales et de constater qu’elles sont pointées du doigt en permanence. Les dépenses des collectivités locales françaises sont parmi les moins élevées en Europe : elles représentent 19 % des dépenses publiques contre une moyenne européenne de 31 %. Le déficit public est nourri par le déficit de fonctionnement du budget de l’État : sur les 6,1 points de déficit de 2024, 5 points relèvent de l’État. On ne constate pas davantage un quelconque dérapage des collectivités en matière de besoin de financement, lequel n’a jamais dépassé 0,7 % du PIB depuis 1994. La dette des collectivités reste inférieure à 9 % du PIB depuis 1995. Ces constats dans la durée démontrent que les collectivités n’ont connu aucune dérive.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Quel regard portez-vous sur le montant global des transferts et sur leur évolution ? On observe de plus en plus de transferts de l’État vers les collectivités locales, qui, pour la majeure partie d’entre eux, ont pour objet de compenser la suppression ou la diminution des impôts locaux – taxe professionnelle ou, plus récemment, CVAE et taxe d’habitation. Il faut distinguer ces derniers transferts de ceux qui correspondent, notamment, au versement de la DGF. Quelles mesures proposeriez-vous pour réformer ces transferts qui, selon moi, reposent sur une base qui dérive dangereusement ?

M. André Laignel. Comme je l’ai dit tout à l’heure, l’État a pris en charge, en théorie, plus de 50 milliards d’euros : je dis en théorie car nous demandons à vérifier la réalité de la compensation. Aucune ressource nouvelle n’a compensé l’impact pour le budget de l’État. Cela contribue à expliquer que le coût net de l’opération pour lui – étant précisé, toutefois, qu’il existe plusieurs modes de calcul – atteint un montant considérable, compris entre 36 et 40 milliards d’euros, qui affecte son déficit. J’ai dit à quel point tout cela était une erreur à la fois pour l’État et pour les collectivités.

Il existe des transferts d’une autre nature, correspondant à l’évolution des normes. D’après les chiffres du CNEN (Conseil national d’évaluation des normes), qui ont été validés par l’État – puisqu’ils sont établis sur la base des fiches financières fournies par ce dernier –, 2,5 milliards d’euros ont été transférés aux collectivités territoriales en 2022 et, à nouveau, 1,8 milliard – de mémoire – en 2023. Autrement dit, les collectivités ont subi des transferts de charges liées à l’adoption de normes pour un total de plus de 4 milliards au cours de ces deux années.

Aux effets de l’inflation et des changements législatifs s’ajoutent les transferts insidieux de compétences, qui ne sont pas nécessairement pris en compte dans les calculs. Ainsi, la police municipale n’entre pas, en principe, dans le champ des compétences des collectivités territoriales, ce qui ne les empêche pas d’être très actives dans ce domaine. L’Observatoire des finances et de la gestion publique locales a chiffré à 2 milliards d’euros, hors caméras et matériels, la charge qui en résulte pour les collectivités.

De même, nous intervenons de manière croissante dans le domaine de la santé, bien que nous n’ayons aucune compétence en cette matière, si ce n’est, évidemment, en application de la clause de compétence générale. Comment pourrions-nous nous désintéresser des questions de santé dans nos territoires ? De plus en plus de collectivités – cela concerne tant les régions que les départements et les communes – participent à la prise en charge de la politique de santé au moyen de dispositifs très variés, tels que les maisons de santé.

Je pourrais vous citer bien d’autres domaines dans lesquels les collectivités territoriales sont de plus en plus présentes, soit à la demande de l’État – sans que cela ne soit acté dans une fiche financière –, soit simplement parce qu’elles doivent pallier une défaillance.

M. Éric Ciotti, rapporteur. En votre qualité de président du Comité des finances locales, avez-vous été consulté sur l’augmentation de 0,5 % des DMTO consentie par l’État aux départements ? Ils ont été autorisés à augmenter la fiscalité locale, geste très généreux qui relève, selon moi, d’une grande hypocrisie.

M. André Laignel. Non, mais certains diraient que nous n’avons pas à l’être puisque c’est une décision parlementaire. Si l’on entretenait un véritable dialogue, cela aurait pu être le cas. Les départements avaient formulé une demande, mais la décision n’a pas fait l’objet d’une négociation, et ce qui leur a été accordé n’est pas du tout à la hauteur de leurs attentes. Les départements connaissent actuellement une situation très problématique. Lors de la réunion de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales que je présidais ce matin, le président de la commission des finances de Départements de France, Jean-Léonce Dupont, a indiqué que quatorze départements étaient dans le rouge en 2024 et qu’ils devraient être plus de trente dans ce cas en 2025 – leur nombre devrait probablement être compris entre quarante et cinquante. L’essentiel des préoccupations provient, d’une part, des AIS qui évoluent spontanément à la hausse, compte tenu du nombre croissant de familles en difficulté dans nos communes et nos départements et, d’autre part, de la baisse de plus de 30 % en deux ans des DMTO, qui constituaient une ressource majeure. La question est de savoir si l’on peut accorder aux départements des ressources aléatoires – les recettes des DMTO étant en dents de scie – pour faire face à des dépenses en augmentation.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Dans ce contexte difficile, marqué notamment par une crise très forte de l’immobilier, qui pèse sur les DMTO perçus par les départements et les communes et crée une tension sur les dépenses, comment voyez-vous évoluer les dépenses du bloc communal et intercommunal, notamment en matière d’investissement ?

M. André Laignel. Selon la DGFIP (direction générale des finances publiques), entre le 31 janvier 2024 et le 31 janvier 2025, l’épargne brute de l’ensemble des collectivités territoriales – qui permet de couvrir les dépenses obligatoires, parmi lesquelles le remboursement du capital emprunté – a connu une baisse de 8,2 %. L’épargne nette – qui est à mes yeux plus significative dans la mesure où c’est elle qui nous permet d’agir – a accusé, quant à elle, une diminution de 14,6 %. Sur la même période, la trésorerie est en baisse de 12,6 % : autrement dit, on puise dans les réserves – c’est leur but. Cela témoigne de l’effet qu’ont produit en 2024 des évolutions telles que les suppressions d’impôts et les non-compensations, que j’ai évoquées antérieurement. Ces mesures devraient avoir un impact bien supérieur cette année.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Avez-vous été consultés sur la hausse des dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités territoriales retenue dans le cadre de la préparation du PLF (projet de loi de finances) pour 2023 puis du PLF pour 2024 ?

M. André Laignel. Nous en avons été informés mais nous n’avons pas été consultés.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Après l’abandon des contrats de Cahors, avez-vous été associés aux travaux visant à instituer un système de régulation des finances locales tant dans le budget 2023 que dans le budget 2024 ?

M. André Laignel. Non.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Que pensez-vous de la surévaluation des recettes, notamment de DMTO, de TEOM (taxe d’enlèvement des ordures ménagères) et en matière de foncier bâti, dans les PLF pour 2023 et 2024 ?

M. André Laignel. Il y a eu une erreur d’appréciation manifeste. La crise immobilière avait déjà commencé. On n’a pas prolongé la courbe qui s’amorçait en 2023.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Je rappelle qu’on a maintenu en 2024 les prévisions de DMTO au niveau de celles de 2023, alors qu’on dispose, pour cet impôt, de remontées mensuelles, avec un décalage d’à peine un mois. Cela ne vous a pas questionnés ?

M. André Laignel. Cela a fait plus que nous questionner : nous avons marqué notre étonnement devant le Comité des finances locales. Les représentants de Départements de France – je pense en particulier à Jean-Léonce Dupont – ont fait remarquer que cela n’avait aucun sens, que l’on ne voyait aucune reprise de l’immobilier pour 2024 sur le terrain et que le maintien des chiffres de 2023 conduisait manifestement à une impasse.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Pensez-vous que le Dilico pourrait freiner les dépenses locales de fonctionnement en 2025 ?

M. André Laignel. On peut toujours le craindre ou l’espérer, selon la philosophie que l’on adopte. Personnellement, je ne pense pas que cela se produise – s’agissant, en tout cas, du bloc communal. En effet, nous sommes en année préélectorale, nous avons souvent des « coups partis » et la baisse de nos moyens conduira probablement un certain nombre de collectivités à recourir à l’emprunt pour tenir les engagements qu’elles avaient pris à l’égard de leurs concitoyens dans le cadre des projets communaux.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Comme tous les élus locaux, vous dénoncez la perte d’autonomie fiscale des collectivités. Ce problème existe depuis de nombreuses années mais s’est accéléré. Comment pourrait-on rétablir l’autonomie fiscale locale ?

M. André Laignel. Voilà plus de vingt ans que je combats toutes les suppressions d’impôts, car c’est une erreur financière pour l’État et les collectivités, mais aussi une erreur démocratique, car cela a coupé le lien entre les citoyens – et ensuite les entreprises – et les collectivités territoriales. Cette erreur a été commise de manière continue. Il est très difficile de reconstituer ce qui a été détruit, mais il faudra revenir à une participation de l’ensemble de nos concitoyens. La position de l’AMF est claire : nous sommes favorables à une contribution territoriale universelle. Celle-ci peut très bien ne pas se traduire par un accroissement de l’impôt pour les citoyens, puisqu’elle peut être compensée par des dégrèvements d’une autre nature. Je n’entrerai pas dans le détail ; des cabinets ont travaillé sur le sujet. Il est important de retisser le lien entre les citoyens et les collectivités, tant pour les premiers que pour les élus car, dès lors que ces derniers ne décident plus de l’évolution des dépenses et des choix fiscaux, une déresponsabilisation s’installe, ce qui n’est pas sain pour la vie démocratique.

M. Anthony Boulogne (RN). La France n’a pas connu de budget en équilibre depuis cinquante ans. Elle a multiplié les emprunts pour assurer ses dépenses courantes et a enchaîné les déficits. Les deux dernières années ont été marquées par une dégradation plus qu’inquiétante des finances publiques, qui est allée au-delà des prévisions gouvernementales, déjà très pessimistes. L’ensemble des administrations publiques – État, sécurité sociale et collectivités locales – sont concernées par ce dérapage. La dégradation des comptes publics locaux en 2023 et en 2024 semble s’expliquer en partie par des prévisions de croissance trop optimistes de l’État, qui ont faussé le montant attendu des recettes fiscales des collectivités. Confirmez-vous cette analyse ?

Les grosses collectivités disposent-elles d’une expertise locale pour s’assurer de la fiabilité des prévisions de l’État ? Mettez-vous parfois en doute ces prévisions lorsqu’elles s’écartent à l’excès des chiffres de l’année précédente et ne correspondent pas à la réalité économique constatée sur le terrain ?

Les quelques collectivités qui disposent encore de ressources propres ne devraient-elles pas prévoir des marges de manœuvre budgétaires en cas d’erreur dans les prévisions gouvernementales ?

En votre qualité d’élu local, connaissez-vous précisément le montant des recettes versées par l’État, notamment de la DGF, avant l’élaboration du budget ?

M. André Laignel. C’est lors du vote du budget que nous apprenons le chiffre exact. Nous avons toutefois connaissance des chiffres des années précédentes. Nous effectuons des calculs dans le cadre du Comité des finances locales : au-delà du chiffre brut, il faut tenir compte des prélèvements sur la DGF, qui peuvent faire varier le montant d’une année sur l’autre. C’est lors de la délibération du Comité des finances locales que nous connaissons le chiffre net.

Il est arrivé par le passé que les prévisions soient justes mais au cours des deux ou trois dernières années l’AMF a affirmé très clairement – comme l’attestent nos nombreux communiqués – que les prévisions étaient irréalistes – s’agissant, par exemple, de la baisse de 0,5 % des dépenses en 2024, qui ne pouvait en aucun cas être tenue. Le Comité des finances locales, dont les membres sont élus par les collectivités territoriales et que Charles de Courson connaît bien pour y avoir siégé pendant des années, produit également des analyses acérées.

Lors du dernier scrutin, il y a environ un an, plus de 60 % des maires et des présidents d’intercommunalités – et une proportion encore supérieure des présidents des conseils départementaux et régionaux – ont participé à l’élection des membres du Comité des finances locales, alors même qu’il n’y avait qu’une liste. C’est dire l’importance qu’attachent les élus locaux à cette instance et sa légitimité – il en est de même pour le CNEN.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). La Cour des comptes a évoqué un « emballement des dépenses locales » dans son rapport de février. Les dépenses ont en effet augmenté de près de 7 % en 2023 et devraient croître de plus de 5 % en 2024 – les chiffres définitifs ne sont pas encore connus. Cela représente une hausse de 2,5 à 3 points en volume. L’augmentation des dépenses locales est supérieure de 5 points à celle des dépenses de l’État. Comment expliquez-vous cette évolution alors que vous subissez le même niveau d’inflation et le même accroissement du point d’indice que dans les autres fonctions publiques ?

M. André Laignel. Que la Cour des comptes le dise n’en fait pas une vérité révélée. David Lisnard, président de l’AMF, et moi-même avons cosigné une réponse pour contester ces analyses ; pour nous, elles ne sont pas fondées. Je pourrai vous faire parvenir ce courrier, qui n’a rien d’extraordinaire : les associations d’élus sont consultées et nous répondons par écrit. Nous réfutons tout emballement. L’évolution réelle des dépenses des collectivités territoriales est beaucoup moins forte qu’annoncé : entre janvier 2024 et janvier 2025, les dépenses de fonctionnement ont augmenté de 4,4 % – nous sommes très loin des chiffres que vous venez de citer.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Je vous laisse contester les chiffres de la Cour des comptes. Toutefois, vous n’avez pas répondu à ma question. En 2023 et en 2024, les dépenses en volume des collectivités territoriales ont augmenté de 2,5 points. La hausse est très supérieure à l’inflation et plus élevée, de 5 points, que pour les dépenses de l’État. Comment expliquez-vous ces écarts ?

M. André Laignel. Je ne referai pas la démonstration de l’incidence des charges imposées et de la conjoncture à laquelle nous avons dû faire face. Je le répète, les chiffres que vous mentionnez sont erronés. J’ai devant moi la situation mensuelle comptable des collectivités locales au 31 janvier 2025, fournie par la DGFIP : je n’invente aucun chiffre. Les dépenses réelles de fonctionnement ont augmenté de 4,4 %. C’est très loin de ce que vous évoquez.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). C’est 2,5 points de plus que l’inflation et 5 points de plus que les dépenses de l’État : vous ne répondez pas sur l’écart.

Entre 2012 et 2020, les recettes de DMTO ont pratiquement doublé. Le Comité des finances locales (CFL), que vous présidez depuis très longtemps, a pour responsabilité d’en mettre une partie en réserve. Ces dernières années, les mises en réserve ont été extrêmement faibles. Avec le recul, ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu les augmenter, pour aider les départements à franchir une étape très difficile ? Le CFL n’a-t-il pas sous-estimé le besoin de péréquation ?

M. André Laignel. Comme Départements de France, nous en avons débattu – nous le faisons chaque année, avec tous les partenaires concernés. Le Comité des finances locales a adopté les propositions faites à l’unanimité. Avec le recul, on peut toujours considérer qu’il aurait fallu mettre plus en réserve, mais qui aurait pu dire il y a quatre ans que les recettes de DMTO s’écrouleraient aussi vite ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Je sors de mon rôle pour compléter la réponse précédente. En 2019, le département des Alpes-Maritimes a perçu 527 millions d’euros au titre des DMTO ; en 2024, 530 millions. Sur la période de référence que vous citez, le chiffre est donc stable. Le département a contribué à la péréquation, horizontale et verticale, à hauteur de 64 millions en 2019 et de 100 millions en 2024 – s’agissant des recettes de DMTO, les Alpes-Maritimes sont le deuxième département, après Paris. Ainsi, la péréquation a augmenté de 50 % ! Elle a bien été mise en œuvre.

M. André Laignel. Monsieur Cazeneuve, vous comparez l’évolution des dépenses des collectivités et celle des dépenses de l’État. Or nous finançons intégralement nos dépenses, ce qui n’est pas le cas de l’État.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Vous avez traité de fable l’extrapolation effectuée à partir des chiffres de fin juillet. Toujours selon la situation mensuelle comptable des collectivités locales, les dépenses de fonctionnement avaient, à cette date, augmenté de 7 %, et les dépenses d’investissement de 14 %. Comme pour les dépenses de l’État – c’est le travail du budget –, une extrapolation a été faite en année complète, d’où le chiffre de 16 milliards d’euros. La bonne nouvelle, c’est qu’on n’a pas constaté 16 milliards – le chiffre est plus près de 10 milliards. L’augmentation des dépenses a donc ralenti au second semestre. Comment l’expliquez-vous ?

M. André Laignel. Je ne peux pas expliquer ce que nous ne maîtrisons pas. Par ailleurs, extrapolation n’est pas raison – on le constate assez facilement en l’occurrence. Les membres du CFL ont quasi unanimement contesté les chiffres avancés au sujet du « dérapage » – terme très excessif. Nos informations venaient du terrain, non de comptes abstraits faits par certaines administrations, et elles ne nous donnaient absolument pas les mêmes indications. Selon moi, les remontées de terrain étaient plus fiables que les extrapolations qu’on nous a présentées. D’ailleurs, la suite l’a prouvé.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Vous contestiez l’effort de 0,5 point en volume pour 2024 et vous dites que vous avez été mis devant le fait accompli – je veux bien vous croire sur cette question. Lors du débat budgétaire, je ne me souviens pas que vous ayez sollicité les parlementaires à ce sujet. Avez-vous informé les membres de mon groupe ou le rapporteur général de l’époque que vous n’étiez pas à l’aise avec ce chiffre ?

M. André Laignel. Je ne sais pas ce qu’est être à l’aise avec une baisse de 0,5 point ! J’ai contesté ce chiffre dès la première minute ; je ne voyais pas la nécessité d’aller au-delà de la protestation déjà exprimée, notamment dans le cadre du Haut Conseil des finances publiques locales. Plusieurs membres du gouvernement étaient présents ainsi que le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale et le premier président de la Cour des comptes. Dès le départ, j’ai dit que rien de tout cela n’avait de sens, que cet objectif était inatteignable. Je n’ai pas à en dire plus. J’ai toujours été à l’aise avec mon analyse de la réalité financière des collectivités.

M. Jean-René Cazeneuve (EPR). Vous auriez pu en faire part aux parlementaires, qui auraient apprécié votre sollicitation.

Vous avez dit sous serment que vous n’aviez pas la main sur la masse salariale. Heureusement, les collectivités territoriales ont une part de responsabilité dans ce domaine. Vous avez également dit, ce qui me gêne plus, que l’encadrement des dépenses des collectivités n’avait fait l’objet d’aucune concertation depuis la fin des contrats de Cahors. J’en suis témoin, les membres du gouvernement et les associations d’élus ont très longuement discuté de ce qui devait ou non figurer dans la loi de programmation des finances publiques – on s’en souvient ici. Pourriez-vous clarifier ce point ?

M. André Laignel. De nombreuses rencontres ont eu lieu. On nous a informés mais, sur ce sujet, jamais les discussions n’ont atteint le stade de la négociation. Nous dire que ce sera tant, sans modification possible, ce n’est pas organiser une concertation.

Je n’ai jamais dit que nous n’avions aucunement la main sur la masse salariale ; j’ai dit que pour 90 % des évolutions financières en la matière les décisions initiales ne relevaient pas de nous. J’ai dressé la liste de tous les éléments ne dépendant pas de décisions locales qui ont eu un impact sur l’évolution de la masse salariale en 2023. J’ai même précisé que j’approuvais certaines des décisions prises sans nous, comme l’augmentation du point d’indice. Il était nécessaire de revaloriser la fonction publique territoriale, mais nous n’avons pas décidé l’augmentation et nous n’avons pas négocié son taux.

M. le président Éric Coquerel. Le projet de loi de programmation des finances publiques et le PLF pour 2024 ont été adoptés par 49.3, sans débat sur tous les points à l’Assemblée nationale. Il n’y avait pas de majorité pour voter ces textes : beaucoup de groupes contestaient les chiffres avancés, notamment les économies attendues s’agissant des collectivités. Il suffit de lire le compte rendu : on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas des contestations à l’époque.

Pour ce qui est de l’estimation de 16 milliards d’euros, pensez-vous que les collectivités ont freiné leurs dépenses ou que les prévisions étaient exagérées ?

M. André Laignel. Je considère que les prévisions ont été exagérées. J’irai plus loin : je pense que cette préparation d’artillerie, en quelque sorte, visait à justifier la baisse des moyens alloués aux collectivités territoriales.

M. le président Éric Coquerel. Mme Raquin a souligné que la méthodologie était contestable. Vous nous avez dit qu’elle ne vous avait pas été présentée. Avez-vous par la suite tenté d’en prendre connaissance et de la comprendre ?

M. André Laignel. Oui, j’en ai d’ailleurs parlé à l’époque avec le rapporteur général du budget, Charles de Courson. Bien entendu, nous avons investigué. M. de Courson m’a transmis des documents. Il existe un biais : les calculs ont été effectués à partir de l’évolution des dépenses jusqu’en juillet, moment où elles atteignent un pic. Toute extrapolation à partir de ce résultat sera fausse, ce que l’administration sait parfaitement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Dans sa note de juillet, à partir de laquelle on a extrapolé abusivement, la DGFIP soulignait qu’il ne fallait pas procéder ainsi car le taux obtenu ne serait certainement pas celui qui serait constaté a posteriori pour l’année.

Mme Christine Pirès Beaune (SOC). Les documents stratégiques peuvent fausser les prévisions en matière de déficit public. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, la loi de programmation des finances publiques vise à donner une vision pluriannuelle des dépenses et des recettes des administrations publiques – l’État et ses opérateurs, les collectivités territoriales, les administrations de sécurité sociale. Cette loi de programmation permet également à l’État de présenter nos orientations à la Commission européenne ; la trajectoire est ensuite actualisée dans le programme de stabilité. Ces deux documents sont les seuls à offrir une vision prospective consolidée du déficit. Or la loi de programmation des finances publiques 2023-2027 et le programme de stabilité d’avril 2024 présentent des défauts qui sont peut-être à même d’expliquer les erreurs de prévision constatées.

D’abord, ils ne comportent pas de prévision par catégorie d’acteurs. Ensuite, ils ne proposent pas de traduction opérationnelle, ce qui d’ailleurs serait compliqué – 42 000 acteurs sont concernés. Enfin, ils ne prennent pas en considération les éléments exogènes. Je pense par exemple au rapport de l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE), qui évalue ce qu’il faudrait financer au niveau des collectivités locales pour assurer la transition énergétique et pour faire face au changement climatique. À aucun moment de l’élaboration de ces trajectoires pluriannuelles, l’avis des collectivités n’est obligatoire. Devrait-il l’être ?

M. André Laignel. Le rappel est utile. Aucune consultation n’est obligatoire, et il n’y a pas forcément de consultation facultative. Le financement des collectivités locales constitue un des trois éléments majeurs des lois de programmation : elles devraient être obligatoirement consultées – ce serait la moindre des choses. Un tel changement représenterait un progrès majeur. Nous pourrions en amont exprimer nos objections, présenter nos calculs et nos remontées de terrain, que Bercy ne peut pas toujours prendre en considération – ses agents sont brillantissimes, mais intégrer des données dans des tableaux ne revient pas à les vivre sur le terrain. L’AMF dispose pour s’informer d’un réseau de plus de 30 000 maires : notre degré d’implication et notre analyse sont en grande partie liés à notre capacité à faire remonter l’information.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Merci pour votre analyse ; vos réponses sont toujours très cohérentes. Votre discours est celui d’un décentralisateur mais, dans ce pays, ce n’est pas aussi simple.

Les prévisions de recettes doivent être les plus précises possible, en particulier pour celles affectées aux collectivités territoriales. À l’automne 2024, lors des auditions que j’ai menées en tant que rapporteur spécial, des représentants des collectivités locales ont déploré la probable surestimation des recettes de TVA pour 2025. Il m’a été indiqué que certaines collectivités se seraient assuré le concours d’ingénieurs en sciences des données, afin de disposer de leurs propres estimations. Avez-vous connaissance de telles initiatives ?

M. André Laignel. Je n’en ai pas une connaissance précise : on m’a fait part d’informations du même ordre. Je ne dispose pas de données mais étant donné le niveau de compétences que vous évoquez, il ne peut s’agir que d’un petit nombre de collectivités, qui ont les moyens. Je ne peux exclure que de très grandes collectivités aient leurs propres moyens d’analyse. C’est vraisemblablement le cas de grandes villes dotées d’un appareil administratif du plus haut niveau.

M. Emmanuel Mandon (Dem). Il est apparu au cours de nos auditions qu’une externalisation des travaux techniques de prévision à moyen terme menés par Bercy était envisagée. En tant que président du Comité des finances locales, qu’en pensez-vous ? Les collectivités territoriales y seraient-elles favorables ? Comment pourraient-elles y participer ?

M. André Laignel. Sur le principe, je vois mal comment on pourrait ne pas être favorable à une évolution propre à améliorer la connaissance des données et des problèmes. Quelle pourrait être notre implication ? Les collectivités ont peu de moyens d’analyse à l’échelle nationale. Le CNEN ne s’occupe que des normes. L’Observatoire des finances et de la gestion publique locales, que je préside, a un personnel très restreint – j’ai quatre collaborateurs. Nous faisons des analyses ciblées, par exemple sur le coût des bibliothèques et des médiathèques dans l’ensemble des collectivités territoriales ou sur le coût des polices municipales, afin d’objectiver certaines questions, mais nous sommes limités à quelques études par an. Pour aller plus loin, il faudrait beaucoup plus de collaborateurs.

M. Emmanuel Mandon (Dem). À la suite de la crise sanitaire, de nombreux États voisins, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont également surestimé la croissance des recettes fiscales, de TVA en particulier. Leurs collectivités territoriales ont-elles été pour cette raison contraintes de relever les mêmes défis que les nôtres ?

M. André Laignel. Très honnêtement, je ne suis pas capable de vous répondre.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Monsieur le président, M. Laignel est-il auditionné en tant que président du Comité des finances locales ou en tant que représentant de l’Association des maires de France ?

M. le président Éric Coquerel. Nous avons sollicité l’AMF. M. Lisnard n’étant pas disponible, il nous a proposé d’entendre M. Laignel.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Entendrons-nous M. Lisnard ?

M. le président Éric Coquerel. Non, il ne viendra pas, il a été remplacé par M. Laignel. En raison des délais, une audition n’était possible que s’il se faisait remplacer. C’est lui qui a choisi de se faire remplacer.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). C’est surprenant.

M. le président Éric Coquerel. Qu’entendez-vous par là ?

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). C’est surprenant dans le cadre d’une commission d’enquête. Certes, c’est très bien que M. Laignel soit là, mais j’ai été surpris que le président de l’AMF ne l’accompagne pas.

M. le président Éric Coquerel. Il ne pouvait pas venir aux dates que nous lui proposions. Il ne le pouvait qu’à des dates trop tardives eu égard à l’obligation de remettre le rapport en avril. C’est pourquoi il a choisi de se faire représenter.

M. André Laignel. Si vous le permettez, j’ajoute que je tiens tous mes propos au nom de l’AMF. Dans ces domaines, David Lisnard et moi parlons d’une seule voix.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Vous n’êtes pas le seul à toujours comparer les dépenses de l’État et celles des collectivités pour dire qu’on ne peut rien vous reprocher, puisque vos budgets sont à l’équilibre. Néanmoins, on oublie toujours de dire que les collectivités et l’État n’ont pas les mêmes responsabilités – vous le savez, vous avez été membre du gouvernement. L’État est chargé de la dissuasion nucléaire, de la protection du pays, de la sécurité, de la protection sociale, des retraites, de l’éducation nationale, et cetera, et cetera. Pour moi, un tel argument est avancé pour qu’on ne débatte pas du sujet, ni du rôle des collectivités locales dans la situation des finances publiques. D’autres arguments sont recevables, mais celui qui consiste à dire que les collectivités sont irréprochables et, en gros, que si l’État était géré comme les collectivités, il n’y aurait pas de problème de dette ni de déficit, ne l’est pas.

M. André Laignel. Je ne crois pas avoir attaqué l’État de quelque façon que ce soit. Il fait face à ses propres contingences, que je mesure parfaitement – vous l’avez souligné, j’ai été membre du gouvernement. Je ne compare absolument pas les finances des collectivités avec celles de l’État, lequel ne fait pas nécessairement preuve de la même prévention – c’était plutôt mon propos. Nous n’avons jamais eu la prétention d’être irréprochables. Rien dans ce que j’ai dit ne vous permet de l’affirmer.

Nul ne peut douter que sur 44 000 entités, certaines présentent des problèmes, mais nous considérons que globalement les collectivités territoriales gèrent sérieusement leurs affaires, quelles que soient leurs couleurs – l’AMF et le CFL représentent l’ensemble des familles politiques. J’ai évoqué les comparaisons européennes en ce qui concerne le coût des collectivités, ainsi que l’évolution, depuis 1994, de leurs dépenses et des déficits en pourcentage du PIB. On constate, et les chiffres sont ceux de l’État, que les niveaux sont stables depuis plus de vingt ans.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Même si vous n’en approuvez pas tous les éléments, il ressort du rapport sur les finances locales que la Cour des comptes a publié en 2024 que l’emploi public local a explosé, ce que nous pouvons constater dans nos circonscriptions, et que de trop nombreuses collectivités n’appliquent toujours pas le temps de travail légal. Tout cela a sur les finances publiques des conséquences négatives. Certaines collectivités ne devraient-elles pas balayer devant leur porte ? N’ont-elles pas fait preuve d’un peu trop de largesse, ces vingt dernières années, dans leur gestion des ressources humaines ?

M. André Laignel. Je n’ai pas ce sentiment. Je ne crois pas que les fonctionnaires territoriaux soient des privilégiés, ni qu’ils aient bénéficié de largesses.

M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Je n’ai pas dit cela.

M. André Laignel. Vous avez employé le terme « largesse », dont on pourrait inférer que la politique de gestion du personnel des collectivités serait débridée et que les agents auraient bénéficié d’avantages hors du commun, ce qui n’est évidemment pas le cas. Telle ou telle collectivité a pu décider de mener une politique que je ne me permettrais pas de juger mais que vous pourriez considérer, de votre côté, trop large. Nationalement et globalement, ce n’est pas le cas. L’immense majorité applique la loi relative au temps de travail. C’est ce que je fais dans ma propre communauté de communes – je suis républicain.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Sitzenstuhl, j’ajoute que j’ai reçu de M. Lisnard une lettre dans laquelle il demandait officiellement à être remplacé pour cette audition et que j’ai à ce sujet consulté les deux rapporteurs.

M. Fabien Di Filippo (DR). Quand on évoque les problèmes de prévision ou les « dérapages », on occulte souvent les détails.

Nous nous intéressons aux écarts entre les prévisions et l’exécution en 2023 et 2024. En 2023, les effets de l’inflation énergétique étaient encore très sensibles. Quel en a été l’impact ? Un collègue a évoqué l’inflation, mais en oubliant que l’énergie pèse bien plus dans le budget d’une commune que dans celui d’un ménage. Quand le prix de l’énergie augmente de 200 ou 300 %, le budget s’en ressent fortement.

Ma deuxième question porte sur les arrêts maladie et plus particulièrement les mi-temps thérapeutiques. Jusqu’en 2020 les conditions pour bénéficier de ces derniers étaient relativement strictes. Le gouvernement a ensuite décidé qu’un simple passage chez le médecin traitant et un document Cerfa suffiraient. Dans une commune que je connais bien, neuf agents sont concernés. Or, pendant un an, la commune paie l’intégralité du salaire. Cela peut représenter 135 000 euros, soit environ 1 % du budget de fonctionnement. Avez-vous un avis sur ce point ?

Une part significative des collectivités ne peut plus s’assurer. Pour celles qui le peuvent encore, les franchises sont de plus en plus élevées. Les autres doivent prendre en charge le risque elles-mêmes.

Ces différents éléments, mis bout à bout, représentent des centaines de milliers d’euros, y compris pour des villes moyennes. Il faudrait compenser d’une manière ou d’une autre, mais on n’y arrive peut-être plus.

M. André Laignel. Nous avons lancé – au sein de l’Association des maires de France – un travail important sur les assurances. Je suis conscient que je mets tantôt cette casquette tantôt celle du Comité des finances locales, mais je n’ai pas le sentiment de trahir l’une ou l’autre entité en évoquant mes deux rôles.

Alain Chrétien, membre du bureau de l’AMF, a présenté un rapport sur l’assurabilité des biens des collectivités locales dans lequel il formule, avec son corapporteur, des propositions. Par ailleurs, le gouvernement devrait publier prochainement des préconisations – nous en avons parlé ce matin dans le cadre de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales.

Nous rencontrons trois problèmes majeurs. Le premier est le refus des assurances. Certaines collectivités se trouvent aujourd’hui sans assurance, soit pour une partie de la couverture nécessaire, soit pour la totalité. C’est de plus en plus fréquent. Le deuxième problème est le montant des franchises : il peut être tel qu’il n’y a strictement aucun intérêt à souscrire un contrat. Le troisième problème est la multiplication par deux, par trois, voire plus, des primes par rapport à ce qui était payé antérieurement. Ces trois problèmes sont très préoccupants. Je suis actuellement en négociation pour une assurance sur les biens de la communauté de communes que je préside et je ne sais pas encore si je l’obtiendrai.

Nous cherchons des solutions avec le gouvernement. Les procédures existantes doivent être renforcées pour que nous ayons droit à des assurances. Ensuite, il faudra sans doute mettre en place des commissions d’arbitrage afin que tout se déroule dans des conditions acceptables.

Je me permets de rappeler que ce ne sont pas les maires qui décident en matière d’arrêts maladie, mais les médecins, car on fait parfois peser sur les maires la responsabilité de l’absentéisme. Nous sommes amenés à constater l’absentéisme à la suite d’arrêts maladie qui sont sans doute prescrits par les médecins à juste titre dans 99,9 % des cas – il y a éventuellement, ici ou là, un peu de laxisme.

Concernant l’inflation énergétique, certains contrats ont été conclus au cours des années dont nous parlons – 2021, 2022 et 2023 –, parfois pour une période de trois ans. Ma commune, par exemple, a eu la malchance de devoir renégocier avant le 1er janvier 2023 et s’est donc retrouvée avec une augmentation de 340 %. Dans ces conditions, comment voulez-vous absorber une baisse des dépenses de 0,5 % ?

M. le président Éric Coquerel. Le Haut Conseil des finances publiques locales, dont on peut dire que le rôle est en quelque sorte de suivre un peu plus attentivement les dépenses, s’est réuni deux fois et il n’y aura pas de troisième fois, si je ne me trompe pas. Considérez-vous que c’est un échec ?

M. André Laignel. Oui, c’est un échec.

Pour une fois, j’avais été consulté – cela arrive. Bruno Le Maire m’a appelé personnellement pour me dire : « Tu es président du Comité des finances locales. Je voudrais mettre en place un organisme, mais n’y vois pas un doublon. Ce serait un lieu où l’on pourrait éventuellement dialoguer ». Je lui ai ensuite demandé s’il était possible d’aller au-delà, jusqu’à une négociation, et il m’a dit oui. Je lui ai alors répondu que, dans ces conditions, j’étais tout à fait d’accord en tant que président du CFL et que je ne doutais pas que l’Association des maires de France serait représentée, ce qui a été le cas lors des deux sessions.

Monsieur le président, vous avez participé aux réunions : vous avez pu constater qu’à aucun moment une négociation ne s’est engagée, malheureusement. Le Haut Conseil des finances publiques locales aurait pu être un bon outil s’il avait été un lieu non seulement de concertation, mais aussi de négociation sur l’objet des efforts demandés, sur leur volume et sur des garanties face aux injonctions permanentes de l’État à notre égard.

Nous sommes tous républicains et polis, nous pouvons tous dialoguer en permanence, mais il faut aller plus loin en recherchant les voies d’un accord, comme cela se fait dans de grands pays qui nous entourent. Je pense notamment à l’Allemagne, où le Bundesrat s’occupe de ces questions et où rien ne se fait au sujet des collectivités sans qu’il y ait d’abord une négociation. Celle-ci est plus que jamais nécessaire dans notre pays.

M. le président Éric Coquerel. Le débat sur la responsabilité des collectivités dans l’augmentation imprévue des déficits exerce sur elles une pression pour l’avenir.

J’ai eu un peu de mal à rassembler les chiffres – il faut notamment regarder la formation brute de capital fixe des administrations publiques locales – mais, grossièrement, la part des entreprises dans l’investissement total a baissé de 2 points entre 2017 et 2023 alors que la part de l’investissement public a augmenté. Elle est passée de 15 % à 18,5 % grâce aux collectivités locales, qui représentent environ 41 % de l’investissement financé. Par ailleurs, à peu près toutes les études montrent que, pour espérer respecter les accords sur le climat, il faudrait 23 milliards d’euros d’investissements supplémentaires de la part des collectivités d’ici à 2030.

N’y a-t-il pas une contradiction entre l’importance du rôle des collectivités en matière d’investissement et des objectifs qui leur sont fixés en ce qui concerne la transition écologique et le fait que, dans le même temps, l’État compte sur elles pour réduire les déficits ?

M. André Laignel. C’est manifestement contradictoire. On nous demande d’investir de plus en plus et quand nous investissons on nous le reproche – nous l’avons encore entendu tout à l’heure.

On ne peut répondre aux besoins, en particulier en matière de transition écologique, que si les collectivités territoriales participent pleinement. Qui peut croire que la seule action de l’État permettra d’assurer les évolutions indispensables ? Je pense notamment à l’eau et l’assainissement, qui font partie des grands enjeux pour notre civilisation – la question de l’eau est mondiale –, mais c’est vrai plus généralement pour tout ce qui concerne le verdissement.

On nous demande de faire plus. La loi de finances pour 2025 a ainsi renforcé le fléchage vers des investissements dans la transition écologique, pour la DETR, la DSIL et le peu qu’il reste du fonds Vert, mais on accroît nos obligations tout en réduisant nos moyens d’investissement. La dotation du fonds Vert a diminué de 1,35 milliard d’euros. Or, pour avoir une idée de la réalité des investissements réalisés dans les collectivités, il faut multiplier par trois ou quatre, selon les domaines, le montant des subventions de l’État. Cela signifie que la suppression de 1,35 milliard d’euros de crédits représente au moins 5 milliards d’euros d’investissement en moins. Il faudrait au contraire, je l’ai dit, faire plus afin de répondre aux nécessités de notre temps.

M. le président Éric Coquerel. Il me reste à vous remercier.

28.   Mercredi 12 mars 2025 à 15 heures – compte rendu n° 90

La Commission auditionne M. François Sauvadet, président de Départements de France, M. Jean-Léonce Dupont, vice-président délégué, M. JeanLuc Chenut, président du département d’Ille-et-Vilaine, et M. Nicolas Fricotaux, président du département de l’Aisne, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance  581100 du 17 novembre 1958) ([26]).

M. le président Éric Coquerel. Cette réunion obéit au régime des auditions d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

Cet article impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. François Sauvadet, Jean-Léonce Dupont, Jean-Luc Chenut et Nicolas Fricoteaux prêtent successivement serment.)

M. François Sauvadet, président de Départements de France. Nous vous remercions de nous entendre, ce qui nous offre l’occasion de rétablir certaines vérités. Pour Départements de France, être convoqué par la présente commission d’enquête est important.

La première vérité que nous tenons à rétablir est contraire à une petite musique que, dans tous les départements, nous trouvons insupportable : les collectivités, notamment les départements, seraient responsables du déficit de notre pays. Lorsque l’on parle de collectivités, il faut être clair sur un point : les situations sont très différentes selon que l’on est maire, président d’intercommunalité – vous avez ainsi auditionné hier André Laignel, premier vice-président délégué de l’Association des maires de France et présidents d’intercommunalité (AMF) –, président de département ou président de région.

En ce qui nous concerne, nous n’avons plus aucune marge de manœuvre fiscale depuis le transfert de la part départementale de la taxe foncière sur les propriétés bâties aux communes. Je vais vous faire une confidence : je n’ai jamais demandé au nom de Départements de France la suppression de la taxe d’habitation, compensée par ce transfert qui nous prive de marges de manœuvre fiscale.

On nous a vendu, en compensation, une part de la TVA en nous disant que cette ressource progresserait grâce à la tonicité de la consommation dans notre pays. Il s’agit – je pèse mes mots devant une commission d’enquête – d’une forme de mensonge d’État. En outre, la part de TVA affectée aux collectivités est gelée, de même que la dotation globale de fonctionnement (DGF), alors que l’une et l’autre représentent ensemble 40 % du panier de ressources des départements. Par ailleurs, la chute du marché immobilier – qui n’est pas sans rappeler les conséquences de la crise des subprimes en 2009, certes d’une violence inouïe – induit une chute considérable des droits de mutation à titre onéreux (DMTO), en dépit du léger frémissement actuel.

Cette chute de nos ressources est concomitante, ce qui est inédit dans l’histoire des départements, d’une explosion des dépenses sociales. Sur ce point aussi, j’aimerais que les choses soient claires : la plupart de nos dépenses sociales nous sont imposées par l’État, souvent sans discussion préalable. Les chiffres sont très simples – je mesure la portée des propos que je tiens devant une commission d’enquête et j’ai trop de respect pour le Parlement pour ne pas vous dire la vérité des chiffres : en deux ans, l’État nous a imposé 3 milliards d’euros de dépenses pérennes supplémentaires.

Nous avons eu la revalorisation du RSA, qui n’est pas finie. Hier soir, nous avons reçu un petit message sur nos portables nous indiquant, en guise de concertation – maintenant que c’est décidé, on en reparlera –, que le RSA sera revalorisé de 1,7 % au 1er avril prochain, ce qui représente environ 170 millions d’euros de dépenses supplémentaires à notre charge.

Nous avons eu les revalorisations dans le domaine médico-social consécutives à l’extension du Ségur, aux personnels administratifs par exemple, que nous ne souhaitions pas mais qui a été décidée par arrêté au dernier moment par une ministre en suspens. Cela représente aussi 170 millions d’euros, que les trois quarts des départements n’ont pas payés – je l’assume – dans l’attente d’une compensation financière.

Nous avons eu tout le train des augmentations du point d’indice.

S’agissant des pompiers, nous avons dû faire face à l’aggravation de la situation liée au changement climatique. La contribution communale étant plafonnée au niveau de l’inflation, l’essentiel de l’effort supplémentaire est consenti par les départements. Je ne discute pas la légitimité de la prime de feu, mais comment faisons-nous ?

Je pourrais aussi vous parler de l’affluence de mineurs non accompagnés (MNA) et de la question de la protection de l’enfance – j’ai récemment été auditionné par la commission d’enquête portant sur ce sujet. Le système est à bout.

Tandis que nos dépenses pérennes augmentaient de 3 milliards d’euros, nos recettes diminuaient de 8 milliards. Je tiens les chiffres à votre disposition. La baisse des DMTO a été chiffrée à 5,5 milliards. Nous avons subi des non-indexations, sur lesquelles je ne reviens pas. S’agissant du foncier bâti, qui a donc été transféré, la seule augmentation des bases nous aurait permis de bénéficier de 1,5 milliard d’euros, que nous n’avons pas eu. Et la tonicité des recettes de TVA promise en compensation par le gouvernement n’a pas été au rendez-vous.

Je n’ai qu’une question à poser. Je l’ai adressée au gouvernement, qui n’a pas répondu. Je la pose aussi à l’Assemblée nationale et au Sénat, ainsi qu’à tous nos interlocuteurs. Dans ce contexte, comment faisons-nous ?

On nous a dit que ce n’était pas grave si le RSA augmentait un peu, puisque le nombre de bénéficiaires allait diminuer. Or il est en train de remonter, d’autant que l’assurance chômage a été réformée. J’ai demandé des indicateurs très précis sur les transferts qui en résultent dans une période non pas de crise économique mais de tensions dans l’ensemble de nos territoires. Il faut regarder le phénomène d’accélération qui va se produire s’agissant du nombre de bénéficiaires du RSA, dans le cadre d’un travail sur la maîtrise de la donnée.

Les dépenses sociales représentent environ 70 % de nos budgets, contre 57 % il y a dix ans.

Le ministre des collectivités territoriales a répondu, devant la commission du développement durable, que nous allions bénéficier d’une hausse des droits de mutation. J’assume d’avoir demandé une telle évolution, même si elle a fait l’objet d’un débat, qui est légitime – certains pensent qu’il pourrait en résulter une aggravation de la crise de l’immobilier. Je rappelle que les primo-accédants ne seront pas concernés par la mesure et que l’augmentation de 0,5 point des DMTO représente, d’après les estimations, entre 500 et 600 millions d’euros supplémentaires dans l’hypothèse d’une stabilisation du marché. C’est une petite bouffée d’oxygène mais cela ne réglera pas le problème, puisque nous assumons, tout en étant privés de 8 milliards d’euros, 3 milliards de dépenses supplémentaires, que nous ne pilotons pas mais dont nous assurons la répartition, ce qui est légitime compte tenu de la bonne connaissance que nous avons, grâce à nos assistants sociaux, de la réalité sociale du pays.

S’agissant du gel des recettes de TVA, j’ai entendu le ministre dire que ce n’était pas grave, puisque l’augmentation était prévisionnelle, donc putative. Il faudrait demander au président de l’AMF s’il ne serait pas grave que l’État capte l’effet, pour les communes, de la hausse des bases de la taxe sur le foncier bâti. Il faut quand même, à un moment, veiller au sérieux des propos que l’on tient ! Pour nous, en tout cas, la tonicité de la ressource n’est pas au rendez-vous.

J’ai une profonde interrogation sur nos choix de société. On ne peut pas continuer ainsi. M. Moscovici a récemment déclaré qu’il fallait réduire les recettes pour réduire les dépenses. On a déjà essayé dans le domaine médical et on a vu les résultats : moins de médecins et maintenant des déserts médicaux ! Voilà bien une logique qui fera avancer le pays !

On a gelé 40 % de nos ressources, nos recettes de DMTO ont baissé, mais le train de la dépense ne s’arrête pas. Pour cette année, 1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires nous a déjà été annoncé, dont 127 millions en raison de l’augmentation de 1,7 % du RSA au 1er avril – 170 millions en année pleine –, dont nous avons été informés par un message sur nos portables et que les départements devront absorber seuls.

On nous annonce aussi une convention collective unique, sans nous avoir associés aux discussions, en dépit des engagements pris par M. Castex, à l’époque, puisque nous sommes financeurs. On a estimé que réunir autour de la table les employeurs et les salariés du champ social suffisait. Drôle de façon de faire de la concertation ! Je ne discute pas le principe de la revalorisation du travail de nuit et le week-end, mais comment la finance-t-on ? Il est question de 350 millions d’euros.

Par ailleurs, je rappelle que l’extension du Ségur, que l’on nous a imposée au détour d’un arrêté d’un gouvernement post-mortem et post-dissolution, coûte 170 millions d’euros. Quant à l’augmentation du taux de cotisation à la CNRACL (Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales), elle représente 300 millions d’euros. Je le dis très simplement devant la représentation nationale : on ne peut pas continuer comme cela.

J’entends dire que les départements de France seront appelés à faire un effort supplémentaire de résorption du déficit public, mais il faudra nous expliquer ce que nous ne ferons plus. Je rappelle, même si vous le savez tous, puisque vous êtes des praticiens de terrain, que le département n’est pas que la collectivité chargée du social. Nous assumons cette responsabilité en proximité, et continuer à le faire a un sens. Mais si les dépenses sociales passent de 70 à 74 % de nos budgets alors que la ressource reste flat (plate), que ferons-nous des ponts ? Vous avez vu les reportages à ce sujet. Nous gérons 385 000 kilomètres de voirie.

S’agissant des pompiers, un Beauvau de la sécurité civile est en cours, mais on ne traite pas le problème du financement. La part des communes est plafonnée et l’État ne met pas au pot, ou très peu, tout en nous demandant de faire un effort face aux conséquences du changement climatique, comme les feux de forêt et les inondations.

Quant aux aides aux communes, certains départements les ont déjà arrêtées. Si vous avez aimé la crise des gilets jaunes, attendez que les communes se rendent compte que les départements, qui sont leurs partenaires, ne vont plus les aider alors qu’on affiche des ambitions dans divers domaines tels que le patrimoine.

On ne pourra pas dire qu’on découvre le problème. Je suis président de Départements de France depuis un peu plus de trois ans, et j’ai siégé de nombreuses années au Parlement. J’ai saisi les parlementaires, les rapporteurs généraux et les gouvernements successifs – il faut dire qu’avec quelque six ministres de la santé en deux ans, il est un peu compliqué d’entretenir un dialogue suivi avec l’État sur les réponses à apporter à des problèmes récurrents. Nous sommes dans une situation infernale.

J’en viens à la question des critères objectivés. Il existe, vous le savez, un fonds de sauvegarde pour les départements les plus en difficulté, qui est alimenté par une fraction de TVA mise en réserve. Nous avions obtenu du gouvernement Borne un abondement pour les quatorze départements identifiés comme étant en difficulté. À cet égard, je remercie l’Assemblée nationale pour l’amendement visant à faire face à l’augmentation du nombre de départements en difficulté. Même s’il n’a pas été retenu par la CMP (commission mixte paritaire), il a été le signal d’une prise de conscience.

À critères constants, nous sommes passés de quatorze à vingt-neuf départements en difficulté à la fin de l’année 2024. Je le dis solennellement devant cette commission d’enquête : les deux tiers des départements français auront un taux d’épargne brute inférieur à 7 % d’ici à la fin de l’année sous le simple effet des mesures annoncées. Je n’invente pas ce chiffre pour des raisons de commodité – je suis au contraire pleinement conscient de la difficulté dans laquelle est placé le pays et du fait que nous avons tous la responsabilité de trouver des solutions. Le chiffre figure à la page 99 d’un rapport de la Cour des comptes publié en juillet dernier : elle estime qu’on est dans une situation de grande fragilité en dessous de 7 % d’épargne brute.

J’ai transmis à chacun des groupes de l’Assemblée et à votre commission des estimations concernant la situation des départements. Quand j’ai présenté les chiffres au gouvernement, j’ai dit que si Bercy les contestait, il faudrait au moins se mettre d’accord sur un diagnostic au sujet de l’évolution des dépenses et des recettes, avant de regarder ce qu’il faut continuer de faire ou au contraire arrêter. Je n’ai pas réussi à obtenir les chiffres. Il a fallu que nous engagions un travail, au sein de Départements de France, pour nous doter d’instruments en matière de données face à l’évolution extrêmement rapide de la situation. Quand vous êtes une commune, vous fixez un taux et, compte tenu de la base, vous avez une recette assurée. De notre côté, c’est au mois le mois pour les recettes de DMTO, ce qui nous place dans des situations infernales.

Certains départements s’étaient désendettés, comme celui de la Marne. Il avait un taux de taxe sur le foncier bâti très bas et le périmètre est resté identique lorsqu’elle a été compensée par des recettes de TVA. Il en résulte une aplasie, qui s’est accompagnée d’une explosion des dépenses. Des départements dont la santé financière était présumée bonne se retrouvent dès lors dans une situation de grande fragilité, au point de ne plus pouvoir s’endetter, en l’absence de marge brute, ni continuer à entretenir les routes et disposer d’un budget contracyclique.

J’en viens au sujet de la donnée. Tout le monde peut avoir un sentiment sur tout. Le meilleur moyen d’en sortir, ou à tout le moins de fonder ce sentiment, c’est d’objectiver la donnée. Or, sur ce point, nous avons un problème. Je dénonce – et je pèse mes mots – l’imprévisibilité, voire l’opacité dont fait preuve l’État au sujet des données, y compris celles relevant de nos compétences propres. Il existe un grave problème en matière de prévision, mais aussi de transmission des données, sur lequel j’appelle l’attention de l’Assemblée nationale et de votre commission. Je sais, monsieur le président, monsieur le rapporteur général, le combat que vous avez mené en la matière.

Prenons l’exemple du Dilico (dispositif de lissage conjoncturel des recettes fiscales des collectivités locales). M. Rebsamen a laissé entendre que nous n’avions pas transmis les données à l’ensemble des présidents de département, comme si nous étions responsables de la non-diffusion de l’information. Il m’a dit ensuite qu’il avait été taquin. Compte tenu de la situation du pays, je ne cherche pas à l’être. Il faut être sérieux. Dès que Départements de France a pris connaissance de ces éléments, il y a quelques jours, je le déclare devant cette commission d’enquête, ils ont été transmis à l’ensemble de nos membres qui sont en train de préparer les budgets. Par ailleurs, nous venons seulement d’être informés de l’atterrissage concernant la TVA au titre de 2024, alors qu’en dépendent les montants versés en 2025 et que cette ressource représente 28 % de nos recettes.

Lorsque le Haut Conseil des finances publiques locales s’est réuni le 9 avril 2024 – Jean-Léonce Dupont pourra en témoigner –, le premier président de la Cour des comptes a évoqué la situation très favorable des départements en s’appuyant sur les chiffres de 2022, alors que nous avions perdu 3 milliards d’euros de DMTO en 2023. Imaginez l’incompréhension des présidents de département. On leur dit que leurs collectivités se portent bien quand leurs ressources s’effondrent.

Nous sommes en train de nous doter d’un outil de maîtrise de la donnée, dans le cadre d’un partenariat avec l’ensemble des départements, pour objectiver les situations et leur évolution mensuelle. Le RSA, l’APA (allocation personnalisée d’autonomie) et la PCH (prestation de compensation du handicap) sont versés chaque mois, et nous recevons les DMTO tous les mois. La situation est dramatique, car nous ne maîtrisons plus la dépense, qui nous est imposée. Chacun doit avoir bien conscience des conséquences des décisions prises. La maîtrise de la donnée est très importante pour éviter de se réveiller demain dans une situation encore pire.

Nous avons toujours dit que nous étions prêts à consentir un effort pour rétablir les finances publiques de l’État ; mais dans le contexte actuel, l’effort qui nous a été demandé n’est ni juste ni proportionné. Le gel de la fraction de TVA est catastrophique pour nous. Sur 1 milliard d’euros, selon nos estimations, 700 millions seront à notre charge. On ne peut pas dire que c’est banal ou qu’il s’agit d’argent virtuel, comme l’a prétendu le gouvernement.

Je souhaite que, pour le prochain budget, la situation des départements soit objectivée et qu’on arrête de parler des collectivités en général – les situations sont différentes. Nous avons demandé au gouvernement de prendre l’engagement de prévoir dans le prochain PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale) un partage, à parts égales, de la charge des AIS (allocations individuelles de solidarité). Je peux déjà vous annoncer une explosion de la dépense au titre de la PCH avec la prise en compte de davantage de maladies, comme celle de Charcot, et la suppression de la limite d’âge. À l’heure actuelle, les dépenses liées aux AIS ne sont compensées qu’à hauteur de 40 % – et même seulement 36 %, à peu près, pour la PCH. Nous devons faire face ensemble au choc social et à la montée des précarités dans le contexte économique actuel.

Par ailleurs, il faut travailler dès maintenant – c’est une supplique – à l’instauration d’une ressource pérenne qui permettrait d’assurer au moins les dépenses de prestations sociales. La CNSA (Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie) a récupéré 2,5 milliards d’euros l’an dernier ; on nous a dit royalement qu’on nous accorderait une aide de 200 millions. Plusieurs groupes politiques de l’Assemblée ont fait une proposition, qui figure aussi dans le rapport d’Éric Woerth sur la décentralisation : il s’agirait de départementaliser une part de la CSG (contribution sociale généralisée) pour tenir compte de la situation singulière de certains départements, confrontés à des afflux de population et à des fragilités sociales. Cela pourrait constituer une ressource proportionnée et stable.

Nous sommes face à un mur – je ne sais pas comment le dire autrement – mais j’ai l’impression que l’administration continue de fonctionner comme si tel n’était pas le cas. Il n’y a pas de concertation réelle, mais seulement une apparence de concertation. On nous informe des décisions tout en insistant sur le fait qu’on nous en parle – encore heureux ! Il existe un vrai problème de fonctionnement dans ce pays. Il faut qu’on redéfinisse et qu’on maîtrise le périmètre de l’action sociale.

Je pense au vieillissement. Rien n’est plus sûr que la démographie : nous savons tous qu’il y aura un afflux de personnes atteignant l’âge de 80 ans, au moins, dans nos départements. Comment ferons-nous ? La ministre m’a dit que nous devrions être contents d’obtenir 200 millions d’euros pour combler les déficits dans les Ehpad : divisez donc cette somme par le nombre de départements ! Dans le mien, l’aide à domicile est passée à 100 millions d’euros, sur un total de 600 millions. Je vais arrêter de financer les déficits des Ehpad : je ne peux plus payer, voilà la réalité. On pourra toujours dire que nous affabulons ou que nous défendons notre boutique ; je pense, pour ma part, qu’il faut redéfinir ce que nous voulons pour notre pays.

On finance des émissions qui mettent en cause notre action en matière d’aide sociale à l’enfance alors que nous prenons en charge, à la place de l’État, des multiréitérants et des jeunes délinquants que des juges confient à nos établissements parce qu’il n’y a pas de place du côté de la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). Par ailleurs, environ 28 % des jeunes qui nous sont confiés présentent des problèmes psychiatriques lourds. Mais on nous pointe du doigt ? L’État dit qu’il ferait mieux que nous ? Chiche ! Qui peut penser que le rétablissement des Ddass (directions départementales des affaires sanitaires et sociales) d’autrefois, pour traiter les situations de la même façon dans la Creuse et en Seine-Saint-Denis, serait une bonne solution ?

Je lance un appel, qui est aussi un cri du cœur : il faut mettre à plat les données et les objectiver. J’ai dit devant mes collègues que je ne participerai, personnellement, à aucun comité des financeurs tant que les données n’auront pas été stabilisées. Il est insupportable d’avoir à en débattre et de recevoir des informations au compte-gouttes, selon le bon vouloir de l’État, sans que celui-ci nous dise, ni ne mesure, les conséquences financières de ses décisions. Cela nous oblige à nous doter de notre propre outil. Vous conviendrez que nous vivons dans un monde bizarre !

Je souhaite simplement qu’on poursuive le travail ensemble. Nous ne gagnerons pas la bataille si nous ne nous entendons pas sur un état des lieux, sur ce qu’on continue à faire et ce qu’on arrête et, surtout, sur la manière de financer. Cette manière de se défausser politiquement en nous reprochant une dépense que l’on a soi-même provoquée tout en nous disant qu’il faut la maîtriser est insupportable. C’est un dévoiement de l’action politique et publique, du moins telle que je la conçois.

J’ai peut-être été un peu sévère ; vous mettrez cela sur le compte de ma passion pour nos territoires et de la défense de nos départements. Quoi qu’il en soit, nous devons avoir ensemble, parlementaires et présidents de département, une vision de la France.

M. Jean-Léonce Dupont, vice-président délégué de Départements de France. Je ne peux que confirmer les propos du président Sauvadet.

Je commence par l’absence totale de transparence et de conditions de travail sereines entre Bercy et Départements de France. Nous assistons à un simulacre de concertation. Lorsque vous êtes invité avec d’autres représentants de collectivités à un grand meeting à Bercy, vous ne recevez aucun document en amont. On projette quelques transparents sur un grand écran et on ne vous remet aucun document écrit. Puis on vous demande si vous voulez faire une remarque ou poser une question ; si vous en posez une, il n’en est absolument pas tenu compte – en l’occurrence, il s’agissait notamment de la prévision, par le ministère, de l’évolution des droits de mutation. Après la forte augmentation qu’ils avaient connue, le ministère anticipait, avec un très grand talent, une baisse de 6 % en 2023. Nous étions alors dans la première partie de l’année et la baisse atteignait déjà 15 %. Nous avons donc demandé à partir de quel modèle cette hypothèse avait été construite ; naturellement, on ne nous a pas répondu et nous avons constaté, une fois la réunion terminée, que le chiffre était maintenu. Si je voulais être très dur, j’inciterais votre commission d’enquête à demander les prévisions concernant l’évolution à trois ans des finances des collectivités territoriales qui ont été présentées ce jour-là par le ministère. On nous annonçait un état de Nirvana financier, alors qu’en réalité nous étions déjà au pied du mur. On est au-delà de l’imprévoyance – j’hésite entre incompétence et volonté de tronquer la vérité.

Lors de la suppression de la part de la taxe sur le foncier bâti que percevaient les départements, Bercy a fait une simulation nous démontrant que l’évolution sur trois ans de la TVA était plus dynamique – vous connaissez le talent de Bercy pour trouver la période de référence qui lui convient. Départements de France avait fait une simulation sur dix ans qui démontrait que la taxe sur le foncier bâti, impôt de stock, évoluait de manière plus dynamique que la TVA, impôt de flux. Naturellement, la décision de remplacer la taxe sur le foncier bâti par une fraction de la TVA a été prise. Et, deux ans plus tard, on nous a annoncé que nous ne bénéficierions pas de la dynamique éventuelle de cette dernière. Il y a eu, à mes yeux, un mensonge d’État.

J’en viens à la préparation du lancement du Haut Conseil des finances publiques locales. Nous étions tous très attachés à sa création car nous sentions bien à quel point un tel Haut Conseil était nécessaire – le Comité des finances locales n’aurait probablement pas pu faire le même travail grâce à un renforcement de ses moyens…

La présentation qui nous a été faite était, selon l’interprétation du ministère, une concertation. Le ministre de l’époque a invité les grandes associations représentatives des collectivités territoriales. Il a commencé son discours en nous disant toute sa confiance dans les collectivités locales – nous avons un peu l’habitude de ce genre de propos et nous espérons plutôt des preuves. Il nous a ensuite demandé de valider les chiffres qui nous avaient été présentés et de nous engager formellement à désendetter les collectivités locales. Enfin, il nous a dit que le ministère avait commencé à réfléchir à un système d’assurance-réassurance qui permettrait aux collectivités locales, quand elles auraient des excédents de recettes, d’anticiper.

J’ai modestement pris la parole pour répondre au ministre que j’étais très sensible à son message de confiance mais que j’attendais quelques preuves. Nous ne validerions pas les chiffres puisque nous savions déjà qu’ils étaient faux et que les simulations étaient totalement erronées. Quant à l’idée de s’engager à se désendetter, j’ai dit au ministre qu’il ne lui avait pas échappé que la strate départementale, qui avait bénéficié de ressources tout à fait convenables pendant deux ans, s’était désendettée. L’inflation était alors assez forte : la différence entre l’État central et nous était que nous nous désendettions lorsque nous avions quelques ressources supplémentaires, alors qu’il continuait à s’endetter quand il avait, avec l’inflation, des recettes plus élevées. Non seulement nous n’allions pas prendre l’engagement de nous désendetter, mais nous nous engagerions au contraire à nous endetter pour faire face à deux phénomènes : le changement climatique – qui impose des investissements – et le mur du vieillissement.

Dans les cinq à dix ans qui viennent, le baby-boom de l’après-guerre va, en effet, se transformer en papy-boom de l’état de dépendance. Un département modeste comme le mien compte 500 bénéficiaires supplémentaires de l’APA en 2025. Il faut le financer, dans le contexte décrit par le président Sauvadet. Comment fait-on ?

L’idée d’un système de réassurance était pour moi un clin d’œil merveilleux, car je m’étais battu pendant près de quatre ans avec Bercy pour faire comprendre qu’il serait pertinent de nous autoriser à mettre en réserve les excédents obtenus lorsque les recettes sont portées par un cycle dynamique, afin de pouvoir faire face ensuite aux creux et de garantir la pérennité des investissements. Quatre ans de combat et un lobbying forcené pour finir par entendre le ministre dire que ce système pourrait être généralisé ! Je lui ai répondu que nous n’étions naturellement pas opposés au principe ; mais, comme il n’avait parlé que de nos recettes, j’ai fait valoir que, Bercy étant totalement objectif, le ministère devrait aussi prendre en compte l’évolution de nos dépenses, en particulier les augmentations décidées par l’État.

Telle fut la teneur de nos échanges à l’occasion de ce que l’on a présenté comme une coconstruction, ou du moins une consultation. Il me semble que les collectivités locales procèdent différemment lorsqu’elles consultent. Nous prévenons, nous faisons parvenir les informations, nous nous mettons d’accord sur les données et ensuite nous commençons à discuter vraiment.

J’insiste sur ce point car nous assistons à quelque chose de terrible. Comme l’a dit le président Sauvadet, nous sommes vraiment au pied du mur. La situation a un côté un peu désespérant. Nous avons connu de nombreuses difficultés dans le passé, mais les départements ont su les surmonter grâce à leur agilité et à leur volonté. Cela fait penser que, lorsque nous dénonçons un problème, nous aurions en fait la capacité de le surmonter. Sauf que là nous sommes au bout du système.

Que signifie la stagnation, voire la diminution de nos recettes ? Dans mon département, la baisse des DMTO représente 50 millions d’euros de moins sur un budget de 800 millions. À cela s’ajoute l’obligation de reverser une partie des recettes de TVA qui nous sont attribuées : l’État nous les verse par douzièmes en fonction des prévisions, irréalistes, qui figurent dans la loi de finances. En 2024, j’ai ainsi dû reverser 10 millions d’euros perçus.

Dans le même temps, les charges évoluent. J’ai évoqué les effets du vieillissement, mais chaque président de conseil départemental peut aussi vous dire que, depuis la crise de la covid, nous constatons une augmentation exponentielle des signalements d’informations préoccupantes concernant des enfants, qui sont confiés ensuite à nos services. Nombre de ces enfants relèvent de la pédopsychiatrie lourde et doivent suivre un process de soins. Ils sont confiés à nos équipes, qui ne sont pas formées pour cela. Dans un certain nombre de départements, on trouve des cas dans lesquels le simple coût de sauvegarde est compris entre 100 000 et 150 000 euros par enfant, car nous sommes obligés de prévoir l’équivalent de trois postes à temps plein pour s’occuper de la surveillance, alors que cela ne relève normalement pas de notre compétence.

Et pourtant, nous faisons l’objet de leçons de morale et de jugements péremptoires aux termes desquels nous dépenserions trop. Je vous assure que c’est insupportable et que cela peut même accélérer la détérioration de notre situation. Le découragement incite quelques collègues totalement désabusés à se dire que ce n’est plus la peine d’essayer quoi que ce soit, qu’il faut au contraire laisser les choses se dégrader pour qu’on s’aperçoive au ministère de l’économie et des finances que l’évolution fatale décrite depuis des années est en train d’arriver. C’est terrible pour les élus, car nous essayons d’être responsables. Pour vous donner un exemple, notre épargne nette a baissé de 63 % entre 2022 et 2023, puis de 95 % entre 2023 et 2024 : l’accélération du rythme est extraordinaire.

Si nous ne trouvons pas une solution d’ici au budget 2027 pour assurer, dans le champ de la solidarité, un financement pérenne, des départements seront en état de cessation de paiement. Certains pourraient même l’être déjà : après avoir absorbé toutes les réserves accumulées les années précédentes, ils ont mis en place un chevauchement des dépenses d’un exercice sur l’autre – certaines dépenses intervenues en 2024 sont en réalité payées grâce au budget de 2025 –, ce qui s’appelle de la cavalerie. Ce phénomène s’amplifiera évidemment cette année dans le contexte que nous avons décrit, puis trouvera un point d’orgue en 2026. Il sera impossible d’aller plus loin en 2027 et nous connaîtrons alors des situations inédites dans lesquelles des collectivités en état de cessation de paiement seront placées sous tutelle, sachant que l’autorité de tutelle n’aura aucun moyen de redresser les choses puisqu’il n’existe plus aucun levier fiscal. Voilà ce qui nous attend, au plus tard dans deux ans. Vous comprendrez notre découragement.

M. Jean-Luc Chenut, président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine. Pour avoir participé à ses côtés aux réunions du Haut Conseil des finances publiques locales et du Comité des finances locales, je partage en tout point ce qui a été dit par Jean-Léonce Dupont.

En octobre, on nous a montré en tout et pour tout trois diapositives à l’occasion de la présentation du projet de loi de finances, alors que le soir même une carte qui n’avait pas été portée à notre connaissance était diffusée lors du journal télévisé de France 2 : elle montrait les départements éligibles à telle ou telle disposition du texte.

Pour souligner la gravité de la situation, on se réfère parfois à la crise de 2008-2009, mais celle que nous connaissons actuellement est beaucoup plus aiguë.

À l’époque, les DMTO représentaient moins de 10 % des recettes des départements ; en 2022, c’était plutôt autour de 20 à 22 %. En 2009, un département pouvait voter les taux de quatre impositions : taxe professionnelle, taxe d’habitation, taxe foncière sur les propriétés bâties et taxe foncière sur les propriétés non bâties, ce qui représentait en moyenne entre 45 et 50 % des recettes réelles de fonctionnement d’une collectivité ; en 2022, nous n’avons plus aucun pouvoir de taux.

En deux ans, 98,3 % de l’épargne nette des départements se sont évaporés. Selon les données de la direction générale de la comptabilité publique, cette épargne s’élevait à 8,3 milliards d’euros en 2022 ; au 31 décembre dernier, il n’en restait que 147 millions pour 102 départements. Dans le même temps, l’épargne nette des communes a augmenté de 8,3 % et celle des intercommunalités de 16 %, tandis que celle des régions a baissé de 44 %. Quand il y a 147 millions d’euros d’épargne nette pour 102 départements, cela signifie que la situation financière d’un grand nombre d’entre eux est négative, puisque certains départements ont quand même une épargne nette de 20 ou 30 millions. Une telle situation est totalement inédite.

Le reste à charge, qui correspond à la différence entre ce que nous recevons et ce que nous versons au titre de l’APA, de la PCH et du RSA, est globalement de plus de 12 milliards d’euros. Dans un département comme l’Ille-et-Vilaine, cela représente 140 millions, soit 15 % du budget. Celui-ci sera récessif : nous allons réduire nos investissements de 30 à 35 %, ce qui signifiera 40 millions d’euros de commande publique en moins. Nous ferons également 30 millions d’économies en matière de fonctionnement, dans tous les secteurs, y compris la culture, l’éducation populaire et le sport, ce qui implique des emplois en moins. C’est impératif pour maintenir un tout petit équilibre budgétaire dans le contexte actuel. La filière du BTP (bâtiment et travaux publics) va être très durement touchée par ces choix, que feront de très nombreux départements.

On nous parle de sincérité budgétaire, mais on oublie que nous pouvions auparavant nous appuyer sur des bases garanties. Nous avions parfois un petit bonus de 1 ou 2 % en fin d’année grâce à ce qu’on appelait des rôles supplémentaires. Désormais, rien n’est acquis. Les DMTO sont extrêmement volatils, et les pertes s’élèvent à 5,5 milliards en deux ans. On nous notifie des recettes de TVA en début d’année, mais elles sont réduites en cours d’exercice, pour 15 millions d’euros dans le département de l’Ille-et-Vilaine. Par ailleurs, deux mesures de ponction figurent dans la loi de finances : le gel des fractions de TVA qui nous sont affectées et le dispositif de lissage conjoncturel, dont le joli nom ne peut masquer qu’il s’agit d’un prélèvement de 220 millions – montant supérieur aux 147 millions d’épargne nette qui nous restent.

S’agissant des estimations des DMTO, nous sommes bien obligés de nous en remettre aux hypothèses retenues par ceux qui analysent la conjoncture économique, mais sans avoir aucune garantie. Nous avons constaté lors des deux dernières années combien les évolutions pouvaient être brutales, les départements ayant tous perdu entre 30 et 35 %. L’exercice est donc d’une très grande difficulté.

Le vieillissement de la population entraîne chaque année une augmentation de 3 ou 4 % du nombre de bénéficiaires de l’APA. L’élargissement de la PCH a conduit à une augmentation de 10 % dès la première année, sans aucune mesure de compensation. Le Ségur de la santé a fait l’objet d’un arrêté publié au mois de juin, avec effet rétroactif au 1er janvier, sans le moindre euro de compensation. Enfin, le nombre de jeunes confiés aux départements a augmenté de 50 à 60 % en dix ans. Nous avons une obligation de résultat et nous sommes pointés du doigt lorsque nous n’arrivons pas à suivre la cadence des mesures de placement.

M. Nicolas Fricoteaux, président du conseil départemental de l’Aisne. Jean-Léonce Dupont a estimé que d’ici à 2027 beaucoup de départements feraient face à un mur pour se financer. En réalité, certains sont déjà dans cette situation – et le département de l’Aisne en fait partie.

Le financement des départements est particulièrement injuste et inéquitable. Ceux qui en ont le plus souffert sont ceux qui se trouvent devant le mur budgétaire dès cette année. Certains ont peut-être encore un peu de marge, mais ils finiront par arriver à la même situation.

Le département de l’Aisne cumule les fragilités, avec un taux de pauvreté excessivement élevé, un taux de chômage de pratiquement 11 %, très au-dessus de la moyenne nationale, et des mesures de protection de l’enfance qui sont supérieures de 50 % à ce que l’on constate partout ailleurs en moyenne.

Nous avons aussi des problèmes liés à l’autonomie en raison du vieillissement de la population. L’Aisne est un département majoritairement rural, qui compte le plus de communes en France – 800 –, juste après le Pas-de-Calais. Tout cela nécessite d’irriguer le territoire grâce à une longue voirie – la douzième ou la treizième dans notre pays – et d’aider de nombreuses communes.

Comme le financement des politiques sociales n’était pas à la hauteur des coûts, nous avons dû progressivement nous endetter davantage que d’autres départements afin de pouvoir investir. Nous avons aussi dû augmenter la fiscalité puisqu’il fallait bien faire face à l’explosion des dépenses sociales.

Tout cela s’est sédimenté et s’est ajouté aux difficultés de financement. Notre épargne nette était tout juste à l’équilibre, voire négative. Depuis deux ou trois ans, elle est négative, avec une capacité de désendettement comprise entre vingt et trente ans, selon que l’évolution des recettes de DMTO est plus ou moins favorable.

L’an dernier, nous avons voté un budget en déséquilibre de 22,5 millions d’euros afin d’alerter l’État. Cette somme correspondait à ce qu’il nous manquait pour équilibrer le budget lorsque nous l’avons construit en avril. Il faut une réforme structurelle du financement des départements et nous espérions qu’elle pourrait aboutir rapidement ou du moins être lancée.

Nous avons bien sûr entendu les propositions d’Éric Woerth, qui allaient pour certaines dans le bon sens et nous donnaient l’espoir d’avoir un financement adapté aux politiques qu’on nous demande de mener à la place de l’État – parce que tout le sujet est là. En l’absence de décisions faisant suite à ces propositions, nous n’avons pas eu le fonds d’aide que nous espérions. Nous avons donc dû reporter des dépenses et arrêter certaines politiques. Nous avons utilisé les excédents qui nous restaient, soit 15,5 millions d’euros.

En 2025, nous n’avons plus d’excédents et nous allons finir l’année avec 1 million d’euros – autant dire rien. Et encore : si l’on joue sur les restes à réaliser, nous arrivons à – 1 million. Nous devrions en réalité être à zéro. Il nous manque déjà 15 millions.

La loi de finances conduit à une baisse de 5,6 millions de nos recettes issues de la TVA par rapport à la dynamique espérée. Les départements les plus pauvres sont les plus touchés par l’absence de dynamisme de la TVA, car ce sont eux qui avaient la fiscalité la plus élevée. Ceux dont la fiscalité était peu élevée ont globalement un peu moins de TVA, alors que nous en recevons beaucoup pour compenser la perte de notre importante fiscalité sur le foncier bâti. À cela s’ajoutent les évolutions concernant le fonds de sauvegarde – nous perdons à ce titre autour de 6,7 millions d’euros – et la péréquation. Nous démarrons l’année avec 18 millions en moins, tant du fait de l’absence de décisions que de certaines décisions prises, comme celle concernant la CNRACL.

Je suis en train de réfléchir à un budget qui reporte l’effort de fin d’année sur 2026. Je ne sais pas comment faire autrement. Je discute avec les collaborateurs de l’Élysée et du premier ministre ainsi qu’avec la préfète, mais en fait on n’a pas de solution, et ils ne sont pas près de m’en donner. Nous arrêtons donc beaucoup de politiques de soutien dans un territoire qui en a pourtant besoin. Les territoires où il faudrait le plus de moyens en matière d’action publique sont en réalité ceux qui en ont le moins. On le constate chez nous : il y aura de moins en moins d’action publique pour soutenir des associations qui agissent sur le terrain et des communes, pour qu’elles rendent des services d’une manière à peu près équitable partout. Nous serons de moins en moins attractifs et nous aurons de moins en moins de recettes de DMTO. Nous allons augmenter leur taux, mais cela représente à peine 2 millions d’euros de recettes supplémentaires, alors que l’absence de dynamique en matière de TVA conduit à une baisse de 6 millions. La difficulté n’est pas pour 2027 ; elle est déjà là en 2025.

Il nous faut absolument des prévisions de recettes stables et connues à l’avance. Mais il faut aussi que les dépenses obligatoires soient mieux financées par la solidarité nationale. L’augmentation des cotisations employeurs à la CNRACL fait peut-être partie des questions dont nous devons encore discuter au sein de Départements de France. Plus globalement, le problème concerne moins la compensation que le reste à charge, c’est-à-dire le coût final pour la collectivité. Si le taux de compensation est de 50 % pour tous les départements, cela ne veut pas dire que le reste à charge est égal. Certains départements connaissent, par exemple, peu de problèmes en matière d’autonomie. Il faut regarder la question à travers le prisme du reste à charge, par rapport aux recettes dont on dispose, plutôt qu’à travers le prisme de la compensation. Si on ne prend pas en compte les différences de contexte social, d’un département à l’autre, on n’arrivera jamais à rendre équitable le financement.

Ce sont des sujets essentiels et il faut travailler très vite à une réforme. Il faut aussi donner des réponses immédiates aux départements qui ne bénéficient pas de l’aide d’un fonds de soutien, car ils voient encore reculer le moment où ils percevront des recettes nécessaires pour financer les dépenses. Cela va encore accentuer la difficulté en 2026 et 2027.

M. le président Éric Coquerel. Merci pour ces interventions longues mais précieuses. Votre audition répond bien à ceux qui doutent de l’utilité de cette commission d’enquête. Celle-ci a pour objet non seulement de savoir ce qui s’est passé, mais aussi de comprendre comment les choses pourraient encore s’aggraver si rien n’est fait. Comme vos opinions politiques sont différentes, votre description de la situation peut difficilement être contredite – c’est peut-être d’ailleurs la raison pour laquelle certains groupes ne sont plus présents dans cette salle.

J’ai bien compris votre cri du cœur et le fait que nous étions face à un mur. J’espère que des journalistes nous écoutent, car tout cela me semble utile.

En septembre dernier, les ministres nous ont annoncé un « dérapage » de 16 milliards d’euros des dépenses locales, ce qui leur a permis de dénoncer la responsabilité des collectivités dans la dégradation du déficit public. Mais, comme nous l’avons vu, ce montant était erroné.

Quant à l’absence de respect de la trajectoire des finances locales, les auditions ont montré qu’il s’explique très largement par l’irréalisme des hypothèses du gouvernement. La diminution annoncée de 0,5 % en volume des dépenses de fonctionnement était incompatible avec les nouvelles dépenses des collectivités décidées par le gouvernement – le président Sauvadet l’a bien expliqué. C’était également incompatible avec des enjeux qui ont été sciemment ignorés, comme la nécessité d’investir pour la bifurcation écologique.

Pouvons-nous conclure que la prévision de baisse des dépenses locales était un moyen de présenter une trajectoire des finances publiques qui s’améliorait sans remettre en cause la politique économique et fiscale menée depuis 2017 ?

M. Jean-Léonce Dupont. Vous évoquez un « dérapage » des finances locales et son effet sur le déficit public. Or je rappelle que le déficit public en question est celui de l’État et que le budget des collectivités est obligatoirement équilibré. Les dépenses des collectivités ont tout au plus pu augmenter davantage que selon la trajectoire prévue.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez bien compris que je n’endossais pas le terme « dérapage ».

M. Jean-Léonce Dupont. Tout à fait. Et ce n’est pas la gestion des collectivités locales qui a entraîné une augmentation du déficit public de l’État.

L’objectif de 0,5 % correspond à des demandes extérieures, qui relèvent peut-être d’un niveau supranational. Cet objectif n’avait aucun sens et nous avons expliqué qu’il n’était pas tenable. En effet, entre 60 et 70 % du budget de fonctionnement des départements est consacré à des dépenses non pilotables. Par exemple, nous ne décidons pas du montant des allocations individuelles de solidarité, ni du nombre de leurs bénéficiaires.

Pour combler le puits sans fonds du déficit de l’État, le même effort est demandé aux régions, aux départements et aux grandes collectivités locales. Ce n’est pourtant pas la même chose de subir un prélèvement de 2 % quand on pilote l’intégralité des dépenses de fonctionnement et quand, comme c’est le cas des départements, on n’en pilote que 30 %. Ne pas prendre en compte l’effet pour les départements des politiques de solidarité est une ineptie ou une malhonnêteté intellectuelle.

En outre, l’objectif de réduction des dépenses de 0,5 % ne tient pas compte de l’évolution de la démographie. Dans un département comme le mien, comment faire quand on a 500 bénéficiaires supplémentaires de l’allocation personnalisée d’autonomie par an ? Un tel objectif n’a aucun sens. Ces exigences sont hors de la réalité.

M. François Sauvadet. Effectivement, les trajectoires demandées sont insensées. Elles devraient être déterminées par strate de collectivité.

Nous avons obtenu un retraitement des dépenses concernant les AIS (allocations individuelles de solidarité) et l’ASE (aide sociale à l’enfance). Si on retire ces prestations, nous avons respecté la trajectoire de 0,5 %.

J’aurais également souhaité que le montant du financement des Sdis (services départementaux d’incendie et de secours) soit retraité, notamment après la décision de revaloriser la prime de feu. Ce sont les départements qui ont fourni tous les efforts supplémentaires, puisque la contribution des communes au financement des Sdis ne peut croître plus vite que l’inflation.

Après que le chef de l’État nous a reçus à l’Élysée, la création d’un fonds pour l’achat de camions de pompiers a été annoncée dans le cadre des premiers travaux du Beauvau de la sécurité civile, face aux risques accrus d’incendie et d’inondation. Finalement, nous avons dû doubler ou tripler la mise de l’État. Or quel retraitement est prévu ?

Je suis prêt à travailler avec la commission des finances pour objectiver les données mois par mois. Nos dépenses, comme nos recettes – qui sont fragiles –, évoluent très rapidement, d’un mois sur l’autre. Un pilotage très fin est donc nécessaire. Or l’État refuse de prendre en compte le caractère particulier de notre situation et il charge la barque. Je le dis très simplement : il faut arrêter car elle coule.

M. le président Éric Coquerel. Comment expliquez-vous l’irréalisme des prévisions ? Est-ce un problème technique, d’incompétence, de modèles, ou une volonté d’améliorer la trajectoire pour les années à venir ?

M. François Sauvadet. Il y a un problème en ce qui concerne la mise à disposition des données, notamment pour les AIS. Nous nous battons depuis un an et demi sur cette question. Rendez-vous compte : alors que nous abordions l’examen du projet de loi de finances, j’ai été obligé d’étudier moi-même tous les comptes départementaux pour démontrer à l’État, qui ne voulait pas nous fournir la donnée, que dans 40 ou 50 % des départements, la marge brute s’établissait à un niveau identifié comme préoccupant, ou dangereux.

Par ailleurs, je l’ai dit tout à l’heure, on a utilisé 2022 comme année de référence pour évaluer le produit des DMTO en 2024 et servir de base pour 2025. Nous avons un problème d’objectivation des données, alors que le montant de nos dépenses et de nos recettes évolue très vite, notamment en raison des décisions qui sont prises.

Ce sont mes collègues qui en décideront, mais je n’ai pas l’intention de participer au comité des financeurs de l’action sociale qui doit se tenir prochainement si les données dans ce secteur n’ont pas été stabilisées au préalable.

M. le président Éric Coquerel. Pour 2023 et 2024, les prévisions de recettes ont été surestimées par Bercy. Ainsi, celles pour l’impôt sur les sociétés en 2023 sont passées de 55 milliards d’euros en loi de finances initiale à 67 milliards d’euros dans le programme de stabilité présenté en avril 2023. L’exécution – 57 milliards d’euros de recettes – s’est finalement avérée légèrement supérieure à la prévision initiale, mais reste éloignée de celles qui ont suivi, notamment celle de 61 milliards dans le PLFG (projet de loi de finances de fin de gestion) pour 2023.

Les droits de mutation à titre onéreux, qui constituent une recette importante pour les départements, sont aussi concernés par cet excès d’optimisme. Lors de l’élaboration de la prévision, avez-vous été consultés ? Départements de France a-t-elle alerté les ministres en cours d’année que les prévisions n’étaient pas en phase avec la crise immobilière ? Si oui, quand ?

M. Jean-Luc Chenut. Nous suivons ces chiffres mois par mois. Dès la fin de l’année 2022, nous avons constaté un tassement très net et même dans certains cas un début de décroissance des DMTO, après une période de croissance forte. La plupart des départements, dès leur budget pour 2023, ont donc prévu des abattements allant de 5 à 10 %. Nous n’imaginions pas une diminution de 3,7 milliards du montant.

Nous avons un peu de mal à penser qu’il s’agit d’un problème de compétence. Tous les éléments ont été expertisés. La Cour des comptes, dans ses rapports annuels de 2023 et 2024 sur les finances publiques locales, a évoqué la singularité de la situation des départements.

Concernant la régulation des dépenses de fonctionnement, chacun connaît la spécificité structurelle du budget des départements. C’est le seul échelon où, en moyenne, 80 % des dépenses sont dites de fonctionnement – ce qui comprend des prestations et des allocations. Par contraste, une métropole peut consacrer 50 % de ses dépenses aux investissements, pour les transports en commun par exemple. Nous sommes cadrés pour la totalité des dépenses, même si nous n’en définissons ni le périmètre, ni les critères, ni les montants.

M. Jean-Léonce Dupont. Dès le second semestre 2022, nous savions que la courbe des recettes des DMTO s’inversait. Au cours de la réunion que j’évoquais tout à l’heure, au premier semestre 2023, les services de Bercy évoquaient une baisse de ces recettes de 6 %. Nous avons indiqué qu’elle serait au moins de 15 %, mais il n’en a absolument pas été tenu compte. La baisse a finalement été encore plus marquée.

Concernant la TVA, lorsque la loi de finances pour 2024 a été votée, j’ai discuté avec des responsables budgétaires du département de l’opportunité de retenir le taux de croissance inscrit dans la loi de finances, car certains d’entre nous étaient convaincus que ce chiffre ne serait pas atteint. Au bout du compte, nous l’avons retenu. Puis, comme nous avons terminé l’année 2024 avec une progression de 0,8 %, nous avons dû reverser l’excédent perçu dans le cadre des douzièmes.

M. François Sauvadet. Cela fait deux ans et demi qu’en tant que président de Départements de France, j’alerte chacun des membres des gouvernements successifs. Encore hier, alors que la ministre des sports évoquait les piscines itinérantes prévues dans le cadre du plan Aisance aquatique, j’ai indiqué que les départements ne pourraient plus répondre aux appels à projets. Même si je partage les objectifs de solidarité et de cohésion nationale, je ne participe plus à aucun appel à projets en tant que président de département, car cela engagerait des dépenses supplémentaires.

M. Jean-Luc Chenut. Certains dispositifs sont très pernicieux. Lors de l’annonce de la création du Dilico, nous avons d’abord pensé que ce dispositif reposerait sur une réfaction de ressources. Finalement, ce ne sera pas le cas. L’État affichera des concours financiers stables, mais nous obligera à payer un mandat en fin d’année. Celui-ci sera de 7,5 millions d’euros pour l’Ille-et-Vilaine, ce qui représente 0,7 % de croissance des dépenses réelles du département. Ainsi, non seulement nous serons taxés, mais on pourra dire que nous avons laissé le montant des dépenses réelles de fonctionnement déraper. C’est pernicieux : lorsqu’on fera des analyses globales, ces sommes seront considérées comme des détails, elles se perdront dans la masse. Les 220 millions d’euros du Dilico compteront comme des dépenses des départements.

M. François Sauvadet. Et cela concernera 50 % d’entre eux.

M. le président Éric Coquerel. Vous avez évoqué la diminution de l’épargne brute des départements, liée notamment au remplacement des impôts locaux par la TVA dans les recettes, et la nécessité de solutions financières pérennes, comme celles proposées par M. Woerth. Le problème n’est-il pas dû avant tout à la suppression d’impôts locaux ?

M. Nicolas Fricoteaux. Le problème est que la fiscalité locale, notamment dans les départements les plus pauvres, a servi à financer une solidarité qui relevait du niveau national. Les départements qui devaient accompagner le plus dans ce domaine ont nécessairement actionné le levier fiscal – l’Aisne a dû le faire, par exemple. Ils sont devenus moins attractifs puisqu’ils pouvaient moins investir dans les infrastructures, en raison de la part des dépenses sociales, et parce qu’ils avaient des taux de fiscalité élevés, donc répulsifs. Il y a eu moins d’implantations d’entreprises car le foncier bâti était plus cher.

Recourir à la fiscalité locale ne pose pas de problème dès lors qu’elle finance du volontarisme et qu’elle permet de mener des politiques sociales différenciées dans les départements, par exemple pour aider davantage dans le cadre de l’APA. On peut tout à fait mobiliser la fiscalité locale, mais il faudrait d’abord qu’un socle national soit assuré dans tous les territoires, de façon équitable, en matière de solidarité.

M. François Sauvadet. Nous n’avons jamais demandé la suppression du levier fiscal que nous avions avec la taxe sur le foncier bâti. Dès l’annonce de son transfert, à la suite de la suppression de la taxe d’habitation, nous avons fait part de notre profonde inquiétude : tout disparaissait en matière de levier fiscal. J’ai été élu président de conseil départemental en 2008 : je me souviens encore du choc qu’a constitué la crise des subprimes, alors que nous n’avions pas de prise sur les dépenses.

Nous subissons les conséquences de décisions auxquelles nous n’avons pas été associés. C’est paradoxal : on nous reproche une dépense décidée pour l’essentiel par l’État ! L’inquiétant est que le film continue : l’État nous demande un effort de 1 milliard d’euros cette année. Il faut arrêter de charger la barque en matière de dépenses et réexaminer toutes les politiques sociales pour voir comment on pourra les financer dans la durée.

Nous sommes pieds et poings liés face à l’État. Il gèle les montants de nos dotations, mais fait chauffer le moteur de la dépense. Ainsi, nous avons la tête dans le four et les pieds dans le frigo : la température moyenne est normale, mais nous ne sommes pas pour autant en très bonne santé.

M. Jean-Luc Chenut. La suppression de la taxe d’habitation coûte 24 milliards d’euros, en valeur actualisée, aux finances publiques locales. L’État compense cette perte en attribuant une part de la TVA aux collectivités locales, mais c’est autant d’argent dont il se prive pour son budget et cela explique une partie du déficit.

Les départements ont été étonnés d’être pris à témoin dans le débat sur la suppression de la taxe d’habitation, parce qu’ils n’en percevaient pas le produit, contrairement aux communes. Nous ne demandions donc rien.

M. Jean-Léonce Dupont. Je rappelle que nous ne respectons plus la Charte européenne de l’autonomie locale, qui prévoit qu’une partie du financement des collectivités locales doit être constituée de ressources propres. L’État avait mis plus de vingt ans à ratifier cette charte.

Globalement, nous sommes plutôt favorables aux impôts locaux, car ils permettent de maintenir un lien entre les moyens dont les collectivités disposent pour gérer les affaires publiques et les citoyens. Il est évident qu’une vraie difficulté apparaît lorsqu’il n’existe plus aucun lien en la matière.

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Sauvadet, vous avez remercié l’Assemblée nationale d’avoir adopté des mesures tenant compte des départements en difficulté lors du débat budgétaire, puis vous avez regretté qu’elles ne figurent pas dans le texte finalement voté. Or le problème est qu’il n’a pas été voté. Autrement, la question aurait peut-être été prise en compte.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez dressé à raison un constat très sombre de la situation des départements. Je le sais pour avoir présidé pendant neuf ans un département et pour présider désormais sa commission des finances.

Revenons à l’objet de notre commission d’enquête. Votre signal d’alarme devra être entendu. Vous avez rappelé que les collectivités votent des budgets à l’équilibre. J’ai donc eu du mal à comprendre pourquoi un ancien ministre de l’économie et des finances vous accusait d’une grave dérive financière qui aurait dégradé les comptes publics de la nation.

Conformément aux règles européennes, le besoin de financement des collectivités est enregistré comme un déficit public alors que ce n’en est pas un – il n’est en rien comparable au déficit considérable de l’État, ou à celui, plus modeste mais néanmoins important, des administrations de sécurité sociale. Départements de France et les autres associations de collectivités locales pourraient refuser cette dialectique erronée. Les comptes des collectivités locales sont à l’équilibre, même si leurs besoins de financement peuvent être couverts par de la dette, notamment pour les investissements indispensables dans les infrastructures.

M. Jean-Léonce Dupont. Je ne peux qu’approuver vos propos. La présentation budgétaire sert un message politique totalement faux, selon lequel les collectivités seraient responsables de l’approfondissement du déficit de l’État.

En outre, il faut arrêter de fixer des objectifs inatteignables en connaissance de cause, puis de nous dire qu’il est très mal de ne pas les respecter. Je pense à l’objectif de réduction de 0,5 % des dépenses ou encore à l’obligation de sortir du parc locatif les logements classés F ou G lors de leur dernier diagnostic de performance énergétique.

En tant que président d’un office HLM, j’ai calculé le coût des travaux de remise à niveau nécessaires en multipliant le coût moyen pour un appartement – 20 000 euros – par le nombre de logements. C’est totalement impossible à financer dans les délais impartis et je pense que la conclusion serait la même si le calcul était fait au niveau national. Les services de l’État me demandent où nous en sommes – ils m’indiquent que nous n’atteindrons pas l’objectif a priori. Naturellement, et je l’ai dit dès le départ !

Quelle est la mécanique ? On fixe un objectif inatteignable, on constate qu’il n’est pas atteint et on doit donc trouver un responsable. Bien sûr, c’était extraordinaire politiquement et médiatiquement de fixer l’objectif, même s’il était en fait inatteignable : on allait agir ! Et quand on n’y arrive pas, c’est la faute des autres.

Il faudrait simplement, comme je m’y emploie au niveau local, faire le maximum du possible, y compris en matière d’évolution des dépenses, suivant des faits objectifs et de manière différenciée selon les strates, afin d’obtenir des résultats correspondant aux objectifs et de ne pas induire l’idée que de mauvais gestionnaires seraient aux responsabilités.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Le Haut Conseil des finances publiques locales s’est réuni deux fois, en septembre 2023 et en avril 2024. Quels objectifs ont été fixés lors de ces réunions ? Des mécanismes de maîtrise de la dépense locale vous ont-ils été proposés ? Le cas échéant, pourquoi n’ont-ils pas été instaurés ?

M. Jean-Luc Chenut. Nous ne sommes pas sortis de ces réunions plus éclairés que nous y étions entrés. C’était un tour de table très institutionnel – vous avez vu, monsieur le président, comment cela s’est passé. Chacun a eu un peu de temps pour s’exprimer et je crois que nous avons dressé un état des lieux fondé et argumenté.

Nous avons été un peu déçus. L’assistance n’était guère nombreuse lors de la première réunion. Il s’agissait, selon le ministre, d’un acte de refondation d’une relation partenariale avec les collectivités, ce qui nous semblait plutôt de bon augure. Toutefois, à la sortie de la réunion, nous étions extrêmement perplexes. La perspective d’une nouvelle forme de contractualisation a été évoquée, mais nous avons d’emblée annoncé que nous ne voulions pas des contrats aussi léonins que ceux de Cahors, édictés d’une façon assez unilatérale. Il ne s’est rien passé ensuite.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Vous avez parlé des nouvelles charges – nombreuses – qui vous ont été imposées. Quelle est votre évaluation du coût global des MNA pour les départements ? Combien en accompagnez-vous ?

M. Jean-Léonce Dupont. La dépense est de l’ordre de 2 milliards d’euros, en incluant les jeunes majeurs – jusqu’à 21 ans.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Qu’en est-il du nombre de MNA que vous accompagnez ?

M. Jean-Léonce Dupont. Ils sont autour de 45 000.

M. François Sauvadet. De manière générale, nous sommes confrontés à une vraie difficulté sociale en matière de prise en charge de l’enfance. L’an dernier, le nombre d’enfants de moins de 3 ans accueillis dans les départements a pratiquement doublé, ce qui est extrêmement préoccupant. Les dépenses consacrées à l’ASE, dans ses différentes composantes, y compris la protection des mineurs non accompagnés, dans les conditions que vous savez, ont dépassé 10 milliards d’euros.

Nous avons eu de nombreux échanges avec le gouvernement et l’État, mais aussi entre nous, pour établir une doctrine de prise en charge des MNA. Nous avons également été en contact étroit avec vous, monsieur le rapporteur, lors de l’afflux de MNA il y a deux ans – votre département était en première ligne, puisque l’essentiel du mouvement migratoire passait par l’Italie. Le rythme s’est ensuite ralenti l’an dernier.

M. Jean-Léonce Dupont. La compensation de l’État est de l’ordre de 5 % pour les dépenses de mise à l’abri et d’évaluation. Nous avons eu des discussions au sujet du coût réel : l’État justifie son approche forfaitaire par des différences en matière de coût et d’évaluation d’un département à l’autre – je n’en dirai pas plus.

M. Jean-Luc Chenut. En Ille-et-Vilaine, les dépenses liées aux mineurs non accompagnés représentent environ 15 % du total des dépenses de protection de l’enfance.

M. Éric Ciotti, rapporteur. On a beaucoup entendu dire – et je regrette, à cet égard, que des membres de notre commission qui ont posé beaucoup de questions sur les collectivités locales soient moins présents aux auditions de leurs deux grandes associations – que ces collectivités avaient une grande part dans l’augmentation de la dérive des finances publiques. Or, comme vous l’avez rappelé, en matière d’épargne brute, les strates communale et intercommunale ne sont pas dans la même situation que les départements. Ma question, peut-être un peu naïve, est donc de savoir comment interpréter la pression mise sur les départements, qui sont clairement le maillon le plus fragile, compte tenu de leurs dépenses, en particulier des dépenses sociales liées à la mission de solidarité qui est en quelque sorte transférée de la nation vers l’échelon local : cela ne recouvre-t-il pas une volonté de supprimer cet échelon en l’asphyxiant complètement ?

Depuis des années, en effet, deux échelons sont à la mode : les régions et les intercommunalités, qui dépensent sans compter – en particulier l’échelon intercommunal et les métropoles –, tandis que les départements sont pressurisés. Vous avez pris des décisions auxquelles, personnellement, je ne souscris pas toujours, notamment pour l’augmentation des droits de mutation, bouée de sauvetage que certains départements vont employer. Les Alpes-Maritimes ne le feront pas, car nous considérons que cette mesure pèsera encore plus sur un secteur de la construction et du logement en quasi-faillite, et qu’elle risque d’entraîner des effets encore plus négatifs sur les recettes globales des DMTO et surtout sur l’apport essentiel – presque 100 milliards d’euros – du secteur de l’immobilier à notre richesse nationale. Par ailleurs, j’ai parfois contesté aussi la péréquation horizontale, qui a opposé les départements entre eux.

Même si cette question sort un peu du champ de la commission d’enquête, quelle réaction envisagez-vous pour mettre fin à ces attaques récurrentes ?

M. François Sauvadet. S’agissant de l’asphyxie, on peut toujours s’interroger, en effet. Certains pensent qu’il y a trop d’échelons et la suppression de l’échelon départemental est pour eux une évidence – je pense à certains membres de la haute technocratie que nous connaissons bien. Cette idée doit être rangée dans les placards, car on a bien vu, depuis les gilets jaunes et les différentes crises qui se sont succédé, que l’échelon du département est redevenu, du moins aux yeux des décideurs publics, celui de la proximité et de l’action.

Je pense toutefois qu’il y a un vrai dysfonctionnement public dans notre pays et qu’on est en train de laisser dériver la dépense. Avec la succession des ministres – six ministres de la santé et pratiquement autant dans le médico-social –, la machine s’est enclenchée et continue de tourner. On ne peut plus affirmer aujourd’hui que personne ne savait : je dis depuis des mois que, pour maîtriser la dépense, il faut d’abord appuyer sur la touche « pause ».

Je viens d’apprendre qu’on va faire sauter le verrou de l’âge pour le versement de la PCH aux personnes atteintes de la maladie de Charcot. C’est légitime, mais qui va payer ? Nous allons voir la PCH exploser. Dans un département comme le mien, qui a un budget de 600 millions d’euros, cette prestation représente 100 millions et je suis certain qu’on va en prendre pour 15 millions dans les mois qui viennent – je vous donne rendez-vous dans un an. La machine est devenue infernale : les décisions se prennent sans que nous en soyons informés, ou alors au dernier moment, et on appelle cela de la concertation ou de la consultation. On ne peut pas continuer comme cela.

Le réveil sera brutal – pour l’instant, ça passe encore. Si vous avez aimé ce qui s’est passé avec la crise des gilets jaunes, vous aller aimer aussi le moment où nous ne pourrons plus financer l’aide aux communes dans l’ensemble du pays ni continuer d’assurer la gestion de nos routes. À ce jour, j’ai réduit de 10 millions d’euros les crédits destinés à l’entretien des routes, et je vais continuer. Vous avez déjà regardé des émissions qui alarment tout le monde en montrant l’état de ponts qu’on n’a pas remplacés, mais vous allez voir ! Cela peut arriver même dans l’Oise – car certains départements sont présumés riches, si l’on écoute le ministre chargé des collectivités. J’ai de l’affection pour lui et du respect pour le gouvernement de la France, mais on ne peut quand même pas laisser dire, à propos de l’augmentation de 0,5 % des droits de mutation à titre onéreux – que j’assume –, qu’il y a encore des départements riches.

Je respecte la position de M. Ciotti, que je serais même tenté de partager. Ce n’est pas de gaieté de cœur que nous avons dit que nous allions prendre ce qu’on nous donne : nous ne pouvons plus faire face. La question de fond directement posée à tout le monde est de savoir comment nous allons faire dans les temps qui viennent. Personne aujourd’hui ne peut dire : « Je ne savais pas ».

M. Jean-Léonce Dupont. Monsieur le rapporteur, j’ai du mal à penser que vous puissiez être naïf. Je voudrais faire passer un message : cet étranglement financier peut s’assimiler, si la situation perdure, à un assassinat financier. Et le pire, c’est que nous connaissons les assassins.

Cet assassinat financier tient probablement à l’idée qu’ont encore certains que la suppression d’une strate serait la solution. Or si nous supprimons la strate départementale, sachant que le coût du fonctionnement de l’assemblée de cette collectivité, qui comprend notamment les indemnités des élus, est de l’ordre de 0,15 % à 0,20 % du budget départemental, il n’y aura plus d’élus pour gérer efficacement et avec agilité, mais le champ du social demeurera : qui le gérera ? Doit-il remonter au niveau de l’État, dont on connaît les déficits ? Redescendre au niveau d’intercommunalités de 15 000 habitants qui devront alors gérer le handicap et la dépendance ? C’est impensable. La question doit-elle donc remonter à la région, dont on a vu l’efficacité et l’agilité pour gérer, par exemple, certaines problématiques de proximité lors du transfert de la compétence en matière de transport scolaire ? En tout cas, la dépense demeure.

Les routes, comme le souligne M. Sauvadet, seront de moins en moins entretenues et certaines d’entre elles seront barrées parce que des ouvrages d’art deviendront dangereux. Que traduit la volonté de décentraliser quelques centaines de kilomètres de routes nationales ? En réalité, l’État est incapable d’entretenir ce réseau national. Il déclare donc qu’il ouvre un axe supplémentaire de décentralisation. La logique eût voulu, puisque nous entretenons 400 000 kilomètres de routes, que l’on confiât cette responsabilité à la strate départementale, avec les moyens correspondants. Après consultation des départements qui accepteraient cette compétence, on nous a demandé de nous prononcer sans même nous faire connaître les mesures de compensation prévues.

Nous avons répondu, dans un premier temps, que nous ne nous prononcerions pas sans connaître ces mesures. On nous a donc indiqué, dans un deuxième temps, que puisque la France était le pays de l’égalité et de la justice, on procéderait en divisant les investissements par le nombre de kilomètres de routes. Il n’échappera à personne que certains départements, dans des zones de montagne par exemple, comptent des ouvrages d’art plus importants que d’autres, situés en plaine : au nom de l’égalité absolue, les départements de plaine allaient donc recevoir proportionnellement beaucoup plus. Devant cette situation, de nombreux départements qui, dans une logique de compétences, auraient voulu prendre celle-ci, l’ont refusée – moins d’une vingtaine l’ont prise.

Toutefois, l’État ayant la volonté de se décharger, il a sollicité les régions, de telle sorte que certaines d’entre elles, gérant quelques dizaines, voire quelques centaines de kilomètres, ont dû créer des services et toute une ingénierie, alors qu’on se bat pour obtenir des ingénieurs. Et lorsque cela ne marchait pas, et que les régions non plus ne voulaient pas de cette compétence, on s’est tourné vers les métropoles.

Ceux-là mêmes qui vous expliquent qu’il faut simplifier et rendre cohérent le champ des compétences ont, pour des raisons de transferts de charges plutôt que de décentralisation, transféré tantôt à la métropole, tantôt à la région et tantôt au département une compétence que l’État central est dans l’incapacité d’assumer. Voilà notre réalité.

Qui va entretenir les routes ? Qui va assumer le social et les collèges ? Dans mon département, le rapport entre la dotation que j’ai reçue de l’État pour l’investissement dans les collèges et ma dépense réelle est de 1 à 10 – c’est-à-dire que je dépense dix fois ce que l’État a compensé au moment du transfert des collèges. Pensez-vous que, si cette compétence remonte aux régions ou à l’État central, on supprimera la dépense ?

En réalité, supprimer la strate départementale ferait économiser 0,20 %, correspondant aux dépenses de gestion de l’assemblée, et ferait perdre la volonté, le courage et l’agilité des acteurs locaux pour gérer des compétences dont on imagine que la recentralisation se traduirait par un déficit encore plus grand au niveau de l’État central.

M. le président Éric Coquerel. Pour ma part, je suis plutôt de ceux qui ne veulent pas supprimer les communes et les départements. Ce que vous décrivez ressemble à un transfert d’austérité consistant à mettre la poussière sous le tapis.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous êtes face à un mur ! Sur de nombreux bancs, nous avons été outrés d’entendre répéter depuis le début des travaux de cette commission d’enquête par les ministres, par la Cour des comptes et par un certain groupe politique que les collectivités étaient en partie responsables du déficit excessif de l’État.

Monsieur Dupont, à l’issue de la réunion où vous avez contesté les chiffres qui vous étaient présentés, avez-vous fait remonter votre désaccord jusqu’au gouvernement afin de signaler que les départements connaîtraient un dérapage conséquent ?

M. Jean-Léonce Dupont. Je vous invite à vous faire communiquer les tableaux qui nous ont été présentés lors de cette réunion ; selon eux, grosso modo, nous n’aurions pas su quoi faire de nos excédents en 2028 ! Nous n’avons pas fait de remontée directe par la suite, sinon au cours de la réunion préparatoire durant laquelle le ministre nous a demandé de valider les chiffres avant le lancement officiel du Haut Conseil – ce que, bien entendu, pour ce qui concernait les départements, nous n’avons pas fait. Je ne dis pas que nous n’avons pas eu d’échanges, parfois informels, avec certains ministres pour expliquer la situation mais, officiellement, Départements de France n’est pas allé au-delà des discussions qui ont eu lieu durant ces réunions.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Je suis d’accord avec ce que vous avez dit tout à l’heure. Un exemple assez flagrant est le fait que, malgré la création de grandes régions, dont on nous promettait des économies, les dépenses sont toujours là. Le rapport de M. Woerth indiquait qu’un moyen pour les collectivités de faire des économies était de se recentrer sur leurs compétences. Si chaque département l’avait fait, auriez-vous réellement réalisé des économies ?

M. Nicolas Fricoteaux. Il s’agit en fait de clarifier les compétences. Quand l’État n’a pas les moyens d’assumer ses politiques sociales de manière soclée, comment fait-on pour les financer ?

La clarification des compétences au sens où Éric Woerth l’entendait, si mon interprétation est bonne, permet de réduire le champ d’action des collectivités et de mieux répartir les enveloppes dont elles disposent, dès lors que les moyens peuvent manquer pour financer les compétences non obligatoires ou facultatives. C’est à cela que l’on aboutit. Comment trouver des financements pour les politiques obligatoires, notamment sociales, de manière équitable – et non pas égalitaire ? Il s’agissait donc de clarifier pour réduire le champ et répartir les moyens là où il y en avait besoin.

Pour aller plus loin dans la réflexion, au-delà des politiques socles qui doivent être menées partout sur le territoire national, une fiscalité additionnelle pourrait exprimer çà et là un volontarisme politique des départements et les distinguer les uns des autres.

M. Jean-Léonce Dupont. Nous avons tous à l’esprit le fait que, lorsque l’État développe ou essaie de développer ses politiques dans les collectivités, il demande de faire des tours de table et, comme c’est par exemple le cas avec les contrats de plan État-région pour le financement de l’enseignement supérieur, qui n’est pas un champ de compétence des départements, il sollicite naturellement un financement hors champ de compétence.

M. Jean-Luc Chenut. Plutôt que de compétences « facultatives », je préfère parler de compétences « partagées » car, dans certains domaines, comme le sport, la culture ou l’éducation populaire, certaines interventions relèvent de différents niveaux – la commune pour le tourisme, le département pour des comités départementaux ou les régions pour les ligues. Même si l’on décidait de mettre à zéro la totalité de nos actions dans ces domaines, il faut être conscient qu’elles représentent moins de 2 % des budgets. C’était peu visible, mais on est en train de réduire massivement ces ressources et on voit bien désormais le poids que représentait le département dans la vie de toute une chaîne d’acteurs. Cela se traduira donc par de nombreux licenciements.

Une autre compétence facultative, au sens juridique, est l’aide aux communes. On voit bien à l’occasion de très nombreuses inaugurations, notamment dans les communes plutôt rurales et plutôt petites, que l’apport du département est souvent de 30 % à 35 % et que, sans cela, le projet ne se fait pas.

Mme Claire Marais-Beuil (RN). Vous nous avez aussi fait part de l’impossibilité dans laquelle vous vous trouvez de rénover un certain nombre de logements et de la pression de l’État en la matière. Si vous ne rénovez pas ces logements et que les locataires en sortent, avez-vous évalué combien cela vous coûtera ? Non seulement vous n’aurez pas fait les travaux et les logements ne pourront plus être loués, mais vous devrez assurer le relogement de toutes les personnes concernées.

M. Jean-Léonce Dupont. Je ne suis pas allé tout à fait jusqu’au bout de l’explication. On se fixe un objectif inatteignable, on constate qu’on ne l’atteint pas et on trouve des responsables mais, en général, vient aussi un moment où l’on demande une prorogation. Je ne peux certes pas anticiper certaines décisions mais nous sommes face à des évidences très fortes. Chacun voit bien les tensions qui existent dans le domaine du logement, notamment la grande difficulté de la primo-accession et de la sortie du parc locatif. Le cheminement résidentiel est partout remis en question. En outre, l’augmentation des taux d’intérêt n’incitait pas non plus au mouvement. Le cumul de ces facteurs produit des tensions très fortes, à quoi s’ajoute la décision de sortir du parc, pour les raisons indiquées, des logements supplémentaires. Le moment venu – mais toujours au dernier moment et sans anticipation –, on peut donc remettre en cause la date prévue en prolongeant le délai de trois ans, le temps qu’un certain nombre de logements soient réhabilités.

M. Aurélien Le Coq (LFI-NFP). Il est curieux qu’aucun représentant du groupe EPR ne soit présent à cette audition. Lorsque nous avons examiné l’écart de 50 milliards d’euros entre les prévisions et le déficit effectif, le ministre de l’économie, chargé de la réalisation de ce budget – passé sans vote, par recours au 49.3 –, nous a dit que, sur le total, 16 milliards d’euros étaient de la faute des collectivités territoriales. Ainsi, quand vous venez nous présenter ce qui est, selon vous, la vérité des chiffres et des données, les amis et les soutiens de Bruno Le Maire sont absents. Le débat entre vous aurait pourtant pu être intéressant parce qu’il aurait permis de confronter certains éléments.

Je voudrais vous interroger sur l’échange d’informations qui a pu intervenir entre vous et le ministre. Vous avez tous évoqué une opacité ou des mensonges d’État, ainsi que des objectifs sciemment inatteignables, et je souhaiterais donc connaître le degré de précision des informations transmises lors de la préparation du budget 2024, c’est-à-dire fin 2023. Vous dites, par exemple, que les prévisions de DMTO pour 2024 ont été assises sur les chiffres de 2022. Puisque vous soulignez que les DMTO, qui ont baissé de 3 milliards d’euros en 2023, sont suivis mois par mois, vous étiez en mesure d’avoir des chiffres quasi exacts à la fin de l’année 2023 : à qui avez-vous transmis ces chiffres et à quel moment ?

De la même manière, à quel moment et à qui avez-vous explicité le fait que vous jugiez inatteignable l’objectif de baisse de 0,5 % des dépenses ? Vous avez évoqué le Haut Conseil des finances locales qui s’est tenu à l’automne 2023, mais aussi des échanges, même informels, avec des ministres lors de la préparation du budget : à quels ministres avez-vous exprimé ces alertes ? Notre objectif est de comprendre si tous les éléments que vous invoquez, comme la disparition de la fiscalité locale et la montée en charge des dépenses, qui nous semblent évidents, étaient bien à la disposition des ministres, et donc si les décisions prises dès décembre 2023 l’ont été en connaissance de cause, ce qui signifierait qu’il y avait une forme d’insincérité dans le budget, qui allait donc de toute façon au crash.

M. Jean-Luc Chenut. Nous pourrons très certainement vous fournir tous les communiqués émis par Départements de France au fil de ses réunions et de ses déclenchements d’alerte tout au long de l’année 2023. Pour ce qui concerne la préparation du budget 2024, je vous renvoie au rapport de septembre 2023 de la Cour des comptes sur la situation des budgets locaux, qui tirait le signal d’alarme à propos de la situation singulière des départements par rapport aux autres collectivités. Ce rapport était éminemment public et connu des ministères.

M. François Sauvadet. Je confirme ce que vient de dire Jean-Luc Chenut. Pour la préparation budgétaire, tirant les leçons de ce que nous avions connu, nous avons décidé de faire un gros travail de compilation pour obtenir les informations que l’appareil d’État devrait être en mesure de nous fournir. C’est nous-mêmes qui avons mis en place une collecte de data pour essayer d’avoir tous les éléments. Nous avons contribué au travail de la Cour des comptes – j’ai cité la page 99 de son rapport du mois de juillet – qui corroborait déjà notre position à un moment où l’on avait souvent tendance à considérer que nous exagérions et que chacun n’avait qu’un simple sentiment sur la question. Nous avons donc décidé, avec mes collègues, d’objectiver la donnée.

Depuis le travail que nous avons fait à partir du printemps pour donner l’alerte et pour préparer le budget 2025, personne, même la représentation nationale, ne peut dire qu’il n’était pas au courant. Nous avons fait un travail de prospective, et même de rétro-prospective des taux d’épargne brute des départements, pour en montrer la dégradation. Nous avons objectivé les chiffres. J’ai même rencontré le premier ministre de l’époque, à qui j’ai fourni les données dès le mois de septembre, en lui disant que, s’il n’était pas d’accord avec elles, il pouvait les transmettre à Bercy, qui pourrait nous convoquer et nous fournir les éléments permettant de contester nos données. J’ai envoyé les documents à tous les groupes, au président de votre commission et au rapporteur général, avec lequel je me suis entretenu personnellement à plusieurs reprises, tandis que Jean-Léonce Dupont et Jean-Luc Chenut faisaient de même au Sénat. Personne ne peut donc dire qu’il ignorait la situation. Nous avons contribué, par notre travail, à réduire le prélèvement, l’effort qui nous était demandé – qui était initialement de 5 milliards – et nous nous sommes efforcés de donner l’alerte quant à la situation singulière des départements.

Nous sommes, je le répète, solidaires des autres collectivités sur le plan des libertés et de la reconquête d’une autonomie fiscale et financière, mais nous insistons sur le caractère singulier de la situation des départements, compte tenu de leurs compétences et de la structure de leurs dépenses et de leurs recettes. C’est tout ce que j’ai demandé de prendre en compte. Nous avons obtenu une première diminution, puis une seconde, qui a été confirmée après avoir été anticipée par Michel Barnier et son gouvernement. Nous avions obtenu que notre situation singulière soit prise en compte, et le montant de la contribution était pratiquement redescendu de l’ordre d’un milliard d’euros.

J’ai toutefois trouvé profondément injuste et incompréhensible – et je continue à le penser – que le ministre des collectivités territoriales nous dise que l’effort qu’il demandait était soutenable. Les 220 millions d’euros du Dilico étaient répartis entre seulement 50 % des départements, puisque nous avions demandé une exonération pour les cinquante départements en difficulté, mais l’idée selon laquelle il existait encore des départements riches et que l’augmentation de 0,5 % des DMTO réglerait le problème, comme l’a laissé entendre le ministre, ou qu’elle pourrait faire l’objet d’une nouvelle répartition entre nous, c’est-à-dire d’une péréquation horizontale, revenait à oublier que nous avions déjà exploré le chemin de la solidarité horizontale, qui représente, dans le contexte actuel, 1,5 milliard d’euros. Demandez au président des Alpes-Maritimes ! Les Hauts-de-Seine – cela pourra faire sourire certains, mais pas moi – sont proches d’une situation dans laquelle leur marge brute devient négative. Que l’on conteste ces chiffres si l’on veut !

Lorsqu’il faut mettre ainsi des centaines de millions d’euros au pot, pour dégager 1,5 milliard, c’est qu’on est au bout d’un système. Nous avions réussi à obtenir un fonds de sauvegarde, destiné aux quatorze – puis vingt-neuf – départements en difficulté et dont le président du département de l’Aisne a rappelé l’importance. J’ai plaidé pour ce fonds et donné l’alerte, mais on m’a renvoyé dans mes buts. C’est insoutenable. Non seulement on nous demande un effort malgré la gravité de notre situation, qui était déjà reconnue et identifiée auparavant, mais on ne prend même plus des mesures de sauvegarde pour les départements les plus en difficulté. Et on vient nous parler d’effort soutenable ? Que votre commission d’enquête exige donc qu’on lui produise des chiffres attestant que les données que nous fournissons seraient fausses ! La ministre des solidarités a eu ces éléments – je me souviens des entretiens que nous avons eus. Je lui ai remis le document et nous avons regardé l’évolution de la dépense. Sophie Pantel était alors encore présidente de département. Nous avons fait nous-mêmes le travail de collecte de données pour montrer les conséquences financières de la situation.

Je vous le dis solennellement : depuis le mois de septembre, personne dans ce pays ne pouvait ignorer la difficulté singulière devant laquelle sont placés les départements. Je l’affirme sous serment devant la commission d’enquête.

M. le président Éric Coquerel. Je vais envoyer une demande au gouvernement dès ce soir.

M. Jean-Luc Chenut. Malgré la brutalité de ce que nous vivions, nous avons été confrontés, autour de l’année 2023, à un véritable déni de réalité. À l’été 2023, on nous renvoyait à nos comptes administratifs de 2022, souvent votés en mai ou juin, qui étaient les meilleurs de l’histoire des départements. L’épargne nette était en effet à son niveau le plus élevé – 110 millions d’euros pour l’Ille‑et‑Vilaine en 2022. Nous avons fini l’année 2023 à 2 millions. Le retournement a été brutal, mais nous le signalions depuis le début de l’année 2023 – nous suivions l’évolution des droits de mutation à titre onéreux. Compte tenu des éléments que peut aujourd’hui connaître Bercy, il n’est pas besoin d’attendre le vote des comptes administratifs pour savoir que la tendance n’est pas bonne. On vient ainsi de nous donner, en février, les soldes par catégorie de communes au 31 décembre 2024 : la connaissance de la situation est quasi instantanée. L’évolution a été d’une brutalité inédite, puisque nous sommes passés de la meilleure année à la pire. Nous avions toutefois activé les capteurs et les déclencheurs d’alerte depuis le début de l’année 2023.

M. Jean-Léonce Dupont. Dans nos relations avec l’État, nous avons connu l’approche trumpienne des contrats de Cahors : j’ai décidé que vous deviez faire ceci ou cela et si vous ne le faites pas, vous serez sanctionnés. Pourtant, tout contrat suppose normalement une négociation.

Aujourd’hui, on nous dit qu’on va faire preuve d’une grande souplesse : l’État nous fixe une orientation, qui est une évolution de – 0,5 %. Mais comment y arriver quand vos dépenses non pilotables représentent 70 % de vos dépenses totales et qu’elles sont appelées à augmenter encore ? Si, sur le différentiel, nous sommes parvenus à appliquer cette évolution, nous savions très bien, à la fin de l’année 2023, que l’objectif ne serait pas respecté, d’autant que nous étions confrontés aux difficultés engendrées par l’évolution des DMTO. L’État central en connaît, mois par mois, les chiffres puisque les DMTO sont acquittés avec un décalage d’un mois. Au moment de l’élaboration du budget, leur évolution sur l’année 2023 était donc connue. S’est ajouté à cela le fait qu’était prévue une augmentation des recettes de TVA de 4,8 %, voire de plus de 5 %, alors qu’elle n’a finalement été que de 0,8 %. Après, cela ne dépend plus de nous.

L’augmentation des dépenses locales a alourdi la dépense publique sans pour autant creuser le déficit de l’État. Le problème, c’est que sous couvert des critères européens, on a fait passer dans l’opinion publique l’idée selon laquelle, du fait de cette augmentation de dépenses publiques obligatoires, les collectivités locales étaient responsables de l’accroissement du déficit de l’État, alors que ces deux phénomènes n’ont rien à voir.

Je le répète, le ministère, avant la fin de 2023, connaissait l’évolution des DMTO, au moins jusqu’au mois d’octobre.

Mme Sophie Pantel (SOC). Comme d’autres, je regrette l’absence d’un certain nombre de nos collègues, surtout après ce qui nous a été dit sur les collectivités pendant le débat budgétaire.

Je remercie les représentants de Départements de France pour l’état des lieux très précis qu’ils ont dressé. Ils ont pu réexpliquer le poids des dépenses non choisies, les conséquences des transferts de charges, le rôle que jouent les départements quand ils viennent combler les carences de l’État et la différence essentielle entre la section de fonctionnement et le fonctionnement – il ne faut pas confondre des prestations avec des petits fours et du champagne. Ils ont pu aussi revenir sur les éléments erronés qui ont été indiqués à notre commission, les fameux 16 milliards d’euros d’augmentation du déficit public censés avoir été entraînés par l’augmentation des dépenses des collectivités locales.

Les difficultés des départements sont connues, notamment l’effet ciseaux. Tout le monde en avait été alerté. J’ai moi-même participé à des réunions ministérielles à vos côtés.

Vous avez rappelé l’importance des deux piliers sur lesquels reposent les départements : la solidarité humaine, si importante dans un contexte de crise, et la solidarité territoriale. Le rapport Woerth a évoqué la possibilité de mettre fin aux compétences partagées, termes préférables, en effet, à ceux de « compétences optionnelles », « compétences choisies » ou « compétences non obligatoires ». Pour les départements ruraux et les départements de montagne, ces compétences sont essentielles.

Les CRC (chambres régionales des comptes) en sont à enquêter sur la capacité des départements à absorber les dépenses, compte tenu des pertes de recettes. Quel est votre avis à ce sujet ?

Quelles devraient être selon vous les recettes pérennes de demain ? Ne s’agirait-il pas seulement de quelques pansements de plus ? La solution n’est-elle pas plutôt à rechercher du côté d’une véritable décentralisation ? Les missions très régaliennes seraient laissées à l’État et pour le reste on ferait confiance aux territoires. Cela suppose de les doter d’une réelle capacité financière, notamment en matière fiscale, et de respecter le principe de libre administration des collectivités – M. Dupont a rappelé que la Charte européenne de l’autonomie locale n’était pas respectée.

Que pensez-vous des attaques lancées contre les départements ? Ne manifestent-elles pas une volonté de faire disparaître cet échelon ? Mais je n’insiste pas car M. Ciotti a déjà posé cette question.

La fusion entre les sections « soins » et « dépendance » dans le financement des Ehpad entraînerait, selon certains, de moindres dépenses pour les départements. Certes, ceux dont les dépenses liées à la dépendance se situent en dessous de la moyenne seront sans doute gagnants mais seulement pendant une courte durée. Quelle est votre position sur ce qui est présenté régulièrement par la ministre de la santé comme un acte fort et une solution pour vous ?

M. François Sauvadet. D’après les déclarations du gouvernement, plus particulièrement celles récentes du ministre des collectivités territoriales, il ne faut pas espérer de réforme de la décentralisation avant les prochaines élections présidentielles. La situation politique actuelle ne la rendrait d’ailleurs pas aisée.

S’agissant de la fusion des sections, je comprends bien la commodité d’une telle évolution mais je suis extrêmement réservé à ce sujet. Nous avons exprimé le souhait que l’expérimentation se fasse en miroir, à la fois du côté des ARS (agences régionales de santé) et du côté des départements volontaires. Or le gouvernement comme l’administration ont beaucoup insisté pour que cette fusion ne soit gérée que par les ARS et je vois les conséquences d’un tel choix se profiler. Je crains que la maîtrise budgétaire ne soit utilisée pour fermer des établissements, notamment dans le monde rural. Tout le monde sait ce qu’il y a dans les tuyaux : on se prépare à des fermetures d’établissements ayant moins de 50 lits, au motif que le vieillissement de la population serait une maladie, ce qui reste à expertiser. Certes, des personnes très âgées en perte d’autonomie relèvent du soin, mais il y en a d’autres qui relèvent de l’accompagnement, même dans le grand âge. Nous voyons bien quelle mécanique s’est installée.

J’ai demandé des précisions sur le financement de l’expérimentation qui va être engagée dans vingt-trois départements. L’État a prévu 200 millions d’euros. Faisons un rapide calcul : quand la généralisation aura lieu, après la fin de l’expérimentation, prévue du 1er juillet prochain au 31 décembre 2026, il faudra un investissement cinq fois supérieur, autrement dit d’environ 1 milliard d’euros si nous restons dans le même ordre de grandeur. Très franchement, je n’y crois pas beaucoup. C’est comme pour l’expérimentation de France Travail : au moment de la généralisation, d’un seul coup, tout le monde s’est rendu compte que les moyens de l’établissement public n’étaient pas suffisants, même s’il n’y a pas eu de taille dans les effectifs, et qu’il était nécessaire de mieux cibler les publics.

Au sein de Départements de France, j’ai proposé l’installation d’un comité de suivi de l’expérimentation de fusion des sections, composé des administrations et des départements expérimentateurs et non expérimentateurs. Je considère que nous devons continuer à être très présents dans le domaine médico-social : jamais nos compatriotes n’ont eu autant de mal à accéder aux soins alors que jamais nous n’avons autant dépensé pour la santé. Dans mon département – et c’est la dernière fois que je le fais – j’ai racheté à une commune un Ehpad accueillant quarante-cinq personnes pour éviter sa fermeture et la dissolution de la communauté médicale qui s’est constituée autour de lui, avec encore deux médecins et un kiné. Si nous laissons les clefs de la gestion des Ehpad aux ARS, je crains que cela n’aboutisse à créer de nouveaux déserts médico-sociaux. Tirons les leçons de ce qui s’est passé dans notre pays.

Pour structurer l’offre de solutions à apporter face au vieillissement et à la perte d’autonomie, nous avons besoin d’établissements de proximité. Il nous faut aussi moderniser les métiers de l’accompagnement social. Ce n’est pas qu’une question de salaires. Réfléchissons à une externalisation des services et à une adaptation des temps de travail pour préserver la vie de famille quand il s’agit de s’occuper de personnes qui requièrent une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans ce domaine, une vision territorialisée est préférable à une vision concentrée.

Je respecte bien évidemment mes collègues qui se sont engagés dans cette expérimentation mais il ne faut pas oublier que beaucoup ont fait ce choix pour des raisons financières. Le département de Seine-Saint-Denis s’est lancé dans l’expérimentation concernant le transfert du RSA, mais il n’est plus question de la généraliser car cela engendrerait des coûts que l’État ne pourrait pas supporter.

M. Nicolas Fricoteaux. Toute la question est de savoir si les Ehpad relèvent encore du champ médico-social. Ne les oriente-t-on pas plutôt du côté du sanitaire et de son financement ? Les établissements de proximité évoqués par François Sauvadet s’approchent davantage de résidences autonomie, donc de l’habitat intermédiaire. La fusion « soins » et « dépendance » renvoie plutôt à des soins de suite ou à des soins dans un contexte de forte dépendance.

Par ailleurs, il y a l’État-providence, la solidarité départementale et la solidarité nationale, mais il faut aussi intégrer la part de l’usager dans nos réflexions sur le financement par les départements. L’Aisne vient de donner aux Saad (services d’aide et d’accompagnement à domicile) la possibilité de fixer librement leurs tarifs. Cela n’implique pas que nous ne prenons pas en compte les difficultés de certaines personnes, nous voulons simplement adapter la prise en charge financière aux besoins et aux ressources de chacun. Si nous n’intégrons pas la part de l’usager, nous n’y arriverons jamais, et cela vaut pour tous les domaines. Le RSA rénové est une manière d’y réfléchir.

M. Jean-Léonce Dupont. Les transferts de compétences nouvelles, d’un côté, et les reprises de compétences existantes, de l’autre, m’inquiètent toujours. Si vous connaissez un seul exemple d’opération proposée par le pouvoir central ayant conduit à une amélioration sur le plan financier, j’aimerais vraiment le connaître.

S’agissant de la recentralisation du RSA, je vais vous donner mon interprétation personnelle. Alors que la France connaissait a priori une baisse structurelle du chômage, Bercy a cru faire une bonne opération : on s’est dit qu’il ne serait pas idiot de reprendre la compétence et de récupérer les financements mis en place par les départements, en pensant que le nombre de bénéficiaires du RSA allait diminuer. Or il ne vous a pas échappé que nous assistons plutôt à un retournement : le nombre de chômeurs tend à augmenter. Comme par hasard, le pouvoir central s’est bien gardé de demander la généralisation du dispositif. Autant vous dire que la prudence me semble s’imposer.

Quant aux dépenses, nous n’aurons plus de capacités pour les absorber. J’en reviens à une idée que j’avais évoquée dans une conversation avec Charles de Courson et qui a été en partie reprise dans le rapport Woerth. Si, d’ici à 2027, nous ne fléchons pas une partie des recettes de la CSG vers les collectivités locales, en leur laissant un pouvoir de décision, fût-il encadré, nous ne pourrons pas sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes. Cela supposerait bien sûr un fonds de péréquation. C’est la seule solution envisageable et, je vous le dis, nous avons au maximum deux ans devant nous. Si nous ne le faisons pas pour nos budgets 2027, nous aurons d’énormes difficultés.

M. Philippe Juvin (DR). La situation n’est pas grave, elle est très grave. Je partage votre avis : les collectivités locales ne sont responsables en rien de la situation très dégradée des finances publiques puisque, par principe, elles doivent équilibrer leur budget. Elles sont soumises à une règle d’or dont l’État s’exonère. Les élus locaux sont les exécutants de politiques dont ils ne maîtrisent ni le périmètre, ni les montants, ni les coûts. À cela s’ajoute l’effet du dynamitage de la fiscalité locale. Les dépenses et les recettes n’étant pas pilotées, l’avion a du mal à rester en l’air : le crash est proche. Vous dites que les départements sont exposés à un risque de cessation de paiement et j’en suis tout à fait convaincu. Les Français s’en rendront compte le jour où cela se manifestera par des effets concrets, qu’ils concernent l’entretien des routes et des ponts, la prise en charge de la dépendance, du vieillissement et du handicap ou les collèges.

Que ceux qui doutent des vertus de bonne gestion attachées à la décentralisation se représentent, par exemple, les collèges avant et après. Je me souviens d’établissements très dégradés, qui ont désormais été rénovés. Je m’étonne du fait que depuis dix ans, toutes les lois de décentralisation sont en réalité des lois de recentralisation. Si elles ne recentralisent pas de jure, elles recentralisent de facto avec des effets sur la fiscalité. La solution, c’est de recréer pour chacune des strates administratives une fiscalité locale dont une partie porterait sur les habitants et l’autre sur l’activité économique.

J’entends ce que vous dites au sujet de la CSG mais cela suppose qu’il y ait un pouvoir local de décision, sinon cela n’aurait pas de sens. Le taux est d’un peu moins de 10 %. Quel devrait-il être, toutes choses égales par ailleurs, compte tenu des nécessaires variations liées aux politiques départementales ?

La plupart de vos dépenses sont des dépenses de fonctionnement, bien entendu, mais ce sont des dépenses de fonctionnement contraintes. Qu’en est-il des aides aux communes ? L’État considère parfois qu’on pourrait s’en passer parce qu’il ne connaît pas la réalité des territoires. Quelle est globalement la part de ces aides dans le budget de fonctionnement des départements ?

M. Jean-Léonce Dupont. S’agissant de la variation locale de la CSG, soyons clairs, Bercy est contre. Vous imaginez bien : dès qu’il s’agit de l’autonomie des collectivités, c’est insupportable. Au moment où il rédigeait son rapport, Éric Woerth avait sur ce point des divergences avec Bercy. Nous n’en sommes qu’à discuter d’un éventuel principe. Pour faire des simulations et des évaluations, nous avons demandé des chiffres à Bercy. Nous ne les avons pas. Si vous pouviez nous aider à les obtenir, nous vous en saurions gré.

M. le président Éric Coquerel. Je suis justement en train d’écrire un courrier.

M. Jean-Léonce Dupont. Quant aux aides aux communes, elles s’élèvent à environ 1,4 milliard d’euros, globalement. Pour vous donner une idée, le budget de mon département est d’un peu moins de 900 millions d’euros et je consacre 150 millions sur six ans aux collectivités locales.

M. Nicolas Fricoteaux. Dans le département de l’Aisne, cela représente 2 %, soit 15 millions d’euros, sur un budget total de 750 millions d’euros, dépenses d’investissement et de fonctionnement confondues.

Vous vous demandez quelle part de CSG pourrait compenser les dépenses sociales. Je pose la question autrement : quel serait le reste à charge par habitant pour chacune des collectivités départementales ? C’est toute la différence entre égalité et équité.

Mme Marina Ferrari (Dem). Je vais m’attacher à poser des questions qui nous ramèneront au cœur de la commission d’enquête en vous interrogeant sur les raisons qui, selon vous, ont provoqué le dérapage budgétaire et sur la manière dont vous avez vécu les choses. Vous savez, puisque vous me connaissez, que je ne fais pas partie des responsables politiques qui mettent en cause la responsabilité des collectivités. En revanche, j’estime – et je vous remercie de l’avoir souligné, monsieur le président Sauvadet – que nous avons une responsabilité collective. Une dette, qu’elle soit contractée par une collectivité ou par l’État, reste une dette publique, qui pèse sur les Français.

Comme vous, je suis convaincue que les départements sont plutôt les bons élèves de la classe, si je puis m’exprimer ainsi. Les éléments que vous nous avez fournis le confirment. Le rapport de la Cour des comptes sur la situation des finances publiques de février 2025, qui vous a fait vivement réagir, souligne que les dépenses des collectivités ont connu en 2024 une forte hausse. On peut regretter que ce rapport n’établisse pas de distinctions entre les strates de collectivités et en leur sein, les différences d’un département à un autre, d’une intercommunalité à une autre ou d’une commune à une autre pouvant être importantes. Globalement, les dépenses de fonctionnement ont progressé de plus de 2,6 %. Nous connaissons le contexte : les achats ont été affectés par l’inflation et le point d’indice a été revalorisé. Quel a été, par ailleurs, le rôle de l’évolution de la masse salariale au sein des départements, hors mesures de revalorisation ou mesures techniques comme le GVT (glissement vieillesse technicité) ? Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ? Quelle a été l’évolution des effectifs et des dépenses de masse salariale ? Qu’en est-il de l’absentéisme ? Nous savons qu’il a un coût important au sein des collectivités.

S’agissant du recul des DMTO, nous avons été nombreux, y compris au sein de la commission des finances, à alerter sur le risque qu’il faisait peser sur les départements. Vous avez rappelé que, lors d’une réunion à Bercy au premier semestre 2023, vous aviez déjà signalé un écart très important entre les prévisions du ministère et les vôtres. Que s’est-il passé en 2024 ? Avez-vous réitéré ces alertes auprès des services de l’État ? Les écarts de prévisions sont-ils restés les mêmes ?

Cela me conduit à ma dernière question qui porte sur l’avenir. Il semblerait que nous soyons confrontés à un véritable problème d’écarts de prévisions, dont on ne sait s’il est dû à de l’incompétence, à une volonté de tronquer la vérité ou à de réelles difficultés à établir des prévisions. Vous avez commencé à esquisser des pistes de réflexion en proposant notamment d’objectiver, mois par mois, les données, en lien avec la commission des finances. Avez-vous pensé à d’autres solutions qui nous éviteraient de tomber dans les mêmes écueils ?

M. François Sauvadet. Certes, les dépenses des collectivités locales ont évolué mais je tiens à rappeler devant votre commission d’enquête ce que cela recouvre : pour les prestations – RSA, PCH, APA –, nous avons été confrontés en 2023 à 1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires, et en 2024 à 760 millions de plus ; s’agissant du financement de l’ASE, nous avons eu 1,1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires en 2023 et 590 millions en 2024 ; pour les Sdis, la hausse a été de 130 millions en 2024. Se sont ajoutés à cela 590 millions au titre de la revalorisation du point d’indice et du GVT. Ce sont autant de mesures dont nous n’avons pas décidé mais que nous devons assumer financièrement. Je le répète : il faut mettre la dépense en mode « pause ».

Nous intervenons dans de nombreux domaines. À moins de nous dire très clairement ce que nous ne ferons plus et de l’assumer, il faut garantir la pérennité de nos actions. L’État ne peut pas nous reprocher des dépenses qu’il a lui-même ordonnées sans garantir pour autant des recettes. Cette situation a suscité en 2023 et 2024 de l’incompréhension parmi les présidents de départements de France hexagonale et d’outre-mer mais je sens qu’à ce sentiment succède maintenant la colère, et je pèse mes mots.

M. Nicolas Fricoteaux. Nous avons augmenté les effectifs de vingt postes, dans mon département, pour l’accompagnement rénové des allocataires du RSA : au-delà des mesures que nous devons appliquer et de la question de la protection de l’enfance, les contractualisations avec l’État ont une incidence.

Lors du transfert des personnels TOS (techniciens, ouvriers et de service), il a fallu titulariser cent personnes, qui avaient des contrats aidés, dans nos cinquante-sept collèges. De nouveaux postes ont donc été créés. Cela remonte à un certain temps, mais c’est un peu dans l’esprit de ce que nous vivons, particulièrement depuis 2023.

M. Jean-Léonce Dupont. Nous ne disposons pas encore des comptes de gestion des départements pour 2024 mais nous estimons que l’augmentation des dépenses serait de l’ordre de 5 %. Pour les personnels, il y aurait plutôt une stagnation. Les augmentations de dépenses seraient liées à 90 % à des mesures imposées par l’État.

J’ai pu exercer l’art de la répétition, qui est, paraît-il, l’art de la pédagogie, à Matignon, auprès de ministres successifs comme auprès de représentants de Bercy et de la DGCL (direction générale des collectivités locales) que nous avons informés des évolutions de nos recettes, notamment des DMTO. Cela n’a pas eu d’effets puisque ces évolutions n’ont pas été prises en compte de manière réaliste.

Ayant été parlementaire dix-neuf ans, j’ai toujours été très sensible à l’article 40, qui rend irrecevable tout amendement créant une dépense non compensée. Je dis que la parole gouvernementale et présidentielle devrait être liée par l’article 40. Dès lors que les départements n’ont plus aucune liberté pour fixer des ressources nouvelles, aucune dépense nouvelle pour la strate départementale ne devrait être décidée si une recette n’a été pas été identifiée auparavant pour la couvrir. C’est une solution que je livre à votre réflexion.

M. le président Éric Coquerel. Les départements ont été appelés, légitimement à mon sens, à participer au financement des mesures du Ségur. Ce que vous dites à ce sujet rejoint ce que nous constatons au niveau national : le Ségur a été décidé sans que des recettes correspondantes soient prévues, point sur lequel Jérôme Guedj insiste souvent.

Mme Marina Ferrari (Dem). Juste une précision : quand je parle de responsabilité collective, je n’exonère pas les parlementaires qui proposent et adoptent des amendements lors de l’examen des textes budgétaires.

M. le président Éric Coquerel. Beaucoup d’amendements ont été supprimés avec le recours au 49.3. La responsabilité première, à mon avis, n’est pas là ; mais cela renvoie à une discussion politique.

Mme Félicie Gérard (HOR). Les départements subissent une chute de ressources, comme les DMTO, et une augmentation des dépenses sociales, particulièrement marquée dans un département comme le mien, le Nord.

Pour rendre plus saines les relations budgétaires avec l’État, est-il nécessaire de clarifier les compétences des départements et d’entamer un recentrage sur les compétences exclusives ? Le poids des dépenses sociales variant d’un département à l’autre, faut-il revoir les mécanismes de péréquation ? Comme le secteur immobilier n’est pas au mieux de sa forme, les rentrées fiscales qui sont assises sur lui deviennent de plus en plus incertaines : n’est-il pas dangereux de conserver une si grande dépendance des recettes des départements aux DMTO ?

M. Jean-Léonce Dupont. Le problème qui se pose n’est pas tant celui de la clarification des compétences – tous les éléments sont connus – que celui de la volonté du pouvoir central d’avoir des collectivités décentralisées autonomes. Je me tiens à votre disposition si vous souhaitez qu’un jour nous abordions ce sujet de façon plus approfondie.

S’agissant des mécanismes de péréquation, vous avez raison, mais c’est très compliqué. C’est un sujet que nous abordons au Comité des finances locales, dont je suis rapporteur : remettre à plat tous ces mécanismes est une très lourde tâche. Ils se contredisent parfois : un département bénéficiaire de tel système peut être appelé à contribuer à un autre. Il va falloir attendre encore quelques années avant que les capacités de l’intelligence artificielle atteignent un niveau suffisant pour trouver la solution. Cela ne veut pas dire que je désespère que notre technocratie y parvienne, mais j’émets quelques réserves.

S’agissant des DMTO, soyons clairs : jamais ils n’ont été prévus pour financer les dépenses sociales. Ils sont destinés à financer des dépenses, qui peuvent suivre des cycles évolutifs, telles que les collèges, les routes et la solidarité territoriale. Chaque collectivité doit avoir la sagesse d’intégrer le caractère fluctuant de cette ressource. On peut se fonder sur les tendances observées, qui sont marquées par des années d’excédents et des années de sous-financement. Si une collectivité assure, de manière prévisionnelle, la gestion de ces fluctuations, elle peut, très honnêtement, avoir de quoi financer les compétences auxquelles je faisais référence. Il existe peut-être quelques exceptions, mais globalement tout département doit y arriver sans aucun problème. Quand on a un peu moins de ressources, on fait, comme tout un chacun, un peu moins de dépenses ou on les étale un peu plus dans le temps.

Le problème, c’est le financement du champ de la solidarité. Je le redis, sans la mise en place, dans les deux ans qui viennent, d’un système reposant sur la CSG, qui est la seule possibilité, nous n’y arriverons pas. J’insiste sur le fait que supprimer les départements n’enlèverait rien au problème du financement des compétences qui leur reviennent actuellement. Arrêtons de laisser supposer que c’est l’existence de cette strate qui crée les difficultés.

Nous demandons des informations financières en vue de faire des simulations. Cela nous permettrait d’échanger avec les services de l’État, en toute franchise et dans le cadre d’une coopération reconstruite, afin d’élaborer des solutions en connaissance de cause, de part et d’autre. Nous comptons sur vous. Vous le voyez, finalement, nous ne désespérons pas.

M. Nicolas Fricoteaux. Les DMTO ne sont pas destinés à financer le social, en effet, mais ils servent de ressources pour l’aménagement du territoire. Or les territoires les moins attractifs ont moins de recettes issues des droits de mutation et donc moins de moyens pour financer l’aménagement du territoire.

M. Jean-Léonce Dupont. Vous avez raison mais, pour être tout à fait exact, il faut aussi prendre en compte les mécanismes de redistribution. Les écarts entre les montants de DMTO par habitant ne sont pas du tout les mêmes après péréquation.

M. Nicolas Fricoteaux. Il faudrait entrer davantage dans les détails.

Je reviens sur la clarification des compétences. La question qui se pose, en réalité, est celle de la capacité à financer ce qui est essentiel. Les Hauts-de-Seine ont participé à hauteur de 90 millions d’euros à l’installation de terrains de hockey sur gazon lors des Jeux olympiques ; tant mieux, mais l’Aisne n’a pas ces 90 millions pour financer la solidarité. Il faut commencer par s’interroger sur ce qu’il est essentiel de financer partout, de manière équitable, et ensuite sur le recours à des financements individualisés pour mener des politiques plus ou moins volontaristes dans les territoires en actionnant le levier fiscal.

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’ai cinq questions à vous poser.

Lors de la préparation des projets de loi de finances pour 2023 et pour 2024, avez-vous eu des discussions concernant la fixation d’objectifs de dépenses de fonctionnement et d’investissement ?

M. Jean-Léonce Dupont. Nous n’avions qu’une orientation générale.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Quelles sont vos prévisions pour ce qui est de l’augmentation des dépenses de fonctionnement, d’une part, et des dépenses d’investissement, d’autre part, en 2025 ?

M. François Sauvadet. D’après les indications que nous avons, l’État a déjà programmé pour 2025 1 milliard d’euros de dépenses supplémentaires qu’il va nous imposer, ce que nous dénonçons dans le contexte budgétaire que traverse le pays et qui touche aussi les départements.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Si l’on agrégeait tous les budgets départementaux, quel serait le taux global d’augmentation des dépenses de fonctionnement ? Vous avez évoqué, me semble-t-il, une hausse de 5 %.

M. Jean-Léonce Dupont. Tous les budgets n’ont pas encore été votés.

M. François Sauvadet. Compte tenu des incertitudes dans lesquelles nous étions plongés, la procédure d’élaboration budgétaire est en cours dans certains départements. Nous ferons un point au niveau agrégé. Les choix que nous avons été amenés à faire, pour la plupart d’entre nous, consistent à réduire les dépenses, mais nous devons intégrer les dépenses obligatoires qui nous sont imposées par l’État. Autrement, la tendance qui se dégage est la maîtrise des dépenses.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Envisagez-vous une décélération en 2025 ?

M. François Sauvadet. Il y aura incontestablement une décélération, hors AIS et dépenses obligatoires. La seule augmentation du RSA représente 170 millions d’euros. En revanche, les investissements seront en phase de décélération dans le pays.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Les investissements baisseront-ils partout ? Et dans quelle proportion ? De 5 à 10 % ? De 15 % ?

M. François Sauvadet. Oui, c’est certain, et je pense qu’ils baisseront de l’ordre de 5 ou 10 %.

M. Jean-Léonce Dupont. La baisse devrait s’accentuer en 2026. Mon département, par exemple, a procédé à un désendettement accéléré lors des années antérieures : il a retrouvé une capacité d’endettement relativement importante et constitué des provisions. Le recours à l’emprunt et la mobilisation des provisions permettent très momentanément de maintenir l’investissement, mais cela ne durera pas plus de deux ans. En cas de déséquilibre budgétaire, la première variable d’ajustement est l’investissement, qui s’effondre.

Je ne peux pas vous donner un chiffre, mais une baisse se produira en 2025 et je pense qu’elle va s’accentuer en 2026, d’autant qu’elle sera couplée avec un autre phénomène. Les investissements du bloc communal, que nous finançons, s’infléchissent lors des renouvellements électoraux. On investit plutôt avant et ensuite il faut un peu de temps pour que des projets soient relancés. Par conséquent, on assistera probablement à un tassement de l’aide aux collectivités locales en 2026. Cela va plutôt nous arranger, mais cette évolution contribuera à la baisse des montants d’investissement.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Quelles nouvelles recettes envisagez-vous pour faire face au coût des missions confiées aux départements ? L’idée d’un taux départemental de CSG et d’un fonds de péréquation a été évoquée tout à l’heure. Éric Woerth avait abordé la question, mais seulement sous la forme d’une part de CSG – il m’a dit qu’il n’avait finalement pas proposé un taux en raison des hurlements de Bercy ; je lui ai répondu qu’il avait eu tort. Je crois comprendre qu’une évolution en la matière vous satisferait, mais j’attends d’en savoir plus sur les assiettes de CSG au niveau des départements pour faire des simulations. Existe-t-il d’autres pistes de réflexion ?

M. Jean-Léonce Dupont. J’ai été auditionné au Sénat en compagnie d’Éric Woerth, notamment. Nous étions tous les deux convaincus que la recréation d’un impôt local relevait pratiquement du domaine de l’impossible. Une nouvelle taxe d’habitation qui ne dirait pas son nom paraît totalement irréalisable. On pourrait envisager un élargissement de certaines assiettes de la TSCA (taxe spéciale sur les conventions d’assurance), notamment pour financer les Sdis, mais les montants ne seraient pas du tout les mêmes. On ne serait pas au cœur de la problématique du financement. Recourir à la CSG, comme vous l’évoquez et non de la manière envisagée dans le rapport d’Éric Woerth, serait la seule solution.

M. Nicolas Fricoteaux. On pourrait aussi prendre en compte la part de l’usager, je l’ai dit tout à l’heure, ainsi que la valeur du sauvé en ce qui concerne les Sdis.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Il y a de la marge en matière de tarification, notamment dans les Ehpad – une modification vient d’ailleurs d’être adoptée en ce qui concerne le découplage par rapport à l’aide sociale à l’hébergement.

Ne faudrait-il pas laisser aux départements, dans des conditions qui pourraient être encadrées, la possibilité de fixer le montant des allocations individuelles de solidarité ? Selon qu’on vit à Paris ou dans la Creuse, le RSA ne représente pas la même chose. Il en est de même pour l’APA selon qu’on est dans le Calvados ou dans les Bouches-du-Rhône. À l’heure actuelle, l’application d’un barème national interdit toute modulation.

M. Jean-Léonce Dupont. C’est une très bonne question et je vous remercie de l’avoir posée. Cette idée a déjà été évoquée, assez rarement, mais elle s’est toujours heurtée au principe absolu de l’égalité.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ce principe s’applique dans des situations identiques.

M. Jean-Léonce Dupont. Absolument. S’il fallait s’engager dans cette voie, tout le talent et toute la pédagogie du rapporteur général seraient nécessaires.

M. Charles de Courson, rapporteur général. On donnerait simplement au conseil départemental la liberté de décider. Il pourrait moduler le montant dans la limite, par exemple, de 10 % ou de 15 %. Qu’en pense Départements de France ?

M. François Sauvadet. Nous n’avons pas pris position sur cette question.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Dernière question : après l’échec du pacte de Cahors, les gouvernements successifs ont étudié différents systèmes de régulation de la dépense publique locale, qui n’ont pas été mis en place. Quelle est votre position sur cette idée des technos, si je puis dire ?

M. Jean-Léonce Dupont. À titre personnel, je ne suis pas choqué par l’idée qu’on nous fasse part d’une orientation qui serait souhaitée. S’il s’agit d’encadrer notre action en fonction d’une orientation qui serait décidée par d’autres, je suis en revanche totalement choqué, en raison de notre conception de l’autonomie des collectivités locales, mais aussi parce que nous savons que, dans le système français, de telles orientations s’appliqueraient de la même manière aux uns et aux autres alors que, comme nous l’avons souligné, les situations sont extrêmement différenciées selon les strates de collectivités et même à l’intérieur des strates.

Les contrats de Cahors encadraient l’évolution de nos dépenses. Dans le département du Calvados, nous avons un laboratoire d’analyses très performant, qui est probablement un des leaders mondiaux dans le domaine équin, par exemple. Pour des raisons de bonne gestion, nous avions décidé une mutualisation avec les départements de l’Eure, de l’Orne et de la Manche. Ce regroupement impliquait que les personnels concernés dans les départements voisins soient intégrés dans le personnel départemental avant d’être réaffectés à l’établissement. Cette opération temporaire nous aurait fait dépasser l’évolution fixée pour notre masse salariale. C’était donc impossible.

Je ne suis pas choqué par une ligne générale dès lors qu’elle est indicative, qu’elle n’est pas identique pour toutes les collectivités et qu’on prend en compte les spécificités. Une collectivité peut par exemple avoir à financer un évènement exceptionnel, comme une commémoration, ce qui conduit lors d’un exercice à des dépenses plus importantes, que l’on ne retrouvera pas dans le département voisin. On ne va quand même pas l’empêcher au motif qu’on sortirait ainsi du cadre. L’idée d’appliquer des règles de façon homogène tant aux différentes strates qu’en leur sein n’a aucun sens de mon point de vue.

M. Eddy Casterman (RN). Merci pour tous ces éléments précieux pour les travaux de notre commission, qui montrent combien le principe de subsidiarité est peu respecté, en particulier en matière fiscale. Appliquer ce principe permettrait pourtant de faire disparaître bien des maux.

Je souhaite poser deux séries de questions au président Fricoteaux, afin d’éclairer le débat en prenant notre département comme illustration.

Comme l’a rappelé le président Sauvadet, nous savons que l’asphyxie financière des départements s’explique principalement par l’embolie de la dépense sociale, que l’État laisse à leur charge sans jamais apporter les compensations suffisantes. Comment établissez-vous les prévisions de dépenses en matière sociale, celles-ci étant par nature non pilotables puisqu’il s’agit de dépenses de guichet ?

Pouvez-vous nous indiquer quelle a été en 2023 et en 2024 l’augmentation en volume des dépenses au titre du RSA, de la prestation de compensation du handicap, de l’allocation personnalisée d’autonomie et de l’aide sociale à l’enfance, s’agissant des MNA en particulier ? Que représentent les dépenses consacrées à ces derniers par rapport au budget de l’aide sociale à l’enfance dans notre département ? L’évolution constatée est-elle conforme aux prévisions ? Comment avez-vous été accompagné par les services de l’État pour construire vos prévisions concernant ces quatre postes de dépenses, y compris pour le budget de 2025 ?

Vous avez indiqué que les dépenses dites sociales représentaient environ 75 % des dépenses du département, lesquelles augmentent d’ailleurs. S’agissant du RSA, j’ai lu dans la presse locale que le renforcement des contrôles décidé par votre exécutif permettait d’espérer une baisse de 500 000 euros sur les 117 millions de dépenses annuelles, soit une économie d’à peine 0,4 %. Quelles sont selon vous les pistes de diminution structurelle des dépenses qui permettraient de pallier les difficultés ?

M. Nicolas Fricoteaux. En 2023, nos dépenses de fonctionnement général ont augmenté de 9 %. Les dépenses sociales ont aussi progressé, en particulier s’agissant de l’autonomie et de la protection de l’enfance, les hausses allant de 7 à 10 %. Nous avons réussi à stabiliser les dépenses liées au RSA, car le nombre d’allocataires s’est sensiblement réduit, ce qui a permis d’absorber les augmentations successives du montant de cette prestation.

Le pilotage est réalisé à partir de l’évaluation des demandes l’année précédente et en début d’année. Cela nous permet de savoir à peu près quels montants doivent être alloués aux différentes dépenses sociales.

En 2023, l’augmentation des dépenses a surtout été due aux décisions concernant les rémunérations des agents et des intervenants, qu’il s’agisse du CTI (complément de traitement indiciaire), du point d’indice ou de la revalorisation des services d’aide à domicile. Les charges ont augmenté dans les mêmes proportions que dans les autres départements, même si je ne peux pas vous donner maintenant des chiffres précis.

M. le président Éric Coquerel. Nous avons un peu dépassé le cadre de la commission d’enquête stricto sensu, mais je considère qu’il importe moins de juger ce qu’il s’est passé que d’éclairer l’avenir. Cette audition était donc utile.

29.   Mardi 18 mars 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 91

La Commission auditionne M. Michel Neugnot, premier vice-président de la Région Bourgogne-Franche-Comté, représentant de Régions de France, dans le cadre des travaux menés pour étudier et rechercher les causes de la variation et des écarts des prévisions fiscales et budgétaires des administrations publiques pour les années 2023 et 2024 (article 5 ter de l’ordonnance  581100 du 17 novembre 1958) ([27]).

M. le président Éric Coquerel. Monsieur Neugnot, vous remplacez Carole Delga, qui ne pouvait se rendre disponible dans les délais qui nous sont impartis. Les deux rapporteurs de l’enquête, MM. Eric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ont élaboré un questionnaire écrit qui a été communiqué à la personne auditionnée. Cette audition obéit au régime de celles d’une commission d’enquête, tel que prévu par l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cet article impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Neugnot prête serment.)

M. Michel Neugnot, premier vice-président de la région Bourgogne-Franche-Comté, représentant de Régions de France. L’existence même des régions est souvent remise en cause. Créées bien plus tard que les autres, ces collectivités se sont vues confier, depuis 1986, de plus en plus de compétences, avec un rôle important en matière d’organisation de l’ensemble du territoire.

Votre première question visait à savoir si nous avions été consultés en amont de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2023 à 2027 et participé à l’élaboration du projet. Au même titre que les autres associations d’élus, l’association Régions de France n’a pas été consultée, mais seulement informée, donc placée devant le fait accompli. Il en a été de même lors de la préparation des programmes de stabilité transmis chaque année, au printemps, à Bruxelles et actualisant régulièrement la trajectoire des finances publiques, dont celle des administrations publiques locales (Apul).

Vous avez également souhaité connaître notre bilan des deux années d’application – 2018 et 2019 – des contrats de Cahors. Ce système permet-il de maîtriser la dépense locale ? D’autres systèmes de régulation des finances locales sont-ils privilégiés ? Pour mémoire, en 2019, les dépenses de fonctionnement des régions – pour les régions fusionnées comme pour les autres régions, hors transports transférés et gestion des fonds européens – étaient au même niveau qu’en 2015. L’épargne brute des régions a également enregistré une évolution moyenne de 5,7 % entre 2015 et 2019 ; la capacité de désendettement a connu une baisse continue depuis 2016, passant de 5,5 ans à 4,3 ans en 2019, soit une diminution de près de 22 %.

En dehors des périodes de crise, les régions, qui sont des collectivités responsables, n’ont pas attendu que l’État leur donne instruction de réduire leur endettement. Elles ont su démontrer leur capacité à piloter en responsabilité leurs finances et à prendre les dispositions nécessaires au rétablissement des grands équilibres. Par ailleurs, divers mécanismes, comme la règle d’or relative à l’équilibre budgétaire, permettent déjà de limiter l’endettement et d’assurer une bonne capacité de désendettement des collectivités.

Régions de France, attachée au principe de la libre administration des collectivités territoriales, était clairement opposée à la démarche de contractualisation imposée. Elle considérait toutefois cette dernière comme un moindre mal au regard de la réduction aveugle des dotations opérées entre 2014 et 2017. En 2018 et 2019, toutes les régions – qu’elles aient signé ou non un contrat  ont respecté l’objectif qui leur avait été assigné au sein de ces contrats. Régions de France estimait que, pour que cette contractualisation fasse sens, il fallait qu’elle se traduise par des engagements respectifs des deux parties et par leur respect, et non par des obligations pesant sur les seules collectivités territoriales.

En outre, si certains retraitements concernant les régions étaient opérés – concernant notamment les fonds européens –, toutes les décisions de l’État ne l’étaient pas, alors qu’elles orientaient mécaniquement à la hausse les dépenses des collectivités, sans possibilité pour ces dernières de les moduler.

Enfin, l’objectif de réduction annuelle du besoin de financement des collectivités associées à la contractualisation supposait une baisse du niveau des emprunts, donc du niveau des investissements. Compte tenu des compétences des régions, comprenant le développement économique et les transports, dans un contexte de relance et de transition écologique, il n’était ni souhaitable, ni réaliste que les régions réduisent le niveau de leurs investissements.

Votre troisième question était la suivante : en l’absence d’un mécanisme contraignant de contractualisation, le maintien, dans la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027, d’un objectif d’évolution des dépenses réelles de fonctionnement de moins 0,5 % par an en volume vous paraît-il réaliste ? Régions de France avait fait part de son opposition aux orientations fixées par la LPFP, adoptée par recours à l’article 49, alinéa 3 : l’évolution annuelle en volume des dépenses réelles de fonctionnement des collectivités de moins 0,5 point ; l’objectif de dégager un excédent de 0,2 point de PIB en 2026 et 0,4 point en 2027.

Il convient avant tout de s’interroger sur la faisabilité d’un tel objectif et de ses conséquences sur les politiques publiques mises en œuvre par les collectivités territoriales, notamment les régions. En effet, la LPFP 2023-2027 ne prévoyait aucun retraitement – à l’exception des dépenses sociales des départements – dans le calcul de l’objectif de baisse annuelle des dépenses de fonctionnement.

Les dépenses de fonctionnement des régions sont toutefois orientées mécaniquement à la hausse, principalement sous l’effet de facteurs exogènes : des décisions imposées par l’État en matière de revalorisation salariale, représentant plus de 120 millions d’euros en année pleine, sans compter les 150 millions d’euros liés à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL) ; la trajectoire financière liée aux péages ferroviaires, qui progresse plus rapidement que l’inflation – à hauteur de 8 % par an, soit 1,7 milliard d’euros en 2023, 1,9 milliard en 2024 et 2,07 milliards en 2025 ; la montée en charge progressive du protocole Ségur de la santé – 191 millions d’euros en 2023 et 232 millions en 2024 ; l’augmentation des charges financières liées à la forte hausse des taux – plus 53 % entre 2022 et 2023, soit une hausse de 300 millions d’euros pour l’ensemble des régions ; la revalorisation annuelle, depuis 2022, pour suivre l’inflation, de la rémunération des stagiaires de la formation professionnelle ; les transferts du Fonds européen agricole pour le développement rural (Feader).

Les collectivités territoriales sont confrontées à des injonctions contradictoires de la part de l’État s’agissant de l’objectif de réduction du besoin de financement : il les appelle en même temps à investir fortement en faveur de la transition écologique. Je précise que l’objectif fixé en termes de solde n’est pas décomposé au sein du champ des Apul, qui comprend les collectivités territoriales et les organismes divers d’administration locale (Odal) – Île-de-France Mobilités (IDFM), la société du Grand Paris, qui s’est transformée en société des grands projets (SGP), la société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) –, qui représentent un besoin de financement et d’investissement en forte progression au cours des dernières et des prochaines années.

Comme la Cour des comptes l’a relevé dans le fascicule 2 de son rapport annuel sur les finances publiques locales 2024, l’objectif de réduction du besoin de financement se traduit, à terme, par une baisse des investissements portés par les collectivités territoriales. Le gouvernement n’avait pas communiqué cette trajectoire aux représentants des associations d’élus.

Ainsi, les objectifs fixés prévoient une diminution des dépenses d’investissement des Apul hors SGP de 5 milliards d’euros entre 2025 et 2027, soit une baisse en volume de respectivement moins 7 % et moins 4 %, s’inscrivant non seulement en contradiction avec l’objectif de soutien à la croissance, mais également avec la stratégie nationale bas-carbone.

En effet, selon une étude réalisée en septembre 2024 par l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) et La Banque Postale, pour tenir la trajectoire prévisionnelle de la planification écologique, « les besoins d’investissement des collectivités en faveur du climat dans les secteurs du bâtiment, des transports et de l’énergie sont estimés à 11 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an et en moyenne d’ici à 2030 par rapport à 2022 », comprenant « le développement des infrastructures de report modal – plus 4 milliards d’euros par an ». Dans ce cadre, les besoins d’investissement des régions s’élèvent à près de 2 milliards d’euros supplémentaires par an en moyenne sur la période 2024-2030, « soit un quasi-doublement par rapport à leur niveau de 2022 – plus 80 % ».

La quatrième question concernait les leviers dont disposent les régions pour maîtriser leurs dépenses, en l’absence de mécanismes contraignants : les régions se sentent-elles engagées par cet objectif de la LPFP ? En tant qu’acteurs responsables de la dépense publique, conscientes qu’elles partagent une trajectoire financière commune avec l’État, les régions ont toujours su maintenir leurs équilibres budgétaires : aucune dérive financière concernant leur gestion n’a été constatée au cours des dernières années. Cependant, en raison de fortes contraintes exogènes pesant sur leurs dépenses de fonctionnement, toute contrainte sur leurs recettes se traduira par une baisse, soit des dépenses publiques, soit de l’investissement, voire les deux.

Vous m’avez aussi interrogé sur le dynamisme de la dépense des régions en fin d’année 2023. Les dépenses de fonctionnement des régions ont augmenté de 4,7 % en 2023, en retraitant l’effet comptable de la reprise en propriété des recettes perçues par la SNCF opérée par une région en 2023, soit une baisse en volume de 0,2 % – le taux d’inflation étant de 4,9 %. Ces chiffres tiennent compte du rescrit fiscal permettant de récupérer la propriété des recettes liées au TER : il a été obtenu par la région Occitanie en 2023, par les régions Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur et Grand-Est en 2024, tandis que les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comté devraient en bénéficier en 2025.

Une part significative de la hausse des dépenses de fonctionnement des régions en 2023 découle des conséquences de l’envolée des prix de l’énergie – leur hausse était supérieure au taux d’inflation global – et des mesures salariales décidées par l’État. Les régions étant la seule strate de collectivité à n’avoir bénéficié d’aucune compensation, il ne saurait nous être fait grief d’une mauvaise gestion.

Dans le fascicule 1 de son rapport sur les finances publiques locales 2024, la Cour des comptes a également précisé qu’« à l’instar de 2022, la hausse des achats a principalement concerné les contrats de prestation de service de transport – plus 0,6 milliard d’euros, soit plus 27,7 % en 2023 et plus 0,9 milliard d’euros, soit plus 48,5 % depuis 2019 ».

Deuxième point soulevé par la Cour des comptes : les dépenses d’eau, d’énergie et de chauffage, directement prises en charge par les budgets des régions, ont fortement augmenté, de 0,1 milliard d’euros, soit une hausse de 69 %, sous l’effet de la hausse de ces dépenses pour les lycées, dont de surcroît les dotations de fonctionnement ont crû en 2023 pour la seconde année consécutive. Par ailleurs, les mesures salariales décidées par l’État ont eu sur la masse salariale des régions un impact de 120 millions d’euros en 2023.

Dans le même temps, les recettes des régions ont augmenté de 2,4 % en 2023, soit une baisse en volume de 2,5 % compte tenu de l’inflation. La faible progression des recettes régionales en 2023, inférieure à l’inflation, découle de la dynamique de la TVA, qui représente désormais 55 % des recettes de fonctionnement des régions, et d’une orientation structurelle à la baisse des recettes liées à l’économie carbonée que sont la part régionale de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) et la carte grise. Dans ce domaine, l’arrivée des véhicules électriques est un élément perturbateur. Nous ne pourrons pas compter indéfiniment sur des recettes assises sur une économie carbonée qu’il s’agit de décarboner.

L’épargne brute des régions est mécaniquement en recul de 400 millions d’euros, soit 5,8 %. La hausse des investissements régionaux, principalement dans le secteur des mobilités, les a portés en 2023 au niveau historique de 14,2 milliards d’euros, soit une hausse de 6,3 % avec une incidence en volume de 1,4 %. Financée par l’emprunt, elle a dégradé le ratio de désendettement des régions, qui est désormais de 6,1 ans, contre moins de 6 ans avant la crise sanitaire. L’exercice de la compétence transports exige du temps. Le transport ferroviaire, en particulier, suppose des investissements à honorer sur plusieurs années, ce qui contraint la trajectoire budgétaire. Les régions n’ont eu d’autre choix que de recourir massivement à l’emprunt.

Si les régions ont constitué la seule catégorie de collectivités à ne pas retrouver en 2021 et en 2022 les niveaux d’épargne brute et la capacité de désendettement constatés en 2019 avant la crise sanitaire, il faut rappeler qu’elles sont aussi la seule catégorie de collectivités à ne pas bénéficier de mesures de soutien du gouvernement lors de la crise inflationniste. Elles ont même contribué à financer des aides à des acteurs économiques très affectés par la hausse des tarifs de l’énergie, dans le cadre de l’exercice de leurs compétences.

La crise sanitaire a-t-elle eu un effet sur le calendrier (décalage dans le cycle électoral de la dépense locale) et les montants (trésorerie de sortie de crise) des dépenses d’investissement engagées ?

À la demande de l’État et afin d’accompagner les plans de relance, les dépenses d’investissement des régions ont connu une hausse historique en 2020 de 14 %, soit 1,7 milliard, présentant une forte concentration sur les entreprises. C’était le « quoi qu’il en coûte ». Les dépenses de soutien aux entreprises ont notamment augmenté de 67 %, soit 1,1 milliard d’euros. Les régions ont accompagné les efforts de l’État et de l’Europe pour y faire face.

La Cour des comptes, dans le fascicule 1 du rapport sur la situation financière et la gestion des collectivités territoriales et leurs établissements publics en 2020, constate : « Dans l’ensemble, la section de fonctionnement des régions apparaît ainsi la plus affectée par la crise sanitaire alors que cette catégorie de collectivités n’a pas fait l’objet de mesures de soutien spécifique en 2020, contrairement aux communes, aux groupements et aux départements. » Faute de soutien financier de l’État, qui par ailleurs appelait les régions à investir dans le cadre de la relance, la hausse des investissements régionaux a été financée par un recours à l’emprunt dégradant significativement leur capacité de désendettement.

Quelle part de cette hausse des dépenses attribuez-vous à des contraintes extérieures (hausse du smic, hausse du point d’indice de la fonction publique, revalorisation de prestations sociales) ? Quelle part est due à des choix discrétionnaires des collectivités (masse salariale) ?

Les mesures de revalorisation salariale des agents régionaux par augmentation du point d’indice ont coûté 98,6 millions d’euros en 2024, première année pleine d’application, après avoir eu un impact de 30 millions d’euros en 2023. Dans le détail, la revalorisation du point d’indice a coûté 50 millions d’euros, l’ajout de points pour les catégories C et B 11 millions d’euros et l’ajout de points pour toutes les catégories d’agents 36 millions d’euros. La prime de pouvoir d’achat ciblée sur les moyens et bas salaires a coûté 41 millions d’euros en 2023 – il s’agit d’une estimation réalisée sur une prime moyenne, cette prime n’étant pas obligatoire et soumise à une délibération pour les collectivités.

Quant aux mesures d’accompagnement – réduction de la garantie individuelle du pouvoir d’achat (Gipa), revalorisation des frais de mission, augmentation de la prise en charge des transports collectifs de 50 % à 75 %, revalorisation de 10 % des indemnités forfaitaire des jours du compte épargnetemps (CET) –, leur coût est estimé à 5,3 millions d’euros en 2024. Ces mesures s’ajoutent à celles prises en 2022, notamment la revalorisation de 3,5 % du point d’indice, dont le cumul représente pour les régions une augmentation de 300 millions d’euros de 2022 à 2024 – près de 60 millions d’euros en 2022, 120 millions d’euros en 2023 et 120 millions d’euros en 2024.

Par ailleurs, le gouvernement a publié en février dernier un décret visant à augmenter de douze points, à compter de 2025 et en quatre ans, le taux de cotisation des employeurs territoriaux au titre de la résorption du déficit de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL). Cette augmentation, couplée à la fin des compensations de la hausse du point décidée en 2024, induit un coût budgétaire de 150 millions d’euros en 2025 induisant une hausse totale de plus de 330 millions d’euros de 2019 à 2028.

Régions de France tient également à rappeler que les dépenses de personnel des régions représentent 6 % des dépenses de personnel des collectivités en 2023 pour 20 % des investissements publics – j’ai détaillé les raisons du passage de cette proportion de 13 % à 20 %. Nous estimons que les régions ont une maîtrise rigoureuse de leurs dépenses de personnel, comme l’atteste leur diminution au sein de leurs dépenses globales de 0,02 % de 2022 à 2023 et plus généralement depuis 2016, alors même que les compétences des transports scolaires et interurbains et du développement économique leur ont été transférées. Ces charges nouvelles n’ont pas affecté les éléments de maîtrise budgétaire.

Comment expliquez-vous l’accélération du dynamisme des dépenses d’investissement 2024 ?

En 2024, sans préjudice des données définitives, qui seront présentés dans les comptes administratifs (CA) et dans les comptes financiers uniques (CFU), les dépenses d’investissement des régions progresseraient de près de 7,5 %. Cette hausse s’inscrit dans la tendance observée depuis 2019.

Dans le cadre des plans de relance et de la décarbonation de notre économie, notamment des modes de déplacement, les régions ont été la catégorie de collectivités dont les dépenses d’investissement ont le plus progressé de 2019 à 2023, à hauteur de 26 %, soit une hausse de 2,9 milliards d’euros. Si les régions représentaient 14 % de la dépense publique locale en 2023, elles portent désormais 20 % de l’investissement public local contre 17 % en 2019, soit 15 % de l’investissement public total contre 13 % en 2019.

Les transports sont le premier poste d’investissement des régions, à hauteur de 3,6 milliards d’euros. Leurs dépenses d’investissements consacrées au transport public de voyageurs ont doublé depuis 2017 et augmenté d’un tiers depuis 2019. Par ailleurs, les dépenses d’investissement dans l’enseignement du second degré dépassent d’un cinquième celles de 2020, finançant principalement la rénovation énergétique des lycées.

En raison de la chute de leur épargne brute, liée à une atonie de leurs recettes qui ont progressé seulement de 4,5 % de 2019 à 2023, avec une inflation cumulée de 12,7 % et sans soutien financier de la part de l’État contrairement aux autres catégories de collectivités, les régions ont dû recourir à l’emprunt pour accompagner les plans de relance, à la demande de l’État, ce qui a dégradé leur capacité de désendettement. Cette tendance haussière des investissements régionaux concourt à la transition écologique, dans le cadre des grands programmes européens et nationaux auxquels nous souscrivons pleinement. Les budgets primitifs 2025 adoptés par les régions prévoient une baisse de leurs dépenses d’investissement d’environ 6 %.

Par rapport aux remontées comptables de la fin de l’été 2024, comment expliquez-vous le ralentissement rapide des dépenses de fonctionnement des collectivités à la fin de l’année 2024 ?

La direction générale des finances publiques (DGFIP), en introduction de chacune de ses notes mensuelles consacrées à la situation comptable des collectivités territoriales, indique : « Cette évolution infra-annuelle doit être appréhendée avec précaution car elle est impactée, d’une part, par le rythme d’encaissement par les collectivités de leurs recettes – y compris les versements de l’État, notamment la dotation globale de fonctionnement (DGF) – et, d’autre part, par le rythme d’inscription en comptabilité de ces versements. Ces pratiques des collectivités peuvent varier d’une année sur l’autre, de même que la date de certains versements importants. »

Il convient d’être extrêmement prudent s’agissant de l’utilisation des données comptables en cours d’année, voire de s’abstenir de les extrapoler, comme l’ont fait les ministres de Bercy en septembre 2024, estimant à partir de données provisoires que les collectivités « pourraient à elles seules dégrader les comptes de 2024 de 16 milliards d’euros » sans rappeler les précautions d’usage en la matière ni préciser sur quelle base ils affirmaient cela, s’agissant de données en cours d’année et non consolidées.

Je pense que nous souffrons énormément, dans notre République, de ne jamais dire clairement sur quoi on se fonde. Mène-t-on des raisonnements construits sur du sable ou sur des fondations sûres et avérées ? De nombreux récits commettent cette erreur, qui, à mes yeux, fait grandement obstacle à la tenue d’un débat républicain sain et serein sur les problèmes que nous avons à affronter.

Les résultats en fin de gestion, qui indiquent plutôt un besoin de financement des Apul de 10 milliards d’euros en 2024, démontrent bien que les estimations communiquées étaient prématurées et un peu audacieuses. Il est également à préciser que la communication des ministres portait sur les Apul – qui comprennent les collectivités territoriales et les organismes divers d’administration locale (Odal) –, lesquels ne dépendent pas de nous. Il serait intéressant d’en dresser des budgets distincts.

À l’avenir – telle est la perspective d’une commission d’enquête –, il serait souhaitable de rétablir la sérénité en la matière, et de ne pas utiliser des chiffres faux et non avérés pour justifier telle ou telle politique.

Quoi qu’il en soit, il ne peut être apporté de réponse précise à la question du ralentissement constaté des dépenses de fonctionnement des collectivités à la fin 2024 par rapport aux données comptables de l’État.

La réunion du Haut Conseil des finances publiques locales (HCFPL) d’avril 2024 a-t-elle permis de dégager des pistes de régulation de la dépense locale ? Le gouvernement vous a-t-il présenté des mécanismes de maîtrise de la dépense locale ? Le cas échéant, pourquoi ceux-ci n’ont pas été mis en place ?

Lors de la réunion du HCFPL d’avril 2024, le gouvernement a rappelé l’objectif fixé par la loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 d’une évolution annuelle en volume des dépenses de fonctionnement des collectivités « à un rythme […] inférieur de 0,5 point au taux d’inflation ». Il n’a ni proposé ni présenté aux représentants des associations d’élus des mécanismes de maîtrise de la dépense locale.

Lors de cette réunion, après une présentation par les ministres de Bercy des revues de dépenses en cours et à venir, les représentants des associations d’élus ont rappelé leur souhait d’une revue de recettes des collectivités. Parler des unes sans parler des autres, c’est marcher sur une jambe et boiter lourdement.

Nous demandons un bilan de l’évolution des recettes ces dernières années et de leur adéquation aux compétences exercées et aux charges transférées, d’autant que les périmètres varient chaque année. Régions de France a demandé la mise en œuvre d’un groupe de travail spécifique portant sur le financement du transport ferroviaire, dont j’ai démontré l’importance et l’impact. À ce jour, aucune suite n’a été donnée à ces demandes.

M. le président Éric Coquerel. En septembre dernier, les ministres de Bercy nous ont présenté ce qu’ils appelaient un dérapage des dépenses locales de 16 milliards d’euros. En fin de compte, ce dérapage n’a pas été constaté. Par ailleurs, nos auditions ont montré que l’hypothèse d’une diminution des dépenses de fonctionnement des collectivités locales de 0,5 % en volume, sur laquelle se fondait le gouvernement, n’était pas réaliste en raison des nouvelles dépenses locales qu’il avait décidées.

Je vous sais gré d’avoir rappelé que cette hypothèse était notamment incompatible avec des enjeux ignorés, au premier rang desquels la nécessité d’investir pour la bifurcation écologique. L’étude réalisée par l’I4CE et La Banque Postale que vous avez citée est passionnante. Si tout cela était prévisible, peut-on en conclure que la prévision de baisse des dépenses locales était un moyen de présenter une trajectoire des finances publiques optimiste par rapport à ce qui pouvait se produire ?

M. Michel Neugnot. On nous avait annoncé une augmentation d’un peu moins de 5 %. En réalité, la première année, elle a été de 2,3 %, donc inférieure à l’inflation, et, en 2024, de 1,1 %. Beaucoup de régions n’avaient pas vraiment cru à ces annonces, si bien qu’elles avaient fixé des trajectoires de recettes, notamment de TVA, inférieures à celles prévues. Le discours politique était optimiste car l’histoire a montré que ces trajectoires n’étaient pas réalistes. En France, on essaie de trouver des chiffres pour justifier des discours ; malheureusement, les gouvernements passent et l’on finit par se retrouver sans solution, d’autant qu’il est beaucoup plus difficile de réagir après avoir été baladés pendant un an ou deux.

M. le président Éric Coquerel. Pensez-vous qu’une baisse des dépenses était possible ?

M. Michel Neugnot. Honnêtement, je ne le pense pas. Les régions, qui développent des politiques publiques, aident également à régler certains problèmes des territoires. Les investissements sont nécessaires, et les besoins sont grands. Je le dis avec une certaine solennité : si nous ne réfléchissons pas dès maintenant à des modes de financement qui ne s’appuient plus sur une économie carbonée, le réveil sera difficile. Prenons l’exemple du réseau ferroviaire. Depuis le rapport du COI – Conseil d’orientation des infrastructures –, qui préconisait un investissement de 100 milliards d’euros, on sait qu’il manque environ 1,5 milliard d’euros de financement par an. Thierry Guimbaud, le président de l’Autorité de régulation des transports (ART), que j’ai rencontré récemment, a l’intention de montrer la photographie du réseau utilisable dans cinq ans, celle du réseau utilisable dans dix ans, à trajectoire budgétaire constante. Cela me semble une bonne manière de sensibiliser sur le sujet. L’État, qui est le propriétaire du réseau, doit s’interroger sur la façon dont il le financera ou ne le financera pas. Les régions peuvent faire rouler des trains mais, pour qu’ils roulent, encore faut-il que le réseau soit en bon état et qu’il évolue technologiquement. Nous avons l’obligation de développer les investissements et les services rendus à nos concitoyens, notamment dans le domaine des mobilités, qui représente un tiers du budget des régions.

M. le président Éric Coquerel. Lors d’une réunion du Haut Conseil des finances publiques locales vous avez rappelé, à la suite de Carole Delga, la nécessité d’une revue des recettes. Pensez-vous que la situation ait été aggravée par les suppressions d’impôts locaux et l’affectation d’une part d’impôts nationaux, qui a augmenté l’exposition des collectivités aux aléas macroéconomiques – la TVA représente 63 % des ressources fiscales des régions ? À force de supprimer les impôts locaux, les gouvernements successifs depuis 2017 n’ont-ils pas fait augmenter le besoin de financement des collectivités ?

M. Michel Neugnot. La CVAE – cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises – n’était pas une recette facile à suivre. Dans une région où l’industrie automobile est très présente, nous avions des à-coups et les recettes étaient difficiles à prévoir. Pour nous, le passage à la TVA était une forme d’assurance, sauf que quand cette taxe produit trop, on nous la limite.

Cela pose aussi un problème ancien : le lien entre le paiement de l’impôt et ses effets sur le territoire. Nos concitoyens nous disent tous qu’ils veulent plein de TER, parce qu’ils paient des impôts. Ce n’est pas simple de leur expliquer que l’impôt qu’ils paient ne sert pas directement à les financer. Nous devons évoluer sur ce point.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Le Trésor présente un décalage de 4,3 milliards d’euros en 2023 par rapport à la loi de finances de fin de gestion – 2,6 milliards en fonctionnement et 1,7 milliard en investissement – et de 13,4 milliards en 2024 – 8 milliards en fonctionnement et 5,4 milliards en investissement –, à un niveau inférieur à celui évoqué par le gouvernement. Partagez-vous ces chiffres ? Selon vous, quels sont les déterminants d’une telle évolution ? Les mesures imposées aux régions, comme l’augmentation du point d’indice, expliquent-elles une partie ou la totalité de ce décalage ?

M. Michel Neugnot. Une partie seulement. Nous avons des dépenses nécessaires, d’autres qui ont été contraintes et des compétences nouvelles. Nous souhaitons assumer pleinement nos compétences qui sont au cœur de ce qu’une société doit faire. Il ne faut pas avoir la dépense publique honteuse. Ce qui est important, c’est ce que l’on en fait. Or, pour l’instant, autant nous savons à peu près les politiques que nous devons mener et le volume que nous devons réaliser, autant nous manquons de réponses pour les financer. La fiscalité est impopulaire – c’est visible pour le versement mobilité. Or développer de nouvelles mobilités, faire circuler les trains à vitesse nominale ne peut se faire sans financement.

Le législateur avait fait en sorte que le versement mobilité soit consacré à une augmentation des réponses de mobilité, en investissement et en fonctionnement. Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut la développer. Il est indispensable de savoir quelles politiques l’État veut mener et surtout d’éviter le yo-yo. Nous devons disposer d’une visibilité sur ces trajectoires longues, qui passe par une loi de programmation pluriannuelle, comme l’avait demandé Élisabeth Borne, au moment du pacte ferroviaire. Cela permet d’éviter un retour des débats et de faire du budget une variable d’ajustement, comme dans le cas des 100 milliards d’euros.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Il y a une incompréhension entre l’État et les collectivités. Force est de constater que l’on doit améliorer les prévisions et que cet écart par rapport à la prévision interroge – il représente environ un tiers des 50 milliards d’euros. Comment améliorer le dialogue avec le gouvernement ? Nous avons le sentiment que celui-ci considérait que, malgré l’absence d’un mécanisme contraignant, les collectivités allaient d’elles-mêmes faire les efforts pour atteindre les objectifs qu’il avait fixés arbitrairement.

M. Michel Neugnot. Carole Delga l’avait dit : un contrat doit engager la responsabilité des uns et des autres. Les régions n’ont jamais dit qu’elles ne voulaient pas prendre leur juste part de la situation nationale. Il faut que l’État échange avec elles ; c’est à cette condition que la confiance reviendra. Nous courons le risque d’un décrochage total avec nos concitoyens. Chacun ne peut avoir son propre récit et sa propre interprétation. Il y a besoin de fondamentaux communs, d’une appréciation commune de la réalité objective. Chaque nouveau ministre pense à l’empreinte qu’il va laisser, alors qu’il devrait s’inscrire dans le long terme. C’est le nœud du problème, et il est ancien. La période de crise, notamment climatique, que nous vivons devrait inciter le gouvernement à entretenir un véritable dialogue avec les collectivités.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. En prévoyant de part et d’autre des engagements pluriannuels en matière de non-transfert de compétences ou de non-ingérence dans la politique salariale, par exemple ?

M. Michel Neugnot. Un transfert de compétences coûte plus cher, notamment parce que les règles ne sont pas très favorables. Mais en étant plus près, on est mieux identifié par ceux qui profitent de cette compétence, ce qui change totalement les choses. Conseiller régional depuis 1986, j’ai assisté au transfert des lycées. Le président avait augmenté de 98 % les impôts de la région pour faire face à ce choc. Cela coûte plus cher, parce que cela rend un meilleur service. C’est important de faire le lien entre le service rendu et le coût.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Quelle est la part des régions dans l’écart, en fonctionnement et en investissement ? Nous n’avons que les chiffres agrégés, alors que les situations doivent varier en fonction des strates de collectivités. La TVA étant une ressource particulièrement dynamique, ne pourrait-on imaginer, dans les collectivités, un mécanisme de mise en réserve des bénéfices pour les années moins fastes ?

M. Michel Neugnot. C’est déjà ce que font les régions. Elles décalent des investissements si les recettes ne sont pas là. Un mécanisme de régulation et de contrôle pourrait être une solution d’étalement, même si le mouvement de la TVA est beaucoup moins erratique que celui de la CVAE. Ce qui pose problème dans l’attribution de la fraction de TVA, c’est qu’elle peut être gelée indéfiniment au même niveau.

M. Jacques Oberti (SOC). Il y a en effet une forme d’incohérence entre le plein exercice de la région et le fait qu’elle n’ait plus le pouvoir entier de l’impôt. En tant que membre du Conseil national d’évaluation des normes, j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de me prononcer sur la nécessité d’évaluer l’impact financier de l’attribution de nouvelles prérogatives aux collectivités territoriales. Avez-vous évalué l’impact du SRDEII – schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation – ou du Sraddet – schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires ? Le dialogue avec l’ensemble des territoires pour les mettre en œuvre nécessite des moyens conséquents. L’attribution de nouvelles prérogatives a-t-elle restreint vos marges ?

M. Michel Neugnot. Les régions développent de plus en plus une culture de l’évaluation, d’autant plus nécessaire que l’argent public est rare. L’évolution est très nette dans ce domaine : il s’agit d’analyser systématiquement le service rendu pour chaque euro dépensé.

Le Sraddet est un schéma prescriptif – certains souhaiteraient qu’il le soit moins. Le débat sur l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) nous a étonnés, mais peut-être s’explique-t-il par le calendrier électoral… Quoi qu’il en soit, nous établissons ce schéma, et nous en vérifions l’application. Il en va autrement pour le SRDEII. Je pense que chaque région procède à des évaluations.

La crise liée au covid-19 a perturbé les choses car, auparavant, toutes ces dépenses étaient stabilisées. À ce propos, on peut regretter le « quoi qu’il en coûte » aujourd’hui, mais il a permis de préserver peu ou prou notre tissu industriel. L’Allemagne, par exemple, qui n’a pas opté pour cette politique, a davantage accusé le coup. Il faut toujours comparer – et on ne le fait pas suffisamment dans le débat public français – le coût de l’action et celui de l’inaction. L’absence de décision peut coûter plus cher qu’une décision de moindre qualité.

La culture de l’évaluation est d’autant plus nécessaire que nous disposons désormais d’outils – je pense notamment à l’intelligence artificielle – qui nous permettent de faire beaucoup plus de simulations. Par définition, la crise nous fait passer d’un état à un autre ; les collectivités, notamment les régions, sont prises dans le flot de l’évolution de la gestion. Si une étude globale du SRDEII a été réalisée, nous vous en communiquerons les chiffres.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). Moi qui suis également élu local depuis plusieurs années, j’ai du mal à distinguer le contour des compétences des régions. Je note tout de même que vous avez été meilleurs que l’État – du moins est-ce ce que j’ai compris – puisque vous avez anticipé une baisse des recettes de TVA lors de l’élaboration de vos budgets.

Le transfert de compétences vers les régions, notamment en matière de transport scolaire, a-t-il généré un surcoût ou une économie ? Comment évaluez-vous l’amortissement de cette dépense supplémentaire ? Il s’agit, selon moi, de surcoûts qui ne sont pas forcément très efficaces, mais ils sont liés à des choix politiques sur lesquels je ne reviendrai pas.

Dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, adopté récemment – certes par 49.3 –, nous avons décidé, à la demande de la présidente de Régions de France, d’autoriser les régions à prélever un versement mobilité équivalent à 0,15 % de la masse salariale des entreprises de plus de onze salariés. Certaines régions ont décidé de ne pas utiliser cette possibilité. La demande pouvait paraître légitime, mais ce versement correspond à un impôt de production supplémentaire puisque les entreprises doivent l’acquitter même si elles ne dégagent pas de bénéfices. Régions de France a-t-elle d’autres idées de recettes qui permettraient à ces collectivités de financer sur le très long terme le développement des transports à des fins d’aménagement du territoire ?

Enfin, quelle est la part des frais de personnel dans les dépenses de fonctionnement des régions ? Comment évaluez-vous la qualité de la dépense et des politiques publiques au regard des économies qui pourraient être réalisées ? J’ajoute que si la hausse des rémunérations, décidée par l’État, pèse sur les collectivités, elle leur profite également dans la mesure où leur personnel est plus motivé et plus productif s’il est mieux payé.

M. Michel Neugnot. Pourquoi les compétences en matière de transports scolaire et interurbain devaient-elles être transférées aux régions ? En l’absence de liaison ferroviaire, le transport se fait par des cars interurbains. Si l’on veut répondre aux exigences du développement durable, il faut bien que la communauté de communes qui a la chance de disposer d’une gare où des trains s’arrêtent développe un moyen de transport – car, auto-partage… – qui rabatte les voyageurs vers cette gare. Ce qui va compter, à l’avenir, c’est bien la complétude de la chaîne de mobilité, laquelle suppose l’existence d’un système d’information en temps réel à même de sécuriser les temps de transport.

Or, en Bourgogne, avant le transfert de compétences, il a fallu, pour aboutir à un accord sur ce système d’information multimodal, que la région négocie avec quatre départements et plusieurs autorités organisatrices de transport urbain. Je vous prie de croire qu’il a été très difficile d’embarquer tout ce monde dans le même bateau. En confiant à la région l’ensemble des compétences liées à la mobilité, on lui permet d’apporter des réponses plus complètes et, surtout, on facilite l’utilisation, à cette échelle, des outils qui permettent de communiquer sur les mobilités.

Quant au transport scolaire, les équipes départementales ont été transférées aux régions. Le transfert de compétences a permis de diminuer le coût des outils de gestion des transports, qui aurait été beaucoup plus élevé si chaque département avait dû s’en équiper. La modernisation est toujours un investissement coûteux, mais il faut tenir compte du temps long. Un élu a fait l’erreur de dire, à l’époque, que le transfert rapporterait tant. On ne peut pas compter de cette manière, car il y a le temps qui passe, le progrès technologique... En tout état de cause, le transfert permet d’être plus efficace à un moindre coût.

Par ailleurs, je ne suis pas d’accord avec vous : le versement mobilité n’est pas un impôt de production. D’abord, je le rappelle, ce versement était déjà prélevé par les différentes autorités organisatrices de mobilité urbaine et par la seule région Île-de-France. Le législateur a offert cette possibilité aux autres régions, en limitant le montant du versement à 0,15 % de la masse salariale, soit 1 500 euros pour 1 million d’euros de salaires bruts versés.

Ensuite, la loi impose aux régions de développer l’offre. Dans les zones très peuplées, où il n’est pas possible de créer de nouvelles lignes ferroviaires, cela consiste à acquérir du matériel capacitaire pour passer d’unités simples à des unités doubles ou triples. C’est un impératif lorsque, sur certaines liaisons, le nombre de voyageurs augmente de 30 % en trois ans. Dans les territoires ruraux qui sont de véritables zones blanches ferroviaires, le versement mobilité doit permettre d’augmenter le nombre des dessertes par car. Pour certains trajets, ils sont pleins !

Le versement mobilité n’est pas un impôt de production, car il permet de redéployer une activité, que ce soit dans le secteur industriel ou dans celui des services.

M. Jean-Paul Mattei (Dem). C’est le rôle des collectivités !

M. Michel Neugnot. Vous m’accorderez que la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités ne prévoit aucun moyen de financement, notamment redistributif – je pense aux dispositions relatives aux bassins de mobilité et aux compétences des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Or le législateur a imposé aux régions de redistribuer 10 % du produit du versement mobilité aux autorités organisatrices de mobilité locales, qui pourront ainsi compléter l’offre régionale à l’échelle d’une communauté de communes.

Certes, toutes les régions n’exercent pas cette nouvelle prérogative, notamment parce que le calendrier n’a pas permis à certaines d’entre elles de reconstituer le comité des partenaires, qui doit désormais compter au moins 50 % de représentants des employeurs publics et privés. Mais je crois qu’elles y viendront. À terme, les présidents de région prendront leurs responsabilités dans ce domaine.

La part des dépenses de personnel dans les dépenses de fonctionnement est d’environ 18 %. Mais j’appelle votre attention sur le fait que, si l’instruction des dossiers est de plus en dématérialisée et automatisée, il est nécessaire d’accompagner les collectivités dans la mise en œuvre des politiques publiques. Dans les régions, c’est un élément essentiel, car l’ingénierie de projet est parfois peu développée dans les plus petites collectivités locales. Nombre de nos missions concernent l’accompagnement, le renseignement et le pilotage. Ainsi, pour la mise en œuvre des contrats opérationnels de mobilité, la région Bourgogne-Franche-Comté a embauché huit personnes qui accompagnent et conseillent sur le terrain. Ces frais de personnel sont liés à l’exercice de nos compétences. Grâce à l’intelligence artificielle et au développement de l’ingénierie automatisée, les collectivités locales vont gagner en productivité et pourront se consacrer davantage à cette activité. J’ajoute que la remise en cause par l’Union européenne de certains de ses fonds pour consacrer les crédits communautaires à d’autres politiques peut avoir des effets importants.

M. le président Éric Coquerel. Merci pour vos réponses très complètes.

30.   Mercredi 26 mars 2025 à 16 heures 30 – compte rendu n° 93

La Commission entend M. Charles de Courson, rapporteur général, sur sa contribution sur l’évaluation des recettes fiscales en 2023, 2024 et 2025 (article 5 ter de l’ordonnance n° 58 1100 du 17 novembre 1958)

M. Éric Coquerel, président. Chers collègues, cette réunion, décidée par le bureau, est consacrée à la contribution du rapporteur général de la commission des finances aux travaux de notre commission d’enquête. Elle porte sur l’évaluation des recettes fiscales en 2023, 2024 et 2025.

Avant de commencer, je voudrais vous faire part de deux réactions.

La première est suscitée par la conférence de presse donnée hier par l’un des deux rapporteurs de notre enquête, Mathieu Lefèvre, sur l’état d’avancement des travaux. Si j’en crois la dépêche de l’Agence France-Presse qui en rendait compte, elle portait à la fois sur certaines de ses analyses dans le cadre de l’enquête que nous menons actuellement et sur des recommandations ; c’est un vrai problème, comme je l’ai dit lorsque j’ai été interrogé publiquement, et lors de la réunion, hier, de notre bureau. Il est effectivement prévu par le règlement, pas simplement par l’usage, qu’il ne puisse y avoir de communication, a fortiori d’un seul des deux rapporteurs – il n’y a qu’un rapport, même si nous avons deux rapporteurs – avant la présentation de ce rapport à la commission d’enquête et son adoption ; en effet, le travail de la commission d’enquête est collectif. L’article 144-2 du Règlement de l’Assemblée nationale dispose expressément que, si la commission n’a pas déposé son rapport, son président remet au président de l’Assemblée nationale les documents en sa possession et que ceux-ci ne peuvent donner lieu à aucune publication ni aucun débat. Les dispositions du IV de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 septembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires vont dans le même sens.

En l’occurrence, il est évident que cette conférence de presse déroge au caractère collectif du travail d’une commission d’enquête – en plus, sans prévenir le président, même si j’ai eu Mathieu Lefèvre hier au téléphone pour lui dire que je n’étais pas en accord avec cette démarche, ni l’autre rapporteur. Pourquoi donc ? Je ne sais pas. Ce que je constate simplement, c’est que nous avons les uns et les autres, nous le savons, des analyses différentes sur les raisons des écarts ; l’idée du rapporteur était manifestement de montrer que ces écarts procédaient surtout de raisons techniques et étaient évidemment le fait des services de Bercy – d’où la proposition d’une externalisation de la prévision. Le rapporteur Mathieu Lefèvre est évidemment tout à fait libre de proposer une telle analyse, une telle recommandation, mais cela aurait dû prendre place dans le rapport, que ce soit dans le texte assumé par les deux rapporteurs ou, si nécessaire, dans une contribution spécifique.

Ce qui est fait est fait, mais je suis assez surpris du procédé. Chacun connaît pourtant les règles qui président aux travaux des commissions d’enquête, et ce n’est pas simplement exprimer une réaction personnelle et politique que de dire qu’une telle manière de faire sape la légitimité du travail de commission d’enquête, pourtant empreint d’une certaine solennité – comme vous le savez, non seulement les personnes convoquées s’expriment sous serment mais si elles refusent de déférer à la convocation qu’elles reçoivent, elles s’exposent à des poursuites. Ce n’est pas une simple mission d’information.

Ma deuxième réaction concerne le rapporteur général. Celui-ci a mené son propre travail sur l’évaluation des recettes fiscales, et, même si c’était un peu « en parallèle », cela fait pleinement partie du travail que nous menons en tant que commission d’enquête.

Au cours d’une réunion du bureau, la question de savoir quand ses conclusions devaient être rendues publiques a été clairement abordée. Le fond de l’affaire est qu’il ne saurait évidemment y avoir deux rapports concurrents sur le même sujet, celui de la commission d’enquête et un autre qui serait publié avant celle-ci, lequel, c’est normal, prévaut.

Le rapporteur général nous a convaincus : ses propres travaux pouvaient contribuer à ceux des deux rapporteurs, notamment parce qu’il avait procédé à des contrôles sur pièces. Il a donc été décidé que sa contribution serait présentée avant les conclusions des rapporteurs, mais à huis clos. Cela signifie que cette contribution ne peut être rendue publique.

Or le rapporteur général Charles de Courson a prévu de tenir une conférence de presse dès l’issue de notre réunion. Je lui ai dit mon désaccord, y compris lors de la réunion du bureau, et j’espère que cette conférence de presse ne se tiendra pas ; ce serait encore une manière de préempter le travail collectif de la commission d’enquête et aussi, malgré tout, de donner une version des raisons de ces écarts entre les prévisions de recettes fiscales et les recettes effectives. J’aimerais que cette conférence de presse n’ait pas lieu.

M. Charles Sitzenstuhl. Monsieur le président, je suis très étonné par l’organisation de cette réunion et par le fait qu’elle se tienne à huis clos. Je me dois donc de vous poser la question même si je l’ai déjà posée avant aux services : y aura-t-il bien un compte rendu écrit de cette réunion et à quel moment sera-t-il publié, le cas échéant ?

M. Éric Coquerel, président. Le compte rendu sera publié en annexe des travaux de la commission d’enquête, une fois le rapport de cette enquête examiné et la publication dudit rapport autorisée.

M. Charles Sitzenstuhl. Merci, monsieur le président, pour cette confirmation.

Autre remarque, j’ai trouvé extrêmement infantilisant qu’on nous donne des documents à l’entrée de la salle en nous disant qu’il faudrait les rendre à la sortie. Nous sommes tout de même des députés et des commissaires aux finances.

M. Éric Coquerel, président. Je comprends mais c’est une procédure normale pour une commission d’enquête. De même, une fois le rapport rédigé, vous aurez la possibilité d’aller le consulter sur table ; c’est le même principe. Et je répète que le huis clos a été décidé par le bureau. Il s’agissait d’éviter toute communication publique préalable à celle de la commission d’enquête elle-même, tout en permettant un exposé et des échanges qui peuvent être utiles. C’est une décision collective.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Monsieur le président, je veux aussi faire part de mon étonnement. Tout d’abord, en ce qui concerne la conférence de presse et la publication du rapport, hier, par le rapporteur Mathieu Lefèvre.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Je n’ai rien publié.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons reçu dans la nuit, de la part des administrateurs chargés de la rédaction du rapport, des éléments, et une partie d’entre eux, sous le regard du rapporteur, a été publiée. Je m’en étonne profondément sur la forme. Au cours de mon déjà long parcours de parlementaire, j’ai été président ou rapporteur de trois commissions d’enquête, dont deux sur le terrorisme. Il est arrivé que des rapports soient évoqués le jour même de leur publication, mais les rapports en question étaient déjà rédigés.

Je trouve la méthode contraire à tous nos usages parlementaires, et je veux la condamner. Je veux dire aussi, sur le fond, que ce qui a été dit ou divulgué n’engage que Mathieu Lefèvre à titre personnel. Ainsi que nous aurons l’occasion d’en débattre, je ne partage absolument pas les positions dont il fait état, qui sont en fait celles de l’exécutif et correspondent à ce qui nous a été dit à maintes reprises dans l’enceinte même de nos réunions. Nous aurons l’occasion d’en débattre sur le fond.

Quant à cette réunion, j’hésite à rester, monsieur le président. Moi aussi, j’ai été choqué qu’on nous donne un document à rendre à l’issue de la réunion. En tant que rapporteur, je ne vois pas ce que nous faisons ici si c’est pour que les documents qui nous sont présentés ne nous soient pas remis ni ne soient versés aux travaux de la commission d’enquête. Je ne vois absolument pas l’intérêt d’écouter pendant une heure un soliloque qui ne contribuerait pas aux travaux de la commission.

M. Éric Coquerel, président. Les deux rapporteurs de la commission d’enquête conservent l’exemplaire de la contribution qui leur a été remis.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Alors je reste avec plaisir ! (Sourires.)

M. Éric Coquerel, président. Les deux rapporteurs font le rapport de la commission d’enquête, celui-ci sera présenté sur table et les commissaires pourront le consulter, mais pas l’emporter. Aujourd’hui, le principe est le même, quoiqu’il s’agisse d’un autre document, un peu particulier, et c’est la décision du bureau. Personne ne pouvait empêcher Charles de Courson de faire son propre travail. À partir du moment où celui-ci est une contribution à la commission d’enquête, bien évidemment, nous nous trouvons conduits à organiser ainsi cette communication.

Il aurait certes également été possible de lui demander de ne présenter ses conclusions qu’après l’examen de celles de la commission d’enquête, mais nous avons estimé que ses travaux pouvaient précisément être utiles à la commission d’enquête. Nous avons donc tranché avec pragmatisme. Cependant, si jamais la conférence de presse qu’il a prévue se tient effectivement ‑ ce que je ne souhaite pas ‑ , je regretterai ce choix, je le dis très clairement.

Mme Christine Arrighi. Qui va donc communiquer sur la contribution écrite du rapporteur général, que nous n’avons pas eue ?

M. Éric Coquerel, président. J’ai l’impression que je n’ai pas été clair…

Mme Christine Arrighi. Si, monsieur le président, mais j’interroge plutôt ceux qui se sont déjà exprimés préalablement à cette réunion ou qui comptent peut-être le faire une fois qu’elle sera terminée…

M. Éric Coquerel, président. Théoriquement, personne ne devrait communiquer sur cette contribution à la commission d’enquête avant le jour où le rapport d’enquête sera adopté. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Charles de Courson de reporter la conférence de presse qu’il a prévu de tenir tout à l’heure et au cours de laquelle pourraient être rendus publics, au minimum, des éléments de sa contribution. Je lui ai même envoyé une lettre en ce sens, mais je n’ai pas le moyen de l’empêcher de la tenir.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Sur le fond, mes chers collègues, depuis des mois, j’essaie de comprendre les incroyables écarts entre la prévision de recettes et la réalisation.

Mme Marina Ferrari et plusieurs membres du groupe La France insoumise – Nouveau Front Populaire. Nous aussi !

M. Charles de Courson, rapporteur général. J’ai participé à la commission d’enquête, comme chacun des membres, et je n’étais absolument pas satisfait des réponses qui ont été données. Fort de mes prérogatives de rapporteur général, j’ai décidé d’aller voir sur place ceux qui font la prévision, c’est-à-dire la direction générale du Trésor. J’ai donc appelé le directeur du Trésor pour lui annoncer ma venue, tel jour à telle heure, en lui indiquant que je voulais rencontrer les chefs de bureau et la cheffe économiste pour qu’ils m’expliquent comment ils ont pu faire de telles erreurs.

Le jour dit, ils m’ont donné un certain nombre de documents qu’ils avaient préparés. Je les ai examinés et je leur ai envoyé un questionnaire. Certaines des réponses qu’ils m’ont envoyées étaient suffisamment claires et ne nécessitaient pas de commentaires, d’autres ne l’étaient pas. J’ai envoyé un deuxième questionnaire en laissant toujours un bon mois de délai de réponse. J’ai reçu les réponses à ce deuxième questionnaire, et les administrateurs ont également eu quelques échanges pour préciser certains points.

C’est sur cette base que j’ai fait ce travail, indépendamment du cadre de la commission d’enquête, car c’est une vieille préoccupation pour moi : essayer de comprendre avant de juger. J’ai été tout à fait transparent : j’en ai parlé au président et au bureau. J’ai indiqué que mon travail était prêt depuis quinze jours, et, d’ailleurs, avez-vous constaté des fuites ? Les seuls qui ont mon texte sont le président et, depuis quelques minutes, les deux rapporteurs, et personne d’autre.

Quelques graphiques accompagneront ma présentation orale, puisque vous n’avez pas le texte de ma contribution entre les mains.

Le huis clos ayant été décidé par le bureau de notre commission, tous les journalistes me posent la question : pourquoi un huis clos ? Il est effectivement publiquement connu que nous tenons une réunion à huis clos, et ils nous interrogent donc sur le contenu de ce rapport. Et vous verrez, chers collègues, qu’ils ne manqueront pas de vous interroger sitôt cette réunion terminée.

M. Charles Sitzenstuhl. Il fallait une réunion qui ne soit pas à huis clos alors…

M. Charles de Courson, rapporteur général. Mais c’est évident ! Ce n’est pas moi qui ai décidé ce huis clos, c’est le bureau de la commission. Et, comme je ne veux pas que mon travail soit détourné, j’irai expliquer, mais seulement après cette réunion de notre commission, ce qu’il contient et ce que j’ai découvert.

Mme Mathilde Feld. En toute logique, personne ne répondra aux questions des journalistes si nous décidons de ne pas le faire.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma chère collègue, je siège depuis trente-deux ans dans cette maison… Je peux vous dire que dès qu’il y a une réunion il y a des fuites. Je ne veux pas qu’on raconte n’importe quoi sur mon travail, et je ne peux pas répondre à des journalistes qu’il n’existe pas.

Il n’y a rien à cacher sur son contenu : vous allez le voir dans mon exposé…

M. Aurélien Le Coq. Ce n’est pas le sujet.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Et vous n’êtes d’ailleurs pas obligés de partager les analyses que vous allez trouver dans cet exposé. C’est une contribution. J’ai souhaité faire une conférence de presse ensuite pour éviter que le contenu de ma contribution ne soit rapporté et déformé. Je souligne que je ne la tiens pas avant la réunion, et que je ne suis pas l’un des rapporteurs de cette enquête. Ma réponse est-elle claire ?

Mme Christine Arrighi. C’est clair de votre point de vue, oui.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Vous voyez bien que c’est intenable autrement. Je vous propose maintenant d’entrer dans le vif du sujet.

M. Éric Coquerel, président. Monsieur le rapporteur général, je vais quand même vous répondre avec toute l’amitié et tout le respect que j’ai pour vous : il est connu depuis jeudi dernier que cette commission se réunit aujourd’hui à huis clos, et je n’ai reçu d’appels de la presse que depuis que la conférence de presse est annoncée. Je n’en avais pas reçu auparavant. Je n’avais pas eu de questions sur ce qui allait se passer.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Chers collègues, l’information est publique, chacun sait que nous nous réunissons à huis clos.

M. Aurélien Le Coq. Oui, depuis une semaine.

M. Éric Coquerel, président. Précisément, c’est bien ce que j’explique : l’information est publique, mais je n’ai pas reçu d’appels de journalistes voulant à tout prix savoir ce qui allait se dire au cours de cette réunion à huis clos.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Eh bien, moi, je peux vous dire que j’en ai eus !

M. Éric Coquerel, président. C’est normal puisque vous êtes l’auteur de cette contribution. Il est évident que, si nous avons décidé le huis clos, c’est – et vous le savez – à la fois pour profiter de votre contribution aux travaux de l’enquête et pour que ce document ne soit pas connu avant les conclusions de celle-ci, pour qu’il ne brûle pas – pour le dire vite – la politesse au travail collectif !

Mme Marina Ferrari. Voilà !

M. Éric Coquerel, président. Organiser une conférence de presse est contradictoire avec la décision que nous avons prise de tenir cette réunion à huis clos. J’ai compris que vous allez maintenir votre conférence de presse, cher collègue, mais je le regrette vraiment car cela revient à communiquer exactement sur le sujet de l’enquête. D’autres contributions, telles celles de Charles Sitzenstuhl, des différents groupes, du président de la commission, seront apportées au rapport d’enquête… Nous pourrions tous les diffuser avant la publication du rapport lui-même. Pourtant, nous voyons bien que nous saperions la légitimité de notre travail collectif. Votre explication n’est donc pas tenable, et je tiens à vous redire mon désaccord.

M. Aurélien Le Coq. La situation budgétaire, tout le monde l’a dit, était grave. La commission des finances a donc décidé de se doter des pouvoirs d’une commission d’enquête. C’est un acte important, un signal politique fort : la commission des finances prend ses responsabilités, elle va aller chercher les informations et essayer d’établir les faits. Nous y avons tous travaillé longuement, nous avons notamment procédé à des auditions de responsables d’administrations, de responsables politiques de premier plan, d’anciens Premiers ministres. L’enjeu est de parvenir à une conclusion qui soit tout aussi forte, nonobstant la diversité des conclusions et des appréciations, une conclusion à la hauteur de la situation.

Vous dites, monsieur le rapporteur général, qu’il n’y a eu aucune fuite à propos de votre travail, mais comme vous allez tout rendre public dans une heure, cela revient au même. Cela prive de sa solennité le rapport de la commission des finances constituée en commission d’enquête. Si chacun décide de faire son rapport dans son coin, c’est une forme de bataille politique et il n’y a plus d’instance de contrôle légitime. Vous avez effectivement en tant que rapporteur général, des pouvoirs d’investigation, que vous avez le droit d’exercer, mais, si je ne me trompe, le président de la commission des finances a également un certain nombre de prérogatives. On aurait également pu imaginer qu’il fasse ses propres investigations, qu’il écrive son propre rapport et fasse sa propre conférence de presse ! Si nous faisions tous ainsi, l’exercice par la commission de ses pouvoirs de contrôle s’en trouverait considérablement affaibli.

Mme Marina Ferrari. J’approuve les propos tenus par mes collègues.

Je m’étonne, cher collègue, de la tenue de cette conférence de presse à l’issue du temps que nous allons vous consacrer. Certes, je ne suis pas rapporteur général du budget, je n’ai pas effectué trente-deux ans de mandat. Mais nous avons décidé de nous constituer en commission d’enquête et je trouve déplorable que chacun y aille de son rapport. Je le dis comme je le pense : c’est une instrumentalisation médiatique de nos travaux au profit d’une personne. C’est regrettable et, à titre personnel, je condamne les communications dont nos travaux sont l’objet, quels que soient les auteurs de celles-ci.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma chère collègue, je le répète pour la troisième fois : à partir du moment où le bureau m’a demandé de venir présenter ce travail, le huis clos est intenable. Le bureau l’a pourtant décidé. Si j’annule la conférence de presse, vous serez tous interrogés, et moi aussi. Que répondrai-je ? « Rien à déclarer » ? Cela revient à critiquer notre collègue Jean-René Cazeneuve parce qu’il vient de publier un document sur les collectivités locales. Il est tout à fait libre de le faire !

Mme Marina Ferrari. Cela n’a rien à voir, ce n’est pas dans le cadre d’une commission d’enquête…

M. Charles de Courson, rapporteur général. D’ailleurs, je ne partage pas du tout l’analyse de mon prédécesseur, notamment sur le diagnostic d’un dérapage.

M. Jean-René Cazeneuve. Je ne parle absolument pas de dérapage, je donne le chiffre du déficit des collectivités locales.

Je trouve très bien, monsieur le rapporteur général, que vous apportiez une contribution aux travaux de la commission d’enquête et que vous fassiez des rapports, en vous appuyant sur votre équipe d’administrateurs, mais je ne comprends pas que vous n’ayez pas tout simplement livré cette contribution aux rapporteurs.

Deux choses me gênent. D’abord, en tant que rapporteur général, vous avez de très nombreuses occasions de vous exprimer – c’est le moins que l’on puisse dire, et, ayant moi-même été rapporteur général, je suis bien placé pour l’affirmer. Au cours des réunions de la commission d’enquête, vous êtes beaucoup intervenu. Ce n’est pas le cas d’un député « de base », dont les prises de parole sont très encadrées.

Par ailleurs, vous pouvez vous appuyer sur l’expertise reconnue de votre équipe d’administrateurs, MM. Ciotti et Lefèvre auraient été ravis que vos conclusions nourrissent leur propre réflexion.

Je suis donc moi aussi assez surpris : votre démarche correspond à une marque de défiance vis-à-vis des rapporteurs. Pendant le printemps de l’évaluation, quand les rapporteurs spéciaux feront des rapports d’évaluation, en ferez-vous également, sur les mêmes sujets, avant, pendant et après ? Il faut faire confiance aux rapporteurs, monsieur le rapporteur général.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Mon cher collègue, je viens de remettre ma communication aux rapporteurs de la commission d’enquête, vous ne pouvez donc pas dire ce que vous venez de dire.

Je vous propose d’en venir maintenant au fond, c’est plus intéressant que ces questions de forme – de toute façon, à partir du moment où le huis clos était décidé, vous étiez sûrs du résultat.

M. Éric Coquerel, président. Non, cher collègue, on ne peut pas dire que c’est à cause du huis clos qu’il y a une conférence de presse après…

M. Charles de Courson, rapporteur général. Décider d’un huis clos signifie que l’on a des choses à dissimuler.

Mme Mathilde Feld. Nous pourrions peut-être tous sortir… Ainsi, votre travail ne serait déformé en aucune façon, monsieur le rapporteur général, et vous n’auriez plus besoin de faire de conférence de presse. Je ne vois pas trop ce que nous faisons là, en fait.

M. Éric Coquerel, président. Je rappelle en tout cas très clairement que le document qui figurera comme contribution du rapporteur général dans le rapport d’enquête ne peut pas être diffusé.

Monsieur le rapporteur général, vous avez la parole pour nous présenter vos analyses.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, chers collègues, parallèlement aux auditions menées par cette commission d’enquête depuis le mois de décembre dernier, j’ai mené un travail d’investigation sur les causes des écarts entre les prévisions de recettes fiscales et les montants effectivement perçus. Ce travail a été rendu possible par les pouvoirs de contrôle sur pièces et sur place que la loi organique relative aux lois de finances donne au rapporteur général.

Le 9 décembre 2024, je me suis donc déplacé à la direction générale du Trésor – j’y suis resté cinq heures – pour demander aux chefs de plusieurs de ses services, ainsi qu’à sa cheffe économiste, des précisions sur leurs méthodes de prévision impôt par impôt. J’ai complété ce contrôle par l’envoi de deux questionnaires, dont j’ai reçu les réponses respectivement les 29 janvier et 10 mars derniers.

Au terme de ce travail, et conformément à la décision de notre bureau, je vous présente aujourd’hui quelques pistes de réflexion pour améliorer la fiabilité des prévisions des recettes fiscales concernant toutes les administrations publiques – sociales, locales et d’État. Ces propositions prendront la forme d’une contribution, qui sera annexée au rapport de la commission d’enquête.

J’aimerais donc appeler votre attention sur sept points : les hypothèses de croissance, les prévisions fiscales des trois grands impôts – impôt sur le revenu (IR), impôt sur les sociétés (IS), taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – et les prévisions en matière d’accises sur le tabac, de finances locales et, enfin, de finances sociales.

Premier point, la qualité des prévisions macroéconomiques pâtit d’hypothèses excessivement volontaristes.

Ainsi, si la croissance brute du produit intérieur brut (PIB) en 2023, s’élevant à 0,9 %, s’est révélée proche de l’estimation initiale du Gouvernement, qui était de 1 %, c’est au prix d’erreurs de grande ampleur sur ses composantes, qui se sont finalement à peu près compensées entre elles… mais ne sont pas sans incidences sur les recettes fiscales. C’est en fait le commerce extérieur qui a largement contribué à la croissance, à hauteur des deux tiers en 2023, soit 0,6 point, la croissance étant alors de 0,9 %, et de plus des deux tiers en 2024, soit 0,9 point, la croissance étant de 1,1 %. La prévision macroéconomique a souffert d’une surestimation des postes de demande intérieure, lors du dépôt du projet de loi de finances pour 2023, puis pour 2024 et pour 2025, comme le montrent les tableaux qui figurent dans ma contribution.

L’insuffisante prise en compte de l’atonie de la demande intérieure par les scénarios macroéconomiques sous-jacents aux textes financiers obère la qualité des prévisions de finances publiques, puisque les mêmes recettes fiscales ne peuvent être attendues d’une activité portée par le commerce extérieur, notamment en matière de TVA. Il conviendrait certainement de prendre acte d’un changement structurel des comportements d’épargne et de cesser d’espérer le retour du taux d’épargne à une moyenne de long terme comprise entre 14,5 et 15 % que nous n’avons jamais retrouvée depuis le début de la pandémie de covid-19. Entre 2012 et 2019, le taux d’épargne des ménages français était assez stable, de 14,5 % environ, puis il a bondi pendant la crise du covid, ce qui est logique, mais les modèles économétriques, calés sur le passé, prévoyaient un retour à la situation antérieure. Or, lors de la sortie de la crise sanitaire, le taux d’épargne a plutôt suivi une tendance haussière, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à la France. Bien que les ménages français épargnent plus que la moyenne européenne, la même tendance a été observée dans les autres pays de la zone euro. La propension à épargner, qui est calculée tous les deux mois, n’a pas baissé.

C’est la critique que je formule sur les prévisions de recettes de TVA, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure : les erreurs s’expliquent, en 2023 et 2024, mais aussi 2025, par l’hypothèse que le taux d’épargne des ménages allait diminuer pour revenir à 14,5 %, voire que les ménages allaient puiser dans l’épargne accumulée. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. Les modèles économétriques, lorsqu’ils sont ainsi calés sur le passé, ne peuvent que vous induire en erreur sur le futur.

Le président du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) n’a d’ailleurs pas hésité à évoquer devant nous, au mois de janvier dernier, à propos du scénario sous-jacent au projet de loi de finances pour 2024, un « optimisme exagéré du Gouvernement pour la totalité des postes de demande », non sans rappeler que « la prévision de l’évolution de ces agrégats est cruciale pour prévoir les rentrées fiscales ».

Hélas, en 2024 et en 2025, nos prévisionnistes ne pourront même pas se consoler en songeant que, leurs différentes erreurs se compensant, le niveau global de la croissance est plus ou moins conforme à leurs souhaits initiaux. En 2024, la croissance aura été inférieure de 0,3 point à la prévision initiale, et, pour l’année 2025, la prévision du projet de loi de finances a déjà été abaissée de 0,2 point, passant de 1,1 % à 0,9 %, cependant que la Banque de France a déjà abaissé sa propre prévision à 0,7 %.

Je recommande par conséquent d’ouvrir largement l’exercice de la prévision macroéconomique à des chercheurs extérieurs à la direction générale du Trésor, de le soumettre au débat académique et d’y associer systématiquement le HCFP. Il s’agirait soit de l’associer en amont de la construction du scénario, soit de mettre en place un mécanisme du type comply or explain : soit le Gouvernement rectifierait les hypothèses jugées optimistes par le HCFP, soit il aurait l’obligation d’en justifier le maintien. Une autre voie – j’ai cru comprendre que ce pourrait être celle prônée par l’un de nos rapporteurs, Mathieu Lefèvre – pourrait être de confier au HCFP le soin d’évaluer les recettes.

Deuxième point, les sous-jacents macroéconomiques permettant de calculer les recettes de l’impôt sur le revenu (IR) doivent être revus. L’IR a fait l’objet d’une surévaluation de ses prévisions de recettes de 2,1 milliards d’euros en 2023 et de 6 milliards d’euros en 2024. Pour 2023, la prévision actualisée du projet de loi de finances (PLF) pour 2024 faisait état de recettes d’IR de 90,7 milliards d’euros, alors que l’exécution ne s’est élevée qu’à 88,6 milliards d’euros. Cet écart est encore plus marqué pour 2024, les estimations entre le PLF pour 2024 et celui pour 2025 passant de 94,1 à 88,1 milliards d’euros.

Cette différence résulte principalement d’une révision des sous-jacents macroéconomiques utilisés pour calculer l’évolution des revenus composant l’assiette de l’IR. Ainsi, en 2023 et 2024, l’évolution de la croissance de la masse salariale a fait l’objet d’une vision optimiste, tout comme les revenus réels et les plus-values immobilières, qui ont été surévalués. En 2024, ces effets sont aggravés par la reprise en base des écarts constatés en 2023. S’observe ainsi une tendance à proposer des prévisions pour l’année n sur le fondement de celles de l’année n-1 alors que le calcul des recettes perçues n’est pas encore définitif. Ce phénomène risque de se reproduire en 2025, puisque le Gouvernement attend des recettes de 94,5 milliards d’euros d’IR en 2025, soit plus de 6 milliards d’euros de plus que les recettes collectées en 2024…

Pour y remédier, il convient de revoir les hypothèses macroéconomiques sous-jacentes utilisées, afin qu’elles soient plus fiables. Ainsi, s’agissant des bénéfices industriels et commerciaux (BIC), il faut trouver une méthode qui ne repose pas exclusivement sur l’excédent brut d’exploitation (EBE). De même, pour les bénéfices non commerciaux (BNC), l’indice des prix à la consommation portant sur le secteur de la santé ne doit pas être le seul sous-jacent utilisé. Pour les bénéfices agricoles, le seul indicateur retenu aujourd’hui est le PIB en valeur ; Bercy pourrait s’appuyer davantage sur les indicateurs dont dispose le ministère de l’agriculture. Enfin, afin que l’évolution de la masse salariale puisse être ajustée plus rapidement, le ministère des finances pourrait s’appuyer davantage sur les remontées de recettes de cotisations sociales perçues par les Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (URSSAF) chaque mois.

Troisième point, la méthode d’évaluation de l’impôt sur les sociétés doit définitivement s’émanciper du seul suivi de l’EBE, au regard des erreurs massives de prévisions en 2023, et surtout en 2024. Les recettes d’IS ont en effet été de 4,5 milliards d’euros inférieures à la prévision en 2023, et de 14,5 milliards inférieures en 2024. C’est considérable.

Actuellement, les prévisions de recettes fiscales pour cet impôt reposent sur l’EBE. Or cette méthode présente des limites notables : j’ai beaucoup interrogé la direction générale du Trésor sur ce sujet. L’EBE est un indicateur qui n’est pas inutile, mais il est trop éloigné du bénéfice fiscal (BFI). L’EBE ne tient en effet pas compte du résultat financier et du résultat exceptionnel des entreprises, ni des déductions et réintégrations fiscales diverses qu’elles peuvent pratiquer.

Je l’ai d’ailleurs démontré sur le plan empirique en comparant, dans un graphique, l’évolution de l’EBE et du BFI depuis 15 ans : il est clair que le BFI est bien plus volatil que l’EBE et qu’il est difficile de se reposer seulement sur ce dernier pour réaliser des prévisions. L’erreur de prévision du produit de l’IS en 2024 s’explique notamment par le fait que la hausse de l’EBE en 2023 ne s’est pas matérialisée par une augmentation du bénéfice fiscal à due concurrence. Il m’a notamment été expliqué qu’EDF, qui a pourtant connu un regain d’activité important en 2023, avait accumulé de fortes capacités de reports de déficits, ce qui a permis à cette entreprise de ne pas être beaucoup imposée en 2024. C’est bien la preuve que l’EBE n’est pas un indicateur pertinent de l’évolution du BFI. J’observe que les recettes d’IS prévues par la loi de finances initiale (LFI) pour 2025 pour l’exercice 2025 semblent plus réalistes, en étant fixées à 53 milliards d’euros – compte non tenu des 8 milliards d’euros que devrait rapporter la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises –, soit 19 milliards de moins que la prévision du PLF 2024 pour les recettes de 2024, qui s’élevait à 72 milliards d’euros.

Quatrième point, le modèle économétrique d’évaluation des recettes de TVA doit être considérablement corrigé, notamment en prenant mieux en compte les remboursements. En effet, l’erreur de prévision des recettes de TVA nette a représenté 7 milliards d’euros en 2023 – la prévision était de 212 milliards d’euros, pour une exécution de 205 milliards d’euros – et 11,3 milliards d’euros en 2024, soit un écart de 5,2 %. Je rappelle que le produit de la TVA est partagé en trois – une partie revient à l’État, une partie aux collectivités territoriales et une partie à la sécurité sociale, tandis que 4 milliards d’euros sont fléchés vers l’audiovisuel public – et qu’il s’élève à un peu plus de 200 milliards d’euros.

Aux termes du PLF pour 2025 présenté en Conseil des ministres à l’automne, les prévisions de recettes nettes pour l’État pour l’année 2025 augmentaient de 10 milliards d’euros par rapport à 2024. Cette hausse représentait la totalité de la croissance prévue de la TVA puisque la part revenant aux collectivités territoriales, de 52,7 milliards d’euros, et celle revenant à la sécurité sociale, de 57,5 milliards d’euros, avaient été gelées. J’avais fait observer qu’une augmentation de cette ampleur, c’est-à-dire de plus de 5 %, était impossible. Heureusement, la modification de l’article d’équilibre avant l’adoption de la loi de finances prévoit une hausse moitié moindre par rapport aux recettes de 2024, à 4,8 milliards d’euros, soit environ 2,2 %, ce qui est peut-être encore optimiste.

Ces erreurs considérables découlent principalement d’une surestimation du regain de la consommation des ménages, alors qu’en réalité le taux d’épargne s’est maintenu à un niveau élevé, proche de 18 %, au cours des dernières années.

Je propose de mieux tenir compte des remontées mensuelles des recettes de TVA. En effet, en 2023 et en 2024, la baisse des recettes par rapport à l’année précédente a pu être observée dès les mois de mai et de juin. Il faudrait opérer un réajustement rapide des prévisions lorsqu’on observe un décrochage des recettes par rapport à celles-ci.

De plus, je propose d’améliorer le modèle Opale s’agissant en particulier des déterminants de la consommation et de l’épargne. Ce modèle est celui qui a été utilisé pour prévoir l’évolution de la consommation, alors qu’il est inadapté. Il s’agit d’un modèle keynésien, dérivé du modèle Mésange, qui ne fonctionne plus, puisque les propensions à épargner et à consommer ont changé depuis trois ans maintenant.

Je propose aussi de mieux identifier le stock de crédits de TVA et son évolution. Une mission d’audit a d’ailleurs été lancée par Bercy sur ce dernier sujet en mars dernier.

Enfin, la prévision de TVA gagnerait à être plus ouverte, en tenant compte des prévisions de la grande distribution et en associant les prévisionnistes d’autres administrations et du secteur privé à la construction des agrégats. En effet, on obtiendra une meilleure appréciation de l’évolution de la consommation en s’appuyant sur les réseaux de distribution. Certes, les parts de marché des réseaux de distribution ne sont pas stables mais on peut reconstituer leurs parts respectives. Lorsqu’on les interroge, ils indiquent leurs prévisions d’évolution de la consommation ; si on leur présente une prévision, issue d’un modèle, excessive, ils peuvent dire qu’elle n’est pas réaliste.

Cinquième point, la prévision des recettes de l’accise sur le tabac doit véritablement tenir compte du marché parallèle, dont la part s’accroît constamment.

La prévalence tabagique se maintient à un niveau presque stable depuis 2020. Le taux de prévalence français est d’ailleurs le plus élevé d’Europe. Cependant, les recettes de l’accise stagnent ou diminuent, alors que ses taux s’alourdissent. Ces erreurs de prévision résultent donc, tout simplement, de la croissance, année après année, de la consommation sur le marché dit parallèle, dont la part est aujourd’hui estimée à 37 à 38 %. La découverte d’usines clandestines de cigarettes, comme l’indique le dernier rapport de la direction générale des douanes et droits indirects, rend bien compte de ce phénomène. Je recommande donc de modifier la politique menée par l’État sur le tabac, afin de renforcer tant ses objectifs en termes de santé publique que de recettes fiscales. Croire que les recettes d’accise augmentent lorsque l’on rehausse le prix du tabac est une erreur : c’est l’inverse qui se produit, la substitution du marché parallèle se traduisant par une baisse des recettes. Je rappelle que le marché parallèle est, pour une part, tout à fait légal, et qu’on a relevé le plafonnement pour les personnes qui achètent leur tabac en Belgique ou en Espagne, par exemple, pour leur consommation personnelle. Lorsque le paquet de cigarettes est à 13 euros en France et 3,50 euros en Andorre, il ne faut pas s’étonner que le marché parallèle, dont une partie est illégale, se développe. Puisque nous sommes en train d’examiner une loi sur le narcotrafic, nous pourrions nous intéresser aussi au trafic de tabac, qui explose.

Sixième point, les prévisions associées aux collectivités territoriales doivent non plus être incantatoires mais, au contraire, reposer sur des éléments fiables.

Les gouvernements successifs ont fixé des objectifs pour les dépenses de fonctionnement des administrations publiques locales (APUL) sans concertation avec les élus locaux et sans aucun mécanisme permettant de rendre crédible cet effet d’annonce. La trajectoire des dépenses locales prévue par la loi de programmation des finances publiques (LPFP) 2023-2027 apparaît ainsi complètement irréaliste, en prévoyant une hausse des dépenses réelles de fonctionnement limitée à 2 % en 2024, hors dépenses non pilotables, pour aboutir à un solde excédentaire des APUL de 0,4 % en 2027.

Par ailleurs, l’État a critiqué en 2024 un prétendu dérapage qui naît simplement de la distorsion entre la réalité économique et le fantasme politique. Le Gouvernement était ainsi venu nous expliquer ici, en commission des finances, que les dépenses des collectivités locales connaîtraient une augmentation de 16 milliards d’euros en 2024 ; or les remontées de fin décembre annoncent finalement 6 milliards d’euros.

Pour établir sa prévision d’un dérapage de 16 milliards d’euros, le Gouvernement s’est en effet appuyé sur les remontées comptables de juillet 2024 : 7 % de hausse des dépenses de fonctionnement des collectivités territoriales contre 1,8 % aux termes du Programme de stabilité du mois d’avril 2024 (PSTAB) et 14,9 % d’augmentation des dépenses d’investissement contre 7,5 % dans le PLF pour 2024 et 7,8 % dans le PSTAB.

Les remontées de la fin du mois de décembre montrent finalement des dépenses d’investissement plus basses que celles anticipées en juillet mais proches de celles du PLF pour 2024 en progression de 8 %. En ce qui concerne les dépenses de fonctionnement, on observe également une nette baisse par rapport aux remontées de juillet puisqu’elles progressent de 4,8 %.

Un écart subsiste toutefois entre les remontées de fin décembre en matière de dépenses de fonctionnement, prévoyant une hausse de 4,8 %, et celles du PSTAB, prévoyant une hausse de 1,8 %, mais est-ce que cette prévision d’une hausse de 1,8 % était raisonnable ? Absolument pas. Elle ne couvrait même pas les décisions imposées par l’État comme la hausse du point d’indice des fonctionnaires ou d’autres réévaluations de dépenses obligatoires.

Ainsi, si les prévisions initiales figurant dans le PLF pour 2024 ou dans le PSTAB avaient été réalistes, le dérapage final serait plutôt de l’ordre de 3 ou 4 milliards d’euros, c’est-à-dire quatre fois moins que ce qui avait été annoncé par le Gouvernement.

Concernant les recettes de la fiscalité locale, il est nécessaire d’améliorer la prévision des recettes de taxe foncière ainsi que celle des droits de mutation à titre onéreux (DMTO).

Pour les DMTO, l’écart de prévision est considérable puisque le PLF pour 2024 a établi, pour l’année 2024, des prévisions de recettes de DMTO quasi identiques à celles de 2023 alors que toutes les remontées mensuelles montraient que le marché immobilier s’effondrait. Ainsi, en 2023, les recettes de DMTO devaient s’élever à 18,8 milliards d’euros et se sont finalement établies à 16,9 milliards, soit un écart de plus de 10 %. En 2024, les recettes de DMTO étaient estimées initialement à 18 milliards d’euros et elles ont atteint finalement 14,8 milliards, soit un écart de 18 %. Ces écarts sont incompréhensibles quand on sait que les conseils départementaux connaissent mensuellement, avec un décalage d’un mois, leurs recettes de DMTO.

Un autre écart important concerne la taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), alors qu’il n’est pas difficile d’en prévoir les recettes. Trois facteurs concourent à son évolution : l’indice de revalorisation des valeurs locatives, égal chaque année au niveau de l’inflation, l’augmentation physique des bases, qui est de l’ordre de 1 %, et l’évolution des taux. Il est donc simple d’obtenir des prévisions proches des réalisations.

À l’image de la TFPB, d’autres ressources fiscales ont fait l’objet de prévisions sous-estimant leur rendement. Il en est ainsi de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) qui n’est d’ailleurs plus considérée comme un prélèvement obligatoire.

Au total, les sous-estimations de plusieurs recettes de fiscalité locale compensent à peu près l’importante surestimation des recettes de DMTO. Il s’agit d’une compensation globale à l’échelle de l’ensemble des collectivités territoriales mais les départements, principaux bénéficiaires des DMTO, ne connaissent pas cette compensation des prévisions. En ce qui concerne les DMTO, Bercy pourrait s’appuyer sur les données des chambres départementales des notaires pour estimer ces recettes que les départements avaient, eux, vu baisser dès le début de l’année 2023. Enfin, les pouvoirs de contrôle budgétaire de notre commission pourraient être sensiblement améliorés si elle était destinataire, chaque mois, de même que la commission des finances du Sénat, d’une communication mensuelle sur les remontées des dépenses de fonctionnement et d’investissement des collectivités territoriales et des organismes divers d’administration locale (ODAL).

Septième et dernier point, la prévision de recettes des ASSO est à parfaire.

La surévaluation des recettes de sécurité sociale de plus de 1 % en 2023 et 2024 – une différence de 6,6 milliards d’euros en 2023 et de 7,6 milliards en 2024 – s’explique principalement par la moindre croissance de la masse salariale, à l’image des recettes d’IR. Il est toutefois notable de constater que les prévisions de la direction générale du Trésor et de la direction de la sécurité sociale font l’objet d’écarts importants. Il pourrait ainsi être adéquat que la direction générale du Trésor, qui dispose d’un champ d’information plus large, puisse communiquer à la direction de la sécurité sociale des évolutions de sous-jacents macroéconomiques similaires afin que les prévisions de recettes des projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) puissent être mises à jour plus rapidement.

Les trois composantes des recettes de la sécurité sociale sont les cotisations, les prélèvements sociaux sur les revenus d’activité et de remplacement et les prélèvements sur les revenus du capital. Les écarts à la prévision les plus importants concernent les cotisations. En 2023 et 2024, ces écarts sont respectivement de 4,8 milliards d’euros et de 4,9 milliards d’euros. Les écarts sont similaires, en proportion, sur les prélèvements sociaux, car l’assiette est la même. L’écart est plus significatif en matière de prélèvement sur les revenus du capital, car c’est peut-être ce qui est le plus difficile à prévoir.

Mes chers collègues, les prévisions fiscales se sont révélées très surévaluées ces deux dernières années, entraînant des écarts injustifiables et une gestion budgétaire imparfaite. En effet, quelle est la seule option des ministres chargés du budget dans une telle configuration ? Réduire la dépense, à coups de gels, de décrets d’annulation ou de reports.

Ce décalage a des conséquences sur la crédibilité de nos finances publiques et la confiance des citoyens. Il nuit à la qualité de nos débats et instaure un soupçon d’insincérité à l’égard des hypothèses utilisées par le Gouvernement. Permettez-moi au passage de vous dire ce que je pense de l’affirmation – des ministres, ou de Mathieu Lefèvre – selon laquelle il s’agirait d’une faute des services. Je suis républicain ; quand un ministre a des collaborateurs ou des services qui font des erreurs, il les assume. À défaut, on accrédite toutes les thèses complotistes sur l’État profond et l’idée de ministres qui ne seraient que des marionnettes.

Il est grand temps de corriger cette situation. Cela nécessite de rendre la méthode de prévision plus pragmatique et de renforcer la transparence vis-à-vis du Parlement. Une participation plus active du HCFP permettrait de réduire les biais optimistes qui ont été observés, car, oui, contrairement à ce que certains ont prétendu, le HCFP, son président nous l’a rappelé, avait bel et bien tiré la sonnette d’alarme en 2023 et 2024.

Ensuite, une réflexion sur les sous-jacents économiques utilisés pour calculer les recettes de chaque impôt est indispensable.

Enfin, il faudra utiliser des données plus diversifiées et, si besoin, externes – il appartiendra aux ministres d’arbitrer, mais il n’y aura pas de monopole de la prévision.

M. Mathieu Lefèvre, rapporteur. Merci, monsieur le rapporteur général, pour cette contribution précise et détaillée. Je n’ai pas de questions, et lirai évidemment avec grande attention votre contribution.

M. Charles Sitzenstuhl. Merci, monsieur le rapporteur général, pour cet intéressant travail qui confirme des choses que nous avons déjà entendues au cours de certaines auditions.

Quelles conclusions opérationnelles tirez-vous de ces analyses ? Parvenir à de telles conclusions est un objectif de la commission d’enquête. Avez-vous demandé aux agents de la direction générale du Trésor comment ils comptaient ne plus répéter ces erreurs ? Ont-ils mis en place de nouvelles procédures internes ? Et comment eux-mêmes, concrètement, expliquent-ils les erreurs ou les manquements que vous avez soulignés ?

M. Charles de Courson, rapporteur général. Ma contribution comporte quatorze recommandations, et j’avais à peine finalisé le texte, il y a une quinzaine de jours, que la direction générale du Trésor a publié un « document de travail », dont je vous conseille la lecture, intitulé Comment sont réalisées les prévisions de finances publiques et quelles sont les incertitudes qui les entourent ? Ils retiennent une ou deux, peut-être trois, de mes quatorze recommandations.

Quelles sont celles-ci ? Premièrement, se pose un problème systémique : le monopole des prévisions, je l’ai toujours pensé, est très dangereux. Il est nécessaire de confronter des opinions, si possible différentes ; or, en France, s’agissant des organismes de prévision, la direction générale du Trésor a intégré il y a déjà des années la direction de la prévision, qui n’était pas toujours d’accord avec elle ; maintenant la direction générale du trésor dispose en quelque sorte d’un monopole en termes de prévisions. Des institutions comme l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) font aussi des prévisions mais souvent, en fait, c’est à partir des mêmes sources, soit les éléments fournis par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Ce qui est intéressant, c’est que des prévisionnistes s’appuient sur d’autres sources d’information, issues par exemple des entreprises, sur la base d’études qualitatives. Ces entreprises pourraient dire qu’elles ne font pas du tout la même analyse de la situation que le gouvernement sur tel ou tel point. Bien sûr, ayant le monopole de ces prévisions, la direction générale du Trésor ne sera pas celle qui fera cette proposition.

Un deuxième point a été soulevé hier lors de la conférence de presse de Mathieu Lefèvre, si j’en crois les journaux. Y a-t-il d’autres modèles de prévision dans les grandes démocraties occidentales ? Deux voies sont possibles. L’une serait de confier au HCFP, pour prendre l’exemple français, le soin de faire les prévisions – c’est ce que proposerait Mathieu Lefèvre –, mais on peut se demander si le HCFP aurait les moyens de le faire, compte tenu de ses effectifs notamment. Je ne vois pas comment le HCFP pourrait s’acquitter de cette tâche. Une solution intermédiaire, au moins dans un premier temps, serait qu’un échange puisse se nouer entre le HCFP et le Gouvernement sur telle ou telle prévision de recette, par exemple la recette de l’impôt sur les sociétés, lorsque le HCFP n’est pas d’accord avec la prévision gouvernementale. Ce schéma a été retenu par certains pays.

En tout cas, aujourd’hui, nous connaissons un vrai problème d’absence de diversité de prévisions. Certes, le Fonds monétaire international (FMI), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Commission européenne effectuent des prévisions, mais sur la base de quelles données ? Nous en revenons toujours au problème des sources d’information. Cela mériterait un long débat en commission des finances, et cela pourrait faire l’objet d’une proposition dans le cadre de notre commission d’enquête.

Je propose donc d’ouvrir l’exercice de la prévision macroéconomique à des chercheurs extérieurs à la direction générale du Trésor, de soumettre chaque année les hypothèses et les méthodes à un large débat académique – c’est un peu la même idée – et d’associer le HCFP à la prévision macroéconomique, soit en l’impliquant dans l’élaboration des hypothèses retenues par le gouvernement, par exemple pour la production et la validation de certaines, soit en instaurant un mécanisme de type comply or explain, qui imposerait au gouvernement de rectifier les prévisions jugées trop optimistes ou trop pessimistes par le HCFP, ou, à défaut, d’expliquer pourquoi il ne les modifie pas. Cela améliorerait peut-être le débat démocratique.

Une troisième recommandation est de modifier les sous-jacents macroéconomiques utilisés pour calculer les prévisions des BIC, des BNC et des bénéfices agricoles.

Une quatrième est de s’appuyer sur les recettes de cotisations sociales collectées chaque mois par les URSSAF afin de calculer l’évolution de la masse salariale. C’est quand même là qu’il y a le moins d’erreurs, puisque nous avons des remontées mensuelles avec un décalage d’un mois. À mon avis, on ferait moins d’erreurs en se rapprochant de ceux qui collectent les cotisations.

Une cinquième recommandation est d’adapter la méthode de prévision du produit de l’impôt sur les sociétés, en collectant les résultats trimestriels nationaux des grandes entreprises et leurs anticipations s’agissant de l’évolution de leurs bénéfices. En matière de prévision d’IS, il est nécessaire d’abandonner l’EBE, qui constitue un repère trompeur. Il serait préférable de demander à toutes les sociétés qui présentent leurs comptes par trimestre d’isoler l’assiette fiscale française au sein de leurs résultats mondiaux. Certains groupes internationaux ne réalisent parfois que 20 % de leur activité en France. Il ne serait tout de même pas compliqué d’interroger les quarante entreprises qui composent l’indice CAC40 sur leurs prévisions de bénéfice fiscal. Il me semble également souhaitable d’abandonner les systèmes des acomptes dans les prévisions. Pour le dernier acompte, les grandes entreprises doivent faire une prévision, en risquant une pénalité si elles se trompent de plus de 5 % ou 10 % ; c’est un système un peu étrange. Pour les petites et moyennes entreprises, il serait également possible d’obtenir des résultats en recourant à un échantillon. De cette façon, les énormes erreurs faites en 2023 et surtout en 2024 n’auraient pas été commises.

Sixième recommandation, il faut tenir compte, dès leur réception, des remontées mensuelles de recettes de TVA dans l’élaboration des prévisions annuelles. La direction générale du Trésor estime que ses prévisions de recettes de TVA n’étaient pas exactes en raison d’une mauvaise anticipation des demandes de remboursement ; elle fait l’hypothèse que lorsque les taux d’intérêt étaient très faibles, les gens tardaient à demander le remboursement de la TVA, et elle s’efforce d’approfondir cette thèse. Pour ma part, je pense que celle-ci est complètement fausse ; de toute façon, c’est la TVA nette part État qui nous intéresse à titre principal.

Ma septième recommandation est d’anticiper les conséquences sur les recettes fiscales, en particulier les recettes de TVA, des changements structurels de comportement des acteurs économiques en modifiant les paramètres du modèle Opale – ou d’abandonner totalement celui-ci, au profit d’autres modèles sur la propension à consommer. Cela engendrerait moins d’erreurs que ces modèles calés sur une situation qui n’est plus du tout d’actualité.

Ma huitième recommandation est d’assurer un suivi régulier du stock de créances de TVA.

Ma neuvième recommandation est de mieux associer les acteurs de la grande et de la moyenne distribution à l’élaboration des prévisions de consommation des ménages et de TVA. Cela me paraît une voie intéressante, et, d’après ce que m’a dit la direction générale du Trésor, celle-ci serait aussi intéressée par cette approche complémentaire. Il ne faut pas être monomaniaque, il faut avoir plusieurs sources.

Ma dixième recommandation est d’associer les prévisionnistes des secteurs public et privé aux prévisions relatives aux agrégats macroéconomiques et aux recettes fiscales, en particulier de TVA – c’est toujours un peu la même idée.

M. Nicolas Ray. Pourquoi, monsieur le rapporteur général, n’avez-vous pas fait une contribution au moment de la restitution du rapport comme le feront les groupes ? Cela aurait évité cette polémique…

Et, monsieur le président, pourquoi avoir autorisé cette réunion ? Je comprends que M. de Courson veuille tenir une conférence de presse puisque des fuites sont inévitables.

M. Éric Coquerel, président. Je le dis encore une fois : depuis que je sais qu’une conférence de presse est prévue, je regrette que le bureau ait pris la décision de tenir cette réunion. J’ai peut-être été trop naïf, mais, oui, je le regrette, et nous n’allons pas relancer le débat. J’ai accepté la tenue de cette réunion parce que j’ai pensé que chacun allait jouer le jeu ; ce n’est pas le cas. Voilà, j’ai péché par naïveté, je veux bien l’admettre.

M. Nicolas Ray. Sur le fond, monsieur le rapporteur général, je suis tout à fait d’accord avec toutes vos observations. Évidemment, certains sous-jacents sont complètement inadaptés, mais peut-être restons-nous un peu au milieu du gué. Par exemple, en matière d’IS, vous recommandez de fonder les prévisions sur le bénéfice fiscal, mais comment prévoir celui-ci ? Il est encore plus difficile à prévoir ! Les entreprises elles-mêmes ne peuvent pas anticiper très précisément leur bénéfice fiscal.

Je suis tout à fait d’accord pour associer davantage le HCFP à l’établissement des prévisions, mais qu’en sera-t-il si le Gouvernement maintient des prévisions très éloignées des recommandations du HCFP ?

Dernière question, en matière de prévision, ne faut-il pas faire preuve de pessimisme ? C’est ce que font les collectivités territoriales quand il s’agit de prévoir leurs recettes. Ce n’est jamais le cas de l’État, quel que soit le gouvernement. Peut-être qu’un peu de pessimisme en matière de recettes ferait du bien à notre solde public.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Il est tout à fait possible de prévoir le bénéfice fiscal, cher collègue, les entreprises le font : les entreprises cotées doivent trimestriellement indiquer quel bénéfice elles anticipent. C’est le bénéfice mondial, mais elles pourraient communiquer le bénéfice en France. En interrogeant les 50 ou 100 plus grandes entreprises, nous parviendrions à une prévision beaucoup plus fiable. Et, pour les entreprises de moindre taille, nous pourrions recourir à un échantillon représentatif. Cette méthode serait beaucoup plus efficace qu’une prévision fondée sur l’EBE des sociétés non financières et l’EBE des sociétés financières.

Quant à votre deuxième interrogation, si le Gouvernement campe sur sa prévision initiale, et bien le Parlement peut intervenir ! Celui-ci peut s’opposer, ou amender les prévisions de recettes.

Quant à l’opportunité de prévisions pessimistes, comme vous, je préfère avoir de bonnes plutôt que de mauvaises nouvelles. Le problème, dans une situation de déficit structurel, est que l’on va craindre d’affoler les marchés. Il est possible de faire comme vous le dites dans une collectivité locale dont la section de fonctionnement du budget est excédentaire.

M. Éric Coquerel, président. Je me permets de rappeler que, si je me suis attribué le péché de naïveté, la décision du bureau a été prise à l’unanimité, ce qui inclut le représentant du groupe Droite républicaine.

M. Emmanuel Mandon. Nous nous trouvons placés face à plusieurs écueils qui rendent notre situation plutôt inconfortable. Autant je comprends l’intérêt de la démarche de notre rapporteur général, qui peut user de ses prérogatives particulières, autant je ne comprends pas, finalement, comment il peut verser sa contribution à nos travaux – il me semble qu’il y a un problème de temporalité. J’aurais préféré une audition en bonne et due forme, sans préconisations de sa part.

C’est après y avoir réfléchi que je dis cela. Effectivement, je m’interrogeais, lorsque la question a été évoquée lors de la réunion du bureau, et je n’avais, moi non plus, pas réfléchi aux incidences et aux conséquences de cette démarche, qui pose des problèmes de confidentialité alors qu’en fait, dans ces travaux, nous n’avons rien à cacher. C’est plutôt la collégialité de notre travail d’enquête qui nous oblige tous à une forme de responsabilité.

Sur le fond, ces analyses posent la question des prérogatives du Parlement. Moi qui suis parlementariste, je vis très mal, disons-le clairement, la Cinquième République.

M. Charles Sitzenstuhl. C’était pire au début.

M. Emmanuel Mandon. Je ne sais pas, cher collègue.

M. Jérôme Legavre. Oui, moi non plus.

M. Emmanuel Mandon. C’est un débat de fond. Il y a la pratique, les usages et les textes.

J’aurais préféré, monsieur le rapporteur général, que nous nous en tenions à une présentation de vos constats, extrêmement intéressants. Vous nous avez éclairés et nous avez permis d’aller un peu plus loin, même si certains éléments recoupent des informations que nous avions déjà. Les choses me paraissent beaucoup plus claires, je tiens donc à vous remercier.

Ensuite, la communication aux journalistes « à côté » de notre réunion me dérange. Nous devons apprendre à gérer notre temps, et à identifier ce qui est véritablement urgent – en l’occurrence, à mes yeux, tel n’était pas le cas. La dictature de l’ultra-communication ne nous fait pas beaucoup avancer, malheureusement, et vous le savez.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Sur le fond, dans le cadre d’une commission d’enquête, on ne découvre souvent la vérité que lors des contrôles sur pièces et sur place ; il faut dire les choses telles qu’elles sont.

Pour ma part, je ne savais pas comment les prévisions étaient faites, et je n’arrivais pas à comprendre comment de telles erreurs avaient pu être commises. J’espère que la synthèse que je vous ai présentée de mon travail vous apporte des réponses sur un plan technique.

Pour ma part, je n’ai pas abordé le problème de l’action des ministres et de leur éventuelle intervention ; c’est aussi l’objet de la commission d’enquête. Je pense que les rapporteurs auront des choses à dire sur ce sujet, mais ce n’était pas le mien. Je voulais comprendre le rôle de chacun. Vous avez peut-être noté ma réaction quand un ancien ministre chargé du budget, M. Thomas Cazenave, est venu nous expliquer qu’il n’y était pour rien ; je lui ai demandé quel était son rôle, s’il n’avait aucune responsabilité en la matière. Mathieu Lefèvre défendait lors de sa conférence de presse la même thèse que M. Cazenave, faisant peser toute la responsabilité des erreurs de prévisions sur les services... Mais dans une démocratie, ce sont les ministres qui sont responsables !

M. Jean-Pierre Bataille. Pour ma part, je vous dirai que s’il faut trente-deux ans de mandat pour comprendre le formalisme de la commission des finances, je n’y parviendrai malheureusement pas.

M. Éric Coquerel, président. Ce n’est pas le formalisme, ce sont les règles, cher collègue.

M. Jean-Pierre Bataille. Je disais cela pour détendre l’atmosphère.

Je ne retrouve pas de parallélisme entre les prévisions de recettes d’IR, d’IS, de TVA pour 2023 et 2024 et les prévisions pour 2025. S’agissant de l’IR, il manque entre la prévision et l’exécuté 2,1 milliards d’euros en 2023 et 6 milliards d’euros en 2024. Pourtant, la prévision pour 2025 est rehaussée par rapport à la prévision pour 2024 ! Cela montre que les erreurs des années précédentes ne servent pas de leçon pour la prévision de l’année 2025.

Pour la TVA, après un écart de 3,7 milliards d’euros en 2023 et de 11,3 milliards en 2024, la prévision pour 2025 se situe entre les prévisions respectives des deux années précédentes.

Pour l’IS, en revanche, après un décrochage de 4,5 milliards d’euros en 2023 et de 14,5 milliards en 2024, la prévision pour 2025 est inférieure à celle de 2023. C’est le seul impôt pour lequel le Gouvernement semble avoir revu sa copie en tirant les leçons des exécutions antérieures.

M. Charles de Courson, rapporteur général. Commençons par la TVA. Le projet de loi de finances déposé au mois d’octobre, prévoyait une hausse de 10 milliards d’euros de son produit, ce qui était impossible, puisque cela signifiait une augmentation de 5 % de la consommation. Finalement, le Gouvernement a corrigé sa prévision en amendant l’article d’équilibre et l’état A annexé en février, ce qui a conduit à une révision à la baisse de 5 milliards d’euros de la prévision initiale.

Sur l’IS, passer d’une prévision de 72 milliards d’euros, dans la loi de finances initiale pour 2024, à 53 milliards d’euros dans la loi de finances pour 2025 est effectivement une évolution considérable ; toutefois, les recettes perçues en 2023 et en 2024 étaient de l’ordre de de 56 ou 57 milliards d’euros, et les bénéfices – en France – des entreprises sont attendus en baisse en 2025. Une prévision de 53 milliards d’euros, soit une baisse d’environ 4 milliards d’euros par rapport à 2024 correspond à une chute de 7 ou 8 %, ce qui me paraît réaliste, parce que les charges des entreprises se sont alourdies.

Pour l’IR, les prévisions me paraissent encore un peu imprudentes ; la hausse attendue de 6 milliards d’euros, soit des recettes passant de 88,1 milliards d’euros à 94,5 milliards d’euros, me paraît excessive.

Pour résumer, nous aurons peut-être de bonnes surprises sur l’IS en 2025. Le réajustement de la prévision de hausse, passée de 10 milliards d’euros à 5 milliards d’euros, est le moins qu’on pouvait attendre pour la TVA, mais le résultat sera peut-être encore inférieur de 1 ou 1,5 milliard d’euros. Enfin, nous risquons de constater des moins-values sur l’impôt sur le revenu – une hausse de 2 ou 3 milliards d’euros serait déjà une bonne nouvelle ; en revanche, une hausse de 6 milliards d’euros me paraît tout à fait illusoire.

M. Éric Coquerel, président. Je vous remercie, monsieur le rapporteur général.

Le projet de rapport des rapporteurs Éric Ciotti et Mathieu Lefèvre, ainsi que la communication écrite du rapporteur général détaillant ce qui nous a été présenté aujourd’hui, seront consultables pendant les jours qui précéderont l’examen par la commission du projet de rapport, comme il est d’usage. Un message vous sera envoyé pour vous indiquer le lieu, les jours et les horaires de ces consultations – ce devrait être entre le vendredi 4 avril et le mercredi 9 avril.

C’est ce mercredi 9 avril que le rapport sera présenté à la commission d’enquête, à huis clos.


([1]) https://assnat.fr/DYRAay.

([2]) https://assnat.fr/mWqsi8.

([3]) https://assnat.fr/mWqsi8.

([4]) https://assnat.fr/wivtqz.

([5]) https://assnat.fr/dhx6lY.

([6]) https://assnat.fr/ibRefz.

([7]) https://assnat.fr/ibRefz.

([8]) https://assnat.fr/z6PPew.

([9]) https://assnat.fr/WGZmsL.

([10]) https://assnat.fr/AXIxBK.

([11]) https://assnat.fr/yvWY5o.

([12]) https://assnat.fr/F9sPx2.

([13]) https://assnat.fr/EoT0LK.

([14]) https://assnat.fr/tTM0Ez.

([15]) https://assnat.fr/SIwMzU.

([16]) https://assnat.fr/wzAwDp.

([17]) https://assnat.fr/0V7hCa. 

([18]) https://assnat.fr/y9zVK2.

([19]) https://assnat.fr/hvOyxZ.

([20]) https://assnat.fr/WX1GAP.

([21]) https://assnat.fr/MyXIRA.

([22]) https://assnat.fr/sTIuOX.

([23]) https://assnat.fr/dBy06G.

([24]) https://assnat.fr/9cDEso.

([25]) https://assnat.fr/UU781R.

([26]) https://assnat.fr/5oo8JF. 

([27]) https://assnat.fr/QbGeTG.