N° 1463
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 mai 2025.
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
SUR LA PROPOSITION DE LOI, appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade,
(Procédure accélérée)
PAR M. Charles sitzenstuhl,
Député
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Voir le numéro : 1380.
SOMMAIRE
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Pages
Une réponse singulière à un cas singulier
1. Vers une réparation de la carrière de l’officier Dreyfus
2. L’affaire Dreyfus : résumé d’une machination
4. Une prise de conscience progressive
a. Sur la possibilité de reconstituer la carrière d’Alfred Dreyfus
b. Sur l’opportunité de le nommer général de brigade
c. Sur la possibilité de promulguer une loi de portée individuelle
2. La position de la commission
Annexe : liste des personnes auditionnées par le rapporteur
« Aujourd’hui encore je n’avais à attendre que de la justice. Si on m’avait donné le rang auquel j’ai droit – je n’eusse voulu d’aucune faveur – j’aurais pu réfléchir et peut-être, (…) sacrifier encore quelques années de ma vie. Mais on ne l’a pas fait ». Lettre d’Alfred Dreyfus à Joseph Reinach, 25 juillet 1906.
Une réponse singulière à un cas singulier
L’affaire Dreyfus, de 1894 à 1906, a marqué la société française de manière singulière, profonde et durable. Elle en a révélé à la fois les contradictions, les ombres, mais aussi les lumières au travers d’un certain nombre de figures, symboles de courage et d’attachement à la vérité. L’affaire Dreyfus est aussi l’histoire d’un homme héroïque et d’un officier exemplaire, injustement condamné puis innocenté. La réparation qui lui était due n’a jamais été complète : Alfred Dreyfus (1859-1935) ne fut pas rétabli dans le grade auquel il aurait pu prétendre. S’il apparaît opportun, quatre‑vingt-dix ans après sa mort, de parfaire symboliquement cette réparation, c’est non seulement parce que son souvenir l’exige, mais aussi parce qu’il reste nécessaire de rappeler les principes d’égalité et de justice qui sont au cœur du contrat républicain, et le rejet par la République de toute forme d’arbitraire, de haine et de discrimination.
1. Vers une réparation de la carrière de l’officier Dreyfus
L’affaire Dreyfus est bien connue. Le bordereau, la dégradation publique, le « faux Henry », J’accuse…!, le procès de Rennes, l’île du Diable, la marche vers la réhabilitation évoquent dans la mémoire de chacun la chronique d’un scandale politico‑judiciaire, une affaire d’État, un complot contre un jeune officier alsacien de confession juive. Elle révèle, comme le décrit Pierre Birnbaum, les deux faces de la société française de l’époque. D’un côté, elle souligne l’émergence d’une société émancipatrice, exceptionnelle dans son universalisme, qui permet dès la fin du XIXème siècle à un Français juif, élève brillant de l’École polytechnique, de devenir officier de l’armée française. De l’autre, elle témoigne de la persistance d’une société contre-révolutionnaire, antisémite, autoritaire, qui culminera tristement, plus tard, avec Vichy. Lorsque Maurras est condamné en 1945 pour intelligence avec l’ennemi, il s’écrie que c’est « la revanche de Dreyfus ».
Cette affaire est la marque d’un antisémitisme politique qui apparaît en France dans la seconde moitié du XIXème siècle. Si l’antisémitisme existe depuis des siècles, l’émancipation des juifs durant la Révolution française rend possible une autre forme d’antisémitisme, avec Édouard Drumont, fondateur du journal antisémite la Libre Parole, qui n’accepte pas que l’État puisse comprendre en son sein des fonctionnaires de confession juive. Dreyfus, polytechnicien, officier de l’armée, est ce que Pierre Birnbaum appelle un « juif d’État », c’est-à-dire un Français, de confession juive, qui a réussi à s’élever dans les plus hautes sphères ouvertes par la méritocratie républicaine. Dreyfus choisit l’armée guidé par un patriotisme inébranlable, fruit de sa jeunesse alsacienne. Né à Mulhouse en 1859, il assiste, enfant, à la perte de l’Alsace-Lorraine. Sa famille décide de rester française. « Ma première impression triste, dont le souvenir douloureux ne s’est jamais effacé de ma mémoire, a été la guerre de 1870. La paix conclue, mon père opta pour la nationalité française ; nous dûmes quitter l’Alsace », écrit-il dans Cinq années de ma vie.
Si Dreyfus réussit à devenir officier de l’armée française, c’est bien parce que celle-ci est déjà une institution méritocratique, qui sélectionne ses cadres sur la base de leurs talents et non de leurs origines réelles ou supposées. Pierre Birnbaum relève à ce titre que l’armée française compte huit généraux de confession juive durant la Première Guerre mondiale.
Pourquoi revenir sur cette affaire aujourd’hui, en 2025 ?
L’objectif de cette proposition de loi est de réparer, à titre posthume, la carrière militaire d’Alfred Dreyfus, démarche qui se justifie par la singularité de ce cas dans l’histoire de la République.
2. L’affaire Dreyfus : résumé d’une machination
L’affaire commence avec la découverte, en septembre 1894, d’un bordereau par la section de statistique (service de renseignement militaire), récupéré dans une poubelle à l’ambassade d’Allemagne à Paris par Mme Bastian, femme de ménage. Le bordereau, qui contient des informations sur l’artillerie française, certes confidentielles mais d’importance relative, est destinée à l’attaché militaire de l’ambassade, Schwartzkoppen. Il est transmis au commandant Henry, adjoint du chef de la section, qui en informe le ministre de la Guerre, le général Mercier. Après une brève enquête, l’écriture du bordereau est attribuée, notamment à l’instigation du commandant du Paty de Clam, au capitaine Dreyfus, officier stagiaire à l’État‑major, juif et alsacien.
Le général Mercier convoque Dreyfus en octobre 1894 au ministère de la Guerre dans l’objectif de le confondre en lui demandant d’écrire une lettre. Il est incarcéré pour haute trahison et mis au secret, au mépris des règles de la procédure pénale. Le journal antisémite La Libre Parole d’Édouard Drumont révèle son incarcération le 29 octobre. Du Paty de Clam est chargé de l’enquête et tente de faire avouer Dreyfus, puis, devant l’absence de preuves, recommande l’abandon des charges.
Dreyfus est renvoyé devant un conseil de guerre, dont l’audience se tient à huis clos. Le dossier ne contient qu’une seule pièce matérielle, le bordereau, dont l’écriture diffère de celle de Dreyfus, qui est accusé d’avoir modifié sa propre écriture (théorie dite de « l’autoforgerie »). Devant l’absence de preuves, un « dossier secret », non soumis à la défense, est transmis aux jurés, sur ordre du général Mercier, pour emporter la culpabilité du capitaine. Dreyfus est condamné le 22 décembre 1894 pour intelligence avec l’ennemi au bagne à perpétuité, à l’unanimité, avec dégradation militaire. Il est dégradé le 5 janvier 1895 dans la cour de l’École militaire alors qu’il clame en vain son innocence. Dreyfus arrive sur l’île du Diable, au large de la Guyane, le 14 avril 1895. Emprisonné dans des conditions extrêmes, sa correspondance avec sa femme, Lucie, lui permet de garder un espoir. « J’ai cependant cédé aux instances de ma femme, j’ai donc eu le courage de vivre ([1]) », écrit-il dans son journal. À cette date, l’affaire judiciaire est considérée comme terminée et peu de monde en France ne doute, à ce moment, de la culpabilité du capitaine.
En mars 1896, le lieutenant-colonel Georges Picquart, nouveau chef du contre‑espionnage, découvre l’existence d’un traître au sein de l’armée française, en interceptant un document pneumatique (un « bleu ») écrit par Schwartzkoppen et destiné au commandant Ferdinand Walsin Esterazhy. En comparant l’écriture d’Esterazhy avec le bordereau, il comprend qu’il en est l’auteur et que Dreyfus est innocent. Il en informe sa hiérarchie qui, invoquant l’autorité de la chose jugée, refuse de rouvrir le dossier. Picquart est muté en Tunisie. Inquiet pour sa vie, il confie la vérité à l’avocat Louis Leblois, qui en informe Auguste Scheurer-Kestner, vice-président alsacien du Sénat. Ce dernier fait part aux sénateurs de l’innocence de Dreyfus. En parallèle, Mathieu Dreyfus, frère d’Alfred, avec l’aide du journaliste Bernard Lazare et de Lucie Dreyfus, découvre qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau. Il parvient à retrouver un débiteur d’Esterazhy qui reconnaît l’écriture de celui‑ci. À la suite d’une rencontre entre Mathieu Dreyfus et Scheurer‑Kestner, le nom d’Esterazhy est rendu public en novembre 1897.
Toutefois, l’État-major décide de soutenir le vrai coupable, Esterhazy, pour étouffer l’affaire et éviter que la vérité sur le procès de 1894 ne soit révélée. L’État‑major se retourne contre Picquart, qui est condamné en 1898 pour faute grave à un an de prison, puis réformé. Esterhazy est acquitté par un conseil de guerre le 11 janvier 1898, au terme d’un procès factice, puis s’exile en Angleterre. À la suite de l’acquittement d’Esterazhy, Emile Zola publie deux jours plus tard une lettre ouverte au président de la République, Felix Faure, dans le journal L’Aurore, intitulée J’accuse…! Il met en cause nommément les protagonistes de l’affaire et est traduit en diffamation : l’affaire devient nationale et des émeutes antisémites éclatent en France. Le procès de Zola, en février 1898, permet de révéler les contradictions de l’affaire. Le 8 août 1898, l’écrivain est condamné par la cour d’assises à la peine maximale, un an de prison ferme, et s’exile en Angleterre.
Godefroy Cavaignac, nouveau ministre de la Guerre et antidreyfusard, décide de mettre fin définitivement à l’affaire. Il lit à la tribune de la Chambre des députés, le 7 juillet 1898, une preuve censée être irréfutable, une lettre de l’attaché militaire italien Panizzardi à Schwartzkoppen qui mentionne nommément Dreyfus. Or, cette lettre est un faux. Cavaignac convoque le commandant Henry le 20 août, qui avoue en être l’auteur, puis se suicide. L’affaire occupe une place de plus en plus grande sur la scène politique. Finalement, le garde des Sceaux saisit la Cour de Cassation le 29 septembre qui, devant la vacuité du dossier, casse la décision de 1894 le 3 juin 1899, et renvoie l’affaire devant un conseil de guerre pour un nouveau procès. Dreyfus, à qui tous ces événements ont été cachés en raison de son strict et terrible isolement, est informé de la décision et quitte l’île du Diable le 9 juin. À son retour en métropole, il prend connaissance de son dossier et de la machination ourdie contre lui.
Le procès de Rennes s’ouvre le 7 août 1899. Dreyfus, affaibli par la détention, exprime sa volonté de rétablir son honneur et témoigne du soutien constant de sa femme Lucie dans sa quête de réhabilitation : « Si je suis ici, c’est à elle que je le dois ([2])». Malgré l’absence totale de preuves, l’État-major continue d’accabler Dreyfus. Il est condamné, cette fois avec des « circonstances atténuantes », le 9 septembre 1899, à dix ans d’emprisonnement. Il est gracié le 19 septembre par le nouveau président de la République, Emile Loubet, et libéré le 21 septembre. L’affaire s’arrête. Mais Dreyfus est toujours considéré comme coupable, la grâce ne faisant que suspendre la peine.
À la suite d’une enquête menée sous l’autorité du général André, ministre de la Guerre, une requête en révision est transmise à la Cour de cassation en 1903. Le 12 juillet 1906, la Cour, Chambres réunies, casse sans renvoi le jugement de Rennes et tous les actes antérieurs depuis 1894, constatant que « rien ne reste debout ». À la suite de cette décision le réhabilitant pleinement, Dreyfus est réintégré dans l’armée par la loi du 13 juillet 1906, puis décoré de la Légion d’honneur. Picquart est réintégré le même jour.
3. La nécessité de réparer l’erreur commise en 1906 lors de la reconstitution de la carrière de l’officier Dreyfus
L’arrêt de la Cour de Cassation du 12 juillet 1906, qui innocente le capitaine Alfred Dreyfus, entraîne ipso facto sa réintégration dans l’armée.
Le lendemain, 13 juillet 1906, un projet de loi est déposé à la Chambre des députés en vue d’élever Dreyfus au grade de chef d’escadron (équivalent de commandant), soit le grade immédiatement supérieur à celui de capitaine qu’il occupait avant sa condamnation en 1894, avec prise d’effet à la date de promulgation de la loi. Le projet de loi est approuvé avec 473 votes « pour » et 42 « contre ».
Le même jour, un autre projet de loi réintègre le lieutenant-colonel Picquart, évincé de l’armée en 1898, au grade de général de brigade. Les deux textes, présentés par le ministre de la Guerre Eugène Etienne, sont rapportés par le député de l’Ain Adolphe Messimy.
Le problème est que la réintroduction du capitaine Dreyfus au grade de chef d’escadron ne correspond pas à une reconstitution de carrière complète. Dégradé durant douze années, entre 1894 et 1906, Dreyfus pouvait prétendre, comme ses camarades d’ancienneté égale, au grade de lieutenant-colonel, ou au moins à une nomination rétroactive comme chef d’escadron. Il n’est pourtant promu chef d’escadron qu’à la date du 13 juillet 1906, et donc inscrit en fin de liste sur le tableau d’avancement des chefs d’escadron d’artillerie, à la 410e position sur 450 ([3]). Devant lui, sur le tableau, se trouvent ainsi 100 chefs d’escadron qui avaient pourtant été nommés capitaines après lui.
Ainsi, son avancement est retardé d’au moins cinq ans, soit peu ou prou la durée de sa détention sur l’île du Diable (1895-1899). Âgé de 46 ans et seulement commandant, Dreyfus voit sa trajectoire de carrière irrémédiablement rompue. Lorsqu’il reprend du service à Vincennes, en octobre 1906, Dreyfus se trouve sous les ordres d’un supérieur plus jeune qui a suivi un avancement normal. Il ne peut espérer devenir général, car il sera atteint auparavant par la limite d’âge. Face à ce traitement inéquitable, il demande à faire valoir, à contrecœur, son droit à la retraite le 26 juin 1907.
À l’inverse, le lieutenant-colonel Picquart a droit, en juillet 1906, à une reconstitution de carrière complète, voire accélérée, puisqu’il est promu directement général de brigade (soit deux grades au-dessus de celui qu’il occupait lors de son renvoi de l’armée), avec effet rétroactif au 10 juillet 1903, pour correspondre à l’ancienneté du plus ancien des généraux d’une ancienneté similaire à la sienne. Il deviendra d’ailleurs général de division dès 1906, puis ministre de la Guerre du gouvernement Clemenceau en octobre 1906.
La différence de traitement entre les deux protagonistes de l’affaire renforce le sentiment d’injustice de Dreyfus. Dès la fin juillet 1906, il écrit au journaliste et député Joseph Reinach : « Je n’avais jamais demandé de faveur dans ma carrière, j’avais essayé d’arriver par mon travail. Après ma tragique et si imméritée condamnation de 1894, je n’ai demandé que de la justice. […] Si on m’avait donné le rang auquel j’ai droit – je n’eusse voulu d’aucune faveur – j’aurais pu réfléchir et peut-être, quel que soit l’état de ma santé, sacrifier encore quelque chose de ma vie. Mais on ne l’a pas fait. J’ai conscience d’avoir fait [tout] mon devoir, le gouvernement n’a pas fait le sien. Je ne récrimine pas, je ne récriminerai jamais, mais je n’abdique rien de ma dignité, pas plus aujourd’hui qu’à l’île du Diable ([4]) ».
Comme l’a expliqué lors de son audition l’historien Philippe Oriol, cet écart de traitement entre Dreyfus et Picquart résulterait moins d’une animosité à l’égard du premier que d’une « erreur administrative » qui constitue un « stupide malentendu ([5]) ». Le projet de loi déposé devant les Chambres le 13 juillet 1906 ne donne pas de portée rétroactive à la réintégration de Dreyfus, contrairement à celle de Picquart. L’exposé des motifs du projet de loi du 13 juillet 1906 énonce : « Le gouvernement est impuissant à réparer l’immense préjudice tant matériel que moral dont a souffert la victime d’une aussi déplorable erreur judiciaire. Il désire tout au moins replacer le capitaine Dreyfus dans la situation où il se retrouverait s’il avait poursuivi normalement le cours de sa carrière ». Le texte, lors de la séance 13 juillet 1906, suscite d’ailleurs peu de débats ([6]). Le rapporteur Messimy estime que « cette mesure est équitable et juste, et ne représente même qu’une réparation très modeste si on la met en balance avec les atroces souffrances matérielles et plus encore morales que le capitaine Dreyfus a courageusement endurées ». Les députés votent favorablement à une large majorité. Le ministre de la Guerre indique à la tribune que « le capitaine Dreyfus, promu chef d’escadron, reprend sa place dans l’armée ».
La difficulté vient de ce que l’instigateur du projet de loi, le commandant Antoine Targe, dreyfusard convaincu, ayant mené l’enquête en révision en 1903, aurait été persuadé que Dreyfus souhaitait prendre sa retraite à l’issue de sa réintégration et que le grade lui importait peu. Il lui écrira : « Convaincu par les déclarations formelles de Mornard ([7]) et de votre frère que vous prendriez votre retraite le 1er octobre 1906, je m’étais surtout attaché à vous faire obtenir la croix [de la Légion d’honneur] ([8]) ». Le commandant Targe aurait donc jugé inutile de prévoir une nomination rétroactive, position que suit le ministre de la Guerre Eugène Etienne. Ce dernier témoigne ainsi dans une lettre au député Joseph Reinach qu’il n’a pas proposé de nommer Dreyfus à une date antérieure à 1906 « parce qu’on [lui] avait dit qu’il ne voulait pas rester dans l’armée ([9]) ».
De son côté, Picquart bénéficie d’un traitement particulièrement favorable qui s’explique davantage par le contexte politique que par un souhait premier de pénaliser Dreyfus. Le gouvernement comme les députés souhaitent accélérer la carrière de Picquart, considéré comme un excellent élément pour l’armée, ainsi que cela ressort des débats à la Chambre des députés, le 13 juillet 1906 ([10]).
Plusieurs proches de Dreyfus entament des démarches auprès du gouvernement au sujet de son grade, notamment Alexandrine Zola, veuve de l’écrivain. Le 29 novembre 1906, Dreyfus rencontre Picquart, nouveau ministre de la Guerre. Le premier témoigne entretenir le second du problème lié à son grade, mais en vain, le gouvernement Clemenceau ne souhaitant pas rouvrir le dossier ([11]). Picquart dit à Dreyfus que cette démarche « est parfaitement inutile, qu’il n’en ferait rien, rien ([12])».
Soutenu par le sénateur Auguste Delpech et le député Albert Dalimier, Dreyfus prépare début 1907 la rédaction d’une proposition de loi à transmettre à la Chambre des députés pour réparer « l’erreur certainement commise dans la rédaction » du texte du 13 juillet 1906. Il demande à Reinach de se renseigner rapidement pour savoir si « la proposition de la loi a toutes les chances de succès ([13]) ». Toutefois, devant le peu de chances que la proposition soit votée, Dreyfus décide d’avertir Picquart de sa décision de quitter l’armée le 15 juin 1907. Le 26 juin, il fait sa demande de « mise à la retraite, avec une profonde tristesse… Mais aussi avec le sentiment très vif de remplir [son] devoir de dignité ([14])».
Proposition de loi écrite par Alfred Dreyfus en 1907
Par la loi du 13 juillet 1906, Monsieur Alfred Dreyfus, qui était capitaine du 12 septembre 1889, a été nommé chef d’escadron pour prendre rang du jour de la promulgation de la loi.
Une erreur a certainement été commise dans la rédaction du texte qui a été soumis aux Chambres et voté par elles.
En ne faisant prendre rang au commandant Dreyfus que du jour de la promulgation de la loi, le gouvernement et les Chambres n’ont pas effacé entièrement les conséquences de la condamnation injuste de 1894. En effet, plus de 100 officiers qui avaient une ancienneté moins grande que le commandant Dreyfus comme capitaine, dont beaucoup n’avaient pas passé par l’École supérieure de guerre d’où le commandant Dreyfus était sorti avec le numéro 9 et désigné pour l’État-major de l’armée, le précèdent aujourd’hui sur le tableau.
Il est inadmissible que le commandant Dreyfus subisse un préjudice aussi considérable par le fait des souffrances cruelles et imméritées qu’il a endurées ; nous pensons qu’il est du devoir de la République et du gouvernement de donner à la victime d’une telle erreur judiciaire la situation à laquelle il a droit.
Sur les 100 officiers et plus qui étaient moins anciens que le commandant Dreyfus comme capitaine, deux sont actuellement lieutenants-colonels, les autres ont une ancienneté qui atteint jusqu’à 5 ans ½ de grade de lieutenant-colonel.
Nous vous proposons en conséquence la loi suivante :
Article unique : Le chef d’escadron d’artillerie breveté Dreyfus (Alfred) est nommé lieutenant-colonel pour prendre rang à la date du ...
Source : BNF n°13570 ; cf. également Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), note n° 1021.
Ce départ auquel il se résout demeure pour lui une blessure. À l’automne 1907, il écrit : « À la date du 13 juillet 1906, plus de 100 officiers d’artillerie, moins anciens que moi comme capitaines, étaient chefs d’escadron. La loi, en me nommant chef d’escadron reconnaissait qu’avec mon rang de sortie de l’École supérieure de Guerre et mon dossier personnel, il en eût été de même pour moi. Dès lors il eût été équitable de me rendre ma place légitime comme ancienneté au milieu des officiers de mon arme. […] Une injustice a donc été manifestement commise dans le projet de loi me concernant quand, au lieu d’être, comme le voulait l’exposé des motifs, replacé dans la situation où je me serais trouvé le 13 juillet 1906 si j’avais poursuivi normalement le cours de ma carrière, je n’ai pris rang comme chef d’escadron que du jour même du vote de la loi, c’est-à-dire avec un retard de près de 5 ans sur mes droits. […] J’avais espéré, le 12 juillet 1906, que la proclamation solennelle de mon innocence mettrait un terme à mes épreuves. Il n’en fut rien, je dus rester la victime jusqu’au bout. Mais je me console en pensant que l’iniquité dont j’ai si prodigieusement souffert aura servi la cause de l’humanité et développé les sentiments de solidarité sociale ([15]) ».
Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, comme chef d’escadron d’artillerie de réserve, Dreyfus est affecté à l’état-major de l’artillerie du camp retranché de Paris en août 1914, puis, à partir de janvier 1917, au commandement du parc d’artillerie de la 168e division. Il prend part aux combats du Chemin des Dames en avril-mai 1917 et de Verdun en janvier-mars 1918. Il est élevé, en septembre 1918, au grade de lieutenant-colonel, et promu, le 9 juillet 1919, officier de la Légion d’honneur. D’ailleurs, sa nomination au grade de lieutenant-colonel se réalise à l’issue d’une longue attente, que Dreyfus relève. Le 15 octobre 1918, il écrit : « Il y a trois semaines, j’ai trouvé à l’Officiel ma nomination comme lieutenant-colonel. Je ne m’y attendais plus. J’avais été proposé étant au front et j’aurais voulu être nommé étant au front ([16]) ».
Ce patriote n’en célèbre pas moins la victoire de l’armée française quelques semaines plus tard : « Voici la guerre terminée, d’une manière triomphale et l’Allemagne effondrée plus profondément que je n’osais l’espérer. Quelle joie ce doit être en Alsace-Lorraine ! ([17]) ».
4. Une prise de conscience progressive
La persistance d’une injustice et d’une réparation incomplète des torts causés à Alfred Dreyfus a été longtemps occultée et ignorée, en dehors de sa famille et des spécialistes de l’Affaire. Il faut attendre l’année 2006 pour que le président de la République Jacques Chirac, dans son discours prononcé à l’École militaire le 12 juillet lors l’hommage de la Nation rendu à Alfred Dreyfus, les reconnaisse publiquement : « La fermeté d’âme, la droiture, le courage exemplaire d’Alfred Dreyfus forcent l’admiration. Un officier exemplaire qui, dans les plus terribles épreuves, a toujours agi en soldat. Un patriote qui aimait passionnément la France et qui n’a jamais douté d’elle. Un homme aussi, sachons le reconnaître, à qui justice n’a pas été complètement rendue : la mort dans l’âme, faute d’avoir bénéficié de la reconstitution de carrière à laquelle il avait pourtant droit, l’officier a dû quitter l’armée ».
Le 21 juillet 2019, lors d’un discours de commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’, la ministre des Armées, Florence Parly, évoque explicitement la nécessité de parfaire la réparation de 1906 : « Cent vingt ans après le procès de Rennes, les armées doivent regarder leur histoire en face. Cent vingt ans plus tard, il est encore temps que les armées redonnent à Alfred Dreyfus tout l’honneur et toutes les années qu’on lui a ôtées ».
Le 26 octobre 2021, le président de la République Emmanuel Macron, interrogé sur cette possibilité, reconnaît « une réalité irréfutable qui est de reconstituer la carrière qu’on a suspendue ». S’agissant de la possibilité d’agir lui-même en tant que chef de l’Etat, sa réponse est négative, au motif qu’« on ouvrirait alors une possibilité au président de la République de restaurer ou dégrader quiconque en fonction des temps. […] C’est sans doute l’institution militaire, dans un dialogue avec les représentants du peuple français, qui peut le faire, plus que le président comme une décision souveraine, comme un fait du prince. Je pense que ce serait inapproprié. Mais in pectore (dans mon cœur), il l’est, le chef des armées que je suis peut vous le dire ([18]) ».
Plusieurs initiatives parlementaires ont évoqué ce problème au cours des dernières années. À l’Assemblée nationale, outre la présente proposition de loi portée par Gabriel Attal, on compte des propositions de résolution du 23 septembre 2019 ([19]) et du 27 mars 2023 ([20]) d’Éric Ciotti et plusieurs de ses collègues visant à la reconstitution de la carrière d’Alfred Dreyfus. Au Sénat, on peut citer la proposition de résolution du 31 mars 2023 ([21]) de Joël Guerriau, Roger Karoutchi et plusieurs de leurs collègues visant à conférer à titre posthume le grade de général au lieutenant-colonel Alfred Dreyfus. Plus récemment, Patrick Kanner et plusieurs de ses collègues ont déposé une proposition de loi visant à élever à titre posthume Alfred Dreyfus au grade de général de brigade ([22]).
Cette maturation fut accompagnée par des expressions publiques en ce sens, telle celle de Haïm Korsia en 2021 ([23]), ainsi que la tribune de Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux et Louis Gautier dans Le Figaro du 17 avril 2025 ([24]).
Mentionnons enfin qu’au débat d’espèce relatif à la réparation de la carrière militaire de Dreyfus, existe également celui, plus large encore, propre à la place de ce héros français dans la mémoire nationale. Un temps envisagée par Jacques Chirac, la panthéonisation d’Alfred Dreyfus, en ce qu’elle « célébrerait ainsi l’héroïsme des citoyens ordinaires, l’héroïsme des résistants, des rescapés » comme l’écrivait l’historien Vincent Duclert ([25]), demeure une cause défendue par de nombreuses personnalités, dont la présente proposition de loi est complémentaire.
Alfred Dreyfus fut un officier brillant, un soldat exemplaire, un patriote ardent, un citoyen épris de justice, qui endura avec une force d’âme et une résistance exceptionnelles, puisées dans les valeurs de l’institution militaire, une épreuve singulière que nul autre ne subit. Son destin est un exemple de courage et d’héroïsme pour le peuple français. Il fait l’honneur de la Nation française.
Le titre initial de la proposition de loi était « proposition de loi visant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade ».
La commission de la défense nationale et des forces armées a adopté un amendement proposé par le rapporteur, modifiant le titre de la proposition de loi pour le mettre en cohérence avec le dispositif prévu à l’article unique. Les mots « appelant à élever » ont ainsi été remplacés par le mot « élevant ».
Adopté par la commission avec modification
Résumé du dispositif et effets principaux
L’article unique élève, à titre posthume, Alfred Dreyfus, au grade de général de brigade.
Modifications apportées par la commission
La commission de la défense nationale et des forces armées a adopté un amendement rédactionnel pour renforcer la clarté du dispositif.
L’objet de l’article unique de la proposition de loi est de réparer, en élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, l’erreur commise en 1906 par le gouvernement et le Parlement.
Après l’arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 1906 qui innocentait Dreyfus, puis l’adoption de la loi du 13 juillet 1906 le réintégrant dans l’armée, et enfin la cérémonie marquant sa réintégration officielle le 20 juillet 1906 dans l’enceinte de l’École militaire, le but de cette proposition de loi est de corriger les torts infligés à cet homme.
a. Sur la possibilité de reconstituer la carrière d’Alfred Dreyfus
La reconstitution de la carrière d’Alfred Dreyfus nécessite, en droit, deux conditions cumulatives : le consentement de l’intéressé et l’illégalité de l’acte d’éviction.
Sur le premier point, les carnets de Dreyfus, cités supra, témoignent sans ambiguïté de son incompréhension devant la reconstitution incomplète de sa carrière militaire et de l’espoir un moment entretenu par lui qu’il puisse être remédié à cette erreur. Dans l’impossibilité toutefois de faire valoir son droit, Dreyfus quitte l’armée d’active qu’il avait toujours voulu servir. Il n’a jamais tenté par la suite d’obtenir la moindre réparation financière et n’a jamais dévié dans sa volonté de n’obtenir que ce qui lui revenait, c’est‑à‑dire une carrière normale et son honneur.
Sur le second point, le Conseil d’État a jugé, de longue date et de façon constante, que tout fonctionnaire illégalement évincé a droit à la reconstitution de sa carrière « dans les conditions où elle peut être réputée avoir dû normalement se poursuivre si aucune irrégularité n’avait été commise » (CE, 26 décembre 1925, Rodière, Rec. Lebon p. 1065). Cette reconstitution a nécessairement une portée rétroactive, l’objet étant de rétablir – au moyen bien sûr d’une fiction juridique – un développement normal de carrière. Le Conseil d’État a jugé que cette reconstitution de carrière pouvait porter sur l’appellation de général de corps d’armée (CE, 16 juin 1995, 145136). La reconstitution doit être faite sur la base de la législation en vigueur au moment des faits, le résultat devant être identique à celui auquel on serait parvenu si la décision incriminée n’avait pas été prise (CE, 11 juillet 1958, Fontaine, Rec. p. 433). Il a été démontré plus haut que c’est à tort, et à la suite d’une erreur, que Dreyfus avait été réintégré en 1906 au grade de chef d’escadron, et non pas lieutenant‑colonel.
Si les conditions sont donc réunies pour rétablir la carrière d’Alfred Dreyfus, il reste à en définir les modalités.
b. Sur l’opportunité de le nommer général de brigade
Alors que le déroulement de carrière d’un officier jusqu’au grade de colonel obéit essentiellement à un avancement en fonction de l’âge et de l’ancienneté, la nomination au grade de général a un caractère plus discrétionnaire, lié aux aptitudes et aux qualités de l’intéressé.
Un faisceau d’indices conduit à considérer que l’officier Dreyfus aurait atteint ce grade si sa carrière avait été complète.
Tout d’abord, il est ancien élève de l’École polytechnique, à la sortie de laquelle il intègre l’artillerie, considéré à l’époque comme l’arme la plus prestigieuse. Les évaluations techniques et individuelles de Dreyfus sont excellentes. Il est décrit comme intelligent et consciencieux et d’un patriotisme absolu : « officier très intelligent – saisissant vite les affaires – travaillant facilement » (1er semestre 1894) ; « rédige très bien, a déjà des connaissances fort étendues » (1er semestre 1893) « il est donné comme ayant des capacités de commandement » (2ème semestre 1892) ([26]). Il maîtrise l’allemand, qualité régulièrement relevée par ses chefs. Entré à l’École de Guerre en 1890, il en sort deux ans plus tard classé neuvième sur 81, ce qui lui permet de faire partie des douze premiers qui sont appelés à effectuer leur stage au sein de l’État‑major. L’historien Philippe Oriol précise même qu’il était classé troisième à l’issue des épreuves, et que c’est une note (purement subjective) d’appréciation personnelle d’un instructeur qui l’a rétrogradé à la neuvième place ([27]). Quoi qu’il en soit, breveté d’État-major et compte tenu de ses aptitudes manifestes, il était placé dans les meilleures conditions pour devenir officier général, près d’un quart de sa promotion à l’École de Guerre ayant effectivement atteint ce grade par la suite ([28]). Enfin, sa conduite lors de la Première Guerre mondiale, et l’exercice de responsabilités dépassant largement son grade de chef d’escadron (comparables à celle d’un colonel et en adéquation avec celles de ses camarades de promotion), ont confirmé sa valeur absolument remarquable ([29]).
c. Sur la possibilité de promulguer une loi de portée individuelle
Si les lois de portée individuelle – qui se rapportent spécifiquement à un individu – sont rares sous la Vème République, il existe cependant des précédents tels que :
– la loi du 28 décembre 1967 exonérant la succession du maréchal Juin des droits de mutation ;
– la loi du 27 décembre 1968 replaçant le général d’armée Catroux dans la première section du cadre des officiers généraux de l’armée de terre ;
– la loi du 23 décembre 1970 portant exonération des droits de mutation sur la succession du Général de Gaulle ;
– la loi du 23 décembre 1971 relative à l’emploi de chef de musique dans la garde républicaine.
Ces lois ne fixent pas des dispositions individuelles en application de normes générales, ce pouvoir étant réservé au domaine réglementaire, mais permettent à des situations individuelles exceptionnelles de déroger à des règles générales ([30]).
Tel est bien l’objet de la présente proposition de loi. Elle vise à déroger à la règle générale de nomination des officiers généraux par le président de la République, prévue à l’article 13 de la Constitution. Cette dérogation est justifiée pour deux raisons. D’une part, elle supplée à l’absence de disposition, au sein du code de la défense, permettant l’élévation à un grade deux fois supérieur, à titre posthume, en vue de reconstituer une carrière. D’autre part, la réintégration incomplète de Dreyfus ayant été opérée par une loi (du 13 juillet 1906), il est cohérent de passer également par la voie législative pour corriger et compléter rétroactivement cette réintégration.
L’article 34 de la Constitution n’y fait pas obstacle. Il dispose en effet, en son alinéa 12, que le domaine de la loi comprend « les principes fondamentaux de l’organisation générale de la défense nationale », lesquels ont toujours été interprétés largement par le Conseil constitutionnel. Celui-ci, dans une décision du 17 novembre 1966, a ainsi précisé que les « conditions d’avancement des officiers de réserve et celles d’actives » présentent le caractère d’un principe fondamental au sens de l’article 34 ([31]), ce qui autorise à y rattacher la nomination d’un général de brigade à titre posthume.
2. La position de la commission
La commission de la défense nationale et des forces armées a adopté un amendement rédactionnel présenté par le rapporteur. L’amendement a supprimé un membre de phrase afin de renforcer la clarté du dispositif.
La commission de la défense nationale et des forces armées a adopté, à l’unanimité, l’article unique ainsi modifié.
Au cours de sa séance du mercredi 28 mai 2025, la commission examine la proposition de loi.
M. le président Jean‑Michel Jacques. Mes chers collègues, l’ordre du jour appelle l’examen de la proposition de loi appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade (n°1380) avec comme rapporteur notre collègue M. Charles Sitzenstuhl, auquel je souhaite la bienvenue dans notre commission. Cette proposition de loi est inscrite à l’ordre du jour de la séance publique du lundi 2 juin à 16 heures.
L’affaire Dreyfus, qui s’étend de 1894 à 1906, est connue de tous. Un capitaine d’artillerie alsacien, de confession juive, est injustement condamné au bagne à perpétuité pour intelligence avec l’ennemi. Après de multiples rebondissements et un nouveau procès, il est pleinement innocenté en 1906. Cette affaire a joué un rôle marquant dans l’affirmation de notre République et de l’État de droit.
La présente proposition de loi ne rouvre pas le dossier judiciaire, l’innocence de Dreyfus ayant été établie. Elle revient sur un événement moins connu de l’affaire Dreyfus, qui intéresse notre commission : les conditions de retour d’Alfred Dreyfus dans l’armée. Le 12 juillet 1906, l’arrêt de la Cour de cassation innocentant le capitaine entraîne sa réintégration dans l’armée. Une loi est votée le lendemain, à la Chambre des députés, pour réintégrer Dreyfus au grade de chef d’escadron.
Or cette réintégration n’a pas été accompagnée d’une reconstitution de carrière complète. Le capitaine Dreyfus, dégradé injustement pendant douze ans, aurait pu prétendre à un grade supérieur. La présente proposition de loi vise à modifier cette situation en s’inscrivant dans la continuité de la loi du 13 juillet 1906.
M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Je vous remercie de m’accueillir au sein de votre honorable commission. Je ne vous cache pas qu’être rapporteur de la proposition de loi appelant à élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade déposée par notre collègue Gabriel Attal est une responsabilité particulière. J’ai pu, dans le temps limité – une petite dizaine de jours – dont je disposais, auditionner neuf personnalités représentant les armées, le monde académique, celui des juristes et les descendants d’Alfred Dreyfus, notamment son petit‑fils, Charles Dreyfus, qui l’a connu et vit toujours, à Paris.
Avant d’aborder l’objet de la proposition de loi, je rappellerai succinctement le déroulement de l’Affaire, dont je ne doute pas qu’elle vous est familière dans son ensemble mais dont tel ou tel événement vous est peut‑être méconnu.
Alfred Dreyfus est né en 1859 à Mulhouse, dans le département du Haut‑Rhin, au sein d’une famille juive installée en Alsace depuis plusieurs siècles. Sa famille quitte l’Alsace après la défaite de 1870. Ils sont ce que l’on appelle des « optants », c’est‑à‑dire des gens ayant choisi de rester Français et devant donc quitter l’Alsace‑Lorraine.
Son patriotisme le pousse à embrasser la carrière militaire. Il entre à l’École polytechnique puis, quelques années plus tard, dans l’artillerie. Stagiaire de 1890 à 1892 à l’École de guerre, il en sort neuvième sur quatre‑vingt-un. Ce classement remarquable lui ouvre les portes de l’État‑major. Bien noté, il est considéré comme un officier doué et intelligent, d’un caractère certes réservé mais promis aux plus belles perspectives.
L’Affaire commence en 1894, lorsqu’un agent du service du contre‑espionnage français découvre à l’ambassade d’Allemagne un document, le fameux bordereau démontrant que des informations confidentielles sont transmises aux Allemands, alors nos ennemis. Après une brève enquête, l’écriture en est attribuée au capitaine Dreyfus, officier stagiaire à l’État‑major, qui est renvoyé devant un conseil de guerre, dont l’audience se tient à huis clos, et condamné le 22 décembre 1894 au bagne à perpétuité pour intelligence avec l’ennemi. Dégradé le 5 janvier 1895 lors d’une cérémonie humiliante que tout le monde connaît, il est déporté sur l’île du Diable, au large de la Guyane. Peu de gens doutent alors de sa culpabilité.
C’est en 1896 que le lieutenant‑colonel Picquart, nouveau chef du service du contre‑espionnage, intercepte un document écrit par l’attaché militaire allemand au commandant Esterhazy. En comparant l’écriture d’Esterhazy et celle du bordereau, il comprend que ce dernier en est l’auteur et que Dreyfus est innocent. Informée, sa hiérarchie refuse de rouvrir le dossier. Picquart est muté en Tunisie.
À la même période, Mathieu Dreyfus, l’un des frères d’Alfred, découvre lui aussi, avec l’aide du journaliste Bernard Lazare, qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau. L’État‑major décide toutefois de soutenir Esterhazy, qui est acquitté par un conseil de guerre le 11 janvier 1898. La même année, Picquart est condamné à un an de prison pour faute grave, puis réformé. L’acquittement d’Esterhazy amène Émile Zola à publier le fameux J’accuse !... Poursuivi en diffamation, il est condamné à un an de prison ferme et s’exile en Angleterre.
Dreyfus n’est pas l’auteur du bordereau. C’est l’antisémitisme d’une partie de l’État‑major de l’époque, conjugué peut‑être aux jalousies qu’avaient pu exciter les qualités exceptionnelles de Dreyfus, le tout sur fond de pressions de la presse et des mouvements nationalistes et antisémites, qui ont amené à l’accuser sans aucune preuve et à persister absurdement dans cette accusation.
À partir de 1899, la vérité judiciaire éclate progressivement. Saisie par le garde des sceaux, la Cour de cassation, compte tenu de la vacuité du dossier, casse la décision de 1894 et renvoie l’affaire devant un Conseil de guerre pour un nouveau procès. À l’issue du procès de Rennes, en septembre 1899, Dreyfus est à nouveau – hélas ! – condamné, mais à dix ans d’emprisonnement avec des circonstances atténuantes, ce qui est absurde s’agissant d’un cas de haute trahison. Il est gracié par le président de la République le 19 septembre 1899.
À l’issue d’une enquête menée sous l’autorité du général André, ministre de la guerre, une requête en révision est transmise à la Cour de cassation en 1903. Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation, chambres réunies, casse sans renvoi le jugement de Rennes et tous les actes antérieurs depuis 1894, déclarant : « De l’accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ». La vérité judiciaire est donc dite depuis cette date et la présente proposition de loi n’a en aucun cas pour objet de rouvrir le dossier judiciaire.
L’arrêt innocentant le capitaine Alfred Dreyfus entraîne sa réintégration dans l’armée, ce qui ouvre le chapitre parlementaire, déjà très singulier dans la Troisième République, de l’Affaire. Dès le lendemain de l’énoncé de l’arrêt de la Cour, le 13 juillet 1906, un projet de loi est déposé à la Chambre des députés, conjointement à un autre, relatif au lieutenant‑colonel Picquart. Les deux sont adoptés dans la journée. Ils réintègrent dans les cadres de l’armée les deux officiers, qui sont promus, s’agissant Picquart, général de brigade et, s’agissant de Dreyfus, chef d’escadron, c’est‑à‑dire commandant.
Là se noue le problème qui nous occupe. Alors que Picquart se voit attribuer un grade aligné sur celui des officiers d’une ancienneté égale à la sienne, Dreyfus est promu commandant à la date de la loi, soit au même niveau que des officiers dont l’ancienneté est inférieure de cinq ans à la sienne. Son avancement est de fait retardé de cinq ans, soit à peu près la durée de sa détention.
Alors âgé de 46 ans et seulement commandant, Dreyfus, officier brillant promis aux plus belles perspectives, voit sa trajectoire de carrière irrémédiablement rompue, et il le comprend. Lorsqu’il reprend du service, il se trouve sous les ordres d’un supérieur plus jeune que lui. De la possibilité de devenir général, il est privé, car il sait qu’il sera atteint auparavant par la limite d’âge.
Face à ce traitement inéquitable, il demande à contrecœur sa mise à la retraite le 26 juin 1907. J’ajoute, pour la précision historique, que Dreyfus se réengage comme réserviste lors de la Première guerre mondiale, dès les premiers jours de la guerre. Il est nommé à la toute fin de ce conflit lieutenant‑colonel de réserve, tardivement – ce point est détaillé dans le rapport.
Il semble bien, d’après les auditions que j’ai menées, que la différence de traitement de la loi de 1906 résulte d’abord d’un malentendu, qui est à l’origine d’une erreur regrettable. L’inspirateur du projet de loi, le commandant Targe, dreyfusard convaincu, était persuadé que Dreyfus ne souhaitait pas poursuivre une carrière militaire et n’avait donc pas prévu de nomination rétroactive. Il s’était surtout attaché, avec succès, à faire obtenir à Dreyfus la Légion d’honneur. Les députés, suivant le rapporteur Adolphe Messimy, votent le texte à une très large majorité.
Dreyfus n’en sera pas moins très affecté. Il entreprendra auprès du gouvernement, sans succès, des démarches en vue de corriger l’erreur et rédigera même en 1907 une proposition de loi, qui ne sera jamais déposée et dont le texte figure dans le rapport, visant à « réparer l’erreur qui a certainement été commise ». Ni Clemenceau, alors président du conseil, ni Picquart, devenu – magnifique hasard de l’histoire ! – ministre de la guerre, ne souhaitent rouvrir le dossier, pour de multiples raisons qu’ont explicitées les historiens.
Dès la fin juillet 1906, Dreyfus écrit au journaliste et député Joseph Reinach : « Je n’avais jamais demandé de faveurs dans ma carrière ; j’avais essayé d’arriver par mon travail. Après ma tragique et si imméritée condamnation de 1894, je n’ai demandé que de la justice. Si on m’avait donné le rang auquel j’ai droit, je n’eusse voulu d’aucune faveur. J’aurais pu réfléchir et peut‑être, quel que soit l’état de ma santé, sacrifier encore quelque chose de ma vie. Mais on ne l’a pas fait. J’ai conscience d’avoir fait tout mon devoir. Le gouvernement n’a pas fait le sien. »
La prise de conscience du caractère incomplet de la réparation apportée à Dreyfus a été tardive et progressive, longtemps cantonnée à son cercle familial, ses amis et les spécialistes. Je tiens à rappeler l’importance des travaux de plusieurs générations de chercheurs, qui ont permis de conserver la trace écrite, dans les livres, de ce dont nous parlons. Le temps qui m’est imparti ne me permet pas de les citer tous – en 120 ans, ils ont été nombreux. Je me contenterai donc de citer nos contemporains Pierre Birnbaum, Vincent Duclert, Philippe Oriol et Christian Vigouroux, que j’ai auditionnés et dont les points de vue m’ont éclairé.
Il faut attendre l’année 2006 pour que le président de la République, Jacques Chirac, dans son éloge prononcé à l’École militaire, mentionne le caractère incomplet de la reconstitution de carrière de Dreyfus. Lors de la cérémonie de commémoration de la rafle du Vel’d’Hiv en 2019, la ministre des armées, Florence Parly, évoque explicitement la nécessité de parfaire la réparation de 1906.
Par ailleurs, plusieurs parlementaires se sont emparés du débat. Au sein de notre chambre, des propositions de résolution ont été déposées par Éric Ciotti et plusieurs de ses collègues en 2019 et en 2023. Au Sénat, une proposition de résolution de Joël Guerriau et Roger Karoutchi et plusieurs de leurs collègues a été déposée en 2023. Le 29 avril dernier, le sénateur Patrick Kanner et plusieurs de ses collègues ont déposé une proposition de loi similaire à celle déposée par Gabriel Attal.
Pourquoi incombe‑t‑il aux parlementaires de se pencher sur la question ? Parce qu’il s’agit d’un cas singulier. À la nomination d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume, seule la loi peut procéder. L’exécutif n’en a pas le pouvoir, comme le président Macron l’a lui‑même rappelé le 26 octobre 2021. Le chef de l’État, pas plus que le gouvernement, ne peut y procéder par décret. Aucune disposition du code de la défense ne permet de procéder à une élévation au grade deux fois supérieur à titre posthume en vue de reconstituer une carrière.
Faute de pouvoir agir par la voie réglementaire, il faut emprunter la voie législative. Au demeurant, la réintégration incomplète de Dreyfus ayant été opérée par une loi, la loi du 13 juillet 1906, il est cohérent d’emprunter la voie législative pour la corriger et la compléter rétroactivement. La présente proposition de loi est singulière. Elle est aussi individuelle, ayant pour objet un individu précis.
Certes, les lois individuelles sont rares sous la Cinquième République, mais non sans précédent. Citons notamment – d’autres exemples figurent dans le rapport – la loi du 27 décembre 1968 replaçant le général d’armée Catroux dans la première section du cadre des officiers généraux de l’armée de terre et le maintenant sans limite d’âge dans cette position et la loi du 23 décembre 1970 portant exonération des droits de mutation sur la succession du général de Gaulle.
La proposition de loi qui vous est soumise procède d’une démarche législative singulière visant à régler une situation singulière. Il s’agit d’une reconnaissance symbolique pour un cas hors norme, sans équivalent dans l’histoire de la République. Le dispositif qui vous est proposé est simple. Il tient en un unique alinéa d’une seule phrase. Je présenterai deux amendements quasi rédactionnels, visant respectivement à mettre en cohérence le titre de la proposition de loi et son dispositif et à ramasser la rédaction du dispositif pour en renforcer la clarté.
En conclusion, je nous sais nombreux, quels que soient les bancs sur lesquels nous siégeons, à partager un même souci d’équité et la volonté que réparation soit complètement faite à cet officier exemplaire et brillant qu’était Alfred Dreyfus, qui est un exemple d’héroïsme face à l’arbitraire et à l’écrasement. Nous honorons un officier français patriote, endurant et intelligent, et avec lui tous les militaires, car il y en eut qui lui vinrent en aide, crurent à son innocence, lui témoignèrent de la camaraderie.
Chers collègues, Alfred Dreyfus est un héros de notre histoire. Le courage qui lui permit de traverser ces épreuves, c’est aussi dans les valeurs militaires qui lui ont été inculquées qu’il l’a puisé. Dreyfus est un modèle pour la nation, un modèle pour nos armées, un modèle de patriotisme, un modèle d’intégrité, un modèle d’honnêteté, un modèle de sang‑froid, un modèle de résistance et un modèle de bravoure. Je forme le vœu, important pour notre histoire et pour le Parlement, que la présente proposition de loi rencontre un large accord, et je vous appelle à la voter.
M. le président Jean‑Michel Jacques. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
M. Thierry Tesson (RN). Le 5 janvier 1895, dans le froid de l’hiver, s’est déroulée dans la cour de l’École militaire une incroyable cérémonie, mélange de brutalité et d’apparat, dont l’objectif était l’anéantissement d’un homme, de son honneur, de sa vie. Comment ne pas voir dans l’attitude du condamné, qui affronte debout cette ordalie d’un autre temps, non la sidération, mais la certitude que son innocence serait reconnue, tant était forte sa foi dans la patrie, qu’il avait servie d’une manière irréprochable pendant plus de quinze ans ?
Il est temps de répondre à son attente. Tel est l’objet de la proposition de loi que nous examinons. Oui, nous devons accorder à titre posthume le grade de général de brigade au capitaine Alfred Dreyfus !
Les développements de l’affaire sont connus. Sur cette trop longue période – une décennie –, il faut en retenir les principaux. En septembre 1894, le capitaine Dreyfus est accusé d’avoir transmis des documents militaires à l’ambassade d’Allemagne. Le 22 décembre, après une instruction bâclée, guidée par l’antisémitisme et au moyen de pièces forgées, il est condamné par un conseil de guerre à la déportation en Guyane ainsi qu’à la dégradation militaire.
Après plusieurs années de péripéties juridiques et surtout politiques – du sublime J’accuse !... d’Émile Zola aux efforts de Bernard Lazare, de Jaurès, de Clemenceau, de Lucie Dreyfus, son épouse –, après ces efforts se tient un second conseil de guerre à Rennes, en septembre 1899. Ses conclusions sont indignes. Alfred Dreyfus est une fois de plus reconnu coupable et condamné à dix ans de détention. Ce verdict absurde est présenté comme une mesure de clémence, au titre de circonstances atténuantes. Décision ambiguë, presque un aveu !
La grâce présidentielle, qui survient aussitôt après, le remet en liberté. Il faudra attendre près de six ans pour que, à l’issue d’un combat intense, véritable marathon judiciaire, les chambres réunies de la Cour de cassation reconnaissent, en 1906, l’innocence d’Alfred Dreyfus et le replacent dans la totalité de ses droits.
Il restait alors à réparer une erreur d’État. Elle fut ingrate. Jamais la carrière d’Alfred Dreyfus ne reprendra son cours normal. Promu chef d’escadron tout en étant nommé chevalier de la Légion d’honneur en juillet 1906, il n’obtient pas le grade de lieutenant‑colonel auquel son ancienneté lui donnait droit, lui qui était capitaine depuis dix‑sept ans.
En retraite depuis 1907, en dépit de tout ce qu’il a traversé, le commandant Dreyfus n’hésite pas un instant à se porter, à 55 ans, à la défense de la patrie en août 1914. Placé à l’état‑major de l’artillerie du camp retranché de Paris, il obtient en janvier 1917 de rejoindre le front de Lorraine. En avril 1918, atteint par la limite d’âge, il reçoit la direction de l’artillerie de la cinquième région militaire d’Orléans. Promu lieutenant‑colonel le 25 septembre 1918, il quitte définitivement l’armée le 25 janvier 1919.
Alfred Dreyfus aurait‑il obtenu le généralat s’il n’avait pas été, en 1894, accusé d’un crime qui n’a pas commis ? C’est une certitude. Polytechnicien, breveté d’État‑major, présentant des états de service remarqués, il est évident qu’il aurait quitté le service à un niveau de grade équivalent à la plupart de celui de ses camarades de promotion. La liste des brigadiers et des divisionnaires issus de l’X de sa génération le prouve. Outre ce qui précède, qui relève d’un parcours de carrière brisé, il y a aussi la manière de servir. Il fut, jusque dans l’adversité la plus effroyable, d’une fidélité totale à l’uniforme et à la République.
La présente proposition de loi ne réécrit pas l’histoire ; elle complète la réhabilitation de 1906, en rappelant que l’État n’oublie jamais de réparer ses torts, même longtemps après les faits. L’affaire Dreyfus a été une des crises majeures de notre histoire, parce qu’elle a révélé la fragilité de nos institutions lorsqu’elles cèdent à la peur et aux préjugés. Elle a aussi montré leur force lorsqu’elles s’appuient sur la justice et le respect des droits. Pour cette raison, cette réparation éclaire notre présent par ce qu’elle transmet aux générations futures. Elle leur apprend que l’engagement et la loyauté envers la République sont toujours par elle reconnus.
Enfin, dans un contexte de montée de l’antisémitisme, cette réparation posthume rappelle à toute la nation l’urgence de la défense de ses principes et l’importance de son unité. En élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, nous rendons hommage non seulement à un homme, mais aussi à la France et à son honneur. Je vous invite, mesdames et messieurs, à adopter la proposition de loi.
M. Sylvain Maillard (EPR). Je remercie Gabriel Attal d’avoir déposé cette proposition de loi et le rapporteur Charles Sitzenstuhl pour son travail sur le texte, que nous examinons 130 ans après la déportation d’Alfred Dreyfus sur l’île du Diable, pour un emprisonnement qui devait durer cinq années à la suite de son injuste condamnation pour trahison, sur la base de documents falsifiés et – il faut le rappeler – de profonds préjugés antisémites : il fut accusé car il était juif.
Cette erreur d’État, qui hante notre histoire nationale, n’a été que partiellement réparée par la loi de réhabilitation du 12 juillet 1906. Comment justifier le traitement inégalitaire subi par l’officier Alfred Dreyfus après sa réhabilitation judiciaire en ce qui concerne sa progression dans la carrière militaire ? De cette injustice, il avait lui‑même conscience et en demanda réparation, sans succès. S’il fut promu lieutenant‑colonel à la fin de sa vie, il n’accéda jamais au grade de général de brigade, qui aurait logiquement dû être le sien compte tenu de sa formation et de son parcours exemplaire jusqu’en 1894.
En votant cette proposition de loi, la représentation nationale a l’occasion d’honorer, dans la pure tradition républicaine, le souvenir et le parcours d’un homme qui eut à subir une injustice d’État. Si celle‑ci se manifesta en raison de préjugés antisémites et de la rumeur, elle fut aussi l’occasion, pour la République, de se réformer, de remettre en cause des décisions iniques et de reconnaître des erreurs commises à rebours des principes du pacte républicain.
Cette proposition de loi, éloignée de tout esprit polémique, participe d’un esprit de rassemblement national sur un épisode marquant de notre histoire républicaine. Cet esprit de rassemblement devrait être partagé par tous les groupes parlementaires. Il ne s’agit pas de refaire l’histoire mais bien, en votant ce texte, de remplir la mission que s’était assignée la loi du 13 juillet 1906 d’en finir avec l’affaire Dreyfus par le haut en honorant les états de service d’un officier français droit, qui n’hésita pas, à 55 ans, à reprendre les armes pour défendre sa patrie lors de la Première guerre mondiale, notamment lors des batailles de Verdun et du Chemin des dames.
En rendant justice à Alfred Dreyfus, la République n’effacera pas le passé, mais elle le regardera en face avec gravité et courage, pour mieux ancrer l’idéal républicain dans le présent. Le groupe Renaissance soutiendra avec force la proposition de loi, dont j’aimerais savoir, à titre personnel, comment elle s’insère dans la proposition, récurrente depuis plusieurs années, de panthéonisation d’Alfred Dreyfus.
M. Gabriel Amard (LFI‑NFP). Émile Zola disait : « C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie jusqu’à la faire délirer. » L’affaire Dreyfus est l’un de ces moments de notre histoire où la République a failli à ses principes les plus fondamentaux. En 1894, un officier juif est condamné à tort pour haute trahison, non pas sur des faits mais sur des préjugés, des mensonges, des falsifications, dans une armée et un pays traversés par une haine antisémite. Il a été trahi par l’institution militaire, réhabilité tardivement – jamais pleinement –, contrairement au colonel Picquart qui fut réintégré au grade auquel il aurait accédé sans son éviction.
Dreyfus a été pénalisé dans sa carrière ; il a quitté l’armée prématurément et n’a jamais obtenu le grade de général qu’il aurait légitimement pu atteindre. C’est grâce à la mobilisation de quelques‑uns que la vérité finit par triompher. Jean Jaurès affirmait : « […] si Dreyfus a été illégalement condamné et si […] il est innocent, il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : […] il n’est plus que l’humanité elle‑même, au plus haut degré de misère et de désespoir […]. Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance en ce qu’elle a de plus poignant. Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité. » L’élévation au grade de général à titre posthume répare donc une injustice. Le groupe La France insoumise votera donc cette proposition de loi.
Dans les rangs du Rassemblement national, les propos et les comportements antisémites foisonnent encore – ce sont pourtant les mêmes qui s’apprêtent à voter ce texte la main sur le cœur, comme s’ils avaient toujours été dreyfusards, ce qui en dit long sur le double discours de certains. C’est dans ma famille que l’on est les descendants des dreyfusards, pas dans la vôtre. Le combat contre l’antisémitisme est trop grave, trop vital pour notre République ; il ne doit jamais devenir un outil de disqualification de celles et ceux qui s’engagent avec sincérité contre toutes les formes de discrimination.
L’héritage de l’affaire Dreyfus nous oblige. L’antisémitisme est une plaie historique de la France, mais il n’est plus seul : l’islamophobie, le racisme, l’homophobie, toutes les formes de stigmatisation fondées sur l’origine, la croyance, la couleur de peau et l’identité des personnes prospèrent dans un climat politique organisé pour cela. Diviser pour maintenir l’ordre bourgeois, telle était déjà la stratégie en 1894. Opposer le patriote à l’étranger, le peuple à l’élite, le républicain à l’ennemi de l’intérieur, c’est encore la même mécanique aujourd’hui. L’ordre social se perpétue par la fragmentation des solidarités, par l’assignation identitaire et par la peur. Comme hier, nous devons faire le serment de ne jamais, sous aucun prétexte, laisser prospérer l’antisémitisme, le racisme sous toutes ses formes et, désormais, l’islamophobie. Faisons le serment de défendre chaque individu pour ce qu’il est, un être humain digne, libre, l’égal de l’autre en humanité.
M. Aurélien Rousseau (SOC). Ayant en mémoire ce que la République a fait subir au capitaine Dreyfus, à sa femme, à son frère, à ses défenseurs, aux juifs de France ; ayant en mémoire la gêne qu’ont eue certains à appuyer sa reprise de carrière – je pense à celui qui fut un héros et qui fut ensuite, sans doute, traversé par les mêmes questions que nous aujourd’hui, le général Picqart, comme l’a si bien montré Christian Vigouroux –, notre groupe s’associe et soutient fermement cette proposition de loi. Alfred Dreyfus restera ce capitaine dégradé au sabre brisé, dont la statue n’a pu rejoindre, il y a quarante ans, la cour de l’École militaire et attend, comme échouée sur le boulevard Raspail, d’y entrer ou d’être placée face à la Cour de cassation.
Le caractère totalement inédit de l’anti‑dreyfusisme dans notre histoire donne d’autant plus de sens à cette mesure symbolique. Disons‑le sans détour : l’affaire Dreyfus n’est pas un soubresaut mais un courant tellurique de notre histoire. Dès lors, il ne s’agit pas d’ouvrir un droit, de créer un précédent, car l’affaire Dreyfus n’a pas de précédent – que ce soit clair et gravé ici ; elle est un poison lent, celui de l’antisémitisme, cette recherche d’un ennemi de l’intérieur qui fut si longtemps la matrice historique de l’extrême droite française.
Par cette décision, nous soldons l’humiliation de la cour de l’École militaire, l’écrasement par l’institution de l’officier subalterne promis à un bel avenir. Or le sujet n’est plus la confrontation des armées avec leur histoire, mais de celle de la nation avec son histoire. En aura‑t‑on fini avec l’affaire Dreyfus après l’adoption de cette proposition de loi ? En aura‑t‑on fini avec la haine antisémite qui, telle l’hydre, revient sous d’autres formes ? Non. Nous n’en aurons pas fini avec le capitaine Dreyfus, et nous n’en aurons pas fini avec Alfred Dreyfus. Philippe Collin, dans son époustouflante série qui fait l’honneur du service public radiophonique, souligne l’héroïsme civique de Dreyfus. Il insiste sur l’idée que son combat a permis de faire triompher les valeurs républicaines : la justice, la vérité, l’égalité devant la loi. Il n’a jamais renoncé à sa foi républicaine. Dans ses échanges bouleversants avec sa femme, Alfred Dreyfus écrit : « Je vis d’espoir, ma bonne chérie ; je vis dans la conviction qu’il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamée par cette chère France, ma patrie, à laquelle j’ai toujours apporté tout le concours de mon intelligence et de mes forces, à laquelle j’aurais voulu consacrer tout mon sang. »
Alfred Dreyfus était‑il un homme plus petit que sa propre histoire ? Était‑il un homme passif, spectateur, comme on nous l’apprenait encore il y a vingt‑cinq ans dans nos études d’histoire ? Non. L’histoire et la recherche avancent. La correspondance de Dreyfus avec son admirable femme Lucie montre qu’il est tout sauf inconscient de ce qu’il représente. Écrire, c’est résister. Si vous me permettez cette hypothèse, Dreyfus aimait trop la République pour la mettre à l’épreuve ; son exemple suffit. Quand il est enfin réhabilité en 1906, il ne cherche pas la revanche. Ce n’est pas un homme brisé qui est réhabilité dans la cour d’honneur de l’École militaire, ses quatre pauvres galons de chef d’escadron et sa croix de la Légion d’honneur rouge éclatante sur les brandebourgs noirs de son uniforme ; c’est un homme rayonnant, souriant, épanoui – les photos en témoignent. Il reprend du service, et c’est sur le champ de bataille qu’il gagne son cinquième galon de lieutenant‑colonel.
Non, Dreyfus ne fut pas un petit homme ballotté par la grande histoire. Il fut un homme à la hauteur de cette grande histoire ; il fut un grand homme. Il fut longtemps un remords ; il peut être aujourd’hui un exemple : un grand homme modeste et droit, déterminé et habité par une certaine idée de la République française ; un grand homme dont le nom a résonné tout au long du siècle, jusque dans la bouche hideuse de Maurras à l’issue de son procès. Aux grands hommes, la patrie doit être reconnaissante. C’est pourquoi, avec le groupe Socialistes et apparentés, nous pensons que c’est au Panthéon que le général Dreyfus et sa femme devraient être accueillis. Il a été un combattant de la République ; il a choisi de vivre et de garder la tête haute, comme notre pays dans ce siècle de tourment.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’affaire Dreyfus a profondément marqué l’histoire de France jusqu’à ce jour, et sans doute pour toujours. La reconnaissance morale, politique et symbolique de l’erreur d’État, au‑delà de l’erreur judiciaire, s’est construite progressivement tout au long du XXe siècle. Le capitaine Alfred Dreyfus, officier juif et alsacien, a été jugé de manière indigne. Son procès fut nourri par un antisémitisme institutionnel doublé de graves dysfonctionnements dans la chaîne de commandement militaire et dans la justice. Avec J’accuse…!, Émile Zola alerta sur cette injustice et interpella l’opinion publique. L’affaire devint une véritable crise politique et morale qui divisa la société française. Deux visions s’opposèrent : l’une, celle du droit et de la justice ; l’autre, celle de la défense d’un ordre établi fondé sur la hiérarchie, d’une nation empreinte d’un antisémitisme relayé par des nationalistes, depuis l’Église catholique jusqu’à des politiques de tous bords.
L’affaire Dreyfus est devenue un mythe fondateur de la conscience républicaine française. Elle manifeste la naissance d’un engagement intellectuel et politique fondé sur la défense des droits fondamentaux, le refus de l’arbitraire et le combat contre les discriminations. Elle révèle également le rôle que peuvent jouer les institutions dans la fabrication ou la réparation des injustices.
Plus d’un siècle après, cette proposition de loi s’inscrit dans une démarche mémorielle. Elle intervient à un moment où les actes antisémites connaissent une recrudescence préoccupante. Elle nous rappelle les combats qui restent à mener pour la justice et contre les discriminations. Cette mémoire est un outil de vigilance démocratique ; la proposition de loi y contribue.
Malgré sa réhabilitation et son exemplarité, Alfred Dreyfus n’atteignit jamais le grade auquel le destinaient ses brillants états de service, reconnus juste avant le début de l’affaire. Son élévation posthume doit ouvrir une réflexion plus large sur la reconnaissance militaire de figures combattantes injustement écartées ou dont l’engagement au service de la France fut exceptionnel mais insuffisamment honoré. Le groupe Écologiste et social soutient pleinement cette proposition qui reconnaît à Alfred Dreyfus le grade de général de brigade. Honorer Alfred Dreyfus, c’est aussi affirmer une République qui regarde son histoire en face, déterminée à ne pas répéter aveuglément les erreurs du passé.
M. Jérémie Patrier‑Leitus (HOR). « Capitaine, […] l’œuvre n’est point finie, il faut que votre innocence hautement reconnue sauve la France du désastre moral où elle a failli disparaître. […] À cette heure, votre grande tâche est de nous apporter, avec la justesse, l’apaisement, de calmer enfin notre pauvre et grand pays, en achevant notre œuvre de réparation, en montrant l’homme pour qui nous avons combattu, en qui nous avons incarné le triomphe de la solidarité humaine. Quand l’innocent se lèvera, la France redeviendra la terre de l’équité et de la bonté. » Émile Zola, dans cette lettre du 6 juillet 1899, témoigne d’une France divisée en deux, fracturée : la France des dreyfusards épris de justice, d’égalité et de vérité ; la France nationaliste et antisémite des anti‑dreyfusards.
De l’injuste arrestation du capitaine, le 15 octobre 1894, jusqu’au vote de sa réintégration dans l’armée le 13 juillet 1906, l’Assemblée nationale fut la chambre d’écho de débats d’une intensité inouïe. La représentation nationale a donné à voir le meilleur comme le pire. Finalement, il ne restera rien de l’accusation contre Dreyfus sinon le courage d’un homme dont on a voulu l’anéantissement, un homme qui resta droit, debout, digne.
Alfred Dreyfus fut réhabilité au grade de commandant. Son avancement ayant été retardé cinq ans, la possibilité de devenir général lui a échappé. La proposition de loi s’inscrit dans le sens de l’histoire et rend justice à un homme qui aimait profondément la France, pays qu’il a servi et défendu avec courage et dévouement sous les drapeaux, même à la retraite. Car lorsque la première guerre mondiale a éclaté, le capitaine Dreyfus a revêtu l’uniforme une fois encore et s’est engagé comme réserviste.
Cet homme qui aimait tant la France a été attaqué parce qu’il était juif. « Le juif Dreyfus », dira‑t‑on, traître par fatalité, caricaturé dans les rues de Paris quand les mêmes antisémites scanderont : « Mort aux juifs, à mort le traître, à mort Judas. » Alors que la bête immonde de l’antisémitisme renaît dans notre pays et que les actes antisémites explosent, le capitaine Dreyfus nous rappelle que le combat contre ce fléau qui pourrit notre société n’est pas achevé. Le sera‑t‑il un jour ? Le président Chirac affirmait en 2006 : « La réhabilitation de Dreyfus, c’est la victoire de la République. C’est la victoire de l’unité de la France.
Le refus du racisme et de l’antisémitisme […] ». Ce combat de Dreyfus, que nous souhaitons réhabiliter, est un combat pour l’honneur d’un homme mais aussi pour nos valeurs républicaines.
Je forme le vœu, avec les membres de mon groupe, que nous votions à l’unanimité en faveur de l’élévation d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume. Avec mes collègues, nous soutiendrons avec force cette proposition de loi afin que réparation soit faite à cet officier exemplaire, modèle de courage, de bravoure et de patriotisme, qui n’avait demandé aucune faveur mais seulement la justice. Aujourd’hui, nous n’accordons pas une faveur au capitaine Dreyfus, nous faisons œuvre de justice ; nous réparons la République là où elle a failli par antisémitisme. À la foule de Français qui criaient « vive Dreyfus » le jour où il fut décoré de la Légion d’honneur, le capitaine répondit : « Vive la vérité, vive la République. » En votant cette loi proposition de loi, nous prenons la suite de ceux qui s’indignèrent et combattirent pour l’honneur d’un homme, pour la vérité, pour la République.
M. David Habib (LIOT). À l’évidence, nous partageons tous l’idée que cette proposition de loi participe de la justice, qu’elle rend grâce à un homme qui a été blessé par la République et dont nous devons reconstituer la carrière pour l’élever au grade de général de brigade. Est‑il opportun d’y procéder maintenant ? Oui. C’est une question morale, de vérité, de courage collectif, autant de vertus dont notre pays a besoin pour affronter les défis qui se présentent à lui. C’est opportun, parce que jamais l’antisémitisme n’a été aussi fort dans notre pays. C’est opportun, parce que jusque dans certaines administrations, d’aucuns s’habituent à cet antisémitisme. Il faut rappeler le combat inlassable des Justes qui ont considéré que face à la magistrature et à l’armée, ils devaient faire éclater la vérité et la justice.
En écho au débat public, ce texte nous permet de retrouver, en 2025, les vertus et les valeurs de la République. Il y a eu une République avant Dreyfus, et il y a eu une République après Dreyfus dont nous sommes les héritiers. Il est temps que dans les écoles et ailleurs, ces vertus soient rappelées au plus grand nombre.
La proposition de loi nous permet de rendre hommage aux Justes qui ont combattu pour la vérité autant que pour Alfred Dreyfus : son épouse Lucie, Lucien Herr, Jaurès, mais aussi le journaliste Bernard Lazare, juif, sioniste, socialiste, le premier à prononcer le fameux « J’accuse… » avant Émile Zola et dont la statue, à Nîmes, a été dégradée pendant la seconde guerre mondiale – des pétainistes ont renvoyé son nez, tel un trophée, à l’un des plus grands antisémites de l’époque, Charles Maurras.
Au‑delà de Dreyfus, nous devons nous incliner avec respect et gratitude devant les femmes et les hommes qui, les premiers, ont eu le courage de dire que la République était d’abord la vérité.
Je finirai par un élément de fierté et d’espoir pour tous les Français, pour tous les Français juifs, en citant cette magnifique phrase d’Emmanuel Levinas – lui qui était d’origine lituanienne et avait choisi la France : « Un pays qui se divise, qui se déchire pour sauver l’honneur d’un petit officier juif, c’est un pays où il faut rapidement aller. » La France, c’est la justice, c’est le vivre‑ensemble, c’est le courage de dire que nous appartenons à une seule race, celle de l’humanité. La proposition de loi nous donne l’occasion rare de rappeler que nous pouvons nous unir pour défendre ces valeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot (GDR). L’affaire Dreyfus est un scandale politique et judiciaire majeur de la IIIe République, un scandale qui blesse l’histoire de la République, qui nous rappelle que les discriminations et la haine peuvent à tout moment porter atteinte à l’intégrité de notre société et aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité qui la fondent. En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien et artilleur de confession juive, a été accusé à tort d’avoir fourni des informations confidentielles à l’Allemagne. Dans un climat de nationalisme virulent et d’antisémitisme nauséabond, il a été incarcéré à la prison du Cherche‑Midi et transféré un an plus tard à l’île du Diable. Malgré toutes les attaques, il a toujours proclamé son innocence. Grâce à la mobilisation des républicains, socialistes et intellectuels de l’époque, dont Émile Zola, Dreyfus est gracié en 1899. Après plusieurs années de détention, il est réintégré partiellement dans l’armée et participe activement à la première guerre mondiale. Cependant, ses années d’emprisonnement ne sont pas prises en compte dans la reconstitution de sa situation et toute perspective de carrière est brisée.
La proposition de loi vise à réparer pleinement les droits d’Alfred Dreyfus en lui conférant de manière posthume le grade de général de brigade. Ce texte honore la représentation nationale en reconnaissant la faute de l’État et de l’armée dans le scandale tragique et odieux que fut l’affaire Dreyfus. C’est pourquoi nous, députés du groupe GDR, voterons en sa faveur.
M. Bernard Chaix (UDR). L’élévation d’Alfred Dreyfus au grade de général de brigade permet de rendre hommage à un officier de l’armée française injustement condamné, qui a servi la France jusqu’au bout, au péril de sa vie.
Après qu’il eut été amnistié par le président Loubet, puis reconnu innocent par la Cour de cassation, les députés votèrent une loi réintégrant le capitaine Dreyfus au grade de commandant. En tant que parlementaires, nous avons un rôle essentiel à jouer dans la réparation de cette injustice. Bien avant le dépôt de la présente proposition de loi, Éric Ciotti avait soumis à la représentation nationale deux résolutions, en 2019 et 2023, qui appelaient déjà à la restitution complète de la carrière militaire d’Alfred Dreyfus. Elles n’avaient malheureusement pas été examinées. Ainsi, déjà dans l’opposition à Emmanuel Macron il y a quelques années, nous militons activement pour réparer la terrible injustice qui a privé Alfred Dreyfus d’une partie déterminante de sa carrière militaire.
Au groupe UDR, fidèles à notre tradition libérale conservatrice, nous croyons au caractère transgénérationnel de la nation. En effet, la France est une communauté de destin qui lie les morts et les vivants. Comme l’écrivait Georges Bernanos : « L’honneur d’un peuple appartient aux morts et les vivants n’en ont que l’usufruit. » Nous avons une dette envers nos aïeux, nous sommes responsables de la perpétuation de la mémoire. Les morts ne sont plus là pour défendre leur honneur ; ils ont pourtant, eux aussi, droit à la justice. Nous devons la réparation au combattant Alfred Dreyfus qui, malgré l’humiliation de son procès et la souffrance de son exil, a repris les armes pour se battre aux côtés des poilus.
Par‑dessus tout, restituer la carrière militaire d’Alfred Dreyfus, c’est réaffirmer que plus de 100 ans après, l’impératif de notre République est d’établir la vérité lorsqu’elle est contestée. Nous avons, dans ce pays, un grand besoin de dire la vérité. Pour la dire, encore faut‑il l’accepter, c’est‑à‑dire avoir le courage de voir le réel tel qu’il est. Seul un diagnostic lucide permet aux gouvernants, y compris au législateur, de mener des réformes courageuses à la poursuite du progrès et au service des Français. Nous devrions plus que jamais appliquer la sentence de Charles Péguy, lui aussi un héros de la Grande Guerre, officier de l’armée française, tragiquement tombé au champ d’honneur contre l’envahisseur : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. »
Nous, députés de la nation, devons avoir plus que quiconque le courage de dire la vérité. La vérité, c’est que l’antisémitisme mortifère qui avait condamné Dreyfus sévit encore dans la France du XXIe siècle. Élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade à titre posthume, c’est non seulement réparer l’injustice qu’il a subie et rendre hommage au combattant qu’il était, mais c’est surtout réaffirmer que l’antisémitisme, même s’il a changé de visage, n’aura jamais sa place en France. Nous nous félicitons que le socle commun reprenne à son compte le dispositif que le président du groupe UDR a soumis à l’Assemblée nationale à deux reprises. En conséquence, nous voterons pour la proposition de loi.
M. le président Jean‑Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.
Mme Emmanuelle Hoffman (EPR). Nous saluons l’initiative d’élever Alfred Dreyfus au grade de général de brigade, geste fort de réparation et de reconnaissance envers un homme, un soldat, un héros éconduit par la République. Cette élévation posthume vise à restaurer la continuité de l’État de droit en corrigeant une injustice historique qui a irrémédiablement freiné la carrière de Dreyfus du fait d’une condamnation antisémite infondée et d’une erreur manifeste formulée lors de sa réhabilitation.
En accordant à Alfred Dreyfus le grade qu’il aurait légitimement pu atteindre, la République honore sa promesse de justice ; elle réconcilie la mémoire collective par un acte de lucidité et de fidélité à ses valeurs fondatrices. Dans quelle mesure cette réparation, qui restaure symboliquement la place de Dreyfus dans l’ordre républicain, prépare‑t‑elle ou facilite‑t‑elle son entrée en Panthéon, place qui lui revient pour qu’il continue à inspirer les générations futures par son courage et son engagement civique ?
M. Aurélien Rousseau (SOC). Je m’interroge sur l’emploi du verbe « élever ». On élève au rang et à l’appellation de général de corps d’armée ou d’armée, mais on nomme au grade de général de brigade.
La rédaction proposée relève‑t‑elle d’un choix politique ?
M. Charles Sitzenstuhl (EPR). Nous pouvons être collectivement fiers du très large soutien apporté à ce texte – et j’espère qu’il sera voté à l’unanimité. C’est important pour l’histoire de la République, mais aussi dans le contexte que traverse notre pays.
La question de l’entrée au Panthéon a été abordée à plusieurs reprises. Elle est posée depuis une vingtaine d’années. La panthéonisation d’Alfred Dreyfus avait été envisagée de façon sérieuse par le président Jacques Chirac en 2006. Il avait finalement choisi d’organiser une très importante cérémonie dans la cour de l’École militaire et avait prononcé un discours extrêmement puissant à cette occasion.
Le débat continue.
J’ai abordé ce sujet lors des auditions et j’ai beaucoup lu. Je vous renvoie notamment à une tribune très juste de l’historien Vincent Duclert, publiée dans Le Monde en 2006. Je suis favorable à l’entrée d’Alfred Dreyfus au Panthéon, mais il faut rappeler que cette décision ne relève pas seulement du Parlement.
Promouvoir Dreyfus au grade de général et le faire entrer au Panthéon sont deux sujets distincts, mais ils sont liés. En réglant la question du grade, nous soutiendrons le mouvement en faveur de l’entrée au Panthéon. Par cette décision nécessaire, la nation ferait entrer cet homme dans la postérité.
M. Rousseau m’a interrogé sur le choix du verbe « élever ». Il n’a fait l’objet d’aucune remarque de la part des juristes de bonne réputation que j’ai auditionnés. Comme tous les mots sont importants dans un texte de cette nature, je vais procéder à des vérifications et je vous répondrai ultérieurement.
Article unique
Amendement DN2 de M. Charles Sitzenstuhl
M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. L’amendement propose de supprimer les mots « éprise de justice et qui n’oublie pas ». Cette idée figure dans l’exposé des motifs et la modification rédactionnelle permettra de rendre le dispositif plus clair.
La commission adopte l’amendement.
Elle adopte l’article unique modifié.
Titre
Amendement DN1 de M. Charles Sitzenstuhl
M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Il vise à mettre fin à une incohérence entre le titre et le dispositif. La proposition ne se contente pas de recommander l’élévation au grade de général de brigade ; elle y procède.
La commission adopte l’amendement.
Elle adopte l’ensemble de la proposition modifiée.
M. le président Jean‑Michel Jacques. La proposition a été adoptée à l’unanimité. (Applaudissements.)
M. Charles Sitzenstuhl, rapporteur. Je vous remercie, car c’est une étape importante de l’histoire d’Alfred Dreyfus et de celle de la République.
Je vous invite bien entendu à être présents le lundi 2 juin pour l’examen de ce texte en séance publique. Je conclue en remerciant les cinq personnes qui m’ont aidé dans ma tâche de rapporteur : Bruno Legrain, Valentin Sayagh et Inès Menguy‑Klein pour l’administration de l’Assemblée nationale, ainsi que Louis Reboul et Loïc Théréau, mes collaborateurs.
Annexe : liste des personnes auditionnées par le rapporteur
([1]) Alfred Dreyfus, Souvenirs, 1931, p. 18.
([2]) Elisabeth Weissmann, Lucie Dreyfus, la femme du capitaine, Paris, Textuel, 2015.
([3]) Cf. Général André, « Une réparation », Le Censeur, 22 février 1908.
([4]) Alfred Dreyfus, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2024, p. 767.
([5]) Philippe Oriol, L’histoire de l’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, p. 1113.
([6]) Dreyfus réhabilité, compte-rendu de la séance du 13 juillet 1906, Assemblée nationale, 2005.
([7]) Me Henry Mornard, avocat d’Alfred Dreyfus lors du procès de Rennes de 1899.
([8]) Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), page 278.
([9]) Lettre d’Etienne à Reinach du 17 juillet 1906, MAHJ, 97.17.024 .
([10]) Dreyfus réhabilité, compte-rendu de la séance du 13 juillet 1906, Assemblée nationale, 2005.
([11]) Alfred Dreyfus, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2024, p. 770.
([12]) Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), page 273.
([13]) Lettre de « mardi », BNF, 13570.
([14]) Alfred Dreyfus, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2024, p. 775.
([15]) Ibid., p. 778.
([16]) Lettre du 15 octobre 1918 à la marquise Arconati-Visconti in Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, 2024, p. 916.
([17]) Lettre du 13 novembre 1918 à la marquise Arconati-Visconti in idem, p. 917.
([18]) Le Monde avec AFP, 27 octobre 2021.
([19]) Proposition de résolution n° 2250 du 23 septembre 2019.
([20]) Proposition de résolution n° 1013 du 27 mars 2023.
([21]) Proposition de résolution n° 491 du 31 mars 2023.
([22]) Proposition de loi n° 559 du 29 avril 2025.
([23]) Voir par exemple, « Pourquoi l’affaire Dreyfus n’est pas terminée », Le Point, 02 novembre 2021.
([24]) Louis Gautier, Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux, « 130 ans après l’humiliation de son transfert sur l’île du Diable, rendons enfin complètement justice à Dreyfus », le Figaro, 17 avril 2025.
([25]) Vincent Duclert, « Dreyfus au Panthéon ? », Le Monde, 16 juin 2006.
([26]) États de service d’Alfred Dreyfus, archives du service historique de la défense.
([27]) Ce général, qui ne cachait pas ses sentiments antisémites, avait tenté, en lui attribuant une note de 0/20, à faire obstacle à son entrée à l’État-major. Cf. Alfred Dreyfus, Souvenirs, 1931, p. 3.
([28]) Le bureau des officiers généraux a indiqué au cours de son audition que 22% des officiers de la promotion de Dreyfus ont atteint le grade de général.
([29]) Comme indiqué par Pierre Birnbaum lors de son audition, la guerre de 1914-1918 a en outre, par nature, accéléré la carrière de nombreux officiers, dont ceux de la promotion de Dreyfus, et aurait en soi contribué à la nomination de celui-ci au grade de général si sa carrière n’avait pas été interrompue.
([30]) À ce sujet voir, par exemple, René Chapus, Les sources du droit administratif, p. 108.
([31]) Décision n° 66-42 L du 17 novembre 1966.